Travail

Bureaux et Dépendances

Nicotine (english) –  Nicotina (español) – Nicotina (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Distribution très variable en nombre et sexe : une quarantaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Travailler ou ne pas travailler, telle est la question. Le temps d’une pause cigarette… électronique, quelques accros au boulot échangent des propos brumeux.


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TEXTE INTÉGRAL

Bureaux et Dépendances

Les particules

Drague démodée

Un coup du destin

La Mère Michelle

Les sandales d’Empédocle

Avec ou sans filtre

Pas de quoi rire

Avantage acquis

Import export

Mort pour la Finance

Nouveaux horizons

Retraite

Petite déprime

Ministère du Plan

Dernière cigarette

La Mère Noël


Les particules

Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.

Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps ?

Alex – Les particules ?

Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas.

Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?

Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.

Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion de planning qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.

Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.

Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.

Yaël – Même plus besoin d’alibi.

Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?

Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.

Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.

Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.

Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.

Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.

Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.

Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.

Alex range sa cigarette électronique.

Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.

Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.

Yaël range à son tour sa cigarette.

Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.

Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.

Alex – J’ai déjà entendu ça.

Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.

Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?

Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.

Alex – Je vois…

Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?

Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.

Yaël – À moins de se marier avec un(e) orphelin(e)…

Alex – Abandonné(e) sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à La Toussaint…

Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…

Alex – Un chat ?

Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?

Alex – Non.

Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.

Alex – Et donc, il avait une belle-mère.

Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.

Ils sortent.

Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

La mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

Avantage acquis

Deux femmes arrivent. La deuxième se met à fumer ou vapoter.

Isabelle – Des fois, je te jure, j’ai envie de le tuer.

Charline – Qui ça ?

Isabelle – Le boss !

Charline – Ah oui…

Isabelle – Tu sais qu’il fait la gueule quand je lui dis que je prends ma pause cigarette ?

Charline – Il se préoccupe peut-être de ta santé.

Isabelle – C’est ça, oui. Non mais il me prend pour qui ? Même les esclaves, dans les galères, ils avaient le droit de faire une pause de temps en temps.

Charline – Tu crois ?

Isabelle – Ouais, bon, on n’est pas des esclaves, non plus !

Charline – C’est clair. (Elle lui tend une cigarette) Tu en veux une ?

Isabelle – Non merci, j’ai arrêté.

Charline – Tu as arrêté de fumer ?

Isabelle – Ouais… C’est aussi pour ça que je suis un peu à cran, tu vois.

Charline – Et tu prends toujours ta pause cigarette ?

Isabelle explose.

Isabelle – Non mais tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Charline – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Isabelle – Ce n’est pas parce que j’ai arrêté de fumer que je vais renoncer à ma pause cigarette !

Charline – Ouais, non, mais je n’ai pas dit ça.

Isabelle – La pause cigarette, c’est un avantage acquis, bordel !

Charline – Ouais, ouais, c’est clair. C’est sûr. Non mais ouais.

Isabelle – Oh et puis vous me faites tous chier, tiens !

Elle s’en va. L’autre la suit.

Charline – Non mais attends, on peut discuter quand même…

Isabelle – Si ça continue, je me remets à fumer. C’est ça que vous voulez ?

Elles sortent.

Import export

Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils commencent à fumer.

Kim – Vous bossez à quel étage ?

Sam – Cinquième…

Kim – C’est quoi comme boîte au cinquième ?

Sam – La même chose qu’au quatrième.

Kim – Ah ouais. Import export.

Sam – En ce moment, c’est surtout import.

Kim – Eh oui. Qu’est-ce qu’on pourrait bien encore exporter ?

Sam – Ouais.

Kim – Je ne sais pas.

Sam – Nos sénateurs et nos conseillers généraux, peut-être.

Kim – C’est vrai que ça, contrairement au pétrole, on n’en manque pas.

Sam – Les sénateurs, c’est la seule énergie qui soit à la fois fossile et renouvelable par tiers.

Kim – Mais en France, les élus, c’est comme le gaz de schiste. On a de gros gisements, mais on n’a pas le droit d’y toucher. Je ne sais même pas à quoi ça sert, un conseiller général.

Sam – À élire un sénateur, je crois.

Kim – Trop d’élus tue la démocratie… Et qu’est-ce que vous importez comme produits ?

Sam – Un peu de tout. Mais on est spécialisé dans les produits financiers.

Kim – Les produits financiers ?

Sam – On importe des capitaux.

Kim – Pour quoi faire ?

Sam – Pour payer les autres produits qu’on importe.

Kim – Ah d’accord… Mais on les paie avec quoi, ces capitaux qu’on importe ?

Sam – Autrefois on appelait ça des Bons de la Semeuse. Maintenant, il y a des mots plus savants pour désigner ce genre de produits dans le charabia de la finance, mais en gros, on peut appeler ça des reconnaissances de dettes.

Kim – Donc, en fait, on importe tout ce qu’on consomme et la seule chose qu’on exporte, c’est nos dettes.

Sam – Voilà.

Kim – Mais pourquoi est-ce que tous ces pays qui nous entretiennent achètent nos dettes ?

Sam – Pour qu’on ait de quoi les payer. Sinon, ils ne pourraient plus exporter. Ce serait l’effondrement du système.

Kim – Je vois… Mais alors pourquoi tous ces pays pauvres ne consomment ce qu’ils produisent, au lieu de l’exporter vers des pays riches qui n’ont pas d’argent pour les payer.

Sam – Mais parce que ce sont des pays pauvres, justement. Le niveau de vie est très bas, et les inégalités très importantes. Pas de classes moyennes, donc pas de marché intérieur. Et bien sûr, les ouvriers n’ont pas les moyens d’acheter ce qu’ils produisent.

Kim – C’est un peu paradoxal, non ?

Sam – C’est comme ça… Tous les économistes vous le diront.

Kim – Je me demande comment on n’a pas encore eu l’idée d’en guillotiner quelques uns…

Sam – Ouh la… Vous êtes un altermondialiste, vous, non ?

Kim – C’est mon côté Che Guevara…

Sam – Et vous, vous travaillez à quel étage ?

Kim – Treizième. Je travaille pour une ONG.

Sam – Je pensais que cet immeuble n’avait que douze étage.

Kim – Oui, oui, c’est bien le cas. Mais je travaille dans une ONG fictive.

Sam – Ah d’accord…

Kim – D’ailleurs, il faut que j’y retourne.

Une vieille arrive qui ressemble beaucoup à la mort.

Sam – C’est qui celle-là ?

Kim – La propriétaire. On ne la voit pas souvent rôder par là…

Sam – La propriétaire de cette tour ?

Kim – De la tour, oui. Et de toutes les sociétés qu’elle abrite.

Sam – Même les sociétés fictives…

Kim – Elle est actionnaire majoritaire dans le holding à qui appartient tout ça. Avant on était possédé par les fonds de pension, mais maintenant qu’ils ont supprimés les retraites…

Sam – Alors c’est pour elle qu’on bosse tous ?

Kim – Ouais.

Sam – J’espère qu’elle le vaut bien…

Il s’en va. L’autre le suit.

Mort pour la Finance

Deux autres personnages arrivent.

Jo – Tu as de ses nouvelles ?

Nic – Il est mort.

Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.

Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.

Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?

Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…

On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous vêtements.

Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !

Jo – Le feu ?

Mat – Je travaille au premier mais j’étais allé(e) au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.

Nic – Vous regardez trop la télé, vous…

Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…

Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…

Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».

Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !

Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…

Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.

Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier

Mat – Les pompiers sont prévenus ?

Nic – C’est un exercice incendie.

Mat (se signant) – Dieu soit loué !

Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…

Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passé.

Il s’en va.

Nic – On est vite rattrapé par le quotidien…

Jo – Oui.

Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.

Jo – Oui… Jesus Christ aussi…

Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.

Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.

Nic – Ouais. Mais pas nous.

Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufeté.

Nic – Après ça a continué avec l’école.

Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.

Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.

Jo – Et c’est à ce moment qu’ils ont supprimé les retraites.

Ils commencent à partir.

Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?

Jo – La nouvelle ?

Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…

Ils s’en vont.

Un personnage arrive, seul.

Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.

Il allume un joint et fume.

Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : ok, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, et je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…

Un autre personnage arrive. Le premier lui tend son joint.

Ben – Vous en voulez ?

Charlie – Merci, j’ai arrêté.

Charlie se met à vapoter.

Charlie – Vous êtes dans quoi ?

Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?

Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.

Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?

Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.

Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.

Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.

Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?

Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.

Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…

Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.

Ben – Un boîte d’expertise comptable, donc.

Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.

Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…

Charlie – Vous êtes dans la restaurantion ?

Ben – Informatique.

Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.

Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.

Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.

Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?

Ben – Je sais faire des pâtes.

Charline – On peut ouvrir un restaurant italien.

Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?

Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.

Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.

L’autre s’apprête à partir.

Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.

Ben – Je vais descendre avec vous…

Charlie – Dans le Sud ?

Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.

Ils sortent.

Nouveaux horizons

Une terrasse. Un homme et une femme arrivent. Ils vapotent un instant en silence.

Jacques – Ça va ?

Corinne – Ça va.

Jacques – Tu veux qu’on aille voir un film ?

Corinne – Ce soir ?

Jacques – Ben oui, ce soir.

Corinne – Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?

Jacques – Je ne sais pas, il faudrait regarder. Je regarderai tout à l’heure.

Corinne – Ok. Si tu veux après, on peut se faire un resto.

Jacques – Ouais, je ne sais pas.

Corinne – Sinon, j’ai fait des courses.

Jacques – Ok.

Il s’approche du bord de la scène et regarde au loin.

Jacques – Je n’avais jamais remarqué que d’ici, on pouvait voir la tour où on habite.

Corinne – Non ?

Elle s’approche.

Jacques – Mais si regarde, juste de l’autre côté du périphérique.

Corinne – Je ne vois pas…

Il désigne avec le doigt.

Jacques – À droite de la centrale thermique. Cette tour avec le toit couvert d’antennes relais. C’est chez nous !

Corinne – Ah oui, tu as raison. C’est marrant.

Jacques – Ouais.

Ils regardent un instant ce spectacle en silence.

Jacques – Je me demande si je ne vais pas changer de boulot.

Corinne – Ah oui ? Pourquoi pas…

Jacques – Ça casserait un peu de la routine.

Corinne – Mais quand tu dis changer de boulot…

Jacques – Ah non, mais je resterai dans la même branche, rassure-toi.

Corinne – Tu veux dire changer de boîte.

Jacques – Un collègue vient de m’avertir qu’un poste d’informaticien vient de se libérer dans la société où il travaille.

Corinne – Ah oui ? Et c’est où ?

Jacques – Au troisième étage.

Corinne – Ah d’accord…

Jacques – On pourra toujours prendre nos pauses ensemble.

Corinne – Ah oui… Si tu penses que c’est mieux.

Jacques – Bon allez, on y retourne.

Corinne – Ok…

Ils s’en vont.

Retraite

Un PDG arrive accompagné d’un autre personnage, homme ou femme.

PDG – Alors mon vieux, qu’est-ce que vous allez faire maintenant que vous êtes à la retraite ?

Dany – Oh vous savez, je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer.

PDG – Vous croyez ?

Dany – Je ferai tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire jusqu’ici.

PDG – Ah oui ? Quoi par exemple ?

Dany – Je ne sais pas…

PDG – Faire du vélo ? Aller à la pêche ? Jouer aux boules ?

Dany – Pourquoi pas, oui…

PDG – Moi je dis que vous allez vous emmerder, mon vieux, vous verrez.

Dany – Au début, peut-être un peu.

PDG – Le boulot, c’est pire que le tabac, question accoutumance. On ne devrait jamais commencer. Après il est trop tard. C’est l’addiction. La dépendance.

Dany – Alors je prendrai la retraite comme une cure de désintoxication.

PDG – La retraite, c’est comme les 35 heures, ça ne devrait pas exister. D’ailleurs, ça n’existe déjà presque plus. Vous serez peut-être le dernier à profiter de cette aberration.

Dany – Vous croyez ?

PDG – Aujourd’hui, les gens vivent jusqu’à plus de cent ans, et ils meurent en bonne santé. Vous vous sentez vieux, vous, mon vieux ?

Dany – Mon Dieu…

PDG – D’accord, vous n’avez pas autant la niaque qu’un type de vingt ans, et vous nous coûtez beaucoup plus cher, mais bon… On pourrait vous trouver un petit boulot subalterne payé au SMIC pour terminer votre carrière sur terre. Ou même un travail bénévole, tiens. Ça vous dirait de travailler à la cantine ? On manque de personnel à la plonge.

Dany – Ma foi…

PDG – Mais je déconne, mon vieux ! Vous croyez tout ce qu’on vous dit, vous, hein ? Ça on peut dire que vous n’êtes pas contrariant. (Le PDG s’approche du bord de la scène) Il y a une vue magnifique, d’ici, je n’avais jamais remarqué…

L’autre s’approche derrière lui les bras tendus comme pour le pousser dans le vide. Mais le PDG se retourne au dernier moment et se méprend sur le sens de son geste, qu’il interprète comme une tentative pour l’embrasser.

PDG – Allez mon vieux, il ne faut pas être aussi sensible.

Il le prend dans ses bras et l’étreint un instant.

PDG – On va vous regretter. Des types comme vous, on n’en fait plus, heureusement. Profitez bien de votre retraite, elle nous coûte assez cher comme ça.

Dany – Merci Monsieur le Président.

Le PDG commence à s’éloigner.

Dany – Monsieur le Président !

PDG – Oui ?

Dany – Merde !

PDG – Comme au théâtre, alors ? Merci de me souhaiter bonne chance, mon vieux.

Le PDG s’en va.

Dany – Je n’aurais même pas réussi à lui dire merde avant de partir…

Il sort.

Arrivent deux personnages, hommes ou femmes. Ils se mettent à vapoter.

Micky – Ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Rapha – C’est mon premier jour. Et toi ?

Micky – Moi aussi. Et je crois que ça va être le dernier.

Rapha – Tu es en intérim ?

Micky – Non mais je viens de dire merde à mon patron.

Rapha – Tu aurais dû attendre la fin de ta période d’essai.

Micky – Temporiser, ce n’est pas mon style. Je suis un impulsif.

Rapha – Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

Micky – Je vais peut-être me barrer à l’étranger.

Rapha – Ah oui ? Où ça ?

Micky – Je ne sais pas. En Chine, peut-être.

Rapha – Tu parles chinois ?

Micky – J’apprendrai. La Chine, c’est là bas que ça se passe, maintenant, non ?

Rapha – Ouais, peut-être.

Micky – Tu veux qu’on bouffe ensemble à midi. J’écoulerai mes derniers tickets restaurant…

Rapha – Ok.

Micky – On bouffera chinois.

Rapha – Comme ça tu pourras commencer à apprendre la langue.

Ils s’en vont.

Petite déprime

Deux autres arrivent et se mettent à fumer.

Fred – Ça va ?

Al – Ouais… Enfin non.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Des problèmes personnels ?

Al – Eh bien non, justement. Je n’ai aucun problème personnel. D’ailleurs, je n’ai aucune vie personnelle.

Fred – Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

Al – Je ne sais pas… Une sensation de vide… Le sentiment de ne pas être à ma place… J’ai l’impression que pendant que je suis ici, ma vie se déroule ailleurs. Sans moi. Tu as déjà ressenti ça ?

Fred – C’est un petit coup de déprime. Tu devrais peut-être voir un médecin. Il te donnera quelque chose. Faut pas rester comme ça, tu sais. Faut pas rigoler avec ça.

Al – Pour ça, je peux te rassurer tout de suite. Je ne rigole plus depuis très longtemps. C’est simple, je ne me souviens même pas quand j’ai rigolé pour la dernière fois.

Fred – Alors qu’est-ce que tu compte faire ? Tu ne vas pas faire une bêtise au moins. Je veux dire, comme de démissionner ?

Al – Je ne sais pas… C’est curieux, la vie. Au début, on se dit qu’on a des problèmes, mais qu’on va tous les régler un par un, et qu’après on sera tranquille. Et puis après, on se rend compte que quand on a réglé ces problèmes, il y en a d’autres qui se présentent. Et qu’il y aura toujours d’autres problèmes à régler. Le temps passe et à partir d’un certain âge, on commence à se dire que tous ces problèmes, un jour, ce ne sera plus les nôtres. Parce qu’on ne sera plus là, tout simplement. Je crois que j’ai atteint cet âge-là. Ça n’apporte pas la sérénité, mais ça permet une certaine distance. Tu savais que Chéreau est mort ?

Fred – Ne me dis pas que c’est ça qui te met dans cet état-là… Tu le connaissais personnellement ?

Al – Non…

Fred – Je ne savais pas que tu t’intéressais au théâtre.

Al – Je n’y vais jamais.

Ils s’en vont. Deux autres arrivent.

Mok – Tu as entendu ça ? Patrick Chéreau est mort.

Zac – Patrice.

Mok – Quoi ?

Zac – Patrice Chéreau.

Mok – Cancer du poumon. Le tabac, c’est vraiment une saloperie. Gainsbourg, c’est pareil. S’il n’avait pas fumé autant, et qu’il avait fait un peu plus de sport, il serait peut-être encore vivant.

Zac – Et si Hendrix avait plutôt joué du violon dans un orchestre philarmonique, il serait sûrement toujours parmi nous aujourd’hui.

Moc – Je me demande bien ce qu’il ferait, tiens.

Zac – Il jouerait au scrabble dans sa maison de retraite médicalisée avec Jim Morrison, James Dean et Janis Joplin.

Mok – Tu as raison, ce serait bizarre… Tu crois que ça ne vaut pas le coup d’arrêter de fumer ?

Zac – Mais tous ces gens dont on parle, ils avaient déjà atteint le sommet de leur art. Nous on cherche encore dans quoi on pourrait bien être bon à quelque chose.

Mok – Je crois que si on était des génies, ça se saurait déjà.

Zac – Cervantès a écrit Don Quichotte à plus de cinquante ans. On a encore de l’espoir.

Mok – Alors il faut être un génie pour avoir le droit de se ruiner la santé, c’est ça ?

Zac – Qu’est-ce que tu veux ? On est de la race des baisés. C’est comme ça.

Ils sortent.

Ministère du Plan

Un homme et une femme arrivent.

Gina – Tu ne fumes plus.

Alain – Non, j’ai arrêté.

Gina – C’est bien.

L’autre se prépare une ligne de coke et la sniffe.

Alain – En revanche, je me suis remis à la coke.

Alain sort. L’autre reste là. Arrive une autre femme.

Brigitte – Salut.

Gina – Salut.

Brigitte – Je n’arrive pas à décrocher.

Gina – Moi non plus.

Brigitte – C’est le boulot. Ça me stresse, alors je fume pour décompresser.

Gina – C’est le boulot, qu’il faudrait arrêter.

Brigitte – C’est sûr. Mais je me demande si n’aurais pas encore plus de mal à arrêter le boulot.

Gina – Le boulot, c’est une drogue dure. Ça devrait être interdit.

Brigitte – Oui. Vous êtes dans quoi, vous ?

Gina – Contentieux.

Brigitte – Contentieux ?

Gina – Recouvrement de créances, ce genre de trucs.

Brigitte – Cool. Ça vous plaît ?

Gina – Depuis que je suis toute petite, je rêvais de harceler de pauvres gens surendettés et de leur extorquer leurs dernières économies pour payer leurs crédits sur des produits dont ils n’ont pas besoin.

Brigitte – Je vois…

Gina – Et vous ? Vous travaillez aussi pour faire le bonheur de l’humanité.

Brigitte – Conseillère bancaire… Ça devrait être interdit par la loi d’appeler conseillers bancaires des gens qui sont des commerciaux. On n’est pas là pour dispenser des conseils, on est là pour vendre des produits.

Gina – Oui… Mon conseiller Veolia m’appelle tous les soirs pour savoir si je n’ai besoin de rien… C’est bien le seul, d’ailleurs…

Brigitte – Vous avez vu le nombre de boîtes de service à la personne qui fleurissent maintenant à côté des magasins de cigarettes électroniques.

Gina – C’est quoi, les services à la personne ?

Brigitte – Ménage, cuisine, conversation…

Gina – Alors maintenant, pour parler à quelqu’un, il faut payer.

Brigitte – Rassurez-vous, avec moi c’est gratuit. Pour l’instant.

Gina – Vous vous souvenez de l’époque où les banques étaient nationalisées, où Gaz de France était une entreprise d’état et Renault une régie ?

Brigitte – J’étais trop jeune, mais on m’a raconté.

Gina – Il paraît même qu’il y avait un Ministère du Plan.

Brigitte – C’était avant la chute du Mur de l’Atlantique, non ? Du temps où la France était un pays communiste.

Gina – Avec à sa tête un Général.

Brigitte – Même les autoroutes à péages étaient des services publics. Au moins on savait par qui on se faisait entuber.

Gina – On vit une drôle d’époque…

Brigitte – Allez, il faut que je retourne bosser. Merci, ça m’a remonté le moral de discuter un moment avec vous.

Elles partent.

Dernière cigarette

Antoine revient. Clara arrive peu après.

Clara – Vous êtes encore là ?

Antoine – Personne ne m’attend à la maison. Vous non plus, apparemment.

Clara – Non.

Antoine – Mais c’est la dernière fois que je fais des heures sups. Quelques dossiers à boucler avant de partir.

Clara – Partir ?

Antoine – J’ai donné ma démission aujourd’hui.

Clara – Pas à cause de moi, j’espère.

Antoine – Pourquoi pas ?

Clara – Pour éviter qu’on travaille dans la même boîte au cas improbable où nous viendrions à avoir des relations sexuelles ensemble ? Dans ce cas, c’est dommage. Ce n’était vraiment pas la peine.

Antoine – Vous êtes tellement sûre qu’on ne couchera jamais ensemble ?

Clara – Surtout parce que je travaille en intérim. Ma mission ici s’achève ce soir de toute façon…

Antoine – Alors comme ça on est chômeurs tous les deux.

Clara (ironique) – Plus rien ne s’oppose à notre amour…

Il l’embrasse et elle se laisse faire.

Antoine – J’ai actualisé un peu mes méthodes de drague. Et j’ai arrêté les blagues.

Clara – Je vois ça… Ça ne rigole plus.

Antoine – Disons que c’est un peu plus direct.

Clara – Ça ne me déplaît pas.

Antoine – Il commence à faire nuit. On va bientôt voir les étoiles.

Clara aperçoit quelque chose contre une des parois de la terrasse, qui peut rester invisible.

Clara – C’est quoi ces plaques avec ces inscriptions ?

Antoine – Ah vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai que vous êtes en intérim. Ce sont des épitaphes.

Clara – Des épitaphes ?

Antoine – Il y a des sociétés qui mettent des crèches à la disposition de leurs salariés. Eh bien les propriétaires de cette tour fournissent aux employés un jardin du souvenir, pour les cendres des défunts.

Clara – Un jardin du souvenir…

Antoine – Enfin, une terrasse du souvenir, si vous préférez. Les proches du disparu peuvent disperser ses cendres du haut de la tour. Ou à défaut, c’est le patron qui s’en charge.

Clara – Et cette terrasse du souvenir fait aussi office d’espace fumeurs…

Antoine – Au prix où est l’immobilier en ville… Et puis comme ça, nos chers défunts fumeurs ont un peu l’impression d’être en pause.

Clara – Une pause définitive.

Antoine – Le tabac a largement contribué au règlement définitif du problème des retraites…

Clara – Et le cimetière est devenu une dépendance du bureau. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ces épitaphes ?

Antoine s’approche pour en lire quelques unes.

Antoine – Voyons voir… (Lisant) « En ce moment, je suis surbooké, mais on se rappelle très vite »… « Je ne suis pas là, mais vous pouvez me laisser un message »… « Le changement, c’est maintenant »… « Demain j’arrête de fumer »…

Clara – Édifiant…

Antoine – Écoutez ça, on dirait un aphorisme : « Contrairement aux particules, les testicules ne peuvent pas se trouver à deux endroits différents en même temps »…

Ils échangent un regard.

Clara – C’est vrai que c’est très romantique, cet endroit, mais on ne va peut-être pas s’éterniser.

Antoine – Je peux fumer une dernière cigarette ?

Clara (ferme) – Si vous voulez me suivre, c’est maintenant.

Antoine – Ok.

Ils se dirigent vers la sortie.

Antoine – Vous habitez où ?

Clara – Juste à côté. Vous voulez boire un verre à la maison ?

Antoine – D’accord. Mais je vous préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Clara – Ça y est, vous recommencez avec vos blagues.

Ils partent ensemble.

Un personnage (homme ou une femme) arrive. Il fume une cigarette ou vapote un instant en silence, avant de s’adresser au public.

Personnage – C’est ma dernière cigarette. C’est fini. Je décroche. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. En tout cas demain, ce sera sans moi. J’ai longtemps hésité, et puis j’ai fini par me décider. Ce n’est jamais le bon moment, non ? Ce n’est pas tous les jours facile de trouver une bonne raison de continuer. Mais croyez-moi, c’est encore plus difficile de s’arrêter là, sans raison. Je ne sais pas comment ils font, tous ces gens qui laissent un petit mot derrière eux. Une lettre de démission. Qu’est-ce qu’ils espèrent encore ? Un peu de compréhension ? Je pars en silence. Sans lettre T pour la réponse. Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils pourraient comprendre ? Même moi je ne me comprends pas. La vie ne me comprend plus. Et s’ils me répondaient ? Qu’est-ce qu’on peut bien répondre aux abonnés absents ? Je pars sans un mot. Sans préavis. Je libère la place. Parce que je serai remplacé, bien sûr. Vous aussi. Faut pas rêver. Dans la foule, personne n’est irremplaçable. Quand tu n’es plus là, ce sera un autre. Ici ou ailleurs. Un peu plus tard ou juste après. C’est ta vie qui veut ça. La vie des autres… (Il écrase sa cigarette ou range son vapoteur) Non, si je pouvais leur dire quelque chose avant de partir, je leur dirais seulement : ne vous inquiétez pas, je vais me fondre dans la foule. Je ne suis plus là. Je serai la multitude (Un temps) Ce n’est pas la mort. C’est juste une nouvelle vie qui commence…

Le personnage s’en va.

La mère Noël

Une femme arrive, en Mère Noël. Elle allume une cigarette ou se met à vapoter. Un homme arrive à son tour. Il aperçoit d’abord l’autre de dos, et est un peu surpris par son costume de Père Noël. Il est encore plus étonné lorsque la femme se retourne, et qu’il voit que c’est une Mère Noël.

Homme – Bonjour…

Mère Noël – Salut.

Homme – Vous…?

Mère Noël – Je viens pour l’arbre de Noël.

Homme – L’arbre de Noël…?

Mère Noël – L’arbre de Noël de la société. Celle pour laquelle vous travaillez, j’imagine.

Homme – Ah oui, c’est vrai… L’arbre de Noël… Je ne savais même pas que ça existait encore… Maintenant, avec toutes ces lois sur la laïcité…

Mère Noël – Vous n’avez pas d’enfants…

Homme – Pas le temps, malheureusement. Dans vingt ou trente ans, peut-être… Si la complémentaire santé de ma boîte accepte de rembourser la congélation de mes spermatozoïdes jusqu’à l’âge de ma retraite. Et donc vous…?

Mère Noël – Je travaille une année sur deux pour le Comité d’Entreprise. Je suis intermittente. Le reste de l’année, je fais du théâtre. Mais vous savez, le théâtre…

Homme – Oui… Il faut bien gagner sa vie… Et vous n’avez pas de barbe ?

Mère Noël – Vous préféreriez que j’ai une barbe ?

Homme – Non, non, vous… Vous êtes tout à fait charmante comme ça… Mais pourquoi une année sur deux ? Noël, c’est tous les ans. Ne me dites pas que le Comité d’Entreprise a décidé de ne fêter Noël que les années impaires, pour faire des économies ?

Mère Noël – C’est à cause de la parité.

Homme – La parité ?

Mère Noël – Pour lutter contre le sexisme, le Comité d’Entreprise a décidé qu’une année sur deux, le Père Noël serait une femme.

