Alban et Ève

Ethan and Eve (english) –  Albán y Eva (español) – Albano e Eva (portugués)

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Pour un ou plusieurs couples

Un homme et une femme en leur jardin. Sont-ils les premiers ou les derniers ? Sont-ils vraiment un couple ? Dieu seul le saurait s’il n’était déjà mort… Le couple, même si son statut traditionnel est aujourd’hui remis en question, reste la cellule de base sur laquelle repose notre organisation sociale. Premier chaînon de la vie ensemble et de la solidarité, il constitue aussi un rempart contre la violence des rapports sociaux. Mais le couple est aussi une société en miniature. Dans ce face à face entre soi-même et l’autre, le partenaire amoureux est tour à tour un allié et un adversaire. Un confident et quelqu’un à qui l’on ment. Parfois justement pour préserver le couple lorsque la trahison menace son existence même. Tantôt rassurant, tantôt étouffant, le couple est à la fois un refuge et un huis-clos. Un espace de liberté et une prison. Un havre de paix et un champ de bataille. Il n’y a rien qui ressemble plus à l’enfer que le jardin d’Eden. Comment s’étonner que le couple qui l’habitait ait préféré s’en évader ? Mais si l’on peut éventuellement s’enfuir d’une prison dorée, peut-on vraiment se libérer du couple sans tomber dans un autre enfer : celui de la solitude ? Les hommes et les femmes sont-ils vraiment faits pour vivre ensemble ? Mieux vaut en rire. Et au-delà de ces considérations sociologiques, c’est le principal propos de cette série de sketchs humoristiques sur la vie à deux…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

1 – Rejetons

2 – Tête-à-tête

3 – Viande

4 – Secret

5 – Repartie

6 – Alibi

7 – Farniente

8 – Zéro

9 – Atmosphère

10 – Vieux

11 – Permanence

12 – Terminus

13 – Trois

14 – En vers et contre tous


  1. Rejetons

 

Ce qui ressemble à un jardin, qui peut être un Eden ou un square. Ève est là. Alban arrive. Ils peuvent être en tenue d’Adam, ou pas. Il tourne un peu autour d’elle, et hésite avant de lui tendre la main.

Alban – Bonjour, je m’appelle Alban.

Elle lui sert la main.

Ève – Ève.

Un temps.

Alban – Tu baises ?

Ève – Je ne sais pas…

Alban – Tu ne sais pas comment on fait ?

Ève – Aussi, oui.

Alban – Remarque, moi non plus. Tu es la première femme que je rencontre.

Ève – Pour moi aussi… Tu es le premier…

Alban – Enfin quand je dis la première femme. Je devrais plutôt dire la première personne.

Ève – La première personne ?

Alban – Je ne savais pas que ce serait une femme.

Ève – Bon…

Alban – Alors ?

Ève – J’hésite un peu.

Alban – Tu hésites ?

Ève – Tu te rends compte de ce qu’on s’apprête à déclencher ?

Alban – Non…

Ève – C’est peut-être le début de quelque chose qu’on ne maîtrise pas du tout.

Alban – Le début de…

Ève – Une réaction en chaîne.

Alban – Un truc atomique, tu veux dire ?

Ève – Ça pourrait faire toute une histoire.

Alban – Quelle histoire ?

Ève – Celle de l’humanité ! Notre enfant, ce serait le début d’une interminable lignée.

Alban – Je parlais seulement de tirer un coup.

Ève – Des milliards et des milliards d’humains, qui vont devoir travailler pour gagner leur pain à la sueur de leur front. Parce qu’ici, entre nous, il y a tout juste assez à bouffer pour deux.

Alban – Et encore… Surtout de la salade et des pommes.

Ève – Alors évidemment, il faudra qu’ils se mettent à bosser, tous ces bâtards. À travailler la terre.

Alban – C’est sûr.

Ève – Et après, ils vont se battre entre eux pour la posséder, cette terre.

Alban – Ce n’est pas impossible.

Ève – Toute une lignée de petits salopards qui vont se massacrer joyeusement pendant les siècles des siècles.

Alban – Oui…

Ève – Et bien entendu, qui vont se mettre à forniquer, eux-aussi. À se multiplier. À proliférer, encore et encore.

Alban – C’est clair.

Ève – Et qui vont finir par détruire ce petit coin de paradis avec leurs déjections, leurs pets, leurs rots, et leurs gaz à effet de serre.

Alban – Vu comme ça, évidemment… Ce n’est pas très bandant.

Ève – Ben non.

Alban – Et tu es sûre que…

Ève – Ben oui.

Alban – Bon…

Ève – On va engendrer des générations et des générations d’enfants qui auront des problèmes d’?dipe avec leurs parents ! Et qui toutes les nuits, ne rêveront que d’une chose, c’est de les tuer. Avant pour certains de passer à l’acte.

Alban – Ah oui… Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Je crois que je vais réfléchir encore un peu.

Alban – Bon, ben… Tiens-moi au courant… (Il s’apprête à repartir) Sinon… je peux faire attention.

Ève – Attention… Ils disent tous ça…

Alban – Tous ?

Ève – Tu ne crois pas que tu es vraiment le premier, quand même ?

Alban – Non, bien sûr, mais… En même temps, on n’est que deux.

Ève – Ah oui ?

Alban – Ben oui… Alban et Ève…

Ève – Je vois… Donc, c’était toi ?

Alban – Moi ?

Ève – La dernière fois. C’était déjà toi…

Alban – Oui, il faut croire.

Ève – Ça ne m’a pas laissé un grand souvenir.

Alban – Dans un sens, tant mieux…

Ève – Tu trouves ?

Alban – Non, je veux dire, que ça ne t’ait pas laissé un mauvais souvenir… Par rapport à ce que tu disais tout à l’heure… Notre premier enfant, tout ça… Et les milliards de rejetons qui s’ensuivraient.

Ève – C’est vrai que ça fout les jetons.

Alban – Oui.

Ève – Tu veux une pomme, en attendant ?

Noir

  1. Tête-à-tête

 

Le jardin peut avoir rapetissé. Ève est assise. Alban tourne un peu en rond.

Alban – Il n’est pas très grand, ce jardin, non ?

Ève – Il est bien assez grand pour nous deux.

Alban – Il n’était pas un peu plus grand, avant ?

Ève – Avant ?

Alban – Ou alors, c’est nous qui avons grandi.

Ève – Je ne sais pas.

Alban – Parfois, j’aimerais bien avoir un peu plus de place.

Ève – Pour quoi faire ?

Alban – Pour pouvoir étendre les jambes, déjà.

Ève – D’accord…

Alban – Et puis je ne sais pas moi… Qu’il reste quelque chose à explorer. Qu’il y ait encore des choses à découvrir…

Ève – Tu peux toujours découvrir… les détails.

Alban – Les détails ?

Ève – Les petites choses.

Alban – Mouais.

Ève – Ce qu’on ne voit pas tout de suite à l’?il nu.

Alban – Qu’est-ce qu’on ne voit pas à l’?il nu ?

Ève – Tiens, un trèfle à quatre feuilles, par exemple.

Alban – Ça existe, un trèfle à quatre feuilles ?

Ève – Je ne sais pas. Sûrement.

Alban – Parfois je me demande si la vie vaut la peine d’être vécue.

Ève – Tu pourrais chercher un trèfle à quatre feuilles.

Alban – Mais pour quoi faire, bordel ?

Ève – Pour me l’offrir, par exemple.

Alban – Mouais.

Ève – Ça nous porterait chance.

Alban – Tu crois ?

Ève – En tout cas, ça t’occuperait.

Alban – Je ne sais pas.

Silence.

Ève – En même temps, je me demande si ce n’est pas toi qui as raison…

Alban – Sur quoi ?

Ève – Ben… On s’emmerde, non ?

