Taxi

Alice est là, semblant attendre quelque chose. Tom arrive. Il se met à attendre aussi. Il la regarde à la dérobée. Elle évite son regard.

Tom – Excusez-moi, vous attendez un taxi ?

Alice – Oui…

Tom – Non mais rassurez-vous, ce n’est pas… juste pour engager la conversation.

Alice – La conversation ?

Tom – Je veux dire, ce n’est pas pour vous draguer. Je vous demandais vraiment si vous attendiez un taxi.

Alice – D’accord…

Tom – Vous auriez très bien pu attendre autre chose.

Alice – Qu’est-ce qu’on peut bien attendre à une station de taxis ? Un bus ?

Tom – Donc vous attendez un taxi…

Alice – Et…?

Tom – Et comme vous étiez la première, le prochain taxi sera pour vous, voilà. D’où le sens de ma question. Je sais maintenant que je devrai attendre le suivant.

Alice – Désolée pour vous.

Tom – Non, non, ne vous excusez pas… Ce n’est pas grave.

Alice – Je n’étais pas en train de m’excuser.

Un temps.

Tom – Je suis pris d’un doute, tout d’un coup…

Alice – Encore ?

Tom – Vous êtes sûr que c’est bien une station de taxis ?

Alice – Il y a un panneau. C’est marqué taxi.

Tom – Ouais, mais ça ne veut rien dire.

Alice – Ah non ?

Tom – Dans un trou pareil… Ce n’est pas certain qu’il y ait une station de taxis.

Alice – Pourquoi ce serait marqué taxi, alors ?

Tom – C’est peut-être juste un lieu de rendez-vous.

Alice – Un lieu de rendez-vous ?

Tom – Non, je veux dire, un point de rencontre. Dans les petites gares de campagne, c’est souvent comme ça.

Alice – Ce n’est pas vraiment une petite gare de campagne…

Tom – Les petites villes de province, si vous préférez. Les gens commandent un taxi, la veille, pour aller à l’hôpital, ou je ne sais où, et le lendemain, le taxi les attend à cet endroit. À une heure précise. Devant le panneau marqué taxi.

Alice – Ah oui…?

Tom – Vous avez commandé un taxi, vous ?

Alice – Non.

Tom – Il n’y a plus qu’à espérer que ce soit une vrai station de taxis…

Silence un peu plus long, le temps que le doute s’installe

Alice – Alors vous croyez qu’on attend pour rien ?

Tom – Je ne sais pas…

Un temps.

Alice – Et si on appelait une compagnie de taxis ?

Tom – Ça, c’est seulement à Paris. Dans quelques grands villes de province, peut-être. Certainement pas ici…

Alice – Bon… alors on va attendre.

Un temps.

Tom – Vous avez l’heure, s’il vous plaît. (Alice lui lance un regard étonné) Non, mais je ne dis pas ça pour…

Alice – Engager la conversation…?

Tom – Je n’ai pas de montre… (Alice remarque la montre à son poignet) Enfin si, j’en ai une mais… la pile est morte.

Alice – Pourquoi vous continuez à la mettre, alors ?

Tom – Je ne sais pas… Il faut croire que je m’étais attaché…

Alice – D’accord…

Tom – Non, je déconne. La pile vient de me lâcher. Là, tout à l’heure.

Alice – Pas de bol.

Tom – Et donc ?

Alice – Donc ?

Tom – Vous avez l’heure ?

Alice – Ah pardon… (Elle regarde sa montre.) Il est presque minuit…

Tom – Minuit…

Alice – Oui… Il y a peu de chance que quelqu’un ait commandé un taxi pour aller à l’hôpital à cette heure-ci.

Tom – À moins d’une urgence… Mais en cas d’infarctus ou d’AVC, on ne commande pas le taxi la veille au soir, si ?

Alice – Non… probablement pas.

Tom – Après, je ne sais pas… C’est peut-être vraiment une station de taxis…

Alice – On va attendre encore un peu.

Tom – Enfin, même si c’est une station de taxis, ça ne veut pas forcément dire qu’un taxi va vraiment venir. Un dimanche soir, à minuit, dans cette ville de merde…

Alice – Vous n’êtes pas du genre optimiste, vous, hein ? Je ne sais pas si j’ai bien fait d’accepter d’engager la conversation, finalement.

Tom – Désolé… Non, mais je peux être très drôle parfois, vous savez ?

Alice – Plutôt sans le faire exprès, j’imagine.

Tom – Je peux vous demander où vous allez ?

Alice – Pourquoi faire ?

Tom – Ah non, mais je ne dis pas ça pour…

Alice – Pour me draguer.

Tom – C’est juste que… ce serait déjà miraculeux qu’un seul taxi arrive dans moins d’une heure, alors un deuxième… Je me disais que si on va plus ou moins dans la même direction, on pourrait partager. Je veux dire, prendre le même taxi.

Alice – Oui, je ne sais pas…

Tom – Vous allez par où ?

