Immeuble

Bureaux et Dépendances

Nicotine (english) –  Nicotina (español) – Nicotina (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Distribution très variable en nombre et sexe : une quarantaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Travailler ou ne pas travailler, telle est la question. Le temps d’une pause cigarette… électronique, quelques accros au boulot échangent des propos brumeux.


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TEXTE INTÉGRAL

Bureaux et Dépendances

Les particules

Drague démodée

Un coup du destin

La Mère Michelle

Les sandales d’Empédocle

Avec ou sans filtre

Pas de quoi rire

Avantage acquis

Import export

Mort pour la Finance

Nouveaux horizons

Retraite

Petite déprime

Ministère du Plan

Dernière cigarette

La Mère Noël


Les particules

Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.

Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps ?

Alex – Les particules ?

Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas.

Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?

Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.

Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion de planning qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.

Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.

Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.

Yaël – Même plus besoin d’alibi.

Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?

Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.

Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.

Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.

Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.

Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.

Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.

Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.

Alex range sa cigarette électronique.

Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.

Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.

Yaël range à son tour sa cigarette.

Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.

Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.

Alex – J’ai déjà entendu ça.

Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.

Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?

Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.

Alex – Je vois…

Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?

Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.

Yaël – À moins de se marier avec un(e) orphelin(e)…

Alex – Abandonné(e) sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à La Toussaint…

Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…

Alex – Un chat ?

Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?

Alex – Non.

Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.

Alex – Et donc, il avait une belle-mère.

Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.

Ils sortent.

Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

La mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

Avantage acquis

Deux femmes arrivent. La deuxième se met à fumer ou vapoter.

Isabelle – Des fois, je te jure, j’ai envie de le tuer.

Charline – Qui ça ?

Isabelle – Le boss !

Charline – Ah oui…

Isabelle – Tu sais qu’il fait la gueule quand je lui dis que je prends ma pause cigarette ?

Charline – Il se préoccupe peut-être de ta santé.

Isabelle – C’est ça, oui. Non mais il me prend pour qui ? Même les esclaves, dans les galères, ils avaient le droit de faire une pause de temps en temps.

Charline – Tu crois ?

Isabelle – Ouais, bon, on n’est pas des esclaves, non plus !

Charline – C’est clair. (Elle lui tend une cigarette) Tu en veux une ?

Isabelle – Non merci, j’ai arrêté.

Charline – Tu as arrêté de fumer ?

Isabelle – Ouais… C’est aussi pour ça que je suis un peu à cran, tu vois.

Charline – Et tu prends toujours ta pause cigarette ?

Isabelle explose.

Isabelle – Non mais tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Charline – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Isabelle – Ce n’est pas parce que j’ai arrêté de fumer que je vais renoncer à ma pause cigarette !

Charline – Ouais, non, mais je n’ai pas dit ça.

Isabelle – La pause cigarette, c’est un avantage acquis, bordel !

Charline – Ouais, ouais, c’est clair. C’est sûr. Non mais ouais.

Isabelle – Oh et puis vous me faites tous chier, tiens !

Elle s’en va. L’autre la suit.

Charline – Non mais attends, on peut discuter quand même…

Isabelle – Si ça continue, je me remets à fumer. C’est ça que vous voulez ?

Elles sortent.

Import export

Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils commencent à fumer.

Kim – Vous bossez à quel étage ?

Sam – Cinquième…

Kim – C’est quoi comme boîte au cinquième ?

Sam – La même chose qu’au quatrième.

Kim – Ah ouais. Import export.

Sam – En ce moment, c’est surtout import.

Kim – Eh oui. Qu’est-ce qu’on pourrait bien encore exporter ?

Sam – Ouais.

Kim – Je ne sais pas.

Sam – Nos sénateurs et nos conseillers généraux, peut-être.

Kim – C’est vrai que ça, contrairement au pétrole, on n’en manque pas.

Sam – Les sénateurs, c’est la seule énergie qui soit à la fois fossile et renouvelable par tiers.

Kim – Mais en France, les élus, c’est comme le gaz de schiste. On a de gros gisements, mais on n’a pas le droit d’y toucher. Je ne sais même pas à quoi ça sert, un conseiller général.

Sam – À élire un sénateur, je crois.

Kim – Trop d’élus tue la démocratie… Et qu’est-ce que vous importez comme produits ?

Sam – Un peu de tout. Mais on est spécialisé dans les produits financiers.

Kim – Les produits financiers ?

Sam – On importe des capitaux.

Kim – Pour quoi faire ?

Sam – Pour payer les autres produits qu’on importe.

Kim – Ah d’accord… Mais on les paie avec quoi, ces capitaux qu’on importe ?

Sam – Autrefois on appelait ça des Bons de la Semeuse. Maintenant, il y a des mots plus savants pour désigner ce genre de produits dans le charabia de la finance, mais en gros, on peut appeler ça des reconnaissances de dettes.

Kim – Donc, en fait, on importe tout ce qu’on consomme et la seule chose qu’on exporte, c’est nos dettes.

Sam – Voilà.

Kim – Mais pourquoi est-ce que tous ces pays qui nous entretiennent achètent nos dettes ?

Sam – Pour qu’on ait de quoi les payer. Sinon, ils ne pourraient plus exporter. Ce serait l’effondrement du système.

Kim – Je vois… Mais alors pourquoi tous ces pays pauvres ne consomment ce qu’ils produisent, au lieu de l’exporter vers des pays riches qui n’ont pas d’argent pour les payer.

Sam – Mais parce que ce sont des pays pauvres, justement. Le niveau de vie est très bas, et les inégalités très importantes. Pas de classes moyennes, donc pas de marché intérieur. Et bien sûr, les ouvriers n’ont pas les moyens d’acheter ce qu’ils produisent.

Kim – C’est un peu paradoxal, non ?

Sam – C’est comme ça… Tous les économistes vous le diront.

Kim – Je me demande comment on n’a pas encore eu l’idée d’en guillotiner quelques uns…

Sam – Ouh la… Vous êtes un altermondialiste, vous, non ?

Kim – C’est mon côté Che Guevara…

Sam – Et vous, vous travaillez à quel étage ?

Kim – Treizième. Je travaille pour une ONG.

Sam – Je pensais que cet immeuble n’avait que douze étage.

Kim – Oui, oui, c’est bien le cas. Mais je travaille dans une ONG fictive.

Sam – Ah d’accord…

Kim – D’ailleurs, il faut que j’y retourne.

Une vieille arrive qui ressemble beaucoup à la mort.

Sam – C’est qui celle-là ?

Kim – La propriétaire. On ne la voit pas souvent rôder par là…

Sam – La propriétaire de cette tour ?

Kim – De la tour, oui. Et de toutes les sociétés qu’elle abrite.

Sam – Même les sociétés fictives…

Kim – Elle est actionnaire majoritaire dans le holding à qui appartient tout ça. Avant on était possédé par les fonds de pension, mais maintenant qu’ils ont supprimés les retraites…

Sam – Alors c’est pour elle qu’on bosse tous ?

Kim – Ouais.

Sam – J’espère qu’elle le vaut bien…

Il s’en va. L’autre le suit.

Mort pour la Finance

Deux autres personnages arrivent.

Jo – Tu as de ses nouvelles ?

Nic – Il est mort.

Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.

Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.

Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?

Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…

On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous vêtements.

Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !

Jo – Le feu ?

Mat – Je travaille au premier mais j’étais allé(e) au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.

Nic – Vous regardez trop la télé, vous…

Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…

Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…

Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».

Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !

Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…

Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.

Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier

Mat – Les pompiers sont prévenus ?

Nic – C’est un exercice incendie.

Mat (se signant) – Dieu soit loué !

Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…

Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passé.

Il s’en va.

Nic – On est vite rattrapé par le quotidien…

Jo – Oui.

Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.

Jo – Oui… Jesus Christ aussi…

Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.

Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.

Nic – Ouais. Mais pas nous.

Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufeté.

Nic – Après ça a continué avec l’école.

Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.

Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.

Jo – Et c’est à ce moment qu’ils ont supprimé les retraites.

Ils commencent à partir.

Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?

Jo – La nouvelle ?

Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…

Ils s’en vont.

Un personnage arrive, seul.

Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.

Il allume un joint et fume.

Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : ok, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, et je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…

Un autre personnage arrive. Le premier lui tend son joint.

Ben – Vous en voulez ?

Charlie – Merci, j’ai arrêté.

Charlie se met à vapoter.

Charlie – Vous êtes dans quoi ?

Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?

Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.

Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?

Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.

Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.

Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.

Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?

Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.

Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…

Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.

Ben – Un boîte d’expertise comptable, donc.

Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.

Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…

Charlie – Vous êtes dans la restaurantion ?

Ben – Informatique.

Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.

Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.

Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.

Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?

Ben – Je sais faire des pâtes.

Charline – On peut ouvrir un restaurant italien.

Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?

Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.

Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.

L’autre s’apprête à partir.

Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.

Ben – Je vais descendre avec vous…

Charlie – Dans le Sud ?

Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.

Ils sortent.

Nouveaux horizons

Une terrasse. Un homme et une femme arrivent. Ils vapotent un instant en silence.

Jacques – Ça va ?

Corinne – Ça va.

Jacques – Tu veux qu’on aille voir un film ?

Corinne – Ce soir ?

Jacques – Ben oui, ce soir.

Corinne – Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?

Jacques – Je ne sais pas, il faudrait regarder. Je regarderai tout à l’heure.

Corinne – Ok. Si tu veux après, on peut se faire un resto.

Jacques – Ouais, je ne sais pas.

Corinne – Sinon, j’ai fait des courses.

Jacques – Ok.

Il s’approche du bord de la scène et regarde au loin.

Jacques – Je n’avais jamais remarqué que d’ici, on pouvait voir la tour où on habite.

Corinne – Non ?

Elle s’approche.

Jacques – Mais si regarde, juste de l’autre côté du périphérique.

Corinne – Je ne vois pas…

Il désigne avec le doigt.

Jacques – À droite de la centrale thermique. Cette tour avec le toit couvert d’antennes relais. C’est chez nous !

Corinne – Ah oui, tu as raison. C’est marrant.

Jacques – Ouais.

Ils regardent un instant ce spectacle en silence.

Jacques – Je me demande si je ne vais pas changer de boulot.

Corinne – Ah oui ? Pourquoi pas…

Jacques – Ça casserait un peu de la routine.

Corinne – Mais quand tu dis changer de boulot…

Jacques – Ah non, mais je resterai dans la même branche, rassure-toi.

Corinne – Tu veux dire changer de boîte.

Jacques – Un collègue vient de m’avertir qu’un poste d’informaticien vient de se libérer dans la société où il travaille.

Corinne – Ah oui ? Et c’est où ?

Jacques – Au troisième étage.

Corinne – Ah d’accord…

Jacques – On pourra toujours prendre nos pauses ensemble.

Corinne – Ah oui… Si tu penses que c’est mieux.

Jacques – Bon allez, on y retourne.

Corinne – Ok…

Ils s’en vont.

Retraite

Un PDG arrive accompagné d’un autre personnage, homme ou femme.

PDG – Alors mon vieux, qu’est-ce que vous allez faire maintenant que vous êtes à la retraite ?

Dany – Oh vous savez, je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer.

PDG – Vous croyez ?

Dany – Je ferai tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire jusqu’ici.

PDG – Ah oui ? Quoi par exemple ?

Dany – Je ne sais pas…

PDG – Faire du vélo ? Aller à la pêche ? Jouer aux boules ?

Dany – Pourquoi pas, oui…

PDG – Moi je dis que vous allez vous emmerder, mon vieux, vous verrez.

Dany – Au début, peut-être un peu.

PDG – Le boulot, c’est pire que le tabac, question accoutumance. On ne devrait jamais commencer. Après il est trop tard. C’est l’addiction. La dépendance.

Dany – Alors je prendrai la retraite comme une cure de désintoxication.

PDG – La retraite, c’est comme les 35 heures, ça ne devrait pas exister. D’ailleurs, ça n’existe déjà presque plus. Vous serez peut-être le dernier à profiter de cette aberration.

Dany – Vous croyez ?

PDG – Aujourd’hui, les gens vivent jusqu’à plus de cent ans, et ils meurent en bonne santé. Vous vous sentez vieux, vous, mon vieux ?