Alban – Oui, c’est bien ce que je disais.

Ève – C’est vrai que ce jardin, on le connaît par c?ur…

Alban – C’est sûrement pour ça qu’il nous paraît de plus en plus petit.

Ève – Si encore on pouvait partir en vacances, de temps en temps.

Alban – En vacances ? Où ça ?

Ève – Ailleurs…

Alban – Mais ailleurs, c’est…

Ève – Oui… On est entourés d’eau et on ne sait pas nager.

Un temps.

Alban – On n’était pas plus nombreux que ça, avant ?

Ève – Avant quoi ?

Alban – Je ne sais pas.

Ève – Plus nombreux ? Tu veux dire trois ?

Alban – Trois, quatre… Plusieurs, quoi.

Ève – Plusieurs toi, et plusieurs moi ? Je ne sais pas.

Alban – J’ai l’impression qu’il y avait plus de monde.

Ève – Où ça ?

Alban – Autour de nous !

Ève – Oui, peut-être.

Alban – Mais alors où ils sont passés ?

Ève – Plus de monde, tu es sûr ?

Alban – Je me demandais juste si…

Ève – Quoi ?

Alban – Est-ce qu’on est les premiers… ou les derniers ?

Ève – En tout cas, pour l’instant, on n’est que deux…

Un temps.

Alban – J’ai même l’impression qu’au début, j’étais tout seul.

Ève – Au début…

Alban – Je crois que toi, tu n’es arrivée qu’après.

Ève – Ah ouais ?

Alban – Ouais.

Ève – Donc, le premier, c’était toi.

Alban – Ouais.

Ève – Alors tu seras peut-être aussi le premier à partir.

Alban – Où ?

Ève – Je ne sais pas. Où j’étais avant d’arriver ici ?

Alban – Ça…

Ève – De l’autre côté de la mer, peut-être.

Alban – Ou au fond.

Ève – Je ne sais pas si c’est profond.

Alban – Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas marcher sur l’eau.

Ève – Quand on a essayé, on a failli se noyer.

Un temps.

Alban – C’est curieux, tout de même.

Ève – Quoi ?

Alban – Je n’ai jamais connu quelqu’un d’autre que toi ?

Ève – Connu, tu veux dire…

Alban – Connu, quoi !

Ève – Tu voudrais connaître quelqu’un d’autre que moi ?

Alban – Non, pas spécialement, mais… Savoir que c’est possible. Toi, tu n’aimerais pas connaître quelqu’un d’autre ?

Ève – Je n’y ai jamais réfléchi. Oui, peut-être.

Alban – Savoir qu’on a le choix.

Ève – Ne pas se limiter au premier choix… Préférer le deuxième choix, alors ?

Alban – Là, on ne s’est pas choisis. Puisqu’on n’est que deux.

Ève – Oui, évidemment.

Alban – Comment savoir si on est vraiment faits l’un pour l’autre…

Ève – On n’est que deux, on est forcément faits l’un pour l’autre.

Alban – Oui, c’est sûr…

Un temps.

Ève – À plusieurs, dans ce petit jardin…?

Alban – C’est vrai qu’on aurait du mal à tenir à trois.

Ève – On est déjà tellement à l’étroit.

Alban – À trois… Je crois que je commence à délirer.

Ève – Allez, va me chercher un trèfle à quatre feuilles, plutôt…

Noir

  1. Viande

Alban et Ève sont toujours là.

Alban – C’est dingue. Tout pousse dans ce jardin.

Ève – On n’a même pas besoin de semer des graines.

Alban – Ni d’arroser.

Ève – Et la récolte est miraculeuse.

Ève – On n’a qu’à tendre le bras pour cueillir les fruits.

Alban – Et se baisser pour ramasser les légumes.

Ève – Et tout est absolument bio.

Alban – Oui… Ça veut dire quoi, au fait ?

Ève – Quoi ?

Alban – Bio.

Ève – Aucune idée.

Alban – Qu’est-ce que ça pourrait être, des fruits et des légumes qui ne soient pas bio ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – En tout, c’est bio, et c’est bion.

Ève – Tu veux dire c’est beau et c’est bon…

Alban – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Un temps.

Ève – Parfois, j’en ai un peu marre de bouffer des légumes, pas toi ?

Alban – Si. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bouffer d’autre ?

Ève – Qu’est-ce qui se mange, ici, à part les primeurs ?

Alban – On ne va pas bouffer de la terre…

Ève – On ne va pas bouffer de l’air.

Alban – On ne va pas boire l’eau de mer.

Ève – Et on ne va pas se bouffer entre nous.

Alban – Ben non…

Un temps.

Ève – On pourrait bouffer les animaux.

Alban – Les animaux ?

Ève – Non, mais je déconne.

Silence.

Alban – Remarque, c’est peut-être bon.

Ève – Tu crois ?

Alban – Ce n’est pas très appétissant

Ève – Mais c’est vrai que ça changerait un peu.

Alban – Comment on peut savoir que ce n’est pas bon…

Ève – On n’a jamais essayé.

Alban – Et… on les mangerait vivants ?

Ève – Qu’est-ce que ça veut dire, vivants ?

Alban – Comme les fruits.

Ève – Tu veux dire crus.

Alban – C’est ça. Nature, quoi. En salade.

Ève – Tu crois qu’ils se laisseraient bouffer tout cru ?

Alban – Tu as raison, il vaudrait peut-être mieux les tuer avant.

Ève – Les tuer ?

Silence embarrassé.

Alban – Tu as déjà tué quelqu’un, toi ?

Ève – Tu veux dire, un animal ?

Alban – Ben oui. Pas un homme. Comme on n’est que deux, si tu avais déjà tué quelqu’un, je ne serais plus là pour poser la question.

Ève – Non… Enfin, pas intentionnellement…

Alban – Si on ne le fait pas exprès, c’est moins grave, non ?

Ève – Oui, c’est… un homicide involontaire.

Alban – Si on tuait un animal. Sans le faire exprès. On pourrait le bouffer après. Pour voir quel goût ça a.

Ève – Oui… Si on ne le fait pas exprès…

Un temps.

Alban – Ça commence à me faire peur, cette conversation…

Ève – Moi aussi…

Alban – Et puis les animaux, c’est comme nous, il n’y en a qu’un couple de chaque espèce.

Ève – On en bouffe un chacun et aussitôt, c’est l’extinction de la race.

Alban – Je vais reprendre un peu de salade, plutôt.

Ils mâchouillent chacun une feuille de salade sans appétit.

Ève – Tu veux une pomme, pour ton dessert ?

Alban – Allez…

Ils mangent une pomme.

Ève – Je commence à en avoir un peu marre, des pommes.

Alban – Oui… Moi aussi…

Ève – Tiens, il y avait un asticot dans cette pomme.

Alban – Non ?

Ève – Ben j’en ai bouffé la moitié. Sans le faire exprès…

Alban – Et alors ?

Ève – Ce n’est pas mauvais…

Noir

  1. Secret

Alban et Ève se succèdent devant une urne dans laquelle ils insèrent chacun à leur tour un bulletin.

Ève – Alors, tu as voté pour qui ?

Alban – Je te rappelle que c’est un vote à bulletin secret…

Ève – Ce n’est pas un peu ridicule, non ?

Alban – Ridicule ? Pourquoi ça ?

Ève – On n’est que deux !

Alban – Et alors ?

Ève – Comme chacun de nous sait pour qui il a voté… Forcément, au moment du dépouillement, je saurai quel bulletin tu as choisi.

Alban – Oui, bon…

Ève – Et puis entre nous, ça sert à quoi d’élire un représentant ?

Alban – Pour qu’il nous représente tous les deux !

Ève – Auprès de qui ?

Alban – Auprès de l’autre !

Ève – Et tu as voté pour qui, alors ?

Alban – Pour moi. Et toi ?

