.

La volupté de l’ennui

Je m’ennuie, pas vous ? Non, mais je ne m’ennuie pas spécialement avec vous. Je m’ennuie en général. Avec ou sans vous. Je me suis toujours beaucoup ennuyé, d’ailleurs. Depuis que je suis tout petit. Je ne sais pas pourquoi… Au début, ça m’ennuyait un peu. Et puis je m’y suis fait. Ma femme, elle, elle ne s’ennuie jamais. Elle a de la chance. Elle dit qu’elle a toujours quelque chose à faire. Et quand elle n’a vraiment plus rien à faire, elle dort. Moi, je dors très mal. Je me réveille à trois heures du matin, et je ne peux plus me rendormir. Alors je m’ennuie. Même la nuit. Pendant que ma femme dort à poings fermés. Bon, le jour, je pourrais travailler, vous me direz. Ça me permettrait peut-être de mieux dormir la nuit. Mais si vous croyez que c’est beaucoup plus marrant de travailler que de s’ennuyer… Le travail, c’est juste bon pour s’occuper pendant la journée. C’est comme la télé le soir, les mots croisés le dimanche ou les boules pendant les vacances. Ça permet seulement d’oublier provisoirement qu’on ne sait pas quoi faire de sa peau. Non, moi, je m’ennuie à plein temps… et le pire, c’est que je me demande si je n’en retire pas une certaine satisfaction. Parce qu’il y a une volupté à s’ennuyer, hein ? Comme il y a un plaisir à être triste. Une sorte de noblesse, même. Déjà pour s’ennuyer, il faut en avoir le loisir. Et pouvoir se le permettre. C’est un luxe qui n’est pas donné à tout le monde. L’ennui, c’est une liberté fondamentale qui n’est limitée par aucun passe-temps. D’ailleurs, m’ennuyer… Je me demande si je ne préfère pas ça que de m’amuser, finalement. C’est vrai, s’amuser, c’est lassant, à la longue. On finit toujours par refaire les mêmes choses. Revoir les mêmes gens. Refaire les mêmes choses avec les mêmes gens. Tandis que… il y a mille façons, de s’ennuyer… Et puis s’amuser, entre nous, c’est un peu vulgaire, non ? C’est plus bruyant, pour commencer. Vous avez déjà entendu des gens qui s’amusent ? Les éclats de rire, les éclats de voix… C’est comme les éclats d’obus. Moi, personnellement, ça me casse les oreilles. La fête, la musique… La fête de la musique ! Est-ce qu’il fallait vraiment faire ça en plein air, pour que tout le monde en profite ? Et ceux qui n’aiment pas la fête ? Qui n’aiment pas les flonflons ? Les gens qui s’ennuient, eux, au moins, ils ne dérangent personne. Enfin, je veux dire, les gens qui sont capables de s’ennuyer tout seul dans leur coin, et qui ont la décence de le faire en silence. Pas ceux qui vous répètent toutes les cinq minutes qu’ils ne savent pas quoi faire. Comme certains enfants. Les miens, par exemple… C’est vrai, quoi. Ce n’est pas parce qu’on a fait des enfants qu’on a une vocation d’animateur (ou animatrice) de centre de loisirs. Ou alors, il faudrait faire passer le BAFA à tous les gens qui se marient et qui pensent procréer… Non, l’avantage, quand on aime s’ennuyer, c’est qu’on peut le faire partout. Et qu’on n’a besoin de personne. Moi, j’arrive à m’ennuyer n’importe où. Même au théâtre. Et avec n’importe qui. Même ma femme. Surtout avec ma femme (mon mari). Pour tout vous dire, c’est encore en sa compagnie que je préfère m’ennuyer. Parce qu’il ne faut pas croire, mais on ne peut pas s’ennuyer bien avec tout le monde ! Encore faut-il tomber sur quelqu’un d’assez discret… Et le plus beau, c’est que ça l’amuse, ma femme (mon mari), quand je lui dis ça. Je m’ennuie et elle (lui), elle (il) s’amuse… Bon, ce n’est pas que je ne m’ennuie pas avec vous, mais il va falloir que vous m’excusiez. J’ai un truc à faire, là. Un truc très ennuyeux, d’ailleurs. Comme quoi, on peut aussi s’ennuyer en faisant quelque chose… Allez. Ennuyez-vous bien…

Comme un poisson dans l’air

La volupté de l’ennui Lire la suite »

Définition de l’amour (par défaut)

Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

Comme un poisson dans l’air

Définition de l’amour (par défaut) Lire la suite »