Homme – Ah oui…

Mère Noël – Si on y réfléchit bien… Il n’y a pas de raison que seuls les intermittents de sexe masculin puissent espérer trouver un job d’appoint pendant les fêtes.

Homme – Je vous avoue que je n’avais jamais pensé à ça.

Mère Noël – Pour nous, entre les arbres de Noël, les animations dans les grands magasins, les soirées privées… c’est une activité saisonnière très importante. L’année dernière, c’est ça qui m’a permis de sauver mon statut.

Homme – De Mère Noël…

Mère Noël – D’intermittente !

Homme – Bien sûr…

L’homme se met à vapoter à son tour.

Homme – Et vous, vous avez des enfants ?

Mère Noël – J’ai en des milliers…

Homme – Ah oui ? Une erreur de manipulation lors de la décongélation de vos ovules, peut-être ?

Mère Noël – Je suis la Mère Noël ! Tous les enfants sont mes enfants.

Homme – D’accord…

Ils fument un moment.

Homme – Et… est-ce qu’il y a un Père Noël ?

Mère Noël – Ne me dites pas qu’à votre âge, vous vous posez encore la question ?

Homme – Je voulais dire, est-ce que quand vous rentrez chez vous, il y a un Père Noël qui vous attend dans votre chaumière, avec qui vous partagez toutes les tâches ménagères selon les strictes règles de la parité homme-femme ?

Mère Noël – Eh bien non. Puisque vous voulez tout savoir, personne ne m’attend en bas avec un traîneau. En ce qui me concerne en tout cas, le Père Noël n’existe pas…

Homme – C’est curieux, mais contrairement à la première fois où j’ai entendu ça, aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à trouver que c’est une bonne nouvelle…

La mère Noël écrase sa cigarette ou range son vapoteur.

Mère Noël – J’y retourne… Il faut que je finisse de décorer l’arbre… Et après j’en ai pour une heure de RER avant de rentrer chez moi…

Homme – J’ai ma voiture en bas. Moi aussi j’ai un truc à finir et après je m’en vais. Je vous dépose, si vous voulez. C’est sur mon chemin.

Mère Noël – Je ne vous ai pas encore dit où j’habitais.

Homme – Mais je sais déjà que c’est sur mon chemin.

Mère Noël – La magie de Noël…

Ils sortent.

Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-49-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Bureaux et Dépendances Lire la suite »

Le Comptoir

At the bar counter –  La barra (español) – O balcão (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez 

Distribution très variable en nombre et sexe

Sur le zinc d’un comptoir, à l’heure des bilans, une femme qui se dit auteur raconte à la patronne des séquences marquantes de son existence. Ces récits fantasmatiques prennent vie sur la scène dans la salle du bistrot.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Comptoir

Dans cette version : 18 personnages tous féminins. Mais la distribution est très variable en nombre et en sexe.

Soirée poésie

Deux demis

Les pigeons

Mention passable

Entretien d’embauche

Friday wear

La peur de gagner

Le coccyx

Comme un vieux film

Une belle mort

Soirée poésie

Deux femmes (ou bien un couple ou encore deux hommes) arrivent dans un bistrot. Elles jettent un regard en direction de la salle et s’approchent avec quelques hésitations d’un comptoir derrière lequel la patronne se tient debout, impassible, en train d’essuyer des verres à pied.

Un – Qu’est-ce que tu prends ?

Deux – Je ne sais pas… Un petit ballon ?

Un – Rouge ? Blanc ?

Deux – Rouge…

Un – Deux ballons de rouge, s’il vous plaît.

Patronne – Bordeaux ? Côtes du Rhône ?

Un – Côtes du Rhône…

Patronne – Et deux côtelettes.

La patronne leur sert les deux ballons.

Un – On va peut-être aller s’asseoir, pendant qu’il y a encore des tables de libre…

Deux – Ok.

Les deux femmes vont s’asseoir à une table. La première boit une gorgée, et fait la grimace.

Un – Je ne sais pas si on a fait le bon choix…

Deux – Pour le spectacle ?

Un – Pas pour le vin, en tout cas…

La deuxième trempe à son tour les lèvres dans son verre.

Deux – Ah, oui… Ce n’est pas du Château Margaux…

Un – C’est quoi, cette soirée, au juste ?

Deux – Je n’ai pas très bien compris… (Elle sort un flyer de sa poche et y jette un coup d’œil) Petits Vers sur le Zinc… C’était à zéro euro sur billetreduc. Ça doit être une soirée cabaret…

Un – Cabaret ?

Deux – One man show, j’imagine.

Un – En bon français, on devrait dire des seuls en scène.

Deux – Apparemment on est aussi les seuls dans la salle.

Un – Petits Verres sur le Zinc… Fais voir… (Il regarde le flyer) Attends, mais c’est vers, V-E-R-S !

Deux – Ouais, tu as vu ? C’est marqué : le premier vers est offert. C’est dingue, non ? Maintenant, tu vas au spectacle, c’est gratuit, et en plus on te paye un verre. Bientôt, on te donnera un peu d’argent en repartant si tu restes jusqu’au bout…

Un – V-E-R-S ! Pas V-E-R-R-E-S ! Oh, putain ! C’est une soirée poésie !

Deux – Tu déconnes ! (Elle lui reprend le flyer et regarde à nouveau) Merde, tu as raison !

Un – Jusqu’à quelles tragiques méprises peut conduire la dyslexie…

Deux – Tu m’étonnes que c’était gratuit…

Transition musicale. Une cliente, arrive. Avant d’entrer, elle tire une dernière bouffée de sa cigarette.

Un – Malheureusement, je crois qu’il est trop tard pour se barrer.

La cliente écrase sa cigarette, et jette un regard sur la salle avant de déclamer :

Au comptoir des fumeurs dissipés,

auprès d’un parisien froissé,

une blonde, une brune sur le zinc écrasées

du tabac froid racontent encore l’odeur.

Les volutes ne sont plus que vapeurs.

Aux sifflements d’un italien percolateur,

de la main du serveur dans une tasse allongé,

un grand noir remplace un petit blanc.

Au bar il ne faut plus mégoter.

Reste le goût amer du café.

Les deux femmes assises à la table restent un instant déconcertées.

Deux – Bravo, c’est… (Prenant son ami à témoin) Ah, oui, hein ? C’est très original.

Un – Ça change, c’est sûr…

Cliente – Merci…

Deux – Et… vous en connaissez beaucoup, comme ça ?

Cliente – Pas mal.

Un – Ah, merde… Je veux dire super…

Cliente – Vous en voulez un autre ?

Un – Ah ben oui, tiens, pourquoi pas… Mais cette fois, je vais plutôt essayer le Bordeaux, moi.

Cliente – Je voulais dire… un autre poème.

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Et comment ! (En aparté) De la poésie… Putain, c’est un traquenard.

Deux – Je crois que c’est le moment de se barrer…

Pendant que les deux femmes s’éclipsent discrètement, la cliente déclame :

Sur le zinc du comptoir quelques verres oubliés.

Quelques vers à douze pieds m’accompagnent ce soir.

J’ai laissé le brouillard aux dehors endeuillés,

la pipe du condamné à fumer dans le noir.

 Deux demis

La cliente se plante devant comptoir, mais ne dit rien.

Patronne – Qu’est-ce que je lui sers à la petite dame ?

Cliente – Je ne sais pas… Je n’ai envie de rien…

Patronne – Rien ? Désolée, on n’a pas ça ici…

Cliente – J’ai juste envie de me jeter sous un train.

Patronne – Ah oui, mais là, vous êtes pas au bon endroit. Vous voyez, je n’ai pas de casquette de chef de gare. Alors si vous voulez rester, il va falloir consommer.

Cliente – Bon ben je vais prendre… une bière. Quand on a des idées suicidaires, une bière, ça me paraît tout à fait approprié, non ?

Patronne – Quoi comme bière ?

Client – Une Mort Subite.

Patronne – Je n’ai pas de bière belge.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez ?

Patronne – De la pression.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez comme pression ?

Patronne – De la pression ordinaire…

Cliente – C’est tout ?

Patronne – Tout à l’heure, vous ne saviez pas quoi prendre, et maintenant vous trouvez qu’il n’y a pas assez de choix ?

Cliente – Une pression ordinaire, ça ira très bien.

Patronne – Ce que les gens viennent chercher ici, ce n’est pas de la bière, vous savez. De la bière, ils en ont chez eux au frigo.

Cliente – Vous avez raison. Ils viennent sûrement chez vous pour trouver un peu de chaleur humaine…

Patronne – Qu’importe le flocon, pourvu qu’on ait l’Everest.

Cliente – Un demi, alors. (La patronne s’apprête à lui servir son demi) Non, deux…

La patronne lui sert ses deux demis.

Patronne – Et voilà… Deux demis…

Cliente – Deux demis. Ça fait un entier… Enfin c’est ce que j’ai appris à l’école…

Patronne – Vous êtes une marrante, vous… Vous attendez quelqu’un ?

Cliente – Si j’attendais ma moitié, j’irai m’asseoir à une de ces tables, et je me referais une beauté. Je ne serais pas là, debout, ébouriffée, à parler toute seule.

Patronne – Merci.

La cliente pousse le deuxième demi vers la patronne pour lui offrir.

Cliente – Vous ce n’est pas pareil… (Elles trinquent) Un patron de bistrot, c’est un peu comme un psychanalyste ou un curé. On peut tout lui raconter, mais on ne peut rien lui demander. Surtout pas s’il a un problème avec sa mère ou si ça lui arrive aussi d’avoir des mauvaises pensées…

Patronne – Vous avez un problème avec votre mère ?

Cliente – Ça vous arrive d’avoir des mauvaises pensées ?

Patronne – Ça ne vous regarde pas !

Cliente – Ah, vous voyez bien…

Patronne – Vous êtes venue ici pour chercher les ennuis ?

Cliente – Je suis venue pour chercher l’inspiration.

Patronne – Ah, ouais…?

Cliente – Les poètes vont souvent au bistrot pour chercher l’inspiration. Vous ne saviez pas ?

Patronne (ironique) – Si, si. Tous mes clients sont des poètes.

Cliente – Il paraît que chaque jour, en France, deux bistrots mettent la clef sous la porte. C’était dans le journal de ce matin.

Patronne – Je ne lis pas les journaux.

Cliente – Pourtant, vous en vendez !

Patronne – Je vends aussi des pipes. Et je ne fume pas.

Cliente – Où iront les poètes pour chercher l’inspiration quand tous les bistrots auront été remplacés par des Mac Donald ?

Patronne – Qu’ils aillent au diable.

Cliente – Quand le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain se sera définitivement tu, les derniers Prévert auront disparu.

Patronne – Des prés verts ? Dans le coin, à part quelques mauvaises herbes sur le bitume des trottoirs…

Cliente – Non, croyez-moi, quand il n’y aura que des fast food au coin des rues, les poètes n’écriront plus que de la littérature de gare.

Patronne – C’est pour ça que vous voulez vous jeter sous un train ?

Cliente – Ou peut-être parce que j’ai peur de ne pas trouver l’inspiration.

Patronne – Vous croyez vraiment que c’est ici que vous allez trouver quelque chose à raconter ?

Cliente – Si les comptoirs pouvaient parler, ils auraient des tas de choses à dire, non ?

Patronne – Sûr… Mais je ne sais pas qui ça pourrait intéresser.

Cliente – Tenez, c’est dans un café comme celui-là que j’ai appris mes résultats du bac.

Patronne – Sans blague…

Cliente – Le bac, le permis de conduire… Ce sont des étapes, dans la vie, non ? Des rites de passage…

Patronne – Le seul bac que j’ai passé, c’était pour traverser la Loire, et monter à Paris… Et je crois que le seul permis que j’aurai jamais, c’est le permis d’inhumer…

Cliente – Je pourrais toujours raconter ma vie… Ou la vôtre…?

Patronne – On peut être payée pour raconter sa vie ? Tous mes clients font ça gratuitement…

Cliente – Pas très cher…

Patronne – Des cacahuètes ?

Client – Oui, à peu près.

Patronne – Non, je veux dire… Vous voulez des cacahuètes ? Avec vos deux demis…

Les pigeons

Un bistrot. Une table à laquelle sont assises deux jeunes filles. Les deux filles regardent à travers la vitrine située côté spectateurs.

Une – Qu’est-ce qu’ils foutent là, tous ces pigeons…?

Deux (ailleurs) – Quoi ?

Une – Les pigeons ! Pourquoi il n’y en a qu’en ville ? (L’autre a l’air préoccupée par tout autre chose) C’est pas vraiment des animaux domestiques. Je veux dire comme des chiens ou des chats. C’est des oiseaux. Ils sont libres, eux, ils ne sont pas en cage, et ils peuvent voler. Ils pourraient se barrer.

Deux – Où veux-tu qu’ils aillent ?

Une – Je ne sais pas, moi. À la campagne. Pourquoi ils ne se barrent pas à la campagne, tous ces pigeons ?

Deux – À la campagne…? Ils n’auraient rien à becqueter…

Une – Ça me donne envie de vomir, de les regarder.

Deux (ailleurs) – Ouais…

Une – Regarde, ils sont coprophiles.

Deux – Hein ?

Une – T’as pas vu ce qu’ils bouffent…?

Deux – Quoi ?

Une – Des crottes de chiens.

Deux (regardant pas très intéressée) – Ah, ouais…

Une – Ce n’est pas ça qu’on appelle un écosystème…?

Deux – Pourquoi ils restent ici à bouffer de la merde, alors qu’à la campagne, ils pourraient bouffer des cerises.

Une – Le temps des cerises, c’est pas toute l’année. (Son portable sonne et elle répond) Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche.

Deux – Alors ?

Une – C’est pas encore affiché…

Deux – Et si on l’avait raté ?

Une – Je préfère pas y penser… (Inquiète) Pourquoi on l’aurait raté ?

Deux – Je ne sais pas. La peur de gagner. Le cheval de concours qui refuse l’obstacle au dernier moment. Ça arrive aux plus grands champions.

Une – Attends, on n’est pas des bourrins. Et puis le bac, c’est pas un concours. C’est comme le permis de conduire. C’est pas parce qu’il y en a beaucoup qui l’ont que t’as moins de chance de l’avoir.

Deux – Ouais ben justement. Le permis, je l’ai déjà raté deux fois… Pourquoi ça s’appelle comme ça, au fait ?

Une – Le permis ?

Deux – Le bac !

Une – Parce que si on rate le bac, on reste sur le quai, j’imagine…

Deux – Moi, ça me rappelle mes cours de latin. Tu sais, ce fleuve que les morts doivent traverser pour aller aux Champs Élysées. En barque…

Une – Quel rapport ?

Deux – La barque… Le bac… Pour traverser un fleuve…

Une – Ouais, ben moi, c’est si je rate le bac, que je suis morte. Mes parents me tueraient… Ils m’ont foutue dans cette boîte de curés parce qu’il y avait 100% de réussite. Ça leur coûte un SMIC par mois. Si je ne leur en donne pas pour leur fric… (Un temps) Et puis qu’est-ce qu’on irait foutre en barque aux Champs Élysées ? Le Quartier Latin, c’est sur la rive gauche…

Deux – Il y a quand même eu des années où c’était 99%. Ça veut bien dire qu’il y en a un qui le rate de temps en temps. C’est rare, mais ça peut arriver.

Une – Je ne sais pas moi… Le type avait peut-être raté son train… Ou son bac, tiens, si il habitait sur une île.

Deux – Arrête, tu vas nous porter la poisse.

Une – Pourquoi ?

Deux – Nous aussi, on habite sur une île…

Une – Notre-Dame, c’est sur une île ?

Deux – En tout cas, si tu comptais sur la géo pour l’avoir, ton bac, tu ferais bien d’y aller faire brûler un cierge, à Notre-Dame.

Le portable sonne à nouveau. La première prend l’appel aussitôt.

Une – Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche, avec un visage impassible. La deuxième l’interpelle avec une anxiété encore plus grande.

Deux – Alors ?

Une (avec un air sinistre) – Ça y est, ils viennent d’afficher les résultats.

Deux (tétanisée) – Et alors ?

La première, cessant de jouer la comédie, laisse éclater sa joie.

Une – Et alors, on l’a ! Putain, on l’a, je te dis !

Les deux se tombent dans les bras l’un de l’autre.

Deux – T’aurais pas dû me mener en bateau. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.

Une – Tu veux dire à la minute, parce que cent pulsations à l’heure, tu serais déjà morte.

Deux – Quelle mention ?

Un – Attends, c’est déjà une bonne nouvelle… Faut pas demander un miracle, non plus. Oh, putain… Il va falloir fêter ça…

Deux – Ouais… En même temps, le bac, tout le monde l’a, maintenant…

Une – Mmm… C’est le début des emmerdes.

Deux – C’est pour ça que ça me rappelle mes cours de latin.

Une – Le latin ?

Deux – Le bac… pour traverser le fleuve et aller en enfer.

Une – Allez, tu peux oublier le prof de latin, maintenant. T’es sûre de ne plus jamais le revoir ! Ouah…! J’ai une bouffée de chaleur, tout d’un coup… Ça me donne envie de piquer une tête dans la Seine.

Deux – Moi aussi. Ça me donne envie de me jeter dans la Seine…

Une – La vie est belle ! C’est l’été !

Deux – T’as raison. Allons nous plonger dans le fleuve de l’oubli…

Les deux jeunes filles s’en vont.

Mention passable

Un bistrot. Au bar la patronne et une cliente.

Patronne – Et vous l’avez eu ?

Cliente – Quoi ?

Patronne – Le bac.

Cliente – Mention passable.

Patronne – Vos parents devaient être contents.

Cliente – En tout cas, ils ne m’ont rien dit.

Patronne – Il y a des gens pas bavards.

Cliente – J’aurais aimé au moins une fois dans ma vie que mes parents me disent qu’ils étaient fiers de moi. Même si ce n’était pas vrai. Pas vous ?

Patronne – Ce que j’aurais aimé, c’est pouvoir dire à mes parents que j’étais fière d’eux…

Cliente – Vous avez des enfants ?

Patronne – Non. Et je ne suis pas sûre qu’ils auraient été fiers de moi…

Cliente – Pourquoi ?

Patronne (éludant) – Donc, vous ne vous êtes pas jetée dans la Seine…

Cliente – J’aurais peut-être dû. Parce que c’est après que les ennuis ont commencé.

Patronne – Vous n’avez pas trouvé de boulot ?

Cliente – Si. Un petit boulot, comme on dit.

Patronne – C’est toujours mieux que de faire le trottoir.

Cliente – Encore que… Le bac c’est la fin de l’innocence, mais le premier job, c’est comme un dépucelage. On se rend compte que là, on est vraiment baisé. On sait qu’il n’y a que la première fois où ça fait un peu mal, et qu’on va s’habituer. Mais on se doute qu’il va falloir pas mal d’imagination pour y prendre un peu de plaisir… Ça s’est passé comment, pour vous ?

Patronne – Mon dépucelage ?

Cliente – Votre premier job ! Qu’est-ce que vous faisiez avant de vous mettre à votre compte ?

Patronne – Je faisais le tapin rue Saint Denis.

Cliente – Ah… Alors vous savez de quoi je parle…

Entretien d’embauche

Un bistrot. Une table à laquelle est assise une femme genre cadre commercial. Une jeune fille blonde style étudiante arrive. La femme se lève et lui sert la main.

Femme – Asseyez-vous, je vous en prie… (Un peu étonnée) Vous êtes bien Mademoiselle…?

Jeune fille – Ben Salah. Aïcha Ben Salah…

Femme – C’est ça… (La regardant) Et… vous êtes blonde…

Jeune fille – Oui je sais, on me le dit souvent… En fait, c’est mon arrière-grand-père qui… Mais d’habitude, cela rassure plutôt mes employeurs. Quand je parviens jusqu’à l’entretien d’embauche, bien sûr… Ça pose un problème…?

Femme – Pas du tout…

Jeune fille – L’annonce disait que vous cherchiez un chasseur de primes…?

Femme – De primes d’assurance, oui… Nous vendons des conventions-obsèques. Un marché déjà très saturé… Nous recrutons quelqu’un pour démarcher en banlieue…

Jeune fille – Pourquoi pas une blonde ?

Femme – Pour du porte à porte dans les cités… Nous nous disions qu’une blonde… Enfin, ça susciterait moins d’empathie…

Jeune fille (lui tendant une feuille) – J’ai un casier, vous savez ! Euh, je veux dire un CV…

Femme (prenant le CV sans le lire) – Il faut être très habile, pour placer ce genre de produits. Quand on ne sait pas comment on va payer son loyer à la fin du mois, évidemment, on ne pense pas tous les matins en prenant son café à prendre un crédit sur 50 ans pour financer sa dernière demeure…

Jeune fille – C’est sûr…

Femme – Au début, nous étions dans l’édition… Ce n’était pas facile non plus… Vendre une encyclopédie en 28 volumes à des gens qui pour beaucoup ne savent pas lire…

Jeune fille – Il y a quand même des illustrations, dans les encyclopédies…

Femme – Après, on a tâté un peu de la complémentaire-santé. Mais avec la concurrence… Non, la conventions-obsèques, aujourd’hui, c’est encore ce qu’il y a de plus porteur… C’est l’avenir…

Jeune fille – On n’est pas sûr de tomber malade, mais on est sûr de mourir un jour… Tous… Même les analphabètes…

La femme semble prise d’inquiétude.

Femme – Ce n’est pas une opération de testing, au moins ?

Jeune fille – Pardon…?

Femme – Vous ne vous êtes pas fait teindre en blonde pour nous accuser ensuite de discrimination ?

Jeune fille – Rassurez-vous, je suis une vraie blonde…

Femme – Nous ne sommes pas racistes, vous savez… C’est seulement qu’en l’occurrence… Pour tout vous dire, nous comptions vous confier le développement d’un nouveau marché : ce que nous appelons dans notre jargon la convention obsèques halal. Un secteur en très forte expansion. La conséquence logique des grands flux d’immigration des années cinquante.

Jeune fille – Je peux prendre l’accent arabe…

Femme – Vous sauriez faire ça…?

Jeune fille – Avec un petit stage de remise à niveau…

Femme – Vous croyez que ça marcherait ?

Jeune fille – Si je mets une djellaba…

La femme réfléchit.

Femme – Bon… Vous m’avez convaincue… Quand on postule comme vendeuse, il faut commencer par savoir se vendre… Et croyez-moi, me vendre une blonde, ce n’était pas gagné. (Se levant) Bravo ! Je vous prends à l’essai.

Jeune fille – Merci.

Femme – Et si vous faites l’affaire, dans trois mois, vous passez en concession perpétuelle…

Jeune fille – Vous voulez dire en contrat à durée indéterminée ?

La femme se lève pour partir et la jeune fille la suit.

Femme (souriant, satisfaite) – Ça fait plaisir de voir des jeunes qui ont encore envie de travailler !

Elles sortent.

Friday wear

Un bistrot. Une femme, genre cadre en tenue soignée mais en jean, est s’assise à une table. Elle ouvre son attaché case et en sort un catalogue qu’elle feuillette en buvant son café. Son portable sonne. Elle répond.

Cadre – Oui…? Ah, oui… Oui, oui, je vous attends. Non, non, je crois que c’est moi qui suis un peu en avance. On a rendez-vous à quelle heure exactement ?

Une femme arrive, sa directrice, en tailleur, genre executive woman, le portable vissé à l’oreille. Elle a l’air très speedée, comme si elle avait pris de la coke. Elle s’installe à la même table.

Directrice – Dix heures quarante-cinq. Vous avez les visuels de la nouvelle campagne ?

Elles continuent à se parler à travers leurs portables, comme si elles n’étaient pas assises l’une en face de l’autre.

Cadre – Oui, oui, bien sûr. Vous verrez, elle est superbe…

La femme tourne une nouvelle page du catalogue. Sa directrice lui prend le catalogue des mains et l’examine à son tour.

Directrice – Ah, oui, c’est…

Cadre – Ça change…

Directrice – Oui…

Cadre – Les créatifs ont vraiment fait du bon boulot.

Directrice – Pour une fois, ils ont fait preuve de créativité.

La femme cadre se rend compte la première du ridicule de la situation en semblant apercevoir enfin sa directrice en face d’elle.

Cadre – Vous voulez un café ?

En levant les yeux du catalogue, la directrice aperçoit à son tour son interlocutrice.

Directrice – Euh, non, merci. J’ai arrêté le café. Ça me noircit les dents et ça me donne envie de pisser.

La directrice examine l’autre femme, comme si quelque chose dans sa tenue la surprenait, sans qu’elle parvienne tout de suite à savoir quoi.

Directrice – Vous n’avez pas de soutien-gorge… ?

Cadre – Euh… Non. Ça pose un problème ?

Directrice – Non, non… Enfin… D’habitude, vous en mettez un, non ?

Cadre – Comme on est vendredi, je me suis dit que… Ce serait plus cool…

Directrice – Plus cool ?

Cadre – Le… Le friday wear, vous voyez…?

Directrice – Le friday wear…?

Cadre – Aux States, le vendredi, tous les cadres s’habillent comme ça. De façon un peu moins formelle. Propre, mais décontractée…

Directrice – Aux States…?

Cadre – Sans soutien-gorge.

Directrice (chiffonnée) – Bon…

Silence un peu embarrassé.

Cadre – Je peux vous parler franchement ?

Directrice (un peu inquiète) – Je me demande si je ne préférais pas quand vous mettiez un soutien-gorge, finalement…

Cadre – Notre société a une image un peu guindée auprès de ses clients, vous le savez. Toutes les études le montrent. Un peu ringard, quoi. En plus du nouveau catalogue, je me suis dit qu’en adoptant le friday wear… On apparaîtrait plus… dans le move.

La directrice semble totalement prise au dépourvu. Elle hésite un instant avant de se décider.

Directrice – Oh, et puis après tout, vous avez raison. Allez…

Elle se tourne dos au public, et se contorsionne un instant, puis fait face à nouveau en brandissant son soutien-gorge.

Directrice – Si c’est assez bon pour les Américains…

L’autre a l’air un peu surprise.

Directrice (soulagée) – Ah… C’est vrai qu’on respire mieux… Vous trouvez que j’ai l’air plus cool, comme ça ?

Cadre – Beaucoup plus cool.

Directrice – La prochaine fois, j’enlève le bas…

Mais la directrice paraît encore un peu préoccupée.

Directrice – Mais… ce n’est pas un peu gênant…? Par rapport à notre client, je veux dire…

Cadre – Non, pourquoi…?

Directrice – Ben… Des soutiens-gorge… C’est ce qu’ils vendent, non ?

Cadre – Ah…! Oh, non ! Pourquoi ? Et puis ce n’est que le vendredi.

La directrice semble se faire une raison.

Directrice (se décontractant un peu) – Bon, eh ben il va quand même falloir que je vous emmène au client… (Contente de son bon mot) Comme la fermière emmène la vache au taureau…

Air un peu décontenancé de la cadre. Elles se lèvent toutes les deux pour aller à leur rendez-vous.

Directrice – On a rendez-vous avec qui déjà ?

Cadre – Avec la nouvelle PDG.

Directrice – La nouvelle ?

Cadre – L’ancienne s’est suicidée vendredi dernier. Vous n’étiez pas au courant ?

Directrice – Mon Dieu non… Quelle drôle d’idée.

Cadre – Elle s’est pendue au porte-manteau de son bureau. Avec la bretelle de son soutien-gorge, justement…

Directrice – Comme quoi, c’est du solide… Pour supporter un pareil poids… (Riant de sa propre plaisanterie) Faites-moi penser de fournir un kit anti-suicide à la patronne de notre agence avec ses stock-options.

La cadre a l’air un peu surprise et inquiète de voir sa directrice aussi décontractée.

Directrice – Je plaisante. On a dit qu’on était cool, non ?

Elles sortent.

La peur de gagner

Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?

Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…

Femme 1 – Tu joues au loto ?

Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.

