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Contrat

Deux personnages sont assis à une table de bistrot, chacun devant un ballon de rouge.

Un – Allez, à la tienne !

Deux – Santé !

Ils prennent une gorgée. Le premier fait la grimace. L’autre a l’air d’apprécier.

Un – Il est vraiment dégueulasse, non ?

Deux – Oui, mais pour moi il a le goût de la liberté.

Un – Pourquoi ? Tu sors de prison ?

Deux – Presque. J’ai mes beaux-parents chez moi pour les vacances. J’ai réussi à m’échapper une heure.

Un – Ah merde.

Deux – J’ai dit que j’allais faire vérifier le niveau d’huile sur la bagnole.

Un – Tu n’as pas une voiture électrique ?

Deux – Si… Tu vois un peu où j’en suis rendu…

Un – Ah ouais…

Deux – Ils ne sont là que depuis deux jours et je ne les supporte déjà plus. Surtout mon beau-père…

Silence.

Un – Tu veux que je t’en débarrasse ?

Deux – Tu veux les prendre chez toi, c’est ça ? Si ma femme est d’accord, je te les refile tout de suite. Je suis prêt à payer, tu sais. J’irais jusqu’au double du tarif en chambre d’hôtes. Parce que ce n’est pas un cadeau, je t’assure.

Un – Non, je voulais dire… les faire disparaître.

Deux – Comment ça, disparaître ? Tu es prestidigitateur ? Malheureusement, quand un prestidigitateur fait disparaître quelqu’un, il finit toujours par réapparaître au bout de quelques minutes. Ça me servirait à quoi ? Et puis tu n’es pas magicien, si ?

Un – Non, bien sûr… Non, moi, ce que je te propose, c’est de les faire disparaître… définitivement.

L’autre reste un instant interdit.

Deux – Très drôle.

Un – Je ne plaisante pas.

Deux – Définitivement…?

Un – Je connais un type qui peut s’en occuper, si tu veux.

Deux – Tu déconnes ?

Un – Pas du tout.

Deux – Un tueur à gages, tu veux dire ?

Un – Il ferait juste ça pour rendre service. Pas gratuitement non plus, évidemment.

Deux – Tu connais des tueurs à gages, toi ?

Un – Non, je ne connais pas… des tueurs à gages. Mais j’en connais un.

Deux – Eh bien moi, je n’en connais aucun, tu vois. Où est-ce que tu l’as connu, ce type ?

Un – En prison.

Deux – En prison ?

Un – On a partagé la même cellule pendant trois ans.

Deux – Tu as fait de la prison, toi ?

Un – Ben ouais.

Deux – Et pour quoi ?

Un – Pourquoi ?

Deux – Pour quel motif on t’a mis en prison ? Qu’est-ce que tu avais fait ?

Un – Tentative de meurtre.

Deux – Tentative ?

Un – J’ai raté mon coup. Je n’étais pas très doué. Mais lui c’est un pro, je t’assure. Il en a déjà refroidi plus d’un, je te le garantis.

Deux – Tu me fais marcher là…

Un – Pas du tout.

Deux – Tu es sérieux ?

Un – Très sérieux.

Lautre digère cette information.

Deux – C’est dingue, ça. À part dans les films, je ne savais pas que ça existait, les tueurs à gages. Alors tu passes commande, comme ça, comme pour une pizza, et…

Un – Oui. Ça s’appelle un contrat.

Lautre réfléchit à nouveau.

Deux – Un contrat… Et ça coûterait combien ? Non mais c’est juste par curiosité, hein ?

Un – Ça dépend…

Deux – Ça dépend de quoi ?

Un – Déjà, c’est pour un seul ou pour les deux ? Comme tu dis que c’est surtout ton beau-père qui…

Deux – Je ne sais pas. Ça ferait combien par personne ?

Un – Il faudrait que je lui demande… Dans les 8500 euros, peut-être.

Deux – Ah oui, c’est assez précis, quand même.

Un – Pour les deux, il te ferait sûrement un prix.

Deux – Combien ?

Un – Pour un couple… dans les quinze mille.

Deux – On parle en TTC, j’imagine.

Un – Si tu n’as pas besoin de facture, tu le paieras en liquide, c’est plus simple.

Deux (pensif) – D’accord…

Un – Tu veux que je lui en parle ?

Deux – Mais non, pas du tout… J’ai dit d’accord comme j’aurais dit… je vois. Je ne suis pas d’accord, évidemment. (Un temps) Même s’il faut reconnaître que c’est assez tentant…

Un – Ouais.

Deux – Et puis c’est risqué, non ? Je veux dire… le crime parfait, ça n’existe pas.

Un – Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Deux – Je ne sais pas… C’est ce qu’on dit.

Un – Par définition, les crimes parfaits ne sont pas classés comme des crimes. Ça passe pour des accidents, des morts naturelles, des suicides… Donc un crime parfait, on ne peut pas savoir si ça existe. C’est pour ça qu’on dit que ça n’existe pas.

Deux – Je vois… Pour ne pas susciter des vocations.

Un – Si ça se trouve, sur cent personnes qui meurent, il y en a dix qui ont été victimes d’un crime parfait, et on ne le sait pas.

Deux – Tu crois ?

Un – En tout cas, des gens qui avaient commis des crimes parfaits, j’en ai connu pas mal.

Deux – Ah oui ? Et où est-ce que tu les as rencontrés ?

Un – En prison.

Deux – S’ils avaient commis des crimes parfaits, qu’est-ce qu’ils foutaient en prison ?

Un – Non, mais ils étaient en prison pour autre chose.

Deux – Ouais… Ce n’est pas très rassurant tout ça. Je crois que je vais réfléchir encore un peu. Et puis quinze mille euros, c’est une somme quand même…

Un temps.

Un – Et ils comptent venir en vacances chez toi tous les ans, tes beaux-parents ?

Deux – Ouais… c’est bien pour ça que je ne te dis pas non tout de suite…

Un – Comme tu veux.

Deux – D’un autre côté, je n’ai pas envie de finir en taule, comme toi.

Un temps.

Un – Sinon, il y a l’enlèvement.

Deux – Un enlèvement ?

Un – C’est moins définitif, mais… si tu te fais pincer, la peine est moins lourde. Et puis l’avantage, c’est que tu peux demander une rançon.

Deux – Une rançon ?

Un – Et avec la rançon, tu peux payer le commanditaire de l’enlèvement. Ça ne te coûte rien. Si tu te débrouilles bien, tu peux même gagner un peu d’argent.

Deux – Une rançon… À qui on pourrait bien demander une rançon ?

Un – Ça je ne sais pas…

Deux – Qui pourrait bien payer une rançon pour faire libérer mon beau-père ? Ma belle-mère peut-être, et encore ce n’est pas sûr. D’ailleurs, elle n’a pas d’argent.

Un – Ils n’ont pas d’autres enfants ?

Deux – Si, il y a mon beau-frère. Et ma belle-sœur. Ils arrivent la semaine prochaine.

Un – Ils passent aussi les vacances chez toi ?

Deux – Ouais, malheureusement.

Un – Ah merde…

Deux – Comme tu dis.

Un temps.

Un – Ne me dis pas que tu veux t’en débarrasser aussi.

Deux – Ça dépend. Pour quatre, ton pote, il me ferait une grosse ristourne ?

Un – Après, il ne faut pas que ce soit trop voyant, non plus. Il y a encore beaucoup de gens dont tu voudrais te débarrasser, comme ça ?

Deux – Mes parents non plus, je ne les supporte pas… Sans parler de mes deux sœurs et de leurs connards de maris.

Un – Ils viennent passer les vacances chez toi, eux aussi ?

Deux – Ah non ! Eux non. Je ne les ai pas invités. Mais ils me cassent les couilles quand même. Et puis quand les vacances seront terminées, il y a mon patron…

Un – Après, mon pote, c’est juste un tueur à gages. Son truc, ce n’est pas les meurtres de masse, comme aux États-Unis.

Deux – Tu as raison, de toute façon, tant qu’il en restera un pour me casser les burnes… Non, je ne vais pas mettre le doigt dans cet engrenage, je n’en finirais plus. Et puis je n’ai pas les moyens…

Lautre se lève.

Un – Dans ce cas, je vais y aller.

Deux – Oui, moi aussi. J’ai du monde qui m’attend à la maison…

Un – Bon ben… Bonnes vacances alors.

Deux – Merci…

Un – Et si tu changes d’avis, tu as mon numéro.

Deux – OK… Tu passes les vacances avec qui, toi ?

Un – Juste avec ma femme.

Deux – Ne me dis pas que les autres…

Un – Si je te le disais… ce ne serait plus le crime parfait.

Il sen va. Lautre reste un instant pensif, et sen va à son tour.

Noir

Contrat Lire la suite »

Tueurs à gags

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Tueurs à gages, une profession méconnue, mais d’utilité publique, et un métier d’avenir, surtout en période de crise. À la table d’un bistrot se croisent plusieurs personnages exerçant cette noble fonction, et leurs clients aux mobiles aussi divers que surprenants. Et vous ? Si vous pouviez impunément supprimer une seule personne sur cette Terre, le feriez-vous ? Et sur qui porterait votre choix ?

Jusqu’à 24 personnages (hommes et femmes). – Deux personnages par saynète – Distribution variable


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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1 – Contrat

Deux personnages sont assis à une table de bistrot, chacun devant un ballon de rouge.

Un – Allez, à la tienne !

Deux – Santé !

Ils prennent une gorgée. Le premier fait la grimace. L’autre a l’air d’apprécier.

Un – Il est vraiment dégueulasse, non ?

Deux – Oui, mais pour moi il a le goût de la liberté.

Un – Pourquoi ? Tu sors de prison ?

Deux – Presque. Jai mes beaux-parents chez moi pour les vacances. Jai réussi à méchapper une heure.

Un – Ah merde.

Deux – Jai dit que jallais faire vérifier le niveau dhuile sur la bagnole.

Un – Tu n’as pas une voiture électrique ?

Deux – Si… Tu vois un peu où jen suis rendu…

Un – Ah ouais…

Deux – Ils ne sont là que depuis deux jours et je ne les supporte déjà plus. Surtout mon beau-père…

Silence.

Un – Tu veux que je t’en débarrasse ?

Deux – Tu veux les prendre chez toi, c’est ça ? Si ma femme est d’accord, je te les refile tout de suite. Je suis prêt à payer, tu sais. J’irais jusqu’au double du tarif en chambre d’hôtes. Parce que ce n’est pas un cadeau, je t’assure.

Un – Non, je voulais dire… les faire disparaître.

Deux – Comment ça, disparaître ? Tu es prestidigitateur ? Malheureusement, quand un prestidigitateur fait disparaître quelqu’un, il finit toujours par réapparaître au bout de quelques minutes. Ça me servirait à quoi ? Et puis tu n’es pas magicien, si ?

Un – Non, bien sûr… Non, moi, ce que je te propose, cest de les faire disparaître… définitivement.

L’autre reste un instant interdit.

Deux – Très drôle.

Un – Je ne plaisante pas.

Deux – Définitivement…?

Un – Je connais un type qui peut sen occuper, si tu veux.

Deux – Tu déconnes ?

Un – Pas du tout.

Deux – Un tueur à gages, tu veux dire ?

Un – Il ferait juste ça pour rendre service. Pas gratuitement non plus, évidemment.

Deux – Tu connais des tueurs à gages, toi ?

Un – Non, je ne connais pas… des tueurs à gages. Mais jen connais un.

Deux – Eh bien moi, je n’en connais aucun, tu vois. Où est-ce que tu l’as connu, ce type ?

Un – En prison.

Deux – En prison ?

Un – On a partagé la même cellule pendant trois ans.

Deux – Tu as fait de la prison, toi ?

Un – Ben ouais.

Deux – Et pour quoi ?

Un – Pourquoi ?

Deux – Pour quel motif on t’a mis en prison ? Qu’est-ce que tu avais fait ?

Un – Tentative de meurtre.

Deux – Tentative ?

Un – Jai raté mon coup. Je nétais pas très doué. Mais lui cest un pro, je tassure. Il en a déjà refroidi plus dun, je te le garantis.

Deux – Tu me fais marcher là…

Un – Pas du tout.

Deux – Tu es sérieux ?

Un – Très sérieux.

Lautre digère cette information.

Deux – Cest dingue, ça. À part dans les films, je ne savais pas que ça existait, les tueurs à gages. Alors tu passes commande, comme ça, comme pour une pizza, et…

Un – Oui. Ça sappelle un contrat.

Lautre réfléchit à nouveau.

Deux – Un contrat… Et ça coûterait combien ? Non mais c’est juste par curiosité, hein ?

Un – Ça dépend…

Deux – Ça dépend de quoi ?

Un – Déjà, c’est pour un seul ou pour les deux ? Comme tu dis que c’est surtout ton beau-père qui…

Deux – Je ne sais pas. Ça ferait combien par personne ?

Un – Il faudrait que je lui demande… Dans les 8500 euros, peut-être.