Il était une dernière fois

Il faut s’attendre à tout, dans la vie. Se tenir prêt. Le matin, on se lève. Comme tous les jours. On ne sait jamais si ce ne sera pas le dernier matin du dernier jour de sa vie. Bon, il y a des fois où on peut s’en douter un peu, hein…? Quand on ne se lève même plus, par exemple. Qu’on est atteint d’une longue maladie, une longue maladie qui tire plutôt vers sa fin, voyez, et que l’aumônier de l’hôpital est passé à tout hasard pour vous demander si vous n’aviez vraiment besoin de rien. Là, on se dit que si ce n’est pas pour aujourd’hui, en tout cas, ça ne va pas tarder. Quand on s’apprête à sauter de l’avion en plein vol, en regardant vers le ciel pour ne pas voir en bas, et qu’on imagine ce qui se passerait si le parachute ne s’ouvrait pas. Alors on vérifie une dernière fois que l’anneau n’est pas coincé. Que la toile n’est pas déchirée. Que par mégarde, on ne s’apprête pas à se jeter dans le vide avec son sac de couchage. Même si on n’est pas croyant, on fait son signe de croix au cas où. Ça ne mange pas de pain. Et puis, toute honte bue, on peut toujours décider de ne pas sauter. Rester dans l’avion, sonner l’hôtesse, et commander un whisky. En attendant que l’avion se pose en douceur. Ou qu’on s’écrase. Mais tous ensemble. Quand on est matador, et qu’on s’apprête à tuer six taureaux d’affilée, de cinq à sept. Et si l’un d’eux ne l’entendait pas de cette oreille ? Ni une ni deux, le bœuf qu’il a failli être pourrait se rebiffer. Combien de temps survivra-t-on encore à cette boucherie à ciel ouvert ? Depuis la nuit des temps, tuer pour vivre, c’est un métier à risque. Dans le couloir de la mort, quand on entend des bruits de pas derrière la porte, aux petites heures, et que le room service vous apporte sur un plateau le petit déjeuner continental, servi dans de la vaisselle fine, au lieu du jus de chaussette habituel dans un quart en fer blanc. Alors là, on sait qu’il faudra libérer la chambre avant midi, que l’addition ne va pas tarder, et qu’on n’y coupera pas. Quand on saute à l’élastique, et qu’on sait qu’il peut craquer. Quand on craque et qu’on saute sans élastique. Quand on saute avec un préservatif et qu’il craque. Quand on craque et qu’on saute sans préservatif, parce que le pape a dit que non. Que celui qui a déjà pêché lui lance la première capote usagée. Quand on se lève le matin, et qu’on ne sait plus pourquoi. Quand on pense qu’à vivre, on n’y survivrait pas. Quand on préfère mourir pour quelque chose, plutôt que de vivre pour rien. Quand on meurt de faim, qu’on ne pèse déjà plus rien, et qu’on ne peut pas faire autrement. Quand on nous a trop souvent dit d’aller nous faire pendre. Oui. Il y a des fois où on peut se douter qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Et puis il y a les fois où on ne voit rien venir. Les fois où on s’en va comme on est venu. Par accident. Où on meurt comme on a vécu. Bêtement. Les fois où on décède par hasard. Sans préavis. Où on meurt par erreur. Sans faire-part. Un jour on se lève le matin, et il n’y en aura pas d’autres. Et on ne le sait pas. Il y a des fois où on meurt sans prévenir.

Comme un poisson dans l’air

Il était une dernière fois Lire la suite »

Auto-stop

Vous allez où ? Vous ne savez pas…? Bon, ben… Montez, je vous emmène. Vous n’avez que ça comme bagages ? Vous avez raison. Quand on ne sait pas où on va, pas la peine de se charger. Moi, j’ai juste un petit sac. Une brosse à dents. Des chaussettes de rechange. Un maillot de bain, au cas où… Oubliez pas d’attacher votre ceinture, il y a des contrôles, parfois. Moi non plus, d’ailleurs, je ne sais pas très bien où je vais. J’ai pris quelques jours. Je vais essayer de trouver un endroit calme, pour faire le point. J’ai une vague idée de roman… Avec les ordinateurs portables, maintenant, c’est pratique. On peut écrire où on veut. Même chez soi. J’ai aussi internet, là-dessus ! Quand je quitte la maison, j’emmène la boîte aux lettres. C’est pas mal, ce coin, non ? Dommage qu’ils annoncent un temps pourri. J’aime bien rouler, comme ça. Déjà parti, pas encore arrivé. J’ai l’impression d’exister un peu. Ça doit être pour ça que je ne finis jamais rien. Le nombre de romans que j’ai pu commencer ! Quand j’étais gosse, ce que je préférais, c’était le trajet entre chez moi et l’école. Je faisais durer le plaisir, en allant le plus lentement possible. Mais… on a beau prendre son temps, on finit toujours par arriver quelque part. Il faut absolument que je mette de l’essence, là. Vous me dites si vous voyez une pompe ? Ouais… Quand j’étais gamin, j’étais terrifié par la certitude que j’allais mourir un jour. C’est le destin de tout le monde, hein ? Alors j’ai d’abord tenté de me persuader que je n’étais pas comme tout le monde. Mais très vite, j’ai dû me faire à l’idée que je n’étais pas Jésus Christ. Seul un temps élastique me séparait d’une mort certaine. Peut-être même prématurée ! Non seulement j’étais sûr de mourir, mais je ne savais pas quand. Bref, ça devenait urgent de ralentir pour ne pas mourir de façon précipitée. Qu’est-ce qu’il a à klaxonner comme ça, celui-là ? Double, si tu es tellement pressé ! Je disais quoi ? Oui, donc, faute de pouvoir arrêter le temps, après, j’ai essayé de retenir chaque instant. Pour qu’il s’écoule moins vite, voyez. Avec l’espoir secret qu’un souvenir plus dense finirait par enrayer le sablier. Pour commencer, j’ai choisi un moment, au hasard, et j’ai décidé arbitrairement de le retenir toute ma vie. Et ça a marché ! La première fois… Un moment inoubliable ! Quoique absolument sans intérêt… Je n’ai jamais pu réitérer cet exploit. De toute façon, depuis le temps, j’ai changé de point de vue sur l’existence, hein ? On meurt, bien sûr, mais on ne disparaît jamais complètement. Rien ne se perd, rien ne se crée. Hélas, avec le temps, cette certitude d’un éternel retour me terrorise encore plus que celle d’une fin définitive. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Et qu’est-ce qu’on va devenir quand on sera mort ? C’est vrai, c’est effrayant, la réincarnation, si on y pense. Même si on n’est pas complètement satisfait de sa vie actuelle, rien ne dit qu’une fois ressuscité, on ne va pas se retrouver dans la peau de quelqu’un encore plus malheureux que soi… Il y a tellement de misère, dans le monde. Ça ne vous fout pas les jetons, à vous, cette roulette russe ? Non, on ne sait pas où on va. On ne sait même pas d’où on vient ! Est-ce qu’un papillon se souvient d’avoir été une chenille ? L’homme ne se souvient même pas d’avoir été un singe. Ah, une pompe à essence ! J’ai bien cru qu’on allait tomber en panne sèche. Si vous voulez en profiter pour vous dégourdir les jambes. Ou passer aux toilettes. Prenez votre temps, on n’est pas pressés. On ne sait pas où on va…