Dany – Mon Dieu…

PDG – D’accord, vous n’avez pas autant la niaque qu’un type de vingt ans, et vous nous coûtez beaucoup plus cher, mais bon… On pourrait vous trouver un petit boulot subalterne payé au SMIC pour terminer votre carrière sur terre. Ou même un travail bénévole, tiens. Ça vous dirait de travailler à la cantine ? On manque de personnel à la plonge.

Dany – Ma foi…

PDG – Mais je déconne, mon vieux ! Vous croyez tout ce qu’on vous dit, vous, hein ? Ça on peut dire que vous n’êtes pas contrariant. (Le PDG s’approche du bord de la scène) Il y a une vue magnifique, d’ici, je n’avais jamais remarqué…

L’autre s’approche derrière lui les bras tendus comme pour le pousser dans le vide. Mais le PDG se retourne au dernier moment et se méprend sur le sens de son geste, qu’il interprète comme une tentative pour l’embrasser.

PDG – Allez mon vieux, il ne faut pas être aussi sensible.

Il le prend dans ses bras et l’étreint un instant.

PDG – On va vous regretter. Des types comme vous, on n’en fait plus, heureusement. Profitez bien de votre retraite, elle nous coûte assez cher comme ça.

Dany – Merci Monsieur le Président.

Le PDG commence à s’éloigner.

Dany – Monsieur le Président !

PDG – Oui ?

Dany – Merde !

PDG – Comme au théâtre, alors ? Merci de me souhaiter bonne chance, mon vieux.

Le PDG s’en va.

Dany – Je n’aurais même pas réussi à lui dire merde avant de partir…

Il sort.

Arrivent deux personnages, hommes ou femmes. Ils se mettent à vapoter.

Micky – Ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Rapha – C’est mon premier jour. Et toi ?

Micky – Moi aussi. Et je crois que ça va être le dernier.

Rapha – Tu es en intérim ?

Micky – Non mais je viens de dire merde à mon patron.

Rapha – Tu aurais dû attendre la fin de ta période d’essai.

Micky – Temporiser, ce n’est pas mon style. Je suis un impulsif.

Rapha – Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

Micky – Je vais peut-être me barrer à l’étranger.

Rapha – Ah oui ? Où ça ?

Micky – Je ne sais pas. En Chine, peut-être.

Rapha – Tu parles chinois ?

Micky – J’apprendrai. La Chine, c’est là bas que ça se passe, maintenant, non ?

Rapha – Ouais, peut-être.

Micky – Tu veux qu’on bouffe ensemble à midi. J’écoulerai mes derniers tickets restaurant…

Rapha – Ok.

Micky – On bouffera chinois.

Rapha – Comme ça tu pourras commencer à apprendre la langue.

Ils s’en vont.

Petite déprime

Deux autres arrivent et se mettent à fumer.

Fred – Ça va ?

Al – Ouais… Enfin non.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Des problèmes personnels ?

Al – Eh bien non, justement. Je n’ai aucun problème personnel. D’ailleurs, je n’ai aucune vie personnelle.

Fred – Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

Al – Je ne sais pas… Une sensation de vide… Le sentiment de ne pas être à ma place… J’ai l’impression que pendant que je suis ici, ma vie se déroule ailleurs. Sans moi. Tu as déjà ressenti ça ?

Fred – C’est un petit coup de déprime. Tu devrais peut-être voir un médecin. Il te donnera quelque chose. Faut pas rester comme ça, tu sais. Faut pas rigoler avec ça.

Al – Pour ça, je peux te rassurer tout de suite. Je ne rigole plus depuis très longtemps. C’est simple, je ne me souviens même pas quand j’ai rigolé pour la dernière fois.

Fred – Alors qu’est-ce que tu compte faire ? Tu ne vas pas faire une bêtise au moins. Je veux dire, comme de démissionner ?

Al – Je ne sais pas… C’est curieux, la vie. Au début, on se dit qu’on a des problèmes, mais qu’on va tous les régler un par un, et qu’après on sera tranquille. Et puis après, on se rend compte que quand on a réglé ces problèmes, il y en a d’autres qui se présentent. Et qu’il y aura toujours d’autres problèmes à régler. Le temps passe et à partir d’un certain âge, on commence à se dire que tous ces problèmes, un jour, ce ne sera plus les nôtres. Parce qu’on ne sera plus là, tout simplement. Je crois que j’ai atteint cet âge-là. Ça n’apporte pas la sérénité, mais ça permet une certaine distance. Tu savais que Chéreau est mort ?

Fred – Ne me dis pas que c’est ça qui te met dans cet état-là… Tu le connaissais personnellement ?

Al – Non…

Fred – Je ne savais pas que tu t’intéressais au théâtre.

Al – Je n’y vais jamais.

Ils s’en vont. Deux autres arrivent.

Mok – Tu as entendu ça ? Patrick Chéreau est mort.

Zac – Patrice.

Mok – Quoi ?

Zac – Patrice Chéreau.

Mok – Cancer du poumon. Le tabac, c’est vraiment une saloperie. Gainsbourg, c’est pareil. S’il n’avait pas fumé autant, et qu’il avait fait un peu plus de sport, il serait peut-être encore vivant.

Zac – Et si Hendrix avait plutôt joué du violon dans un orchestre philarmonique, il serait sûrement toujours parmi nous aujourd’hui.

Moc – Je me demande bien ce qu’il ferait, tiens.

Zac – Il jouerait au scrabble dans sa maison de retraite médicalisée avec Jim Morrison, James Dean et Janis Joplin.

Mok – Tu as raison, ce serait bizarre… Tu crois que ça ne vaut pas le coup d’arrêter de fumer ?

Zac – Mais tous ces gens dont on parle, ils avaient déjà atteint le sommet de leur art. Nous on cherche encore dans quoi on pourrait bien être bon à quelque chose.

Mok – Je crois que si on était des génies, ça se saurait déjà.

Zac – Cervantès a écrit Don Quichotte à plus de cinquante ans. On a encore de l’espoir.

Mok – Alors il faut être un génie pour avoir le droit de se ruiner la santé, c’est ça ?

Zac – Qu’est-ce que tu veux ? On est de la race des baisés. C’est comme ça.

Ils sortent.

Ministère du Plan

Un homme et une femme arrivent.

Gina – Tu ne fumes plus.

Alain – Non, j’ai arrêté.

Gina – C’est bien.

L’autre se prépare une ligne de coke et la sniffe.

Alain – En revanche, je me suis remis à la coke.

Alain sort. L’autre reste là. Arrive une autre femme.

Brigitte – Salut.

Gina – Salut.

Brigitte – Je n’arrive pas à décrocher.

Gina – Moi non plus.

Brigitte – C’est le boulot. Ça me stresse, alors je fume pour décompresser.

Gina – C’est le boulot, qu’il faudrait arrêter.

Brigitte – C’est sûr. Mais je me demande si n’aurais pas encore plus de mal à arrêter le boulot.

Gina – Le boulot, c’est une drogue dure. Ça devrait être interdit.

Brigitte – Oui. Vous êtes dans quoi, vous ?

Gina – Contentieux.

Brigitte – Contentieux ?

Gina – Recouvrement de créances, ce genre de trucs.

Brigitte – Cool. Ça vous plaît ?

Gina – Depuis que je suis toute petite, je rêvais de harceler de pauvres gens surendettés et de leur extorquer leurs dernières économies pour payer leurs crédits sur des produits dont ils n’ont pas besoin.

Brigitte – Je vois…

Gina – Et vous ? Vous travaillez aussi pour faire le bonheur de l’humanité.

Brigitte – Conseillère bancaire… Ça devrait être interdit par la loi d’appeler conseillers bancaires des gens qui sont des commerciaux. On n’est pas là pour dispenser des conseils, on est là pour vendre des produits.

Gina – Oui… Mon conseiller Veolia m’appelle tous les soirs pour savoir si je n’ai besoin de rien… C’est bien le seul, d’ailleurs…

Brigitte – Vous avez vu le nombre de boîtes de service à la personne qui fleurissent maintenant à côté des magasins de cigarettes électroniques.

Gina – C’est quoi, les services à la personne ?

Brigitte – Ménage, cuisine, conversation…

Gina – Alors maintenant, pour parler à quelqu’un, il faut payer.

Brigitte – Rassurez-vous, avec moi c’est gratuit. Pour l’instant.

Gina – Vous vous souvenez de l’époque où les banques étaient nationalisées, où Gaz de France était une entreprise d’état et Renault une régie ?

Brigitte – J’étais trop jeune, mais on m’a raconté.

Gina – Il paraît même qu’il y avait un Ministère du Plan.

Brigitte – C’était avant la chute du Mur de l’Atlantique, non ? Du temps où la France était un pays communiste.

Gina – Avec à sa tête un Général.

Brigitte – Même les autoroutes à péages étaient des services publics. Au moins on savait par qui on se faisait entuber.

Gina – On vit une drôle d’époque…

Brigitte – Allez, il faut que je retourne bosser. Merci, ça m’a remonté le moral de discuter un moment avec vous.

Elles partent.

Dernière cigarette

Antoine revient. Clara arrive peu après.

Clara – Vous êtes encore là ?

Antoine – Personne ne m’attend à la maison. Vous non plus, apparemment.

Clara – Non.

Antoine – Mais c’est la dernière fois que je fais des heures sups. Quelques dossiers à boucler avant de partir.

Clara – Partir ?

Antoine – J’ai donné ma démission aujourd’hui.

Clara – Pas à cause de moi, j’espère.

Antoine – Pourquoi pas ?

Clara – Pour éviter qu’on travaille dans la même boîte au cas improbable où nous viendrions à avoir des relations sexuelles ensemble ? Dans ce cas, c’est dommage. Ce n’était vraiment pas la peine.

Antoine – Vous êtes tellement sûre qu’on ne couchera jamais ensemble ?

Clara – Surtout parce que je travaille en intérim. Ma mission ici s’achève ce soir de toute façon…

Antoine – Alors comme ça on est chômeurs tous les deux.

Clara (ironique) – Plus rien ne s’oppose à notre amour…

Il l’embrasse et elle se laisse faire.

Antoine – J’ai actualisé un peu mes méthodes de drague. Et j’ai arrêté les blagues.

Clara – Je vois ça… Ça ne rigole plus.

Antoine – Disons que c’est un peu plus direct.

Clara – Ça ne me déplaît pas.

Antoine – Il commence à faire nuit. On va bientôt voir les étoiles.

Clara aperçoit quelque chose contre une des parois de la terrasse, qui peut rester invisible.

Clara – C’est quoi ces plaques avec ces inscriptions ?

Antoine – Ah vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai que vous êtes en intérim. Ce sont des épitaphes.

Clara – Des épitaphes ?

Antoine – Il y a des sociétés qui mettent des crèches à la disposition de leurs salariés. Eh bien les propriétaires de cette tour fournissent aux employés un jardin du souvenir, pour les cendres des défunts.

Clara – Un jardin du souvenir…

Antoine – Enfin, une terrasse du souvenir, si vous préférez. Les proches du disparu peuvent disperser ses cendres du haut de la tour. Ou à défaut, c’est le patron qui s’en charge.

Clara – Et cette terrasse du souvenir fait aussi office d’espace fumeurs…

Antoine – Au prix où est l’immobilier en ville… Et puis comme ça, nos chers défunts fumeurs ont un peu l’impression d’être en pause.

Clara – Une pause définitive.

Antoine – Le tabac a largement contribué au règlement définitif du problème des retraites…

Clara – Et le cimetière est devenu une dépendance du bureau. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ces épitaphes ?

Antoine s’approche pour en lire quelques unes.

Antoine – Voyons voir… (Lisant) « En ce moment, je suis surbooké, mais on se rappelle très vite »… « Je ne suis pas là, mais vous pouvez me laisser un message »… « Le changement, c’est maintenant »… « Demain j’arrête de fumer »…

Clara – Édifiant…

Antoine – Écoutez ça, on dirait un aphorisme : « Contrairement aux particules, les testicules ne peuvent pas se trouver à deux endroits différents en même temps »…

Ils échangent un regard.