Deux – Ah oui, cest assez précis, quand même.

Un – Pour les deux, il te ferait sûrement un prix.

Deux – Combien ?

Un – Pour un couple… dans les quinze mille.

Deux – On parle en TTC, jimagine.

Un – Si tu nas pas besoin de facture, tu le paieras en liquide, cest plus simple.

Deux (pensif) – Daccord…

Un – Tu veux que je lui en parle ?

Deux – Mais non, pas du tout… Jai dit daccord comme jaurais dit… je vois. Je ne suis pas daccord, évidemment. (Un temps) Même sil faut reconnaître que cest assez tentant…

Un – Ouais.

Deux – Et puis cest risqué, non ? Je veux dire… le crime parfait, ça n’existe pas.

Un – Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Deux – Je ne sais pas… Cest ce quon dit.

Un – Par définition, les crimes parfaits ne sont pas classés comme des crimes. Ça passe pour des accidents, des morts naturelles, des suicides… Donc un crime parfait, on ne peut pas savoir si ça existe. Cest pour ça quon dit que ça nexiste pas.

Deux – Je vois… Pour ne pas susciter des vocations.

Un – Si ça se trouve, sur cent personnes qui meurent, il y en a dix qui ont été victimes dun crime parfait, et on ne le sait pas.

Deux – Tu crois ?

Un – En tout cas, des gens qui avaient commis des crimes parfaits, jen ai connu pas mal.

Deux – Ah oui ? Et où est-ce que tu les as rencontrés ?

Un – En prison.

Deux – S’ils avaient commis des crimes parfaits, qu’est-ce qu’ils foutaient en prison ?

Un – Non, mais ils étaient en prison pour autre chose.

Deux – Ouais… Ce nest pas très rassurant tout ça. Je crois que je vais réfléchir encore un peu. Et puis quinze mille euros, cest une somme quand même…

Un temps.

Un – Et ils comptent venir en vacances chez toi tous les ans, tes beaux-parents ?

Deux – Ouais… cest bien pour ça que je ne te dis pas non tout de suite…

Un – Comme tu veux.

Deux – Dun autre côté, je nai pas envie de finir en taule, comme toi.

Un temps.

Un – Sinon, il y a lenlèvement.

Deux – Un enlèvement ?

Un – Cest moins définitif, mais… si tu te fais pincer, la peine est moins lourde. Et puis lavantage, cest que tu peux demander une rançon.

Deux – Une rançon ?

Un – Et avec la rançon, tu peux payer le commanditaire de lenlèvement. Ça ne te coûte rien. Si tu te débrouilles bien, tu peux même gagner un peu dargent.

Deux – Une rançon… À qui on pourrait bien demander une rançon ?

Un – Ça je ne sais pas…

Deux – Qui pourrait bien payer une rançon pour faire libérer mon beau-père ? Ma belle-mère peut-être, et encore ce n’est pas sûr. D’ailleurs, elle n’a pas d’argent.

Un – Ils n’ont pas d’autres enfants ?

Deux – Si, il y a mon beau-frère. Et ma belle-sœur. Ils arrivent la semaine prochaine.

Un – Ils passent aussi les vacances chez toi ?

Deux – Ouais, malheureusement.

Un – Ah merde…

Deux – Comme tu dis.

Un temps.

Un – Ne me dis pas que tu veux ten débarrasser aussi.

Deux – Ça dépend. Pour quatre, ton pote, il me ferait une grosse ristourne ?

Un – Après, il ne faut pas que ce soit trop voyant, non plus. Il y a encore beaucoup de gens dont tu voudrais te débarrasser, comme ça ?

Deux – Mes parents non plus, je ne les supporte pas… Sans parler de mes deux sœurs et de leurs connards de maris.

Un – Ils viennent passer les vacances chez toi, eux aussi ?

Deux – Ah non ! Eux non. Je ne les ai pas invités. Mais ils me cassent les couilles quand même. Et puis quand les vacances seront terminées, il y a mon patron…

Un – Après, mon pote, cest juste un tueur à gages. Son truc, ce nest pas les meurtres de masse, comme aux États-Unis.

Deux – Tu as raison, de toute façon, tant quil en restera un pour me casser les burnes… Non, je ne vais pas mettre le doigt dans cet engrenage, je nen finirais plus. Et puis je nai pas les moyens…

Lautre se lève.

Un – Dans ce cas, je vais y aller.

Deux – Oui, moi aussi. Jai du monde qui mattend à la maison…

Un – Bon ben… Bonnes vacances alors.

Deux – Merci…

Un – Et si tu changes davis, tu as mon numéro.

Deux – OK… Tu passes les vacances avec qui, toi ?

Un – Juste avec ma femme.

Deux – Ne me dis pas que les autres…

Un – Si je te le disais… ce ne serait plus le crime parfait.

Il sen va. Lautre reste un instant pensif, et sen va à son tour.

Noir

2 – Bloody Mary

Une femme assez sophistiquée est assise seule à une table devant un verre de cocktail vide. Un homme arrive.

Lui – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Elle – Même deux ou trois, si vous voulez.

Lui – Là je ne suis pas sûr davoir assez de liquide sur moi.

Elle – Commençons par un, alors. Vous vous appelez comment ?

Lui – Jean-François, mais vous pouvez m’appeler Jeff. Et vous ?

Elle – Mary. Mais vous pouvez mappeler comme vous voulez.

Lui – Bon… Et qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Mary ?

Elle – La même chose. Un Bloody Mary.

Lui – Un cocktail… C’est cher, non ? C’est combien ?

Elle – Je ne sais pas. (Désignant un homme dans la salle) Cest le monsieur là-bas qui me la offert.

Lui – Ah oui…

Elle fait un petit signe à lhomme avec un sourire aguicheur, avant de se tourner à nouveau vers son interlocuteur.

Elle – Alors ?

Lui – Ah oui, excusez-moi… (Il fouille dans ses poches.) Jai tellement lhabitude quon me dise non, je ne suis même pas sûr davoir assez. Jai dépensé les quelques pièces qui me restaient pour acheter du poison.

Elle – Cest vrai que vous avez lair un peu désespéré, mais je ne suis pas sûre que le suicide soit la solution, vous savez.

Lui – Ah, non, mais… Ce nest pas pour moi.

Elle – Vous voulez empoisonner quelqu’un ?

Lui – Oui, enfin… Non… Cest du poison pour les fourmis.

Elle – Je vois… Je peux prendre un ballon de Côtes du Rhône… si cest plus dans votre budget.

Lui – En fait, je crois que je nai pas du tout dargent sur moi.

Elle – C’est votre technique pour vous faire offrir un verre ?

Lui – Parfois, ça marche.

Elle – Alors disons que c’est votre jour de chance. Qu’est-ce que vous prenez ?

Lui – La même chose que vous.

Elle – Vous avez des goûts de luxe, pour quelquun qui na pas les moyens doffrir un verre à une femme.

Lui – Il marrive aussi davoir de largent, vous savez. Mais dans mon métier, il y a des hauts et des bas.

Elle – Et… c’est quoi, votre métier ?

Lui – Je suis tueur à gages.

Elle – Daccord… Et donc, en ce moment, cest plutôt la morte saison.

Lui – Voilà.

Elle – Et vous avez tué beaucoup de gens dans votre vie ?

Lui – Un certain nombre.

Elle – Et là, vous êtes sur quelque chose ? À part ces fourmis…

Lui – Vous comprendrez que je ne peux rien vous dire là-dessus.

Elle – Bien sûr… Secret professionnel…

Lui – Désolé.

Elle – Je ne vois pas le garçon…

Lui – Je men occupe.

Il se lève.

Elle – Je vais en reprendre un avec vous. Vous direz au garçon de mettre tout ça sur le compte de Monsieur…

Elle lui désigne lhomme dans la salle supposé lui avoir offert un verre. Il séloigne en coulisses. Elle en profite pour aguicher un peu lhomme dans la salle. Lautre revient avec deux Bloody Mary, et se rassied.

Lui – Et voilà.

Elle – Alors à votre santé !

Lui – À la vôtre !

Il sapprête à boire.

Elle – Ah, je crois que vous avez fait une touche.

Lui – Pardon ?

Elle lui montre une femme dans le public.

Elle – Vous n’avez pas remarqué ? Elle n’arrête pas de vous regarder…

Lui – Vous êtes sûre ?

Il regarde la femme dans le public. Lautre en profite pour échanger leurs verres.

Elle – Si ça ne marche pas avec moi, vous pourrez toujours essayer avec elle… Elle a lair plus dans vos moyens.

Lui – Pourquoi pas…

Elle – Allez, à la santé de votre prochaine victime !

Ils trinquent et boivent.

Lui – Merci pour le cocktail.

Elle – Excusez-moi dinsister mais évidemment, je suis un peu intriguée. Cest la première fois que je rencontre un tueur à gages…

Lui – Quand on rencontre un tueur à gages, vous savez, la première fois est souvent la dernière…

Elle – C’est vrai ! Je n’avais pas pensé à ça.

Il boit à nouveau.

Lui – Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Elle – Si vous deviez tuer une femme, vous vous y prendriez comment ?

Lui – Il y a plusieurs méthodes, mais pour une femme… Il faut savoir rester élégant. Un peu de strychnine dans son verre, peut-être…

Elle sourit.

Elle – Je sais pour qui vous travaillez.

Lui – Ah oui ?

Elle – Et je sais que cest pour me tuer quon vous a engagé.

Lui – Pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait vous tuer ?

Elle – Je suis tueuse à gages moi aussi. On mappelle Bloody Mary.

Lui – Je vois…

Elle – Vous êtes le troisième tueur à gages quil menvoie. Javoue que les deux autres étaient moins marrants que vous.

Lui – Et… qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

Elle – Ils sont morts. Subitement…

Lui – Et vous êtes toujours en vie…

Elle – Comme vous le voyez. Je suis même en pleine forme.

Lui – Plus pour longtemps.

Elle – Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Lui – Jai versé de la strychnine dans votre verre.

Elle – Jai échangé nos verres pendant que vous regardiez cette garce.

Lui – Ah…

Elle – Rassurez-vous, ce sera très rapide.

Il fouille dans ses poches, et en sort deux sachets, quil compare.

Lui – Et merde…

Elle – Quoi ?

Lui – Je me suis trompé de sachet. Ce que jai mis dans votre verre, enfin dans celui que jai bu, ce nest pas la strychnine. Cest le poison pour les fourmis…

Elle – Alors c’était vrai ? Vous avez aussi un contrat sur une fourmilière ?

Lui – Non, mais jai plein de fourmis chez moi, et cest très désagréable, je vous assure.

Elle – Heureusement pour vous, vous nêtes pas une fourmi.

Lui – Dailleurs, même les fourmis, ça na pas lair de leur faire beaucoup deffet.

Elle – Du coup, vous pouvez peut-être finir votre cocktail empoisonné.

Lui – Je me sens un peu bizarre, quand même.

Elle – Bizarre, vous voulez dire… Encore plus bizarre que d’habitude ?

Lui – Je sens comme… des fourmis dans les bras.

Elle – Des fourmis ?

Lui – Apparemment, cest assez laxatif, aussi. Désolé, je vais devoir vous laisser.

Elle – Ça a été un plaisir de boire un verre avec vous. À une prochaine fois, peut-être…

Il sourit et part précipitamment.

Noir

3 – Cadeau

Un personnage est assis à une table. Sur la table une bouteille de champagne dans un seau, et deux coupes. Un autre personnage arrive.

Un – Tu es là depuis longtemps ?

L’autre se lève.

Deux – Cinq minutes. Ça va ?

Ils se font la bise, avant de se rasseoir.

Un – Très bien. Et toi ?

Deux – Ça va.

Un – Du champagne ? En quel honneur ?

Deux – Tu ne devines pas ?

Un – Évidemment… Alors, ça fait quel effet d’avoir un an de plus ?

Deux – Tu y as pensé… Cest gentil.

Un – Mieux que ça… (Il sort une enveloppe de sa poche et lui tend.) Tiens, je ne savais pas quoi toffrir, alors…. voilà.

Lautre semble un peu sur la défensive.

Deux – Une enveloppe ? Qu’est-ce que c’est ?

Un – Ouvre, tu verras…

Deux – On va trinquer dabord, pendant quil est bien frais.

Il remplit les deux coupes. Ils trinquent.

Un – Allez ! Bon anniversaire !

Deux – Merci ! À la tienne !

Ils boivent.

Un – Alors, tu l’ouvres, cette enveloppe ?

Lautre nest toujours pas très emballé.

Deux – Ah oui, c’est vrai… Alors là, tu mintrigues… Qu’est-ce que ça peut bien être ?

Il ouvre lenveloppe.

Un – Je ne savais pas ce qui te ferait plaisir, alors je me suis dit que ça, au moins, cétait un cadeau original.

Deux – Ne me dis pas que cest encore un bon pour un saut en parachute ou quelque chose comme ça…

Il sort un papier de lenveloppe et le regarde.

