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Porte-à-porte

Deux personnages. Le premier, qui porte un nœud papillon, sonne à la porte de l’autre, qui lui ouvre.

Un – Bonjour, c’est les Témoins de Jehovah.

Deux – C’est une blague ?

Un – Non, pourquoi ?

Deux – Vous êtes seul !

Un – Ah, oui… Non, c’est parce que… ma collègue est en arrêt maladie.

Deux – Tiens donc.

Un – Il y a une épidémie de grippe en ce moment.

Deux – Sans doute une épreuve que Dieu nous envoie.

Un – Je vois que vous êtes déjà sensibilisé à…

Deux – Non, mais je déconnais… Moi, la religion, vous savez… Donc, je ne vais pas vous faire perdre votre temps…

Un – Attendez un instant !

Deux – Quoi encore ?

Un – J’installe aussi les nouveaux compteurs Linky.

Deux – Avec un nœud papillon ? C’est pour la caméra cachée, c’est ça ?

Un – Mais pas du tout ! Vous savez, depuis la privatisation, tout est sous-traité. Alors ils ont eu l’idée de nous proposer ça, à nous, les Témoins de Jehovah. Comme on passe notre temps à sonner chez les gens, et que ça ne marche pas à tous les coups.

Deux – Parce qu’avec le compteur Linky, ça marche mieux qu’avec Dieu ?

Un – Je ne sais pas… C’est ma première journée… Vous êtes mon premier client…

Deux – C’est bien ma veine…

Un – Alors ?

Deux – Alors quoi ?

Un – Ce compteur Linky ?

Deux – C’est-à-dire que… avec tout ce qu’on raconte.

Un – Vous ne croyez pas en Dieu, vous ne craignez pas le châtiment divin pour votre impiété, mais vous croyez à toutes les conneries qu’on colporte sur les pouvoirs maléfiques du compteur Linky ? Alors que ces craintes ne reposent sur aucune preuve scientifique…

L’autre hésite un instant.

Deux – D’accord, vous avez gagné. Installez-moi ce foutu compteur, et barrez-vous.

Un – Il y en aura pour une petite heure…

Deux – Ôtez-moi d’un doute… Vous êtes vraiment témoin de Jehovah ?

Noir

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Pauvres de nous

Deux personnages, un riche et un pauvre.

Un – Bonjour.

Deux – Euh… Bonjour.

Un – Vous avez l’air surpris.

Deux – Non, c’est-à-dire que…

Un – C’est la première fois qu’un clochard vous dit bonjour ?

Deux – En tout cas, c’est la première fois que je réponds. Ce n’est pas vraiment l’habitude, ici, de dire bonjour aux gens dans la rue. Surtout aux clochards…

Un – Pourquoi ça ?

Deux – Je ne sais pas… Les gens se méfient.

Un – Pourtant, il n’y a que des milliardaires, ici, non ?

Deux – Il ne faut pas exagérer… Il y a quelques multimillionnaires, aussi.

Un – Les pauvres…

Deux – On est toujours le pauvre de quelqu’un.

Un – Moi je suis le pauvre de tout le monde.

Deux – Justement, à ce propos…

Un – Qu’est-ce que je suis venu faire ici, à Monaco ?

Deux – Parce que je vous préviens, ce n’est pas parce qu’on est riche qu’on est plus généreux avec les pauvres.

Un – Oui, j’ai remarqué. Le café est à cinq euros au Yacht Club. Je pensais que les aumônes seraient à proportion. Mais pas du tout.

Deux – Plus les gens sont riches, plus la pauvreté leur fait peur. Ils vous considèrent comme une sorte de pestiféré. Ils ont peur que ce soit contagieux.

Un – Et pourtant, vous êtes riche, vous ?

Deux – Immensément riche.

Un – Et vous m’avez dit bonjour.

Deux – Mais je ne vous ai encore rien donné.

Un – On a échangé, c’est déjà un début.

Deux – Échangé ?

Un – On a échangé quelques mots.