Clara – C’est vrai que c’est très romantique, cet endroit, mais on ne va peut-être pas s’éterniser.

Antoine – Je peux fumer une dernière cigarette ?

Clara (ferme) – Si vous voulez me suivre, c’est maintenant.

Antoine – Ok.

Ils se dirigent vers la sortie.

Antoine – Vous habitez où ?

Clara – Juste à côté. Vous voulez boire un verre à la maison ?

Antoine – D’accord. Mais je vous préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Clara – Ça y est, vous recommencez avec vos blagues.

Ils partent ensemble.

Un personnage (homme ou une femme) arrive. Il fume une cigarette ou vapote un instant en silence, avant de s’adresser au public.

Personnage – C’est ma dernière cigarette. C’est fini. Je décroche. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. En tout cas demain, ce sera sans moi. J’ai longtemps hésité, et puis j’ai fini par me décider. Ce n’est jamais le bon moment, non ? Ce n’est pas tous les jours facile de trouver une bonne raison de continuer. Mais croyez-moi, c’est encore plus difficile de s’arrêter là, sans raison. Je ne sais pas comment ils font, tous ces gens qui laissent un petit mot derrière eux. Une lettre de démission. Qu’est-ce qu’ils espèrent encore ? Un peu de compréhension ? Je pars en silence. Sans lettre T pour la réponse. Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils pourraient comprendre ? Même moi je ne me comprends pas. La vie ne me comprend plus. Et s’ils me répondaient ? Qu’est-ce qu’on peut bien répondre aux abonnés absents ? Je pars sans un mot. Sans préavis. Je libère la place. Parce que je serai remplacé, bien sûr. Vous aussi. Faut pas rêver. Dans la foule, personne n’est irremplaçable. Quand tu n’es plus là, ce sera un autre. Ici ou ailleurs. Un peu plus tard ou juste après. C’est ta vie qui veut ça. La vie des autres… (Il écrase sa cigarette ou range son vapoteur) Non, si je pouvais leur dire quelque chose avant de partir, je leur dirais seulement : ne vous inquiétez pas, je vais me fondre dans la foule. Je ne suis plus là. Je serai la multitude (Un temps) Ce n’est pas la mort. C’est juste une nouvelle vie qui commence…

Le personnage s’en va.

La mère Noël

Une femme arrive, en Mère Noël. Elle allume une cigarette ou se met à vapoter. Un homme arrive à son tour. Il aperçoit d’abord l’autre de dos, et est un peu surpris par son costume de Père Noël. Il est encore plus étonné lorsque la femme se retourne, et qu’il voit que c’est une Mère Noël.

Homme – Bonjour…

Mère Noël – Salut.

Homme – Vous…?

Mère Noël – Je viens pour l’arbre de Noël.

Homme – L’arbre de Noël…?

Mère Noël – L’arbre de Noël de la société. Celle pour laquelle vous travaillez, j’imagine.

Homme – Ah oui, c’est vrai… L’arbre de Noël… Je ne savais même pas que ça existait encore… Maintenant, avec toutes ces lois sur la laïcité…

Mère Noël – Vous n’avez pas d’enfants…

Homme – Pas le temps, malheureusement. Dans vingt ou trente ans, peut-être… Si la complémentaire santé de ma boîte accepte de rembourser la congélation de mes spermatozoïdes jusqu’à l’âge de ma retraite. Et donc vous…?

Mère Noël – Je travaille une année sur deux pour le Comité d’Entreprise. Je suis intermittente. Le reste de l’année, je fais du théâtre. Mais vous savez, le théâtre…

Homme – Oui… Il faut bien gagner sa vie… Et vous n’avez pas de barbe ?

Mère Noël – Vous préféreriez que j’ai une barbe ?

Homme – Non, non, vous… Vous êtes tout à fait charmante comme ça… Mais pourquoi une année sur deux ? Noël, c’est tous les ans. Ne me dites pas que le Comité d’Entreprise a décidé de ne fêter Noël que les années impaires, pour faire des économies ?

Mère Noël – C’est à cause de la parité.

Homme – La parité ?

Mère Noël – Pour lutter contre le sexisme, le Comité d’Entreprise a décidé qu’une année sur deux, le Père Noël serait une femme.

Homme – Ah oui…

Mère Noël – Si on y réfléchit bien… Il n’y a pas de raison que seuls les intermittents de sexe masculin puissent espérer trouver un job d’appoint pendant les fêtes.

Homme – Je vous avoue que je n’avais jamais pensé à ça.

Mère Noël – Pour nous, entre les arbres de Noël, les animations dans les grands magasins, les soirées privées… c’est une activité saisonnière très importante. L’année dernière, c’est ça qui m’a permis de sauver mon statut.

Homme – De Mère Noël…

Mère Noël – D’intermittente !

Homme – Bien sûr…

L’homme se met à vapoter à son tour.

Homme – Et vous, vous avez des enfants ?

Mère Noël – J’ai en des milliers…

Homme – Ah oui ? Une erreur de manipulation lors de la décongélation de vos ovules, peut-être ?

Mère Noël – Je suis la Mère Noël ! Tous les enfants sont mes enfants.

Homme – D’accord…

Ils fument un moment.

Homme – Et… est-ce qu’il y a un Père Noël ?

Mère Noël – Ne me dites pas qu’à votre âge, vous vous posez encore la question ?

Homme – Je voulais dire, est-ce que quand vous rentrez chez vous, il y a un Père Noël qui vous attend dans votre chaumière, avec qui vous partagez toutes les tâches ménagères selon les strictes règles de la parité homme-femme ?

Mère Noël – Eh bien non. Puisque vous voulez tout savoir, personne ne m’attend en bas avec un traîneau. En ce qui me concerne en tout cas, le Père Noël n’existe pas…

Homme – C’est curieux, mais contrairement à la première fois où j’ai entendu ça, aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à trouver que c’est une bonne nouvelle…

La mère Noël écrase sa cigarette ou range son vapoteur.

Mère Noël – J’y retourne… Il faut que je finisse de décorer l’arbre… Et après j’en ai pour une heure de RER avant de rentrer chez moi…

Homme – J’ai ma voiture en bas. Moi aussi j’ai un truc à finir et après je m’en vais. Je vous dépose, si vous voulez. C’est sur mon chemin.

Mère Noël – Je ne vous ai pas encore dit où j’habitais.

Homme – Mais je sais déjà que c’est sur mon chemin.

Mère Noël – La magie de Noël…

Ils sortent.

Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-49-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Avis de Passage

Open Letters – Aviso de pasoAviso de passagem – NEZASTIŽENÝ ADRESÁT

Comédie à sketchs

Distribution variable en nombre et sexe : une trentaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Dans le hall d’un immeuble, entre les boîtes à lettres et le digicode, d’étranges personnages se croisent sans toujours se comprendre…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


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TEXTE INTÉGRAL

Avis de Passage

25 personnages

Chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles et la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins.

1 – Code d’accès

2 – Lettres d’insulte

3 – Les encombrants

4 – Lettre morte

5 – Diabolique

6 – Colis piégé

7 – Mauvaise adresse

8 – Invitation

9 – Lettre d’amour

10 – Squatteur

11 – Don contre don

12 – Avis de passage


1 – Code d’accès

Une femme arrive dans le hall, le traverse et, perplexe, se place devant le digicode de la porte donnant accès à l’escalier. Un homme arrive à son tour et se dirige vers la même porte pour composer le code.

Femme – Excusez-moi… Je peux entrer avec vous… Je n’ai pas le code…

Homme – Euh… Oui… Enfin… Vous voulez dire que vous n’avez pas le code ?

Femme – Oui… C’est ce que je viens de vous dire, non ?

Homme – C’est à dire que… En principe, on doit avoir le code pour rentrer dans cet immeuble. C’est justement ça le principe…

Femme – Le principe ?

Homme – Ceux qui ont le code ont le droit d’entrer, les autres non. À quoi ça sert d’avoir un code, sinon ?

Femme – Ah, d’accord…

Homme – Ben ouais…

Femme – Donc vous ne voulez pas me laisser entrer ?

Homme – Ben non…

Femme – Vous me prenez pour une voleuse, c’est ça ?

Homme – Je ne sais pas, moi… Si vous habitiez dans cet immeuble, pourquoi est-ce que vous n’auriez pas le code ?

Femme – Pourquoi ? Le code pourrait avoir changé sans que j’en sois avertie.

Homme – Le code n’a pas changé depuis vingt ans.

Femme – Je pourrais l’avoir oublié !

Homme – C’est le genre de code qu’on n’oublie pas, croyez-moi. Beaucoup de personnes âgées habitent dans cet immeuble, alors on a choisi quelque chose de facile à mémoriser. Même un Alzheimer en stade terminal oublierait sa date de naissance avant d’oublier le code de cet immeuble…

Femme – 1515 ? 14-18 ? 16-64 ?

Homme – 16-64 ?

Femme – 16-64, ça ne vous dit rien ?

Homme – Donc, vous n’habitez pas dans cet immeuble…

Femme – Et votre date de naissance, vous vous en souvenez ?

Homme – Puisque vous n’habitez pas ici, qui venez-vous voir ?

Femme – Mais enfin, ça ne vous regarde pas ! Vous êtes de la police ?

Homme – Non. Mais c’est mon immeuble.

Femme – Cet immeuble vous appartient ?

Homme – J’en suis copropriétaire. Je veille sur la sécurité des gens qui l’habitent. Et sur l’intégrité de leurs biens.

Femme – Je vois… Vous êtes une sorte de milicien, en somme. Méfiez-vous. À la libération, certains pourraient avoir envie de vous tondre.

Homme – Dites-moi seulement ce que vous venez faire ici.

Femme – Je viens pour assassiner quelqu’un, ça vous va ?

Homme – À quel étage ?

Femme – Parce que ça change quelque chose ?

Homme – C’est juste pour vérifier que vous n’êtes pas encore en train de mentir.

Femme – La petite vieille du cinquième.

Homme – Au cinquième, c’est un couple d’homos et une fille mère.

Femme – Une fille mère ? Mais vous vivez à quelle époque ? À la fin du 19ème ?

Homme – Oui, bon, ça va… Je voulais dire une mère célibataire…

Femme – Une mère célibataire… Aujourd’hui, on dit une famille monoparentale, figurez-vous !

Homme – En tout cas, on ne dit pas la petite vieille du cinquième ! Donc vous mentez !

Femme – Évidemment, que je mens. Si j’étais venue pour assassiner quelqu’un, vous croyez vraiment que je vous préciserais l’étage ?

Homme – Ça ne me dit toujours pas ce que vous venez faire ici.

Femme – Au départ, je n’étais pas venue pour tuer quelqu’un, c’est vrai. Mais je dois avouer qu’après vous avoir rencontré, ça me donne des envies de meurtre…

Homme – Très bien, ironisez tant que vous voudrez. Mais tant que je ne saurai pas ce que vous venez faire ici, pas question de vous laisser entrer.

Femme – Ok… Je viens voir quelqu’un, ça vous va ?

Homme – Ah oui ? Et qui ça ?

Femme – Le dentiste.

Homme – Vous avez mal aux dents ?

Femme – C’est plus compliqué que ça…

Homme – Quel dentiste, d’abord ? Il y en a au moins trois ou quatre, dans l’immeuble.

Femme – Je ne connais pas son nom. Je veux dire son vrai nom.

Homme – C’est commode…

Femme – Non, justement, ce n’est pas commode. C’est quelqu’un que j’ai rencontré sur le net. Je connais seulement son pseudo.

Homme – Un pseudo ?

Femme – Il m’a donné rendez-vous chez lui, mais il a oublié de me donner le code.

Homme – Il vous donne rendez-vous chez lui, mais il ne vous donne pas le code…

Femme – Il a oublié, je vous dis !

Homme – Hun, hun… Vous n’avez qu’à lui téléphoner.

Femme – Je n’ai pas son numéro.

