Hors Jeux Interdits

OffsideFuera de juego –  Fora de jogoFuorigiocco Proibiti 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 comédiens : 2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors jeux…


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Une étudiante de Florence, Lorenza Fedeli, m’a fait l’honneur de consacrer son travail de thèse à la traduction en italien de ma pièce Hors-Jeux Interdits. Cette traduction est disponible en téléchargement gratuit sur ce site La Comédiathèque à cette page : Fuorigioco proibiti. Voici le texte d’une petite interview à laquelle elle m’a très aimablement demandé de répondre :

1 – Vous avez choisi l’écriture théâtrale. Pourquoi la comédie plutôt que la tragédie ?

La vie est déjà assez tragique comme ça, je n’éprouve pas le besoin d’en rajouter. L’écriture est pour moi un moyen de me libérer un peu de la réalité, en la mettant à distance, par un regard humoristique. Par ailleurs, il me semble plus efficace de faire passer certaines idées sur le monde qui nous entoure en utilisant l’humour. Le spectateur sera mieux disposé à écouter si on le fait rire. Ne dit-on pas que pour séduire une femme, un homme doit d’abord la faire rire ? Il me semble qu’il en va de même avec les spectateurs pour un auteur.

2 – Parlez-moi un peu de vous et de votre travail en général.

J’ai été successivement sémiologue, scénariste et auteur de théâtre. La sémiologie m’a permis de développer un sens de l’observation et un esprit critique. Le scénario m’a appris à construire une histoire et des personnages. Le théâtre me permet de pratiquer l’écriture en toute liberté.

3 – Quelles sont vos relations avec les comédiens qui mettent en scène vos pièces ? Travaillez-vous surtout avec les jeunes ? Quelles satisfactions vous apporte votre travail ?

En général, je ne mets pas en scène moi-même, et je ne participe pas à la mise en scène de mes pièces par d’autres. Je découvre le spectacle en même temps que les spectateurs. Le plaisir d’un auteur est de constater que sa pièce peut faire l’objet de plusieurs mises en scène différentes. Je n’ai pas lorsque j’écris la volonté de toucher une classe d’âge en particulier. Mais il se trouve que mes pièces sont souvent montées par des jeunes, et qu’ils y prennent beaucoup de plaisir. C’est une grande fierté pour moi, car cela me donne le sentiment d’être un auteur actuel, même si hélas je ne suis plus depuis longtemps un jeune auteur. Mon travail de dramaturge m’apporte de multiples satisfactions : une liberté totale d’écrire ce que je veux, une indépendance par rapport à toute institution, la possibilité d’exprimer mes idées et parfois mes obsessions, la possibilité de les partager avec d’autres gens que je ne connais pas, et parfois l’occasion de les rencontrer lors d’un spectacle.

4 – Parlons maintenant de votre comédie « Hors-Jeux Interdits ». Comment est née cette pièce ?

J’ai eu envie, dans le contexte troublé de l’époque qui perdure encore aujourd’hui, de traiter du terrorisme et de la séquestration. Mais sur un mode fantastique, onirique et comique.

5 – Décrivez-moi chaque personnage avec un adjectif.

La spécificité de chaque personnage de la pièce est décrite dans le texte (didascalies et dialogues) par différents biais : traits physiques, styles vestimentaires, façons de parler, idées exprimées… Il est important de camper des personnages ayant chacun une personnalité spécifique, afin que la confrontation de leurs différences produise du conflit et du sens. Tous les personnages de la pièce ont une personnalité complexe. Je n’ai pas envie de la réduire à un seul adjectif.

6 – J’ai noté que vous insistiez beaucoup sur l’ambiguïté sexuelle des personnages (Carla, Fred, Alex). Un thème très actuel, non ?

Il y a plusieurs explications, non exclusives l’une de l’autre, à ces ambiguïtés sexuelles qu’on trouve souvent dans mes pièces. La première est pratique. Si un personnage peut être joué par un homme ou une femme, cela rend la distribution plus variable pour les troupes en terme de sexe des comédiens. Cela facilite donc les montages. Mais il est vrai par ailleurs que la « théorie du genre » est un thème qui m’intéresse. Je revendique et assume ma part de masculinité. Mais je déteste tout ce qui, au nom d’une idéologie masculine, rabaisse la femme. La virilité oui, le machisme non. Il me semble que la société se porterait mieux si les hommes assumaient davantage leur part de féminité. Et les femmes leur part de masculinité… C’est en effet un thème très actuel. Mais je le traite à ma façon parce qu’il m’interroge. Pas parce que c’est une problématique à la mode.

7 – Quand vous avez choisi les prénoms des personnages, vous êtes-vous inspiré de personnes réelles ? Par exemple, Carla me fait penser à Carla Bruni et Béatrice à une version moderne de la Beatrice de la « Divina Commedia ».

Pour ce qui est des personnages à la sexualité douteuse ou indifférente, les prénoms ont d’abord été choisis pour leur caractère unisexe. Ensuite, je choisis les prénoms qui me semblent correspondre à l’idée générale que je me fais du personnage. En tout cas, le prénom ne doit pas me gêner dans la construction du personnage, par exemple en rappelant trop directement une personne réelle. Il n’y a donc aucune référence volontaire à des personnes en particulier. Après, chacun a la liberté de faire les rapprochements qu’il veut…

8 – Quand j’ai lu votre pièce pour la première fois, l’arrivée des martiens m’a beaucoup étonnée : un vrai coup de théâtre… J’ai l’impression que vous avez voulu mélanger la réalité française, dans toute son éventuelle crudité voire cruauté, et ce monde fantastique des extraterrestres, représentant au sens propre une certaine forme d’inhumanité. Vous embrassez le présent et le futur dans un regard ironique, empreint d’un certain pessimisme.

En effet, je ne voulais pas traiter d’un enlèvement et d’une séquestration d’un point de vue trop réaliste. Il s’agit plutôt d’une fable symbolique. À travers ces quelques individus, c’est l’humanité toute entière qui a été kidnappée. Et c’est parce que les Français ont la ridicule prétention de représenter le summum de la civilisation que le choix des kidnappeurs se porte sur eux. Une façon de me moquer de moi-même et de mes compatriotes…

9 – Vous croyez aux extraterrestres ?

Il serait d’une incroyable prétention de la part des hommes de se croire les seuls êtres dotés d’intelligence dans un univers aussi vaste.

10 – Y a-t-il des messages cachés dans la pièce ? Si oui, quels sont-ils ?

Par définition, les messages cachés, s’ils existent, sont faits pour être cherchés et découverts. Ce n’est pas à l’auteur d’indiquer l’endroit de la cachette. S’il s’en souvient encore…

11 – Fred est un humoriste au chômage… Y a-t-il ici une allusion à l’attentat contre « Charlie Hebdo » ? Alex, notamment, lui demande s’il se moque de la religion…

La pièce a été écrite juste après l’attentat contre Charlie Hebdo, qui était un attentat contre la démocratie. C’est le moyen que j’ai trouvé de m’exprimer sur ce traumatisme. Oui, il y a une allusion à cela. En tuant les journalistes de Charlie Hebdo, on a tenté d’assassiner la liberté d’expression. J’ai voulu m’exprimer librement à travers cette pièce pour jouir encore une fois de cette liberté d’écrire, pendant que je peux encore en disposer. La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

12 – Quand Alex dit qu’ils ont été kidnappés par des terroristes, et que ces derniers s’apprêtent à les égorger devant une caméra… Vous parlez bien des Djihadistes ?

L’allusion est évidente, bien sûr. Mais je méprise trop les gens dont vous parlez pour ne serait-ce que les nommer dans une pièce. On ne peut donner un nom qu’à des adversaires qu’on respecte un tant soit peu. Les autres, on fait en sorte de les éliminer.

13 – Parlez-moi d’Alpha et Oméga. Pourquoi avoir choisi ces prénoms ? Une référence au Livre de l’Apocalypse (« Je suis l’Alpha et l’Oméga », dit le Seigneur, « celui qui est, qui était et qui vient, Dieu tout-puissant ») ?

Au-delà des textes de référence, il s’agit d’une expression très populaire en France. Être l’Alpha et l’Oméga, c’est représenter la totalité de quelque chose, d’un bout à l’autre, et du début à la fin. Ici, ces deux personnages ne sont ni bons ni mauvais : ils sont inhumains. Et par contrecoup, ils interrogent les êtres humains qu’ils ont enlevés sur la signification très imparfaite de leur humanité.

14 – Alpha et Oméga veulent connaître l’art de vivre à la française (l’amour, la gastronomie, l’humour) et ce qu’est le bonheur, mais à la fin ils veulent savoir pourquoi les humains aiment.

Là c’est aussi une façon de me moquer des Français (dont je suis) et de leur prétention à représenter le fin du fin de la culture. Pour ce qui est de l’amour, oui. C’est un des éléments constitutif et mystérieux de l’humanité. Ce sentiment existe-t-il ailleurs dans le cosmos ?

15 – On parle aussi beaucoup de football…

Je déteste le football, et tout ce qu’il engendre. Souvent le pire. C’est une façon de dénoncer un des travers de notre société. Ce qui nous rassemble peut-il vraiment se réduire à une passion pour le foot en général et une équipe en particulier ?

16 – Dans la pièce, vous évoquez l’existentialisme, et la philosophie en général (« Huis Clos » et « Les mains sales » de Jean-Paul Sartre, une phrase de Simone de Beauvoir, ou encore l’essai de Bergson sur le Rire). Que pouvez-vous me dire à ce propos ?

Le contexte de cette pièce est justement un huis-clos. L’enfer c’est les autres… J’adhère surtout à l’existentialisme en ce qu’il exclut l’idée de religion.

17 – Vous parlez aussi de la science fiction (les cyborgs, les robots, Star Trek), des acteurs, des chanteurs ou des animateurs télé français (Gérard Depardieu, Louis De Funés, Johnny Hallyday, Michel Drucker), donc de la société française dans toutes ses facettes… Vous avez la capacité de mélanger avec beaucoup de naturel des thèmes très différents et très complexes…

J’essaie de faire en sorte que mes pièces parlent de la vie en général. Avec de l’humour mais aussi avec du sens. Brecht disait : un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. En d’autres termes, on ne peut que se moquer d’un théâtre prétentieux qui se prendrait trop au sérieux.

18 – Vous pouvez m’expliquer la fin de la pièce ? Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris…

Je n’aime pas beaucoup donner des explications… La fin n’est pas une fin réaliste. Elle reste dans le registre onirique et symbolique. Elle renvoie les personnages, et donc l’humanité tout entière, à leur tragique absurdité.

19 – Si vous voulez ajouter le mot de la fin, j’en serais très heureuse.

Pour être cohérent avec tout ce que je viens de dire, je ne peux pas terminer sur un propos trop sérieux, où je parlerai à nouveau de moi-même. Le théâtre, comme l’amour, est un vaisseau spatial lancé dans l’espace à la rencontre d’un autre dont on ne sait même pas s’il existe vraiment. Merci, Lorenza, pour cette Rencontre du Troisième Type.