Deux – Un petit commerce, en somme.

Un – Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Deux – On peut dire ça…

Un – Je peux vous aider ?

Deux – Malheureusement, non.

Un – Si c’est une question d’argent, en effet.

Deux – J’ai un cancer. En phase terminale. Je n’en ai plus pour très longtemps. Je peux mourir demain. Ou après demain.

Un – Je suis vraiment désolé.

Deux – Vous avez l’air sincère.

Un – Et vous n’avez pas de famille ?

Deux – J’étais fils unique. Mes parents sont morts. Quelques cousins très éloignés se sont manifestés, de temps en temps, mais j’ai vite compris que leur préoccupation n’était pas principalement généalogique.

Un – Pas d’amis ?

Deux – Les amis, vous savez, dans ma position… Quand on est milliardaire, le genre humain se divisent en trois catégories : les concurrents, les employés et les clients.

Un – Alors vous êtes un homme seul, comme moi. Parce que vous savez, la pauvreté, ce n’est pas terrible non plus pour se faire des relations.

Deux – Les extrêmes se rejoignent… Nous étions faits pour nous rencontrer.

Un – Qu’allez-vous faire de votre immense fortune ? Si vous n’avez ni famille, ni ami…

Deux – Je pourrais tout vous léguer ?

Un – Votre solitude, aussi ?

Deux – Vous resterez seul, mais vous aurez beaucoup de compagnie…

Un – Hélas, je ne pourrais pas en profiter très longtemps.

Deux – Pourquoi ça ?

Un – J’ai un cancer, moi aussi.

Deux – Je suis vraiment désolé.

Un – Vous avez l’air sincère.

Deux – Je le suis.

Un – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Deux – On n’est que des papillons, tous les deux, on n’a que quelques jours à vivre.

Un – Et on ne peut même pas se reproduire.

Deux – Laissez-moi au moins vous offrir un café.

Un – Ce sera le café le plus cher de ma vie.

Ils sortent.

Noir

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Malentendus

Deux personnages qui finissent de dîner.

Un – Il n’est pas si mal, ce resto, finalement, non ?

Deux (ailleurs) – Oui…

Un temps.

Un – Je me demande ce qu’il y a après…

Deux – Après ? Tu veux dire après la mort ? Enfin après la vie…

Un – Euh… Non… Je pensais plutôt… Après la blanquette de veau…

Deux – La blanquette ?

Un – Oui… Qu’est-ce qu’il y a après… comme dessert.

Deux – D’accord… Excuse-moi, j’avais mal compris.

Un – Non mais ce n’est pas grave. Ça arrive…

Deux – Oui…

Un temps.

Un – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Deux – Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Un – Oui. Enfin, maintenant… Après.

Deux – Tu veux qu’on fasse le point, c’est ça ? Sur notre vie de couple ? C’est vrai qu’il serait peut-être temps de faire un premier bilan… Pour savoir si…

Un – En fait, je voulais dire maintenant… Après le repas. Qu’est-ce qu’on fait maintenant. Un ciné ? Une balade ? Ou alors on rentre…

Deux – Ah d’accord… Maintenant, c’est-à-dire cet après-midi.

Un – Voilà. Cet après-midi, ce soir…

Deux – J’avais compris… qu’est-ce qu’on fait maintenant, de ce qui nous reste à vivre. Ensemble ou…

Un – Je vois…

Deux – Décidément…

Un – Oui… Il y a quelque chose que tu ne digères pas ?

Deux – Non, non, si j’avais quelque chose sur le cœur, je te le dirais, je t’assure.

Un – Je parlais seulement de ce repas.

Deux – Excuse-moi.

Un – C’est vrai que la blanquette, c’est toujours un peu…

Deux – Oui. Surtout la blanquette de veau.

Un temps.

Un – Tu vois quelqu’un ?

Deux – Mais pas du tout ! Je ne t’ai jamais trompé, je te le jure.