Comme un poisson dans l’air

Auto-stop Lire la suite »

Salles obscures

Vous vous demandez ce que je fais, non ? Eh ben je suis comme vous. J’attends… Qu’il se passe quelque chose… Quoi ? Je n’en sais rien moi… Si je savais… J’attends que ça s’améliore… Je pourrais me lever, et aller faire un tour en attendant, vous me direz… Vous aussi, d’ailleurs… Mais non… Je ne pense pas que ce soit très prudent… Des fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant pendant notre absence… Ok, pour l’instant, il ne se passe rien. Mais ça peut redémarrer au moment où on s’y attend le moins. Subitement… Vous savez, c’est comme quand on est au cinéma, et que le film s’arrête tout d’un coup, parce que la pellicule a fondu sous la chaleur du projecteur. La lumière se rallume et on est là comme des cons, éblouis, comme si on nous avait brutalement tiré d’un rêve. On reprend peu à peu ses esprits et on se met à attendre. À espérer que le film reparte le plus vite possible. Qu’on nous replonge dans notre coma artificiel en relançant la bobine. Et puis on se rend compte qu’on ne sait absolument pas combien de temps va durer la panne. Peut-être que c’est plus grave que ça, et que la séance va être annulée. En fait, on n’est même pas sûr qu’il y ait vraiment quelqu’un en cabine pour recoller les morceaux. Et si le projectionniste s’était barré juste après avoir lancé le film ? Au bout d’un moment, le plus courageux des spectateurs se lève pour aller voir ce qui se passe. Sous le regard admiratif de tous les autres, restés lâchement assis à attendre que quelqu’un se décide. Mais le héros ne sait pas où aller pour sauver du naufrage ses camarades d’infortune. C’est très mystérieux, une cabine de projection. Il n’y a pas de fenêtre. Juste une meurtrière pour laisser passer la lumière du projecteur. On ne sait même pas où est la porte d’accès dérobée de cette citadelle interdite. Alors le type sort de la salle, retourne jusqu’à l’entrée du cinéma et demande ce qui se passe à la caissière de garde, qui évidemment n’est pas au courant. Elle ne sait pas non plus où est le projectionniste. Apparemment, personne ne l’a jamais vu. Mais elle dit qu’elle va se renseigner. Le type revient dans la salle après cet acte de bravoure, se préparant à rendre compte et s’attendant à être applaudi pour son initiative audacieuse, malgré le résultat plus qu’incertain de sa démarche. Mais quand il ouvre la porte, il s’aperçoit que la salle est à nouveau plongée dans le noir. Le film a déjà redémarré ! Sans lui ! Il s’est fait avoir. Il se dit qu’il aurait mieux fait d’attendre tranquillement avec les autres que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Avec tout ça, il a raté un bout du film. Quelques secondes, pas plus. Mais c’était peut-être une scène clef. Imaginez que dans Citizen Kane, vous ratiez la luge d’entrée… Sans compter que ces quelques images manquées s’ajoutent à celles probablement sacrifiées par le projectionniste pour bricoler une réparation à la va vite en ressoudant les deux bouts fondus de la pellicule. Maintenant, je vais être définitivement largué, se dit le revenant dont les yeux ne se sont pas encore réhabitués à l’obscurité. Il regagne son siège à tâtons, et demande en chuchotant à sa voisine de lui résumer ce qui s’est passé pendant son absence. La fille s’apprête à lui répondre à contrecœur, craignant à son tour de rater une réplique essentielle pendant cette remise à niveau, quand derrière eux une voix agacée crie : Chuuuut ! Alors la fille, soulagée, lance un regard désolé au gêneur avant de tourner à nouveau vers l’écran ses beaux yeux fascinés, tout en replongeant avec volupté la main dans son paquet de pop corn. The show must go on ! Mais le pauvre zombie, lui, ne comprend plus rien au film… Alors je préfère attendre... (Un temps). Vous savez combien ça rapporte, un livret A, en ce moment…? Trois pour cent par an… Vous placez votre SMIC à la caisse d’épargne, vous vous faites congeler pendant cinq cents ans. On vous passe au micro-onde, et vous êtes multimillionnaire. Là, ça vaut le coup d’attendre, non ? 

