Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez
12 sketchs en duo, 24 personnages, 2 à 24 comédiens (hommes ou femmes)
Depuis la préhistoire jusqu’a la fin du monde, quelques instantanés de nos vies dérisoires.
Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.
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Brèves du temps qui passe
6 – Double living
7 – Ici la Terre
8 – Contrôle technique
9 – Urgence
10 – Le tableau
11 – Le bac avec mention
12 – Les fantômes
1 – Le feu sacré
Elle arrive, dans le plus simple appareil, un sac de peau en bandoulière. Il arrive à son tour, dans la même tenue, et également porteur d’un sac. On pourrait d’abord croire qu’il s’agit de vacanciers à la plage. Il semble vouloir l’aborder, mais n’ose pas. Il finit par se lancer.
Lui – Excusez-moi, vous avez du feu s’il vous plaît ?
Elle – Oui, bien sûr…
Elle fouille dans son sac, et finit par en sortir deux gros cailloux genre silex. Elle se met à les frapper l’un contre l’autre. Sans résultat probant.
Elle – Excusez-moi, je ne suis pas encore tout à fait familiarisée avec les nouvelles technologies…
Lui – Ce n’est pas grave, vous savez. Moi non plus, je ne suis pas très…
Sans l’écouter, elle essaie encore, en vain. Elle s’énerve et frappe les cailloux l’un contre l’autre de plus en plus fort de façon hystérique.
Elle – Putain…!
Lui – Non mais je vous assure, laissez tomber ! Je peux très bien faire autrement…
Elle reprend ses esprits, cesse de frapper les cailloux et les remet dans son sac.
Elle – Je suis vraiment désolée…
Lui – Non, c’est moi, je vous en prie… Vous auriez pu vous blesser…
Moment d’embarras.
Elle – Et le feu, c’était pour…?
Il sort de son sac un petit animal en peluche assez bien imité.
Lui – Pour faire cuire ça.
Elle – Ah oui…
Lui – Je sais, ce n’est pas très gros, mais… c’est tout ce que j’ai trouvé.
Elle – Je vois… Et donc…
Lui – Il paraît que cuit, ça se digère mieux. Enfin c’est ce qu’on dit…
Elle – Remarquez on dit tellement de choses… Jusqu’à maintenant on mangeait la viande crue, et personne n’est jamais mort.
Lui – Personne n’est mort de ça, en tout cas.
Elle – Et donc… vous êtes chasseur-cueilleur.
Lui – Oui… Enfin… plutôt tendance cueilleur, quand même.
Elle – Oui, je… J’imagine.
Lui – Je suis sûr qu’un jour on y viendra.
Elle – À quoi donc ?
Lui – On ne mangera plus de viande, vous verrez ce que je vous dis. Les fruits et légumes, c’est quand même meilleur pour la santé.
Elle – Personnellement, j’essaie d’en manger au moins cinq par jour.
Lui – En tout cas, c’est plus facile à attraper que la viande.
Elle – Oui…
Ils rient tous les deux un peu bêtement.
Lui – Bon, alors je… Je vais vous laisser…
Elle – D’accord, oui… Encore désolée pour le feu.
Ils semblent ne pas vouloir se quitter. Il tient toujours la bestiole par la queue. Il se lance à nouveau.
Lui – Et sinon, je me demandais… Vous faites quoi à midi ?
Elle – Rien de particulier… Je… regardais les nuages, là… pour passer le temps.
Lui – Ah oui, les nuages… Non, parce que je me disais… on pourrait peut-être déjeuner ensemble…
Elle – Vous croyez vraiment qu’il y en a assez pour deux…?
Il regarde la bestiole, dubitatif.
Lui – Ah non, mais… j’ai des légumes aussi.
Il sort de son sac un petit poireau et lui montre.
Elle – Ah oui… Super… Pour accompagner le…
Lui – Trop manger… ce n’est pas bon pour la santé non plus.
Elle – C’est vrai… Bon… alors d’accord.
Lui – J’habite juste à côté, si ça vous dit…
Elle – Et donc… vous êtes nouveau dans le quartier ? Comme on ne s’était jamais croisés auparavant…
Lui – Oui… J’ai trouvé une petite grotte pas très loin d’ici… Ce n’est pas très lumineux, mais il y a une très belle hauteur sous plafond.
Elle – Et puis c’est très central.
Lui – J’ai fait quelques dessins sur les parois du fond pour égayer un peu.
Elle – Ah, vous êtes aussi artiste ?
Lui – Oui, enfin, je débute… Ça vous dirait de les voir.
Elle – Quoi donc ?
Lui – Mes peintures rupestres !
Elle – Ah oui ! Pourquoi pas…? Qu’est-ce que ça représente ?
Lui – Moi, en train de me battre avec une salade.
Ils rient à nouveau.
Elle – Et… vous vous appelez comment ?
Lui – Je ne sais pas. Je ne m’appelle pas souvent. Et vous ?
Elle – Moi non plus…
Lui – Bon… Alors on y va ?
Elle – Vous avez raison, on ferait bien de se dépêcher, parce que je crois qu’on ne va pas tarder à avoir une averse.
Lui – Ah oui ?
Elle – Souvent, quand il y a beaucoup de nuages dans le ciel, après il pleut. Vous n’avez pas remarqué ?
Lui – Non, mais… maintenant que vous me le dites. Alors vous, vous seriez plutôt une scientifique, non ?
Elle – Oui, enfin… j’essaie d’observer le monde qui m’entoure. D’être à l’écoute de mon corps, aussi…
Lui – D’accord… Et… vous avez fait d’autres découvertes intéressantes ?
Elle – Vous verrez, je vais vous étonner…
Ils sortent.
Noir
2 – Home cinéma
Elle est plongée dans la lecture des programmes de cinéma. Il arrive.
Elle – Ça s’est bien passé, ta journée ?