Un – Je parlais du serveur… Pour lui demander l’addition. Je n’ai mis que deux heures dans le parcmètre. J’espère qu’on ne va pas avoir un papillon…

Deux – Bien sûr.

Un temps.

Un – Tu crois qu’on va y arriver ?

Deux – À avoir l’addition, tu veux dire ?

Un – Non, là je parlais de nous deux.

Deux – Nous deux ?

Un – J’ai l’impression qu’on a un peu de mal à se comprendre, en ce moment.

Deux – Mais enfin… Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Où alors on se fait une petite gâterie à la maison… Je veux dire, pour le dessert… Comme le serveur n’arrive pas…

Un – D’accord… C’était une proposition ?

Deux – Oui, enfin… Je crois…

Un – Ah, voilà le serveur… Garçon !

Deux – C’est une femme, non ?

Un – Tu es sûr ?

Deux – Non…

Noir

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Livres

Deux personnages qui se font face.

Un – Bonjour.

Deux – Salut.

Un – Ça fait longtemps que vous fréquentez cette bibliothèque ?

Deux – Trois ans, à peu près.

Un – D’accord… Vous êtes un petit nouveau, alors…

Deux – On peut dire ça… Et vous ?

Un – Ouh, là, moi… Une cinquantaine d’années, je pense.

Deux – Ah oui, quand même…

Un – C’est curieux qu’on ne se soit pas croisés avant.

Deux – Oui…

Un – On ne doit pas fréquenter les mêmes rayons.

Deux – Ça doit être ça…

Un – Je suis plutôt… classique.

Deux – Théâtre du répertoire, d’accord.

Un – Et vous ?

Deux – Plutôt contemporain.

Un – Je vois… Enfin quand je dis je vois… Excusez-moi de vous demander ça, mais… Comme vous portez une… Enfin, comme vous êtes recouvert d’un… Je n’arrive pas à lire le…

Deux – Le titre et le nom de l’auteur.

Un – C’est ça…

Deux – Minute, papillon ! de Jean-Pierre Martinez.

Un – Minute, papillon ? Et… qu’est-ce que ça veut dire ?

Deux – Vous savez le théâtre contemporain… Tous les bons titres sont déjà pris…

Un – Évidemment.

Deux – Mais on peut imaginer que… c’est une allusion à la brièveté de la vie.

Un – Vita brevis…

Deux – Comme un papillon ne vit qu’une journée, chaque minute compte.

Un – Carpe diem… quam minimum credula postero.

Deux – Voilà…

Un – C’est une citation d’Horace.

Un – Je m’en doutais… Et vous ?

Un – Moi ?

Deux – Quel titre ? Quel auteur ?

Un – Le Misanthrope, de Molière.

Deux – Oui, c’est ce que j’avais cru lire sur… votre couverture. C’est d’ailleurs ce qui m’a retenu de vous adresser la parole en premier…

Un – J’avoue que la solitude, dans mon désert, commence à me peser un peu.

Deux – Le Misanthrope… Un classique… Et vous avez une mine superbe ! Pour votre âge…

Un – In quarto, en vélin, couverture cuir, doré sur tranche, édition de l’époque. Ça ne vieillit pas.

Deux – La couverture ou le texte ?

Un – Les deux !

Deux – Je plaisante… Mais c’est quoi, le vélin, au juste ? Je n’ai jamais su.

Un – Cuir de veau mort né.

Deux – D’accord…

Un – Et vous ?

Deux – Papier recyclé.

Un – Une autre époque.

Deux – C’est plus vegan mais ça vieillit moins bien.

Un – La couverture ou le texte ? Je plaisante…

Deux – C’est vrai que la mienne était un peu déchirée. C’est pour ça qu’ils m’ont recouvert avec cet affreux plastique transparent… Le veau mort-né, ça a quand même une autre allure.

Un – Allez… Vous serez peut-être réédité un jour… Molière aussi était un auteur contemporain, vous savez. À ses débuts…

Deux – Je me demande qui a bien pu emprunter en même temps une pièce de Molière et une comédie de Jean-Pierre Martinez ?

