Cartes sur table
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
1 homme 2 femmes / 2 hommes 1 femme
Il cherche un job même en CDD. Elle cherche un jules en CDI. Ils n’auraient jamais dû se retrouver en tête à tête dans ce restaurant. Pour parvenir à leurs fins, sous le regard d’un serveur (ou d’une serveuse) témoin de leur duplicité, ils interprètent tous les deux un rôle de composition. Mais chacun ignore que l’autre ne joue pas cartes sur table…
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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER
Cartes sur Table
Personnages :
Nicolas (homme)
Stéphane (homme ou femme)
Alex (homme ou femme)
Une table de restaurant dressée pour deux, sur laquelle trône un carton « réservé ». La multiplicité des verres et des couverts, ainsi que la longueur et la blancheur de la nappe, dénotent une adresse haut de gamme, même si le décor assez « brut » de la salle annonce un lieu plutôt branché.
Alex, qui peut être un serveur ou une serveuse, d’un âge indifférent, conduit Nicolas jusqu’à sa table. Quel que soit son sexe et son âge, Alex incarne, par son costume et son maintien, au moins au début de la pièce, un maître de cérémonie très sophistiqué, et accessoirement gay. Nicolas, pour sa part, la quarantaine un peu fatiguée, paraît engoncé dans son costume trop petit et sa cravate trop serrée. Il est évident qu’il n’est familier ni de ce genre d’accoutrements ni de ce genre d’endroits, et sa nervosité est visible.
Alex – Voici votre table, Monsieur.
Nicolas – Ah… Alors je suis le premier…
Alex – Madame ne va sans doute pas tarder.
Nicolas – Ah non, mais… je n’ai pas rendez-vous avec une femme.
Alex – Comme Monsieur voudra… Notre établissement est gay friendly…
Nicolas – Non, mais je n’ai pas rendez-vous avec un homme non plus… Enfin, si, mais…
Alex – Quoi qu’il en soit, puis-je suggérer à Monsieur notre menu Saint Valentin ?
Nicolas – Pourquoi ?
Alex – Mais… parce que c’est aujourd’hui la Saint Valentin.
Nicolas – La Saint Valentin, c’est aujourd’hui ?
Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas… Un apéritif ? Ou préférez-vous attendre… votre partenaire.
Nicolas – Je vais attendre, merci.
Alex – Je vous laisse la carte pour vous tenir compagnie.
Alex pose la carte sur la table. Nicolas observe un peu la salle autour de lui. Il croise puis décroise maladroitement les jambes. Pour se donner une contenance, il entreprend de consulter la carte, mais en la prenant, il renverse un verre qu’il rattrape in extremis. Il parcourt la carte.
Alex – Eh ben… C’est peut-être la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui, mais ce n’est pas les restos du cœur, ici… Aucune entrée à moins de trente euros… Chez mon épicier discount, je fais les courses pour la semaine avec ça… Bon alors le crabe, on va oublier, je ne suis pas très bricoleur… Les escargots, il vaut mieux éviter aussi… Pourquoi dans ce genre de restaurants ils ne servent que des trucs aussi difficile à bouffer ? Ça doit faire partie des épreuves éliminatoires…
Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.
Nicolas – Ah, Antoine… Non, non, mais je ne vais pas pouvoir te parler très longtemps, je suis en rendez-vous, là. Euh, non, je suis toujours au chômage. Mais justement, je déjeune avec un type à qui j’ai envoyé mon CV pour un boulot. Je craignais un peu que ce soit lui, d’ailleurs, pour m’annoncer que finalement, il ne pouvait pas venir. Parce que je compte un peu sur lui pour l’addition. Non, pas l’audition. L’addition ! Dis donc, c’est toi qui commences à avoir des problèmes d’audition… Non, ce n’est pas pour un rôle. Comédien, ce n’est plus de notre âge, mon vieux. Faut se rendre à l’évidence. Non, je cherche un vrai boulot. En CDD, tu vois. Congés payés, RTT, mutuelle, chèques vacances, tickets resto… Et surtout vraies feuilles de salaire, que je puisse montrer aux agences immobilières pour trouver un appart à moi. Je squatte chez une copine, là, mais je sens que ça commence à être un peu tendu. Non, non, c’est pour un job dans la pub. Oui, auditeur libre au Cours Florent, ce n’est pas le profil habituel pour ce genre de poste, je sais… C’est bien pour ça que j’ai un peu le trac, figure-toi.
Alex revient et s’affaire non loin de là à arranger un bouquet de fleurs sur un guéridon, en laissant traîner une oreille indiscrète. Léger embarras de Nicolas avant de poursuivre.
Nicolas – Disons que… j’ai un peu upgradé mon CV. Ils demandaient bac plus six. Et comme moi, ce serait plutôt bac moins une. Non, je dis moins une parce que je ne l’ai pas raté de beaucoup. Alors cette fois, j’ai carrément mis que je sortais d’HEC. Quitte à bidonner, autant y aller à fond, non ? Au moins, j’ai décroché un rendez-vous, on verra bien après… Et puis les diplômes, une fois que tu es embauché, personne ne vérifie, il paraît. Évidemment, je n’ai pas précisé non plus que je pointais au RSA… Eh ben j’ai dit que je travaillais déjà dans une grosse agence parisienne, mais que j’avais envie de me remettre en question, de relever de nouveaux défis et d’être confronté à des challenges plus motivants. Si j’ai déjà travaillé dans la pub ? Écoute, j’ai distribué des prospectus dans les boîtes aux lettres de mon quartier, il y a quelques années… Dans la communication, il suffit d’avoir un peu de baratin, non ? Et pour ça tu me connais, je ne crains personne… Non et puis là, ça a l’air d’être plutôt le genre start up, tu vois. Une boîte américaine, je crois. L’anglais ? Oh, écoute, je me débrouille un peu… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si on foutait en taule tous les chômeurs qui ont un peu boosté leur CV dans l’espoir de décrocher un job. Au pire, ils me foutent à la porte à la fin de ma période d’essai, et j’aurai toujours mes trois feuilles de salaire. J’ai rendez-vous avec le patron. Va savoir, je vais peut-être voir débarquer Steve Jobs. Lui aussi, il est parti de rien. Pauvre comme Job. Je suis sûr qu’il me donnerait ma chance, lui… Ah, il est mort… Non, je ne savais pas… Et il est mort de quoi ? Ah, merde…
Alex repart.