Lui – Ça va, mais je suis crevé. Et toi ?
Elle – La routine… Mais heureusement, c’est vendredi ! Qu’est-ce que tu veux faire ce soir ?
Lui – Je ne sais pas. Tu as envie de quoi ?
Elle – On pourrait se faire un ciné.
Lui – Ouais… Qu’est-ce qu’il y a à voir en ce moment ?
Elle – Il y a un film coréen au Quartier Latin. Il a de très bonnes critiques. Mais je te préviens, ça dure deux heures quarante.
Lui – Super… En V.O. donc…
Elle – Évidemment.
Lui – Coréen du Nord ou coréen du Sud ?
Elle – Pourquoi, il y a une de ces deux langues que tu maîtrises mieux que l’autre ?
Lui – Non, mais… tant qu’à faire, l’accent du Sud, c’est toujours un peu plus chantant.
Elle – De toute façon, je ne pense pas que les Coréens du Nord aient assez de pellicule pour faire un film de deux heures quarante.
Lui – Tant mieux…
Elle – Sinon, il y a un film polonais dont une copine m’a parlé. Il paraît que c’est très bien.
Lui – Polonais ? Ça parle de quoi ?
Elle – Une histoire de virus qui se répand sur la Terre entière, et qui oblige tout le monde à rester confiné chez soi. Avec toutes les conséquences que ça peut entraîner sur la vie de couple…
Lui – La science-fiction, je n’aime pas trop… Alors la science-fiction polonaise…
Elle – Je vois…
Lui – Et puis entre nous… se pousser à sortir de chez soi pour aller voir sur grand écran des gens qui s’emmerdent chez eux. Des Polonais, en plus.
Elle – Dis plutôt que tu n’aimes pas le cinéma d’auteur, ça ira plus vite.
Lui – Ce n’est pas vrai. Kieslowski, j’avais bien aimé. Il est bien Polonais, non ?
Elle – Oui.
Lui – Le Décalogue, je me souviens très bien. On s’est tapé les douze.
Elle – Les douze, tu crois ?
Lui – On les a tous vus, non ?
Elle – Il n’y en a que dix.
Lui – Tu es sûre ?
Elle – Le Décalogue.
Lui – Ah oui, peut-être. En tout cas, on les a tous vus.
Elle – C’était il y a très longtemps… À l’époque où on s’est connus. On habitait encore chacun chez nos parents, et on passait la moitié de la séance à se bécoter…
Lui – Tu as raison. C’est sûrement de là que me vient ma passion pour le cinéma polonais.
Elle – Pour le reste, je ne suis pas sûre que tu te souviennes de grand-chose. Moi non plus, d’ailleurs, parce que lire des sous-titres tout en roulant une pelle à son voisin. À moins d’être contorsionniste…
Lui – En tout cas, ça m’avait bien plus.
Elle – Le film ou…
Lui – Les deux.
Elle – Alors, ce ciné ? On se le fait ou pas ?
Lui – Un vendredi, il risque d’y avoir du monde, non ?
Elle – Oui… C’est le jour où les gens qui travaillent sortent au cinéma.
Lui – Et puis maintenant qu’on peut se bécoter tranquillement chez soi devant la télé, à quoi bon aller au cinoche.
Il s’approche d’elle et l’enlace.
Elle – Se bécoter au cinéma, ça nous rajeunirait un peu. En tout cas ça nous changerait…
Lui – Ben oui, mais si c’est pour ne rien voir du film… et que dans vingt ans tu me le reproches encore.
Elle – D’accord, tu as gagné. Alors soirée télé à la maison.
Lui – Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant ?
Elle regarde un magazine télé.
Elle – Tiens, c’est marrant…
Lui – Quoi ?
Elle – Sur Arte, ils rediffusent l’intégrale du Décalogue de Kieslowski.
Lui – Ah ouais… Non mais comme on les a déjà vus…
Elle – Je te rappelle qu’on ne les a pas vraiment vus dans des conditions idéales.
Lui – Ouais mais… le cinéma à la télé, ça ne donne rien, non ?
Elle – Ah… pas de chance.
Lui – Pourquoi ?
Elle – Ces dix films de Kieslowski étaient initialement destinés à la télévision polonaise. C’est pour ça qu’ils duraient moins d’une heure, et qu’au cinéma, on les diffusait deux par deux.
Lui – Deux par deux ? Ah d’accord… Alors c’est pour ça qu’à la fin de chaque séance, je ne comprenais jamais le rapport avec le début du film. En fait, c’était deux films différents…
Elle – Voilà… Et comme en général, après m’avoir tripotée pendant la première demi-heure, tu t’endormais avant le début du deuxième film…
Lui – Il fallait vraiment que tu m’aimes.
Elle – Toi aussi… pour que je puisse te traîner cinq fois de suite au cinéma voir dix films en polonais. Et tu m’aimes toujours ?
Lui – Comme au premier jour du premier film des Dix commandements.
Elle – Tu te souviens lequel c’est au moins ?
Lui – Quoi ?
Elle – Le premier commandement.
Lui – Non, je ne me souviens pas de ça non plus.
Elle – Tu n’auras d’autre Dieu que moi.
Lui – C’est promis, je n’aurai d’yeux que pour toi.
Elle – Amen.
Lui – Je peux embrasser la mariée, maintenant ?
Elle – Attends au moins que j’allume la télé…
Noir
3 – Grand
Deux enfants (pouvant être joués par des adultes).
Un – Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand, toi ?
Deux – Quand je serai grand, je voudrais être très grand.
Un – Très grand ? Grand jusqu’à combien ?
Deux – Je ne sais pas… genre deux mètres quatre-vingts, tu vois ?
Un – Deux mètres quatre-vingts ?
Deux – Plus grand que mon père, quoi.
Un – Il mesure combien, ton père ?
Deux – Deux mètres soixante-dix, à peu près.