Femme 1 – Pourquoi pas…

Silence.

Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?

Femme 2 – 115 millions.

Femme 1 – 115 millions…

Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?

Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.

Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…

Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?

Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.

Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…

Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.

Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…

Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…

Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?

La deuxième reste polarisée sur la télé.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…

Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?

Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…

Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…

Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.

Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…

Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?

Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?

Silence.

Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?

Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?

Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…

Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.

Femme 1 – Et alors ?

Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.

Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?

Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.

Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…

Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.

Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…

Elles regardent, scotchées, le tirage.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.

Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…

Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.

Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…

Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…

Le coccyx

Un bistrot. Au comptoir, deux femmes regardent au loin droit devant elles. La deuxième a sur la tête un bonnet dont ne dépasse aucune chevelure.

Une – Tu as vu, cet arbre, comme il est beau ?

Deux (avec l’air de s’en foutre) – Ouais.

Une – Il fait tellement partie du paysage… On finit par ne plus le voir.

Deux – Mmm…

Une – C’est un chêne. On n’était pas encore nées, il était déjà là.

Deux – Comment tu le sais ? Puisqu’on n’était pas nées…

Une – On avait accroché une balançoire à une de ses branches, quand on était petites. Il était déjà aussi grand. Tu ne te souviens pas ?

Deux – Non.

Une – Moi, oui. Je m’étais cassé le bras en tombant de cette putain de balançoire.

Deux – Tu t’es cassé tellement de trucs. Comment veux-tu que je me souvienne…? Une fois, tu t’es même cassé le cul.

Une – Le coccyx.

Deux – En tombant d’une chaise. C’est dingue. Je me demande quel os tu ne t’es pas fracturé. (Un temps) Le coccyx… Je ne savais même pas que ça existait, à l’époque. Et même maintenant, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.

Une – Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rapporte un paquet de points au Scrabble…

Deux – C’est simple, quand je t’imagine petite, je te revois avec un plâtre… Même sur les photos de classe, tu as toujours un bras en écharpe, une paire de béquilles ou un gros pansement. C’est à se demander comment tu as fait pour arriver entière jusqu’ici.

Une – Toi, tu ne t’es jamais rien cassé. Comme cet arbre, là…

Deux – Pourtant j’ai fait les mêmes bêtises que toi… Moi aussi j’ai vécu dangereusement. Ça m’est même arrivé d’ouvrir des huîtres à Noël. Et je ne me suis jamais transpercé la main avec le couteau…

Une – Tu as toujours eu plus de chance que moi. Je t’en ai souvent voulu, pour ça…

Deux – Tu crois vraiment que c’est moi qui ai eu de la chance…?

Une – C’est ça, traite moi d’empotée.

Deux – Où est-ce que tu veux en venir, avec ton arbre ?

Une – Il a résisté à toutes les tempêtes. Pas une branche de cassée. Comme toi. Dans une centaine d’années, il sera encore là.

Deux – Même si il est encore debout, il est peut-être déjà rongé de l’intérieur. Regarde, il n’a plus une feuille sur le caillou. Comme moi, justement.

Une – C’est normal. On est en automne…

Deux – Ah, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu passer l’été… De ma fenêtre, à l’hôpital, j’avais la vue sur le parking d’Auchan.

Une – Ça va repousser au printemps, tu verras.

Un temps.

Deux – Et mes cheveux, tu crois qu’ils vont repousser, au printemps ?

Une (lui tendant la main) – Tiens. J’en mets ma main à couper…

Comme un vieux film

Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.

Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…

Vieille – Oui…

Jeune – Quel effet ça fait ?

Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…

Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?

Vieille – Un pot ?

Jeune – Un pot de départ !

Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…

Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?

Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…

Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?

Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?

Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.

Vieille – Elle arrive bientôt ?

Jeune – Qui ?

Vieille – Ma remplaçante !

Jeune – Ah… Lundi, je crois…

Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?

Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…

Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…

Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

Vieille – Vous voulez un café ?

Jeune – Pourquoi pas.

La vieille lui apporte une tasse.

Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…

Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?

Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?

Jeune – J’arrive à peine…

Vieux – Vous comptez rester ?

Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…

Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?

Jeune – Ça va…

Elles sirotent leur café.

Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?

Jeune – Il est parfait…

Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?

Jeune – Pas encore... Et vous ?

Vieille – Non…

Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…

Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…

La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.

Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…

Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…

Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…

Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…

Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…

Sonnerie du téléphone.

Jeune – Oui… Non…

Vieille – Peut-être même dans un préservatif…

Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?

Vieille – Rien…

Jeune – Vous savez ce que je me disais ?

Vieille (pleine d’espoir) – Non…

Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?

Vieille (interloquée) – De la moquette ?

Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…

Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?

Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…

Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.

Jeune – Ah oui…?

Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…

Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?

Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…

Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…

La jeune se remet au travail.

Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?

Jeune – Mes rêves ?

Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?

Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…

Vieille – Et après…?

Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…

Vieille – Pour…?

Jeune – Pour ne pas avoir de patron !

Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?

Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…

Vieille – Tirez-vous…

Jeune – Pardon ?

Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !

Jeune – Pour aller où ?

Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?

Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?

Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…

La jeune se remet à travailler.

Jeune – Vous savez ce que je crois ?

Vieille – Non…

Jeune – Ils vont fermer la boîte.

Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?

Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…

Vieille – Non…

Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?

Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?

Jeune – Des urnes !

Vieille – Des urnes ?

Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.

Vieille – L’abstention…?

Jeune – Des urnes funéraires !

Vieille – Ah…

Jeune – Le papy-boom est derrière nous…

Vieille – C’est si grave que ça ?

Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…

Vieille – Délocalisation ?

Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…

Vieille – Et le personnel ?

Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…

Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?

Jeune – En fait, pas grand chose.

La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.

Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…

Jeune – Quoi ?

Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…

Jeune – Vous êtes une originale, vous…

Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?

Jeune – Vous avez des enfants ?

Vieille – Non…

Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?

Vieille – Pourquoi faire ?

Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.

Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.

Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…

Vieille (amusée) – Vous trouvez…?

Jeune – C’est pas si grave que ça.

Vieille – Que je sois déprimante ?

Jeune – Peut-être que vous demandez trop.

Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…

Jeune – C’était il y a combien de temps…?

Vieille – Je ne sais plus…

Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?

Vieille – Comment ça, plus personne ?

Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.

Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?

Jeune – Leurs veuves, en tout cas.

Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?

Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…

La vieille, anéantie, reste silencieuse.

Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?

Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…

On entend au loin le mugissement d’une sirène.

Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller). Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…

Elle s’en va. La jeune la suit peu après.

Une belle mort

Un bistrot. Une table à laquelle une femme est assise. Aucune consommation devant elle. Une autre arrive.

Une (se levant) – Ah, tu es venue…

Deux – J’avais le choix ?

Mal à l’aise, elles hésitent à s’embrasser, mais y renoncent. Elles s’asseyent.

Une – Tu prends quelque chose ?

Deux – J’ai commandé un café en passant.

Une – On a beau savoir qu’on n’est pas là pour toujours… Ça fiche un coup…

Deux – À son âge… On savait qu’il était en période de préavis, non ?

Une – Apparemment, c’est arrivé pendant son sommeil.

Deux – Ah, oui…?

Un – Au moins, il n’a pas souffert… Il ne s’est même vu partir.

Deux – Une belle mort, comme on dit… Ça ne remplace pas une belle vie, mais c’est toujours mieux que rien…

Un – Il a toujours fait ce qu’il a voulu…

Deux – Est-ce que ça suffit à faire une belle vie…?

Un – C’était une autre époque.

Deux – Ouais…

Silence embarrassé. La deuxième se lève.

Deux – Je vais voir ce qu’ils foutent avec mon café… On dirait qu’ils m’ont oubliée… Tu reprends quelque chose ?

Un – Ils ne m’ont toujours pas apporté ce que j’avais commandé non plus…

La deuxième s’approche du comptoir dans le noir. La première se fait un raccord de maquillage. L’autre revient avec deux tasses de café et se rassied.

Deuxième – Ils les avaient préparés, mais ils avaient oublié de nous les apporter…

Un – J’espère qu’il est encore chaud…

Deux (prenant une gorgée) – En tout cas, il est fort… Ça réveillerait un mort…

L’autre lui lance un regard étonné, se demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou pas.

Un – On n’aura même pas pu lui dire au revoir.

Deux – Au revoir ?

Un – Adieu, si tu préfères…

Deux – Je ne sais pas ce que je préfère, mais bon…

Un – Quand même… Si on avait su…

Deux – Même si on avait su la date et l’heure… Entre nous, qu’est-ce que ça aurait changé

Un – On aurait pu lui dire un dernier mot…

Deux – Un dernier mot ? Comme quoi, par exemple ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que le dernier mot que j’aurais pu lui dire lui aurait été d’un grand réconfort…

Un – Ça ne sert plus à rien de ruminer le passé… Maintenant qu’il n’est plus là….

Deux – Tu as raison… Tournons-nous résolument vers l’avenir… Alors qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Un – Tu parles comme si c’était nous qui l’avions assassiné…

Deux – Je me disais que l’incinération…

Un – Tu crois que c’est ça qu’il aurait voulu ?

Deux – Alors là… Je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de conversation avec lui… D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu une véritable conversation avec lui… Et toi ?

Un – Non, moi non plus…

Deux – Dans ce cas, c’est à nous de décider. Personnellement, je n’ai été très fan du côté mausolée. Sauf pour les grands hommes, évidemment. On ne va pas le faire embaumer comme Staline… Et comme je n’ai pas l’intention d’aller lui porter des fleurs tous les ans à La Toussaint.

Un – Je ne sais pas…

Deux – Je parle pour moi… Mais je ne voudrais surtout pas te priver du plaisir d’aller fleurir sa tombe une fois par an… Si tu crois qu’il vaut mieux investir dans la pierre… On fera comme tu voudras.

Un temps.

Un – Et qu’est-ce qu’on ferait des cendres ?

Deux – On partage. Comme c’est tout ce qu’il nous a laissé.

Un – On ne peut pas faire ça…

Deux – Si tu préfères le répandre en entier sur ta pelouse entre le barbecue et la piscine, je suis prête à te laisser ma part, rassure-toi…

Silence.

Un – Comment tu peux être aussi dure…?

L’émotion prend le dessus.

Deux – Comment on a pu en arriver là ? C’est ça la question…

Une – C’est comme ça… Ce n’est la faute de personne…

Deux – C’est forcément la faute de quelqu’un !

Une – Il est trop tard, de toute façon.

Silence.

Un – Et toi, comment ça va ?

Deux – Ça va.

Un – C’est tout ?

Deux – Ce serait trop long…

Son portable sonne, elle répond.

Deux – Oui ? Ah, c’est toi… Non, non… Si, si, mais… Écoute, je suis en réunion là. Enfin… une réunion de famille, plutôt. Non, ce n’est pas vraiment une fête de famille non plus, je te raconterai. Je peux te rappeler ? Ok, à toute à l’heure… Moi aussi…

Elle range son portable.

Deux – Excuse-moi… Et toi, comment ça va ?

Un – Ça fait tellement longtemps… Je ne sais pas par où commencer…

Le portable de l’autre sonne à nouveau.

Deux – Pardon… (Elle prend l’appel) Oui ? Ah, d’accord. Non, non, ce n’est pas grave. Non ? Mais je vous avais dit de… Ok, je serai là-bas d’ici une heure.

Elle range son portable.

Deux – Je suis vraiment désolée… Qu’est-ce qu’on disait ?

Un – Rien d’important.

Deux – Écoute, franchement, si tu peux t’en occuper pour… Moi, c’est au dessus de mes forces… Fais comme tu le sens, pour moi, il n’y a pas de problème… Et bien sûr, on partage les frais…

Elle se lève.

Deux – Il faut vraiment que j’y aille, là… Je n’avais pas prévu de… Mais on peut déjeuner ensemble un de ces jours…

Un – Pourquoi pas.

Elle commence à sortir un billet de son sac pour payer.

Deux – Laisse, je paierai en partant. Tu as mon numéro, tu me tiens au courant ?

Un – D’accord…

Cette fois elles s’embrassent, maladroitement. La deuxième s’en va. La première se rassied, et termine son café.

Deux – Et voilà, maintenant il est froid…

Noir.

 

Scénariste et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une soixtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-20-8

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Il était une fois dans le web

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 3 femmes

La PDG d’une start up au bord de la faillite vient de licencier un cadre jugé peu performant, quand elle apprend que c’est le projet de ce looser qui vient d’être choisi par un client providentiel. Comment rattraper le coup… et à quel prix ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

 Il était une fois dans le web

Personnages :

Jane

Mick

Marianne

Bérangère

Charlie

Vendredi

La salle de réunion d’une start up : l’agence de pub internet « Il était une fois dans l’web ». Un canapé, une table basse. Le lieu ressemble à un hall d’entrée encombré de cartons, faisant aussi office de coin café et de salle de photocopieuse. Ambiance branchée faussement décontractée mais vraiment cheap. Jane, la PDG, élégante et sexy, arrive d’un pas pressé. Marianne, la Directrice Financière, même âge mais d’allure plus stricte et beaucoup moins féminine, la suit comme son ombre, une pile de dossiers à la main.

Jane – Où est-ce qu’ils sont tous ? On n’avait pas dit neuf heures ?

Marianne – Il est huit heures cinquante neuf…

Jane – Cinquante neuf… Vous n’êtes pas comptable pour rien, vous.

Marianne – Directrice Financière, Jane…

Les deux femmes commencent à s’installer pour la réunion.

Jane – Oui, ben en tout cas, vous retardez d’une minute.

Marianne – Ça m’étonnerait. C’est une montre suisse. Comme moi.

Jane – Vous êtes Suisse, Marianne ?

Marianne – Par ma mère, oui.

Jane – Et vous ne pouvez pas nous avoir un compte là-bas ? Je ne sais pas si une comptable suisse peut résoudre nos problèmes de comptabilité, mais un compte en Suisse, ce serait sûrement un début…

Marianne – Je n’ai pas la nationalité, hélas. Ma mère a émigré en France juste après ma naissance.

Jane – Émigrer en France ? Alors que tout le monde rêve de s’exiler en Suisse ! Il y a avait une famine là-bas à cette époque-là, c’est ça ? Une pénurie de fondue ou de chocolat Milka ?

Marianne – Non…

Jane – Une guérilla marxiste, alors ? Entre les gardes suisses et les trafiquants de bonbons Ricola ?

Marianne – Ma mère a épousé un Français, et elle l’a suivi à Paris. Mais je suis restée Suisse de cœur.

Jane – Comme Charles Aznavour…

Marianne – Aznavour ? Je pensais qu’il était Arménien…

Jane – Il a chanté que la misère était moins pénible au soleil, mais il a l’air de penser que l’argent est fait pour dormir à l’ombre… (Soupir) Comptable et suisse… Ma pauvre Marianne… Et moi qui me demandais pourquoi vous n’aviez aucun humour.

Marianne (pincée) – Je peux être très drôle, parfois, vous savez…

Jane consulte ses messages sur son portable.

Jane – Sans blague…

Marianne – Pas forcément pendant mes heures de travail, mais… Le week-end, il m’arrive de plaisanter…

Jane – Bon, je ne rêve pas, il est bien neuf heures ?

Marianne – Euh, oui, Jane…

Jane – Vous dites que j’avance !

Marianne – J’ai dit ça il y a une minute exactement…

Jane – Je plaisante, Marianne ! Vous voyez bien que vous n’avez aucun humour ! C’est important, l’humour, vous savez… Surtout quand on travaille dans la publicité…

Marianne – Si, si, c’est… C’est très drôle.

Jane (résignée) – Bon, après tout, l’humour n’est pas la première qualité qu’on attend d’une comptable. Encore que… Vu notre situation financière, une petite dose d’humour… Alors, vous avez tous les dossiers en cours ?

Marianne – Tout est là… C’est rangé par couleurs… Le rouge pour les dossiers les plus urgents, le orange pour les dossiers qui…

Mick, le directeur commercial, arrive, affichant quel que soit son âge une élégance jeune, branchée et cool.

Mick – Bonjour Jane ! Marianne…

Marianne – Et le vert, pour…

Jane – Ah, Mick… Vous saviez que notre comptable était suisse ?

Mick – Non, mais maintenant que vous me le dites, c’est vrai que ça ne m’étonne pas…

Marianne – Et pourquoi ça ?

Mick – Je ne sais pas… Votre côté déconneur et bordélique, sans doute…

Marianne – On peut avoir de l’humour, et être un partisan de l’ordre, vous savez.

Mick – C’est sûrement pour ça que le Maréchal Pétain faisait autant rire son entourage.

Marianne – Je vous rappelle, Mick, que le Maréchal Pétain n’était pas Suisse. Au fait, Mick, c’est pour Michael (prononcé à l’anglo-saxonne), comme Jackson, ou pour Mickael (prononcé à la française) comme… Gorbatchev.

Mick – C’est pour Mick, comme Jagger. Mon côté rock and roll…

Jane et Mick échangent un regard amusé. Arrivent Bérangère et Charlie, sensiblement plus jeunes. Elle est belle et élégante version BCBG. Il est mal rasé et négligé, façon adolescent attardé.

Mick – Ah, la Belle et la Bête ! La dream team de la création publicitaire d’aujourd’hui. Neuilly sur Seine et Aulnay sous Bois réunis dans une même équipe. Le futur nous dira s’ils peuvent faire de beaux enfants.

Jane – Ou même si leurs enfants peuvent être viables…

Mick – Nous parlons de vos créations pour l’agence, bien sûr. Jeunes gens, l’avenir de cette entreprise repose sur vos frêles épaules !

Jane – Et sur le cerveau que ces frêles épaules sont supposées porter.

Bérangère (récitant) – Madame La Présidente, vous pouvez compter sur un engagement total de ma part au service de la société. J’adhère complètement à son business plan. J’ai intégré cette équipe pour être confrontée à de nouveaux challenges, et relever de nouveaux défis.

Mick – Amen.

Jane – Bon, on va pouvoir commencer, alors. Puisque tout le monde est là…

Bérangère – Je ne suis pas en retard ? C’était bien neuf heures ?

Marianne – Il est neuf heures une.

Mick – Ça va Charlie ? On a l’impression que vous avez dormi dans une poubelle…

Charlie – Je n’aurai les clefs de mon nouvel appart que ce soir. L’agence veut d’abord voir mes feuilles de salaires. Mais sinon ouais, ouais, ça baigne…

Mick fait mine de sentir une odeur nauséabonde.

Mick – Ça baigne, ça baigne… Je crois que c’est vous qui avez oublié de prendre un bain, non ? Ça sent un peu le fauve, ici, depuis que vous êtes arrivé…

Mick guette les réactions à ses plaisanteries un peu lourdes, mais Jane n’a pas l’air d’humeur.

Jane – Marianne ?

Marianne – Je propose que nous fassions le tour des budgets en cours. C’est le dossier orange…

Le dossier orange n’est pas très épais.

Jane – Bien. Par quoi on commence ?

Marianne – Le déodorant pour ados Brise du Soir ?

Mick – Un très bon produit ! Je l’avais d’ailleurs testé sur Charlie. Mais apparemment les effets de cette potion magique finissent par se dissiper au bout de quelques mois…

Jane – Ah, oui… Et Bérangère avait trouvé un très bon slogan… C’était quoi, déjà ?

Bérangère – Brise du Soir, mes amis ne peuvent plus me sentir.

Mick – La campagne de publicité sur Spacebook a très bien marché. Malheureusement, le client a fait faillite avant de pouvoir en toucher les premiers dividendes.

Marianne – Et c’est ce qui risque de nous arriver aussi, malheureusement. Parce qu’il n’a pas eu le temps de nous payer non plus…

Jane – Je vois… Budget suivant…

Marianne – C’est à dire que… c’est tout pour l’instant en ce qui concerne les budgets en cours.

Mick – D’où la couleur orange du dossier, j’imagine.

Jane – D’accord… Alors passons aux budgets en prospection…

Marianne – Eh, bien… Il y a le projet de campagne pour Bloody Sushis sur lequel Bérangère et Charlie travaillent en tandem…

Jane – Bloody Sushis ?

Mick – C’est comme des sushis mais… au lieu de poisson cru, c’est de la viande crue.

Jane – Ah, oui, il suffisait d’y penser…

Bérangère – L’originalité du concept tient aussi au fait que ces produits, proposés sur internet, sont livrés à domicile en scooter électrique.

Mick – La touche écolo.

Jane – Je vois… Vous avez déjà une proposition ?

Mick – Je crois qu’on tient quelque chose, là. Un clip internet très tendance. Bérangère ?

Bérangère – C’est un couple qui se fait livrer les fameux sushis à la viande crue, mais le livreur s’est trompé dans la commande et il n’a apporté qu’un menu au lieu de deux.

Mick – Le type et sa nana se déchirent au sens propre à coup de mixer et de taille-haie pour savoir qui va bouffer ces Bloody Sushis…

Jane – Le slogan ?

Charlie – Bloody Sushis, ça va saigner !

Jane – Bon. Si c’est notre campagne qui est retenue, cette fois, on essayera de se faire payer avant le client ne fasse faillite. Autre chose ?

Marianne – Il y a cet appel d’offre d’Apple pour la campagne de lancement de son nouvel Iphone en France. C’est un budget énorme.

Mick – On a envoyé notre proposition, mais bon… Il ne faut pas trop rêver. C’est quand même peu probable qu’ils choisissent une petite agence comme nous.

Jane – Qui a travaillé là dessus ?

Mick (à Charlie) – Charlie ?

Charlie, légèrement assoupi, revient un peu à la réalité quand tous les regards se tournent vers lui.

Charlie – Hein ?

Jane – Qu’est-ce qu’il nous a trouvé, ce petit génie ?

Charlie – C’est… C’est un type qui a son nouveau IPhone à la main, et une pomme dans l’autre.

Jane – Oui…

Charlie – Il est en train de téléphoner à sa petite amie en kit main libre et… au lieu de croquer dans sa pomme, il croque dans son Iphone.

Jane – Hun, hun… Et le slogan ?

Charlie – Nouvel IPhone, ne le prenez pas pour une pomme.

Mick – C’est très décalé… Très quatrième degré… Ça pourrait marcher…

Jane – Vous croyez ?

Mick – Oui, je sais, c’est complètement nul… Malheureusement, le projet est déjà chez le client. Les délais étaient super courts…

Jane – Ok… Bon, la dream team, vous allez vous remettre au boulot. Nous on va faire le point sur le reste, d’accord ?

Bérangère et Charlie sortent.

Mick (ironique) – On respire mieux, tout à coup, non ? Lui, c’est Brise du Matin qui lui faudrait aussi.

Mais Jane n’a pas l’air d’avoir le cœur à rire.

Jane – Vu la situation financière catastrophique dans laquelle se trouve la boîte, moi je ne respire pas bien du tout, figurez-vous.

Marianne – J’ai préparé un point sur notre situation comptable. C’est le dossier rouge… Il apparaît clairement que nous avons un petit problème de trésorerie au moins passager. Je vais vous détailler tout cela au centime près, bien sûr.

Jane – Je crois que ça ne sera pas nécessaire, Marianne. En clair, Mick, ça veut dire que notre chiffre d’affaires est en chute libre. Pas besoin d’un expert comptable pour comprendre que si on ne rentre pas de nouveaux clients dans les jours qui viennent, on n’aura pas de quoi payer les salaires à la fin du mois…

Mick – C’est vrai qu’on a un petit passage à vide, en ce moment, mais c’est sûrement provisoire. On est sur un créneau très porteur. La publicité sur internet, c’est l’avenir ! C’est un marché qui est en train d’exploser.

Jane – Pour l’instant, c’est nous qui sommes en train d’exploser en vol. J’ai mis pas mal d’argent dans cette boîte, moi. Sans parler des quelques investisseurs qui nous ont fait confiance.

Mick – Je vous assure, Jane, que la prospection est ma priorité absolue. Mais je vais mettre les bouchées doubles sur le commercial, et je vous promets qu’on va trouver de nouveaux clients. Je sens que le vent est en train de tourner…

Marianne – En attendant, il faut absolument trouver un moyen d’alléger les frais fixes. La banque appelle tous les jours au sujet de notre découvert.

Mick – Pour ce qui est des locaux, on peut difficilement faire encore des économies. À moins de transférer notre siège social dans une cabine téléphonique…

Jane – On pourrait virer quelqu’un.

Mick la regarde avec un air un peu inquiet.

Mick – Vous pensiez à quelqu’un en particulier ?

Jane – Vous avez un nom à me proposer ?

Mick – Vous le disiez vous-même, a-t-on vraiment besoin d’un comptable pour nous dire que nos comptes sont dans le rouge. On le sait déjà, non ?

Marianne lui lance un regard assassin.

Jane – Je ne pense pas que de jeter le thermomètre nous préserve de la fièvre. Et je vous rappelle que contrairement à vous, Marianne croit suffisamment dans l’avenir de cette entreprise pour y avoir investi une partie de ses économies. Elle possède trente pour cent des parts, ce qui la met à l’abri d’un licenciement…

Mick – Vous pensez bien que si j’avais de l’argent à placer…

Jane – Je pensais plutôt à nous séparer de l’un de nos deux créatifs… Vu l’importance du carnet de commandes en ce moment, un seul y suffirait largement, non ?

Mick – En même temps, le capital d’une agence de pub, c’est surtout le capital humain. Les talents qui travaillent pour elle et qui constituent sa force de proposition créative.

Jane – Vous avez bien dit talent ? Je crois que là, on est au cœur du problème, non ? Parce qu’entre cette Bérangère qui a l’air de sortir du Couvent des Oiseaux…

Marianne – En fait, elle sort de Sciences Po…

Jane – Et ce… Charlie qui a l’air de sortir d’une cure de désinto…

Marianne – Il était supposé sortir d’une grande école commerciale, mais il semblerait qu’il ait un peu bidonné son CV.

Jane – Bref, je propose qu’on vire l’un de ces deux petits génies en attendant que les affaires reprennent. Et qu’on soit un peu plus vigilant à l’avenir sur le recrutement.

Mick – Ce serait dommage de nous séparer de Bérangère. Pour moi, elle a un gros potentiel…

Jane – Pour vous, je n’en doute pas. Alors quoi ? On se sépare de celui qui sent le plus mauvais ?

Mick – Je trouvais qu’il avait un style créatif bien en phase avec l’air du temps, mais bon… S’il faut faire un choix…

Jane – Marianne ?

Marianne – C’est vrai que ce Charlie était peut-être une erreur de casting… D’ailleurs, j’avais déjà préparé sa lettre de licenciement, au cas où. C’est le dossier vert…

Jane – Ok, c’est vendu… Marianne, vous me faites partir cette lettre recommandée dès ce soir.

Marianne – Nous sommes vendredi, il la recevra demain matin. Est-ce que vous voulez que je le prévienne personnellement ?

Jane – Autant éviter de lui donner une journée supplémentaire pour préparer son dossier contre nous aux prud’hommes. Parce que vous me le licenciez pour faute professionnelle, hein ? Qu’on n’ait pas de problème à réembaucher si les affaires reprennent…

Marianne – Je vois… Quelle genre de fautes ?

Jane – Écoutez, je ne sais pas, moi… Il est nul, il arrive en retard un matin sur deux, il a bidonné son CV, il a un regard lubrique et une haleine de chameau, il ne ferme pas la porte quand il va aux toilettes parce qu’il dit qu’il est claustrophobe… Vous n’avez que l’embarras du choix, non ?

Marianne s’efforce de tout noter dans son dossier vert.

Marianne – Très bien, je… Je ferai une synthèse de tout ça.

Jane – Autre chose ?

Marianne – J’aurais souhaité aussi que nous abordions le problème des notes de frais… Leur montant me semble un peu excessif compte tenu de notre volume d’activité actuel, et certaines de ces notes de frais ne me paraissent pas complètement justifiées…

Jane – Par exemple ?

Marianne – C’est quoi, Mick, ces frais de coiffeur pour un total de 440 euros le mois dernier ?

Mick – C’était pour quatre rendez-vous différents ! Ce sont des frais de représentation…

Se désintéressant de la conversation, Jane consulte ses messages sur son portable.