Un – Alors ?

Deux – Un avoir… chez un tueur à gages.

Un – Je te lavais dit… cest original.

Deux (lisant toujours) – Supprimez qui vous voulez…

Un – Il faut juste inscrire le nom du bénéficiaire dans la case vide.

Deux – Le bénéficiaire…?

Un – La personne dont tu rêverais de te débarrasser !

Deux – Ah oui…

Un – Après, pour être sûr quil ny aura pas derreur, tu peux aussi mettre ladresse et joindre une photo.

Deux – Daccord…

Un – Ça te plaît ?

Deux – Ah oui, cest… Cest vrai que cest original, comme cadeau.

Un – Et… tu as déjà une idée ?

Deux – Une idée ?

Un – Le nom de la personne que tu vas inscrire dans la case !

Deux – Ah, je… Non, pas encore… Il faudra que je réfléchisse…

Un – Attention, tu nas droit quà un seul nom. Et tu ne pourras jamais recommencer. Cest bien précisé dans le contrat.

Deux – Ah oui…

Un – Après, ça pourrait devenir suspect, tu comprends.

Deux – Bien sûr. Bon ben… Oui, je vais y penser…

Un – Pas trop longtemps, hein ? Tu as vu, c’est valable pendant un an seulement.

Deux – Daccord…

Un – Ils s’engagent à exécuter le contrat dans les six mois qui suivent la remise du formulaire. Satisfait ou remboursé !

Deux – Non, non, cest… Cest un super cadeau.

Un – Tu as bien une petite idée… Si tu devais supprimer une seule personne sur cette terre…

Deux – Jai bien un nom qui me vient mais…

Un – Bon, c’est bien spécifié que ça doit être une personne ordinaire, hein ? Pas un président en exercice, un animateur télé ou une célébrité quelconque. Non, quelqu’un de la famille, par exemple. Un ami ou…

Deux – Un ami ?

Un – Un ami qui taurait trahi.

Deux – Trahi ?

Un – Un type qui aurait couché avec ta femme, par exemple.

Deux – Tu es en train de me dire que ma femme me trompe ?

Un – Mais pas du tout ! C’est juste un exemple. Ça peut être… Je ne sais pas moi… Ta belle-mère, ton patron, ton percepteur… Ou ta femme, tiens.

Deux – Parce qu’elle me trompe ?

Un – Parce que tu ne la supportes plus ! Tu veux retrouver ta liberté, mais tu n’as pas non plus envie de lui payer une pension alimentaire jusqu’à la fin de ta vie.

Deux – Je mentends très bien avec ma femme.

Un – Ne me dis pas quil ny a personne dans ton entourage sans qui ta vie serait plus agréable.

Deux – Au point de le tuer ? Non, je ne vois pas…

Un – Ce que tu peux être agaçant, parfois… Je ne sais pas, moi… Quelquun qui ténerves, tout simplement.

Lautre commence à sortir de ses gonds.

Deux – Quelqu’un qui m’énerve… parce qu’il m’offre tous les ans des cadeaux à la con pour mon anniversaire, par exemple ?

Un – Tu trouves que je t’offre toujours des cadeaux à la con ?

Deux – L’année dernière, c’était un bon d’achat pour dix séances d’essai chez un psychanalyste ! Et l’année d’avant, c’était pour organiser ma propre disparition !

Un – Dailleurs, celui-là, tu ne las même pas utilisé.

Un temps.

Deux – Je vais mettre ton nom…

Lautre le regarde griffonner sur le papier, avec un air inquiet.

Un – Non, mais tu peux encore réfléchir un peu… Je te ressers ?

Noir

4 – Syndicalisme

Un personnage prend un verre à une table. Un autre arrive.

Un – Salut. Tu es tout seul ?

Deux – Apparemment, on est les premiers.

Un – Je ne sais pas si on sera très nombreux. Je tavoue que moi-même, jai un peu hésité à venir.

Deux – Cest la première réunion. Peut-être quils nont pas réussi à prévenir tout le monde à temps.

Un – Jespère que la police, elle, elle na pas été prévenue.

Deux – Remarque tu nas pas tort… Un Syndicat des Tueurs à Gages… Je ne sais pas si cest une bonne idée.

Un – Cest vrai quensemble, on serait plus forts pour défendre nos intérêts, mais bon…

Deux – Quels intérêts ?

Un – Harmoniser nos tarifs, par exemple. Pour éviter quentre nous, on se livre à une concurrence déloyale en cassant les prix.

Deux – Ouais… Mais il ne faudrait pas non plus quon puisse nous accuser dentente illégale.

Un – Illégale ?

Deux – Tu as raison. De ce côté-là… On travaille déjà dans lillégalité.

Un – Comme les prostituées.

Deux – Elles, je crois quelles ont réussi à obtenir dêtre affiliées à la sécu, et de cotiser pour la retraite.

Un – Tu crois qu’un jour, notre métier pourrait être reconnu par l’État ?

Deux – Et pourquoi pas d’utilité publique aussi ? Enfin… Le crime a toujours existé. Il existera toujours.

Un – Cest même le plus vieux métier du monde. Plus vieux que la prostitution.

Deux – C’est vrai. Est-ce que quelqu’un faisait déjà le trottoir quand Caïn a tué Abel ?

Un – Il aurait dû faire appel à un professionnel, ça lui aurait évité pas mal de problème.

Deux – Lassassinat, cest un métier, alors pourquoi ne pas encadrer notre activité par des lois.

Un – Ouais.. Mais on nous dira que ce nest pas démocratique. Que seuls les riches ont les moyens de faire tuer ceux qui les emmerdent.

Deux – Sauf si cest remboursé.

Un – Par la Sécu, tu veux dire ?

Deux – Je ne sais pas…

Un temps.

Un – Et sinon, les affaires, comment ça va ?

Deux – Cest un peu mort, en ce moment.

Un – Cétait quoi, ton dernier contrat.

Deux – Une bonne femme qui navait pas le courage de se suicider. Elle voulait que je men charge.

Un – Du velours. Au moins, personne ne viendra se plaindre.

Deux – Tu parles. Au dernier moment, elle a changé d’avis. Comme elle avait un avoir, elle m’a demandé de tuer son mari à sa place. Maintenant, ça a l’air d’aller mieux… (Un temps) Et toi ?

Un – Je devais supprimer une petite vieille. Le type avait acheté sa maison en viager, et elle était déjà centenaire.

Deux – Pas de bol… Mais cest dans des cas comme ça où notre profession a vraiment une utilité sociale.

Un – Juste après avoir signé le contrat pour que je laide à mourir dans la dignité, elle meurt en sautant à lélastique.

Deux – Un saut à l’élastique ?

Un – Ses petits-enfants lui avaient offert ça comme cadeau pour ses cent ans.

Deux – Et lélastique a lâché…

Un – Non. Cest le cœur qui a lâché.

Deux – Ah merde.

Un – Du coup, le client a voulu se faire rembourser.

Deux – Et alors ?

Un – Un contrat, cest un contrat.

Deux – Après tout elle est morte.

Un – Il na rien voulu entendre. Au lieu de tuer la vieille, jai dû me débarrasser du client.

Deux – Tuer ses clients, ce nest jamais bon pour les affaires.

Un – Cest pour ça que dans ces cas-là, un syndicat, pour régler les différends commerciaux…

Un temps. On entend une sirène de police.

Deux – Ah, je crois quon ne sera pas tout seuls, finalement…

Noir

5 – Éloge funèbre

Deux personnages sont assis à une table, la mine sombre. Silence.

Un – Et voilà. Encore un de parti.

Deux – Il va nous manquer.

Un – Ce sont les meilleurs qui sen vont les premiers.

Deux – Oui… (Un temps) Encore que dans son cas, je ne sais pas si on peut vraiment dire quil faisait partie des meilleurs…

Un – Cest vrai, mais bon… Un collègue, ça reste un collègue. On fait un métier tellement difficile.

Deux – Et si mal reconnu.

Un – Et puis cétait un garçon attachant, malgré tout.

Deux – Oui.

Un – Je n’ai pas très bien compris. Il est mort comment, exactement ?

Deux – Accident professionnel.

Un – Un accident ?

Deux – Il a avalé par mégarde le poison quil destinait à une de ses victimes.

Un – Ah merde… Quel genre de poison ?

Deux – Tu ne vas pas le croire mais daprès ce quon ma dit… du poison pour les fourmis.

Un – Les fourmis ?

Deux – Ouais…

Un temps.

Un – Non, décidément, ce nétait pas le meilleur.

Deux – On peut même dire quil ternissait limage de professionnalisme quon souhaiterait voir associée à notre métier.

Un – Oui, il était temps quil arrête.

Deux – Combien de fois je lui ai dit de changer dorientation. Il nétait pas fait pour ça, cétait évident.

Un – Tu nas pas idée des conneries quil a pu faire.

Deux – On ma raconté quun jour, alors quil devait assassiner le mari dune bonne femme, il a empoisonné son amant.

Un – Comment ça s’est terminé ?

Deux – Du coup, on a accusé le cocu davoir tué son rival, et on la foutu en taule.

Un – Dans un sens, il a quand même réussi à la débarrasser de son mari.

Deux – Oui… mais son amant, lui, il était mort.

Un – Ce type était une honte pour notre métier.

Deux – Je ne sais pas, moi. Il devrait quand même y avoir une petite formation.

Un – Validé par un diplôme.

Deux – Et un Conseil de lOrdre, pour exclure les moutons noirs.

Un – Enfin, il ne fera plus de mal à personne.

Deux – Non.

Un temps.

Un – Cest vrai quil était gentil.

Deux – Gentil, mais con.

Un – Oui…

Ils vident leurs verres.

Noir

6 – Le sauveur

Un personnage est assis à une table, devant une carafe et un verre. Il a lair insouciant. Il ouvre un journal. Un autre arrive, un pistolet à la main, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Il mâche un chewing-gum. Lautre le voit dautant moins quil a son journal devant les yeux. Lhomme au pistolet le vise, toujours en mâchant son chewing-gum. Il sapprête à tirer quand il avale de travers et se met à tousser. Il sétrangle et sétouffe. Lautre pose son journal, laperçoit, et vient à son secours. Il lui tape dans le dos.

Un – Ça va aller ?

Lhomme au pistolet ne répond pas, et continue de sétrangler. Lautre lui fait la manœuvre de Heimlich, cest-à-dire quil se positionne derrière lui et exerce des pressions successives sur son thorax. Lhomme au pistolet finit par cracher son chewing-gum, et reprend peu à peu son souffle.

Un – Ça va mieux ?

Deux – Jai avalé mon chewing-gum de travers.

Un – Bon, limportant cest que ça va mieux.

Deux – Si vous naviez pas été là… (Il tousse encore un peu.) Et que vous naviez pas eu le bon geste.

Un – Cest la manœuvre de Heimlich. Cest ce quil faut faire dans ces cas-là, il paraît. Enfin, jai vu ça à la télé. Cest la première fois que je fais ça. Ça a lair de marcher.

Deux – En tout cas, vous mavez sauvé la vie.

Un – Nexagérons rien.

Deux – Si, si…

Un – Vous voulez boire quelque chose, pour vous remettre ?

Deux – Je vais essayer de ne pas avaler de travers…

Lautre lui sert un verre de la carafe. Lhomme qui tient toujours son pistolet dans la main droite, saisit le verre avec la gauche et boit avidement.

Deux – Ça fait du bien.

Un – Tant mieux, tant mieux… (Un temps) Mais si je peux me permettre… qu’est-ce que vous faites avec un pistolet à la main ?

Deux – Ah, oui, le pistolet… Je…

Un – Vous veniez pour… braquer ce bistrot ?

Deux – Cest-à-dire que…

Un – Un petit bistrot de quartier, comme ça… Je ne suis pas sûr quil y ait grand chose dans la caisse… Risquer de finir en prison pour quelques dizaines deuros…

Deux – Bien sûr…

Un – Si vous êtes provisoirement dans le besoin, je peux vous aider.

Deux – Vous feriez ça ? Enfin, je veux dire… Non, je ne peux pas accepter mais…

Un – Mais quoi ? C’est de bon cœur, vous savez…

Un temps.

Deux – En fait je suis tueur à gages. Je venais pour vous tuer.

Un – Tiens donc… Et pourquoi ça ?

Deux – Ça na rien de personnel, je vous assure… Cest mon métier, cest tout.

Un – Je comprends…

Deux – Oui… Mais maintenant que vous mavez sauvé la vie… Ça me pose un problème, évidemment…

Un – Je suis vraiment désolé de vous causer des problèmes… Je naurais peut-être pas dû…

Deux – Si, si, mais… (Un temps) Vous êtes un gentil, vous, hein ?

Un – Quand je peux faire quelque chose pour aider mon prochain…

Deux – Pourquoi est-ce qu’on peut bien vouloir tuer quelqu’un comme vous ?

Un – Je comptais un peu sur vous pour me le dire.