Homme – Ah, il ne vous a pas donné son numéro non plus. Apparemment, c’est quelqu’un qui tient beaucoup à préserver son intimité… Vous êtes vraiment sûre qu’il vous a invitée à venir chez lui ? Je veux dire, il ne vous a pas donné le code…

Femme – Il m’a donné l’adresse, il m’a dit qu’il habitait au troisième et qu’il était dentiste. Je pense que s’il ne voulait pas me voir…

Homme – Dentiste ? Au troisième… Donc c’est l’adresse de son cabinet. Pas de chez lui.

Femme – Et alors ?

Homme – Cela explique le fait qu’il ait oublié de vous donner le code.

Femme – Et pourquoi ça ?

Homme – Parce que dans la journée, il n’y a pas de code.

Femme – Donc il y a bien un dentiste au troisième.

Homme – Oui.

Femme – Alors vous voyez bien que je ne mens pas.

Homme – En même temps, c’est indiqué sur la plaque.

Femme – Quelle plaque ?

Homme – La plaque qui se trouve dehors à l’entrée de cet immeuble.

Femme – D’accord… Donc, vous ne voulez toujours pas me laisser entrer ?

Homme – Ça dépend… C’est quoi, votre pseudo, à vous ?

Femme – Pardon ?

Homme – Vous avez dit que vous ne connaissez ce dentiste que sous son pseudo. J’imagine qu’il ne vous connaît vous aussi que sous un nom de code.

Femme – Et pourquoi est-ce que je vous donnerais mon numéro de code ? C’est très personnel, non ? Plus que le code d’accès à un immeuble, en tout cas…

Homme – Disons que c’est donnant donnant.

Femme – Alex343.

Homme – Alex343 ?

Femme – Quoi ? Ça ne vous plaît pas non plus ?

Homme – Si, si… Alex343, c’est un très joli nom. (Changeant de ton) Pour une bien jolie personne… Ça donne envie de connaître les 342 autres Alex.

Femme – Vous me draguez, maintenant ? Vous ne manquez pas d’air ?

Homme – Nous sommes partis sur un mauvais pied, mais permettez-moi de me présentez : Domi459.

Femme – Domi459 ? Alors c’est vous ?

Homme – J’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Femme – Non, non, mais… Je ne vous imaginais pas comme ça…

Homme – Excusez-moi pour le code, mais comme en journée, il n’y en a pas…

Femme – Bien sûr.

Homme – Et puis on ne sait jamais à qui on a à faire.

Femme – Vous avez raison. On n’est jamais trop prudent.

Homme – Vous avez trouvé facilement ?

Femme – Oui, oui… Jusqu’à ce que j’arrive devant cette porte en tout cas…

Il lui montre la porte.

Homme – Mais allez-y, je vous en prie…

Femme – Euh…

Homme – Ah oui, c’est vrai… Vous n’avez pas le code… Attendez, je passe devant vous… 39-45, c’est facile à se rappeler…

Femme – Oui, c’est pratique…

Homme – Mais au fait, j’ai oublié de me présenter… Comme vous ne me connaissez que sous mon pseudo…

Femme – Votre nom est inscrit sur la plaque à l’entrée de l’immeuble.

Homme – Ah oui, c’est vrai ! Et vous, votre vrai nom, c’est quoi ?

Femme – Si vous permettez, j’attendrai de vous connaître un peu mieux avant de vous donner le code d’accès…

Ils sortent.

Noir.

 

2 – Lettres d’insulte

Une femme arrive, ouvre une boîte à lettres et constate, déçue, qu’elle est vide. Un homme arrive.

Homme – Pas de courrier aujourd’hui ?

Femme – Il y a quelques années, il m’arrivait encore de recevoir un faire-part de temps en temps. Et puis peu à peu, plus rien. J’ai l’impression d’être la seule survivante de ma génération.

Homme – Si je meurs avant vous, je vous promets de vous envoyer un faire-part.

Femme – C’est gentil… Je descends quand même tous les matins voir si j’ai du courrier. Ça me fait un peu d’exercice…

L’homme ouvre sa boîte qui déborde de lettres.

Homme – Je vous donnerais bien un peu du mien, mais ce sont principalement des lettres d’insultes.

Femme – D’insultes ? Ah oui… C’est vrai que votre femme vous a quitté…

Homme – Je crois qu’elle n’a pas trop supporté que je change de métier. Mais ce n’est pas elle qui m’envoie toutes ces lettres, vous savez.

Femme – Vous n’êtes plus professeur de français ?

Homme – J’ai démissionné il y a quelques mois. Maintenant je travaille dans une boucherie chevaline.

Femme – Ça doit vous changer.

Homme – C’est plus salissant.

Femme – Ah oui, c’est quand même une sacrée reconversion.

Homme – Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours eu envie de travailler dans la viande. Certains rêvent de devenir pompiers, moi je rêvais de devenir boucher.

Femme – Il faut de tout pour faire un monde, pas vrai ?

Homme – Mes parents étaient agrégés de philo tous les deux. Autant vous dire qu’ils n’étaient pas très favorables à ce projet. Je crois qu’ils auraient encore préféré si je leur avais dit que j’étais homosexuel et que je voulais devenir comédien. Alors j’ai d’abord fait des études de lettres, pour leur faire plaisir, et j’ai épousé une agrégée de latin. Mais finalement, c’est la passion qui a été la plus forte. J’ai pris des cours du soir, j’ai passé mon CAP, accessoirement j’ai divorcé, et me voilà enfin boucher !

Femme – La boucherie, c’est un beau métier. Mais pourquoi les chevaux ?

Homme – Je crois que les bœufs et les veaux, ça m’aurait trop rappelé mon ancien boulot de prof…

Femme – Je comprends… Avec tout ce qu’on voit maintenant… Mais toutes ces lettres d’insultes ? J’imagine que ce ne sont pas les chevaux qui vous écrivent pour se plaindre…

Homme – Ah, ça ? En fait, ça n’a rien à voir avec ma nouvelle profession. Ce sont mes anciens élèves qui continuent à m’écrire. J’ai arrêté en juin, et ils ne savent pas encore que j’ai démissionné.

Femme – Et vous allez lire tout ça ?

Homme – Pensez-vous ! Si encore c’était bien rédigé. Mais le vocabulaire est pauvre, la syntaxe déplorable et c’est bourré de fautes d’orthographe. Tenez, j’en ouvre une au hasard…

Il ouvre une enveloppe et lit.

Homme – Nique ta mère, bouffon d’enculé d’ta race, je t’attrape, j’te crève… Des veaux, je vous dis…

Femme – Vous savez quoi ? Ils ne vous méritaient pas…

Homme – Je vais mettre ça directement au recyclage.

Femme – Dans ce cas, donnez-les moi. Ça m’occupera.

Homme – Si vous y tenez… (Il lui tend le tas de lettres qu’elle saisit) Mais je vous aurais prévenue…

Femme – Si j’en vois une qui est plus intéressante que les autres d’un point de vue littéraire, je vous la mettrais de côté.

Homme – Parfait ! Et moi je vous mets un petit steak de cheval de côté pour midi ! C’est excellent pour la santé, vous verrez. Le cheval, c’est beaucoup moins gras que le bœuf, et c’est plein de fer.

Femme – De fer ? Pas de fer à cheval, j’espère.

Homme – Ah, n’oubliez pas qu’un fer à cheval, ça porte chance ! Allez, bonne journée à vous ! La viande, ça n’attend pas ! Comme disait Boris Vian : Faut que ça saigne !

Femme – Merci, bonne journée à vous !

Il s’en va. Elle regarde le paquet de lettres.

Femme – Voyons voir ça…

Elle repart elle aussi en lisant la première lettre qu’elle vient de décacheter.

Noir.

 

3 – Les encombrants

La scène est vide à l’exception d’une grande poubelle à roulettes au couvercle jaune. Une femme arrive en tirant une autre poubelle du même type mais au couvercle vert. Habillée avec élégance et juchée sur des talons hauts, elle tente de conserver un semblant de dignité dans cet exercice dégradant qu’est en temps de crise, pour une bobo divorcée qui n’a plus les moyens de se payer une bonne même défiscalisée, celui de sortir elle-même la poubelle. Son portable sonne, et elle répond.

Femme 1 – Allo, oui ? Ah, bonsoir Jacques ! Non, non, vous ne me dérangez pas. J’étais en train de ranger quelques papiers et je m’apprêtais à prendre un bain… Ce soir à dix-neuf heures trente ? Ah, oui, c’est absolument parfait ! Mais vous êtes sûr que… Votre dernière patiente ? Très bien ! Dans ce cas, nous aurons peut-être le temps de prendre un verre après, histoire de faire un peu connaissance ? Ah oui, ou de dîner si vous préférez… Je connais un très bon japonais du côté de… Ah, vous détestez les sushis… Non, non, pas du tout… J’aime beaucoup la choucroute aussi… Parfait, alors à tout à l’heure… Non, non, j’ai bien l’adresse de votre cabinet… Ah, il y a un code à partir de 19 heures… Attendez, je prends de quoi noter… Je suis dans la salle de bain, et je n’ai rien sur moi… Je veux dire pour écrire…

Elle sort un crayon mais, se rendant compte qu’elle n’a pas de papier, ouvre le couvercle de la poubelle jaune. La trouvant vide, elle laisse le couvercle ouvert et ouvre le couvercle de sa propre poubelle dont elle sort au hasard un paquet de céréale basses calories.

Femme 1 – Voilà, je vous écoute… Ouh, là, en effet, c’est compliqué… (Essayant de plaisanter) Vous ne pouviez pas choisir 1515, 14-18 ou 39-45, comme tout le monde ? Ah, c’est la date de décès de votre belle-mère… Oui, vous avez raison, pour un cambrioleur, évidemment, c’est plus difficile à deviner… Mais vous pouvez me redire ça moins vite ? Juste une seconde, je m’installe un peu plus confortablement…

Elle se contorsionne pour essayer de noter d’une main sur le carton tout en tenant le téléphone de l’autre, avant de prendre le parti de poser le carton sur le bord de la poubelle jaune dont elle a laissé le couvercle ouvert. Le carton tombe par terre et en essayant de le rattraper, elle laisse tomber son portable au fond de la poubelle vide.

Femme 1 – Oh, non, ce n’est pas vrai… (Elle parle en direction du fond de la poubelle) Allo ? Jacques ? Vous m’entendez ? (Elle se penche vers le fond de la poubelle pour tenter de récupérer le téléphone) Allo ? Je vous entends très mal…

Elle finit par basculer complètement dans la poubelle. Seules ses jambes dépassent, qu’elle agite en poussant des cris étouffés. Un homme arrive, un portable à la main.

Homme – Allo ? Allo ? Vous m’entendez ?

Sa femme arrive derrière lui.

Femme 2 – Jacques ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Jacques range immédiatement son portable. Craignant probablement d’être surprise dans cette position embarrassante, la prisonnière de la poubelle rentre ses jambes et se calme également aussitôt.

Homme – Eh bien, je… Je venais chercher la poubelle pour la remonter… Le coiffeur n’a pas pu te prendre, finalement ?

Femme 2 (sèchement) – Si. J’en sors.

Homme – Ah, très bien…

Femme 2 – Tu n’as pas oublié que ce soir, je vais au pot de départ de mon chef de service ?

Homme – Non, non, rassure-toi… J’en profiterai pour faire ma comptabilité en retard au cabinet.

La femme aperçoit la boîte de céréales par terre.

Femme 2 – Les gens sont d’une saleté… (Elle ramasse l’emballage et le remet dans la poubelle) Et j’ai l’impression que les derniers arrivés sont les pires… À propos, tu as fait connaissance avec la nouvelle voisine ?

Homme – Quelle voisine ?

Femme 2 – Ne me dis pas que tu ne l’as pas remarquée… Celle avec la forte poitrine…

Homme – Ah, celle-là…

Femme 2 – Tu vois que tu t’en souviens.

Homme – C’est vrai que c’est plutôt une belle femme.

Femme 2 – Moi, je la trouve plutôt vulgaire, mais bon…

Homme – Vulgaire ?

Femme 2 – Elle est divorcée, je crois…

Homme – Elle t’a dit ça ?

Femme 2 – Une femme qui sort elle-même la poubelle vit forcément seule… Et comme elle est trop âgée pour être encore célibataire, j’en conclus qu’elle est divorcée… ou veuve.