Nicolas – Bon, je crois qu’il vaudrait quand même mieux que je révise un peu mon curriculum avant qu’il arrive… En fait j’ai envoyé le copier-coller d’un CV que j’ai récupéré sur le site des anciens de l’ESSEC. Oui ou d’HEC, je ne me souviens plus trop des détails… Le resto ? Écoute, c’est lui qui a choisi. Plutôt branché. Genre tu as l’impression de bouffer dans un hangar, mais quand tu vois les prix sur la carte, tu comprends tout de suite que ce n’est pas une cantine pour les chômeurs en fin de droits. Tu savais que c’était la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui ? Ah, c’est la Saint Valentin pour tout le monde ? Je ne sais pas pourquoi il m’a filé rencard dans un restaurant gay le jour de la Saint Valentin… En plus, j’ai les crocs, je n’ai rien bouffé hier soir. J’ai un petit problème de trésorerie ce mois-ci. Enfin, j’imagine quand même que c’est lui qui va régler la note. J’aurais au moins gagné un repas chaud… Bon, il faut vraiment que je te laisse, là… Ok, je te rappelle, je te raconterai… By…
Tout en attaquant le contenu de la panière, Nicolas sort de sa poche un CV froissé et se met à le parcourir.
Nicolas – Voyons voir… Expérience professionnelle… Formation… Ah, oui, c’est là…
Stéphane, une blonde d’une trentaine, arrive. Elle porte une tenue plutôt provocante qui ne lui est visiblement pas familière, si l’on en croit la difficulté qu’elle a à marcher avec ses talons trop hauts. Stéphane peut aussi être un homme travesti en femme. En tout cas, l’ambiguité quant à son sexe doit pouvoir exister. Et quoi qu’il en soit, elle porte une perruque. Stéphane semble chercher quelqu’un, et hésiter. Nicolas, concentré sur sa lecture et qui ne pense pas une seule seconde que Stéphane peut être la personne avec qui il a rendez-vous, l’ignore. Voyant que la table est dressée pour deux, cependant, et que Nicolas est seul, Stéphane l’aborde.
Stéphane – Excusez-moi, je crois que c’est avec moi que vous avez rendez-vous… Je suis Stéphane…
Nicolas, estomaqué, et la bouche pleine de pain, met un temps à répondre.
Nicolas – Stéphane… Ah, oui, bien sûr… (Se levant) Nicolas… Mais je vous en prie, asseyez-vous… Je…
Elle s’assied et il se rassied aussi.
Stéphane – Vous avez l’air surpris. Pas déçu, j’espère…
Nicolas – Non, non, c’est à dire que… Je ne m’attendais pas à voir arriver une femme.
Stéphane semble surprise elle aussi.
Stéphane – Ah bon ?
Nicolas – Je veux dire une femme… aussi jeune et aussi élégante.
Stéphane – Merci.
Nicolas – Non, mais je n’ai rien contre, hein ?
Stéphane – Tant mieux.
Silence embarrassé.
Nicolas – Stéphane, c’est un prénom original, non…? Je veux dire… pour une femme.
Stéphane – C’est vrai… Et pourtant, c’est aussi un prénom féminin… Vous connaissez sans doute la comédienne Stéphane Audran…
Nicolas – Bien sûr…
Stéphane – De mon côté, je vous avoue que… je ne pensais pas que vous auriez mis une cravate… C’est pour ça que j’ai eu un petit moment d’hésitation…
Nicolas – Ah, oui…? C’est peut-être un peu trop…
Stéphane – Non, mais ça vous va très bien.
Nicolas – Merci…
Stéphane – Je suis très sensible à cet effort vestimentaire… Je déteste les gens négligés. Mais disons que vous auriez aussi bien pu adopter une tenue plus décontractée.
Nicolas – Bien sûr…
Stéphane – Je ne sais pas quelle image vous vous faites de moi, mais… je ne suis pas aussi psychofrigide que j’en ai l’air, vous savez.
Nicolas – Mais pas du tout…
Stéphane – Je voulais dire psychorigide.
Alex revient.
Alex – Ces messieurs dames prendront-ils un apéritif pour se mettre en bouche ?
Alex paraît surpris de voir Stéphane, et inversement. Mais chacun d’eux reste sur la réserve.
Stéphane – Euh… Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites ?
Nicolas – Allons-y.
Stéphane – Une coupe de champagne, alors.
Nicolas – Très bien, moi aussi.
Alex tend une autre carte à Stéphane.
Alex – Je vous apporte ça tout de suite. Et je vous laisse consulter notre carte en attendant.
Alex s’en va. Stéphane ouvre la carte et l’examine.
Stéphane – Tout ça m’a l’air très appétissant… et scandaleusement cher. Il ne fallait pas vous sentir obligé de faire des folies, vous savez.
Nicolas, sidéré, la regarde et en reste sans voix.
Stéphane – Voyons voir… Je n’ai pas si faim que ça… Et je ne voudrais pas vous ruiner dès notre premier rendez-vous. Je me contenterai d’un plat et un dessert… Et vous ?
Nicolas – Deux plats. Très bien, moi aussi.
Stéphane – Parfait.
Nicolas – Je ne suis pas très sucré. Moi, je prendrai plutôt une entrée et un plat.