Deux – Nos clients ne nous donnent pas toujours leurs mobiles. Ce qui leur importe, cest le résultat… Et pour nous, ce qui compte, cest dêtre payé. Parfois il vaut mieux ne pas savoir, dailleurs.

Un – Ça ne doit pas être un métier facile.

Deux – Vous êtes tellement gentil… Je comprends quà la longue, ça puisse en agacer certains… Mais de là à vous mettre un contrat sur la tête…

Un – Je ne voudrais pas vous causer des ennuis. Faites ce que vous avez à faire…

Deux (agacé) – Ben oui, mais maintenant que vous m’avez sauvé la vie !

Un – Je suis désolé.

Deux – Répétez encore une fois que vous êtes désolé et je vous en mets une.

Un – Pardon, je suis vraiment… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Deux – Je ne sais pas… Il faut que je réfléchisse… Un contrat, cest un contrat…

Il pose son pistolet sur la table, et commence à se masser le bras droit.

Un – Ça va ?

Deux – Oui, mais je ne sais pas ce que jai… Depuis ce matin, jai un peu mal au bras…

Un – Comment ça, mal au bras ?

Deux – Comme… un engourdissement.

Un – Vous n’avez pas de problèmes d’érection ?

Deux – D’érection ?

Un – Pardon, je voulais dire d’élocution ?

Deux – Pas plus que dhabitude.

Un – Des troubles de la vision ?

Deux – Maintenant que vous me le dites, cest vrai que je vois un peu trouble depuis quelques temps…

Un – Il ne faut pas rigoler avec ça. Vous êtes peut-être en train de faire un AVC.

Deux – Un AVC ?

Un – Un accident vasculaire cérébral. Les symptômes correspondent. Jespère que ce nest pas ça, mais il ne faut pas prendre de risque. Jappelle le 15…

Deux – Vous êtes sûr ?

Un – Les AVC sont une des premières causes de mortalité en France. Et les premières heures sont décisives. Si c’est pris à temps, vous pouvez vous en sortir sans aucune séquelle. (Il compose le 15.) J’ai un message d’attente… Ça va aller ?

Deux – Ça va… Je suis venu pour vous tuer, et depuis cinq minutes, cest la deuxième fois que vous me sauvez la vie…

Un – Ah… (Il fixe quelque chose sous la table.) Jamais deux sans trois… Ne bougez surtout pas…

Il donne un coup de talon sous la table, se baisse et ramasse un serpent quil exhibe sous le nez de lautre.

Deux – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un – Une vipère. En ville, cest très rare. Mais elle aurait pu vous tuer…

Lautre est totalement abasourdi.

Deux – Je ne sais pas quoi vous dire…

Un – Ne me remerciez pas, cest bien normal.

Deux – Je nai pas du tout envie de vous remercier… En revanche, moi je commence à avoir sérieusement envie de vous tuer…

Lautre a enfin quelquun au bout du fil.

Un – Excusez-moi un instant… Allô le SAMU ?

Noir

7 – Bataille

Une table et deux chaises. Un personnage arrive côté jardin, sur le qui-vive. Un autre arrive côté cour, méfiant lui aussi. Ils portent tous les deux des masques sanitaires.

Un – Vous êtes bien Monsieur Martin ?

Deux – Euh… Oui.

Lautre sort un pistolet.

Un – Je suis tueur à gages, et jai pour mission de vous éliminer. Désolé…

Son interlocuteur sort également un pistolet.

Deux – Bataille. Je suis tueur à gages moi aussi, et jai un contrat sur votre tête.

Lautre, surpris, retire son masque.

Un – Marco ?

Deux (retirant son masque également) – Gégé ?

Un – Il me semblait bien avoir reconnu ta voix.

Ils baissent leurs armes et se font la bise.

Deux – Alors comment ça va ?

Un – Ça va, je suis descendu dans le Sud. Jhabite à Marseille, maintenant. Mais je fais parfois quelques extras sur Paris.

Deux – D’accord… Alors c’est pour ça qu’on ne te voit plus beaucoup à Paname. Et le business, à Marseille ? C’est un gros marché, non ?

Un – Oui, il y a pas mal de travail. Mais beaucoup damateurisme, aussi. Les gens préfèrent régler ça en famille ou entre amis. Cest rare quils aient recours à un vrai professionnel.

Deux – Résultat des courses, une fois sur deux, ils finissent en prison.

Un – Eh oui… Et toi ?

Deux – Ça peut aller. En ce moment, cest un peu mort, mais bon…

Un – Les gens comptent sur cette épidémie pour faire le boulot à notre place, sans que ça ne leur coûte rien.

Deux – Cest sûr que le marché des maisons de retraites et des viagers, pour le moment, cest sinistré.

Un – Eh oui… Pour notre profession aussi, cest la crise.

Deux – Et nous, on ne reçoit aucune aide de l’État.

Un – Bon, tout ça c’est bien, mais qu’est-ce qu’on fait ?

Deux – Si on commence à se flinguer entre nous, où va-t-on ?

Un – Oui, mais en attendant, un contrat, ça reste un contrat.

Deux – Tu as raison.

Chacun pointe de nouveau son arme en direction de lautre.

Un – Ravi de tavoir revu une dernière fois, mon vieux.

Deux – Moi aussi…

Ils appuient ensemble sur la gâchette, et on entend deux déflagrations avec silencieux façon Tontons Flingueurs. Ils sécroulent ensemble.

Noir

8 – Malchance

Un personnage est assis à une table devant un verre plein et un autre vide. À côté un seau à champagne avec une bouteille de Blanquette de Limoux. Un autre personnage arrive.

Un – Comment est votre Blanquette de Limoux ?

Deux – Ma blanquette est bonne.

Un – Cest un mot de passe pour cinéphile…

DeuxLe Caire, Nid despions, mon préféré. Je vous en sers un peu.

Un – Volontiers.

Lautre le sert. Ils trinquent.

Deux – À notre contrat.

Un – Je n’ai pas encore dit oui. De quoi s’agit-il exactement ?

Deux – De tuer quelquun.

Un – Je suis tueur à gages. En général, c’est pour ça qu’on me sollicite. Mais de qui voulez-vous vous débarrasser ?

Deux – De moi-même.

Un – Pardon ?

Deux – Oui, je sais, c’est sans doute inhabituel, mais après tout, pour vous qu’est-ce que ça change ?

Un – Rien, cest vrai.

Deux – Ça na même que des avantages. La victime est consentante, personne ne viendra jamais se plaindre, et donc vous êtes sûr de ne pas être inquiété.

Un – Dans notre métier, on n’est jamais sûr de rien, vous savez. La question, ce serait plutôt… pourquoi ne pas le faire vous-même ?

Deux – Parce que je nai pas le courage, tout simplement.

Un – Je comprends. Tuer quelquun, cest une chose. Se tuer soi-même, cen est une autre. Moi-même si je voulais en finir un jour, je pense que je ferais appel à un collègue.

Deux – Et puis je ne veux pas faire de peine à mes proches, vous comprenez. Un suicide, c’est toujours très lourd à porter pour ceux qui restent. Et pourquoi est-ce que je n’ai rien vu venir ? Et si j’avais su, est-ce que j’aurais pu l’empêcher ?

Un – Bien sûr.

Deux – Un accident, ou même un meurtre, ça passe beaucoup mieux.

Un – Je dois avouer que nous avons de plus en plus de demandes comme la vôtre. Au début, javais un peu de mal, et puis… Quand on peut rendre service…

Deux – Je vous assure que vous me rendrez un grand service.

Un – Mais si je peux me permettre… Pourquoi ?

Deux – La lassitude, tout simplement… Limpression que ce que javais à faire sur cette terre est déjà derrière moi.

Un – Et si vous changiez d’avis ?

Deux – Hélas. Chaque jour qui passe me conforte dans cette décision.

Un – Quoi quil en soit, si vous changiez davis, vous avez juste à me passer un SMS.

Deux – Daccord.

Il sort une enveloppe de sa poche et la pousse sur la table vers lautre.

Deux – Voilà, comme convenu.

Un – Très bien.

Deux – Vous ne recomptez pas ?

Un – Là où vous allez, qu’est-ce vous pourriez bien faire de quelques euros que vous ne m’auriez pas donné ?

Deux – Cest vrai.

Un – Vous avez lair sympa. Ça me fera de la peine de…

Deux – Moi aussi, vous mêtes plutôt sympathique. Et tant quà faire, je suis content que ce soit vous qui vous vous en occupiez…

Un – Comme je vous lai dit, je me donne un mois pour exécuter ce contrat. Donc ça peut-être demain comme le mois prochain. Vous ne saurez ni le jour, ni lheure, ni lendroit…

Deux – Et s’il vous arrive quelque chose d’ici là ?

Un – Quelque chose ?

Deux – Si cest vous qui mourez avant moi.

Un – Il y a peu de chances que ça arrive mais dans ce cas, je crains que vous ne deviez continuer à vivre encore un peu

Deux – Alors prenez bien soin de vous.

Lautre se lève, fait un signe dadieu, et sen va. Celui qui reste finit son verre. On entend un crissement de pneus suivi dun bruit de collision.

Deux – Et merde. Ça fait le troisième cette semaine…

Noir

9 – Poison d’avril

Deux chaises et une table, avec une carafe et un verre. Un personnage arrive avec un masque sanitaire. Un autre arrive, portant un masque également. Après un moment dhésitation, le deuxième sadresse au premier avec un air de conspirateur.

Un – Les cons ça osent tout…

Deux – Cest même à ça quon les reconnaît.

Un – Drôle de mot de passe.

Deux – Cest du Audiard.

Un – Qui ça ?

Deux – Michel Audiard, vous ne connaissez pas ?

Un – Non.

Deux – Vous devriez. Surtout avec le métier que vous faites…

Un – Bon. Comme je vous lai dit, on paie davance.

Lautre lui tend une enveloppe.

Deux – Voilà.

Un – Quel est le nom de la victime ?

Deux – Jean Martin.

Un – Tiens, cest curieux.

Deux – Quoi donc ?

Un – Non rien… Enfin, si… Je ne devrais pas vous le dire parce que vous nêtes pas supposé connaître mon nom, mais… Cest un homonyme.

Deux – Un homonyme ?

Un – Je mappelle aussi Jean Martin. Enfin, cest un nom très banal…

Deux – Ce nest pas un homonyme.

Un – Je vous dis que je mappelle Jean Martin, moi aussi.

Deux – Oui. Et cest vous quil sagit déliminer.

Un – Moi ?

Deux – Oui, vous.

Un – Vous m’engagez pour que je me tue moi-même ?

Deux – Absolument.

Un – Mais pourquoi ?

Deux – Un contrat, c’est un contrat, non ? Et je vous ai payé…

Un – OK.

Deux – Tenez, je fournis même le poison.

Il lui tend un sachet.

Un – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Deux – Du poison pour les fourmis.

Un – OK.

Deux – Je compte sur vous ?

Un – Bien sûr…

Il sen va. Lautre reste un instant interdit. Il sassied sur la chaise, réfléchit un instant, puis verse le contenu du sachet dans un verre, ajoute de leau, mélange et sapprête à boire. Lautre revient, hilare, sans masque.

Un – Poison d’avril !

Celui qui est assis sort de sa torpeur et le reconnaît.

Deux – Tes vraiment con, Gégé.

Noir

10 – Mémoires

Il est assis à une table, un calepin devant lui. Il a lair de réfléchir. Elle arrive.

Elle – Ça va ? Tu as l’air bizarre…

Lui – Je réfléchissais.

Elle – Ah… Ça doit être pour ça… (Un temps) Et tu réfléchissais à quoi ?

Lui – Je me demandais si… je nallais pas écrire mes mémoires.

Elle – Pardon ?

Lui – Mes mémoires…

Elle – Tes mémoires ?

Lui – Ben oui, mes mémoires. Lhistoire de ma vie, quoi.

Elle – Tu ne te sens pas bien ?

Lui – Si, ça va très bien, pourquoi ?

Elle – Je ne sais pas… comme tu parles décrire tes mémoires.

Lui – Je nai pas dit que je voulais écrire mon testament, jai dit que je voulais écrire mes mémoires.

Elle – Daccord…

Lui – On peut avoir envie décrire ses mémoires sans être à larticle de la mort. Son testament aussi, dailleurs.

Elle – Oui, enfin… Tu es encore jeune, pour écrire tes mémoires, non ?

Lui – Quand veux-tu que je les écrive, mes mémoires ? Quand je serai mort ? Ou quand je serai Alzheimer ?

Elle – Tu as l’impression d’avoir des problèmes de mémoire ?

Lui – Je n’ai pas dit que j’avais des problèmes de mémoire ! J’ai dit que je voulais écrire mes mémoires !

Elle – Comme tu me parles dAlzheimer…

Lui – Ce que je dis, cest que pour écrire ses mémoires, encore faut-il en avoir, de la mémoire.

Elle – En tout cas, il faut avoir des souvenirs intéressants à raconter.