Un – Alors on va passer une quinzaine de jours ensemble…

Deux – Eh oui… Quinze jours avec Le Misanthrope… (Pour lui-même) C’est bien ma veine… (Plus fort) J’espère au moins que c’est au bord de la mer.

Un – Elle a emprunté aussi le Routard sur les Îles Grecques. Ça me changera un peu. D’habitude, je suis plutôt abonné au scolaire et aux cours de récré. Vous connaissez la Grèce ?

Deux – Non, c’est ma première sortie.

Un – En trois ans ?

Deux – Comme vous disiez, il y a un début à tout.

Un – Pour la Grèce, on pourra toujours demander au Routard… Vous le connaissez ?

Deux – Pas du tout.

Un – Il n’a pas l’air très propre sur lui, mais bon… Puisqu’on va passer quinze jours ensemble…

Deux – Ça fait combien de temps qu’on est là, sur cette table.

Un – Je ne sais pas… Au moins une heure…

Deux – Je me demande si on ne nous a pas oubliés…

Noir

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Bibliothèque

Deux personnages debout, les yeux rivés sur leur smartphone.

Un – En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.

Deux – Quoi…?

Un – Je cherche une citation pour ma disserte de philo. Qu’est-ce que t’en penses ? Ça le fait, non ?

Deux – Ça dépend… C’est quoi, le sujet de ta disserte ?

Un – Peut-on vraiment dire que l’histoire commence avec l’écriture ?

Deux – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Un – Je n’en ai aucune idée… Et pour ma citation, alors ?

Deux – Quelle citation ?

Un – Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.

Deux – Parfois, c’est l’inverse.

Un – L’inverse ?

Deux – La semaine dernière, ils ont brûlé la bibliothèque municipale. C’est des jeunes du quartier qui ont mis le feu, il paraît. Le gardien a failli mourir carbonisé dans l’incendie. Il allait prendre sa retraite.

Un – Et alors ?

Deux – Ben dans ce cas-là, ce serait plutôt… « Une bibliothèque qui brûle, c’est un vieillard qui meurt ».

Un – Donc, je laisse tomber ma citation…

Deux – Ou alors, il faudrait moderniser un peu…

Un – Moderniser ?

Deux – Et si tu mettais… « Un jeune qui meurt, c’est un compte Twitter qui se ferme » ?

Un – Tu crois ?

Deux – Il te reste combien de temps pour faire ta disserte ?

Un – La durée de vie d’un papillon…

Deux – Laisse tomber, tu la feras demain.

L’autre le regarde avec perplexité.

Noir

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Homophone

Deux personnages, totalement désœuvrés.

Un – Je suis las.

Deux – Oui, je vois bien que tu es là.

Un – Non, je veux dire… je suis las, l, a, s.

Deux – Ah oui…

Un – C’est un homophone.

Deux – Un homophone ?

Un – Un mot qui se prononce pareil, mais qui a un sens différent.

Deux – D’accord… Donc, tu es las.

Un – Oui. Je suis las, l, a, s.

Deux – J’avais compris.

Un – Et toi ?

Deux – Quoi, moi ?

Un – Tu n’es pas las ?

Deux – Ah, si… Si, si… Je suis las. Je suis même très las.

Un – Tu veux dire…?

Deux – L, a, s, oui. Absolument. On peut même dire que je m’ennuie à mourir.

Un – Ah, oui…

Deux – C’est une hyperbole.

Un – Une quoi… ?

Deux – Une exagération, si tu préfères.

Un – D’accord.

Deux – Encore que dans mon cas, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse vraiment d’une exagération.

Un – Je vois…

Deux – J’en viens même à me demander si ce ne serait pas une litote.

Un – Une litote ?

Deux – Dire moins, pour suggérer plus.

Un – OK… Donc, pour résumer, on s’ennuie. Et le reste, c’est de la rhétorique.

Deux – Absolument.

Un – On se fait chier, et puis c’est tout.

Deux – Ça c’est une métaphore.

Un temps.