Un – Ah ouais, quand même… Et ta mère ?
Deux – Un peu moins, je crois. Dans les deux mètres soixante, peut-être. Et toi, il mesure combien, ton père ?
Un – Mon père ? Je ne sais pas…
Deux – À peu près.
Un – Dans les deux mètres cinquante, je pense.
Deux – Ah oui… Il n’est pas très grand.
Un – Non… (Un temps) Tu es sûr qu’il est si grand que ça, ton père ?
Deux – Sûr… (Un temps) En tout cas… ma mère l’appelle toujours grand couillon.
L’autre lui lance un regard perplexe.
Un – Et toi, comment elle t’appelle, ta mère ?
Deux – Petit couillon.
Un temps.
Un – Ne t’inquiète pas. Un jour, nous aussi on sera des grands couillons.
Noir
4 – Pain perdu
Ils sont là tous les deux, avec l’air de ne pas savoir quoi faire.
Elle – Et si je faisais du pain perdu ?
Lui – Ah oui… pourquoi pas ? C’est une bonne idée… Mais… on a du pain rassis ?
Elle – Du pain rassis ? Ah non, je ne crois pas…
Lui – Bon…
Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Lui – Tu veux que j’aille en acheter ?
Elle – Du pain rassis ?
Lui – Du pain frais.
Elle – Tu crois qu’on peut aussi faire du pain perdu avec du pain frais ?
Lui – Pourquoi pas ?
Elle – Je ne sais pas… Je n’ai jamais essayé.
Lui – Si c’est bon avec du pain rassis, ça doit être encore meilleur avec du pain frais, non ?
Elle – Tu crois ?
Lui – En même temps… le pain perdu, c’est plutôt pour ne pas jeter le pain quand il est rassis.
Elle – C’est pour ça que ça s’appelle du pain perdu, j’imagine… Parce que c’est fait avec du pain qui aurait fini à la poubelle autrement.
Lui – Voilà… Pour ne pas gâcher la nourriture, alors qu’il y a plein de gens qui meurent de faim dans le monde.
Elle – Je vois ce que tu veux dire… J’avais perdu de vue la dimension morale du pain perdu.
Lui – En réalité, on en fait juste pour se goinfrer, parce qu’on aime ça, mais le prétexte, c’est de ne pas gaspiller la nourriture. C’est très jésuite, le pain perdu, en fait.
Elle – J’avais juste envie de manger du pain perdu.
Lui – Les cathos ont vraiment un problème avec le pain.
Elle – Ah oui ?
Lui – Le pain de l’eucharistie, c’est le corps du Christ, non ? Une sorte de pain perdu, quoi…
Elle – Je ne sais pas… On pourrait demander à la voisine.
Lui – Elle est catho, la voisine ?
Elle – Lui demander si elle a du pain rassis !
Lui – Ah oui…
Elle – Ouais…
Lui – Franchement, tu te vois demander à la voisine si elle ne pourrait pas nous donner son pain rassis ?
Elle – Non.
Lui – Si on avait des lapins, encore.
Elle – Les lapins mangent du pain perdu ?
Lui – Les lapins mangent du pain rassis !
Elle – Je ne savais pas.
Lui – À la campagne, les gens gardent le pain rassis pour le donner aux lapins. Pour ne rien laisser perdre. Et après on mange le lapin…
Elle – Donc, ils ne font jamais de pain perdu, à la campagne ?
Lui – Ceux qui n’ont pas de lapins, peut-être.
Elle – Moi qui pensais que le pain perdu, c’était un truc de grand-mère.
Lui – Des grands-mères qui n’ont pas de lapin, en tout cas.
Elle – Bon… On oublie le pain perdu, alors ?
Lui – Aller acheter du pain frais pour en faire du pain perdu… ce serait complètement immoral.
Elle – Oui… comme de donner du pain frais aux lapins.
Lui – Ou de la confiture aux cochons.
Elle – Je vais quand même aller à la boulangerie. J’achèterai deux baguettes.
Lui – Ça ne fait pas un peu trop ?
Elle – Comme ça, demain, on aura du pain rassis !
Lui – Eh ben tu vois ? Il y a toujours une solution finalement. Puisque tu vas faire des courses, regarde si on a encore des œufs.
Elle – Des œufs…?
Lui – Pour le pain perdu.
Elle – Des œufs frais, tu veux dire ?
Il la regarde, un peu inquiet.
Noir
5 – La porte
Elle est là un gobelet de café à la main. Il arrive, avec également un gobelet de café. Ils échangent un vague sourire en guise de salutations et sirotent leur café en silence.
Elle – Toujours aussi dégueulasse, ce café.
Lui – Oui… Mais aujourd’hui, pour moi, il a un goût particulier.
Elle – Ah oui…?
Lui – C’est la dernière fois que j’en bois.
Elle – La dernière fois…?
Lui – C’est ma dernière journée. Ce soir, je serai à la retraite.
Elle – Vous m’avez fait peur… Je pensais qu’après avoir fini votre gobelet, vous alliez sauter par la fenêtre pour protester contre la qualité du café dans cette boîte de merde. Remarquez, ça les aurait peut-être convaincus de changer la machine.
Lui – Désolé, je crains que cette machine ne soit encore là demain.
Elle – Je serai condamnée à reboire cet infâme jus de chaussettes. Et je n’aurai même plus le plaisir de votre conversation enjouée.
Lui – C’est la première fois qu’on se croise. Ne me dites pas que c’est votre première journée ici.
Elle – Je travaille dans l’autre partie du bâtiment, pour vos anciens concurrents. On a supprimé la machine à café, pour faire des économies…
Lui – Je vois…
Elle – Rassurez-vous, c’était exactement la même machine, et le café était tout aussi imbuvable.
