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Pause

Un personnage est sur scène, désœuvré. Un autre arrive et l’interpelle.

Un – Bonjour.

Deux – Salut.

Un – Je suis l’auteur. Je fais une petit break.

Deux – Un break ? (Sur un ton de reproche) Le spectacle vivant, c’est comme la vie. Il n’y pas de touche pause…

Un – Il n’y a même pas de coupure publicitaire…

Il sort un paquet de cigarettes et le tend à l’autre.

Un – Vous en voulez une ? Pour tuer le temps… Ça nuit gravement, mais ça règle le problème des retraites.

Deux – Merci. Je ne fume pas.

Un – Ah… Excusez-moi.

Il range son paquet de cigarettes.

Un – Vous êtes au chômage…?

Deux – Par intermittence.

Un – Et vous ne vous ennuyez jamais ?

Deux – Vous savez ce qu’on dit…

Un (soupirant) – Le plus dur, dans ce métier, c’est d’attendre.

Silence.

Deux – Ça sera dans la pièce ?

Un – Quoi ?

Deux – Ce qu’on est en train de dire.

Un – Ah, euh… Je ne sais pas encore. Ça dépend.

Deux – De quoi ?

Un – De l’intérêt de notre conversation, j’imagine. Vous avez quelque chose d’intéressant à dire ?

Deux – C’est vous l’auteur.

Un – Ouais.

Deux – Enfin, c’est vous qui le dites.

Un – Ouais…

Silence.

Deux – Vous écrivez plutôt la nuit ?

Un – Non, pourquoi ?

Deux – Vous avez l’air un peu fatigué…

Un – Je me couche tôt, je me lève tard. J’écris surtout en fin de matinée. Des fois, quand je suis inspiré, je m’y remets un peu après la sieste. (Il regarde sa montre)D’ailleurs, ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y retourne.

Deux – Oui, je crois.

Un – Merci de m’avoir tenu compagnie. Ça m’a fait plaisir de discuter un moment avec vous.

L’auteur tend la main à l’autre pour la lui serrer. L’autre hésite un instant, et lui serre la main.

Un – Vous avez la main froide.

Deux – Vous êtes vraiment auteur ?

Un – Pourquoi ?

Deux – Ça pédale un peu dans la semoule, non ?

Un – Vous ne m’aidez pas tellement… Oui, je sais, c’est moi l’auteur. Mais il paraît que quand on a un bon personnage, il suffit de le laisser parler…

Deux – Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage… Et puis le théâtre dans le théâtre… Ça a déjà été beaucoup fait, non ? Quand un auteur se met à parler boutique… C’est qu’il n’a plus rien à dire, non ?

Un (ne trouvant rien à répondre) – Bon… (En sortant, un peu déprimé, pour lui-même) Je crois que je ne vais pas la garder, cette scène-là…

Noir.

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Temps pis

Elle est assise, en train de lire un livre. Il approche très hésitant.

Lui – Euh… Excusez-moi de vous importuner, mais…

Elle – Oui ?

Lui – Je… me demandais si… vous accepteriez de… me donner l’heure, s’il vous plaît.

Elle – Désolée, mais ma montre s’est arrêtée.

Lui – Ah…

Elle – La pile, sans doute.

Lui – C’est ennuyeux…

Elle – Oui.

Lui – Bon, alors je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

Elle – Mmm…

Il s’apprête à s’en aller, mais se ravise.

Lui – Vous pourriez peut-être quand même me dire quelle heure il était quand votre montre s’est arrêtée ?

Elle – Euh, oui, pourquoi pas…

Lui – Ça me donnerait déjà une idée…

Elle – Une idée ?

Lui – Une idée… de l’heure qu’il est maintenant.

Elle – Ah, oui…

Lui – Par exemple, je ne sais pas moi… Si votre montre s’est arrêtée à trois heures vingt-huit, je saurais déjà qu’il est plus de trois heures vingt-huit…

Elle (vérifiant) – Ma montre s’est arrêtée à trois heure et demie…

Lui – Merci infiniment, ça me donne déjà une indication… Je sais maintenant avec certitude qu’il est plus de trois heures trente…

Elle – Oui…

Lui – Encore une fois, pardon de vous avoir dérangée…

Elle – Pas de quoi.

Il s’apprête à repartir, mais se ravise à nouveau.

Lui – Vous êtes sûre que votre montre est bien arrêtée, au moins…

Elle – Ah, oui, quand même…

Lui – Excusez-moi, mais… Comment pouvez-vous en être absolument certaine ?

Elle – Je ne sais pas, je…

Lui – Parfois, il arrive qu’on ait l’impression que le temps ne passe pas très vite… Ou même pas du tout… Momentanément, en tout cas…

Elle – C’est vrai, mais…

Lui – Quand on s’ennuie, par exemple…

Elle – Euh, oui…

Lui – On regarde sa montre, on a l’impression qu’elle est arrêtée, alors qu’en fait…

Elle – Mmm…

Lui – Vous… vous êtes beaucoup ennuyée en attendant ?

Elle – En attendant quoi ?

Lui – Je ne sais pas, je… Je ne me permettrais pas de vous demander ce que vous attendez… ou qui.

Elle – Pas spécialement… J’ai mon bouquin…

Lui – Alors je suis désolé pour vous mais dans ce cas, je crains fort que votre montre soit vraiment en panne…

Elle – Oui… Ça fait une bonne demi-heure qu’elle indique trois heures et demie… Je crois qu’il n’y a pas aucun doute là dessus…

Lui – Attendez… Une demi-heure, vous dites ?

