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Salles obscures

Vous vous demandez ce que je fais, non ? Eh ben je suis comme vous. J’attends… Qu’il se passe quelque chose… Quoi ? Je n’en sais rien moi… Si je savais… J’attends que ça s’améliore… Je pourrais me lever, et aller faire un tour en attendant, vous me direz… Vous aussi, d’ailleurs… Mais non… Je ne pense pas que ce soit très prudent… Des fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant pendant notre absence… Ok, pour l’instant, il ne se passe rien. Mais ça peut redémarrer au moment où on s’y attend le moins. Subitement… Vous savez, c’est comme quand on est au cinéma, et que le film s’arrête tout d’un coup, parce que la pellicule a fondu sous la chaleur du projecteur. La lumière se rallume et on est là comme des cons, éblouis, comme si on nous avait brutalement tiré d’un rêve. On reprend peu à peu ses esprits et on se met à attendre. À espérer que le film reparte le plus vite possible. Qu’on nous replonge dans notre coma artificiel en relançant la bobine. Et puis on se rend compte qu’on ne sait absolument pas combien de temps va durer la panne. Peut-être que c’est plus grave que ça, et que la séance va être annulée. En fait, on n’est même pas sûr qu’il y ait vraiment quelqu’un en cabine pour recoller les morceaux. Et si le projectionniste s’était barré juste après avoir lancé le film ? Au bout d’un moment, le plus courageux des spectateurs se lève pour aller voir ce qui se passe. Sous le regard admiratif de tous les autres, restés lâchement assis à attendre que quelqu’un se décide. Mais le héros ne sait pas où aller pour sauver du naufrage ses camarades d’infortune. C’est très mystérieux, une cabine de projection. Il n’y a pas de fenêtre. Juste une meurtrière pour laisser passer la lumière du projecteur. On ne sait même pas où est la porte d’accès dérobée de cette citadelle interdite. Alors le type sort de la salle, retourne jusqu’à l’entrée du cinéma et demande ce qui se passe à la caissière de garde, qui évidemment n’est pas au courant. Elle ne sait pas non plus où est le projectionniste. Apparemment, personne ne l’a jamais vu. Mais elle dit qu’elle va se renseigner. Le type revient dans la salle après cet acte de bravoure, se préparant à rendre compte et s’attendant à être applaudi pour son initiative audacieuse, malgré le résultat plus qu’incertain de sa démarche. Mais quand il ouvre la porte, il s’aperçoit que la salle est à nouveau plongée dans le noir. Le film a déjà redémarré ! Sans lui ! Il s’est fait avoir. Il se dit qu’il aurait mieux fait d’attendre tranquillement avec les autres que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Avec tout ça, il a raté un bout du film. Quelques secondes, pas plus. Mais c’était peut-être une scène clef. Imaginez que dans Citizen Kane, vous ratiez la luge d’entrée… Sans compter que ces quelques images manquées s’ajoutent à celles probablement sacrifiées par le projectionniste pour bricoler une réparation à la va vite en ressoudant les deux bouts fondus de la pellicule. Maintenant, je vais être définitivement largué, se dit le revenant dont les yeux ne se sont pas encore réhabitués à l’obscurité. Il regagne son siège à tâtons, et demande en chuchotant à sa voisine de lui résumer ce qui s’est passé pendant son absence. La fille s’apprête à lui répondre à contrecœur, craignant à son tour de rater une réplique essentielle pendant cette remise à niveau, quand derrière eux une voix agacée crie : Chuuuut ! Alors la fille, soulagée, lance un regard désolé au gêneur avant de tourner à nouveau vers l’écran ses beaux yeux fascinés, tout en replongeant avec volupté la main dans son paquet de pop corn. The show must go on ! Mais le pauvre zombie, lui, ne comprend plus rien au film… Alors je préfère attendre... (Un temps). Vous savez combien ça rapporte, un livret A, en ce moment…? Trois pour cent par an… Vous placez votre SMIC à la caisse d’épargne, vous vous faites congeler pendant cinq cents ans. On vous passe au micro-onde, et vous êtes multimillionnaire. Là, ça vaut le coup d’attendre, non ? 

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Les petites heures

Les petites heures, vous connaissez ? Un, deux, trois, quatre… À cinq, on serait déjà tiré d’affaire. Il suffirait de patienter un peu en écoutant la radio. Mais on se réveille, et on regarde par la fenêtre. Pas une lueur. On tend l’oreille. Pas un chant d’oiseau. Les diurnes dorment encore, les nocturnes sont déjà couchés. Aucun espoir de lendemain proche. On est au plus profond de l’obscurité, dans la contrée d’aucun homme, la nuit des dormeurs éveillés. Bien sûr, un effort suffirait pour se lever, et marcher. Mais ce serait prématuré. Presque contre nature. Voir la nuit avant d’avoir vu le jour… Alors on doit rebrousser chemin. Repasser la frontière. Revenir là où rien ne peut encore nous atteindre. Où rien ne peut nous attendre. Où personne ne peut nous entendre. L’au-delà est l’en deçà d’un éternel réversible. Je compte jusqu’à cent. À l’envers. Quatre-vingt dix-neuf, quatre-vingt dix-huit… Espérant qu’avant la fin de ce compte à rebours, j’aurai cessé de compter. Les nuits de grande insomnie, je commence à sept milliards. Six milliards neuf cent quatre-vingt dix neuf millions neuf cent quatre-vingt dix neuf mille neuf cent quatre-vingt dix neuf autres, avant que mon tour vienne dans cette vaste salle d’attente à ciel ouvert qu’est le monde des vivants. Combien de temps pour effeuiller une à une toutes ces existences qui ne sont pas la mienne, pour me reconnaître dans cette foule et trouver mon sommeil ? Une nuit pour savoir qui on est. Ce qui nous distingue des autres. Une vie pour découvrir tout ce qui n’est pas nous. Mourir. Se fondre à nouveau dans l’indistinct. Dormir. Lâcher prise. Avec la peur de se réveiller un autre. Dans une obscurité qui serait un cauchemar sans espoir de matin. Ce qui me tient en vie, qui me tient en éveil, c’est la peur de sombrer par une mauvaise nuit, dans le mauvais sommeil, la fatigue éternelle. L’insomnie est une course immobile contre le temps. Une victoire provisoire. Quatre, trois, deux, un… Suspendues entre la torpeur de la nuit et la brutalité du réveil, les petites heures égrènent le temps compté des insomniaques.