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Hors-Jeux Interdits

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors-jeux…

7 personnages :

Fred : humoriste au chômage (homme ou femme)

Manu : chef cuisinier (homme)

Alex : élu(e) écolo (sexe ambigu)

Carla : prostituée (éventuellement travesti)

Béatrice : bonne sœur

Alpha : extraterrestre (masculin)

Omega : extraterrestre (féminin)

Distributions possibles :

2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

***

Manu (homme), Fred (homme ou femme) et Alex (femme présumée) sont affalés inconscients sur trois fauteuils de style futuriste en fond de scène. Fred (que l’on traitera ici en femme, qu’on s’efforcera de rendre peu gracieuse) se réveille la première et commence à bouger. Elle se redresse en se frottant les yeux, puis regarde autour d’elle, semblant ne pas comprendre ce qu’elle fait là. Elle se lève, reprenant peu à peu conscience. On peut supposer qu’elle a la gueule de bois. Elle est habillée dans un style branché décontracté. Elle fait quelques pas en titubant. À mesure qu’elle recouvre ses esprits et que sa démarche se fait plus assurée, elle semble encore plus étonnée de se trouver là. Elle aperçoit alors les deux corps affalés sur les deux autres fauteuils. Nouvelle surprise, teintée cette fois d’une certaine inquiétude. Elle fait le tour de la pièce pour trouver une issue, sans résultat. Pendant qu’elle a le dos tourné, Manu se réveille à son tour et se lève, dans le même état que Fred à son réveil. Manu est du genre macho brut de décoffrage, et il est habillé d’une manière très classique. Fred se retourne, aperçoit Manu et sursaute, terrorisée.

Fred – N’approchez pas ! Je vous préviens, j’ai fait du karaté…

Manu est également surpris de l’apercevoir, mais sans manifester de crainte.

Manu – Vous êtes qui, vous ?

Fred (après une hésitation) – Je ne sais pas. Enfin, je veux dire, si… Je sais qui je suis mais… On est où ?

Manu – En tout cas, on n’est pas chez moi. (Il regarde autour de lui) Vous êtes sûre qu’on n’est pas chez vous ?

Fred – Je le saurais, non ? Et puis qu’est-ce qu’on ferait tous les deux chez moi ?

Manu – Ça… Je me le demande, en effet…

Fred – Et puis on n’est pas que tous les deux.

Fred fait un geste de la main et Manu aperçoit le troisième corps, affalé sur le dernier fauteuil.

Manu – Et lui, vous le connaissez ?

Fred s’approche et se penche prudemment vers Alex.

Fred – C’est plutôt une femme, non ?

Manu s’approche à son tour.

Manu – Oui, peut-être…

Fred – Vous croyez qu’il est mort ?

Manu continue à regarder autour de lui.

Manu – Qui ?

Fred (désignant le corps) – Ben lui ! Enfin, elle…

Manu – Je n’en sais rien, moi ! Je ne suis pas médecin légiste…

Fred – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Manu – Vous n’avez qu’à lui faire du bouche-à-bouche, vous verrez bien. Si c’est la Belle au Bois Dormant, elle se réveillera peut-être.

Fred – Et si c’est un homme…

Manu – Je pense que si c’est un homme et que vous lui roulez un patin, il se réveillera aussi.

Fred – Peut-être qu’on nous a drogués…

L’autre la regarde avec un air perplexe.

Manu – Bon ça suffit, moi je me casse…

Il se dirige vers les coulisses.

Fred – Il n’y a pas de sortie…

Manu – C’est ce qu’on va voir. Ce ne sera pas la première fois que je défonce une porte.

Fred – Ça je vous crois sur parole. Vous avez bien une tête à défoncer les portes. Surtout les portes ouvertes… (Pendant que Manu regarde à cour et à jardin) Le problème, c’est que là… il n’y a pas de porte du tout.

Manu semble désarçonné.

Manu – Pas de porte ? Mais comment c’est possible…

Il vérifie une dernière fois, mais doit se rendre à l’évidence.

Fred – Ni porte, ni fenêtre.

Manu – Ceux qui nous ont amenés ici, ils sont bien passés par quelque part !

Fred – Vous croyez que c’est quelqu’un qui nous a amenés ici ?

Manu – Vous vous souvenez d’être venue ici toute seule, vous ?

Fred – Non…

Manu – Donc c’est forcément quelqu’un qui nous a amenés, c’est logique.

Fred – Logique… Ce qui n’est pas logique, déjà, c’est qu’on soit là tous les deux. Enfin tous les trois…

Un temps.

Manu – Pourquoi on nous aurait drogués ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Ça expliquerait qu’on ne se souvienne de rien.

Manu – Ah ouais…?

Fred – J’ai lu un truc comme ça sur le GHB.

Manu – Le GHB ?

Fred – La drogue des violeurs.

Manu – Vous avez l’air d’en connaître un rayon, en matière de drogue… La drogue des quoi ?

Fred – Une drogue que les violeurs font absorber à leurs victimes. Dans une discothèque, par exemple, en mettant ça dans un whisky coca. Elles deviennent très dociles, et après elles ne se souviennent plus de rien. Ce n’est pas vous qui m’auriez droguée, par hasard ?

Manu – Non mais vous êtes dingue ! Je ne vais jamais en boîte, de toute façon. Je suis marié, figurez-vous. Et pourquoi ce ne serait pas vous qui m’auriez drogué, d’abord ?

Fred – Non mais ça ne va pas ? Pourquoi j’aurais fait ça ?

Manu – Je préfère ne pas le savoir…

Fred – Si je vous avais drogué, je m’en souviendrais.

Manu – Sauf si vous en avez bu aussi.

Fred – De quoi ?

Manu – De votre saloperie, là ! Du whisky coca !

Fred – Je crois plutôt qu’on nous a drogués tous les deux.

Manu – Mais pourquoi moi ? En général, les violeurs, ce n’est pas les mecs qui les intéressent, non ? En tout cas pas les mecs dans mon genre…

Fred désigne le troisième corps.

Fred – Il y a elle, aussi.

Manu – On n’est même pas sûr que ce soit vraiment une femme… On devrait peut-être essayer de la réveiller pour lui demander.

Fred – Pour lui demander si c’est une femme ?

Manu – Pour lui demander si elle sait quelque chose !

Fred s’approche du corps, et le secoue doucement.

Fred – Oh, vous m’entendez ?

Manu soupire, exaspéré.

Manu – Laissez-moi faire…

Il secoue le corps violemment et hurle.

Manu – Oh, vous m’entendez !

Alex se réveille en sursaut et se lève d’un bond.

Alex – Non, ce n’est pas moi, je vous jure !

Alex, qui peut être un homme efféminé ou une femme plutôt masculine, est habillée en tailleur pantalon façon businessman (ou woman). Le doute subsistera sur son véritable sexe, mais on la traitera ici en femme. Elle est physiquement éveillée, mais dans un premier temps parle et agit comme une somnambule.

Alex – Excusez-moi, j’ai dû faire un cauchemar… Ne faites pas attention à moi… Je vais aller me rafraîchir un peu…

Elle fait le tour de la pièce, sans trouver aucune porte.

Alex – Vous… Vous pourriez me dire où se trouvent les toilettes ?

Fred – Les toilettes pour hommes ou les toilettes pour femmes ?

Alex le regarde avec un air interloqué. Manu fait mine d’applaudir à la finesse de la question.

Manu – Il n’y a pas de toilettes.

Alex – Je vois… On est sur une compagnie low cost… Je crois que je ferais mieux de me rendormir alors… Vous me réveillerez juste avant l’atterrissage ?

Fred et Manu échangent un regard intrigué. Elle s’apprête à se rasseoir sur son siège.

Fred – Nous ne sommes pas sur une compagnie low cost, je vous assure…

Alex les regarde avec curiosité.

Manu – Et selon toute probabilité, nous ne sommes pas dans un avion.

Alex – Je vois…

Elle semble commencer à recouvrer le sens de la réalité. Elle peut éventuellement remettre ses lunettes.

Alex – Donc vous n’êtes pas non plus des hôtesses de l’air.

Manu – Voilà…

Alex (angoissée) – Mais alors où sommes-nous ?

Fred – On comptait un peu sur vous pour nous le dire.

Alex fait de nouveau le tour de la scène, devenant peu à peu hystérique.

Manu – Laissez tomber, il n’y a pas de sortie.

Alex – Pas de sortie ? Et moi qui suis claustrophobe… (Elle disparaît d’un côté de la scène et on l’entend taper du poing contre une cloison en hurlant) Laissez-moi sortir !

Manu lève les yeux au ciel et fait un geste en direction de Fred pour qu’il aille la chercher. Fred revient avec Alex qu’il tient par le bras.

Fred – Ça va aller, calmez-vous…

Alex – Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Fred – Donc vous non plus, vous ne savez pas du tout ce qu’on fait ici tous les trois.

Alex – Et vous deux, vous vous connaissez ?

Manu – Non…

Fred – Au point où on en est, autant faire les présentations. Ça nous aidera peut-être à savoir pourquoi on nous a enlevés…

Alex – Vous pensez qu’on a été enlevés ?

Manu – On n’est pas venus dans cet endroit de notre plein gré… et on ne peut pas en sortir. Appelez ça comme vous voudrez…

Fred – Je m’appelle Fred… C’est pour Frédérique. Et vous ?

Alex – Alex.

Fred – Et Alex… C’est pour…

Alex – Juste Alex.

Fred – Je vois…

Alex – Et vous ?

Manu – Manu. C’est pour Emmanuel…

Fred – Peut-être qu’ils ont décidé d’enlever des gens qui avaient des prénoms à diminutifs…

Alex – Qui ça, ils ?

Fred – Je ne sais pas… Eux… Ceux qui nous ont amenés ici. Il y a bien quelqu’un qui nous a amenés ici, non ?

Manu – Mais pourquoi on nous aurait enlevés ? C’est ça la question…

Fred – Ça a peut-être quelque chose à voir avec notre métier.

Manu – Qu’est-ce que vous faites comme métier ?

Fred – Je suis… humoriste.

Manu – Humoriste ?

Fred – Enfin pour l’instant, je suis surtout au chômage…

Manu – Pourquoi est-ce qu’on irait enlever une humoriste au chômage…

Alex – Et en tant qu’humoriste… vous vous moquiez de la religion ?

Fred – Non, pas particulièrement.

Manu – Si on a été kidnappés par des islamistes, on va certainement avoir besoin de votre sens de l’humour…

Alex (terrorisée) – Des islamistes, vous croyez ?

Manu – Non, mais j’ai dit ça comme ça… C’est de l’humour…

Fred – Et vous vous faites quoi ?

Manu – Je suis Chef.

Fred – Tiens donc… C’est curieux, mais ça ne m’étonne pas.

Alex – Comment ça, chef ?

Fred – Petit chef ? Grand chef ?

Manu – Chef ! Cuisinier, si vous préférez. J’ai un restaurant.

Alex – Ah oui ? Il faudra nous donner l’adresse.

Manu – Si on sort d’ici vivant…

Alex – Une humoriste et un cuistot… Ça n’a pas de sens…

Fred – Et vous ?

Alex – Je suis conseiller général.