Homme – Elle n’est pas si vieille que ça…

Femme 2 – Elle doit avoir à peu près mon âge.

Homme – Ah, oui ? Ça ne se voit pas…

Femme 2 – Quand elle sort la poubelle le matin en peignoir avant de s’être maquillée, ça se voit, crois-moi… Mais dis donc, on dirait vraiment qu’elle t’a fait forte impression…

Homme – C’est toi qui m’en as parlé ! (Un temps) Et puis elle a téléphoné au cabinet aujourd’hui pour un détartrage…

Femme 2 – Un détartrage… Quand ça ?

Homme – Ce soir.

Femme 2 – Ah, d’accord… Il faut croire que c’était une urgence. Elle devait être sacrément entartrée…

Homme – Elle a peut-être un rendez-vous important…

Femme 2 – C’est ça, oui… Enfin… Tant que tu ne la ramènes pas à la maison… Parce que là, je te préviens, je suis capable de tout…

Homme – La ramener à la maison… Qu’est-ce que tu vas chercher…?

Ils commencent à s’éloigner.

Femme 2 – Eh bien tu ne remontes pas la poubelle  ?

Homme – Si, si… (Il prend la poubelle à roulettes par la poignée et suit sa femme) Mais quand tu dis capable de tout… Pas à tuer quand même ?

On entend la sonnerie d’un téléphone en provenance de la poubelle.

Noir.

4 – Lettre morte

Un personnage (homme ou femme) arrive, pour relever son courrier dans sa boîte à lettres. Il ouvre la boîte, sort quelques enveloppes et les examine rapidement.

Locataire – Facture, impôts, appel à cotisation, facture…

Un autre personnage (homme ou femme) arrive à son tour, en facteur. Il examine les boîtes à lettres sans trouver ce qu’il cherche.

Facteur – Excusez-moi… Monsieur Martin, ça vous dit quelque chose ?

Locataire – Oui…

Facteur – Je ne vois pas son nom sur la boîte. C’est à quel étage ?

Locataire – Septième. Mais il est mort la semaine dernière.

Facteur – Ah merde… Alors en somme… Il a déménagé.

Locataire – On peut dire ça comme ça, oui…

Facteur – Non, parce que j’ai un recommandé pour lui…

Locataire – Ah, ouais… C’est ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce que je fais ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Il n’a pas laissé une adresse ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Ah ouais… Mais qui est-ce qui va le signer, mon recommandé ?

Locataire – Ça…

Facteur – Donc il ne va pas revenir…

Locataire – C’est peu probable.

Facteur – Ça ne m’arrange pas.

Locataire – Il y a toujours des emmerdeurs, vous savez… Mais je ne suis pas sûr qu’il soit mort simplement pour vous compliquer la vie…

Facteur – Mmm… Alors je ne sais pas moi… Et vous ne pourriez pas signer à sa place ?

Locataire – Pourquoi je ferais ça ?

Facteur – Entre voisins… On peut se rendre de petit services… Ça m’éviterait de revenir.

Locataire – Revenir ? Pourquoi faire ?

Facteur – Pour lui remettre ce recommandé !

Locataire – Mais puisque je vous dis qu’il est mort ! Mort, vous comprenez ? Et il y a au moins un avantage à être mort, c’est qu’on devient totalement et définitivement inaccessible aux recommandés en tous genres !

Facteur – Je comprends.

Locataire – Vous pouvez toujours lui laisser un avis de passage !

Facteur – Vous croyez ?

Locataire – D’ailleurs, c’est quoi, ce recommandé ? Avis d’imposition ? Avis d’expulsion ? Avis de radiation ?

Le facteur jette un regard à l’enveloppe.

Facteur – Ça vient de la Française des Jeux.

Locataire – La Française des Jeux ?

Facteur – Ça ne peut pas être une mauvaise nouvelle.

Locataire – Vous croyez vraiment que quand on est mort, on peut encore faire la différence entre une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Facteur – Évidemment… Mais quand même…

Le locataire prend le recommandé de la main du facteur.

Locataire – Faites voir… Ah oui, la Française des Jeux, dites donc…

Facteur – Vous savez si il jouait au loto ?

Locataire – Je ne sais pas… Je le connaissais très peu… On se croisait de temps en temps… Il avait un chien…

Facteur – Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Le chien aussi, il est mort ?

Locataire – Non, pas le chien, lui !

Facteur – Et le chien, qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Le chien ? Je ne sais pas…

Facteur – C’est triste, un chien qui se retrouve tout seul dans la vie, comme ça… Je ne comprends pas tous ces gens qui prennent un animal et qui l’abandonnent. Prendre un animal, c’est une responsabilité. Les gens ne se rendent pas compte…

Locataire – Vous croyez qu’il a gagné le gros lot ?

Facteur – Si c’est le cas, il ne faudrait pas qu’il tarde à se manifester. Parce qu’il y a une date butoir. Si on ne vient pas chercher son chèque avant, on perd tout et la somme est remise en jeu…

Locataire – C’est vrai que ce serait dommage…

Facteur – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Locataire – On ?

Facteur – Comme vous dites, ce serait dommage…

Locataire – Ok. Je vais signer.

Facteur – Ça m’évitera de repasser.

Le locataire signe le reçu que lui tend le facteur, ouvre fébrilement l’enveloppe et lit.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est un solde de tous comptes…

Facteur – Ce n’est pas un chèque ?

Locataire – Il travaillait à la Française des Jeux. C’est juste un avis de fin de contrat.

Facteur – Alors en plus, il a perdu son travail… C’est quand même malheureux. Parce que pour retrouver du travail en ce moment, ce n’est pas évident.

Locataire – Surtout quand on est mort.

Facteur – Et avec la crise, en plus. Les délocalisations, tout ça.

Locataire – Je sais ce que c’est, je suis au chômage moi aussi.

Facteur – Ah oui, ce n’est pas de veine… Et évidemment, ce n’est jamais les gens comme vous qui gagnent au loto, hein ? Ceux qui en auraient vraiment besoin.

Locataire – Non…

Facteur – J’ai lu un article hier dans le journal : Il gagne 60 millions au loto et il continue à vivre exactement comme avant… Je vais vous dire, moi : il y a des gens, ils ne méritent pas de gagner !

Locataire – C’est clair…

Facteur – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que je continue ma tournée.

Il s’apprête à partir. Le locataire brandit la lettre.

Locataire – Qu’est-ce que je fais de ça, moi ?

Facteur – Ça c’est vous qui voyez… Moi du moment que vous avez signé le reçu.

Le facteur s’apprête à s’en aller

Facteur – Mais si j’étais vous, je leur écrirais.

Locataire – À qui ?

Facteur – À la Française des Jeux ! Puisqu’un poste vient de se libérer…

Le facteur s’en va. Le locataire regarde à nouveau le recommandé, perplexe.

Noir.

 

5 – Diabolique

Un personnage (homme ou femme) entre en portant un carton visiblement très lourd. Un autre personnage arrive à son tour.

Un – Ça a l’air lourd… Vous déménagez ?

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Il pose le carton sur un autre carton déjà là.

Un – Je vous donnerais bien un coup de main, mais avec mon dos…

Deux – Merci quand même…

Il s’assied sur les cartons pour souffler un moment. L’autre sort un paquet de cigarettes.

Un – Vous en voulez une ?

Deux – Merci, je suis déjà au bord de l’apoplexie…

L’autre range son paquet.

Un – Vous avez raison, moi aussi je ferais mieux d’arrêter… Je vais prendre un Cachou plutôt.

Il sort une boîte de Cachous

Un – Vous en voulez un ?

L’autre fait signe que non.

Deux – Merci, non. J’ai déjà très soif.

Un – J’ai tout essayé, même l’acupuncture, mais je n’arrive pas à décrocher complètement.

Deux – Hun, hun…

Un – C’est curieux, je ne vous ai jamais vu dans l’immeuble… et on fait connaissance justement le jour où vous déménagez…

Deux – Vous trouvez qu’on a fait connaissance ?

L’autre se contente de le regarder en souriant, tout en mâchonnant son Cachou.

Un – Et où est-ce que vous allez, comme ça, avec vos cartons ?

Deux – Je m’installe dans le 19ème.

Un – Le 19ème arrondissement ?

Deux – Euh, oui… Pas le 19ème siècle.

Un – Ça va vous changer.

Deux – Oui… Remarquez, le 19ème, ça ne doit pas être si différent que ça du 20ème.

Un – Mais nous n’aurons plus l’occasion de nous revoir…

Deux – Je vous dirais bien que vous allez me manquer, mais comme on ne s’était jamais croisé jusqu’ici. Vous habitez cet immeuble depuis longtemps ?

Un – Ah, non, mais je n’habite pas ici.

Deux – Ah oui… Ça explique sûrement pourquoi on ne se croisait pas plus souvent…

Un – J’ai mon cabinet au troisième.

Deux – Je vois. Le dentiste.

Un – Euh, non… Moi c’est juste en face. L’exorciste.

Deux – L’exorciste…?

Un – Évidemment, ce n’est pas marqué sur la porte.

Deux – Bien sûr.

Un – Je consulte surtout le soir. Ou même la nuit, c’est plus discret.

Deux – C’est sûrement pour ça qu’on ne s’est jamais rencontré…

Un – Les gens qui viennent me voir n’ont pas toujours envie qu’on les reconnaisse…

Deux – Je ne suis pas sûr non plus que j’aimerais croiser vos patients dans l’escalier après la tombée de la nuit…

Un – Vous n’y croyez pas.

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Un – Je ne vous en veux pas, mais vous avez tort.

Deux – Peut-être, oui… Et ça marche ?

Un – Regardez autour de vous… Et surtout au dessus… Je veux dire ceux qui nous gouvernent. Vous ne croyez pas que le marché est immense ?

Deux – Oui, remarquez, ce n’est pas faux. Dommage que vous ne pouviez pas me citer le nom de quelques-uns de vos clients.

Un – En tout cas, ceux qui ne sont pas encore venus me voir, vous n’aurez pas de mal à les reconnaître. Prenez qui vous savez. Celui dont le nom rappelle l’autre pays du fromage. Si le candidat avait pris soin de se faire désenvoûter à temps, nous aurions peut-être aujourd’hui un président normal.

Deux – Peut-être, oui… Mais vous, avec tout ça, vous n’avez pas réussi à arrêter de fumer ?

Un – Je n’ai pas encore trouvé la formule magique qui me libérerait des puissances maléfiques de la nicotine.

Deux – Marlboro, sors de ce corps !

Un temps.

Un – Et vous déménagez pourquoi, si je peux me permettre ?

Deux – Eh bien… Pour me rapprocher de mon travail, d’abord.

Un – En déménageant du 19ème au 20ème arrondissement ?

Deux – Et aussi… Comment dire ? Parce que je sentais comme une présence diabolique dans l’appartement que j’occupe au dernier étage de cet immeuble.

Un – Vraiment ? Vous auriez dû m’en parler avant…

Deux – Malheureusement, je ne vous connaissais pas encore.

Un – Et par présence diabolique, qu’est-ce que vous entendez, exactement ?

Deux – J’entends principalement… ma femme (ou mon mari).

Un – Je vois… J’ai beaucoup de cas comme le vôtre…

Deux – Bon, ce n’est pas tout ça, mais il va falloir que je m’y remette. Puisque vous ne voulez pas m’aider…

Un – Je pourrais toujours essayer de désenvoûter votre conjoint.

Deux – Vous pourriez faire ça ?

Un – C’est à quel étage ?

Deux – Huitième.

Un – Vous avez descendu ces cartons du huitième étage, sans ascenseur ?

Deux – Et j’en ai encore beaucoup plus à descendre…

Un – Ah, oui… Huitième sans ascenseur… C’est vraiment diabolique…

Deux – Oui…

Un – Désolé, mais je crois que là… Je ne peux rien pour vous…

Il passe son chemin, et l’autre reste là avec ses cartons, un peu déstabilisé. Il se décide à repartir quand un autre personnage (joué par celui qui vient de partir) portant un masque de carnaval (au choix) arrive. Il fait mine de chercher quelque chose, comme un nom sur une boîte aux lettres ou une plaque professionnelle.