Stéphane (surprise) – Ah…
Nicolas – La suggestion du chef, je ne sais pas ce que c’est…
Alex revient avec deux coupes de champagne et quelques cacahuètes qu’il pose sur la table.
Alex – Je peux vous renseigner ?
Nicolas – Le plat du jour, c’est quoi ?
Alex – Alors, la suggestion du jour, c’est le lapin chasseur.
Nicolas – Ah, oui…
Alex – Maintenant que Madame est là, pour le lapin, vous ne risquez plus rien…
Nicolas – Ce n’est pas un peu sec, le lapin ?
Alex – Tous nos lapereaux sont élevés sous la mère, Monsieur.
Nicolas – Je vais prendre ça, alors. Un lapin élevé sous la mer, ça ne peut pas être sec. Et vous ?
Stéphane – Je vais me laisser tenter par les écrevisses à la nage. Je fais un petit régime en ce moment…
Alex – Les écrevisses, c’est très léger. Et la nage, c’est très bon pour la ligne. Ça se mange sans faim, vous verrez. On a l’impression de n’avoir rien mangé.
Nicolas – À ce prix-là… J’espère qu’elles sont élevées sous la mer aussi, vos écrevisses ? Je rigole…
Alex – Pas d’entrée, donc. Et pour le dessert, on verra après, n’est-ce pas ?
Nicolas – Si. En entrée, je prendrai le pâté du chef.
Alex – Une terrine du chef, très bien. Et pour madame ?
Nicolas – Pas d’entrée, vous avez dit, non ?
Stéphane – Euh, non, non…
Alex – Je vous apporte la carte des vins.
Nicolas – Pour…?
Alex – Pour arroser le lapin… et les écrevisses.
Stéphane – Après le champagne, je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…
Nicolas la coupe avant qu’elle ne poursuive.
Nicolas – Vous avez raison. Une carafe d’eau, ça ira très bien.
Alex – Château La Pompe, parfait.
Alex s’en va. Silence embarrassé. Stéphane lève sa coupe.
Stéphane – Bon, et bien… À notre rencontre… En espérant que ce soit le début d’une belle histoire…
Nicolas – Tout à fait… À notre… success story.
De plus en plus nerveux, Nicolas vide sa coupe cul sec, sous le regard consterné de Stéphane, qui a seulement trempé les lèvres dans la sienne.
Nicolas – C’est du bon…
Stéphane – Oui… Il est bien frais. Et vous aviez soif, on dirait.
Nicolas – Bon, alors qui commence ? Vous me posez des questions, ou bien…?
Stéphane – Nous ne sommes pas si pressés, tout de même. Ce n’est pas un entretien d’embauche…
Nicolas – Ah, non…?
Stéphane – Je veux dire… Ce n’est pas un interrogatoire. Il faut aussi laisser une place au mystère.
Nicolas – C’est tout à fait mon avis. La formation, l’expérience… Ça compte bien sûr… Mais le plus important, c’est d’en avoir envie, non ?
Stéphane – Je sais déjà que vous avez fait une grande école commerciale.
Nicolas – Oui, en effet…
Stéphane – Et que vous êtes veuf.
Nicolas – J’ai dit ça…?
Stéphane – Ce n’est pas vrai ?
Nicolas – Si, si, bien sûr, mais… Je ne mentionne pas toujours ce détail sur mon CV… Ce n’est pas le genre de choses dont on a envie de se vanter, n’est-ce pas…
Moment de flottement. Alex revient avec l’entrée de Nicolas qu’il pose devant lui.
Alex – Voilà pour Monsieur.
Nicolas – Merci.
Sous le regard atterré de Stéphane, Nicolas s’apprête à attaquer sa terrine.
Stéphane – Bon appétit, alors…
Nicolas – J’ai une faim de loup… Et j’adore le pâté… (À Alex qui s’en va) Je peux avoir un peu plus de pain ?
Alex lui donne une autre panière, et s’éloigne. Antoine commence à manger.
Nicolas (la bouche pleine) – Si vous voulez me poser des questions, allez-y.
Stéphane – Si vous permettez, pendant que vous mangez votre entrée, je vais plutôt aller me laver les mains.
Nicolas – Je vous en prie…
En sortant, elle croise Alex qui revient, et lui lance un regard un peu embarrassé. Nicolas avale sa terrine. Alex pose une carafe sur la table.
Alex – Votre carafe d’eau, Monsieur.
Le serveur s’apprête à emporter les coupes de champagne.
Nicolas – Excellente, la terrine du chef.
Alex – Merci, Monsieur. Je lui dirai…
Nicolas – Mais ce serait quand même meilleur avec un petit coup de rouge, finalement. Vous avez du vin… en carafe ?
Alex – Tous nos vins sont servis en carafe par notre sommelier, Monsieur.
Nicolas – Non, je pensais à… un quart de rouge, quoi.
Alex – Je vous apporte la carte des vins.
Alex repart. Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.
Nicolas – Oui…? Je veux dire, yes… La secrétaire de… Si, si, of course… Bon… Ah, merde… Donc, he cannot come at the restaurant… Ok… Non, non, ce n’est pas grave, don’t worry… So he call me back…? Bon ben… Thank you de m’avoir prévenu, en tout cas… C’est ça, hasta luego… Arrivederci.
Nicolas range son portable. Alex revient avec la carte des vins.
Alex – Si Monsieur le permet, je lui conseillerais notre vin du mois…
Nicolas – Ah, euh… Non, alors on va annuler le pichet, finalement… Mon rendez-vous vient de se décommander… Et puis on va laisser tomber le lapin, aussi, hein ? Evidemment, je vous paierai le pâté de foie…
Alex – Et… j’annule les écrevisses de Madame également ?
Nicolas – Madame ?
Alex – La dame qui est au lavabo, Monsieur.