Fred – Conseiller ou conseillère ?

Alex – On peut dire les deux.

Fred – Je vois…

Alex – Écolo, si vous voulez tout savoir… Et je suis aussi maire adjoint à la propreté.

Manu – Un intermittent du spectacle au chômage et un conseiller général écolo… Si je n’étais pas là moi-même, je dirais qu’ils veulent débarrasser le pays de tous ses parasites…

Alex – Bravo… C’est très fin comme analyse… Je sens que ça va beaucoup nous aider…

Fred – Parce que vous, vous vous croyez indispensable à la société, peut-être ? Moi, le restaurant, je n’ai pas les moyens d’y aller, figurez-vous. Et j’imagine que votre resto, ce n’est pas les restos du cœur…

Manu – En tout cas, moi je paye mes impôts.

Alex – J’ai l’impression que cette comédie va très mal finir…

Fred – Une comédie qui finit mal, moi j’appelle ça un drame.

Manu – Ça n’explique toujours pas pourquoi on nous a enlevés.

Alex – Pour demander une rançon ?

Fred – Une rançon ?

Alex – C’est peut-être tout simplement un enlèvement crapuleux.

Manu – Moi je ne suis pas milliardaire. Je viens d’ouvrir mon resto. Pour l’instant, j’ai surtout des crédits sur le dos.

Alex – Vous, la comique, j’imagine que vous ne roulez pas sur l’or non plus…

Fred – Demander une rançon à un intermittent… Autant demander à un chauve de vous prêter son peigne.

Manu – Et vous, avec le cumul des mandats, vous vous en sortez ?

Alex – Ça va, je ne suis pas à plaindre, mais…

Manu – Quoi qu’il en soit, ça n’explique pas qu’on nous ait enlevés tous les trois.

Fred – C’est vrai, on n’a absolument rien en commun…

Manu – Non… Ça… On ne peut pas être plus différents…

Ils réfléchissent.

Alex – Enfin, rien en commun… On est tous Français quand même…

Fred – Français ? Ce n’est pas ce que j’appelle avoir quelque chose en commun…

Alex – Vous trouvez ?

Fred – Je veux dire… tout le monde est Français, non ? Enfin… en France.

Manu – Si seulement c’était vrai….

Fred – Je vois, Monsieur n’aime pas les étrangers non plus.

Manu – Je vous faisais simplement remarquer qu’en France, tout le monde n’était pas Français.

Alex – C’est sûr que là, on ne peut nier qu’on est bien entre Français. On a été kidnappés, peut-être par des terroristes qui s’apprêtent à nous égorger en direct devant une caméra, et on est déjà en train de s’étriper parce qu’on n’est pas d’accord sur la question de l’identité nationale…

Fred – Vous avez raison, on n’a rien en commun, mais si on veut avoir une chance de s’en sortir, il faut qu’on reste solidaires.

Alex – Mais j’y pense, c’est peut-être pour ça !

Manu – Pour ça quoi ?

Alex – On nous a peut-être choisis parce qu’on est différents, justement.

Fred – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Alex – Je ne sais pas… J’essaie de comprendre…

Manu – Bon, tout ça c’est bien beau, mais concrètement, qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?

Manu – Mais j’y pense, on peut toujours téléphoner !

Alex – Vous avez raison, il faut prévenir la police.

Fred – On ne sait même pas où on est ! Qu’est-ce qu’on va leur dire ?

Manu – Ils pourront peut-être nous géolocaliser.

Il sort son portable et compose un numéro.

Alex – Ce qui est étonnant, c’est qu’ils n’aient pas pensé à nous prendre nos portables.

Manu – Et merde… Pas de réseau…

Alex – Je vais essayer…

Fred – Moi aussi…

Ils sortent leurs téléphones et pianotent sur le clavier.

Alex – Non, rien…

Fred – Moi non plus…

Manu – Je comprends mieux pourquoi ils n’ont pas pris la peine de nous prendre nos téléphones.

Alex – Où est-ce qu’on peut bien être, pour qu’il n’y ait pas de réseau ?

Ils se regardent tous, inquiets.

Fred – Dans le désert, peut-être.

Alex – Ou dans une cave…

Fred – Un abri antiatomique ?

Les deux autres lui lancent un regard atterré.

Manu – Quoi qu’il en soit, on ne peut pas communiquer avec l’extérieur.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?

Fred – Rien.

Alex – On n’a plus qu’à attendre.

Manu – Attendre ?

Fred – Ceux qui nous ont enlevés veulent forcément quelque chose. Ils vont bien finir par se manifester.

Alex – Et là on essaiera de négocier…

Manu – Attendez un peu qu’ils arrivent, et je vais vous montrer ma façon de négocier, moi…

Manu a un geste d’emportement, qu’Alex tente d’arrêter. On entend alors un bruit bizarre, bruitage futuriste de série Z. Fred, Manu et Alex se figent aussitôt, comme pétrifiés. Le noir se fait, autant que possible. On distingue vaguement la silhouette d’une femme traînant le corps d’une autre femme inconsciente, qu’elle installe sur un des trois fauteuils, avant de s’écrouler sur l’autre. La lumière revient. On distingue sur deux des fauteuils les deux femmes inconscientes : Carla (allure de prostituée qui pourra aussi être un travesti) et Béatrice (en tenue de bonne sœur). Aussitôt la lumière revenue, Fred, Manu et Alex se remettent en mouvement comme si de rien n’était, et reprennent leur conversation là où ils l’avaient laissée, sans apercevoir tout de suite les nouvelles venues.

Alex – La violence, ce n’est pas toujours la solution. Si on veut sortir de là vivants, il va sûrement nous falloir un peu de diplomatie.

Manu – De la diplomatie ? On ne sait même pas qui nous a enlevés, et ce qu’ils nous veulent !

Fred – En tout cas, j’espère qu’ils ne vont pas tarder… Parce que je commence à avoir les crocs, moi, pas vous ?

Alex – Comment pouvez-vous penser à manger dans un moment pareil ?

Manu – On est séquestrés, et tout ce qui vous préoccupe, c’est le room service ?

Fred – Ouais, ben excusez-moi, mais je n’ai pas mangé à midi. Si vous voulez tout savoir, il m’arrive de sauter un repas pour faire des économies.

Manu – La vie d’artiste…

Alex – Bon allez, on va tous se calmer ! Si on se tire de merdier, ce sera ensemble.

Manu – Très bien. Si on arrive à sortir d’ici avant ce soir, je vous invite à dîner dans mon restaurant, c’est promis.

Alex – C’est vrai, au fait, on ne sait même pas quelle heure il est…

Manu (regardant sa montre) – Ma montre est arrêtée. Quelle heure vous avez, vous ?

Alex – La mienne aussi… Et vous ?

Fred – Je n’ai pas de montre.

Manu – Bien sûr…

Alex – Enfin, c’est absurde… Il doit bien y avoir une sortie quelque part.

Elle se retourne pour chercher à nouveau et sursaute en apercevant les deux corps inanimés affalés sur les fauteuils.

Alex – Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

Fred – Quoi ?

Manu et Fred se retournent. Ils aperçoivent eux aussi les deux corps.

Manu – Oh putain !

Alex – C’est un cauchemar…

Manu – Mais comment elles ont pu arriver ici comme ça ? Vous avez vu quelque chose, vous ?

Fred – Non…

Manu – On n’a rien entendu non plus.

Alex – Je crois qu’il se passe ici des choses pas du tout normales.

Fred – Sans blague, vous croyez ?

Manu s’approche des corps pour les examiner de plus près.

Manu – Ce sont deux femmes…

Fred et Alex s’approchent à leur tour.

Fred – On dirait qu’il y en a une qui porte une burqa.

Alex – Remarquez, ça c’est plutôt rassurant.

Fred – Vous trouvez ?

Alex – Pourquoi des islamistes iraient enlever une femme qui porte une burqa ?

Fred – Ce n’est pas une burqa…

Manu – Putain, c’est une bonne sœur !

Alex – Et l’autre ?

Manu – L’autre, ça n’a pas l’air d’être une bonne sœur…

Fred – C’est dingue…

Manu – Pourquoi ils ont ramené ces deux femmes ici ?

Fred – Ils veulent peut-être savoir si vous seriez capable de vous reproduire en captivité, comme les grands singes…

Alex – Avec une bonne sœur ?

Justement, la bonne sœur reprend ses esprits.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Mais où suis-je ?

Alex – Probablement pas au paradis, ma Sœur. En tout cas, ce n’est pas du tout l’idée que je m’en fais…

Fred – Et il ne fait pas non plus assez chaud pour qu’on soit en enfer.

Béa – Peut-être le purgatoire, alors…

Manu – Ah oui ? Et quand on est au purgatoire, qu’est-ce qu’on est censés faire ?

Béa – Si on est au purgatoire… il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre.

Alex – Merci pour votre aide, ma Sœur, ça va sûrement nous être très utile.

Manu – Oui, c’est la Providence qui vous envoie…

Béa (sans percevoir l’ironie) – Mais de rien, je vous en prie… Si je peux vous être d’un certain secours dans cette épreuve que Dieu nous envoie… Je m’appelle Sœur Béatrice.

Fred – Enchanté, ma Sœur…

Béa – Mais je ne comprends toujours pas comment je suis arrivée ici…

Fred – Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Béa – La dernière chose dont je me souviens, c’est de la clinique.

Manu – Vous étiez hospitalisée ?

Béa – Non, la clinique dans laquelle je travaille comme aide-soignante. Notre Dame du Bon Secours…

Alex – Ah oui…

Béa – J’étais à l’office de matines, à la chapelle. J’écoutais le sermon de notre aumônier. J’ai dû avoir un accident… C’est sûrement ça. Je suis morte, et en pauvre pécheresse que je suis, Dieu m’envoie au purgatoire.

Alex – Quel accident on peut bien avoir en écoutant la messe ?

Fred – Surtout un accident mortel.

Manu – À part avaler son hostie de travers… Une fausse route, on appelle ça. Ça m’est arrivé une fois avec un client au restaurant.

Fred – Elle est peut-être tombée de son prie-Dieu… C’est quand même assez haut, ces trucs-là…

Alex – Ceci dit, c’est vrai… Si on essayait chacun de se souvenir de ce qu’on faisait quand… Enfin, je veux dire, c’est quoi, la dernière chose dont vous vous souvenez, vous ?

Manu – Je ne sais pas… Je me revois dans la cuisine de mon restaurant, en train de préparer une mayonnaise aux truffes.

Béa – Ce n’est pas évident de réussir une bonne mayonnaise.

Manu – Le secret, c’est d’ajouter une goutte de…

Fred – Bon, en même temps, on n’est peut-être pas là pour s’échanger des recettes de cuisine… J’ai déjà les crocs, moi…

Alex – Et vous faisiez quoi, vous ?

Fred – Eh bien, je…

Manu – Vous ne vous souvenez plus, c’est ça ?

Fred – Si, mais si vous permettez, je préfère garder ça pour moi. De toute façon, je ne pense pas ça vous avancerait à grand chose de le savoir.

Alex – Je vois…

Fred – Et vous ? Qu’est-ce que vous faisiez ?