Lui – Ça doit être un monopole. Comme pour les machines à sous…
Elle – Ça ne va pas vous manquer de vous lever tous les jours à six heures, de passer une heure dans les transports pour venir ici, de vous emmerder pendant huit heures à faire un boulot qui ne sert à rien, et de repartir le soir en vous disant que ça recommence le lendemain ?
Lui – Ça ne va pas être facile. J’essayerai de m’y faire… Mais dites-moi, je commence à douter de ma raison. Ça fait trente ans que je travaille ici, et je n’avais jamais remarqué qu’il y avait un couloir à cet endroit.
Elle – Le couloir a toujours été là, mais la porte d’accès était condamnée.
Lui – Ah oui, c’est vrai. Il y avait une porte… Je pensais que c’était une porte de placard.
Elle – On a rouvert la porte pour que les gens qui travaillent de l’autre côté puissent venir prendre le café ici. Comme on n’a plus de machine…
Lui – Je vois… Donc, ce couloir, il mène à…
Elle – Au placard dans lequel on a installé mon bureau. Entre autres… Je suis contrôleur de gestion. C’est moi qui audite la boîte d’à côté.
Lui – D’accord… Alors vous travaillez pour…
Elle – Votre nouveau patron. Enfin jusqu’à ce soir. On a racheté votre boîte il y deux mois.
Lui – Alors c’est à vous que je dois ce départ en retraite anticipée ?
Elle – Vous ne m’en voulez pas trop, j’espère…
Lui – Pensez-vous… Je devrais plutôt vous dire merci.
Elle – Ne me remerciez pas je vous en prie… On n’a pas fait ça pour abréger vos souffrances, vous savez. C’est juste une compression de personnel après une fusion-acquisition. On a commencé par supprimer une machine à café sur deux. Et puis on a fait pareil avec les salariés…
Lui – Je vois… Et vous ? Qu’est-ce qui vous pousse à vous lever le matin ?
Elle – Je ne sais pas… C’est vrai que ce café est absolument dégueulasse, mais je me demande s’il n’est pas un peu addictif, finalement. Méfiez-vous, demain matin, vous pourriez être manque. Allez, bonne retraite…
Lui – Merci…
Il la regarde partir.
Noir
6 – Double living
Elle est là. Il arrive, l’air préoccupé.
Elle – Ça va ? Tu as l’air soucieux…
Lui – Rien de grave, je t’assure… J’attendais d’être sûr pour t’en parler mais…
Elle – Tu me fais peur, qu’est-ce qu’il y a ?
Lui – Est-ce que tu as déjà remarqué que notre salon est beaucoup moins profond que notre cuisine ?
Elle – Pardon ?
Lui – La cuisine, elle est juste de l’autre côté, non ? Séparée de notre salon par une cloison.
Elle – Oui, peut-être. Et alors ?
Lui – Logiquement, notre salon devrait avoir la même longueur que la cuisine.
Elle – Et ?
Lui – Il manque trois mètres cinquante.
Elle – Trois mètres cinquante ?
Lui – Trois mètres cinquante-huit, exactement.
Elle – Tu es sûr ?
Lui – Absolument. J’ai vérifié trois fois les mesures.
Elle – C’est une vieille maison. À cette époque-là, les murs n’étaient peut-être pas très droits.
Lui – Trois mètres cinquante-huit ! On ne parle pas d’un mur un peu en biais ou un peu plus épais que les autres. Comme le salon fait six mètres de large, ça correspondrait à une pièce de plus de 21 mètres carrés.
Elle – Une pièce ?
Lui – Une pièce.
Elle – Tu me fais peur. Une pièce murée, tu veux dire ?
Lui – Oui. On peut dire ça comme ça.
Elle – Mais enfin, ça fait vingt ans qu’on a acheté cette maison. On ne se serait pas rendu compte qu’il manquait une pièce ?
Lui – Les chiffres sont là. J’ai vérifié trois fois.
Elle – C’est dingue.
Lui – Et dire que pendant toutes ces années, j’avais mon bureau au fond du garage, entre la chaudière et le congélateur. Vingt-et-un mètres carrés, tu te rends compte ? On aurait pu en faire un bureau !
Elle – Ou une chambre d’enfant…
Lui – Oui…
Elle – Mais comment c’est possible…? Comment est-ce qu’on peut en arriver à murer une pièce ? Pourquoi ?
Lui – Je ne sais pas…
Elle – Ça fout un peu les jetons, non ?
Lui – Quoi ?
Elle – De savoir que pendant vingt ans, on a passé toutes nos soirées dans ce salon, sans savoir que juste à côté, il y en avait un autre de la même taille, complètement vide…
Lui – Oui, enfin, vide… on ne sait pas.
Elle – Quoi ?
Lui – Il n’est peut-être pas vide.
Elle – Pas vide ? Tu veux dire… que les anciens propriétaires auraient pu y cacher quelque chose ?
Lui – Pourquoi pas ? Sinon, pourquoi avoir muré cette pièce ?
Elle – Qu’est-ce qu’on peut bien vouloir cacher, au point de murer complètement une pièce de sa maison.
Lui – Un trésor ?
Elle – Ce serait trop beau…
Lui – Un cadavre…
Elle – Un cadavre ?
Lui – Pourquoi pas…
Elle – Vingt mètres carrés pour planquer un cadavre ?
Lui – Il y en avait peut-être plusieurs…
Elle – Ou alors, il n’était peut-être pas mort quand on l’a emmuré…?
Lui – Il ou elle…
Elle – Ou les deux.
Lui – Et si les anciens propriétaires étaient toujours là…?
Silence de mort.
Elle – Je ne suis pas sûre de pouvoir continuer à vivre dans cette maison, en sachant que juste derrière cette cloison, il y a peut-être un ou plusieurs cadavres…
Lui – C’est juste une hypothèse.
Elle – Oui, mais moi j’ai besoin d’en avoir le cœur net.