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Divan

Je m’allonge ou…? Ok… Je ne sais pas très bien par où commencer… J’ai trouvé vos coordonnées dans l’annuaire… On peut demander à un ami si il connaît un bon dentiste pas trop cher et qui ne fait pas mal, mais… quelqu’un comme vous. Alors, j’ai consulté les pages jaunes… Et puis j’ai choisi votre nom au hasard dans la liste… Plutôt longue, la liste, hein ? Un job payé en liquide, par les temps qui courent… Il paraît qu’on n’a pas besoin de diplôme pour faire votre métier ? Qu’il suffit d’avoir été client pour se mettre à son compte… C’est vrai ? Alors moi aussi, après, si je veux… Je vais considérer que je suis en formation alors. Mais ça ne vous fout pas un peu les boules que tous vos clients deviennent des concurrents potentiels ? Vous imaginez ? Je vais voir mon boucher, je prends une tête de veau, et en sortant j’ouvre une boucherie juste en face… Ça ne risque pas d’arriver, remarquez, j’ai horreur de la viande… Même avec les œufs, j’ai du mal. Bon, j’en mange de temps en temps, mais… Il paraît que les oiseaux sont les descendants des dinosaures… Alors un œuf, c’est un peu un fœtus de dinosaure, non ? En fait, je n’ai pas choisi votre nom tout à fait par hasard… Vous étiez le dernier sur la liste… Comme votre patronyme commence par un Z… J’ai sûrement voulu réparer une injustice… C’est mon côté Zorro. Oui, j’imagine que les autres choisissent toujours le premier de la liste… Monsieur Aa, Madame Ab, ou Monsieur Bb… Je me doute de ce que vous avez dû endurer pendant vos études… Si vous en avez fait… Toujours le dernier à passer à la casserole… Moi, ça va. Je suis dans les M… Plutôt dans le peloton de queue, mais bon… Tiens, c’est marrant, moi c’est à la fin de mon nom qu’il est le Z… Mon père était espagnol… Je ne sais pas pourquoi je dis « était », parce qu’il l’est toujours… Je veux dire, vivant. Enfin, je crois… Mais est-ce qu’on peut dire qu’il est encore espagnol ? Il a été naturalisé… Naturalisé français, je veux dire… Pas empaillé… Ou congelé… C’est dingue, toutes ces bonnes femmes qui mettent leurs marmots au congélateur, non ? Entre le poisson pané et les esquimaux… Si seulement les enfants pouvaient faire la même chose avec leurs parents… Les conserver comme ça au congélo en attendant de savoir quoi en faire… Pourquoi je vous raconte tout ça, moi…? Ah, oui, le Z ! Alors il faut que je vous raconte tout depuis le début, c’est ça ? De A à Z. Ou plutôt de M à Z… Puisque pour moi ça commence à M… Je n’ai jamais aimé mon prénom… Vous avez remarqué, à la télé, dans les films ? L’abruti de service s’appelle toujours Jean-Pierre… Comme dans Ma Sorcière Bien Aimée, par exemple. Vous connaissez ? Mais si, le mari de Samantha ! Eh ben le con, dans l’affaire, c’est lui. Elle, elle rame toute la journée pour lui éviter la honte de passer pour le con qu’il est vraiment. Et elle n’a pas trop de tous ses pouvoirs magiques pour empêcher ça. Bon, elle l’aime, son Jean-Pierre, parce qu’il est gentil. Gentil, mais con. C’est l’idée qu’on se fait des Jean-Pierre, en général. Moi aussi, j’ai une fille. J’aurais dû l’appeler Tabatha. Je ne veux pas dire par là que ma femme est une sorcière. Ce serait plutôt une fée… Pour arriver à me supporter… C’est ce que ma mère lui dit toujours, d’ailleurs : Comment vous faites pour le supporter ? Elle est normande, ma mère. Comme les vaches. Alors le lait, le beurre, la crème… Qu’est-ce qu’on a pu en bouffer… Je ne digère pas, moi, le beurre. Je dois tenir ça de mon père. En Espagne, c’est plutôt l’huile d’olive. Il lui disait toujours : Pourquoi tu mets autant de crème dans la soupe ? Il aurait mieux fait de lui demander pourquoi elle ne mettait pas plus de soupe dans sa crème… C’était plus fort qu’elle, apparemment… L’atavisme… Finalement, mon père a trouvé quelqu’un d’autre pour lui servir la soupe… À la maison, maintenant, c’est moi qui cuisine. Comme ça, au moins, je sais ce que je mange. Vous ne dites rien, hein ? Mais vous n’en pensez pas moins. Vous vous demandez sûrement pourquoi je suis venu vous voir. Si je le savais, je ne serai pas venu, j’imagine. Enfin si, il y a quand même quelque chose. Comment vous dire ça ? Plus ça va… plus je me sens proche du minéral. Je ne sais pas pourquoi. Vous connaissez la formule : plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien ? Moi, plus le temps passe, plus les gens m’ennuient. Les chiens aussi, d’ailleurs. C’est avec les pierres que je me sens vraiment à l’aise… Une vie d’homme… C’est trop court, non ? Alors une vie de chien… Tandis qu’une pierre, ça ne vieillit pas… Même les arbres, ça ne me dit plus rien. Pourtant, il y en a qui ont plus de mille ans. Mais un arbre aussi ça finit par mourir. Ça peut même avoir des maladies. Et puis c’est bouffé par les vers, comme le reste. Ça finit par réintégrer la chaîne alimentaire. Une pierre, non. Personne ne mange de cailloux ! Sauf les poules, c’est vrai… Pour fabriquer la coquille de leurs œufs. Vous avez raison, on ne peut pas dire non plus que les pierres soient vraiment éternelles… Vous croyez que les dinosaures aussi bouffaient des cailloux pour fabriquer leurs œufs ? Dans ce cas, à quoi bon être une pierre ? Si c’est pour finir en coquilles vides après une omelette… Alors pourquoi j’aime les pierres, docteur ? Je veux dire Monsieur Z. Vous croyez que ça a quelque chose à voir avec mon nom ? Jean Pierre M.