Alex – Je… Je pense que la dernière chose dont je me souviens… Ah oui, j’étais chez le coiffeur !

Fred – Le coiffeur… pour hommes ou pour femmes ?

Alex – Vous croyez que ça, ça pourrait nous aider à savoir ce qu’on fait ici ?

Carla, la prostituée (éventuellement un travesti), se réveille à son tour. Elle regarde les autres sans comprendre. Son regard se fixe sur Sœur Béatrice. Carla pourra éventuellement parler avec un accent étranger.

Carla – Bonjour ma Sœur. L’opération s’est bien passée ?

Béa – Ça, je ne saurais vous le dire.

Carla – Vous n’êtes pas infirmière ?

Béa – Si…

Alex – Tout à l’heure, vous avez dit aide-soignante.

Fred – Péché d’orgueil, ma Sœur… Pas étonnant que vous ayez fini au purgatoire…

Carla – Si vous êtes infirmière, c’est que je suis bien à l’hôpital. J’étais venue pour… Enfin vous savez bien.

Béa – Non…

Carla – Comme dit Simone de Beauvoir : On ne naît pas femme, on le devient…

Béa – Ah oui… Mais je ne suis pas sûre que la Clinique Notre Dame du Bon Secours pratique ce genre d’opérations…

Manu – Il ne manquait plus que ça…

Carla – Mais c’est qui, ces trois-là ?

Béa – Je n’en ai pas la moindre idée…

Alex – Je commence à me demander si on n’est pas tout simplement dans un asile de fous…

Manu – Oui… ça expliquerait pas mal de choses.

Carla se lève.

Carla – Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On est où, alors ? Et qu’est-ce que je fais là ?

Fred – Dites-lui, vous.

Alex – On s’est tous réveillés ici. On ne sait pas du tout où on est. Et pourquoi on est là.

Fred – Dis comme ça, on se croirait dans une pièce de Jean-Paul Sartre. Comment c’est le titre, déjà ? Les Mains Sales ?

Alex – Huis Clos.

Fred – C’est ça. Sauf que là, on n’est que cinq.

Manu – Pour l’instant…

Alex – Tout ça va très mal finir, je le sens…

Carla fait quelques pas.

Carla – C’est une blague, c’est ça ?

Manu – Je crains que non, cher Monsieur… Je veux dire, chère Madame…

Carla – Carla, je m’appelle Carla.

Fred – Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Carla ?

Carla – Ça ne se voit pas ?

Fred – Pardon… Je voulais juste vérifier.

Manu – Une bonne sœur et un travelo…

Carla – On n’est pas obligés d’être vulgaires, non plus. Si vous permettez, je préfère transgenre.

Manu (à Alex) – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison.

Alex – À propos de quoi ?

Manu – Quand vous disiez qu’on avait réuni des gens qui n’avaient rien en commun !

Fred – Sauf d’être Français…

Manu – Si vous y tenez.

Béa – Vous croyez qu’on pourrait être sur une sorte d’Arche de Noé, en prévision d’un déluge imminent ?

Alex – Pardon ?

Béa – Noé ! Dans la Bible ! Il avait rassemblé des spécimens de toutes les espèces animales, juste avant le déluge, pour les préserver d’une extinction totale… Celui qui nous a conduit ici voulait peut-être collecter un échantillon représentatif de l’espèce humaine…

Carla – Tu parles d’un échantillon ! C’est la Cour des Miracles…

Manu – Le purgatoire, l’Arche de Noé, maintenant la Cour des Miracles…

Alex – Moi ça me fait plutôt penser au Radeau de la Méduse.

Fred – Qui sait, on va peut-être finir par se bouffer entre nous.

Carla – C’est ça qui s’est passé, sur ce Radeau ?

Fred – En tout cas, je commence à avoir sérieusement la dalle, moi…

Béa – Ou alors, c’est une émission de télé-réalité.

Alex – Une émission qui va mal finir, je le sens…

Pendant qu’ils regardent tous vers le devant de la scène, par derrière arrivent Alpha (homme) et Omega (femme). Ils portent des combinaisons unisexes style science fiction de série à petit budget. Ils ont à la ceinture des pistolets façon laser, ressemblant beaucoup à des jouets ou à des sèche-cheveux. Alpha et Omega se meuvent en silence et d’une façon un peu mécanique. Pour leur aspect physique un peu artificiel et leur comportement légèrement robotique, on pourra s’inspirer de la série Real Human diffusée il y a quelques années sur Arte. Malgré leur différence de sexe, ils se ressemblent et on doit pouvoir les confondre. Aussi, pour les distinguer, leurs noms respectifs sont être inscrits sur leurs combinaisons.

Alpha – Amis Terriens, bonjour.

Les autres se retournent tous comme un seul homme.

Omega – Et bienvenue dans notre modeste soucoupe volante ?

Manu – Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Fred – C’est qui ces guignols ?

Alpha et Oméga avancent vers le milieu de la scène. Béa se signe.

Béa – Jésus, Marie, Joseph…

Oméga – Nous sommes vos hôtes, et vous êtes nos invités.

Alpha – Pour quelque temps, en tout cas.

Carla – Ils se foutent de nous, en plus.

Béa – Enfin, on ne kidnappe pas les gens comme ça !

Alex – Vous savez que nous pourrions porter plainte pour enlèvement et séquestration ?

Alpha – Croyez bien que nous sommes désolés pour ces petits désagréments.

Oméga – Nous voulions vous parler avant de prendre une décision importante.

Alpha – Importante pour vous, en tout cas.

Manu – Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?

Alpha – Et bien nous voulons… faire connaissance, tout simplement.

Oméga – Voilà… En savoir un peu plus sur vos coutumes locales…

Carla – Vous êtes des touristes, alors ?

Alpha – Nous allons vous expliquer tout ça, rassurez-vous.

Manu – Non mais nous, on ne veut rien savoir du tout. Ce qu’on veut, c’est se barrer d’ici, c’est tout.

Carla – Et puis vous sortez d’où, d’abord ?

Fred – Comment vous êtes arrivés ici ? Il n’y a pas de porte.

Alpha – Eh bien, nous… Nous sommes descendus du ciel.

Manu – C’est ça, par la cheminée. Comme le Père Noël.

Oméga – Pas exactement.

Béa – Alors vous êtes des anges, c’est ça ?

Alpha – Pas tout à fait non plus…

Alex – Mais alors vous êtes qui, bordel ?

Alpha – Vous aurez du mal à le croire, c’est normal, mais…

Oméga – Nous sommes ce que vous appelez sur Terre des extra-terrestres.

Moment de stupeur.

Carla – D’accord… Alors c’est ça, c’est une blague ?

Manu – C’est pour la caméra cachée ?

Fred – C’est une émission de téléréalité ? Elles sont où les caméras ?

Oméga – Il n’y a pas de caméra.

Béa (se signant) – Seigneur Dieu… C’est le diable qui les envoie…

Fred – Des extraterrestres…

Ils éclatent tous d’un rire nerveux, sauf Béatrice. Alpha et Oméga les observent avec curiosité.

Alpha – Alors c’est ça qu’on appelle rire ?

Omega – Oui, apparemment…

Alpha – En tout cas, c’est très bruyant.

Alex – Des martiens… Non mais vous vous fichez de nous ! Vous auriez au moins pu faire un petit effort sur les effets spéciaux.

Fred – C’est sûrement pour une chaîne à petit budget.

Manu – Vous êtes exactement comme nous !

Carla – On ne vous demande pas d’être tout verts avec des antennes à la place des yeux, mais quand même.

Manu – On sait bien que des extraterrestres, ça ne peut pas être exactement pareils que des humains !

Alpha – En effet. Nous ne sommes pas comme vous.

Oméga – Pas du tout, même. Vous seriez surpris.

Alpha – Nous avons simplement pris une apparence humaine pour ne pas trop vous effrayer.

Oméga – Et nous avons appris votre langue pour pouvoir communiquer avec vous.

Manu s’approche, menaçant.

Manu – Bon, maintenant assez rigolé… Moi je m’en vais.

Alpha – Je crains que ce ne soit pas possible dans l’immédiat.

Manu – Ah oui ? Et qui va m’empêcher de partir ? Vous ?

Manu avance encore. Alpha sort son pistolet et le braque sur lui.

Alpha – Si j’étais vous je ne ferais pas ça.

Manu – Quoi ? C’est avec ton sèche-cheveux que tu crois pouvoir m’arrêter ? Non mais vous sortez d’où, les gars ? D’un vieil épisode de Star Trek ?

Manu avance, l’autre appuie sur la gâchette. Manu tombe par terre et est secoué de spasmes.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des martiens…

Omega – Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de grave.

De fait Manu ne tarde pas à se relever, mais il est sonné. Béatrice se précipite pour l’aider.

Fred – Donc ce n’est pas une blague…

Alpha – C’est quoi, une blague ?

Carla – Vous ne savez pas ce qu’est une blague ?

Oméga – Nous sommes justement ici pour l’apprendre.

Alex – Mais enfin pourquoi est-ce que vous nous avez enlevés ? On ne vous a rien fait !

Alpha – Nous désirons seulement essayer de comprendre.

Fred – Comprendre ? Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?

Omega – Eh bien… Toutes ces choses que nous ignorons sur vous.

Béa – Alors vous allez nous disséquer comme des rats de laboratoire ?

Alpha – Non, rassurez-vous.

Oméga – Ça nous l’avons déjà fait.

Alpha – Enfin sur d’autres que vous.

Carla – Ah oui, ça nous rassure beaucoup, en effet.

Oméga – Mais cela ne nous a pas permis de comprendre.

Manu – Mais comprendre quoi, bordel ?

Alpha – Tout ce qui fait que pour vous, la vie mérite d’être vécue.

Oméga – L’amour, l’humour, la gastronomie…

Alpha – L’art de vivre à la française.

Fred – Qu’est-ce que je vous avais dit ? C’est parce qu’on est Français, qu’ils nous ont enlevés…

Oméga – Ne dites vous pas chez vous… heureux comme Dieu en France ?

Alex – Oui enfin… C’est les Allemands, qui disent ça…

Carla – C’est surtout un prétexte pour nous envahir au moins deux fois par siècle.

Alpha – Quoi qu’il en soit, nous aimerions savoir qui est Dieu.

Oméga – Et ce que c’est que le bonheur.

Carla – Non, c’est une blague… Vous nous avez enlevés pour qu’on vous explique ce que c’est que le charme latin, l’humour gaulois et la gastronomie française ?

Fred – Dans ce cas, moi vous pouvez me relâcher tout de suite. Je n’ai pas fait l’amour depuis tellement longtemps que je ne me souviens plus comment on fait, d’après mon agent je ne suis pas drôle du tout, et je cuisine très mal…

Alpha – Ah, à propos de cuisine, nous manquons à tous nos devoirs d’hospitalité.

Oméga – Nous allons vous apporter une petite collation.

Alpha – On n’est pas des sauvages, tout de même.

Oméga – On ne va pas vous laisser mourir de faim.

Fred – Oui, ça, remarquez, ce n’est pas de refus…

Alpha – Nous reprendrons cette conversation tranquillement lorsque vous vous serez restaurés.