Lui – Tu as raison, il faut savoir.
Elle – Et tout de suite. Je ne passerai pas une nuit de plus dans cette maison sans savoir ce qu’il y a dans cette pièce.
Lui – Moi non plus…
Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Lui – Je m’en occupe…
Il sort. Elle jette un regard angoissé vers la cloison, correspondant au quatrième mur. Il revient avec une masse.
Elle – Tu es sûr ?
Lui – Il faut en avoir le cœur net.
Noir. On entend des coups de masse. La lumière revient. Ils regardent vers la salle comme à travers un trou béant.
Elle – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Lui – Un salon en parfait état, presque comme le nôtre.
Elle – Pas une trace de poussière.
Lui – C’est dingue…
Elle – Tu crois que quelqu’un habite encore ici ?
Lui – Je ne sais pas… En même temps… Ça ressemble beaucoup au salon des voisins.
Elle regarde plus attentivement.
Elle – C’est le salon des voisins !
Lui – Je ne comprends pas… J’ai dû faire une erreur dans mes calculs.
Elle – Ah oui…? Eh ben il va falloir que tu leur expliques ça quand ils vont revenir…
Noir.
7 – Ici la Terre
Elle et lui sont debout face au public, et ne semblent pas se voir entre eux.
Elle – Allô Mars ?
Lui – Ah bonjour la Terre !
Elle – Tu as reconnu ma voix ? Pourtant ça fait un moment qu’on ne s’est pas parlés…
Lui – Pas si longtemps que ça, tu exagères…
Elle – Attends, c’était exactement…
Lui – Il y a 110.000 ans. Au début de ta dernière glaciation. Je t’avais appelé pour prendre de tes nouvelles.
Elle – C’est vrai. Le temps passe tellement vite.
Lui – Alors ça va mieux, tu te réchauffes un peu ?
Elle – Oui, oui, ça va, rassure toi. C’était juste un petit refroidissement.
Lui – Tant mieux, tant mieux…
Elle – Ceci dit, depuis quelque temps, je crois que j’ai attrapé une nouvelle saloperie.
Lui – Encore ! Ah merde… Tu chopes vraiment tout ce qui traîne, toi. Et ça dure depuis quand ?
Elle – Oh pas très longtemps. 10.000 ans, à peu près.
Lui – C’est quoi comme maladie ?
Elle – L’humanité. C’est un nouveau virus, à ce qu’il paraît. Il n’y a pas encore de vaccin.
Lui – Et c’est grave ?
Elle – On ne sait pas encore trop comment ça peut évoluer.
Lui – Ah tu n’as vraiment pas de bol… Mais ça va ?
Elle – Pour l’instant, ça va. J’ai juste un peu de température depuis une centaine d’années…
Lui – Un réchauffement climatique… Il ne faut pas laisser traîner, tu sais. Ça pourrait s’aggraver…
Elle – Tu as raison, si ça ne s’arrange pas d’ici cinq ou dix mille ans, il faudra que je me fasse soigner.
Lui – Ouais… Fais gaffe aux effets secondaires quand même. Des fois, le remède est pire que le mal. Tu te souviens quand tu avais attrapé ce truc, là…
Elle – Les dinosaures.
Lui – C’est ça. On t’avait administré un traitement de choc et…
Elle – Ah oui, cette météorite. Tu parles d’un suppositoire. J’avais failli y rester à l’époque.
Lui – Remarque, après tu en étais définitivement débarrassée.
Elle – Oui, mais j’ai mis pas mal de temps à m’en remettre… Alors et toi, comment ça va ?
Lui – Oh, moi, tu sais… Toujours pareil… Ce n’est pas maintenant que ça va s’arranger.
Elle – Ne dis pas ça…
Lui – À mon âge.
Elle – On a le même âge !
Lui – Qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça.
Elle – Des fois, il suffit d’une petite pluie d’astéroïdes pendant quelques millions d’années, bien chargés en eau et en sels minéraux, et c’est reparti pour un tour de soleil.
Lui – Tu as raison, il faut garder le moral.
Elle – Bon, désolée, je vais devoir m’éclipser. Mais fais attention à ce nouveau virus, il paraît que c’est très contagieux.
Lui – Tu crois que ça pourrait arriver jusqu’à chez moi ?
Elle – En tout cas, il paraît que la Lune est déjà contaminée. Allez, prends soin de toi.
Lui – Toi aussi. Et n’attends pas encore une éternité avant de me rappeler.
Elle – C’est promis.
Lui – Allez, je t’embrasse. Mais de loin…
Silence marquant la fin de la conversation, puis elle tousse et éternue.
Elle – Quelle saloperie, cette humanité. Il va falloir que je me soigne si je ne veux pas que ça dégénère. Je ne voudrais pas me retrouver dans le même état que ce pauvre Mars…
Noir
8 – Contrôle technique
Elle s’essuie les mains avec un chiffon plein de cambouis. Il arrive.
Lui – Bonjour, je viens récupérer la voiture que ma femme vous a laissée il y a une heure pour le contrôle technique.
Elle – Elle s’appelle comment ?
Lui – Céline. Céline Dumortier.
Elle – Et la voiture ?
Lui – Je… Je ne lui ai pas encore donné de petit nom, mais… c’est une 107 Peugeot. Elle est prête ?
Elle – Ah oui, la 107 Peugeot de Madame Dumortier, je vois très bien…
Lui – Et… elle est prête ?
Elle – Prête…? Ça dépend…
Lui – Ça dépend… Ça dépend de quoi ?
Elle – Ça dépend de ce qu’on appelle prête.
Lui – Ben… je ne sais pas. Est-ce que vous avez fait le contrôle technique ?
Elle – Oui. J’ai examiné le véhicule.
Lui – Et… est-ce que tout va bien ?
Un temps.
Elle – Je peux vous parler franchement ?