Ève – Moi aussi.

Alban – Tu veux dire que tu as voté pour moi aussi ?

Ève – Non, j’ai voté pour moi.

Alban – Bon… dans ce cas, comme c’est à la proportionnelle, chacun de nous se représentera lui-même.

Ève – Ok… Ce n’est pas la peine qu’on dépouille, alors ?

Alban – Ben si, quand même.

Ève – Pourquoi faire ?

Alban – Je ne suis pas obligé de te croire.

Ève – Bon, alors allons-y.

Alban – Attends un peu !

Ève – Quoi encore ?

Alban – Il n’est pas tout à fait vingt heures…

Un temps.

Ève – Et c’est quoi, ton programme, à toi ?

Alban – Je propose qu’on ouvre des chambres d’hôtes.

Ève – Des chambres d’hôtes ? Pour quoi faire ?

Alban – Je ne sais pas. Pour développer le tourisme…

Ève – Mais on n’est que deux.

Alban – C’est vrai…

Ève – On pourrait ajouter une chambre d’ami.

Alban – Mais comme tu dis : on n’est que deux.

Ève – Tu pourrais aller y dormir de temps en temps…

Noir

  1. Repartie

Ève est là, dés?uvrée. Alban arrive, pas très à l’aise.

Alban – Salut… Tu habites dans le coin ?

Ève – On peut dire ça… Et toi ?

Alban – Je passais par là.

Silence.

Ève – Et… tu comptes prendre racine… dans le coin ?

Alban – Ça dépend.

Ève – Ça dépend de quoi ?

Alban – Je ne sais pas… Ici ou ailleurs.

Ève – Tu fais ce que tu veux. On est en république.

Alban – Qu’est-ce qui pourrait me donner envie de rester ? Dans le coin…

Ève (montrant son front) – Il n’y a pas marqué office de tourisme, là, si ?

Alban – Non.

Ève – Bon. Alors ?

Alban – Alors quoi ?

Ève – Tu pars, tu restes, mais il va falloir décider. Parce que là, tu commences à être un peu…

Alban – Ok, je reste… Pour l’instant…

Ève – Bien, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Tu ne vas pas rester planté là à me regarder, si ?

Alban – Ok, ok… Alors… Je ne sais pas, moi… On pourrait discuter…

Ève – Je t’écoute.

Alban – Tu fumes ?

Ève – Pourquoi ? Tu as une préférence pour les non-fumeuses ? C’est un entretien d’embauche ?

Alban – Pas du tout ! Au contraire. Je voulais seulement… savoir si tu avais une cigarette.

Ève – On vient à peine de se rencontrer, et tu veux déjà me taxer une cigarette.

Alban – Absolument pas ! D’ailleurs, je ne fume pas.

Ève – Moi non plus. Ça nous fait déjà ça en commun.

Silence.

Alban – Tu… Tu as un numéro ?

Ève – Un numéro ? Pourquoi ? Tu diriges un cirque ? Tu veux me faire passer une audition ?

Alban – Un cirque ? Ah oui, un… Un numéro de cirque.

Ève – Je me disais bien aussi que tu avais un petit côté nomade.

Alban – Nomade ?

Ève – Les gens du voyage, tu vois.

Alban – Non, mais je ne pensais pas à un numéro de cirque. Je pensais plutôt… à un numéro de téléphone.

Ève – D’accord…

Alban – Alors ?

Ève – J’ai un numéro, mais je n’ai pas de téléphone.

Alban – À quoi ça sert d’avoir un numéro, si tu n’as pas de téléphone.

Ève – Tu es un petit malin, toi… Ou alors tu es vraiment con, j’hésite encore. Je l’ai perdu, mon téléphone. Voilà pourquoi j’ai un numéro, et pas de téléphone. Mais toi, tu n’as qu’à me le laisser, ton numéro…

Alban – Mon numéro ? C’est-à-dire que…

Ève – Ne me dis pas que toi, tu as un téléphone, mais pas de numéro.

Alban – Non, mais…

Ève – D’accord… Tu n’as pas de téléphone, mais tu me demandes quand même mon numéro. Et tu comptais m’appeler comment ? D’une cabine téléphonique ?

Alban – Je ne sais pas… Je… Si, j’ai un téléphone, mais…

Ève – Tu veux un conseil ?

Alban – Non… Enfin si, oui…

Ève – Tu devrais te méfier. L’impro, ce n’est pas ton truc…

Alban – D’accord. Je…

Ève – Prépare un peu ton texte, la prochaine fois.

Alban – C’est ça…

Ève – Un canevas, au moins… Et puis tu brodes autour. Mais là, franchement. Tu ne peux pas te lancer comme ça, sans filet. Tu n’as pas le niveau…

Alban – D’accord… Un… Un canevas… Je vais y penser…

Ève – Et pourquoi tu voulais me téléphoner, au fait ?

Alban – Te téléphoner…? Je ne sais pas… Je…

Ève – Non, parce que comme on est tous les deux là, si tu as quelque chose à me dire… ce n’est pas être pas la peine de me téléphoner.

Alban – Non, bien sûr, mais…

Ève – Tu veux un autre conseil ?

Alban – Je ne sais pas… Oui…

Ève – Avec ou sans téléphone, essaie de conclure avant d’avoir bouffé tout ton crédit.

Alban – Mon crédit…?

Ève – Ça fait cinq minutes qu’on discute, et tu n’as encore rien dit. Non mais franchement, tu fais pitié, là !

Alban – D’accord…

Ève – Tu sais quoi ? (Elle sort un crayon et griffonne quelque chose sur un papier qu’elle lui tend) Le voilà mon numéro. Quand j’aurai retrouvé mon téléphone, et que tu auras trouvé une cabine, tu m’appelles, et on en parle, ok ?

Elle s’en va. Il la regarde partir, puis jette un coup d’?il au papier. Il semble hésiter, puis s’adresse à quelqu’un dans la salle.

Alban – Vous habitez dans le coin ? Vous ne savez pas où il y a une cabine téléphonique ? Je peux vous emprunter votre téléphone, deux minutes ? (Il prend le téléphone qu’on voudra bien lui donner et fait mine de composer le numéro qui est inscrit sur le papier.) Merci… (Ça sonne dans sa propre poche, et après un instant de surprise, il sort un autre téléphone et répond.) Allô ? Allô ? (Il reste un instant ahuri.) Je crois que je suis en train de me parler à moi-même… (Il rend son téléphone à la spectatrice, et s’adresse à elle.) C’est bien son numéro… Mais c’est moi qui ai son téléphone… (Un temps.) Je n’ai pas pensé à lui dire que je venais d’en trouver un, de téléphone… et que c’était peut-être celui qu’elle avait perdu… Et elle est déjà repartie… (Il reste un instant perplexe.) Je crois qu’elle a raison, je manque un peu de repartie… Repartie… ou répartie…?
Noir.

  1. Alibi

Dans un coin, un seau à champagne, une bouteille et deux flûtes. Ève attend et montre des signes d’impatience. La sonnette retentit.

Alban (off) – Ève ? C’est moi… Tu es là ? (Alban arrive depuis l’extérieur, une mallette à la main, et veut déposer sur les lèvres de sa femme un baiser auquel elle se dérobe) Excuse-moi… Une urgence avec un client…

Ève – Un client ou une cliente ?

Il préfère ne pas relever.

Alban – Ça ne va pas ?

Ève – Si, si… Ça va… C’est notre anniversaire de mariage, et mon mari a oublié, mais à part ça, ça va…

Alban se retourne et aperçoit la bouteille de champagne.

Alban – Et merde…

Ève – Merci… Au moins, tu ne fais pas semblant.

Alban – Excuse-moi, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

Ève – L’année dernière aussi, tu es arrivé à dix heures du soir. Mais au moins tu avais un bouquet de fleurs…

Alban – Je suis passé devant le fleuriste, c’était déjà fermé.