Un – Tu sais combien de temps ça vit, un papillon ?

Deux – Non, et je m’en bats l’aile.

Un – Je crois qu’on dit plutôt « je m’en bats l’œil »… Non ?

Deux – Je te dirais bien autre chose, mais je ne suis pas sûr que tu apprécies la métaphore…

Noir

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Corbeau

Un bureau. Deux employés. On ne sait pas très bien ce qu’ils font, mais ils le font avec une application routinière. L’un d’eux ouvre le courrier.

Un – Tiens, une lettre anonyme…

Deux – Une lettre anonyme ?

Un – Je ne comprends pas… C’est la première fois que ça arrive…

Deux – Vous êtes sûr que c’est une lettre anonyme ?

Un – Elle n’est pas signée, et elle est écrite avec des lettres découpées dans un journal.

Il montre la lettre.

Deux – Ah oui, dites donc… Comme dans les films. Et qu’est-ce que ça dit ?

Un – Il y a un corbeau parmi vous…

Deux (regardant autour de lui) – Un corbeau ?

Un – Non mais ce n’est pas un vrai corbeau.

Deux – Ah non ?

Un – Un corbeau, c’est quelqu’un qui envoie des lettres anonymes.

Deux – Pour dire quoi ?

L’autre jette un nouveau regard à la lettre.

Un – Pour dire… qu’il y a un corbeau parmi nous.

Deux – Parmi nous, ou parmi vous ?

Un – Qu’est-ce que ça change ?

Deux – Parmi nous, ça veut dire que celui qui a écrit cette lettre se trouve parmi nous.

Un – Vous voulez dire… vous… ou moi ?

Deux – On n’est que deux, non ?

Un – Pourquoi l’un d’entre nous aurait-il écrit cette lettre ?

Deux – Je ne sais pas, moi. Pour se dénoncer…

Un – Se dénoncer ?

Deux – Vous avez raison, écrire une lettre anonyme pour se dénoncer…

Un – Ça ne tient pas debout.

Deux – Non…

Un – D’ailleurs, c’est écrit parmi vous.

Deux – Dans ce cas, ça veut dire que le corbeau qui a écrit cette lettre n’est pas le corbeau dont il parle. Mais qu’il écrit pour le dénoncer.

Un – Sans le nommer ?

Deux – C’est vrai que c’est bizarre…

Un – Un corbeau qui dénonce un autre corbeau.

Deux – Comme quoi il peut aussi y avoir des corbeaux parmi les corbeaux.

Un – Attendez, on dirait qu’il y a autre chose, dans l’enveloppe.

Deux – Qu’est-ce que c’est ?

Un – Un papillon…

Deux – Mort ?

Un – Évidemment, mort ! Dans une enveloppe… C’est un papillon mort. Desséché…

Un temps. Ils échangent un regard suspicieux.

Un – C’est vous, le corbeau ?

Deux – Lequel ?

Un – Celui qui a écrit cette lettre !

Deux – Comment le savez-vous ?

Un – J’ai ramené le journal du bureau chez moi, hier soir, pour le lire, et il y avait des lettres découpées à l’intérieur.

Deux – Vous ramenez le journal du bureau chez vous ?

Un – Et vous, vous le découpez !

Deux – D’accord…

Un – De toute façon, on le met au recyclage le lendemain, qu’est-ce que ça change ?

Deux – Rien…

Un – Mais enfin… pourquoi ?

Deux – Pourquoi quoi ?

Un – Cette lettre anonyme !

Deux – Je ne sais pas… On s’emmerde tellement, dans ce bureau…

Un – Oui, ce n’est pas faux…

Deux – En tout cas, il y a bien un corbeau parmi nous.

Un – Alors pourquoi avoir écrit « Il y a un corbeau parmi vous ».

Deux – Pour pas attirer l’attention. Comme on n’est que deux.

Un – Et pour le papillon ?