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Divan

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Sans titre

Il y a quelqu’un ? Non… Alors vous êtes comme moi. Vous non plus, vous n’avez pas vraiment réussi à devenir quelqu’un. Etre le fils de personne, ça va encore. Certains sont même devenus très célèbres. Il y a des précédents. Mais qui se souvient encore des parents du fils de personne ? Personne. Moi, depuis que je suis arrivé au monde, on m’a toujours dit : si tu veux devenir quelqu’un, dans la vie, il ne faut pas faire n’importe quoi. Et croyez-moi, tous ceux qui m’ont dit ça, ça n’était pas n’importe qui. Alors j’ai essayé de faire quelque chose de moi. Pour devenir quelqu’un, comme eux. Mais je ne suis arrivé à rien, je le sais bien. Je n’ai jamais su quoi faire de ma peau. Je ne suis qu’un numéro, comme on dit. Un drôle de numéro, même, à ce que disent certains. Je n’ai pas dû faire ce qu’il faut. Alors je fais ce que je peux. Je fais mon numéro, justement. Je suis un comique, comme ils disent : Oh, celui-là, c’est un comique ! Est-ce qu’un comique peut vraiment devenir quelqu’un ? Pour ça, il faudrait qu’on le prenne au sérieux… Mais même moi, je n’arrive pas à me prendre au sérieux. Mon médecin, quand je vais le voir pour un arrêt de maladie, il me répète toujours : Arrêtez de jouer la comédie ! Sans parler de mon banquier qui me prend pour un clown. Est-ce que vous prêteriez de l’argent à un clown, vous ? qu’il me dit tout le temps. Surtout à taux zéro… Quand on prête à rire, on n’est pas sûr d’être remboursé, c’est sûr… C’est pour ça que les comiques finissent rarement propriétaires de leur dernière demeure. Moi non plus, je n’ai pas de chez moi. Il paraît même que j’ai l’air de ne pas savoir où j’habite. Si encore j’avais rencontré quelqu’un dans la vie. Tu devrais essayer de rencontrer quelqu’un, comme ils disent. Mais si vous croyez que c’est facile de nouer une relation sérieuse avec une personne qui ne sait même pas où elle habite. Je ne demandais pourtant pas grand chose. Pas forcément quelqu’un de… Si au moins j’avais tiré le bon numéro. Mais non. Je n’ai tiré que de sacrés numéros, croyez-moi. Aucune relation stable. Quelques intermittentes parfois. Beaucoup de faux numéros. Mais jamais le numéro complémentaire. Alors le numéro gagnant… Et maintenant, c’est trop tard, hein ? Je n’en ai plus pour longtemps, je le sais. Et je sais bien qu’après ma disparition, personne ne dira : celui-là, c’était quelqu’un. Est-ce qu’on peut même parler de disparition s’agissant d’une personne qui n’a jamais réussi à devenir quelqu’un ? Non, à mon enterrement, on dira : celui-là, c’était un comique. S’il y a quelqu’un à mon enterrement, bien sûr. Vous avez remarqué, à l’enterrement des gens célèbres, il y a toujours une foule d’anonymes, comme ils disent dans les journaux ? La foule des anonymes… Mais sur la tombe des inconnus, il n’y a jamais personne. Et surtout pas des célébrités. Ou alors, il faut être soldat sans papier, mourir au champ d’honneur, et avoir beaucoup de chance à titre posthume. Non, en temps de paix, il ne faut pas rêver. Personne ne ranimera jamais la flamme de tous les morts qui n’ont jamais réussi à devenir quelqu’un de leur vivant…

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Tombé du ciel

Tombé du ciel

Depuis près d’un an qu’elles travaillaient ensemble comme vendeuses, dans cette parfumerie de la galerie marchande de l’aéroport de Roissy, Mélanie Dubois et Sandrine Lemoine entretenaient des relations orageuses. Mélanie reprochait à sa collègue de manquer d’ambition, surtout avec les hommes, en se satisfaisant d’avoir pour fiancé un simple bagagiste. Mélanie, pour sa part, visait plus haut. Hélas, le prince charmant tardant à venir se prendre dans ses filets, la belle arriviste restait célibataire depuis des mois…

Sandrine avait bien proposé à Mélanie de lui présenter son frère Jean-Luc. Mais Mélanie avait décliné cette proposition jugée indigne d’elle. Jean-Luc, un copain du fiancé de Sandrine, n’était comme lui qu’un « petit » bagagiste sans avenir… Sandrine, évidemment, n’appréciait guère le mépris que lui dispensait sa collègue à longueur de journée.

Ce jour-là, cependant, le destin semblait enfin sourire à Mélanie… Dès qu’il était entré dans la boutique, elle avait su que c’était lui ! Oui, sanglé dans son uniforme de pilote de ligne, grand, beau et le teint légèrement hâlé, il avait tout du prince qu’elle attendait depuis si longtemps…

Plus miraculeux encore, le coup de foudre paraissait réciproque. Tandis que l’homme lui demandait conseil pour le choix d’un parfum prétendument destiné à sa mère, Mélanie sentit aussitôt qu’elle ne le laissait pas indifférent. Cette fois, elle était certaine que c’était un gros poisson qui mordait à l’hameçon, et mit tout en œuvre pour le ferrer en douceur. Tout en laissant bien sûr à son prince l’illusion d’avoir l’initiative, Mélanie fit si bien que, osant se lancer, celui-ci l’invita à dîner.

Il était près de 20 heures. Le magasin allait fermer. Mélanie hésita un instant. En acceptant d’un inconnu cette invitation impromptue, elle risquait de passer pour une fille facile. D’un autre côté, en le laissant filer, elle pouvait craindre de ne jamais le revoir. Son métier devait le conduire aux quatre coins du monde. Il se passerait peut-être des semaines avant que ses plannings de vols le ramènent à Roissy. Et aurait-il alors encore envie de solliciter le bon vouloir d’une vendeuse qui l’aurait éconduit ?

Un coup d’œil vers Sandrine acheva de convaincre Mélanie. De loin, sa collègue avait observé la scène avec un mélange de curiosité mal dissimulée, de réprobation secrète, et peut-être d’envie… Non, décidément, se dit Mélanie, pas question de perdre une telle occasion !

Ce dîner fut pour elle un enchantement. Ne pouvant s’éloigner de Roissy, d’où il devait repartir au matin vers une destination lointaine, le beau pilote invita Mélanie dans un des restaurants de l’aéroport. Ce n’était certes pas un établissement gastronomique, mais pour Mélanie, un repas avec lui dans un self aurait valu le meilleur des festins. Sous le charme, elle en oubliait presque qu’en acceptant cette invitation, elle avait d’abord pour objectif de trouver un bon parti.

Malgré une légère maladresse due sans doute à sa timidité, son soupirant se montra séducteur. Le repas passa comme un rêve. Le vin était excellent. Et elle en oublia même de lui demander son prénom.

Au moment de se quitter, c’est elle qui lui proposa de prendre un dernier verre au bar de l’hôtel où il avait réservé une chambre en prévision de son départ matinal. Il accepta, bien sûr, mais elle éprouva une petite déception en croyant lire dans son regard l’ombre d’une hésitation. Pour tous deux, cependant, il était déjà impossible de se ressaisir. Le premier baiser qu’ils échangèrent dans un recoin discret du hall acheva d’enflammer leurs sens, et c’est du minibar de la chambre qu’il sortit la bouteille de champagne destinée à célébrer leur rencontre.

Jetant aux orties tous les principes rigoureux qu’elle s’était fixés pour dénicher un mari fortuné, c’est Mélanie qui entraîna son amant vers le lit. Certes, elle s’était toujours promis de ne pas se donner le premier soir. Mais cette fois, c’était différent. Elle était vraiment amoureuse…

A l’évidence, il en avait envie tout autant qu’elle. Mais quelque chose semblait le retenir. Il avait, disait-il quelque chose à lui avouer… Cela ne la surprit qu’à moitié. Ce conte de fée était vraiment trop beau. Il y avait forcément un lézard quelque part. Et puis, toute la soirée, elle avait perçu chez lui une gêne croissante, à mesure que les choses se précisaient entre eux. Etait-il déjà engagé ? Marié ? Condamné par la médecine ? Impuissant, visiblement pas… Elle lui clôt la bouche d’un baiser. Elle préférait ne pas savoir. Pas tout de suite. Et il n’eut pas la force d’insister.