Ève – Tu as oublié notre anniversaire de mariage…

Alban – Mais non, je n’ai pas oublié ! J’y ai pensé toute la journée… Disons que… là tout de suite, ça m’était sorti de la tête.

Ève – Bien sûr…

Il pose sa mallette et ôte sa veste.

Alban – J’ai eu une journée de merde, je te dis… Un client qui a décalé un rendez-vous à la dernière minute. Cet Américain dont je t’ai parlé, tu sais ?

Ève – Un jour comme celui-là… Tu aurais très bien pu te faire remplacer.

Alban – J’étais le seul au bureau ! Et puis c’est un dossier important…

Ève – Tu pouvais m’appeler…

Alban – J’ai perdu mon portable.. En tout cas, je ne sais pas ce que j’en ai fait…

Ève – Comme d’habitude, tu as réponse à tout…

Alban – Je te dis la vérité, rien d’autre.

Ève – Écoute, Alban, ça fait dix ans qu’on est mariés, et on vit dans un appartement témoin…

Alban – C’est provisoire…

Ève – Oui… C’est ça le problème… Ça fait dix ans que toi et moi, on vit dans le provisoire.

Alban – Il est très bien, cet appartement. Et on n’est pas dérangé par les voisins…

Ève – C’est sûr, il n’y en a pas… On habite tout seuls au dernier étage d’une tour qui n’est même pas vraiment finie.

Alban – Au moins, l’ascenseur marche…

Ève – Le matin, avant de partir au boulot, on doit planquer toutes nos affaires personnelles. On ne peut rien laisser traîner pour ne pas déranger les visiteurs qui défilent toute la journée.

Alban – La journée, on travaille tous les deux…

Ève – Même la photo de ma mère, je dois la ranger dans un tiroir ! Des fois que ça fasse fuir les investisseurs…

Alban – Mais on n’a pas de loyer à payer…

Ève – Pour moi, c’est encore trop cher, Alban.

Alban – On a une terrasse ! (Se tournant vers la salle) Et regarde ! Quelle vue ! (Constatant qu’elle ne se déride pas) En tout cas, ça sent bon… Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Ève – Tu arrives trop tard, Alban. Le champagne est chaud, et la dinde a refroidi.

Alban – Allez… Je suis là, maintenant ! (Il prend sa mallette.) Je vais poser ça à côté… et on va passer une bonne soirée, d’accord ?

Il sort. Elle prend la bouteille dans le seau, et la laisse retomber. Puis elle regarde côté salle, comme si son attention était attirée par quelque chose. Elle sort des jumelles de théâtre pour mieux voir. Le portable d’Alban, dans la poche de la veste, se met à sonner. Elle pose les jumelles, hésite, puis sort le portable et prend l’appel.

Ève – Allô…? Oui… Non, c’est sa femme. D’accord. Ah oui ? Non, non… Très bien, je lui dirai… (Elle met fin à la conversation mais, intriguée, explore la messagerie du portable.) Le salaud…

Alban revient.

Alban – Dix ans, déjà… Tu te rends compte ? J’ai l’impression que c’était hier…

Ève – Je croyais que tu avais perdu ton portable…

Alban – Oui, je… Je croyais aussi…

Ève – Tu me prends vraiment pour une conne…

Alban – Pourquoi tu dis ça ?

Ève – Il vient de sonner, ton portable. Il était dans la poche de ta veste…

Alban – Non ?

Ève – J’ai répondu. C’était ta secrétaire…

Alban – Ah oui… Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Ève – Elle cherche à te joindre depuis ce matin. C’est curieux, elle a passé tout l’après-midi au bureau, et elle ne t’a pas vu…

Alban – Je n’ai pas dit que j’avais vu mon Américain au bureau. Il m’a demandé de le rejoindre à…

Ève – Ne te fatigue pas. Si ta secrétaire voulait te joindre, c’était pour te prévenir que ton rendez-vous avec ton Américain était annulé. Il a eu un AVC hier soir…

Alban – Tu ne m’as pas laissé finir… Il m’a demandé de le rejoindre cet après-midi à l’hôpital.

Ève – C’est curieux, parce que d’après ta secrétaire, il est mort ce matin.

Alban – D’accord… Alors écoute, je vais t’expliquer…

Ève – Tu as une maîtresse… Et tu as attendu notre anniversaire de mariage pour me l’annoncer.

Alban – Mais pas du tout, je…

Ève – Et moi qui allais te dire que je suis enceinte !

Alban – Quoi ? Tu attends un enfant ? De moi ? Mais c’est fantastique !

Ève – Je te quitte, Alban !

Alban – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, je t’assure…

Ève – Ah oui ? Et ces SMS que j’ai vus sur ton téléphone ?

Alban – Les SMS…

Ève – Oui, les SMS. Ceux que tu n’as pas eu le temps d’effacer… J’ai envie de toi, rejoins-moi où tu sais. C’est assez explicite, non ?

Il semble déstabilisé, mais se reprend.

Alban – C’est un code.

Ève – Pardon ?

Alban – C’est vrai, je te mens depuis des années, Ève. Je l’avoue.

Ève – Enfin…

Alban – Je mène une double vie, en effet. Mais je ne t’ai jamais trompée… avec une femme.

Ève – Tu ne vas pas me dire en plus, après toutes ces années, que tu es homosexuel ?

Alban – Non, rassure-toi. Encore une fois, ce n’est pas du tout ce que tu crois. En fait, je suis…

Ève – Oui ?

Alban – Ce n’est pas facile à dire…

Ève – Oui, j’imagine… Mais je peux t’aider, si tu veux. Je suis un connard ?

Alban – Je suis agent secret.

Ève – Agent secret ?

Alban – Enfin secret… jusqu’à aujourd’hui.

Ève – Tu as bu, c’est ça ?

Alban – Pas du tout.

Ève – Un agent secret ? Un espion, quoi ? C’est tout ce que tu as trouvé ?

Alban – Je n’avais pas le droit de te le dire, évidemment. Je n’avais le droit de le dire à personne. Mais bon… Maintenant, c’est notre couple qui est en jeu.

Ève – Très bien… Et tu travailles pour qui ? La CIA ? Ton Américain, c’était ton chef, et le KGB l’a éliminé en faisant passer son assassinat pour un AVC, je me trompe ?

Alban – Je travaille… pour le MOSSAD.

Ève – Le MOSSAD ?

Alban – Oui… Les services secrets israéliens, si tu préfères…

Ève – Tu n’es même pas juif !

Alban – Si un peu, quand même…

Ève – Si tu étais juif, depuis le temps, je le saurais, non ? Je suis ta femme !

Alban – Il ne faut pas se fier aux apparences, Ève… C’est un peu plus compliqué que ça. C’est ma grand-mère maternelle qui…

Ève – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ? Mais c’est pathétique. Il faut te faire aider, Alban, je t’assure. Tu es un grand malade.

Alban – C’est vrai, Ève. Il faut que tu me crois.

Ève – Tu es un mythomane, Alban. Ça fait des années que tu me mens. Pour tout et n’importe quoi. Mais surtout pour couvrir tes liaisons. Et aujourd’hui tu m’annonces que tu es un espion israélien alors que tu n’es même pas circoncis ! Comment veux-tu que je te crois ?

Alban – Cette fois, je ne te mens pas, je te le jure.

Ève – Cette fois ? Tu me déçois, Alban. Tu me déçois beaucoup. Je ne pensais pas que tu me prenais à ce point pour une conne.

Alban – Tu sais, lors de notre voyage de noces à Eilat, sur la Mer Rouge, quand j’ai passé une heure au poste de police à la douane.

Ève – Parce que tu n’avais pas reconnu ta valise, qu’elle tournait depuis une heure toute seule sur le tapis roulant de l’aéroport, et que les démineurs sont venus pour la faire exploser ?