Marianne – Vous allez chez le coiffeur une fois par semaine ? Moi j’y vais à peine une fois tous les deux mois !

Mick – Oui, ben ça se voit…

Marianne – Pardon ?

Mick – Vous êtes comptable, vous ! Tout le monde s’en fout si vous êtes mal coiffée ! Moi je suis commercial. Il est important que je fasse bonne impression auprès de mes clients.

Marianne – Et de vos clientes… Et vos trois séances d’UV la semaine dernière, ce sont aussi des frais de représentation ?

Mick – Je n’ai pas le temps de partir en vacances, comment voulez-vous que j’arrive à être bronzé autrement ?

Marianne – Qui a dit qu’un publicitaire devait forcément avoir l’air de quelqu’un qui revient de vacances ?

Jane – Bon, cette conversation est absolument passionnante, mais je propose que nous la remettions à une autre fois. Je crois que nous avons d’autres priorités, non ?

Ils se lèvent pour partir.

Mick – C’était plutôt une bonne réunion, finalement, non ?

Jane – Ok, alors on se remet au travail.

Mick (en aparté avec Jane) – Donc, au sujet de mon augmentation, j’imagine que… (Jane le fusille du regard) D’accord, on en reparlera un peu plus tard…

Ils quittent tous les trois la salle. Marianne emmène sa pile de dossiers mais oublie la chemise verte. Retour de Charlie, l’air toujours aussi peu réveillé, et qui vient se servir un café, qu’il pose sur le dossier vert. Comme il regarde ses messages sur son portable, il fait un faux mouvement et renverse son gobelet sur le dossier ouvert.

Charlie – Et merde…

Il essaie de réparer les dégâts avec un Sopalin. Tandis qu’il éponge les feuilles, son attention est attirée par ce qui est écrit dessus, sans qu’on sache vraiment si le texte est encore lisible. Marianne arrive alors en trombe.

Marianne – J’ai oublié mon chemisier… Je veux dire ma chemise…

Elle constate les dégâts.

Charlie – Désolé…

Marianne a l’air furieuse mais ne dit rien et part en emportant son dossier. Le portable de Charlie sonne et il répond.

Charlie – Ouais… Ouais, ouais, ça baigne… J’essayais de lire mon avenir dans le marc de café…

Bérangère arrive, et Charlie la déshabille du regard.

Charlie – Écoute, je suis en réunion, là… Je peux te rappeler ?… Ok, salut ma poule…

Bérangère – Il n’y a plus de café ?

Charlie – J’ai renversé ce qui restait sur la compta de la boîte… Mais si t’en refais, j’en prendrais bien une tasse avec toi… C’est vrai, on bosse ensemble, mais on n’a jamais le temps de se parler…

Bérangère (froidement) – Plutôt crever que de te faire du café. Je préfère encore me passer d’en boire…

Elle repart d’où elle vient.

Charlie – Une telle violence verbale… Ça cache forcément des sentiments ambigus… Je suis sûr que ça finira par coller entre nous

Comme Jane arrive, il lui lance un sourire. Son portable sonne, et il prend la communication tout en s’éloignant.

Charlie – Ouais…? Oui, oui, c’est moi… Demain, seize heures trente ? Ok. Oui, c’est ça, à Paris. Dans le 21ème arrondissement. Ah, il n’y a que vingt arrondissements à Paris ? Ben ça doit être dans le 20ème, alors. Rue des Deux Boules, c’est ça. Ok, ça roule. Alors à demain…

Jane constate qu’il n’y a plus de café.

Jane – Et merde…

Mick revient.

Mick – Qu’est-ce qui se passe ?

Jane – Il n’y a plus de café. Je suis sûre que c’est ce petit con qui s’est enfilé la dernière tasse, et qu’il n’a pas pris la peine d’en refaire.

Mick – Rien que pour ça, il mérite son licenciement pour faute. Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe…

Il entreprend de refaire du café, en commençant par remettre de l’eau dans le réservoir. Tandis qu’il jette un regard langoureux en direction de sa patronne.

Mick – Vous faites quelque chose ce week end ?

Jane – Je pars dans ma maison de campagne.

Mick – Seule…?

Jane – Avec Flora.

Mick – Flora ?

Jane – Oui, moi aussi, je me demande si c’est bien raisonnable… L’accouchement n’est prévu que pour dans deux semaines, mais elle est tellement grosse ! J’ai l’impression qu’il y en a au moins une demi-douzaine…

Mick – Ah, oui, quand même… Et qui est l’heureux père de ces sextuplés ?

Jane – Un berger allemand.

Mick – C’est toujours mieux qu’un comptable suisse. Mais un berger allemand… Vous voulez dire qui garde les moutons ?

Jane – Un berger allemand !

Mick – Elle a fait ça avec un berger allemand ?

Jane – Qui ?

Mick – Cette… Flora.

Jane – C’est une chienne !

Mick – Gardons-nous de jugement trop hâtifs. Que celui qui n’a jamais péché… (Pris d’un doute) Mais c’est qui, cette Flora ?

Jane – C’est mon berger allemand, je vous dis ! Enfin ma berangère… Je veux dire ma bergère.

Mick – Ah oui… Dans ce cas, évidemment…

Le portable de Jane sonne. Elle prend l’appel.

Jane – Il était une fois dans l’web, j’écoute…

Mick met en route un moulin à café électrique qui fait un bruit d’enfer.

Jane – Pardon ? Je ne vous entends pas très bien. (Elle fait signe à Mick et celui-ci s’éloigne un instant pour faire ses préparatifs à côté). Vous m’appelez de New York ? Ah, oui c’est sûrement pour ça que la ligne n’est pas très bonne… Notre projet pour la campagne Apple ? Oui, je sais, ce n’est peut-être pas la meilleure option qu’on pouvait vous proposer, mais… Vous trouvez ça formidable ? Oui, c’est vrai que c’est très décalé… Très dans l’air du temps… Oui, très en phase avec l’humour idiot de la jeunesse d’aujourd’hui… C’est un peu la marque de fabrique de notre agence, en fait. Nous misons tout sur les nouveaux talents… Alors ça vous plaît, vraiment ? Ah, vous souhaiteriez rencontrer le créatif en personne… Oui, oui, c’est vrai qu’il a un style… très particulier. Charlie, oui… Mais vous savez, c’est un travail d’équipe… Bien sûr, lui et personne d’autre. Et donc votre choix est définitif, c’est notre agence qui est retenue pour la campagne ? Mais c’est merveilleux. Vous avez un numéro de téléphone où… C’est vous qui me rappelez mardi, très bien… Alors bon week end à la Grosse Pomme… Non, la Grosse Pomme, New York ! Vous pensez bien que je ne me permettrais pas de vous traiter de grosse pomme. Comme dans notre projet de campagne, oui, c’est très drôle en effet : IPhone, ne le prenez pas pour une pomme ! Très bien, j’attends votre appel mardi.

Elle range son portable. Mick revient avec le café moulu.

Jane – Vous feriez mieux de vous asseoir, Mick.

Mick – Qu’est-ce qui se passe ? Vous acceptez de partir en week-end avec moi plutôt qu’avec votre chienne, finalement ? Mais vous savez, vous pouvez l’emmener aussi.

Jane – Mieux que ça : c’est notre projet qui a été retenu pour la campagne Apple !

Mick – La proposition de Charlie ?

Jane – Le responsable d’Apple pour l’Europe vient de m’appeler. Leur décision est prise. Là il passe un week end à New York, mais il nous rappelle mardi pour nous donner la confirmation officielle.

Mick – Mais c’est dingue ! C’est un budget absolument énorme !

Jane – Non seulement ça règle nos problèmes de trésorerie pour les cinquante ans à venir, mais on va être obligés d’embaucher du personnel.

Mick – Et de changer de locaux. Fini cette salle de réunion qui ressemble à une salle d’attente d’acuponcteur.

Jane – Évidemment, plus question de licencier Charlie.

Mick – Il faudra aussi qu’on reparle de mon augmentation… Après tout, c’est quand même moi qui ait insisté pour qu’on l’embauche, et je n’étais pas très emballé qu’on le vire. Comme quoi, j’ai eu du flair…

Jane – Marianne est dans son bureau ?

Mick – Elle m’a dit qu’elle partait à la poste pour un recommandé…

Jane – Oh non…

Elle dégaine son portable et fait un numéro à la hâte.

Jane – Marianne ? Dites-moi que vous n’avez pas encore posté la lettre de licenciement de Charlie ? (Son visage se décompose). Et merde… (Elle range son portable) Elle vient de la poster…

Mick – Ah… Là on a un problème…

Charlie revient, le portable vissé à l’oreille.

Charlie – Un joint ? Ah, oui… Et ça coûterait dans les combien ? Cent euros ! Pour un joint, ça fait quand même un peu cher. Ah, si c’est un forfait alors… Comment je m’en suis rendu compte ? Ben quand je pisse dans le lavabo, ça me tombe sur les chaussures… Oui, ça doit être un problème d’écoulement… Bon ben ok pour demain matin, je vous attends vers onze heures… (Il range son portable et s’adresse à Jane et Mick) Ah, vous avez refait du café, c’est cool…

Il se sert une tasse sous le regard attentif des deux autres et repart avec.

Mick – On avait le seul créatif en France capable de vendre une campagne de pub à Apple, et notre comptable vient de lui envoyer sa lettre de licenciement pour faute professionnelle…

Jane – Mais quelle conne !

Marianne arrive alors et entend cette dernière réplique.

Mick – Ah, on parlait de vous justement…

Marianne – Pardon ?

Jane – Excusez-moi, ce n’est pas de votre faute. Mais si pour une fois vous aviez pu ne pas faire les choses aussitôt qu’on vous les demande…

Marianne – Vous pensez qu’on aurait dû opter plutôt pour une rupture conventionnelle ?

Mick – Quand il va lire qu’il est licencié parce qu’on ne peut plus le sentir…

Marianne – J’ai pris sur moi d’ajouter qu’il m’avait mis une main aux fesses.

Mick – Et c’est vrai ? (Marianne le fusille du regard) Je ne le croyais pas détraqué à ce point-là.

Marianne – Mais qu’est-ce qui se passe ?

Jane – C’est la proposition de Charlie qui a été retenue par Apple…

Marianne – La… Non ?

Jane – Et ils tiennent absolument à ce que ce soit cet abruti qui réalise la campagne.

Mick – Bon… Alors qu’est-ce qu’on fait ? Marianne, une idée ? Après tout, c’est vous qui nous avez mis dans cette merde…

Elle lui lance un regard assassin.

Marianne – Vous voulez qu’on parle aussi de vos notes de frais d’acuponcteur ?

Jane – Pour commencer, Charlie ne doit apprendre sous aucun prétexte que c’est son projet qui a été sélectionné par Apple, d’accord ?

Marianne – Il finira bien par le savoir…

Jane – Le plus tard sera le mieux. Ça nous laisse un peu de temps pour trouver un moyen de rattraper le coup…

Marianne – On ne peut pas lui piquer son idée et la faire développer par Bérangère ? Il sera toujours temps d’expliquer au client que Charlie a quitté la boîte.

Mick – Ou qu’il est mort d’une overdose.

Jane – Je le sens mal…

Mick – Vous avez raison, moi aussi. Bérangère a beaucoup de qualité, mais je la vois mieux pondre des publi-rédactionnels pour Vuitton.

Jane – Le client a insisté pour rencontrer Charlie dès que possible… On ne peut pas se permettre de le décevoir. C’est déjà un miracle que notre agence ait été retenue…

Marianne – Et leur décision est vraiment prise ?

Jane – Oui. Il demande juste une confidentialité totale jusqu’à mardi…

Mick – Ça nous donne le week-end.

Marianne – Et si on lui disait tout simplement la vérité ?

Jane – À qui ?

Marianne – À Charlie !

Jane – La vérité ? On voulait te virer sans indemnité parce qu’on te considérait comme un looser, mais comme c’est ta proposition qui a été retenue par Apple, on compte sur toi pour ne pas trahir la relation de confiance qui a toujours existé entre nous ?

Marianne – Vu comme ça, évidemment.

Jane – Il va arriver lundi furieux avec sa lettre de licenciement, qu’on n’a même pas pris la peine de lui remettre en mains propres. Alors quand il va savoir que c’est lui que le client veut et personne d’autre…

Mick – Ça, il ne fera pas de pot de départ, c’est sûr… Il prendra le dossier Apple sous le bras et il filera direct se faire embaucher par le publicitaire le plus bronzé de Paris.

Marianne – Tant qu’il était sous contrat chez nous, il était lié à la boîte par une clause de non concurrence. Mais avec cette lettre de licenciement, évidemment, on lui rend sa liberté…

Jane – N’importe quelle agence de pub lui fera un pont d’or s’il arrive avec Apple comme client.

Mick – Ben oui, mais qu’est-ce qu’on peut y faire, maintenant ?

Marianne – On n’a pas le choix. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne reçoive jamais cette lettre de licenciement.

Jane – En tout cas pas avant qu’on lui ait fait signer un nouveau contrat d’embauche qui le lie de façon encore plus étroite à l’agence.

Marianne – Et tout ça de préférence avant qu’il n’apprenne que l’avenir de la boîte repose sur lui. Parce que ça pourrait augmenter considérablement le niveau de ses exigences salariales…

Mick – Et comment on fait ça ? Puisque sa lettre recommandée est déjà partie…

Marianne – On pourrait guetter le facteur, l’assommer et lui braquer sa hotte…

Mick et Jane la regardent, se demandant si elle plaisante ou pas.

Jane – Ici on appelle ça une sacoche, je crois.

Mick – C’est de l’humour suisse ?

Marianne – J’avais fait ça avec le Père Noël quand j’étais petite… C’est comme ça que je me suis rendue compte que le Père Noël, c’était l’amant de ma mère…

Jane – Il suffirait de l’empêcher de rentrer chez lui avant mardi…

Marianne – Pas évident…

Mick – Vous pourriez l’inviter à passer le week end chez vous à la campagne… pour le remercier de ses performances et parler de son avenir.

Marianne – Et là bas, vous lui faites signer le nouveau contrat…

Charlie revient. Silence embarrassé des autres.

Charlie – Je vais reprendre un autre café. J’ai la gueule dans le cul, ce matin, je ne sais pas ce que j’ai.

Jane – Allez-y, il est tout frais.

Mick – C’est moi qui l’ai fait.

Marianne – Mick sait faire un bon café.

Charlie s’apprête à remplir sa tasse, Jane s’interpose avec empressement.

Jane – Ne bougez pas, je vous sers.

Mick – Bon, et bien on vous laisse alors.

Il fait un signe à Marianne pour la pousser à parler à Charlie.

Mick – Vous venez Marianne ?

Mais Marianne ne semble pas comprendre le message.

Marianne – Où ça ?

Mick – Vous vouliez que je vous parle de mes notes de frais, non ?

Il s’en va en entraînant Marianne avec elle. Jane verse un tasse à Charlie.

Jane – Du sucre ?

Charlie – Trois morceaux, merci.

Jane – Voilà, un bon café, le matin, pour bien commencer la journée. C’est plein de vitamines. Je veux dire de caféine.

Charlie – Mmm…

Mick commence à boire son café.

Jane – C’est vrai, on ne fait que se croiser, on n’a jamais le temps de se parler.

Charlie – Mmm…

Jane – C’est comme avec Marianne… C’est incroyable, je ne savais même pas qu’elle était…

Charlie – Gay ?

Jane – Suisse. Vous le saviez ?

Charlie – Non.

Jane – On croit connaître les gens avec qui on travaille, et puis… Tenez, je ne sais même pas combien vous prenez de morceaux de sucre dans votre café.

Charlie – Eh ben… Trois.

Jane – Dites-moi, Charlie… Vous faites quelque chose ce week-end ?

Charlie – Des heures sups ? Je croyais qu’il n’y avait pas trop de boulot en ce moment ? Je me demandais même s’il ne fallait pas que je commence à chercher autre part…

Jane – Ah, non, ce n’est pas du tout ça ! Et puis vous savez, la situation de l’agence n’est pas si catastrophique… On est en plein développement, on va avoir besoin de tous les talents de la boîte. Non, justement, c’est de votre avenir dont je voulais vous parler.

Charlie – Mon avenir ? Je ne savais même pas que j’en avais un…

Jane – Nous sommes très contents du travail que vous faites ici, Charlie. C’est vrai qu’au début, vous étiez un peu en période d’observation, c’est normal. Mais je crois que le moment est venu de vous donner votre chance en vous accordant la confiance que vous méritez.

Charlie – Ah, oui…

Jane – Je voulais vous proposer de signer un nouveau contrat, plus à la mesure de vos capacités. Vous seriez libre pour qu’on puisse en discuter tranquillement ce week-end ?

Charlie – Ce week-end ? Où ça ?

Jane – J’ai une maison de campagne du côté de Chantilly. Il y a une piscine et un tennis. Ça vous tente de m’accompagner ? Avec un peu de chance, vous pourriez même assister à l’accouchement de Flora.

Charlie – C’est à dire que… J’attends le plombier demain matin, et une livraison Ikéa l’après midi. Maintenant que j’ai de vraies feuilles de salaire, j’ai pu quitter mon squat et emménager dans un véritable appart dans le 21ème.

Jane – Le 21ème ? Vous voulez dire le 21ème siècle…

Charlie – Le week-end prochain, si vous voulez ?

Jane – On en reparle, d’accord ?

Charlie – Ça roule.

Charlie repart. Mick et Marianne reviennent.

Mick – Alors ?

Jane – Il est coincé chez lui samedi à attendre le plombier…

Marianne – Une fuite de gaz… Ça pourrait expliquer une explosion accidentelle.

Jane – Une fuite d’eau !

Mick – Et puis je vous rappelle qu’on veut juste l’empêcher de recevoir cette lettre. Lui on en a besoin pour la campagne Apple.

Jane – Il faudrait que quelqu’un aille chez lui et ne le lâche pas d’une semelle pour pouvoir récupérer la lettre avant lui.

Mick – Ça suppose de passer le week end avec lui…

Marianne – Chez lui…

Mick – Pour ce genre de mission… Il faudrait une femme, évidemment…

Les regards de Mick et Jane se tournent vers Marianne.

Marianne – Vous ne pouvez pas me demander ça !

Mick – Après tout, cette idée de licencier Charlie, c’était la vôtre, non ? Et c’est vous qui vous êtes précipitée à poster cette lettre.

Mick – Et puis vous disiez qu’il vous avait déjà mis une main aux fesses. Ça prouve que vous lui plaisez. Ou qu’il n’a vraiment pas beaucoup le choix…

Marianne – Quoi ?

Jane – C’est l’avenir de notre société qui est en jeu, Marianne. Je me permets de vous demander personnellement ce sacrifice.

Marianne – Vous me demandez de faire don de ma personne à l’agence ?

Mick – Comme le Maréchal Pétain a fait don de sa personne à la France.

Jane – Si vous ne nous aidez pas, c’est la faillite assurée, Marianne. Notre entreprise, c’est notre patrie. Et la patrie est en danger !

Marianne – Mais… ce n’est pas possible, Jane.

Jane – Et pourquoi ça ?

Marianne – Mais… parce que je ne suis pas attirée par les hommes, déjà.

Jane – Oui ben… Je ne sais pas moi… Faites un effort.

Charlie revient.

Charlie – Il faut que je fasse une photocopie de mon bulletin de salaire. Pour l’agence immobilière…

Jane et Mick lancent un regard plein de sous-entendus à Marianne pour qu’elle mette en œuvre le plan suggéré.

Jane – Bon allez, on retourne au boulot, hein Mick ?

Charlie se ressert un café. Marianne le regarde sans savoir quoi faire.

Charlie s’apprête à faire sa photocopie.

Marianne – Vous voulez que je vous fasse votre photocopie ? J’ai l’habitude, vous savez…

Charlie – Merci, ça ira…

Marianne le regarde faire avec un air bizarre, ce qui met Charlie mal à l’aise. Il semble avoir des difficultés avec la photocopieuse.

Marianne – Il n’y a plus de papier.

Charlie – Ah…

Marianne – Vous savez comment on remet du papier ?

Charlie – Euh… Non…

Marianne – Je m’en doutais… C’est comme pour le café… Vous ne savez pas non plus comment refaire du café… Ah, les hommes… Ne bougez pas, je m’en occupe… Les photocopieuses, c’est très capricieux, vous savez… C’est comme les femmes… (Elle s’occupe de la photocopieuse) Ah, il y a un bourrage papier… Je vais arranger ça… On peut bavarder un peu en attendant… C’est vrai, on n’a jamais le temps de se parler. C’est tellement la folie, en ce moment.

Charlie – C’est plutôt calme, non ?

Marianne – Heureusement, c’est vendredi.

Charlie – Oui.

Marianne – Vous avez des projets ?

Charlie – Pour ?

Marianne – Pour le week-end.

Charlie – J’ai une fuite d’eau à réparer et une armoire Ikéa à monter.

Marianne – Je peux vous aider, si vous voulez… (Avec un sous entendu maladroit) Je suis très bricoleuse, vous savez…

Charlie a l’air plutôt inquiet que séduit. Marianne se jette sur lui, l’étreint et tente de l’embrasser.

Marianne – Ton odeur me rend folle, Charlie…

Heureusement, Charlie est sauvé par la sonnerie de son portable.

Charlie – Excusez-moi, ça doit être mon plombier… Il faut absolument que je réponde… (Il parvient à se dégager) Oui… Oui, c’est moi… Vous ne quittez pas une seconde…

Charlie s’en va précipitamment. Jane et Mick reviennent.

Mick – Qu’est-ce que vous lui avez fait pour le faire fuir comme ça ?

Marianne – Je vous l’avais dit que ça ne marcherait pas…

Jane – Vous n’avez pas dû faire beaucoup d’efforts… Vous me décevez, Marianne. Vous me décevez beaucoup. Pourquoi avoir investi toutes vos économies dans cette boîte au lieu de les mettre sur un compte en Suisse si vous n’êtes pas prête à vous battre pour la sauver de la faillite ?

Marianne – Si j’ai investi dans cette société, c’est pour vous, Jane…

Elle s’en va, au bord des larmes.

Mick – Vous saviez que notre comptable était lesbienne ? En plus d’être suisse…

Jane – Marianne est lesbienne ?

Mick – Elle a dit qu’elle n’aimait pas les hommes.

Jane – Ça ne veut pas dire qu’elle aime les femmes.

Mick – Vous, elle a l’air de bien vous aimer… Bon, quoi qu’il en soit, je ne pense pas que ce soit la femme de la situation pour séduire Charlie.

Jane – Et s’il était gay, lui aussi ?

Mick – Pour un homme, ne pas être sensible aux charmes d’une comptable suisse et lesbienne, ce n’est pas la preuve qu’on est gay, croyez-moi.

Jane – Je lui ai fait des avances, moi aussi, et il préfère monter une armoire Ikéa !

Mick – C’est vrai…

Jane – Il faudrait vérifier.

Mick – Quoi ?

Jane – S’il est gay !

Mick – Et comment on fait ça ?

Jane – Vous n’avez qu’à lui faire des avances, vous aussi. Vous verrez bien s’il est réceptif.

Mick – Réceptif… Vous plaisantez ?

Jane – Je vous rappelle que c’est la survie de la boîte qui est en jeu, donc celle de votre poste.

Charlie arrive pour prendre une fourniture dans une armoire.

Jane – Je suis sûre que vous ferez ça avec délicatesse…

Mick se plante devant Charlie.

Mick – Charlie, ça vous dirait qu’on parte en week-end tous les deux au Tréport ? Je connais un Formule 1 pas trop cher juste à la sortie de l’autoroute…

Charlie le regarde avec étonnement, retire un instant le casque qu’il a sur les oreilles puis le remet avant de fouiller dans l’armoire pour y prendre ce qu’il veut. Jane est sidérée.

Mick – Vous voyez, il n’est pas gay.

Jane – Ou alors, c’est que vous ne lui plaisez pas…

Mick – Pourquoi je ne lui plairais pas ? Je vais chez le coiffeur toutes les semaines, et je fais des UV deux fois par mois…

Jane – Ce n’est pas la peine de vous vexer…

Mick – Vous ne lui avez pas fait beaucoup d’effet non plus…

Jane – Il faut croire qu’on n’a pas encore trouvé ce qui lui fait de l’effet.

Bérangère arrive. En repartant, Charlie se retourne pour jeter un regard appuyé sur elle, ce qui n’échappe pas à Jane et Mick.

Bérangère – Je venais juste chercher une recharge pour mon imprimante ?

Les regards de Mick et Jane se fixent sur elle tandis qu’elle fouille elle aussi dans l’armoire de fournitures. Bérangère sent ces regards sur elle et s’inquiète.

Mick – Je vous avais dit qu’elle avait un gros potentiel…

Bérangère – Il y a un problème ?

Jane – Ça fait combien de temps que vous travaillez avec nous, Bérangère ?

Bérangère – Ça va faire six mois…

Jane – Et vous vous plaisez ici ?

Bérangère (récitant) – Madame La Présidente, vous pouvez compter sur un engagement total de ma part au service de la société. J’adhère complètement à son business plan. J’ai intégré cette équipe pour être confrontée à de nouveaux challenges, et relever de nouveaux défis.

Jane (la coupant) – Très bien… Alors Mick va vous expliquer le business plan qu’on a prévu pour vous ce week end, n’est-ce pas Mick ?

Mick – Vous vouliez être confrontée à de nouveaux challenges ? Vous allez voir, vous n’allez pas être déçue…

Mick entraîne Bérangère avec lui. Marianne revient.

Marianne – Excusez-moi, je me suis un peu emportée tout à l’heure…

Jane – Ce n’est pas grave. Et puis je crois qu’on a trouvé une autre solution.

Marianne – Tant mieux. Je pensais à une chose…

Jane – Oui ?

Marianne – Si voulez, je peux vous accompagner à la campagne pour préparer le contrat de Charlie.

Surprise et méfiance de Jane.

Jane – Je crois que ça peut attendre lundi… Je ne voudrais pas abuser de vous… Je veux dire de votre temps…

Marianne – Je n’ai rien de particulier à faire ce week end…

Jane – C’est très aimable à vous, mais je ne pense pas que ce sera nécessaire… D’ailleurs, je me demande pourquoi tout le monde rêve d’avoir une maison de campagne. Pourquoi les campagnes seraient en voie de désertification si on s’y amusait tellement ? La campagne, vous savez, c’est quand même assez déprimant. Surtout en cette saison…

Marianne – Nous sommes au mois de mai.

Jane – Justement. En hiver, encore, on peut espérer aller ramasser du bois mort et faire un feu de cheminée pour griller quelques châtaignes. Mais au printemps…

Marianne – Il n’y a pas de saison pour les feux de cheminée, vous savez…

Bérangère revient, furieuse, suivie de Mick.

Bérangère – Non mais vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ?

Marianne juge préférable de partir.

Mick – Il ne s’agit que de passer la nuit avec Charlie. On ne vous demande pas de vous marier avec lui !

Bérangère – Oui et bien justement. Je me marie dans trois mois, figurez-vous. Et j’avais prévu de partir en week end au Touquet avec Hubert.

Mick – Hubert ? C’est un berger allemand ?

Bérangère – C’est mon fiancé !

Mick – Il en va de la survie de cette société, Bérangère.

Jane – C’est à dire de la pérennité de votre poste ici…

Bérangère – C‘est un chantage ? Et si je vous traînais aux prud’hommes ?

Jane – Tout de suite, les grands mots…

Bérangère – C’est vrai, après tout, on ne parle que de proxénétisme aggravé.

Mick – Aggravé par quoi ?

Bérangère – Par le fait que ce type est un porc, déjà !

Jane – Nous sommes sur le point de signer le contrat du siècle, Bérangère. Je saurai me souvenir de votre sacrifice et vous montrer ma reconnaissance.

Bérangère – Combien ?

Jane – Pardon ?

Bérangère – À combien évaluez-vous mon sacrifice ?