Deux – Je vous assure que je n’y suis pour rien… Je veux dire… Il est mort de mort naturelle…

Un – Si vous le dites…

Deux – Un papillon, ça ne vit qu’un jour ou deux, alors évidemment… Ce n’est pas difficile d’en trouver un qui soit mort de vieillesse.

Un – Personnellement, je n’ai jamais vu de cadavre de papillon…

Deux – Et quand bien même… Assassiner quelqu’un dont l’espérance de vie n’est de toute façon que d’un ou deux jours… Ce n’est pas vraiment un crime…

Un – Vous trouvez ?

L’autre le regarde avec un air perplexe. Ils reprennent leur tâche routinière.

Noir

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Dimanche

Deux personnages, désœuvrés, et qui ont l’air de s’ennuyer.

Un – Tu as vu ?

Deux – Quoi ?

Un – Les deux papillons, là, sur le bord de la fenêtre.

Deux – Oui…

Un – Ils sont en train de niquer.

Deux – Bon… Et alors ?

Un – Tu sais combien de temps ça vit un papillon ?

Deux – Non.

Un – Une journée.

Deux – Ah oui…?

Un – La seule raison d’être du papillon, c’est la reproduction. Un papillon, ça ne pense qu’à niquer. Et il n’a qu’une journée pour ça.

Deux – Mmm…

Un temps. Ils s’ennuient de plus en plus.

Un – Quelle heure il est ?

Deux – Dix-huit heures cinquante neuf…

Un temps.

Un – Comment est-ce qu’on a pu en arriver là ? 

Deux – Comment ça, là ?

Un – À cet instant, là ! À dix-huit heures cinquante neuf. À ce moment précis. À ce… dimanche après-midi de merde qu’on est en train de passer ensemble.

Deux – Merci.

Un – Non mais ce n’est pas de ta faute. Enfin pas seulement… Je veux dire… tout ça n’a aucun sens, tu ne trouves pas ?

Deux – Quoi ?

Un – On se fait chier ! Tu ne te fais pas chier, toi ?

Deux – Si…

Un – D’où ma question… Comment est-ce qu’on a pu en arriver là ?

Deux – Tu veux me quitter, c’est ça ?

Un – Ce n’est pas le problème… Mais ça vaut le coup d’y réfléchir, non ?

Deux – À quoi ?

Un – L’univers a 14 milliards d’années. La Terre environ 4 milliards. La vie est apparue il y a 3 milliards d’années à peu près. Il y a eu les dinosaures, la disparition des dinosaures, l’apparition de l’homme, l’âge de pierre, l’âge de fer, la révolution industrielle, la Révolution tout court, trois guerres mondiales, le premier homme à marcher sur la Lune… Et tout ça pour quoi ? Tu te rends compte ? 3 milliards d’années d’évolution pour en arriver là… Au néant absolu de ce dimanche après-midi à dix-huit heures cinquante neuf en banlieue parisienne… À ce trou noir de toutes les grandes espérances de l’humanité qu’est le Jour du Seigneur pour les serfs que nous sommes.

Deux – Les cerfs ?

Un – Les serfs ! Les serfes, si tu préfères… Les serfs, le seigneur… C’est un jeu de mots ! Les prolos, quoi !

Un temps. Il semble se calmer.

Deux – Tu veux qu’on allume la télé ?

Un – Et tout ce que tu me proposes, c’est de regarder Michel Drucker ?

L’autre actionne une télécommande.

Deux – Je crois que même ça, ça ne va pas être possible.

Un – Pourquoi ça ?

Deux – La télécommande ne marche pas.

Un – Ce n’est pas vrai… Fais voir.

Deux – Ça doit être les piles.

Un – Et on en a pas ?

Deux – Pas de ce modèle-là, en tout cas.

Un – Tu veux que j’aille en acheter ?

Deux – Un dimanche après-midi ?

Moment d’abattement.

Un – Comment est-ce qu’on a pu en arriver là ?

Deux – Tu as raison, c’est vraiment un dimanche de merde.

Un – Allez, plus qu’une heure à tirer.

Deux – Pourquoi une heure ?