Oméga sort.

Alpha – On ne fait pas la cuisine aussi bien que vous, les Français, mais… j’espère que ça vous plaira.

Oméga revient avec une marmite.

Alpha – Alors bon appétit ! C’est bien ça qu’on dit ?

Manu – Euh… Oui…

Alpha et Oméga s’apprêtent à sortir.

Béa – Vous ne partagerez pas ce repas avec nous ?

Oméga – C’est à dire que…

Alpha – Nous ne savons pas non plus ce que c’est que de manger.

Oméga – Et nous n’en avons pas besoin non plus.

Alpha – Nous fonctionnons… avec des piles.

Béa – Ah oui…

Carla – Vous voulez dire que… vous êtes des robots ?

Alpha – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Oméga – Après tout, certains d’entre vous, sur Terre, utilisent déjà des organes qui fonctionnent avec des piles, non ?

Béa – Vous voulez dire… les sextoys, par exemple ?

Tous les regards se tournent vers Sœur Béatrice.

Béa – Non mais j’en ai juste entendu parler…

Alpha – Nous pensions plutôt à… un cœur artificiel, par exemple. Après une transplantation.

Carla – C’est vrai que le cœur et la bite, ce sont les deux premiers organes qui, chez l’homme, ont pu être facilement remplacés par des prothèses électriques.

Béa – On se demande pourquoi…

Un temps.

Oméga – Eh bien nous, c’est pareil.

Alpha – Sauf que tous nos… organes fonctionnent avec des piles.

Oméga – Enfin, quand on vous dit des piles…

Alpha – C’est une façon de parler.

Carla – Bien sûr…

Oméga – En tout cas, bon appétit !

Alex – Et… si nous avons besoin de vous joindre, pour une raison ou pour une autre ?

Carla – Pour aller aux toilettes, par exemple.

Alpha – Ne vous inquiétez pas, nous le saurons.

Oméga – Et nous répondrons à votre appel.

Alpha et Oméga sortent.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Des cyborgs !

Tous les regards se tournent à nouveau vers Sœur Béatrice. Ils restent tous un instant abasourdis.

Alex – Vous croyez que ça pourrait quand même être une blague ?

Manu – Son pistolet laser, ce n’était pas une blague, croyez-moi.

Fred – C’était peut-être juste un taser.

Béa – Si nous sommes au purgatoire, ce sont sans doute des démons, envoyés par Dieu pour nous tenter.

Carla – Dans ce cas, vous ne pourriez pas leur faire un truc avec votre crucifix ou avec une gousse d’ail, comme on voit dans les films de vampires ?

Béa – Malheureusement, ils m’ont enlevé la croix que j’avais autour du cou.

Carla – Quel dommage…

Béa (pour elle-même) – Ou alors, je l’ai perdu pendant le match.

Manu – Quel match ?

Béa – Non, rien, excusez-moi.

Alex – C’est peut-être des islamistes qui nous font une mauvaise blague ?

Fred – En général, ces gens-là n’ont pas tellement le sens de l’humour…

Manu – Je vois mal des islamistes se faire passer pour des martiens, juste pour nous faire rire avant de nous égorger comme des moutons.

Un temps.

Carla – Et si ce n’était pas une blague ?

Manu – Des extraterrestres, vous croyez ?

Béa – C’est vrai qu’à choisir, je me demande si je ne préférerais pas…

Carla – Il faut reconnaître que pour des extraterrestres qui débarquent sur la Terre, il y a quand même de quoi se poser des questions, non ?

Manu – Non mais nous on n’en a rien à foutre, de leurs questions existentielles. On veut se barrer, c’est tout. J’ai un restaurant à faire tourner, moi !

Alex – Ça va mal finir, je le sens…

Béa – En même temps, ils n’ont pas l’air trop agressifs.

Fred – Ils nous ont même apporté à manger…

Manu – On voit que ce n’est pas vous qui avez reçu leur décharge de taser…

Fred – Bon, j’ai la dalle, moi. Si on continuait à discuter de tout ça en cassant une petite graine ?

Manu – Puisqu’on est coincé là pour l’instant, autant reprendre un peu de force. On en aura peut-être bientôt besoin…

Manu soulève le couvercle de la marmite.

Carla – Qu’est-ce que c’est ? Une spécialité de chez eux ?

Béa – Du couscous ?

Manu regarde à l’intérieur.

Manu – Ça ressemble plutôt à une soupe au chou…

Fred – Ils ont dû voir le film…

Carla – Quel film ?

Fred – La Soupe au chou ! Avec De Funès. C’est un classique, quand même…

Alex – Ils auraient au moins pu nous donner des couverts…

Carla – C’est vrai, on ne va pas manger avec les mains.

Béa – Surtout si c’est de la soupe.

Manu – Non, ce n’est pas une soupe. Il y a de la viande, on dirait. C’est plutôt un pot au feu…

Carla – Va pour le pot au feu.

Fred – C’est un pot au feu à quoi ?

Alex – Au point où on en est, qu’est-ce que ça peut faire ?

Béa – À la fortune du pot !

Fred – Désolé, mais je ne mange pas de porc.

Manu (soupçonneux) – Vous êtes musulman ?

Fred – Non, je ne suis pas musulman, mais je ne mange pas de porc.

Béa – Il n’y a pas que les musulmans qui ne mangent pas de porc…

Manu – Ah, d’accord…

Fred – Quoi, ça aussi vous pose un problème ?

Manu – Pas du tout.

Alex – Bon, alors il ressemble à quoi, ce pot au feu.

Béa – Ça sent bon, en tout cas… Me permettrez-vous de dire le bénédicité ?

Manu plonge une main dans la marmite pour attraper un morceau de viande et son visage se fige.

Manu – En tout cas, ceux qui ne mangent pas de porc peuvent en manger sans problème…

Il sort une main. Puis un pied. Tous restent saisis un instant.

Alex – Mais c’est monstrueux !

Carla – Ces gens sont des fous dangereux.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des anthropophages… C’est une abomination.

Alex – On ne va pas attendre les bras croisés que ces gens, même s’ils sont très gentils, nous mettent à cuire à feu doux.

Fred – Vous avez raison. Il faut faire quelque chose.

Manu – Ah oui ? Et quoi ? Si vous avez une idée géniale, c’est le moment ou jamais de nous en faire part.

Carla – Pistolet à laser ou pas, on les prend par surprise. Et on les assomme. Après tout, ils ne sont que deux.

Alex – Ils n’ont pas l’air bien costauds…

Béa – Et en plus ils fonctionnent avec des piles.

Manu – Très bien. (À Fred) Si vous êtes vraiment ceinture noire de karaté, c’est le moment de nous faire une démonstration.

Fred – En fait, j’ai arrêté au bout d’une semaine. J’avais trop peur de prendre un mauvais coup.

Manu – Et à supposer qu’on arrive à les assommer, après on fait quoi ? On prend les commandes de la soucoupe volante, et on redescend sur Terre en se posant à Orly Sud après avoir demandé l’autorisation d’atterrir à la tour de contrôle ?

Fred – Ce n’est peut-être pas être si compliqué que ça à conduire, un OVNI…

Béa – Moi je n’ai même pas mon permis. Même si de temps en temps, je conduis quand même la Deux Chevaux de la Mère Supérieure dans l’enceinte de la clinique.

Manu – J’ai mon brevet de pilote d’hélicoptère, mais bon…

Alex – Cette histoire va mal finir, je le sens.

Fred – Vous pourriez arrêter de répéter ça ! Vous allez finir par nous porter la poisse…

Un temps.

Béa – Bon… Il ne nous reste qu’une chose à faire.

Carla – Quoi ?

Béa – Prier !

Béa joint ses mains et se met à psalmodier une prière entre ses dents. Les autres poussent un soupir navré.

Alex – Il faut pourtant bien qu’on trouve un plan.

Carla – Profitons-en pendant qu’ils ne sont pas là pour préparer le match retour.

Fred – Le match retour ? Pourquoi vous avez dit le match retour ?

Carla – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça… Je voulais dire la contre-attaque…

Alex – Notre seule chance, c’est de jouer sur l’effet de surprise.

Manu – Ça ce n’est pas gagné.

Carla – Pourquoi ?

Manu – Vous avez entendu ce qu’ils ont dit ? Si vous avez besoin de nous, on le saura.

Béa – Vous voulez dire que…

Carla – Nous sommes sur écoute ?

Alpha et Oméga reviennent subrepticement par le derrière de la scène.

Alpha – Alors ? Ça va l’appétit ?

Les autres sursautent, surpris.

Béa – Seigneur Jésus…

Carla – Non mais ça ne va pas d’arriver comme ça à l’improviste !

Alex – J’ai failli avoir une crise cardiaque…

Oméga – Pardon.

Alpha – Le plat du jour ne vous a pas plu ? (Soulevant le couvercle de la marmite) Vous n’avez rien mangé…

Oméga – Pourtant, on a bien suivi la recette.

Alpha – En adaptant un peu, parce qu’on n’avait pas tous les ingrédients.

Alex – Non, mais on ne mange pas ça, nous !

Alpha – Vous ne mangez pas de chou ?

Manu leur montre le pied.

Béa – Enfin, nous sommes de bons chrétiens. Nous ne sommes pas des cannibales !

Alpha – Désolé, nous pensions vous faire plaisir.

Omega – Je te l’avais dit qu’ils ne se bouffaient plus entre eux depuis longtemps.

Alpha – Excusez-nous, encore une fois. C’est juste un petit malentendu.

Carla – Un petit malentendu ?

Béa – Et puis c’est qui, d’abord ?

Alpha – Qui ?

Carla – Dans la marmite !

Omega – Ceux qui vous ont précédés ici.

Alpha – Et qui n’ont pas su répondre à nos questions.

Omega – Des gens très bien, d’ailleurs.

Alpha – Très sympas, comme vous dites.

Alex (en aparté à Fred) – Je crois qu’il va falloir négocier.

Fred – Et surtout éviter de les énerver…

Carla – On n’a pas droit au hors-jeu, c’est clair.

Manu – Vous voulez dire… on n’a pas droit à la faute ?

Carla – Oui bon, c’est pareil.

Alex – Alors c’est vraiment ça que vous voulez savoir ?

Carla – Ce que c’est que l’amour ? Et tout le bordel…

Oméga – Entre autres, oui.

Alpha – Mais il y a tant de choses mystérieuses que nous aimerions connaître à propos de vous autres Terriens…

Oméga – Et plus particulièrement les Français. Comme…

Alpha – L’existentialisme.

Oméga – Le Beaujolais nouveau.

Alpha – Le cubisme.

Alpha – Les Radicaux de Gauche.

Oméga – Dieu.

Alpha – La sodomie.

Fred – Ah oui quand même…

Béa (se signant) – Seigneur Dieu…

Alex – Mais… pourquoi nous, si je peux me permettre ?

Manu – On n’est que des gens très ordinaires, vous savez. Des gens comme tout le monde.

Fred – Peut-être même un peu en dessous de la moyenne…

Carla – Pourquoi ne pas demander à des spécialistes ?