Jane – Je vois que vous apprenez vite, c’est bien… Laissez-moi le temps de voir ça avec la comptabilité. Mais est-ce qu’un poste de directrice vous irait ?

Mick – Directrice ?

Jane – Rassurez vous, si on a ce budget, on n’aura pas trop de deux directeurs.

Bérangère – Ok, je peux essayer…

Charlie repasse par là. Mick et Jane s’éclipsent.

Bérangère – J’ai refait du café, si tu veux.

Charlie – Merci, mais j’en ai déjà pris trois. Je commencerais presque à être énervé.

Charlie commence à s’éloigner.

Bérangère – Non, mais attend… Je crois qu’on est parti sur de mauvaises bases, tous les deux.

Charlie – Ah oui…?

Bérangère – Tu sais que je te considère comme un créatif exceptionnel.

Charlie – Ah, bon ?

Bérangère – C’est sûrement pour ça que j’ai été un peu… agressive avec toi. J’avais peur que tu ne me fasses de l’ombre, tu comprends.

Charlie – Je comprends…

Bérangère – Mais il faut que je surmonte ce manque de confiance en moi, Charlie. Et il faut que tu m’y aides.

Charlie – C’est à dire que là… J’allais déjeuner.

Bérangère – Eh ben tu sais quoi ? Je t’invite. Comme ça, on pourra bavarder un peu.

Charlie – Je déjeune avec ma mère…

Bérangère – Ce sera l’occasion de me la présenter !

Charlie – C’est peut-être un peu prématuré, non ? Et puis tu sais, ma mère… Même moi, si je pouvais me dispenser de déjeuner avec elle.

Bérangère – Et pourquoi on ne se verrait pas ce week-end.

Charlie – J’ai une armoire Ikéa à monter…

Bérangère – Alors là… Tu as trouvé mon point faible ! J’adore monter des meubles Ikéa !

Charlie – Tu plaisantes…?

Bérangère – Je sais, ça paraît un peu fou, parce que tout le monde déteste, en général. Mais moi, je ne sais pas pourquoi… Ça me détend. Il y en a qui font des puzzles, moi c’est les meubles Ikéa. C’est bien simple, j’ai une commode, chez moi, un modèle assez complexe. Et bien le week end, il m’arrive de la démonter et de la remonter deux ou trois fois. Et sans le plan, hein ? Comme ça, juste pour me détendre…

Charlie – Ah oui, ça a l’air de te réussir. Tu as l’air très détendue, mais… on en reparle tout à l’heure, peut-être ? Il faut vraiment que j’y aille là… En fait, j’ai… J’ai très envie de…

Bérangère – Oui…?

Charlie – D’aller aux toilettes.

Bérangère – Ah…

Charlie s’en va. Bérangère reste seule, un peu déboussolée. Jane et Mick reviennent.

Jane – Alors ?

Bérangère – Je crois que ce n’est pas très bien parti…

Jane – Il faut mettre les bouchées doubles, mon petit ! Sinon vous êtes virée !

Mick – Allez-y, courez-lui après !

Bérangère – Il est parti aux toilettes…

Jane – Et bien vous lui tenez la porte !

Bérangère, furieuse, s’exécute, tandis que son portable sonne.

Bérangère – Ah, Hubert, ça tombe bien… Enfin non, ça tombe mal, j’allais t’appeler justement… Malheureusement, pour ce week end, ça ne va pas être possible… On a une brouette… Je veux dire une charrette… Ce n’est pas la peine d’aboyer comme ça, écoute…

Elle sort.

Mick – Puisque les couples semblent se faire et se défaire… Allez, je vous invite à dîner ce soir…

Jane – Désolée, mais je n’ai vraiment pas la tête à ça. Quand on aura signé ce budget et que Flora aura accouché, peut-être… On fêtera ça, d’accord ?

Mick – Promis ?

Jane – Promis.

Ils sortent. Charlie revient avec Bérangère à ses basques.

Bérangère – Donne tes photocopies, je vais les faire.

Charlie – Ne me dis pas que tu aimes aussi faire des photocopies ?

Bérangère – Je sais, c’est un peu spécial. Mais tu verras, je suis une fille très spéciale…

Charlie – Écoute, je suis vraiment désolé pour ce week-end, mais ça ne va pas être possible…

Bérangère – Attends, j’ai un SMS… Oh, mon Dieu ! C’est ma concierge. Mon immeuble vient de brûler. Un incendie criminel apparemment…

Charlie – Non ?

Bérangère – Je ne sais pas du tout où je vais dormir ce soir… Je n’ai pas d’amis… Sauf sur Spacebook… Tu ne pourrais pas me dépanner quelques jours…

Charlie – C’est à dire que… je n’ai qu’un lit.

Bérangère – Je dormirai sur le tapis, roulée en boule à tes pieds, Charlie… Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre… L’ombre de ton chien…

Charlie – Mais… je n’ai pas de chien.

Charlie s’éloigne, poursuivi par les ardeurs de Bérangère.

Bérangère – Ne me quitte pas…

Mick et Jane, qui ont visiblement observé discrètement la scène, reviennent.

Jane – Il n’y a plus qu’à attendre…

Mick – Le week-end va être long.

Jane – Je renonce à partir à la campagne… Je vais rester ici au bureau, au cas où il se passerait quelque chose… Je dormirai sur le canapé…

Marianne arrive.

Marianne – Je vais vous tenir compagnie, je ne fais rien ce week-end. Nous pourrons rédiger le nouveau contrat de Charlie…

Jane – Merci Marianne. Ça me fait du bien de savoir que je peux compter sur vous dans les moments difficiles…

Les deux femmes s’étreignent… sous le regard inquiet de Mick.

Mick – Je vais rester, moi aussi…

Marianne lance à Mick un regard noir.

Jane – Vous êtes sûr ?

Mick – Il est important que nous restions soudés tous les trois dans cette épreuve. Je travaillerai à la campagne…

Marianne – À la campagne ? Je croyais vous vouliez rester ici avec nous…

Mick – La campagne bordel ! La campagne Apple !

Jane – Très bien, Mick… Mais ce n’est pas la peine de vous énerver comme ça…

Noir.

Nuit de samedi

Lumière tamisée. Jane, Mick et Marianne dorment tous les trois affalés sur le canapé.

Mick a la tête sur l’épaule de Jane et l’enlace de son bras.

Noir.

Marianne a la tête sur l’épaule de Jane et l’enlace de son bras.

Elles se réveillent toutes les deux et Jane a un mouvement de recul.

Noir.

Mick a la tête sur l’épaule de Marianne et l’enlace de son bras.

Ils se réveillent tous les deux et ont un réflexe de recul.

Noir.

Lundi matin

Marianne arrive et prépare du café. Jane arrive à son tour.

Marianne – Des nouvelles de Charlie ?

Jane – Aucune…

Mick arrive aussi.

Mick – Alors ?

Marianne – On ne sait pas.

Mick – Si Bérangère n’a pas réussi à intercepter le recommandé, il ne prendra peut-être même pas la peine de repasser par le bureau…

Jane – Même s’il sait qu’il est viré, il n’est pas au courant qu’Apple a retenu son projet. Il viendra quand même chercher son solde de tout compte.

Mick – Et si Bérangère lui avait dit ?

Marianne – Quoi ?

Mick – Pour Apple !

Marianne – Quel intérêt elle aurait à faire ça ?

Charlie arrive. Tous les regards se posent sur lui pour guetter sa réaction.

Jane – Bonjour Charlie !

Charlie – Salut…

Mick – Bon week-end ?

Charlie – Mmm…

Mais Charlie continue son chemin jusqu’à son bureau.

Mick – Je pense que si il avait reçu sa lettre de licenciement, il nous en aurait parlé.

Marianne – Elle n’est peut-être pas encore arrivée. Des fois il y a des problèmes avec le courrier.

Jane – Il n’y a que Bérangère qui pourra nous dire ça…

Bérangère arrive, l’air renfrogné.

Jane – Alors ?

Mick – Pas trop dur à monter, cette armoire Ikéa ?

Bérangère sort une lettre de sa poche et l’exhibe.

Bérangère – J’ai pu récupérer le recommandé auprès du facteur.

Mick – Bravo !

Marianne – Comment vous avez fait ça ?

Bérangère – Charlie dormait encore.

Mick – Le repos du guerrier…

Elle lui lance un regard noir.

Bérangère – Je me suis fait passer pour sa femme et j’ai signé à sa place.

Jane – Ouf…

Mick – Ça va ? Ça s’est bien passé ?

Bérangère – Vous voulez des détails ?

Marianne – C’est le résultat qui compte.

Jane – Maintenant, vous allez pouvoir retrouver votre fiancé. Tenez, je vous donne votre journée, si vous voulez…

Le portable de Bérangère sonne, et elle répond.

Bérangère – Allo ? Ah, c’est toi mon chéri… Quoi ? Mais non, pas du tout, je vais t’expliquer… Mais écoute-moi, je t’en prie… Il a raccroché…

Elle range son téléphone.

Jane – Qu’est-ce qui se passe encore ?

Bérangère – C’était Hubert, mon fiancé… Il a appris que j’avais passé le week end chez Charlie, et il vient de me plaquer. Je me demande bien comment il a pu savoir ça…

Jane – Bon, ben ce n’est plus la peine que je vous donne un jour de congé, alors… Allez, donnez-moi cette lettre.

Bérangère – Pas si vite. Pour l’instant je la garde. En attendant qu’on parle de ma promotion et de mon augmentation…

Jane – Je vous l’ai dit, nous saurons vous remercier de votre dévouement lorsque nous aurons le budget Apple. Maintenant, au boulot comme si de rien n’était. Je vais m’occuper de faire signer à Charlie le nouveau contrat que Marianne lui a préparé.

Charlie revient pour prendre un café. Mick, Marianne et Bérangère sortent.

Jane – Ah, Charlie, justement, je voulais vous voir…

Charlie – Vous n’allez pas me virer, au moins ? Je viens juste d’emménager dans mon nouvel appart.

Jane – Mais non, voyons, qu’est-ce qui peut bien vous faire penser ça ? C’est même tout le contraire ! Je voulais vous proposer que nous nous unissions par des liens plus étroits.

Charlie – C’est une demande en mariage ?

Jane – Presque… Regardez.

Elle lui montre le contrat sur la table. Il se penche pour le lire mais renverse malencontreusement son café dessus.

Jane – Quel abruti ! Je veux dire, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave, je vais aller en chercher un autre exemplaire.

Jane sort. Marianne revient.

Charlie – Vous savez quoi ? La patronne vient de me proposer une promotion !

Marianne – Sans blague… Et vous avez dit oui ?

Charlie – Bien sûr.

Marianne – Très bien. Alors maintenant, il va falloir être à la hauteur.

Charlie – Pour ?

Marianne – Ce budget Apple que vous venez de remporter ! Ce n’est pas parce que le client tient absolument à travailler avec vous…

Charlie – C’est ma proposition qui a été retenue par Apple ?

Jane revient avec un nouvel exemplaire du contrat et jette à Marianne un regard assassin.

Charlie – Ah, d’accord… Je comprends maintenant pourquoi tout le monde est aussi gentil avec moi.

Jane – Je ne vous l’avais pas dit ? C’est parce que je pensais que Marianne l’avait déjà fait…

Elle fusille des yeux Marianne qui se rend compte de sa bourde.

Marianne – Ah, il n’avait pas encore signé son contrat…

Charlie – Ne vous inquiétez pas. Vous m’avez fait confiance, à un moment où la boîte n’allait pas très fort. Alors que vous auriez pu me licencier. Je saurai mériter cette confiance.

Jane – Oui, n’est-ce pas ? C’est vrai que nous n’avons jamais douté de vous…

Charlie – Vous comprendrez quand même que j’ai besoin d’examiner ça attentivement. Maintenant que je suis un créatif très demandé…

Jane – Mais bien sûr…

Charlie – Passez-moi ça, je vais le lire tranquillement.

Il prend le contrat et sort. Jane se tourne vers Marianne.

Jane – Bravo ! Maintenant, il va nous saigner à blanc…

Marianne – Si je n’avais pas mis le feu à l’immeuble de Bérangère, elle n’aurait peut-être jamais accepté de passer tout le week-end avec lui.

Jane – Vous avez mis le feu à son immeuble ?

Marianne – Elle aurait pu changer d’avis, et rentrer chez elle…

Bérangère arrive.

Bérangère – Mon immeuble a vraiment brûlé ?

Jane – Je vous expliquerai…

Marianne – Vous êtes assuré, non ?

Bérangère – Mais vous êtes une bande de dingues !

Jane – On reparle de tout ça quand Charlie aura signé son contrat, n’est-ce pas ?

Bérangère – Moi aussi, je vais vous saigner à blanc !

Jane – Ne nous énervons pas je vous en prie…

Bérangère – Et s’il apprenait quand même que vous aviez l’intention de le licencier pour faute…

Marianne – Je suis sûre que nous allons trouver un arrangement…

Bérangère tend un document à Jane.

Bérangère – Le voilà, mon arrangement. J’ai préparé mon nouveau contrat moi aussi. Vous avez juste à signer…

Jane jette un regard au contrat, soupire et signe.

Jane – Ils auront ma peau…

Charlie revient beaucoup plus sûr de lui aussi.

Charlie – Bon écoutez, globalement, ça me convient. Je vous fais confiance.

Jane – Génial.

Charlie – Juste un détail. Pour le salaire annuel, j’ai rajouté un zéro. Vu l’importance du budget Apple, ça devait être une erreur de la comptabilité, j’imagine. N’est-ce pas Marianne ?

Marianne – Bien sûr…

Charlie – Une petite signature et on n’en parle plus ?

Jane signe.

Jane – Et voilà.

Charlie prend le contrat. Mick arrive.

Mick – Tout se passe bien ?

Le portable de Jane sonne.

Jane – Oui… Non ? Oui, oui, bien sûr… Oh, mon Dieu… Ok, j’arrive tout de suite…

Elle range son portable.

Mick – Apple ?

Jane – Flora vient d’accoucher… Je passe chercher mon sac dans mon bureau et je file tout de suite à la clinique. Vous vous rendez compte, Mick ? Des sextuplés !

Elle s’en va précipitamment.

Marianne – Flora ? C’est qui, cette Flora.

Mick – Ah, je ne vous ai pas dit ? Comme Jane et moi, on ne pouvait pas avoir d’enfants ensemble, on a eu recours à une mère porteuse… Et puis entre nous, c’est beaucoup plus pratique. Et beaucoup moins cher qu’on ne l’imagine, finalement…

Il sort, suivi par Marianne dans un état second. Charlie reste en tête à tête avec Bérangère.

Bérangère – Tu t’en sors bien… Ils voulaient te virer…

Charlie – Je sais…

Bérangère – Mais alors pourquoi tu n’as rien dit ?

Charlie – Tu aurais passé le week end avec moi, sinon ?

Bérangère – Salaud ! Et tu savais aussi que tu avais remporté le budget Apple ?

Charlie – Je n’ai pas remporté le budget Apple.

Bérangère – Je ne comprends pas…

Charlie – C’est moi qui ai appelé Jane vendredi en me faisant passer pour le directeur de Apple en France.

Bérangère – Tu t’es bien foutu de ma gueule…

Charlie – Maintenant que j’ai un salaire annuel à six chiffres, je ne désespère pas de te garder. Et puis tu es célibataire, non…?

Bérangère – Ce n’est pas toi qui a prévenu Hubert au moins ?

Charlie (pas convainquant) – Moi ? Mais comment tu peux même penser une chose pareille ?

Bérangère – Tu t’es bien fait passer pour le successeur de Steve Jobs…

Charlie – Et puis songe que grâce à moi, tu as eu une augmentation, toi aussi.

Bérangère – Mais dès demain, ils vont s’apercevoir que tu les as baladés !

Charlie – Ils ont signé nos contrats, non ? Qui vivra verra…

Bérangère – La boîte était déjà en faillite, alors avec le montant astronomique de nos nouveaux salaires…

Charlie – La Grèce aussi est en faillite… Et le Parthénon est toujours là…

Bérangère – C’est l’Acropole, à Athènes.

Charlie la prend par les épaules.

Charlie – Je crois en nous Bérangère. La vie est un pari audacieux sur l’avenir. L’état aussi emprunte pour payer les intérêts de sa dette !

Bérangère – Mmm.

Charlie – D’ailleurs je pourrais aussi décider d’aller me faire embaucher dans une autre agence avant qu’on me vire. Maintenant que je suis le créatif le mieux payé de Paris, on va s’arracher mes services…

Charlie et Bérangère sortent. Jane et Mick reviennent, suivis de près par Marianne

Mick – On dîne ensemble ce soir pour fêter ça ? Vous m’avez promis…

Jane – D’accord… Bon, il faut que je file… (À Marianne) Si vous en voulez un, n’hésitez pas. On ne va quand même pas pouvoir les garder tous les six.

Marianne est anéantie.

Mick – Je crois qu’une introduction en bourse s’impose, maintenant, non ? Et il faudra aussi qu’on parle de mes stock options…

Le téléphone de Jane sonne.

Jane – Il était une fois dans l’web, j’écoute…

Marianne – Vous ne serez jamais le père de ces sextuplés, Mick…

Jane leur tourne le dos pour répondre à son appel.

Jane – Oui, c’est elle même.

Calmement, Marianne déplie un couteau.

Mick (sans se méfier) – Qu’est-ce que c’est ? Un couteau suisse ?

Marianne – Exactement. J’en ai toujours un sur moi.

Mick – Qu’est-ce que vous comptez faire avec ça ? Déboucher une bonne bouteille pour fêter ces heureux événements ?

Marianne – Vous allez voir…

Elle poignarde Mick, qui s’écroule.

Jane – La Société Générale, oui… Écoutez, soyez complètement rassurés au sujet de notre découvert bancaire. J’attendais d’être tout à fait sûre pour vous appeler, mais maintenant je peux vous le dire avec certitude : tous nos petits problèmes sont définitivement réglés…

Noir. Lumière. Tous les comédiens reviennent sur scène pour une petite chorégraphie sur

la musique de la chanson Start Me Up des Rolling Stone.

  

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-36-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement

I

Il était une fois dans le web Lire la suite »

Crise et Châtiment

Crisis and Punishment  –  Crisis y Castigo – Crise e Castigo  –  KRISE A TREST

Comédie de Jean-Pierre Martinez

Distributions possibles :

à 4 : 1 homme/3 femmes ou 2 hommes/2 femmes
à 5 : 1 homme/4 femmes ou  2 hommes/3 femmes
à 6 : 1 homme/5 femmes ou 2 hommes/4 femmes
à 7 : 1 homme/6 femmes ou 2 hommes/5 femmes

Un comédien au chômage, recruté par une banque en faillite, découvre qu’il a été engagé pour faire office de bouc émissaire. Mais le cauchemar ne fait que commencer…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Crise et Châtiment

PERSONNAGES :

Jérôme : Le comédien
Claude : La gérante (ou le gérant)
Dominique : L’assistante (ou l’assistant)
Marie : La femme du comédien
Bernadette : La première cliente
Madeleine : La deuxième cliente

Les personnages de Marie, Bernadette et/ou Madeleine peuvent ou non être interprétés par la même comédienne.

Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Dominique, l’assistante, caricature de la secrétaire maniérée et dévouée, entre dans la pièce, un dossier à la main, suivie par Jérôme, visiblement mal à l’aise dans le costume étriqué, assorti d’une cravate défraîchie, supposé le faire passer pour un cadre.

Dominique – Par ici, je vous en prie… Voici votre bureau, cher Monsieur.

Jérôme (épaté) – Mon bureau ? Vous êtes sûre ?

Dominique – C’est un peu austère, je sais. Mais si vous souhaitez égayer un peu tout ça en accrochant quelques tableaux contre les murs.

Jérôme – Pourquoi pas…

Dominique – En revanche, je vous déconseille tout ce qui est pots de fleurs ou vase.

Jérôme – Ah, oui…

Dominique – Bref, tout ce que quelqu’un pourrait avoir envie de vous jeter à la figure.

Jérôme (surpris) – Bien sûr…

Dominique – Évidemment, pas question non plus de laisser traîner un coupe-papier sur le bureau, ou même une agrafeuse.

Jérôme – Ma femme aussi déteste que je laisse traîner mes affaires…

Dominique – Enfin tout ce qui pourrait être utilisé comme une arme de poing.

Jérôme lui lance un regard inquiet.

Dominique – Madame Claude vous expliquera.

Jérôme – Madame Claude…?

Dominique – La chef de service. C’est elle qui vous a recruté. Elle n’est pas là pour le moment, mais elle ne devrait pas tarder à arriver…

Jérôme – Très bien… Mais votre activité, c’est…

Dominique – Gestion de patrimoine.

Jérôme – Tout à fait…

Dominique – Disons que nous aidons les gens riches à le devenir davantage.

Jérôme – Noble mission… Et ça marche ?

Dominique – Pas à tous les coups, malheureusement… C’est un peu pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Jérôme – Ah, oui ? Je ne sais pas trop, en fait. C’est l’ANPE qui m’envoie… Mais… vous êtes sûre qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?

Dominique – Une erreur ? Quelle drôle d’idée… Et pourquoi ça ?

Jérôme – Disons que je n’ai pas l’impression de correspondre vraiment à…

Dominique – Aucune erreur, rassurez-vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier…

Dominique – J’ai ici votre dossier, et votre profil correspond parfaitement à ce que Madame Claude attend de la personne destinée à occuper ce poste…

Jérôme – Mon profil… Je ne savais même pas que j’en avais un… Il faut dire que d’habitude, il n’intéresse pas beaucoup les employeurs potentiels…

L’assistante ouvre le dossier et y jette un coup d’œil.

Dominique – Voyons voir… Vous êtes comédien, au chômage depuis environ deux ans…

Jérôme – Presque trois, en fait…

Dominique – Le psychologue de l‘ANPE vous décrit comme apathique, résigné, avec une tendance à la culpabilisation et à la dévalorisation de soi…

Jérôme – Et c’est le profil que vous recherchez pour ce poste ?

Elle préfère visiblement ne pas répondre.

Dominique – Je vous remettrai vos tickets restaurants tout à l’heure, n’est-ce pas. Vous désirez un café, Monsieur Charpentier ?

Jérôme – Merci, mais j’ai toujours peur que ça m’empêche de dormir… Enfin, je veux dire… que ça m’empêche de dormir la nuit.

Dominique – Très bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté. Vous avez juste à appuyer sur le bouton de l’interphone.

Jérôme – Ah, parce qu’il y a un… Comme dans les vieux films en noir et blanc, alors…

Elle lui montre la touche sur le téléphone.

Dominique – Et bien là, c’est en couleurs, vous voyez… C’est le bouton vert.

Jérôme – Parfait…

Dominique – N’appuyez sur le bouton rouge qu’en cas d’extrême urgence.

Jérôme essaie de plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère.

Jérôme – Je vois… Le signal d’alarme…

Dominique – Tout à fait… Mais attention, c’est comme dans le TGV. Tout abus sera sévèrement puni…

Il ne sait pas trop si elle plaisante ou pas.

Dominique – Je vous laisse vous installer.

Jérôme – Merci…

Elle sort. Il jette un regard circulaire sur le bureau, ne sachant pas très bien quoi faire. Il se plante devant le portrait de l’homme au dessus du guéridon et le contemple avec perplexité. Il regarde ensuite ce qu’il prend pour un thermos, le prend en main en main, et hésite.

Jérôme – Je ferai peut-être bien de prendre un café quand même, ça va me réveiller un peu… (Il regarde à nouveau autour de lui) Il n’y a pas de tasse… (Il dévisse le bouchon) C’est peut-être le bouchon qui sert de tasse… (Il verse le contenu du supposé thermos dans le bouchon, mais c’est de la cendre qui en sort) Merde, c’est quoi, ça…?

Dominique entre de nouveau dans le bureau. Il essaie de remettre le bouchon en place à la hâte, mais ce faisant renverse la cendre qu’il contenait. La cendre forme un petit nuage qu’il tente de dissiper en agitant sa main. Dominique lui lance un regard réprobateur. Il a l’air d’un enfant pris en faute.

Jérôme – Désolé, je… Mais c’est quoi ce machin ? La lampe d’Aladin ? J’ai cru qu’un génie allait en sortir, et me demander de faire trois vœux.

Dominique – Croyez-moi, il n’y a aucun génie là-dedans. Mais je vous recommande quand même de ne pas y toucher… (Avec un regard inquiétant) Madame Claude n’aimerait pas ça… (Affichant à nouveau un sourire de commande, elle lui tend un carnet) Voici vos chèques déjeuner…

Jérôme – Merci…

Dominique (s’en allant) – À propos, Madame Claude a appelé, elle sera un peu en retard.

Jérôme – Très bien.

Dominique sort. De plus en plus embarrassé, Jérôme fait le tour du bureau, et tente de s’asseoir sur le siège. Surpris par sa profondeur, il se reprend pour adopter un maintien plus digne. Il pose les coudes sur le bureau, et essaie de prendre une pose directoriale. Il décroche le combiné du téléphone pour se donner une contenance. Il essaie de déplacer le téléphone mais se rend compte qu’il est fixé sur le bureau. À cours d’imagination, il bâille, et opte pour une position plus confortable en posant les pieds sur le bureau. Au bout d’un moment, il se met à somnoler. Il est réveillé en sursaut par la sonnerie agressive du téléphone. Surpris, il se casse la figure de son fauteuil. Il se relève et parvient à décrocher.

Jérôme – Oui…? Non, non… Si, si, passez-la moi, merci… Allo, chérie ? Oui, oui, tout va très bien, ne t’inquiète pas… (Essayant de plaisanter) En tout cas, je ne me suis pas encore fait virer… Il faut dire que je n’ai pas encore vu la chef de service… Et bien, je n’ai pas encore vraiment commencé à travailler, en fait… Ce que je dois faire ? Écoute, je t’avoue que je n’ai pas pensé à le demander… J’imagine que Madame Claude me l’expliquera… Oui, c’est le nom de la taulière… Je ne sais pas si c’est son nom ou son prénom… D’accord, je t’appelle dès que j’en sais un peu plus… Mais oui, ne t’énerve pas ! Je te rappelle, d’accord. Bisous.

Il raccroche, hésite un moment, et appuie sur la touche interphone verte.

Jérôme – Dominique ? C’est Jérôme… Oui, le Jérôme qui est dans le bureau à côté du vôtre… Très bien, excusez-moi, je saurai que ce n’est pas la peine de m’annoncer quand j’utilise l’interphone… Je voulais juste vous demander, euh… Je prendrai bien un café, finalement, si cela ne vous dérange pas trop… Combien de sucres ? Et bien… disons trois, si ce n’est pas abuser. Merci beaucoup, Dominique…

La seconde d’après, Dominique arrive avec son café.

Jérôme – Et ben… Le service est rapide… Vous êtes plus efficace que le génie enfermé dans ce thermos…

Dominique le regarde un peu de travers avant de déposer son café sur le bureau, en affichant à nouveau un air avenant.

Dominique – Vous désirez autre chose ?

Jérôme – Non, merci, ça ira… (Elle s’apprête à s’en aller) Enfin, si… (Elle se retourne vers lui) Je peux vous poser une question ?

Dominique – Je vous en prie…

Jérôme – C’est quoi, mon travail, au juste ?

Dominique – Votre travail ?

Jérôme – Qu’est-ce que je suis supposé faire ?

Dominique – Faire ?

Jérôme – Je ne vais quand même pas être payé à ne rien faire ? Non pas que cela me scandaliserait plus que ça, mais bon…

Dominique – Vous êtes là pour rendre service, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Quel genre de services ?

Dominique – Disons que cela relève du Service Après Vente.

Jérôme – Je ne savais pas que dans un département de gestion de patrimoine…

Dominique – Madame Claude vous expliquera tout ça mieux que moi.

Jérôme – Bon…

Dominique – Autre chose que vous aimeriez savoir, monsieur Charpentier ?

Jérôme – Euh, non… Enfin, si… C’est qui, ce type, au dessus du thermos ?

