Comédie de caractère

Coup de foudre à Casteljarnac

 Lovestruck at Swindlemore Hall –  Amores a Ciegas – O amor é cego  

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 femmes – 1 homme

Afin de redorer son blason, la baronne de Casteljarnac cherche pour sa fille,
pas très gâtée par la nature, un prétendant aussi riche que peu regardant.
Elle pense avoir trouvé le gendre idéal…


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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Coup de Foudre à Casteljarnac

Personnages :

Baronne de Casteljarnac

Marika, sa fille

Maria, sa bonne

Franck, son gendre

Acte 1

Le salon du château délabré de Casteljarnac. Mobilier d’époque mais en piteux état. Murs cachant leur décrépitude derrière quelques portraits de famille accrochés de travers. Marika de Casteljarnac arrive, peu gracieuse et mal fagotée.

Marika – Maria ? Où est-elle encore passée, cette idiote ? Maria ! Mais c’est tout à fait insensé !

Entre la baronne Carlota de Casteljarnac, sa mère, femme plutôt pulpeuse, très maquillée, et d’une élégance un peu voyante. Elle porte un plateau de petit déjeuner.

Marika – Ah, bonjour mère… Mais où est donc la bonne ?

Carlota – Elle vient de partir…

Marika – Partir ? Mais où ça ? Et quand reviendra-t-elle ?

Carlota – Pas de si tôt, je le crains…

Marika – Comment ça ? Mais j’ai besoin d’elle ! (Prise d’un doute) Ne me dites pas qu’elle est encore partie en congé au Portugal ?

Carlota – Pire que ça…

Marika – Vous voulez dire qu’elle a pris congé tout simplement ?

Carlota – C’est malheureusement ce qui finit par arriver avec les domestiques lorsqu’on ne leur paie pas leurs gages…

Marika – Ces gens n’ont vraiment aucune éducation… Elle aurait au moins pu me servir mon petit déjeuner avant de s’en aller… Enfin, une bonne de perdue dix de retrouvées… De toute façon, elle était incapable de faire cuire correctement un œuf à la coque…

La baronne pose le plateau sur une table.

Carlota – Tenez, aujourd’hui exceptionnellement, c’est moi qui vous l’ai préparé… Bon anniversaire ma chérie !

Marika – Vous y avez pensé ? Vous êtes un amour, maman…

Carlota – Pour le cadeau, on verra ça un peu plus tard. Vous savez qu’en ce moment, nous avons quelques problèmes de trésorerie…

Marika s’assied et commence à déjeuner, en attaquant l’œuf à la coque.

Marika – Ne vous tourmentez pas pour ça, mère. En tout cas, le vôtre est très réussi, bravo !

Carlota – Le mien ?

Marika – Votre œuf à la coque !

Carlota – Ah, oui, bien sûr… Au moins, si nos finances venaient à se dégrader encore un peu plus, je pourrais toujours chercher à me placer comme gouvernante dans un château alentour…

Marika – Vous êtes drôle.

Carlota – J’ai engagé une autre bonne, mais si nous n’avons pas de quoi la payer, je crains qu’elle ne reste guère plus longtemps que la précédente…

Marika continue à déjeuner, mais elle remarque bientôt le regard attentif que sa mère pose sur elle.

Marika – Tout va bien, mère ? Vous avez l’air soucieuse… Si c’est au sujet de Maria, ne vous inquiétez pas. Je peux me passer de camériste pendant un jour ou deux.

Carlota – Marika, il faut que je vous parle sérieusement.

Marika – Vous me faites peur… Ça m’a l’air sérieux en effet… Mais je vous écoute…

Carlota – Marika, vous n’êtes plus une enfant. Il y a maintenant des choses que vous pouvez comprendre… Comme vous le savez depuis votre sortie du Couvent des Oiseaux, notre situation financière est des plus délicates. Nous ne pouvons plus payer le personnel, et ce château tombe en ruine.

Marika – Je voulais justement vous en parler. Vous connaissez ces vers célèbres de Chantal Goya : « Il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville » ?

Carlota – C’est de Verlaine, je crois.

Marika – Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, ce serait plutôt : « Il pleut dans ma chambre quand il pleut sur le toit ».

Carlota – Eh bien Marika, j’ai peut-être trouvé le moyen de colmater durablement les brèches dans notre trésorerie, et de faire restaurer ce château avant qu’il ne s’effondre sur nos têtes.

Marika – Vous pensez à un de ces jeux de la loterie nationale dont on fait la publicité sur les ondes, qui peut faire d’un manant un parvenu en un seul tirage ?

Carlota – C’est à un autre genre de tirage que je pensais, ma chère enfant. Et plutôt aux jeux de l’amour qu’à ceux du hasard. Croyez-en mon expérience, c’est beaucoup plus sûr…

Marika – Je crains de ne pas comprendre…

Carlota – À votre âge, il serait temps de vous chercher un mari… Vous n’y avez jamais songé ?

Marika – Ma foi…

Carlota – Je sais, de nos jours, pour une jeune fille de bonne famille, il n’est pas si facile de trouver un prétendant digne de ce nom. Surtout lorsque l’on met la barre un peu haut. La fille de la Baronne de Casteljarnac ne peut pas se marier avec n’importe qui !

Marika – C’est clair.

Carlota – Un jour, c’est vous qui hériterez de mon titre de baronne. Je crains d’ailleurs que d’ici là, ce ne soit tout ce que j’ai à vous léguer…

Marika – Allons, nous n’en sommes pas encore là… Quoi qu’il en soit, comme vous le dites, de nos jours les princes charmants ne courent pas les rues…

Carlota – Et c’est précisément pourquoi en cette matière, l’intervention discrète d’une mère peut être utile…

Marika – Vraiment ?

Carlota – Une mère… un peu aidée par les nouvelles technologie de la communication, bien sûr…

Marika – Vous m’avez inscrite à mon insu sur un de ces sites de rencontre ?

Carlota – Un site très haut de gamme, je vous rassure. Même si j’ai dû pour cela gonfler un peu votre dote potentielle et retoucher votre portrait avec Photoshop…

Marika – Ma photo ?

Carlota – Fort heureusement, notre nom est en lui même un capital inaliénable. Beaucoup d’hommes fortunés seraient flattés d’épouser une Baronne de Casteljarnac, même sans le sou, afin d’atteindre par cette alliance à une respectabilité que l’argent ne suffit pas à acquérir.

Marika – Mais enfin, mère… Vous voulez donc me marier avec un roturier ?

Carlota – Hélas, il faut se rendre à l’évidence, ma chère enfant. Les gens de notre condition sont tout aussi fauchés que nous…

Marika – De là à caser votre fille avec un parvenu pour redorer le blason de la famille…

Carlota – Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution… J’ai cherché sur Google un site du genre « J’adopte un noble point com » mais je n’en ai pas trouvé… Croyez-moi, nous n’avons plus le choix…

Marika – Ne pourrions-nous pas vendre quelque chose ?

Carlota – J’ai déjà utilisé tous les expédients possibles, je vous assure… C’est cela ou nous défaire de Casteljarnac. Le château de notre famille depuis sept générations…

Marika – Mais je ne veux pas vous quitter, mère !

Carlota – Vous pourriez habiter ici avec votre mari. La château est grand. Il suffit de trouver quelqu’un d’assez accommodant… Et aussi riche que peu regardant…

Marika réfléchit un instant.

Marika – Bon… Après tout pourquoi pas ? Nous ne voyons jamais personne. Cela peut être assez divertissant de recevoir quelques prétendants. Nous jugerons sur pièce…

Carlota – Votre premier rendez-vous sera là d’une minute à l’autre.

Marika – Mon premier rendez-vous ? J’ai l’impression d’entendre une secrétaire médicale ! Et qu’il s’agit de se faire arracher une dent ! Ne me dites pas que la salle d’attente est déjà pleine.

Carlota – Rassurez-vous, vous n’avez à ce jour qu’un seul prétendant. Et croyez-moi, cela n’a pas été si facile de le trouver…

Marika – Mais enfin, mère, je ne suis même pas coiffée !

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas la peine.

Marika – Plaît-il ?

Carlota – Je veux dire, vous êtes très bien comme ça, ma chère.

Marika – Et il est comment, ce garçon ?

Carlota – C’est l’unique héritier d’un magnat de l’immobilier auvergnat qui a fait fortune en Californie.

Marika – Je voulais dire… physiquement.

On sonne.

Carlota – Ah, je crois que vous allez pouvoir en juger par vous-même…

Marika – Oh mon Dieu ! Mais vous auriez dû me prévenir avant !

Carlota – Je n’étais pas sûre de votre réaction. J’ai préféré vous faire la surprise. Bon je vais ouvrir moi-même. Puisque nous n’avons plus de bonne…

Carlota sort. Marika semble à la fois inquiète et excitée. Elle tente de se recoiffer un peu. Mais sa mère revient aussitôt, précédant le nouveau venu.

Carlota – Entrez, entrez, je vous en prie. Ne faites pas attention au désordre, la bonne a pris sa journée…

Le prétendant arrive. Il porte un costume sombre, des lunettes noires et se guide à l’aide d’une canne blanche. Il a dans la main un bouquet de fleurs. Marika en reste muette de stupéfaction.

Carlota – Marika, je vous présente Monsieur Lesourd.

Franck – Bonjour Marika.

Marika – Bonjour Monsieur…

Franck s’approche d’elle en tendant son bouquet de fleurs. Ce faisant, il heurte un guéridon et renverse un vase posé dessus. Marika reste un instant sidérée.

Franck – Je vous en prie, appelez-moi Franck.

Marika prend le bouquet de Franck pendant que sa mère ramasse le vase.

Marika – Bienvenue à Casteljarnac, Franck…

Carlota – Oh pour les fleurs, il ne fallait pas… Elles sont vraiment magnifiques… N’est-ce pas Marika ?

Marika – Oui, magnifiques… Merci beaucoup…

Carlota – Nous allons les mettre dans un vase tout de suite…

Carlota ramasse le vase tombé par terre, et Marika met les fleurs dedans.

Carlota – Voilà… Je peux vous offrir un café, Monsieur Lesourd ? Je n’en ai jamais fait moi-même, mais je peux toujours essayer…

Franck – Merci, ça ira… J’arrive directement de Los Angeles J’ai pris mon petit déjeuner dans l’avion.

Carlota – Ma fille avait hâte de vous rencontrer… J’imagine que vous allez rester quelques jours en France…

Franck – Eh bien… Pour toujours, je l’espère… Mais cela dépendra un peu de votre fille, en réalité…

Carlota se tourne vers Marika, attendant une réaction, mais celle-ci reste de marbre.

Carlota – Elle est un peu timide, vous savez… Elle sort à peine du couvent… Enfin, elle n’était pas bonne sœur, je vous rassure.

Franck – Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de la brusquer.

Carlota – Elle a fait ses études au Couvent des Oiseaux, comme Chantal Goya et Martine Aubry…

Franck – Pas à la même époque, j’espère.

Carlota éclate bruyamment de rire.

Carlota – Vous êtes drôle… C’est cocasse, n’est-ce pas ma chérie ?

Mais Marika ne se déride toujours pas.

Carlota – Bien entendu, c’est un peu difficile pour vous d’en juger, mais croyez-moi sur parole : Marika est une jeune fille absolument charmante…

Franck – Je vous crois, Madame la Baronne. Et puis ne dit-on pas que l’amour est aveugle ?

Carlota rit à nouveau bruyamment.

Carlota – C’est tordant. Mais dites quelque chose, Marika. Ou bien Monsieur Lesourd va penser que vous êtes muette.

Marika – Vous… Je veux dire comment…?

Carlota – Ma fille n’ose sans doute pas vous demander comment vous êtes devenu… Vous êtes né comme ça, ou bien…

Franck – Eh bien… En réalité… J’ai été foudroyé à l’âge de 18 ans.

Carlota – Un coup de foudre… Mon Dieu, comme c’est romantique. N’est-ce pas ma chérie ?

Franck – Croyez-en mon expérience, si un jour vous êtes surprises dans la campagne en plein orage, ne tentez pas de vous mettre à l’abri derrière un de ces crucifix en fer forgé qu’on trouve parfois à la croisée des chemins.

Marika – Et pourquoi donc.

Franck – Mais parce que cela attire la foudre, Mademoiselle.

Carlota – Les crucifix sont de véritables paratonnerres, c’est connu.

Franck – Parfois, j’ai l’impression que c’est le Seigneur lui-même qui m’a infligé cette épreuve, en pénitence pour tous mes péchés…

Carlota – Vous êtes donc croyant…

Franck – La foi est une de mes dernières consolations en ce bas monde…

Carlota – J’ai moi-même veillé à ce que ma fille soit élevée selon les principes de notre sainte religion catholique et romaine…

Silence pesant.

Franck – Écoutez, Marika, je n’irai pas par quatre chemins, car le temps m’est compté. Je sais que je n’ai guère d’atouts pour moi, hormis la pureté de mes intentions et mon immense fortune.

Carlota – Ce qui compte énormément pour nous, croyez-le bien, Monsieur Lesourd… Je parlais de la pureté de vos intentions, bien sûr…

Franck – Une fortune que je déposerai en offrande aux pieds de ma future femme… Celle qui saura deviner l’immense besoin d’amour qui se cache derrière ces lunettes noires…

Carlota – Ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l’âme ! Malheureusement, dans votre cas, les volets sont fermés. Mais je suis sûre que vous trouverez bientôt qui saura les ouvrir pour faire entrer un peu d’air frais dans cette maison…

Franck – Marika, vous avez hérité avec votre nom de la noblesse et de la grâce. Et vous avez reçu une éducation décente. Je cherche à épouser une jeune femme désintéressée, qui sera mon guide dans la vie. Et vous comprendrez que dans mon état, la douceur du caractère importe davantage que le physique…

Carlota – Tant mieux, tant mieux, Monsieur Lesourd…

Marika la fusille du regard.

Carlota – Je veux dire, c’est très noble de votre part, Franck. Ma fille, comme vous le savez, héritera un jour de mon titre de Baronne de Casteljarnac… Une famille qui, comme vous pouvez le voir sur ces quelques portraits de famille, s’est illustrée tout au long de l’histoire de France…

Marika – Maman…

Carlota – Pardon, j’avais oublié que…

Franck – Aucune importance, Chère Madame.

Carlota – Mais je vous en prie, appelez-moi Carlota.

Franck – Et pourquoi cela ?

Carlota – Mais parce que c’est mon prénom !

Franck – Je plaisantais, Chère Madame. Je veux dire Carlota.

Carlota – Il est impayable ! N’est-ce pas Chérie ? Jamais je n’aurais pensé qu’un handicapé puisse être aussi drôle… (Se rendant compte de l’énormité de ses propos) Enfin, je veux dire…

On sonne.

Carlota – Je vous prie de m’excuser, ça doit être la bonne nouvelle… Je veux dire la nouvelle bonne…

Franck – Vraiment ? Je pensais que la vôtre avait seulement pris sa journée…

Carlota – C’est vrai, mais j’ai décidé de m’en défaire pour cette même raison… Elle prenait beaucoup trop de congés… Vous savez ce que c’est, maintenant avec les 35 heures… Je vous abandonne un instant. Profitez en pour faire un peu connaissance…

Carlota sort. Marika reste un instant seule en compagnie de Franck, ne sachant pas quoi dire.

Franck – En tout cas, vous avez une très jolie voix…

Marika – Merci…

Nouveau silence.

Franck – J’aimerais seulement avoir le plaisir de l’entendre davantage… Vous pouvez me poser des questions, vous savez. Cela vous permettra de me connaître un peu mieux…

Marika – Je ne sais pas, je… Vous jouez du piano ?

Franck – Euh, non… Pourquoi cela ?

Embarras de Marika.

Marika – Excusez-moi un instant, j’ai deux mots à dire à ma mère…

Marika sort. Franck la suit du regard à son insu. Il relève ses lunettes noires et se met à examiner la pièce et le mobilier comme pour une expertise. Il affiche un air circonspect devant la misère du lieu. Puis il regarde attentivement les tableaux et semble plus satisfait par cet examen. Carlota et Marika reviennent accompagnées par la nouvelle bonne. Franck remet aussitôt ses lunettes noires sur son nez et recompose son personnage de non voyant.

Carlota – Pardon de vous avoir laissé seul un moment… Voici Maria, notre nouvelle bonne…

Marika – Elle s’appelle aussi Maria ?

Carlota – Et oui, comme celle à qui nous avons donné congé. Après tout ce sera plus pratique, n’est-ce pas ?

Maria – Ouh la, j’ai pris la saucée en traversant le parc.

Maria, une jeune femme d’un charme un peu vulgaire, se dirige vers Franck.

Carlota – J’ai d’ailleurs pu observer par moi-même qu’au moins une bonne sur deux s’appelle Maria. J’ignore à quoi c’est dû…

Maria –Bonjour Monsieur…

Franck – Bonjour Madame.

Maria – Mademoiselle… Et ben vous êtes du genre optimiste, vous ! Ce n’est pourtant pas un temps à mettre des lunettes de soleil…

Elle tend la main à Franck qui fait mine de ne pas la voir. Carlota échange un regard consterné avec Marika.

Carlota – Excusez-la… Vous savez, c’est tellement difficile de trouver du personnel de nos jours…

Maria semble ne pas comprendre pourquoi Franck ne sert pas la main qu’elle lui tend.

Carlota – Eh bien Maria, si vous alliez voir ce qui se passe à l’office… Nous nous verrons tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Maria – Bien Madame…

Carlota – Mais j’y pense, maintenant que nous avons retrouvé une bonne, Monsieur Lesourd prendra peut-être un vrai café ? (Comme en aparté) Entre nous, les domestiques portugaises n’ont pas que des qualités, mais il faut reconnaître qu’elles savent faire le café…

Franck – Ne vous dérangez pas pour moi… D’ailleurs, je vais vous laisser…

Carlota – Vous nous quittez déjà, Monsieur Lesourd ?

Franck éternue.

Franck – Excusez-moi, je suis allergique au pollen… Ça doit être les fleurs que j’ai apportées…

Maria – Vous êtes sûr que ce n’est pas à la poussière, plutôt ? (Maria jette un regard sur la pièce). Parce qu’il y a du boulot, hein ? Ouh la la ! Il vaut mieux voir ça que d’être aveugle, pas vrai Monsieur Lesourd ?

Franck – Je dois partir, mais je reviendrai bientôt… Marika, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance…

Marika – Moi de même, Franck.

Franck – Mes amis m’appellent Francky…

Marika – Au revoir Francky.

Carlota – Ma fille va vous raccompagner… N’est-ce pas ma chérie ?

Franck reprend sa canne blanche et se lève pour partir. Maria comprend qu’il est aveugle.

Maria – Ah d’accord… Excusez-moi Monsieur Lesourd, je n’avais pas vu que vous étiez aveugle.

Franck – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Maria – Mais rassurez-vous, je n’ai rien contre les handicapés, hein ? D’ailleurs, je trouve ça scandaleux, ces gens qui prennent les places de stationnement réservées aux aveugles sur les parkings, pas vous ?

La baronne et sa fille échangent à nouveau un regard atterré.

Carlota – À très bientôt, Franck.

Franck – Merci pour votre accueil, Madame la Baronne.

Marika sort avec Franck en le tenant par le bras.

Maria – Alors comme ça, vous êtes baronne ?

Carlota – Oui, en effet. Je suis la Baronne de Casteljarnac. La septième du nom.

Maria – Eh ben… Je n’avais jamais vu une baronne avant vous.

Carlota – Bon et bien maintenant que vous m’avez vue, vous allez pouvoir vous mettre au travail, n’est-ce pas ? Vous vous appelez comment, déjà ?

Maria – Maria.

Carlota – C’est ça. Et bien Maria, pourquoi ne commenceriez-vous pas par débarrasser ce plateau et faire un peu de ménage ?

Marika revient. Maria la fixe du regard.

Maria – C’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère.

Carlota – Merci de ne pas avoir dit ça devant son prétendant… D’ailleurs, à l’avenir, je vous invite à ne pas vous adresser directement aux personnes que nous recevons ici, n’est-ce pas ? Alors Marika, qu’en pensez-vous ?

Maria – C’est incroyable. Et en plus nous portons le même prénom !

Marika – Euh… Pas exactement… Moi c’est Marika.

Maria – Ah pardon, j’avais compris Maria. Il n’empêche que vous lui ressemblez, c’est dingue. On dirait que vous êtes de la famille.

Marika – Quel est le patronyme de votre mère ?

Maria – Le quoi ?

Carlota – Son nom de famille !

Maria – Fernandez. Elle s’appelle Fernandez, comme moi.

Carlota – Dans ce cas, il est peu probable que nous soyons apparentés. D’ailleurs la branche de notre famille qui était liée au trône du Portugal s’est éteinte sous la révolution…

Maria – Le Portugal ? Ah mais je ne suis pas portugaise.

Marika – Vous n’êtes pas portugaise ?

Maria – Ben non, je suis espagnole.

Carlota – Oui, bon c’est pareil…

Maria – Ah non, ce n’est pas pareil du tout… (Hilare) D’ailleurs, vous savez ce que ça veut dire Marika, en espagnol ?

Carlota – Non, et on s’en contrefiche, figurez-vous.

Maria – Il n’empêche que je n’aimerais pas m’appeler Marika…

Carlota – Si vous débarrassiez ce plateau et que vous alliez voir ce qui se passe à la cuisine ?

Maria – Très bien Madame La Baronne. (Maria sort, hilare) Marika… En espagnol, ça veut dire tapette… En tout cas, moi je n’aimerais pas m’appeler Tapette…

Les deux autres la regardent sortir avec un air consterné.

Carlota – Alors ? Qu’en pensez-vous ?

Marika – De la nouvelle bonne ?

Carlota – De votre prétendant ! Ça s’est plutôt bien passé, non ?

Marika (explosant) – Bien passé ? Il est aveugle et il ne joue même pas de piano !

Carlota – Bon d’accord, ce n’est peut-être pas le mari idéal… Mais je vous assure que d’un point de vue financier, c’est le gendre idéal. Il est milliardaire ! C’est la solution à tous nos problèmes !

Marika – Vous n’avez qu’à l’épouser vous-même…

Carlota – Il est mal voyant, d’accord, mais pas au point de s’apercevoir que j’ai plutôt l’âge d’être sa mère que sa femme. Nous n’avons plus le choix, ma chérie, je vous assure ! C’est ça ou se mettre à cuisiner et à faire le ménage nous-mêmes. Parce que cette bonne-là, il va falloir la payer si on veut qu’elle reste.

Marika – On n’a qu’à vendre encore quelques meubles…

Carlota – Si nous en vendons encore, c’est par terre qu’il faudra nous asseoir… Il faut être aveugle pour ne pas voir dans quel état se trouve déjà ce château…

Marika – Vendons les portraits de famille ?

Carlota – Ça jamais !

Marika – Alors c’est moi que vous préférez vendre ?

Carlota – Allons Marika, vous n’êtes plus une enfant… Ne me dites pas que vous croyez encore au Prince Charmant… Vous n’êtes pas obligée d’aimer votre mari ! Et si vous voulez prendre un amant, songez que d’être mariée avec un mal voyant est un avantage considérable.

Marika – Vous avez une drôle de conception du mariage, mère…

Carlota – Tout ce qu’il demande en contrepartie des millions qu’il va déposer à vos pieds, c’est un peu de compagnie et quelqu’un pour le guider dans la vie.

Marika – Mais enfin, mère… Je ne suis pas un chien d’aveugle !

Carlota – Vous pourrez toujours apprendre à aboyer… Je plaisante. Et puis c’est vrai qu’un peu de sang neuf dans cette famille, ça ne pourra que régénérer un peu la race.

Marika – Du sang neuf ? Un handicapé ?

Carlota – En tout cas, cela régénérera notre compte en banque…

Marika – Non vraiment, mère. Vous ne pouvez pas exiger de moi ce sacrifice…

Carlota – Je vous demande quand même de prendre le temps d’y réfléchir, ma chère… Soyez raisonnable… Songez qu’il sera peut-être difficile de vous caser avec quelqu’un de plus regardant… D’ailleurs, il n’a pas encore dit oui…

Marika – Un fiancé aveugle, je m’attendais quand même à mieux que cela pour mon anniversaire…

Maria revient avec un plumeau pour faire les poussières.

Maria – C’est votre anniversaire, Mademoiselle Marika ?

Marika – Oui, pourquoi ? Vous voulez me faire un cadeau, vous aussi ?

Maria – C’est incroyable !

Marika – Quoi encore ?

Maria – C’est mon anniversaire aussi ! J’ai vingt ans aujourd’hui (ou selon l’âge de la comédienne). Et vous ?

Marika – Moi aussi.

Maria – Et nous sommes nées le même jour !

Carlota – Oui, enfin… Plusieurs millions de personnes dans le monde sont nées ce jour-là. Cela n’a rien de si étonnant que cela.

Maria – Dans le monde, peut-être, mais en France.

Carlota – Vous n’êtes pas née au Portugal ?

Maria – C’est mon père et ma mère qui sont espagnols. Moi je suis née dans les Bouches du Rhône, à Beaucon-le-Château.

Marika – À Beaucon-le-Château…?

Maria – Ne me dites pas que…

Carlota – C’est vrai que c’est un hasard étonnant. Mais plusieurs personnes sont nées aussi à la maternité de Beaucon-le-Château ce jour-là.

Maria – Pas des personnes ressemblant autant à ma mère ! Tenez, j’ai une photo !

Maria sort de sa poche une photo qu’elle met sous le nez de Marika, qui l’examine, troublée.

Marika – Ah oui… Il y a… Comme un air de famille…

Carlota – Bon Maria, si vous alliez faire le ménage dans les chambres pour le moment ?

Maria – Bien Madame la Baronne. Mais on ne m’empêchera pas de penser que tout ça n’est pas banal…

Maria sort en omettant de reprendre sa photo.

Carlota – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’en défaire tout de suite, de cette bonne…

Marika – Tout de même, c’est troublant, cette histoire…

Carlota – Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi !

Marika tend la photo à sa mère.

Marika – C’est vrai que la ressemblance est frappante, non ?

Carlota – Mais enfin, vous voyez bien que cette fille est complètement folle ! Comment quelqu’un de votre rang pourrait ressembler à une bonne portugaise ou à sa mère ?

Marika – En tout cas, c’est un fait que je ne vous ressemble pas du tout.

Carlota – Les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs parents. Où voulez-vous en venir ?

Marika – Ce genre de choses arrivent. J’ai même vu un film là dessus. Deux enfants qu’on avait échangé par erreur à leur naissance à la maternité…

Carlota – Il arrive que les cigognes soient victimes d’une erreur des aiguilleurs du ciel…

Marika – Je me souviens… Le sang bleu échoue dans un HLM de banlieue, tandis que la racaille se retrouve dans un Hôtel Particulier à Neuilly.

Carlota – Vous regardez trop la télévision, ma chère… Non mais c’est dément. Alors d’après vous, je serai la maman de la bonne ? Vous trouvez qu’elle me ressemble ?

Marika – Non, évidemment…

Carlota – Eh bien vous voyez !

Marika – Tout de même… Il y a ce grain de beauté sur la fesse gauche qui est la marque de fabrique des Casteljarnac… et que je n’ai pas hérité de vous. Moi, ma marque de fabrique, ce serait plutôt les poils dans le dos…

Carlota – C’est un hasard génétique. Parfois, ça peut sauter une génération. C’est comme le génie ou la beauté. Il paraît que le fils d’Einstein était un crétin, et il n’est pas dit que si Marylin avait eu une enfant, elle n’aurait pas été laide comme un pou.

Marika (pensive) – Tout de même… J’aimerais bien voir les fesses de la bonne…

Carlota reste un instant interloquée. On sonne.

Carlota (ailleurs) – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Marika – Pourquoi, il est quelle heure ?

Carlota – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça…

La bonne revient, guidant Franck en le tenant par le bras.

Maria – Monsieur Lesourd a oublié ses gants…

Franck – C’est vrai, mais je vous avoue qu’il y a une autre raison à mon retour précipité…

Maria attend, visiblement curieuse, d’en savoir plus.

Carlota – Bien, vous pouvez nous laisser, Maria…

Maria – Bien, Madame la Baronne.

Maria s’en va à regret.

Franck – Votre fille est là ?

Marika fait signe que non.

Carlota – Je peux l’appeler, si vous voulez…

Marika s’apprête à sortir discrètement, mais Franck en avançant lui coupe la route.

Franck – En fait, je crois que ce serait mieux si je commençais par me confier à vous…

Carlota – Une confession… Vous auriez donc déjà quelque chose à vous faire pardonner ?

Franck – C’est un peu embarrassant, mais voilà… En fait, je ne vous ai pas dit la vérité tout à l’heure…

Carlota – Vous n’êtes pas le milliardaire que vous prétendez être ?

Franck – Non, non rassurez-vous, il ne s’agit pas de cela. C’est au sujet de la cause de ma cécité.

Carlota – Vous m’avez peur… Je veux dire… La cause de votre…

Franck – Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais été frappé par la foudre divine… En réalité, ce n’est pas la cause de ma cécité…

Carlota – Nous avons tous nos petites coquetteries, mob cher Franck. Ce n’est pas à une femme que vous allez apprendre qu’on arrange parfois un peu la vérité par de pieux mensonges…

Franck – L’origine de mon handicap est hélas beaucoup plus trivial. Je suis atteint d’une maladie incurable…

Carlota – Incurable… Vous voulez dire qu’il n’y a aucun remède possible ?

Franck – Oui, c’est en effet ce que je voulais dire en employant le mot incurable.

Carlota – Mais incurable ne veut pas forcément dire mortel…

Franck – Dans mon cas si, malheureusement. Il y a un an, j’ai été diagnostiqué d’une tumeur au cerveau très mal placée, qui a d’abord affecté le nerf optique. Mais hélas, le reste va suivre. En fait, mon médecin ne me donne pas plus de six mois à vivre…

Carlota – C’est affreux… Vous m’en voyez vraiment désolée… Mais… que puis-je faire pour vous ? Je ne suis pas médecin…

Franck – Voilà, je vais mourir, et je n’ai aucun héritier. C’est aussi pour cela que je souhaiterais me marier très rapidement. Pour avoir quelqu’un qui m’accompagne dans mes derniers instants. Et pour lui laisser ma fortune après ma mort. Plutôt que cela parte à la Croix Rouge ou aux impôts…

Carlota (reprenant espoir) – C’est une décision très sage de votre part, Monsieur Lesourd… Et si je peux me permettre très généreuse…

Franck – Je sais que ma demande vous semblera précipitée, mais vous comprenez maintenant pourquoi… Je voulais savoir si vous seriez favorable à ce que je demande la main de votre fille, qui m’a fait très bonne impression tout à l’heure. Ainsi que vous bien sûr. J’ai eu le sentiment de trouver une famille en entrant dans ce château…

Carlota et Marika échangent un regard embarrassé.

Carlota – Eh bien en effet… Tout cela est si soudain… C’est le coup de foudre, on dirait… Love at first sight, comme on dit chez vous en Californie. Pardon, j’oublie toujours que…

Franck – Ne vous tourmentez pas pour cela…

Carlota – Écoutez, bien entendu, c’est à ma fille de décider, mais… Pour ma part, si elle était d’accord, je ne verrais que des avantages à cette union…

Franck – Je vous remercie infiniment pour votre soutien, chère Madame. Dans ce cas, je disparais…

Carlota – Vous disparaissez…?

Franck – Je veux dire, je prends congé… Provisoirement…

Carlota – Bien sûr. Mais au fait, et vos gants ?

Franck – Je ne porte jamais de gants… À très bientôt, Madame la Baronne…

Il tente de partir en s’aidant de sa canne mais renverse à nouveau le guéridon avec le vase et les fleurs.

Carlota – Ne partez pas si vite, je vous en prie… Maria !

Maria, visiblement cachée derrière la porte, apparaît aussitôt.

Maria – Oui, Madame La Baronne ?

Carlota – Veuillez raccompagner Monsieur…

Maria – Bien Madame.

Carlota – À très bientôt Monsieur Lesourd.

Franck sort guidé par Maria.

Carlota – Cette fois, nous sommes au pied du mur…

Marika – C’est un cauchemar.

Carlota – Ce type est milliardaire en dollars ! Et il n’en a plus que pour quelques mois… J’appelle ça un miracle ! C’est comme de gagner au loto, croyez-moi. Et c’est beaucoup plus sûr.

Marika – Je parlais de cette incertitude sur ma naissance ! Comment pourrais-je épouser cet homme, et découvrir demain que je suis la fille de Madame Dos Santos.

Carlota – Ce n’est pas Rodriguez ?

Marika – Vous trouvez que c’est mieux ?

Carlota – Non bien sûr. Mais rien ne dit que cela soit le cas. Alors que décidez-vous, pour Franck, ma chère ?

Marika – Je dois en avoir le cœur net avant de vous donner une réponse définitive.

Carlota – Le cœur net ? Mais comment ?

La bonne revient.

Maria – Je peux me remettre à faire les poussières ?

Carlota – Allez-y…

La bonne se met à faire la poussière avec un plumeau. Marika la regarde avec insistance, au point que la bonne en est un peu gênée.

Marika – Maria, vous trouverez à l’office l’uniforme que la bonne qui vous a précédé a laissé en partant.

Maria – Un uniforme ?

Marika – Vous savez bien… Le tailleur noir, le petit tablier blanc, la coiffe…

Carlota – Vous n’avez jamais regardé au théâtre ce soir ?

Maria – Ma foi non, Madame.

Marika – Ici, nous sommes très attachées aux traditions, et nous tenons à ce qu’une bonne ressemble à une bonne.

Maria – Bien Mademoiselle.

Marika – Et bien allez !

Maria – Tout de suite ?

Marika – Tout de suite.

Maria – Bien Mademoiselle.

La bonne sort.

Carlota – Vous auriez dû lui dire aussi de s’épiler la moustache…

Marika – C’est affreux…

Carlota – Oui, j’en conviens. C’est quand même plus voyant que les poils dans le dos…

Marika – Vous vous rendez compte ? S’il y avait eu une erreur à la maternité, je pourrais être la bonne, et Maria… votre fille.

Carlota – Mais non, voyons… Cessez de vous tourmenter avec cette histoire à dormir debout ! Vous ne parlez pas le portugais, n’est-ce pas ?

Marika – Non.

Carlota – Et bien vous voyez ! Et puis l’élégance naturelle que les gens de notre condition reçoivent en héritage… Ça ne trompe pas, croyez-moi. Vous voyez bien que cette fille n’a pas le port altier d’une Baronne de Casteljarnac.

Marika – Tout de même. Je ne serai tranquille que lorsque j’aurais vérifié cela par moi-même…

Marika sort. La baronne reste seule et soupire. Le téléphone sonne et elle décroche.

Carlota – Carlota de Casteljarnac, j’écoute ? Oui… Oui, oui, je sais… Non, je vous assure que ce petit découvert sera très vite comblé. Combien, vous dites ? Ah, oui, quand même… Écoutez, nous attendons une rentrée d’argent et… À quoi ça sert d’avoir un compte dans une banque mutualiste, si on ne peut pas compter sur la solidarité des clients plus fortunés que nous ? Très bien… Et puis en dernier recours, nous vendrons quelques tableaux… D’accord, je fais le nécessaire et je vous rappelle…

Elle raccroche, visiblement préoccupée. Et entreprend de ramasser le vase et les fleurs que Franck a fait tomber en partant. Marika revient.

Marika – La bonne a bien un grain de beauté sur le bas de la fesse…

Carlota – Pardon ?

Marika – J’ai débarquée à l’office pendant qu’elle enfilait sa tenue de soubrette. Pour vérifier.

Carlota – Quelle fesse ?

Marika – La gauche.

Carlota – Eh bien vous voyez ! Pour les Casteljarnac, c’est sur la fesse droite.

Marika – Vous m’avez dit tout à l’heure que cela pouvait sauter de génération ! Ça peut aussi sauter de fesse !

Carlota – Mais enfin, Marika…

Marika – Moi, la fille de Madame Da Silva…

Carlota – Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?

Marika – Je crois que je vais aller vomir…

Marika s’en va et croise la bonne qui revient, en tenue de soubrette tailleur noir et tablier blanc.

Maria – La dernière fois que j’ai vu ce genre de tenue c’était sur une chaîne cryptée, et croyez-moi, ce n’était pas dans au Théâtre Ce Soir…

Carlota – Ah oui…

Maria – Et votre fille Marika, elle n’est pas un peu…

Carlota – Un peu quoi ?

Maria – Elle a débarqué pendant que j’enfilais ça pour me mater les fesses…

Marika revient.

Maria – Ça n’a pas l’air d’aller, Mademoiselle Marika. Vous êtes toute blanche…

Marika – Ça va passer.

Maria – Tout de même, c’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère…

Marika semble encore plus mal.

Carlota – Très bien, Maria, laissez-nous…

La bonne sort.

Marika – Maman… Auriez-vous quelque chose à me cacher ?

Carlota – Mais pas du tout, mon enfant ! Qu’est-ce que vous allez chercher ?

Marika – Vous souvenez-vous au moins si lorsque vous avez accouché, il y avait là un autre bébé du nom de Maria ?

Carlota – Comment voulez-vous que je le sache ! Ils étaient tous là alignés les uns à côté des autres dans leurs couveuses, comme des poussins en batterie… Je me souviens qu’on vous avait placée sous une lampe parce que vous aviez la jaunisse. D’ailleurs vous avez toujours gardé ce teint un peu jaune…

Marika – Merci…

Carlota – Après comment différencier un bébé d’un autre ? C’est vrai qu’on peut confondre…

Marika – Me voilà complètement rassurée…

Carlota – Non mais c’est pour ça qu’on leur met un bracelet !

Marika – Un bracelet électronique ?

Carlota – Pas encore, à cette époque-là, non. Un bracelet avec le nom du bébé dessus.

Marika – C’est dingue, ça… Pour une voiture, il y a un numéro d’immatriculation, un numéro de moteur, un numéro de châssis, des gravages de pare-brise, toutes sortes de tatouage antivol, sans parler des système d’alarme, et pour un bébé, c’est seulement un bracelet avec un nom dessus… C’est quand même plus facile de confondre, non ?

Carlota – Surtout qu’entre Marika et Maria, il n’y a qu’un lettre de différence. Pour peu que le bébé ait rongé un peu son bracelet à cet endroit là…

Marika – Et mon bracelet, tu l’as gardé ?

Carlota – Ben non, pourquoi je l’aurais gardé ?

Marika – Je ne sais pas. Comme souvenir…

La bonne revient, très excitée.

Maria – Je le sentais, j’en étais sûre !

Carlota – Quoi encore ?

Maria – Je viens d’avoir ma mère au téléphone.

Marika – Et alors ?

Maria – Elle m’a avoué qu’elle se doutait depuis toujours que je n’étais pas vraiment sa fille biologique.

Carlota – Dans ce cas, pourquoi ne vous a-t-elle rien dit jusqu’ici ?

Maria – Pour ne pas me traumatiser !

Marika – Mais comment est-ce que…

Maria – Nous étions toutes les deux l’une à côté de l’autre dans la couveuse, d’après ce que m’a dit ma mère. Mais elle m’a raconté que l’autre bébé était tellement laid et chétif… Inconsciemment elle s’est dit que ça ne pouvait pas être sa fille…

Carlota – Tout ça, ce ne sont que des délires de bonnes portugaises…

Maria ménage un instant son effet.

Maria – Ma mère a gardé mon petit bracelet, et elle vient de vérifier. C’est bien Marika qui est écrit dessus, et non pas Maria.

Le téléphone sonne.

Carlota – Et bien répondez !

Maria – Marika de Casteljarnac, j’écoute. Je ne vous entends pas bien… Ah oui, bonjour Monsieur Lesourd…

Carlota, furieuse, lui arrache le combiné.

Carlota – Oui Franck… Non, pas encore, je… Ah vraiment ? Très bien, je lui en parle tout de suite et je vous rappelle sans tarder…

Elle raccroche.

Carlota – C’était Franck… Pour demander la réponse à sa demande en mariage. Il ne peut pas attendre. Il doit repartir en Californie pour le traitement de la dernière chance.

Maria – Eh mais je m’en fous moi de vos projets de mariage ! Je me fais arnaquer depuis ma naissance. C’est moi la Baronne !

Carlota – Oh doucement ma fille ! Pour l’instant il n’y a qu’une Baronne ici et c’est moi !

Maria – N’empêche que j’ai droit à mon l’héritage ! Ce château me reviendra quand vous serez morte !

Marika – Pour l’instant vous n’êtes que la bonne portugaise…

Maria – C’est vous qui devriez être à ma place ! C’est vous la bonne !

Marika se décompose.

Carlota – Calmons-nous, voyons…

Maria – Vous avez raison… Oublions les titres et l’argent. C’est une mère que je retrouve…

Elle se précipite dans les bras de Carlota embarrassée.

Carlota – Allons, allons… Quoi qu’il en soit, ma pauvre fille…

Marika – Vous pourriez arrêter de l’appeler ma fille ?

Carlota – Les caisses sont vides, Maria. Sans ce mariage, nous n’aurons même pas de quoi payer la bonne, qui que ce soit. Il ne nous reste que ce château en ruine et quelques tableaux de famille.

Maria – Dans ce cas, c’est moi qui vais épouser le milliardaire. Après tout c’est le titre qu’il épouse. Pour le reste, il ne verra même pas la différence. Et il ne perdra pas forcément au change.

Marika et Maria se défient. Carlota s’interpose.

Carlota – Laissez-nous un instant, Maria. Nous rediscuterons de tout cela dans un moment.

Maria – Très bien… Mais je vous préviens, je ne me laisserai pas rouler dans la farine…

La bonne sort.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – C’est pourquoi ça devient urgent que vous acceptiez la proposition de Lesourd.

Marika – Vous croyez vraiment que c’est ce qu’il y a de plus urgent ?

Carlota – Sinon la poule aux œufs d’or va nous échapper ! Et nous serons sans le sou.

Marika – Et je ne serais peut-être même plus baronne…

Carlota – Qui voudra encore de vous si vous n’êtes n’avez même pas de sang bleu ? Il n’y aura plus aucune excuse à votre laideur… Ni aucune contrepartie…

Marika est effondrée.

Carlota – Ne vous en faites pas. Vous resterez ma fille quoi qu’il arrive. La chair de ma chair. Il n’est pas possible que cette mégère soit baronne… même si c’est ma fille biologique.

Marika – Mais que faire avec Franck ?

Carlota – Il faut que vous l’épousiez tout de suite, avant qu’il ne se rende compte que vous n’êtes peut-être pas tout à fait celle qu’il croit… Après il sera trop tard.

Marika – Vous avez raison…

Carlota – Vous allez appeler Lesourd immédiatement pour lui dire que vous acceptez sa demande en mariage.

Marika – Et après ?

Carlota – Vous le traînez à Las Vegas pour une cérémonie éclair. Et vous faites le voyage de noces dans la foulée.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – Je m’occupe de la bonne pendant ce temps-là…

Marika – Très bien. Alors j’y vais… Je fais don de ma personne pour sauver le nom et le château de Casteljarnac.

Carlota – Bon sang ne saurait mentir ! Je reconnais bien là l’esprit chevaleresque dont les Casteljarnac ont toujours fait montre tout au long de l’histoire.

Marika – À l’amour comme à la guerre !

Elles sortent.

Noir.

Acte 2

Carlota est en train de faire le ménage en tenue de soubrette. Maria, look BCBG, est assise en train de lire Jour de France dont la une est consacrée à une tête couronnée.

Carlota – Ouh la la… Je ne me rendais pas compte à quel point c’était épuisant de faire le ménage…

Maria – Vous verrez, le pire, c’est les carreaux. Il reste toujours des traces. Mais je vous donnerai un truc, si vous voulez…

Carlota – Ah oui…

Maria – Le mieux, pour les vitres, c’est le vinaigre… Le vinaigre blanc, pour les carreaux, c’est le top.

Carlota – Vous ne voulez vraiment pas m’aider plutôt ?

Maria – Vous voyez bien que je suis en train de lire ! Si je veux tenir dignement mon rang à l’avenir, j’ai encore beaucoup à rattraper. Notamment en ce qui concerne la vie des têtes couronnées. Je ne me rendais pas compte à quel point la vie de ces gens-là était compliquée.

Carlota – Vous n’imaginez pas à quel point…

Maria – Et tous ces nobles avec des noms à rallonge. Moi qui pensais qu’on les avait tous raccourcis à la Révolution…

Carlota – Heureusement, il nous reste encore quelques privilèges… Moi aussi, je vous donnerai quelques trucs, si vous voulez…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Pour voyager à l’œil, par exemple. Quand vous arrivez dans un trou perdu, il suffit d’aller sonner à la porte du château du coin. C’est forcément un cousin éloigné. Il y a toujours une chambre d’amis qui vous attend.

Maria – Je vois… Genre Relais et Châteaux.

Carlota – Voilà, mais en moins bien chauffé.

Maria – Alors si je comprends bien, vous êtes tous cousins…

Carlota – Oui…

Elle jette un dernier regard à sa revue.

Maria – Ça ne m’étonne pas que vous ayez tous l’air aussi dégénérés… À propos, vous avez des nouvelles de votre fille ? Enfin, je veux dire de Marika…

Carlota – Malheureusement non… Dans ces cas-là, pendant les premières semaines, il est recommandé d’éviter tout contact avec la famille.

Maria – Tiens donc… Je l’ignorais

Carlota – Mais elle va bien finir par rentrer à la maison…

Carlota – Bon, pour l’instant je vais aller prendre un bain moi, ça va me détendre. Parce que tout ça m’a épuisée…

Carlota – Je comprends…

Maria s’apprête à sortir.

Maria – Quand vous aurez fini les poussières, vous attaquerez l’argenterie ? Je ne voudrais pas vous vexer, mais cette maison était une vraie porcherie quand je suis arrivée…

Carlota – Je ne suis pas votre bonne, tout de même…

Maria – À quoi ça sert d’avoir une bonne quand on a déjà une mère !

Maria sort.

Carlota – Bon, ben je vais attaquer les carreaux, alors…

Franck et Marika arrivent, revenant visiblement de voyage. Marika porte deux valises. Elle a changé de look et semble plus épanouie, assumant en tout cas beaucoup mieux sa féminité. Franck semble également en meilleure forme et est habillé de façon plus gaie.

Carlota – Bonjour mes enfants ! Mais vous auriez dû m’avertir que vous arriviez aujourd’hui ! J’aurais préparé votre chambre…

Marika – Maman ? Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Carlota – Quoi donc ?

Marika – Ne me dites pas que vous êtes en train de faire le ménage !

Carlota – Ah ça… Ne vous inquiétez pas, ma chère, je vous expliquerai…

Franck – Bonjour Madame La Baronne.

Carlota – Comment allez-vous mon cher gendre ?

Franck – Mieux. Beaucoup mieux…

Carlota (pas ravie) – Ah oui… Il semblerait que le mariage vous réussisse.

Franck – J’ai beaucoup moins mal à la tête, c’est vrai. Et parfois, j’ai presque l’impression d’avoir des éclairs de lucidité…

Carlota – Vous savez ce qu’on dit ? L’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue… Mais quand vous dites mieux, vous voulez dire… que vous n’allez pas mourir tout de suite ?

Franck – On dirait que cela vous décevrait, belle-maman…

Carlota – Il est taquin… Mais non, voyons !

Franck – Nous allons tous mourir un jour, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – Disons que dans mon cas, j’ai le sentiment que ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Carlota – Et bien c’est merveilleux ! N’est-ce pas ma chérie ?

Marika – Oui, bien sûr…

Carlota – Alors, ce voyage de noces ? C’est beau Las Vegas ?

Marika – Vous n’avez pas reçu notre faire-part ?

Carlota – Mon Dieu non, pas encore. Mais vous savez, depuis les États Unis d’Amérique…

Marika – Finalement, nous nous sommes mariés à La Bourboule, dans la plus stricte intimité…

Franck – À la fin du voyage de noces pour respecter le délai de publication des bans.

Carlota – Ah très bien… L’Auvergne, c’est aussi dépaysant que la Californie, pas vrai ? Vous avez eu beau temps ?