Lui – Et tu crois que je n’en ai pas ?

Elle – Admettons… Et… tu crois que ça peut intéresser quelqu’un ?

Lui – Merci de tes encouragements…

Elle – Enfin, je veux dire, tu nes pas le Général De Gaulle, non plus. Tu nas pas sauvé la France.

Lui – Daccord, je nai pas sauvé la France, mais il mest quand même arrivé quelques trucs.

Elle – Ah oui ? Quand ça ?

Lui – Je ne sais pas… Avant de te rencontrer, peut-être.

Elle – Daccord.

Lui – Après, ça dépend comment cest raconté, évidemment. Même si ce ne sont que des anecdotes, si cest bien raconté…

Un temps.

Elle – Et… tu vas parler de moi ?

Lui – Je ne sais pas… Pas forcément.

Elle – Tu vas écrire tes mémoires, et tu ne vas pas parler de moi ?

Lui – Mais si, sûrement, je vais parler de toi.

Elle – Donc tu vas parler de moi.

Lui – Oui.

Elle – Et qu’est-ce que tu vas raconter sur moi ?

Lui – Ça je ne sais pas encore.

Elle – Oui, et bien moi, jaimerais bien savoir, figure-toi.

Lui – Je n’ai même pas encore commencé à écrire, et tu veux déjà me censurer ?

Elle – C’est ma vie, non ? Et si ce que tu dis de moi, ça ne me convient pas ?

Lui – Dans ce cas, tu n’as qu’à les écrire aussi, tes mémoires ! Comme ça les gens pourront comparer, et ils se feront une opinion par eux-mêmes.

Elle – Quoi ? Parce que tu ne me crois pas capable d’écrire mes mémoires, peut-être ?

Lui – Je nai pas dit ça.

Elle – Mais cest ce que tu insinues. Et ce que tu insinues aussi, cest que ma vie nest pas aussi intéressante que la tienne.

Lui – Ta vie ? Mais on vit ensemble depuis des années !

Elle – Oui, mais ce que tu dis, cest que ce qui test arrivé de plus intéressant, cétait avant de me connaître.

Lui – Ouais, peut-être bien.

Elle – Moi aussi, il m’est arrivé des trucs intéressants avant de te rencontrer, tu sais ?

Lui – Ah oui ? Et quoi, par exemple ?

Elle – Là, tout de suite, je ne saurais pas te dire quoi, mais je suis sûre quen y repensant…

Lui – Cest ça, oui…

Elle – Cest toi qui veux écrire tes mémoires, tu as eu le temps dy penser, pas moi.

Lui – Eh ben vas-y… Penses-y. Et si ça te revient, tu me le diras. Moi en attendant, je vais écrire mes mémoires ailleurs, puisquici, il ny a pas moyen de se concentrer.

Il se lève.

Elle – Se concentrer. Mon pauvre ami… (Elle regarde la feuille quil a laissée sur la table et lit.) « Mémoires dun tueur à gages »… Quest-ce que ça veut dire…

Lui – Cest le titre.

Elle – Mais tu nes pas un tueur à gages.

Lui – Ben si.

Elle – Pendant toutes ces années qu’on a vécu ensemble, tu étais un tueur à gages ?

Lui – Ben oui.

Elle – Je croyais que tu étais plombier.

Lui – Cétait une couverture…

Elle – Et il y a encore beaucoup de choses, comme ça, que tu ne m’as pas dites ?

Lui – Tu nauras quà lire mes mémoires…

Elle – C’est ça… Et toi les miennes !

Il sort. Elle sassied à sa place, sort une feuille et un stylo et commence à réfléchir.

Elle – Alors, par où je vais commencer… Ah oui, tiens, ce nest pas mal, ça. « Mémoires dune call-girl »...

Elle se met à écrire.

Noir

11 – Choupette

Un personnage est assis à une table. Un autre arrive, avec des lunettes noires, et s’adresse à lui.

Un – Les sanglots longs des violons de lautomne…

Deux – Bercent mon cœur dune langueur monotone.

Un – Ça ira. Mais ce nest pas bercent, cest blessent.

Deux – Pardon ?

Un – Blessent mon cœur dune langueur monotone.

Deux – Ah oui…

Un – Asseyez-vous.

Lautre sassied.

Deux – En même temps, cest un peu con comme mot de passe.

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Tout le monde connaît la deuxième partie.

Un – Pas vous, apparemment…

Deux – Désolé, je ne savais pas que les tueurs à gages étaient aussi pointilleux en ce qui concerne la poésie de Baudelaire.

Un – Cest de Verlaine.

Deux – Daccord…

Un – Je vous écoute.

Deux – Je voudrais faire disparaître quelquun.

Un – Oui, en général, c’est pour ça qu’on m’appelle… Comment se nomme cette personne ?

Deux – Choupette.

Un – Choupette ?

Deux – Cest une chienne.

Un – Ça, ça ne me regarde pas. Mais si on pouvait éviter les propos sexistes. Je ne supporte pas.

Deux – Non, je veux dire que… cest vraiment une chienne.

Un – Une chienne ? Vous voulez dire un animal ?

Deux – Oui. Une chienne. La femelle du chien.

Lautre se lève pour partir.

Un – Désolé, mais nous avons une certaine éthique dans notre métier. Nous ne tuons jamais les animaux.

Deux – Attendez… Je vous propose le double.

Lautre, intrigué, se rassied.

Un – Pourquoi vous voulez la tuer, dabord, cette pauvre bête.

Deux – Si vous la connaissiez, vous ne diriez pas cette pauvre bête, croyez-moi.

Un – Racontez-moi ça…

Deux – Cétait la chienne de ma femme.

Un – C’était ?

Deux – Elle est morte.

Un – La chienne ?

Deux – Ma femme !

Un – Désolé.

Deux – Ne le soyez pas… Cest moi qui lai tuée.

Un – Et… pourquoi, si je peux me permettre ?

Deux – En fait… cétait plutôt un accident.

Un – Un homicide involontaire, vous voulez dire ?

Deux – Disons plutôt… un acte manqué.

Un – Je vois.

Deux – On se promenait au bord dune falaise tous les trois et…

Un – Tous les trois ?

Deux – Avec Choupette.

Un – Ah, oui…

Deux – Je lai un peu bousculée, accidentellement, elle a glissé, et elle sest écrasée en bas.

Un – Et vous navez pas été inquiété par la police.

Deux – Par la police, non. Mais Choupette a tout vu. Et depuis…

Un – Quoi ?

Deux – Elle me regarde.

Un – Elle vous regarde ?

Deux – Avec un air accusateur.

Un – Daccord.

Deux – Vous connaissez cet épisode de la Bible. Lœil était dans la tombe et regardait Caïn.

Un – Ça me dit vaguement quelque chose. Même si dans mon métier, vous savez, la Bible, ce nest pas mon livre de chevet.

Deux – Eh bien moi cest Choupette. Toute la journée, elle garde les yeux fixés sur moi. Cest devenu insupportable.

Un – Je comprends.

DeuxJe ne suis pas sûr que vous pouvez comprendre. Si ça continue, je finirai par faire une bêtise.

Un – Vous pourriez vous en débarrasser vous-même. Vous avez bien tué votre femme.

Deux – Oui, mais jai peur.

Un – Peur ?

Deux – Il y a quelque chose de surnaturel, là-dedans, je vous assure. Ce nest pas seulement une bête. Cest…

Un – Quoi ?

Deux – Ce regard… Le regard de Choupette… Cest celui de ma femme.

Un temps.

Un – Vous avez réussi à me foutre les jetons, à moi aussi. Et pourtant, avec le métier que je fais, jen ai vu dautres, je vous le garantis…

Deux – Débarrassez-moi de Choupette, je vous en supplie.

Un – Je suis vraiment désolé, mais là… Je ne fais pas dans la réincarnation.

Deux – Mais qu’est-ce que je vais devenir ?

Un – Je ne sais pas, moi… Un chien ?

Il se lève et sen va. Lautre reste silencieux un instant.

Deux – Un chien… Ouaf… Ouaf, ouaf…

Noir

12 – Signatures

Un homme et une femme sont assis à une table face au public, chacun devant une pile de livres, comme pour une séance de dédicace. Le titre du livre de lhomme est Mémoires dun tueur à gages, celui du livre de la femme Mémoires dune call-girl.

Lui – Tu aurais pu au moins trouver un autre titre…

Elle – Pourquoi moi ?

Lui – Parce que moi, j’ai vraiment été un tueur à gages !

Elle – Qu’est-ce que tu en sais ? J’ai peut-être été call-girl, moi aussi…

Lui – Cest ça, oui.

Elle – Et puis qu’est-ce qui me prouve que tu as vraiment été un tueur à gages ?

Lui – Quoi quil en soit, cest moi qui ai eu lidée décrire mes mémoires en premier.

Elle – On verra bien lequel de nos deux livres se vend le mieux.

Un temps.

Lui – Pour linstant, il ny a pas grand monde.

Silence.

Elle – Tu l’as lu, au moins ?

Lui – Quoi ?

Elle – Mon bouquin !

Lui – Non. Tu ne crois pas que je vais lacheter, quand même.

Un temps.

Elle – Allez, je ten fais cadeau.

Lui – Tu parles dun cadeau. Ça ne se vend pas, de toute façon.

Elle – Tiens, je te fais même une dédicace.

Elle marque quelques mots sur la page de garde et signe. Il prend le livre et lit la dédicace.

Lui – Cest gentil…

Elle – C’est ce que je pense. Et toi ?

Lui – Quoi, moi ?

Elle – Tu me le dédicaces, ton livre ?

Il prend un livre sur la pile et lui fait une dédicace. Il lui tend le livre, et elle louvre.

Elle – Cest gentil aussi…

Lui – Mais moi je ne le pense pas… (Elle se renfrogne.) Mais si, tu es bête !

Chacun se met à lire le livre de lautre.

Elle – Cest curieux. Après toutes ces années de vie commune, jai limpression quon na pas vécu la même vie.

Lui – Oui, jai exactement la même impression…

Elle – La tienne a lair passionnante.

Lui – Moins que la tienne.

Elle – En fait, on aura vécu ensemble une vie passionnante… mais pas la même.

Lui – Au moins, on aura des choses à se raconter jusquà la fin de nos jours.

Elle – Oui…

Musique.

Noir

Fin

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Écrire sa vie

Quand je la quitte, quelques heures après, c’est une nouvelle année qui commence. Une nouvelle vie peut-être. C’est moi qui lui donne mon numéro. Je lui laisse prendre seule la décision de nous revoir ou pas. Je la laisse me choisir. Elle m’appellera, et nous nous reverrons. Tout est simple avec elle, et tout semble évident. Mais c’est maintenant à moi de décider. Choisir une femme entre toutes les femmes. Accepter d’être choisi par elle. Je sais que si je m’engage sur cette route, il n’y aura pas de retour en arrière, et que je laisserai pour toujours de côté toutes les autres routes. J’ai conscience d’être à un carrefour de ma vie. Prendre le bon chemin, en évitant les impasses. Ma chance est là et si je la laisse passer, il n’y en aura peut-être jamais d’autre.

J’ai quatorze ans de plus qu’elle, j’habite dans un studio en location, je n’ai pour tout meuble qu’une malle en osier, et toutes mes affaires tiennent dans les deux sacs que j’ai emportés aux États-Unis avant de les rapporter en France : un sac de vêtements et un sac de livres. Je ne travaille pas vraiment. Je ne suis même plus étudiant. Je prends des cours de théâtre. Elle termine ses études à Science Po, dans quelques mois elle aura un vrai boulot en CDI. Je n’ai pas vraiment le profil du mari idéal. Mais elle a confiance en moi, et cela me donne des ailes.

Je tombe sur une petite annonce dans Télérama, moi qui ne fais jamais les annonces et surtout pas pour trouver du boulot. Les Éditions Harlequin cherchent des traducteurs de l’anglais au français pour leurs romans à l’eau de rose. Je passe la sélection, et ma candidature est retenue. Je traduirai une douzaine de ces romans de gare. C’est davantage un travail d’adaptation que de traduction. Il faut réduire la pagination d’au moins un tiers, et se conformer au goût français. C’est un apprentissage et surtout, c’est la première fois de ma vie que je gagne un peu d’argent en écrivant. Je me dis que c’est possible.

Quelques mois plus tard, je revois une fille que j’ai rencontrée en fac d’anglais. Depuis, elle a fait la Fémis, et elle vient d’être engagée par une maison de production pour diriger l’écriture d’une série pour la jeunesse, Extrême Limite. Elle me propose de m’essayer à l’écriture de scénario. Comme je n’ai jamais fait ça de ma vie, j’accepte aussitôt. De toute façon, il n’y a alors aucune école d’écriture de scénario en France. Pour une fois, je suis tout aussi légitime que n’importe qui d’autre. L’expérience semble concluante. Me voilà scénariste pour la télévision. J’enchaîne sur l’écriture d’autres séries pour la jeunesse, toujours au format 26 minutes. D’autres maisons de production me sollicitent. Pour du dessin animé, aussi. Je commence à gagner vraiment ma vie en écrivant.