Quand elle se réveilla le lendemain matin, il n’y avait plus personne à côté d’elle dans le lit. Et voilà, se dit-elle le cœur serré. Sans un mot, il était reparti. Retrouver sa femme, probablement. Elle ne le reverrait pas, et ne connaîtrait même jamais son nom. Sandrine aurait beau jeu, tout à l’heure, au magasin, de lui faire la leçon. Mais de cela, maintenant, elle s’en moquait. Quelle que fût l’identité de cet adorable inconnu, elle aurait seulement voulu le tenir une dernière fois dans ses bras…

C’est alors qu’elle entendit dans la salle de bain le crépitement de la douche. Son regard parcourut la pièce et elle aperçut, jeté sur une chaise, l’uniforme de pilote, passablement froissé… Elle en éprouva aussitôt un immense soulagement.

Comme si elle craignait de voir son amant disparaître à nouveau au cas où elle se rendormirait, elle se leva d’un bond pour ouvrir les rideaux. La lumière envahit la chambre. Elle se proposa ensuite de mettre l’uniforme sur un cintre. N’avait-il pas dit qu’il devait repartir le matin même aux commandes de son avion ? Que penseraient ses charmantes hôtesses en le voyant ainsi fripé ?

Mélanie saisit la veste, un peu élimée aux manches, ce qu’elle n’avait pas remarqué la veille au soir dans le feu de l’action. C’est alors que quelque chose tomba de la poche intérieure. Un passeport… Elle avait eu si peur de ne jamais connaître le nom de son beau pilote, qu’elle ne résista pas à la curiosité.

Son sourire se figea tandis que les informations inscrites sur le document lui révélaient la véritable identité de son prince charmant. Jean-Luc Lemoine, le frère de Christelle ! Bagagiste de son état… Au revers de la veste était cousu un écusson : l’enseigne d’une boutique de location de déguisements pour bals costumés.

C’est alors que Jean-Luc sortit de la salle de bain, en tenue d’Adam, un sourire embarrassé sur les lèvres…

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Portrait de famille

Portrait de famille

La première chose que vit Fabrice, en entrant dans cette maison où il n’était plus venu depuis des mois, fut le portrait de sa grand-mère, accroché dans le vestibule. Son cœur se serra. Quelques jours avant l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, Mamie Angèle, qui paraissait pourtant en pleine santé, avait succombé à une attaque cardiaque. Heureusement, elle n’avait pas souffert. Elle était morte paisiblement pendant son sommeil…

Lorsqu’il était enfant, Fabrice avait souvent passé les vacances scolaires chez sa grand-mère maternelle. Il gardait, notamment, un souvenir ému des lundis de Pâques dans cette ferme du Val d’Oise. Ce jour-là, Mamie Angèle cachait un peu partout, dans la maison et le jardin, des friandises enveloppées dans du papier doré ou argenté. La propriété n’était pas si grande, mais elle le paraissait aux yeux d’un enfant habitué à vivre à Paris dans un petit trois pièces. Et la ferme offrait tant de cachettes ! Lapins et œufs en chocolat venaient se cacher parmi les vrais dans le clapier et la basse-cour de Mamie Angèle.

Avec un air malicieux, Angèle avait souvent raconté à son petit-fils que la maison recélait un véritable trésor, trop bien dissimulé celui-là pour être trouvé facilement, et dont il hériterait à sa mort. Mais en attendant, il fallait que cela reste un secret entre eux ! Il ne devait en parler à personne, pas même à ses parents. Mamie Angèle, en effet, ne s’entendait guère avec son gendre. Et pour cette raison, elle était aussi en froid avec sa fille, la mère de Fabrice.

Hélas, Angèle était morte subitement, sans avoir eu le temps de révéler à son petit-fils la cachette de son présumé magot. Suite à ce décès, les parents de Fabrice avaient hérité de la maison. Après avoir longuement hésité, Fabrice avait parlé à sa mère du trésor de Mamie Angèle. A sa grande surprise, elle n’avait pas éclaté de rire.

Avant la guerre, raconta-t-elle à son fils, Angèle avait une certaine fortune qui lui venait de sa famille. A la libération, l’argent s’était envolé… On avait toujours pensé que les allemands l’avait dépouillée, comme c’était arrivé souvent avec les déportés. Mais on n’avait jamais osé l’interroger sur ce point, à son retour des camps. Et elle n’en avait jamais parlé à personne. Elle avait gardé de cette période de persécution une méfiance maladive, et un culte du secret. Elle semblait craindre encore que les nazis ne reviennent un jour… Alors pourquoi n’aurait-elle pas caché un magot quelque part ? À moins qu’elle n’ait tout simplement inventé cette histoire pour amuser son petit-fils…

Quoi qu’il en fût, les recherches entreprises après la mort de la grand-mère étaient restées vaines. Et les parents de Fabrice s’étaient résolus à vendre cette vieille ferme, dont ils ne savaient que faire, et qui menaçait de tomber en ruine. Dans une semaine, la maison changerait de propriétaire. Et avec elle le supposé trésor de Mamie Angèle.

Fabrice, chargé d’emporter les quelques objets de valeurs restés dans la maison avant la venue du vide grenier, passa rapidement en revue les différentes pièces de la maison. Il n’y avait là rien à emporter que des souvenirs. Les pauvres meubles de Mamie Angèle étaient tous rongés par les vers…

Comme il s’apprêtait à sortir, le regard de Fabrice tomba à nouveau sur le portrait de sa grand-mère, dans son cadre doré. S’il devait emporter une seule chose, ce serait cela. Il s’approcha du tableau pour le regarder de plus près. Il avait toujours vu cette peinture, visiblement très ancienne, accrochée à cet endroit, solidement fixée contre le mur du vestibule. Une idée folle lui traversa subitement la tête. Et si cette toile était l’œuvre d’un grand-maître ?

De nombreux peintres impressionnistes avaient séjourné dans la région au début du siècle dernier. Mamie Angèle aurait très bien pu rencontrer l’un d’entre eux à ses débuts, alors qu’il tirait encore le diable par la queue, et lui commander un portrait pour une bouchée de pain. Voire même, à proprement parler, en l’échange d’un bon repas chaud. Et si c’était cela le trésor de Mamie Angèle ? Elle avait sans doute deviné que si son petit-fils devait garder une seule chose d’elle, ce serait ce portrait…

Tout en se prenant à espérer, Fabrice éprouva un scrupule. Ce serait un crève-cœur de devoir vendre cette toile. C’était tout ce qui lui restait de sa grand-mère, et les souvenirs n’ont pas de prix. Mais cela n’engageait à rien de la faire expertiser.