Comme un poisson dans l’air

Salles obscures Lire la suite »

Les petites heures

Les petites heures, vous connaissez ? Un, deux, trois, quatre… À cinq, on serait déjà tiré d’affaire. Il suffirait de patienter un peu en écoutant la radio. Mais on se réveille, et on regarde par la fenêtre. Pas une lueur. On tend l’oreille. Pas un chant d’oiseau. Les diurnes dorment encore, les nocturnes sont déjà couchés. Aucun espoir de lendemain proche. On est au plus profond de l’obscurité, dans la contrée d’aucun homme, la nuit des dormeurs éveillés. Bien sûr, un effort suffirait pour se lever, et marcher. Mais ce serait prématuré. Presque contre nature. Voir la nuit avant d’avoir vu le jour… Alors on doit rebrousser chemin. Repasser la frontière. Revenir là où rien ne peut encore nous atteindre. Où rien ne peut nous attendre. Où personne ne peut nous entendre. L’au-delà est l’en deçà d’un éternel réversible. Je compte jusqu’à cent. À l’envers. Quatre-vingt dix-neuf, quatre-vingt dix-huit… Espérant qu’avant la fin de ce compte à rebours, j’aurai cessé de compter. Les nuits de grande insomnie, je commence à sept milliards. Six milliards neuf cent quatre-vingt dix neuf millions neuf cent quatre-vingt dix neuf mille neuf cent quatre-vingt dix neuf autres, avant que mon tour vienne dans cette vaste salle d’attente à ciel ouvert qu’est le monde des vivants. Combien de temps pour effeuiller une à une toutes ces existences qui ne sont pas la mienne, pour me reconnaître dans cette foule et trouver mon sommeil ? Une nuit pour savoir qui on est. Ce qui nous distingue des autres. Une vie pour découvrir tout ce qui n’est pas nous. Mourir. Se fondre à nouveau dans l’indistinct. Dormir. Lâcher prise. Avec la peur de se réveiller un autre. Dans une obscurité qui serait un cauchemar sans espoir de matin. Ce qui me tient en vie, qui me tient en éveil, c’est la peur de sombrer par une mauvaise nuit, dans le mauvais sommeil, la fatigue éternelle. L’insomnie est une course immobile contre le temps. Une victoire provisoire. Quatre, trois, deux, un… Suspendues entre la torpeur de la nuit et la brutalité du réveil, les petites heures égrènent le temps compté des insomniaques.

Comme un poisson dans l’air

Les petites heures Lire la suite »