Alice (montrant une direction) – Je vais par là…

Tom (un peu décontenancé) – Ah oui…

Alice – Et vous ?

Tom – Moi aussi… Plus ou moins…

Alice – Il faudrait déjà qu’un taxi arrive.

Tom – Je vous assure que je ne dis pas ça pour vous draguer, mais…

Alice – Si vous arrêtiez de commencer toutes vos phrases par «  je ne dis pas ça pour vous draguer  », je vous assure que ce serait un peu plus crédible.

Tom – Excusez-moi…

Un temps.

Alice – Bon ben allez-y, maintenant.

Tom – Non, non, c’est juste que… j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.

Alice reste un instant décontenancée.

Alice – Attendez… Vous avez l’heure ? J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part ? Vous habitez chez vos parents, c’est presque déjà fait aussi. C’est quoi la prochaine question ? Vous n’auriez pas du feu s’il vous plaît ? C’est bon là, on a déjà engagé la conversation.

Tom – OK.

Alice – Si vous avez des choses intéressantes à me dire, vous pouvez y aller, je vous écoute. Ne vous fatiguez pas avec les préliminaires, parce que je vous assure, les préliminaires, ce n’est pas votre truc…

Tom – Excusez-moi, c’est juste que… j’avais vraiment l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.

Alice – Pardon, je suis un peu sur les nerfs…

Un temps. Il sort une cigarette, et cherche dans ses poches quelque chose pour l’allumer. En vain.

Tom – Du coup, je n’ose pas vous demander si vous avez du feu…

Alice – Je n’en ai pas. Je ne fume pas.

Il range sa cigarette.

Tom – Tant pis… Enfin, je veux dire tant pis pour moi… Tant mieux pour vous si vous ne fumez pas.

Alice – Oui.

Un temps.

Tom – J’attends le taxi…

Alice – Oui, j’avais compris.

Tom – Non, c’est… C’est le titre d’une chanson que j’avais écrite il y a très longtemps.

Alice – Vous écrivez des chansons ?

Tom – Oui… Enfin non, plus maintenant, mais… Pourquoi, je n’ai pas la tête de quelqu’un qui écrit des chansons ?

Alice – Je ne sais pas. Je ne connais personne qui écrit des chansons. Enfin pas personnellement. Et ça parlait de quoi, cette chanson ?

Tom – C’est l’histoire d’un type qui… qui attend le taxi.

Alice – Oui, d’après le titre, je m’en doutais un peu. C’est tout ?

Tom – C’était il y a longtemps. Je ne me souviens plus très bien. La première phrase c’était… il est près de minuit sous les néons blafards, et depuis plus d’une heure seul devant cette gare… Et le refrain, c’était j’attends le taxi, taxi, taxi…

Alice – J’attends le taxi, taxi, taxi…?

Tom – Oui. C’est ce dont je me souviens…

Alice – D’accord… Et il a fini par arriver, votre taxi ?

Tom – Non… Vous voyez… je l’attends toujours…

Alice – Ce n’est pas très encourageant.

Tom – Enfin, cette histoire de taxi, c’était symbolique, évidemment. Le type qui attend le taxi… qui l’emmènera quelque part. C’était un peu moi quand j’étais plus jeune, vous voyez. Moi ou quelqu’un d’autre. À dix-huit ans, on attend tous que quelque chose se passe, non ? Que la vie nous prenne dans ses bras. Que quelqu’un vienne…

Alice – Je vois. Et dans votre cas, donc, personne n’est venu.

Tom – Non… Enfin si… Depuis, j’ai pris pas mal de taxis évidemment. Mais pas celui qui m’aurait emmené là où je voulais vraiment aller.

Alice – Et vous vouliez aller où, exactement ?

Tom – Je ne sais pas…

Alice – Oui, ben moi pour l’instant, j’aimerais bien rentrer chez moi.

Tom – Donc, vous n’habitez pas chez vos parents.

Alice – Non. Pourquoi ? Vous habitez chez vos parents, vous ?

Tom – Non… Enfin ça dépend.

Alice – Ça dépend ?

Tom – Ça dépend des jours.

Alice – D’accord…

Un temps.

Tom – Ça y est, ça me revient maintenant !

Alice – Quoi ?

Tom – Où on s’est déjà vus.

Alice – Et alors ?

Tom – Vous aussi, vous étiez à cette fête, chez Vincent, ce soir.

Alice – Oui, en effet… Désolée, je ne me souviens pas de vous.

Tom – Je vous ai invitée à danser. Vous avez refusé d’ailleurs…

Alice – Ça ne vous a pas beaucoup marqué, vous ne vous souveniez plus de moi, tout à l’heure…

Tom – Là-bas, il y avait une lumière d’ambiance, vous aviez l’air plus… Là avec les néons…

Alice – Merci.

Tom – Non mais vous êtes très jolie aussi.

Alice – Et là, vous êtes sûr que vous n’êtes pas en train de me draguer ?