C’est le temps des projets. J’ai presque quarante ans, mais je n’ai jamais vécu en couple avec personne. Malgré notre différence d’âge, nous vivons ensemble nos premières fois. Maison, mariage, enfant. Tout ce que je n’ai pas fait jusque là, je le fais en deux ans.

J’apprends alors qu’une école de scénario vient d’être créée à Paris, le Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle. Trop tard pour passer le concours d’entrée pour cette première année. Je serai de la deuxième promo. J’y apprends le métier que je pratique déjà. Comme à mon habitude. Et j’y noue des contacts à la fois professionnels et amicaux. J’ai pour maîtres les créateurs de toutes les grandes séries françaises de la télévision de l’époque : Navarro, L’Instit, Julie Lescaut, Docteur Sylvestre

Un camarade et ami vient d’être engagé sur la direction d’écriture d’une nouvelle série, Avocats et Associés, et il me propose d’intégrer le pool de scénaristes. J’entre dans la cour des grands : le format 52 minutes pour adultes et le prime time. Je gagne maintenant en écrivant plus d’argent que je n’en ai jamais gagné en tant que salarié ou free-lance.

La société de conseil qui m’employait régulièrement comme sémiologue publicitaire vient d’être revendue et n’a plus besoin de mes services. C’est l’occasion pour moi d’arrêter complètement ce métier dont j’ai fait le tour pour me consacrer uniquement à l’écriture. À nouveau les projets s’enchaînent. Mais l’univers de la télévision, comme celui de Dallas, est impitoyable. Nous sommes les mercenaires d’une armée mexicaine dont les innombrables généraux sont le plus souvent incompétents. C’est encore trop de contraintes pour moi. Je veux être totalement libre, et je sais donc que je ne travaillerai pas tout ma vie pour la télévision.

Je commence à écrire des pièces de théâtre. Après avoir vainement essayé de les faire éditer, je décide de créer mon propre site et de les proposer en téléchargement libre. C’est le début d’internet. Je me précipite dans cet espace de liberté en m’adressant directement aux compagnies, sans passer par les éditeurs. Et ça marche. Les premiers montages arrivent. Cela m’encourage à continuer.

La fin d’Avocats et Associés me décide à arrêter la télévision. Je continue encore un an à enseigner l’écriture de scénario dans l’école qui m’a formé. Mais je me consacre désormais uniquement au théâtre. Je traduis mes pièces en espagnol, d’autres se chargent de les traduire en portugais, en anglais, en allemand et en bien d’autres langues. Grâce à internet, mes textes circulent dans le monde entier.

Me voilà auteur de théâtre, internationalement reconnu. Je n’ai plus de comptes à rendre à personne. Je vis de mon écriture et, au jour le jour, j’écris ma vie…

Finalement, c’est mon père qui avait raison. Je n’étais bon à rien. Enfin presque. Dès mon plus jeune âge, j’avais rêvé d’être écrivain. Il m’aura fallu plus de quarante ans pour admettre que j’étais définitivement inapte à tout autre travail que celui d’écrire, quelques années de plus pour m’autoriser à en faire mon métier, et deux ou trois encore pour constater que je pouvais en vivre.

La vie est un voyage. Ce qui nous définira à la fin, c’est notre parcours. Les routes que nous avons prises, et surtout celles que nous avons refusé de prendre. Bientôt la mer effacera sur le sable les traces que nous laissons derrière nous, comme des lignes sur un manuscrit. À ceux qui viendront après, léguons seulement l’envie de cheminer librement.

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Rendez-vous

J’ai dans les trente-cinq ans. Je ne suis pas encore vieux, mais je sens qu’une année de plus à l’université serait l’année de trop. Depuis plus de dix ans, mes conquêtes féminines ont toujours le même âge, autour de vingt-cinq ans. C’est moi qui vieillis. Lors d’un voyage en Espagne, j’ai clairement entendu quelqu’un se demander si la personne qui m’accompagnait était ma copine ou ma fille. Un avertissement à ne pas négliger. Je suis resté dans l’âme un adolescent, et ce qui me pousse à fréquenter encore le monde étudiant plutôt que les gens de mon âge, qui ont déjà un travail et une famille, voire qui sont déjà divorcés, c’est que la jeunesse est le temps de tous les possibles. Choisir un partenaire, choisir un métier, choisir un lieu et une manière de vivre… Passé trente ans, la plupart ont déjà choisi, pour le meilleur ou pour le pire. Et d’une façon ou d’une autre, choisir, c’est restreindre sa liberté.

Cependant, j’ai bien conscience, dans le domaine amoureux en tout cas, de reproduire à l’infini des schémas d’échecs qui me rendront de plus en plus malheureux, sans exclure bientôt le pathétique. Pour tenter d’en sortir, je décide d’entreprendre une analyse. La psychanalyse m’a toujours intéressé. À douze ans, je lisais déjà Freud. Mais entre lire des bouquins à ce sujet allongé sur un divan, et allonger le sujet sur un divan pour l’offrir en lecture, il y a un monde. Ce n’est pas en apprenant le code qu’on sait conduire, ni en apprenant les codes qu’on sait comment se conduire.

L’expérience sera relativement brève, intense et difficile. Elle s’arrêtera le jour où je demanderai à mon analyste si je peux vraiment tout lui dire, et qu’elle me répondra en termes choisis que non. Alors à quoi bon ? Cette expérience, néanmoins, m’a fait progresser. J’ai désormais bien conscience que je m’évertue à tomber amoureux de jeunes femmes qui ne sont visiblement pas faites pour moi, soit qu’elles habitent dans un autre pays voire à l’autre bout du monde, soit qu’elles sont par trop différentes de moi et en aucun point complémentaires, soit qu’elles sont encore plus immatures que moi si c’est possible, soit qu’elles ne m’aiment tout simplement pas et que ce rejet même exacerbe mon désir.

Je ne peux cependant pas me résigner à une relation basée uniquement sur la raison, sachant qu’elle serait aussi sans lendemain, et je veux garder l’espoir d’une rencontre aussi fortuite que romantique, mais cette fois inscrite dans le réel plus que dans le fantasme, et en cela s’ouvrant sur un possible avenir.

La fin de l’année approche. Ce sera aussi ma dernière année à la Sorbonne. À la bibliothèque, je croise une étudiante d’origine allemande que je connais à peine. Je sais juste qu’elle est mariée avec un Égyptien. De façon totalement inattendue, elle m’invite à la soirée de réveillon qu’elle organise dans le modeste deux pièces qu’ils habitent à Paris, du côté de la Bastille. Elle me précise qu’il y aura très peu de monde. Sa sœur. Quelques amis. Ce n’est évidemment pas une proposition galante. Elle est mariée, et de toute façon, ce n’est pas du tout mon genre. J’hésite un instant. Je ne connaîtrai personne. Je risque de m’emmerder. Et en acceptant, je me prive de toute autre possible proposition plus intéressante pour cette soirée de Nouvel An. D’un autre côté, si je refuse, je risque surtout de passer la soirée tout seul, ou de me retrouver dans les habituels traquenards dont j’ai l’habitude en ce genre de circonstances. Et puis cette invitation visiblement désintéressée m’intrigue et me touche. Je ne sais pas très bien si elle m’invite parce qu’elle m’estime ou parce qu’elle a pitié de moi. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de très bienveillant, chez cette fille. De très sain. De très simple. Comme une évidence. J’accepte. Sans le savoir, j’ai rendez-vous avec mon destin.

Lorsque je sonnerai à sa porte quelques jours plus tard avec une bouteille à la main, ce n’est pas elle qui m’ouvrira. Ni sa sœur. Mais la femme que je cherche sans la trouver depuis toujours. La femme qui sera désormais toutes les femmes, même s’il m’arrivera de me retourner sur quelques autres, en me contentant désormais de les regarder. Je n’aurai finalement pas eu à faire le deuil de ma quête romantique. Elle a moins de vingt-cinq ans, comme toutes les autres, mais désormais c’est ensemble que nous grandirons. Et c’est elle qui, en me ramenant à la réalité, me permettra de réaliser mes rêves au lieu de simplement les rêver.

Et si j’avais décliné cette invitation ? Et si c’était elle qui l’avait déclinée ? Il n’y a pas de hasards, que des rendez-vous. Ce soir là, j’avais rendez-vous avec la femme de ma vie.

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Le Gaffiot

À Paris, j’ai retrouvé mon studio de la rue Daguerre, mais je n’ai plus de boulot et donc plus de revenus. Les quelques dollars que je rapporte du Texas pourront me permettre de tenir quelques mois, en vivant très modestement. En revanche, n’ayant pas travaillé en France depuis plus de deux ans, je ne suis plus inscrit à la Sécurité Sociale. Comme j’ai démissionné de mon poste à Ipsos avant de partir en Amérique, je ne peux pas non plus prétendre à des indemnités de chômage et à la couverture sociale qui va avec.

Pour l’administration française, ces deux années aux États-Unis n’existent pas. À moins de redevenir très rapidement salarié, je suis en passe de devenir un marginal. Je vis désormais dans l’angoisse d’un problème de santé imprévu entraînant des frais importants qui ne seraient pas pris en charge.

Du travail, pourtant, je n’en cherche pas dans l’immédiat. À trente-trois ans, toutes expériences cumulées, je n’ai pas travaillé plus de trois ans comme salarié dans un bureau, et jamais très longtemps dans la même entreprise. J’ai bien l’intention de ne plus jamais avoir à le faire et, même si je ne sais pas encore comment, j’y parviendrai. Il me faudra cependant recommencer à gagner ma vie, et je suis prêt à accepter des missions en free-lance comme sémiologue publicitaire, pourvu que je puisse faire ce travail chez moi et qu’on ne me demande pas d’aller pointer tous les matins dans un bureau, de devoir bavarder avec des collègues à la machine à café, d’obéir à un patron et de servir des clients. Je vis le monde de l’entreprise comme un univers carcéral. Aux États-Unis, j’ai fait l’expérience de la liberté, et je n’y renoncerai jamais.

Le retour dans la grisaille et l’anonymat parisien est évidemment un peu déprimant. Ici, je ne connais plus grand monde. Mais me lever chaque matin en sachant que je peux faire de ma journée ce que je veux est un luxe qui n’a pas de prix. J’ai plus que jamais soif d’apprendre et de rencontrer. Et quel meilleur endroit pour cela, encore et toujours, que l’université ?

Même si à mon grand regret, aux États-Unis, je n’ai pas aussi bien appris l’anglais que je l’aurais souhaité, j’ai tout de même fait quelques progrès. J’éprouve le besoin de structurer un peu la connaissance toute pragmatique que j’ai de cette langue, et d’aborder aussi la littérature anglo-saxonne en version originale. Je me réinscris à la Sorbonne pour réitérer en anglais la prouesse que j’ai déjà accomplie quelques années plutôt en espagnol.

Cette fois, j’intègre directement la troisième année et, juste revanche de mon humiliant échec au TOEFL deux ans auparavant, j’obtiendrai en neuf mois une licence avec mention très bien. Évidemment, mon approche des études est très différentes de celle des autres élèves, principalement des filles par ailleurs. Elles sont là pour obtenir un diplôme en se contentant de recracher le jour de l’examen des cours parfois pris sous la dictée. J’assiste seulement aux cours qui m’intéressent, je ne prends aucune note, et je dévore tous les bouquins de la bibliothèque où je suis très assidu.

Pour avoir le temps de remonter la pente, car je pars de très bas, j’ai renoncé au contrôle continu et tout misé sur l’examen final. Quelle jouissance de pouvoir lire tous les chefs d’œuvres de la littérature anglaise et américaine dans la langue où ils ont été écrits ! Comme je n’assiste qu’aux cours les plus passionnants, je ne m’ennuie pas une seule seconde. Pour ce qui est des autres cours, je regarde vaguement le programme, mais je ne demande jamais à mes camarades de me passer leurs notes. Je me contente de lire tout ce qui existe sur le sujet.

Au-delà de ces satisfactions purement intellectuelles, la Sorbonne est aussi le lieu idéal pour rencontrer des filles. J’ai une dizaine d’années de plus qu’elles maintenant. Assez pour que cela se voit, mais pas suffisamment pour risquer de passer dans l’immédiat pour un pervers. Je rencontre beaucoup de monde, et j’ai quelques nouvelles aventures, toujours sans grand lendemain.

Ma licence d’anglais en poche, je ne sais toujours pas quoi faire de ma vie, et comment échapper durablement au salariat. J’ai repris quelques missions en free-lance, mais je ne veux pas réintégrer une entreprise. Pourquoi pas l’enseignement ? Après mon expérience idyllique à l’Université d’Austin, j’ai du mal à m’imaginer devant une classe dans un lycée de banlieue. Ce sera l’agrégation ou rien. Je m’inscris en préparation pour l’agrégation de lettres modernes à la Sorbonne.