Dominique – Le thermos ?

Jérôme – Sur la photo !

Dominique – Ah… Lui…

Jérôme – C’est l’employé du mois ?

Dominique – C’est votre prédécesseur.

Jérôme – Et il est où maintenant ?

Dominique – Dans le thermos.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est une urne funéraire.

Jérôme – Ah, d’accord… Ah, oui, c’est… Et il est mort de quoi, ce brave homme ? Pour que vous lui rendiez un culte domestique, comme ça…

Dominique – Il est mort dans l’exercice de ses fonctions.

Jérôme – Ses fonctions ?

Dominique – Celles qui sont appelées à devenir les vôtres.

Jérôme – Le Service Après Vente.

Dominique – C’est cela.

Jérôme – Un accident du travail ?

Dominique – On peut appeler ça comme ça. Autre chose ?

Jérôme (abasourdi) – Ça ira pour l’instant, je crois…

Dominique sort. Jérôme se plante devant le portait qu’il examine avec un regard nouveau et plutôt inquiet. Il saisit ensuite l’urne avec délicatesse.

Jérôme – Donc ce n’était pas du marc de café…

Le gros bouton rouge se met à clignoter, et une sonnerie de système d’alarme se met à retentir. Jérôme, paniqué, n’a même pas le temps de décrocher. Une femme, genre executive woman, arrive en trombe dans le bureau, tandis que la sonnerie cesse.

Claude – Alors c’est vous.

Jérôme – Oui, enfin… Moi ?

Elle lui flanque une baffe d’entrée .

Claude – Tenez, voilà pour commencer.

Jérôme (sidéré) – Bonjour Madame…

Claude – Soit vous êtes un escroc, soit vous êtes un incapable. Alors ?

Jérôme – Alors quoi ?

Claude – Vous êtes malhonnête ou incompétent ?

Jérôme – Je… Je ne sais pas… Il faut vraiment que je choisisse…?

Claude – C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?

Jérôme – C’est à dire que…

Claude – Vous en voulez une autre ?

Jérôme – Euh, non… Pas si on peut éviter…

Claude – Vous savez combien ça va me coûter, tout ça ?

Jérôme – Je suis vraiment désolé…

Claude – Il est désolé… Non, mais vous vous foutez de moi !

Jérôme – Je vous assure que…

Claude – Et évidemment, vous allez me dire que vous n’y êtes pour rien.

Jérôme – Je n’irai pas jusque là, mais…

Claude – C’est la faute à pas de chance, c’est ça ?

Jérôme – C’est vrai que… Mais de quoi est-ce que vous me parlez, exactement ?

Claude – Bien sûr, faites l’innocent…

Jérôme – Excusez-moi.

Claude – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Je ne sais pas…

Claude – Vous avez une solution à me proposer ?

Jérôme – Aucune…

Claude – Vous êtes vraiment un pauvre type.

Jérôme – Oui, c’est ce que me dit souvent ma femme…

Claude – Mais évidemment, ça ne vous empêche pas de dormir, tout ça, hein ?

Jérôme – Je peux vous proposer un café ?

Claude – Ben voyons… Mais vous ne réussirez pas à m’amadouer.

Jérôme – Loin de moi l’idée de..

Claude – Et vous ne l’emporterez pas au paradis, croyez-moi.

Jérôme – Je vous le promets…

Claude (changeant de ton) – C’est curieux, cette expression, vous ne trouvez pas ?

Jérôme – Quelle expression ?

Claude – Vous ne l’emporterez pas au paradis… Quand on va au paradis, de toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie d’emporter, puisque c’est le paradis.

Jérôme – Oui… J’imagine qu’il y a déjà tout ce qu’il faut sur place…

Claude (se reprenant) – Mais n’essayez pas de détourner la conversation !

Jérôme – Pardonnez-moi, je…

Claude – Vous êtes un crétin.

Jérôme – C’est à dire que… Je débute et…

Claude – Vous voulez dire que vous débutez dans la crétinerie ?

Jérôme – Oui, en quelque sorte…

Claude – Et bien je vous prédis une grande carrière !

Jérôme – Merci…

Claude – Nous nous reverrons, cher Monsieur… Et plus tôt que vous ne le pensez…

Jérôme – Avec plaisir, chère Madame…

Claude – Et vous vous payez ma tête, en plus ?

Claude hésite, comme si elle cherchait quelque chose. Elle se dirige vers le portrait, le décroche, l’écrase sur la tête de Jérôme, et ressort comme une furie. Jérôme reste là ahuri, avec le cadre du portait sur les épaules. Dominique revient alors, comme si de rien n’était, pour reprendre la tasse à café vide.

Dominique – Tout va bien, Jérôme ?

Jérôme – Euh, oui, merci…

Dominique – Une autre tasse de café ?

Jérôme – Merci, ça ira…

Dominique lui lance un regard et voit le cadre autour de ses épaules.

Dominique – Vous permettez ? (Elle s’approche et ôte le cadre, qu’elle raccroche à son emplacement habituel) Ne vous inquiétez pas, on le remplacera. Nous avons l’habitude.

Jérôme – L’habitude ? Mais… c’était qui, cette folle ?

Dominique – Ah, ça… Eh bien c’était… votre premier rendez-vous.

Jérôme – Mon premier rendez-vous ?

Dominique – Madame Claude vous expliquera…

Jérôme – Ah, non, ça suffit ! Votre Madame Claude ne m’expliquera rien du tout ! Je ne suis pas là pour me faire tabasser, moi !

Dominique – Mais… si bien sûr.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est pour ça que vous êtes là, Monsieur Charpentier. Comme votre prédécesseur.

Jérôme – Pour me faire insulter et recevoir des gifles ?

Dominique – Ce sont les risques du métier…

Jérôme – Quel métier ?

Dominique – Celui pour lequel vous percevrez un salaire !

Jérôme – Et si je ne suis pas d’accord ?

Dominique – On ne va quand même pas vous payer à rien faire, Monsieur Charpentier. Il faut être raisonnable… Je vous rappelle que vous n’avez aucune compétence. Vous êtes comédien…

Jérôme – Très bien… Dans ce cas, je démissionne… (Il s’apprête à s’en aller) Je ne resterai pas une minute de plus dans cet asile de fous…

Dominique – Je vous en prie, attendez au moins le retour de Madame Claude. (Elle se tourne vers la porte) Ah, tiens, justement la voilà…

Madame Claude, la cliente qui a giflé précédemment Jérôme, arrive. Stupéfaction de ce dernier en la reconnaissant.

Jérôme – Madame Claude, c’est vous ?

Claude (très aimablement) – Enchantée, cher Monsieur.

Dominique – Je vous laisse…

Jérôme – Je ne comprends rien… C’est un cauchemar…

Claude – Pardonnez-moi de vous avoir joué cette petite comédie, mais il s’agissait en réalité d’un dernier test en conditions réelles. Avant votre baptême du feu…

Jérôme – Mon baptême du…

Claude – Considérez ça comme un entretien d’embauche ! Entretien que vous avez parfaitement réussi, d’ailleurs. Bravo, Monsieur Charpentier !

Jérôme – Merci, mais… vous pourriez m’expliquer en quoi consiste mon job, à la fin. Votre assistante n’a rien voulu me dire…

Claude – En fait, c’est très simple. Vous allez tout de suite comprendre. Car je sais que vous êtes quelqu’un d’intelligent, Monsieur Charpentier, même si vous avez une tête d’abruti et aucun diplôme pour prouver que vous n’en êtes pas un.

Jérôme – J’ai quand même fait le Cours Florent en auditeur libre…

Claude – Et croyez-moi, ça peut beaucoup vous aider dans vos nouvelles fonctions… Comme vous le savez, nous sommes un département de gestion de grosses fortunes.

Jérôme – Oui…

Claude – C’est à dire que nous nous occupons de faire fructifier l’épargne de nos riches clientes, en leur vendant toutes sortes de produits financiers plus ou moins frais.

Jérôme – Seulement des clientes ?

Claude – Si je vous disais le pourcentage de la richesse nationale qui en France est détenu par des veuves, vous seriez surpris. Vous avez entendu parler des fonds de pension ?

Jérôme – Vaguement…

Claude – Les fonds de pension, c’est l’argent des retraites, et figurez-vous que la plupart des retraités de par le monde sont des veuves.

Jérôme – Je vois…

Jérôme – Alors vous voyez aussi pourquoi nous soignons particulièrement notre clientèle féminine.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – D’autant que les femmes ont aussi l’énorme avantage pour nous de ne strictement rien comprendre aux placements financiers que nous leur proposons.

Jérôme – Je ne suis pas sûr moi-même de…

Claude – Ne vous inquiétez pas. Je vous avoue que je n’y comprends pas grand chose non plus. D’ailleurs, personne n’y comprend plus rien depuis longtemps… En tout cas depuis la mort de mon mari…

Jérôme – Vous êtes veuve ?

Elle fait un geste en direction du portrait accroché contre le mur.

Claude – Hélas… Mon cher époux nous a quitté il y a quelques temps déjà…

Jérôme – Ah, parce que c’est votre…

Claude regarde en direction du cadre et constate les dégâts.

Claude – Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question…

Claude – Ah, oui, c’est vrai… Je me suis un peu laissée emporter, tout à l’heure… Mais vous savez ce que c’est… Vous êtes comédien… Quand on est complètement investi dans son personnage… Bref, notre cliente type, c’est la veuve de Carpentras, comme on dit dans notre jargon.

Jérôme – Très bien…

Claude – Mais à la bourse, c’est comme au casino : il n’y a que la banque qui gagne toujours sur le long terme. Le client, lui, ne peut pas gagner à tous les coups. C’est ça que la veuve de Carpentras a du mal à comprendre. Vous me suivez ?

Jérôme – J’essaie.

Claude – Et puis on a beau dire, cher Monsieur, mais tout de même : pour les riches aussi, c’est la crise.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – Et quand les riches sont moins riches, c’est leur banque qui s’appauvrit.

Jérôme – Cela va de soi.

Claude – Entre nous, nous sommes au bord de la faillite…

Jérôme – Ah, bon ?

Claude – Évidemment, le contribuable viendra encore une fois à notre secours, alors pour nous ce n’est pas si grave que ça, mais bon… On en a vu d’autres, pas vrai ?

Jérôme – Si vous le dites…

Claude – Mais la veuve de Carpentras, elle, elle ne reverra jamais son pognon. Alors on peut comprendre qu’elle ait besoin de se défouler un peu.

Jérôme – C’est bien normal.

Claude – De passer ses nerfs sur quelqu’un en particulier.

Jérôme – Hun, hun…

Claude – Et c’est là où vous intervenez…

Jérôme – Moi ?

Claude – Considérez que vous êtes une sorte de sparing partner pour millionnaires ruinés qui éprouvent momentanément l’irrépressible besoin de boxer quelqu’un.

Jérôme – J’ai plutôt l’impression d’être un punching-ball…

Claude – Allons, Jérôme ! Un grand garçon comme vous ! Ce ne sont que de faibles femmes, après tout !

Jérôme – Non vraiment, je ne pense pas être l’homme de la situation…

Claude – Je vous rappelle que vous avez signé un contrat, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Et pourquoi est-ce que vous ne les recevez pas vous-mêmes, ces clientes que vous avez ruinées ?

Claude – Mais parce qu’en tant que directrice de cette filiale, je représente la continuité de l’institution financière. Je suis responsable de tout, mais comme un ministre de la santé ou un ministre du culte, je ne peux être coupable de rien, sauf à compromettre gravement la crédibilité de tous ceux qui sont au dessus de moi. Il en va de la survie même de cette société, Monsieur Charpentier. Que dis-je ? De la société toute entière ! Le Très Haut ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. C’est à celui qui est tout en bas de l’échelle de payer pour tous les autres. Et le plus bas que nous ayons pu trouver sur l’échelle des hominidés, Jérôme, mais à qui néanmoins on puisse passer un costume sans avoir à rallonger les bras, c’est vous ! Un comédien au chômage !

Jérôme – Et votre mari ?

Claude – Mon mari avait une belle tête d’abruti, un peu comme la vôtre.

Jérôme – Je vois…

Claude – Allez au moins au bout de votre période d’essai, vous prendrez votre décision après…

Jérôme fait un signe en direction du portrait.

Jérôme – Si je suis encore vivant…

Claude – Pensez à votre salaire, et à la situation de l’emploi dans notre pays… Pour les pauvres aussi, c’est la crise, Jérôme. Pensez à votre femme. À vos enfants.

Jérôme – Je n’ai pas d’enfants.

Claude – Pensez à votre femme. À la tête qu’elle fera si vous revenez ce soir à la maison pour lui annoncer que vous vous êtes encore fait renvoyer de votre job dès le premier jour…

Jérôme – Vous ne me laissez pas tellement le choix…

Claude – Je suis certaine que vous êtes fait pour ce poste, Monsieur Charpentier. Et croyez-moi, j’ai vu défiler pas mal de candidats. Vous avez touché le fond, Jérôme. Là où vous en êtes, vous ne pouvez que remonter. On vous a déjà dit que vous aviez une tête à claques ?

Jérôme – Oui, ma femme me le dit souvent. Mais je ne suis pas sûr que dans sa bouche, ce soit un compliment…

Dominique arrive.

Dominique – Le rendez-vous de Monsieur vient d’arriver… Je la fais patienter ?

Claude – Allez, faites encore un petit essai. Vous verrez. Je suis sûre que cela finira par vous plaire.

Jérôme – Ce n’est pas encore un test, au moins ?

Dominique – Ah, non, croyez-moi, celle-là, c’est une vraie cliente. Et elle n’a pas l’air contente du tout…

Claude – Bonne chance, Jérôme… Et souvenez-vous : vous êtes coupable de tout, mais vous n’êtes pas responsable de rien…

Claude sort. Dominique se dirige vers le guéridon, retourne le « thermos » comme pour le remettre dans le bon sens. Elle décroche le cadre, et sort avec. Le bouton rouge se met à nouveau à clignoter et l’alarme à retentir. Bernadette, style grande bourgeoise BCBG, arrive en trombe.

Bernadette – Espèce de salaud ! Vous m’avez ruinée !

Jérôme – Asseyez-vous, je vous en prie…

Bernadette regarde autour d’elle, surprise.

Bernadette – Il n’y a pas de chaise !

Jérôme – C’est vrai… Vous faites bien de me le faire remarquer.

Bernadette – Et s’il y en avait une, je vous la briserais sur le crâne.

Jérôme – Ça doit être pour ça qu’il n’y en a pas…

Bernadette – Mais vous ne payez rien pour attendre…

Elle sort de son sac à main Vuitton un revolver qu’elle braque sur Jérôme.

Bernadette – Si vous croyez en Dieu, c’est le moment de faire une dernière prière.

Jérôme – Je crois que c’est surtout le moment où jamais d’appuyer sur le bouton rouge…

D’une main tremblante, il appuie sur la touche rouge du téléphone.

Bernadette – Vous faites moins le malin, maintenant, hein ?

Jérôme – Attention, je vous en conjure… Ça part tout seul, ces engins-là…

Bernadette – Parfait, je n’aurais qu’à dire ça ! Le coup est parti tout seul, Monsieur le juge !

Jérôme – Mais… qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Bernadette – Je veux que vous me rendiez mon argent.

Jérôme – Ça malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir, Chère Madame. Je vous le promets… Je suis coupable de tout, mais je ne suis pas responsable de rien.

Bernadette – Très bien, alors c’est ma mort que vous aurez sur la conscience.

Elle retourne l’arme contre elle et la braque sur sa tempe. Il panique.

Jérôme – Je vous en prie, ne faites pas ça… Ce n’est que de l’argent, après tout.

Bernadette – Trois millions d’euros.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Il me reste à peine de quoi vivre !

Jérôme – Combien ?

Bernadette se relâche un peu.

Bernadette – Environ dix millions.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Oh, avec dix millions, maintenant, on ne va pas très loin, vous savez…

Jérôme – J’imagine…

Claude arrive. Surprise, Bernadette a un geste de recul et braque à nouveau le revolver sur sa tempe.

Bernadette – Pas un geste ou je me fais sauter la cervelle !

Claude – En tant que chef de service, chère Madame, je tiens d’abord à vous assurer de toute notre solidarité.

Bernadette – Y compris financière ?

Claude – Psychologique, plutôt. Écoutez Geneviève, vous permettez que je vous appelle Geneviève ?

Bernadette – Si vous voulez, mais je m’appelle Bernadette.

Claude – Vous venez de perdre trois millions d’euros, alors naturellement, vous êtes en état de choc.

Bernadette – C’est vrai…

Claude – En réalité, vous êtes à peu près dans le même état de perturbation mentale qu’un smicard qui viendrait de gagner au loto.

Bernadette – Vous vous foutez de moi !

Claude – Laissez-moi terminer ! Dans le même état, mais à l’envers : vous, vous devez accepter l’idée que vous n’êtes plus aussi riche que vous l’avez été.

Jérôme – Il lui reste quand même dix millions d’euros…

Bernadette – Vous on ne vous a rien demandé ! D’ailleurs tout ça c’est à cause de votre totale incompétence en matière de placements financiers ! Osez dire le contraire ?

Jérôme – Je… Non…

Bernadette – Vous voyez ? Il le reconnaît lui-même. C’est un imbécile !

Claude – J’y viens, chère Madame. Nous avons tout à fait conscience des insuffisances de cet être flasque et visqueux, qui a malheureusement abusé de notre confiance comme de la vôtre.

Bernadette – Couille molle.

Claude – Et même si malheureusement, pour des raisons légales assez obscures, nous ne pouvons pas le mettre à la porte, nous veillerons à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.

Bernadette – Ah, oui ? Et comment ?

Claude – Nous envisageons tout d’abord des châtiments corporels. Vous ne trouvez pas que ce type a une tête à claques.

Bernadette – Si…

Claude, par surprise, flanque une claque à Jérôme, qui en reste éberlué.

Claude (à Bernadette) – Allez-y, ne vous gênez pas, vous non plus… Vous verrez, ça va vous soulager…

Bernadette – Vous croyez ?

Claude – Faites-moi confiance, chère Madame.

Bernadette flanque aussi une gifle à Jérôme.

Claude – Alors ?

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Jérôme – Oui, ben moi, ça ne me fait pas du bien !

Claude – Je me demande même s’il n’est pas possédé par le démon de la finance…

Claude sort un crucifix de sa poche et le dirige vers Jérôme.

Claude – Jérôme Kerviel, sort de ce corps immédiatement ! (À Bernadette) Ça marche à tous les coups, mais l’effet n’est pas toujours visible immédiatement…

Bernadette – Vous ne pensez pas qu’on devrait le brûler, pour plus de sécurité ? Comme on brûlait autrefois les sorciers…

Claude – En tout cas, à terme, on pourrait envisager l’incinération…

Le portable de Bernadette sonne, et elle répond.

Bernadette – Oui ? Ah, oui, excusez-moi… Non, non, je serai chez vous dans une petite demi-heure… Merci, à tout à l’heure… (Rangeant son portable) Excusez-moi, c’était mon coiffeur… J’avais oublié que j’avais rendez-vous ce matin… J’étais tellement contrariée…

Claude – Et ça se comprend…

Bernadette – Il faut que j’y aille… Vous savez ce que c’est ? Le temps que ça prend pour obtenir un rendez-vous chez un coiffeur digne de ce nom… Et je marie ma fille demain… Et dire que mon mari ne pourra pas voir ça.

Jérôme – Et pourquoi ça ?

Bernadette – Mais parce qu’il est mort ! (À Jérôme) Vous, vous ne payez rien pour attendre… (À Claude) Merci, vous aviez raison, ça m’a un peu soulagée…

Claude – Mais, je reste à votre service, Chère Madame.

La cliente s’en va.

Claude – Ça s’est plutôt bien passé, non ? Pour un baptême du feu… Bravo, vous vous en êtes très bien tiré.

Jérôme (se frottant la joue) – Ah, vous trouvez ?

Claude – Enfin, vous vous en êtes tiré… Quand elles sont suicidaires, comme ça, il faut absolument canaliser leurs tendances autodestructrices pour les transformer en une agressivité positive qui puisse se tourner vers autrui…

Jérôme – Et autrui, c’est moi…

Claude – Je suis très contente de vous, Jérôme. Si vous continuez comme ça, dans trois mois vous passez en CDI.

Jérôme – Je ne sais pas trop… Non mais vous avez vu ? Elle a failli me tuer !

Claude – Mais elle ne l’a pas fait.

Jérôme – Elle m’a quand même collé une baffe ! Et vous aussi !

Claude – Je vais être franche avec vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier.

Claude – Avec votre tête de looser et votre CV qui ressemble au menu de Noël des restos du cœur, qu’est-ce que vous pouvez espérer faire dans la vie ?

Jérôme – Pas grand chose, je sais…

Claude – J’imagine que dans les précédents postes que vous avez occupés, on a dû souvent vous remonter les bretzels injustement, non ?

Jérôme – Les précédents postes que j’ai occupés…

Claude – Avec la tête à claques que vous avez, j’imagine qu’au cours de vos études, vos profs ont dû vous coller pas mal de torgnoles, non ?

Jérôme – Mes études…

Claude – Et bien ici, au moins, vous serez payé pour cela. Et vous jouirez en secret de la plus grande considération de la part de votre hiérarchie.

Jérôme – Je risque ma peau, quand même !

Claude – C’est pour cela que vous serez considéré comme un héros, Jérôme ! Que dis-je ? Presqu’une divinité ! Je parie qu’avec votre tête de faux cul, vous avez aussi été enfant de chœur, je me trompe ?

Jérôme – Non…

Claude – Alors souvenez-vous ! Je suis l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde ! En prenant sur vous l’ensemble des fautes de notre société, vous serez notre Jésus Christ, Jérôme. Vous en avez déjà les initiales. C’est un signe tout de même !

Jérôme – Les initiales ?

Claude – JC ! Jérôme Charpentier !

Jérôme – Carpentier.

Claude – Oui, bon, pour les initiales, ça ne change rien, non ?

Jérôme – Non…

Claude – En vérité, je vous le dis, Monsieur Charpentier, vous étiez prédestiné pour occuper ce poste de bouc émissaire. Alors bienvenu parmi nous !

Elle sort. Jérôme s’effondre dans son fauteuil, anéanti. Bernadette revient alors, suivie par Claude. Jérôme se lève, par réflexe.

Bernadette – Une dernière chose…

Jérôme – Je vous en prie…

Bernadette – Vous êtes vraiment une couille molle.

Bernadette lui flanque une autre gifle.

Claude – Et bien allez-y, Jérôme, tendez l’autre joue !

Jérôme, dans un état second, s’exécute. Bernadette lui flanque une autre gifle.

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Claude – N’est-ce pas ? Vous pouvez aussi lui mettre un bon coup de pied aux fesses, si ça vous chante.

Bernadette – Vraiment ?

Claude – Jérôme ?

Jérôme (se tournant) – Oui ?

Bernadette en profite pour lui mettre un coup de pied aux fesses.

Bernadette – Ah, oui, ça soulage…

Claude – Au revoir chère Madame, je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin ? Vous revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous !

Bernadette s’en va.

Claude – Elle vous adore déjà…

Jérôme – Vous pensez qu’elle reviendra souvent ?

Claude – Vous me rappelez mon mari, Jérôme. Qui sait ? Je finirai peut-être par vous épouser.

Jérôme – Mais je suis déjà marié…

Claude – En tout cas, félicitation. Je suis très contente de vous. Vous êtes déjà devenu un véritable paillasson.

Jérôme – Merci.

Claude – Vous verrez, vous finirez par y prendre goût.

Jérôme – Tout de même… Des baffes, passe encore, mais un coup de revolver… Je suis peut-être un carpette… mais je n’ai pas envie de me faire trouer le paillasson.

Claude – Il arrive aussi aux inspecteurs du travail de se faire plomber d’un coup de chevrotine, et pourtant, il y a encore des candidats… C’est la crise, Jérôme ! Là, au moins, ce ne sont que de petits calibres. Des armes pouvant tenir dans un sac à main Vuitton…

Jérôme – Ça se voit que n’êtes pas à ma place…

Claude – Vous êtes drôle, Jérôme… Évidemment, puisque je vous paie pour être à la mienne… Écoutez, vous m’êtes sympathique, alors voilà ce que je vous propose : une prime pour chaque paire de gifles, et un bonus pour chaque blessure par balle. Ça vous va ?

Jérôme – Je préférerais un gilet pare-balle.

Claude – Allons, Monsieur Charpentier… Les plus grands funambules travaillent sans filet. C’est ce qui fait la grandeur de leur métier. Vous êtes un artiste, Jérôme !

Claude sort. Le téléphone sonne.

Jérôme – Ah, oui, chérie, c’est toi… Ah, oui, tu trouves que j’ai une voix bizarre ? Si, si, tout va bien… Écoute, c’est une sorte de… C’est un peu difficile à expliquer… Je viens de recevoir ma première cliente… Écoute, plutôt bien… D’après ma chef de service, en tout cas… Eh bien oui, pourquoi pas… je viens de toucher mes tickets-restaurants, justement… D’accord, à tout à l’heure… (Il raccroche) Je n’en reviens pas d’avoir dit que ça se passait plutôt bien…

Dominique, vêtue cette fois d’une blouse blanche, façon infirmière. Elle tient un verre à la main, qu’elle pose sur le bureau.

Dominique – Alors, Jérôme ? Rien de cassé ?

Jérôme – Non, je ne crois pas…

Dominique – Je vais quand même vous ausculter, n’est-ce pas ? Simple examen de routine, ne vous inquiétez pas. Levez-vous je vous prie.

Il se lève. Elle procède sur lui à un examen sommaire, à l’aide des quelques instruments médicaux qu’elle porte autour du cou ou dans ses poches de blouse.

Dominique – Ouvrez la bouche et tirez la langue, s’il vous plaît… Merci… Penchez-vous un peu en avant, et dites trente trois millions… Parfait… Et bien je crois que vous êtes encore bon pour le service… Bravo… (Elle lui tend un cachet et le verre d’eau) Tenez, avalez ça quand même, ça vous fera du bien…

Jérôme – Ce n’est pas du poison, au moins.

Dominique – Allons, voyons… Pourquoi voudrais-je vous empoisonner ?

Il avale le cachet sans broncher.

Jérôme (avec un geste du côté du guéridon) – Et lui, il est mort de quoi ?

Dominique – Lui ?

Jérôme – Le type dans le thermos.

Dominique – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – C’est vous qui me l’avez dit tout à l’heure !

Dominique – Je vous ai dit qu’il y avait quelqu’un enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – Mais ce n’est PAS un thermos !

Dominique – Alors pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un d’enfermé dedans ?

Elle prend le verre vide, se dirige vers le thermos, et le remplit de café à la stupéfaction de Jérôme.

Dominique – Un petit café, pour faire passer le goût du médicament ?

Jérôme – Non, merci…

Dominique – Bon, et bien c’est moi qui le bois, alors. (Elle vide le verre). Vous voyez, ça n’est pas du poison non plus… Mais c’est vrai qu’il n’est plus très chaud…

Jérôme reste stupéfait, commençant à douter de sa raison. Marie arrive dans le bureau, genre assez quelconque et pas très élégante. Le personnage de Marie peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette.

Dominique – Ah, vous avez une nouvelle visite… (En aparté) Et elle n’a pas l’air de bonne humeur…

Jérôme – C’est ma femme.

Dominique – Très bien, je vous la laisse… Je veux dire : je vous laisse…

Dominique sort. Marie la regarde partir avec un air méfiant.

Marie – Tu as une assistante pour toi tout seul ?

Jérôme – C’est dingue, non ?

Marie – Et un bureau individuel ?

Jérôme – Pas mal, hein ?

Marie – Alors ? Tu vois que j’ai bien fait de te faire abandonner le théâtre pour trouver enfin un vrai boulot !

Jérôme – Oui…

Marie – Alors, comment ça se passe ?

Jérôme – Écoute… je ne sais pas très bien quoi te dire, en fait.