Le lendemain, à la même heure, l’expert avec lequel Fabrice avait pris rendez-vous sonnait à la porte. Fabrice le fit entrer dans le vestibule et lui montra le tableau. Sans un mot, l’expert se pencha sur le portrait, et l’examina attentivement. Aucune signature n’était apparente, mais un spécialiste comme lui reconnaîtrait au premier coup d’œil l’œuvre d’un grand-maître. L’authentification officielle ne serait ensuite qu’une formalité…

Fabrice avait le cœur battant en attendant le verdict de cet homme de l’art. Ce dernier releva la tête, ôta ses lunettes de presbyte, et le regarda dans les yeux. « Alors ? » demanda Fabrice plein d’espoir…

« Je suis formel » lâcha l’expert sur un ton péremptoire. « Cette toile, bien qu’ancienne, est l’œuvre d’un amateur. Sa valeur ne saurait être qu’affective ». Bizarrement, Fabrice se sentit presque soulagé. Il n’aurait donc pas à se poser de problème de conscience. Ce portrait n’ayant aucune valeur marchande, il n’aurait d’autre choix que de le garder. En mémoire de sa grand-mère. La malicieuse Angèle s’était bien moqué de lui ! Il s’agissait en quelque sorte d’un trésor symbolique…

Revenant à la réalité, Fabrice fut surpris, cependant, de voir que l’expert se penchait à nouveau vers le tableau. Avait-il un repentir ? Allait-il lui annoncer qu’il s’était trompé, finalement, et que cette peinture était un authentique chef-d’œuvre ? Mais l’expert, à présent, semblait plutôt intrigué par le lourd cadre doré fixé dans le mur. Il était peut-être surpris de constater que, contrairement à tous les meubles en bois de la maison, il n’était pas rongé par les vers…

L’expert se tourna enfin vers Fabrice, et confirma son premier jugement. « Cette toile est définitivement une croûte. Mais je peux vous certifier, en revanche, que son cadre est en or massif ! ».

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Une femme honnête

Une femme honnête

Ça m’apprendra à être honnête ! Quand j’ai trouvé ce portefeuille par terre, dans l’établissement où je travaille, j’aurais mieux fait de le mettre à la poubelle. Ça m’aurait évité de me retrouver là aujourd’hui, au commissariat, accusée de vol ! Quand les flics m’ont interpellée pour un contrôle de routine, comme ils disent, ils ont trouvé le portefeuille dans mon sac à main… Je l’avais gardé quelques jours, au cas où quelqu’un viendrait le réclamer. Mais j’avais l’intention de le porter le lendemain aux Objets Trouvés ! Les flics n’ont rien voulu savoir. Il paraît que je suis défavorablement connue des services de police… J’ai protesté. Défavorablement, peut-être… Mais pas comme pickpocket !

En ouvrant le portefeuille, ces fins limiers ont réussi à identifier son propriétaire et à trouver son numéro de téléphone. J’aurais pu en faire autant, c’est sûr. Mais je ne suis pas de la police, moi… Je leur ai fait remarquer que je n’avais même pas touché à l’argent liquide, et j’ai poussé un soupir de soulagement. Ce brave homme, content d’avoir retrouvé son bien, allait sûrement me remercier, ou en tout cas m’innocenter…

Un inspecteur m’a dit de ne pas me réjouir trop vite. En consultant le fichier central, il venait de se rendre compte que le type avait porté plainte… pour un vol à l’arraché ! La victime venait d’être convoquée au commissariat pour m’identifier, ou non, comme son agresseur.

Je m’efforçais de rester zen. Ils ne pourraient que me relâcher après ça, puisque ce portefeuille, je ne l’avais pas volé ! Le type dirait que ce n’était pas moi, et on me ferait des excuses. Une heure après, l’inspecteur est venu me chercher et m’a emmenée dans son bureau, pour la confrontation. La victime était déjà là.

Quand j’ai vu ce vieux monsieur très digne, accompagné de sa femme, ça a fini de me rassurer. Ça se voyait tout de suite que ce n’était pas le genre à envoyer une innocente en prison. D’ailleurs, il me semblait déjà l’avoir vu quelque part. A mon travail, peut-être. Mais je vois défiler tellement de monde…

« Eh ben, vas-y, dis-leur que c’est elle ! » lui lança son épouse d’un ton autoritaire. Cette entrée en matière me refroidit un peu. Heureusement, le brave homme ne paraissait pas aussi affirmatif, et s’embrouillait un peu dans ses explications. Il ne se souvenait plus très bien… Il faisait noir…

L’inspecteur, intrigué l’interrompit. « Noir ? Vous avez déclaré que le vol avait eu lieu en pleine après-midi ! ». Il ajouta sur un ton ironique : « On n’a signalé aucune éclipse ce jour-là… ». Le vieux monsieur semblait de moins en moins à l’aise. « Oui, excusez-moi. Je veux dire que tout cela s’est passé très vite. Quoi qu’il en soit, cette personne n’est pas mon agresseur… ».

L’inspecteur, hélas, était du genre coriace.  » J’espère que vous ne mentez pas dans le seul but de permettre à une jolie femme d’échapper à la justice ? ». L’homme, de plus en plus embarrassé, jeta un regard inquiet vers son épouse, et finit par avouer. « Écoutez, c’est avant, que j’ai menti. ». Sa femme le fusilla du regard, mais il poursuivit malgré tout. « On ne m’a pas volé ce portefeuille. Je l’ai perdu… ».

L’inspecteur prit le temps de digérer cette information, avant de répondre d’un ton sévère. « Cela s’appelle une dénonciation frauduleuse. C’est très grave, vous savez ? Vous pourriez être poursuivi… Pourquoi ce mensonge ? ».

Le respectable vieillard, un peu perdu, avança une explication. « Quand j’ai raconté à mon épouse que j’avais perdu mon portefeuille, elle m’a conseillé de le déclarer volé. C’était plus simple, pour le remboursement par l’assurance, vous comprenez ? ». Sa femme confirma ces dires à contrecœur. Il était de toute façon trop tard pour nier. « Je pensais que la personne qui trouverait le portefeuille le garderait pour elle » expliqua-t-elle pour tenter de se justifier. « Et puis je croyais que la police avait autre chose à faire que de s’occuper d’un petit vol comme ça… ».

Cette mauvaise foi acheva d’irriter l’inspecteur. « Hélas pour vous, il reste quand même des femmes honnêtes. Et la police fait parfois bien son travail… ». Tandis que l’homme, penaud, regardait ses chaussures, l’inspecteur se pencha à nouveau sur la déclaration de vol rédigée par la prétendue victime quelques jours auparavant. « Je vous épargnerai les poursuites judiciaires pour cette fois » fit l’inspecteur magnanime. « Mais une dernière chose m’intrigue. Vous avez déclaré que ce vol imaginaire avait eu lieu dans la rue à Vincennes, où vous résidez. Or cette jeune femme l’a retrouvé, absolument intact, sous une banquette de l’établissement où elle travaille, dans le neuvième arrondissement de Paris. Il n’est pas arrivé là par hasard. Aviez-vous des raisons particulières de mentir aussi sur le lieu où vous avez perdu votre portefeuille ? ».