Manu – Des philosophes, des politiques, des artistes, des stars de la télé…

Alpha – C’est ce qu’on a déjà fait.

Béa – Et alors ?

Carla – Ils sont où ?

Oméga – Dans la marmite…

Alex – J’en conclus que leurs réponses ne vous ont pas entièrement satisfaits.

Fred – Ne me dites pas que dans votre pot au feu, là, c’était les pieds de BHL et la cervelle de Michel Drucker ?

Béa – Oh mon Dieu, il y avait aussi une cervelle ?

Alpha leur montre la marmite.

Alpha – Vous ne voulez vraiment pas goûter ?

Oméga – Ça vous aiderait peut-être.

Alpha – Il paraît que manger de la cervelle, c’est très bon pour la mémoire.

Oméga – En tout cas, c’est ce qu’on a lu dans un de vos livres de cuisine.

Alpha – Alors de la cervelle de philosophe…

Oméga soulève le couvercle de la marmite.

Oméga – Remarquez, c’est vrai que ce n’est pas très appétissant.

Alpha – Ce nouveau philosophe avait peut-être les mains sales…

Oméga – On a beau dire que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes…

Alpha – Il va vraiment falloir que vous trouviez mieux que ça pour nous convaincre.

Carla – Vous convaincre ?

Alpha – La religion, la philosophie, la politique… Reconnaissez que tout ça, ce n’est pas très consistant, tout de même.

Oméga – Quant à vos scientifiques, hélas, ils n’ont pas grand chose à nous apprendre.

Alex – Mais vous convaincre de quoi, au juste ?

Alpha – De sauver la Terre.

Béa – C’est un cauchemar. Seigneur, dites-moi que je vais me réveiller…

Carla – De sauver la Terre ?

Béa – Mais enfin pourquoi de pauvres pécheurs comme nous seraient capables de sauver la Terre ?

Oméga – Parce que vous êtes Français !

Carla – Français ? Ah mais moi, je ne suis pas Français, hein ? En tout cas pas Français de souche…

Manu – Français… Mais justement ! Sans l’aide de la moitié de la planète, on n’aurait même pas réussi à libérer la France de deux invasions en un siècle. Comment voulez-vous qu’on puisse sauver la Terre tout seuls ?

Alpha – Vous vous définissez vous-mêmes comme le stade ultime de la civilisation, non ?

Fred – Oui, enfin… Ce sont les Français qui le disent, vous savez… Il ne faut pas non plus…

Alex – Il y a les Chinois aussi.

Béa – Une civilisation très ancienne.

Carla – Sinon, plus près, vous avez les Belges.

Fred – C’est vrai qu’on nous confond souvent. Évidemment, comme on parle la même langue.

Alex – Mais en réalité, bien souvent, les meilleurs d’entre les Français sont des Belges.

Carla – Jacques Brel, Johnny Hallyday, Gérard Depardieu…

Béa – Tous des Belges.

Alex – Non, vraiment, vous devriez essayer du côté de la Belgique, plutôt.

Un temps.

Carla – Et… si on n’arrive pas à vous expliquer pourquoi la vie vaut la peine d’être vécue ?

Béa – On va passer à la casserole, nous aussi ?

Oméga – Pour tout vous dire…

Alpha – On nous a envoyés ici pour savoir si les Terriens méritent de continuer à vivre, où si on peut utiliser votre planète pour en faire une décharge.

Manu – Une décharge ?

Alpha – Nous avons nous aussi… nos excréments et nos déchets toxiques.

Oméga – Et on ne peut pas les laisser traîner n’importe où, n’est-ce pas ?

Alex – Bien sûr, je comprends ça… Je suis élue d’Europe Écologie Les Verts, et adjoint à la propreté, alors vous pensez bien…

Oméga – Bien…

Alpha – On vous laisse encore un moment pour réfléchir, d’accord ?

Alpha et Oméga sortent. Les autres restent un instant abasourdis.

Béa – Vous vous rendez compte ? L’avenir de l’Humanité repose sur nos épaules… Dieu nous a confié une mission !

Fred – Il faut se tirer d’ici, oui. Et vite !

Manu – Il n’y a pas de porte ! Apparemment, ces deux là sont des passe-murailles…

Alex – Et puis si on est dans une soucoupe volante !

Carla – Oui, enfin, c’est ce qu’ils disent…

Fred – Ça ressemble quand même beaucoup à une scène de théâtre.

Béa – Vous croyez que ces envoyés de Satan pourraient être des comédiens ?

Fred – Allez savoir. Le monde est un théâtre, ma Sœur. C’est en tout cas ce que dit Shakespeare.

Carla – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – On pourrait peut-être quand même manger le chou…

Les autres ne relèvent même pas.

Alex – On n’a pas le choix.

Fred – Quoi ?

Alex – Il va falloir leur expliquer tout ça.

Manu – Leur expliquer quoi ?

Béa – Le sens de la vie !

Carla – D’après les Français, en tout cas.

Alex – Elle a raison… Imaginez que par miracle, on parvienne à s’échapper et qu’on puisse retourner à notre petite vie d’avant. À quoi ça servirait si le lendemain, ces martiens décident de nous larguer sur la tronche leurs déchets nucléaires ?

Carla – Il ont aussi parlé d’excréments. Imaginez que ce soit avec leurs étrons qu’ils envisagent de nous bombarder.

Fred – Je crois que je préfère encore la version Hiroshima.

Carla – C’est vrai que c’est quand même un peu plus digne, dans le genre apocalypse. Qu’est-ce que vous en pensez, ma Sœur ?

Manu – Putain… On n’est pas dans la merde.

Carla – C’est le cas de le dire.

Fred – Est-ce que la vie sur Terre mérite d’être vécue ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je n’ai jamais demandé à venir au monde, après tout.

Alex – Bon, peut-être, mais maintenant qu’on est là…

Carla – Alors comment on fait ?

Béa – On pourrait se diviser en deux équipes, et chacun travaillerait sur un thème.

Carla – Vous étiez animatrice de centre aéré avant d’entrer dans les ordres ?

Alex – C’est vrai que chacun de nous est supposé connaître un sujet un peu mieux que les autres. Je pense que c’est pour ça qu’ils nous ont choisis, d’ailleurs.

Béa – Vous voyez ? Nous sommes des élus !

Alex – Moi je ne suis élue que d’Europe Écologie Les Verts, hein ? Je m’occupe de tri sélectif, je ne prétends pas non plus avoir trouvé le Saint Graal.

Carla – Vous ma Sœur, vous pourriez leur expliquer à quoi sert le Pape ?

Fred – Et pourquoi, grâce à lui, la vie mérite d’être vécue…

Manu – Putain, ce n’est pas gagné…

Carla – Vous pourriez arrêter de dire « putain » au début de chacune de vos phrases ?

Alex – Bon. Il faut bien commencer par quelque chose ?

Carla – Commençons par le moins compliqué…

Béa – Quoi ?

Carla – Je ne sais pas, moi… Tiens, la cuisine !

Manu – Vous trouvez que la cuisine française, ce n’est pas compliquée ? Allez dire ça aux inspecteurs du Guide Michelin.

Carla – C’est tout de même moins compliqué que Dieu, non ? Au moins, un pot au feu, on est sûr que ça existe.

Fred – C’est vrai qu’aucun philosophe n’a jamais consacré sa vie à essayer de trouver les preuves de l’existence du pot au feu.

Alex – Alors c’est quoi, la cuisine ?

Manu – La cuisine, c’est un art. Et c’est à force de pratiquer qu’on finit par y croire.

Béa – C’est une peu comme la religion, alors.

Carla – Et c’est tout le contraire de l’amour, ma Sœur, croyez-moi…

Fred – Et ben on n’est pas sorti de l’auberge.

Manu – Et puis je n’ai rien pour cuisiner, ici !

Fred – Sans parler du fait que si ces deux martiens sont des robots…

Alex – Mmm… Vu ce qu’ils nous ont servi comme repas…

Carla – Tout nous porte à croire qu’ils n’ont pas le palais très délicat.

Ils réfléchissent un instant.

Alex – Le rire, alors. Le rire est le propre de l’homme. Le philosophe Bergson a même écrit un essai, là dessus.

Fred – Bergson… Je suis sûr que ça va beaucoup aider nos martiens à savoir ce que c’est que l’humour. Vous avez vu ce qu’ils en font, des philosophes ? Vous voulez vraiment terminer en pot au feu ?

Manu – Ou en couscous royal…

Béa – Vous pensez qu’ils sont musulmans ?

Fred – Qu’est-ce que vous croyez, ma sœur ? Que tous les extra-terrestres sont de bons catholiques.

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce qu’est le rire, mais on peut essayer de les faire rire.

Carla – Comment ? En leur chatouillant les piles ?

Manu – Faire rire un martien… Vous sauriez faire ça, vous, la comique ?

Fred – Je n’ai jamais réussi à faire rire un parisien. Mais je peux essayer avec un martien…

Carla – Voilà qui est très rassurant…

Alpha et Oméga reviennent sans crier gare.

Alpha – Alors ? Vous aviez une bonne blague à nous raconter ?

Les autres sursautent à nouveau.

Manu – Nom de Dieu…

Fred – Vous ne pourriez pas sonner, comme tout le monde !

Oméga – Désolée. On ne voulait pas vous brusquer.

Alpha – C’est vrai, on a le temps.

Oméga – Disons une heure.

Carla – Une heure ?

Béa – Bon, alors allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ?

Alex – Tenez-vous bien, vous allez rire.

Manu – Nous avons d’ailleurs parmi nous un humoriste de talent…

Alex – Qui s’est produit sur les plus grandes scènes parisiennes. Et même à Marseille.

Les regards se tournent vers Fred. D’abord interloquée, elle se lance.

Fred – Alors voilà… Vous connaissez la blague sur les martiens ?

Alpha – C’est quoi un martien ?

Omega – C’est quoi une blague ?

Béa – Ce n’est pas gagné…

Manu – Vous allez voir, elle est très bonne…

Fred – C’est un astronaute qui arrive sur Mars. Il tombe sur deux martiens en train de se raconter des blagues, justement.

Alpha – Mais il n’y a personne sur Mars.

Oméga – On a été y faire un tour avant de venir ici.

Alpha – Ça n’existe pas, les martiens.

Fred – C’est une blague ! Il faut y mettre un peu du vôtre, aussi !

Oméga – D’accord…

Alpha – Continuez.

Fred – Donc l’astronaute est très surpris en voyant les deux martiens se raconter des blagues, parce que… Le premier dit un numéro, par exemple… 42 ou 69, et l’autre éclate de rire. L’astronaute demande pourquoi. Le martien lui répond : c’est pour gagner du temps. On donne un numéro à chaque blague, et après il suffit de dire le numéro. Par exemple : 435. L’autre martien éclate de rire. Génial, dit l’astronaute, je peux essayer ? Alors là, l’astronaute dit un chiffre au hasard. Par exemple, je ne sais pas moi… 753. Les deux martiens éclatent de rire. Et il y en a un qui dit : Elle est trop bonne, celle-là, on ne la connaissait pas.

Personne ne rit. Puis les terriens se forcent à rire.

Alex – Excellent.