Elle – À peu près, oui…

Lui – Comment le savez-vous ?

Elle – Eh bien… J’ai eu le temps de lire trois chapitres de mon bouquin…

Lui – Dans ce cas, si votre montre s’est arrêtée sur trois heures trente, il y a de cela une demi-heure, ça veut dire qu’il est à peu près quatre heures maintenant.

Elle – Oui, pas loin, sans doute…

Elle – Et vous savez d’expérience que ça vous prend exactement dix minutes pour lire un chapitre ?

Elle – Pas exactement… Ça dépend de la longueur des chapitres…

Lui – Ah… Et vu l’épaisseur de votre livre, je suppose que ceux-ci doivent être sensiblement plus longs que la moyenne…

Elle – Oui, peut-être…

Lui – Mmm… Donc il pourrait très bien être un peu plus de quatre heures.

Elle – Ah, ça certainement pas !

Lui – Non ? Qu’est ce qui vous permet d’affirmer cela ?

Elle – Eh bien… J’ai rendez-vous avec quelqu’un, en effet…

Lui – Ah…

Elle – À quatre heures précise, justement…

Lui – Je vois… Mais… votre rendez-vous pourrait être en retard.

Elle – Ah, je ne crois pas, non.

Lui – Et pourquoi cela ?

Elle – C’est un premier rendez-vous… Un homme n’arrive jamais en retard à un premier rendez-vous, n’est-ce pas ? En général…

Lui – En général, une femme n’arrive pas en avance non plus à un rendez-vous. Surtout le premier…

Elle – Ah, oui ? Et pourquoi cela ?

Lui – Pour ne pas avoir l’air complètement désespérée, j’imagine…

Elle – Oui, bien sûr…

Lui – Or, vous m’avez dit que vous étiez là depuis une bonne demi-heure, n’est-ce pas ?

Elle – Oui…

Lui – Vous voyez bien qu’en l’occurrence, on ne peut pas se fier aux généralités…

Elle – C’est vrai… Et pourquoi est-ce que vous avez tant besoin, vous même, de savoir l’heure qu’il est ?

Lui – J’ai rendez-vous à quatre heures, moi aussi. Et comme je suis quelqu’un de très ponctuel…

Elle – Quand on est très ponctuel, il vaut mieux avoir une montre, non ?

Lui – Ah, mais j’en ai une !

Elle – Et elle est en panne, elle aussi…

Lui – Non ! Enfin je ne crois pas…

Elle – Alors pourquoi me demandiez-vous l’heure ?

Lui – Mais… pour vérifier que ma montre n’était pas arrêtée, justement. Comme la vôtre.

Elle – Alors vous allez pouvoir me dire quelle heure il est.

Lui – Mais parfaitement… Il est exactement quatre heures zéro six… Vous pouvez me faire confiance, c’est une montre suisse…

Elle – Merci…

Lui – Je l’ai depuis des années… C’est mon parrain qui me l’avait offerte pour ma première communion… Il est mort depuis d’un arrêt du cœur, mais la montre elle… Jamais une seule panne depuis que je l’ai !

Elle – Et quand les piles sont à plat ?

Lui – Il n’y a PAS de pile ! Je la remonte tous les soirs à vingt heures précises !

Elle – Bon, eh bien… Merci de m’avoir donné l’heure…

Elle se lève.

Lui – Vous partez déjà ?

Elle – Quatre heures zéro six, vous dites. Je ne voudrais pas avoir l’air de l’attendre. Nous avions rendez-vous à quatre heures…

Lui – Je comprends… Alors au revoir… Et… excusez-moi encore de vous avoir dérangée…

Elle s’en va. Il reste seul.

Lui – Je vais l‘attendre encore cinq minutes… Disons… jusqu’à quatre heures onze… Mais moi non plus, je n’aime pas beaucoup les femmes qui sont en retard… Surtout pour un premier rendez-vous…

Noir.

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Coup de foudre

Un homme entre avec circonspection dans ce qui est supposé être un appartement vide, et à vendre. Il est habillé façon VRP et tient une mallette à la main. N’étant visiblement pas chez lui, il attend, ne sachant pas très bien quoi faire. Puis il en profite pour examiner discrètement les lieux. Son jugement semble très favorable. Son portable sonne, il répond.

Lui – Oui…? Oui, chérie… Oui, j’y suis… Non, la fille de l’agence n’est pas encore arrivée. Je suis un peu en avance. Une occasion pareille, tu penses bien. Je tenais absolument à être le premier. Oui, elle m’a dit qu’il y avait quelqu’un d’autre sur l’affaire… Non, non, c’était ouvert, alors j’en ai profité pour entrer… Ah, oui, je t’assure, c’est vraiment magnifique. Le coup de cœur, je te jure. Non, je crois que cette fois, c’est le bon. Et à ce prix là… Les propriétaires sont pressés, apparemment… Un divorce, il paraît… Excuse-moi, je vais devoir te laisser… Je l’entends qui arrive… Ok, je te rappelle après, d’accord…? Tchao…

Une femme entre. Elle est habillée un peu de la même façon que lui, au féminin, et porte également une mallette.

Elle – Bonjour… Vous êtes bien…?

Lui – Oui…

Elle – Je me suis garée sur une place handicapés, mais bon… On n’en a pas pour très longtemps…

Lui – Non, bien sûr…

Elle jette un regard circulaire sur la pièce. Il semble un peu décontenancé.

Elle – Ah, oui, c’est…

Lui – C’est la première fois que vous le voyez…?