Un – Il est dix-neuf heures, maintenant… Après Michel Drucker, on peut dire que le plus gros est fait.

Deux – Tu as raison. Dans une heure on sera sauvé.

Un – Jusqu’à dimanche prochain, en tout cas.

Noir.

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Événement

Deux personnages debout l’un à côté de l’autre face au public, dans une attitude de recueillement un peu forcée.

Un – Tu as vu, c’est marrant ?

Deux – Quoi ?

Un – Il y a un papillon posé sur le cercueil.

Deux – Ah oui…

Un – C’est sûrement les fleurs qui l’attirent.

Deux – Le malheur des uns…

Un temps.

Un – Je me demande un peu ce que je fous là.

Deux – Oui, moi aussi.

Un – Ça fait tellement longtemps qu’on ne l’avait pas vu.

Deux – C’était quand, déjà ?

Un – Pour son mariage, non ?

Deux – Et maintenant on le revoit pour son enterrement.

Un – Enfin… revoir, c’est une façon de parler.

Deux – Oui…

Un – Tu l’as vu ?

Deux – Oui… Comme je n’avais jamais vu un mort, c’était l’occasion.

Un – L’occasion ?

Deux – On n’était pas vraiment proche… Je me suis dit que ce serait moins traumatisant. Pour une première fois…

Un – Comment ça, une première fois ?

Deux – Imagine que tu meurs demain, et que je veuille te rendre un dernier hommage… Ça me ferait un drôle d’effet, de voir ton cadavre. Je veux dire, nous on se connaît. Je t’aurais vu la veille, bien vivant… Alors forcément…

Un – Ouais…

Deux – Tandis que lui, depuis le temps qu’on ne l’avait pas vu…

Un – Mmm…

Deux – Tu as déjà vu un mort, toi ?

Un – Non… (Un temps) Et alors ?

Deux – C’est curieux… C’est comme si… il ne restait plus que l’emballage.

Un – L’emballage ?

Deux – L’enveloppe est là, mais… il n’y a plus rien à l’intérieur, tu vois ?

Un – Ouais…

Deux – Et son visage… Comme un masque, mais plus personne derrière.

Un – Oui, j’ai pigé l’idée générale.

Deux – En tout cas, moi, si je meurs le premier, je te dispense de rendre un dernier hommage à ma dépouille. Parce que là… je t’assure que j’ai bien compris ce que ça voulait dire.

Un – Quoi ?

Deux – Dépouille !

Un – Ah, oui…

Deux – C’est le nom qu’on donne à la peau d’un animal après avoir enlevé ce qui était à l’intérieur. Eh ben nous, c’est pareil. Quand on est mort, il ne reste plus que l’emballage.

Un – Je ne sais pas si l’emballage est consigné.

Deux – Non, franchement, ne t’emmerde pas à venir à mon enterrement, parce que moi, je n’y serai pas…

Un – Je me demande surtout ce qu’on est venu foutre au sien. Si tu ne m’avais pas prévenu… Je déménage au moins une fois par an, alors tu penses bien. Ils ne devaient plus avoir mon adresse.

Deux – C’est notre cousin, non ?

Un – Petit-cousin, il me semble.

Deux – C’est quoi, exactement, un petit-cousin ?

Un – Le fils d’un cousin, je crois… Comment ils t’ont retrouvé, toi ?

Deux – Par Facebook.

Un – D’accord…

Deux – C’est la première fois que je suis invité à un enterrement par Facebook.

Un – Ils n’ont pas créé un événement, quand même ?

Deux – Je ne crois pas.

Un – Il y a énormément de monde… Il était si populaire que ça, notre petit-cousin ?

Deux – Il avait quand même près de 5000 amis Facebook.

Un – Ah, ouais…

Deux – Ils ont peut-être créé un événement, finalement.

Un – Ses amis ont dû croire que c’était un spectacle. Et comme c’était gratuit.

Un – Tu es sûr que ce n’en est pas un ?

Deux – Un quoi ?