Finalement, ce ne sera rien. Je me rends tout de suite compte que cette prépa n’est qu’un effroyable bachotage. Les cours sont désespérément inintéressants. Nos prétendus maîtres à penser sonnent creux. Les aspirants professeurs font déjà allégeance au système en se montrant totalement soumis. On s’efforce de nous prouver combien les génies que nous étudions sont incompréhensibles et inégalables, au lieu de nous encourager à les imiter à notre façon. On en fait des divinités à adorer au lieu d’en faire des modèles à ne pas suivre. C’est pourquoi l’école produit autant de professeurs et si peu d’écrivains. Tant d’esclaves et si peu d’affranchis. Bref, la méthode que j’ai appliquée pour obtenir mes licences d’espagnol et d’anglais ne peut pas fonctionner cette fois. Il faut prendre les cours en note mot pour mot et les apprendre par cœur, même s’il s’agit d’un tissu d’âneries, afin de pouvoir les restituer servilement le jour du concours. Tout cela donne du monde de l’enseignement une image tellement vaine, triste et liberticide. Toute ma vie est une quête de la liberté, et notamment de la liberté de penser. Plutôt crever que d’être professeur, même agrégé, et avoir pour mission d’enseigner à mes élèves la servitude.

Pour aller au bout de ma démarche, je passerai néanmoins les épreuves écrites. Ma meilleure note sera en latin. Un sept sur vingt, je crois, qui correspond à la moyenne générale pour l’admissibilité à l’oral. Dire qu’on m’a fait arrêter le latin en cinquième parce que je n’étais pas assez bon élève, et que j’ai passé le concours sans le Gaffiot auquel nous avions droit, et dans lequel figurait la traduction de deux ou trois phrases de la version sur laquelle nous avions à plancher…

Je ne serai donc pas enseignant. Mais que vais-je bien pouvoir faire de ma vie ? Une idée commence à germer en moi. Faire ce que l’école et la société se sont appliquées à m’interdire depuis mon enfance : écrire ma vie.

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Roissy

Ma deuxième année en tant que lecteur de français à l’Université d’Austin sera aussi la dernière. Bien sûr, il serait tentant de rester. Ici, à court terme, tout est plus facile, plus excitant, plus intense. Après tout ce temps passé dans une ville du Texas qui, malgré tout, est loin d’être aussi mythique que New York ou San Francisco, j’ai toujours l’impression de vivre dans un film dont j’ai la liberté d’écrire le scénario chaque jour.

Mon bref passage à Paris entre ces deux années scolaires aux États-Unis m’a rappelé que dès mon retour en France, je redeviendrai un anonyme dans la foule sur lequel personne ne se retourne, et dont le sort n’intéresse personne. Je peux récupérer mon studio que j’ai sous-loué, mais pendant combien de temps pourrai-je en payer le loyer ? Je n’ai plus de boulot, et même si je le pouvais, je n’ai aucune envie de redevenir chargé d’études à Ipsos ou ailleurs, ce qui pour moi correspondrait à un terrible retour à la case départ.

Ici j’ai un travail agréable qui me laisse beaucoup de temps dans la semaine pour sortir, et encore plus de temps pendant les vacances pour voyager. Mon contrat sera reconduit d’année en année autant que je le souhaiterai, et autant que le Directeur du Département de Français le voudra bien. J’ai encore beaucoup de choses à découvrir. J’ai pour amis toute la communauté française. Et je viens même pour la première fois de nouer une relation amoureuse qui pourrait durer avec une jeune Américaine.

Mais je crains plus que tout l’enlisement. Je suis à nouveau à la croisée des chemins et je dois choisir une route. Si je veux faire ma vie aux États-Unis, je devrai repasser des diplômes dans une université américaine, et de préférence me marier pour obtenir la fameuse Carte Verte. Des études, j’en ai déjà fait beaucoup, et je ne me vois pas tout reprendre à zéro dans une langue qui n’est pas la mienne et que je maîtrise toujours extrêmement mal après ces deux années en vase clos dans un Département où tout le monde parle ma langue maternelle.

La plupart des Français que je vois autour de moi sont de passage, pour un an ou deux maximum. Ceux qui n’ont pas eu le courage de repartir, et qui ont trouvé le moyen de rester, m’apparaissent comme totalement déracinés. S’installer en Espagne ou en Allemagne, c’est juste s’éloigner un peu de la France, où l’on peut revenir en une heure d’avion, en cinq heures de train ou en dix heures de voiture. Faire sa vie aux États-Unis c’est renier son identité pour en prendre une autre. Mais laquelle ? Je ne comprends toujours rien à ce pays.

Dans cette ville universitaire ou plutôt dans cette université faite ville, presque tout le monde a moins de vingt-cinq ans, et les aura toujours. Ce ne seront simplement pas les mêmes. Vieillir ici serait vite pathétique. Cette vie de rêve est par définition déconnectée de toute réalité. Mieux vaut-il vivre un songe agréable ou affronter la dure vérité des choses ? Je n’ai aucun avenir, dans ce pays. Aucun devenir surtout.

Je choisis le retour. Je sais que ça va être difficile et douloureux, mais je suis certain que c’est la bonne décision. Je jouissais en France d’une certaine reconnaissance en tant que sémiologue. Ici, je ne suis que le petit Frenchy de service. Je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres. Et si je peux vivre de nombreuses aventures, elles sont sans lendemain. Il faut que j’accomplisse mon destin, et mon destin, ce n’est pas de finir comme un éternel touriste aux États-Unis, avec la perspective de devenir bientôt un touriste dans mon propre pays. Ce séjour au Texas aura été une parenthèse enchantée. Il est temps pour moi de m’inventer un destin.

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Obélisque

Je ne me vois pas descendre le Nil sur un de ces bateaux de croisière pour touristes bedonnants, avec restaurant et piscine, et faire escale uniquement pour visiter des ruines avec un guide pendant deux heures, avant de remonter à bord retrouver le buffet à volonté et le jacuzzi à bulles. C’est donc en train que nous entreprenons ce voyage.

En arrivant sur le quai, je regrette un instant mon choix. Dans les premiers wagons que nous apercevons, des têtes dépassent de toutes les fenêtres ouvertes pour chercher un peu d’air, et des grappes de voyageurs s’entassent déjà sur les marchepieds faute de pouvoir pénétrer à l’intérieur des wagons bondés. J’ai beau avoir le goût de l’aventure et le souci de voyager avec les gens du peuple, pas question d’entreprendre un trajet de plusieurs centaines de kilomètres dans ces conditions.

Heureusement, au guichet, voyant que nous étions étrangers, l’employé nous a d’office vendu des billets d’une sorte de première classe, et en remontant le quai, nous finissons par arriver à des wagons raisonnablement pleins, où nous attendent des places numérotées. Rien de particulièrement luxueux, mais un confort tout à fait acceptable. Nos compagnons de voyage, des familles égyptiennes appartenant à la classe moyenne, sont charmants, et nous arrivons sans encombre à Louxor.

Les sites archéologiques ne m’ont jamais vraiment passionné, mais tout de même. Contrairement aux empereurs romains, les pharaons ont eu le bon goût de ne pas envahir toute l’Europe en nous imposant leur culture et leur architecture. En arrivant à Louxor, on a vraiment l’impression d’être ailleurs, et pas de visiter la maison-mère comme à Rome ou à Athènes. Je ne connais l’Égypte que par Les Cigares du Pharaon, et par les nombreux souvenirs que Napoléon a rapportés de là-bas pour décorer Paris. Voir à l’entrée du temple de Louxor, sur la gauche, cet obélisque esseulé, dont le jumeau de droite trône au beau milieu de la Place de la Concorde, donne une certaine idée de ce que peut être le colonialisme, et de la façon dont il est ressenti par ceux qui en sont les victimes.

Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Assouan et décidons de pousser jusqu’à Abou Simbel, afin de voir ce fameux temple déplacé par l’UNESCO pour éviter qu’il ne soit englouti par les eaux du barrage construit sur le Nil par Nasser. Le Soudan n’est qu’à quelques kilomètres, et nous entreprenons une ultime excursion aux confins de l’Égypte. Je ne suis jamais allé en Afrique noire, mais je sens qu’elle commence là.

C’est peu dire que nous faisons tache parmi la population locale. Un Soudanais croisé sur un chemin nous invite à prendre le thé chez lui. Par politesse, nous ne pouvons pas refuser. Sa maison est en terre battue avec un toit en paille, remplie d’hommes et de femmes de tous âges et de très jeunes enfants. Les femmes nous servent du thé et des gâteaux. Tous nous sourient sans que nous puissions échanger avec eux un seul mot. Nous comprenons qu’ils veulent nous inviter à manger et pourquoi pas à dormir chez eux. Nous sommes tiraillés entre la volonté de ne pas les froisser, l’embarras de les priver, en acceptant cette invitation, de leurs pauvres moyens de subsistance, et la certitude d’être malades si nous mangeons une seule bouchée de cette nourriture conservée à l’air libre par plus de quarante degrés et couverte de mouches.

Je suis totalement démuni devant cette hospitalité que je ne comprends pas. J’ai honte. Honte de mon dégoût déguisé en scrupule. Honte que des gens si généreux puissent vivre dans une telle indigence pendant que nous vivons dans une telle opulence. C’est par décence que je n’ai pas voulu venir jusqu’ici en avion ou en bateau de croisière. Par décence encore que je m’efforce de vivre dans une frugalité très relative, qui pour eux ne change rien, mais qui me permet d’avoir un peu moins mauvaise conscience.

Nous touchons le fond de cette plongée aux sources de notre civilisation et de notre histoire. Les descendants des pharaons vivent désormais en servitude, nous sommes indirectement leurs seigneurs, et ce sont eux malgré tout qui nous offrent le peu qu’on leur a laissé.

Nous entamons par palier notre remontée à la surface. Impossible cependant de se priver d’un voyage sur le Nil. Puisque je refuse d’embarquer sur un bateau de croisière, il ne reste plus que les felouques. Habituellement, leurs propriétaires les proposent seulement aux touristes pour une promenade d’une heure ou deux. Je négocie avec l’un d’eux pour qu’il nous conduise depuis Assouan jusqu’à Kôm Ombo, à une cinquantaine de kilomètres. Il hésite, car l’aller lui prendra toute la journée et le retour toute la nuit. Nous faisons finalement affaire. Cette traversée sur le Nil en felouque est un enchantement. Ce fleuve majestueux traverse un désert, en ne laissant derrière lui qu’une étroite bande de terres fertiles. Depuis le matin jusqu’au soir nous expérimentons au plus près de l’eau toutes les couleurs que nous offre le soleil. Je comprends pourquoi les Égyptiens ont choisi d’en faire un Dieu, plutôt qu’un type cloué sur deux planches.

La nuit tombe quand la felouque nous dépose sur le rivage, au pied du temple de Kôm Ombo, où il n’y a pas âme qui vive à cette heure tardive. Pendant quelques instants magiques, nous sommes transportés dans l’Égypte de Ramsès II, dans un roman de Pierre Benoît ou dans une bande dessinée d’Hergé. Il nous faudra marcher une heure pour trouver une route, et attendre une heure encore avant de voir passer la première camionnette, dont le chauffeur acceptera très gentiment de nous prendre à son bord pour nous ramener à Louxor où nous pourrons reprendre le train. C’est la fin du voyage. Il restera à jamais gravé dans nos mémoires…

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Oum Kalsoum

Ayant finalement réussi à échapper à cette partie carrée avec un bossu et une sourde-muette, nous quittons le Kosovo pour rejoindre Istamboul, puis Athènes. Avec ce voyage en train et en bus, nous remontons le temps. J’ai quitté le Nouveau Monde quelques semaines plus tôt pour renouer avec la vieille Europe. En quittant Paris, je laisse derrière moi la modernité, et en Yougoslavie, nous traversons un pays au bord de l’éclatement et un monde communiste à bout de souffle qui appartient déjà à l’Histoire. À Istamboul nous sommes aux sources de l’Empire Ottoman, et à Athènes aux sources de la civilisation européenne. Il ne nous reste plus qu’à remonter jusqu’aux sources de la civilisation tout court, en remontant le cours du Nil. Pour ne pas rompre le charme, je préférerais rejoindre l’Égypte depuis Athènes en bateau. Mais il n’y a pas de liaison directe. Je me résigne à prendre l’avion pour le Caire.

Dès l’arrivée à l’aéroport, on prend clairement conscience, à travers tous ses sens, qu’on a changé de continent. Un monde inconnu, excitant mais potentiellement dangereux, s’ouvre devant nous. Il est déjà tard, et bien entendu nous ne savons même pas où nous allons dormir. Je hèle un taxi et je lui demande de nous déposer dans un hôtel en ville. Évidemment, le chauffeur a un cousin qui tient l’hôtel le plus confortable, le mieux situé et le meilleur marché du Caire. Un cousin avec lequel on suppose qu’il est en affaires à la commission.