Elle – Oui… Pourquoi ?

Lui – Non, non… Rien… Je…

Il se met à examiner les lieux lui aussi.

Elle – Ce n’est pas très grand, évidemment, mais bon…

Lui – Pour un couple.

Elle – Oui.

Lui – Il y a pas mal de placards…

Ils semblent tous les deux un peu embarrassés.

Elle – Il faut reconnaître qu’à ce prix-là, c’est une occasion à saisir.

Lui – Oui…

Elle a l’air attendrie par sa maladresse.

Elle – Vous… Vous faites ça depuis longtemps…

Lui – Ça ?

Elle – Vous débutez, je me trompe ?

Lui – C’est à dire que… Pourquoi ?

Elle (amusée) – Ça se voit un peu…

Lui – Ah, oui…?

Elle – Vous n’êtes pas très… Mais au contraire, hein… Ça fait six mois qu’on cherche, alors évidemment… Excusez-moi, mais… les agents immobiliers, on commence à connaître leur baratin… Alors là, ça me repose un peu…

Lui – Bien sûr…

Elle – Et puis c’est vrai qu’un appartement comme ça, à ce prix là… Il n’y a pas vraiment besoin d’en rajouter…

Lui – Non…

Elle reprend sa visite.

Elle – Ah, oui, c’est… C’est très lumineux…

Lui – Oui, enfin…

Elle – Pardon ?

Lui – Surtout la journée…

Elle – Oui… C’est sûr que la nuit… Ça doit être un peu plus sombre…

Lui – Eh bien justement non.

Elle – Non ?

Cherchant visiblement quelque chose pour argumenter son propos, il se place face au public devant l’endroit supposé de la fenêtre.

Lui – Vous avez vu cette enseigne lumineuse, sur le toit, là bas, juste en face…

Elle – Ah, non…

Lui – Pour la boîte de nuit, en bas ! Avant de vous coucher, vous avez intérêt à fermer les volets…

Elle – Ah, oui…

Lui – Le problème, c’est… qu’il n’y a pas de volets.

Elle – Ah, non…

Lui – En revanche, si vous êtes insomniaque, vous pouvez lire jusqu’au lendemain matin, vous n’avez même pas besoin d’allumer la lumière. Vous êtes insomniaque ?

Elle – Des fois…

Lui – L’avantage, c’est que vous ne serez pas réveillée à quatre heures du matin quand les clients quittent la boîte et s’en grillent une en chahutant avant de rentrer chez eux à moitié bourrés.

Elle – Je croyais que c’était la première fois que vous veniez ici… Vous avez l’air de bien connaître le voisinage…

Lui – Déformation professionnelle… Dans notre métier, on a l’œil pour tous ces petits inconvénients qui n’apparaissent généralement aux acheteurs imprudents qu’après avoir signé la promesse de vente…

Elle (perplexe) – Il y a quand même une belle hauteur de plafond…

Lui – Oui…

Elle – Non…?

Lui – Si, si… C’est… C’est sûr que c’est très agréable, cette impression de volume…

Elle – Oui…

Lui – Mais il faut aussi penser au chauffage…

Elle – Le chauffage…

Lui – Plein nord, comme ça… Là, on est en été… Mais au mois de décembre…

Elle – Vous croyez ?

Lui – Quand on est chauffé au gaz, encore…

Elle – Oui…

Lui – Mais là, avec le chauffage électrique…

Elle – Ah, oui…

Lui – En plus il n’y a qu’un radiateur…

Elle – Mmm…

Lui – Et pas bien gros encore.

Elle – Non…

Lui – Allez savoir s’il marche, au moins…

Elle semble déstabilisée, mais en même temps intriguée.

Elle – Vous êtes payé à la commission ?

Lui – Non, pourquoi ?

Elle – Comme ça… Enfin, la journée, ça a l’air plutôt calme, non ?

Il jette un nouveau regard par la fenêtre.

Lui – Ouh, là… Vous avez vu, à droite ?

Elle – Quoi ?

Lui – L’école !

Elle – Ah, oui… Nous n’avons pas encore d’enfants mais… C’est vrai que ce serait pratique…

Lui – Mmm…

Elle – Non ?

Lui – Attendez l’heure de la récréation…

Elle – Vous voulez dire…

Lui – Vous ne travaillez pas chez vous, au moins ?

Elle – Si… Je… Je suis traductrice…

Lui – Croyez-moi… Une école… Quand on ne rentre chez soi que le soir, ça va… Mais quand on a besoin de tranquillité pour travailler pendant la journée…

Elle – À ce point là…?

Lui – Depuis combien de temps vous n’avez pas mis les pieds dans une cour de récréation ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – Croyez-moi, une école… Il vaut encore mieux habiter à côté d’une centrale nucléaire…

Elle – Ah, oui ?

Lui – Ça fait moins de bruit…

Elle reste un instant interloquée.

Elle – Mais… Pourquoi vous me dites tout ça ? Votre métier, c’est de vendre des appartements, non ?

Lui – Vous m’êtes sympathique, je ne sais pas pourquoi… Je ne voudrais pas que… Et puis je finirai bien par trouver un autre pigeon…

Elle – Je vous remercie de votre honnêteté… Je suis très touchée…

Lui – Je vous en prie.

Elle insiste encore un peu.

Elle – Et les toilettes ?

Lui – Dans la salle de bain…

Elle – Ça prend moins de place.

Lui – Mais ce n’est pas très commode… surtout si vous comptez agrandir la famille.