Divan

Je m’allonge ou…? Ok… Je ne sais pas très bien par où commencer… J’ai trouvé vos coordonnées dans l’annuaire… On peut demander à un ami si il connaît un bon dentiste pas trop cher et qui ne fait pas mal, mais… quelqu’un comme vous. Alors, j’ai consulté les pages jaunes… Et puis j’ai choisi votre nom au hasard dans la liste… Plutôt longue, la liste, hein ? Un job payé en liquide, par les temps qui courent… Il paraît qu’on n’a pas besoin de diplôme pour faire votre métier ? Qu’il suffit d’avoir été client pour se mettre à son compte… C’est vrai ? Alors moi aussi, après, si je veux… Je vais considérer que je suis en formation alors. Mais ça ne vous fout pas un peu les boules que tous vos clients deviennent des concurrents potentiels ? Vous imaginez ? Je vais voir mon boucher, je prends une tête de veau, et en sortant j’ouvre une boucherie juste en face… Ça ne risque pas d’arriver, remarquez, j’ai horreur de la viande… Même avec les œufs, j’ai du mal. Bon, j’en mange de temps en temps, mais… Il paraît que les oiseaux sont les descendants des dinosaures… Alors un œuf, c’est un peu un fœtus de dinosaure, non ? En fait, je n’ai pas choisi votre nom tout à fait par hasard… Vous étiez le dernier sur la liste… Comme votre patronyme commence par un Z… J’ai sûrement voulu réparer une injustice… C’est mon côté Zorro. Oui, j’imagine que les autres choisissent toujours le premier de la liste… Monsieur Aa, Madame Ab, ou Monsieur Bb… Je me doute de ce que vous avez dû endurer pendant vos études… Si vous en avez fait… Toujours le dernier à passer à la casserole… Moi, ça va. Je suis dans les M… Plutôt dans le peloton de queue, mais bon… Tiens, c’est marrant, moi c’est à la fin de mon nom qu’il est le Z… Mon père était espagnol… Je ne sais pas pourquoi je dis « était », parce qu’il l’est toujours… Je veux dire, vivant. Enfin, je crois… Mais est-ce qu’on peut dire qu’il est encore espagnol ? Il a été naturalisé… Naturalisé français, je veux dire… Pas empaillé… Ou congelé… C’est dingue, toutes ces bonnes femmes qui mettent leurs marmots au congélateur, non ? Entre le poisson pané et les esquimaux… Si seulement les enfants pouvaient faire la même chose avec leurs parents… Les conserver comme ça au congélo en attendant de savoir quoi en faire… Pourquoi je vous raconte tout ça, moi…? Ah, oui, le Z ! Alors il faut que je vous raconte tout depuis le début, c’est ça ? De A à Z. Ou plutôt de M à Z… Puisque pour moi ça commence à M… Je n’ai jamais aimé mon prénom… Vous avez remarqué, à la télé, dans les films ? L’abruti de service s’appelle toujours Jean-Pierre… Comme dans Ma Sorcière Bien Aimée, par exemple. Vous connaissez ? Mais si, le mari de Samantha ! Eh ben le con, dans l’affaire, c’est lui. Elle, elle rame toute la journée pour lui éviter la honte de passer pour le con qu’il est vraiment. Et elle n’a pas trop de tous ses pouvoirs magiques pour empêcher ça. Bon, elle l’aime, son Jean-Pierre, parce qu’il est gentil. Gentil, mais con. C’est l’idée qu’on se fait des Jean-Pierre, en général. Moi aussi, j’ai une fille. J’aurais dû l’appeler Tabatha. Je ne veux pas dire par là que ma femme est une sorcière. Ce serait plutôt une fée… Pour arriver à me supporter… C’est ce que ma mère lui dit toujours, d’ailleurs : Comment vous faites pour le supporter ? Elle est normande, ma mère. Comme les vaches. Alors le lait, le beurre, la crème… Qu’est-ce qu’on a pu en bouffer… Je ne digère pas, moi, le beurre. Je dois tenir ça de mon père. En Espagne, c’est plutôt l’huile d’olive. Il lui disait toujours : Pourquoi tu mets autant de crème dans la soupe ? Il aurait mieux fait de lui demander pourquoi elle ne mettait pas plus de soupe dans sa crème… C’était plus fort qu’elle, apparemment… L’atavisme… Finalement, mon père a trouvé quelqu’un d’autre pour lui servir la soupe… À la maison, maintenant, c’est moi qui cuisine. Comme ça, au moins, je sais ce que je mange. Vous ne dites rien, hein ? Mais vous n’en pensez pas moins. Vous vous demandez sûrement pourquoi je suis venu vous voir. Si je le savais, je ne serai pas venu, j’imagine. Enfin si, il y a quand même quelque chose. Comment vous dire ça ? Plus ça va… plus je me sens proche du minéral. Je ne sais pas pourquoi. Vous connaissez la formule : plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien ? Moi, plus le temps passe, plus les gens m’ennuient. Les chiens aussi, d’ailleurs. C’est avec les pierres que je me sens vraiment à l’aise… Une vie d’homme… C’est trop court, non ? Alors une vie de chien… Tandis qu’une pierre, ça ne vieillit pas… Même les arbres, ça ne me dit plus rien. Pourtant, il y en a qui ont plus de mille ans. Mais un arbre aussi ça finit par mourir. Ça peut même avoir des maladies. Et puis c’est bouffé par les vers, comme le reste. Ça finit par réintégrer la chaîne alimentaire. Une pierre, non. Personne ne mange de cailloux ! Sauf les poules, c’est vrai… Pour fabriquer la coquille de leurs œufs. Vous avez raison, on ne peut pas dire non plus que les pierres soient vraiment éternelles… Vous croyez que les dinosaures aussi bouffaient des cailloux pour fabriquer leurs œufs ? Dans ce cas, à quoi bon être une pierre ? Si c’est pour finir en coquilles vides après une omelette… Alors pourquoi j’aime les pierres, docteur ? Je veux dire Monsieur Z. Vous croyez que ça a quelque chose à voir avec mon nom ? Jean Pierre M.

Comme un poisson dans l’air

Divan

Divan Divan Divan Divan Divan

 

Divan Lire la suite »