Nicolas – Merde, c’est vrai… Mais alors c’est qui, celle-là ?
Alex – C’est qui qui, Monsieur ?
Stéphane revient.
Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas ?
Alex s’en va. Stéphane s’assied.
Stéphane – Vous avez changé d’avis ?
Nicolas – Sur ?
Stéphane – Le lapin…? Le serveur vient de vous dire qu’il vous laissait réfléchir…
Nicolas – Ah, euh… Non, non, c’est… C’est au sujet du vin… Je me disais qu’après tout… Excusez-moi, je suis juste un peu nerveux…
Stéphane – Ce n’est pas grave, moi aussi… C’est la première fois que je m’inscris sur un site de rencontre, vous savez…
Nicolas (digérant l’information) – Non…?
Stéphane – En tout cas, c’est la première fois que j’accepte un rendez-vous…
Nicolas – Ah, oui…
Stéphane – Et vous ?
Nicolas – Moi aussi…
Stéphane – C’est bien vrai ?
Nicolas – Ah, ça, c’est vrai, je vous assure…
Stéphane – Je ne sais pas pourquoi, mais… votre CV m’a tout de suite inspiré confiance…
Nicolas – Mon CV…?
Stéphane – Je veux dire, votre profil, sur ce site de rencontre…
Nicolas – Bien sûr…
Alex revient.
Alex – Alors ? On passe à la suite… ou pas ?
Nicolas – Tout à fait…
Alex tend une carte à Nicolas.
Alex – Vous avez fait votre choix, pour le vin ?
Alex débarrasse la terrine, pendant que Nicolas jette un regard inquiet à la carte des vins.
Nicolas – Difficile de se décider… Il y en a tellement… Vous avez des demi-bouteilles, en Coteaux du Luberon ?
Alex – Une demie vin de pays, parfaitement. Très bon rapport qualité prix, Monsieur. Et ça se mariera très bien avec le lapin.
Alex repart.
Nicolas – Il faut avouer que le service est très… sophistiqué.
Stéphane – Et vous, qu’est-ce qui vous a séduit dans mon profil ?
Nicolas – Et bien… Le fait que vous étiez célibataire, déjà ? Vous êtes bien célibataire, n’est-ce pas ?
Stéphane – C’est un peu le principe de ce genre de site, quand même, non ? Célibataire… ou veuf.
Nicolas – Disponible tout de suite, en tout cas.
Stéphane – Sur le marché, comme on dit.
Nicolas – Même si comme vous dites, il ne s’agit pas d’un entretien d’embauche, n’est-ce pas ?
Stéphane – Pas le jour de la Saint Valentin, tout de même. Alors ?
Nicolas – Alors quoi ?
Stéphane – Qu’est-ce qui vous a donné envie de me rencontrer ?
Nicolas – Disons… Votre photo, déjà.
Stéphane – Au moins, vous êtes franc. Vous ne me parlez pas d’abord du fait que comme vous, j’aime l’opéra et la musique classique. Et que je suis adepte de la randonnée, du ski de fond et du catch féminin.
Nicolas – J’ai décidé de jouer cash avec vous…
Stéphane – Le cash, ça me va… Donc, vous êtes diplômé d’HEC ? Et si j’en crois votre CV, major de votre promotion ?
Nicolas – Ah oui ?
Stéphane – Pardon ?
Nicolas – Je veux dire… Je vous ai raconté ça à vous aussi…?
Stéphane – Parce que ce n’est pas vrai ?
Nicolas – Si, si, bien sûr, tout à fait… J’ai hésité avec l’ESSEC, et puis je me suis dis que… HEC, c’était plus près de chez moi, et c’était direct en métro.
Stéphane – En métro ?
Nicolas – Sur la ligne B du RER. À Cergy-Pontoise.
Stéphane – Ce n’est pas l’ESSEC, à Cergy-Pontoise.
Nicolas (embarrassé) – Si… Aussi, oui…. Je vous prie de m’excuser un instant, il faut que j’aille remettre quelques pièces dans mon parcmètre. Je n’avais mis que trois euros, au cas où ce rendez-vous se terminerait plus vite que prévu…
Il se lève.
Stéphane (un peu surprise) – Mais je vous en prie… Si vous avez besoin d’un peu de monnaie…
Nicolas – Ça ira, j’en avais préparé un peu pour le pourboire, au cas où vous auriez payé l’addition…
Alex revient avec le vin. Nicolas sort. Alex présente la bouteille à Stéphane.
Alex – Coteaux du Luberon 2012, Madame. Au moins, celui-là n’a pas dépassé la date de péremption…
Stéphane – Alex ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Alex (ironique) – Comment Madame croit-elle que je peux payer mon inscription au Cours Florent ?
Stéphane – Ah, d’accord…
Alex – Et puis j’ai toujours trouvé que les serveurs de restaurant avaient quelque chose de très théâtral. D’ailleurs, au théâtre, on ne me donne que des rôles de valets et de laquais. Finalement, ça ne me change pas beaucoup d’emploi. Et là au moins, les pourboires sont pour moi, pas pour l’ouvreuse…
Stéphane – C’est vrai que tu es très crédible dans le rôle… C’est impressionnant.
Alex – Et toi, Stéphane ? Je ne savais pas que tu fréquentais ce genre d’établissements…
Stéphane – Écoute… J’ai décidé de me caser, voilà… De me trouver un type plein aux as qui sera très content de m’inviter dans les restos que je n’ai pas les moyens de me payer, justement…
Alex – Alors c’est toi qui lui a donné rendez-vous ici ? En te faisant passer pour un employeur potentiel ?
Stéphane – Tu sais comment c’est… Sur les sites de rencontre, les hommes racontent n’importe quoi ! On peut tomber sur n’importe qui.