Elle renonce.

Elle – D’accord… Je vais peut-être réfléchir encore un peu, alors…

Lui – Prenez tout votre temps… Je ne pense pas que ce genre de produits parte très rapidement, de toute façon…

Elle – Merci… Alors je vais y aller… Je suis garée sur une place handicapés…

Lui – Oui… Je crois qu’il y a un hôpital psychiatrique, pas très loin…

Elle le regarde un peu inquiète, se demandant visiblement un instant s’il ne viendrait pas de s’en échapper.

Elle – Vous êtes un drôle d’agent immobilier, quand même…

Lui – Vous trouvez…?

Elle (troublé) – J’y vais…

Lui (troublé aussi) – Ok…

Elle s’en va. Il jette un regard circulaire sur l’appartement, avec un air beaucoup moins satisfait que la première fois. Son téléphone sonne.

Lui – Oui…? Ah, c’est toi… Non, ce n’était pas l’agent immobilier, en fait, c’était… Écoute, je ne peux pas te raconter ça tout de suite, la fille de l’agence va arriver… Tout ce que je peux te dire, c’est que maintenant, on est les seuls sur les rangs…(Essayant de se remotiver) C’est génial, non ? L’appartement…? (Il a un moment de flottement et jette un nouveau regard désenchanté autour de lui) Écoute… Je me demande s’il est si bien que ça, finalement… Oui, je sais, c’est ce que je pensais, mais tu sais ce que c’est… Parfois, on a le coup de foudre, et… Mais non, je ne dis pas ça pour toi, évidemment… Je te parle de l’appartement ! Bon, on en reparle tout à l’heure, d’accord, j’entends des pas dans l’escalier…

Il range son portable dans sa poche et se tourne vers la porte. À sa grande surprise, c’est la femme qui revient.

Elle – Vous croyez au coup de foudre…?

Il ne répond rien, interloqué. Elle se dirige vers lui, et lui roule un patin. On entend au loin le vacarme allant croissant des enfants qui sortent en récréation. Le noir se fait. Relayé par le flash de lumière intermittent de l’enseigne lumineuse.

Noir.

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Perdu de vue

Elle et lui arrivent, visiblement perdus. Ils s’arrêtent, épuisés.

Elle (levant les yeux) – On n’est pas déjà passés par là ? Il me semble qu’on s’est abrités sous ce chêne il y a peine un quart d’heure…

Lui – En même temps, il n’y a rien qui ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre. D’ailleurs, comment tu sais que c’est un chêne ?

Elle – Il y a des glands en dessous…

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’asseoir et d’attendre…

Il s’assoit par terre, découragé.

Elle – Attendre quoi ? On est dans le Bois de Vincennes ! Tu ne crois quand même pas que la gendarmerie va monter une expédition de secours en voyant notre voiture toute seule sur le parking ce soir ?

Il ne répond pas. Elle s’assied à son tour, résignée. Il regarde fixement quelque chose droit devant lui.

Elle – Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?

Lui – Le corbeau, là… J’ai l’impression de l’avoir déjà vu…

Elle – Ah, tu vois, qu’est-ce que je disais… On est déjà passé par là…

Il paraît songeur.

Lui – Quand j’étais gamin, mon père avait ramené un corbeau à la maison, un soir… Il était bûcheron, mon père… Alors il avait coupé l’arbre et… Évidemment, le nid… Je l’ai nourri à la petite cuillère… Tu ne peux pas savoir le bruit que ça fait, un bébé corbeau, quand ça a faim… Au début, je n’osais même pas m’approcher… Et puis petit à petit, je l’ai apprivoisé… Il me suivait partout, comme un petit chien.

Elle – À pied ?

Lui – Il devait me prendre pour sa mère. Comme il ne me voyait pas voler, il n’avait pas idée de le faire non plus…

Elle se demande visiblement s’il ne délire pas.

Lui – Enfin si, il volait ! Les crayons de mon père, qu’il lui piquait dans son bureau, et qu’il allait enterrer dans le jardin. Qu’est-ce qu’on a rigolé, avec ça…

Elle (perplexe) – Mmm…

Lui – Et puis petit à petit, ça lui est venu…

Elle (larguée) – Quoi ?

Lui – De se servir de ses ailes ! Au début, c’était juste des petits sauts. D’une chaise de jardin à une autre… Et puis de la chaise à un arbre…

Elle – Il a dû voir d’autres corbeaux voler. Ça lui a donné des idées…

Lui – Au début, il ne s’absentait qu’un jour ou deux… On savait qu’il reviendrait… Et puis un jour il est parti pour de bon, et on ne l’a plus jamais revu… Il est retourné à la vie sauvage…

Elle – Ou alors un chasseur lui a mis un coup de fusil. S’il n’était pas farouche…

Lui (poursuivant sans l’entendre) – Depuis, à chaque fois que je vois un corbeau, je me demande si ce n’est pas Babac…

Elle – Babac…?

Lui – C’est comme ça qu’on l’avait appelé…

Il fixe toujours le corbeau avec un air rêveur. Elle le regarde de plus en plus perplexe.

Elle – Attends, il doit être mort depuis longtemps, ton corbac !

Lui – Ne crois pas ça. Ça vit plus de cent ans, un corbeau…

Elle se relève pour rompre le charme.

Elle – Dis donc, je ne voudrais pas troubler ces émouvantes retrouvailles, mais il faudrait peut-être songer à repartir, là. Il commence à faire nuit…

Il regarde du côté du corbeau.