Sans titre

Il y a quelqu’un ? Non… Alors vous êtes comme moi. Vous non plus, vous n’avez pas vraiment réussi à devenir quelqu’un. Etre le fils de personne, ça va encore. Certains sont même devenus très célèbres. Il y a des précédents. Mais qui se souvient encore des parents du fils de personne ? Personne. Moi, depuis que je suis arrivé au monde, on m’a toujours dit : si tu veux devenir quelqu’un, dans la vie, il ne faut pas faire n’importe quoi. Et croyez-moi, tous ceux qui m’ont dit ça, ça n’était pas n’importe qui. Alors j’ai essayé de faire quelque chose de moi. Pour devenir quelqu’un, comme eux. Mais je ne suis arrivé à rien, je le sais bien. Je n’ai jamais su quoi faire de ma peau. Je ne suis qu’un numéro, comme on dit. Un drôle de numéro, même, à ce que disent certains. Je n’ai pas dû faire ce qu’il faut. Alors je fais ce que je peux. Je fais mon numéro, justement. Je suis un comique, comme ils disent : Oh, celui-là, c’est un comique ! Est-ce qu’un comique peut vraiment devenir quelqu’un ? Pour ça, il faudrait qu’on le prenne au sérieux… Mais même moi, je n’arrive pas à me prendre au sérieux. Mon médecin, quand je vais le voir pour un arrêt de maladie, il me répète toujours : Arrêtez de jouer la comédie ! Sans parler de mon banquier qui me prend pour un clown. Est-ce que vous prêteriez de l’argent à un clown, vous ? qu’il me dit tout le temps. Surtout à taux zéro… Quand on prête à rire, on n’est pas sûr d’être remboursé, c’est sûr… C’est pour ça que les comiques finissent rarement propriétaires de leur dernière demeure. Moi non plus, je n’ai pas de chez moi. Il paraît même que j’ai l’air de ne pas savoir où j’habite. Si encore j’avais rencontré quelqu’un dans la vie. Tu devrais essayer de rencontrer quelqu’un, comme ils disent. Mais si vous croyez que c’est facile de nouer une relation sérieuse avec une personne qui ne sait même pas où elle habite. Je ne demandais pourtant pas grand chose. Pas forcément quelqu’un de… Si au moins j’avais tiré le bon numéro. Mais non. Je n’ai tiré que de sacrés numéros, croyez-moi. Aucune relation stable. Quelques intermittentes parfois. Beaucoup de faux numéros. Mais jamais le numéro complémentaire. Alors le numéro gagnant… Et maintenant, c’est trop tard, hein ? Je n’en ai plus pour longtemps, je le sais. Et je sais bien qu’après ma disparition, personne ne dira : celui-là, c’était quelqu’un. Est-ce qu’on peut même parler de disparition s’agissant d’une personne qui n’a jamais réussi à devenir quelqu’un ? Non, à mon enterrement, on dira : celui-là, c’était un comique. S’il y a quelqu’un à mon enterrement, bien sûr. Vous avez remarqué, à l’enterrement des gens célèbres, il y a toujours une foule d’anonymes, comme ils disent dans les journaux ? La foule des anonymes… Mais sur la tombe des inconnus, il n’y a jamais personne. Et surtout pas des célébrités. Ou alors, il faut être soldat sans papier, mourir au champ d’honneur, et avoir beaucoup de chance à titre posthume. Non, en temps de paix, il ne faut pas rêver. Personne ne ranimera jamais la flamme de tous les morts qui n’ont jamais réussi à devenir quelqu’un de leur vivant…

Comme un poisson dans l’air

Sans titre Lire la suite »

Tombé du ciel

Tombé du ciel

Depuis près d’un an qu’elles travaillaient ensemble comme vendeuses, dans cette parfumerie de la galerie marchande de l’aéroport de Roissy, Mélanie Dubois et Sandrine Lemoine entretenaient des relations orageuses. Mélanie reprochait à sa collègue de manquer d’ambition, surtout avec les hommes, en se satisfaisant d’avoir pour fiancé un simple bagagiste. Mélanie, pour sa part, visait plus haut. Hélas, le prince charmant tardant à venir se prendre dans ses filets, la belle arriviste restait célibataire depuis des mois…

Sandrine avait bien proposé à Mélanie de lui présenter son frère Jean-Luc. Mais Mélanie avait décliné cette proposition jugée indigne d’elle. Jean-Luc, un copain du fiancé de Sandrine, n’était comme lui qu’un « petit » bagagiste sans avenir… Sandrine, évidemment, n’appréciait guère le mépris que lui dispensait sa collègue à longueur de journée.

Ce jour-là, cependant, le destin semblait enfin sourire à Mélanie… Dès qu’il était entré dans la boutique, elle avait su que c’était lui ! Oui, sanglé dans son uniforme de pilote de ligne, grand, beau et le teint légèrement hâlé, il avait tout du prince qu’elle attendait depuis si longtemps…

Plus miraculeux encore, le coup de foudre paraissait réciproque. Tandis que l’homme lui demandait conseil pour le choix d’un parfum prétendument destiné à sa mère, Mélanie sentit aussitôt qu’elle ne le laissait pas indifférent. Cette fois, elle était certaine que c’était un gros poisson qui mordait à l’hameçon, et mit tout en œuvre pour le ferrer en douceur. Tout en laissant bien sûr à son prince l’illusion d’avoir l’initiative, Mélanie fit si bien que, osant se lancer, celui-ci l’invita à dîner.

Il était près de 20 heures. Le magasin allait fermer. Mélanie hésita un instant. En acceptant d’un inconnu cette invitation impromptue, elle risquait de passer pour une fille facile. D’un autre côté, en le laissant filer, elle pouvait craindre de ne jamais le revoir. Son métier devait le conduire aux quatre coins du monde. Il se passerait peut-être des semaines avant que ses plannings de vols le ramènent à Roissy. Et aurait-il alors encore envie de solliciter le bon vouloir d’une vendeuse qui l’aurait éconduit ?

Un coup d’œil vers Sandrine acheva de convaincre Mélanie. De loin, sa collègue avait observé la scène avec un mélange de curiosité mal dissimulée, de réprobation secrète, et peut-être d’envie… Non, décidément, se dit Mélanie, pas question de perdre une telle occasion !

Ce dîner fut pour elle un enchantement. Ne pouvant s’éloigner de Roissy, d’où il devait repartir au matin vers une destination lointaine, le beau pilote invita Mélanie dans un des restaurants de l’aéroport. Ce n’était certes pas un établissement gastronomique, mais pour Mélanie, un repas avec lui dans un self aurait valu le meilleur des festins. Sous le charme, elle en oubliait presque qu’en acceptant cette invitation, elle avait d’abord pour objectif de trouver un bon parti.