Alex – C’est un fait qu’on ment beaucoup moins à un futur patron qu’à une femme qu’on veut séduire. En général…
Stéphane – Là, au moins, j’ai quelques informations fiables. Déjà, je suis sûr qu’il n’est pas marié et qu’il est disponible tout de suite. Pour accepter un entretien d’embauche dans un restaurant le jour de la Saint Valentin, il faut vraiment être désespérément seul…
Alex – Et pourquoi un homme irait raconter à un employeur potentiel qu’il est veuf ou célibataire si ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Une femme, encore…
Stéphane – Je suis sûre aussi qu’il a vraiment fait une grande école commerciale.
Alex – Qui serait assez con pour raconter dans un CV qu’il est major de sa promo d’une grande école commerciale alors qu’il n’a pas son brevet des collèges.
Stéphane – Non, et puis franchement, je ne supporterais pas de rencontrer le genre de mecs qui va sur des sites de rencontre.
Alex – Tu as raison. Il vaut mieux laisser faire le jeu de l’amour et du hasard, comme toi.
Stéphane – Écoute… Je n’ai plus le temps de faire confiance au hasard, moi, d’accord ?
Alex – Et son… entretien d’embauche, justement ?
Stéphane – C’est moi qui l’ai appelé depuis les toilettes. Je me suis fait passer pour la secrétaire et j’ai annulé le rendez-vous.
Alex – Un peu tordu, comme stratagème, quand même, non ?
Stéphane – Tu trouves…?
Alex – Et tu n’as pas peur qu’il se barre en courant, tout simplement ?
Stéphane – C’est là où je mise sur l’effet de surprise, sur mon charme irrésistible et sur la magie de la Saint Valentin. En tout cas, j’espère qu’il va revenir, parce que je te préviens, je n’ai pas un sou pour payer la note…
Alex – Très romantique, tout ça…
Stéphane – Les plus grands artistes ont leurs mécènes. J’en ai marre de galérer dans des cours d’art dramatique, et de ne rencontrer que des tocards.
Alex – Des gens dans mon genre, tu veux dire…?
Stéphane – Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais serveuse, moi, je ne pourrais pas…
Alex – Tu as raison… Alors autant profiter toi aussi de ce que tu as appris chez Florent pour trouver un pigeon à plumer.
Stéphane aperçoit Nicolas au loin.
Stéphane – Ah, voilà le pigeon qui revient, justement… Tu vois, toi qui doutais de mon sex appeal… Et je compte sur ta discrétion, hein ?
Nicolas revient.
Alex – Monsieur est servi…
Alex s’en va après avoir échangé un regard entendu avec Stéphane. Nicolas paraît nerveux.
Stéphane – J’ai cru un instant que vous ne reviendriez pas.
Nicolas – Je vous avoue que ça m’a traversé l’esprit…
Stéphane – Ce n’est pas très flatteur pour moi…
Nicolas – Au contraire… J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Et puis je me suis dit après tout, pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? À part ma virginité. Je rigole…
Moment de flottement.
Stéphane – Vous n’avez pas eu d’amende ?
Nicolas – Non, mais je vais finir les cacahuètes.
Stéphane – Je parlais de votre voiture… Le parcmètre.
Nicolas – Ah… Euh, non… Heureusement…
Stéphane – Ce ne serait pas cette grosse voiture de sport rouge que j’ai vu garée juste devant l’entrée du restaurant, par hasard…?
Nicolas – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
Stéphane – Je ne sais pas… Votre côté… sportif, peut-être.
Nicolas – Vous vous moquez de moi, c’est ça…?
Stéphane – Mais pas du tout !
Nicolas – Je sais que je ne suis pas…
Stéphane – Le physique, ce n’est pas la première chose que je regarde chez un homme, croyez-moi.
Nicolas – Ne me dites pas que la première chose que vous regardez chez un homme, c’est sa voiture…
Stéphane – Je n’ai aucune attirance particulière pour les loosers, si c’est ça que vous voulez me faire dire. Mais non… Je ne m’y connais pas assez en voiture. Le lion, c’est Peugeot, mais le cheval sur ces grosses voitures rouges, c’est quoi déjà ?
Nicolas – Ferrari.
Stéphane – C’est bien ce qui me semblait… Non, ce que je regarde d’abord chez un homme, c’est… ses yeux.
Nicolas – Ses yeux…
Stéphane – Vous savez ce qu’on dit… Les yeux, ce sont les fenêtres de l’âme.
Nicolas – Et qu’est-ce que vous voyez par les fenêtres…
Elle se penche vers lui, aguicheuse.
Stéphane – Il faudrait que je puisse me pencher un peu…
Moment de flottement. C’est lui qui commence à avoir le trac. Il brandit la demi-bouteille, pour se donner une contenance.
Nicolas – Une petite côte ?
Stéphane – Je vais attendre que mon plat arrive. Comme je n’ai encore rien mangé. Ça risquerait de me tourner la tête…
Nicolas – Bien sûr.
Stéphane – Vous avez fini votre pâté ?
Nicolas – Oui. J’ai tout mangé.
Stéphane (provocante) – C’est bien. On va pouvoir passer à la suite, alors…
Nicolas (timidement) – Le serveur ne devrait pas tarder.
Stéphane – Profitons-en pour bavarder un peu. Vous faites quoi, comme travail, exactement, Nicolas ?
Nicolas – C’est un peu difficile à expliquer…
Stéphane – Mais c’est dans la communication, c’est bien ça ?
Nicolas – En effet… Je… Je travaille dans la publicité.
Stéphane – Dans une grande agence parisienne…
Nicolas – Ah, vous savez ça aussi.
Stéphane – C’était dans votre CV… Mais vous ne précisiez pas quelle agence…
Nicolas – Eh bien… Je travaille chez… Jean Mineur.
Stéphane – Jean Mineur ?
Nicolas – Vous connaissez ?
Stéphane – Oui, enfin, je… Pas personnellement.