Marika – Il a plu pendant trois semaines d’affilée. Nous sommes à peine sortis de notre chambre à l’Hôtel Ibis. (Marika se rapproche amoureusement de Franck) Mais finalement, je ne regrette pas Las Vegas…

Franck – Moi non plus. Apparemment, l’air du Massif Central m’a fait plus d’effet que le traitement miracle que je devais recevoir dans cette clinique aux USA.

Carlota – Je vois ça…

Franck – Franck m’a quand même emmenée une fois au casino de La Bourboule.

Carlota – Ah quand même…

Marika lance à Franck un regard tendrement complice.

Marika – Mais à quoi bon aller au casino, quand on peut avoir le grand jeu sans sortir de son lit…

Franck (amoureusement) – Je crois que j’ai tiré le bon numéro.

Carlota – Eh bien… Il ne reste plus à espérer que nous toucherons bien 35 fois la mise…

Franck – Bon, je vous laisse bavarder un moment toutes les deux. Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter. Entre mère et fille… Je vais allez me rafraîchir un peu.

Carlota – Je vais vous accompagner…

Franck – Ne vous inquiétez pas, je peux me débrouiller tout seul…

Carlota – Vous connaissez déjà la maison, pas vrai ?

Franck – C’est un peu la mienne, maintenant, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – À tout à l’heure mon amour… Vous ferez porter ma valise dans ma chambre tout à l’heure ?

Marika – À tout de suite, mon cœur…

Carlota jette un regard inquiet vers sa fille. Franck sort en renversant à nouveau le guéridon et le vase.

Carlota – Eh bien ? On dirait que vous avez survécu à cette épreuve, ma chère…

Marika – Oui, je dois dire que ce n’était pas si terrible que je l’avais imaginé… Je vous avoue que j’ai même éprouvé un certain plaisir à…

Carlota – Merci de m’épargner le récit de votre nuit de noces… Vous me raconterez ça en détail cet hiver à la veillée. Mais nous avons des affaires plus urgentes à régler…

Marika – Des affaires ?

Carlota – Ne me dites pas que vous avez déjà oublié le contexte un peu particulier de ce mariage d’amour…

Marika – Non, bien sûr…

Carlota – Figurez-vous que j’attendais le retour de ce gendre providentiel pour payer quelques factures… Si nous ne faisons pas très vite un virement à la Banque Populaire, c’est le château qui va être saisi !

Marika – Nous sommes à la Banque Populaire ?

Carlota – Hélas, ce sont les seuls qui veulent encore bien de nous depuis que la Banque Rothschild a résilié notre compte… Et si nous ne trouvons pas d’oseille très rapidement, ce n’est à la Banque Populaire que nous serons clients, c’est à la Soupe Populaire !

Marika – J’en toucherai un mot à Franck, je vous le promets…

Carlota – Très bien… Alors dans mes bras, ma fille…

Elles s’étreignent un instant.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – C’est le deuxième problème que nous avons à régler… J’ai tout fait pour la calmer. Mais elle commence à en prendre un peu à ses aises.

Marika – Vous ne l’avez donc pas encore congédiée ?

Carlota – C’est que maintenant, elle prétend faire partie de la famille ! Comme vous pouvez le constater à ma tenue, j’ai dû faire quelques concessions… Et quand elle va savoir que…

Justement Maria arrive, suivie de Franck.

Maria (furieuse) – Monsieur Lesourd vient de m’apprendre la nouvelle de son mariage… Et vous qui m’aviez dit que votre fille était en cure de désintoxication !

Marika – Vous lui avez dit ça ?

Carlota – Il fallait bien que je lui dise quelque chose.

Maria – Alors vos petits mensonges et votre soudaine amabilité, c’était pour ça ? Pour donner à cette bâtarde le temps de me faire un enfant dans le dos…

Carlota – Voyons, ne nous énervons pas…

Franck – Je vous avoue que moi non plus, Madame La Baronne, je n’en crois pas mes oreilles… Vous confirmez donc les propos de votre bonne ?

Maria – Eh, je ne suis pas la bonne !

Franck – Je veux dire… votre fille biologique. Mais c’est ignoble ! Comment peut-on faire de son propre enfant une esclave domestique ?

Marika – Bon, ce n’est pas Cendrillon, non plus…

Franck – Quant à moi, comprenez que je me sente un peu roulé dans la farine…. Je croyais épouser une future baronne…

Maria – Et il se retrouve marié avec une bâtarde.

Marika – Bâtarde toi-même !

Les deux femmes sont prêtes à en venir aux mains.

Carlota – Voyons… Un peu de dignité, Mesdames… L’une d’entre vous au moins a le sang bleu…

Maria et Marika renoncent à se battre. Marika se dirige vers Franck.

Maria – La fille de la baronne, c’est moi ! C’est avec moi que vous auriez dû vous marier ! (Elle s’approche de Franck pour lui faire des avances) Et croyez-moi, au lit, vous n’auriez pas perdu au change…

Marika – Que tu dis, pétasse.

Carlota – Évitons de nous laisser aller, sous le coup de la colère, à des propos que nous pourrions tous regretter.

Franck – Quoi qu’il en soit, compte tenu de ces éléments nouveaux, je me demande si je ne ferais pas mieux de demander le divorce.

Carlota – N’en faites rien, cher ami ! Il y a sûrement un moyen de dissiper ce petit malentendu…

Franck – Un petit malentendu, comme vous y allez… Je ne sais même plus avec qui je suis marié. La femme qui m’a dit oui ou celle qui portera demain le nom de Baronne de Casteljarnac ?

Carlota – J’ai déjà un peu réfléchi à tout cela, car je me doutais que ça provoquerait quelques tensions passagères…

Maria – Sans blague…

Carlota – Voilà ce que je propose… Franck vient de se marier avec Marika. Il gardera sa femme, qui héritera de mon titre de Baronne de Casteljarnac.

Maria – Et moi, je sens le pâté ?

Carlota – Maria, en compensation, héritera à ma mort du château et de tout ce qu’il contient.

Marika – Le titre, c’est tout ?

Carlota – Ne me dites pas que vous préférez la richesse matérielle au prestige d’un nom comme le nôtre ?

Marika – Non bien sûr, mais…

Carlota – Et puis beaucoup de Français ont hérité de sang bleu par les soubrettes, vous savez. Si on faisait une recherche génétique, on se rendrait sûrement compte que la plupart des bonnes sont nos cousines.

Maria, sceptique, désigne du regard Franck et Marika.

Maria – Et s’ils ont des enfants ? Ils pourraient réclamer l’héritage…

Carlota – Bien entendu, Marika sera dispensée du devoir conjugal afin de ne pas risquer d’avoir une descendance. C’est de toute façon un service à rendre à ces pauvres enfants…

Marika – Le devoir conjugal ? D’après le souvenir que j’ai de notre nuit de noces, je n’ai pas l’impression que c’était une corvée pour mon mari…

Maria – Ah oui ?

Nouvelle tension entre les deux femmes.

Carlota – Bon, nous y voyons un peu plus clair, n’est-ce pas mon cher gendre ?

Maria – Alors moi, je ne serai jamais Baronne ?

Marika – On vous laisse le château, de quoi vous plaignez-vous ?

Carlota – Et puis vous serez quand même la Baronne Consort.

Maria – La Baronne qu’on sort ?

Carlota – La Baronne Consort ! Comme on dit le Prince Consort pour parler du mari de la Reine d’Angleterre. Vous n’aurez pas le titre, mais vous serez considérée comme de la famille. Et si ma fille meurt, vous serez baronne à sa place.

Marika – Charmant.

Carlota – Quant à Monsieur Lesourd, de toute façon, il n’était pas intéressé par la dote de ma fille. Il est milliardaire. Ce qu’il voulait, c’était épouser une jeune fille de bonne famille. De ce point vue, on ne peut pas dire qu’il soit trompé sur la marchandise…

Maria – Une marchandise avariée, oui…

Carlota (à Maria) – Je vous traiterai comme ma deuxième fille, et Marika vous traitera comme une sœur.

Maria – Tu parles d’une sœur…

Carlota – Qu’en pensez-vous, Franck ?

Franck – Et avec qui accomplirais-je… mon devoir conjugal ? Je suis marié, quand même… Cela me donne certains privilèges. Je découvre déjà que ma femme n’est pas une vraie baronne, en plus de ne pas être une vraie jeune fille. Si en plus je dois faire ceinture !

Carlota – Vous pourrez toujours coucher avec la bonne. Ça se serait probablement terminé comme ça de toute façon, comme dans toutes les comédies de boulevard…

Marika – Eh je n’ai pas dit que j’étais d’accord !

Maria – Moi non plus !

Carlota – Ne soyez pas si collet monté ? Nous serons une famille recomposée… C’est très dans l’air du temps…

Maria – Ouais…

Franck – Et qui fera les corvées ?

Maria – Pas moi, en tout cas !

Carlota – Il reste donc à trouver une bonne… Mais Franck est riche, non ? Et maintenant, c’est l’homme de la maison… Il pourvoira aux besoins de toute la famille !

Franck – Oui enfin, l’immobilier ne va pas très fort en ce moment, vous savez… Même en Californie… Depuis la crise des subprimes…

Carlota – Vous venez déjà de m’apprendre que finalement vous n’étiez plus mourant, ne me dites pas qu’en plus vous êtes ruiné !

Franck – Hélas si, Belle-Maman… Mais l’important dans un mariage, c’est l’amour, n’est-ce pas !

Carlota est au bord de l’évanouissement.

Carlota – Je crois que je vais me trouver mal…

Marika – Excusez-nous un instant…

La baronne se retire avec sa fille. Resté seul avec Maria, Franck ôte ses lunettes et lui tombe dans les bras. On comprend qu’ils sont complices.

Franck – Et voilà le travail !

Maria – À nous la vie de château !

Franck – Et comment, Madame La Baronne Consort !

Ils s’embrassent.

Maria – La mauvaise nouvelle c’est qu’en ton absence, j’ai découvert que le château est hypothéqué.

Franck – Ne me dis pas que je me suis marié pour rien avec cette erreur de la nature ?

Maria – Tu n’as pas trop profité de la nuit de noces, au moins ?

Franck – Tu parles… Tu as vu l’engin ?

Maria – Ce n’est pas ce qu’elle disait tout à l’heure…

Franck – Bon, il nous reste quand même les tableaux…

Maria – Ça doit valoir de l’argent, tout ça…

Elle va pour examiner un tableau qui se casse la figure.

Maria – Merde. Aide-moi à remettre ça en place…

Franck s’approche. En ramassant le tableau, Maria regarde au dos.

Maria – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Franck – Quoi ?

Maria – Il y a une inscription au dos du tableau…

Franck – C’est peut-être une signature prestigieuse… Ça arrive parfois qu’un tableau d’un peintre anonyme soit finalement attribué à Michel Ange ou Leonardo ?

Maria – Leonardo ? L’acteur ou le footballeur ?

Franck – Leonardo, le peintre ! Bon, alors qu’est-ce que tu lis ?

Maria se penche sur l’inscription.

Maria – Je n’arrive pas à lire… Je n’ai pas mes lunettes… Vas-y toi, tu as de bons yeux…

Franck regarde l’inscription.

Franck – Made in China…

Maria – Made in China, tu es sûr ?

Franck – Ce sont des faux.

Franck – Des faux ?

Maria – Je ne pense pas qu’à l’époque, les nobles faisaient réaliser leurs portraits de famille en Chine Populaire !

Franck – Je me suis marié avec cette fin de race pour de faux tableaux ?

Moment d’abattement.

Maria – Il ne reste que quelques meubles de style… On ne va pas aller loin avec ça…

Franck – Je n’y crois pas…

Maria – On s’est fait avoir…

Franck – Ouais… On dirait que c’est l’histoire de l’escroqueur escroqué…

Maria – Mais si ces portraits sont des faux, alors…

Franck – Le titre de noblesse de la Baronne serait bidon aussi…

Maria – Non ?

Franck sort son smartphone.

Franck – Attends… Je regarde sur internet… Baronne de Casteljarnac… C’est pas vrai… Regarde ça…

Il montre l’écran de son portable à Maria.

Maria – Non…

Franck – Casteljarnac… On aurait dû se méfier…

Maria – On aurait dû vérifier avant ses lettres de noblesse…

Franck – À qui se fier de nos jours ?

Maria – On se le demande…

Franck – Mais comment se fait-il que sa fille n’ait jamais eu l’idée de taper son propre nom sur Google ?

Maria – Ces gens-là vivent encore au Moyen Âge ! Et la fille sort du Couvent des Oiseaux ! Je suis sûre que sa mère ne lui donne accès à internet qu’avec un filtre parental…

Franck – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Maria – On se tire ! Il y a quelques bijoux dans la chambre de la vioque, là haut. Je les prends, et on met les voiles avant que ces deux mythomanes reviennent.

Franck – Moi, je n’ai même pas encore défait ma valise, ce sera encore plus pratique.

Maria sort. En attendant, Franck regarde sur son écran de smartphone pour chercher d’autres détails sur la biographie de Carlota.

Franck – C’est pas vrai… Eh ben… Remarquez la baronne, avec quelques années de moins…

Il est surpris par le retour de Carlota et Marika.

Carlota – Je n’en crois pas mes yeux.

Marika – Franck, tu n’es pas aveugle ?

Franck – C’est à dire que… Je viens de retrouver la vue ! C’est un miracle !

Maria revient alors et interpelle Franck avant d’apercevoir les deux autres.

Maria – Francky ? Ça y est, j’ai les bijoux, j’espère que ce n’est pas aussi des faux…

Franck se dirige vers Maria les bras en avant pour essayer de donner le change.

Franck – Je vous découvre enfin, ma chère femme !

Marika – C’est moi, ta femme…

Franck (déçu) – Non…? Je me demande si c’est vraiment un miracle, finalement…

Carlota – C’est ça… Prenez-nous pour des imbéciles… Alors vous étiez complices depuis le début, c’est ça ?

Marika – Vous êtes un couple d’escrocs ?

Franck – Escrocs… Tout de suite les grands mots…

Carlota – Alors vous n’êtes ni aveugle, ni milliardaire… et cette pouffiasse n’est pas ma fille biologique…

Maria – Eh, doucement la Baronne, ou je t’en colle une, moi…

Carlota – Et tout ça, c’était pour nous convaincre de conclure ce mariage au plus vite !

Marika – Dans le but de nous dépouiller !

Carlota – Je n’en reviens pas…

Franck – Bon… Et maintenant que les choses sont claires pour tout le monde, qu’est-ce qu’on fait ?

Carlota – Qu’est-ce qu’on fait ? Mais c’est très simple. Vous dégagez tous les deux ! Et je vais porter plainte.

Franck – Oh, on se calme, d’accord. Ok, je ne suis ni aveugle ni milliardaire. Mais ce n’est pas puni par la loi, que je sache. Et maintenant, que vous le vouliez ou non, je suis votre gendre !

Maria – C’est vrai, après tout, c’est bien vous qui vouliez marier votre fille avec un pauvre aveugle en stade terminal pour capter son héritage ! Hein ? C’est pas joli-joli non plus, ça ?

Carlota – Vous la bonne, on ne vous a pas sonné.

Maria – D’abord, je n’ai jamais été bonne. Et puis c’est vous la grosse mito ! Votre château est hypothéqué, et ces portraits de famille sont des faux !

Marika – Des faux ?

Carlota (embarrassée) – C’est ridicule…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Vous voyez bien que ces gens n’y connaissent rien en peinture. Des faux ! Et vous ? Je parie que vous n’êtes même pas vraiment portugaise…

Franck – Pas plus que vous Baronne…

Marika – Pardon ?

Franck (à Carlota) – Vous non plus vous n’avez pas dit toute la vérité sur vos origines…

Carlota semble embarrassée.

Carlota – Moi ?

Franck – Votre mari était acteur de films X. Et c’est sur un plateau de tournage que vous l’avez rencontré ! Tout est sur Wikipedia…

Carlota – J’ai demandé plusieurs fois la suppression de cet article…

Marika – Je croyais que papa était un champion d’équitation, et qu’il était mort en tombant de cheval ?

Franck – On peut dire ça comme ça, oui… Elle a seulement oublié de vous préciser qui était la monture…

Maria – Et les conditions un peu particulières de ce rodéo movie…

Franck – Sachez seulement que le film était une version X de la Chevauchée Fantastique.

Carlota – Il y avait quand même un scénario…

Maria – Ouais… Et c’est sûrement grâce aux cachets que vous avez pris pour tourner ces films d’auteur que vous avez pu acheter ce château.

Franck – Ce que c’est que le besoin de respectabilité…

Marika – Oh mon Dieu… Mais dites-moi que ce n’est pas vrai ! Moi qui croyais que le pire qui puisse m’arriver était d’être la fille d’une bonne portugaise… Mais alors… qui sont vraiment mes parents ? Et qui suis-je ?

Maria – Rassurez-vous, vous n’êtes pas née sous X. Vous êtes bien la fille de votre mère… Quant à votre père…

Franck pianote sur son smartphone.

Franck – Il n’est pas exclu que vous ayez été conçue sous X pendant le tournage d’un de ces films cultes comme… (Montrant l’écran à Marika) Les Canons de la Baronne… Chef d’œuvre du septième art dans lequel pour la première fois Carlota porte le titre de Baronne…

Maria – C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’elle porte dans ce film.

Carlota – Je suis passée à un doigt du Hot d’Or pour celui-là…

Frank – Alors vous voyez que moi aussi, je pourrais avoir l’impression qu’on m’a un peu menti sur le pedigree de mon chien d’aveugle.

La baronne est embarrassée.

Marika – Mais dites quelque chose, mère…

Carlota – C’est vrai, j’ai un peu arrangé notre histoire familiale…

Marika – Alors vous n’êtes pas Baronne de Casteljarnac… Mais ces portraits de famille ?

Carlota – Ils sont absolument authentiques, je vous le garantis. Enfin je veux dire, ceux qui ont servi de modèles… Seulement… ce n’est pas notre famille.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – La bonne nouvelle, c’est que c’est que vous êtes vraiment ma fille.

Marika – Une fille de pute ! Tu parles d’une consolation…

Carlota – Je préfère actrice de film X, si tu permets…

Marika – Ah oui, c’est beaucoup mieux en effet.

Carlota – J’avais quand même le statut d’intermittente du spectacle !

Marika (ironique) – C’est vrai que nous ne sommes plus au Moyen Âge. Nous n’avons plus à considérer les comédiennes comme des prostituées…

Maria – Bon, quand vous aurez fini cette touchante scène familiale…

Carlota – Il y a peut-être moyen de s’entendre ? Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais divorce.

Marika – S’entendre ?

Carlota – La vérité c’est que nous n’avons même pas les moyens de nous payer une bonne. Et que désormais nous ne pouvons plus trop compter sur notre présumée noblesse pour décrocher un gendre idéal…

Franck – D’autant que votre fille est déjà mariée, je vous le rappelle…

Carlota – Vous voyez bien, ma chérie, que nous sommes condamnés à trouver un terrain d’entente…

Marika – On ne peut même plus vendre ces tableaux. Ce sont des copies, ça ne vaut rien !

Franck – On pourrait louer le château pour le tournage de film X ? Madame doit avoir gardé des contacts dans le milieu.

Carlota – Que diraient nos amis… Sans parler de Monsieur le Curé… Non, je verrais quelque chose de plus convenable… Je ne sais pas moi… Tiens, un festival de musique classique, par exemple !

Maria – Ah, oui… On pourrait demander une subvention à la mairie et au Conseil Général…

Carlota – Rendre la musique classique accessible aux classes les plus défavorisées, c’est très tendance.

Maria – C’est ça… Un concert de musique classique accessibles aux handicapés de la culture. On va aller loin avec ça…

Franck – Dans ce cas, pourquoi ne pas ouvrir des chambres d’hôtes à thème ? Les gens adorent les châteaux, et une baronne, ça fait toujours bien dans le décor.

Marika – On pourrait s’en occuper mon mari et moi. Et Maria ferait les chambres…

Maria – Eh, Franck c’est mon homme, d’accord !

Marika – Mais c’est mon mari. Et maintenant que je sais que Monsieur Lesourd n’est pas aveugle… Après tout, il est plutôt bel homme… Et je sais aussi qu’il n’est pas manchot…

Marika et Maria sont sur le point de se battre. Franck les sépare.

Carlota – Allons, il y a sûrement moyen de trouver un arrangement sur ce point aussi. Entre gens de notre condition, on arrive toujours à s’arranger, n’est-ce pas ?

Marika – Par gens de notre condition, vous voulez dire escrocs ?

Carlota – Aussi, oui…

Noir

Épilogue

Marika, en tenue de soubrette, fait les poussières à l’aide d’un plumeau. Les trois autres sont installés dans des fauteuils et prennent le thé dans une ambiance très mondaine.

Maria – Je reprendrais volontiers un peu de thé…

Marika la sert maladroitement, les dents serrées.

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ma chère, demain ce sera votre tour d’être Baronne.

Franck – Et au sien d’être la bonne.

Carlota – On a dit un jour sur deux…

Franck – Belle-maman, je crois que nous venons d’inventer le mariage alterné.

Carlota – Et la démocratie tournante.

Franck – Même plus besoin de tromper sa régulière avec la soubrette comme dans une mauvaise pièce de boulevard : demain la bonne sera ma femme !

Carlota – Et votre femme la bonne.

Franck – Un vrai conte de fée.

Carlota – En somme, vous aviez raison, mon cher gendre… C’est la vie de château… N’est-ce pas Mesdames ?

Marika et Maria échangent un regard.

Maria – Ma chère Baronne consœur, je me demande parfois si finalement, nous ne serions pas les dindes de cette farce…

Carlota – À propos de dinde, n’oublions pas que Noël approche.

Franck – Je me réjouis par avance que nous passions pour la première fois ces fêtes en famille.

Carlota – La famille, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) À propos, je profite que nous sommes tous réunis pour vous annoncer une grande nouvelle, Franck.

Franck – Ah oui ? Quoi donc ?

Carlota – La famille va s’agrandir…

Franck – Un enfant pour Noël ? C’est merveilleux ! Mais qui est la mère ?

Marika et Maria échangent un regard assassin, avant de tourner les yeux vers leur mère avec un air suspicieux. Carlota semble à peine embarrassée.

Carlota – Un nouveau miracle, apparemment…

Franck (pour détendre l’atmosphère) – Si nous mettions un peu de musique ?

Carlota – Parfait ! Mais de la musique classique alors.

Franck – La grande musique, il n’y a que ça de vrai.

Carlota – Et il paraît que cela adoucit les mœurs.

Franck appuie sur une télécommande pour lancer un morceau de musique classique, au choix (par exemple l’Hymne à la Joie).

Pendant que le niveau de la musique augmente, la lumière diminue sur cette touchante scène de bonheur familial.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-50-5

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

 

Coup de foudre à Casteljarnac Lire la suite »

Strip Poker

Strip Poker (english) –  Strip Poker (español) –  Strip Poker (portugués) –  Strip Poker (deutsch) –  Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech)

Comédie de Jean-Pierre Martinez 

2 hommes – 2 femmes

Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Strip Poker

 

Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline

ACTE 1

Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.

Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…

Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.

Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…

Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.

Marie – Ça sent le gaz, non…?

Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.

Marie (gaiement) – Salut !

Pierre (sinistre) – Salut…

Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?

Pierre – Je vais être licencié…

Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?

Pierre – Délocalisation…

Marie – Oh, mince… Je suis désolée…

Il s’effondre sur le canapé.

Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.

Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…

Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…

Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…

Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…

Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…

Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…

Marie (catastrophée) – Non ?

Pierre – Si…

Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…

Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…

Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…

Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.

Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?

Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.

Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…

Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !

Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !

Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?

Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !

Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.

Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…

Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?

Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !

Marie – Non…

Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !

Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…

Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !

Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…

Pierre – La télé est en panne ?

Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…

Pierre – Tu me prives de télé…?

Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.

Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?

Marie – Les voisins.

Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…

Marie – Les nouveaux voisins !

Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !

Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.

Pierre – Pour quoi faire ?

Marie – Pour les connaître, c’est tout.

Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?

Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…

Pierre – Des services…? Quel genre de services ?

Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…

Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.

Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…

Pierre soupire.

Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?

Marie – Trois, je crois…

Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?

Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…

Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?

Marie – Et puis c’est juste à côté…

Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?

Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?

Pierre – Non…

Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…

Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?

Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…

Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?

Elle hausse les épaules.

Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…

Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…

Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?

Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?

Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…

Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.

Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !

Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.

Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?

Pierre – Qui ?

Marie – Les voisins !

Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…

Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.

Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?

Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.

Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?

Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.

Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?

Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?

Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…

Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.

Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?

Marie (pas très emballée) – Ça ira…

Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.

Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…

Elle lui lance un regard intrigué.

Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…

Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…

Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.

Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…

Regard excédé de Marie.

Pierre – Ok, salut, Patrick…

Il raccroche.

Pierre – Quel emmerdeur.

Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?

Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…

Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?

Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?

Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…

Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !

Marie – À côté…

Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !

Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…

Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…

Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…

Un temps.

Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…

Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…

Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?

Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…

Pierre – Paic ?

Dénégation de Marie.

Pierre – Bonux ?

Nouvelle dénégation de Marie.

Pierre – Pas Omo, quand même.

Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…

Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?

Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?

Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…

Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…

Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…

Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…

Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…

Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?

Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?

Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…

Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…

Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.

Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?

Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…

Marie – J’y vais…

Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.

Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…

Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…

Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.

Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?

Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !

Céline (gênée) – Des tulipes…

Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !

Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…

Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.

Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…

Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…

Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.

Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…

Les deux maris se serrent la main.

Pierre (sinistre) – Enchanté…

Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?

Jacques (souriant) – Jacques…

Marie – Jacques tout court, très bien…

Jacques tend sa bouteille à Pierre.

Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…

Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…

Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?

Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…

Pierre emporte la bouteille à la cuisine.

Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?

Têtes des voisins qui habitent à côté.

Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?

Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…

Pierre revient.

Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?

Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.

Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.

Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…

Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?

Petite gêne.

Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?

Pierre – Comme la lessive…

Jacques – Mariel.

Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !

Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.

Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…

Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…

Marie le fusille du regard.

Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…

Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?

Marie – Safran…

Jacques – Ah, dommage…

Pierre et Marie ne comprennent pas.

Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !

Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.

Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?

Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…

Nouveau malaise…

Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?

Noir.

ACTE 2

Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.

Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…

Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.

Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?

Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.

Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…

Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !

Marie éclate à nouveau de rire.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !

Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.

Jacques – C’est là…

Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.

Jacques – Cigarette ?

Pierre – Merci, je ne fume pas…

Jacques tend alors le paquet à Marie.

Marie – J’ai arrêté ce matin…

Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.

Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…

Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?

Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !

Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.

Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !

Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…

Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?

Pierre et Marie font mine de se le demander.

Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?

Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…

Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !

Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…

Marie – Ah, mais pas du tout…!

Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?

Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…

Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.

Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…

Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?

Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.

Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…

Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.

Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…

Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…

Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?

Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…

Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…

Silence embarrassé.

Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…

Pierre – Elle déteste que je raconte ça…

Marie – Je vous sers un autre apéritif ?

Céline – Bon… Un doigt, alors…

Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?

Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.

Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?

Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.

Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…

Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?

Un temps.

Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…

Pierre – Moi ? Rien…

Tête de circonstance des voisins.

Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?

Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.

Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…

Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…

Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?

Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?

Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…

Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?

Jacques n’a pas l’air de trop savoir.

Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.

Jacques – Euh… Oui, peut-être…

Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…

Jacques (désarçonné) – Non…?

Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.

Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?

La sonnette de la porte se fait entendre.

Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?

Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…

Pierre va ouvrir.

Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…

Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.

Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…

Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?

Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…

Jacques – Ah…

Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…

Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.

Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…

Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?

Jacques – Non… Pensez-vous…

Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.

Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…

Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.

Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?

Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.

Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…

Jacques – Merci…

Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.

Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…

Pierre revient.

Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…

Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…

Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…

Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…

Marie – Mais je vous en prie…

Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…

Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…

Jacques et Céline sortent.

Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…

Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.

Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !

Marie se rend compte, mais tente de minimiser.

Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…

Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…

Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.

Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…

Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.

Pierre lui tend la bouteille.

Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…

Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.

Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…

Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.

Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…

Céline – Le forfait…?

Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…

Céline (compatissante) – Le cerveau…

Pierre – Pire…

Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.

Pierre – Les testicules…

Céline (horrifié) – Non…!

Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…

Céline – Je suis vraiment désolée…

Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…

Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…

Consternation de Céline.

Pierre – Encore un peu de vin ?

Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.

Céline – Ah, c’est du bon, hein ?

Pierre – Prenez des cacahuètes…

Céline se sert.

Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…

Céline – Un donneur…?

Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.

Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…

Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…

Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.

Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…

Elle sort précipitamment.

Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…

Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…

Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !

Pierre – Nous…

Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…

Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.

Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…

Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…

Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.

Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…

Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?

Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…

Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…

Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.

Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?

Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…

Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.

Marie sort. Jacques revient.

Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…

Pierre – Strip Poker…?

Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !

Jacques prend Pierre par les épaules.

Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !

Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?

Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…

Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…

Jacques (intrigué) – Oui ?

Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?

Jacques (sidéré) – Vaguement…

Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…

Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.

Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…

Tête de Jacques, que remarque Céline.

Céline – Ça ne va pas ?

Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?

Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…

Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux

Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…

Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.

Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?

Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.

Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…

Marie s’apprête à servir Pierre.

Pierre – Non merci…

Marie – Tu n’as pas faim ?

Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?

Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.

Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…

Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.

Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…

Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…

Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?

Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.

Incompréhension de Pierre et Marie.

Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…

Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?

Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…

Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !

Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…

Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…

Céline (rectifiant) – Du libre échange…

Jacques – Euh… Oui, bien sûr…

Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?

Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…

Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…

Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.

Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?

Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…

Pierre s’étrangle.

Pierre – La Bibliothèque Nationale…!

Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…

Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…

Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.

Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?

Jacques se lève.

Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…

Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…

Pendant que Jacques et Céline sortent.

Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…

Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…

Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…

Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…

Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…

Marie – Pardon ?

Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…

Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…

Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…

Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.

Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.

Marie aspire une bouffée goulûment.

Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…

Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.

Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…

Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?

Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…

Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?

Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…

Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…

Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…

Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…

Marie – Oui…?

Pierre – Strip Poker !

Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?

Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.

Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?

Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…

Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…

Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?

Marie – Pas spécialement, mais…

Pierre – Eh ben alors !

Jacques et Céline reviennent.

Jacques – Ah, ça va mieux !

Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…

Embarras de Jacques.

Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…

Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…

Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.

Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?

Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?

Noir.

ACTE 3

Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.

Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…

Les autres opinent.

Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…

Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…

L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.

Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?

Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…

Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…

Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…

Jacques – À côté…

Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…

Air embarassé de Jacques.

Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!

Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.

Pierre – Deux cartes…

Marie lui donne ses cartes.

Céline – Trois…

Jacques – Une…

Marie – Servie…

Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.

Pierre – J’abandonne…

Jacques – Moi aussi…

Céline – Deux de mieux.

Marie – Pour voir…

Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.

Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?

Marie (défaite) – Brelan de valets…

Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.

Céline – À moi de poser une question…

Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.

Céline – À Marie, donc !

Soulagement de Pierre et Jacques.

Céline – Vous devez nous dire la vérité…

Marie (inquiète) – Allez-y…

Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?

Marie est presque soulagée.

Marie – Oui… Une fois… Une tente…

Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?

Marie – Mais non ! Une tente !

Céline – Un homosexuel…?

Marie – Une tente de camping !

Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?

Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…

Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…

Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…

Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…

Têtes des autres imaginant la situation.

Céline – C’est vraiment la seule fois ?

Marie – Oui…

Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…

Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…

Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?

Marie – Là, c’est une autre question…

Jacques – D’accord…

La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.

Céline – Une carte…

Jacques – Servi…

Marie – Servie…

Pierre – Deux carte…

Ils misent à nouveau.

Céline – Je suis…

Jacques – Plus un…

Marie – J’abandonne…

Pierre – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Pierre (triomphant) – Full !

Jacques – Flush !

Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.

Marie – Eh ben… Ça commence bien…

Jacques rafle la mise.

Jacques – À moi de poser une question…

Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.

Jacques – À Pierre…

Air résigné de Pierre.

Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?

Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?

Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…

Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.

Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…

Céline – Céline Robert…

Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…

Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…

Pierre – Non…!?

Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.

Jacques – Bon… On s’en refait une petite.

Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.

Jacques – J’abandonne.

Marie – Servie…

Pierre – J’abandonne aussi.

Céline – Dix de plus…

Marie – Je suis. Et je remise vingt…

Céline (misant) – Pour voir.

Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.

Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…

Inquiétude de Céline.

Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?

Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.

Noir.

La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.

Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?

Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.

Céline (très bas) – Oui…

Marie – Pardon ?

Céline – Oui !

Marie – Laquelle ?

Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?

Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.

Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…

L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.

Jacques (amusé) – Une église…?

Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.

Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?

Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…

Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…

Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.

Céline – En ouvrant le gaz…

Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!

Céline – Pardon ?

Pierre – Non, rien…

Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…

Jacques la console.

Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?

Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.

Marie – Oui, ça suffit, peut-être…

Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…

Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.

Pierre – Bon…

Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.

Marie – Carte…

Pierre – Servi…

Céline – Je suis…

Jacques – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Céline – J’ai une paire…

Jacques – Brelan…

Marie – Carré de dames…

Pierre (triomphant) – Carré de roi !

Malaise des autres.

Pierre – Jacques…

Masque de Jacques.

Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…

Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.

Pierre – Vous devez nous dire la vérité…

Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.

Noir.

La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.

Pierre – Alors, ce chat ?

Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.

Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.

Marie fond en larmes.

Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…

Malaise.

Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…

Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.

Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.

Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.

Pierre – Carte.

Céline – Carte.

Jacques – Servi.

Marie – Carte.

Jacques mise tous ses boutons.

Jacques – Banco !

Marie – J’abandonne…

Pierre – J’abandonne…

Céline – Moi aussi…

Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.

Jacques – À moi de poser une question…

Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!

Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !

Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.

Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…

Malaise de Marie.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.

Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…

Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.

Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.

Pierre est décomposé.

Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?

Marie – Si on veut, oui…

Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.

Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…

Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…

Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?

Marie – Non…

Céline – Pourquoi ?

Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…

Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.

Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…

Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?

Jacques, content de lui, montre ses cartes.

Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…

Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…

Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…

Pierre – La partie est finie.

Jacques – Je vous ai montré ma paire…

Pierre – Allez y toujours…

Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?

Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…

Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?

Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…

Céline encaisse le coup.

Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…

Marie – Mais je vous en prie…

Céline s’éloigne vers la cuisine.

Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…

Céline revient.

Jacques – Alors à bientôt ?

Pierre (à Céline) – À demain…?

Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.

Le portable de Marie se met à sonner.

Pierre – Tu ne réponds pas ?

Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…

Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…

Embarras de Marie.

Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?

Marie (mal) – Jérôme…

Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…

Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.

Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?

Pierre – Banco !

Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.

Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.

Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..

Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.

Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.

Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

www.sacd.fr

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Cartes sur table

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme 2 femmes / 2 hommes 1 femme

Il cherche un job même en CDD. Elle cherche un jules en CDI. Ils n’auraient jamais dû se retrouver en tête à tête dans ce restaurant. Pour parvenir à leurs fins, sous le regard d’un serveur (ou d’une serveuse) témoin de leur duplicité, ils interprètent tous les deux un rôle de composition. Mais chacun ignore que l’autre ne joue pas cartes sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Cartes sur Table

Personnages :

Nicolas (homme)
Stéphane (homme ou femme)
Alex (homme ou femme)

Une table de restaurant dressée pour deux, sur laquelle trône un carton « réservé ». La multiplicité des verres et des couverts, ainsi que la longueur et la blancheur de la nappe, dénotent une adresse haut de gamme, même si le décor assez « brut » de la salle annonce un lieu plutôt branché.

Alex, qui peut être un serveur ou une serveuse, d’un âge indifférent, conduit Nicolas jusqu’à sa table. Quel que soit son sexe et son âge, Alex incarne, par son costume et son maintien, au moins au début de la pièce, un maître de cérémonie très sophistiqué, et accessoirement gay. Nicolas, pour sa part, la quarantaine un peu fatiguée, paraît engoncé dans son costume trop petit et sa cravate trop serrée. Il est évident qu’il n’est familier ni de ce genre d’accoutrements ni de ce genre d’endroits, et sa nervosité est visible.

Alex – Voici votre table, Monsieur.

Nicolas – Ah… Alors je suis le premier…

Alex – Madame ne va sans doute pas tarder.

Nicolas – Ah non, mais… je n’ai pas rendez-vous avec une femme.

Alex – Comme Monsieur voudra… Notre établissement est gay friendly…

Nicolas – Non, mais je n’ai pas rendez-vous avec un homme non plus… Enfin, si, mais…

Alex – Quoi qu’il en soit, puis-je suggérer à Monsieur notre menu Saint Valentin ?

Nicolas – Pourquoi ?

Alex – Mais… parce que c’est aujourd’hui la Saint Valentin.

Nicolas – La Saint Valentin, c’est aujourd’hui ?

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas… Un apéritif ? Ou préférez-vous attendre… votre partenaire.

Nicolas – Je vais attendre, merci.

Alex – Je vous laisse la carte pour vous tenir compagnie.

Alex pose la carte sur la table. Nicolas observe un peu la salle autour de lui. Il croise puis décroise maladroitement les jambes. Pour se donner une contenance, il entreprend de consulter la carte, mais en la prenant, il renverse un verre qu’il rattrape in extremis. Il parcourt la carte.

Alex – Eh ben… C’est peut-être la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui, mais ce n’est pas les restos du cœur, ici… Aucune entrée à moins de trente euros… Chez mon épicier discount, je fais les courses pour la semaine avec ça… Bon alors le crabe, on va oublier, je ne suis pas très bricoleur… Les escargots, il vaut mieux éviter aussi… Pourquoi dans ce genre de restaurants ils ne servent que des trucs aussi difficile à bouffer ? Ça doit faire partie des épreuves éliminatoires…

Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Ah, Antoine… Non, non, mais je ne vais pas pouvoir te parler très longtemps, je suis en rendez-vous, là. Euh, non, je suis toujours au chômage. Mais justement, je déjeune avec un type à qui j’ai envoyé mon CV pour un boulot. Je craignais un peu que ce soit lui, d’ailleurs, pour m’annoncer que finalement, il ne pouvait pas venir. Parce que je compte un peu sur lui pour l’addition. Non, pas l’audition. L’addition ! Dis donc, c’est toi qui commences à avoir des problèmes d’audition… Non, ce n’est pas pour un rôle. Comédien, ce n’est plus de notre âge, mon vieux. Faut se rendre à l’évidence. Non, je cherche un vrai boulot. En CDD, tu vois. Congés payés, RTT, mutuelle, chèques vacances, tickets resto… Et surtout vraies feuilles de salaire, que je puisse montrer aux agences immobilières pour trouver un appart à moi. Je squatte chez une copine, là, mais je sens que ça commence à être un peu tendu. Non, non, c’est pour un job dans la pub. Oui, auditeur libre au Cours Florent, ce n’est pas le profil habituel pour ce genre de poste, je sais… C’est bien pour ça que j’ai un peu le trac, figure-toi.

Alex revient et s’affaire non loin de là à arranger un bouquet de fleurs sur un guéridon, en laissant traîner une oreille indiscrète. Léger embarras de Nicolas avant de poursuivre.

Nicolas – Disons que… j’ai un peu upgradé mon CV. Ils demandaient bac plus six. Et comme moi, ce serait plutôt bac moins une. Non, je dis moins une parce que je ne l’ai pas raté de beaucoup. Alors cette fois, j’ai carrément mis que je sortais d’HEC. Quitte à bidonner, autant y aller à fond, non ? Au moins, j’ai décroché un rendez-vous, on verra bien après… Et puis les diplômes, une fois que tu es embauché, personne ne vérifie, il paraît. Évidemment, je n’ai pas précisé non plus que je pointais au RSA… Eh ben j’ai dit que je travaillais déjà dans une grosse agence parisienne, mais que j’avais envie de me remettre en question, de relever de nouveaux défis et d’être confronté à des challenges plus motivants. Si j’ai déjà travaillé dans la pub ? Écoute, j’ai distribué des prospectus dans les boîtes aux lettres de mon quartier, il y a quelques années… Dans la communication, il suffit d’avoir un peu de baratin, non ? Et pour ça tu me connais, je ne crains personne… Non et puis là, ça a l’air d’être plutôt le genre start up, tu vois. Une boîte américaine, je crois. L’anglais ? Oh, écoute, je me débrouille un peu… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si on foutait en taule tous les chômeurs qui ont un peu boosté leur CV dans l’espoir de décrocher un job. Au pire, ils me foutent à la porte à la fin de ma période d’essai, et j’aurai toujours mes trois feuilles de salaire. J’ai rendez-vous avec le patron. Va savoir, je vais peut-être voir débarquer Steve Jobs. Lui aussi, il est parti de rien. Pauvre comme Job. Je suis sûr qu’il me donnerait ma chance, lui… Ah, il est mort… Non, je ne savais pas… Et il est mort de quoi ? Ah, merde…

Alex repart.

Nicolas – Bon, je crois qu’il vaudrait quand même mieux que je révise un peu mon curriculum avant qu’il arrive… En fait j’ai envoyé le copier-coller d’un CV que j’ai récupéré sur le site des anciens de l’ESSEC. Oui ou d’HEC, je ne me souviens plus trop des détails… Le resto ? Écoute, c’est lui qui a choisi. Plutôt branché. Genre tu as l’impression de bouffer dans un hangar, mais quand tu vois les prix sur la carte, tu comprends tout de suite que ce n’est pas une cantine pour les chômeurs en fin de droits. Tu savais que c’était la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui ? Ah, c’est la Saint Valentin pour tout le monde ? Je ne sais pas pourquoi il m’a filé rencard dans un restaurant gay le jour de la Saint Valentin… En plus, j’ai les crocs, je n’ai rien bouffé hier soir. J’ai un petit problème de trésorerie ce mois-ci. Enfin, j’imagine quand même que c’est lui qui va régler la note. J’aurais au moins gagné un repas chaud… Bon, il faut vraiment que je te laisse, là… Ok, je te rappelle, je te raconterai… By…

Tout en attaquant le contenu de la panière, Nicolas sort de sa poche un CV froissé et se met à le parcourir.

Nicolas – Voyons voir… Expérience professionnelle… Formation… Ah, oui, c’est là…

Stéphane, une blonde d’une trentaine, arrive. Elle porte une tenue plutôt provocante qui ne lui est visiblement pas familière, si l’on en croit la difficulté qu’elle a à marcher avec ses talons trop hauts. Stéphane peut aussi être un homme travesti en femme. En tout cas, l’ambiguité quant à son sexe doit pouvoir exister. Et quoi qu’il en soit, elle porte une perruque. Stéphane semble chercher quelqu’un, et hésiter. Nicolas, concentré sur sa lecture et qui ne pense pas une seule seconde que Stéphane peut être la personne avec qui il a rendez-vous, l’ignore. Voyant que la table est dressée pour deux, cependant, et que Nicolas est seul, Stéphane l’aborde.

Stéphane – Excusez-moi, je crois que c’est avec moi que vous avez rendez-vous… Je suis Stéphane…

Nicolas, estomaqué, et la bouche pleine de pain, met un temps à répondre.

Nicolas – Stéphane… Ah, oui, bien sûr… (Se levant) Nicolas… Mais je vous en prie, asseyez-vous… Je…

Elle s’assied et il se rassied aussi.

Stéphane – Vous avez l’air surpris. Pas déçu, j’espère…

Nicolas – Non, non, c’est à dire que… Je ne m’attendais pas à voir arriver une femme.

Stéphane semble surprise elle aussi.

Stéphane – Ah bon ?

Nicolas – Je veux dire une femme… aussi jeune et aussi élégante.

Stéphane – Merci.

Nicolas – Non, mais je n’ai rien contre, hein ?

Stéphane – Tant mieux.

Silence embarrassé.

Nicolas – Stéphane, c’est un prénom original, non…? Je veux dire… pour une femme.

Stéphane – C’est vrai… Et pourtant, c’est aussi un prénom féminin… Vous connaissez sans doute la comédienne Stéphane Audran…

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – De mon côté, je vous avoue que… je ne pensais pas que vous auriez mis une cravate… C’est pour ça que j’ai eu un petit moment d’hésitation…

Nicolas – Ah, oui…? C’est peut-être un peu trop…

Stéphane – Non, mais ça vous va très bien.

Nicolas – Merci…

Stéphane – Je suis très sensible à cet effort vestimentaire… Je déteste les gens négligés. Mais disons que vous auriez aussi bien pu adopter une tenue plus décontractée.

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – Je ne sais pas quelle image vous vous faites de moi, mais… je ne suis pas aussi psychofrigide que j’en ai l’air, vous savez.

Nicolas – Mais pas du tout…

Stéphane – Je voulais dire psychorigide.

Alex revient.

Alex – Ces messieurs dames prendront-ils un apéritif pour se mettre en bouche ?

Alex paraît surpris de voir Stéphane, et inversement. Mais chacun d’eux reste sur la réserve.

Stéphane – Euh… Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites ?

Nicolas – Allons-y.

Stéphane – Une coupe de champagne, alors.

Nicolas – Très bien, moi aussi.

Alex tend une autre carte à Stéphane.

Alex – Je vous apporte ça tout de suite. Et je vous laisse consulter notre carte en attendant.

Alex s’en va. Stéphane ouvre la carte et l’examine.

Stéphane – Tout ça m’a l’air très appétissant… et scandaleusement cher. Il ne fallait pas vous sentir obligé de faire des folies, vous savez.

Nicolas, sidéré, la regarde et en reste sans voix.

Stéphane – Voyons voir… Je n’ai pas si faim que ça… Et je ne voudrais pas vous ruiner dès notre premier rendez-vous. Je me contenterai d’un plat et un dessert… Et vous ?

Nicolas – Deux plats. Très bien, moi aussi.

Stéphane – Parfait.

Nicolas – Je ne suis pas très sucré. Moi, je prendrai plutôt une entrée et un plat.

Stéphane (surprise) – Ah…

Nicolas – La suggestion du chef, je ne sais pas ce que c’est…

Alex revient avec deux coupes de champagne et quelques cacahuètes qu’il pose sur la table.

Alex – Je peux vous renseigner ?

Nicolas – Le plat du jour, c’est quoi ?

Alex – Alors, la suggestion du jour, c’est le lapin chasseur.

Nicolas – Ah, oui…

Alex – Maintenant que Madame est là, pour le lapin, vous ne risquez plus rien…

Nicolas – Ce n’est pas un peu sec, le lapin ?

Alex – Tous nos lapereaux sont élevés sous la mère, Monsieur.

Nicolas – Je vais prendre ça, alors. Un lapin élevé sous la mer, ça ne peut pas être sec. Et vous ?

Stéphane – Je vais me laisser tenter par les écrevisses à la nage. Je fais un petit régime en ce moment…

Alex – Les écrevisses, c’est très léger. Et la nage, c’est très bon pour la ligne. Ça se mange sans faim, vous verrez. On a l’impression de n’avoir rien mangé.

Nicolas – À ce prix-là… J’espère qu’elles sont élevées sous la mer aussi, vos écrevisses ? Je rigole…

Alex – Pas d’entrée, donc. Et pour le dessert, on verra après, n’est-ce pas ?

Nicolas – Si. En entrée, je prendrai le pâté du chef.

Alex – Une terrine du chef, très bien. Et pour madame ?

Nicolas – Pas d’entrée, vous avez dit, non ?

Stéphane – Euh, non, non…

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Nicolas – Pour…?

Alex – Pour arroser le lapin… et les écrevisses.

Stéphane – Après le champagne, je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Nicolas la coupe avant qu’elle ne poursuive.

Nicolas – Vous avez raison. Une carafe d’eau, ça ira très bien.

Alex – Château La Pompe, parfait.

Alex s’en va. Silence embarrassé. Stéphane lève sa coupe.

Stéphane – Bon, et bien… À notre rencontre… En espérant que ce soit le début d’une belle histoire…

Nicolas – Tout à fait… À notre… success story.

De plus en plus nerveux, Nicolas vide sa coupe cul sec, sous le regard consterné de Stéphane, qui a seulement trempé les lèvres dans la sienne.

Nicolas – C’est du bon…

Stéphane – Oui… Il est bien frais. Et vous aviez soif, on dirait.

Nicolas – Bon, alors qui commence ? Vous me posez des questions, ou bien…?

Stéphane – Nous ne sommes pas si pressés, tout de même. Ce n’est pas un entretien d’embauche…

Nicolas – Ah, non…?

Stéphane – Je veux dire… Ce n’est pas un interrogatoire. Il faut aussi laisser une place au mystère.

Nicolas – C’est tout à fait mon avis. La formation, l’expérience… Ça compte bien sûr… Mais le plus important, c’est d’en avoir envie, non ?