Carla – Trop drôle.

Manu – Oui… Moi non plus, je ne la connaissais pas.

Mais Alpha et Oméga restent de marbre.

Alpha – On n’a rien compris.

Omega – Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

Alpha – C’est quoi, drôle ?

Manu – Vous pouvez nous laisser encore cinq minutes ?

Alpha et Oméga s’éloignent à l’autre bout de la scène. Les autres échangent à voix basse.

Fred – En fait, c’est une blague sur les informaticiens, mais j’ai un peu adapté pour les martiens…

Carla – Je crois que pour le rire, c’est râpé.

Fred – Je me suis dis que si ça faisait rire un informaticien, ça pourrait peut-être faire rire un martien.

Alex – Visiblement, ces gens-là n’ont aucun sens de l’humour.

Manu – Bon il faut dire qu’elle était vraiment pourrie, cette blague.

Béa – Moi non plus elle ne m’a pas fait rire.

Carla – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alex – Je pense que Dieu, ce n’est même pas la peine, hein ? Même nous on n’y croit pas.

Béa – Moi j’y crois !

Carla – Remarquez, il y a encore une heure, je ne croyais pas aux extra-terrestres, alors…

Manu – Après tout, qu’est-ce qu’on a à perdre ?

Alex – Eh bien, ma Sœur… Si vous croyez pouvoir évangéliser les martiens, c’est le moment.

Fred – Mais je vous préviens, ils ont l’air plus coriaces que les Indiens d’Amérique.

Béa s’approche d’Alpha et Oméga.

Béa – Dieu vous aime aussi, mes chers frères. Même si vous êtes possédés par le démon. Et il vous accorde sa miséricorde. (Exaltée) Satan, sors de ces deux corps innocents !

Béa fait un grand signe de croix avec la main, façon attaque de karaté. Alpha, se sentant agressé, sort son pistolet laser et la foudroie. Béa tombe sur le sol et elle est prise de convulsions. Les autres la regardent avec une certaine indifférence.

Carla – Ils n’ont pas l’air d’être encore prêts à tendre l’autre joue…

Béa se remet peu à peu et se relève.

Fred – La politique, alors.

Manu (à Alex) – Vous vous sentez vraiment d’expliquer à un martien à quoi peut servir un Conseiller Général…

Carla – C’est vrai que vu comme ça…

Fred – Reste l’amour…

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce que c’est, mais comme vous dites… On peut toujours essayer de leur faire… ressentir.

Fred – Ressentir…?

Manu – Et qui va s’y coller ?

Les regards se tournent vers Carla et Béatrice.

Manu – On ne va pas demander ça à Sœur Béatrice…

Béa – Je ne connais que l’amour de notre Seigneur. Je suis mariée avec Jésus.

Les regards se tournent vers Carla.

Carla – Attendez, on parle d’amour ou… Parce que moi, je ne connais que l’amour tarifé.

Alex – Tout de même… L’amour, c’est un peu votre métier, non ?

Carla – Vous voulez que je me tape un martien ?

Alex – On parle quand même de sauver l’Humanité…

Alex – Avec un grand H.

Manu – On ne va pas confier cette mission à des amateurs.

Carla – Ok, je veux bien essayer, mais il y a quand même un problème…

Manu – Quoi ?

Carla – En fait, techniquement, je suis encore un homme.

Fred – Non…?

Carla – J’avais rendez-vous à la clinique pour l’opération, mais avec tout ça.

Béa – Seigneur Dieu…

Alex – En même temps, c’est des martiens…

Fred – Mouais…

Un temps.

Manu – Alors qui ?

Alex – Moi je suis mariée…

Fred – Avec un homme ou avec une femme ?

Alex (à Fred) – Et vous, ça vous tente de sauver l’Humanité ?

Manu – La comique…? C’est des martiens, mais quand même…

Alex – Dans ce cas, il ne reste plus qu’une solution…

Les regards se tournent vers Béatrice.

Béa – Moi ? Mais enfin vous n’y pensez pas…

Manu – Considérez ça comme un sacrifice suprême, ma Sœur.

Béa – Et puis imaginez que je tombe enceinte ? Qu’est-ce que je dirais à la Mère Supérieure en revenant à la Clinique Notre Dame du Bon Secours ?

Alex – Dites que c’est le fruit d’une rencontre du troisième type… avec le Saint Esprit.

Fred – Et fondez une nouvelle religion !

Manu – Ça c’est déjà fait.

Alex – Sans compter que les autres religions, entre nous, elles commencent à dater un peu, non ?

Fred – L’Église Catholique et Romaine, il faut se rendre à l’évidence, ma Sœur. C’est comme le PS. Plus personne n’y croit.

Alex – Au bout d’un moment… on ne peut plus faire du neuf avec du vieux.

Béa – Bon, admettons. Mais je ne sais pas comment on fait l’amour avec un martien, moi !

Manu – Comment faire l’amour avec un martien… C’est vrai que là, c’est une vraie question…

Fred – On dirait un sujet du bac philo.

Carla – Oui, sauf que là il s’agit plutôt de travaux pratiques.

Alex – Je ne sais pas, moi. Puisqu’ils ont pris forme humaine, ils doivent aussi être équipés pour tout le reste.

Béa – Votre blague, tout à l’heure, ça ne les a pas fait rire.

Fred – À mon avis, le cerveau n’est pas tout à fait fini.

Alex – Remarquez là, on ne parle pas de cerveau, hein ?

Carla – Si les hommes qui n’ont pas le cerveau tout à fait fini était condamnés à l’abstinence, tous les travelos seraient au chômage…

Les martiens reviennent.

Oméga – Alors ?

Alpha – Prêts pour une ultime expérience ?

Fred – Croyez–moi. Ça va même être une expérience ultime…

Béa – Vous oubliez qu’ils sont deux. Il y a un mâle et une femelle, non ?

Alex – C’est vrai, autant respecter la parité.

Fred – Et doubler nos chances au tirage…

Carla – Dans ce cas, je veux bien me sacrifier, moi aussi.

Béa – Dieu vous le rendra.

Carla entraîne avec elle les deux extra-terrestres. Béatrice les suit.

Carla – Venez avec Maman, mes chéris. Vous allez enfin connaître le secret de la vie.

Béa et Carla s’en vont avec Alpha et Oméga.

Fred – C’est notre dernière chance…

Manu – Vous croyez qu’elles vont s’en sortir ?

Alex – Un travesti et une bonne sœur pour initier deux martiens à l’amour. N’attendez pas de moi un optimisme excessif, tout de même.

Noir. Éllipse. Lumière. Béa et Carla reviennent.

Manu – Déjà ?

Béa a la tenue passablement en désordre, et elle a du vert autour de la bouche. Bref, elle a l’air de sortir du film L’Exorciste. Carla, elle, a un œil au beurre noir

Alex – Alors comment ça s’est passé ?

Carla – À votre avis ?

Manu – Et vous, ma Sœur ?

Béa – C’était bizarre…

Alex – Vous voulez dire bizarre… pour une bonne sœur ?

Carla – Vous auriez dû voir ça. Elle était possédée. Je crois que pour ce qui est de l’amour, ils ont connu l’Alpha et l’Oméga.

Fred – Béatrice, vous méritez d’être béatifiée.

Manu – Mais ils ont dit quelque chose ?

Béa – Rien…

Alex – Pas sûr que ce soit bon signe…

Manu – Alors qu’est qu’on fait ?

Alex – On se prépare à servir de repas à ceux qui nous succéderons ?

Silence pendant lequel ils réfléchissent.

Manu – Vous savez quoi ? Ça me revient, maintenant…

Alex – Quoi ?

Manu – La dernière chose dont je me souviens avant d’avoir été enlevé.

Carla – Ah oui ?

Manu – J’étais au Stade de France.

Béa – Non ?

Manu – Pour le match OM – PSG.

Alex – C’est incroyable, maintenant que vous me le dites…

Manu – Quoi ?

Alex – Moi aussi !

Carla – Ça alors, moi aussi je m’en souviens maintenant…

Alex – C’est sûrement là où ils nous ont enlevés…

Béa – Alors on serait tous des supporters du PSG ?

Alex – Ne me dites pas que vous aussi, ma sœur…

Béa acquiesce en silence.

Fred – Moi ça m’était déjà revenu, mais je n’osais pas le dire. Je déteste le foot, et tout ce qui s’y rattache.

Alex – Le foot… Je ne connais même pas les règles.

Fred – Et vous ?

Manu – Non plus.

Fred – Pourtant, à vous voir, comme ça. On vous imagine bien en supporter du PSG…

Manu – Eh ben vous voyez… Il faut se méfier des clichés. Moi, ce que j’aime, c’est le rugby.

Carla – Mais alors qu’est-ce que vous faisiez au Stade de France pour un match de foot ?

Manu – Un des joueurs du PSG est un habitué de mon restaurant. Il voulait absolument une petite gâterie à la mi-temps.

Fred – Une gâterie ?

Manu – Des bulots avec une mayonnaise aux truffes. Vous savez ce que c’est ? Les caprices de stars…

Alex – Et vous, ma Sœur ?

Carla – C’est vrai, ça ! Qu’est-ce qu’une bonne sœur peut bien foutre au Stade de France un soir de match ?

Béa – À la clinique, on avait soigné un footballeur du PSG après une blessure. C’est moi qui m’étais occupée de lui. Ça lui avait fait tellement de bien… Il tenait absolument à ce que ce soit moi qui lui masse la cuisse à la mi-temps…

Comme dans un rêve éveillé, tout le monde se fige sauf Béa, qui part dans un playback de la chanson de Clarika « Les Garçons dans les vestiaires » tandis que le clip torride est projeté sur le fond de scène (ou tout autre morceau et/ou clip au choix du metteur en scène). Puis on revient à la normal.

Manu (à Carla) – Et vous ? Vous êtes une passionnée de foot ?

Carla – J’étais là pour la troisième mi-temps. Finalement, ma Sœur, on fait un peu le même métier, vous et moi…

Les regards se tournent vers Alex.

Alex – Moi j’étais venue pour faire plaisir à mes électeurs. En période d’élections, c’est toujours bon d’être vue dans un stade.

Fred – En fait on déteste tous le foot. Voilà ce qu’on a en commun !

Un temps. Alpha et Oméga reviennent. Leur tenue est également un peu en désordre.

Fred – Alors ? Heureux ?

Alpha – Disons que…

Oméga – Nous sommes prêts à vous laisser une dernière chance.

Manu – Comptez sur nous pour transformer l’essai.

Alex – Nous sommes tout ouïe…

Alpha – Lorsqu’on vous a téléportés, vous assistiez tous à une étrange cérémonie, dans un bâtiment qui ressemble à un vaisseau spatial.

Béa – Vu de dessus, le Stade de France m’a toujours fait penser à une soucoupe volante…

Oméga – C’est d’ailleurs ça qui a attiré notre attention au départ.

Manu – Le Stade de France, c’est la Cathédrale du foot.

Oméga – En tout cas, il y a beaucoup plus de monde qu’à la messe.

Alpha – On voudrait que vous nous expliquiez ce mystère.

Manu – Ce mystère ?