Marie – Ils ne vont pas te garder, c’est ça ?

Jérôme – Non, c’est moi… Je ne suis pas sûr de vouloir rester…

Marie – Non, mais tu plaisantes ?

Jérôme – Tu ne vas pas me croire, mais… ils me tapent.

Marie – Ils te tapent ? Mais moi aussi, Jérôme, mon patron me tape.

Jérôme – Ah, bon ?

Marie – Mes collègues me tapent. Mes clients me tapent. Tout le monde me tape ! Mais bon, il faut bien gagner sa vie !

Jérôme – Ah, non, mais moi, quand je dis qu’ils me tapent, je veux dire… qu’ils me tapent vraiment, tu comprends ?

Marie – Ils te tapent vraiment ?

Jérôme – Ils me filent des baffes !

Marie – Ah, oui…

Jérôme – Des coups de pieds au cul !

Marie – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ?

Jérôme – Pour ?

Marie – Pour essayer de te défiler encore une fois !

Jérôme – Mais pas du tout !

Marie – Je te préviens, Jérôme, c’est ta dernière chance. Si tu n’es pas capable de garder ce poste, cette fois, je te quitte.

Jérôme – Ne t’énerve pas, chérie, je disais ça… C’était juste pour parler… Mais oui, bien sûr, je vais le garder, ce boulot…

Marie – Très bien… Tu m’as promis ?

Jérôme – Sur la tête de… Tiens, de mon prédécesseur…

Marie – Bon, alors je te laisse… Il faut que je file…

Jérôme – Tu ne déjeunes pas avec moi ? Je t’ai dit, j’ai des tickets restaurant !

Marie – Désolée, mais ce sera pour une autre fois. J’avais complètement oublié que je devais déjà déjeuner avec ma mère.

Jérôme – Ah, oui ?

Marie – C’est lundi, Jérôme… Tous les lundis, je déjeune avec ma mère…

Jérôme – Bien sûr… Excuse-moi de ne pas y avoir pensé…

Marie – Allez, bon courage…

Jérôme – Toi aussi…

Elle s’en va, mais se ravise.

Marie – Ah, au fait… Tu pourrais me passer tes tickets-restaurants, puisque tu ne vas pas t’en servir ?

Jérôme – Bien sûr, ma chérie, tiens les voilà.

Jérôme lui tend son carnet de tickets.

Marie – Merci. Bon et bien j’y vais. Alors à ce soir ?

Jérôme – Oui.

Marie – Et bon appétit quand même.

Dominique revient avec une pile de lettres.

Dominique – Elle n’a pas l’air commode, Madame Charpentier…

Jérôme – Il faut savoir la prendre…

Dominique – Tenez, voici votre courrier.

Elle dépose les lettres sur son bureau.

Jérôme – Parce que j’ai aussi du courrier ?

Dominique – Bien sûr !

Il jette un regard sur les enveloppes.

Jérôme – Qu’est-ce que c’est ?

Dominique – Des lettres d’insultes, principalement. De menaces, bien sûr… Quelques enveloppes piégées, mais c’est très rare. Et puis vous n’êtes pas obligé de les ouvrir, hein ? Voulez-vous que je vous en débarrasse tout de suite?

Jérôme – Oui, je vous remercie…

Dominique – Très bien Monsieur Charpentier… Si vous permettez, j’en ouvrirai quand même une ou deux avant de les confier à notre service de déminage. Il y en a parfois qui sont assez amusantes. Je ne devrais pas, mais je ne résiste jamais à la tentation d’en lire quelques unes…

Dominique reprend les lettres et s’en va. Jérôme s’effondre sur son fauteuil et tente de souffler un peu. On entend un bruit d’explosion.

Jérôme – La curiosité est un vilain défaut…

Mais Jérôme n’a guère le temps de soupirer. Le voyant rouge se met à nouveau à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir. Madeleine, genre riche parvenue un peu vulgaire, entre dans le bureau. Le personnage de Madeleine peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette et/ou Marie.

Madeleine (sèchement) – Bonjour Monsieur.

Jérôme – Bonjour Madame. Vous voulez me gifler tout de suite, ou vous préférez m’insulter un peu avant ?

Madeleine (surprise) – J’avoue que c’est tentant, avec la tête à claques que vous avez, mais…

Jérôme – Ne vous gênez surtout pas. Je l’ai bien mérité, je vous assure.

Madeleine – Non, vraiment, je…

Jérôme – Donnez-moi au moins un bon coup de pied dans les tibias ! Il faut bien que je justifie mon salaire !

Madeleine – Écoutez, je ne comprends pas… Grâce à vos conseils avisés, j’ai multiplié mon capital par trois en deux ans.

Elle lui tend la main et il a un geste de recul, comme si elle s’apprêtait à lui flanquer une gifle.

Madeleine – Madeleine.

Il se reprend et lui serre la main.

Jérôme – Badeleine ?

Madeleine – Vous êtes enrhumé ?

Jérôme – Non, pourquoi ?

Madeleine – Vous avez dit Bas de Laine.

Jérôme – J’ai peut-être la joue un peu enflée…

Madeleine – Bref, je venais vous remercier, au contraire, et…

Jérôme – Me remercier ?

Madeleine – Tenez, d’ailleurs je vous ai apporté des bonbons…

Elle sort de son sac une boîte de bonbons qu’elle lui tend. Il semble très surpris, avant de péter les plombs. Il envoie valser la boite et son contenu.

Jérôme – Mais je n’en veux pas de vos bonbons !

Madeleine – Excusez-moi, si j’avais su, je vous aurais apporté des chocolats. Vous aimez le chocolat ?

Jérôme – Vous me faites perdre mon temps, vous comprenez ?

Madeleine – Des fleurs, alors ?

Jérôme – Vous croyez vraiment que je n’ai que cela à faire ?

Madeleine – Non, bien sûr, mais…

Jérôme – Et puis vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Madeleine – Quoi ?

Jérôme – Vous êtes trois fois plus riche qu’avant ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour ça ?

Madeleine – Rien…

Jérôme – Et vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Non…

Jérôme – Venez un peu par ici !

Elle s’exécute. Il la prend sur ses genoux et lui donne une fessée.

Jérôme – Vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Si, ça commence à venir…

Jérôme – Et maintenant, fichez-moi le camp !

Madeleine – Très bien, Monsieur Charpentier…

Madeleine s’en va, toute penaude. Dominique arrive, en trombe, le visage noirci par l’explosion d’une enveloppe piégée.

Jérôme – Quoi encore ?

Dominique – Je suis vraiment désolée pour ce quiproquo. Il s’agit d’une erreur, évidemment. Mais d’habitude, il n’y a que les clientes insatisfaites qui demandent un rendez-vous. Et puis comme vous le voyez, j’étais encore en état de choc…

Claude arrive. Dominique s’éclipse.

Jérôme – Je suis vraiment confus. J’ai cru que… Je me suis peut-être un peu laissé emporter…

Claude – En effet… (Émoustillée) Je ne savais pas que sous ces airs de chien battu se cachait un véritable pitbull…

Jérôme – Vous n’allez pas me licencier pour faute au moins ? Ma femme tient beaucoup à ce que je conserve ce poste.

Claude – Vous licencier ? Mais pas du tout, voyons ! D’ailleurs la cliente avait l’air ravie de ce petit entretien avec vous… Elle envisage même de nous confier le restant de ses économies.

Jérôme – Ah, oui ?

Claude – Je me demande si je ne vais pas élargir le périmètre de vos compétences, Jérôme.

Jérôme – Mes compétences…

Claude – Mais auparavant, bien sûr, il faudrait que je vous fasse passer un autre petit test, afin de vérifier que vous avez bien la poigne nécessaire.

Elle commence à se déshabiller.

Claude (folle de son corps) – Moi aussi je gagne de l’argent en dormant, Jérôme… Je mérite une bonne punition…

Elle appuie sur le bouton rouge qui se met à clignoter, et la sonnette d’alarme se déclenche.

Noir.

Lumière.

Claude se rhabille, tandis que Jérôme remet lui aussi un peu d’ordre dans sa tenue. Dominique arrive avec un nouveau portrait qu’elle accroche au mur à la place de l’ancien. Il s’agit d’un Christ en croix. Jérôme s’approche du portrait et le regarde.

Jérôme – Mais c’est moi, là !

Dominique – Vous êtes l’employé du mois, Jérôme.

Claude – Alors, heureux ?

Dominique – Votre femme va être fier de vous, Monsieur Charpentier.

Il reste un instant déconcerté.

Claude – Ça c’était la bonne nouvelle, Jérôme…

Jérôme – Parce qu’il y a une mauvaise nouvelle ?

Claude – Nous l’apprenons à l’instant. Notre banque vient d’être déclarée en faillite.

Dominique – Les veuves en ruines se pressent contre les grilles de l’agence.

Claude – Il va falloir trouver rapidement quelque chose pour les calmer…

Jérôme – Je vois… Beaucoup de travail pour moi en perspective…

Dominique – Je crains que cette fois, cela ne suffise pas, hélas.

Claude – Il va falloir frapper un grand coup.

Dominique – Faire un geste symbolique.

Claude – C’est la survie même de notre système bancaire qui est en jeu, Jérôme.

Jérôme – Dites-moi que c’est un cauchemar…

Claude (à Dominique) – Allez chercher le marteau et la faucille…

Dominique – Vous voulez dire le marteau et les clous.

Claude – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dominique sort.

Claude – Il va falloir être courageux, Jérôme.

Le voyant rouge se met à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir.

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Le téléphone sonne, et il se réveille en sursaut. Il décroche.

Jérôme – Oui…? Ah, Dominique ? Oui, oui, d’accord… Non, non, ça va… Je me suis endormi un moment, et j’ai fait un cauchemar…

Il se lève, encore dans le cirage, et se dirige vers le guéridon. Il prend le thermos.

Jérôme – J’ai besoin d’un bon café, moi…

Il dévisse le thermos et va pour se servir un café dans le bouchon. Mais c’est une fumée blanche qui semble en sortir et qui enveloppe la scène, baignée d’une lumière irréelle, tandis que résonne une voix off qui peut être celle de Claude.

Claude – Vous avez le droit de faire un vœu, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Moi, c’est Carpentier, en fait…

Claude – Autant pour moi…

Jérôme – Et d’habitude, c’est trois vœux, non ?

Claude – C’est la crise, Monsieur Carpentier.

Jérôme – Un seul vœu… Bon, alors disons… Je peux avoir un café ?

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Marie arrive dans son bureau et l’aperçoit.

Marie – Jérôme ?

Jérôme – Marie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Marie – J’ai demandé à ton assistante de m’annoncer, mais comme tu ne répondais pas…

Jérôme – Excuse-moi, j’ai dû m’assoupir un instant…

Marie – Tu te souviens qu’on devait déjeuner ensemble ?

Jérôme – Oui, oui, bien sûr… Je suis prêt… On y va ?

Marie – Ok. Tu es sûr que ça va ?

Jérôme – Oui, oui, ça va. La routine…

Marie – Bon…

Ils s’apprêtent à sortir.

Jérôme – J’ai juste fait un cauchemar incroyable… Tu ne peux pas savoir…

Marie – Ah, oui ?

Jérôme – Tu vas rire, mais j’ai rêvé que tu étais ma femme.

Marie – Mais Jérôme… Je suis ta femme…

Jérôme – Ah… Dans ce cas je crois que ce cauchemar n’est pas encore tout à fait terminé…

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-37-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Cartes sur table

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme 2 femmes / 2 hommes 1 femme

Il cherche un job même en CDD. Elle cherche un jules en CDI. Ils n’auraient jamais dû se retrouver en tête à tête dans ce restaurant. Pour parvenir à leurs fins, sous le regard d’un serveur (ou d’une serveuse) témoin de leur duplicité, ils interprètent tous les deux un rôle de composition. Mais chacun ignore que l’autre ne joue pas cartes sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Cartes sur Table

Personnages :

Nicolas (homme)
Stéphane (homme ou femme)
Alex (homme ou femme)

Une table de restaurant dressée pour deux, sur laquelle trône un carton « réservé ». La multiplicité des verres et des couverts, ainsi que la longueur et la blancheur de la nappe, dénotent une adresse haut de gamme, même si le décor assez « brut » de la salle annonce un lieu plutôt branché.

Alex, qui peut être un serveur ou une serveuse, d’un âge indifférent, conduit Nicolas jusqu’à sa table. Quel que soit son sexe et son âge, Alex incarne, par son costume et son maintien, au moins au début de la pièce, un maître de cérémonie très sophistiqué, et accessoirement gay. Nicolas, pour sa part, la quarantaine un peu fatiguée, paraît engoncé dans son costume trop petit et sa cravate trop serrée. Il est évident qu’il n’est familier ni de ce genre d’accoutrements ni de ce genre d’endroits, et sa nervosité est visible.

Alex – Voici votre table, Monsieur.

Nicolas – Ah… Alors je suis le premier…

Alex – Madame ne va sans doute pas tarder.

Nicolas – Ah non, mais… je n’ai pas rendez-vous avec une femme.

Alex – Comme Monsieur voudra… Notre établissement est gay friendly…

Nicolas – Non, mais je n’ai pas rendez-vous avec un homme non plus… Enfin, si, mais…

Alex – Quoi qu’il en soit, puis-je suggérer à Monsieur notre menu Saint Valentin ?

Nicolas – Pourquoi ?

Alex – Mais… parce que c’est aujourd’hui la Saint Valentin.

Nicolas – La Saint Valentin, c’est aujourd’hui ?

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas… Un apéritif ? Ou préférez-vous attendre… votre partenaire.

Nicolas – Je vais attendre, merci.

Alex – Je vous laisse la carte pour vous tenir compagnie.

Alex pose la carte sur la table. Nicolas observe un peu la salle autour de lui. Il croise puis décroise maladroitement les jambes. Pour se donner une contenance, il entreprend de consulter la carte, mais en la prenant, il renverse un verre qu’il rattrape in extremis. Il parcourt la carte.

Alex – Eh ben… C’est peut-être la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui, mais ce n’est pas les restos du cœur, ici… Aucune entrée à moins de trente euros… Chez mon épicier discount, je fais les courses pour la semaine avec ça… Bon alors le crabe, on va oublier, je ne suis pas très bricoleur… Les escargots, il vaut mieux éviter aussi… Pourquoi dans ce genre de restaurants ils ne servent que des trucs aussi difficile à bouffer ? Ça doit faire partie des épreuves éliminatoires…

Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Ah, Antoine… Non, non, mais je ne vais pas pouvoir te parler très longtemps, je suis en rendez-vous, là. Euh, non, je suis toujours au chômage. Mais justement, je déjeune avec un type à qui j’ai envoyé mon CV pour un boulot. Je craignais un peu que ce soit lui, d’ailleurs, pour m’annoncer que finalement, il ne pouvait pas venir. Parce que je compte un peu sur lui pour l’addition. Non, pas l’audition. L’addition ! Dis donc, c’est toi qui commences à avoir des problèmes d’audition… Non, ce n’est pas pour un rôle. Comédien, ce n’est plus de notre âge, mon vieux. Faut se rendre à l’évidence. Non, je cherche un vrai boulot. En CDD, tu vois. Congés payés, RTT, mutuelle, chèques vacances, tickets resto… Et surtout vraies feuilles de salaire, que je puisse montrer aux agences immobilières pour trouver un appart à moi. Je squatte chez une copine, là, mais je sens que ça commence à être un peu tendu. Non, non, c’est pour un job dans la pub. Oui, auditeur libre au Cours Florent, ce n’est pas le profil habituel pour ce genre de poste, je sais… C’est bien pour ça que j’ai un peu le trac, figure-toi.

Alex revient et s’affaire non loin de là à arranger un bouquet de fleurs sur un guéridon, en laissant traîner une oreille indiscrète. Léger embarras de Nicolas avant de poursuivre.

Nicolas – Disons que… j’ai un peu upgradé mon CV. Ils demandaient bac plus six. Et comme moi, ce serait plutôt bac moins une. Non, je dis moins une parce que je ne l’ai pas raté de beaucoup. Alors cette fois, j’ai carrément mis que je sortais d’HEC. Quitte à bidonner, autant y aller à fond, non ? Au moins, j’ai décroché un rendez-vous, on verra bien après… Et puis les diplômes, une fois que tu es embauché, personne ne vérifie, il paraît. Évidemment, je n’ai pas précisé non plus que je pointais au RSA… Eh ben j’ai dit que je travaillais déjà dans une grosse agence parisienne, mais que j’avais envie de me remettre en question, de relever de nouveaux défis et d’être confronté à des challenges plus motivants. Si j’ai déjà travaillé dans la pub ? Écoute, j’ai distribué des prospectus dans les boîtes aux lettres de mon quartier, il y a quelques années… Dans la communication, il suffit d’avoir un peu de baratin, non ? Et pour ça tu me connais, je ne crains personne… Non et puis là, ça a l’air d’être plutôt le genre start up, tu vois. Une boîte américaine, je crois. L’anglais ? Oh, écoute, je me débrouille un peu… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si on foutait en taule tous les chômeurs qui ont un peu boosté leur CV dans l’espoir de décrocher un job. Au pire, ils me foutent à la porte à la fin de ma période d’essai, et j’aurai toujours mes trois feuilles de salaire. J’ai rendez-vous avec le patron. Va savoir, je vais peut-être voir débarquer Steve Jobs. Lui aussi, il est parti de rien. Pauvre comme Job. Je suis sûr qu’il me donnerait ma chance, lui… Ah, il est mort… Non, je ne savais pas… Et il est mort de quoi ? Ah, merde…

Alex repart.

Nicolas – Bon, je crois qu’il vaudrait quand même mieux que je révise un peu mon curriculum avant qu’il arrive… En fait j’ai envoyé le copier-coller d’un CV que j’ai récupéré sur le site des anciens de l’ESSEC. Oui ou d’HEC, je ne me souviens plus trop des détails… Le resto ? Écoute, c’est lui qui a choisi. Plutôt branché. Genre tu as l’impression de bouffer dans un hangar, mais quand tu vois les prix sur la carte, tu comprends tout de suite que ce n’est pas une cantine pour les chômeurs en fin de droits. Tu savais que c’était la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui ? Ah, c’est la Saint Valentin pour tout le monde ? Je ne sais pas pourquoi il m’a filé rencard dans un restaurant gay le jour de la Saint Valentin… En plus, j’ai les crocs, je n’ai rien bouffé hier soir. J’ai un petit problème de trésorerie ce mois-ci. Enfin, j’imagine quand même que c’est lui qui va régler la note. J’aurais au moins gagné un repas chaud… Bon, il faut vraiment que je te laisse, là… Ok, je te rappelle, je te raconterai… By…

Tout en attaquant le contenu de la panière, Nicolas sort de sa poche un CV froissé et se met à le parcourir.

Nicolas – Voyons voir… Expérience professionnelle… Formation… Ah, oui, c’est là…

Stéphane, une blonde d’une trentaine, arrive. Elle porte une tenue plutôt provocante qui ne lui est visiblement pas familière, si l’on en croit la difficulté qu’elle a à marcher avec ses talons trop hauts. Stéphane peut aussi être un homme travesti en femme. En tout cas, l’ambiguité quant à son sexe doit pouvoir exister. Et quoi qu’il en soit, elle porte une perruque. Stéphane semble chercher quelqu’un, et hésiter. Nicolas, concentré sur sa lecture et qui ne pense pas une seule seconde que Stéphane peut être la personne avec qui il a rendez-vous, l’ignore. Voyant que la table est dressée pour deux, cependant, et que Nicolas est seul, Stéphane l’aborde.

Stéphane – Excusez-moi, je crois que c’est avec moi que vous avez rendez-vous… Je suis Stéphane…

Nicolas, estomaqué, et la bouche pleine de pain, met un temps à répondre.

Nicolas – Stéphane… Ah, oui, bien sûr… (Se levant) Nicolas… Mais je vous en prie, asseyez-vous… Je…

Elle s’assied et il se rassied aussi.

Stéphane – Vous avez l’air surpris. Pas déçu, j’espère…

Nicolas – Non, non, c’est à dire que… Je ne m’attendais pas à voir arriver une femme.

Stéphane semble surprise elle aussi.

Stéphane – Ah bon ?

Nicolas – Je veux dire une femme… aussi jeune et aussi élégante.

Stéphane – Merci.

Nicolas – Non, mais je n’ai rien contre, hein ?

Stéphane – Tant mieux.

Silence embarrassé.

Nicolas – Stéphane, c’est un prénom original, non…? Je veux dire… pour une femme.

Stéphane – C’est vrai… Et pourtant, c’est aussi un prénom féminin… Vous connaissez sans doute la comédienne Stéphane Audran…

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – De mon côté, je vous avoue que… je ne pensais pas que vous auriez mis une cravate… C’est pour ça que j’ai eu un petit moment d’hésitation…

Nicolas – Ah, oui…? C’est peut-être un peu trop…

Stéphane – Non, mais ça vous va très bien.

Nicolas – Merci…

Stéphane – Je suis très sensible à cet effort vestimentaire… Je déteste les gens négligés. Mais disons que vous auriez aussi bien pu adopter une tenue plus décontractée.

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – Je ne sais pas quelle image vous vous faites de moi, mais… je ne suis pas aussi psychofrigide que j’en ai l’air, vous savez.

Nicolas – Mais pas du tout…

Stéphane – Je voulais dire psychorigide.

Alex revient.

Alex – Ces messieurs dames prendront-ils un apéritif pour se mettre en bouche ?

Alex paraît surpris de voir Stéphane, et inversement. Mais chacun d’eux reste sur la réserve.

Stéphane – Euh… Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites ?

Nicolas – Allons-y.

Stéphane – Une coupe de champagne, alors.

Nicolas – Très bien, moi aussi.

Alex tend une autre carte à Stéphane.

Alex – Je vous apporte ça tout de suite. Et je vous laisse consulter notre carte en attendant.

Alex s’en va. Stéphane ouvre la carte et l’examine.

Stéphane – Tout ça m’a l’air très appétissant… et scandaleusement cher. Il ne fallait pas vous sentir obligé de faire des folies, vous savez.

Nicolas, sidéré, la regarde et en reste sans voix.

Stéphane – Voyons voir… Je n’ai pas si faim que ça… Et je ne voudrais pas vous ruiner dès notre premier rendez-vous. Je me contenterai d’un plat et un dessert… Et vous ?

Nicolas – Deux plats. Très bien, moi aussi.

Stéphane – Parfait.

Nicolas – Je ne suis pas très sucré. Moi, je prendrai plutôt une entrée et un plat.

Stéphane (surprise) – Ah…

Nicolas – La suggestion du chef, je ne sais pas ce que c’est…

Alex revient avec deux coupes de champagne et quelques cacahuètes qu’il pose sur la table.

Alex – Je peux vous renseigner ?

Nicolas – Le plat du jour, c’est quoi ?

Alex – Alors, la suggestion du jour, c’est le lapin chasseur.

Nicolas – Ah, oui…

Alex – Maintenant que Madame est là, pour le lapin, vous ne risquez plus rien…

Nicolas – Ce n’est pas un peu sec, le lapin ?

Alex – Tous nos lapereaux sont élevés sous la mère, Monsieur.

Nicolas – Je vais prendre ça, alors. Un lapin élevé sous la mer, ça ne peut pas être sec. Et vous ?

Stéphane – Je vais me laisser tenter par les écrevisses à la nage. Je fais un petit régime en ce moment…

Alex – Les écrevisses, c’est très léger. Et la nage, c’est très bon pour la ligne. Ça se mange sans faim, vous verrez. On a l’impression de n’avoir rien mangé.

Nicolas – À ce prix-là… J’espère qu’elles sont élevées sous la mer aussi, vos écrevisses ? Je rigole…

Alex – Pas d’entrée, donc. Et pour le dessert, on verra après, n’est-ce pas ?

Nicolas – Si. En entrée, je prendrai le pâté du chef.

Alex – Une terrine du chef, très bien. Et pour madame ?

Nicolas – Pas d’entrée, vous avez dit, non ?

Stéphane – Euh, non, non…

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Nicolas – Pour…?

Alex – Pour arroser le lapin… et les écrevisses.

Stéphane – Après le champagne, je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Nicolas la coupe avant qu’elle ne poursuive.

Nicolas – Vous avez raison. Une carafe d’eau, ça ira très bien.

Alex – Château La Pompe, parfait.

Alex s’en va. Silence embarrassé. Stéphane lève sa coupe.

Stéphane – Bon, et bien… À notre rencontre… En espérant que ce soit le début d’une belle histoire…

Nicolas – Tout à fait… À notre… success story.

De plus en plus nerveux, Nicolas vide sa coupe cul sec, sous le regard consterné de Stéphane, qui a seulement trempé les lèvres dans la sienne.

Nicolas – C’est du bon…

Stéphane – Oui… Il est bien frais. Et vous aviez soif, on dirait.

Nicolas – Bon, alors qui commence ? Vous me posez des questions, ou bien…?

Stéphane – Nous ne sommes pas si pressés, tout de même. Ce n’est pas un entretien d’embauche…

Nicolas – Ah, non…?

Stéphane – Je veux dire… Ce n’est pas un interrogatoire. Il faut aussi laisser une place au mystère.

Nicolas – C’est tout à fait mon avis. La formation, l’expérience… Ça compte bien sûr… Mais le plus important, c’est d’en avoir envie, non ?

Stéphane – Je sais déjà que vous avez fait une grande école commerciale.

Nicolas – Oui, en effet…

Stéphane – Et que vous êtes veuf.

Nicolas – J’ai dit ça…?

Stéphane – Ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, mais… Je ne mentionne pas toujours ce détail sur mon CV… Ce n’est pas le genre de choses dont on a envie de se vanter, n’est-ce pas…

Moment de flottement. Alex revient avec l’entrée de Nicolas qu’il pose devant lui.

Alex – Voilà pour Monsieur.

Nicolas – Merci.

Sous le regard atterré de Stéphane, Nicolas s’apprête à attaquer sa terrine.

Stéphane – Bon appétit, alors…

Nicolas – J’ai une faim de loup… Et j’adore le pâté… (À Alex qui s’en va) Je peux avoir un peu plus de pain ?

Alex lui donne une autre panière, et s’éloigne. Antoine commence à manger.

Nicolas (la bouche pleine) – Si vous voulez me poser des questions, allez-y.

Stéphane – Si vous permettez, pendant que vous mangez votre entrée, je vais plutôt aller me laver les mains.

Nicolas – Je vous en prie…

En sortant, elle croise Alex qui revient, et lui lance un regard un peu embarrassé. Nicolas avale sa terrine. Alex pose une carafe sur la table.

Alex – Votre carafe d’eau, Monsieur.

Le serveur s’apprête à emporter les coupes de champagne.

Nicolas – Excellente, la terrine du chef.

Alex – Merci, Monsieur. Je lui dirai…

Nicolas – Mais ce serait quand même meilleur avec un petit coup de rouge, finalement. Vous avez du vin… en carafe ?

Alex – Tous nos vins sont servis en carafe par notre sommelier, Monsieur.

Nicolas – Non, je pensais à… un quart de rouge, quoi.

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Alex repart. Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Oui…? Je veux dire, yes… La secrétaire de… Si, si, of course… Bon… Ah, merde… Donc, he cannot come at the restaurant… Ok… Non, non, ce n’est pas grave, don’t worry… So he call me back…? Bon ben… Thank you de m’avoir prévenu, en tout cas… C’est ça, hasta luego… Arrivederci.

Nicolas range son portable. Alex revient avec la carte des vins.

Alex – Si Monsieur le permet, je lui conseillerais notre vin du mois…

Nicolas – Ah, euh… Non, alors on va annuler le pichet, finalement… Mon rendez-vous vient de se décommander… Et puis on va laisser tomber le lapin, aussi, hein ? Evidemment, je vous paierai le pâté de foie…

Alex – Et… j’annule les écrevisses de Madame également ?

Nicolas – Madame ?

Alex – La dame qui est au lavabo, Monsieur.