Malgré une légère maladresse due sans doute à sa timidité, son soupirant se montra séducteur. Le repas passa comme un rêve. Le vin était excellent. Et elle en oublia même de lui demander son prénom.

Au moment de se quitter, c’est elle qui lui proposa de prendre un dernier verre au bar de l’hôtel où il avait réservé une chambre en prévision de son départ matinal. Il accepta, bien sûr, mais elle éprouva une petite déception en croyant lire dans son regard l’ombre d’une hésitation. Pour tous deux, cependant, il était déjà impossible de se ressaisir. Le premier baiser qu’ils échangèrent dans un recoin discret du hall acheva d’enflammer leurs sens, et c’est du minibar de la chambre qu’il sortit la bouteille de champagne destinée à célébrer leur rencontre.

Jetant aux orties tous les principes rigoureux qu’elle s’était fixés pour dénicher un mari fortuné, c’est Mélanie qui entraîna son amant vers le lit. Certes, elle s’était toujours promis de ne pas se donner le premier soir. Mais cette fois, c’était différent. Elle était vraiment amoureuse…

A l’évidence, il en avait envie tout autant qu’elle. Mais quelque chose semblait le retenir. Il avait, disait-il quelque chose à lui avouer… Cela ne la surprit qu’à moitié. Ce conte de fée était vraiment trop beau. Il y avait forcément un lézard quelque part. Et puis, toute la soirée, elle avait perçu chez lui une gêne croissante, à mesure que les choses se précisaient entre eux. Etait-il déjà engagé ? Marié ? Condamné par la médecine ? Impuissant, visiblement pas… Elle lui clôt la bouche d’un baiser. Elle préférait ne pas savoir. Pas tout de suite. Et il n’eut pas la force d’insister.

Quand elle se réveilla le lendemain matin, il n’y avait plus personne à côté d’elle dans le lit. Et voilà, se dit-elle le cœur serré. Sans un mot, il était reparti. Retrouver sa femme, probablement. Elle ne le reverrait pas, et ne connaîtrait même jamais son nom. Sandrine aurait beau jeu, tout à l’heure, au magasin, de lui faire la leçon. Mais de cela, maintenant, elle s’en moquait. Quelle que fût l’identité de cet adorable inconnu, elle aurait seulement voulu le tenir une dernière fois dans ses bras…

C’est alors qu’elle entendit dans la salle de bain le crépitement de la douche. Son regard parcourut la pièce et elle aperçut, jeté sur une chaise, l’uniforme de pilote, passablement froissé… Elle en éprouva aussitôt un immense soulagement.

Comme si elle craignait de voir son amant disparaître à nouveau au cas où elle se rendormirait, elle se leva d’un bond pour ouvrir les rideaux. La lumière envahit la chambre. Elle se proposa ensuite de mettre l’uniforme sur un cintre. N’avait-il pas dit qu’il devait repartir le matin même aux commandes de son avion ? Que penseraient ses charmantes hôtesses en le voyant ainsi fripé ?

Mélanie saisit la veste, un peu élimée aux manches, ce qu’elle n’avait pas remarqué la veille au soir dans le feu de l’action. C’est alors que quelque chose tomba de la poche intérieure. Un passeport… Elle avait eu si peur de ne jamais connaître le nom de son beau pilote, qu’elle ne résista pas à la curiosité.

Son sourire se figea tandis que les informations inscrites sur le document lui révélaient la véritable identité de son prince charmant. Jean-Luc Lemoine, le frère de Christelle ! Bagagiste de son état… Au revers de la veste était cousu un écusson : l’enseigne d’une boutique de location de déguisements pour bals costumés.

C’est alors que Jean-Luc sortit de la salle de bain, en tenue d’Adam, un sourire embarrassé sur les lèvres…

Tombé du ciel Lire la suite »

Portrait de famille

Portrait de famille

La première chose que vit Fabrice, en entrant dans cette maison où il n’était plus venu depuis des mois, fut le portrait de sa grand-mère, accroché dans le vestibule. Son cœur se serra. Quelques jours avant l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, Mamie Angèle, qui paraissait pourtant en pleine santé, avait succombé à une attaque cardiaque. Heureusement, elle n’avait pas souffert. Elle était morte paisiblement pendant son sommeil…

Lorsqu’il était enfant, Fabrice avait souvent passé les vacances scolaires chez sa grand-mère maternelle. Il gardait, notamment, un souvenir ému des lundis de Pâques dans cette ferme du Val d’Oise. Ce jour-là, Mamie Angèle cachait un peu partout, dans la maison et le jardin, des friandises enveloppées dans du papier doré ou argenté. La propriété n’était pas si grande, mais elle le paraissait aux yeux d’un enfant habitué à vivre à Paris dans un petit trois pièces. Et la ferme offrait tant de cachettes ! Lapins et œufs en chocolat venaient se cacher parmi les vrais dans le clapier et la basse-cour de Mamie Angèle.

Avec un air malicieux, Angèle avait souvent raconté à son petit-fils que la maison recélait un véritable trésor, trop bien dissimulé celui-là pour être trouvé facilement, et dont il hériterait à sa mort. Mais en attendant, il fallait que cela reste un secret entre eux ! Il ne devait en parler à personne, pas même à ses parents. Mamie Angèle, en effet, ne s’entendait guère avec son gendre. Et pour cette raison, elle était aussi en froid avec sa fille, la mère de Fabrice.