Trois – Excusez-moi, l’exorciste, c’est à quel étage ?

Deux – Troisième. En face du dentiste.

Trois – Évidemment, il n’y a pas de plaque en bas.

Deux – Ni sur la porte.

Trois – Merci…

Il sort. L’autre reste là, assis sur son carton.

Deux – Je crois qu’il était temps que je déménage, moi…

Noir.

6 – Colis piégé

Un facteur (homme ou femme) arrive avec un paquet et croise un locataire (homme ou femme) qui arrive aussi.

Facteur – Ah justement, j’avais un paquet pour vous.

Locataire – Merci.

Le facteur lui donne le paquet.

Facteur – Une petite signature…

Locataire – Bien sûr…

Encombré, le locataire rend le paquet au facteur afin de signer le reçu qu’il lui tend.

Locataire – Excusez-moi, je vous rends ça une seconde.

Le locataire signe le reçu et sourit.

Locataire – J’espère que ce n’est pas un colis piégé…

Le facteur répond sur le même ton de la plaisanterie.

Facteur – Ah, ah, ah ! C’est vrai qu’on entend comme un tic tac, là dedans.

Locataire – Ah, ah, ah ! On voit tellement de choses, maintenant ! (Cessant de rire brusquement) C’est vrai ?

Le facteur, pris au mot, colle son oreille contre le paquet.

Facteur – Vous allez rire mais… Oui, on dirait…

Le locataire semble soudain inquiet. Il colle à son tour son oreille sur le paquet.

Locataire – Mais oui… Je l’entends aussi… Vous pensez que ça pourrait…

Le facteur change également de ton.

Facteur – Vous connaissez des gens qui auraient des raisons de vous en vouloir à ce point ?

Locataire – Je ne sais pas… À part ma belle-mère… Mais on a tous des ennemis, non ?

Facteur – Tout de même.

Le locataire hésite.

Locataire – Du coup, je ne suis pas sûr de vouloir le prendre…

Facteur – Alors qu’est-ce que j’en fais ?

Locataire – Vous n’avez qu’à le ramener à la Poste.

Facteur – C’est que je n’ai pas fini ma tournée, moi… Et si ça me pète à la gueule en cours de route ? Et puis maintenant, vous avez signé le reçu…

Il tend le paquet à l’autre qui refuse de le prendre.

Locataire – Et si on appelait la police ?

Facteur – La police ?

Locataire – Comme quand on trouve un paquet suspect dans un hall de gare ou dans un train.

Facteur – Vous voulez dire… une brigade de démineurs ?

Locataire – Eux, ils sauront quoi faire…

Facteur – Et si la bombe explosait avant qu’ils arrivent ?

Locataire – Je ne sais pas moi… On n’a qu’à jeter le paquet dans la rue…

Facteur – Et si des passants étaient blessés ? Des enfants, peut-être… C’est l’heure de la sortie de l’école… On ne peut pas faire ça !

Locataire – Vous avez raison… Il ne reste plus qu’à nous préparer à mourir dans la dignité, avec la seule consolation que notre sacrifice aura permis de sauver quelques vies innocentes…

Facteur – Notre sacrifice ? Qu’est-ce que vous proposez, au juste ?

Locataire – Il faut agir, et vite !

Il prend le paquet des mains du facteur, le jette contre le sol, et le piétine violemment.

Facteur – Non mais ça ne va pas ?

Locataire – Ça n’a pas explosé…

Facteur – Non…

Ils se penchent tous les deux pour examiner le paquet.

Facteur – Ah, oui… C’était bien une pendule… Mais je ne vois pas de bombe…

Locataire – Non, c’est bizarre…

Facteur – Mais j’y pense, c’est qui l’envoyeur ?

Locataire – L’envoyeur ?

Facteur – En principe, c’est marqué sur l’accusé de réception !

Locataire – Ah oui…

Le facteur regarde le reçu.

Facteur – Ça vient de Suisse… C’est curieux…

Locataire – Oui, c’est sûrement le pays au monde qui compte le moins de terroristes…

Facteur – Madame Mansard… Vous connaissez ?

Locataire – C’est ma belle-mère.

Le facteur fouille dans les décombres du paquet.

Facteur – Regardez… Il y a une lettre de revendication…

Il tend la feuille à l’autre qui la lit.

Locataire – Bon anniversaire mon chéri… C’est pour l’anniversaire de son fils (ou sa fille).

Facteur – Son fils (ou sa fille) ?

Locataire – Mon mari (ou ma femme) !

Facteur – Une pendule… C’est un drôle de cadeau, pour un anniversaire, non ?

Locataire – Mon beau-père est horloger.

Facteur – Et ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille ? Je veux dire quand vous avez entendu le tic tac…

Ils contemplent tous les deux les restes défoncés du paquet.

Facteur – C’est votre mari (ou votre femme) qui va être content(e)… Ça va lui faire quel âge, au fait ?

Locataire – On dirait que ça sent quand même un peu la poudre, non ?

Facteur – Je dirais plutôt le chocolat…

Locataire – Ah, oui, regardez, il y avait aussi des chocolats avec. (Il prend la boîte défoncée, et la tend au facteur) Vous en voulez un ?

Facteur – Et si ils étaient empoisonnés ?

Ils échangent un regard perplexe.

Noir.

7 – Mauvaise adresse

Un personnage (homme ou femme) arrive, ouvre sa boîte à lettres et constate sans surprise mais avec une certaine tristesse qu’elle est vide. Un autre personnage (homme ou femme) arrive, ouvre également sa boîte et, après un mouvement de surprise, en sort un paquet de lettres.

Un – On dirait que vous avez du courrier, aujourd’hui…

Deux – Oui, je ne comprends pas… D’habitude, à part de la pub… Voyons voir…

Son visage s’assombrit.

Un – Pas de mauvaises nouvelles, j’espère…

Deux – Pas de nouvelles du tout… C’est le courrier de mes voisins de palier… Le facteur s’est encore trompé…

Un – Ah…

Deux – Je vais les remettre dans leur boîte aux lettres.

Un – Oui…

Deux – Alors vous non plus…

Un – Non, pas de courrier aujourd’hui…

L’autre s’apprête à remettre le courrier dans une autre boîte mais laisse tomber la pile par terre.

Deux – Zut !

Un – Attendez, je vais vous aider.

Les deux personnages se baissent pour ramasser les enveloppes et en profitent pour les examiner.

Deux – Tiens, je ne savais pas qu’il était abonné à Plongée Magazine…

Un – C’est vrai qu’on est assez loin de la mer…

Deux – Il doit faire de la plongée sous-marine en piscine.

Un – Ou dans sa baignoire…

Deux – Il y a aussi une lettre à entête des Pompiers de Paris.

Un – Il est peut-être pompier volontaire.

Deux – Ou alors, c’est pour l’inviter au bal…

Rires. Embarras.

Deux – C’est un peu indiscret, ce qu’on fait, non ?

Un – Oui, un peu… Quoi d’autre ?

Les deux personnages se mettent à examiner les enveloppes.

Un – Une carte postale.

Deux – Ça vient d’où ?

Un – Les Baléares. Ibiza.

Deux – Qu’est-ce que ça dit ?

Un – Quand même…

Deux – Ça ne compte pas, c’est une carte postale ! Même le facteur a pu la lire…

Un – Un petit coucou des Baléares où nous passons une semaine de vacances. Les paysages sont magnifiques et le beau temps au rendez-vous. À très bientôt. Bises. Maurice et Jacques.

Deux – C’est d’un banal…

Un – Les gens ne savent plus écrire.

Deux – Mais tout de même.

Un – Quoi ?

Deux – C’est signé Maurice et Jacques.

Une – Des camarades de plongée ?

Deux – Ou des amis pompiers…

Les deux personnages se replongent dans l’examen du courrier.

Deux – Tiens, une lettre dont l’adresse est écrite à l’encre rose…

Un – Ah oui…

Deux – Je me demande qui ça peut bien être…

Un – Il est marié, non ?

Deux – Séparé, je crois.

Un – Il n’y a pas l’adresse du destinataire, au dos ?

L’autre retourne la lettre.

Deux – Gérard…

Un – Pourquoi un Gérard lui écrirait-il à l’encre rose ?

Deux – Ça expliquerait que sa femme l’ait quitté.

Un – Comment savoir ?

Deux – J’ai ma petite idée…

Il ouvre l’enveloppe.

Un – Non ?

Deux – Désolé, je n’ai pas pu résister. Une pulsion, comme disent les serial killers.

Un – Bon ben maintenant, autant la lire.

Deux – Bonjour Alain. Excuse-moi de t’écrire avec un stylo rose, mais c’est tout ce que j’avais sous la main. D’autant que c’est pour t’annoncer une bien triste nouvelle. Tante Adèle est morte hier…

Un – Un faire-part de décès à l’encre rose… Comment on aurait pu se douter aussi.

Deux – C’est d’un décevant, ce courrier. Je me demande si cela vaut le coup de continuer.

Un – Vous avez raison. Ce type est d’un banal.

Deux – Complètement transparent.

Un – C’est bien simple, je le croiserais dans l’escalier, je ne suis même pas sûr que je le reconnaitrais.

Deux – On va remettre tout ça dans sa boîte.

Il remet le courrier dans la boîte de son destinataire, et regarde sa montre.

Deux – Ouh la… Déjà ! Je vais rater mon feuilleton, moi.

Un – Ah vous le regardez aussi ?

Deux – Heureusement qu’il y a la télé pour nous changer un peu les idées…

Ils sortent.

Noir.

8 – Invitation

Une femme passe en tirant une poubelle à roulettes de laquelle dépassent des pieds masculins et/ou féminins. Une autre femme arrive pour relever son courrier et salue la première.

Un – Bonjour !

Deux – Ah, bonjour ! Comment allez-vous ?

L’autre remarque les pieds qui dépassent de la poubelle.

Un – C’est les encombrants, aujourd’hui ? Je pensais que c’était la semaine prochaine ?

Deux – C’était une urgence…

Un – Le grand nettoyage de printemps, alors ?

Deux – Oui, on peut dire ça comme ça…

Elle remet les pieds dans la poubelle afin qu’ils ne dépassent plus.

Un – Moi aussi, il faudrait que je m’y mette quand j’aurai le temps. On accumule tellement de bazar au fil des années.

Deux – Vous pouvez me tenir la porte ?

Un – Mais bien sûr, ne bougez pas…

Elle s’avance en coulisse pour tenir une porte qu’on ne verra pas forcément.

Deux – C’est gentil !

Un – Il n’y a pas de quoi, je vous en prie. Bonne journée, alors !

Deux – Merci ! Vous aussi.

L’autre sort avec sa poubelle.

Une autre femme arrive pour relever son courrier.

Un – Ah, bonjour ! Très heureuse de vous rencontrer. Je suis votre voisine de palier. Je vous ai aperçue de loin, pendant que vous emménagiez…

Trois – Vous avez raison, mieux vaut rester à distance, dans ces cas-là. Je plaisante…

Un – Je suis ravie que… Et bien je voulais juste vous dire… Bienvenue dans l’immeuble !

Trois – Merci, c’est très aimable à vous.

Un – Entre voisins…

Trois – Oui…

Un – Vous verrez, les gens de l’immeuble sont très sympas. Et surtout, si vous avez besoin de quelque chose…

Trois – Merci.

Un – Il va falloir que j’y aille… Je vais chercher ma fille à son cours de violon. Vous avez des enfants ?

Trois – Oui… Enfin, non. Je veux dire… Maintenant, j’en suis débarrassée, heureusement.

Un – Débarrassée…?

Trois – Oui… Je les ai mis dans le congélo, pour être tranquille.

Un – Ah, oui…

Trois – Je plaisante.

Une – Bien sûr.

Trois – Ils sont grands, maintenant. Ils n’habitent plus à la maison.

Un – C’est vrai que ça fait un vide, quand ils sont partis. Sur la fin, on n’a qu’une hâte, c’est qu’ils débarrassent le plancher. Et puis finalement… Ça fait un vide.