Oméga – Cette passion des Terriens pour le football !

Carla – Bien sûr, le foot.

Alex – C’est un jeu qui, je crois, a été inventé par les Aztèques.

Fred – Enfin, les règles ont surtout été codifiées par les Anglais, évidemment.

Noir. Éllipse. Lumière.

Tout en vidant des bières et en mastiquant des cacahuètes, ils regardent tous un écran imaginaire (qu’on suppose être côté spectateurs en fond de salle) sur lequel serait projeté un match de foot. On peut en revanche avoir en bande son le commentaire du match par des journalistes sportifs.

Alex – Je ne sais pas comment ils ont réussi à capter Canal alors qu’ils ne sont pas abonnés…

Béa – N’oublions pas que ces gens appartiennent à une civilisation bien plus avancée que la nôtre.

Fred – Il faudra qu’ils nous disent comment ils arrivent à faire ça.

Béa – On n’arrive pas à savoir si ça leur plaît. Ils ne disent rien…

Carla – Ça, on ne peut pas dire qu’ils sont du genre expansif. Déjà tout à l’heure…

Un temps pendant lequel le match se poursuit.

Fred – En tout cas, heureusement qu’ils nous ont apporté des cacahuètes. J’avais tellement la dalle. J’étais prêt à me taper le pot au feu…

Ils regardent tous un moment le match sans rien dire.

Alpha – Vous êtes pour qui, vous ?

Manu – Euh… pour le PSG, bien sûr !

Alpha (haussant la voix) – Allez l’OM !

Fred – Je crois qu’ils ont compris l’idée générale, dis donc…

Carla – Oui, c’est un début…

Ils continuent à regarder le match.

Oméga – Pourquoi ils s’arrêtent ?

Fred – Coup franc…

Carla – Plutôt pénalty, non ?

Alex – Ah non, pardon, c’est la mi-temps…

Alpha – Ah ouais…

Béa – Il n’y a plus qu’à espérer que ce soit l’OM qui gagne…

Carla – Ou alors c’est déjà la fin du match.

Oméga – Mais qui est-ce qui a gagné, alors ?

Fred – Ah, non, c’est…

Alpha – Je croyais que c’était fini ?

Manu – C’est les prolongations en fait…

Alpha – Buuuut !

Oméga – Alors c’est le PSG qui a gagné ?

Alex – Je savais que ça finirait mal…

Manu – Ah non, ils viennent de dire qu’il y a hors-jeu.

Béa – Sauvés par la bite… (Se reprenant très rapidement) Je veux dire par l’arbitre… Enfin pour l’instant…

Oméga – Hors-jeu ? Qu’est-ce que c’est hors-jeu ?

Ils se regardent tous.

Fred – Ça c’est un truc qui est très difficile à comprendre pour un extra-terrestre, surtout du sexe féminin.

Oméga – Plus que la sodomie ?

Béa – Pareil…

Le commentateur poursuit.

Carla – Cette fois ce sont les tirs aux buts.

Le commentateur indique que l’OM a gagné.

Alpha – Alors c’est l’OM qui a gagné ?

Alex – Oui, tout à fait !

Alpha se lève.

Alpha – On est les champions, on est les champions, on est on est on est les champions !

Oméga – Il n’y avait pas hors-jeu.

Alpha – Comment ça, il n’y avait pas hors-jeu ?

Oméga – C’est le PSG qui aurait dû gagner.

Alpha (mécaniquement) – On est les champions, on est les champions, on est on est…

Oméga sort son pistolet laser.

Oméga – Moi, je suis pour le PSG.

Alpha – Et moi pour l’OM.

Sous le regard atterré des autres, ils se foudroient mutuellement, et s’effondrent tous les deux.

Carla – Au moins on en est débarrassés.

Manu – Mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle. Qui va nous ramener sur Terre ?

Alex – Il faut absolument qu’on arrive à les ranimer…

Manu essaie de les réveiller en les secouant un peu.

Manu – Oh, réveillez-vous !

Fred – Peut-être que les piles sont à plat…

Béa s’approche.

Béa – Laissez-moi faire, je suis infirmière…

Alex – Aide-soignante…

Béa roule un patin à Alpha, qui au bout d’un moment se réveille.

Alpha – Qu’est-ce que c’est ?

Oméga se réveille aussi.

Oméga – Qu’est-ce qui se passe ?

Alex – Ne vous inquiétez pas, tout va bien.

Alpha – Mais où est-ce qu’on est ?

Oméga – Et vous êtes qui ?

Alpha – Vous nous avez enlevés, c’est ça ?

Manu – Oh putain, non…

Fred – S’ils ne se souviennent plus de rien, on n’est pas dans la merde.

Alex – C’est vous qui nous avez kidnappés !

Béa – Vous êtes des martiens !

Oméga – Des martiens ?

Alpha – Ah oui, ça y est, je me souviens du match…

Oméga – Qui est-ce qui a gagné ?

Alex – C’est à dire que…

Carla – C’est match nul, voilà.

Fred – J’espère qu’ils se souviennent comment piloter une soucoupe volante.

Oméga – Une soucoupe volante ?

Alpha – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Oméga – Ah oui… C’est comme ça qu’ils appellent… notre vaisseau spatial.

Alex – Ouf, ils ont l’air d’avoir retrouvé la mémoire…

Alpha et Oméga se relèvent.

Alpha – Désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris…

Oméga – Ça doit être le foot…

Alpha – Ouais… On dirait que ça rend con.

Fred – Ça au moins, ils ont l’air d’avoir compris…

Un temps.

Alex – Alors ? Qu’est-ce que vous pensez faire de nous ?

Alpha – Le foot, le foot, le foot…

Carla – J’espère qu’il n’est pas en train de faire un court circuit…

Oméga – On va vous ramener sur votre planète.

Béa – Vous n’allez pas transformer la Terre en décharge ?

Fred – Ça ne fait rien, on s’en chargera nous-mêmes…

Alpha et Oméga font quelques pas un peu mécaniques le temps de se remettre tout à fait.

Alex – Ils ne sont pas très futés, pour des extra-terrestres, non ?

Manu – En même temps…

Fred – Quoi ?

Manu – On les a envoyés ici pour vider les poubelles.

Alex – Et alors ?

Manu – Ce n’est pas forcément les plus futés de la bande…

Fred – Alors ça, c’est vraiment très malin…

Manu – Je déconne ! C’est de l’humour…

Soulagement général.

Béa – Non mais vous vous rendez compte ? Nous avons sauvé la planète !

Carla – Il faut dire que vous n’avez pas hésité à payer de votre personne, ma Sœur…

Alex – Quand on va raconter ça à nos amis…

Alpha et Oméga ont à présent retrouvé leur aplomb.

Oméga – Désolée, mais vous ne raconterez jamais cette aventure à personne.

Fred – Alors finalement, on va finir en pot au feu ?

Oméga – Je crois qu’on va essayer une nouvelle recette, plutôt.

Consternation.

Oméga – Mais non, je déconne… C’est de l’humour !

Carla – Très drôle.

Alex – Oui, vraiment…

Fred – Mais alors quoi ?

Alpha – Un petit coup de séchoir et vous ne vous souviendrez plus de rien.

Il les foudroie avec son pistolet à rayons.

Noir. Ellipse. Lumière.

Alex et Fred sont assis en face d’une télé allumée, qu’on suppose là encore installée en fond de salle côté spectateurs. Ils portent des maillots du PSG. Ambiance très banale d’une soirée foot entre amis.

Alex – Tu crois qu’on a une chance, ce soir ?

Fred – Si on ne se prend pas un ou deux cartons rouges…

Carla arrive avec des bières.

Carla – Une petite mousse ?

Fred – Allez…

Alex – Pas de vrai match sans une petite mousse.

Manu arrive à son tour. Il porte aussi un maillot du PSG.

Manu – Je n’ai pas raté le début, au moins ?

Fred – Mais non, rassure-toi.

Carla – La revanche… Cette fois, on n’a pas le droit à l’erreur !

Alex – Ce n’est pas gagné.

Fred – Surtout que les Marseillais jouent à domicile.

Manu – Béa n’est pas là ?

Carla – Elle arrive.

Manu – J’espère ! C’est elle qui doit apporter les cacahuètes.

Alex – Ça fait plaisir de se retrouver comme ça, tous ensemble.

Carla – Oui…

Un temps.

Manu – Comment on s’est connus au fait ?

Alex – C’est curieux, je ne m’en souviens plus du tout.

Carla – Moi non plus…

Fred – Et pourtant on est de bons amis.

Alex – Même si on est très différents.

Carla – On est tous des fans du PSG, non ?

La sonnette de l’entrée retentit.

Alex – Ah, voilà les cacahuètes.

Fred – Je vais lui ouvrir…

Fred sort.

Fred (off) – Béa ! On t’attendait tous comme le messie…

Béa arrive.

Béa – Salut tout le monde !

Alex – Salut Béatrice.

Carla – Tiens pose ton manteau par là…

Elle enlève son manteau. Elle porte en dessous un maillot de l’OM. Et on voit qu’elle est enceinte.

Alex – Eh ben… Tu nous avais caché ça…

Béa – Que j’étais une supporter de l’OM ?

Fred – Que tu étais enceinte !

Carla – Mais c’est merveilleux ?

Manu (à Carla) – Avant elle n’était pas bonne sœur ?

Carla – Ah oui, mais ça… C’était avant. Quand moi, j’étais encore un homme.

Fred – Et c’est qui le papa ?

Béa – Vous allez rire, mais… je ne sais pas du tout.

Fred – Tu t’es tapé toute l’équipe du PSG en même temps ?

Béa – Je suis vierge.

Ils éclatent tous de rire.

Alex – Allez, tu peux nous le dire à nous ! Qui a mis le petit Jésus dans la crèche ?

Carla – Ce n’est pas le facteur, au moins ?

Béa – Excusez-moi, il faut que je passe aux toilettes… Vous savez ce que c’est… Quand on est enceinte…

Elle sort.

Alex – Sacrée Béa…

Manu – Je me demande quand même quelle tête il va avoir, le môme.

Carla – Et encore, on ne connaît pas le père…

On entend la sonnerie de la porte.

Béa – On attend encore du monde ?

Fred – C’est peut-être le facteur, justement.

Carla – Pour reconnaître l’enfant…

Alex – Ou pour ses étrennes.

Manu – À moins que ce soit Les Rois Mages.

Alex – C’est vrai que c’est bientôt Noël…

Carla va ouvrir.

Carla – Ce n’est pas les Rois Mages, ils ne sont que deux…

Suivis de Carla, Alpha et Oméga arrivent. Ils portent les mêmes combinaisons que précédemment, mais ils ont revêtu par dessus un maillot de l’OM. Ils ont toujours l’air aussi bizarres. Tous les regards se tournent vers eux. Oméga a l’air aussi enceinte.

Fred – Ça doit être les éboueurs.

Alex – Vous venez pour les calendriers ?

Béa revient.

Alpha – On vient pour le match retour.

Oméga – On n’est pas hors-jeu ?

Tous les regardent avec un air intrigué.

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger. Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur : http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mars 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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