Stéphane – Je sais déjà que vous avez fait une grande école commerciale.

Nicolas – Oui, en effet…

Stéphane – Et que vous êtes veuf.

Nicolas – J’ai dit ça…?

Stéphane – Ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, mais… Je ne mentionne pas toujours ce détail sur mon CV… Ce n’est pas le genre de choses dont on a envie de se vanter, n’est-ce pas…

Moment de flottement. Alex revient avec l’entrée de Nicolas qu’il pose devant lui.

Alex – Voilà pour Monsieur.

Nicolas – Merci.

Sous le regard atterré de Stéphane, Nicolas s’apprête à attaquer sa terrine.

Stéphane – Bon appétit, alors…

Nicolas – J’ai une faim de loup… Et j’adore le pâté… (À Alex qui s’en va) Je peux avoir un peu plus de pain ?

Alex lui donne une autre panière, et s’éloigne. Antoine commence à manger.

Nicolas (la bouche pleine) – Si vous voulez me poser des questions, allez-y.

Stéphane – Si vous permettez, pendant que vous mangez votre entrée, je vais plutôt aller me laver les mains.

Nicolas – Je vous en prie…

En sortant, elle croise Alex qui revient, et lui lance un regard un peu embarrassé. Nicolas avale sa terrine. Alex pose une carafe sur la table.

Alex – Votre carafe d’eau, Monsieur.

Le serveur s’apprête à emporter les coupes de champagne.

Nicolas – Excellente, la terrine du chef.

Alex – Merci, Monsieur. Je lui dirai…

Nicolas – Mais ce serait quand même meilleur avec un petit coup de rouge, finalement. Vous avez du vin… en carafe ?

Alex – Tous nos vins sont servis en carafe par notre sommelier, Monsieur.

Nicolas – Non, je pensais à… un quart de rouge, quoi.

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Alex repart. Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Oui…? Je veux dire, yes… La secrétaire de… Si, si, of course… Bon… Ah, merde… Donc, he cannot come at the restaurant… Ok… Non, non, ce n’est pas grave, don’t worry… So he call me back…? Bon ben… Thank you de m’avoir prévenu, en tout cas… C’est ça, hasta luego… Arrivederci.

Nicolas range son portable. Alex revient avec la carte des vins.

Alex – Si Monsieur le permet, je lui conseillerais notre vin du mois…

Nicolas – Ah, euh… Non, alors on va annuler le pichet, finalement… Mon rendez-vous vient de se décommander… Et puis on va laisser tomber le lapin, aussi, hein ? Evidemment, je vous paierai le pâté de foie…

Alex – Et… j’annule les écrevisses de Madame également ?

Nicolas – Madame ?

Alex – La dame qui est au lavabo, Monsieur.

Nicolas – Merde, c’est vrai… Mais alors c’est qui, celle-là ?

Alex – C’est qui qui, Monsieur ?

Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas ?

Alex s’en va. Stéphane s’assied.

Stéphane – Vous avez changé d’avis ?

Nicolas – Sur ?

Stéphane – Le lapin…? Le serveur vient de vous dire qu’il vous laissait réfléchir…

Nicolas – Ah, euh… Non, non, c’est… C’est au sujet du vin… Je me disais qu’après tout… Excusez-moi, je suis juste un peu nerveux…

Stéphane – Ce n’est pas grave, moi aussi… C’est la première fois que je m’inscris sur un site de rencontre, vous savez…

Nicolas (digérant l’information) – Non…?

Stéphane – En tout cas, c’est la première fois que j’accepte un rendez-vous…

Nicolas – Ah, oui…

Stéphane – Et vous ?

Nicolas – Moi aussi…

Stéphane – C’est bien vrai ?

Nicolas – Ah, ça, c’est vrai, je vous assure…

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi, mais… votre CV m’a tout de suite inspiré confiance…

Nicolas – Mon CV…?

Stéphane – Je veux dire, votre profil, sur ce site de rencontre…

Nicolas – Bien sûr…

Alex revient.

Alex – Alors ? On passe à la suite… ou pas ?

Nicolas – Tout à fait…

Alex tend une carte à Nicolas.

Alex – Vous avez fait votre choix, pour le vin ?

Alex débarrasse la terrine, pendant que Nicolas jette un regard inquiet à la carte des vins.

Nicolas – Difficile de se décider… Il y en a tellement… Vous avez des demi-bouteilles, en Coteaux du Luberon ?

Alex – Une demie vin de pays, parfaitement. Très bon rapport qualité prix, Monsieur. Et ça se mariera très bien avec le lapin.

Alex repart.

Nicolas – Il faut avouer que le service est très… sophistiqué.

Stéphane – Et vous, qu’est-ce qui vous a séduit dans mon profil ?

Nicolas – Et bien… Le fait que vous étiez célibataire, déjà ? Vous êtes bien célibataire, n’est-ce pas ?

Stéphane – C’est un peu le principe de ce genre de site, quand même, non ? Célibataire… ou veuf.

Nicolas – Disponible tout de suite, en tout cas.

Stéphane – Sur le marché, comme on dit.

Nicolas – Même si comme vous dites, il ne s’agit pas d’un entretien d’embauche, n’est-ce pas ?

Stéphane – Pas le jour de la Saint Valentin, tout de même. Alors ?

Nicolas – Alors quoi ?

Stéphane – Qu’est-ce qui vous a donné envie de me rencontrer ?

Nicolas – Disons… Votre photo, déjà.

Stéphane – Au moins, vous êtes franc. Vous ne me parlez pas d’abord du fait que comme vous, j’aime l’opéra et la musique classique. Et que je suis adepte de la randonnée, du ski de fond et du catch féminin.

Nicolas – J’ai décidé de jouer cash avec vous…

Stéphane – Le cash, ça me va… Donc, vous êtes diplômé d’HEC ? Et si j’en crois votre CV, major de votre promotion ?

Nicolas – Ah oui ?

Stéphane – Pardon ?

Nicolas – Je veux dire… Je vous ai raconté ça à vous aussi…?

Stéphane – Parce que ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, tout à fait… J’ai hésité avec l’ESSEC, et puis je me suis dis que… HEC, c’était plus près de chez moi, et c’était direct en métro.

Stéphane – En métro ?

Nicolas – Sur la ligne B du RER. À Cergy-Pontoise.

Stéphane – Ce n’est pas l’ESSEC, à Cergy-Pontoise.

Nicolas (embarrassé) – Si… Aussi, oui…. Je vous prie de m’excuser un instant, il faut que j’aille remettre quelques pièces dans mon parcmètre. Je n’avais mis que trois euros, au cas où ce rendez-vous se terminerait plus vite que prévu…

Il se lève.

Stéphane (un peu surprise) – Mais je vous en prie… Si vous avez besoin d’un peu de monnaie…

Nicolas – Ça ira, j’en avais préparé un peu pour le pourboire, au cas où vous auriez payé l’addition…

Alex revient avec le vin. Nicolas sort. Alex présente la bouteille à Stéphane.

Alex – Coteaux du Luberon 2012, Madame. Au moins, celui-là n’a pas dépassé la date de péremption…

Stéphane – Alex ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Alex (ironique) – Comment Madame croit-elle que je peux payer mon inscription au Cours Florent ?

Stéphane – Ah, d’accord…

Alex – Et puis j’ai toujours trouvé que les serveurs de restaurant avaient quelque chose de très théâtral. D’ailleurs, au théâtre, on ne me donne que des rôles de valets et de laquais. Finalement, ça ne me change pas beaucoup d’emploi. Et là au moins, les pourboires sont pour moi, pas pour l’ouvreuse…

Stéphane – C’est vrai que tu es très crédible dans le rôle… C’est impressionnant.

Alex – Et toi, Stéphane ? Je ne savais pas que tu fréquentais ce genre d’établissements…

Stéphane – Écoute… J’ai décidé de me caser, voilà… De me trouver un type plein aux as qui sera très content de m’inviter dans les restos que je n’ai pas les moyens de me payer, justement…

Alex – Alors c’est toi qui lui a donné rendez-vous ici ? En te faisant passer pour un employeur potentiel ?

Stéphane – Tu sais comment c’est… Sur les sites de rencontre, les hommes racontent n’importe quoi ! On peut tomber sur n’importe qui.

Alex – C’est un fait qu’on ment beaucoup moins à un futur patron qu’à une femme qu’on veut séduire. En général…

Stéphane – Là, au moins, j’ai quelques informations fiables. Déjà, je suis sûr qu’il n’est pas marié et qu’il est disponible tout de suite. Pour accepter un entretien d’embauche dans un restaurant le jour de la Saint Valentin, il faut vraiment être désespérément seul…

Alex – Et pourquoi un homme irait raconter à un employeur potentiel qu’il est veuf ou célibataire si ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Une femme, encore…

Stéphane – Je suis sûre aussi qu’il a vraiment fait une grande école commerciale.

Alex – Qui serait assez con pour raconter dans un CV qu’il est major de sa promo d’une grande école commerciale alors qu’il n’a pas son brevet des collèges.

Stéphane – Non, et puis franchement, je ne supporterais pas de rencontrer le genre de mecs qui va sur des sites de rencontre.

Alex – Tu as raison. Il vaut mieux laisser faire le jeu de l’amour et du hasard, comme toi.

Stéphane – Écoute… Je n’ai plus le temps de faire confiance au hasard, moi, d’accord ?

Alex – Et son… entretien d’embauche, justement ?

Stéphane – C’est moi qui l’ai appelé depuis les toilettes. Je me suis fait passer pour la secrétaire et j’ai annulé le rendez-vous.

Alex – Un peu tordu, comme stratagème, quand même, non ?

Stéphane – Tu trouves…?

Alex – Et tu n’as pas peur qu’il se barre en courant, tout simplement ?

Stéphane – C’est là où je mise sur l’effet de surprise, sur mon charme irrésistible et sur la magie de la Saint Valentin. En tout cas, j’espère qu’il va revenir, parce que je te préviens, je n’ai pas un sou pour payer la note…

Alex – Très romantique, tout ça…

Stéphane – Les plus grands artistes ont leurs mécènes. J’en ai marre de galérer dans des cours d’art dramatique, et de ne rencontrer que des tocards.

Alex – Des gens dans mon genre, tu veux dire…?

Stéphane – Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais serveuse, moi, je ne pourrais pas…

Alex – Tu as raison… Alors autant profiter toi aussi de ce que tu as appris chez Florent pour trouver un pigeon à plumer.

Stéphane aperçoit Nicolas au loin.

Stéphane – Ah, voilà le pigeon qui revient, justement… Tu vois, toi qui doutais de mon sex appeal… Et je compte sur ta discrétion, hein ?

Nicolas revient.

Alex – Monsieur est servi…

Alex s’en va après avoir échangé un regard entendu avec Stéphane. Nicolas paraît nerveux.

Stéphane – J’ai cru un instant que vous ne reviendriez pas.

Nicolas – Je vous avoue que ça m’a traversé l’esprit…

Stéphane – Ce n’est pas très flatteur pour moi…

Nicolas – Au contraire… J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Et puis je me suis dit après tout, pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? À part ma virginité. Je rigole…

Moment de flottement.

Stéphane – Vous n’avez pas eu d’amende ?

Nicolas – Non, mais je vais finir les cacahuètes.

Stéphane – Je parlais de votre voiture… Le parcmètre.

Nicolas – Ah… Euh, non… Heureusement…

Stéphane – Ce ne serait pas cette grosse voiture de sport rouge que j’ai vu garée juste devant l’entrée du restaurant, par hasard…?

Nicolas – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Stéphane – Je ne sais pas… Votre côté… sportif, peut-être.

Nicolas – Vous vous moquez de moi, c’est ça…?

Stéphane – Mais pas du tout !

Nicolas – Je sais que je ne suis pas…

Stéphane – Le physique, ce n’est pas la première chose que je regarde chez un homme, croyez-moi.

Nicolas – Ne me dites pas que la première chose que vous regardez chez un homme, c’est sa voiture…

Stéphane – Je n’ai aucune attirance particulière pour les loosers, si c’est ça que vous voulez me faire dire. Mais non… Je ne m’y connais pas assez en voiture. Le lion, c’est Peugeot, mais le cheval sur ces grosses voitures rouges, c’est quoi déjà ?

Nicolas – Ferrari.

Stéphane – C’est bien ce qui me semblait… Non, ce que je regarde d’abord chez un homme, c’est… ses yeux.

Nicolas – Ses yeux…

Stéphane – Vous savez ce qu’on dit… Les yeux, ce sont les fenêtres de l’âme.

Nicolas – Et qu’est-ce que vous voyez par les fenêtres…

Elle se penche vers lui, aguicheuse.

Stéphane – Il faudrait que je puisse me pencher un peu…

Moment de flottement. C’est lui qui commence à avoir le trac. Il brandit la demi-bouteille, pour se donner une contenance.

Nicolas – Une petite côte ?

Stéphane – Je vais attendre que mon plat arrive. Comme je n’ai encore rien mangé. Ça risquerait de me tourner la tête…

Nicolas – Bien sûr.

Stéphane – Vous avez fini votre pâté ?

Nicolas – Oui. J’ai tout mangé.

Stéphane (provocante) – C’est bien. On va pouvoir passer à la suite, alors…

Nicolas (timidement) – Le serveur ne devrait pas tarder.

Stéphane – Profitons-en pour bavarder un peu. Vous faites quoi, comme travail, exactement, Nicolas ?

Nicolas – C’est un peu difficile à expliquer…

Stéphane – Mais c’est dans la communication, c’est bien ça ?

Nicolas – En effet… Je… Je travaille dans la publicité.

Stéphane – Dans une grande agence parisienne…

Nicolas – Ah, vous savez ça aussi.

Stéphane – C’était dans votre CV… Mais vous ne précisiez pas quelle agence…

Nicolas – Eh bien… Je travaille chez… Jean Mineur.

Stéphane – Jean Mineur ?

Nicolas – Vous connaissez ?

Stéphane – Oui, enfin, je… Pas personnellement.

Nicolas – Vous avez vu ça au cinéma bien sûr. (Il fredonne la musique qu’on entend au cinéma) Tatam, tatatatatam, tatatatatam, tatatatatam…

Stéphane – Mais oui… Le petit bonhomme avec sa faucille, qui tire toujours dans le mille.

Nicolas – C’est un marteau, en fait.

Stéphane – Et ben… Si je cherche votre numéro de téléphone, au moins, il me suffira d’aller au cinéma : 01 47 20… 0001 ! Mais je ne savais pas que c’était vraiment une agence de publicité, Jean Mineur…

Nicolas – Ah si ! Avec le développement d’internet, on est même en plein boum.

Stéphane – Et pourtant, vous voulez changer d’agence…?

Nicolas – Oui, enfin… Seulement si c’est encore mieux payé… Pourquoi ? Vous voulez me débaucher ? Je suis hors prix, vous savez…

Stéphane – Je suis vraiment désolée… Je ne voulais pas être indiscrète… Si vous me parliez du décès de votre première femme, plutôt ? (Sur le ton de la plaisanterie) Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

Nicolas – Non, elle… (Très sérieux) Elle est morte de soif pendant une randonnée dans le Sahara organisée par Nouvelles Frontières. C’est moins courant que de mourir noyé lors d’une transatlantique organisée par Costa Croisières, mais ça arrive aussi, hélas. (Tête de Stéphane qui se demande si c’est du lard ou du cochon) Je rigole…

Stéphane – Ce que vous pouvez être drôle… Moi aussi, je plaisantais… Mais vous comprenez que je n’ai pas envie d’épouser Barbe Bleue…

Moment de flottement après cette évocation matrimoniale peut-être un peu prématurée.

Nicolas – Un peu d’eau ? Je vous laisse déjà mourir de faim…

Stéphane – Volontiers…

Nicolas, en voulant servir de l’eau à Stéphane, renverse son propre verre de vin dont une partie du contenu coule sur les genoux de Stéphane, qui a un mouvement de recul, et se lève d’un bond.

Nicolas – Je suis confus, vraiment…

Stéphane – Je vais aller rincer ça tout de suite, sinon ça risque de tacher…

Elle part vers les lavabos. Alex arrive et pose les plats sur la table.

Alex – Les écrevisses à la nage de Madame… et le lapin chasseur de Monsieur.

Nicolas semble perplexe.

Nicolas – Dites-moi, je peux vous poser une question ?

Alex – À votre service, Monsieur.

Nicolas – Vous croyez possible qu’un CV posté sur un site d’offre d’emplois aboutisse par erreur sur un site de rencontre ? Une sorte de bug informatique, quoi…

Alex – On voit tellement de choses, Monsieur…

Nicolas – Comment un truc pareil pourrait bien arriver, c’est hallucinant…

Alex – Je ne suis pas informaticien, Monsieur…

Nicolas – Ou alors, c’est vraiment l’employeur avec qui j’avais rendez-vous, et elle essaie de me piéger pour me percer à jour… J’ai intérêt à ne pas baisser la garde…

Alex – Peut-être tout simplement que Madame vous a pris pour un autre.

Nicolas – Comment ça ?

Alex – Si le rendez-vous de Monsieur n’est pas venu… Madame a pu croire qu’elle avait rendez-vous avec vous alors qu’elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre qui n’est pas venu non plus.

Nicolas semble largué.

Nicolas – Vous pouvez me répéter ça un peu moins vite ?

Alex – Un quiproquo.

Nicolas – Je vois ce que vous voulez dire… Ce qui est bizarre, c’est que le type avec qui elle avait rendez-vous a fait HEC comme moi… Vous vous rendez compte ? On aurait pu être camarade de promo, lui et moi…

Alex – Vous avez vraiment fait une grande école commerciale, Monsieur ?

Nicolas – Non…

Alex – Dans ce cas, il ne s’agit que d’un hasard très relatif.

Nicolas – Mais alors pourquoi il n’est pas venu ?

Alex – Peut-être que le rendez-vous de Madame avait un peu… upgradé son CV lui aussi. Et c’est pour ça qu’il a renoncé à venir…

Nicolas – Bien sûr… Et qu’est-ce que vous me conseillez maintenant… Vous croyez que je dois profiter de la situation…?

Alex – Ça c’est Monsieur qui voit… Mais il semblerait que ce soit Monsieur qui doive payer l’addition quoi qu’il arrive, alors ma foi… Autant que Monsieur en ait pour son argent.

Nicolas – Mmm… Je vois ce que vous voulez dire…

Stéphane revient.

Nicolas – Je suis vraiment désolé…

Stéphane – C’est arrangé.

Nicolas – Je vous en prie, mangez vos écrevisses, ça va être froid. Les écrevisses, c’est meilleur chaud.

Stéphane – Je ne sais, je n’en ai jamais mangé.

Nicolas – Moi non plus.

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça d’ailleurs. Ce n’est pas très évident à décortiquer. Surtout en public…

Nicolas – C’est pour ça que j’ai pris le lapin. J’ai horreur du lapin.

Elle commence à se débattre avec ses écrevisses. Il attaque son lapin.

Nicolas – Et vous vous faites quoi, dans la vie, Stéphane ?

Stéphane (sur un ton de reproche) – Vous ne vous souvenez déjà plus ?

Nicolas – Je préfère vous entendre me le redire encore une fois…

Stéphane – Eh bien… J’ai commencé des études de droit, et puis… je me suis tournée vers une carrière artistique…

Nicolas – Tiens donc… Moi, ce serait plutôt le contraire… Mais artistique…?

Stéphane – Vous aimez le théâtre, je crois… C’est ce que vous m’avez dit sur le net en tout cas…

Nicolas – C’est vrai, j’aurais voulu être un artiste et puis… malheureusement, j’ai été admis dans l’une des écoles les plus prestigieuses de France. À la sortie, Jean Mineur m’a fait un pont d’or pour que je vienne travailler chez lui, alors…

Stéphane – Vous voulez dire… Jean Mineur en personne ?

Nicolas – Je n’ai pas eu le courage de refuser le salaire indécent qu’il me proposait. Je le regrette, parfois, j’aurais pu suivre un tout autre chemin, vous savez, mais bon…

Stéphane – Il ne doit plus être très jeune, non ?

Nicolas – Il est mort quelques mois après m’avoir engagé. C’est pour ça que je préfère quitter la boîte. Nous étions très liés, Jean et moi. Je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Jean Mineur, c’était un peu le Steve Jobs français… Alors je cherche un autre job. Il faut bien payer l’essence de la voiture.

Stéphane – Donc elle est bien à vous cette Ferrari qui est garée juste devant le restaurant…

Nicolas – Au prix où est le super sans plomb, je me demande parfois si je n’aurais pas dû prendre le modèle diesel.

Stéphane – Ne regrettez rien, Nicolas. Ce qui compte, c’est qui vous êtes vraiment, à l’intérieur. Et moi, j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un de bien. Et de très sincère, surtout…

Nicolas – Je vous avoue que je suis troublé, Stéphane… Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des filles comme vous…

Stéphane – C’est à dire?

Nicolas – Des filles aussi… classe.

Stéphane – Pourtant, dans votre milieu, vous avez dû en rencontrer, non ? Quand on roule en Ferrari…

Nicolas – Oui, mais… Ce n’est pas pareil. Elles ne s’intéressaient qu’à mon argent…

Stéphane – Je comprends…

Nicolas – Vous, vous êtes sensible, mais… en même temps très carré.

Stéphane – Carré ?

Nicolas – Je crois que j’ai besoin de ça, Stéphane… Quelqu’un qui ait du caractère. Et qui puisse me tirer vers le haut…

Stéphane – Mais… vous êtes déjà arrivé assez haut, non ?

Nicolas – Je ne sais pas ce qui m’arrive, Stéphane. C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure. Est-ce que vous ressentez la même chose que moi ?

Stéphane – Oui… Enfin…

Il tend la main vers elle. Elle ne le repousse pas. Ils s’embrassent.

Alex arrive avec deux cartes, et interrompt le tableau.

Alex – Encore une petite place pour le dessert ?

Embarras de Nicolas et de Stéphane.

Alex – Je vous laisse regarder la carte…

Stéphane – Je vais me repoudrer un peu…

Elle sort.

Nicolas – Comment vous appelez-vous ?

Alex – Alex, Monsieur.

Nicolas – Alex, j’ai un peu honte, mais… je crois que je me suis laissé aller à profiter un peu de la situation.

Alex – Je vois ça…

Nicolas – Comment je me sors de cette histoire, moi, maintenant ?

Alex – La journée n’est pas terminée… et vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises. Vous pourriez lui proposer d’aller boire un dernier verre chez vous…

Nicolas – Je crains que ce ne soit difficile, Alex. D’abord parce que je n’ai pas de voiture, ensuite parce que je n’ai pas de chez moi…

Alex – Dans ce cas, à part lui dire la vérité et espérer qu’elle ait un grand sens de l’humour.

Nicolas – Elle va me détester, c’est sûr…

Alex – Ce n’est visiblement pas une femme intéressée, Monsieur. Ce n’est peut-être même pas une femme du tout. Si elle est vraiment amoureuse de vous, elle comprendra…

Nicolas – Vous pensez sérieusement qu’une femme comme elle pourrait être amoureuse d’un homme comme moi ?

Alex affiche une mine perplexe. Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse faire votre choix.

Alex s’en va.

Stéphane – Vous prenez un dessert, finalement ?

Nicolas – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Stéphane semble percevoir le malaise.

Stéphane – Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez tendu…

Nicolas – Je ne vous ai pas tout dit, Stéphane et… Alex vient de me convaincre qu’il serait plus honnête de tout vous avouer avant que nous n’allions plus loin.

Stéphane – Alex ?

Nicolas – Je ne voudrais pas que notre relation commence sur de mauvaises bases.

Stéphane – Vous n’êtes pas vraiment veuf, c’est ça ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Je vois…

Nicolas – Je ne suis pas veuf, parce que je n’ai jamais été marié.

Stéphane – Donc vous êtes célibataire…

Nicolas – Tout ce qu’il y a de plus célibataire.

Stéphane – Alors tout va bien !

Nicolas – C’est pour le reste que j’ai un peu… enjolivé.

Stéphane – Vous m’avez menti ?

Nicolas – Mais au début, ce n’est pas à vous que je mentais… C’est… à l’employeur avec qui j’avais rendez-vous… Pour un boulot… J’avais un peu bidonné mon CV, comme tout le monde, et… Je ne sais pas par quel hasard je me suis retrouvé assis en face de vous…

Stéphane – Moi non plus… Mais bidonné…?

Nicolas – Je n’ai pas fait HEC, Stéphane. En fait, je n’ai même pas mon bac. Je suis comédien. Enfin, en ce moment, je suis surtout en formation… au Cours Florent. Et encore, seulement en auditeur libre…

Stéphane – C’est une blague ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Alors vous vous êtes foutu de moi ?

Nicolas – Je n’en avais pas l’intention, je vous assure…

Stéphane – Pas l’intention ? Vous avez abusé de moi ! De ma crédulité !

Nicolas – Ce qui est vrai, c’est que vous me plaisez énormément, Stéphane. Et ce quiproquo… C’est un signe du destin, non ? La preuve que nous étions fait pour nous rencontrer…

Stéphane – Ah, oui…?

Nicolas – Les diplômes, le compte en banque, les voitures… Ce n’est pas le plus important, dans la vie, vous l’avez dit.

Stéphane – J’ai dit ça, moi ?

Nicolas – Et vous ? Je suis sûr que vous avez bien un peu enjolivé votre profil sur ce site de rencontre, non ?

Stéphane – Mais absolument pas ! Enfin, pas sur l’essentiel, en tout cas…

Nicolas – Moi, je suis prêt à vous aimer comme vous êtes, Stéphane.

Stéphane – Vraiment ?

Nicolas – Si vous m’avez caché une ou deux choses que je devrais savoir, je vous écoute. Et je vous promets que ça ne changera absolument rien aux sentiments que j’éprouve pour vous.

Stéphane – Très bien… Alors en effet, moi non plus, je n’ai pas été parfaitement honnête avec vous, Nicolas.

Nicolas – Je vous écoute..

Stéphane – Ce n’est pas très facile à dire…

Stéphane se penche vers lui et lui glisse quelque chose à l’oreille.

Saisissement de Nicolas. Alex revient.

Alex – Un café ? Un digestif ? (Devant le silence des deux autres) L’addition, d’accord…

Alex repart.

Nicolas – Non ?

Stéphane – Si.

Nicolas – Ça ne se voit pas du tout.

Stéphane – Oui, enfin… Ça dépend…

Nicolas – Mais… vous vous en êtes rendu compte comment ? Désolé, c’est une question idiote…

Stéphane – Pour vous, ce n’est pas important, non ? Vous avez promis de m’aimer comme je suis…

Nicolas – Bien sûr… Pas de problème, Stéphane… Je… vous prends comme vous êtes, absolument.

Stéphane – Très bien… Alors allons-y… Je vais chercher mon manteau…

Stéphane sort un instant. Nicolas se tourne vers Alex qui revient avec l’addition, dans un petit panier.

Nicolas – Dites-moi, Alex, j’ai un doute affreux tout à coup… Quelqu’un qui a du mal cicatriser quand il se coupe, on appelle bien ça un hermaphrodite, non ?

Alex – Non, ça c’est un hémophile, Monsieur.

Nicolas – C’est bien ce que je craignais…

Stéphane revient, avec son manteau à la main. Alex repart.

Stéphane – On va boire un dernier chez vous ?

Nicolas – Écoutez, Stéphane, j’ai bien réfléchi et… je crois qu’il vaut mieux malgré tout que nous restions bons amis…

Stéphane – J’étais sûre de votre réaction… Vous me décevez, Nicolas… Vous me décevez beaucoup…

Nicolas – Je suis vraiment désolé, mais… Je suis sûr qu’un jour, vous trouverez quelqu’un qui vous ressemble, avec qui fonder une famille et…

Stéphane – Ne te fatigue pas, je suis au Cours Florent moi aussi.

Nicolas – C’est pas vrai ?

Stéphane – Malheureusement si…

Nicolas – C’est incroyable qu’on ne se soit jamais croisé là-bas…

Stéphane – Incroyable, c’est le mot que je cherchais.

Nicolas – Bon, moi, je suis au cours du soir, c’est peut-être pour ça…

Stéphane – Je crois que cette comédie a assez duré, non ?

Nicolas – Écoutez, c’est vrai qu’on est parti sur un mauvais pied, tous les deux, mais…

Stéphane – Un mauvais pied ?

Nicolas – Le type avec qui vous aviez rendez-vous avait sûrement menti sur son profil lui aussi…

Stéphane – Le type avec qui… Ah, oui, c’est vrai… Je l’avais oublié, celui-là…

Nicolas – Allez savoir ? Si ça se trouve, ce n’était même pas un homme…

Stéphane lui lance un regard assassin. Alex revient.

Alex – Chèque, carte bleue ?

Stéphane – Je crois que vous me devez au moins une invitation, non ?

Nicolas ouvre avec précaution le panier et regarde l’addition.

Nicolas – Ouh la… Mon RSA du mois va y passer…

Il sort sa carte bleue et la dépose sur la table.

Stéphane – Merci quand même pour le déjeuner.

Nicolas – Il me vient une idée, Stéphane…

Stéphane – Ah, oui ? Et si vous la gardiez pour vous ?

Nicolas – Ça a tilté dans mon esprit, tout à l’heure, quand vous avez dit que cette comédie avait assez duré. C’est un sujet formidable, non ?

Stéphane – Quoi ?

Nicolas – Ce qui vient de nous arriver ! On pourrait l’écrire ensemble, cette pièce. On a déjà le sujet. Je suis sûr qu’on ferait un tabac…

Stéphane – Pourquoi pas… Dans la catégorie gay friendly… Et Alex aussi est au Cours Florent…

Nicolas – Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui… Mais je suis vraiment très excité par ce projet de pièce… Pas vous ?

Pendant qu’Alex aide Stéphane à enfiler son manteau, Nicolas sort son téléphone.

Stéphane – Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez votre agent ?

Nicolas – J’appelle la secrétaire de ce type qui m’avait donné rendez-vous ici. Je vais lui dire que je laisse tomber la pub… Je préfère rester comédien… Et je sens que cette pièce pourrait faire décoller ma carrière. (Il appuie sur la touche rappel) Ce qui nous manque, c’est un bon titre…

C’est le portable de Stéphane qui sonne. Stupéfaction de Nicolas.

Alex – Cartes sur table ?

Stéphane affiche une mine gênée, avant d’enlever sa perruque blonde.

Stéphane – Ok…

Elle sort à son tour sa carte bleue et la dépose sur la table à côté de celle de Nicolas.

Alex – Ah… Bataille…

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

 Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-26-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Ménage à trois

Ménage à trois (english) –  Ménage à trois (español) – Menage a trois (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 1 femme

Quand on vit à trois dans un deux pièces, c’est qu’il y en a un de trop… Mais lequel ?

 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

 


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Ménage à Trois

Personnages :

Florent
Patrick
Justine

La salle de séjour d’un modeste deux pièces. Patrick, recouvert d’un drap, dort sur le canapé. Justine, qui vient visiblement de se lever, arrive de la cuisine avec une cafetière qu’elle pose sur la table, sans prêter la moindre attention au dormeur. Elle se sert une tasse de café. Florent arrive à son tour en mode zombie. Il se penche vers Justine pour déposer un baiser sur sa bouche.

Florent – Bonjour mon cœur.

Justine – Bonjour mon chéri.

Florent s’assied en face d’elle, sans poser non plus le moindre regard sur le dormeur.

Justine – Café ?

Florent – Merci.

Elle lui sert une tasse de café. Ils se sourient un peu bêtement tout en sirotant leur café. Florent bâille, allume son ordinateur portable et commence à pianoter sur le clavier.

Justine – Déjà ?

Florent – Excuse-moi… Tu as bien dormi ?

Justine – Très bien. (Avec un sourire plein de sous-entendus) Enfin, quand tu t’es décidé à me laisser dormir… Et toi ?

Florent – Comme un bébé.

Justine – Un bébé ?

Florent – Oui, enfin…

Justine – Va savoir… On en a peut-être fait un cette nuit…

Florent – On n’avait pas dit qu’on attendait encore un peu ? Le temps que je retrouve un vrai boulot…

Justine – Et le temps qu’une place se libère…

Florent – En crèche.

Justine – Ici !

Florent – Ah oui, pardon…

Justine – Je prends toujours la pilule, rassure-toi… Mais un accident est toujours possible, tu sais…

Florent – C’est clair…

Justine saisit un journal sur la table.

Justine – Voyons voir… Que dit mon horoscope ? (Lisant) Amour : Vénus vous veut du bien. Savourez pleinement le fruit de la passion…

Florent – Hun, hun…

Justine – Argent : Vos problèmes pourraient se régler très rapidement. Vous tirerez votre épingle du jeu, mais restez prudente.

Le regard de Florent est irrésistiblement attiré vers son écran d’ordinateur.

Justine – Je te parle de notre avenir, Florent ! Et toi tu regardes les cours de la bourse !

Florent replie l’écran pour ne plus être tenté.

Florent – Pardon Justine…

Le regard de Florent se tourne vers une étagère sur laquelle trône un vase chinois.

Florent – Il n’y avait pas un autre vase, là ?

Justine – Je l’ai cassé hier en faisant le ménage… Je suis vraiment désolée. C’était un cadeau de ta mère.

Florent – Ce n’était qu’un vase, après tout… Mais celui qui reste a l’air de s’ennuyer un peu. Il faudra qu’on lui trouve un autre compagnon.

Justine sourit. Ils continuent à boire leur café.

Justine – Je ne voudrais pas aborder les sujets qui fâchent dès le matin, mais il t’a dit combien de temps il comptait rester ici à peu près…

Florent – Qui ?

Justine (avec un geste du menton vers le dormeur) – Patrick !

Florent – Ah… Lui… Écoute, je ne sais pas exactement, mais c’est provisoire…

Justine – Provisoire ?

Florent – C’est juste pour lui donner le temps de se retourner un peu…

Justine – Ça va faire un an qu’il dort sur notre canapé. Je crois qu’il a eu largement le temps de se retourner, non ?

Florent – Il est momentanément sans domicile fixe… On ne peut pas le jeter à la rue comme ça…

Justine – Mais Patrick n’a jamais eu de domicile fixe ! Avant de squatter chez nous, il squattait chez moi. Et chez moi, c’était déjà ici justement…

Florent – C’est clair.

Justine – Il a seulement déménagé de mon lit jusqu’au canapé ! Je ne sais pas moi… C’est mon ex, quand même.

Florent – Ça ne me dérange pas, je t’assure…

Justine – Oui ben moi, ça me dérange !

Florent – C’est quand même grâce à lui qu’on s’est connu. On lui doit bien ça. Il n’a que nous !

Justine – Tu veux qu’on l’adopte ? Comme ça, il fera vraiment partie de la famille !

Florent – C’est vrai qu’il n’a jamais eu beaucoup de chance. ..

Justine – Tu as raison. Déjà, quand on s’appelle Patrick, on est mal parti dans la vie.

Florent – C’est clair…

Justine – Remarque, je me demande si ce n’est pas à cause de ce prénom à la con que j’ai accepté de sortir avec lui à l’époque. Par pitié. Patrick… Ce n’est pas un pseudo au moins ?

Florent – Non, non, je t’assure. Il m’a montré ses papiers, un jour. Il s’appelle vraiment Patrick. Il en a beaucoup souffert, tu sais… Dès la crèche, c’était le seul de sa génération à s’appeler Patrick.

Justine – C’est vrai qu’on a du mal à s’imaginer un bébé s’appelant Patrick. Ou alors on imagine un gamin pas très normal…

Florent – C’est clair…

Justine – Et notre bébé à nous, si c’était un garçon ? Tu as une préférence, pour le prénom ?

Florent – Je ne sais pas moi… Jean-Pierre ? (Elle le regarde atterrée) Je déconne…

On sonne à la porte. Justine sort pour aller ouvrir. Florent en profite pour relever le capot de son ordinateur et se remet à pianoter dessus. Justine revient.

Florent – C’était quoi ?

Justine lance une pile de lettres sur la table basse.

Justine – Le facteur… Alors ? Notre portefeuille a pris combien, depuis hier soir ?

Florent – Tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas perdu…

Justine – Je vois… Je me demande quand même si tu as bien fait d’investir toutes tes indemnités de licenciement en actions Carrefour.

Florent – Pourquoi pas ?

Justine – C’est chez Carrefour que tu travaillais avant qu’ils te licencient !

Florent – Et alors ?

Justine – Je ne sais pas moi… S’ils font des plans sociaux, c’est que la boîte ne va pas très fort, non ?

Florent – C’est là où la plupart des gens se trompent, et où un bon trader flaire la bonne affaire.

Justine – Ah oui ?

Florent – Si les entreprises licencient, aujourd’hui, c’est pour que le cours de leurs actions remontent. C’est ce qu’on appelle des licenciements boursiers, justement.

Justine – D’accord… Et elles ont remonté de combien, tes actions Carrefour, depuis que tu les as achetées ?

Florent – Tu sais, la bourse, c’est un investissement à long terme.

Justine – C’est pour ça que tu passes tes journées devant ton écran à surveiller les cours… (Elle prend le paquet de lettres et les commente une à une) EDF, Veolia, Bouygues Telecom… Eh ben ça, c’est du court terme, tu vois, et c’est toujours à la hausse…

Florent – C’est clair…

Justine – Heureusement qu’il y a au moins une personne qui ramène un salaire dans cette maison…

Florent – Il faut bien que je m’investisse dans quelque chose en attendant de retrouver un boulot. Tu préfèrerais que je reste là à ne rien faire et à déprimer ?

Justine – Tu as raison, excuse-moi…

Elle l’embrasse.

Florent – On va s’en sortir, tu verras… Je le sens… Et puis il y a des traders qui gagnent beaucoup d’argent, tu sais ?

Justine – Mmm… Il y en a aussi qui finissent en prison…

Florent – C’est clair…

Justine prend une carte de visite au milieu de la pile de lettres et lui tend.

Justine – Tiens, il y avait aussi une carte de visite dans la boîte aux lettres.

Florent (lisant) – Marabout et voyant africain. Travail, argent, amour, grossesse… Efficacité garantie et résultats rapides en toute discrétion…

Justine (lisant par dessus son épaule) – Protection occulte et désenvoûtement… Et si on lui demandait de désenvoûter Patrick ? Je pense que ce serait un investissement plus rentable que la bourse… À court et à long terme…

Florent – C’est clair…

Ils s’embrassent.

Justine – En tout cas, il a l’air de dormir profondément.

Florent – C’est vrai qu’il n’a pas bougé d’un centimètre depuis qu’on est levé.

Justine – Il est peut-être mort…

Florent – Tu crois ?

Justine – On serait enfin débarrassé de ce boulet.

Florent – Ça résoudrait tous nos problèmes…

Justine – Et les siens.

Florent – On ne devrait pas plaisanter avec ça…

Justine – C’est vrai qu’il ne bouge plus du tout, dis donc.

Florent – Oui, ça commence à m’inquiéter un peu.

Justine – Arrête, ce serait trop beau…

Florent (secouant légèrement le dormeur) – Patrick…?

Patrick garde une rigidité cadavérique. Florent et Justine échangent un regard inquiet.

Justine – Non…

Florent se penche sur le corps de Patrick.

Florent – On dirait qu’il ne respire plus…

Justine – Il a toujours eu le sommeil un peu lourd, mais d’habitude il ronfle…

Florent – Oh, putain… Je me demande si je n’ai pas fait une connerie…

Justine – De quoi tu parles ?

Florent – Hier soir, Patrick m’a dit qu’il avait mal à la tête…

Justine – Et alors ?

Florent – Je lui ai donné un Aspro Effervescent…

Justine – Et tu crois que c’est cette aspirine qui aurait pu…

Florent – Le problème, c’est que sans lui dire, j’ai ajouté à l’aspirine un comprimé de tes somnifères…

Justine – Non ?

Florent – En fait, comme tu m’avais dit qu’ils étaient très légers, j’en ai mis deux…

Justine – Mais pourquoi tu as fait ça ?

Florent – Tu te plaignais qu’à cause de Patrick, on n’ait plus aucune intimité… C’est vrai que d’ici, on entend tout ce qui se passe à côté… Je sais, c’est moi qui dormais sur ce canapé quand c’était Patrick qui dormait dans la chambre avec toi, et je peux te dire que…

Justine – Oui, bon, ça va…

Florent – Comme c’était samedi soir, je me suis dit que… C’est pour ça que ce matin, je ne me suis pas inquiété qu’il fasse la grasse matinée. Il est peut-être allergique aux somnifères… Tu te rends compte s’il ne se réveillait pas ?

Justine – C’est plutôt l’aspirine qui m’inquiète…

Florent – L’aspirine ?

Justine – En cas de lésion interne, ça peut provoquer une hémorragie.

Florent – Une lésion interne ? Patrick ?

Justine – Tu me demandais tout à l’heure où était passé le deuxième vase… Et bien si Patrick avait mal à la tête hier soir, c’est parce que je lui ai cassé le vase de ta mère sur la tronche…

Florent – Mais… pourquoi ?

Justine – Parce qu’il a essayé de me sauter dessus, ton copain, figure-toi !

Florent – Non ?

Justine – Il a commencé par me proposer qu’on ressorte ensemble… Surtout pour éviter de se retrouver à la rue, j’imagine… Et comme je lui ai dit non, il s’est montré un peu insistant, si tu vois ce que je veux dire…

Florent – Le petit salopard…

Justine – En attendant, s’il est vraiment mort, on peut dire qu’on est dans la merde…

Florent – Tu crois ?

Justine – Entre toi qui le drogues à son insu et moi qui lui écrase un vase sur la tête, on

pourra difficilement faire passer ça pour un accident domestique…

Florent – Qu’est-ce qu’on fait ? Il faut quand même appeler les urgences, non ?

Justine – S’il est mort de toute façon…

Florent – La police alors ?

Justine – Il faudrait d’abord qu’on se mette d’accord sur une version des faits…

Florent – On n’a qu’à dire que…

Tandis qu’ils se concertent, Patrick se retourne enfin et tombe du canapé. Florent et Justine se tournent vers lui.

Patrick – Oh, putain, j’ai dormi comme une souche, moi. Je ne me souviens même pas de ce qui s’est passé hier soir…

Justine – Tant mieux…

Florent (ironique) – Tu n’as plus mal à la tête, alors ?

Patrick – À la tête ? Non, pourquoi ?

Florent – Comme ça…

Patrick – Non, c’est curieux, je suis même en super forme, dis donc. Je ne sais pas pourquoi, j’ai une de ces pêches ! D’habitude, quand je me réveille, j’ai toujours la gueule dans le cul…

Florent – C’est clair…

Patrick – Mais là, je suis extra lucide.

Florent – Rassure-toi, ça ne va sûrement pas durer…

Justine – En attendant, tu pourrais en profiter pour commencer à chercher sérieusement un boulot, non ?

Patrick – Un boulot ?

Justine – Ne me dis pas que tu ne sais pas ce que c’est… Tu n’as jamais travaillé de ta vie ?

Patrick – Qu’est-ce que tu entends par travailler ?

Justine – Laisse tomber…

Patrick se lève. Il est en sous-vêtements.

Patrick – Il reste du café ?

Justine – Il y a juste à le réchauffer. Tu crois que tu peux faire ça ?

Patrick – Ne vous dérangez pas pour moi, je vais le boire comme ça.

Justine – Bien sûr…

Patrick se sert un café et commence à le boire.

Patrick (à Justine) – Oh, ça va, il est encore tiède… (Il sirote son café dans un silence un peu pesant) Comment va ta mère, au fait ?

Justine (surprise) – Ça va très bien, je te remercie ?

Patrick – Elle est sortie de l’hôpital, alors ?

Justine – De l’hôpital ? Ma mère est en vacances en Corse…

Patrick – Mais elle a eu un accident, non ?

Justine – Pas à ma connaissance.

Patrick – Excuse-moi, j’ai dû rêver.

Justine – Ouais…

Patrick continue à boire son café.

Patrick – C’est curieux, j’ai aussi rêvé que Florent avait trouvé un boulot. C’est marrant, non ?

Florent – Qu’est-ce qu’il y a de tellement marrant là-dedans ?

Justine – Tu n’as pas rêvé que tu trouvais un logement, par hasard. Ça ce serait marrant…

Florent – C’est sûr qu’à trois dans un deux pièces, forcément… On finit par être un peu les uns sur les autres…

Justine – D’ailleurs, ça sent un peu le fauve, ici, non ?

Patrick se lève.

Patrick – Ok, je vais prendre une douche…

Patrick sort.

Justine – Je me demande si je n’aurais pas préféré qu’il soit vraiment mort, finalement…

Florent – Il reste encore un vase…

Justine – Ma mère… Il est vraiment bizarre, non ?

Florent – D’accord, je vais lui parler…

Justine se rapproche de Florent.

Justine – Merci. Parce que tu avoueras qu’avec mon ex entre nous sur le canapé…

Florent – Ça fait un peu ménage à trois.

Justine – Si encore il faisait le ménage…

Ils s’embrassent. Le portable de Justine sonne. Elle répond.

Justine – Oui ? Papa ? Alors comment ça se passe, les vacances ? Il fait beau en Corse ? (Son sourire s’efface) Non ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Et c’est grave ? Ok… Non, non… Oui, oui, je comprends… Tu l’embrasses de ma part… D’accord, tu me rappelles dès que tu en sais un peu plus, alors… Moi aussi… À plus…

Florent – Qu’est-ce qui se passe ?

Justine – Ma mère est à l’hôpital à Bastia…

Florent – Merde… Un attentat à la bombe ?

Justine – Les médecins ne peuvent pas encore se prononcer, c’est l’heure de la sieste. Mais apparemment, ce serait plutôt une intoxication alimentaire.

Florent – Qu’est-ce qu’elle avait mangé ?

Justine – Du saucisson d’âne. C’est une spécialité corse, il paraît…

Florent – Comment ils peuvent bouffer des trucs pareils… Tu imagines un peu si on leur donnait leur indépendance…

Justine – Heureusement que mon père n’en avait pas mangé aussi…

Florent – Il a eu raison de se méfier… Mais ils vont pouvoir la sauver ?

Justine (en larmes) – Papa me rappelle dès qu’il en sait un peu plus…

Florent la prend dans ses bras pour la consoler.

Florent – Ça va aller, tu verras… Il faut attendre, c’est tout… Les intoxications alimentaires, ça se soigne très bien maintenant…

Justine sèche un peu ses larmes.

Justine – Mais au fait, comment il était au courant ?

Florent – Qui ? Ton père ?

Justine – Patrick ! Il a dit que ma mère avait eu un accident…

Florent – Bon, une intoxication alimentaire, ce n’est pas exactement un accident.

Justine – Il savait que ma mère était à l’hôpital !

Florent – C’est clair…

Justine – C’est dingue… Et si il avait un don de voyeur !

Florent – De voyant, tu veux dire ? Comme ce marabout africain ?

Justine – Avoue que c’est quand même troublant…

Florent – C’est bien le seul don qu’il aurait.

Justine – Et puis il n’est pas africain. Ça, je pense qu’on s’en serait déjà rendu compte avant.

Patrick revient.

Patrick – Il y a un chat noir sur le balcon.

Florent – Un chat noir ?

Patrick – Ça doit être celui que la voisine a perdu…

Justine – La voisine ? Quelle voisine ?

Patrick – La voisine du dessus ! Celle qui s’habille en gothique…

Justine – Je ne connais personne qui s’habille en gothique. Et l’appartement du dessus est inoccupé depuis six mois. La précédente locataire était enseignante, elle s’est pendue à son rideau de douche le jour de la rentrée scolaire…

On sonne. Justine va ouvrir.

Florent – De quel couleur, le chat ?

Patrick – Noir.

Florent – Un chat noir… Ça porte malheur, non ?

Justine revient.

Justine – C’est la nouvelle voisine…

Florent – Et alors ?

Justine – C’est vrai qu’elle a un drôle de look…

Florent – Quel genre ?

Justine – Disons que si elle m’avait proposé des pommes, je ne suis pas sûre que j’en aurais pris…

Florent – Et alors ?

Justine – Elle vient d’emménager dans l’appartement du dessus, et elle a perdu son chat.

Patrick – Un chat noir.