Alban – C’est ce jour-là où ils m’ont proposé de travailler pour eux.

Ève – Eux ? Qui eux ?

Alban – Le MOSSAD !

Ève montre le téléphone.

Ève – « J’ai envie de toi, on se retrouve où tu sais »… C’est un message de ton ami imaginaire du MOSSAD ?

Alban – C’est un code, je te dis. Pour un rendez-vous.

Ève – Un rendez-vous, oui, ça j’avais compris.

Alban – C’est pour ne pas attirer l’attention. Au cas où nos messages seraient interceptés. « J’ai envie de toi », ça veux dire j’ai besoin de te voir. « Où tu sais », ben ça veut dire…

Ève – Où tu sais.

Alban – Voilà.

Ève – Cette fois, ça ne va pas suffire, Alban.

Alban – Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Ève – Des preuves, par exemple.

Alban – Désolé, je n’en ai pas.

Ève – Bien sûr.

Alban – Ce n’est pas un CDD ! Tout ça se fait sans laisser de trace, tu penses bien.

Ève – Mais tu ne travailles gratuitement, j’imagine. Un espion, ça doit bien gagner sa vie. Et tu me laisserais vivre dans un appartement témoin ?

Alban – L’argent est versé sur un compte numéroté, dont j’aurai la clef seulement quand je cesserai mes activités.

Ève semble tout à fait désemparée.

Ève – Et tu voudrais que j’avale ça ?

Alban – Oui, je t’en prie, Ève… Pour nous… Pour notre enfant… Une dernière fois. Je te supplie de me croire… Parce que c’est la vérité !

Elle hésite.

Ève – Je ne sais plus quoi te dire, Alban. Je suis fatiguée. Je vais me coucher…

Alban – Tu as raison. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de temps pour digérer cette nouvelle. En attendant, tu n’en parles à personne, d’accord ? Même à ta mère. Il faut absolument que ça reste un secret entre nous, sinon…

Elle lui fait un doigt d’honneur, et sort. Il tombe sur les jumelles de théâtre qu’elle a oubliées sur la table. Il semble surpris. Il prend les jumelles et se met à scruter quelque chose côté salle. D’abord par simple curiosité. Puis avec une attention soutenue.

Noir

 

 

  1. Farniente

 

Alban et Ève.

Alban – Ça fait du bien d’être en vacances…

Ève – Enfin !

Alban – Ne penser à rien.

Ève – Ne rien faire.

Alban – Ne voir personne.

Ève – Le pied intégral.

Un temps.

Alban – C’est le bout du monde, ici.

Ève – C’est ce qu’on voulait, non ? Être tranquille.

Alban – Ça pour être tranquille, on est tranquille.

Alban – Pas d’ordinateur…

Ève – Pas de téléphone.

Alban – De toute façon, il n’y a pas de réseau.

Un temps.

Ève – Tu crois qu’on va tenir trois semaines ?

Alban – Les trois premiers jours seront peut-être un peu difficiles. Comme quand on arrête de fumer. Après, ça ira.

Ève – Il faut avouer que c’est magnifique.

Alban – Oui. C’est vraiment le paradis.

Ève – L’endroit idéal pour se reposer et tout oublier.

Alban – On se demande comment on fait pour vivre en ville toute l’année.

Ève – C’est vrai qu’un peu de verdure…

Alban – Au moins, on respire.

Ève – Et puis ce silence…

Silence.

Alban – Limite, ça ferait mal aux oreilles.

Ève – Quand on n’est plus habitués…

Alban – Et quel dépaysement.

Ève – C’est sûr.

Un temps.

Alban – On n’est pas déjà venus, ici ?

Ève – Ici ? On s’en souviendrait…

Alban – En même temps, la campagne… C’est partout pareil, non ?

Ève – Oui.

Un temps.

Alban – C’est vraiment isolé, quand même.

Ève – Ça, on ne va pas être dérangés par les voisins.

Alban – C’est limite inquiétant. Si on avait un problème.

Ève – Quel problème on pourrait bien avoir ? On est en vacances.

Alban – Je ne sais pas, moi… Un accident domestique…

Ève – Tu feras attention en lavant la salade.

Alban – Une hémorragie cérébrale… Un infarctus… Le temps que le SAMU arrive…

Ève – Tu as raison, on aurait dû apporter un défibrillateur.

Alban – Tu crois ?

Ève – On mène une vie de dingue toute l’année. Ce serait un comble qu’on ait un infarctus maintenant. On ne peut pas être plus au calme qu’ici !

Alban – Justement, le c?ur n’est plus habitué. Tout cet oxygène, d’un seul coup. J’ai l’impression d’avoir fumé un pétard.

Ève – Tout de même, ça fait du bien d’avoir un peu d’espace pour respirer. De ne plus être entassés au bureau comme des poulets dans un élevage en batterie.

Alban – Ou serrés comme des sardines dans le métro.

Ève – Même pas une vache à l’horizon.

Alban regarde par terre.

Alban – Nos seuls voisins immédiats, c’est les fourmis.

Ève jette un regard aussi vers le sol.

Ève – Et elles, elles ont l’air de bosser.

Alban – Oui, elles en mettent un coup.

Ève – Regarde, celle-là transporte le cadavre d’une libellule trois plus grosse qu’elle.

Alban – Peut-être une libellule en vacances ici qui est morte d’ennui.

Ève – Ou qui a succombé à un AVC avant que les secours ne puissent intervenir.

Alban – En tout cas, elles n’arrêtent pas.

Ève – C’est à se demander si elles n’en font pas un peu trop.

Alban – Les fourmis, ça ne prend jamais de vacances.

Ève – C’est clair. Les congés payés, c’est le propre de l’homme.

Alban – Remarque, ça dépend, il y a aussi des animaux très branleurs.

Ève – Ah oui ?

Alban – Je dirais que le mammifère en général est très branleur.

Ève – Le paresseux, c’est un mammifère ?

Alban – En tout cas, l’homme est un mammifère.

Ève – Ah oui…?

Alban – Tu ne ponds pas des ?ufs, si ?

Ève – Ce sont les insectes, surtout, qui ne pensent qu’à bosser.

Alban – Les insectes sociaux, comme on dit… Les fourmis, les abeilles, les termites…

Ève – Ouais… Elles bossent du soir au matin, 365 jours par an. Elles n’en ont rien à foutre qu’on soit en vacances ou pas.

Alban – En fait, elles n’en ont rien à foutre qu’on existe en général.

Ève – Elles vivent à côté de nous. Elles nous ignorent.

Alban – Je dirais même qu’elles nous méprisent. On ne les dérange pas quoi.

Ève – L’homme a réussi à exterminer presque tous les mammifères sauvages. Les autres, il en a fait des esclaves domestiques ou de la viande rouge. Mais les insectes, eux, ils sont toujours là, ils continuent leurs petites affaires. Ils font comme si on n’était pas là, en fait.

Alban – Sans parler des oiseaux.

Ève – Quoi, les oiseaux ?

Alban – Tu les entends chanter ? On dirait qu’ils nous narguent.

Ève – Si seulement on arrivait à comprendre ce qu’ils disent…

Alban – Je crois que j’ai une petite idée.

Ève – Quoi ?

Alban – Ils doivent dire quelque chose comme : On est des dinosaures, et on est toujours là.

Ève – C’est vous qui êtes en voie d’extinction, et nous on vous emmerde…

Alban – Tu crois que les dinosaures reprendront leur taille normale quand les hommes auront disparu.

Ève – Peut-être. Ils se font discrets, parce qu’on est là.

Alban – Ils attendent que le vent tourne, pour redevenir des monstres.

Ève – Heureusement, on ne sera plus là pour voir ça…

Un temps.

Alban – Je suis à peu près sûr qu’on est déjà venus là en vacances.