Lui – Euh… oui.
Elle – C’est une voiture qui ne va pas bien.
Lui – Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? C’est l’embrayage, c’est ça ? Je sentais qu’elle patinait un peu au démarrage…
Elle – Oui, l’embrayage, aussi. Mais ce n’est pas ça qui m’inquiète.
Lui – C’est plutôt moi qui devrais m’inquiéter, non ? Alors qu’est-ce qu’il y a au juste ?
Elle – C’est difficile à dire… C’est un état général, vous comprenez ?
Lui – Non. Vous pourriez être plus précise ?
Elle – C’est une voiture d’occasion, n’est pas ?
Lui – Oui, en effet.
Elle – Et la précédente propriétaire était une personne âgée.
Lui – Oui, comment vous savez ça ?
Elle – Une voiture qui a presque dix ans, mais en très bon état et avec très peu de kilomètres au compteur… On sent que c’est une voiture qui a passé beaucoup de temps bien au chaud au garage. Qui n’a jamais voyagé. Qui ne roulait pas beaucoup, mais dont sa propriétaire prenait grand soin… avant qu’on vous la confie.
Lui – Comment savez-vous que c’était une femme ?
Elle – L’embrayage, justement. Les vieilles dames font beaucoup cirer l’embrayage, c’est comme ça. Ce n’est pas de leur faute. C’est pour ça que l’embrayage est un peu fatigué.
Lui – Là c’est moi qui commence à fatiguer un peu… Si vous me disiez exactement ce qu’il y a à faire comme réparations ?
Elle – Ce n’est pas si simple, j’en ai peur… Elle est morte ?
Lui – Je pensais que c’était à vous de me le dire. C’est si grave que ça ?
Elle – Non, je parlais de la vieille dame à qui vous avez racheté cette pauvre voiture. Est-ce qu’elle est décédée ?
Lui – Mais je n’en sais rien moi ! Je ne sais même pas qui c’est, cette bonne femme. C’est le garage à qui j’ai acheté cette voiture qui m’a dit que l’ancienne propriétaire était une vieille dame qui roulait très peu.
Elle – À mon avis, elle est morte.
Lui – Ma voiture ?
Elle – Cette vieille dame.
Lui – Mais enfin, c’est absurde. C’est quoi, cette conversation ? Je vous demande si je peux repartir avec ma voiture, vous me parlez de son ancienne propriétaire !
Elle – C’est que les deux problèmes sont étroitement liés.
Lui – Ah oui ?
Elle – À l’évidence, cette voiture ne s’est jamais remise de la disparition de son ancienne propriétaire.
Lui – On ne sait même pas si elle est morte !
Elle – Elle est morte croyez moi.
Lui – Ma voiture ?
Elle – D’après ce que je constate, c’est une voiture qui dort dans la rue, je me trompe ?
Lui – Je n’ai pas de garage. Ça pose un problème ?
Elle – Vous pourriez au moins lui faire un brin de toilette de temps en temps. Laisser une voiture dans un état pareil, ce n’est pas chrétien.
Lui – C’est pour une caméra cachée, c’est ça ? Où est la caméra ?
Elle – Ce n’est pas une plaisanterie, cher monsieur. Les voitures aussi ont droit à un peu d’attention. De respect. D’affection même.
Lui – Bon, assez rigolé… Est-ce que oui ou non je peux repartir avec ma voiture ?
Elle – Tenez, voilà le certificat de contrôle.
Lui – Merci…
Elle – Et voici les clefs…
Lui – Très bien.
Elle – Mais permettez-moi de vous le dire, vous ne méritez pas cette voiture.
Lui – C’est la voiture de ma femme !
Il s’apprête à partir, furieux.
Elle – Et n’oubliez pas de changer l’embrayage !
Il sort.
Noir
9 – Urgence
Elle est là. Il arrive.
Lui – Excusez-moi, vous faites partie de…
Elle – Non.
Lui – D’accord, alors vous aussi, vous…
Elle – Oui.
Lui – Et vous attendez depuis longtemps ?
Elle – Longtemps ?
Lui – Non parce que je suis mort il y a déjà plus d’une heure et… j’attends toujours.
Elle – Qu’est-ce que vous attendez, exactement ?
Lui – Je ne sais pas… Qu’on s’occupe de moi.
Elle – Qu’on s’occupe de vous ?
Lui – J’étais allé aux urgences, parce que je ne me sentais pas bien… J’ai attendu cinq heures avant que quelqu’un s’intéresse à moi. Je me demande pourquoi on appelle ça les urgences. Si on m’avait pris tout de suite… C’est sans doute pour ça que j’en suis là d’ailleurs…
Elle – Sans doute.
Lui – J’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à attendre. On dit qu’on passe un tiers de sa vie à dormir, je crois que j’ai passé au moins un tiers de la mienne à attendre. Attendre le bus, attendre ma femme, attendre que ce soit l’heure, attendre que ce soit le moment, attendre qu’on veuille bien me recevoir, attendre chez le médecin, chez le dentiste, chez le coiffeur, attendre les vacances, attendre la retraite…
Elle – Si vous n’aimez pas attendre, ici, ça ne va pas vous aider.
Lui – Parce que vous pensez que ça va durer longtemps ?
Elle – L’éternité.
Lui – L’éternité ? Vous voulez dire… pour toujours ?
Elle – Quand on est mort, c’est pour toujours, non ?
Lui – Alors on va attendre comme ça jusqu’à…
Elle – Je vous conseille surtout d’arrêter d’attendre… et de rayer de votre vocabulaire tous les mots ayant un rapport avec le temps. Comme hier, aujourd’hui, demain… Ou depuis que et jusqu’à quand. Ou pendant combien de temps… Et surtout, surtout, d’oublier le mot urgence.
Lui – Je vois ce que vous voulez dire, mais… il va bien se passer quelque chose un jour ou l’autre, non ?