Hélas, Angèle était morte subitement, sans avoir eu le temps de révéler à son petit-fils la cachette de son présumé magot. Suite à ce décès, les parents de Fabrice avaient hérité de la maison. Après avoir longuement hésité, Fabrice avait parlé à sa mère du trésor de Mamie Angèle. A sa grande surprise, elle n’avait pas éclaté de rire.

Avant la guerre, raconta-t-elle à son fils, Angèle avait une certaine fortune qui lui venait de sa famille. A la libération, l’argent s’était envolé… On avait toujours pensé que les allemands l’avait dépouillée, comme c’était arrivé souvent avec les déportés. Mais on n’avait jamais osé l’interroger sur ce point, à son retour des camps. Et elle n’en avait jamais parlé à personne. Elle avait gardé de cette période de persécution une méfiance maladive, et un culte du secret. Elle semblait craindre encore que les nazis ne reviennent un jour… Alors pourquoi n’aurait-elle pas caché un magot quelque part ? À moins qu’elle n’ait tout simplement inventé cette histoire pour amuser son petit-fils…

Quoi qu’il en fût, les recherches entreprises après la mort de la grand-mère étaient restées vaines. Et les parents de Fabrice s’étaient résolus à vendre cette vieille ferme, dont ils ne savaient que faire, et qui menaçait de tomber en ruine. Dans une semaine, la maison changerait de propriétaire. Et avec elle le supposé trésor de Mamie Angèle.

Fabrice, chargé d’emporter les quelques objets de valeurs restés dans la maison avant la venue du vide grenier, passa rapidement en revue les différentes pièces de la maison. Il n’y avait là rien à emporter que des souvenirs. Les pauvres meubles de Mamie Angèle étaient tous rongés par les vers…

Comme il s’apprêtait à sortir, le regard de Fabrice tomba à nouveau sur le portrait de sa grand-mère, dans son cadre doré. S’il devait emporter une seule chose, ce serait cela. Il s’approcha du tableau pour le regarder de plus près. Il avait toujours vu cette peinture, visiblement très ancienne, accrochée à cet endroit, solidement fixée contre le mur du vestibule. Une idée folle lui traversa subitement la tête. Et si cette toile était l’œuvre d’un grand-maître ?

De nombreux peintres impressionnistes avaient séjourné dans la région au début du siècle dernier. Mamie Angèle aurait très bien pu rencontrer l’un d’entre eux à ses débuts, alors qu’il tirait encore le diable par la queue, et lui commander un portrait pour une bouchée de pain. Voire même, à proprement parler, en l’échange d’un bon repas chaud. Et si c’était cela le trésor de Mamie Angèle ? Elle avait sans doute deviné que si son petit-fils devait garder une seule chose d’elle, ce serait ce portrait…

Tout en se prenant à espérer, Fabrice éprouva un scrupule. Ce serait un crève-cœur de devoir vendre cette toile. C’était tout ce qui lui restait de sa grand-mère, et les souvenirs n’ont pas de prix. Mais cela n’engageait à rien de la faire expertiser.

Le lendemain, à la même heure, l’expert avec lequel Fabrice avait pris rendez-vous sonnait à la porte. Fabrice le fit entrer dans le vestibule et lui montra le tableau. Sans un mot, l’expert se pencha sur le portrait, et l’examina attentivement. Aucune signature n’était apparente, mais un spécialiste comme lui reconnaîtrait au premier coup d’œil l’œuvre d’un grand-maître. L’authentification officielle ne serait ensuite qu’une formalité…

Fabrice avait le cœur battant en attendant le verdict de cet homme de l’art. Ce dernier releva la tête, ôta ses lunettes de presbyte, et le regarda dans les yeux. « Alors ? » demanda Fabrice plein d’espoir…

« Je suis formel » lâcha l’expert sur un ton péremptoire. « Cette toile, bien qu’ancienne, est l’œuvre d’un amateur. Sa valeur ne saurait être qu’affective ». Bizarrement, Fabrice se sentit presque soulagé. Il n’aurait donc pas à se poser de problème de conscience. Ce portrait n’ayant aucune valeur marchande, il n’aurait d’autre choix que de le garder. En mémoire de sa grand-mère. La malicieuse Angèle s’était bien moqué de lui ! Il s’agissait en quelque sorte d’un trésor symbolique…

Revenant à la réalité, Fabrice fut surpris, cependant, de voir que l’expert se penchait à nouveau vers le tableau. Avait-il un repentir ? Allait-il lui annoncer qu’il s’était trompé, finalement, et que cette peinture était un authentique chef-d’œuvre ? Mais l’expert, à présent, semblait plutôt intrigué par le lourd cadre doré fixé dans le mur. Il était peut-être surpris de constater que, contrairement à tous les meubles en bois de la maison, il n’était pas rongé par les vers…

L’expert se tourna enfin vers Fabrice, et confirma son premier jugement. « Cette toile est définitivement une croûte. Mais je peux vous certifier, en revanche, que son cadre est en or massif ! ».

Portrait de famille Lire la suite »