Ève – Quand ça ?

Alban – Ce n’était pas l’année dernière ?

Ève – Ah, oui, peut-être… Mais il y avait plus de monde, non ?

Alban – Et il y avait moins de fourmis…

Noir.

  1. Zéro

 

Alban lit un journal. Ève somnole.

Alban – Tu as vu ? Les Chinois ont renoncé à la politique de l’enfant unique.

Ève – Et c’est reparti… Comme si on n’était pas déjà assez nombreux comme ça.

Alban – Et tout ça, ça pollue, ça pollue.

Ève – Avec leurs centrales au charbon, en plus.

Alban – Le nucléaire, c’est dangereux, mais au moins c’est propre.

Un temps.

Ève – Tu te rends compte ? Si en Chine, au lieu de la politique de l’enfant unique, on adoptait la politique de l’enfant zéro, il n’y aurait plus de Chinois en l’espace d’une génération.

Alban – Il faudrait quand même attendre que tous les vieux Chinois soient morts.

Ève – Disons en l’espace d’une centaine d’années, alors.

Alban – Encore qu’il y a beaucoup de centenaires en Chine.

Ève – Même les centenaires finissent par mourir un jour.

Alban – Ce n’est au Japon, plutôt, qu’il y a beaucoup de centenaires ?

Ève – Oui, peut-être.

Alban – C’est sûr que s’il y avait moins de Chinois, il aurait moins de pollution.

Ève – Enfin, il resterait plus d’un milliard d’Indiens.

Alban – Il faudrait faire pareil en Inde.

Ève – Et en Afrique.

Alban – Et aux États-Unis.

Ève – En fait, il faudrait faire ça partout dans le monde.

Alban – S’il n’y avait plus d’hommes du tout, le problème de la pollution serait définitivement réglé. Et on respirerait mieux.

Ève – Pas d’enfant, comme nous, c’est la seule solution.

Alban – C’est ce que disaient déjà les Cathares.

Ève – Les Cathares, c’étaient des écolos ?

Alban – En tout cas, les Cathares étaient pour l’interdiction de se reproduire.

Ève – Ils avaient bien raison.

Alban – En fait, on est un peu des Cathares.

Ève – Oui… Ce n’est pas nos enfants qui pèseront sur le bilan carbone.

Alban – Le jour où on aura inventé des enfants économes en énergie…

Ève – Des enfants basse consommation.

Alban – Et entièrement recyclables.

Ève – Ce n’est pas demain la veille.

Alban – Je te ressers un peu de vin ? C’est du bio.

Ève – Si c’est du bio, alors…

Noir

 

  1. Atmosphère

 

Alban et Ève, en leur jardin.

Alban – On respire un peu mieux, aujourd’hui, non ?

Ève – Oui. J’ai presqu’envie de sortir sans masque à gaz.

Alban – Je ne sais pas si c’est très raisonnable, tout de même.

Ève – Qu’est-ce qu’ils disent à la radio ?

Alban – Léger rafraîchissement, de 48 à 52 dans la partie nord, vent d’est modéré aux particules fines, risque de pluies acides en fin de journée.

Ève – Je vais prendre un parapluie…

Alban – Ne reste pas trop longtemps dehors tout de même.

Ève – Tu te souviens de l’époque où on pouvait passer des journées allongés sur une pelouse, dans un parc ? Sans combinaison climatisée.

Alban – Je n’arrive pas à comprendre comment on en est arrivé là.

Ève – Je crois que ça s’est vraiment accéléré après l’élection de ce dingue, aux États-Unis.

Alban – Mais ça avait commencé bien avant.

Ève – La question, c’est : où est-ce que ça va finir…

Alban – Il faudrait faire quelque chose, mais quoi ?

Ève – On pourrait arrêter de respirer…

Alban – C’est vrai que ça résoudrait tous nos problèmes…

Ève – Je vais quand même prendre mon masque à gaz.

Alban – Tu as raison. Allez, bonne journée.

Ève – Bonne journée à toi aussi.

Ève s’en va.

Alban – On ne devrait pas plaisanter avec ça…

Noir

  1. Vieux

 

Alban et Ève.

Alban – Qu’est-ce qui nous arrive ?

Ève – Rien. Il ne nous est rien arrivé.

Alban – Qu’est-ce qui se passe, alors ?

Ève – Rien. C’est le temps qui a passé.

Alban – On est vieux ?

Ève – C’est ça.

Alban – Comment c’est arrivé ?

Ève – C’est venu progressivement.

Alban – Et c’est maintenant qu’on s’en rend compte.

Ève – C’est la première fois que ça nous arrive.

Alban – Quoi ?

Ève – Être vieux.

Alban – La prochaine fois, on fera plus attention.

Ève – Oui.

Alban – Tu crois que ça va passer ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – On n’a qu’à attendre.

Ève – Ça finira bien par passer.

Alban – Je n’ai plus de cheveux sur la tête.

Ève – L’année dernière, il n’y avait plus de feuilles sur les arbres et regarde !

Alban – Elles sont en train de repousser.

Ève – Nos cheveux aussi, ils finiront bien par repousser.

Noir

  1. Permanence

 

Alban et Ève.

Alban – On est encore là.

Ève – Où est-ce qu’on pourrait bien être ?

Alban – On pourrait ne plus être là.

Ève – Où est-ce qu’on serait ?

Alban – On ne serait pas.

Ève – Ou on serait quelqu’un d’autre.

Alban – Je serais toi, et tu serais moi ?

Ève – Mais on serait toujours là.

Alban – On est bien là.

Ève – On est au paradis.

Alban – On est en enfer.

Ève – On est sur la Terre.

Alban – Pour l’éternité.

Noir

  1. Terminus

 

Alban et Ève.

Alban – Cette fois, ça y est.

Ève – On est les derniers.

Alban – C’est le dernier soir de la dernière journée.

Ève – Il nous reste combien de temps ?

Alban – Encore une heure d’électricité.

Ève – Après la clim s’arrêtera.

Alban – On va mourir de chaud.

Ève – On meurt déjà de chaleur, non ?

Alban – Mais là, on va vraiment mourir…

Ève – J’ai soif. Il reste à boire ?

Alban – Il reste une pomme.

Elle prend la pomme et lui tend.

Ève – On partage ?

Alban – Je me laisse tenter…

Elle coupe la pomme en deux, et ils mangent chacun leur moitié en silence.

Ève – Notre dernier repas. En tête-à-tête.

Alban – La dernière pomme, du dernier pommier. Avant que le jardin ne soit englouti par les flammes de l’enfer.

Ève – On gardera le goût en bouche pendant quelques minutes. Puis un instant encore le souvenir de cette dernière pomme, partagée entre toi et moi.

Alban – Avant que l’idée même de la pomme et de la tentation ne disparaisse avec nous.

Ève – Et après ?

Alban – Après ?

Ève – Il n’y aura pas d’après…

Alban – Il y aura un après, ailleurs peut-être, mais sans nous.

Ève – C’est comme de mourir, alors. On n’est pas les premiers.

Alban – Non. On est les derniers.

Ève – Les derniers à vivre.

Alban – Les derniers à mourir.

Ève – Et c’est l’humanité qui meurt avec nous.

Alban – Et après ?

Ève – Il n’y aura plus d’avant.

Alban – Plus de souvenir.

Ève – Plus de témoin.

Alban – Plus de passé et plus d’avenir.

Ève – Juste le présent.

Alban – Le monde nous survivra, sans y penser.

Ève – Les planètes continueront de tourner.

Alban – Ce n’est pas la fin du monde.

Ève – C’est la fin d’une histoire. Notre histoire.

Alban – Une histoire qui a mal tourné. Qui a bien commencé et qui a mal fini.

Ève – Quand une histoire finit bien, c’est qu’une autre commence.

Alban – Notre histoire sera la dernière.