Elle – Non.
Lui – Bon… alors qu’est-ce qu’on fait ?
Elle – Rien. On ne fait rien. Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? On est morts !
Lui – Je ne sais pas… Alors il ne va rien se passer, et on ne peut vraiment rien faire ?
Elle – Si. Il y a une seule chose que vous pouvez faire ici.
Lui – Ah oui ? Quoi donc ?
Elle – Faire le mort.
Il la regarde perplexe.
Lui – Bon...
Elle – Qu’est-ce que vous imaginiez ? La vie éternelle ?
Lui – J’espérais au moins échapper à la mort éternelle… Alors c’est ça l’au-delà ? Il n’y a rien après ?
Elle – On ne sait pas. Quand on aura perdu toute notion du temps… Quand on aura tout oublié… jusqu’à ne plus savoir qui on a été, on sera recyclé, peut-être. Notre âme en décomposition deviendra le compost sur lequel d’autres graines un jour repousseront. Mais pour l’instant… Je veux dire pour toujours en ce qui nous concerne… il faut faire le deuil de nous-mêmes.
Lui – D’accord… (Un temps) Donc il y a quand même un petit espoir de s’en sortir ?
Elle lui lance un regard perplexe.
Noir
10 – Le tableau
Il est là. Elle arrive avec un tableau, un portrait de jeune femme, tenant apparemment plus de la croûte que du chef d’œuvre, mais doté d’un cadre doré.
Lui – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
Elle – Il était accroché au-dessus du lit de mon arrière-grand-mère, dans sa maison de retraite. Chaque fois que j’allais la voir, elle me répétait qu’après sa mort, ce tableau serait pour moi…
Lui – C’est très généreux de sa part. Surtout qu’à part cette croûte, elle n’a rien laissé d’autre à personne…
Elle – Ma mère y est allée hier pour débarrasser la chambre. Elle m’a donné le tableau.
Lui – C’est un portrait… C’est qui ?
Elle – Mon arrière-arrière-grand-mère, je crois…
Lui – Elle était plutôt pas mal… quand elle était jeune. Tu lui ressembles un peu…
Elle – Tu trouves ?
Lui – Et qu’est-ce que tu comptes en faire ?
Elle – Je ne sais pas… Je ne peux pas le jeter quand même…
Lui – Non, évidemment… De là à l’accrocher dans le salon…
Elle – On pourrait l’accrocher au-dessus de notre lit…
Lui – Tu plaisantes ?
Elle – Évidemment…
Lui – Elle avait quel âge, ton arrière-grand-mère exactement ?
Elle – Elle était née en 1910 à Auvers-sur-Oise.
Lui – À Auvers ? C’est dingue ! Tu te rends compte ? À vingt ans près elle aurait pu croiser Van Gogh.
Elle – Elle racontait toujours que sa mère l’avait bien connu.
Lui – Non…? Van Gogh ?
Elle – Ouais.
Lui – Mais quand tu dis bien connu…
Elle – Je ne sais pas.
Lui – Si ça se trouve tu es l’arrière-arrière-petite-fille de Van Gogh…
Elle – Va savoir…
Lui – Et comme il n’a pas d’autre descendance connue, tu serais l’héritière de sa fortune.
Elle – Sa fortune ?
Lui – Oui, remarque, tu as raison… Les gens qui ont acheté ses tableaux sont richissimes aujourd’hui, mais lui il est mort dans la misère. Et ce tableau…?
Elle – Mon arrière-grand-mère me disait qu’elle tenait ce tableau de sa mère…
Lui – Mais d’où il venait ? Qui l’a peint, ce tableau ?
Elle – Je ne sais pas.
Lui – Il n’est pas signé ?
Elle – Non… Ou alors la signature n’est plus visible.
Lui – Tu penses à ce que je pense ?
Elle – Oui… Mais non, ce n’est pas possible…
Lui – Si ton aïeule l’a bien connu… Personne n’en voulait, de ses toiles. Et il n’avait pas un sou. Je suis sûr qu’il aurait pu en donner une contre un repas chaud. Alors pour tirer un coup, tu penses bien…
Elle – Ne te gêne pas, traite mon arrière-arrière-grand-mère de pute !
Lui – Je ne dis pas ça mais… un petit cadeau.
Elle – Non, et puis tu l’as dit, regarde, c’est une croûte !
Lui – Franchement, j’ai vu certains tableaux dans des musées… Si on ne savait pas que c’était signé par de grands maîtres… Qu’est-ce qu’on y connaît en peinture, nous ?
Elle – Tu as raison… Il faudrait le faire expertiser…
Lui – Imagine un peu. Un Van Gogh. Même si ce n’est pas le meilleur, ça vaudrait des millions.
Elle – Il ne faut pas trop d’emballer quand même…
Lui – Oui… Après tout, il vaut peut-être mieux laisser planer le doute. Rêvons encore un peu, plutôt que de rompre le charme tout de suite.
Elle – Sans compter qu’une expertise, ça ne doit pas être donné. Tout ça pour qu’on nous dise que c’est l’œuvre… d’un peintre du dimanche.
Lui – Mais du coup, j’ai presque envie de l’accrocher au-dessus de notre lit, maintenant.
Elle – Pourquoi ça ?
Lui – Je ne sais pas… Penser que Van Gogh a peint ça pour niquer ton arrière-arrière-grand-mère. Et que maintenant ça vaut des millions. Ce serait le coup le plus cher du monde, non ?
Il prend le tableau pour le regarder.
Elle – Moi je ne suis pas sûre que ça me motive beaucoup.
Lui – Il pèse une tonne ce tableau, non ?
Elle – C’est vrai, j’ai remarqué aussi.
Lui – Finalement, je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’accrocher au-dessus du lit. Si on le prend sur la tronche…
Elle – Pourquoi il est aussi lourd, ce tableau ?