Florent – C’est clair…

Justine (à Patrick) – Tu peux attraper le chat et le rendre à cette sorcière ? Moi, les chats noirs, je préfère ne pas y toucher. Surtout en ce moment, avec ma mère qui est à l’hôpital…

Patrick – Pas de problème, je m’en occupe… Ce n’est qu’un chat, après tout…

Patrick repart. Florent et Justine échangent un regard perplexe.

Florent – Ça ne peut être qu’une coïncidence… Tu crois aux marabouts, toi ?

Justine – Je n’y croyais pas jusqu’à aujourd’hui… Mais tu as raison, c’est sûrement un hasard.

Le portable de Florent sonne. Il regarde le numéro qui s’affiche.

Florent (à Justine) – C’est l’ANPE… (Il prend l’appel) Oui ? Oui, oui… Non, non… Si, si… D’accord, je note le numéro… (Il griffonne quelque chose sur un papier) Très bien, merci beaucoup. (Il range son portable et s’adresse à Justine). C’était pour une offre d’emploi…

Justine – Génial ! Tu vois, ils font quand même leur boulot à l’ANPE ! Et c’est quoi, comme travail ?

Florent – Commercial chez France Telecom. Un poste vient de se libérer…

Justine – Un départ à la retraite ?

Florent – Un suicide…

Justine – Mais c’est super !

Florent – Oui…

Justine – Alors pourquoi tu fais cette tête d’enterrement ? On croirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Florent – Ce qui est bizarre, c’est que Patrick avait aussi prévu ça…

Stupeur de Justine.

Justine – Merde, c’est vrai…

Florent – Il a rêvé que j’avais trouvé un boulot, c’est quand même bizarre…

Justine – Ah oui, là ça commence à faire beaucoup de coïncidences.

Florent – C’est clair.

Justine – C’est peut-être le coup qu’il a reçu sur la tête…

Florent – Plus les médocs…

Justine – Ça a dû provoquer une sorte de court-circuit…

Florent – C’est dingue, on se croirait dans Ma Sorcière Bien Aimée.

Justine – Ou dans un film de zombies…

Patrick revient.

Patrick – Ah, une bonne douche, ça fait du bien. (Il se rend compte que les deux autres le regardent avec un air bizarre) Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Florent – Non, non, rien…

Justine – Ça fait du bien une bonne douche, hein ?

Patrick – Oui, c’est ce que je disais, justement…

Justine – Tu veux un autre café ?

Patrick – Ah oui, pourquoi pas ?

Justine – Je vais aller en refaire… Oh et puis non, tiens, pourquoi moi, après tout ? On fait ça à pierre-ciseaux-feuille ?

Patrick – À quoi ?

Justine (faisant successivement les trois gestes) – Pierre-ciseaux-feuille, tu ne connais pas ?

Patrick – Ah si, oui…

Justine – Celui qui perd fait le café, d’accord.

Patrick – Ok, mais je n’ai jamais vraiment eu de chance au jeu, moi.

Justine – Ah, malheureux aux jeux… On y va ?

Patrick – Ok.

Justine – Un, deux, trois…

Justine lève le poing serré façon salut communiste, Patrick lève la paume ouverte façon salut hitlérien.

Justine – La feuille enveloppe la pierre, c’est toi qui a gagné. Avec Florent maintenant…

Patrick – Ah oui, c’est marrant !

Justine – Un, deux, trois…

Florent tend les deux doigts façon karaté en direction de Patrick, qui serre les deux poings devant son visage comme un boxeur pour se protéger.

Justine – Et la pierre casse les ciseaux… C’est encore toi qui a gagné, Patrick ! (À Florent) Il est vraiment trop fort, hein ? On dirait qu’il sait à l’avance tout ce qui va se passer…

Patrick – C’est bien la première fois que je gagne à un jeu.

Justine – Je vais remettre le reste de café au micro-onde…

Florent reste seul avec Patrick.

Patrick – Elle est très joueuse, hein ?

Florent – Oui…

Patrick – Et toi, tu as bien dormi ?

Florent – Très bien, merci.

Patrick – Écoute, je comprends parfaitement que ma présence ici commence à générer quelques tensions…

Florent – Tu crois ?

Patrick – Dès que je peux, je m’en vais, je t’assure. D’ailleurs, je suis sur un plan, là…

Florent – Un plan ?

Patrick – Tu ne vas pas le croire, mais je crois que j’ai une ouverture avec la voisine du dessus.

Florent – La sorcière ?

Patrick – Oui, enfin… Je préférerais le terme de succube, si ça ne te dérange pas.

Florent – De succube… Non, non, ça ne me dérange pas…

Patrick – Non, mais je déconne… C’est vrai qu’elle a un look un peu spécial, mais bon…

Florent – Elle ressemble à quoi, exactement ?

Patrick – Ben… Elle ressemble un peu à Marilyn, tu vois…

Florent – Marilyn Monroe ?

Patrick – Plutôt Marilyn Manson, à vrai dire…

Florent – Ah oui, quand même…

Patrick – Mais bon… Elle habite juste au dessus… Comme ça, je n’aurais pas trop loin à déménager.

Florent – Tu n’as qu’un sac…

Patrick – Et on serait toujours voisins !

Florent – Cool…

Patrick – Il y a juste un truc qui m’inquiète un peu…

Florent – Ah oui ?

Patrick – Je ne suis pas encore sûr à cent pour cent que ce soit vraiment une femme…

Florent – Tu veux dire que ça pourrait être un homme ?

Patrick – Ou quelque chose entre les deux.

Florent – Entre les deux…

Patrick – Enfin, personne n’est parfait…

Florent – C’est clair…

Justine revient avec un plateau qu’elle pose devant Patrick : café, jus d’orange tartines…

Justine – Tiens, je t’ai préparé un bon petit déjeuner. C’est important le petit déjeuner. C’est le repas le plus important de la journée.

Patrick (surpris et un peu inquiet) – Eh oui…

Florent – Tu veux que je te beurre la tartine ?

Patrick – Euh… Vous ne seriez pas en train d’essayer de m’empoisonner, au moins ? Pour vous débarrasser de moi…

Florent – Rassure-toi, on va t’épargner le saucisson d’âne, si tu vois ce que je veux dire…

Patrick – Eh… Oui… Enfin, non, mais…

Justine – Allez, vas-y, le café va encore refroidir…

Florent et Justine le regardent manger avec un sourire idiot, ce qui met évidemment Patrick mal à l’aise.

Patrick – Vous ne voulez pas en reprendre une tasse avec moi ? Parce que je me sens un peu observé là…

Justine – Bien sûr. Mais on va faire un jeu, en même temps, d’accord ?

Patrick – Encore ?

Elle tourne le dos à Patrick, se sert un café et met deux sucres dedans.

Justine – Une devinette… Combien j’ai mis de sucre dans mon café ?

Patrick – Je ne sais pas… Deux ?

Justine – Yes ! Encore gagné !

Florent – En même temps, tu mets toujours deux sucres dans ton café…

Patrick, reprenant espoir, fait les yeux doux à Justine.

Patrick – Je te connais mieux que tu ne crois, Justine… D’ailleurs, je t’ai connue avant Florent, tu te souviens quand même ?

Florent – Si je vous dérange, vous me le dites, hein ?

Justine (à Florent) – Et toi qui me disais tout à l’heure que tu n’étais pas jaloux…

Patrick – Moi, je ne le suis pas, en tout cas… Je suis tout à fait prêt à partager…

Florent – Mais ça ne va pas, non ?

Le portable de Patrick sonne. Il répond.

Patrick – Oui ? Ah ouais salut ! (Aux deux autres) Excusez-moi… Non, non, tu ne me déranges pas…

Patrick sort.

Justine – Alors ?

Florent – Patrick a une touche avec la succube…

Justine – La succube ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Florent – Je n’en ai aucune idée… C’est bien ce qui m’inquiète… Comment Patrick peut-il connaître des mots dont moi-même j’ignore la signification…

Justine – Hier soir encore il avait un vocabulaire de deux cents mots à peine… constitué pour moitié de marques de bières.

Florent – Attends, je regarde sur Wikipedia…

Il consulte son ordinateur et elle lit par dessus son épaule.

Justine – Succube : Démons qui prennent la forme d’une femme pour séduire un homme durant son sommeil et ses rêves…

Florent – Non…

Justine – Patrick a un don de divination, je te dis ! Et maintenant on sait d’où ça vient !

Florent – Ah oui ? D’où ?

Justine – De la sorcière qui habite juste au dessus ! Elle a dû l’ensorceler pendant son sommeil, comme ils disent sur Wikipedia…

Florent – C’est clair…

Justine – C’est trop con, il faudrait trouver le moyen d’en profiter…

Florent – Profiter de quoi ?

Justine – Attends Florent, on a quelqu’un à la maison qui peut prévoir l’avenir ! Tu te rends compte ! C’est mieux que l’horoscope, non ?

Florent – C’est clair.

Justine – Pour une fois que ce parasite peut se rendre utile… Il faut absolument trouver une idée pour exploiter les pouvoirs surnaturels de cet abruti, et vite.

Florent – Pourquoi vite ?

Justine – Mais parce que ça ne va peut-être pas durer ! C’est sûrement un effet passager…

Florent – Je vois… Comme la potion magique, tu veux dire…

Justine – Restons calmes et réfléchissons. Qu’est-ce qu’on ferait si on pouvait lire vingt quatre heures à l’avance le journal de demain ?

Florent – Et si on en parlait avec Patrick ?

Justine – Tu rigoles ? Surtout pas !

Florent – Pourquoi ça ?

Justine – Si Patrick savait qu’il avait un don, tu crois qu’il partagerait avec nous ?

Florent – Il y a cinq minutes, en tout cas, il était prêt à te partager avec moi…

Justine – Non, il ne faut pas qu’il soit au courant, comme ça on n’aura rien à partager du tout…

Florent – En même temps, cacher quelque chose à un voyant, ça ne doit pas être évident…

Justine – Ce n’est pas faux…

Florent – On n’a qu’à lui demander ce qu’il verrait bien comme combinaison pour le prochain tirage du loto ?

Justine (ironique) – Tu as raison, c’est hyper discret…

Florent – Quoi ?

Justine – S’il se doute de quelque chose, il jouera la combinaison gagnante sans nous ! Il suffit d’un euro, pour jouer au loto !

Florent – C’est clair.

Justine – Et puis trouver cinq numéros plus le complémentaire, ce n’est pas évident… C’est Patrick, quand même…

Florent – Qu’est-ce que tu proposes, alors ?

Justine – Il faudrait quelque chose de plus simple… et qui demande au départ une mise de fond plus importante… Une somme dont Patrick ne dispose pas de toute façon…

Florent – La bourse ?

Justine – Mais oui, tu as raison ! La bourse ! Il doit sentir à l’avance quelles actions vont monter ou descendre, lui…

Florent – Tu crois ?

Justine – Tu imagines un peu ? Si un trader pouvait disposer à l’avance des cours de bourse du lendemain !

Patrick revient.

Florent – Tout va bien ?

Patrick – Super ! Je n’ai pas lu mon horoscope, mais je sens que ça va être une bien meilleure journée qu’hier… J’ai les crocs, moi, pas vous ?

Justine – Dis-moi, Patrick, si tu devais investir toutes tes économies, là maintenant, tu achèterais quoi ?

Patrick – Mac Do !

Justine – Pourquoi Mac Donald ?

Patrick – Pourquoi ? Avec toutes mes économies, j’ai juste de quoi acheter un Big Mac ! Voilà pourquoi !

Florent – C’est clair…

Florent et Justine échangent discrètement un regard entendu.

Justine (à Florent) – Eh ben vas-y, qu’est-ce que tu attends ?

Florent – Je reviens tout de suite…

Florent part avec son ordinateur. Patrick reste seul avec Justine. Silence embarrassé.

Patrick – Écoute Justine, j’ai très bien compris le message que tu as essayé de me faire passer hier soir…

Justine – Tu veux dire pour le vase… Je suis vraiment désolée, je me suis un peu emportée, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Patrick – Non, non, c’est moi… Je comprends que c’est un peu embarrassant que je continue à habiter chez vous, et je vous remercie de m’avoir hébergé aussi longtemps…

Justine – Mais pas du tout, enfin ! Tu peux rester autant que tu veux !

Patrick – En fait, c’est moi que ça commence à déranger. J’ai encore des sentiments pour toi et…

Justine – Ah oui ?

Patrick – La voisine du dessus m’a proposé de m’héberger pendant quelque temps…

Justine – La sorcière ?

Patrick – Ok, elle a un look un peu malsain, mais bon…

Justine – Enfin, Patrick, tu ne vas pas aller t’installer chez… cette créature ! Je ne suis même pas sûre que ce soit une vraie femme…

Patrick – Ah toi aussi, tu as un doute…

Justine – Prends quand même le temps de réfléchir, Patrick. C’est une décision importante…

Patrick – Merci, mais ça fait déjà un moment que j’y pense… Je vais remballer mes affaires…

Patrick sort. Florent revient.

Florent – Ça y est, j’ai revendu toutes nos actions Carrefour, et j’ai tout misé sur Mac Donald.

Justine – Banco !

Florent – Il n’y a plus qu’à attendre…

Justine – Fais voir…

Florent lui montre l’écran de son ordinateur portable, et regarde lui aussi.

Florent – Ce n’est pas vrai !

Justine – Quoi ?

Florent – Nos actions Mac Donald ont pris dix pour cent d’un coup depuis que je le les ai achetées il y a cinq minutes !

Justine – Comment c’est possible ?

Florent regarde l’écran.

Florent – Rumeur de rachat de Mac Donald par Facebook… C’est incroyable !

Justine – Alors on a gagné combien ?

Florent – Tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas gagné. Mais attends voir… J’en ai acheté pour 10.000 euros.

Justine – C’est tout ce qui nous restait sur les 15.000 qu’on avait investi en bourse ?

Justine – Malheureusement, j’ai dû revendre Carrefour à perte…

Justine – Admettons… Alors combien on a gagné bordel ?

Florent – Moins les frais, si on revend maintenant, on fait une plus value de… 800 euros à peu près.

Justine – Ouais… Ce n’est pas le gros lot, quand même.

Florent – Et puis ça peut rebaisser dans cinq minutes…

Justine – Revends tout de suite !

Florent – Ok. (Florent pianote sur son portable) C’est fait. 798 euros de bénéfice…

Justine – Yes !

Florent – Évidemment, si on avait une mise de départ plus importante…

Justine – Tu as raison, il faut voir plus grand. Maintenant qu’on sait que Patrick a vraiment un don de voyance…

Florent – C’est sûr qu’en spéculant sur le marché des produits dérivés, on pourrait jouer sur un effet de levier…

Justine – C’est quoi, ça ?

Florent – Disons que ça multiplie par 10 ou 20 les possibilités de gains… ou de pertes, évidemment.

Justine – Banco !

Florent – Je veux bien, mais on n’a toujours que 10.798 euros à placer.

Justine – En fait, j’ai un peu plus d’argent que je t’avais dit sur mon livret A…

Florent – Combien ?

Justine – 10.000… Et j’ai aussi 20.000 sur mon compte d’épargne logement. C’est un cadeau de mes parents en prévision de mon mariage…

Florent – Tu as une dote ?

Justine – Ma mère m’avait juré de ne pas te parler de ça… Pour être sûre que tu ne m’épousais pas pour mon argent…

Florent – Je suis très sensible à cette marque de confiance…

Justine – Si on a un bébé bientôt, il faudra bien qu’on achète un appartement plus grand !

Florent – C’est clair…

Justine – C’est l’occasion où jamais, Florent ! Il ne faut pas la laisser passer ! La chance sourit aux audacieux ! Et aujourd’hui, je sens que les astres sont avec nous…

Florent – Et tu es vraiment sûre que…

Justine – Je suis complètement excitée. C’est dingue, cette histoire… Tiens voilà mes codes d’accès pour mon compte sur internet…

Elle griffonne quelque chose sur un papier et lui tend.

Florent – Ce qu’il faut, c’est soutirer à Patrick un autre délit d’initié…

Justine – Et merde !

Florent – Quoi ?

Justine – Patrick vient de m’annoncer qu’il partait. Il est en train de faire son sac.

Florent – Il faut absolument le retenir, le temps qu’il nous refile sa martingale gagnante.

Justine – Comment ?

Florent – Tu pourrais utiliser ton charme…

Patrick revient avec son sac. Florent et Patrick échangent un regard embarrassé.

Florent – Je vous laisse…

Patrick – Tu lui diras au revoir de ma part…

Justine – Tu ne vas pas partir comme ça !

Patrick – C’est mieux pour tout le monde, je t’assure.

Justine – Et si c’est moi qui te demandais de rester.

Patrick – Pourquoi ?

Justine – Parce que je n’ai pas envie que tu partes.

Patrick – Florent ne sera jamais d’accord pour un plan à trois, je le connais.

Justine – Moi non plus.

Patrick – Alors ?

Justine – C’est lui qui va partir.

Patrick – Non…

Justine – Ça fait un moment déjà que ça ne va pas si bien que ça entre Florent et moi, tu sais. Je me suis rendu compte que je m’étais trompée, Patrick. Que je n’avais peut-être pas fait le bon choix…

Patrick s’approche d’elle, plein d’espoir.

Patrick – Le bon choix ? Tu veux dire que…

Justine (repoussant gentiment ses avances) – C’est encore un peu trop tôt, Patrick, excuse-moi. C’est pour ça que j’ai réagi aussi brusquement hier soir… Il faut me laisser un peu de temps, tu comprends ? Mais ne pars pas… (Le portable de Justine sonne). Pardon, il faut absolument que je réponde, c’est ma mère.

Elle sort. Patrick est complètement déstabilisé. Florent revient et lui tend une feuille, que Patrick prend machinalement.

Florent – Je peux te demander un conseil, Patrick ? En ami ?

Patrick – Euh… Oui…

Florent – Tiens, voilà une liste de quarante noms.

Patrick – Encore un jeu ?

Florent – Attention, haute concentration ! Ce ne sont pas des marques de bières, Patrick ! Ce sont les quarante sociétés qui entrent dans la composition de ce qu’on appelle le CAC 40…

Patrick – Le CAC 40 ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Florent – Ali Baba et les 40 voleurs, tu connais ?

Patrick – Euh… Oui…

Florent – Et bien le CAC 40, c’est à peu près la même chose. Les 40 voleurs, c’est eux. Leur trésor, c’est tout le fric qu’ils ont volé. Et Ali Baba, c’est toi ! Enfin, c’est moi… Maintenant, écoute-moi bien, Patrick, j’ai confiance en toi.

Patrick – Ah oui…?

Florent – Si je devais miser toute mes économies sur une seule de ces sociétés, pour laquelle tu me donnerais ton accord…

Patrick (ne comprenant pas la question) – Accord ?

Florent – Accor ! J’en étais sûr ! Excellent placement ! Le secteur hôtelier est en pleine restructuration en ce moment… Tu as flairé une OPA, c’est ça ?

Patrick – Une OPA ? C’est quoi ça ?

Florent – Une OPA ? Mais c’est un hold up, mon vieux ! Le hold up du siècle ! C’est des voleurs, je te dis ! Merci, Patrick… Merci…

Florent repart très excité. Patrick, son sac à la main, ne sait plus quoi faire. Retour de Justine, toujours au téléphone.

Justine – Très bien, tu me rappelles s’il y a du nouveau. Ok, je t’embrasse. Moi aussi… (À Patrick) C’était ma mère… Heureusement, elle va beaucoup mieux.

Patrick – Tant mieux… J’aime beaucoup ta mère, tu sais… Et je crois que c’est réciproque…

Justine – Tu crois ?

Patrick – Bon ben je vais reposer mon sac, alors… Ça me fait de la peine pour Florent, malgré tout. C’est un ami. Essaie de le ménager. Tu vas lui briser le cœur, tu sais…

Justine – Bien sûr…

Florent revient, survolté, l’œil rivé sur son écran d’ordinateur.

Patrick (en aparté à Justine) – D’ailleurs, je me demande s’il ne se doute pas de quelque chose. Il a l’air de péter un peu les plombs, depuis tout à l’heure, non ?

Justine – Ah oui ?

Patrick – Enfin, c’est la vie… La roue tourne…

Justine (excitée) – La roue de la fortune !

Patrick sort, passablement inquiet.

Justine – Alors ?

Florent – J’ai tout misé sur Accor… Après avoir consulté Patrick, évidemment.

Justine – Il t’a dit clairement de…

Florent – Avec lui, il faut savoir lire entre les lignes, tu sais… Et comme on a dit qu’il valait mieux lui cacher qu’il avait un don…

Justine – Résultat ?

Florent – Eh bien on va voir… Mais il faudra peut-être attendre un peu…

Justine – Ok… Au fait, ma mère va beaucoup mieux… Et quand elle va savoir que grâce à toi… et à Patrick, j’ai multiplié par trois ou quatre l’argent qu’elle nous avait donné pour le mariage. Crois-moi, tu vas beaucoup remonter dans son estime !

Florent – Attends, j’ouvre la page… (Il pianote sur le clavier) Sésame, ouvre-toi !

Ils regardent ensemble l’écran de l’ordinateur.

Justine – C’est où ?

Florent – Là…

Le visage de Florent se fige.

Justine – Pourquoi tu fais cette tête là ?

Florent – Je ne comprends pas… L’action Accor vient de perdre vingt pour cent d’un coup sur l’annonce de résultats financiers décevants par rapport aux prévisions des analystes…

Justine – Et alors ?

Florent – Ben avec l’effet de levier, on a presque tout perdu.

Justine – Mais tant qu’on n’a pas vendu on n’a pas perdu, non ?

Florent – Ben… Sur le marché des options, si.

Patrick revient.

Patrick – J’ai entendu que le ton montait entre vous, alors je me permets d’intervenir… Écoute Florent, je sais que c’est difficile pour toi, mais bon… Pour moi non plus, il y a un an, quand Justine m’a quitté pour sortir avec toi… Ça n’a pas été facile non plus, crois-moi…

Florent – Le cours de l’action Accor vient de s’effondrer !

Patrick – Je suis content que tu le prennes comme ça Florent… Avec humour… C’est important, l’humour… Et puis tu sais ce qu’on dit ? Malheureux en amour, heureux au jeu. Maintenant, la chance va sûrement tourner pour toi. La bourse, c’est un casino… D’ailleurs, entre nous, moi, je n’investirai jamais mes économies en actions.

Florent – Mais tu n’as aucune économie ! Tu n’as même pas de quoi t’acheter un hamburger et une bière !

Justine (anéantie) – J’ai perdu tout ce que j’avais. Et tout ce que m’avaient donné mes parents pour le mariage ! Qu’est-ce que je vais leur dire, maintenant ?

Patrick – Tes parents t’avaient donné de l’argent pour qu’on se marie ?

Justine (à Florent) – Retiens-moi où je vais le tuer…

Les espoirs de Patrick en ce qui concerne Justine sont aussitôt douchés.

Patrick – Ok, j’ai compris, mais il faudrait quand même que vous vous mettiez d’accord. Je vais rechercher mon sac.

Il sort.

Justine – Ah, non, il ne va pas partir comme ça !

Florent – À cause de cet abruti, on est complètement ruiné !

Justine – Mais où est-ce qu’on a bien pu merder ?

Florent – Tu l’as dit… Les effets étaient peut-être passagers…

Justine – Ou alors, il n’est extralucide que lorsqu’il dort profondément.

Florent – Dans son cas, ça ne m’étonnerait qu’à moitié…

Justine – C’est ça ! C’est quand il dort que la succube vient le visiter en rêve pour lui susurrer à l’oreille les cours de la bourse…

Florent – Pour pouvoir vérifier ça, il faudrait qu’il se rendorme…

Justine – Et qu’on puisse l’interroger à son réveil…

Florent – Il ne nous reste plus que quelques euros… À part le loto…

Justine – On n’a plus le choix ! C’est notre dernière chance de nous refaire…

Patrick revient, un sac de voyage à la main.

Patrick – Merci pour tout… Et désolé de vous avoir imposé ma présence aussi longtemps…

Justine – Excuse-moi pour tout à l’heure, je ne sais pas ce qui m’a pris… Mais tu sais, ma mère est à l’hôpital et… Ben oui, évidemment, tu le sais, je suis bête. C’est toi qui me l’a appris… Comment elle va, au fait ?

Patrick – Qui ?

Justine – Ma mère !

Patrick – Comment veux-tu que je le sache ?

Florent – Oh mais tu as l’air un peu fatigué, toi…

Patrick – Mais non pas du tout… Je ne me suis jamais senti aussi en forme…

Justine – Tu ne veux pas faire une petite sieste avant de partir ?

Patrick – Vous commencez à me faire peur, tous les deux… Je préfère encore aller m’installer chez Marilyn…

Florent – Mais non, tu vas dormir un peu avant.

Patrick – Je n’ai pas sommeil, je vous dis !

Il essaie de partir, mais Justine le rattrape par le bras.

Justine – Attends un peu, ne pars pas comme ça !

Patrick – Mais lâche-moi, enfin !

Florent – Tu vas faire une petite sieste, et ensuite tu nous donneras la combinaison gagnante du prochain Euromillion, d’accord ?

Patrick – Mais vous êtes dingues, laissez-moi partir !

Justine lui fracasse le deuxième vase sur la tête.

Justine – Et voilà, maintenant, il dort.

Florent – Tu y es peut-être allée un peu fort, non ? (Il examine le corps) Cette fois, il a l’air vraiment mort…

Justine – Tu crois ?

Florent – On n’aura qu’à dire que c’était un accident…

Justine – Un homicide involontaire. Je lui ai fracassé un vase sur le crâne parce qu’il essayait de me violer.

Florent – Pas un, deux…

Justine – Quoi deux ?

Florent – C’est deux vases chinois que tu lui a fracassés sur le crâne… Pour un homicide involontaire, ça commence à faire beaucoup…

Justine – Tu crois qu’il vaudrait mieux se débarrasser du corps ?

Florent – On va le fouiller et lui enlever ses papiers pour ne pas laisser de traces.

Justine – Oui, il faudrait aussi lui brûler le bout des doigts avec de l’acide.

Florent – Pour ?

Justine – Qu’on ne puisse pas l’identifier avec ses empreintes digitales ! Tu ne regardes pas la télé, ou quoi ?

Florent fouille Patrick et trouve un ticket de jeu à gratter.

Justine – Qu’est-ce que c’est ?

Florent – Un Banco…

Justine – Ben vas-y, gratte !

Florent gratte.

Florent – On a gagné !

Justine – Combien ?

Florent – Mille euros.

Justine – Ça prouve qu’il avait vraiment un don…

Florent – On a tué la poule aux œufs d’or.

Justine – Il n’est peut-être pas vraiment mort.

Florent – Attends un peu…

Florent sort et revient avec une seau d’eau qu’il lance sur Patrick. Patrick reprend soudain connaissance.

Patrick – J’ai fait un cauchemar épouvantable !

Florent – Sans blague…

Justine – Laisse-moi deviner… Quelqu’un te cassait un vase sur la tronche et voulait t’enterrer vivant…

Patrick – Non, c’était à propos de vous deux.

Florent – Ah ouais…

Justine – Raconte…

Patrick – Non, vraiment, je préfère ne pas vous raconter, c’était trop horrible…

Florent et Justine sont très inquiets.

Justine – Vas-y, accouche !

Patrick – Mais ce n’était qu’un cauchemar, je vous dis…

Florent – Laisse tomber, s’il ne veut pas nous le dire…

Mais Justine panique.

Justine – Tu rigoles ! Je veux savoir, moi ! Patrick, tu as un don de voyance, tu comprends ?

Patrick – Quoi ?

Justine – Tu as un don, je te dis ! Tu as su avant tout le monde pour ma mère, pour l’ANPE, pour la chatte de la voisine, pour Mac Do… Alors si tu as rêvé quelque chose à propos de Florent et moi, c’est forcément vrai. C’était quoi ?

Patrick – Et bien, je…

Patrick – J’ai rêvé que vous aviez un enfant.

Florent – Et en quoi c’est un cauchemar ?

Patrick – Ben… Il n’était pas… comme tout le monde, voilà.

Justine – Comment ça, pas comme tout le monde ?

Florent – Tu veux dire que c’était un être exceptionnel ? Un génie.

Justine – Je crois que dans ce cas là, il n’aurait pas parlé de cauchemar…

Florent – C’est clair.

Justine – Non ce n’est pas clair justement ! (À Patrick) Il n’était pas normal, c’est ça ?

Patrick opine avec embarras.

Florent – Mais quand tu dis pas normal…

Justine – Suffisamment pour pouvoir concourir aux Paralympiques ?

Patrick – Assez pour ne même pas pouvoir concourir aux Paralympiques…

Justine – Oh, mon Dieu…

Florent (à Patrick) – Bravo… (À Justine) Mais c’est des conneries… Il n’a pas de don. Les seuls dons qu’il a, c’est quand il fait la manche dans le métro. En suivant ses conseils j’ai perdu toutes nos économies en bourse.

Justine – Peut-être, mais dans le doute, je ne pourrai jamais avoir d’enfant avec toi, Florent. Ça me hanterait toujours…

Florent – Tu plaisantes…

Justine – J’espère au moins que je ne suis pas déjà enceinte ! Patrick, est-ce que tu sais quelque chose à propos de ça ?

Florent – Cette fois, je vais vraiment le tuer… Justine, je t’en prie…

Florent essaie de se rapprocher de Justine.

Justine – Ne me touche pas ! Et ce soir, c’est toi qui dors sur le canapé.

Florent – Et lui, il dort où ? Dans ton lit, peut-être ? Non parce que avec lui, là tu es sûre d’avoir un gogol. Tu n’auras qu’à l’appeler Patrick Junior !

Patrick – Ça c’est petit…

Florent – Je vais l’étrangler !

Il s’apprête à lui sauter dessus. Justine s’interpose.

Justine – Mais arrêtez, vous n’allez pas vous battre ! Bon, puisque c’est comme ça, c’est moi qui m’en vais. Je retourne chez mes parents. Et j’achèterai un test à la pharmacie au passage.

Justine s’en va. Florent et Patrick restent seuls. Ils s’affalent dans le canapé.

Florent – Comment tu as su pour sa mère ?

Patrick – Je crois que son père a téléphoné cette nuit. J’ai dû décrocher dans un demi-sommeil. Après je me suis rendormi et j’ai oublié de lui faire la commission.

Silence.

Florent – J’imagine que tu n’as pas vraiment rêvé non plus qu’on allait avoir un gogol ?

Patrick – C’est une idée qui m’est venue quand Justine m’a dit que j’avais un don de voyant.

Florent – Pour foutre la merde entre nous… Ben tu vois, finalement… Il t’arrive aussi d’avoir des éclairs de lucidité…

Un ange passe.

Patrick – Tu n’aurais pas trouvé mon Banco ?

Florent – Si. Je l’ai gratté, mais c’était perdu.

Patrick – Je n’ai jamais eu de chance aux jeux…

Florent – Tu n’es pas si extralucide que ça finalement. Tu veux une bière ?

Patrick – Ok…

Florent revient avec deux bières et il lui en tend une. Ils boivent.

Patrick – C’était pas une fille pour nous, de toutes façons…

Florent lui lance un regard incendiaire.

Florent – Pour nous ?

Patrick – Ok, je ne dis plus rien…

Florent – Si tu en as marre du canapé, tu peux dormir avec moi cette nuit, ça ne me dérange pas…

Patrick – Ok… Mais je te préviens, j’ai mal à la tête, ce soir…

On sonne.

Patrick – J’y vais… (Patrick sort et revient au bout d’un instant). C’est la voisine du dessus…

Florent – Elle a encore perdu son chat ?

Patrick – Elle demande si elle peut venir regarder la télé avec nous.

Florent – Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

Patrick – Tu sais… C’est le genre de créature à qui on a du mal à dire non…

La voisine arrive dans une lumière irréelle, habillée et grimée façon gothique ou sorcière (le personnage étant évidemment joué par la comédienne interprétant Justine). Les deux garçons tournent vers elle un regard inquiet.

Noir.

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-40-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement. 

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Vendredi 13

Friday the 13th – 13 y Martes – Sexta feira 13 –  Venerdi 13 – Freitag, der 13. – Pátek 13.Vrijdag de 13e – Петък 13  –  تحميل مجاني –  Petak 13.– Пятница 13-е – Jumat Tanggal 13 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 ou 4 personnages : 3F, 1H/2F, 2H/1F, 3H ou 4F, 1H/3F, 2H/2F, 3H/1F, 4H

Quand on apprend au cours de la même soirée que son meilleur ami s’est crashé en avion et qu’on a soi-même gagné au loto, comment cacher sa joie devant la veuve potentielle ?

Jérôme et Christelle ont invité à dîner un couple d’amis. Mais Madame arrive seule, effondrée. Elle vient d’apprendre que l’avion qui ramenait son mari à Paris s’est crashé en mer. Suspendu aux nouvelles avec la veuve potentielle pour savoir si son mari fait partie ou non des survivants, le couple apprend qu’il vient de gagner au super tirage du loto de ce vendredi 13. Le mot d’ordre est dès lors « cache ta joie »… Nombreux rebondissements à prévoir au cours de cette soirée mouvementée…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Version 3 femmes

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VENDREDI 13 ADAPTATION QUÉBÉCOISE

 


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Ayant déjà fait l’objet de plusieurs centaines de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Vendredi 13 a notamment été représenté à Paris (Théâtre Montmartre Galabru, Guichet Montparnasse, Blancs Manteaux, Theo Théâtre, Théâtre Le Bout), à Lyon (Nombril du Monde), à Avignon (Théâtre des Vents), à Nice (Théâtre de l’Alphabet), à New York (Producers Club Theater de Broadway), à Los Angeles (Teatro Frida Kahlo)…

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Le mot de l’auteur sur la pièce

Vendredi 13, ça porte bonheur ou ça porte malheur ? Personne ne s’est encore vraiment mis d’accord là dessus. Alors pourquoi pas les deux en même temps ? Pour écrire cette comédie de situation contemporaine, j’ai décidé de faire cohabiter lors d’une même soirée entre amis le bonheur des uns (le gain de la super cagnotte du loto) et le malheur des autres (la disparition probable d’un être cher). Comment à partir de là un couple de multimillionnaires en puissance parviendra-t-il à cacher sa joie devant la veuve potentielle dont ils sont supposés, au nom de l’amitié, partager la peine ? Le meilleur comique résulte souvent du conflit entre le drame et la comédie. Et il n’y a pas de pire fou-rire que celui qui vous prend lors d’un enterrement…

Cette pièce, à ce jour mon plus grand succès, est une comédie de situation basée, comme toute bonne histoire, sur un conflit majeur. Comment dans une même soirée gérer à la fois le plus grand des malheurs qui puisse arriver à un ami, et le plus grand des bonheurs qui puisse vous arriver à vous-même ? Qu’est-ce qui au final l’emportera ? La compassion pour l’autre ou le pure égoïsme ? Cette comédie, comme beaucoup d’autres de mon répertoire, s’amuse de l’hypocrisie sociale. Le supposé souci des autres constitutif des bonnes manières peut-il résister à la perspective de l’enrichissement personnel ? Comme souvent aussi dans mes comédies, l’avidité, cependant, ne sera pas récompensée, et les héros déçus de cette tragicomédie auront peut-être tiré à la fin une certaine leçon de cette expérience… Tout humoriste est aussi un moraliste ! S’il semble afficher un certain cynisme, c’est d’abord parce qu’il regrette que le monde ne soit pas davantage gouverné par des valeurs humanistes.


TEXTE INTÉGRAL VERSION 1H/2F À LIRE OU IMPRIMER

Vendredi 13

Personnages

Jérôme – Christelle – Nathalie – Patrick (optionnel)

 La salle de séjour d’un appartement bobo affichant encore quelques signes de sa splendeur passée. Une peinture avant-gardiste est posée par terre contre le mur du fond. Le reste est déjà dans les cartons. Dans un coin, un sapin de Noël enguirlandé. Personne sur scène. Le téléphone sonne, et on entend le message d’accueil :

Jérôme (voix off) – Bonjour ! Vous êtes bien chez Jérôme et Christelle. Nous sommes momentanément retenus à la Brigade Financière pour une affaire de fraude fiscale, mais vous pouvez nous laisser un message après le bip sonore. Nous vous rappellerons dès la fin de notre garde à vue. Parlez, c’est à vous…

On entend le bip sonore, suivi du message laissé sur le répondeur :

Patrick (voix off) – Ouais, salut, c’est Patrick. Ça va ? Je suis con, tu ne peux pas me répondre… Bon, c’est toujours d’accord pour ce soir, mais…

Entre Jérôme, un sac Leader Price dans une main, un sac Ed dans l’autre, et une baguette sous un bras. Encombré, il ne prend pas la peine de décrocher et se contente d’écouter la suite du message :

Patrick (voix off) – … on arrivera plutôt vers 20H30. Mon avion atterrit à Beauvais. Le temps de sauter dans un bus, de déposer ma valise à la maison, et de repartir en bagnole avec Nathalie… Ah, au fait, merci pour la valise. J’en profiterai pour vous la ramener. Bon ben, à toute ! Et ne vous cassez pas trop la tête, hein ? C’est un dîner entre amis…

Jérôme va poser ses sacs à la cuisine et revient un cubitainer de vin de pays bas de gamme à la main. Il enlève son imper, et sort une carafe à vin d’un placard. Il débouche le cubitainer, place un entonnoir sur le goulot de la carafe, et la remplit. Christelle arrive.

Christelle – Salut ! Ça va ?

Jérôme – Patrick a appelé, ils arriveront un peu en retard.

Christelle – Tant mieux, parce qu’on n’est pas trop en avance…

Elle retire son manteau.

Christelle – On se gèle, non ? Il fait encore plus froid que dehors…

Jérôme – J’ai arrêté le chauffage. On est supposé faire des économies, non ?

Christelle remarque enfin ce qu’il est en train de faire.

Christelle (étonnée) – Qu’est-ce que tu fais ?

Jérôme – Ben tu vois, je mets le vin en carafe. Faut que ça respire un peu, le vin, avant de le boire. C’est meilleur, il paraît.

Christelle – Ce n’était peut-être pas la peine d’investir dans un grand millésime… Parce qu’à choisir, je préférerais qu’on économise sur le vin que sur le chauffage…

Jérôme – C’est un vin de pays. Ne me demande pas de quel pays. Pas de la Communauté Européenne, en tout cas. Un euro vingt-quatre le litre chez Leader Price. Une promo pour les Fêtes de Noël…

Christelle – Alors pourquoi tu le mets en carafe ?

Jérôme (ironique) – C’est le sommelier de chez Leader Price qui m’a conseillé de faire ça. Pour que ce précieux nectar exhale toutes ses nuances de fruits rouges et de vanille. Avec quand même un léger arrière-goût de raisin… (Redevenant sérieux) À ton avis ? Tu préfères qu’on mette directement le cubitainer sur la table ?

Christelle – Ah, d’accord…

Jérôme – Et puis ça ne peut pas lui faire de mal non plus, à cette piquette, de s’oxygéner. Le vin de pays, c’est comme l’eau du robinet. Il vaut mieux que ça décante un peu avant de le boire. Que les gaz toxiques aient le temps de s’évaporer, et les métaux lourds de se déposer au fond…

Christelle – Tu t’es occupé des courses ?

Jérôme – J’ai pris une tourte aux artichauts chez Picard Surgelés, il y aura juste à la faire décongeler.

Christelle – Une tourte aux artichauts ?

Jérôme – C’était en promo aussi… Avec une salade…

Christelle – Bon, je vais préparer l’apéritif.

Christelle commence à sortir des verres.

Christelle – Tu es passé à l’ANPE ?

Jérôme – Ouais…

Christelle – Alors ?

Jérôme – Ils m’ont proposé un stage…

Christelle – Un stage…?

Jérôme – Chez un restaurateur.

Christelle – Ah, tu vois. La baisse de la TVA, ça a quand même des effets positifs sur l’emploi…

Jérôme – Un restaurateur de tableaux…

Christelle – Mais… tu as un diplôme d’ingénieur en informatique !

Jérôme – Il paraît qu’il faut être polyvalent, maintenant…

Christelle – Quand même. Avant d’être licencié, tu étais cadre. Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir encadrer chez un restaurateur de tableaux ?

Jérôme – Des tableaux…

Christelle – Et tu y es allé.

Jérôme (parlant du tableau posé contre le mur du fond) – J’en ai profité pour faire évaluer notre toile…

Christelle – Ah, oui… Cette croûte que tu as acheté une fortune il y a dix ans à ton copain des Beaux-Arts…

Jérôme – C’était juste après sa première tentative de suicide… C’était pour le dépanner. Et puis je me suis dit que ça ne pouvait que prendre de la valeur…

Christelle – Si ça pouvait au moins nous permettre de payer le chauffage… Et alors, il te l’a estimé à combien, ce chef d’œuvre, ton restaurateur ?

Jérôme – Une bonne centaine d’euros…

Christelle – Tu l’as acheté 1500 !

Jérôme – Non, mais tu as vu comment la cote de Van Gogh a explosé juste après sa mort ?

Christelle – Il n’y a plus qu’à espérer que ton génie de la peinture réussisse son suicide avant que nous on soit mort de froid… (Soupirant) On ne peut même pas rêver que le cadre prenne de la valeur, il n’y en a pas…

Jérôme – C’est ça le problème, avec la peinture moderne…

Christelle – J’espère au moins que Patrick va nous rembourser les 1000 euros que tu lui as généreusement prêtés. Ça nous permettrait de payer le garde-meuble en attendant le logement social que nous a promis ton cousin du PS à la mairie… Tu lui en as parlé, au fait ?

Jérôme – De notre logement ?

Christelle – De nos 1000 euros ! À Patrick !

Jérôme – Je me demande si c’est vraiment le moment… Ce n’est pas facile pour lui non plus en ce moment. Tu sais que France Télécom vient de le délocaliser dans un centre d’appel à Mulhouse ? Tu te rends compte ? À Mulhouse ! Il était Directeur des Ressources Humaines à La Défense… Et ce n’est pas Nathalie, avec son salaire d’instit à mi-temps…

Christelle – Et moi ? Tu sais, en ce moment, conseillère financière chez Natexis, ce n’est pas vraiment un emploi stable… Aller expliquer aux clients comment bien placer leurs économies quand on travaille dans une banque au bord de la faillite à cause de ses placements hasardeux…

Jérôme – Ok, je lui en parlerai ce soir…

Le téléphone sonne.

Christelle – Ah, ça doit être eux… (Elle décroche le combiné) Allo…? Oui, bonsoir Nathalie, ça va ? Ah, d’accord… Non, non, pas de problème, Nathalie… Ok, on t’attend… À tout de suite, Nathalie… (Elle raccroche le combiné) C’était Nathalie…

Jérôme – Oui, je ne sais pas pourquoi, mais dès que tu as décroché et tu as dit : Bonsoir Nathalie, je me suis tout de suite douté que c’était elle…

Christelle – L’avion de Patrick a du retard, alors elle arrive toute seule en voiture…

Jérôme – Et lui ?

Christelle – Elle lui a laissé un message sur sa boîte vocale pour qu’il nous rejoigne directement ici. Je crois qu’on prendra l’apéro sans lui…

Jérôme – Quelle idée, aussi, de prendre l’avion pour revenir de Mulhouse…

Christelle – Oui… Surtout que ça le fait atterrir à Beauvais. Mais bon, maintenant, avec les low cost, un aller-retour Mulhouse, c’est moins cher qu’un ticket de métro…

Jérôme s’approche d’elle et la prend dans ses bras.

Jérôme – Allez, on va s’en sortir.

Christelle – Bien sûr… Et puis tant qu’on est tous les deux, il ne peut rien nous arriver de grave, non ?

Jérôme – Je préfère boire du vin de pays avec toi, que de déguster de la Veuve Clicquot avec n’importe qui d’autre.

Christelle – La chance va tourner, je le sens. C’est bientôt Noël. Et puis c’est vendredi 13, aujourd’hui, non ?

Jérôme – On va peut-être gagner au loto.

Christelle – On ne joue pas…

Jérôme – J’ai pris un billet au tabac, quand on est allé voir ta mère à Cabourg… J’ai joué mon numéro d’immatriculation aux ASSEDIC…

Christelle – Je me sens tout de suite plus rassurée…

Ils s’embrassent.

Jérôme – Et Nathalie ? Elle est sur la route ?

Christelle – Ça fait un quart d’heure qu’elle tourne en bas pour essayer de trouver une place…

Jérôme – C’est sûr qu’avec une Smart, ce n’est pas très facile de se garer, mais bon… Si elle apprenait à faire les créneaux, ça pourrait l’aider un peu, non…?

Christelle commence à sortir les bouteilles. La sonnette de l’entrée retentit.

Christelle – Tu vois, tu es médisant… Tu vas ouvrir…?

Jérôme va ouvrir.

Jérôme – Salut Nathalie ! Ben qu’est-ce qui t’arrive, tu es toute blanche ? On dirait que tu viens de voir un mort…

Nathalie arrive avec Jérôme. Elle tient une bouteille de champagne à la main et elle a l’air en effet effondrée.

Nathalie (en larmes) – Tu ne crois pas si bien dire…

Christelle approche, affolée.

Christelle – Mais qu’est-ce qui se passe, Nathalie ?

Nathalie – Je m’apprêtais à couper l’autoradio, et à sortir de la voiture… C’était l’heure des informations… (Un temps) L’avion de Patrick s’est crashé en mer…

Jérôme – En mer ?

Christelle – Tu es sûre que c’est son avion ?

Jérôme – Il venait de Mulhouse…

Nathalie – C’était un low cost, avec une correspondance à Londres. Ils ont donné le numéro de vol et le nom de la compagnie. Il n’y a aucun doute. L’avion a disparu au dessus de La Manche…

Nathalie éclate en sanglots. Jérôme et Christelle échangent un regard désemparé, ne sachant pas quoi dire.

Christelle – Écoute, ils vont peut-être le retrouver…

Jérôme – La Manche, ce n’est pas bien grand…

Christelle – Le pilote a peut-être réussi à poser l’avion sur l’eau…

Jérôme – Entre deux pétroliers…

Christelle – Ça s’est déjà vu…

Jérôme – Pas très souvent, mais ça s’est vu…

Nathalie (faiblement) – Vous croyez…?

Christelle – Qu’est-ce qu’ils ont dit, à la radio ? Ils ont dit qu’il n’y avait pas de survivants ?

Nathalie – Ils ne savent pas encore…

Christelle – Eh ben tu vois !

Jérôme – Et puis l’avion, ça reste quand même le moyen de transport le plus sûr au monde ! D’après les statistiques, quand tu prends l’avion, tu n’as qu’une chance sur un million d’y rester. À peu près autant de chances que de gagner au loto, alors tu vois…

Christelle lui lance un regard consterné.

Nathalie (effondrée) – Et il a fallu que ça tombe sur Patrick… Je lui avais dit de ne pas prendre l’avion un vendredi 13…

Jérôme – Bon, en tout cas, c’est que La Manche… Ils retrouveront au moins les boîtes noires…

Nathalie craque à nouveau.

Nathalie – Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce que je vais devenir sans lui ? Avec les deux enfants, et le crédit sur la maison…

Jérôme et Christelle échangent un regard impuissant, ne sachant pas trop quoi faire.

Nathalie (pathétique) – Et dire qu’on vous devait encore 1000 euros…

Christelle – Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas le problème !

Nathalie tend à Jérôme sa bouteille de champagne.

Nathalie – Tenez, je vous avais apporté une bouteille de champagne, pour vous remercier. Si j’avais su…

Jérôme – Veuve Clicquot… Et ben, tu ne t’es pas foutue de nous…

Nathalie – C’est un cauchemar… Dites-moi que ce n’est pas vrai !

Jérôme (pris d’un doute) – Ce n’est pas une blague, au moins ?

Christelle lui lance un regard incendiaire.

Christelle – Allez, viens, assieds-toi. On va mettre la télé pour avoir des nouvelles, d’accord ?

Christelle allume la télé. C’est l’heure de la page publicitaire.

Commentateur (voix off) – Vous savez la différence entre ces deux cercueils ? Le prix ! Leclerc, parce que la vie est déjà assez chère…

Christelle change de chaîne précipitamment.