Trois – Mais votre fille habite toujours avec vous, non ? Je veux dire, si vous allez la chercher à son cours de violon…

Un – Oui… Mais j’imagine. Ça a dû vous faire un vide, non ?

Trois – Quand mon dernier est parti, j’ai d’abord hésité à prendre un chien à la SPA, et puis finalement, c’est ma belle-mère qui est venue s’installer à la maison.

Un – C’est vrai qu’un chien, il faut le sortir trois fois par jour pour qu’il fasse ses besoins. C’est quand même contraignant.

Trois – Vous avez raison. Une belle-mère, c’est beaucoup plus pratique.

Un – Oui…

Trois – Il y a les couches…

Un – Oui…

Trois – Je plaisante…

Un – Bien sûr… Bon, et bien je vais vous laisser… Sinon ma fille va m’attendre…

Trois – Excusez-moi de ne pas avoir été plus bavarde. Mais je suis un peu débordée en ce moment. Avec ce déménagement…

Un – Je comprends.

Trois – De toutes façons, on aura sûrement l’occasion de se revoir, puisque nous sommes voisins de palier.

Un – Mais j’y pense… Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre l’apéritif ce soir ?

Trois – Euh… Oui, pourquoi pas ?

Un – Vers 19H30 ?

Trois – Très bien. (Elle regarde sa montre) Maintenant, c’est moi qui dois vous laisser. Sinon, c’est mon premier patient va m’attendre. Alors à ce soir !

Un – Parfait !

L’autre s’en va. Un autre personnage arrive.

Un – Tu sais quoi ? Je viens de croiser notre nouvelle voisine de palier. Je l’ai invitée à venir prendre l’apéritif ce soir.

Quatre – Tu l’as invitée ?

Un – Ben oui, pourquoi ?

Quatre – J’ai croisé son mari ce matin, moi aussi, et tu sais quoi ?

Un – Quoi ?

Quatre – Il est inspecteur des impôts.

Un – Inspecteur des… Tu veux dire contrôle fiscal, et tout ça…

Quatre – Oui.

Un – En même temps, on n’a rien à se reprocher, non ?

Quatre – Tu parles… Et les étagères de mon bureau que j’ai fait installer au noir par le type du cinquième ?

Un – Ils ne viennent pas pour inspecter la maison…

Quatre – C’est une deuxième nature, chez ces gens-là !

Un – Tu crois ?

Quatre – Et puis même. Tu imagines, il faudra faire attention à tout ce qu’on dit.

Un – Qu’est-ce qu’on pourrait dire ? À part au sujet de tes étagères ?

Quatre – Imagine qu’on se fâche avec eux.

Un – Pourquoi est-ce qu’on se fâcherait avec eux, on ne les connaît pas ?

Quatre – Justement ! On ne sait pas ce qui peut les heurter. On ne connaît pas leurs opinions religieuses ou politiques ?

Un – C’est un peu le principe quand on invite des gens pour faire connaissance.

Quatre – Oui, mais lui, si on dit quelque chose qui ne lui plaît pas, il a les moyens de nous coller un contrôle fiscal. Et crois-moi, ces gens-là, quand ils cherchent ils trouvent…

Un – Oh mon Dieu, tu as raison… Pourquoi est-ce que je l’ai invitée ? On pourrait peut-être décommander ?

Quatre – Ils vont trouver ça suspect ! Ce serait encore pire. Ou alors ils vont penser qu’on ne les aime pas…

Un – Tu as raison… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Quatre – Dans quelle merde tu nous as fourrés, encore…

Un – Et elle, je ne sais même pas ce qu’elle fait. J’ai complètement oublié de lui demander… En tout cas, elle a l’air un peu perturbée…

Quatre – Elle est psychanalyste…

Un – Non ? Mais comment tu sais ça ? C’est son mari qui te l’a dit ?

Quatre – Je l’ai vue visser sa plaque devant l’immeuble ce matin.

Un – Psychanalyste ? Alors c’est pour ça qu’elle m’a posé des tas de questions…

Quatre – Quelle genre de questions ?

Un – Ben… Sur les cours de violon, par exemple.

Quatre – Les cours de violon ?

Un – Tu crois que ça a une signification particulière pour un psychanalyste, les cours de violon ?

Quatre – En tout, ça en a pour un inspecteur des impôts. Surtout si tu les paies au black…

Un – Mais c’est épouvantable…

Quatre – Non mais tu imagines le calvaire, cet apéritif ? Entre un inspecteur des impôts et une psychanalyste !

Un – Tu as raison, il va falloir faire attention à tout ce qu’on dit…

Quatre – On essaiera d’en dire le moins possible.

Un – Oui…

Quatre – Mais ça ne va pas être évident.

Un – Non, c’est sûr… Quand on invite des gens à prendre l’apéritif pour faire connaissance…

Moment de flottement.

Quatre – C’est aujourd’hui, les encombrants ?

Un – La semaine prochaine… Au fait, j’ai croisé aussi la voisine du cinquième qui descendait sa poubelle, et tu sais quoi ?

Quatre – Ne me dis pas que tu l’as invitée à prendre l’apéritif, elle aussi ?

Un – Non, mais j’ai cru voir des restes humains qui dépassaient de la poubelle.

Quatre – Non mais tu ne crois pas qu’on a plus urgent à traiter, comme problème, non ?

Un – Tu as raison… Et si on mettait un truc dans leur apéro ? Genre somnifères, tu vois. Histoire d’abréger la soirée…

Quatre – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

9 – Lettre d’amour

Le facteur arrive et cherche un nom sur une boîte aux lettres qu’il ne trouve pas. Une locataire arrive.

Facteur – Excusez-moi, Mademoiselle Lelièvre, vous connaissez ?

Locataire – Lelièvre ? Non… Enfin, si… C’était mon nom de jeune fille. Mais plus personne ne m’appelle comme ça… Et je suis mariée depuis vingt ans…

Facteur – Pourtant, c’est la bonne adresse…

Locataire – Faites voir…

Le facteur lui tend l’enveloppe.

Locataire – C’est curieux, on dirait un timbre de collection… Mais regardez, le cachet de la Poste indique le 21 mars 1985… Il y a près de trente ans !

Le facteur regarde l’enveloppe.

Facteur – Ah oui, dites donc… C’est incroyable.

Locataire – Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Facteur – Vous n’avez qu’à l’ouvrir, puisque c’est pour vous.

Locataire – Vous croyez ?

Facteur – Mademoiselle Lelièvre, c’est bien vous ?

Locataire – Oui… Enfin c’était…

Elle ouvre l’enveloppe et la parcourt du regard.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est une lettre de mon petit ami de l’époque… Mon premier amour.

Facteur – Qu’est-ce qu’il dit ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Locataire – Il s’excuse de ne pas avoir pu venir à notre dernier rendez-vous, mais il s’est cassé la jambe. Il est bloqué à l’hôpital…

Facteur – Ce sont des choses qui arrivent, je sais de quoi je parle. Et ben ça, Mademoiselle Lelièvre !

Locataire – Et moi qui croyais qu’il m’avait posé un lapin…

Facteur – C’est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas encore internet. Il n’y avait même pas de téléphone portable. Et qu’est-ce qu’il dit d’autre ?

Locataire – Il dit qu’il m’aime… Vous vous rendez compte ? Si j’avais su…

Facteur – C’est incroyable ! Cette lettre a mis 30 ans à vous parvenir…

Locataire – Oui… Et je ne vous félicite pas !

Facteur – Pardon ?

Locataire – Si cette lettre m’était parvenue à temps, ma vie aurait pu être très différente !

Facteur – Oui, bien sûr, mais…

Locataire – J’aimais beaucoup ce garçon… Je suis sûr qu’il a dû devenir quelqu’un dans la vie…

Facteur – Peut-être, mais…

Locataire – Vous savez que je pourrais porter plainte contre vous ?

Facteur – Contre moi ?

Locataire – Contre la Poste !

Facteur – C’est le destin, non ?

Locataire – En tout cas, je serais curieuse de savoir ce qu’il est devenu…

Facteur – Comment s’appelait-il ?

Locataire – C’est marqué au dos de l’enveloppe, non ?

Le facteur regarde.

Facteur – Non ? Ce n’est pas vrai !

Locataire – Quoi ?

Facteur – Mais c’est moi qui vous ai envoyé cette lettre ! Je ne m’en souvenais plus du tout !

Locataire – Vous ? Vous êtes certain ?

Facteur – Absolument ! C’est mon nom, et c’est l’adresse de mes parents. Là où j’habitais à l’époque…

Locataire – Je ne vous aurai pas du tout reconnu, dites donc…

Facteur – Ça fait quand même trente ans… Je n’ai pas oublié ton prénom, bien sûr, mais ton nom de famille…

Locataire – Alors comme ça, vous êtes devenu facteur.

Facteur – Oui… J’étais tellement déprimé que tu n’aies pas répondu à ma lettre… En y repensant, je crois que c’est pour ça que je suis devenu facteur. Pour avoir le bonheur d’apporter aux autres les réponses que je n’ai jamais reçues.

Locataire – Et votre jambe, ça va mieux ?

Facteur – On peut se tutoyer, non ?

Locataire – C’est à dire que… Là, je suis un peu pressée. Mon mari m’attend dehors avec la voiture.

Facteur – Bien sûr…

Il la regarde partir presque en courant.

Facteur – Mademoiselle Lelièvre…

Noir.

 

10 – Squatteur

Un type arrive, hésite un instant, et s’assied par terre devant les boîtes aux lettres. Il commence à somnoler. Une locataire arrive à son tour et l’aperçoit.

Locataire – Allez, réveillez-vous mon brave ? Je comprends que vous soyez fatigué, mais il ne faut pas rester, ici, hein ?

L’autre se réveille.

Homme – Et pourquoi ça ?

Locataire – Mais… parce que c’est un hall d’immeuble, pas un hôtel social. Vous ne savez vraiment pas où aller, c’est ça ?

Homme – Non… En ce moment, je suis sans domicile fixe.

Locataire – Et bien raison de plus, mon ami ! Si vous êtes sans domicile fixe, pourquoi diable vouloir vous fixer ici ?

Homme – Vous avez raison…

Le type se relève.

Locataire – Merci pour votre compréhension, mon ami. Mais vous savez quoi ? Au fond, je vous envie.

Homme – Vraiment ?

Locataire – Parfois, moi aussi, j’aimerais être sans domicile fixe. Ne pas avoir à rentrer tous les soirs chez moi. Retrouver la même personne qui m’attend à la maison.

Homme – Dans ce cas, vous pourriez peut-être m’accueillir chez vous pour une nuit ? Ça vous ferait un peu de distraction…

Locataire – Chez moi ?

Homme – Il fait tellement froid dehors.

Locataire – Oui, je sais, j’ai dû mettre mon Damart ce matin… Et malgré ça, je me suis gelée au bureau toute la journée.

Homme – Si je passe la nuit dehors, je ne suis pas sûr de me réveiller demain matin.

Locataire – Vous êtes sûr que vous ne dramatisez pas un peu là ?

Homme – Vous voudriez vraiment avoir ma mort sur la conscience ?

L’autre hésite, puis sort un billet de sa poche.

Locataire – Allez, c’est votre jour de chance. Prenez ça et allez dormir à l’hôtel.

Homme – Dix euros ? Comment voulez-vous que je trouve une chambre d’hôtel à ce prix-là ?

Locataire – Bon, en voilà trente, et vous fichez le camp, d’accord ? Je suis sûr que vous trouverez un Formule 1 ou quelque chose dans le genre. Vous ne voudriez pas dormir dans un palace, non plus ?

Homme – Ça ira. Merci Monseigneur.

Locataire – Et puis si vous ne trouvez pas d’hôtel qui veuille bien vous accueillir, vous pourrez au moins vous acheter quelques litrons pour vous réchauffer.

Locataire – Vous me sauvez la vie. Dieu vous le rendra…

Une femme arrive.

Femme – Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

Homme – Je n’avais pas le code, et j’ai perdu ton numéro de portable. Comme je savais que tu n’allais pas tarder à arriver. Mais Madame venait de me proposer très gentiment d’attendre chez elle.

Femme – Merci, c’est très aimable à vous.