Ève – Il n’y a plus rien à raconter.

Alban – Et personne à qui le raconter.

Ève – Qui sera le dernier ?

Alban – Le dernier ?

Ève – Le dernier à rester. Le dernier à partir. Toi ? Moi ?

Alban – Il faut bien un dernier. L’autre suivra.

Ève – On a été heureux. On a été malheureux.

Alban – Il nous reste un passé décomposé.

Ève – Il nous reste une heure.

Alban – Si la clim tient jusque là.

Ève – Et après ?

Alban – Après…

Ève – Après nous le déluge.

Alban – Et aucune arche pour nous sauver des eaux et repeupler le monde. Après.

Ève – S’il y a un après.

Alban – On pourrait laisser un mot.

Ève – Le mot fin.

Alban – Une lettre.

Ève – La lettre Z.

Alban – Un testament.

Ève – Nous sommes les derniers, qui n’ont pas d’héritiers.

Alban – Avec nous s’éteint la lignée des hommes. Et des femmes.

Ève – Nous n’avons rien à léguer, pas même pas la vie.

Ève – Pas même un monde où être mort.

Alban – Le testament de l’humanité, alors. À une autre humanité à venir.

Ève – Qu’est-ce qu’on pourrait leur dire ? Qu’on n’a pas su rester vivants ?

Alban – Il nous reste un quart d’heure. Moins peut-être.

Ève – Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?

Alban – Parler est inutile.

Ève – Penser ne sert à rien.

Alban – Il fait si chaud.

Ève – Qu’est-ce qu’on peut faire encore ?

Alban – L’amour ? Une dernière fois…

Ève – Il fait si chaud. Je ne sais même plus ton nom.

Alban – Alban. Et toi ?

Ève – Ève…

Alban – Il a fallu que ça tombe sur nous…

Ève – Oui.

Alban – Alors ?

Ève – Je ne sais pas. Je ne sais plus. Pourquoi ?

Alban – On aurait pu s’aimer. Se marier. Faire un enfant.

Ève – On peut encore faire un enfant.

Alban – Oui.

Ève – Mais ça n’aurait pas de sens.

Alban – Je ne parlais pas de faire un enfant. Seulement de…

Ève – Désolée… C’est un principe. Jamais le dernier soir.

Alban – Les principes, c’est tout ce qui nous reste d’humain.

Ève – Pour ne pas redevenir des animaux.

Alban – Avant de cesser tout à fait d’être des hommes.

Ève – Et commencer d’être des choses.

Alban et Ève se préparent à sortir.

Alban – Après toi.

Ève – Merci.

Alban – Nous allons quitter cette île pour nous enfoncer dans les profondeurs de la mer.

Ève – Ou c’est la mer qui nous submergera.

Alban – Avant de remonter lentement par palier à la surface.

Ève – Quand une éternité sera passée.

Alban – Par palier, nous quitterons le royaume des ténèbres.

Ève – Et nous resurgirons encore une fois des abysses pour remonter vers la lumière.

Alban – En ayant tout oublié.

Ève – Un monde disparaît.

Alban – Un autre renaîtra.

Ève – Sera-t-il meilleur que celui-ci ?

Alban – Où que nous soyons, je serai là pour toi.

Ève – Qui que nous soyons, nous serons au moins deux.

Alban – Pour commencer…

Noir.

 

  1. Trois

 

Alban fait les cent pas devant Ève, assise, avant de se décider à parler.

Alban – Tu sais quelque chose ?

Ève – Non.

Il marche à nouveau en long et en large, avant de s’arrêter encore une fois devant elle.

Alban – Si tu savais quelque chose, tu me le dirais.

Ève – Bien sûr… Et toi ? Tu sais quelque chose ?

Alban – Rien. Je ne sais rien.

Un temps.

Ève – Ne rien savoir, comme ça, c’est insupportable…

Alban – Mais si on savait, est-ce que ce ne serait pas pire.

Ève – Va savoir.

Alban – Tu as raison, après tout, il vaut peut-être mieux ne pas en savoir trop.

Ève – Oui… Mais de là à ne rien savoir du tout.

Alban – C’est pourtant vrai… On ne sait rien.

Ève – Absolument rien

Alban – On ne sait même pas nager.

Ève – Non…

Alban – Et on ne sait pas marcher sur l’eau.

Ève – On ne sait pas lacer nos chaussures.

Alban – On n’en a pas.

Ève – On ne sait pas quelle heure il est.

Alban – On ne sait pas quel jour on est.

Ève – On ne sait pas lire.

Alban – À quoi ça nous servirait ? On n’a pas de livres.

Ève – Si on voulait des livres, il faudrait les écrire nous-mêmes.

Alban – Et on ne sait pas écrire.

Ève – Et puis tout ça pour n’avoir qu’un seul lecteur.

Un temps.

Alban – Qu’est-ce qu’on sait au juste ?

Ève – On doit bien savoir quelque chose, quand même…

Alban – Laisse-moi réfléchir… Ah si… On sait compter.

Ève – Ah oui, c’est vrai. On sait compter.

Alban – On recompte ? Pour voir si on n’a pas oublié ?

Ève – Ok. Vas-y, commence.

Alban – Un.

Ève – Plus un.

Alban – Ça fait deux.

Ève – C’est vrai.

Un temps.

Alban – Et après deux, qu’est-ce qu’il y a ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – Deux… Ça suffit, non ?

Ève – Oui. Pour l’instant.

Elle se lève et on voit qu’elle est enceinte.

Alban – Tant qu’on n’est que deux…

Noir

  1. En vers et contre tous

Ève est là, pianotant sur son téléphone portable. Alban arrive.

Ève
Alors  ?

Alban
Rien…

Ève
Rien  ?

Alban
Le poste était déjà pris.

Ève
Si tu n’avais pas mis une semaine à répondre à l’annonce, aussi…

Alban
C’était un poste de vigile. Je suis employé de banque.

Ève
Pour l’instant, tu es surtout un employé de banque au chômage. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Trouver un job dans une autre banque ? Toutes les banques licencient, en ce moment ! Elles remplacent leurs employés par des boîtes vocales…

Alban
Merci de me le rappeler… Et toi, comment s’est passée ta journée  ?

Ève
Écoute, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Alban
Je t’écoute…

Ève
Je suis allée voir mon gynéco ce matin.

Alban
Tu as un cancer ?

Ève
Je suis enceinte.

Alban
C’était la bonne ou la mauvaise nouvelle ?

Ève
Ça dépend un peu de toi en fait.

Alban
Un enfant… C’est ce qu’on voulait, non ?

Ève
Oui… Du temps où tu avais encore un boulot…

Alban
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On le garde ?

Ève
Évidemment, on le garde ! En tout cas, moi je le garde…

Alban
Très bien ! Comme tu avais l’air de trouver que c’était un problème…

Ève
Le problème, c’est que le père de ce bébé soit au chômage. Je ne pourrai pas assumer un enfant toute seule… et avoir en plus une deuxième personne à charge.

Alban
Désolé d’être un boulet pour toi, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Quand on a été employé de banque toute sa vie, on ne sait rien faire…

Ève
Il y a des tas de boulots qu’on peut faire en ne sachant rien faire.

Alban
Je sens que tu vas me reparler du vendeur que cherchent tes parents pour leur quincaillerie…

Ève
Et alors ? C’est une honte de travailler dans une quincaillerie ?

Alban
Excuse-moi de ne pas sauter de joie à la perspective de vendre des marteaux et des clous sous les ordres de ma belle-mère.

Ève
Mais personne ne t’y oblige, mon vieux. Si tu veux trouver un autre boulot plus digne de toi, rien ne t’en empêche.