Nicolas – Vous avez vu ça au cinéma bien sûr. (Il fredonne la musique qu’on entend au cinéma) Tatam, tatatatatam, tatatatatam, tatatatatam…
Stéphane – Mais oui… Le petit bonhomme avec sa faucille, qui tire toujours dans le mille.
Nicolas – C’est un marteau, en fait.
Stéphane – Et ben… Si je cherche votre numéro de téléphone, au moins, il me suffira d’aller au cinéma : 01 47 20… 0001 ! Mais je ne savais pas que c’était vraiment une agence de publicité, Jean Mineur…
Nicolas – Ah si ! Avec le développement d’internet, on est même en plein boum.
Stéphane – Et pourtant, vous voulez changer d’agence…?
Nicolas – Oui, enfin… Seulement si c’est encore mieux payé… Pourquoi ? Vous voulez me débaucher ? Je suis hors prix, vous savez…
Stéphane – Je suis vraiment désolée… Je ne voulais pas être indiscrète… Si vous me parliez du décès de votre première femme, plutôt ? (Sur le ton de la plaisanterie) Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?
Nicolas – Non, elle… (Très sérieux) Elle est morte de soif pendant une randonnée dans le Sahara organisée par Nouvelles Frontières. C’est moins courant que de mourir noyé lors d’une transatlantique organisée par Costa Croisières, mais ça arrive aussi, hélas. (Tête de Stéphane qui se demande si c’est du lard ou du cochon) Je rigole…
Stéphane – Ce que vous pouvez être drôle… Moi aussi, je plaisantais… Mais vous comprenez que je n’ai pas envie d’épouser Barbe Bleue…
Moment de flottement après cette évocation matrimoniale peut-être un peu prématurée.
Nicolas – Un peu d’eau ? Je vous laisse déjà mourir de faim…
Stéphane – Volontiers…
Nicolas, en voulant servir de l’eau à Stéphane, renverse son propre verre de vin dont une partie du contenu coule sur les genoux de Stéphane, qui a un mouvement de recul, et se lève d’un bond.
Nicolas – Je suis confus, vraiment…
Stéphane – Je vais aller rincer ça tout de suite, sinon ça risque de tacher…
Elle part vers les lavabos. Alex arrive et pose les plats sur la table.
Alex – Les écrevisses à la nage de Madame… et le lapin chasseur de Monsieur.
Nicolas semble perplexe.
Nicolas – Dites-moi, je peux vous poser une question ?
Alex – À votre service, Monsieur.
Nicolas – Vous croyez possible qu’un CV posté sur un site d’offre d’emplois aboutisse par erreur sur un site de rencontre ? Une sorte de bug informatique, quoi…
Alex – On voit tellement de choses, Monsieur…
Nicolas – Comment un truc pareil pourrait bien arriver, c’est hallucinant…
Alex – Je ne suis pas informaticien, Monsieur…
Nicolas – Ou alors, c’est vraiment l’employeur avec qui j’avais rendez-vous, et elle essaie de me piéger pour me percer à jour… J’ai intérêt à ne pas baisser la garde…
Alex – Peut-être tout simplement que Madame vous a pris pour un autre.
Nicolas – Comment ça ?
Alex – Si le rendez-vous de Monsieur n’est pas venu… Madame a pu croire qu’elle avait rendez-vous avec vous alors qu’elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre qui n’est pas venu non plus.
Nicolas semble largué.
Nicolas – Vous pouvez me répéter ça un peu moins vite ?
Alex – Un quiproquo.
Nicolas – Je vois ce que vous voulez dire… Ce qui est bizarre, c’est que le type avec qui elle avait rendez-vous a fait HEC comme moi… Vous vous rendez compte ? On aurait pu être camarade de promo, lui et moi…
Alex – Vous avez vraiment fait une grande école commerciale, Monsieur ?
Nicolas – Non…
Alex – Dans ce cas, il ne s’agit que d’un hasard très relatif.
Nicolas – Mais alors pourquoi il n’est pas venu ?
Alex – Peut-être que le rendez-vous de Madame avait un peu… upgradé son CV lui aussi. Et c’est pour ça qu’il a renoncé à venir…
Nicolas – Bien sûr… Et qu’est-ce que vous me conseillez maintenant… Vous croyez que je dois profiter de la situation…?
Alex – Ça c’est Monsieur qui voit… Mais il semblerait que ce soit Monsieur qui doive payer l’addition quoi qu’il arrive, alors ma foi… Autant que Monsieur en ait pour son argent.
Nicolas – Mmm… Je vois ce que vous voulez dire…
Stéphane revient.
Nicolas – Je suis vraiment désolé…
Stéphane – C’est arrangé.
Nicolas – Je vous en prie, mangez vos écrevisses, ça va être froid. Les écrevisses, c’est meilleur chaud.
Stéphane – Je ne sais, je n’en ai jamais mangé.
Nicolas – Moi non plus.
Stéphane – Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça d’ailleurs. Ce n’est pas très évident à décortiquer. Surtout en public…
Nicolas – C’est pour ça que j’ai pris le lapin. J’ai horreur du lapin.
Elle commence à se débattre avec ses écrevisses. Il attaque son lapin.
Nicolas – Et vous vous faites quoi, dans la vie, Stéphane ?
Stéphane (sur un ton de reproche) – Vous ne vous souvenez déjà plus ?
Nicolas – Je préfère vous entendre me le redire encore une fois…
Stéphane – Eh bien… J’ai commencé des études de droit, et puis… je me suis tournée vers une carrière artistique…
Nicolas – Tiens donc… Moi, ce serait plutôt le contraire… Mais artistique…?