Il y a de la musique arabe à la radio. Nada, intriguée, me demande si je connais cette chanteuse. Comme je n’en connais qu’une, pour l’impressionner, je lui réponds comme si c’était une évidence et que je me moquais gentiment de son ignorance : mais c’est Oum Kalsoum ! Le Caire nid d’espions ne sortira qu’une vingtaine d’années plus tard, mais je cultive déjà mon style OSS 117. Si elle m’avait posé la même question à propos d’un air d’opéra, je lui aurais répondu la Callas.

J’avais une chance sur deux, et j’ai de la chance. C’est bien la diva égyptienne, et je viens de me faire un copain. Le chauffeur est aux anges. Vous connaissez Oum Kalsoum ? Histoire de pousser encore un peu mon avantage, je lui réponds que bien sûr, tout le monde la connaît et l’admire. Apparemment, tous les Occidentaux qu’il transporte dans son taxi ne la connaissent pas, car nous passons soudain du statut de simples touristes à celui d’amis du peuple égyptien. Du coup, au lieu de nous amener à l’hôtel de son présumé cousin, il nous propose de venir prendre le thé chez lui pour nous présenter toute sa famille et nous montrer sa collection de disques. J’ai bien du mal à décliner le plus poliment possible cette invitation. Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes arrivés en Afrique, on va peut-être attendre un peu avant de sortir des chemins battus pour leur préférer les chemins de traverse.

L’hôtel est correct. Il donne sur un cimetière qui a des allures de bidonville, à moins que ce ne soit l’inverse. J’apprendrai plus tard que les plus pauvres des Égyptiens n’ont pas d’autres choix que de vivre avec les morts. Nous entendons l’appel du muezzine. Oui, décidément, nous sommes ailleurs.

Le lendemain nous visitons Le Caire au pas de charge. Le tourisme, c’est toujours un peu une perte de temps. Moins encore qu’au Kosovo, nous ne passons inaperçus. Surtout Nada. Pour les Égyptiens, sa blondeur et sa blancheur représentent le summum de l’exotisme occidental. Heureusement sa beauté n’est pas de celle qui attire les commentaires grivois. Les femmes comme les hommes se retournent sur nous en gloussant. J’imagine qu’ils nous voient un peu comme des albinos. Cette fois, les freaks, c’est nous. À moins qu’ils nous prennent pour des stars de cinéma, puisque des gens aussi blancs, ils n’en voient que dans les films.

À la banque, pour changer de l’argent, on nous offre le thé. Et on nous invitera même à un mariage à Alexandrie simplement parce que nous passons devant la porte du restaurant à ce moment-là. La sympathie pour les étrangers a cependant ses limites. À Alexandrie, justement, on refusera de nous donner une chambre dans un hôtel un peu à cheval sur les principes de l’Islam parce que nous ne sommes pas mariés.

Après Alexandrie, mon projet est de descendre le Nil aussi loin que possible. Cependant, en regardant la carte pour décider de notre prochaine étape, un nom attire mon regard : Ismaïlia. À quinze ans, je dévorais les romans de Pierre Benoît. Lunegarde et son exotisme de pacotille me reviennent soudain à l’esprit. Nous ferons le détour par Ismaïlia, sur le Canal de Suez. Une ville qui, malgré son nom romanesque, ne présente absolument aucun intérêt, et dont il n’est même pas sûr que Pierre Benoît y ait jamais mis les pieds. Combien de détours aurais-je fait dans ma vie pour comprendre enfin que la fiction dépasse toujours la réalité ?

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Freaks

Dans quatre ans, le Kosovo sera à feu et à sang. Pour l’heure, le voyageur de passage à Prizren ne ressent aucune tension particulière. Loin de l’agitation de l’Ouest, cette grosse ville située à quelques kilomètres de l’Albanie, sans grands attraits touristiques, semble oubliée par cette histoire qui va bientôt la rattraper. Peu de gens dans les rues, presque pas de voitures. Les carrioles à cheval qui circulent dans le centre-ville ne sont pas là pour promener les touristes, mais tout simplement pour permettre aux habitants de se déplacer et de transporter leurs marchandises.

En chemin, notre bossu mentionne malgré tout les conflits inter-communautaires, et dénonce ceux qui les attisent. Nous n’y prêtons guère attention. C’est tellement difficile d’imaginer la guerre en temps de paix. Il nous reçoit chez lui et improvise une petite soirée en notre honneur. Quelques-uns de ses amis nous rejoignent. Malgré son handicap, il paraît jouir d’une certaine influence sur le petit cercle qui l’entoure. Peut-être parce qu’il a un peu plus de moyens qu’eux, et un peu plus d’expérience. Ou parce que c’est le plus malin de la bande.

Arrive une jeune fille plutôt jolie, qu’il nous présente comme sa petite amie. À première vue, ce couple improbable, c’est un peu la Belle et la Bête. Mais nous découvrons aussitôt que la Belle est sourde-muette. Elle est albanaise, elle est très jeune, et elle semble vivre sous la dépendance totale de son protecteur. Quoi qu’il en soit, s’il ne m’est déjà pas facile de communiquer avec les autres sans l’aide de Nada pour assurer la traduction, je ne peux absolument pas échanger avec elle. Seul notre hôte semble comprendre les quelques sons étranges qu’elle émet accompagnés de signes.

La soirée se prolonge. On mange, on boit, on écoute de la musique. Alors que la plupart sont déjà partis, au prétexte de lui montrer je ne sais quoi, le bossu entraîne Nada dans la pièce d’à-côté avec l’Albanaise. Elle revient un instant après, avec un sourire énigmatique. Je l’interroge. Elle m’explique que notre hôte vient de lui proposer une partie carrée avec sa petite amie. Même si j’étais déjà sur mes gardes, je suis évidemment un peu surpris. Et raisonnablement inquiet. Il est plus de minuit, nous n’avons pas d’autre option que de passer la nuit ici. Dans quelle merdier me suis-je encore fourré ? J’ai l’impression d’être dans un film de Fellini ou dans le Freaks de Tod Browning. Il m’est bien sûr arrivé précédemment d’avoir à gérer ce genre de situations délicates, mais là je voyage avec une jeune femme dont je me sens aussi responsable, et qui n’a pas l’air de comprendre que si notre hôte se faisait plus insistant, la situation pourrait vite déraper. L’échangisme, moi, je n’ai rien contre sur le principe. Mais je ne m’imagine pas expérimenter pour la première fois la chose avec le Bossu de Notre-Dame et une Esmeralda probablement mineure et en tout cas sourde-muette. Nous déclinons poliment la proposition. Mais la nuit s’annonce longue…

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Yougoslavie

Je reviens à Rijeka au début de l’été, après avoir découvert l’Amérique. Nada n’a pas bougé de sa ville natale, et elle n’a pas changé. C’est moi qui ai changé. Nos différences sont encore plus évidentes qu’un an auparavant. Elles s’avéreront de plus en plus difficiles à concilier. J’étais déjà un homme de l’Ouest, je reviens en cowboy dans cette charmante petite ville de la toujours communiste Yougoslavie. Pour avoir l’autorisation de dormir avec elle chez ses parents, je dois non seulement avoir l’approbation de son père, mais aussi celle du Parti Communiste. En d’autres termes, je dois indiquer chaque jour à la police locale chez qui je suis hébergé. On préférerait, j’imagine, que j’aille dépenser mes devises à l’hôtel en payant le prix fort réservé aux touristes. À moins qu’on ne me soupçonne d’être un espion chargé de fournir à l’OTAN des renseignements sur les chantiers navals tout proches.

Nada et moi dormons dans le même lit, mais nous ne vivons pas dans le même monde. J’ai dans la tête tous les souvenirs de cette année pendant laquelle j’ai expérimenté tant de choses nouvelles. Sans elle. Qu’à cela ne tienne, je lui ferai découvrir le monde, en tout cas une partie, en le découvrant avec elle. Elle ne connaît pratiquement que la Croatie, et encore. J’ai déjà conscience que ce sera le seul voyage que nous ferons ensemble. Je veux qu’on s’en souvienne tous les deux, pour toujours.

Pour la première fois de ma vie, j’ai devant moi à la fois de l’argent, du temps, et une liberté totale. Elle est prête à me suivre. Reste à convaincre ses parents, qui à juste titre sont un peu inquiets de la voir partir avec un étranger. Mon premier dîner chez eux est mémorable. Ce sont de braves gens et ils se montrent hospitaliers, mais son père, surtout, me regarde avec suspicion. Il a travaillé toute sa vie sur les chantiers navals, il n’a rien connu d’autre que la Yougoslavie de Tito. Alors évidemment, pour lui, je ne suis pas le gendre idéal. Et s’il savait qu’en plus je n’ai pas le projet de devenir son gendre…

Ni le père ni la mère ne parlent un seul mot d’anglais, la conversation est donc difficile. Nada sert un peu d’interprète, mais quoi qu’il en soit, son père est un homme de peu de mots. Il me regarde. Je soutiens son regard. Je le respecte, et je crois que c’est réciproque.

Il faut croire que je ne leur fais pas trop mauvaise impression, car le lendemain, ces parents pourtant très attentifs laissent leur fille partir avec un inconnu pour un long périple qui nous conduira à travers toute la Yougoslavie jusqu’au Sud de l’Europe et au-delà jusqu’aux portes du Soudan. Malgré tout, en nous voyant partir, sa mère écrase une larme, se demandant si elle reverra sa fille un jour. Elle a raison, nous aurions pu ne jamais revenir, car nous entreprenons un voyage hasardeux.

Comme d’habitude, je n’ai défini ni calendrier ni itinéraire, et je ne sais pas jusqu’où nous irons. Chaque matin nous nous lèverons sans savoir où nous dormirons le soir. Faut-il qu’elle m’aime, qu’elle me fasse confiance ou qu’elle soit totalement folle pour me suivre aveuglément dans une telle aventure ? Elle qui depuis son enfance n’a connu que la petite vie bien réglée de toute jeune fille dans un pays communiste relativement prospère comme la Yougoslavie, ne manquant de rien et sachant se passer du superflu.

D’ailleurs, tous les jeunes de son âge paraissent plus ou moins heureux. Ils vivent dans une bulle très protectrice, sans perspective d’avenir mirobolant mais sans crainte du futur. Je me permets d’émettre quelques doutes. C’est très bien, mais que feront-ils quand tout ça va s’effondrer ? Nada ne comprend pas ma question. C’est comme ça. Ça a toujours été comme ça. Et ça ne changera jamais. Deux ans après, ce sera la chute du mur de Berlin, et deux années plus tard la Yougoslavie n’existera plus. Mais pour l’instant, nous allons la traverser une dernière fois.

Ce qu’on appelle encore la Yougoslavie c’est, sur une superficie moindre que celle de l’Italie, un patchwork de cultures européennes et orientales les plus diverses. Parcourir la Yougoslavie, c’est en quelques kilomètres passer de l’Occident à l’Orient, des églises aux mosquées, de la Grèce Antique à l’Empire Ottoman, des stations balnéaires pour Allemands aux campagnes moyenâgeuses, de la Mercedes à la voiture à cheval. C’est donc aussi un voyage dans le temps et dans l’histoire. C’est un territoire d’une incroyable richesse, diversité et complexité, qu’il est beaucoup plus intéressant d’appréhender en voyageant en train ou en bus qu’en se contentant de le survoler en avion pour aller visiter la très touristique Dubrovnik.

De l’italienne Istrie à la grecque Macédoine, en passant par l’austro-hongroise Serbie, nous arrivons finalement au Kosovo qui ressemble à la Turquie, et nous poursuivrons le lendemain jusqu’à la frontière albanaise, à Ohrid d’où l’on peut apercevoir de l’autre côté du lac la mystérieuse Albanie encore stalinienne. Pendant ce périple, Nada découvre avec moi son propre pays, qu’elle ne connaît qu’en partie, et qui dans deux ans ne sera plus le pays de personne. Pour l’heure, nous pensons faire étape à Prizren, où bien entendu nous n’avons réservé aucune chambre.

Dans les rues de la ville, nous croisons un bossu, qui se propose aussitôt d’être notre guide. Il faut dire qu’avec Nada, je ne passe pas inaperçu, surtout au Kosovo. Il paraît que les filles de Rijeka sont réputées pour leur beauté. Enfin, c’est une fille de Rijeka qui me l’a dit, ce jugement est peut-être un peu subjectif. Quoi qu’il en soit, la blondeur cendrée et la silhouette élégante de ma compagne de voyage attirent les regards.

Le bossu nous invite à passer la nuit chez lui, tout en nous racontant qu’il doit partir de bonne heure le lendemain matin pour un tournoi de ping-pong. C’est selon ses dires un champion dans cette discipline. Nada, toujours enthousiaste et souvent un peu naïve, est partante. Je suis un peu sur la défensive, mais j’accepte. J’avais raison de me méfier, car la soirée va prendre une tournure plutôt inhabituelle…

Autobiographie roman

 

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