L’épouse revêche jeta un regard étonné vers son mari, attendant visiblement elle aussi une explication. Comme l’homme, cramoisi, ne répondait pas, l’inspecteur se tourna vers moi et reprit, impitoyablement. « Pourriez-vous nous rappeler, chère Madame, dans quel genre d’établissement vous travaillez, et quelle est votre profession ? ».

Malgré les conséquences conjugales désastreuses que je prévoyais pour ce pauvre homme, je fus obligée de répondre. « Ben… Je suis strip-teaseuse dans un cabaret de Pigalle. ».

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Portrait de femme

Portrait de femme

Les mains dans les poches, Jérôme descendait en sifflotant la rue de la Gaîté en direction de Montparnasse. Le quartier était encore presque désert à cette heure matinale. Jérôme s’assit à une terrasse de café et soupira d’aise. C’était dimanche, il faisait beau, et il avait toute la journée devant lui. La veille au soir, il avait accompagné Clara, sa femme, jusqu’au taxi qui devait la conduire à l’aéroport. Elle avait un rendez-vous important à New York le lundi et, pour préparer tranquillement sa réunion et y arriver en forme, elle avait préféré passer le week-end sur place. En ce moment même, compte tenu du décalage horaire, elle devait être au lit. Elle avait promis d’appeler son mari, mais il n’était pas vraiment pressé de l’entendre…

Bien sûr, Jérôme aimait sa femme. Mais un peu de liberté n’était pas fait non plus pour lui déplaire. C’est pourquoi, alors qu’il savourait son café en suivant des yeux une jolie fille qui passait, il sursauta, comme pris en faute, en entendant la sonnerie d’un portable. Il eut le réflexe de sortir le sien de sa poche, avant de se rendre compte que le bruit venait d’ailleurs. Il était pourtant le seul client assis à la terrasse. Il regarda autour de lui et ne tarda pas à apercevoir le téléphone, abandonné sur une chaise.

Jérôme hésita un instant puis, comme la sonnerie se faisait insistante, se décida à saisir l’appareil pour prendre la communication. « Allô ? » bredouilla-t-il. Ce fut une voix féminine qui lui répondit, avec un léger accent étranger. Une voix assurée mais chaude, qui le troubla. En quelques mots, la jeune femme lui expliqua qu’elle avait égaré son portable, et qu’elle appelait pour savoir si, par chance, il aurait été trouvé par quelqu’un d’assez aimable pour lui rendre.

Jérôme sourit en comprenant le bénéfice qu’il pouvait tirer de cette situation inattendue. Il était seul à Paris. Il n’avait aucun projet précis. Pourquoi ne pas se montrer galant ? Il proposa aussitôt à l’inconnue de lui ramener son téléphone chez elle. La voix sembla hésiter une seconde, avant d’accepter, et de lui communiquer une adresse à quelques rues de là. Il n’en aurait que pour un quart d’heure, tout au plus, précisa la jeune femme. A moins que la rencontre ne se prolonge un peu, songea Jérôme avec un sourire en rangeant l’appareil dans sa poche.

En se dirigeant vers l’adresse indiquée, Jérôme, émoustillé, échafaudait déjà divers scénarios. Il lui traversa même l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’un stratagème de drague inédit. Et si la mystérieuse inconnue, embusquée quelque part, guettait les hommes seuls qui venaient s’asseoir à cette terrasse ? Elle habitait à deux pas. De son balcon, à la jumelle, elle pouvait très bien épier ce qui se passait rue de la Gaîté… Jérôme se mit à rire. Il délirait, sans doute. Mais quand bien même. Ce serait flatteur pour lui d’avoir été ainsi choisi pour tomber dans le piège de cette mante religieuse !

En arrivant devant le numéro 13, Jérôme constata qu’il s’agissait d’un atelier d’artiste. Cela lui parut de bonne augure. Il se sentait aujourd’hui l’âme un peu bohème… Il eut pourtant une dernière hésitation. Et si cette voix sensuelle appartenait à une sexagénaire au physique ingrat ? Un monstre, même, n’ayant pas trouvé d’autre moyen pour attirer les hommes dans son antre sans avoir à se montrer !

Haussant les épaules, Jérôme pressa fermement le bouton de la sonnette. Après tout, il venait seulement rapporter un téléphone perdu à sa propriétaire, rien de plus… D’ailleurs, le tableau qui s’offrit à lui lorsque la porte s’ouvrit le rassura tout de suite. Et le ramena à ses fantasmes… Drapée dans un peignoir de bain, la jeune femme blonde qui l’invita à entrer était tout sauf laide. Avec ses cheveux courts et son corps athlétique, à peine dissimulé par le tissu éponge, elle avait certes une allure plutôt sportive. Mais il était impossible de la confondre avec un garçon. Dans cette tenue, elle lui faisait plutôt penser à une nageuse olympique sortant de l’eau pour monter sur la plus haute marche du podium…

En entrant, Jérôme se rendit compte que la présumée nageuse était plutôt artiste peintre. L’atelier était encombré de toiles, et un chevalet trônait au milieu de la pièce. Afin de rassurer son hôtesse sur ses intentions, Jérôme sortit de sa poche le téléphone et lui tendit. Pour le remercier, elle lui proposa un thé, qu’il s’empressa d’accepter pour retarder l’échéance de son départ. Il n’envisageait plus comme une hypothèse crédible qu’une telle beauté eût besoin d’user d’un stratagème quelconque pour attirer les hommes chez elle. Mais il n’avait pas renoncé à profiter de l’occasion pour flirter un peu.

Tout en buvant le plus lentement possible la tasse de thé que la jeune femme venait de lui servir, Jérôme se mit donc en devoir de lui faire une cour assez maladroite, et lui proposa finalement de partager un brunch à La Coupole, la célèbre brasserie qui se trouvait au coin de la rue. La beauté androgyne le renvoya aimablement mais fermement dans ses cordes. Elle n’était pas libre. Mais de toute façon, il n’avait aucun regret à avoir. Il n’aurait eu aucune chance avec elle. Et pourquoi cela ? demanda Jérôme un peu vexé. La jeune femme sourit. Qu’il se rassure. Cela n’avait rien à voir avec son charme de mâle. Elle préférait les femmes, voilà tout…

Jérôme reçut cette information comme une douche froide. Il avait tout imaginé sauf cela. Et pourtant, certains signes auraient dû l’alerter. Tous les tableaux qui l’entouraient représentaient des personnages féminins. Nus… et parfois en couples. Il s’excusa, et l’inconnue s’amusa gentiment de son désarroi. Il ne pouvait pas savoir. Sans rancune, donc. Mais elle ne le retenait pas plus longtemps. Son… amie allait bientôt sortir de la salle de bain.