Tom – Là, peut-être un peu, oui.

Alice – J’avais prévu de rentrer avec une copine qui a une voiture, mais elle s’est trouvé un mec là-bas, alors du coup…

Tom – Ah oui, pas de bol. Enfin, je veux dire, pour vous.

Alice – Je pensais que je pourrais trouver un taxi. Et vous ?

Tom – En fait… je n’étais pas vraiment invité à cette fête. Enfin, si mais… J’étais invité par une copine qui au dernier moment n’a pas pu venir, et donc…

Alice – Donc, vous ne connaissiez personne.

Tom – Du coup, je me voyais mal rester dormir là-bas.

Alice – Cette délicatesse vous honore.

Tom – J’étais venu en train. Mais j’ai raté le dernier. Le prochain est à 7H32 demain matin, j’ai vérifié.

Alice – Et en attendant, la gare est fermée.

Tom – Je ne sais pas si ça vaut le coup d’attendre.

Alice – Pour le taxi, vous voulez dire ?

Tom – Il faut se rendre à l’évidence, aucun taxi ne viendra ici ce soir.

Alice – J’habite à trente kilomètres, je ne peux pas rentrer à pied.

Tom – À part le train de 7H32, je ne vois pas.

Alice (regardant sa montre) – Il n’est même pas encore minuit et demie. On ne va pas attendre ici pendant sept heures !

Tom – Surtout qu’il ne fait pas très chaud.

Alice – On pourrait retourner là-bas, évidemment, mais…

Tom – À cette fête, vous voulez dire ?

Alice – Chez Vincent, oui.

Tom – Honnêtement, je ne suis pas sûr de vouloir y retourner.

Alice – Ah oui ?

Tom – En fait, c’est Vincent qui m’a viré.

Alice – Viré ? Pourquoi ça ?

Tom – Une sombre histoire d’argent qui aurait disparu dans un sac. Comme j’étais le seul que personne ne connaissait, évidemment, j’étais le coupable idéal. Je vous jure que ce n’est pas moi.

Alice – Je sais.

Tom – Merci. Donc, je n’ai pas une tête à voler dans les sacs des invitées à des soirées où je ne suis pas invité ?

Alice – Si. En fait, vous auriez un peu cette tête-là.

Tom – Alors comment vous savez que ce n’est pas moi qui ait volé cet argent ?

Alice – Parce que cet argent, c’est le mien. Je croyais qu’il avait disparu. J’en ai parlé à ma copine, Cécile, qui en a parlé à Vincent. Mais je viens de retrouver mon fric dans la doublure de mon sac.

Tom – D’accord. Alors en somme, c’est grâce à vous si on m’a jeté dehors comme un voleur.

Alice – Je ne savais pas que ma copine en parlerait à Vincent. Et que ça ferait toute une histoire. C’est un peu pour ça que je suis partie, d’ailleurs. J’étais très mal à l’aise…

Tom – Et moi donc.

Alice – Je suis vraiment désolée.

Tom – Ouais.

Alice – Tenez, si un taxi finit par arriver, je vous invite à le prendre avec moi. Je vous déposerai, et c’est moi qui paierai la course.

Tom – Vous ne prenez pas beaucoup de risques. Jamais aucun taxi ne viendra ici ce soir.

Alice – Alors qu’est-ce que je peux faire pour que vous me pardonniez ? Même si tout ça, ce n’est pas vraiment de ma faute…

Tom – Crier au voleur parce que vous ne retrouvez pas votre argent… et laisser accuser un innocent.

Alice – Bon, ce n’est pas l’affaire Dreyfus, non plus. Je n’ai accusé personne, c’est ma copine qui…

Tom – J’ai vu la haine dans leurs regards, je vous assure. Ils auraient pu me lyncher…

Alice – Vous êtes sûr que vous n’en faites pas un peu trop, là ?

Tom – OK, il y a une chose que vous pourriez faire pour que je vous pardonne.

Alice – Dites toujours…

Tom – Accordez-moi cette danse.

Alice – Pardon ?

Tom – Tout à l’heure, je vous ai invitée à danser, et vous avez refusé. Accordez-moi cette danse.

Alice – Ici ? À une station de taxis ?

Tom – On n’a rien de très urgent à faire, non ?

Alice – Il n’y a même pas de musique !

Tom – J’en ai, sur mon téléphone portable. Vous me devez bien ça, non ?

Alice hésite.

Alice – OK, mais on ne parle que de danser, on est bien d’accord.

Tom – D’accord.

Il sort son portable, met un slow très classique, pose le téléphone par terre et il ouvre les bras.

Alice – Vous êtes toujours prêt à dégainer un slow, comme ça, dès que vous rencontrez une fille à une station de taxis ?

Tom – Si vous préférez un autre morceau…

Alice – Allons-y. Après tout qu’est-ce que je risque, puisque vous n’essayez absolument pas de me draguer…

Elle accepte qu’il l’enlace et ils se mettent à danser.

Noir