Lui – Ce n’est pas la toile, c’est forcément le cadre…
Elle – Habituellement, les cadres, c’est en bois…
Lui – Pour du bois, ça ferait très lourd.
Elle – Ou alors c’est de la fonte.
Lui – Un cadre en fonte ? Et puis ce n’est pas la couleur de la fonte.
Elle – C’est peut-être de la peinture.
Il gratte un peu le cadre avec son ongle.
Lui – On dirait que non…
Elle – Tu penses à ce que je pense ?
Lui – Oui… je ne connais qu’un métal qui soit doré.
Elle – Si c’est de l’or, c’est l’équivalent d’au moins un lingot.
Lui – Finalement, ce tableau a peut-être de la valeur.
Elle – En tout cas, on peut rêver…
Noir
11 – Le bac avec mention
Ils sont debout face au public.
Elle – Alors ça y est, on a le bac.
Lui – Oui… Mention Corona Virus.
Elle – Nos grands-parents ont eu le bac Mai 68, nous on aura le bac COVID-19.
Lui – À l’époque on avait donné le bac à tout le monde parce qu’il y avait trop de gens dans la rue pour réclamer plus de démocratie, aujourd’hui, avec le confinement, on ne peut même plus descendre dans la rue pour protester contre l’état d’urgence.
Elle – Sans parler de la montée des dictatures en Europe. Avant la chute du mur, la Hongrie était considérée comme le pays le plus démocratique du bloc soviétique, aujourd’hui c’est le pays le plus fasciste du bloc européen.
Lui – Comme quoi Einstein avait raison : tout est relatif. Ce ne sont pas les Hongrois qui ont changé, c’est le monde qui les entoure.
Elle – L’histoire nous montre qu’en Europe, la Hongrie a toujours joué le rôle de thermomètre. Quand la Hongrie a la fièvre, c’est que l’Europe va mal.
Lui – Et si j’osais, je dirais même que cette fois, ce thermomètre, on l’a vraiment dans le cul.
Elle – Oui…
Lui – Il ne faut pas oublier les leçons de l’Histoire.
Elle – Oublier l’histoire, c’est être condamné à la revivre.
Lui – On dirait un sujet du bac philo.
Elle – Heureusement qu’on n’aura pas à le passer.
Lui – Remarque, finalement, on est quand même assez calés en histoire.
Elle – On a le bac, après tout.
Lui – Je me demande quel genre de bac auront nos petits-enfants.
Elle – En tout cas, il vaudra mieux avoir le bac mention Louis-le-Grand que le bac mention Noisy-le-Grand.
Lui – On est dans la merde, je te dis.
Elle – Qu’est-ce qu’on peut y faire ?
Lui – Je ne sais pas. La révolution, ça ne marche pas. Le réformisme non plus.
Elle – Après chaque crise, on nous promet que plus rien ne pourra être comme avant.
Lui – Dans un sens ils ont raison. C’est encore pire après.
Elle – Qu’est-ce qui nous reste alors ?
Lui – L’amour. (Sans conviction) Tu veux sortir avec moi ?
Elle – C’est la pire déclaration que je n’ai jamais entendue.
Lui – En plus on ne peut même pas sortir. On est toujours confinés.
Noir
12 – Les fantômes
Il regarde dans un télescope dirigé vers la salle. Le personnage peut être un enfant, ou un adulte jouant un enfant. Elle est sa mère ou son professeur.
Elle – Tu vois cette étoile vers laquelle j’ai dirigé le télescope ?
Lui – Oui.
Elle – Autour de cette étoile tournent des planètes.
Lui – Oui, je les vois.
Elle – L’une de ces planètes est habitable, et elle est habitée.
Lui – Je la vois.
Elle – Les habitants s’appellent les hommes.
Lui – Je les vois.
Elle – Et ils ont réussi à rendre leur planète inhabitable.
Lui – Et alors ?
Elle – Alors ils sont tous morts.
Lui – Mais pourtant je les vois.
Elle – Parce que cette planète est située à des millions d’années-lumière de la nôtre. En réalité, ils sont déjà tous morts.
Lui – Alors ceux que je vois ne sont que des fantômes.
Elle – Oui. Le dernier est mort il y a 100.000 ans.
Lui – C’est marrant.
Elle – Oui.
Lui – Mais alors comment tu sais qu’ils sont morts ? Puisque l’image de leur fin du monde ne nous est pas encore parvenue…
Elle – La téléportation quantique est immédiate. Elle n’est pas soumise aux règles de l’espace-temps. Nous avons téléporté une sonde sur place il y a un mois. Aucune trace de vie à la surface.
Lui – Un suicide collectif… Mais pourquoi est-ce qu’ils ont fait ça ?
Elle – On ne sait pas.
Lui – On ne sait pas ?
Elle – Non. Pourtant on a fait des tas de découvertes scientifiques extraordinaires. Mais ça on n’a pas encore réussi à comprendre. Cela fait partie des mystères de l’univers qui nous restent encore à élucider.
Lui – Les fantômes d’une humanité disparue, sur une Terre dont ils ont fait un désert… Je vais les observer encore un peu, pour essayer de comprendre…
Noir
L’auteur
Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et plus de quatre-vingts comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.
Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.
Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.
Pièces de théâtre du même auteur
À cœurs ouverts, Alban et Ève, Amour propre et argent sale,
Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau,
Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard,
Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Comme un poisson dans l’air, Comme un téléfilm de Noël en pire, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crash Zone,
Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne,
Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, La Maison de nos rêves, Mélimélodrames, Ménage à trois, Même pas mort, Minute papillon ! Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Plagiat, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, QuarantaineQuatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Trou de mémoire, Un boulevard sans issue, Un bref instant d’éternité, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Un petit meurtre sans conséquence, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?
Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur son site :
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Avril 2020
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-428-2
Ouvrage téléchargeable gratuitement