Lui (déçu) – Il s’est envolé… Ce n’était peut-être pas lui, finalement…

Elle semble soulagée de le voir revenir à la raison.

Lui – Ou alors, c’est toi qui lui as fait peur…

Ils s’en vont.

Elle – Tu es sûr que c’est par là ? Je ne suis pas encore prête pour le retour à la vie sauvage, moi…

Noir.

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Temps perdu

Deux archéologues du temps en train d’effectuer une fouille.

Un – Je crois que cette fois, on a trouvé quelque chose…

Deux – Passé ou futur ?

Un – Futur antérieur, je dirais.

Ils découvrent un objet qu’ils exhibent. C’est une pendule.

Deux – Qu’est-ce que ça peut bien être ?

Un – Aucune idée.

Deux – Il y a des chiffres…

Un – Et des aiguilles…

Deux – Trois…

Un – Il y a une qui bouge.

Deux – Elle tourne en rond…

Un – À quoi ça peut bien servir…?

Deux – C’est peut-être dangereux…

Un – Tu crois ?

Deux – On ferait mieux de ne pas y toucher…

Un – C’est un peu tard.

Deux – On dirait que les autres aiguilles bougent aussi. Mais moins vite.

Un – Ah, ouais, tu as raison…

Deux – C’est peut-être un jeu ?

Un – Ce n’est pas très marrant.

Deux – Un instrument de mesure ?

Un – Pour mesurer quoi ?

Deux – Va savoir…

Un – À moins que ce ne soit un objet rituel…

Deux – Ou alors, c’est une œuvre d’art.

Un – Ce n’est pas très décoratif…

Un – Bon, il va falloir qu’on rentre au vaisseau spatial. Il est déjà cinq heures trente deux…

Deux – Tiens, c’est marrant.

Un – Quoi ?

Deux – La petite aiguille est sur le cinq, et la grande sur le trente deux…

Un – Tu crois que cet appareil indiquerait l’heure qu’il est ?

Deux – Va savoir…

Un – Mais à quoi ça sert, un appareil qui t’indique le présent ? C’est comme un panneau indicateur qui te dirait « Vous êtes ici ». On le sait déjà !

Deux – Nous, oui…

Une – Une civilisation primitive qui aurait eu besoin de machines pour se repérer dans le temps présent ?

Deux – C’est une hypothèse.

Un – Tu imagines, un peu ? Tu te réveilles en pleine nuit, et tu ne sais même pas l’heure qu’il est. Tu es obligé de regarder une machine pour savoir si c’est le moment de te lever ou pas…

Deux – On fait un métier passionnant…

Un – Et pour remonter le temps, comment ils faisaient ?

Deux – Peut-être qu’ils faisaient tourner les aiguilles à l’envers ?

Le premier essaie de faire tourner les aiguilles à l’envers, sans succès.

Deux – Non, ça ne tourne que dans un sens. Apparemment, ces gens-là ne pouvaient voyager que dans le futur.

Un – Pas de marche arrière, t’imagines. Tu n’as pas le droit à l’erreur…

Deux – Ça devait être une civilisation très primitive.

Un – Bon, allez, on y va. Je n’ai aucune idée de l’endroit où on est.

L’autre regarde une sorte de montre à son poignet.

Deux – Longitude 23234, largitude 43722, profonditude 65840…

Un – Remarque, si on y pense. Nous on a pas besoin de machine pour savoir l’heure qu’il est… Et si ces gens-là savaient instantanément où ils étaient…?

Deux – Rien que par la pensée, tu veux dire ?

Un – Ou alors, ils vivaient dans un espace tout petit.

Deux – Au point de toujours savoir où ils étaient ? Comme ça, rien qu’en regardant autour d’eux ?

Un – Je ne sais pas… Imagine que l’espace dans lequel ils vivaient n’était pas lisse, comme le nôtre, mais comportait des aspérités…

Deux – Comme des sommets, des failles ou des précipités ?

Un – Ouais… Qui permettaient de se repérer dans l’espace. Aussi facilement que nous on se repère dans le temps.

L’autre le regarde avec un sourire navré.

Un – C’est con, je sais…

Deux – Tu as fumé ou quoi…?

Un – Ça me fout un peu les jetons, cette machine, pas toi…?

Deux – Si…

Un – Et si on la laissait là où on l’a trouvée ?

Deux – Je n’osais pas te le proposer…

Ils se saisissent de l’horloge pour la remettre en place.

Un – Avant qu’on prenne de mauvaises habitudes…

Deux – Et qu’on ne puisse plus s’en passer.

Ils ont fini et échangent un regard.

Deux – Prêts pour la téléportation ?

Un – Ça baigne.

Un – Tu sais que tu as de l’imagination, toi ? Tu aurais dû faire philosophe, au lieu d’archéologue du temps…

Noir. Ils disparaissent.

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Hors saison

Un homme (ou une femme) en tenue d’été (genre bermuda et chemisette hawaïenne) voire en maillot de bain, arrive devant un(e) autre en tenue polaire (genre doudoune et moon boots) qui vend des glaces.

Un – Bonjour. Elles sont bonnes vos glaces ?

Deux – C’est des glaces artisanales. Combien de boules ?

Un – Qu’est-ce que vous avez comme parfum ?