Alban
Je vais réfléchir…

Ève
Pas trop longtemps… Mon père a besoin de quelqu’un d’urgence. Depuis que ma mère n’est plus assez en forme pour le remplacer au magasin quand il fait ses livraisons…

Alban
Bon…

Ève
Si c’est toi, bien sûr, il te cédera le magasin en gérance quand il prendra sa retraite.

Alban
Et là, pour moi, ce sera perpète…

Ève
Tu serais ton propre patron ! Au lieu d’être un employé de banque…

Alban
Le magasin ne serait pas à moi. Je serais l’employé de ton père.

Ève
Au moins, ça reste dans la famille. Et quand mon père ne sera plus là, tout le bazar sera à toi.

Alban
Tu veux dire à toi…

Ève
C’est un peu pareil, non ?

Alban
Au lieu d’être l’employé de mon beau-père, je serai l’employé de ma femme…

Ève
Tu compliques trop les choses, Alban, c’est ça ton problème. Parfois, il faut savoir se contenter de ce qu’on a.

Alban
On en reparle demain, d’accord ? Je suis fatigué, là.

Ève
Fatigué ? Parce que moi, après mes huit heures de boulot, je ne suis pas fatiguée, peut-être ? Non Alban, je veux une réponse tout de suite…

Alban
D’accord, je vais te donner ma réponse… Je peux quand même passer aux toilettes, d’abord ?

Il sort. Ève se sert un verre, et le vide cul sec. Alban revient.

Ève
Alors ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

Alban
Je me suis retiré un temps pour réfléchir
et je suis résolu à ne pas contredire
et la femme qui m’aime et l’enfant que j’attends
ni la mère ni l’épouse, surtout pas ses parents.

Ève semble prise de court.

Ève
C’est-à-dire ?

Alban
J’accepte de bon cœur et je ferai sans faute
ce qu’on attend de moi et s’il faut que je saute
pour cela dans le vide et bien j’obéirai.
Sans le moindre regret désormais je serai
un papa pour mon fils, un mari pour ma femme.
En soldat inconnu je ranimerai la flamme
de nos passions noyées sous un torrent de larmes,
au nom de notre amour je reprendrai les armes.

Ève
Très bien… Je… Dois-je en conclure que tu acceptes ce poste de vendeur à la quincaillerie…?

Alban
Je vendrai des pinceaux et je vendrai des scies
chaque jour que Dieu fait et sans rien y connaître
j’irai même jusqu’à vendre pour gagner notre vie
des rustines de vélos et des boutons de guêtres.

Ève
C’est… C’est parfait… Papa et maman vont être contents… Justement, ils passent ce soir prendre l’apéritif… Je… Je te sers un verre avant qu’ils arrivent ?

Alban
Oui merci volontiers car j’aurai bien besoin
de quelque stimulant pour tenir le crachoir
à tes parents chéris et célébrer leur gloire.
À moins que par miracle ils remettent à demain
la visite vespérale dont ils nous gratifient
chaque jour en rentrant de leur quincaillerie.

Ève
Tu te fous de moi, c’est ça  ?

Alban
Pardon, moi me moquer de ma femme chérie ?

Ève
C’est quoi cette nouvelle façon de parler ? Tu te fiches de moi, et en plus tu te fiches de mes parents !

Alban
J’avoue ne pas saisir ma mie ce que vous dites
Aurais-je en quelque sorte manqué à mon devoir
en usant avec vous de propos illicites ?
Il me semblait pourtant vous avoir fait savoir
que je satisferai demain à vos désirs
et qu’importe les mots que j’emploie pour le dire.

Ève
Ok, j’avoue que c’est très drôle… Maintenant tu peux peut-être passer à autre chose, non ? Où est-ce que tu as appris à parler en alexandrins ? À Pôle Emploi ?

Alban
Ma chère amie je crains de bien vous décevoir,
Si mes mots vous irritent à mon grand désespoir,
je ne dispose hélas d’autre style que le mien
pour m’adresser à vous sans vous faire un dessin.

Ève
Bon… Le principal, c’est que tu acceptes de travailler au magasin. Je n’ai pas encore annoncé la nouvelle à mes parents. Je veux dire pour le bébé. C’est d’ailleurs pour ça que je les ai invités à prendre l’apéro. Ils vont être fous de joie. Et toi qui retrouves aussi du travail… Je crois que là, on peut sortir le champagne.

Alban
Je vais le mettre au frais et puis rincer les coupes
Trois suffisent car enfin en ce qui te concerne
Dans l’état où tu es même loin d’être à terme
Il n’est guère question que seulement tu y goûtes.

Elle lui jette un regard interloqué tandis qu’il sort. Le téléphone sonne. Elle répond machinalement, la tête ailleurs.

Ève
Allô oui c’est bien moi, si c’est vous sans ambages
veuillez bien s’il vous plaît laisser votre message.
Reprenant ses esprits.
Oui maman… Non, non, tout va bien, je t’assure… Oui, oui, je lui en ai parlé… Écoute, je suis assez surprise, mais cette fois, il a l’air d’accord pour accepter la proposition de papa… Non, non, il n’y a pas de mais… Mais… (Alban revient) Écoute, je te le passe, tu vas comprendre… (À Alban) C’est maman, tu veux lui dire un mot ?

Alban prend le combiné en souriant.

Alban
Le bonjour belle-maman, quand on parle du loup…
Nous parlions justement il y a peu de vous.
Votre fille m’a transmis les plans de votre époux.
Aurons-nous le plaisir de dîner avec vous ?
Un temps pendant lequel il écoute la réponse.
Je suis fort aise Madame de cet heureux accord
nous le célébrerons mais il faudra d’abord
que vous vous prépariez à un nouveau faire-part
qui pourrait je l’espère plus encore vous ravir.
Ma moitié s’impatiente de vous entretenir
et elle piaffe devant moi dans l’attente de vous voir.

Il repasse le combiné à Ève, et sort.

Ève
Oui maman… Quelque chose de changé ? Non, maman, ce n’est seulement pas sa voix… Oui, ce serait plutôt… Je ne pense pas que ce soit du rap non plus. C’est ça. Il parle en vers. Comme Molière. Non, je ne te dis pas que Molière parlait en vers. Je pense aussi que la plupart du temps, il parlait en prose, comme tout le monde…

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Maman je vous l’avoue, je suis au désespoir
Je pensais mon époux enfin digne d’être père,
en acceptant la charge d’employé du bazar
et voilà qu’il se met à réciter des vers.

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Je viens de te parler en alexandrins ? Alors moi aussi… Mais c’est atroce ! C’est sûrement une maladie. Je ne sais pas où il a attrapé ça. Tu crois que ça peut être contagieux ? Des vers qui sortent de notre bouche comme ça, sans aucun contrôle… C’est une véritable diarrhée… On va commencer par prendre tous les deux un puissant vermifuge. Oui, tu as raison, je vais aussi prendre rendez-vous chez un orthophoniste, et vérifier que tous nos vaccins sont bien à jour. Je sais, maman, pour être vendeur dans une quincaillerie, parler en alexandrins, ce n’est vraiment pas possible… Non, pour ce soir, il vaut mieux annuler. Tenez-vous éloignés de nous pendant quelque temps, on ne sait jamais. Tant qu’on n’a pas les résultats des examens, une quarantaine s’impose. La nouvelle que j’avais à vous annoncer ? Oh mon Dieu, c’est vrai… Et si lui aussi… Écoute, je vous rappelle, d’accord.

Elle raccroche, songeuse.

Ève
Jamais mère ne connut une telle avanie
depuis qu’Adam et Ève quittèrent le paradis
Nous étions ce matin des Français très moyens
et nous parlons ce soir en vers alexandrins.
Elle pose sa main sur son ventre.
Si les parents s’avèrent à ce point trop déments
ne vaudrait-il pas mieux ce serait plus honnête
de cet enfant maudit se défaire maintenant
avant qu’il ne devienne à son tour un poète ?

Noir

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