Commentateur (voix off) – Lion, ce n’est vraiment pas votre jour de chance…

Nathalie – Je suis Lion…

Commentateur (voix off) – Évitez les voyages…

Christelle – Mais ce n’est pas toi qui étais dans l’avion…

Commentateur (voix off) – Et si vous ne pouvez pas faire autrement, préférez le train à l’avion…

Nathalie – Patrick est lion aussi…

Christelle – On va mettre la radio, plutôt…

Commentateur (voix off) – … 60 millions d’euros. C’est le montant qu’empochera le gagnant de la super cagnotte du loto en ce vendredi 13. Le tirage dans un instant…

Christelle change de station.

Commentateur (voix off) – On est toujours sans nouvelle du vol 32 bis de la Compagnie Travel Discount Airways en provenance de Mulhouse et à destination de Beauvais via Bruxelles et Londres…

Nathalie – Vous voyez, c’est bien lui…

Commentateur (voix off) – Le pilote aurait émis un signal de détresse juste avant que l’avion ne disparaisse des écrans radar. Nous vous tiendrons bien sûr informés dès que des informations plus précises nous parviendront…

Christelle éteint la radio.

Christelle – Il faut attendre… Il n’y a rien d’autre à faire pour l’instant… Je vais te servir un verre, ça va te remonter le moral.

Jérôme – On ne va quand même pas déboucher le champagne…

Nathalie (apercevant la carafe) – Je vais prendre un verre de vin. Puisqu’il est déjà ouvert…

Christelle – Tu es sûre que tu ne préfères pas autre chose ?

Nathalie – Ça ira, je t’assure…

Jérôme sert un verre de vin et le tend à Nathalie, qui le vide d’un trait. Sous le regard des deux autres un peu inquiets.

Nathalie (à Jérôme) – Tu vois, avec ce qui m’arrive, je n’ai plus le goût à rien… Je n’arrive même plus à apprécier un grand vin…

Jérôme – Ouais…

Nathalie (soudain paniquée) – Oh mon Dieu, ma mère !

Christelle – Elle était dans l’avion, elle aussi ?

Nathalie – Les enfants sont chez elle. S’ils regardent la télé…

Nathalie se précipite sur son portable et compose en hâte un numéro.

Nathalie – Allo, maman ? Oui, je sais, je suis au courant… Les enfants ne sont pas devant la télé, au moins ? Ils sont couchés ? (Soupir de soulagement) Bon, je n’ai vraiment pas envie d’en parler maintenant… Je te rappelle, d’accord… Écoute, garde tes condoléances pour plus tard… Il n’est pas encore mort, non…? Oui, c’est probable, mais ce n’est pas encore sûr, alors si tu permets… Tu l’as toujours détesté, de toute façon… Combien de fois tu m’as répété que ce n’était pas un homme pour moi… Que j’aurais pu trouver mieux… Et puis merde !

Nathalie raccroche, furieuse. Jérôme et Christelle la regardent avec un air un peu gêné et compatissant.

Nathalie – Elle n’a jamais pu supporter Patrick… Je suis sûre qu’au fond, elle est contente…

Christelle – Allez, ne dis pas ça…

Nathalie – Le jour de notre mariage, elle a prétexté que mon père était malade pour ne pas assister à la cérémonie…

Jérôme – Mais ton père était vraiment malade, non ? Il est mort quelques mois après…

Nathalie – Oui, le jour de la naissance de Maxime… Exprès pour m’emmerder…

Christelle – Tu veux que j’aille te chercher un calmant ?

Nathalie – Je suis désolée de vous embêter avec ça… Je ne vais pas vous gâcher la soirée. (Elle se lève pour partir) Je vais m’en aller, ça vaudra mieux…

Christelle – Mais enfin, Nathalie ! On est amis, non ? À quoi ça sert d’avoir des amis si on ne peut pas se reposer sur eux dans des moments comme ça ?

Nathalie (se rasseyant) – Je savais que je pouvais compter sur vous… Et puis j’avoue que je n’ai pas très envie de me retrouver toute seule à la maison, devant le sapin, pendue à la radio en attendant le verdict…

Jérôme – On devrait peut-être écouter s’il y a du nouveau…

Nathalie – Je me demande si j’ai envie de savoir… (Un temps) Vas-y, allume-la…

Christelle – Ok.

Christelle rallume la radio.

Commentateur (voix off) – … Les avions qui survolent la zone ont repéré une grande tache d’hydrocarbure à la surface de l’eau. Mais on ignore encore si elle provient de l’avion de la compagnie Pas Trop Cher Travel Discount Airways qui, je vous le rappelle, s’est abîmé dans la Manche il y a une heure à peine. Nous attendons une liaison avec notre envoyé spécial, présent à bord de l’un des hélicoptères de secours… En attendant, sans transition, les résultats du loto…

Nathalie – Une flaque de kérosène… Ça veut bien dire que l’avion s’est crashé… Comment voulez-vous qu’il puisse y avoir des survivants…?

Jérôme et Christelle ne savent pas trop quoi dire pour lui remonter le moral.

Commentateur (voix off) – … Le numéro qu’il fallait jouer est donc le 1 5 2 7 9 6 et le numéro complémentaire le 10…

Jérôme semble se figer.

Christelle – Si le pilote a réussi à poser son avion sur l’eau, certains passagers ont pu sortir avant que l’appareil coule au fond…

Commentateur (voix off) – L’heureux gagnant empochera donc la coquette somme de 60 millions d’euros. De quoi envisager l’avenir avec…

Christelle éteint la radio.

Jérôme – C’est…

Nathalie – Quoi ?

Jérôme – Non, non, rien…

Christelle – Tu as déjà pris l’avion. Rappelle-toi. Ce que racontent les hôtesses de l’air avant le décollage. Les masques à oxygène qui tombent automatiquement, les gilets de sauvetages sous les sièges, les sorties de secours à chaque extrémité de l’appareil, les toboggans d’évacuation, tout ça… Il y a quand même des procédures en cas de danger… Tout est prévu…

Jérôme sort plus ou moins discrètement de sa poche une carte ASSEDIC et la regarde.

Nathalie – Les hôtesses de l’air… Tu parles… Ça pour les regarder, Patrick les regarde… Quant à écouter ce qu’elles racontent… Tu sais comment sont les hommes…

Jérôme (à Christelle qui ne l’écoute pas) – Oh, putain !

Nathalie – Tiens, Jérôme, par exemple. Tu sais ce qu’elles racontent, toi ?

Jérôme est pris au dépourvu.

Jérôme – Quoi ? Qui ?

Nathalie (à Christelle) – Tu vois… Qu’est-ce que je disais…

Christelle (à Jérôme) – L’hôtesse de l’air, qu’est-ce qu’elle dit, avant le décollage ? En cas de… dépressurisation de l’appareil.

Jérôme (pétant les plombs) – Le… Les parachutes sous les sièges, le tuba qui tombe du plafond, les palmes dans la boîte à gants, tout ça ?

Christelle lance un regard de reproche à Jérôme.

Christelle (à Nathalie) – Et personne ne t’a appelée ?

Nathalie – Patrick est sûrement déjà au fond de La Manche. Comment veux-tu qu’il m’appelle ?

Complètement ailleurs, Jérôme a rallumé la télé.

Commentateur (off) – Je vous rappelle que le numéro gagnant de ce super tirage du vendredi 13 est le 1 5 2 7 9 6. Numéro complémentaire le 10. Pour un montant de 60 millions d’euros…

Jérôme examine à nouveau sa carte ASSEDIC.

Jérôme – Oh, putain…

Christelle éteint la télé.

Christelle – Non, je veux dire… Il y a sûrement une cellule psychologique… Dans ces cas là, ils mettent toujours en place une cellule psychologique… Pour prévenir les proches… Les soutenir… Tout ça…

Jérôme (à Christelle) – Je peux te dire un mot ?

Christelle – Quoi ?

Jérôme – En particulier…

Le portable de Nathalie se met à sonner.

Christelle – Tu vois, ça doit être eux…

Nathalie – Je ne suis pas sûre de vouloir savoir…

Le téléphone continue à sonner.

Christelle – Tu veux que je décroche à ta place ?

Nathalie – Oh, oui, s’il te plaît…

Christelle prend la communication.

Christelle – Allo… Oui… Non… Ah, d’accord… Ah, bon… Non, non… Si, si, on est très contents, bien sûr. Ok, merci…

Christelle repose le téléphone.

Nathalie – Alors ?

Christelle (dans un état second) – C’était ton gynéco… Au sujet de ton analyse de sang…

Nathalie – Et alors ?

Christelle – Ben… Tu es vraiment enceinte…

Nathalie (effondrée) – Oh, mon Dieu…

Christelle – Je te sers un autre verre de vin ?

Nathalie – Oui, merci…

Christelle remplit à nouveau le verre de Nathalie.

Jérôme (à Christelle) – Euh… Il faut absolument que je te dise quelque chose…

Christelle (à Jérôme) – Tu crois vraiment que c’est le moment ?

Jérôme – C’est très important, je t’assure…

Le regard de Nathalie tombe sur le tableau.

Nathalie – Il est vraiment bizarre, ce tableau, vous ne trouvez pas…?

Christelle – Euh… Si, un peu, oui…

Christelle lui donne le verre.

Nathalie – Le type qui a peint ça devait être sacrément dépressif. (À Jérôme) C’est un ami à toi ?

Jérôme – Oui, enfin… C’est un hongrois, je crois.

Nathalie – Ah, oui, ça se voit. (À Jérôme) Il s’est suicidé ?

Christelle – Pas encore, malheureusement…

Nathalie vide son verre d’un trait.

Nathalie (à Christelle) – Tiens, sers m’en un autre…

Christelle – Tu ne devrais peut-être pas trop boire quand même. Dans ton état…

Jérôme (ne sachant pas quoi dire) – Alors comme ça, vous attendez un heureux événement ?

Christelle le fusille du regard.

Jérôme (à Christelle) – Il faut vraiment que je te parle…

Nathalie – Tu as raison, j’ai la tête qui tourne. Je vais aller prendre un peu l’air sur le balcon.

Christelle – Tu veux que je vienne avec toi ?

Nathalie – Merci. J’ai besoin d’être un peu seule…

Christelle – Ok.

Nathalie sort sur le balcon. Jérôme attend impatiemment qu’elle ait disparu.

Jérôme – Tu ne devineras jamais ce qui nous arrive…!

Christelle (ailleurs) – Enceinte… Tu te rends compte ?

Jérôme – Tu es enceinte ? Mais c’est merveilleux ! Tu vois, il y a encore un quart d’heure, j’aurais pris ça comme une catastrophe naturelle. Mais là, je prends tout du bon côté. Et tu sais pourquoi ?

Christelle – Mais ce n’est pas moi qui suis enceinte !

Jérôme – Ah oui, c’est vrai. Autant pour moi…

Christelle – C’est pourtant vrai que vous n’écoutez rien quand on vous parle…

Jérôme – Qui est enceinte, alors ?

Christelle – Nathalie ! Tu te rends compte ? Dans la même journée, elle apprend que son mari a disparu dans un crash aérien, et qu’elle attend un enfant de lui…

Jérôme – Comment tu sais qu’il est de lui ?

Christelle (estomaquée) – Je ne sais pas… L’intuition féminine…? Comme les deux premiers sont de lui, et que Patrick est son mari, c’est le premier nom qui m’est venu à l’esprit. C’est con, hein ?

Jérôme – Bon, de toute façon, ce n’est pas la question… Tu sais quoi ?

Christelle – Quoi ?

Jérôme – On a gagné !

Christelle (regardant vers le balcon) – Oh, mon Dieu !

Jérôme – Ça fait un choc, hein ?

Christelle – Nathalie ! Elle est en train d’enjamber le balcon !

Jérôme se retourne et voit la scène.

Jérôme – Oh, putain ! Elle va nous faire chier longtemps celle-là… Qu’elle saute et qu’on n’en parle plus. On est au premier étage, de toute façon. Elle ne se ferait pas bien mal…

Sans l’écouter, Christelle s’approche de la fenêtre.

Christelle – Je t’en prie, Nathalie ! Ne fais pas ça ! Pense à tes enfants ! C’est Noël, quand même…

Nathalie – Promets-moi que si je saute, tu t’en occuperas. Tu ne les laisseras pas partir à la DASS, hein ?

Christelle – Oui, je te le promets…

Jérôme – Il ne manquait plus que ça…

Christelle – Je veux dire non, ne saute pas ! (À Jérôme) Dis quelque chose, toi !

Jérôme – Pour les enfants, il y a ta mère, non ?

Nathalie – Je préfère encore qu’ils aillent à la DASS.

Christelle – Il faudrait peut-être appeler les pompiers…

Jérôme – C’est bon, il n’y a pas le feu. Je vais la faire descendre de là…

Nathalie – N’approchez pas, ou je saute.

Christelle – Qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Attends je reviens…

Christelle – Ne me laisse pas toute seule !

Jérôme disparaît dans le couloir.

Nathalie (pathétique) – Moi aussi, je vais me crasher en bas. Comme un avion sans aile. Je vais aller rejoindre mon Patrick…

Christelle – Tu crois vraiment que c’est ce qu’il voudrait ? Je veux dire, il préférerait sûrement que tu restes en vie pour t’occuper de vos enfants. Et puis imagine qu’il ne soit pas vraiment mort. Il sonne à la porte, et il te trouve écrasée en bas du balcon.

Ce n’est pas la porte qui sonne, mais le portable de Nathalie.

Christelle – Ah, tu vois ? Si ça se trouve, c’est lui… Ben vas-y, décroche…

Nathalie (hésitante) – Oui…?

Christelle (en direction de l’endroit où a disparu Jérôme) – J’espère que ce n’est pas encore sa gynéco. Pour lui annoncer que finalement, c’est des jumeaux…

Nathalie – Oui, je vous écoute… Vous êtes sûrs ? D’accord. Non, non, ne vous inquiétez pas. Ok, merci, je reste à côté du téléphone…

Christelle – Qu’est-ce qui se passe ?

Nathalie – C’était eux… La cellule de soutien psychologique…

Christelle – Et alors ?

Nathalie – Ils ont retrouvé des survivants… Patrick pourrait se trouver parmi eux…

Christelle – Mais c’est génial ! Tu vois ? Imagine que tu aies sauté, dans un moment de désespoir…

Jérôme revient.

Jérôme – Oui, elle se serait au moins foulé la cheville…

Christelle – Allez, descends de là… (À Jérôme) La cellule d’urgence vient de l’appeler. Ils ont retrouvé des survivants…

Jérôme – Je sais…

Christelle – Tu as entendu ?

Jérôme – C’est moi qui l’ai appelée.

Christelle – Quoi ?

Jérôme – Fallait bien trouver un moyen de la faire descendre de là…

Nathalie revient dans la pièce.

Nathalie – Tu as raison… Il faut que j’y croies. Je sens que Patrick est encore vivant. Je le sais…

Christelle lance un regard incendiaire à Jérôme.

Christelle – Ne t’emballe pas trop vite quand même… Et puis comment ils savent que Patrick pourrait être parmi les survivants ?

Nathalie – Ils ont localisé un type accroché à une valise. Et qui hurle : Nathalie, Nathalie…

Christelle fusille à nouveau Jérôme du regard.

Nathalie – Comment ils savent que je m’appelle Nathalie ?

Christelle – Oui, je me le demande…

Jérôme – Bon, je ferme la fenêtre, hein ? Et tu ne la laisses plus approcher de là, d’accord ?

Christelle – Et qu’est-ce qu’on va lui raconter si la vraie cellule d’urgence appelle ?

Jérôme – Il y avait sûrement plusieurs passagers à bord dont la femme s’appelle Nathalie. Sans parler de leurs maîtresses…

Nathalie – J’ai complètement oublié de prendre leur numéro… Je voulais leur demander si je pouvais venir sur place pour participer aux recherches. Je vais appuyer sur la touche « rappeler le dernier correspondant »…

Christelle (sur un ton définitif) – Si j’étais toi, je ne ferais pas ça…

Air étonné de Nathalie.

Christelle – Ils doivent être complètement débordés, tu sais. Dès qu’ils auront des nouvelles plus précises, ils te rappelleront…

Jérôme – Il faut vraiment que je te parle.

Christelle – Vas-y…

Jérôme – En privé…

Christelle – On ne peut pas la laisser toute seule. Imagine que la police appelle pour lui annoncer la mort de Patrick, et qu’elle enjambe encore le balcon ?

Jérôme – Allons sur le balcon !

Christelle – Tu me déçois, Jérôme… Tu me déçois beaucoup… Je te pensais plus proche de tes amis. On parle de Patrick, là ! Ton copain de lycée ! Et de Nathalie, ma meilleure amie ! Ils étaient témoins à notre mariage. On peut bien sacrifier une soirée pour la soutenir dans le malheur qui lui arrive !

Jérôme – On a gagné au loto.

Christelle – Combien ?

Jérôme – 60 millions.

Nathalie – Je prendrais bien un autre verre de vin, finalement. Avec toutes ces émotions…

Christelle (sèchement) – Bon ben tu sais où est la carafe, maintenant, non ! Ou tu préfères qu’on te ramène le cubitainer et une paille ?

Nathalie accuse le coup.

Nathalie – Bon, je crois que je vais vous laisser… Je vous ai assez embêtés comme ça.

Christelle se reprend.

Christelle – Excuse-moi. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. (Elle lui ressert un verre de vin) Mais on est tous un peu sur les nerfs, non ? Il faut que tu manges quelque chose, aussi, sinon tu vas être malade… (À Jérôme en aparté pendant que Nathalie vide son verre) Je crois que c’est le moment de lui refourguer ta tourte aux artichauts…

Jérôme sort un instant vers la cuisine.

Christelle – Nous aussi, on était très proches de lui. Alors évidemment, on est bouleversé par la mort de Patrick. (Se reprenant) Je veux dire par la perspective de sa disparition… En même temps, il faut savoir tourner la page, non ? On ne vit qu’une fois.

Jérôme revient avec une part de tourte et la passe à Christelle.

Christelle (tendant la part de tourte à Nathalie) – Il faut savoir profiter des bonnes choses de la vie…

Nathalie prend une bouchée de la tourte.

Nathalie – Ce n’est pas mauvais… Qu’est-ce que c’est ?

Christelle (hypocrite) – C’est Jérôme qui a fait la cuisine. C’est à quoi, déjà…?

Nathalie (la bouche pleine) – Oh, du moment que ce n’est pas de l’artichaut. C’est le seul truc auquel je suis allergique. Je ne sais même plus le goût que ça a, d’ailleurs. La seule fois où j’en ai mangé, c’était chez ma grand-mère en Bretagne. J’ai fini aux urgences…

Les deux autres échangent un regard consterné.

Nathalie – L’avantage, avec l’artichaut, c’est qu’on ne risque pas d’en manger sans s’en apercevoir…

Christelle arrache la part de tourte à Nathalie.

Christelle – Bon, ben tu veux peut-être passer au dessert…?

Nathalie, un peu prise de court, ne semble pas dans son assiette.

Nathalie – Je crois que je vais allez vomir… Tu vois, d’habitude, ça passe très bien. Surtout les bonnes choses comme ça… Ça doit être le stress…

Elle s’éloigne en direction de la salle de bain.

Nathalie partie, Christelle laisse éclater son excitation.

Christelle – Tu es sûr ?

Jérôme (montrant sa carte) – Mon numéro d’ASSEDIC ! Il est sorti ! Ils viennent de l’annoncer à la radio ! Tu n’as pas entendu ? 60 millions, tu te rends compte ? On peut s’acheter un Airbus, avec ça ! Enfin, d’occasion peut-être. Mais en bon état…

Christelle – Mais c’est complètement dingue !

Jérôme sert deux verres de vin et en tend un à Christelle pour trinquer.

Jérôme – Tiens, goûte une dernière fois au vin de pays de chez Leader Price, pour bien te souvenir à quoi ça ressemble. Parce que tu n’es pas prête d’en reboire…

Ils trinquent.

Christelle – C’est dingue… Ce n’est pas une blague, au moins ?

Jérôme – Moi aussi, j’ai du mal à y croire. Mais j’ai vérifié trois fois le numéro. Je te jure, c’est nous ! On a gagné ! La super cagnotte du vendredi 13 !

Nathalie revient.

Christelle – Tu ne devineras jamais ce qu’on vient d’apprendre !

Nathalie – Ils ont rappelé ? C’est bien lui ? Il est vivant ?

Jérôme (embarrassé) – Euh, non… Ils ne sont pas encore sûrs…

Christelle – Mais ils ont repéré une valise qui ressemble beaucoup à la sienne. Une valise Vuitton. Flottant à la surface…

Nathalie – Alors c’est quoi, la bonne nouvelle ?

Christelle – Ben… Ça… (Très excitée voire hystérique) On va pouvoir récupérer la valise !

Jérôme essaie de calmer Christelle d’un geste.

Jérôme – Excuse-la… C’est les nerfs…

Nathalie – Vous avez raison. Cette attente, c’est insupportable… Même s’il est encore vivant, rien que d’imaginer Patrick tout seul, accroché à sa valise, au milieu de La Manche, en plein hiver… Pendant que nous on est tranquillement au chaud ici… J’en ai le sang qui se glace dans les veines… (Un temps) Il ne fait pas très chaud non plus, chez vous, si ? Ou c’est moi…

Jérôme (avec un air entendu) – On va pouvoir remettre le chauffage, maintenant, hein, Christelle ? Je vais le mettre à fond…

Il sort un instant pour remettre la chaudière en route.

Nathalie – Combien de temps on peut tenir, à ton avis, dans les eaux glacées de La Manche, au mois de décembre ?

Christelle – Ça dépend… Il était plutôt du genre frileux, non ?

Nathalie – Oh, mon Dieu…

Jérôme revient.

Jérôme – J’ai mis le thermostat sur 25… (Avec un clin d’œil à Christelle) Comme ça, si on doit partir à l’improviste sous les tropiques, on évitera le choc thermique…

Nathalie – Vous partez en vacances…?

Jérôme – Non, enfin… Pourquoi pas ?

Nathalie – Si j’étais vous, j’éviterais l’avion…

Christelle – Oui, c’est peut-être plus prudent. La loi des séries… Et puis une bonne Thalasso au Sofitel de Quiberon, c’est pas mal non plus… Histoire de repartir d’un bon pied pour une nouvelle vie…

Nathalie – Vous avez bien raison de vouloir en profiter… Vous voyez à quoi ça tient, le destin ? On dîne tranquillement avec des amis un vendredi soir, et sans préavis, on se retrouve veuve…

Christelle – Eh, oui… (Hystérique) Ou multimillionnaire en euros !

Nathalie – Tu penses bien qu’on n’avait pas les moyens de se payer une assurance-vie… C’est bizarre, d’ailleurs, parce qu’il en parlait, justement, ces derniers temps… Pour pouvoir au moins payer les études des enfants, en cas de coup dur… Il devait sentir quelque chose… Un mauvais pressentiment…

Jérôme – Ouais… Ben nous, je peux te dire qu’on ne l’a pas vu venir… Ça nous tombe dessus, comme ça…

Christelle (à Nathalie) – Allez, le pire n’est jamais sûr…

Jérôme – Ça fait un choc… Faut gérer aussi…

Nathalie – Vous en avez une, vous ?

Christelle – Une quoi ?

Nathalie – Une assurance-vie ! Enfin, une assurance-décès…

Jérôme – On a mieux que ça, crois-moi.

Nathalie – Je te jure que s’il s’en sort, après ça, je verrai la vie différemment…

Christelle – Ah, nous aussi, je te promets.

Nathalie – Tous ces petits sacrifices qu’on s’impose tous les jours en se disant qu’on en profitera plus tard… Tu parles… On ferait mieux de vivre au jour le jour, oui… Sans penser au lendemain…

Jérôme – Tu as raison. Moi, demain, j’arrête de travailler.

Nathalie – Je croyais que tu étais au chômage…

Jérôme – Ouais, ben j’arrête de chercher du boulot.

Nathalie – Bon, en même temps, il faut bien gagner sa vie. Et en mettre un peu de côté. Parce que ce n’est pas avec les retraites qu’on aura… Oh, mon Dieu… Je sens que Patrick, lui, il ne va pas coûter cher à sa caisse de retraite…

Christelle – Allez, dis pas ça…

Nathalie – Comment je vais m’en sortir, moi, avec les deux petits…

Christelle – On est là, nous… Hein, Jérôme…? Si tu veux, on peut t’en prendre un, pour te décharger un peu !

Jérôme (pas très emballé) – Oui, enfin…

Nathalie – C’est gentil, mais… On vous doit déjà 1000 euros…

Christelle – Tiens, tu sais quoi ? On vous en fait cadeau, de ces 1000 euros. On n’est plus à ça près, non ? Hein, Jérôme ?

Jérôme – Ouais, ouais, non… Bien sûr… Vous pouvez les garder…

Nathalie (émue) – C’est vraiment un soutien, pour moi, de savoir que je peux compter sur des amis comme vous… Je sais ce que ça représente, 1000 euros, pour vous… Surtout, en ce moment. Avec Jérôme qui n’a pas de travail. Tu vois, si je demandais à ma banque de me les prêter, je ne suis pas sûre qu’elle le fasse. Avec tout le pognon qu’ils se font en spéculant sur notre dos… Et vous… qui n’avez même les moyens de mettre le chauffage en plein mois de décembre… Sauf quand il y a des invités… D’ailleurs, il fait un peu chaud, maintenant, non ? Vous ne trouvez pas ? Je ne voudrais pas que vous fassiez exploser votre facture de fioul pour moi…

Jérôme – Je vais aller baisser un peu…

Jérôme s’absente à nouveau quelques secondes.

Nathalie – Comment je vais annoncer ça aux enfants, moi…

Christelle – Pour l’instant, ils dorment, non ?

Nathalie – Mais ils vont bien se réveiller un jour…

Christelle – Écoute, je ne devrais peut-être pas te dire ça, mais je n’arrive pas à croire qu’il soit mort. Pas ce soir…

Nathalie – Pourquoi, pas ce soir ?

Christelle – Je ne sais pas, c’est… comme ce que tu disais tout à l’heure à propos de ton père. Qui est mort juste le jour de la naissance de ton fils. Exprès pour t’emmerder.

Nathalie – Tu crois que Patrick a décidé de se crasher en avion justement ce soir pour nous gâcher la soirée ?

Jérôme revient.

Christelle (préférant changer de sujet) – Si on remettait la télé, pour avoir confirmation… C’est l’heure des résultats du loto… Je veux dire, il y a les informations, juste après…

Le téléphone de Nathalie sonne, interrompant le mouvement de Christelle vers la télé. Nathalie, figée, hésite à répondre, mais finit par prendre son portable.

Nathalie – Oui…? Oui, elle-même… (À Christelle et Jérôme) C’est eux ! La cellule d’urgence… Oui…? Oui, je vous écoute…

Les deux autres ont l’air très emmerdés.

Nathalie – Mais vous nous aviez dit que… D’accord… Ok… Merci…

Elle raccroche.

Nathalie – Ils ont repéré cinq survivants, accrochés à des débris de l’avion… Peut-être un sixième…

Jérôme – Le numéro complémentaire.

Nathalie – Ils essaient de les repêcher en hélicoptère, mais le temps est très mauvais au dessus de La Manche… Ils ne connaissent pas encore leur identité.

Christelle – Ils te préviendront dès qu’ils auront procédé au tirage… Je veux dire au sauvetage !

Nathalie – Non, vous avez raison… C’est comme une loterie. C’est infernal, cette attente. J’ai l’impression d’avoir joué au loto, et d’attendre pour savoir si j’ai tiré le bon numéro…

Christelle – Et oui… C’est ce que je me suis demandé aussi quand j’ai épousé Jérôme… Je veux dire… Mais ils étaient combien, dans cet avion ?

Nathalie – Je ne sais pas… C’était un petit avion… Paris-Mulhouse…

Jérôme – Mettons une centaine. S’il y a cinq survivants… Ça fait une chance sur vingt. C’est quand même plus sûr que le loto…

Nathalie – Je n’ai jamais eu de chance au jeu…

Christelle – Tu sais ce qu’on dit : Cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance…

Nathalie – Oh, mon Dieu… Heureusement que vous êtes là, sinon…

Christelle – Tu ne veux pas aller te reposer un peu dans notre chambre ?

Nathalie – Et si ils rappellent…?

Jérôme – Ça peut durer des heures, tu sais… Avec la tempête… Un sauvetage en mer, comme ça, c’est très délicat… Ils ne sont même pas encore sûrs de pouvoir les repêcher vivants. Dans une eau à deux ou trois degrés, tu imagines…

Nathalie – De toute façon, je n’arriverais jamais à dormir.

Christelle – Je peux te donner un somnifère, si tu veux.

Nathalie – Je ne crois pas que ça suffira. Dans l’état où je suis…

Christelle – Tu peux en prendre deux ou trois. Ils sont très légers…

Nathalie – C’est très gentil, mais je ne vais pas vous prendre votre chambre, en plus…

Christelle – Tu sais, nous non plus, on n’arrivera pas à dormir, alors…

Nathalie – Merci… Franchement, je ne pensais pas que tout ça vous bouleverserait autant que moi… (Regardant son portable) Merde, je l’ai mis sur répondeur. Un réflexe… Je vais voir s’ils ne m’ont pas laissé un message…

Elle s’éloigne un peu pour consulter sa messagerie.

Jérôme (à Christelle) – On ne va jamais pouvoir s’en défaire…

Nathalie – Non, toujours rien…

Christelle – En même temps… ça ne fait que cinq minutes qu’ils ont appelé…

Jérôme – Et puis entre nous, tu sais… Une chance sur vingt… Il vaudrait quand même mieux te préparer au pire, hein ?

Nathalie – Mais tout à l’heure, tu me disais que…

Christelle – On ne voudrait pas non plus te donner de faux espoirs… Hein, Jérôme ?

Jérôme – Il faut reconnaître que là, ça commence à sentir le sapin…

Christelle – Ce que veut dire Jérôme, avec ses mots à lui, c’est que si Patrick est vraiment mort, tu le sauras toujours bien assez tôt… Non, tu ferais mieux d’aller te coucher, je t’assure… Tu veux que je t’appelle un taxi ?

Nathalie – Je suis venue en voiture, avec la Smart.

Christelle – Ah, oui, c’est vrai…

Nathalie – Et je ne sais pas si je suis en état de conduire.

Échange de regards exaspérés entre Jérôme et Christelle.

Nathalie – Mais tu as raison, je vais aller me reposer un peu dans la chambre. Je ne vais pas dormir, mais… Je crois que j’ai besoin d’être un peu seule…

Jérôme – Oui, nous aussi… Je veux dire, oui, bien sûr, on comprend très bien. Hein Christelle ?

Nathalie – J’y vais…

Christelle – Oui…

Nathalie sort sous les regards de circonstance de Jérôme et Christelle qui, dès qu’elle a disparu, laissent éclater leur joie.

Jérôme – Putain ! 60 millions !

Nathalie revient. Jérôme et Christelle se figent.

Nathalie – J’ai oublié mon portable…

Nathalie ressort.

Christelle – Tant que je n’aurais pas vu le billet gagnant, je n’arriverai pas à y croire. Fais voir…

Jérôme – Je vais le chercher… (Il fait un pas pour y aller) Merde, il est dans la chambre… Avec un peu de chance, elle va s’endormir et nous foutre un peu la paix. Ce n’est pas le moment d’aller la réveiller… Et si on se sifflait sa bouteille de Veuve Clicquot, en attendant ? Pour fêter ça…

Christelle – Dans la chambre ? Je n’ai rien vu… Tu ne l’as pas perdu, au moins, ce ticket ? Imagine qu’il soit tombé de la table de nuit par terre… et qu’il ait fini dans l’aspirateur. J’ai changé le sac hier, et j’ai vidé la poubelle ce matin.

Jérôme – T’inquiète… Il est rangé bien à l’abri. (S’apprêtant à déboucher la bouteille de champagne) Je vais essayer de ne pas faire péter le bouchon trop fort… pour pas la réveiller.

Christelle – À l’abri…? Où…?

Jérôme – Dans ma valise. En haut du placard… Dans la pochette intérieure… Je n’ai même pas pensé à l’enlever en revenant de Cabourg… Je ne me souvenais même plus que j’avais joué au loto, t’imagines…

Christelle (décomposée) – Tu veux dire ta valise Vuitton ?

Jérôme – Si, oui… Ma valise, quoi… Ne me dis pas que tu as passé aussi l’aspirateur dans ma valise… (Percevant enfin l’embarras de Christelle) Quoi ?

Christelle – Patrick n’avait pas de valise pour partir à Mulhouse… Alors Nathalie m’a demandé si je pouvais lui en prêter une…

Jérôme laisse échapper le bouchon de champagne qui pète bruyamment.

Jérôme – Tu lui as prêté ma valise ? Tu l’as laissé prendre l’avion pourri de cette compagnie low cost avec ma valise Vuitton ?

Christelle – Bon, pour la valise Vuitton, je te rappelle que c’était une fausse… Une contrefaçon qu’on a achetée à Trieste cet été en revenant du Club Fram de Porto Vecchio ?

Jérôme – Avec notre chèque de 60 millions d’euros dedans ! On avait de quoi racheter la marque qui fabrique les vraies….

Nathalie revient.

Nathalie – J’ai entendu comme une détonation… Ça m’a réveillée… (Voyant la mine défaite des deux autres) Vous en faites une tête… Vous avez des nouvelles, c’est ça ? Elles ne sont pas bonnes, et vous n’osez pas me le dire ?

Jérôme (renfrogné) – Oui, on peut dire ça comme ça…

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Christelle – Non, enfin… Il ne s’agit pas de Patrick…

Jérôme – Un peu quand même…

Christelle – Jérôme ne savait pas que je lui avais prêté sa valise… Alors évidemment, ça lui a fait un choc… Un choc émotionnel, je veux dire… Imaginer son meilleur ami accroché à sa valise au milieu de La Manche… Avec les requins tournant tout autour…

Nathalie – Il y a des requins, dans La Manche ?

Christelle – Je ne sais pas, j’imagine…

Nathalie – Oh, mon Dieu, c’est vrai, la valise… On vous devait déjà 1000 euros qu’on n’est pas prêts de vous rembourser, et en plus vous ne reverrez jamais votre valise Vuitton. Heureusement que c’était une fausse…

Christelle – Il y a encore un espoir, non ? (Regardant Jérôme) Je veux dire qu’on retrouve Patrick… avec la valise.

Jérôme – Tu crois…?

Christelle – Une valise, ça flotte beaucoup mieux qu’un cadavre ! Souviens-toi des images qu’on voit à la télé après un crash aérien. Qu’est-ce qui flotte à la surface ? Les valises !

Jérôme – Si elles ne sont pas trop lourdes, oui…

Christelle (à Nathalie) – Elle était très remplie, sa valise, à Patrick ?

Nathalie – Il n’a passé qu’une nuit à l’hôtel Ibis de Mulhouse, alors il n’a pas emmené grand chose…

Les deux autres reprennent un peu espoir.

Nathalie – À part tous ses catalogues de vente, évidemment. Le papier, ça pèse une tonne. Je n’arrivais même pas à soulever la valise pour la mettre dans le coffre de la voiture quand il est parti. Heureusement qu’elle avait des roulettes. Ce n’est pas si mal fait que ça, ces imitations. Vous avez bien raison. Pourquoi se ruiner à acheter une vraie… Mais pourquoi vous voulez savoir ce qu’il y avait dans cette valise ?

Christelle – Ben… Si elle flotte, Patrick a pu s’accrocher après. Comme à une bouée…

Nathalie – Ouais, ben là, non, hein… Autant s’accrocher à une enclume… Et puis de toute façon, les bagages, c’est en soute, non ? Ça coule à pic avec la carcasse de l’appareil…

Jérôme lance un regard meurtrier à Christelle, anéantie.

Christelle – Des fois, quand ils arrivent à localiser l’épave, ils la remettent à flot. Pour retrouver les boîtes noires, déterminer les causes du crash, et récupérer les valises – je veux dire les corps – pour que pour les familles puissent faire leur travail de deuil…

Jérôme – Tu crois…?

Christelle – Mais, oui ! Je ne sais pas pourquoi, mais je garde espoir. Hein, Nathalie ?

Nathalie – Oui, enfin…

Christelle – On est vendredi 13, non ?

Nathalie – Je n’ai jamais compris si ça portait bonheur ou malheur, le vendredi 13…

Christelle – Et ben tu vois… Un peu les deux !

Jérôme (à Nathalie) – Mais tu es vraiment sûre à cent pour cent qu’il est parti avec ?

Nathalie – Avec la Travel Discount Airways ? Oui, malheureusement… C’est même moi qui lui ai acheté le billet sur internet…

Jérôme (hystérique) – Avec ma valise, putain ! Avec ma putain de valise !

Nathalie est un peu déstabilisée. Christelle fait signe à Jérôme de se calmer.

Nathalie – Bon, je crois que je vais vraiment vous laisser… Je vais aller dormir chez ma mère. Au moins, je serai à côté des enfants quand ils se réveilleront. Et si j’ai des nouvelles, bonnes ou mauvaises, je vous tiens au courant. C’est promis.

Jérôme – 60 millions… 60 millions, putain ! Dites-moi que c’est un cauchemar…

Christelle (à Nathalie) – Oui, c’est peut-être plus raisonnable…

Nathalie – Bon ben je vais vous laisser dormir…

Jérôme – Parce que tu crois vraiment qu’on va pouvoir dormir, maintenant ?

Nathalie – Je vous appellerai demain matin… Vous saurez toujours bien assez tôt… Moi aussi, d’ailleurs. Tu as raison, Christelle. Ça peut durer des heures. Je vais prendre un somnifère en arrivant chez maman…

Jérôme – Ah, non ! On veut savoir, nous ! Tout de suite ! Hein, Christelle ? On ne va pas attendre comme ça comme des cons…

Nathalie – Franchement, ça me touche beaucoup… que tu sois bouleversé à ce point là. Je sais que Patrick était un ami… mais je ne pensais pas que sa disparition t’affecterait comme ça.

Jérôme – Je rallume la télé…

Commentateur (voix off) – Le numéro gagnant est donc le…

Jérôme – Bon, ça va, on a compris…

Nathalie (inquiète, à Christelle) Tu devrais peut-être lui donner un calmant, à lui aussi, non ?

Jérôme zappe sur une autre chaîne.

Commentateur (voix off) – C’est maintenant une certitude : il n’y a aucun survivant suite au crash en mer de l’avion de la Travel Discount Airways. Les quelques individus accrochés à un radeau de fortune, qu’on avait d’abord pris pour des survivants, ne se sont avérés être en fait que des sans papiers qui tentaient de gagner l’Angleterre à la nage. Ils ont bien entendu été immédiatement placés dans le charter qui va les ramener dans leur pays d’origine. Un charter de cette même compagnie, d’ailleurs. Souhaitons-leur au moins bon voyage… Sans transition, on ignore toujours l’identité du gagnant de la super cagnotte du…

Jérôme éteint la télé, effondré.

Jérôme – Oh, putain… Aucun survivant…

Le portable de Nathalie sonne. Elle le prend et regarde le numéro de l’appel entrant.

Nathalie – Si c’est ma mère, je ne réponds pas…

Jérôme – Ma valise Vuitton…

Nathalie – C’est lui…

Christelle – Qui, lui ?

Nathalie – Patrick… C’est le numéro de son portable qui s’affiche…

Christelle – Non…

Jérôme (impressionné) – T’as quoi comme opérateur ?

Christelle – Ben vas-y, réponds !

Nathalie, blême, prend l’appel.

Nathalie – Oui…

Jérôme et Christelle sont suspendus à ses paroles.

Nathalie – Patrick ? Mais tu m’appelles d’où ? Écoute, je t’entends à peine… Comme si tu m’appelais de très très loin…

Jérôme – Tu m’étonnes… Ils ont dit qu’il n’y avait aucun survivant…

Nathalie – Et toi, tu m’entends…? Patrick…? Allo…? Allo…? (Elle se tourne vers les deux autres avec un air dramatique) On a été coupés…

Silence de mort.

Christelle – Tu es vraiment sûre que c’était lui ?

Nathalie – Je ne sais pas… La ligne était très mauvaise…

Jérôme – Tu parles…

Nathalie – En tout cas, l’appel provenait bien de son portable. C’était le bon numéro…

Jérôme – Le bon numéro…

Christelle – Il a peut-être été éjecté de l’appareil… et il a réussi à s’accrocher à quelque chose…

Jérôme – Sa valise…

Christelle – Et il t’appelle avec ce qui lui reste de batterie.

Nathalie – Oh, mon Dieu… Mais ils avaient dit qu’il n’y avait aucun survivant… Je commençais à peine à me faire à cette idée…

Christelle – Un miracle est toujours possible.

Jérôme – Un miracle… Il faudrait encore qu’ils arrivent à le localiser à temps avant que les requins ne le bouffent…

Nathalie – Vous imaginez Patrick, avec cette tempête, tout seul, au milieu de l’Atlantique…

Jérôme – La Manche…

Christelle – Ce n’est pas si grand, La Manche…

Nathalie – En pleine nuit, accroché à ta valise, perdu dans cet océan…

Jérôme – La Manche, je te dis !

Nathalie – Il a pu dériver… Comment ils vont faire pour le retrouver…?

Jérôme – Autant chercher une valise dans une botte de foin…

Nathalie – Je vais essayer de le rappeler… Même s’il n’a plus beaucoup de batterie, il aura peut-être le temps de nous décrire l’endroit où il se trouve. Ça facilitera les recherches…

Christelle – En même temps, s’il est vraiment perdu au milieu du Pacifique…

Jérôme – La Manche, bordel !

Nathalie compose le numéro, et attend avec anxiété.

Nathalie – Ça sonne… Oh, mon Dieu, c’est sa boîte vocale. J’ai l’impression d’entendre une voix d’outre-tombe… Allo, Patrick ? Si tu as ce message, je veux que tu saches combien je t’aime. Et les enfants aussi. Je t’en prie, Patrick. Essaie de tenir le coup. Pour moi. Pour tes enfants. Pour toi aussi, bien sûr. Le temps que les secours parviennent à te localiser. Je t’embrasse très fort, mon chéri…

Jérôme et Christelle se regardent, émus. Mais Nathalie tarde à raccrocher.

Nathalie – Je voulais t’avouer une dernière chose, Patrick. Pour soulager ma conscience. Parce que je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion. Ou alors plus le courage. Je t’ai trompé une fois. Juste une petite fois. Mais ça ne comptait pas je t’assure. Et je te promets que l’enfant que je porte est bien de toi. Enfin, j’en suis presque sûre. Je le sens. Mais on fera le test, si tu veux. Oui, parce que j’ai oublié de te dire. Je suis enceinte, Patrick. Tu vas être papa ! Alors tu vois. Il faut que tu tiennes le coup !

Nathalie raccroche, bouleversée. Les deux autres échangent un regard consterné.

Christelle – Si avec ça il n’arrive pas à tenir le coup…

Silence embarrassé.

Jérôme – Le téléphone…

Christelle – Je n’entends rien.

Jérôme – Non, je veux dire le téléphone de Patrick. Avec son portable, ils vont pouvoir le localiser ! Il faut prévenir les sauveteurs tout de suite. Il y a peut-être encore un espoir de retrouver la valise… Je veux dire de retrouver Patrick… C’est quoi, leur numéro ?

Nathalie lui tend son téléphone.

Nathalie – Tiens, le numéro est enregistré là dessus.

Jérôme prend le portable de Nathalie et appuie sur la touche de rappel.

Jérôme – Merde, je n’ai plus de réseau. Je vais essayer sur le balcon…

Jérôme sort.

Nathalie – Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui parler de ça maintenant.

Christelle – Tu crois…

Nathalie – C’était il y a trois mois environ. Avec mon dentiste. Dans son cabinet. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ou alors, c’était l’effet de l’anesthésie…

Christelle – Tu n’as qu’à dire ça… Que ce salopard t’a droguée pour abuser de toi…

Nathalie – En même temps, ce n’était qu’une anesthésie locale… Pour une petite carie, tu vois… Et pour le reste, je peux te dire que je l’ai bien senti… Plus qu’avec Patrick, en tout cas… Et toi, tu n’as jamais trompé Jérôme…?

Christelle – Jamais depuis qu’on est marié…

Nathalie – En même temps, vous n’êtes mariés que depuis six mois. Après quinze ans de vie commune…

Christelle – Ouais, ben non…

Le retour de Jérôme dispense très opportunément Christelle de préciser sa pensée.

Jérôme – C’est bon, ils vont faire le nécessaire tout de suite. Et ils nous rappellent dès qu’ils ont du nouveau.

Christelle – J’ai déjà vu faire ça dans une série policière à la télé. C’est très facile de localiser quelqu’un avec son portable. Et en principe, c’est très rapide. Enfin, là, c’est au milieu de l’Atlantique, mais bon…

Jérôme – La Manche.

Nathalie – Oh, mon Dieu. Je ne sais pas si mon cœur va tenir le coup. Avec toutes ces émotions…

Le portable sonne.

Nathalie – Déjà ?

Christelle – Tu vois…

Jérôme – Ben vas-y, décroche !

Nathalie – Allo ? Non, maman, je n’ai pas encore eu confirmation de son décès, désolée… Non, je n’ai pas la nouvelle adresse de la tante Adèle. Mais tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour se préoccuper des faire-part…? Bon, il faut que je te laisse, là. Je ne peux pas occuper la ligne. J’attends un appel urgent… C’est ça… Pour les fleurs ? Écoute, fais ce que tu veux, je m’en fous, d’accord ? (Elle raccroche, furieuse) La vie est vraiment mal faite… Pourquoi ce n’était pas ma mère qui était dans cet avion…?

Le téléphone sonne à nouveau. Nathalie prend l’appel, hors d’elle.

Nathalie – Mais tu vas nous foutre la paix, oui…? Ah, excusez-moi, je pensais que c’était quelqu’un d’autre… Oui, oui, bien sûr, je vous écoute… Non, je vous assure, ce n’est pas une plaisanterie… Mon mari était bien à bord de cet avion, et… Bon, d’accord, merci… Vous me rappelez si vous avez du nouveau…?

Elle raccroche, déstabilisée.

Nathalie – C’était eux… Ils ont réussi à localiser le portable de Patrick…

Les deux autres sont pendus à ses paroles.

Christelle – Et alors ?

Nathalie – L’appel provenait de la gare de Mulhouse…

Cette fois, c’est le téléphone fixe de Jérôme et Christelle qui sonne. Christelle décroche, mécaniquement.

Christelle – Allo ? (Anéantie, tendant le combiné vers Nathalie) C’est lui…

Nathalie saisit le combiné.

Nathalie – Patrick ? Mais tu es où ? Tout le monde te cherche au milieu de l’Atlantique…! Non, ce n’est pas vrai…! (Aux deux autres) Il a raté son avion ! Il est dans le Corail Paris-Mulhouse !

Jérôme – Dieu existe…

Nathalie – Mais tu n’es pas au courant ? (Aux deux autres) Il n’est pas au courant… L’avion de la Travel Discount que tu devais prendre s’est crashé au dessus de la Méditerranée… Il n’y a aucun survivant… Dieu soit loué, c’est un miracle…! (Aux deux autres) Il est resté coincé dans les toilettes de l’aéroport de Mulhouse pendant deux heures… Il n’arrivait pas à ouvrir la porte…. Évidemment, le terminal de la compagnie Olow Cost Airways de Mulhouse, ce n’est pas vraiment la classe affaire… Ok… Tu me rappelles dès que tu arrives à la gare de l’Est, d’accord…? Je t’embrasse très fort, mon chéri… (Elle s’apprête à raccrocher mais se ravise) Euh… Patrick…? Tu as eu mon message ? Non, non, ce n’était pas important… Tu peux l’effacer, je t’assure… Maintenant que je sais que tu n’es pas mort…

Nathalie repose son portable.

Nathalie (rayonnante) – Là, je crois qu’on va pouvoir déboucher la Veuve Clicquot !

Léger embarras de Jérôme et Christelle, qui ont déjà débouché la bouteille sans elle. Mais qui cependant sont aux anges.