Deux – Alors… vanille, chocolat, pissenlit, noisette, fraise, moutarde, cassis, menthe avec éclats de chocolat noir, fruit de la passion, citron, choucroute avec éclats de saucisse de Strasbourg, violette, rose, chrysanthème, papaye, anchois, praliné, noix de coco, framboise, cerise, noix de cabillaud, pomme, caramel, javel, banane, saucisson sec, orange, mandarine, aspirine, rhum-raisins, vieux mollard, huître, tarama, steak tartare, ananas, kiwi… Ah, non, du kiwi, il ne m’en reste plus.

Un – Tiens, je vais essayer chocolat – noix de cabillaud, pour changer un peu.

Deux – Une double alors.

Un – Va pour une triple. Vous me mettrez deux boules de cabillaud.

L’autre lui donne sa glace. Il la goûte.

Un – On sent bien le goût de la morue, hein ?

Deux – On les fait nous-mêmes.

Un (avec une moue) – Ah, une arrête…

Il extirpe l’arrête.

Deux – C’est des glaces artisanales…

Un – Mmm… Et ça marche, les affaires ?

Deux – Ça dépend des parfums… En ce moment, avec ce froid, c’est surtout petit salé aux lentilles, qui part bien. En hiver, ça réchauffe. D’ailleurs, je suis en rupture… Vous êtes en vacances ?

Un – Non, on tourne un film, dans le coin. Je suis comédien. Enfin, figurant…

Deux – Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est comme film ?

Un – Les Bronzés au Club Med numéro 5. En hiver, ça coûte moins cher. Le Club est fermé.

Deux – C’est sûr. C’est comme pour moi. J’ai racheté tout ce stock de glaces pour une bouchée de pain. Avec la crise, faut savoir s’adapter. Surprendre. Etre là où on ne vous attend pas. En été, je vends des marrons chauds sur la plage…

Un – Je comprends… L’été prochain, je fais une figuration dans Les Bronzés Font du Ski numéro 4. On tourne à Courchevel, avec de la neige artificielle. C’est que là haut, l’été, ça cogne sous la doudoune… Bon va falloir que j’y retourne. Ils doivent avoir fini de décongeler la piscine. Tous les matins, c’est pareil. On perd un temps, avec ça…

Noir.

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Excès de lenteur

Un homme s’approche d’un autre (ou d’une femme).

Un – Papiers.

Le deuxième lui tend ses papiers.

Deux – Voilà.

Le premier examine les papiers.

Un – Vous savez à quelle vitesse vous rouliez ?

Deux (profil bas) – Je ne me suis pas rendu compte…

Un – Et ce n’est pas la première fois.

Deux – C’est la dernière, je vous le promets.

Un – Non mais vous vous rendez compte ! 12 kilomètres heure sur l’autoroute ! Vous auriez pu provoquer un accident très grave ! Qu’est-ce que vous avez à dire pour votre défense ?

Deux – Je n’étais pas pressé…

Un – Vous vous foutez de moi ?

Deux – Je vous jure que non ! En fait… C’est une sorte de phobie… Dès que je pars, j’ai l’angoisse d’arriver…

Un – Vous voulez dire de ne pas arriver…

Deux – Non, d’arriver ! Ça me fait pareil en avion…

Un – Vous avez peur de l’avion ?

Deux – Pas du tout… J’ai peur de l’atterrissage… Enfin, pas de l’atterrissage en tant que tel… C’est la fin du voyage, si vous préférez… Ça me terrorise… Je suis tellement angoissé… Je pourrais détourner l’avion pour l’empêcher d’atterrir… Mais ça ne servirait à rien. Même en faisant des cercles autour de l’aéroport, on finirait par brûler tout le kérosène, et on serait quand même obligé de se poser en catastrophe, non ?

Un – Si…

Deux – À moins d’être ravitaillé en vol…

Un – Oui…

Deux – Vous n’avez pas ce genre d’angoisse, vous, en moto…

Un – Non…

Deux – Ce que j’aimais, quand j’étais enfant, c’était les manèges… Comme ça tourne en rond, on est sûr de ne jamais arriver à rien… Je montais toujours dans la soucoupe… Vous savez, la toupie, là ? On tourne sur soi-même… En plus de tourner en rond… D’ailleurs, tourner en rond, c’est le mouvement universel, non…? Les planètes tournent sur elles-mêmes, et autour du soleil… On dit que le monde ne tourne pas rond… C’est faux… Il n’y a rien qui tourne plus en rond que l’univers… Et vous…?

Un – Moi…?

Deux – Vous montiez sur quoi, au manège ?

Un – Sur la moto…

Deux – Déjà…

Un – En fait, c’est mon père qui m’installait à califourchon sur la moto.

Deux – Et pourtant, la moto, c’est très dangereux.

Un – Moi, ce que j’aurais aimé, c’est monter dans la citrouille…

Deux – La citrouille ?

Un – Enfin, le carrosse, quoi… Surtout que même en moto, le carrosse, je n’arrivais jamais à le rattraper… Sur le manège, je veux dire…

Deux – Vous vous souvenez de Mary Poppins ?

Un – Mary Poppins…?

Deux – Le film…! (Horrifié) Cette scène, quand les chevaux de bois se détachent du manège pour aller battre la campagne et finir au galop sur un champ de course à foncer hors d’haleine vers l’arrivée, la bouche pleine d’écume…

Un – La bouche pleine d’écume, vous êtes sûr ?

Deux – Pour moi, c’était pire que l’Exorciste…!

L’autre le regarde un instant avec un air perplexe.

Un – Bon…

Il rend ses papiers à l’autre.

Un – Vous n’êtes pas complètement rond, au moins ?

Deux – Je vous jure que non…

Un – Allez, ça va pour cette fois… Vous pouvez circuler…

Deux – Circuler ?

