Un cœur pour deux

Le patron lit le journal derrière le comptoir. Deux hommes arrivent et s’asseyent à une table.

Un – Café ? (L’autre acquiesce.) Marcel ! Deux cafés.

Deux – Il s’appelle Marcel ?

Un – Je ne sais pas… Tous les patrons de bistrot je les appelle Marcel. Comme ça je suis sûr de ne pas me tromper.

Deux – D’accord…

Un – C’est un patient à moi. Je lui ai retiré l’appendice il y a dix ans, les hémorroïdes il y a cinq ans, la thyroïde il y a trois ans, et un poumon l’année dernière.

Deux – Eh ben… Il peut te dire merci. Grâce à toi, il a perdu au moins trois kilos.

Le patron apporte les cafés.

Patron – Et voilà Docteur…

Deux – Au moins, il t’a reconnu.

Un – Je ne suis même pas sûr. Il appelle tous ses clients Docteurs. Comme on est en face de l’hôpital… Au pire, s’ils ne sont pas médecins, ça les flatte (Ils remuent leur café en silence avant de le boire.) Alors ça y est, on a un donneur ?

Deux – Il semblerait…

Un – Une femme qui s’est jetée sous les roues d’un camion, juste devant l’hôpital.

Deux – Jetée ?

Un – On ne sait pas très bien… C’était peut-être un accident… C’est la tête qui a tout pris. Mort cérébrale. Le reste est en parfait état. On attend la décision de la famille.

Deux – Très bien.

Un – Oui, sauf qu’on a deux patients qui attendent une greffe…

Deux – Ah, toi aussi ?

Un – Tu le sais très bien.

Deux – Je pensais que toi, c’était un foie…

Un – C’est un cœur.

Deux – Un cœur pour deux… Avec deux patients qui ont des dossiers très similaires. Ça ne va pas être facile de les départager.

Un – Alors comment on fait ? On tire à pile ou face ?

Deux – Chiche !

L’autre sort une pièce.

Un – Un seul de nos deux patients sera vivant dans un mois. Pile le tien, face le mien.

Il lance la pièce, la rattrape, et regarde dans sa paume. Avant de la ranger.

Deux – Mais ça ne marche pas comme ça, on le sait bien…

Un – Non. (Un temps) Ça fait combien de temps qu’on se connaît ?

Deux – Depuis la fac…

Un – En deuxième année, je crois.

Deux – Oui…

Un – On était amoureux de la même fille.

Deux – Une étudiante de première année.

Un – Qui est devenue ta femme.

Deux – Je ne sais pas ce qu’elle a bien pu me trouver… de plus qu’à toi.

Un – Tu avais fait courir le bruit à la fac que j’avais un micro-pénis. Je crois même que tu avais fait circuler un montage photos…

Deux – Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié ça.

Un – Je ne l’ai appris que très longtemps après.

Deux – Je ne pensais pas qu’elle avalerait un truc aussi énorme.

Un – On parle toujours de mon micro-pénis ?

Deux – Tu crois vraiment que c’est pour ça qu’elle m’a choisi ?

Un – Ça a dû jouer… J’étais vraiment très amoureux d’elle, tu sais…

Deux – Un cœur pour deux… Il y en a forcément un qui reste sur le carreau.

Un – Cette fois-là, c’était moi.

Deux – Elle m’a quitté quelques années après. Tu ne l’as jamais revue ?

Un – Si… Une fois… Je venais de divorcer, moi aussi… On a dîné ensemble… Et puis rien…

Deux – Mais elle savait pour…?

Un – Je ne sais pas… Je n’ai pas osé lui demander… Tu me vois, entre le café et l’addition, lui glisser à l’oreille que contrairement à ce que prétendait son ex, j’avais une bite de taille normale ?

Deux – Ouais…

Un – Je crois surtout que c’était trop tard… Je ne sais pas si la vengeance est un plat qui se mange froid, mais l’amour n’est pas un plat qui se mange réchauffé.

Deux – Alors tu veux te venger ?

Un – Non, mais il me semble que tu me dois un cœur.

Deux – Tu as une lecture très personnelle du serment d’Hippocrate… Qu’est-ce qui te motive à ce point pour sauver ton patient ?

Un – Disons que j’ai noué avec lui une relation… très spéciale.

Deux – Mais tu sais bien que ça ne marche pas comme ça non plus.

Un – Ah non ?

Deux – Tu me demandes de condamner mon patient par avance ?

Un – Tu l’as dit. Un cœur pour deux… Il y en a forcément un qui reste sur le carreau.

Deux – Ça ne tient pas qu’à moi, tu le sais bien. C’est une décision collégiale.

Un – Mais tu pourrais charger un peu le dossier de ton patient, pour que celui du mien apparaisse plus convainquant.

Deux – Et si je refuse ?

Un – Je pourrais faire courir une rumeur, moi aussi. Mais je ne suis pas sûr que celle-là sera fausse.

Deux – Par exemple ?

Un – Les infirmières ne restent jamais longtemps dans ton service, on sait tous les deux pourquoi. Et la fille qui vient de se faire écraser devant l’hôpital, volontairement ou pas, elle travaillait pour toi.

Deux – Je vais voir ce que je peux faire…

Il s’apprête à sortir un billet.

Un – Laisse, le café c’est pour moi.

À cœurs ouverts