La femme accuse le coup mais n’en laisse rien paraître.

Locataire – Mais de rien. Entre voisins, c’est bien naturel…

Femme – C’est vrai qu’avec ce froid… Je vous présente mon frère. Il passe quelques jours chez moi avant de repartir à Bucarest pour un tournage. Il est comédien…

Locataire – Ravi d’avoir fait votre connaissance, alors.

Homme – Les saltimbanques ont toujours eu mauvaise réputation. Au Moyen-Age on les tenait pour des voleurs de poules et on refusait même de les enterrer dans les cimetières avec les bons chrétiens.

Femme – Heureusement, on n’est plus au Moyen-Âge… Je ne devrais pas dire ça devant lui, mais c’est un excellent acteur. Vous verrez, il fera une grande carrière…

Locataire – Je n’en doute pas…

Homme – N’embête pas Madame avec ça, voyons, elle a sûrement hâte de rentrer chez elle pour retrouver son mari.

Locataire – Bien alors je vous laisse.

Homme – Merci encore.

Locataire – Mais de rien.

Homme – Vraiment sympa, non ?

Femme – Oui, il y a une bonne ambiance, dans cet immeuble, on dirait.

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Don contre don

Le premier (ou la première) arrive, l’air affligé, et s’assied quelque part. Le (ou la) deuxième arrive à son tour et, voyant que l’autre n’a pas l’air d’aller bien, l’aborde avec sollicitude.

Un – Ça va ?

Deux – Je viens d’enterrer mon père.

Un – Enterrer ?

Deux – Oui, enfin… je n’ai pas fait ça moi-même. J’ai fait appel à des spécialistes. Il paraît qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est pas donné, d’ailleurs.

Un – Ah oui…

Deux – Bref, je reviens de l’enterrement.

Un – Je suis vraiment désolé. Je vous présente mes plus sincères condoléances…

Deux – Vous pouvez garder vos condoléances. Je détestais mon père.

Un – On a toujours de bonnes raisons de détester son père.

Deux – Vous savez ce que je trouve vraiment insupportable lors des enterrements ?

Un – Non…

Deux – Tous ces gens qui ne font même pas partie de la famille, qu’on n’a souvent jamais vu de sa vie avant la cérémonie, et qui devant le cercueil se mettent à sangloter plus bruyamment que les propres enfants du défunt. Comme pour les faire culpabiliser de ne pas avoir eux-mêmes le chagrin plus démonstratif. C’est parfaitement déplacé, vous ne trouvez pas ?

Un – Vous avez raison… Il devrait y avoir un ordre de préséance. Un seuil de décibels autorisés en fonction de la proximité de chacun avec la personne qu’on enterre.

Deux – Si les héritiers en ligne directe ne jugent pas nécessaire de pleurer devant le cercueil de leur très cher disparu, les autres aussi devraient s’en abstenir, non ?

Un – Pourtant, on dirait que le décès de votre père ne vous laisse pas complètement indifférent…

Deux – En effet… Sa disparition est pour moi un coup dur.

Un – Malgré vos différends, vous n’aviez donc pas rompu toute relation avec lui…

Deux – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau du juge…

Un – Du juge ?

Deux – J’étais sur le point de gagner le procès que j’avais engagé contre mon père… Maintenant qu’il est mort, évidemment, ça va être beaucoup plus difficile…

Un – Ah oui…

Deux – J’ai peur que l’affaire soit classée sans suite.

Un – C’est à craindre. Mais… pourquoi ce procès, si je peux me permettre ?

Deux – Ce serait un peu long à vous expliquer, mais en gros… je reproche à mon père, après m’avoir fait naître, de me laisser complètement démuni devant la misère du monde…

Un – Et pourquoi ne pas faire le même reproche à votre mère aussi ?

Deux – Je suis né de mère inconnue.

Un – De mère inconnue ? Tiens donc… Je ne savais même pas que c’était matériellement possible. De mon temps… Mais c’est vrai qu’à présent, avec les nouvelles technologies…

Deux – Je suis né en terre inconnue, d’une mère porteuse sans papier, payée en liquide, et qui a préféré garder l’anonymat.

Un – Donc vous reprochiez à votre père de vous avoir privé de l’affection d’une mère…

Deux – Ah non, pas du tout !

Un – Mais alors pourquoi lui faire un procès pour vous avoir mis au monde ? Vous n’avez pas l’air d’avoir de malformations particulières…

Deux – Mon Dieu non.

Un – Je dirais même que vous êtes plutôt bien fait de votre personne…

Deux – Merci.

Un – Alors pourquoi ?

Deux – Non mais vous avez vu le monde dans lequel on vit ?

Un – Oui, ce n’est pas faux… Avec toutes ces guerres un peu partout sur la planète. Le terrorisme. La famine. Le réchauffement climatique…

Deux – Sans parler de l’ISF et du cancer de la prostate.

Un – Vous en voulez à votre père de vous avoir fait naître dans cette vallée de larmes qu’est notre monde moderne…

Deux – En fait, c’est un peu plus compliqué que ça…

Un – Vous commencez à m’intriguer.

Deux – Avant de mourir, mon père a légué une grosse partie de sa fortune à une fondation qui lutte contre la faim dans le monde

Un – Ah oui, c’est… C’est bien ça.

Deux – Oui, mais ma part d’héritage, elle, en est diminuée d’autant.

Un – Bien sûr… Mais… c’est tout de même très généreux de sa part.

Deux – Mais pas du tout ! Il a fait ça exprès pour m’emmerder !

Un – Comment ça, pour vous emmerder ? La faim dans le monde, tout le monde est contre, non ? Ne me dites pas que vous êtes pour…

Deux – Je vous dis qu’il a fait ça dans le seul but de me déshériter.

Un – Oui, je comprends bien mais… Tout de même… Cela profitera à des gens qui ont vraiment besoin de cet argent.

Deux – Voilà ! C’est bien pour ça que je lui fais un procès.

Un – Pardon ?

Deux – S’il avait laissé sa fortune à son plombier ou à son contrôleur fiscal, son intention de me nuire n’aurait fait aucun doute. Mais là, c’est particulièrement vicieux, non ?

Un – Vicieux ?

Deux – En me déshéritant au profit de la lutte contre la faim dans le monde, il se donne le beau rôle, vous comprenez ! Et moi, si je m’y oppose, je passe pour un égoïste. Un fils à papa qui voudrait continuer à bouffer du caviar avec l’héritage de son père, plutôt que d’y renoncer joyeusement pour que les déshérités aient un peu de riz dans leur assiette.

Un – Quand ils ont une assiette…

Deux – Ah mais non, je ne vais pas me laisser faire !

Un – Bien sûr… Enfin, je veux dire… Je comprends… Mais ça risque de ne pas être facile.

Deux – À qui le dites-vous…

Un – Comme vous disiez, devant les juges, vous aurez le mauvais rôle…

Deux – Et voilà… Mais je reste confiant… J’ai un bon avocat…

Un – Et que ferez-vous si vous obtenez malgré tout gain de cause ?

Deux – Que voulez-vous que je fasse ? Je reverserai aussitôt cet argent à cette même fondation.

Un – Pardon ?

Deux – Je n’ai pas le choix ! Si je garde tout ce fric pour moi, je passerai pour un salaud. C’est ce que vous penseriez, vous, non ?

Un – C’est à dire que… Oui, évidemment…

Deux – Et voilà ! Quand je vous disais que mon père était un grand pervers, vous comprenez, maintenant…

Un – Euh… Oui… J’essaie… Mais… vous êtes sûr que ce n’est pas un peu compliqué, tout ça ?

Deux – Et pourquoi ça ?

Un – Si cet argent doit finalement aller à cette fondation…

Deux – Ah oui, mais ce n’est pas du tout pareil ! Là c’est moi qui donnerait.

Un – Qui donnerait… l’argent de votre père.

Deux – Si j’en hérite avant, ce sera mon argent ! Et j’aurais démontré que ce n’est pas par générosité qu’il a fait tout ça, mais simplement pour m’emmerder. Et le bienfaiteur de l’humanité, ce sera moi !

Un – Bien sûr… Enfin… Si cela peut vous faire du bien à vous aussi…

Deux – Oui… Mais il y a quand même une chose qui me chagrine.

Un – La mort de votre père…

Deux – Non, le fait que même si je gagne ce procès, il n’en saura jamais rien…

Un – C’est toujours beaucoup plus difficile de se venger des gens qui sont déjà morts.

Deux – Oui… Et c’est beaucoup moins gratifiant…

Noir.

 

12 – Avis de passage

Le facteur (homme ou femme) glisse des livres dans chaque boîte aux lettres. Un locataire (homme ou femme) arrive.

Locataire – Vous ne savez pas lire ?

Facteur – Si justement ! Et vous ?

Locataire – Stop Pub, c’est marqué là sur ma boîte !

Facteur – Ah mais ce n’est pas de la pub ! Je suis votre nouveau facteur.

Locataire – Ah oui ? (Désignant ce que le facteur a dans la main) Et ça qu’est-ce que c’est ? Du courrier, peut-être ?

Facteur – C’est une opération que nous venons de mettre en place à La Poste. Vous savez maintenant, avec le développement d’internet, on est obligé de diversifier nos missions…

Locataire – Et alors ?

Facteur – Pour ceux qui ne reçoivent plus de courriers, nous avons décidé de distribuer des lettres libres de droit.

Locataire – Libres de droit ?

L’autre montre ce qu’il a dans sa sacoche.

Facteur – Les Lettres de Mon Moulin, Les Lettres Persanes, Les Lettres de Madame de Sévigné…

Locataire – Pourquoi faire ?

Facteur – Mais pour réenchanter le monde ! Et réenchanter La Poste ! Le courrier traditionnel a disparu, très bien. Cela économise du papier. Et donc ça évite de couper des arbres. Mais les gens ne lisent plus ! Et ça, c’est terrible, n’est-ce pas ?

Locataire – Oui, bien sûr.

Facteur – La littérature, c’est la mémoire du monde ! Vouloir sauver les forêts, c’est parfait. Mais il faut aussi préserver ce qui fait notre vraie richesse ! Notre patrimoine culturel : les livres ! Vous savez combien de lettres il y a dans notre alphabet ?

Locataire – À peu près 26, non ?

Facteur – Vous vous rendez compte ?

Locataire – Quoi ?

Facteur – Avec 26 lettres seulement, en les combinant, l’homme peut tout exprimer.

Locataire – Oui…

Facteur – Et encore, quand je dis 26… Vous savez quelle est la langue au monde qui comprend le moins de lettres ?

Locataire – Ma foi non…

Facteur – Le Rotokas. Une langue parlée dans les îles Salomon. Son alphabet ne compte que 12 caractères.

Locataire – Vraiment ?

Facteur – Une douzaine de lettres pour exprimer toutes les pensées des hommes.

Locataire – Oui, c’est… Vous avez du courrier pour moi ?

Facteur – Une dizaine de chiffres pour comprendre la mécanique de l’univers.

Locataire – Je peux avoir mon courrier ?

Facteur – Et sept notes pour composer toute la musique du monde.

Locataire – Donc pas de courrier…

Facteur – Et qu’est-ce qui restera de tout ça, dans quelques milliards d’années ? Quand le soleil dans son grand bouquet final nous aura tous réduit en cendres ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Quelques hiéroglyphes gravés sur les pierres qui n’auront pas encore fondu. Quelques propos lapidaires comme aux premiers temps de l’écriture. En vérité, je vous le dis : les premiers balbutiements de l’humanité seront aussi ses derniers soupirs.

Locataire – Oui…

Facteur – Quand La Poste aura disparu, les épitaphes de nos ancêtres nous survivront un instant. Comme un avis de passage. Mais souvenez-vous d’une chose. (Avec emphase) Seul le souvenir de la musique des sphères nous survivra pour toujours.

Le facteur lui tend un CD.

Facteur – Tenez… Voici La Lettre à Élise…

L’autre prend le CD.

Locataire – Merci.

Le facteur s’éloigne et l’autre le regarde partir, interloqué.

Locataire – Je n’ai rien compris…

On entend la Lettre à Élise.

Noir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-53-6

 

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