Un – Et plus vite que ça !

Deux – Bon… Vous ne voulez pas me retirer mon permis…?

L’autre lui lance un regard négatif.

Deux – Ok, j’y vais…

Il fait mine de s’en aller.

Deux – N’allez pas trop vite en moto, vous non plus…

Il se retourne une dernière fois.

Deux – Le périphérique, c’est encore loin…?

Un – Même à 130, vous en avez pour une bonne heure…

Deux – Et sinon, la prochaine sortie, c’est quoi…

Un – La gendarmerie…

Noir.

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Partie de pêche

Un personnage est en train de pêcher. Un deuxième arrive et le regarde un moment en silence avant de parler.

Deux – Ça mord ?

Un – Je viens d’arriver…

Deux – Vous appâtez à quoi ?

Un – Mie de pain…

Deux – Ah, oui…

Un temps.

Deux – Vous avez essayé le… Ah, merde, comment ça s’appelle, déjà…? La… Ce qu’on trouve dans le camembert ! Les… Voyez ce que je veux dire…?

Un – Non…

Deux – C’est pas grave, ça me reviendra tout à l’heure…

Un – Vous êtes pêcheur ?

Deux – Non ! J’aurais jamais la patience… Rester des heures immobile à rien faire, comme ça, en attendant que ça morde… Si ça mord !

Un – Mmm…

Deux – Vous ne vous ennuyez jamais ?

Un – C’est une façon d’être un peu tranquille…

Deux – Non, je préfère encore la chasse…

Un – Vous êtes chasseur ?

Deux – Non plus… Mais si je devais choisir… Je crois que je préférerais la chasse… Il y a plus d’action, non ? Et puis au moins, on fait un peu d’exercice… Parce que rester assis comme ça toute la journée… Franchement, je ne sais pas comment vous faites…

Un – C’est reposant… On écoute le bruit de l’eau qui coule…

Deux (hurlant) – Les asticots ! Dans le camembert ! Pour appâter ! Les asticots, c’est le mot que je cherchais ! Vous avez essayé, les asticots ?

Un – Non.

Deux – Vous devriez.

Un – Une autre fois, peut-être…

Deux – Un safari… Ça ça me dirait bien… Au Kenya, par exemple… Vous connaissez, le Kenya ?

Un – Non.

Deux – La chasse au gros. Une dizaine d’éléphants qui vous foncent dessus… Pan ! Entre les deux yeux ! Mais après, y’a intérêt à se garer… Pour pas être aplati par le reste du troupeau…

Un – C’est interdit, maintenant, la chasse à l’éléphant…

Deux – Ouais… J’ai vu un reportage là dessus à la télé… Il paraît même qu’ils se remettent à proliférer… Et ils deviennent agressifs, en plus ! Ils s’attaquent aux hommes… Sans raison, comme ça… Ils foncent sur tout ce qui bouge… Il y a eu des morts, hein ! À ce qu’il paraît, c’est parce qu’ils se souviennent d’avoir été chassés il y a des dizaines d’années. Ceux qui en ont réchappé avec une patte folle, une oreille en moins ou une balle dans la trompe. Et les éléphanteaux qui ont vu leurs parents se faire massacrer sous leurs yeux. Même cinquante ans après, ils se souviennent, et ils se mettent à charger dès qu’ils voient un quatre-quatre qui passe à proximité… C’est que ça vit très vieux, un éléphant, hein ? Et ça a de la mémoire… Vous n’avez pas une touche, là ?

Un – C’est le vent…

Deux – Qu’est-ce que vous en faites, quand vous en attrapez un ? Vous le mangez…?

Un – Je le rejette à l’eau…

Deux – Alors ça ne sert vraiment à rien… (Un temps). Mais ils doivent être un peu amochés, quand vous les rejetez à l’eau, non…? Avoir un crochet qui vous transperce la joue, comme ça, ça doit pas faire du bien…

L’autre s’efforce de rester impassible.

Deux – On dit que manger du poisson, c’est bon pour la mémoire… Vous croyez que ça a de la mémoire, un poisson…?

L’autre le regarde, perplexe.

Noir.

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Décalage horaire

Un homme arrive un peu essoufflé devant une femme, genre hôtesse.

Lui – Bonjour mademoiselle, je suis Monsieur Dumortier…

Elle (vérifiant sur une liste) – Monsieur Dumortier, oui, parfaitement.

Lui – Désolé, je suis un peu en retard…

Elle (aimablement) – Vous êtes le dernier, en effet. Nous n’attendions plus que vous pour décoller… Vous avez des bagages ?

Lui – Euh, non… (Montrant le sac en plastique qu’il tient à la main) Juste ça… Je peux le prendre en cabine…?

Elle – Bien sûr… Classe tourisme, c’est bien cela…?

Lui (acquiesçant) – Le vol dure combien de temps ?

Elle (vérifiant) – Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises… 37 ans exactement… Vous arrivez le 16 avril 3022 à midi, heure locale…

Lui – Je me suis dit qu’en avril, il y aurait moins de monde…

Elle – En dehors des vacances scolaires, c’est quand même moins cher. Et puis là-bas, avril, c’est la belle saison. Les jours rallongent. En hiver, on a à peine le temps de se lever qu’il fait déjà nuit : les journées ne durent que cinq heures !

Lui – Vous y êtes déjà allée ?

Elle – Oui ! Plusieurs fois. En tant qu’hôtesse, on a des tarifs… Vous avez prévu un vêtement chaud pour la décongélation ?