Christelle – Mais c’est merveilleux ! Hein, Jérôme ?

Jérôme – Toi tu retrouves un mari, et nous…

Christelle – Un ami !

Jérôme – Il arrive à quelle heure à la Gare de l’Est ?

Nathalie – D’ici une heure, à peine… Ce cauchemar va enfin se terminer… Merci… Sans vous, je ne sais pas si j’aurais pu tenir le coup… (Elle fait un mouvement pour partir) Je crois qu’on boira le champagne une autre fois… Je vais aller l’attendre à son arrivée à la gare, et puis on rentrera directement chez nous… Après cette épreuve, vous comprenez qu’on a pas mal de choses à se dire…

Christelle – Oui… Surtout s’il écoute quand même ton message…

Jérôme – Mais il n’en est pas question ! On va fêter ça tous ensemble. Hein, Christelle ?

Nathalie – En même temps, c’est le seul survivant… Je ne sais pas si… J’imagine l’angoisse des autres familles qui ont eu moins de chance que moi…

Jérôme – La vie est une loterie ! Il suffit de tirer le non numéro ! C’est bien triste pour les autres, mais tant pis pour eux. The show must go on ! Non, et puis franchement, tu n’es pas en état de conduire. Énervée comme tu es, tu n’arriveras jamais à garer ta Smart à la Gare de l’Est un vendredi soir. Je vais le rappeler. Je vais lui dire de sauter dans un taxi en arrivant, et de venir directement ici. Avec sa valise…

Nathalie – Un taxi…? Tu sais, je ne suis pas sûre qu’on ait vraiment les moyens…

Jérôme – Mais nous, oui ! Hein, Christelle ?

Christelle – Nous aussi, on a une bonne nouvelle à vous annoncer… Maintenant, on peut bien vous le dire… Vas-y Jérôme…

Tandis que Jérôme s’apprête à parler, le téléphone fixe sonne. Christelle répond.

Christelle – Oui… Ah, Patrick… Justement, on s’apprêtait à te rappeler pour… (Son sourire se fige) Ok, je te la passe… (À Nathalie) C’est Patrick. Il a eu ton message…

Nathalie, décomposée, prend le combiné sans fil et commence à s’éloigner vers le balcon.

Nathalie – Écoute, Patrick, je vais tout t’expliquer, d’accord ? Et puis ne le prends pas comme ça ! Franchement, après ce qui vient de nous arriver, ça devrait te faire relativiser les choses, non ? Je te rappelle que tu es passé à deux doigts de la mort ! L’important, c’est qu’on soit vivants tous les deux ! Tu es un survivant, Patrick !

Elle sort sur le balcon pour terminer sa conversation.

Jérôme – Oh, putain… Il ne manquait plus que ça…

Christelle – C’est sûr que maintenant, ça ne va pas être évident de le faire venir ici sabler le champagne avec nous…

Jérôme – Imagine qu’en apprenant qu’il est cocu, il décide de se jeter dans le canal Saint Martin en arrivant à la Gare de l’Est. Avec ma valise…

Nathalie revient, la mine défaite.

Christelle – Alors…?

Nathalie – Il ne veut pas revenir dormir à la maison… Il parle de divorcer…

Jérôme – Il n’a qu’à venir dormir ici en attendant ! Hein, Christelle ? Comme sa valise est déjà faite…

Nathalie – Ah, la valise, justement… Enfin, ce n’est pas le plus important…

Stupeur des deux autres.

Jérôme – Quoi ?

Nathalie – Ben… Patrick a raté son avion, mais la valise, elle, elle était déjà enregistrée… Malheureusement, vous pouvez faire une croix dessus… Elle est restée dans la soute de l’appareil…

Jérôme – Quel con ! (À Christelle) Non, mais dis-moi que ce n’est pas vrai !

Nathalie – C’est sûr, heureusement que ce n’était pas une vraie, dans un sens… Remarque, tu sais que ce n’est pas bien légal, les contrefaçons… J’ai vu un reportage là-dessus à la télé… Patrick aurait pu avoir des ennuis, à la douane…

Christelle – Pour aller à Mulhouse ?

Nathalie – Quand on passe par Londres…

Jérôme – Si elle ne s’en va pas tout de suite, je vais la tuer…

Nathalie est un peu surprise par la réaction de Jérôme.

Nathalie – Ne t’inquiète pas, je vous en rachèterai une vraie, comme promis… Je vous dois bien ça…

Jérôme – C’est ça ! Avec les 1000 euros que tu nous dois déjà…

Nathalie – Bon, je crois que cette fois, je vais vraiment y aller. Hein, Christelle ? On a tous eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui…

Christelle pousse prudemment Nathalie vers la porte afin de la mettre à l’abri de la fureur de Jérôme.

Christelle – Allez, ne t’inquiète pas, ça va s’arranger… Tu m’appelles demain, d’accord ?

Nathalie – Ok, je te tiens au courant…

Nathalie s’apprête à franchir la porte, mais se retourne une dernière fois.

Nathalie – Au fait, c’était quoi, cette bonne nouvelle que vous vouliez m’annoncer…?

Christelle la pousse définitivement dehors.

Christelle – Je t’appelle demain…

Nathalie s’en va. Jérôme et Christelle restent seuls. Ils s’effondrent sur le canapé. Silence lourd.

Jérôme – 60 millions d’euros…

Christelle a un mouvement de tendresse vers lui.

Christelle – Allez, ce n’est pas si grave… L’important, c’est d’être en vie, non ? Et d’être tous les deux…

Jérôme se détend un peu.

Jérôme – Tu as raison…

Christelle – Et puis qu’est-ce qu’on aurait bien pu faire avec 60 millions ?

Jérôme – Je me le demande bien…

Christelle – Est-ce que notre couple aurait même résisté à une pareille tempête…

Jérôme – Sans parler de nos amis… Regarde, on a failli se fâcher avec Patrick et Nathalie…

Silence.

Jérôme – Tu crois vraiment que si on avait gagné 60 millions au loto, on aurait divorcé ?

Christelle – Ça peut monter à la tête… Quand tout d’un coup on apprend qu’on va pouvoir satisfaire tous les désirs qu’on réprimait jusque là…

Jérôme – Tu as raison, la frustration, c’est le ciment du couple… Quand je pense qu’on aurait vraiment pu devenir multimillionnaires… Ça fait froid dans le dos…

Christelle – Allez, on va pouvoir passer une soirée tranquille. Tous les deux, devant la télé…

Jérôme – Tu sais ce qui me détendrait vraiment…

Christelle (pleine d’espoir) – Dis toujours… Je suis prête à satisfaire tous tes désirs. En guise de compensation… pour la perte de ta fausse valise Vuitton.

Jérôme – Un reportage animalier… Sur la reproduction des varans, par exemple…

L’enthousiasme de Christelle est un peu douché.

Jérôme – Tu sais que c’est très partouzeur, le varan… La femelle se fait sauter successivement par plusieurs mâles, et les œufs contiennent le patrimoine génétique de tous ses amants… Tu imagines le gosse de Nathalie. La moitié de Patrick, et l’autre moitié de son dentiste…

Christelle (déprimée) – Il reste un peu de vin de pays… Enfin, ce que Nathalie nous a laissé… Tu en veux ? Maintenant, il vaut mieux qu’on s’y habitue…

Elle sert deux verres, pendant que Jérôme allume la télé.

Commentateur (voix off) – … On vient à l’instant de retrouver la trace du vol 32 bis de la Travel Discount Airways, qu’on pensait avoir été victime d’un crash aérien au dessus de La Manche. Le pilote s’était seulement endormi aux commandes de l’appareil. Au lieu de se poser à Londres, il a continué sa route jusqu’en Alaska, où il a été contraint à un atterrissage en catastrophe sur la banquise faute de kérosène.

Jérôme – C’est marrant, tu vois, j’ai l’impression que ça ne me concerne même plus.

Le téléphone sonne. Christelle se lève comme une zombie pour répondre, pendant que Jérôme reste scotché devant la télé.

Commentateur (voix off) – Voici quelques images de l’appareil prises par un avion de reconnaissance de l’armée mexicaine…

Christelle – Oui…?

Commentateur (voix off) – On ignore encore tout du sort des passagers à l’intérieur de la carlingue, mais sur ces images d’une remarquable précision, on aperçoit nettement deux pingouins jouant avec une valise…

Christelle – Non…!

Dans un état second, Christelle raccroche et revient vers Jérôme.

Jérôme – C’était qui…?

Christelle – Le gynécologue de Nathalie… Enfin, le mien… On a le même…

Jérôme – Et alors…?

Christelle – Il a confondu nos deux dossiers… Ce n’est pas elle qui est enceinte, c’est moi !

Jérôme (largué) – Vous avez aussi le même dentiste ?

Christelle (exultant) – Je suis enceinte de toi ! On va avoir un bébé, Jérôme !

Jérôme (pas franchement ravi) – Mais… Je croyais qu’on ne pourrait pas en avoir… Ton gynéco m’avait dit que vu la tronche de mes spermatozoïdes, on n’avait qu’une chance sur un million au tirage !

Christelle – C’est vendredi 13 !

Noir.

Fin

VARIANTE DE FIN POUR UN QUATRIÈME PERSONNAGE (PATRICK)

Jérôme n’a pas le temps de réagir davantage, car on sonne à la porte.

Jérôme – Si c’est encore elle, tu la fais entrer, et cette fois c’est moi qui la balance par la fenêtre…

Christelle va ouvrir malgré tout.

Christelle (surprise) – Ah, salut Patrick…! Tu as fait bon voyage ? Enfin, je veux dire… On ne t’attendait plus…

Patrick (sinistre) – Je ne vous dérange pas ?

Christelle – Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher…

Jérôme – Au point où on en est.

Patrick entre dans la pièce, dans un état second.

Patrick – Ah, Jérôme, tu es là…

Jérôme – Ben oui, tu vois. J’habite ici, en fait…

Patrick – Il est tard, je sais. Mais avec tout ce qui vient de m’arriver…

Jérôme – En même temps… ce n’est pas ton train Corail qui s’est crashé sur la banquise, si ?

Patrick – Non, je parlais de Nathalie. Je suis encore sous le choc.

Christelle – On est vraiment désolé, Patrick… Hein, Jérôme…?

Jérôme – Mmm…

Christelle – Mais assieds-toi, je t’en prie. Tu veux boire quelque chose ?

Jérôme – Arsenic, strychnine…?

Christelle lui sert un verre de vin de pays.

Christelle – Des glaçons…?

Patrick ne répond pas. Il s’assied et vide le verre sans sourciller, sous le regard ébahi des deux autres.

Jérôme – Ah, oui… Ça a vraiment l’air d’aller mal… Il ne réagit même plus au vin de pays…

Patrick – Ça fait dix ans qu’on est mariés, vous vous rendez compte ? Je n’aurais jamais cru Nathalie capable de faire ça…

Christelle – Allez… Tu ne crois pas que tu prends tout ça un peu trop au tragique…?

Jérôme – Il vient d’apprendre qu’il est cocu quand même…

Christelle – J’ai toujours détesté ce mot là…

Patrick – On croit connaître les gens, et puis…

Christelle – Ça peut arriver à tout le monde de faire une erreur…

Jérôme – Quand même… Coucher avec son dentiste…

Patrick – C’était mon dentiste.

Christelle – Et puis l’important, c’est qu’elle a eu le courage de te l’avouer, non ? C’est très courageux de sa part, tu sais…

Jérôme – C’est surtout très con…

Christelle – Ça prouve qu’elle a confiance en toi… Et la confiance, c’est important dans le couple… Hein Jérôme…?

Jérôme – Tu parles, elle croyait qu’il était mort…

Christelle – Allez, tu verras… Ça finira par s’arranger…

Patrick – Je ne sais pas… Je crois qu’il va me falloir un peu de temps…

Jérôme – Combien de temps, à peu près…? Non, parce que comme tu dis, il est déjà tard… J’irais bien mettre la viande dans le torchon, moi…

Christelle – Ce que veut dire Jérôme, avec ses mots à lui, c’est qu’on a tous eu beaucoup d’émotions aujourd’hui… Mais c’est normal que tu aies besoin de prendre un peu de recul… Tu vas dormir ici sur le canapé… Et demain, tu y verras un peu plus clair…

Jérôme – On ne te promet pas que ça ira mieux demain, hein ? Juste que tu y verras un peu plus clair…

Patrick – Merci… Je savais que je pouvais compter sur vous… C’est dans le malheur qu’on reconnaît ses amis…

Jérôme – Oui… C’est ce que ta femme nous a répété pendant toute la soirée…

Christelle – Je vais aller te chercher des draps… Jérôme, tu prends une couverture dans l’armoire…

Jérôme et Christelle disparaissent un instant. Patrick se lève et se dirige vers le balcon. Il s’approche de la balustrade, et se penche un peu. Christelle revient, l’aperçoit, et se fige, croyant visiblement qu’il s’apprête à sauter.

Christelle – Patrick, non !

Patrick se retourne vers elle un peu surpris.

Patrick – Euh… Je regardais juste la vue…

Christelle – Oh, mon Dieu, tu m’as fait peur… J’ai cru que…

Patrick – Je n’avais jamais remarqué qu’en se penchant un peu, on pouvait voir le Flamand Rose de votre balcon…

Christelle (inquiète de son état mental) – Le flamant rose…

Patrick – C’est un bar.

Christelle – Un bar belge ?

Patrick – Oui… Mais surtout un bar gay…

Christelle est un peu décontenancée. Jérôme revient avec la couverture et la jette sur le canapé.

Jérôme – Bon, ben je ne vais pas le border et lui faire la bise, non plus.

Patrick lui lance un regard ambigu.

Christelle – Tu nous promets de ne pas faire de bêtise ?

Patrick – Promis.

Christelle – Ok, alors on va tous aller se coucher. On a eu une dure journée nous aussi…

Le téléphone fixe sonne. Jérôme répond.

Jérôme – Ouais…? Oui, il est là… Ok, je te le passe… (Il tend le combiné à Patrick) C’est Nathalie, elle voudrait te parler…

Patrick prend le combiné à contrecœur.

Patrick – Oui… Écoute… Non… Je ne sais pas… Non… Je te dis ça demain, d’accord… Oui, ben j’ai besoin de réfléchir pendant quelques jours, tu peux comprendre ça, non…?

Jérôme (inquiet) – Quelques jours…?

Patrick – C’est ça, on se rappelle…

Il raccroche.

Christelle – Je suis sûr que votre couple saura résister à cette épreuve… et qu’il en ressortira encore plus fort !

Patrick – Moi aussi, j’ai couché avec le dentiste…

Christelle (après un moment d’hésitation) – Eh ben tu vois, ce n’est pas si grave…

Jérôme la regarde avec stupéfaction.

Christelle (à Patrick) – Et puis je ne t’ai pas dit ! (À Jérôme) On lui dit ?

Jérôme – Quoi ?

Christelle – C’est moi qui suis enceinte, Patrick !

Jérôme – Ah, oui, c’est vrai.

Christelle – Ce n’est pas une bonne nouvelle, ça ?

Jérôme – Pour toi, la bonne nouvelle, c’est que ta femme n’est pas enceinte de ton amant.

Christelle – Non, après tout ce qui vient de nous arriver aujourd’hui, à nous aussi… On en parlait justement tout à l’heure avec Jérôme. L’important, c’est de rester unis, quoi qu’il arrive… De surmonter les difficultés… Ensemble… Alors l’argent, dans le couple, ce n’est pas le plus important !

Patrick – L’argent ?

Christelle (à Jérôme) – On lui raconte aussi ? (Jérôme ne répond pas, accablé) Figure-toi que dans la valise que je t’ai prêtée pour partir à Mulhouse…

Patrick – La fausse valise Vuitton…

Christelle – Il y avait un billet de loto…

Patrick (distraitement) – Ah, oui, un billet de loto…

Christelle – On a appris ce soir en regardant la télé qu’on avait joué le bon numéro…

Patrick – Combien ?

Jérôme – 60 millions.

Patrick – Ah, oui quand même…

Christelle – Autant te dire qu’on ne reverra jamais ce billet de loto…

Jérôme – À moins que le pingouin qui a récupéré ma valise aille le présenter lui-même au PMU pour toucher le gros lot.

Christelle – Tu vois ? On vient de perdre 60 millions au loto, mais on gagne un bébé qu’on n’espérait plus !

Jérôme – Tu sais ce qu’on dit : Malheureux au jeu, heureux en amour…

Patrick – Je suis vraiment désolé… Je veux dire pour les 60 millions… C’est un peu de ma faute…

Jérôme (menaçant) – Un peu…?

Christelle – Je crois que cette fois, on ferait mieux d’aller se coucher. Tu viens, Jérôme…?

Christelle entraîne Jérôme vers la chambre. Patrick reste seul. Il va sur le balcon et réfléchit un instant. Puis il prend son portable et compose un numéro.

Patrick – Allo…? Non, je ne suis pas mort… Désolé de vous décevoir encore une fois, belle-maman… Vous pouvez me passer Nathalie ? Merci… (Après un instant) Nathalie ? C’est Patrick… Écoute, j’ai bien réfléchi et… Oui, déjà, qu’est-ce que tu veux… D’habitude, tu me reproches de ne pas réfléchir assez vite… Alors je préfère te l’annoncer tout de suite… Je ne pourrais jamais te pardonner d’avoir couché avec mon dentiste… Je vais demander le divorce, Nathalie… Oui, je sais, je ne suis qu’un pauvre type… Oui, je sais, ta mère te l’avait déjà dit… Ok, mon dentiste t’enverra demain les papiers du divorce… Oui, mon avocat, ce n’est pas ça que j’ai dit ? C’est ça, va te faire foutre aussi… Bonne nuit, Nathalie.

Patrick raccroche, réfléchit, puis sort de la poche de sa chemise le billet de loto et le regarde.

Patrick – 60 millions… Christelle a raison… On n’est même pas encore demain matin, et j’y vois déjà beaucoup beaucoup plus clair… (Réalisant vraiment) 60 millions d’euros ! (Sa main tremble, le billet lui échappe des mains et tombe sur le rebord du balcon) Merde… C’est pas vrai… Oh, putain…

Il commence à enjamber fébrilement la rambarde du balcon. Soudain il glisse, pousse un cri, perd l’équilibre, et se fige dans une position de début de chute.

On entend alors comme dans un rêve un dialogue enregistré sur une bande son :

Nathalie – Qu’est-ce qu’on peut faire contre le destin…

Christelle – Rien…

Jérôme – C’est quand même incroyable…

Nathalie – Il n’y a que lui qui n’était pas à bord de l’avion, et finalement, Patrick sera la seule victime du crash de la Pas trop Cher Travel Discount Airways…

Christelle – Tu as appelé les pompiers…?

Jérôme – Ils devraient être là d’une minute à l’autre.

Jérôme – Tu crois vraiment qu’il a voulu se suicider ?

Christelle – On ne tombe pas d’un balcon comme ça…

Jérôme – Si seulement c’était lui qui avait peint mon tableau… Je pourrais encore espérer qu’il prenne de la valeur.

On entend le bruit d’une sirène d’ambulance qui s’approche.

Nathalie – Les voilà… Ils vont enfin pouvoir nous dire si Patrick est vraiment mort…

Jérôme – Il a l’air très mort, non ?

Nathalie – Un miracle est toujours possible…

Christelle – On est vendredi 13 !

Noir. Fin

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-04-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Elle et Lui, Monologue Interactif

Him and Her, Interactive – Ella y El, Monólogo Interactivo  –  Ela e Ele –  Ona a OnAi dhe Ajo – Тя и Той

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

1 homme / 1 femme (ou plusieurs hommes et femmes)

Les hommes et les femmes peuvent-ils vraiment se comprendre surtout lorsqu’ils vivent en couple ? Mieux vaut en rire…

Cette comédie à sketchs a déjà été montée en France, en Belgique, en Bulgarie, au Luxembourg, en Macédoine, en Iran, en Uruguay, à Hong Kong…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

 


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Pour les achats en nombre, cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison avec un délai d’une semaine environ.


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Le mot de l’auteur

« Elle et Lui, monologue interactif » est une comédie à saynètes sur le couple. Mais ce n’est pas une succession de sketchs comme on en a déjà écrits beaucoup sur les travers réciproques des hommes et des femmes, prétextes à d’infinies scènes de ménage certes comiques mais assez conventionnelles et sans grande profondeur. Si avec « Elle et Lui » l’humour est bien au rendez-vous, il s’agit dans cette pièce (comme l’indique le sous titre « monologue interactif ») moins des petits arrangements et autres compromissions rendant possible au quotidien la vie à deux, que de l’espoir illusoire, pour rompre notre solitude existentielle, de tout simplement pouvoir parler à l’autre avec quelques chances d’être compris, et d’écouter ce qu’il a à nous dire avec quelques chances de le comprendre. Hélas, même au sein du couple, ce qu’on appelle dialogue n’est souvent que l’entrecroisement de deux monologues. Ce qu’on nomme parfois un dialogue de sourds…

Le couple quel qu’il soit (marié ou non, hétérosexuel ou pas, avec ou sans enfant) est un des éléments fondamentaux de la vie en société. Le couple moderne, cependant, constitue le cadre privilégié d’une communication libérée de ces conventions sociales toujours de mise avec les voisins, les amis voire le reste de la famille. En couple, on peut presque tout se dire, cette franche sincérité étant aussi supposée tout excuser. Dans le couple fusionnel, on n’est finalement plus qu’un, et parler avec l’autre, c’est un peu se parler à soi-même. Le dialogue en intérieur tend à devenir un dialogue intérieur. Le partenaire est alors un confident plus ou moins conciliant, qu’il faut néanmoins ménager un tant soit peu pour maintenir la pérennité du couple.

L’humour de cette pièce repose donc avant tout sur le caractère très désinhibé des échanges au sein de ce couple, que cette désinhibition relève d’une confiance un peu naïve dans la bienveillance supposée du conjoint à l’égard des faiblesses qu’on lui confesse, ou bien révèle une certaine cruauté dans le regard que l’on porte sur lui quand la politesse qui est de mise avec les autres n’est plus là pour adoucir le propos. Évidemment, le couple peut aussi être le lieu de tous les mensonges lorsque notamment l’ombre de la trahison ultime qu’est l’adultère menace son existence même.

Ainsi, la difficulté, la grandeur et les petites bassesses de la vie en couple peuvent donner lieu à d’innombrables situations comiques, soit dans le huis-clos un peu absurde du ménage à deux, soit par l’irruption perturbatrice des « autres » dans l’intimité de ce cocon à la fois rassurant et mortifère qu’est l’espace intime du couple…

Et l’amour dans tout ça ? Si selon la formule consacrée l’amour est aveugle, cette comédie tend surtout à démontrer qu’il est si ce n’est sourd du moins malentendant. Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de s’entendre pour s’aimer, bien au contraire. S’aimerait-on encore si on se connaissait vraiment ? Et si l’amour n’était finalement qu’un doux malentendu ?

Les hommes et les femmes peuvent-ils se comprendre, surtout lorsqu’ils vivent en couple ? Mieux vaut en rire…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Elle et Lui, Monologue Interactif

Entrée des artistes

1 – Nuit de noces

2 – Le temps des cerises

3 – Panne de télé

4 – Quarantaine

5 – Définition de l’amour (par défaut) et Retrouvailles

6 – Tiens, voilà du Boudin !

7 – Disparition

8 – L’Equipe

9 – Où est-ce qu’on va quand on est mort ?

10 – La saison des pluies

11 – Petit commerce

12 – Coup de vieux

13 – Cauchemar

14 – Les meubles

Sortie de secours


Entrée des artistes

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

Lui – Excusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope…

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… C’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

Lui – Pas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

Elle – Elle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

Elle – J’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Elle et Lui…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça n’a pas l’air très gai…

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Noir dans la salle.

 

1 – Nuit de noces

Elle et lui s’affalent sur le canapé, visiblement exténués.

Elle – J’ai cru qu’ils ne partiraient jamais…

Lui – Il paraît que sept couples sur dix ne baisent pas pendant leur nuit de noces. Je comprends pourquoi…

Elle – On pourrait peut-être essayer de faire mentir les statistiques…

Lui – Tu oublies qu’on décolle à 6H45… De Beauvais…

Elle – De Beauvais  ?

Lui – Je t’ai dit ! J’ai eu les billets avec une enchère sur eBay…

Elle – Pourquoi les compagnies low cost décollent de la ville la plus déprimante de France… ? D’un autre côté, c’est vrai que quand tu pars de Beauvais, ça fait rêver d’atterrir n’importe où. Même à Bratislava…

Lui – Il paraît que c’est très beau, Bratislava… Au printemps…

Elle – Tu ne confonds pas avec Prague… ?

Lui – C’est à côté, non  ?

Elle – Les Seychelles c’est beau toute l’année… Et je te rappelle que le printemps, c’est que dans deux mois…

Lui – Oh, Les Seychelles… Tout le monde y va…

Elle – C’est sûr qu’un voyage de noces à Bratislava, c’est beaucoup plus original… On ne risque pas de croiser beaucoup de jeunes mariés dans l’avion… Le seul couple qui avait confondu Bratislava avec Brasilia a revendu ses billets sur eBay…

Lui – On se paiera Les Seychelles dans quelques années… Pour notre anniversaire de mariage…

Elle – C’est ça, pour nos noces d’argent… Quand je ne pourrai plus rentrer dans mon maillot de bain… (Soupir) La vie est mal faite. On devrait hériter à 20 ans, commencer à travailler à 50 à la fin de sa retraite, et faire des gosses à 70, histoire de pas vieillir tout seul… Et le mariage ferait office de dernier sacrement…

Lui – D’un autre côté, une vie sans belle-mère… Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’être vécue…?

Elle – Tu crois que je t’aimerai encore, dans 20 ans ?

Lui – Est-ce que tu auras encore le choix…? Quand tu ne rentreras plus dans aucun maillot de bain…

Elle – Je connais une fille qui a dit non le jour de son mariage. Pour déconner. Elle voulait dire oui tout de suite après… Mais ça n’a pas du tout faire rire le maire. Elle a dû attendre six mois avant de pouvoir se représenter à la mairie… Il y a un délai de prescription, il paraît. C’est comme pour le permis de conduire. Tu peux pas le repasser tout de suite après l’avoir raté. Tu savais  ?

Lui – Non…

Elle – C’était chiant, ce mariage, non  ?

Lui – On ne se marie pas pour s’amuser…

Elle – Ne me dis pas que c’est pour partir à Bratislava depuis Beauvais au milieu de la nuit, parce que là, je commencerais vraiment à me demander si j’ai bien fait de dire oui… C’est dans quel pays, au fait, Bratislava ?

Lui – Je ne sais pas trop… Prague, c’était la capitale de la Tchécoslovaquie…

Elle – Alors tu ne sais même pas dans quel pays tu m’emmènes en voyage de noces ! Ma mère a raison, je ne sais vraiment pas où je vais, avec toi…

Lui – Attends… Prague, c’est la capitale de la Tchéquie… Bratislava, ça doit être la capitale de la Slovaquie. Ou de la Slovénie… En tout cas, c’est dans la zone euro ! On n’aura même pas à changer d’argent…

Elle – Et toi, tu m’aimeras encore, dans 20 ans… ?

Lui – Comment ne pas aimer toute la vie une fille qui accepte de me suivre dans un pays inconnu de la zone euro… ?

Elle – Si c’est une épreuve, alors…

Séquence émotion, interrompue par lui.

Lui – Je ne voudrais pas te presser, mais notre avion décolle dans deux heures. Et Beauvais, ce n’est pas la porte à côté…

2 – Le temps des cerises

Un couple, assis sur un canapé.

Elle – Tu as vu ? Le cerisier est en fleurs.

Lui – Encore une année de passée…

Silence.

Elle – On est heureux… ?

Lui – Oui… (Un temps) On s’emmerde, non ?

Elle – Ensemble ?

Lui – En général.

Elle réfléchit.

Elle – On pourrait changer de canapé…

Lui – Qu’est-ce qu’on ferait de l’ancien ?

Elle – Partir en vacances…

Lui – Ce n’est pas la saison.

Elle – Faire une fête…

Lui – Pour fêter quoi ?

Elle (réfléchissant) – La floraison du cerisier !

Lui – Il paraît que les Japonais font ça, au printemps. Ils invitent des amis à admirer leur cerisier, en sirotant du thé, sans rien dire…

Elle – Il faudrait se dépêcher. Les premières pétales tombent déjà.

Lui – C’est masculin.

Elle – Quoi ?

Lui – Pétale. C’est masculin. Les premiers pétales. (Un temps) Et qui est-ce qu’on inviterait ?

Elle – Des amis.

Lui – Les gens ne sont jamais libres…

Elle – Il suffit de les prévenir à l’avance!

Lui – Tu leur proposes de prendre l’apéritif, ils sortent leur agenda. Au lieu de boire l’apéro, on discute d’une date éventuelle. La semaine d’après, ils te rappellent pour annuler et fixer une nouvelle date… (Un temps) Moi, quand j’ai envie de boire un coup, c’est tout de suite. Dans trois semaines, je n’aurai peut-être plus soif. Il n’y a plus aucune improvisation!

Elle – C’est peut-être parce que les gens ont peur de s’ennuyer, justement…

Lui – Tu verras! Ils ne seront pas libres. Ils te proposeront une date. En attendant, les pétales du cerisier seront par terre.

Elle – Un tapis de pétales, c’est joli aussi.

Lui – Aujourd’hui il fait beau. Quel temps il fera dans un mois ? En plus de faire coïncider les agendas, il faudrait consulter Météo France. Inviter des amis, ça devient encore plus compliqué que de prévoir une éclipse. (Un temps) Non… Plutôt que de risquer de m’amuser avec des tas de gens dans un mois, je préfère encore être sûr de m’ennuyer tout de suite avec toi.

Elle – C’est gentil…

Lui – La dernière fois, mon meilleur ami me laisse un message. Ça faisait six mois que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Je le rappelle aussitôt et je lui propose de prendre un café. Il me répond qu’il n’est pas libre, qu’il m’appellera pour fixer une date. J’attends toujours. Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait téléphoné…

Elle – Il avait peut-être un coup de cafard… ?

Lui – Je ne sais pas si après son coup de fil, il s’est senti beaucoup moins seul. Dans six mois il me rappellera, et ce sera la même chose. Alors c’est ça qu’on appelle des amis, maintenant ? (Un temps) Internet, c’est pareil, hein ? On nous dit que c’est «convivial». Tu n’adresses pas la parole à ton voisin, mais avec ça, tu vas pouvoir bavarder avec les Chinois en espéranto. Tu en connais beaucoup, toi, des Chinois ?

Elle – Quand j’étais petite, avec mon voisin d’en face, on essayait de communiquer en morse, la nuit, avec des lampes électriques. Ça ne marchait déjà pas très bien…

Lui – Les gens sont surbookés en permanence. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à faire de tellement intéressant, au point de ne jamais avoir le temps de prendre un verre avec leur meilleur ami à l’improviste. Moi, j’essaie de rester disponible. Mais personne n’est jamais libre. Alors je m’emmerde… Tu ne t’ennuies pas, toi ?

Elle – Avec toi, jamais…

Silence.

Lui – Et si on se le prenait quand même, cet apéro ?

Elle – Tous les deux ?

Lui – Tu serais libre ?

Elle – Quand ?

Lui – Tout de suite.

Elle – Pas de problème.

Lui – Je vais chercher les verres.

Elle – Je m’occupe des cacahuètes.

On sonne.

Lui – On attend quelqu’un ?

Elle – Non. Qui ça peut bien être à cette heure-ci ? On va bientôt passer à table.

Il fait signe qu’il ne sait pas.

Lui – Les gens sont d’un sans gêne. On ne peut pas être tranquille cinq minutes, même le week-end.

Elle – Je vais aller ouvrir…

Lui – Je ne suis là pour personne.

Elle se retourne vers lui.

Elle – Et si c’est un ami ?

Il réfléchit.

Lui – Tu lui dis que notre cerisier du Japon est encore en fleurs… Et qu’il repasse quand il aura des cerises.

3 – Panne de télé

Un couple assis sur un canapé. La pièce est vide de tout autre meuble. Ils ne font rien, ne disent rien, et regardent fixement droit devant eux.

Elle – Qu’est-ce qu’il y a, ce soir, à la télé ?

Lui – Je ne sais pas. Pourquoi ?

Elle – Pour savoir… (Un temps) Tu ne veux vraiment pas qu’on en rachète une ?

Lui – Quand on avait la télé, on ne pouvait pas s’empêcher de la regarder!

Elle – C’est fait pour ça, non  ?

Lui – On était complètement abrutis! On ne faisait rien d’autre!

Ils regardent toujours fixement droit devant eux.

Elle (ironique) – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

Elle – Rien…

Lui – C’est déjà mieux que de regarder la télé… (Un temps) Quand il n’y avait qu’une chaîne, encore, ça allait. Maintenant avec le câble…

Elle (nostalgique) – Quand j’étais petite, on n’avait pas la télé. J’allais la regarder chez mon voisin…

Lui – Tu veux que je demande au voisin si tu peux aller regarder la télé chez lui ?

Silence.

Elle – On pourrait discuter.

Il lui lance un regard inquiet.

Elle – Puisqu’on n’a plus de télé, on pourrait en profiter pour discuter.

Lui – Vas-y, commence.

Elle réfléchit.

Elle – Tu m’aimes ?

Lui (interloqué) – On pourrait peut-être commencer plus progressivement…

Il réfléchit.

Lui – Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

Elle – Mercredi, c’est le jour du poisson.

Lui – Normalement, c’est le vendredi…

Elle – Le vendredi, c’est poulet.

Lui – C’est pas très catholique, tout ça…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que je prends comme poisson ?

Elle – J’irai. Il faut que j’achète des lentilles.

Lui – Chez Picard ?

Elle – Chez l’opticien… Je ne suis pas trop surgelés, en ce moment…

Lui – A propos de surgelé, tu as entendu parler de ce type qui s’est fait congelé ?

Elle – Il devait déjà être un peu givré. Si je prenais des maquereaux au poivre ?

Lui – C’est pas trop épicé ?

Elle – C’est poivré.

Silence.

Lui – Si un jour tu me trompais, tu me le dirais ?

Elle le regarde, surprise.

Elle – Tu veux dire : si tu me trompais, est-ce que je voudrais que tu me le dises ?

Lui – Aussi, oui…

Elle – Pourquoi tu me demandes ça ?

Lui – Comme ça, pour parler… Comme on n’a plus la télé.

Elle réfléchit.

Elle – Comment veux-tu que je réponde à cette question ?

Lui – Par oui ou par non.

Elle – Tu crois vraiment que c’est aussi simple que ça ?

Lui – Non ?

Elle – Répondre, c’est accepter déjà la possibilité que tu me trompes.

Lui – Et alors ?

Elle – C’est comme si tu me demandais : si je t’assassinais, tu préférerais que j’aille me livrer à la police après ou que j’essaie d’échapper à la justice ?

Il n’a pas l’air de comprendre le rapport.

Elle – Ça suppose que j’envisage tranquillement la possibilité que tu m’assassines. C’est ça la vraie question. La deuxième, est annexe.

Lui – Un adultère, ce n’est pas un crime, tout de même.

Elle – L’adultère conduit parfois au crime…

Il réfléchit, un peu inquiet.

Lui – Si je te trompais, tu pourrais me tuer ?

Elle – En tout cas, si je le faisais, j’irais certainement me livrer à la police après. La justice a toujours été très clémente pour les crimes passionnels…

Silence.

Elle – Donc, tu envisages tranquillement la possibilité de me tromper.

Lui – 95% des animaux sont polygames. Le reste ne vit en couple que le temps d’élever les gosses. Ça prouve bien que la fidélité, ce n’est pas un truc naturel…

Elle – On n’est pas des animaux.

Lui – Il y a quand même 5% d’animaux monogames. Ça ne fait pas d’eux des humains pour autant. Pourquoi la fidélité serait un critère d’humanité ?

Elle – C’est le fondement de la famille, qui est le fondement de la société.

Lui – Alors tu m’es fidèle par civisme ?

Silence.

Elle – Ça te pèse tant que ça, la fidélité ?

Lui – Non… Je me demande seulement si la fidélité a le même sens pour les hommes et pour les femmes.

Elle – Et alors ? Pourquoi les hommes sont fidèles, à ton avis ? Quand ils le sont, bien sûr…

Il réfléchit.

Lui – Pour éviter les complications… ?

Silence.

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de racheter une télé.

4 – Quarantaine

Elle est assise sur le canapé. Il arrive.

Lui – C’est dingue, je viens encore d’avoir un coup de fil d’un ami d’enfance qui m’invite pour ses 40 ans. C’est incroyable, non ?

Elle – Si vous aviez 20 ans à la même époque, ce n’est pas très étonnant que 20 ans après vous en ayez 40 à peu près en même temps.

Lui – Non, ce qui est dingue, c’est que je n’avais plus aucune nouvelle de tous ces gens depuis des années… Et là, le téléphone n’arrête pas de sonner!

Silence.

Elle – Tu vas y aller ?

Lui – Ça me fait un peu peur. Ils ont dû changer, depuis tout ce temps.

Elle – Physiquement, tu veux dire ?

Lui – Physiquement, moralement… J’espère qu’ils ne sont pas trop décrépis.

Elle (minaudant) – Et moi ? Tu es sûr que je suis pas trop décrépie ?

Lui – Toi, j’ai eu le temps de m’habituer petit à petit. Mais eux, comme ça, tout d’un coup… C’est carrément Le Retour des Morts Vivants… C’est bizarre, ce besoin subi de se rassembler à l’approche de la quarantaine.

Elle – Ça s’appelle un anniversaire, non ?

Lui – On dit que les animaux se rapprochent des hommes en sentant venir la fin. Ça doit être quelque chose ça. Une sorte d’instinct grégaire. (Un temps) Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui offrir à celui-là, encore ?

Elle – Une convention-obsèques… ?

Lui – C’est cher, non ?

Elle – Je plaisante… Et toi ?

Lui – Moi aussi.

Elle – Non, je veux dire : Et toi, tu comptes faire quelque chose pour tes 40 ans ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu as une idée pour empêcher ça ? En tout cas, je t’en prie, tu ne me prépares pas de fête surprise, hein… ? Si je ne vois plus tous ces gens depuis 20 ans, il y a sûrement une bonne raison.

Silence.

Lui – Tu as quel âge, toi, exactement ?

Elle le regarde, offusquée, mais ne répond pas.

Elle – Il faudrait peut-être qu’on invite les voisins à dîner, un de ces soirs.

Lui – Pourquoi ?

Elle – Pour rien!

Lui – Eux, ils ne nous ont jamais invités.

Elle – Avec des raisonnements comme ça…

Silence.

Lui – Ce n’est pas parce qu’on est voisins qu’on est obligés d’être amis.

Elle – Tous nos amis habitent à cinq cents kilomètres ! C’est sympa d’avoir des amis à côté de chez soi…

Lui – Oui, c’est pratique… Ça limite les frais de déplacement. Donc la pollution. On pourrait presque dire que c’est écologique, de sympathiser avec ses voisins.

Silence.

Lui – Qu’est-ce qu’il fait, lui, au juste ?

Elle – Je ne sais pas exactement. Je le vois partir tous les matins avec une mallette. Je ne sais pas où il va. La prochaine fois, je lui demanderai, si tu veux…

Lui – Et elle ?

Elle – Ils sont très discrets…

Lui – Ça risque d’être joyeux, ce dîner. Si on ne veut pas paraître intrusifs…

Elle – Tu pourras toujours parler de toi.

Lui – Ils ont des enfants, non ?

Elle – Tous les jours, il y en a trois qui sortent de chez eux pour aller à l’école. Je suppose que ce sont les leurs.

Lui – Ah oui… Un petit, un moyen et un grand… (Inquiet) Il faudra les inviter aussi ?

Elle – Non! On leur précisera que c’est une soirée entre adultes. Ça les mettra à l’aise.

Lui (pris d’un doute) – Tu me parlais bien des voisins d’en face ?

Elle – Des voisins d’à côté! Les voisins d’en face, ils ont déménagé il y a six mois, après leur divorce. Tu n’as pas vu le panneau à vendre ?

Lui – Non.

Elle – D’ailleurs, ils n’avaient pas d’enfants.

Lui – Ah, ouais… ?

Silence.

Elle – Ce ne serait pas la semaine ménage, par hasard ?

Lui – Ce n’est pas impossible. (Soupirant) Le ménage, c’est le ciment du couple… La preuve, un couple, on appelle ça un ménage. Quand on est trois, un ménage à trois.

Elle – Trois, ça peut aussi être un couple avec un enfant…

Lui – Chacun ses fantasmes.

Silence.

Elle – Alors ?

Lui – Tu crois vraiment qu’on a les moyens d’avoir un enfant en ce moment  ?

Elle – Ce n’est pas une question d’argent, tu le sais bien… Et puis on n’est pas si pauvre que ça…

Lui – On le sera avec une ribambelle de gosses…! Regarde ce qui se passe en Afrique, avec la natalité galopante… J’ai lu un bouquin, il y a des années : «L’Afrique Noire est mal partie». Eh ben ça ne s’est pas arrangé depuis… Aujourd’hui, plus personne ne pense sérieusement que l’Afrique pourrait aller quelque part… Sauf avec la dérive des continents… Plus les gens ont d’enfants plus ils sont pauvres…

Elle – Tu es sûr que ce n’est pas l’inverse  ?

Lui – En tout cas, si les pauvres ne faisaient pas d’enfants, au bout d’une génération, tout le monde serait riche… Prends les chinois. Ils n’ont plus droit qu’à un enfant. Eh bien ça va déjà mieux…

Elle – Alors commençons par en faire un…

Lui – Quand est-ce qu’on s’en occuperait, de cet enfant ? On n’a déjà pas le temps de passer un coup de balai ?

Elle – On prendrait une femme de ménage.

Lui – Où est-ce qu’on le mettrait, ce bébé ?

Elle – Tu pourrais installer ton bureau en bas.

Lui – Ça commence bien… Et toi ? Tu comptes arrêter de travailler ?

Elle – On prendra une nourrice.

Lui – En plus de la femme de ménage ? Ce n’est plus un ménage à trois, là, c’est une PME! Je ne suis pas sûr d’avoir l’esprit d’entreprise…

Silence.

Lui – On ne pourra plus sortir le soir.

Elle – On prendra une baby-sitter.

Lui – Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point la natalité avait un effet direct sur l’emploi.

Elle – Et sur la consommation…

Lui – Couches, petits pots, jouets, soins médicaux…

Elle – Nouvelle voiture…

Lui – Finalement, tu as raison, je crois que cet enfant est capable de sortir le pays de la crise… 

 

5 – Définition de l’amour (par défaut)

Lui (à une interlocutrice imaginaire) – Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? (Inquiet) Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

Et Retrouvailles

Elle arrive, avec un grand sourire.

Elle (ravie) – Tu me reconnais ?

Lui (se retournant embarrassé) – Non.

Elle (avec un air entendu) – C’était il y a quelques années, mais bon…

Lui – Ah, oui, peut-être…

Elle (un peu offusquée) – Peut-être ?

Lui – Si, si, ça me revient, oui… Comment ça va ?

Elle – Ça va. Qu’est-ce que tu fous là ?

Lui – Ben, rien. Et toi ?

Elle (inquiète) – J’ai changé à ce point là ?

Lui – Non, pourquoi ?

Elle – Tu n’avais pas tellement l’air de me reconnaître, tout à l’heure.

Lui – Excuse-moi, je ne m’attendais pas à te revoir, c’est tout.

Elle – En tout cas, toi, tu n’as pas changé, hein ?

Lui – Merci…

Elle – Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Lui – Bof, toujours pareil…

Elle – Toujours aussi bavard, hein ?

Il ne sait pas quoi dire.

Elle – Tu es revenu il y a longtemps ?

Lui – D’où ?

Elle – Ben, de là-bas!

Lui – Ah, euh… Oui. Enfin, non.

Ils se sourient bêtement, gênés.

Elle (émue) – Ça m’a fait plaisir de te revoir.

Lui (gêné) – Moi aussi…

Elle (sur un ton entendu) – Il faut que j’y aille, là, on m’attend.

Après une hésitation.

Elle – On s’embrasse ?

Lui – Ok…

Le prenant par surprise, elle lui roule un patin.

Elle (pathétique) – A une autre fois, peut-être.

Lui (perturbé) – Peut-être, ouais…

Elle – Bon ben, salut Paul!

Elle se détache de lui, les larmes aux yeux.

Lui – Ouais, salut.

Elle s’en va. Ils se font des petits signes. Il reste seul.

Lui (interloqué) – Paul ?

6 – Tiens, voilà du Boudin !

Un couple, admirant contre un mur invisible quelque chose qu’on ne voit pas.

Lui – C’est Bonnard, hein  ?

Elle – Non, c’est…

Elle s’approche et, se penchant, lit le nom du peintre sous le tableau.

Elle – Picasso.

Lui – Ah, oui…

Ils admirent longuement le tableau, puis passent à un autre.

Elle (joueuse) – Tu essaies de deviner ?

Lui – Si tu veux…

Il regarde le tableau attentivement.

Lui – Miro ?

Elle – C’est toi qui deviens miro. Faudrait penser au double foyer…

Lui – Milo ?

Elle – Milo! Tu veux dire Millet ?

Lui – Ah, oui! Je confonds toujours. L’Angélus de Millet, et la Venus de Milo.

Ils passent à un autre tableau.

Lui – A toi ?

Elle regarde avec attention.

Elle – Manet… ?

Il regarde le nom sous le tableau.

Lui (corrigeant) – Monet!

Elle – Oh…! C’est un peu pareil, non ?

Ils passent à un autre tableau.

Elle (très sérieusement) – Tiens, voilà du Boudin…

Il la regarde, interloquée, puis ils regardent tous les deux le tableau.

Elle – C’est bien, hein ?

Lui – Oui, c’est…

Elle – C’est du Boudin.

Lui – Oui…

Silence.

Elle (pensif) – Je me demande toujours…

Lui – Quoi ?

Elle – Si je ne savais pas que c’était du Boudin, est-ce que je trouverais ça aussi bon.

Il la regarde sans comprendre.

Elle – Si j’ignorais que ces tableaux valent des milliards! Franchement, imagine que tu n’aies jamais entendu parler de La Joconde. Tu tombes dessus dans une brocante. À vendre. Cinq cents balles. Est-ce que tu peux affirmer, sincèrement, que tu l’accrocherais au-dessus de ta cheminée ? Cette gourde avec son sourire idiot ?

Il réfléchit.

Lui – On n’a pas de cheminée, de toute façon…

Elle – Non, il faut être honnête, on a beau avoir visité des dizaines de musées et des centaines d’expositions, est-ce qu’on ferait vraiment la différence entre une croûte et un chef-d’oeuvre… ?

Lui – On ne saura jamais. On ne voit que des chefs-d’oeuvre, dans les musées. C’est un tort, d’ailleurs. Dans chaque musée, ils devraient réserver une salle pour exposer exclusivement des croûtes. Le principe du test placebo, tu vois ? Histoire de vérifier si les autres tableaux sont vraiment beaux, ou si on les trouve beaux seulement parce qu’on nous a dit qu’ils l’étaient.

Elle – Oh… De toute façon, les musées, c’est comme les églises, hein  ? On y va surtout pour l’ambiance.

Lui – On n’a pas besoin d’être croyant pour être pratiquant, heureusement… C’est comme pour l’amour…

Elle le regarde, pas sûre de bien comprendre.

Lui – Non, je veux dire, c’est comme pour le mariage… Regarde-nous… On s’est bien mariés à l’église… Et pourtant on ne croit pas vraiment en Dieu…

Silence.

Elle – Tu te souviens de notre premier rendez-vous  ? Tu m’avais emmenée au musée Picasso…

Lui (nostalgique) – Ah, oui…

Elle – On était tellement émus… Ce n’est qu’à mi-parcours qu’on s’est rendu compte que c’était le musée Carnavalet…

Lui – Eh, oui… Ils sont tous les deux dans le Marais…

Elle (amusée) – Je commençais à me demander pourquoi les préliminaires duraient si longtemps…

Lui – Les préliminaires… ?