Jérôme s’efforça de faire bonne figure, et se leva pour prendre congé. A quoi bon prolonger l’entretien ? Contournant le canapé pour se diriger vers la porte, il passa devant le chevalet et ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la toile inachevée.

C’est elle ? ne pût-il s’empêcher de demander. La belle inconnue acquiesça avec un sourire. Jérôme, intrigué, regarda le portrait d’un peu plus près et son sang se glaça. Cette femme, là, sur le tableau… Il aurait juré que c’était la sienne !

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Noces de sang

Noces de sang

Au volant de sa voiture, Sandra gravissait les derniers kilomètres de la route sinueuse qui conduisait à la villa où elle espérait trouver son amant. Elle avait le cœur battant. Malgré l’interdiction formelle que lui avait faite Charles, elle n’avait pu résister à la tentation d’aller le voir chez lui. Ou plutôt chez sa femme, puisque la superbe propriété située sur les hauteurs de Cannes appartenait à la riche veuve qu’il n’avait épousée, disait-il, que pour son argent.

Il y avait plus d’une semaine que Sandra n’avait pas vu l’homme qu’elle aimait. Depuis des mois, Charles lui promettait de quitter son épouse. Lors de leur ultime rendez-vous, il lui avait juré que cette fois, c’était pour bientôt. En attendant, Sandra devait être raisonnable et ne pas chercher à prendre contact avec lui. Mais Sandra, maîtresse délaissée, blessée dans son orgueil, n’en pouvait plus d’attendre. Il ne la prenait même plus au téléphone ! Et si c’était d’elle, dont il voulait se débarrasser en l’éloignant ainsi ? Elle devait en avoir le cœur net.

En arrivant sur le parking situé en bord de route, devant la villa, Sandra constata avec dépit que la voiture de Charles n’était pas là. Elle avait caressé l’espoir de le trouver seul à la maison… Elle aperçut en revanche le coupé sport de sa femme, garé à l’ombre d’un pin parasol. Sandra eut d’abord le réflexe de faire demi-tour. Elle craignait les conséquences d’un tête à tête avec cette mégère, qu’elle n’avait jamais vue. Mais le sort s’en mêla. Tandis qu’elle manœuvrait vivement pour repartir sans être vue, Sandra perçut un bruit caractéristique et, se penchant par la vitre ouverte, constata que sa roue avant gauche était dégonflée…

Impossible de refaire en sens inverse, avec un pneu crevé, les cinq kilomètres de route en lacets qui l’avait conduite jusque là. Quant à changer une roue sur ce parking sans attirer l’attention, il n’y fallait pas songer. Elle n’avait donc plus d’autre choix que d’affronter sa rivale.

Tandis que celle-ci, longeant la piscine, descendait vers elle pour s’enquérir de ce qui se passait, Sandra se sentit envahie par un sentiment de jalousie. Moulée dans un tailleur de grand couturier, avec ses cheveux blonds soigneusement tirés en chignon, Chantal avait certes l’air un peu sévère, mais elle ne manquait pas de classe. Etait-ce vraiment là la femme acariâtre que lui avait dépeinte Charles ?

« Je ne suis pas sûre de savoir changer une roue » s’excusa aimablement Chantal. « Et mon mari n’est pas là… ». Rassemblant son courage, Sandra improvisa. « Je vous remercie, mais je peux me débrouiller toute seule. Si vous m’autorisez à utiliser votre parking… ». Chantal sourit. « Faites comme chez vous. D’ailleurs, j’allais sortir. Mon mari m’attend au restaurant. ». Chantal ne remarqua pas le trouble de Sandra et poursuivit sur le ton de la complicité féminine. « C’est notre anniversaire de mariage, aujourd’hui… ». Sandra fit un effort sur elle-même pour se dominer. « Félicitation » lâcha-t-elle d’un ton glacial. Chantal s’éloignait déjà vers la villa.

En ouvrant le coffre de sa voiture, Sandra tremblait de colère. Alors c’était comme ça que Charles se préparait à rompre avec sa femme ? Elle se sentait trahie. Humiliée. Elle saisit son cric avec des envies de meurtre, hésitant seulement sur le choix de sa victime. Elle opta pour Charles. Après tout, cette pauvre Chantal n’était pour rien dans tout cela. Quant à lui, il ne payait rien pour attendre…

Pour comble de malchance, Sandra se souvint, en apercevant la roue de secours au fond de son coffre, qu’elle avait négligé de la faire réparer suite à sa dernière crevaison, quelques semaines auparavant. Elle s’apprêtait à fondre en larmes quand une main secourable se posa sur son épaule. « Il y des jours comme ça… », murmura gentiment Chantal avec un air compatissant. Revenue sur ses pas, l’élégante quadragénaire lui tendit un trousseau de clefs. « Je ne pars que dans un quart d’heure, le temps de changer de tenue. Je crains que cet ensemble ne soit un peu triste pour un anniversaire de mariage… Prenez ma voiture pour aller jusqu’au garage en bas. Ils vous répareront votre roue en cinq minutes. ».

Tandis qu’elle redescendait à vive allure, au volant du coupé sport de Chantal, la route qui serpentait jusqu’au garage, Sandra écumait de rage. Nul doute que si Charles s’était trouvé devant elle sur le bas côté, elle aurait volontiers fait un écart pour lui passer sur le corps !

La sonnerie de son portable l’arracha aux autres scénarios de meurtres qu’elle échafaudait déjà pour se venger de son amant. Saisissant l’appareil dans son sac à main, elle répondit d’un ton peu amène mais, reconnaissant la voix de son interlocuteur, elle se radoucit aussitôt. C’était lui ! Il osait la rappeler ! Plutôt que d’exploser, et de lui raconter ce qui venait de se passer, elle décida de faire comme si de rien n’était. Pour voir jusqu’où ce traître pousserait l’hypocrisie.

« Alors, ça y est ? » demanda-t-elle « Tu as quittée Chantal ? ». Bizarrement, cette question ne parut pas le démonter. « Un divorce me ruinerait » avoua-t-il. « Mais j’ai trouvé un autre moyen… ». « Ah, oui ? » commenta Sandra ironiquement. « Et comment comptes-tu t’y prendre ? ». « J’ai rendez-vous avec elle dans un quart d’heure » dit-il. « Elle devrait déjà être sur la route… ». Il marqua une pause avant de poursuivre, comme pour marquer la gravité de ce qui allait suivre. « J’ai trafiqué les freins de sa voiture » lâcha-t-il enfin. « Dans quelques secondes, elle devrait s’écraser au fond d’un ravin, et je serai enfin libre… ».