Stéphane – Vous aimez le théâtre, je crois… C’est ce que vous m’avez dit sur le net en tout cas…
Nicolas – C’est vrai, j’aurais voulu être un artiste et puis… malheureusement, j’ai été admis dans l’une des écoles les plus prestigieuses de France. À la sortie, Jean Mineur m’a fait un pont d’or pour que je vienne travailler chez lui, alors…
Stéphane – Vous voulez dire… Jean Mineur en personne ?
Nicolas – Je n’ai pas eu le courage de refuser le salaire indécent qu’il me proposait. Je le regrette, parfois, j’aurais pu suivre un tout autre chemin, vous savez, mais bon…
Stéphane – Il ne doit plus être très jeune, non ?
Nicolas – Il est mort quelques mois après m’avoir engagé. C’est pour ça que je préfère quitter la boîte. Nous étions très liés, Jean et moi. Je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Jean Mineur, c’était un peu le Steve Jobs français… Alors je cherche un autre job. Il faut bien payer l’essence de la voiture.
Stéphane – Donc elle est bien à vous cette Ferrari qui est garée juste devant le restaurant…
Nicolas – Au prix où est le super sans plomb, je me demande parfois si je n’aurais pas dû prendre le modèle diesel.
Stéphane – Ne regrettez rien, Nicolas. Ce qui compte, c’est qui vous êtes vraiment, à l’intérieur. Et moi, j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un de bien. Et de très sincère, surtout…
Nicolas – Je vous avoue que je suis troublé, Stéphane… Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des filles comme vous…
Stéphane – C’est à dire?
Nicolas – Des filles aussi… classe.
Stéphane – Pourtant, dans votre milieu, vous avez dû en rencontrer, non ? Quand on roule en Ferrari…
Nicolas – Oui, mais… Ce n’est pas pareil. Elles ne s’intéressaient qu’à mon argent…
Stéphane – Je comprends…
Nicolas – Vous, vous êtes sensible, mais… en même temps très carré.
Stéphane – Carré ?
Nicolas – Je crois que j’ai besoin de ça, Stéphane… Quelqu’un qui ait du caractère. Et qui puisse me tirer vers le haut…
Stéphane – Mais… vous êtes déjà arrivé assez haut, non ?
Nicolas – Je ne sais pas ce qui m’arrive, Stéphane. C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure. Est-ce que vous ressentez la même chose que moi ?
Stéphane – Oui… Enfin…
Il tend la main vers elle. Elle ne le repousse pas. Ils s’embrassent.
Alex arrive avec deux cartes, et interrompt le tableau.
Alex – Encore une petite place pour le dessert ?
Embarras de Nicolas et de Stéphane.
Alex – Je vous laisse regarder la carte…
Stéphane – Je vais me repoudrer un peu…
Elle sort.
Nicolas – Comment vous appelez-vous ?
Alex – Alex, Monsieur.
Nicolas – Alex, j’ai un peu honte, mais… je crois que je me suis laissé aller à profiter un peu de la situation.
Alex – Je vois ça…
Nicolas – Comment je me sors de cette histoire, moi, maintenant ?
Alex – La journée n’est pas terminée… et vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises. Vous pourriez lui proposer d’aller boire un dernier verre chez vous…
Nicolas – Je crains que ce ne soit difficile, Alex. D’abord parce que je n’ai pas de voiture, ensuite parce que je n’ai pas de chez moi…
Alex – Dans ce cas, à part lui dire la vérité et espérer qu’elle ait un grand sens de l’humour.
Nicolas – Elle va me détester, c’est sûr…
Alex – Ce n’est visiblement pas une femme intéressée, Monsieur. Ce n’est peut-être même pas une femme du tout. Si elle est vraiment amoureuse de vous, elle comprendra…
Nicolas – Vous pensez sérieusement qu’une femme comme elle pourrait être amoureuse d’un homme comme moi ?
Alex affiche une mine perplexe. Stéphane revient.
Alex – Je vous laisse faire votre choix.
Alex s’en va.
Stéphane – Vous prenez un dessert, finalement ?
Nicolas – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…
Stéphane semble percevoir le malaise.
Stéphane – Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez tendu…
Nicolas – Je ne vous ai pas tout dit, Stéphane et… Alex vient de me convaincre qu’il serait plus honnête de tout vous avouer avant que nous n’allions plus loin.
Stéphane – Alex ?
Nicolas – Je ne voudrais pas que notre relation commence sur de mauvaises bases.
Stéphane – Vous n’êtes pas vraiment veuf, c’est ça ?
Nicolas – Non…
Stéphane – Je vois…
Nicolas – Je ne suis pas veuf, parce que je n’ai jamais été marié.
Stéphane – Donc vous êtes célibataire…
Nicolas – Tout ce qu’il y a de plus célibataire.
Stéphane – Alors tout va bien !
Nicolas – C’est pour le reste que j’ai un peu… enjolivé.
Stéphane – Vous m’avez menti ?
Nicolas – Mais au début, ce n’est pas à vous que je mentais… C’est… à l’employeur avec qui j’avais rendez-vous… Pour un boulot… J’avais un peu bidonné mon CV, comme tout le monde, et… Je ne sais pas par quel hasard je me suis retrouvé assis en face de vous…
Stéphane – Moi non plus… Mais bidonné…?
Nicolas – Je n’ai pas fait HEC, Stéphane. En fait, je n’ai même pas mon bac. Je suis comédien. Enfin, en ce moment, je suis surtout en formation… au Cours Florent. Et encore, seulement en auditeur libre…
Stéphane – C’est une blague ?
Nicolas – Non…
Stéphane – Alors vous vous êtes foutu de moi ?
Nicolas – Je n’en avais pas l’intention, je vous assure…
Stéphane – Pas l’intention ? Vous avez abusé de moi ! De ma crédulité !
Nicolas – Ce qui est vrai, c’est que vous me plaisez énormément, Stéphane. Et ce quiproquo… C’est un signe du destin, non ? La preuve que nous étions fait pour nous rencontrer…
Stéphane – Ah, oui…?