Elle – Enfin, je veux dire, euh… Picasso… Sa première période…

Lui – Ah, oui…

Silence. Ils commencent à s’éloigner.

Elle – Tu as entendu parler de cet artiste qui peint sous la mer ?

Il ne comprend pas bien.

Elle – Il a une combinaison d’homme-grenouille, il plante son chevalet sur les fonds marins et il peint des coraux.

Lui – Des Corots ?

7 – Disparition

Un couple, assis sur un canapé. Ils ne parlent pas et ne se regardent pas. Ils semblent s’emmerder. Il se met à chercher quelque chose, mais ne le trouve pas.

Lui – Tu n’aurais pas vu la télécommande ? Elle a disparu…

Elle le regarde, étonnée.

Elle – Mais… on n’a plus de télé!

Lui – Ah oui, c’est vrai…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que tu ferais si je disparaissais ?

Elle le regarde, interloquée.

Elle – Comme la télécommande ?

Lui – Mais non, pas comme la télécommande! Si je disparaissais, tu vois ce que je veux dire…

Elle – Tu ne te sens pas bien ?

Lui – Si, si, ça va. C’est juste une hypothèse.

Elle – Tu n’as pas une hypothèse plus gaie ?

Lui – Je suis plus vieux que toi. Je partirai sûrement avant.

Elle – On n’a que trois ans de différence…

Lui – Les femmes vivent plus longtemps que les hommes! Et puis je peux avoir un accident. Une crise cardiaque. Un cancer.

Elle – Moi aussi!

Lui – Oui, mais c’est moi qui ai posé la question le premier.

Elle – Je ne sais pas. Il sera toujours temps d’y penser.

Lui – Il vaut mieux prévenir…

Elle le regarde, ne comprenant pas.

Lui – Je veux dire, il vaut mieux prévoir.

Silence.

Lui – En tout cas, je te préviens, je préfère être incinéré.

Elle – Pourquoi tu me dis ça maintenant ?

Lui – Ben, je ne vais pas te le dire après, hein ? (Un temps) C’est ma hantise, ça. D’être enterré vivant. Pas toi ?

Elle – Ça ne doit pas arriver très souvent.

Lui – Il suffit d’une fois.

Elle – Et d’être brûlé vif, ça ne t’angoisse pas ?

Il la regarde, inquiet.

Lui – Je n’avais jamais pensé à ça… (Un temps) Tu crois qu’il y a une vie après la mort ?

Elle – Est-ce que c’est vraiment à souhaiter… ?

Lui – Tu n’aurais aucun souci à te faire du point de vue financier, tu sais…

Elle (surprise) – S’il y avait une vie après la mort, tu veux dire ?

Lui – Si je venais à disparaître!

Elle – Ah, oui… Je n’étais pas inquiète.

Silence.

Lui – Je ne t’en voudrais pas si tu te remariais.

Elle – Merci.

Lui – Enfin, vous n’êtes pas obligés de vous marier, non plus.

Elle – Qui ça, nous ?

Lui – Toi et lui. Le type avec qui tu te recaserais. Autant garder ton indépendance.

Elle – Quelle indépendance ?

Lui – C’est marrant, j’ai du mal à t’imaginer avec un autre mec, quand même…

Elle (vexée) – Tu crois que personne ne voudrait de moi ?

Lui – Si, si. justement. En fait, je pense que je serais jaloux.

Elle – Quand tu seras mort, tu seras jaloux ?

Lui – Oui…

Elle – Et si je disparaissais avant toi ?

Lui (de mauvaise foi) – Là, tu me prends de court. (Un temps) Si je me recasais, tu m’en voudrais ?

Elle – Je ne serais pas là pour le voir.

Lui – Mais tu serais jalouse… ?

Elle le regarde, méfiante, mais ne répond pas.

Lui – Avec qui tu me verrais ?

Elle – Tu veux que je te présente une copine, au cas où, c’est ça ?

Lui – Ben, pour les enfants, il y a les parrains et les marraines… Pour les députés, c’est pareil. Il y a les suppléantes. S’il y en a un qui meurt ou qui démissionne, on a immédiatement une remplaçante. C’est prévu…

Elle – Oui… Pour les voitures, il y a les roues de secours. En cas de crevaison… (Inquiète) Tu n’es pas en train de me dire que tu m’as déjà trouvé une suppléante… ?

Lui – Ben, ce n’est pas si évident, que ça, hein ?

Silence.

Lui – L’avantage avec la bigamie, c’est qu’en cas de décès, on n’est qu’à moitié veuf.

Elle le regarde, sidérée.

Elle – Oui…

 

8 – L’Equipe

Elle lit Elle. Il s’emmerde, hésite et ouvre L’Equipe. Elle le remarque et paraît surprise.

Elle – Tu achètes L’Equipe, maintenant ?

Lui (comme pris en faute) – Pourquoi je n’achèterais pas L’Equipe ?

Elle (incrédule) – Et… tu comptes le lire.

Lui – Je le feuillette… Pour voir…

Elle – Pour voir quoi ?

Lui – Je ne sais pas. Tous les mecs lisent ça, dans le métro. J’étais curieux de savoir ce qu’il y avait de si passionnant là-dedans…

Elle – Et tu as trouvé ?

Lui – Non…

Elle a l’air consternée.

Elle – Tu t’intéresses au sport ?

Lui – Très peu…

Elle – Alors ce n’est pas étonnant que tu ne vois pas l’intérêt de lire L’Equipe…

Il pose son journal.

Lui – Oui, enfin… S’intéresser au sport, c’est une chose. De là à éprouver tous les matins le besoin impérieux de savoir si Bordeaux a battu Bègles 3 – 2 ou s’ils ont fait match nul… (Un temps) Je ne sais même pas où c’est, Bègles…

Elle – C’est à côté de Bordeaux…

Lui (surpris) – Comment tu sais ça, toi…,

Elle (comme une évidence) – Ben, à cause de Mamère !

Lui – Ta mère habite à côté de chez nous !

Elle – Mamère, le maire… Le maire de Bègles, tu sais bien…

Lui – Ah oui…

Silence. Elle se replonge dans son magazine.

Lui – Qu’est-ce que tu en penses, toi  ?

Elle – Oh, moi, tu sais, le foot…

Lui – Du mariage homosexuel !

Elle – Ah… Oh, je me demande si c’est vraiment la solution…

Lui – Pour qui  ?

Elle (surprise) – Ben pour les homosexuels !

Il se replonge dans L’Équipe. Elle commence à être sérieusement inquiète.

Elle – Mais pourquoi ça te travaille tellement, tout d’un coup, de comprendre pourquoi les hommes lisent L’Equipe ?

Lui – Il faut croire que j’ai besoin d’être rassuré sur ma virilité…

Elle – Eh ben c’est raté!

Lui – Merci…

Elle (pour le réconforter) – Ecoute, on peut être un homme sans lire L’Equipe !

Lui – Tu crois… ?

Elle réfléchit.

Elle – Je ne sais pas… Tu veux que je t’abonne à Auto-Magazine  ?

Il la regarde, se demandant si elle se fout de lui. Elle reprend la lecture de Elle.

Lui – Et toi ?

Elle – Quoi, moi  ?

Lui – Quel intérêt tu trouves à lire Elle  ?

Elle le regarde.

Elle – Tu le lis aussi…

Lui – Oui, oh… C’est juste pour rigoler un peu…

Elle – Moi je ne lis pas L’Equipe… Même pour rigoler un peu…

Lui (perturbé) – Tu me trouves efféminé, c’est ça  ?

Elle – Mais non… Presque tous les hommes lisent les magazines féminins de leurs femmes. C’est connu. Pourquoi tu crois qu’il y a des pubs de bagnoles, dans Elle  ?

Lui (songeur) – C’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup de pubs de machines à laver dans L’Equipe.

Elle – Et pourtant, le foot c’est très salissant… Il n’y a qu’à voir le nombre de footballeurs dans les pubs de machines à laver.

Elle reprend sa lecture de Elle. Il a toujours l’air préoccupé. Elle le remarque.

Elle – Il y a encore quelque chose qui te tracasse  ?

Lui – Non, je repensais à la différence entre les hommes et les femmes…

Elle – Oui…

Lui – Prends les vêtements, par exemple… Le pantalon n’est plus l’apanage des hommes, mais la jupe continue à être réservée aux femmes.

Elle le regarde, incrédule.

Lui – Pour les couleurs, c’est la même chose. Vous pouvez porter du gris comme du rose. Nous, on n’a droit qu’au gris. Ou au marron… (Un temps) Vous nous reprochez de ne pas aimer le shopping… Mais est-ce que vous vous rendez compte de la tristesse d’un magasin de chaussures pour hommes  ?

Elle a l’air inquiète.

Elle – Tu voudrais pouvoir mettre une mini-jupe rose avec des talons aiguilles ?

Lui – Mais non! C’est une juste constatation… Vous nous avez piqué le meilleur de nos attributs masculins, et on n’a rien reçu en échange. (Il rouvre L’Equipe, rageur) Heureusement qu’il nous reste L’Equipe.

 

9 – Où est-ce qu’on va quand on est mort  ?

Ils sont assis sur le canapé.

Lui – Le courrier est passé  ?

Elle – Tu attends une lettre  ?

Lui – Pas spécialement… Mais j’espère toujours un miracle en ouvrant la boîte. On m’annoncerait que j’ai remporté un concours auquel je n’ai pas participé. Qu’une vieille tante richissime dont j’ignorais l’existence est morte sans héritier. Que le Prix Nobel m’a été attribué par anticipation pour mon oeuvre à venir… Tous les jours, en ouvrant la boîte, je suis comme un gamin au pied du sapin, le matin de Noël.

Elle – C’est vrai… En grandissant, on ne croit plus au Père Noël, mais on croit toujours au facteur. D’ailleurs, il y a des similitudes… Ils ont tous les deux un uniforme. Ils passent avec une hotte. Ils déposent des pochettes surprises, et on ne les voit ni l’un ni l’autre…

Lui – Enfin, le facteur, c’est justement à Noël qu’on le voit, quand il vient chercher ses étrennes… (Soupirant) J’ai horreur de Noël. Tous les ans ça sent un peu plus le sapin… Et dans la boîte, il y a de plus en plus de faire-part… (Un temps) Mais pourquoi j’attends le facteur comme le messie, alors là… ? Remarque, le père du messie, c’était peut-être le facteur, hein ? Parce que le coup de l’immaculée conception… Il ne faut pas croire au Père Noël, quand même…!

Elle – Pour avoir des lettres, il faut en écrire. La plupart des gens ne reçoivent que des réponses. Si tu n’envoies jamais de lettres, il ne faut pas t’étonner de ne pas en recevoir… Je crois que je n’ai jamais reçu une seule lettre de toi…

Lui (ironique) – Tu veux qu’on s’écrive, de temps en temps  ?

Elle le regarde, indécise.

Lui – Qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir à se dire  ? J’aurais l’impression de m’écrire à moi-même. D’ailleurs, on s’écrit toujours un peu à soi-même, non  ? Il y a des gens à qui on écrit des lettres interminables… Quand on les voit, on se rend compte qu’on n’a rien à leur dire. Non, il y a un côté onaniste, dans l’écriture…

Elle se sert un verre et allume une cigarette.

Lui – Tu fumes maintenant ?

Elle (surprise) – Oui… Ça fait bien vingt ans. Tu n’avais jamais remarqué  ?

Un temps.

Lui – Tu savais que chaque cigarette raccourcissait la vie de dix minutes  ? (Elle ne répond pas) Tu fumes combien de cigarettes par jour, toi ?

Elle (ironique) – D’après mes calculs, je devrais déjà être morte depuis six mois. Je ne comprends pas…

Silence.

Lui – C’est comme le téléphone portable, hein  ? Ce n’est pas très bon pour la santé. Il paraît qu’au-dessus d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur assurée. Tu as intérêt à ne pas dépasser le forfait… (Un temps) A propos, tu sais ce que m’a demandé ta fille ce matin, pendant que je me brossais les dents ?

Elle – Non.

Lui – Où est-ce qu’on va quand on est mort… ?

Elle – Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Lui – A ton avis ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Oui. C’est exactement ce que je lui ai répondu.

Elle – Et alors ?

Lui – Elle m’a dit : Mais papa, quand on est mort, on va au cimetière!

Elle – Et après ?

Lui – Après, elle est repartie bouffer ses corn-flakes. Apparemment, elle était très contente de m’avoir appris quelque chose. Et un peu surprise qu’à mon âge, je ne sois pas encore au courant… (Un temps) C’est incroyable, non ?

Elle – Qu’elle ait posé cette question ?

Lui – Non, que les enfants aient cette capacité d’accepter des réponses simples à des questions simples. Un prof de philo aurait parlé de métaphysique, d’immanence, de transcendance, tout le bordel… De Dieu, dans le pire des cas. Les enfants sont beaucoup plus pragmatiques. D’ailleurs, ils sont naturellement athées.

Elle – Ils croient au Père Noël.

Lui – Oui… Parce que leurs parents leur disent qu’il existe et qu’il va leur apporter des cadeaux. Sinon, ils n’auraient pas été l’inventer tout seuls. Si on te disait qu’un bienfaiteur anonyme va te verser une prime de Noël tous les ans, tu ne serais pas pressée de remettre en cause son existence. (Un temps) Mais Dieu, il ne nous a jamais rien apporté à Noël, pourtant certains adultes y croient encore… Tu y crois, toi ?

Elle – Au Père Noël ?

Silence.

Lui – Ce qui est incroyable, aussi, c’est que ça ne lui fasse pas peur du tout, la perspective de finir enterrée. Nous, ça nous fout un peu les boules… Pourquoi ça ne lui fait pas peur, à elle ? (Un temps) Il faudra que je lui demande, ce soir, ce qu’elle entend exactement par «quand on est mort, on va au cimetière»… (Un temps) Qu’est-ce que tu entends par là, toi ?

Elle le regarde, étonnée.

Lui – Non, je veux dire, qu’est-ce que tu crois qu’elle entend par là ?

Elle – Ben… Ça.

Lui – Quoi, ça ?

Elle – Quand on est mort, on va au cimetière.

Il la regarde, interloquée.

Lui – Alors toi aussi, tu crois ça ?

Elle – Pourquoi, tu n’y crois pas, toi ?

Lui – Si… Je veux dire…

Il se marre.

Lui – Attends, ne me dis pas que pour toi aussi, c’est aussi simple!

Elle – Ben… D’une certaine façon, si.

Il la regarde, goguenard.

Elle – Je ne sais pas, tout à l’heure, tu trouvais ça merveilleux de ne pas se prendre la tête. De se contenter de réponses simples à des questions simples.

Lui – Oui, mais… Tu n’as pas cinq ans!

Elle – Bon, ben vas-y, toi. Je te pose la question : où est-ce qu’on va quand on est mort ?

Il est pris de court.

Lui – Ben… Ce n’est pas aussi simple que ça, hein ?

Elle – Mais encore… ?

Lui – Je ne sais pas, c’est… C’est la question du sujet…

Elle le regarde, attendant des précisions.

Elle – La question du sujet… ? Tu veux dire le sujet de la question ?

Il est désemparé.

Lui (pensif) – Où est-ce qu’on va quand on est mort ? (Il fait un geste d’ignorance) On va nulle part.

Elle – Ben, si…

Lui – Oui, si tu veux.

Elle – Même si je ne veux pas…

Lui – Non, mais… On va au cimetière, on va au cimetière…! Ça ne veut rien dire! On peut aussi aller au cimetière de son vivant, faire un petit tour, repartir et aller se taper un couscous. Qu’est-ce que ça veut dire, aller au cimetière ? Et puis on peut très bien mourir et ne pas aller au cimetière. Hein ? Quand on ne retrouve pas le corps! Alors là, on ne peut pas dire : quand on est mort, on va au cimetière. Tu vois bien que ce n’est pas aussi simple que ça.

Elle – Bon… Alors si ta fille te repose la question, qu’est-ce que tu répondras ?

Lui – Je ne sais pas… (Il réfléchit) Je répondrai… Quand on est mort, on va au cimetière… en général. Si on retrouve le corps… Quand on est vivant, on peut aussi aller au cimetière… Mais quand on est mort, c’est définitif.

Elle (hoquet) – Hips…

 

10 – La saison des pluies

Il est là, pas très réveillé, ni de très bonne humeur. Elle arrive, pleine d’entrain.

Elle (joyeuse, en regardant vers la salle) – Tu as vu ? Ils sont revenus !

Lui – Qui ? Les spectateurs ?

Elle – Ben oui, pas Les Envahisseurs !

Il la regarde avec un air las.

Elle – J’ai une de ces pêches, moi, ce matin.

Lui – Ah, ouais…?

Elle – J’ai super bien dormi.

Lui – Tant mieux…

Elle – Il y a des jours, comme ça… J’ai dû me lever du bon pied.

Lui – Mmm…

Elle – J’ai une de ces faims ! Pas toi ?

Lui – Non…

Elle – J’ai l’impression d’avoir bouffé des amphétamines. Ça doit être le printemps. Ça ne te fait pas cet effet là, toi ?

Lui – Je ne sais pas… Je n’ai jamais bouffé d’amphétamines…

Elle – Moi, un rayon de soleil, et hop ! Je vois la vie en rose.

Lui – T’as de la chance.

Elle – J’aurais dû naître dans un pays où il fait beau toute l’année.

Lui – Ça existe ?

Elle – Sous les Tropiques !

Lui – Il y a la saison des pluies.

Elle – Ah, ouais…

Lui – Ça dure six mois.

Elle – Tant que ça !

Lui (désignant les spectateurs) – Pourquoi tu crois qu’ils vont tous sur la Costa Brava au mois d’août ? Sous les Tropiques, c’est l’hiver, qu’il fait beau. L’été, il fait un temps pourri.

Elle – Au moins, il fait beau la moitié de l’année, et tu sais quand. C’est mieux organisé qu’ici. Là-bas, tu ne te demandes pas tous les matins si tu dois prendre ton parapluie ou pas. Et quand tu le prends, tu sais que c’est pour six mois.

Lui – En Antarctique, c’est pareil. L’année est divisée en deux. Il fait jour en été, et il fait nuit en hiver.

Elle – Tu as toujours la solution d’hiberner, comme les ours blancs.

Lui – Ouais… Mais maintenant, avec la fonte des glaces… Tu te couches fin octobre, et tu te réveilles le premier avril en train de dériver sur un iceberg au large des Canaries…

Elle soupire.

Elle – Et un pays où il y a 365 jours d’été, avec l’hiver réparti sur les 365 nuits, ça n’existe pas ? On s’en fout qu’il fasse beau la nuit. On dort.

Lui – Existe pas.

Elle – J’aurais dû naître sur une autre planète.

Lui – Parfois, je me demande si ce n’est pas le cas…

Un temps. Ils observent l’horizon.

Elle – On dirait que ça se couvre, non ?

Lui – Tu crois…?

Elle – Regarde ces gros nuages, là-bas. Le vent les ramène vers nous.

Lui – On vit dans un climat tempéré… En langage météo, ça veut dire que le pire est toujours possible. Et même probable, à court terme.

Elle – La météo… Tu as entendu leur dernière trouvaille ? Ils ne parlent plus en degrés Celsius ou Fahrenheit, mais en température ressentie… Ressentie par qui ? Par les frileuses comme moi ou par ceux qui n’ont jamais froid ? Par celles qui ont oublié de mettre un pull ou par ceux qui ont mis leur Damart… Je voudrais bien savoir quel thermomètre mesure ça, la température ressentie…

Lui – C’est comme le moral des Français… Il paraît qu’on a encore perdu deux points cette semaine.

Elle – Ça me déprime.

Lui – Ça y est, il flotte.

Elle – Je préfère ne pas voir ça… Tiens, je vais téléphoner à ma mère, pour savoir s’il fait beau à Toulouse.

Lui – Qu’est-ce que je disais ?

Elle – Quoi ?

Il mime le geste de ET le doigt pointé vers le ciel.

Lui – Téléphoner maison…

11 – Petit commerce

Elle lit. Il regarde fixement devant lui dans le vide. Elle le remarque.

Elle (surprise) – Qu’est-ce que tu regardes, comme ça  ?

Lui – La télé…

Elle – On n’en a plus !

Lui (soupirant) – Je sais, mais… C’est comme si on m’avait amputé des deux jambes et que j’avais encore des fourmis dans les pieds….

Elle écarquille les yeux, puis se replonge dans son bouquin, avant de se raviser.

Elle – Tiens, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu un appel pour toi sur mon portable…

Lui – Ah oui, excuse-moi, j’ai complètement oublié de te prévenir. J’ai laissé ton numéro sur mon répondeur professionnel, pour qu’on puisse me joindre pendant les vacances…

Elle – Les vacances  ? Mais on ne part que dans une semaine !

Lui – Ben… Comme ça, ils l’auront.

Elle (sidérée) – Mon numéro de portable !  Et en attendant, pendant une semaine, je vais recevoir des appels de tes clients ?

Lui – Je ne sais pas, moi… Tu leur dis qu’ils me rappellent pendant les vacances…

Elle – Ça ne serait pas plus simple que tu t’en achètes un  ?

Lui – Un portable  ? Pfff… Quand je sors, c’est que je veux être un peu tranquille. Je n’ai pas envie qu’on me harcèle…

Elle – Tu préfères que ce soit moi qui reçoive tes coups de fil professionnels  ? J’étais en plein conseil de classe, un type m’appelle pour me demander quand je comptais… Enfin quand tu comptais lui livrer ton article intitulé « Faut-il Légiférer Contre le Port du String à l’Ecole »  ? Tu crois que ça ne me dérange pas, moi  ?

Lui – Tu ne coupes pas ton portable, pendant les conseils de classe  ?

Elle (ironiquement) – Excuse-moi, j’avais oublié… Ecoute, un portable, c’est quelque chose de très personnel. Ça ne se prête pas. Même entre mari et femme. Je ne sais pas, moi… C’est comme une brosse à dents !

Lui – Une brosse à dents  ? Alors là… Si tu veux te servir de ma brosse à dents pendant les vacances, il n’y pas de problème…

Elle – Un ordinateur, si tu préfères ! Tu me prêterais ton ordinateur, toi, si je n’en avais pas  ?

Son silence est éloquent.

Elle – Et après les vacances  ?

Il fait mine de ne pas comprendre.

Elle – Je continuerai à recevoir des appels pour toi ! ? Heureusement que tu n’as rien à cacher…

Lui – Après les vacances, je dirai que je l’ai perdu, ce foutu téléphone. Ou qu’on me l’a volé, tiens ! C’est très courant, les vols de portables.

Elle – Parfait ! Comme ça, si on m’appelle quand même, je me ferai traiter de voleuse… Je te rappelle qu’il est à moi, ce téléphone !

Lui – Si tu y tiens tellement, tu n’as qu’à me le laisser, ton portable. Tu t’en rachèteras un…

Elle – C’est ça ! Et ensuite, les gens qui voudront me téléphoner tomberont sur toi…

Lui – Je leur donnerai ton nouveau numéro, et puis voilà…

Elle – Tu as raison, c’est beaucoup plus simple que d’acheter directement un portable pour toi. (Un temps, soupçonneuse) Ça ne serait pas pour t’éviter cette peine que tu aurais décidé de coloniser le mien, par hasard… ?

Il hausse les épaules, avec une certaine mauvaise foi. Silence.

Lui – Tu sais comment m’a appelé le boucher, ce matin  ?

Elle n’en a visiblement aucune idée.

Lui – « Le p’tit monsieur »… (Imitant le boucher) « Qu’est-ce qui veut, le p’tit monsieur  ? ». C’est la première fois qu’il m’appelle comme ça…

Elle – Mmmm… Oui, c’est l’équivalent masculin de « Qu’est-ce que je lui sers à la p’tite dame  ? ».

Lui – Ça fait peur, non  ? Que le boucher puisse nous voir comme « le p’tit monsieur et la p’tite dame »  ? Heureusement qu’on ne fait pas les courses ensemble. Il serait foutu de nous appeler « le p’tit couple ». (Imitant à nouveau le boucher) « Qu’est-ce qui veut, le p’tit couple  ? ». Là, je crois que je deviens tout de suite végétarien.

Un temps.

Lui – La viande, ça m’a toujours un peu dégoûté, de toute façon. Pas toi  ?

Replongée dans son bouquin, elle ne répond pas. Il poursuit malgré tout.

Lui – Le poulet, à la rigueur… (Un temps) C’est vrai, c’est effrayant, une boucherie, si on y pense. Cette chair sanguinolente étalée partout. Ces carcasses d’animaux entiers dans la chambre froide. Toutes ces vaches innocentes qu’on enferme dans des camps à la campagne, entourés de fil de fer barbelé, parfois même électrifié. En attendant de les conduire à l’abattoir et de les démembrer… Pauvres bêtes. Heureusement, elles, elles ne sont pas au courant de ce qui les attend. Quand je les vois, avec cette espèce de suaire blanc sur la tête, sortir les cadavres de leurs victimes du camion frigorifique en les portant sur leurs dos…

Elle ne réagit toujours pas. Il se tourne à nouveau vers elle.

Lui – Tu savais que les sikhs étaient strictement végétariens  ?

Elle lève enfin le nez de son bouquin.

Elle – Ah, au fait, ce n’est pas la peine de passer au bazar, pour le néon de la salle de bain. J’y suis allée cet après-midi. (Un temps) J’ai croisé la voisine. Elle était en train d’acheter une valise…

Il la regarde sans comprendre. Le portable de la femme sonne.

Elle – Oui… ?

Son visage se fige.

Elle (avec une amabilité affectée) – Non, c’est sa secrétaire, mais ne quittez pas, je vous le passe tout de suite. Qui dois-je annoncer  ? (Lui tendant son portable, excédée) C’est pour toi. Ton copain Marc…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Lui – Allo !

Il ne sait pas très bien se servir de l’engin.

Lui – Comment ça marche, ce truc… ?

 

12 – Coup de vieux

Elle est à jardin, prenant congé de sa fille qu’on ne voit pas. Il est un peu en retrait, observant la scène d’adieu avec un sourire sur les lèvres.

Elle – Allez, amusez-vous bien. Mais ne faites pas de bêtises. Et vous ne me la ramenez pas trop tard, hein, je vous fais confiance ?

La fille s’en va, et le couple revient au centre de la scène, en échangeant un sourire plein de sous-entendus, à la fois amusé et ému.

Elle – Sa première sortie avec un garçon…

Lui – Ça nous rajeunit pas.

Elle – Ouais… Ça me file un coup au moral.

Un temps.

Lui – Comment il s’appelle, déjà ?

Elle – Jean-Marie.

Un temps.

Elle – C’est bizarre, non ?

Lui – Quoi ?

Elle – Qu’il s’appelle Jean-Marie !

Lui – Je m’appelle bien Jean-Sébastien.

Elle – Justement ! C’est un nom de vieux…

Lui – C’est peut-être un vieux pervers déguisé en ado boutonneux. Comme on voit à la télé dans les pubs contre les dangers d’internet. À l’heure qu’il est, il doit être en train d’enlever son masque.

Elle (retournée) – Plaisante pas avec ça…

Lui – Ou alors ses parents sont au Front National. C’est pour ça qu’ils l’ont appelé Jean-Marie.

Elle – Tes parents t’ont appelé Jean-Sébastien, et ils ne jouaient pas de piano.

Il fait un geste pour la réconforter.

Lui – Allez, il va bien falloir que tu t’y fasses. Ce n’est que le début. Dans un an ou deux, on va se retrouver seuls à la maison, comme un couple de vieux cons.

Elle – Merci. C’est tout à fait ce que j’avais envie d’entendre pour me remonter le moral…

Lui (espiègle) – Je t’ai préparé une surprise pour t’aider à passer ce cap difficile.

Elle – Tu m’invites au restaurant ?

Lui – Mieux que ça.

Il sort un joint de sa poche et lui montre.

Elle (amusée, tentée, mais partagée) – Non… Tu crois…? Ça fait au moins quinze que j’ai pas fumé, même une cigarette. Tiens, la dernière fois que j’ai essayé de tirer sur une Malboro light, j’ai cru que j’allais mourir d’une overdose…

Lui – Ça nous rappellera notre jeunesse. Et puis je te rappelle que notre premier joint, on l’a fumé ensemble. Est-ce qu’on serait mariés aujourd’hui si on n’avait pas été complètement défoncés quand on s’est rencontrés ?

Elle – Sûrement pas…

Il allume le joint, tire dessus avec avidité, et lui passe.

Lui – Wouha… Ça fait du bien…

Elle tire sur le joint à son tour, et semble également aux anges. Avant que son sourire béat ne se fige soudainement.

Elle – Et si il lui proposait de la drogue…?

Lui – Si il s’appelait Djamel encore… Mais pas Jean-Marie…

Elle – Tu t’appelais Jean-Sébastien, et c’est toi qui m’a fait fumer mon premier joint.

Lui – Ça se terminera peut-être par un mariage… Allez, détends-toi un peu…

Elle – Tu as raison… On n’y peut rien, de toute façon… Il va bien falloir vivre avec…

Lui – Tu veux dire sans…

Le téléphone sonne. Elle tire une autre bouffée du joint, le passe à son mari, et répond avec nonchalance. Pendant qu’il tire à nouveau sur le joint.

Elle (barré) – Ouais… (Se reprenant soudain) Oui, ma chérie, qu’est-ce qui se passe ? Oh, tu m’as fait peur. J’ai cru que vous aviez eu un accident… Mais si, je me rends compte. Mais bon, c’est quand même moins grave qu’un accident de voiture. Tu ne veux pas aller voir le film quand même ? Ça te changera les idées… Je ne sais pas, moi, tu ne veux pas proposer à une copine de t’accompagner…? Mais si, bien sûr, viens. On va en parler. Ok, on t’attend…

Elle raccroche.

Lui – Qu’est-ce qui se passe ?

Elle – Elle s’est fait larguée par Jean-Marie…

Lui – Je ne le sentais pas, ce mec… C’est toi qui avais raison. Jean-Marie, c’est vraiment un prénom à la con…

Elle – Évidemment, elle est bouleversée… Son premier chagrin d’amour…

Lui – Bon, c’est pas si grave… Ce sera pas le dernier… (Lui tendant le joint) Tiens, tire plutôt là-dessus. C’est de la bonne, moi je te le dis…

Elle (ignorant le joint) – Elle arrive… Je suis sa mère… Il faut bien que je la console… Oh, putain, j’ai la tête qui tourne… J’ai envie de vomir… Pourquoi tu m’as fait fumer cette merde…

Il semble complètement barré et sourit comme un idiot.

Lui – Moi ça me fait un bien fou. Tu peux pas savoir…

Elle – Oh, la, la… Et puis ça sent l’herbe dans toute la maison…

Elle essaie de dissiper la fumée avec un magazine. On sonne.

Elle – Oh, non… C’est déjà elle !

Lui – Putain… Il ne pouvait pas attendre après le ciné pour la larguer, le Jean-Marie. Moi qui pensais passer enfin une soirée tranquille, pour une fois…

Elle – Ouais, ben tu vois, c’est pas encore pour tout de suite…

On sonne à nouveau.

Elle – Ouvre les fenêtres pour aérer un peu. Je vais essayer de la retenir un moment sur le palier… (On sonne encore) Oui, oui, j’arrive tout de suite, ma chérie… (Elle se retourne une dernière fois vers lui, qui a encore son joint au coin de la bouche) Et éteins-moi cette saloperie, bon sang !

 

13 – Cauchemar

Il entre avec une perruque blonde et un ballon de foot. Elle arrive après lui par derrière avec une veste d’homme et des moustaches façon Hitler ou Charlot.

Elle – Guten Tag…

Il sursaute en la voyant.

Lui – Mais… Vous êtes qui, vous  ?

Elle – Je suis… la baby-sitter.

Il a l’air terrifié. Elle sort un paquet de cigarettes.

Elle (lui tendant le paquet) – Vous fumez  ?

Lui (il s’apprête à en prendre une avant de se raviser prudemment) – Non, merci.

Elle – Natürlich. C’est interdit… Il y a un cendrier, mais ça ne veut rien dire ! C’est seulement pour que les contrevenants ne brûlent pas la moquette… C’est très français, ça. On fait des lois, mais on prévoit toujours un plan B au cas probable où… (Elle sort un paquet de chewing-gum) Vous voulez un chewing-gum  ?

Lui – Ça me balonne un peu…

Elle – Vous savez pourquoi les grillons du métro sont en voie de disparition  ?

Lui – Il y a des grillons dans le métro  ?

Elle – Ou des criquets, je ne sais plus. C’est parce que ces animaux se nourrissaient de mégots. Alors depuis que c’est interdit de fumer dans le métro, ils dépérissent. Vous vous rendez compte  ? C’est tout un écosystème qui a été bouleversé… Remarquez, ils pourraient se mettre à mâcher des vieux chewing-gums…

Lui – J’ai vu une expo sur la vie animale en milieu urbain, au Parc Floral. On ne le sait pas, mais il y a une faune incroyable, dans Paris. Il paraît même qu’il y a des loups. Mais des centaines, hein  ?

Elle – Des loups  ?

Lui – Non, mais ils ne sortent que la nuit, dans les parcs…

Elle – Vous voulez dire… des renards… ?

Lui – Ah, oui, peut-être… En tout cas, je n’en n’ai jamais vu…

Elle – C’est parce que les parcs sont fermés, la nuit…

Bruit d’une porte qui se ferme.

Il a l’air très inquiet.

Elle – La femme de ménage a fermé en partant… et elle a emporté la clef.

Lui – Il n’y a aucune fenêtre… On ne peut même pas appeler au secours…

Elle – Vous n’avez pas de téléphone portable… ?

Il fouille dans ses poches. Son visage s’illumine quand il en extirpe quelque chose.

Lui – Ah, si ! (Sa mine s’obscurcit en constatant que ce n’est pas un portable). Mince, c’est la télécommande que je cherchais partout…

Elle – Mais… il n’y a pas la télé !

Lui – Bon ben… Le facteur nous délivrera demain matin…

Elle – Demain… c’est Noël !

Lui – Ah, oui, c’est vrai, merde…!

Elle – Vous voulez peut-être vous allonger… ?

Il la regarde terrorisé. Elle sort un drap blanc.

Elle – Si on doit réveillonner ensemble, autant s’installer confortablement… Vous préférez quel côté  ?

Lui – Je n’ai pas de préférence.

Elle – Alors, je vais prendre celui-là…

Elle se glisse sous le drap. Il s’installe aussi. Ils s’apprêtent à dormir.

Elle – Eh ben… Joyeux Noël, alors !

Lui – C’est ça, Joyeux Noël…

Un temps. Il pousse un cri, et se réveille en sursaut. Elle se réveille aussi. Il n’a plus sa perruque et elle n’a plus sa moustache.

Elle – Ça va chéri  ?

Lui – Oui, oui, ça va… J’ai dû faire un cauchemar. J’ai rêvé que c’était Noël…

Elle (le regardant, interloquée) – Mais chéri… C’est Noël !

 

14 – Les meubles

Un couple. Pas de décor. Il est là, elle arrive.

Elle (regardant autour d’elle, sidérée) – Mais… Où sont passés les meubles ?

Lui (fier de lui) – Tu ne devineras jamais.

Elle le regarde, attendant une explication.

Lui – Un type a sonné à la porte, ce matin. Un antiquaire!

Elle (inquiète) – Et alors ?

Lui – Je lui ai d’abord dit qu’on avait rien à vendre…

Elle – Et après… ?

Lui – Je me suis dit que ça ne coûtait rien de faire évaluer tout ça. L’estimation était gratuite. Tu ne devineras jamais combien il m’a proposé pour toutes ces vieilleries.

Elle – Combien… ?

Lui – Largement de quoi en racheter d’autres.

Elle – Alors pourquoi tu les as vendues ?

Lui – Pour changer un peu! Tu m’as dit que tu voulais acheter un autre canapé.

Elle – Et alors… ?

Lui – Tu sais très bien que si on avait changé le canapé, on aurait dû racheter une table qui aille avec. Après, il aurait fallu changer les chaises, et ainsi de suite…

Elle – Oui, peut-être…

Lui – Ça nous aurait coûté une fortune! Et qu’est-ce qu’on aurait fait de nos vieux meubles ?

Elle ne dit rien.

Lui – Là, c’est beaucoup plus simple.

Elle – Et en attendant ?

Lui – En attendant quoi ?

Elle – Qu’on en achète d’autres…

Il regarde autour de lui la pièce vide.

Lui – Personnellement, je n’ai jamais aimé les pièces surchargées.

Elle – C’est sûr que là, ce n’est plus surchargé du tout…

Lui – Tu n’es pas contente ?

Elle – De ne plus avoir de meubles… ?

Lui – Mais c’est toi qui m’as dit que tu n’aimais pas notre vieux canapé!

Elle – Je ne t’ai pas dit que je ne voulais plus de meubles du tout. On n’a même plus de lit!

Lui – Mais je viens de t’expliquer que… Moi, je croyais te faire plaisir!

Elle (conciliante) – Ecoute, on va aller au restaurant ce soir. On dormira à l’hôtel, et demain on va racheter des meubles. D’accord ?

Lui – D’accord…

Silence.

Lui – Reste à choisir le style.

Elle – Tant qu’à changer, on ferait mieux de mettre du moderne, non ?

Lui – Oui… Mais alors là, il faudrait refaire les peintures…

Elle – Tu ne crois que tu es un peu trop perfectionniste ?

Lui – Du mobilier moderne avec ces peintures crasseuses, ça va jurer…

Elle (ironique) – On ferait peut-être mieux carrément de changer d’appartement.

Lui – Tu crois ? (Un temps) Remarque, le déménagement serait vite fait… On coupe l’eau et l’électricité en partant, on n’a même pas besoin de revenir.

Elle est soudain prise d’un doute.

Elle – Tu as bien vidé les tiroirs ?

Lui – Evidemment.

Elle – Et ton alliance ?

Lui – Mon alliance ?

Elle – Celle que tu gardais dans le tiroir de la table de nuit!

Lui – Merde…

Elle ne dit rien, mais on voit qu’elle est anéantie. Il est très mal aussi.

Lui – Elle était là depuis tellement longtemps. Je ne me souvenais même plus…

Silence.

Elle – Tu as l’adresse de cet antiquaire ?

Lui – Non… Il m’a payé en liquide, il a tout mis dans son camion et il est parti. (Un temps, n’y croyant pas) S’il la retrouve, il nous téléphonera sûrement…

Elle (amère) – Oui… Et puis si tu ne la retrouves pas, tu pourras toujours changer de femme… Tu en prendras une plus moderne, qui se marie bien avec les nouvelles peintures et le nouveau mobilier.

Lui – Je suis désolé…

Elle – Pourquoi tu ne l’as jamais mise, cette alliance ?

Lui – Je l’ai mise! (Un temps) Avant qu’on se marie… Tu te souviens ? Je les avais achetées dans un bazar au Yémen. Pour faire croire qu’on était déjà mariés. Sinon, ils ne voulaient pas nous louer de chambre, dans les hôtels.

Elle – Maintenant que tu as revendu tous nos meubles, y compris le lit conjugal, on va bien être obligés d’y aller, à l’hôtel, cette nuit…

Lui – Ne t’inquiète pas, on est en France. Ils ne demanderont pas à voir notre livret de famille…

Elle – Et après le mariage ? Pourquoi tu la laissais dans cette table de nuit, ton alliance ?

Lui – Ben… J’avais peur de la perdre.

Elle – C’est réussi…

Silence.

Lui – Tu m’en veux… ?

Elle ne répond pas.

Lui – Allez viens, on y va!

Elle – Où ?

Lui – A l’hôtel! Ce sera un peu comme un deuxième voyage de noces… Plus d’alliance, plus de meubles, bientôt plus d’appartement. On repart à zéro!

Elle – Moi, j’ai toujours mon alliance…

Lui – Tu ferais mieux de la retirer.

Elle – Pourquoi ?

Lui – Tu as l’air mariée, moi pas. A l’hôtel ils vont croire à un adultère…

Elle – J’ai le choix entre le retour au célibat et une liaison illégitime, c’est ça ?

Ils s’en vont.

Elle – Tu as une drôle de conception du mariage…

Sortie de secours

Lumière sur un couple dans la salle. Il remet son manteau. Elle sort une cigarette.

Elle (enthousiaste) – Alors… ?

Lui (catégorique) – Nul.

Elle (outrée) – Nul ?

Lui – Complètement nul.

Elle – T’as rien compris, alors ?

Lui – Parce qu’il y avait quelque chose à comprendre ?

Elle – Ah ouais, d’accord…

Il lui lance un regard interrogateur.

Elle – Tu te venges…

Lui – Je me venge… ?

Elle – Là j’ai aimé, alors toi tu n’aimes pas… C’est petit, hein ?

Lui – Attends, je n’ai pas aimé, je n’ai pas aimé. Je ne vais pas te dire que j’ai aimé simplement pour te faire plaisir!

Elle – Tu n’as pas dit que tu n’avais pas aimé, tu as dit que c’était nul. Ce n’est pas pareil!

Lui – Je ne vois pas trop la différence…

Elle – C’était nul, j’ai aimé, donc je suis nulle.

Lui – C’est toi qui le dis…

Elle – Ce n’est pas moi, c’est Platon.

Lui – Platon a dit que tu étais nulle  ?

Elle – Ça s’appelle un syllogisme. Toutes les femmes sont mortelles, je suis une femme, donc je suis mortelle.

Lui – Si c’est Platon qui le dit, alors… Moi, c’est ce truc que j’ai trouvé mortel. (Un temps) D’ailleurs, je ne suis même pas sûr qu’il tienne debout, ton syllogisme.

Elle – C’est ça, vas-y, continue…

Lui – Mais qu’est-ce qui t’a plu  ?

Elle – Tout !

Lui – C’est vague.

Elle – Et toi, qu’est-ce que tu n’as pas aimé  ?

Lui – Ecoute, je préfère ne pas rentrer dans les détails. Tu vas encore te vexer…

Elle – Moi, me vexer  ? Attends, je m’en fous que tu n’aies pas aimé ! Moi ça m’a plu, c’est tout. Tant pis pour toi si tu t’es ennuyé…

Silence.

Lui – On ne va pas s’engueuler pour ça…

Elle – Des fois, je me demande ce qu’on fait ensemble.

Il fait un geste vers elle.

Elle – J’espère que la prochaine fois, on aimera tous les deux…

Lui – Ou en tout cas qu’on sera du même avis…

Elle lui lance un regard interrogateur.

Lui (précisant) – Peut-être qu’on s’emmerdera tous les deux.

Elle – Oui… C’est minimaliste, comme vision de l’harmonie du couple…

Ils s’en vont.

Noir.

 Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur : www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-09-3

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Le Joker

The Joker – El Joker – O Joker – تحميل مجاني 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes ou 2 femmes

Pour une version 2 femmes, il suffit d’inverser les sexes de tous les personnages présents ou mentionnés dans la pièce.

Un scénariste en panne d’ordinateur et d’inspiration voit surgir devant lui un étrange dépanneur. On a tous droit, une fois dans sa vie, à un joker…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

 


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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Le Joker

Personnage : Alex et Le Joker

Un bureau en désordre. Alex est assoupi à sa table de travail, la tête sur le clavier de son ordinateur. La sonnerie de son portable le réveille en sursaut. Il répond.

Alex (dans un demi sommeil) – Ouais…? Qui ça…? (Se réveillant tout à fait) Non, non, bien sûr, excusez-moi, je… Non, non, je ne dormais pas. Pas du tout, je… Je réfléchissais, justement… Oui, je sais, ce n’est plus le moment de réfléchir, mais je veux dire… Avant demain matin huit heures, absolument… Comme convenu… Oui, je sais, je vous ai déjà dit ça hier, mais cette fois, c’est promis… Le tournage commence la semaine prochaine, je sais… Et c’est difficile de diffuser un épisode spécial Noël début février, je comprends bien votre point de vue… Non, non, j’ai presque terminé. Il me manque juste la dernière scène et… J’y passerai la nuit, s’il le faut, mais vous aurez le scénario complet pour demain matin, sans faute. Peut-être même avant, si j’ai terminé ce soir… Ok, demain matin, si vous préférez… D’accord… Sinon, je suis viré, je sais… Merci de me le rappeler, je crois que ça va m’aider… Alors à très vite !

Il raccroche et soupire, déprimé.

Alex – Bon sang… Quel crétin… (Il se lève et regarde sa montre). Mais il va vraiment falloir que je m’y mette, moi…

Au lieu de commencer à travailler, cependant, il se lève et allume la télé avant de s’effondrer dans un fauteuil. Il saisit un paquet de chips et commence à les manger tandis qu’on entend à la télé une émission d’un haut niveau culturel, au choix, du type Après le 20 heures C’est Cantelou.

Alex – Faudrait que j’arrête avec la télé… Si je ne bosse que pendant les pauses publicitaires, ça ne va pas avancer…

La sonnerie de Skype retentit sur son ordinateur.

Alex – Et merde… Si on me dérange tout le temps aussi, je ne vais jamais y arriver…

Il éteint la télé et va se rasseoir à sa table devant l’ordinateur.

Alex – Oui Fred, comment tu vas ma chérie ?

Fred (off) – Bonjour Alex. Alors c’est toujours moi qui dois t’appeler… Qu’est-ce que tu fais ?

Alex – Ben tu vois, je suis vissé à mon bureau là, je bosse…

Fred – Tu viens après ? C’est pour toi que j’ai acheté ce grand lit chez Ikéa. Et je dors toute seule dedans.

Alex – Écoute, ce soir, je crois que ça va être dur…

Fred – Dur ? Tu dis ça à chaque fois ! Ça finit par être vexant… C’est si dur que ça de passer la nuit avec moi ?

Alex – J’ai un scénario à terminer, là, et…

Fred – Ah oui, le fameux scénario…

Alex – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Fred – Ça fait des mois que tu m’en parles de ce scénario… Tu pourrais au moins trouver autre chose… Je ne sais pas moi… L’imagination, c’est ton métier, non ?

Alex – Ouais, ben justement, je ne suis pas très inspiré en ce moment, tu vois… Je préférerais passer la soirée dans ton lit Ikéa avec toi, crois-moi…

Fred – Tu termines ce fichu scenario et tu viens après !

Alex – Ok, je vais essayer… mais je ne te promets rien.

Fred – Allez…

Alex – Bon alors je m’y remets tout de suite, et je te rappelle quand j’ai fini, d’accord ?

Fred – Promis ?

Alex – Promis.

Fred – Ok, alors je te laisse travailler. Je t’embrasse…

Alex – Moi aussi.

Fred – Tu me manques…

Alex – Tu me manques aussi.

Fred – Je t’attends… Je compte sur toi ?

Alex – Ok… (Alex met fin à la conversation et soupire à nouveau) Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à compter sur moi, comme ça ? On ne peut pas compter sur moi ! Même moi, je n’ai jamais pu compter sur moi… Je ne suis pas quelqu’un sur qui on peut compter, voilà… Quand est-ce qu’ils se mettront ça dans la tête ?

Alex se penche sur son ordinateur et pose la main dessus.

Alex – Ma parole, il chauffe cet ordi… Je me demande si j’ai bien fait de débrancher le ventilo, mais ça faisait un tel boucan. Pire qu’un réacteur d’Airbus au décollage. J’ai besoin de calme pour travailler, moi ! Oh la… Le clavier aussi il est brûlant. Ce n’est pourtant pas pour ce que je m’en sers que je vais faire fondre les touches… Tu ne vas pas me lâcher au moins, dis ? Pas maintenant ! Je compte sur toi, hein ? Bon, si je veux tenir le coup toute la nuit, il me faut un petit remontant, moi…

Alex met en route une cafetière électrique. Il s’assied ensuite à nouveau devant sa table de travail.

Alex – Bon alors où j’en étais… (Lisant ce qu’il y a sur l’écran). Ce n’est pas possible ! C’est vraiment moi qui ai écrit ça avant de m’endormir ? Trois lignes ! Je crois que j’aurais mieux fait de ne jamais me réveiller…

Son portable sonne à nouveau.