Le visage de Sandra se figea, tandis qu’elle digérait l’information que venait de lui communiquer son amant. Elle avala sa salive, avant d’appuyer lentement sur la pédale… Les freins ne répondaient plus, et les pneus du coupé sport, lancé à tombeau ouvert, mordaient déjà le bord du gouffre…

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Illégitime défense

Illégitime défense

Antoine souffrait, depuis toujours, d’une timidité presque maladive. Peut-être à cause de sa petite taille et de sa silhouette un peu chétive. Il aurait tant voulu posséder, comme son ami Vincent, cette tranquille assurance qui plaisait tant aux filles de son âge. Oh, ce n’est pas qu’il pensait être un lâche ! Il n’avait pas souvent eu l’occasion de faire la démonstration de son courage, voilà tout. Et le complexe d’infériorité qui le rongeait l’empêchait de nouer avec son entourage féminin des relations normales. Et plus si affinités…

Aussi, lorsque Antoine avait rencontré Jade, quelques semaines auparavant, lors d’une fête chez Vincent, il avait décidé de tout faire pour la séduire. Vincent n’avait pas pu donner à Antoine beaucoup de précisions sur cette belle jeune fille d’origine asiatique, plutôt réservée, invitée par l’amie d’une amie. Par chance, cependant, le caractère discret, pour ne pas dire effacé, d’Antoine ne semblait pas trop déranger Jade. Pendant une bonne partie de la soirée, il lui avait parlé de la thèse qu’il préparait, à sa fac de cinéma, sur l’âge d’or du western américain. Elle l’avait poliment écouté et, grisé par ce succès, il avait même osé l’inviter au cinéma…

Mais Antoine craignait que ce premier succès soit sans lendemain… Malgré son intérêt tout intellectuel pour le western, il n’avait rien d’un cow-boy, il le savait. La belle Jade se laisserait-elle vraiment séduire par un garçon à l’allure aussi peu virile ?

Antoine s’ouvrit de ses craintes à son ami Vincent, qu’il devait voir avant son rendez-vous au cinéma avec Jade. Si seulement il avait l’opportunité de montrer à cette fille de quoi il était capable… Vincent l’écouta et tenta de le rassurer. Il savait, lui, qu’Antoine, en dépit de sa timidité et de son apparence un peu efféminée, était tout sauf timoré lorsqu’il avait à faire face à un danger réel. Vincent avait d’ailleurs déjà eu l’occasion de s’en rendre compte lorsqu’un soir, dans les couloirs du métro, Antoine était parvenu à mettre en fuite, par sa seule détermination, deux voyous qui entendaient racketter son ami. Vincent était très reconnaissant de ce qu’Antoine avait fait pour lui ce soir-là, au lieu de se tenir prudemment à l’écart. Mais Jade, qui connaissait à peine Antoine, saurait-elle déceler en lui cette force de caractère trop bien cachée ?

Quelques heures plus tard, Antoine, plus tendu que jamais, retrouvait Jade devant le cinéma. Il la salua avec un air embarrassé, n’osant même pas lui faire la bise, avant d’aller prendre les billets. Comme Jade semblait aussi gênée que lui, ils n’échangèrent presque aucun mot avant que la lumière s’éteigne et que le film commence. Heureusement, Antoine avait déjà vu trois fois ce grand classique du western, car il eu beaucoup de mal à se concentrer pendant toute la durée de la séance. Il ne rêvait que d’une chose : prendre la main de Jade, posée à quelques centimètres de la sienne sur l’accoudoir. Mais il n’eut pas ce courage-là…

Lorsque la lumière se ralluma, ils échangèrent un regard embarrassé, et quittèrent la salle en silence. Antoine proposa quand même à Jade de la raccompagner jusqu’au métro. En arrivant devant la bouche, dans cette rue presque déserte à cette heure tardive, Antoine ne remarqua pas tout de suite la présence d’un homme, de dos, accoudé dans la pénombre à la balustrade. Ce n’est que lorsqu’il s’apprêtait à tourner les talons après avoir dit au revoir, et probablement adieu, à la timide Jade, qu’Antoine aperçut le visage de l’inconnu, qui venait de se tourner vers la jeune fille. Antoine vit que l’individu était cagoulé. Ce qui ne présageait rien de bon… En effet la voix de l’homme, déformée par le fait qu’il parlait à travers sa cagoule, ordonna à Jade de lui remettre l’argent qu’elle avait sur elle…

N’écoutant que son courage, Antoine rebroussa immédiatement chemin avec la ferme intention de s’interposer. Au moins, cette mésaventure lui permettrait de montrer à la belle asiatique qu’il n’était pas un lâche. Même s’il devait y laisser une ou deux dents, il ne laisserait personne faire du mal à Jade. Mais Antoine n’eut pas le temps d’intervenir. À son grand étonnement, au lieu de paniquer, la frêle Jade décocha à son agresseur un fulgurant coup de pied au menton qui l’envoya directement au tapis. Tapis qui en l’occurrence était constitué d’un dur bitume peu apte à amortir le choc. La tête du voyou heurta lourdement le sol, et il resta allongé par terre, sans connaissance.

Antoine resta pétrifié un instant. Plus que cette agression inattendue, c’était la réaction surprenante de Jade qui l’avait stupéfié. La timide jeune fille s’en expliqua d’un mot. « Je suis ceinture noire de karaté », lâcha-t-elle de sa petite voix. « Mais je ne voulais pas lui faire de mal… ». Décidément plus sûre d’elle qu’elle ne le paraissait, Jade se pencha sur l’individu cagoulé pour l’examiner. « Il respire normalement, mais il est évanoui », diagnostiqua-t-elle. « Mieux vaut ne pas le toucher, au cas où il aurait une fracture du crâne. Sa tête a peut-être heurté le rebord du trottoir… Tu peux appeler les pompiers… et la police ? ». Antoine acquiesça en bredouillant, et composa le premier numéro sur son portable. Jade semblait si déterminée… Décidément, ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il pourrait jouer les héros…

Quelques minutes plus tard, ils entendirent une sirène se rapprocher. C’est alors que l’inconnu, reprenant connaissance, releva la tête et ôta lui même sa cagoule, qui l’empêchait de respirer convenablement. Antoine et Jade écarquillèrent alors les yeux en reconnaissant Vincent, chez qui ils s’étaient rencontré pour la première fois ! Heureusement indemne, Vincent se frotta la tête en poussant un douloureux soupir. « Bon sang, je ne savais pas que tu faisais du karaté », lança-t-il à Jade. Jade, quant à elle, jeta un regard suspicieux vers Antoine. « Alors c’était une petite mise en scène pour m’impressionner, c’est ça ? ». Antoine, qui décidément n’y comprenait plus rien, protesta confusément. Vincent vint à son secours. Il jura qu’Antoine n’était au courant de rien. « J’ai seulement fait ça pour l’aider », expliqua-t-il embarrassé. « Je pensais lui glisser un mot à l’oreille quand il serait intervenu, et puis j’aurais pris la fuite… ».

« L’aider ? Eh bien c’est réussi », répondit Jade alors que le camion des pompiers, suivi de peu par une voiture de police, se garait à leur hauteur. « Maintenant, il va falloir expliquer tout ça au commissariat… ».

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