Nicolas – Merde, c’est vrai… Mais alors c’est qui, celle-là ?

Alex – C’est qui qui, Monsieur ?

Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas ?

Alex s’en va. Stéphane s’assied.

Stéphane – Vous avez changé d’avis ?

Nicolas – Sur ?

Stéphane – Le lapin…? Le serveur vient de vous dire qu’il vous laissait réfléchir…

Nicolas – Ah, euh… Non, non, c’est… C’est au sujet du vin… Je me disais qu’après tout… Excusez-moi, je suis juste un peu nerveux…

Stéphane – Ce n’est pas grave, moi aussi… C’est la première fois que je m’inscris sur un site de rencontre, vous savez…

Nicolas (digérant l’information) – Non…?

Stéphane – En tout cas, c’est la première fois que j’accepte un rendez-vous…

Nicolas – Ah, oui…

Stéphane – Et vous ?

Nicolas – Moi aussi…

Stéphane – C’est bien vrai ?

Nicolas – Ah, ça, c’est vrai, je vous assure…

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi, mais… votre CV m’a tout de suite inspiré confiance…

Nicolas – Mon CV…?

Stéphane – Je veux dire, votre profil, sur ce site de rencontre…

Nicolas – Bien sûr…

Alex revient.

Alex – Alors ? On passe à la suite… ou pas ?

Nicolas – Tout à fait…

Alex tend une carte à Nicolas.

Alex – Vous avez fait votre choix, pour le vin ?

Alex débarrasse la terrine, pendant que Nicolas jette un regard inquiet à la carte des vins.

Nicolas – Difficile de se décider… Il y en a tellement… Vous avez des demi-bouteilles, en Coteaux du Luberon ?

Alex – Une demie vin de pays, parfaitement. Très bon rapport qualité prix, Monsieur. Et ça se mariera très bien avec le lapin.

Alex repart.

Nicolas – Il faut avouer que le service est très… sophistiqué.

Stéphane – Et vous, qu’est-ce qui vous a séduit dans mon profil ?

Nicolas – Et bien… Le fait que vous étiez célibataire, déjà ? Vous êtes bien célibataire, n’est-ce pas ?

Stéphane – C’est un peu le principe de ce genre de site, quand même, non ? Célibataire… ou veuf.

Nicolas – Disponible tout de suite, en tout cas.

Stéphane – Sur le marché, comme on dit.

Nicolas – Même si comme vous dites, il ne s’agit pas d’un entretien d’embauche, n’est-ce pas ?

Stéphane – Pas le jour de la Saint Valentin, tout de même. Alors ?

Nicolas – Alors quoi ?

Stéphane – Qu’est-ce qui vous a donné envie de me rencontrer ?

Nicolas – Disons… Votre photo, déjà.

Stéphane – Au moins, vous êtes franc. Vous ne me parlez pas d’abord du fait que comme vous, j’aime l’opéra et la musique classique. Et que je suis adepte de la randonnée, du ski de fond et du catch féminin.

Nicolas – J’ai décidé de jouer cash avec vous…

Stéphane – Le cash, ça me va… Donc, vous êtes diplômé d’HEC ? Et si j’en crois votre CV, major de votre promotion ?

Nicolas – Ah oui ?

Stéphane – Pardon ?

Nicolas – Je veux dire… Je vous ai raconté ça à vous aussi…?

Stéphane – Parce que ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, tout à fait… J’ai hésité avec l’ESSEC, et puis je me suis dis que… HEC, c’était plus près de chez moi, et c’était direct en métro.

Stéphane – En métro ?

Nicolas – Sur la ligne B du RER. À Cergy-Pontoise.

Stéphane – Ce n’est pas l’ESSEC, à Cergy-Pontoise.

Nicolas (embarrassé) – Si… Aussi, oui…. Je vous prie de m’excuser un instant, il faut que j’aille remettre quelques pièces dans mon parcmètre. Je n’avais mis que trois euros, au cas où ce rendez-vous se terminerait plus vite que prévu…

Il se lève.

Stéphane (un peu surprise) – Mais je vous en prie… Si vous avez besoin d’un peu de monnaie…

Nicolas – Ça ira, j’en avais préparé un peu pour le pourboire, au cas où vous auriez payé l’addition…

Alex revient avec le vin. Nicolas sort. Alex présente la bouteille à Stéphane.

Alex – Coteaux du Luberon 2012, Madame. Au moins, celui-là n’a pas dépassé la date de péremption…

Stéphane – Alex ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Alex (ironique) – Comment Madame croit-elle que je peux payer mon inscription au Cours Florent ?

Stéphane – Ah, d’accord…

Alex – Et puis j’ai toujours trouvé que les serveurs de restaurant avaient quelque chose de très théâtral. D’ailleurs, au théâtre, on ne me donne que des rôles de valets et de laquais. Finalement, ça ne me change pas beaucoup d’emploi. Et là au moins, les pourboires sont pour moi, pas pour l’ouvreuse…

Stéphane – C’est vrai que tu es très crédible dans le rôle… C’est impressionnant.

Alex – Et toi, Stéphane ? Je ne savais pas que tu fréquentais ce genre d’établissements…

Stéphane – Écoute… J’ai décidé de me caser, voilà… De me trouver un type plein aux as qui sera très content de m’inviter dans les restos que je n’ai pas les moyens de me payer, justement…

Alex – Alors c’est toi qui lui a donné rendez-vous ici ? En te faisant passer pour un employeur potentiel ?

Stéphane – Tu sais comment c’est… Sur les sites de rencontre, les hommes racontent n’importe quoi ! On peut tomber sur n’importe qui.

Alex – C’est un fait qu’on ment beaucoup moins à un futur patron qu’à une femme qu’on veut séduire. En général…

Stéphane – Là, au moins, j’ai quelques informations fiables. Déjà, je suis sûr qu’il n’est pas marié et qu’il est disponible tout de suite. Pour accepter un entretien d’embauche dans un restaurant le jour de la Saint Valentin, il faut vraiment être désespérément seul…

Alex – Et pourquoi un homme irait raconter à un employeur potentiel qu’il est veuf ou célibataire si ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Une femme, encore…

Stéphane – Je suis sûre aussi qu’il a vraiment fait une grande école commerciale.

Alex – Qui serait assez con pour raconter dans un CV qu’il est major de sa promo d’une grande école commerciale alors qu’il n’a pas son brevet des collèges.

Stéphane – Non, et puis franchement, je ne supporterais pas de rencontrer le genre de mecs qui va sur des sites de rencontre.

Alex – Tu as raison. Il vaut mieux laisser faire le jeu de l’amour et du hasard, comme toi.

Stéphane – Écoute… Je n’ai plus le temps de faire confiance au hasard, moi, d’accord ?

Alex – Et son… entretien d’embauche, justement ?

Stéphane – C’est moi qui l’ai appelé depuis les toilettes. Je me suis fait passer pour la secrétaire et j’ai annulé le rendez-vous.

Alex – Un peu tordu, comme stratagème, quand même, non ?

Stéphane – Tu trouves…?

Alex – Et tu n’as pas peur qu’il se barre en courant, tout simplement ?

Stéphane – C’est là où je mise sur l’effet de surprise, sur mon charme irrésistible et sur la magie de la Saint Valentin. En tout cas, j’espère qu’il va revenir, parce que je te préviens, je n’ai pas un sou pour payer la note…

Alex – Très romantique, tout ça…

Stéphane – Les plus grands artistes ont leurs mécènes. J’en ai marre de galérer dans des cours d’art dramatique, et de ne rencontrer que des tocards.

Alex – Des gens dans mon genre, tu veux dire…?

Stéphane – Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais serveuse, moi, je ne pourrais pas…

Alex – Tu as raison… Alors autant profiter toi aussi de ce que tu as appris chez Florent pour trouver un pigeon à plumer.

Stéphane aperçoit Nicolas au loin.

Stéphane – Ah, voilà le pigeon qui revient, justement… Tu vois, toi qui doutais de mon sex appeal… Et je compte sur ta discrétion, hein ?

Nicolas revient.

Alex – Monsieur est servi…

Alex s’en va après avoir échangé un regard entendu avec Stéphane. Nicolas paraît nerveux.

Stéphane – J’ai cru un instant que vous ne reviendriez pas.

Nicolas – Je vous avoue que ça m’a traversé l’esprit…

Stéphane – Ce n’est pas très flatteur pour moi…

Nicolas – Au contraire… J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Et puis je me suis dit après tout, pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? À part ma virginité. Je rigole…

Moment de flottement.

Stéphane – Vous n’avez pas eu d’amende ?

Nicolas – Non, mais je vais finir les cacahuètes.

Stéphane – Je parlais de votre voiture… Le parcmètre.

Nicolas – Ah… Euh, non… Heureusement…

Stéphane – Ce ne serait pas cette grosse voiture de sport rouge que j’ai vu garée juste devant l’entrée du restaurant, par hasard…?

Nicolas – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Stéphane – Je ne sais pas… Votre côté… sportif, peut-être.

Nicolas – Vous vous moquez de moi, c’est ça…?

Stéphane – Mais pas du tout !

Nicolas – Je sais que je ne suis pas…

Stéphane – Le physique, ce n’est pas la première chose que je regarde chez un homme, croyez-moi.

Nicolas – Ne me dites pas que la première chose que vous regardez chez un homme, c’est sa voiture…

Stéphane – Je n’ai aucune attirance particulière pour les loosers, si c’est ça que vous voulez me faire dire. Mais non… Je ne m’y connais pas assez en voiture. Le lion, c’est Peugeot, mais le cheval sur ces grosses voitures rouges, c’est quoi déjà ?

Nicolas – Ferrari.

Stéphane – C’est bien ce qui me semblait… Non, ce que je regarde d’abord chez un homme, c’est… ses yeux.

Nicolas – Ses yeux…

Stéphane – Vous savez ce qu’on dit… Les yeux, ce sont les fenêtres de l’âme.

Nicolas – Et qu’est-ce que vous voyez par les fenêtres…

Elle se penche vers lui, aguicheuse.

Stéphane – Il faudrait que je puisse me pencher un peu…

Moment de flottement. C’est lui qui commence à avoir le trac. Il brandit la demi-bouteille, pour se donner une contenance.

Nicolas – Une petite côte ?

Stéphane – Je vais attendre que mon plat arrive. Comme je n’ai encore rien mangé. Ça risquerait de me tourner la tête…

Nicolas – Bien sûr.

Stéphane – Vous avez fini votre pâté ?

Nicolas – Oui. J’ai tout mangé.

Stéphane (provocante) – C’est bien. On va pouvoir passer à la suite, alors…

Nicolas (timidement) – Le serveur ne devrait pas tarder.

Stéphane – Profitons-en pour bavarder un peu. Vous faites quoi, comme travail, exactement, Nicolas ?

Nicolas – C’est un peu difficile à expliquer…

Stéphane – Mais c’est dans la communication, c’est bien ça ?

Nicolas – En effet… Je… Je travaille dans la publicité.

Stéphane – Dans une grande agence parisienne…

Nicolas – Ah, vous savez ça aussi.

Stéphane – C’était dans votre CV… Mais vous ne précisiez pas quelle agence…

Nicolas – Eh bien… Je travaille chez… Jean Mineur.

Stéphane – Jean Mineur ?

Nicolas – Vous connaissez ?

Stéphane – Oui, enfin, je… Pas personnellement.

Nicolas – Vous avez vu ça au cinéma bien sûr. (Il fredonne la musique qu’on entend au cinéma) Tatam, tatatatatam, tatatatatam, tatatatatam…

Stéphane – Mais oui… Le petit bonhomme avec sa faucille, qui tire toujours dans le mille.

Nicolas – C’est un marteau, en fait.

Stéphane – Et ben… Si je cherche votre numéro de téléphone, au moins, il me suffira d’aller au cinéma : 01 47 20… 0001 ! Mais je ne savais pas que c’était vraiment une agence de publicité, Jean Mineur…

Nicolas – Ah si ! Avec le développement d’internet, on est même en plein boum.

Stéphane – Et pourtant, vous voulez changer d’agence…?

Nicolas – Oui, enfin… Seulement si c’est encore mieux payé… Pourquoi ? Vous voulez me débaucher ? Je suis hors prix, vous savez…

Stéphane – Je suis vraiment désolée… Je ne voulais pas être indiscrète… Si vous me parliez du décès de votre première femme, plutôt ? (Sur le ton de la plaisanterie) Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

Nicolas – Non, elle… (Très sérieux) Elle est morte de soif pendant une randonnée dans le Sahara organisée par Nouvelles Frontières. C’est moins courant que de mourir noyé lors d’une transatlantique organisée par Costa Croisières, mais ça arrive aussi, hélas. (Tête de Stéphane qui se demande si c’est du lard ou du cochon) Je rigole…

Stéphane – Ce que vous pouvez être drôle… Moi aussi, je plaisantais… Mais vous comprenez que je n’ai pas envie d’épouser Barbe Bleue…

Moment de flottement après cette évocation matrimoniale peut-être un peu prématurée.

Nicolas – Un peu d’eau ? Je vous laisse déjà mourir de faim…

Stéphane – Volontiers…

Nicolas, en voulant servir de l’eau à Stéphane, renverse son propre verre de vin dont une partie du contenu coule sur les genoux de Stéphane, qui a un mouvement de recul, et se lève d’un bond.

Nicolas – Je suis confus, vraiment…

Stéphane – Je vais aller rincer ça tout de suite, sinon ça risque de tacher…

Elle part vers les lavabos. Alex arrive et pose les plats sur la table.

Alex – Les écrevisses à la nage de Madame… et le lapin chasseur de Monsieur.

Nicolas semble perplexe.

Nicolas – Dites-moi, je peux vous poser une question ?

Alex – À votre service, Monsieur.

Nicolas – Vous croyez possible qu’un CV posté sur un site d’offre d’emplois aboutisse par erreur sur un site de rencontre ? Une sorte de bug informatique, quoi…

Alex – On voit tellement de choses, Monsieur…

Nicolas – Comment un truc pareil pourrait bien arriver, c’est hallucinant…

Alex – Je ne suis pas informaticien, Monsieur…

Nicolas – Ou alors, c’est vraiment l’employeur avec qui j’avais rendez-vous, et elle essaie de me piéger pour me percer à jour… J’ai intérêt à ne pas baisser la garde…

Alex – Peut-être tout simplement que Madame vous a pris pour un autre.

Nicolas – Comment ça ?

Alex – Si le rendez-vous de Monsieur n’est pas venu… Madame a pu croire qu’elle avait rendez-vous avec vous alors qu’elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre qui n’est pas venu non plus.

Nicolas semble largué.

Nicolas – Vous pouvez me répéter ça un peu moins vite ?

Alex – Un quiproquo.

Nicolas – Je vois ce que vous voulez dire… Ce qui est bizarre, c’est que le type avec qui elle avait rendez-vous a fait HEC comme moi… Vous vous rendez compte ? On aurait pu être camarade de promo, lui et moi…

Alex – Vous avez vraiment fait une grande école commerciale, Monsieur ?

Nicolas – Non…

Alex – Dans ce cas, il ne s’agit que d’un hasard très relatif.

Nicolas – Mais alors pourquoi il n’est pas venu ?

Alex – Peut-être que le rendez-vous de Madame avait un peu… upgradé son CV lui aussi. Et c’est pour ça qu’il a renoncé à venir…

Nicolas – Bien sûr… Et qu’est-ce que vous me conseillez maintenant… Vous croyez que je dois profiter de la situation…?

Alex – Ça c’est Monsieur qui voit… Mais il semblerait que ce soit Monsieur qui doive payer l’addition quoi qu’il arrive, alors ma foi… Autant que Monsieur en ait pour son argent.

Nicolas – Mmm… Je vois ce que vous voulez dire…

Stéphane revient.

Nicolas – Je suis vraiment désolé…

Stéphane – C’est arrangé.

Nicolas – Je vous en prie, mangez vos écrevisses, ça va être froid. Les écrevisses, c’est meilleur chaud.

Stéphane – Je ne sais, je n’en ai jamais mangé.

Nicolas – Moi non plus.

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça d’ailleurs. Ce n’est pas très évident à décortiquer. Surtout en public…

Nicolas – C’est pour ça que j’ai pris le lapin. J’ai horreur du lapin.

Elle commence à se débattre avec ses écrevisses. Il attaque son lapin.

Nicolas – Et vous vous faites quoi, dans la vie, Stéphane ?

Stéphane (sur un ton de reproche) – Vous ne vous souvenez déjà plus ?

Nicolas – Je préfère vous entendre me le redire encore une fois…

Stéphane – Eh bien… J’ai commencé des études de droit, et puis… je me suis tournée vers une carrière artistique…

Nicolas – Tiens donc… Moi, ce serait plutôt le contraire… Mais artistique…?

Stéphane – Vous aimez le théâtre, je crois… C’est ce que vous m’avez dit sur le net en tout cas…

Nicolas – C’est vrai, j’aurais voulu être un artiste et puis… malheureusement, j’ai été admis dans l’une des écoles les plus prestigieuses de France. À la sortie, Jean Mineur m’a fait un pont d’or pour que je vienne travailler chez lui, alors…

Stéphane – Vous voulez dire… Jean Mineur en personne ?

Nicolas – Je n’ai pas eu le courage de refuser le salaire indécent qu’il me proposait. Je le regrette, parfois, j’aurais pu suivre un tout autre chemin, vous savez, mais bon…

Stéphane – Il ne doit plus être très jeune, non ?

Nicolas – Il est mort quelques mois après m’avoir engagé. C’est pour ça que je préfère quitter la boîte. Nous étions très liés, Jean et moi. Je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Jean Mineur, c’était un peu le Steve Jobs français… Alors je cherche un autre job. Il faut bien payer l’essence de la voiture.

Stéphane – Donc elle est bien à vous cette Ferrari qui est garée juste devant le restaurant…

Nicolas – Au prix où est le super sans plomb, je me demande parfois si je n’aurais pas dû prendre le modèle diesel.

Stéphane – Ne regrettez rien, Nicolas. Ce qui compte, c’est qui vous êtes vraiment, à l’intérieur. Et moi, j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un de bien. Et de très sincère, surtout…

Nicolas – Je vous avoue que je suis troublé, Stéphane… Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des filles comme vous…

Stéphane – C’est à dire?

Nicolas – Des filles aussi… classe.

Stéphane – Pourtant, dans votre milieu, vous avez dû en rencontrer, non ? Quand on roule en Ferrari…

Nicolas – Oui, mais… Ce n’est pas pareil. Elles ne s’intéressaient qu’à mon argent…

Stéphane – Je comprends…

Nicolas – Vous, vous êtes sensible, mais… en même temps très carré.

Stéphane – Carré ?

Nicolas – Je crois que j’ai besoin de ça, Stéphane… Quelqu’un qui ait du caractère. Et qui puisse me tirer vers le haut…

Stéphane – Mais… vous êtes déjà arrivé assez haut, non ?

Nicolas – Je ne sais pas ce qui m’arrive, Stéphane. C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure. Est-ce que vous ressentez la même chose que moi ?

Stéphane – Oui… Enfin…

Il tend la main vers elle. Elle ne le repousse pas. Ils s’embrassent.

Alex arrive avec deux cartes, et interrompt le tableau.

Alex – Encore une petite place pour le dessert ?

Embarras de Nicolas et de Stéphane.

Alex – Je vous laisse regarder la carte…

Stéphane – Je vais me repoudrer un peu…

Elle sort.

Nicolas – Comment vous appelez-vous ?

Alex – Alex, Monsieur.

Nicolas – Alex, j’ai un peu honte, mais… je crois que je me suis laissé aller à profiter un peu de la situation.

Alex – Je vois ça…

Nicolas – Comment je me sors de cette histoire, moi, maintenant ?

Alex – La journée n’est pas terminée… et vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises. Vous pourriez lui proposer d’aller boire un dernier verre chez vous…

Nicolas – Je crains que ce ne soit difficile, Alex. D’abord parce que je n’ai pas de voiture, ensuite parce que je n’ai pas de chez moi…

Alex – Dans ce cas, à part lui dire la vérité et espérer qu’elle ait un grand sens de l’humour.

Nicolas – Elle va me détester, c’est sûr…

Alex – Ce n’est visiblement pas une femme intéressée, Monsieur. Ce n’est peut-être même pas une femme du tout. Si elle est vraiment amoureuse de vous, elle comprendra…

Nicolas – Vous pensez sérieusement qu’une femme comme elle pourrait être amoureuse d’un homme comme moi ?

Alex affiche une mine perplexe. Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse faire votre choix.

Alex s’en va.

Stéphane – Vous prenez un dessert, finalement ?

Nicolas – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Stéphane semble percevoir le malaise.

Stéphane – Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez tendu…

Nicolas – Je ne vous ai pas tout dit, Stéphane et… Alex vient de me convaincre qu’il serait plus honnête de tout vous avouer avant que nous n’allions plus loin.

Stéphane – Alex ?

Nicolas – Je ne voudrais pas que notre relation commence sur de mauvaises bases.

Stéphane – Vous n’êtes pas vraiment veuf, c’est ça ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Je vois…

Nicolas – Je ne suis pas veuf, parce que je n’ai jamais été marié.

Stéphane – Donc vous êtes célibataire…

Nicolas – Tout ce qu’il y a de plus célibataire.

Stéphane – Alors tout va bien !

Nicolas – C’est pour le reste que j’ai un peu… enjolivé.

Stéphane – Vous m’avez menti ?

Nicolas – Mais au début, ce n’est pas à vous que je mentais… C’est… à l’employeur avec qui j’avais rendez-vous… Pour un boulot… J’avais un peu bidonné mon CV, comme tout le monde, et… Je ne sais pas par quel hasard je me suis retrouvé assis en face de vous…

Stéphane – Moi non plus… Mais bidonné…?

Nicolas – Je n’ai pas fait HEC, Stéphane. En fait, je n’ai même pas mon bac. Je suis comédien. Enfin, en ce moment, je suis surtout en formation… au Cours Florent. Et encore, seulement en auditeur libre…

Stéphane – C’est une blague ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Alors vous vous êtes foutu de moi ?

Nicolas – Je n’en avais pas l’intention, je vous assure…

Stéphane – Pas l’intention ? Vous avez abusé de moi ! De ma crédulité !

Nicolas – Ce qui est vrai, c’est que vous me plaisez énormément, Stéphane. Et ce quiproquo… C’est un signe du destin, non ? La preuve que nous étions fait pour nous rencontrer…

Stéphane – Ah, oui…?

Nicolas – Les diplômes, le compte en banque, les voitures… Ce n’est pas le plus important, dans la vie, vous l’avez dit.

Stéphane – J’ai dit ça, moi ?

Nicolas – Et vous ? Je suis sûr que vous avez bien un peu enjolivé votre profil sur ce site de rencontre, non ?

Stéphane – Mais absolument pas ! Enfin, pas sur l’essentiel, en tout cas…

Nicolas – Moi, je suis prêt à vous aimer comme vous êtes, Stéphane.

Stéphane – Vraiment ?

Nicolas – Si vous m’avez caché une ou deux choses que je devrais savoir, je vous écoute. Et je vous promets que ça ne changera absolument rien aux sentiments que j’éprouve pour vous.

Stéphane – Très bien… Alors en effet, moi non plus, je n’ai pas été parfaitement honnête avec vous, Nicolas.

Nicolas – Je vous écoute..

Stéphane – Ce n’est pas très facile à dire…

Stéphane se penche vers lui et lui glisse quelque chose à l’oreille.

Saisissement de Nicolas. Alex revient.

Alex – Un café ? Un digestif ? (Devant le silence des deux autres) L’addition, d’accord…

Alex repart.

Nicolas – Non ?

Stéphane – Si.

Nicolas – Ça ne se voit pas du tout.

Stéphane – Oui, enfin… Ça dépend…

Nicolas – Mais… vous vous en êtes rendu compte comment ? Désolé, c’est une question idiote…

Stéphane – Pour vous, ce n’est pas important, non ? Vous avez promis de m’aimer comme je suis…

Nicolas – Bien sûr… Pas de problème, Stéphane… Je… vous prends comme vous êtes, absolument.

Stéphane – Très bien… Alors allons-y… Je vais chercher mon manteau…

Stéphane sort un instant. Nicolas se tourne vers Alex qui revient avec l’addition, dans un petit panier.

Nicolas – Dites-moi, Alex, j’ai un doute affreux tout à coup… Quelqu’un qui a du mal cicatriser quand il se coupe, on appelle bien ça un hermaphrodite, non ?

Alex – Non, ça c’est un hémophile, Monsieur.

Nicolas – C’est bien ce que je craignais…

Stéphane revient, avec son manteau à la main. Alex repart.

Stéphane – On va boire un dernier chez vous ?

Nicolas – Écoutez, Stéphane, j’ai bien réfléchi et… je crois qu’il vaut mieux malgré tout que nous restions bons amis…

Stéphane – J’étais sûre de votre réaction… Vous me décevez, Nicolas… Vous me décevez beaucoup…

Nicolas – Je suis vraiment désolé, mais… Je suis sûr qu’un jour, vous trouverez quelqu’un qui vous ressemble, avec qui fonder une famille et…

Stéphane – Ne te fatigue pas, je suis au Cours Florent moi aussi.

Nicolas – C’est pas vrai ?

Stéphane – Malheureusement si…

Nicolas – C’est incroyable qu’on ne se soit jamais croisé là-bas…

Stéphane – Incroyable, c’est le mot que je cherchais.

Nicolas – Bon, moi, je suis au cours du soir, c’est peut-être pour ça…

Stéphane – Je crois que cette comédie a assez duré, non ?

Nicolas – Écoutez, c’est vrai qu’on est parti sur un mauvais pied, tous les deux, mais…

Stéphane – Un mauvais pied ?

Nicolas – Le type avec qui vous aviez rendez-vous avait sûrement menti sur son profil lui aussi…

Stéphane – Le type avec qui… Ah, oui, c’est vrai… Je l’avais oublié, celui-là…

Nicolas – Allez savoir ? Si ça se trouve, ce n’était même pas un homme…

Stéphane lui lance un regard assassin. Alex revient.

Alex – Chèque, carte bleue ?

Stéphane – Je crois que vous me devez au moins une invitation, non ?

Nicolas ouvre avec précaution le panier et regarde l’addition.

Nicolas – Ouh la… Mon RSA du mois va y passer…

Il sort sa carte bleue et la dépose sur la table.

Stéphane – Merci quand même pour le déjeuner.

Nicolas – Il me vient une idée, Stéphane…

Stéphane – Ah, oui ? Et si vous la gardiez pour vous ?

Nicolas – Ça a tilté dans mon esprit, tout à l’heure, quand vous avez dit que cette comédie avait assez duré. C’est un sujet formidable, non ?

Stéphane – Quoi ?

Nicolas – Ce qui vient de nous arriver ! On pourrait l’écrire ensemble, cette pièce. On a déjà le sujet. Je suis sûr qu’on ferait un tabac…

Stéphane – Pourquoi pas… Dans la catégorie gay friendly… Et Alex aussi est au Cours Florent…

Nicolas – Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui… Mais je suis vraiment très excité par ce projet de pièce… Pas vous ?

Pendant qu’Alex aide Stéphane à enfiler son manteau, Nicolas sort son téléphone.

Stéphane – Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez votre agent ?

Nicolas – J’appelle la secrétaire de ce type qui m’avait donné rendez-vous ici. Je vais lui dire que je laisse tomber la pub… Je préfère rester comédien… Et je sens que cette pièce pourrait faire décoller ma carrière. (Il appuie sur la touche rappel) Ce qui nous manque, c’est un bon titre…

C’est le portable de Stéphane qui sonne. Stupéfaction de Nicolas.

Alex – Cartes sur table ?

Stéphane affiche une mine gênée, avant d’enlever sa perruque blonde.

Stéphane – Ok…

Elle sort à son tour sa carte bleue et la dépose sur la table à côté de celle de Nicolas.

Alex – Ah… Bataille…

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

 Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-26-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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