Alex – Oui… Ah oui… Oui, bonjour Monsieur… Oui, oui, je sais… Non, mais je vous assure que je vais combler très rapidement ce petit découvert… Combien vous dites ? Ah oui quand même. Je comprends que vous soyez un peu inquiet… Si, si, moi aussi, ça m’inquiète, bien sûr, mais… Écoutez, je m’apprête à rendre un scénario, là, et j’aurai un gros chèque à déposer dès demain matin… Oui… Absolument… Tout à fait… Merci… Oui, demain matin sans faute, je vous le promets… Bonne soirée à vous… Et merci au Crédit Mutuel, qui forme avec ses clients une grande famille, solidaire avec ses membres momentanément dans le besoin. (Il range son portable) Je crois que le café ne va pas suffire…

Il se relève et sniffe une petite ligne de coke. Après quoi il se dirige vers la cafetière.

Alex – C’est ce que je viens de me fourrer dans le pif, ou elle dégage une odeur de cramé, cette cafetière ? C’est pourtant du Café Grand-Mère, comme d’habitude…

Alex se rend compte que c’est l’ordinateur qui se met à fumer. Il hésite un instant, ne sachant pas quoi faire. Puis il s’empare de la cafetière et jette son contenu sur l’ordinateur pour éteindre l’incendie.

Alex (soupirant) – Ouf… Heureusement que j’ai eu le bon réflexe…

Il se ravise et s’approche de l’ordinateur pour l’examiner.

Alex – Je me demande si c’était vraiment le bon réflexe, finalement… (Il appuie sur plusieurs touches du clavier) Ça ne marche plus… Tout à l’heure quand j’appuyais là dessus, il y avait des lettres qui apparaissaient sur l’écran, et là plus rien…

Il se lève, désemparé.

Alex – Dans un sens, heureusement que je n’avais encore rien écrit, j’aurais tout perdu… On peut dire que dans mon malheur, j’ai encore eu de la chance… Bon, ce n’est pas avec ce qu’il me reste sur mon compte en banque que je vais pouvoir m’acheter un autre ordi. Et surtout, je n’ai plus le temps. (Il se penche à nouveau sur l’ordinateur) Ouh la la… Incendie plus inondation… C’est Fukushima, là dedans… J’espère que c’est réparable quand même…

Il saisit un annuaire et le consulte.

Alex – Voyons voir… Informatique… Réparation… Dépannage… Ah, voilà ! Joker Dépannage… Ça ou autre chose… (Il compose le numéro sur son portable) Oui… Oui, bonjour, je… J’ai une petite panne sur mon ordinateur et… Ça ne doit pas être grand chose, mais… Tout de suite ? Parfait… Oui, je suis au 9 rue Jules Ferry à… C’est ça, oui… Ah vous connaissez ? Très bien alors je vous attends…

Il range son portable.

Alex – Je crois que ce n’était pas le bon moment non plus pour arrêter de fumer…

Il sort la dernière cigarette d’un paquet et la place entre ses lèvres.

Alex (plus gravement) – Ce sera ma dernière cigarette… (Froissant le paquet vide) La cigarette du condamné… Jusqu’à maintenant, j’ai toujours réussi à m’en sortir d’une façon ou d’une autre à la dernière minute, mais là… Pourquoi j’ai l’impression désagréable que cette fois, j’ai touché le fond ? Je me sens comme un joueur de poker qui aurait déjà abattu tous ses atouts et qui n’aurait plus droit à un joker. Oui, je sais, les atouts c’est à la belotte et les jokers… Je suis vraiment trop nul…

Il sort un revolver d’un tiroir, et se plaque le canon contre la tempe. Un homme surgit alors brusquement devant lui. Quelques détails dans son allure rappellent Alex, en plus âgé, avec une touche délirante, qui fait que le personnage évoque aussi l’idée d’un joker au sens théâtral (un bouffon). Il porte un bonnet façon joker et un T-Shirt avec écrit dessus Joker.

Joker – Non, ne faites pas ça !

Alex sursaute.

Alex – Vous êtes dingue ! J’ai failli mourir d’une crise cardiaque…

Joker – Justement… C’est pour vous empêcher de faire une bêtise que je suis là.

Alex – Une bêtise ? Je ne vous ai pas attendu pour en faire, malheureusement…

Il dirige le revolver vers l’intrus.

Alex – Mais au fait vous êtes qui, vous ? Et comment vous êtes entré ?

Joker – La porte était ouverte… Je suis là pour vous aider, croyez-moi. Je suis votre joker…

Alex – Mon joker ?

Joker – Joker Dépannage ! Je suis le réparateur informatique…

Alex – Le dépanneur ? Déjà ?

Joker – J’ai pensé que c’était une urgence…

Alex – Vous m’avez fait peur…

Alex allume sa cigarette avec le revolver qui s’avère être un briquet…

Joker – Vous aussi… Mais je me suis peut-être un peu emballé…

Alex – Non, non, c’est une urgence, je vous assure… (Alex jette un regard à son revolver briquet et comprend). Ah, d’accord, vous avez cru que… Non mais on ne se suicide pas à cause d’une panne informatique, quand même…

Joker – Vous savez, dans mon métier, on voit toutes sortes de choses…

Alex le regarde avec un air suspicieux.

Alex – Mais vous n’êtes pas un peu vieux pour un informaticien… Je m’attendais à voir débarquer un geek qui ressemblerait à mon neveu… Mais vous vous ressemblez plutôt à mon père…

Joker – Oui, on me le dit souvent…

Alex écarquille les yeux.

Alex – Souvent ?

Joker – Si on jetait un coup d’œil à cet ordinateur…

Alex – Vous avez raison… Mais je vous préviens, ce n’est pas beau à voir… (Lui montrant la chose) Voilà, c’est celui-là…

Le joker s’approche de l’ordinateur pour l’examiner.

Joker – Ouh la… Mais qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette pauvre machine ? Elle a tenté de s’immoler par le feu ?

Alex – Avant d’essayer de se noyer, oui… C’est grave, docteur ?

Joker – Je ne vous cacherai pas que mon diagnostic est pour le moins réservé.

Alex – Mais vous allez pouvoir faire quelque chose pour la sauver ?

Joker – Les organes vitaux sont encore sous tension, mais à première vue, cet ordinateur est en mort cérébrale. Je crains que sa mémoire ne soit perdue à tout jamais…

Alex – Mais j’ai tout mon travail là dessus !

Joker – Qu’est-ce que vous faites comme métier ?

Alex – J’écris des séries débiles pour la télévision.

Joker – Ça doit être passionnant.

Alex – Je crois que dans ma réponse, l’adjectif débile vous a échappé…

Joker – J’essaie toujours de voir le bon côté des choses…

Alex – Et pour mon ordinateur alors, ce serait quoi la version optimiste ?

Joker – Je ne suis pas Jésus Christ, non plus… Je ne fais pas de miracles…

Alex – Moi qui pensais que les réparateurs informatiques étaient des sortes de marabouts des temps modernes… Je vous avoue que je suis déçu… Alors comment je fais pour récupérer mon scénario ?

Joker – Apparemment, cette machine a souffert d’une insuffisance ventilatoire, qui a entraîné une augmentation fatale de la température. Je ne sais pas si on va pouvoir sauver le disque dur pour le transplanter sur une autre unité centrale.

Alex – Une transplantation… Je n’avais encore jamais entendu parler de ce genre d’opérations pour un ordinateur…

Joker – Une opération qui de toute façon s’avérerait très délicate. Il faut dire que cet ordinateur était déjà en fin de vie. Un héritage, peut-être ?

Alex – Disons… un attachement sentimental doublé d’un souci d’économie.

Joker – Et vous aviez votre scénario sur cette antiquité ?

Alex – Oui… Enfin celui que j’aurais dû écrire… En fait, je n’ai pas commencé… C’est l’histoire de ma vie…

Joker – C’était une auto-fiction…

Alex – Non, je veux dire, ne jamais réussir à commencer quelque chose… C’est ça l’histoire de ma vie…

Joker – Ah oui…

Alex – Je dois rendre ce scénario demain matin au plus tard… Malheureusement, il n’y a pas que l’ordinateur qui est en panne. Moi aussi…

Joker – Panne d’inspiration…

Alex – Je dirais même burn out… Comme cet ordinateur, justement. La surchauffe, vous voyez ? (Désignant du doigt sa tête) Ça fume là dedans… C’est Tchernobyl… Le système de refroidissement est en dérangement… Et le disque dur est à la limite de la fusion nucléaire…

Joker – Je vois ça.

Alex – J’imagine que Joker Dépannage ne peut rien faire pour moi…

Joker – Vous n’avez jamais songé à changer de métier ? Je veux dire… Tout en restant dans l’écriture… Je ne sais pas, moi… Au lieu d’écrire des séries débiles… Vous pourriez travailler pour le théâtre…

Alex (sceptique) – Le théâtre… Pas avant d’avoir rendu mon dernier scénario, en tout cas…

Joker – Je comprends… Le respect de la parole donnée, c’est important… Vous vous êtes engagé sur ce scénario, et vous ne pouvez pas laisser tomber tous ces gens qui vous ont fait confiance…

Alex – Oui… Et surtout, ils m’ont déjà payé la moitié de la somme pour que je l’écrive, ce foutu scénario…

Joker – Dans ce cas, vous n’avez qu’à les rembourser.

Alex – Oui… Mais j’ai déjà dépensé la moitié que j’ai touchée… plus celle que je n’encaisserai qu’à la livraison.

Joker – Ah…

Alex – Sans parler de mon dernier tiers provisionnel que je n’ai pas pensé à provisionner. Il me resterait bien une solution…

Joker – Écrire ce scénario ?

Alex – Me mettre au lit et ouvrir le gaz…

Joker – Je sens qu’il y aussi un mais ?

Alex – Dolce Vita vient de me couper le gaz parce que je n’ai pas payé la facture.

Joker – D’accord…

Alex – Maintenant, vous comprenez pourquoi j’aurais préféré que vous sachiez faire des miracles… Je ne sais pas moi, vous n’avez pas apporté avec vous quelques-uns de ces grigris dont on entend parler à la télé à propos des guerres civiles en Afrique ? De ceux qui rendent invisibles et qui protègent des balles ?

Le portable d’Alex sonne et il répond.

Alex – Oui chérie… Non, je n’ai plus de skype. Mon ordinateur vient de faire une tentative de suicide… Oui, je sais, il était en fin de vie. Il a sûrement préféré partir dans la dignité pendant qu’il en avait encore le choix… Je ne sais pas, je t’avoue que jusqu’ici, j’ignorais tout de la psychologie informatique, mais je crois qu’il était déjà très déprimé. (Prononcé à la française) Nervous breakdown, comme dit Jean Lefebvre dans Les Tontons Flingueurs. Et moi je n’en suis pas très loin non plus… Écoute, ça va être difficile, là. Je suis avec le réparateur informatique et… Enfin, ce n’est pas du tout sûr que ce soit réparable… Non je suis vraiment désolé, mais à moins d’un miracle… Oui, je sais, je ne suis pas fiable. Ma mère aussi me le répétait tout le temps… Écoute, je fais de mon mieux et je te rappelle, d’accord ?

Il range son portable.

Alex – Donc, c’est foutu ?

Joker – C’est sûr que le plus simple, ce serait d’en racheter un autre.

Alex – Avec quoi ? J’ai déjà tellement abusé de la solidarité du Crédit Mutuel… Même Dolce Vita me refuse le gaz qui me permettrait de partir dans la dignité, moi aussi. La main sur le clavier de mon plus fidèle compagnon : mon vieil ordinateur. Partir ensemble, ce serait beau, non ? Pour éviter le malheur d’être séparés après tant d’années de vie commune…

Joker – Allez, il y a toujours une lumière au bout du tunnel.

Alex – Quand on est mort, vous voulez dire ?

Joker – Vous n’êtes pas du genre optimiste, vous…

Alex – Donnez-moi une raison pour laquelle là, tout de suite, je devrais être optimiste !

Joker – C’est vous qui le disiez tout à l’heure ! On ne se suicide pas à cause d’un petit problème informatique.

Alex – Remarquez, je me demande si ce n’est pas une bonne nouvelle, finalement, que cet ordinateur soit définitivement mort.

Joker – Ah oui ?

Alex – Au moins, maintenant, j’ai une excuse valable pour ne pas rendre mon script demain matin…

Joker – Ah oui, vu comme ça…

Alex – Je dirai que l’ordinateur a pris feu instantanément juste au moment où je mettais le point final à mon scénario.

Joker – Et vous pensez qu’on va vous croire ?

Alex – C’est la vérité, non ? À part que je n’avais encore rien écrit… Mais j’aurais très bien pu avoir écrit un scénario complet, et le résultat final aurait été exactement le même. Qu’est-ce que ça change, au fond ?

Joker – Rien, vous avez raison. Malheureusement, comme vous le savez, même la vérité n’est pas toujours crédible.

Alex – Sauf si vous me faites un certificat !

Joker – Un certificat ?

Alex – Genre certificat médical, mais pour ordinateur. En l’occurrence un certificat de décès, plutôt. Je dirai que mon scénario était là dessus et que j’ai tout perdu. Vous savez, comme ces gens qu’on interviewe devant leurs maisons en ruine après un incendie ou une inondation… Ne vous faites pas d’illusions : eux aussi, pour se faire mieux rembourser, ils ne se privent pas de déclarer à leur assurance la perte de biens qu’ils ne possédaient pas…

Joker – Vous êtes sûr que ce ne serait pas plus simple de l’écrire, ce scénario ?

Alex – Franchement, vu les circonstances… Au point où j’en suis, même si je voulais, je ne pourrais pas…

Joker – Vous savez quoi ? Je commence à me demander si vous ne seriez pas un peu du genre velléitaire et procrastinateur.

Alex – Vous êtes informaticien ou psychologue ?

Joker – Pour être dépanneur, il faut être un peu psychologue.

Alex – C’est dingue… Procrastinateur… Je croirais entendre mon père. D’ailleurs, c’est incroyable ce que vous lui ressemblez… Je vous l’ai déjà dit ?

Joker – Oui…

Alex – Exceptionnellement, cette année, on ne se verra pas pour Noël… Mes parents tenaient un magasin de jouets, alors vous pensez bien qu’ils ne pouvaient jamais prendre de vacances à Noël. Mais ils ont pris leur retraite il y a six mois. Pour fêter ça, ils ont décidé de se payer un voyage cette année…

Joker – Le voyage de noces qu’ils n’avaient pas pu s’offrir quand ils se sont mariés il y a quarante ans…

Alex – Comment vous savez ça ?

Joker – J’ai dit ça comme ça… Je veux dire… Il y a quarante ans, on ne faisait pas de voyages de noces comme aujourd’hui. On se contentait d’un repas au restaurant du coin ou d’un week end à La Bourboule…

Alex – Vous êtes marié ?

Joker – Pas encore…

Alex (dévisageant son interlocuteur) – En tout cas, j’espère que je ne ressemblerai pas à mon père en vieillissant.

Joker – Avec le temps, on finit tous par ressembler de plus en plus à ses parents… Et à ressembler de moins en moins à soi-même. Vous verrez, arrivé à un certain âge, en se regardant dans la glace, on ne se reconnaît même plus…

Alex prend un miroir et se regarde dedans.

Alex – C’est vrai, ce que vous dites… Il y a des matins, en me regardant dans le miroir avant de me raser, j’ai du mal à mettre un nom sur mon visage…

Alex se rend soudain compte que le réparateur, qui est juste derrière lui, n’apparaît pas dans le miroir.

Alex – Tiens, c’est curieux ça…

Joker (embarrassé) – Quoi donc ?

Il bouge le miroir pour essayer de capter l’image de l’autre, qui semble se défiler.

Alex – Venez un peu par là pour voir… Je ne vous vois dans la glace !

Joker – Simple effet d’optique, j’imagine… Et puis votre miroir, là, ce n’est pas celui de la belle-mère de Blanche Neige, hein ? Il faudrait penser à lui passer un coup de chiffon de temps en temps…

Alex – C’est incroyable ! Mettez-vous là, je vous dis !

Joker – Vous êtes sûr d’être prêt à faire ça ?

L’autre accepte enfin de se placer devant la glace.

Alex – Votre reflet n’apparaît pas dans ce miroir !

Joker – Non, en effet… Pas encore…

Alex – Pas encore ?

Joker – Pour l’instant, tu es le seul à pouvoir me voir. Je dirais même me prévoir…

Alex – Alors on se tutoie, maintenant ? Vous prévoir ? Mais enfin, vous êtes qui ?

Joker – Je suis… Tu vas avoir du mal à le croire.

Alex – Vous êtes le fantôme de mon père, c’est ça ? Je me disais bien qu’il y avait comme un air de famille… Papa, c’est toi ?

Joker – C’est un peu plus compliqué que ça…

Alex – Ça me paraît déjà assez compliqué, non ? Alors quoi ? Un ami imaginaire ? Une sorte d’ange gardien ?

Joker – En fait, ce serait plutôt toi mon père. Après tout, l’enfant est d’une certaine façon le père de l’adulte qu’il deviendra. Et il est responsable de son avenir… comme un père est responsable de l’avenir de son enfant.

Alex – Bon, on pourrait arrêter avec les devinettes, maintenant ?

Joker – Je suis toi… en plus vieux.

Alex – Moi ?

Joker – Celui que tu deviendras si tu ne commets pas l’irréparable… Tu comprendras que j’ai tout intérêt à t’en dissuader.

Alex reste un instant interdit. Machinalement, il sort un nouveau paquet de cigarettes d’un tiroir et s’apprête à en allumer une.

Alex (dans un état second) – Vous avez du feu ? J’ai vraiment besoin de m’en griller une…

Joker (toussant) – Si tu pouvais aussi arrêter de fumer… Je n’ai pas envie d’avoir un cancer de la gorge, moi ! Non mais tu regardes, des fois, les images qu’il y a sur les paquets de cigarettes ?

Alex – Je crois que je devrais aussi arrêter la coke… Je délire, c’est ça ? Je fais un mauvais trip… Et vous êtes là pour… J’y suis ! Vous êtes médecin et vous êtes venu pour me soigner ?

Joker – D’une certaine façon, oui. Je suis là pour t’aider, en tout cas.

Alex – Non mais vous êtes docteur ou pas ? Qui vous envoie ? SOS Médecins ou SOS Fantômes ?

Joker – D’une certaine façon, c’est toi qui m’as appelé. Tu voulais avoir droit à un joker. Et bien me voilà…

Alex – Non mais attends, quand j’ai dit ça, je pensais plutôt à un génie sortant d’une bouteille. Même une bouteille de whisky. Ou je ne sais pas moi… Superman ou Joséphine Ange Gardien…

Joker – Désolé, mais je crois que tu regardes trop la télé… À ton âge, tu devrais savoir que Mimi Mathy n’existe pas vraiment…

Alex – Moi en plus vieux… Mais en quoi est-ce que ça peut m’aider ? On est loin de Superman, c’est sûr… Alors c’est à ça que je ressemblerai dans trente ans ?

Joker – Si tu te mettais à faire un peu de sport, aussi, je serais peut-être un peu plus en forme. Et je ne te parle même pas de mon taux de cholestérol. Tu devrais essayer de te nourrir avec autre chose que des chips et du Nutella… Tu as déjà entendu parler de la règle des cinq fruits et légumes par jour ?

Alex – Réparateur informatique ? C’est comme ça que je vais finir, alors ? Et tu voudrais que je n’ai pas envie de me suicider au Nutella ?

Joker – Non mais je ne suis pas forcément réparateur informatique.

Alex – Vu l’état de mon ordinateur, remarque, dans l’immédiat, ça m’aurait arrangé que tu le sois…

Joker – Ce que je suis, ça dépend de toi, en vérité. Tout ce que je serai dépend de toi, en fait…

Alex – Je vois… Et tu pourrais me faire une petite avance sur ma pension de retraite pour que je puisse me faire remettre le gaz ?

Joker – La retraite… Si tu savais…

Alex – Ah parce qu’en plus, je n’aurais même pas de retraite… Non mais je croyais que tu étais là pour m’aider ? C’est comme ça que tu comptes me remonter le moral ?

Joker – Rassure-toi, je suis venu, un peu comme Jésus Christ, apporter une bonne nouvelle.

Alex – Jésus Christ ? Une bonne nouvelle ? Je ne sais pas si ça doit me rassurer… À l’époque, tous les membres de son fan club ont fini cloués sur une croix ou bouffés par les lions dans un cirque. Alors c’est quoi ta bonne nouvelle, à toi ?

Joker – J’ai envoyé une de tes pièces de théâtre à un producteur, et ça l’intéresse. Une nouvelle vie va commencer pour toi ! Fini les séries débiles pour la télé, comme tu dis ! Tu vas enfin devenir un véritable auteur !

Alex – Une pièce ? Quelle pièce ?

Joker – Celle que tu as écrite il y a quelques années, et que tu n’as jamais osé envoyer à personne. Tu te souviens ?

Alex – Ma pièce ? Mais elle aussi elle est sur mon ordinateur ! Celui que tu n’es pas capable de réparer, tu te souviens.

Joker – Heureusement, tu avais fait une sauvegarde sur disquette.

Alex – Une disquette ? Et pourquoi pas un 78 tours aussi ? Où est-ce que tu serais allé trouver un lecteur de disquette… Surtout si tu vis en 2050 !

Joker – Tu en avais fait aussi un tirage sur papier recyclé que j’ai pu récupérer. Je l’ai retrouvé dans un tiroir de ton bureau… Tiens, ce bureau-là, justement.

Il ouvre un tiroir et en sort un document broché.

Alex – Les Amants du Lutetia… Et ça intéresse quelqu’un ça ?

Joker – Le Théâtre des Champs Élysées veut la monter. Avec Romain Duris et Cécile de France dans les rôles principaux !

Alex – Les jeunes premiers de l’Auberge Espagnole ? Mais c’est l’histoire d’un couple de vieux qui décide de se suicider ensemble dans la chambre d’un palace pour éviter que l’un d’eux ne survive à l’autre !

Joker – Ils ne sont pas encore tout à fait fixés sur le casting… Et puis maintenant avec le maquillage et les effets spéciaux, on fait des miracles…

Alex – Tu ne serais pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Joker – Croix de bois, croix de fer, si je mens, tu vas en enfer.

Alex – C’est incroyable… Et tu es sûr que…?

Joker – Ils sont emballés…

Alex – Au point de me signer un à valoir tout de suite ?

Joker – Leur seule crainte, c’est qu’un autre théâtre te fasse une meilleure offre…

Alex – Non ? Remarque, j’ai toujours pensé que ma pièce méritait mieux que de finir au fond d’un tiroir… Mais bon, je pensais que le public n’était pas encore prêt…

Joker – Et bien tu vois… Les temps changent… C’est une nouvelle carrière qui s’ouvre devant toi, je t’assure.

Alex – Dramaturge… Comme Shakespeare ou Laurent Ruquier… Alors moi aussi j’aurai droit à ma page dans Wikipedia ? Mais c’est génial !

Son portable sonne et il répond.

Alex – Oui… Non… Non, je n’ai pas écrit ce putain de scénario, je n’ai même pas commencé et je ne l’écrirai pas, voilà. J’ai décidé que je valais mieux que ça ! Non, ce n’est pas vous qui me virez, c’est moi qui démissionne ! C’est ça ! Allez vous faire foutre… et joyeux Noël

Il raccroche.

Alex – C’était mon producteur… Bon sang, ça fait du bien ! Depuis le temps que j’avais envie de faire ça…

Joker – Ah oui…

Alex – Je lui rembourserai l’argent qu’il m’a déjà versé avec mon à-valoir sur la pièce…

Joker – Bien sûr…

Alex – Je ne suis pas un mercenaire, après tout, merde ! Je suis un auteur !

Joker – Bravo ! Mais…

Alex – Vous me reprochiez d’être un irrémédiable pessimiste et de ne jamais prendre de décisions, et bien là je reprends le contrôle de ma vie !

Joker – Ah oui, c’est sûr…

Alex – Je suis le maître de mon destin ! Je suis le capitaine de mon âme ! Bordel ! Je n’ai pas raison ?

Joker – Si, si, bien sûr…

Le téléphone d’Alex sonne à nouveau.

Alex – Oui ? Non ! Non, Fred, je ne viendrai pas chez toi ce soir. Ni demain soir, ni après demain d’ailleurs. Écoute, j’ai longuement réfléchi, et je crois qu’on n’est pas fait pour vivre ensemble, finalement. Tu me reprochais de ne jamais rien décider ? Et bien maintenant c’est décidé : je te quitte ! J’ai une œuvre à écrire, moi, figure-toi ! Et je sens que mon talent va être enfin reconnu. Écoute, sans vouloir te faire de la peine, je ne suis pas taillé pour dormir dans un lit Ikéa. Je suis fait de l’étoffe des rêves, moi, et le ciel de mon lit à baldaquin, je le vois rempli d’étoiles ! Pas de toiles d’araignées ! C’est ça. Moi aussi. Bonne nuit toi même !

Il range son portable.

Alex – Et voilà ! Plus de patron, et plus de meuf pour me faire chier ! Je n’ai pas raison ?

Joker – Si, si, bien sûr… Tout ça va dans le bon sens, évidemment. Mais il faut quand même que je te précise une chose…

Alex – Quoi ?

Joker – Ce que je viens de te dire… La bonne nouvelle…

Alex – Ouais ?

Joker – Et bien… Ce n’est pas tout à fait vrai. Enfin, pas encore…

Alex – Comment ça pas encore ? Qu’est-ce qui n’est pas encore vrai ?

Joker – Et bien cette pièce de théâtre que ce producteur a accepté, tu ne lui as pas encore envoyée, en fait…

Alex – Quoi ? Mais je croyais que c’était toi qui l’avais envoyée !

Joker – C’est moi qui l’ai envoyée, oui, quand j’avais quelques années de plus que toi. Mais tu n’es pas encore moi…

Alex – Mais vous êtes dingue !

Joker – En plus, je dois t’avouer que ta pièce, en l’état, ils n’en ont pas voulu… Il faut dire que c’est assez déprimant… Il faudrait que tu reprennes un peu tout ça, mais plus dans le genre comédie, tu vois. Même dans trente ans, ce sera encore la crise tu sais. Quand les gens vont au théâtre, ils ont envie de rigoler !

Alex – De rigoler ? Mais je vais l’étrangler…

Alex saisit l’autre par le cou et commence à serrer. L’autre parvient à se dégager et lui échappe en passant de l’autre côté du bureau.

Joker – Allons, allons… Essaie de voir les choses positivement…

Alex – Mais pourquoi ? Pourquoi m’avoir raconté une pareille salade ?

Joker – Pour te faire réagir ! Pour te secouer un peu !

Alex – Dans ce cas, c’est parfaitement réussi. Qu’est-ce que tu en penses ? Je n’ai pas l’air complètement secoué ?

Joker – J’ai bien senti que tu traversais une mauvaise passe… Il faut croire en toi, mon vieux !

Alex – Tu peux éviter de m’appeler mon vieux ?

Joker – Je vais t’aider à reprendre confiance en toi !

Alex – Non mais c’est une blague ? M’aider ? Avant que tu arrives, tout allait bien dans ma vie, à quelques détails près ! Maintenant, je n’ai plus de boulot ! Et plus de petite amie… Merci de ton aide !

Joker – Je te rappelle que je t’ai quand même sauvé du suicide…

Alex – Ce n’était pas un revolver, c’était un briquet ! Maintenant, oui, j’ai vraiment de bonnes raisons de me suicider !

Joker – Allons, ne sois pas si négatif…

Alex – Il y a sûrement un moyen de rattraper le coup… Je vais rappeler mon producteur. Et ma petite amie. Je pourrais dire qu’on m’avait fait boire ou prendre de la drogue. Que je n’étais pas dans mon état normal.

Joker – Je ne suis pas sûr que ça va marcher, tu sais…

Alex – Merci de tes encouragements, vraiment… Alors qu’est-ce que je fais ?

Joker – C’est vrai, il faut voir la réalité en face, ta première pièce était nulle… Mais tu peux en écrire une autre ! Une comédie ! Les gens adorent, les comédies !

Alex – Une comédie ! Comment veux-tu que j’écrive une comédie alors que grâce à toi, j’ai seulement envie de me jeter sous un train ? C’est du délire…

Joker – Fais un effort, bon sang ! Et entre nous, si tu pouvais garder une petite amie plus de six mois… Je n’ai pas envie de finir ma vie tout seul, moi… Tu sais, passé cinquante ans, on ne rencontre plus aucune tête nouvelle… Ou alors aux enterrements, les petits enfants du défunt…

Alex – Je vais le tuer…

Joker – Ce qui serait une autre forme de suicide…

Alex reste un instant anéanti.

Alex – Mais je ne sais pas moi, si tu viens de l’avenir, il doit y avoir des choses que tu sais qu’on pourrait monnayer aujourd’hui ?

Joker – Genre ?

Alex – Les résultats du loto, les cours de la bourse, l’évolution des prix de l’immobilier… Tu n’as pas ramené avec toi le journal de demain, par hasard, avec le numéro gagnant du prochain Euromillion ?

Joker – Non mais je ne viens pas de l’avenir dans ce sens là…

Alex – Parce qu’il y a plusieurs sens pour venir de l’avenir ?

Joker – Je veux dire, ce n’est pas le voyage dans le temps, non plus. On n’est pas dans un téléfilm.

Alex – Sans blague ?

Joker – Comment t’expliquer ça… Je ne suis qu’une virtualité, tu comprends ? Une virtualité susceptible de changer à chaque instant en fonction des choix que tu fais toi au présent. Je veux dire… Il ne faut pas exagérer, non plus… Je ne viens pas d’un avenir stable auquel on pourrait se fier…

Alex – Je vois… Alors si je comprends bien, tu n’est pas quelqu’un de fiable toi non plus ! On ne peut pas compter sur toi !

Joker – Tu ne vas pas me faire une scène ? Pas toi ?

Alex – Bon, très bien… Alors qu’est-ce que tu suggères ? Puisque tu es là pour m’aider…

Joker – Il n’y a pas trente-six solutions, tu sais. Il faut que tu écrives cette pièce !

Alex – Quelle pièce ?

Joker – Celle que le Théâtre des Champs Élysées accepterait de monter !

Alex – Mais je suis un raté ! Tu es bien placé pour le savoir ! Un minable ! Je ne suis même pas fichu d’écrire un épisode de Plus Belle La Vie… Je n’écrirai jamais de pièce de théâtre !

Joker – Ne sois pas aussi dur avec toi-même…

Alex – Tu dis ça seulement parce que tu ne veux pas une fin de vie minable, tout seul, dans une maison de retraite pour scénaristes désargentés. Désolé, mais je ne peux rien pour toi, vieux débris !

Joker – Ce n’est pas gentil, ça… Je suis plus vieux que toi… Tu me dois le respect, tout de même…

Alex – Et puis une pièce de théâtre, entre nous… Tu veux finir auteur de théâtre, toi ? Dramaturge, non mais tu rigoles ? Quand on lui fait l’honneur de jouer sa pièce dans un théâtre, après les retenues en cascade de la SACD, l’auteur gagne moins d’argent que l’ouvreuse.

Joker – Ne sois pas aussi terre à terre… Je ne sais pas, moi… Tu ne veux pas passer à la postérité ?

Alex – Ce n’est pas vrai, je rêve ! La postérité, maintenant ! Mais quand on parle d’une pièce de théâtre au 20 heures à la télé, on ne cite même pas le nom de l’auteur !

Joker – J’aime bien, le théâtre, moi…

Alex – Parfait… Tu n’as qu’à l’écrire toi-même, cette putain de pièce de théâtre ! Ou mieux, écris-moi déjà le scénario que je dois rendre pour demain matin ! Ça me permettra au moins de ne pas rembourser l’argent qu’on m’a déjà versé…

Joker – Et pourquoi pas ?

Alex – Et bien vas-y.

Il s’assied au bureau.

Joker – Je t’aurais bien aidé, mais… Sans ordinateur, ça ne va pas être évident…

Alex ouvre un tiroir et en sort un bloc et un stylo qu’il jette sur le bureau.

Alex – Tu n’as qu’à faire ça à l’ancienne ! Avec un stylo et du papier…

Joker – Ah oui, c’est vrai, pourquoi pas ? Après tout, Macbeth a été écrit avant Macintosh !

Alex – Super…

Joker – Ok, j’y vais…

Il se met à réfléchir et essaie d’écrire. Pendant que l’autre fait les cent pas.

Joker – Tu pourrais arrêter de tourner en rond ? Je n’arrive pas à me concentrer…

Alex – Tu vois ? Pas si facile, hein ? C’est un métier.

Joker – Ça va, laisse-moi cinq minutes, non ?

Alex – Ok, en attendant, je vais fumer une cigarette, pour cultiver ton cancer…

Alex sort une cigarette sans l’allumer. Joker soupire.

Joker – D’accord, je n’ai pas d’idée non plus…

Alex – On est dans la merde, mon vieux ! Je dois 30.000 euros à la Banque Populaire, et je n’ai plus de boulot !

Joker – Je croyais que c’était le Crédit Mutuel ?

Alex – Oui, mais avant le Crédit Mutuel, j’ai laissé une ardoise à la Banque Populaire… Qu’est-ce que tu veux ? J’ai l’esprit mutualiste…

Joker – Allez… Tu vas t’en sortir, hein ?

Alex – Si je ne m’en sors pas, tu ne t’en sors pas non plus ! Ce n’est pas à la Banque Populaire que tu finiras, c’est à la soupe populaire…

Silence.

Joker – Et si on s’y mettait tous les deux ? Je serai ta muse…

Alex – Tu parles d’une muse ! Une buse oui ! Et puis je n’ai même plus d’ordinateur. Je n’écris pas à la main, moi. On n’est plus au Moyen-Age. Tu n’as même pas été foutu de me le réparer, mon ordinateur !

Joker – Je ne suis pas vraiment réparateur informatique.

Alex – Très bien, je vais essayer de le réparer moi-même, alors… Ça ne doit pas être si compliqué que ça… Une fois, ma cafetière électrique est tombée en panne, et j’ai réussi à lui redonner une deuxième vie…

Il s’approche de l’ordinateur et commence à bricoler.

Joker – Tu es sûr de ce que tu fais ?

Alex – Tu as dit qu’il était toujours sous tension, non ?

Joker – J’ai dit ça comme ça…

Alex plonge les mains sous le capot de l’ordinateur et soudain se contorsionne comme s’il était victime d’une électrocution.

Joker – Visiblement, j’avais raison. Il était toujours sous tension…

Alex s’effondre, foudroyé.

Joker – Oh mon Dieu, non ?

Il se précipite vers Alex pour le secourir.

Joker – Si cet abruti ne s’en remet pas, c’est moi qui meurs !

Il lui donne des claques.

Joker – Mais réveille-toi !

L’autre ne bouge pas.

Joker – Bon, je n’ai pas le choix…

Il lui fait un bouche à bouche. Alex se réveille en sursaut, horrifié.

Alex – Mais ça ne va pas, non ! Vieux pervers narcissique !

Joker – Ça va, tu pourrais me remercier, au moins. Je viens de te sauver la vie pour la deuxième fois…

Alex – Tu parles… Te sauver la vie à toi-même, tu veux dire, oui…

Ils reprennent tous les deux leurs esprits.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Joker – Pour commencer, je crois qu’il vaut mieux que tu arrêtes le bricolage…

Alex – Tu as raison…

Joker – Et si tu t’inscrivais à une formation d’informaticien ?

Alex – Ah oui, en voilà une idée qu’elle est bonne. Surtout qu’on a tout notre temps, hein ? D’ici six mois ou un an, je devrais être capable de démonter et remonter cette machine les yeux fermés…

Joker – Pas toi, mais moi oui !

Alex – Pardon ?

Joker – Souviens-toi ! Je suis toi en plus vieux ! Ce que je suis dépend de ce que tu fais. Si tu t’inscris à une formation d’informatique aujourd’hui, moi je saurai réparer cet ordinateur dès maintenant !

Alex – Ah oui, ça se tient… Tu crois que ça peut marcher ?

Joker – Logiquement, ça devrait marcher.

Alex – Ouais… Mais je te rappelle que quand cet ordinateur marchait encore, c’est moi qui étais déjà en panne d’inspiration… Je suis un autodidacte, mon vieux ! Pire, un imposteur ! On m’a confié mon premier boulot parce que je couchais avec la secrétaire de Laurent Ruquier, et après ça s’est enchaîné. Mais je n’ai aucune formation ! Je pourrais être arrêté à tout moment pour exercice illégal de l’écriture dramatique !

Joker – Et si tu t’inscrivais aussi à une formation de scénariste ?

Alex – Pardon ?

Joker – Comme ça je deviens un vrai scénariste et je peux écrire ce scénario à ta place !

Alex – Après tout, au point où on en est, qu’est-ce qu’on risque ?

Joker – L’idéal, ce serait de trouver une formation combinée informaticien-scénariste… Pour que je puisse aussi réparer l’ordinateur…

Alex – Il ne faut peut-être pas trop en demander, quand même…

Alex prend son portable, et fait une recherche sur Google.

Alex – Conservatoire Américain d’Écriture Télévisuelle… Ça sonne un peu bidon, non ?

Joker fait une moue dubitative.

Joker – En même temps, on n’a pas trop le choix.

Alex fait le numéro.

Alex – Allo… Oui, je voudrais m‘inscrire au… Deux ans ? Ah oui, quand même… Ah, parce qu’en plus, il y a un concours… Oui, j’attends…

Joker – Un concours… Ça c’est la tuile… J’espère que tu ne vas pas le rater…

Alex – Je croyais que tu avais confiance en moi… Oui ? Ah… D’accord… Donc, il y a aussi une limite d’âge… Malheureusement, je crains d’avoir déjà dépassé la date limite de fraîcheur… Merci quand même…

Alex pose son portable.

Joker – J’aurais dû venir te voir avant que tu ne sois trop vieux… Je me demande s’il n’est pas déjà trop tard…

Alex – Il faut se rendre à l’évidence, je crois que je ne serais jamais un grand scénariste hollywoodien…

Joker – Il doit y avoir d’autres formations… Il suffit peut-être de mettre la barre un peu moins haut…

Alex regarde sur son écran de portable.

Alex – Joker Scénario… C’est une formation de script doctor en trois semaines…

Joker – Script doctor ?

Alex – Docteur pour scénario, si tu préfères… C’est un peu comme dépanneur informatique, mais tu dépannes des scénaristes en panne d’inspiration…

Joker – Au point où on en est…

Alex compose le numéro.

Alex – Allo ? Oui, ce serait pour m’inscrire à votre prochaine cession de formation en Script Doctoring… D’accord… Ok… Combien, vous dites ? Ah, d’accord… Mon nom ? Alex Dumas… D’accord, je vous envoie le chèque par la poste… (Il repose son portable) Je vous remercie… Ça y est, je suis inscrit…

Joker – Mais ?

Alex – Ça coûte 8.000 euros…

Joker – Je crois que je n’ai pas fini de rembourser tes dettes… J’espère au moins que c’est un bon investissement…

Alex – Ça c’est à toi de nous le dire… Tu as des idées, maintenant ?

Joker – Ça n’est qu’une formation de dépanneur scénaristique…

Alex – Tu pourrais essayer d’adapter ma pièce…

Joker – Les Amants du Lutetia ?

Alex – Tu voulais qu’on réécrive ça en comédie. On pourrait essayer d’en faire un épisode de série. Celui que je dois rendre pour demain matin…

Joker – L’histoire des deux vieux qui se suicident ?

Alex – Tu es script doctor, ou pas ?

Joker – J’espère que c’est une bonne formation… Fais voir quand même…

Alex lui tend le texte broché.

Alex – Tiens…

Joker – Je ne sais pas moi… Imagine que les deux vieux ratent systématiquement toutes leurs tentatives de suicide. Ça peut être drôle…

Alex – Mmm… Comique de répétition… Mais ils restent vieux et suicidaires quand même… Ce n’est pas tellement dans l’esprit de Noël…

Joker – Je sens que ça vient… J’ai une meilleure idée… Après avoir absorbé une dose de poison mortel, ils s’allongent sur le lit et regardent la télé pour passer le temps en attendant que le poison fasse son effet. C’est le tirage du loto, et ils apprennent que le numéro qu’ils jouaient sans succès depuis quarante vient de sortir. Ils ont gagné 300 millions d’euros.

Alex – Et c’est drôle, ça ?

Joker – Tu as raison… Ça ne va pas être évident d’en faire une comédie…

Alex – Tu sais quoi ? Je me demande si on ne s’est pas fait avoir avec cette formation de script doctor à 8.000 euros…

Un temps.

Joker – Ou alors il faut assumer que c’est un drame, et en faire quelque chose de très émouvant, avec un message sur la solitude des personnes âgées, et le droit à mourir dans la dignité… Ça peut être très beau…

Alex – Ouh la la… Le drame, moi, ça me déprime…

Joker – Oui, mais c’est peut-être là où tu devrais passer un cap, tu vois… Accepter de voir que la vie est complètement déprimante…

Alex – Heureusement que tu es là pour me remonter le moral…

Le téléphone sonne.

Alex – Oui… C’est moi, oui… Non ? Ce n’est pas possible ! Mais c’est arrivé quand ? Bon… Merci de m’avoir prévenu…

Alex pose son téléphone.

Joker – Qu’est-ce qui se passe ?

Alex – Tu avais raison, la vie est une tragédie… Mes parents viennent de mourir tous les deux dans l’hôtel où ils fêtaient leur deuxième nuit de noces…

Joker – Morts ? Mais comment ?

Alex – On les a retrouvés tous les deux allongés sur le lit main dans la main, avec la télé allumée. Et il y avait un billet de loto posé sur la table de nuit…

Joker – Ah, oui, là c’est le gros lot…

Un temps.

Joker – Je t’avoue que moi aussi, je commence à avoir un peu de mal à apercevoir la lumière au bout du tunnel…

Alex – Il faudrait que Dieu nous envoie un signe…

Joker – Une raison d’espérer…

Un temps.

Alex – Ça sent le souffre, non ? On dirait que ça vient de la cuisine…

Joker – C’est peut-être le signe qu’on attendait…

Alex disparaît dans la cuisine.

Alex (off) – C’est un miracle ! Dolce Vita nous a remis le gaz !

Joker – Je crois que Dieu nous a clairement fait comprendre quelle était la solution…

Le vieux s’éclipse, en laissant son bonnet de joker sur le bureau. Alex revient, et ne voit personne. Il reste interloqué.

Noir. Musique d’ambiance.

Épilogue

Alex dort sur l’ordinateur comme au début. Le téléphone sonne. Il répond.

Alex (dans un demi sommeil) – Ouais…? Qui ça…? (Se réveillant tout à fait) Non, non, bien sûr, excusez-moi, je… Non, non, je ne dormais pas. Pas du tout, je… Je réfléchissais, justement… Oui, je sais, ce n’est plus le moment de réfléchir, mais je veux dire… Avant demain matin huit heures, absolument… Comme convenu… Oui, je sais, je vous ai déjà dit ça hier, mais cette fois, c’est promis… Le tournage commence la semaine prochaine, je sais… Et c’est difficile de diffuser un épisode spécial Noël début février, je comprends bien votre point de vue… Non, non, j’ai presque terminé. Il me manque juste la dernière scène et… J’y passerais la nuit, s’il le faut, mais vous aurez le scénario complet pour demain matin, sans faute. Peut-être même avant, si j’ai terminé ce soir… Ok, demain matin, si vous préférez… D’accord… Sinon, je suis viré, je sais… Merci de me le rappeler, je crois que ça va m’aider… Alors à très vite !

Il range son portable.

Alex – Pourquoi j’ai l’impression d’avoir déjà eu cette conversation…

On sonne.

Alex – Tiens, qui ça peut-être ?

Il va ouvrir.

Alex (off) – Papa ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais mort ?

Alex revient accompagné de l’homme qui jouait précédemment le joker, mais habillé de façon beaucoup plus conventionnelle, et porteur d’un gros paquet cadeau.

Père – Je sais qu’on ne s’est pas vus depuis quelque temps, mais quand même… Je passais dans le coin, alors comme exceptionnellement, on ne sera pas là à Noël, ta mère et moi, je me suis dit que j’allais t’apporter ton cadeau…

Alex – Ah oui… C’est marrant, je pensais à toi, justement. Enfin, à vrai dire, c’était plutôt un rêve…

Père – Un rêve ?

Alex – Ou un cauchemar, je ne sais pas très bien. En fait tu étais mort, et maman aussi, mais tu revenais me voir sous la forme d’un dépanneur informatique. Et à la fin, je m’apercevais que le dépanneur, c’était moi. Mais en plus vieux…

Père (largué) – Les rêves, tu sais…

Alex – Ouah ! Ça a l’air volumineux, en tout cas ! Je peux l’ouvrir maintenant ?

Père – Bien sûr…

Alex déballe le cadeau.

Alex – Un ordinateur !

Père – Comme tu m’avais dit que le tien était en bout de course…

Alex – Ah, c’est sûr… Là tu ne pouvais pas mieux tomber…

Père – Si ça peut te dépanner, tant mieux…

Alex – Ça me fait plaisir de te voir, tu sais, parce qu’en ce moment là, j’ai un petit coup de mou… J’ai l’impression qu’il faudrait que je prenne des décisions importantes si je ne veux pas finir vieux con, mais je n’arrive pas à me décider.

Père – Qu’est-ce que tu veux ? Comme dit ta mère, tu as toujours été velléitaire et procrastinateur. Mais tu veux que je te donne un conseil ?

Alex – Je le connais, ton conseil, tu me l’as déjà répété cent fois. Quand tu as une décision importante à prendre, dans la vie, demande-toi si le vieux que tu seras un jour pourra te dire : je suis fier de toi.

Père – Tu te seras peut-être planté, mais au moins tu auras essayé.

Alex – Ouais… Mais là, tout de suite, j’ai l’impression de ne pas avoir les bonnes cartes en mains.

Père – On a tous droit à un joker… En revanche, rappelle-toi une chose…

Alex – On n’a droit qu’à une seule partie.

Père – Allez, je te laisse travailler…

Alex – Je te raccompagne. Et où est-ce que vous allez, alors, pour votre deuxième voyage de noces ?

Père – Finalement, plutôt que de partir une semaine quelque part au soleil, on va se payer une nuit dans un palace ! C’est une idée de ta mère… Elle veut s’offrir une vraie nuit de noces…

Alex – À Paris ?

Père – Au Lutetia !

Alex – Ah oui…

Père – Pour finir en beauté…

Alex – Finir en beauté ?

Père – Je parlais de notre départ en retraite ! Tu es sûr que ça va ?

Alex – Oui, oui… Si, si… Bon et bien… Bon séjour alors… Allez, au revoir papa. Et tu embrasseras maman de ma part.

Alex revient, un peu perturbé.

Alex – Bon, je crois que cette fois, il faut que je m’y mette…

Il branche son nouvel ordinateur et s’assied devant. Le téléphone sonne.

Alex – Oui ? Oui, Fred, écoute… Non, c’est moi qui suis désolé pour tout à l’heure quand tu m’as appelé… Je me suis laissé emporté… Tu n’as pas appelé ? Ah… Non, alors j’ai dû rêver… Enfin, c’était plutôt un cauchemar… Mon ordinateur avait cramé et… Ce serait trop long à t’expliquer, mais crois-moi, ça ferait une bonne pièce de théâtre… Non, finalement mon père est passé et il m’a offert un nouvel ordi. Oui, oui, ça va, ils partent en voyage de noces… J’espère que ça va bien se passer… Qu’est-ce que tu en penses, si j’écrivais une pièce de théâtre ? Tu crois vraiment ? Ok… Merci de tes encouragements, en tout cas . Oui… Moi aussi … Je t’embrasse… Ok, je te rappelle…

Il raccroche. Son regard tombe sur son ancien ordinateur sinistré. Puis sur le bonnet de joker, qu’il prend dans la main, songeur.

Alex – Bon ben alors… Rendez-vous dans trente ans, mon vieux… J’espère que tu seras fier de moi…

Il se met à frapper sur le clavier de son nouvel ordinateur. D’abord de façon hésitante, puis plus rapidement.

Noir.

 Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger. Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur : www.comediatheque.net

 Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-51-2

 

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