Nicolas – Les diplômes, le compte en banque, les voitures… Ce n’est pas le plus important, dans la vie, vous l’avez dit.
Stéphane – J’ai dit ça, moi ?
Nicolas – Et vous ? Je suis sûr que vous avez bien un peu enjolivé votre profil sur ce site de rencontre, non ?
Stéphane – Mais absolument pas ! Enfin, pas sur l’essentiel, en tout cas…
Nicolas – Moi, je suis prêt à vous aimer comme vous êtes, Stéphane.
Stéphane – Vraiment ?
Nicolas – Si vous m’avez caché une ou deux choses que je devrais savoir, je vous écoute. Et je vous promets que ça ne changera absolument rien aux sentiments que j’éprouve pour vous.
Stéphane – Très bien… Alors en effet, moi non plus, je n’ai pas été parfaitement honnête avec vous, Nicolas.
Nicolas – Je vous écoute..
Stéphane – Ce n’est pas très facile à dire…
Stéphane se penche vers lui et lui glisse quelque chose à l’oreille.
Saisissement de Nicolas. Alex revient.
Alex – Un café ? Un digestif ? (Devant le silence des deux autres) L’addition, d’accord…
Alex repart.
Nicolas – Non ?
Stéphane – Si.
Nicolas – Ça ne se voit pas du tout.
Stéphane – Oui, enfin… Ça dépend…
Nicolas – Mais… vous vous en êtes rendu compte comment ? Désolé, c’est une question idiote…
Stéphane – Pour vous, ce n’est pas important, non ? Vous avez promis de m’aimer comme je suis…
Nicolas – Bien sûr… Pas de problème, Stéphane… Je… vous prends comme vous êtes, absolument.
Stéphane – Très bien… Alors allons-y… Je vais chercher mon manteau…
Stéphane sort un instant. Nicolas se tourne vers Alex qui revient avec l’addition, dans un petit panier.
Nicolas – Dites-moi, Alex, j’ai un doute affreux tout à coup… Quelqu’un qui a du mal cicatriser quand il se coupe, on appelle bien ça un hermaphrodite, non ?
Alex – Non, ça c’est un hémophile, Monsieur.
Nicolas – C’est bien ce que je craignais…
Stéphane revient, avec son manteau à la main. Alex repart.
Stéphane – On va boire un dernier chez vous ?
Nicolas – Écoutez, Stéphane, j’ai bien réfléchi et… je crois qu’il vaut mieux malgré tout que nous restions bons amis…
Stéphane – J’étais sûre de votre réaction… Vous me décevez, Nicolas… Vous me décevez beaucoup…
Nicolas – Je suis vraiment désolé, mais… Je suis sûr qu’un jour, vous trouverez quelqu’un qui vous ressemble, avec qui fonder une famille et…
Stéphane – Ne te fatigue pas, je suis au Cours Florent moi aussi.
Nicolas – C’est pas vrai ?
Stéphane – Malheureusement si…
Nicolas – C’est incroyable qu’on ne se soit jamais croisé là-bas…
Stéphane – Incroyable, c’est le mot que je cherchais.
Nicolas – Bon, moi, je suis au cours du soir, c’est peut-être pour ça…
Stéphane – Je crois que cette comédie a assez duré, non ?
Nicolas – Écoutez, c’est vrai qu’on est parti sur un mauvais pied, tous les deux, mais…
Stéphane – Un mauvais pied ?
Nicolas – Le type avec qui vous aviez rendez-vous avait sûrement menti sur son profil lui aussi…
Stéphane – Le type avec qui… Ah, oui, c’est vrai… Je l’avais oublié, celui-là…
Nicolas – Allez savoir ? Si ça se trouve, ce n’était même pas un homme…
Stéphane lui lance un regard assassin. Alex revient.
Alex – Chèque, carte bleue ?
Stéphane – Je crois que vous me devez au moins une invitation, non ?
Nicolas ouvre avec précaution le panier et regarde l’addition.
Nicolas – Ouh la… Mon RSA du mois va y passer…
Il sort sa carte bleue et la dépose sur la table.
Stéphane – Merci quand même pour le déjeuner.
Nicolas – Il me vient une idée, Stéphane…
Stéphane – Ah, oui ? Et si vous la gardiez pour vous ?
Nicolas – Ça a tilté dans mon esprit, tout à l’heure, quand vous avez dit que cette comédie avait assez duré. C’est un sujet formidable, non ?
Stéphane – Quoi ?
Nicolas – Ce qui vient de nous arriver ! On pourrait l’écrire ensemble, cette pièce. On a déjà le sujet. Je suis sûr qu’on ferait un tabac…
Stéphane – Pourquoi pas… Dans la catégorie gay friendly… Et Alex aussi est au Cours Florent…
Nicolas – Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui… Mais je suis vraiment très excité par ce projet de pièce… Pas vous ?
Pendant qu’Alex aide Stéphane à enfiler son manteau, Nicolas sort son téléphone.
Stéphane – Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez votre agent ?
Nicolas – J’appelle la secrétaire de ce type qui m’avait donné rendez-vous ici. Je vais lui dire que je laisse tomber la pub… Je préfère rester comédien… Et je sens que cette pièce pourrait faire décoller ma carrière. (Il appuie sur la touche rappel) Ce qui nous manque, c’est un bon titre…
C’est le portable de Stéphane qui sonne. Stupéfaction de Nicolas.
Alex – Cartes sur table ?
Stéphane affiche une mine gênée, avant d’enlever sa perruque blonde.
Stéphane – Ok…
Elle sort à son tour sa carte bleue et la dépose sur la table à côté de celle de Nicolas.
Alex – Ah… Bataille…
Noir.
Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Novembre 2011
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-26-0
Ouvrage téléchargeable gratuitement
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