Lui – Bien sûr.

Elle – Heureusement qu’on a des avantages, vous savez… Parce qu’hôtesse… C’est une vie de fou… Vous partez sur le moindre vol d’une soixantaine d’années, vous revenez, il faut vous refaire des amis. Les vôtres sont déjà tous morts et enterrés… Ou alors complètement décatis… Vous avez des amis ?

Lui – Non.

Elle – Vous avez bien raison. C’est beaucoup plus simple. (Son téléphone sonne et elle répond). Oui…? Parfait, merci. (Elle raccroche et s’adresse à nouveau à son passager) Cette fois, c’est l’heure. On m’annonce que votre fusée va décoller d’un instant à l’autre. Je ne vous dis pas au revoir. Quand vous reviendrez, je serai sans doute plus de ce monde. Je fais le système solaire, en ce moment. Il n’y a presque pas de décalage annuel. C’est quand même moins fatiguant.

Lui – Surtout quand on a des enfants…

Elle – Vous les laissez à la crèche, et quand vous revenez du travail, ils ont fini médecine… Alors bon voyage !

Il part en oubliant son sac en plastique.

Lui – Merci.

Elle – Ah, vous oubliez votre bagage à main…

Lui – Oh, pour ce qu’il y a dedans…

Elle – Vous avez raison… Ce n’est pas la peine de se charger… Quand on arrive, la mode a complètement changé… Autant acheter des vêtements sur place…

Lui – Ah, je ne vous ai pas demandé, pour le retour. C’est quand ?

Elle – Le retour ? Ah, ça, c’est une question qu’on me pose rarement… Je peux vous donner une évaluation, mais vous savez… Ça dépendra de l’évolution de l’aéronautique entre temps…

Lui – Ne vous dérangez pas. Je verrai ça là-bas. Bonne journée…

Elle – Bonne journée à vous… Enfin, je veux dire… Bonne hibernation…

Lui – Eh, oui… 37 ans, quand même…

Elle – Oh, vous verrez, on ne sent pas le temps passer… Et on se réveille frais comme une rose…

Lui – Excusez-moi de vous demander ça, mais c’est vraiment une compagnie sûre…? Vous n’avez jamais eu de rupture dans la chaîne du froid…?

Elle – Pensez-vous ! Tout ça est très contrôlé. Le dernier incident qu’on a eu, c’est un passager qui s’est trompé de vol. Il devait retrouver sa fiancée sur Venus pour leur voyage de noces, et il a embarqué par mégarde pour une planète située à une quarantaine d’années lumière… Évidemment, quand il est revenu, elle…

Lui – Elle n’était plus vraiment fraîche comme une rose…

Ils rient.

Elle – Allez, maintenant filez, sinon vous allez le rater. Et le prochain vol n’est que dans soixante-dix ans…

Lui – J’y vais…

Noir.

 

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Autoroute

Il se présente devant elle.

Lui – Combien ?

Elle – 30 euros…

Lui – Super ou ordinaire ?

Elle – Ça existe encore, l’ordinaire ? Je pensais qu’il n’y avait plus que du super ? (Il ne dit rien) Bon, ben mettez-moi de l’ordinaire. Pour changer un peu…

Lui – L’ordinaire, c’est plus cher.

Elle – Ah, bon ?

Lui – C’est devenu très rare, l’ordinaire. Il n’y en a pas partout…

Elle – Bon, ben mettez-moi du super, alors.

Lui – Super normal ou super plus ?

Elle – C’est quoi la différence ?

Lui – Super plus, c’est plus cher, mais ça consomme moins.

Elle – Qu’est-ce que vous me conseillez ?

Lui – Vous consommez beaucoup ?

Elle – Je ne sais pas. J’en prends toujours pour 30 euros…

Lui – Prenez du super plus.

Elle – Bon, ben… Le plein, alors… Je ne voudrais pas retomber en panne sèche…

Lui – Je vous fais les niveaux et la pression ?

Elle – C’est gratuit…?

Lui – C’est à la discrétion du client.

Elle – Mais… combien, sans indiscrétion.

Lui – Un euro, en moyenne. Deux pour les plus généreux. Cinq pour les bienfaiteurs de l’humanité. Je vous fais une carte de fidélité ?

Elle – Qu’est-ce qu’on gagne ?

Lui – Avec cinq pleins, vous avez droit à un lavage gratuit.

Elle – D’habitude, je la lave moi-même…

Lui (s’approchant) – C’est quoi, ça ? Une crotte de pigeon…

Elle – Vous croyez…?

Lui – Il ne faut pas laisser ça comme ça. C’est très corrosif.

Elle – Qu’est-ce que je peux faire ?

Lui – Prenez une carte de fidélité.

Elle – Je ne viens pas souvent par là. Je suis en vacances…

Lui – C’est valable partout.

Elle – La prochaine fois, peut-être…

Lui – Voilà, ça fait 95 euros.

Elle – Tenez, gardez le tout.

Lui – Merci.

Elle (s’en allant, puis se ravisant) – Excusez-moi, vous savez où on est ?

Lui – Vous allez où ?

Elle – Je ne sais pas encore.

Lui – De toute façon, vous ne pouvez pas faire demi-tour, alors…

Elle – Et la prochaine sortie, c’est loin ?

Lui – Ouh, là…! C’est pas tout de suite, hein…!

Elle – Bon, ben je vais continuer, alors.

Lui – Bonne route.

Elle – Merci.

Elle s’éloigne.

Lui – Ah, les femmes…

Noir.

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