Un – Un spectacle !

Deux – Va savoir…

Un – En tout cas, il faut que je pense à le retirer de ma liste.

Deux – Ta liste ?

Un – Ma liste d’amis Facebook !

Deux – Attends au moins la fin de la cérémonie…

Noir

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Amériques

Deux personnages. Le premier est en train de pêcher. Un autre arrive.

Un – Ça mord ?

Deux – J’en ai déjà pris un, regarde.

Un – Ah oui, il est énorme.

Deux – On le fera griller pour midi.

Le premier regarde autour de lui, l’autre garde le regard rivé sur son bouchon.

Un – Regarde ce papillon, comme il est beau. Je n’en avais jamais vu de pareil, et toi ?

Deux – Non.

Un – Demain, il sera mort.

Deux – Comment tu le sais ?

Un – Les papillons ne vivent que quelques jours. Une seule journée, parfois. Certains ont une vie tellement brève qu’ils ne sont même pas pourvus d’une bouche pour se nourrir.

Deux – Eh ben moi, j’ai déjà les crocs…

Un – C’est une belle journée pour vivre. Et pour mourir. C’est un beau papillon…

Deux – Et c’est un beau poisson.

Un – Notre repas de midi est assuré.

Deux – On fera des patates avec.

Un – La mer est calme.

Deux – C’est bon les patates.

Un – Le soleil brille.

Deux – Et puis c’est vite fait.

Un – Alors on a bien une heure devant nous…

Deux – Une heure ? On a toute la vie, devant nous !

Un – On pourrait se baigner ?

Deux – J’en pêche encore un autre, pour ce soir, et on y va, d’accord ?

Un – Tu as toujours peur de manquer, toi. Les poissons ne vont pas s’en aller !

Deux – Je préfère en profiter, pendant que ça mord.

Un – D’accord.

Deux – Rien de neuf ?

Un – Non.

Deux – Une journée ordinaire, en somme.

Un – Oui.

Un temps. Le premier regarde vers l’horizon, tandis que l’autre surveille son bouchon.

Deux – Je crois que j’ai une touche… Ah non, c’est le vent…

Un – Le ciel est complètement dégagé. On voit jusqu’au bout du monde.

Deux – Oui.

Un – Tu crois vraiment que c’est la fin du monde ?

Deux – Quoi ?

Un – Là-bas, derrière l’horizon.

Deux – Je ne sais pas… C’est ce qu’on dit. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Un – Je ne sais pas… Le début d’un autre monde…

Deux – Tu réfléchis trop…

Un – Tu as raison.

Deux – Regarde ce lever de soleil !

L’autre regarde vers l’horizon.

Un – Ça au moins, ça ne changera jamais… (Il continue de regarder et son sourire se fige) C’est quoi, ce bateau, au loin ?

Deux – Où ça ?

Un – Là-bas, là où un nouveau jour se lève.

Deux – Je ne vois rien. Ça m’éblouit.

Un – Mets la main devant tes yeux.

Deux – Ah oui… Je le vois maintenant… Il est très loin, non ?

Un – Nos pêcheurs ne vont pas si loin.

Deux – On dirait qu’il se rapproche.

Un – Oui… On le voit un peu mieux que tout à l’heure.

Deux – Il est vraiment très grand…

Un – Nos bateaux de pêche ne sont pas aussi gros.

Deux – Qu’est-ce qu’on fait ? On va prévenir le chef ?

Un – Attends un peu… Il y en a un autre.

Deux – On dirait qu’il y en a trois.

Un – Un grand, un moyen et un petit.

Deux – Le plus grand a trois mâts.

Un – Les nôtres n’en ont qu’un seul.

Deux – C’est un bateau énorme.

Un – Il se rapproche.

Deux – Il faut donner l’alerte.

Un – Attends, j’essaie de voir ce qu’il y a de dessiné sur la coque.

Deux – Oui… On dirait que quelque chose est écrit.

Un – Dans une langue inconnue.

Deux – Je vais reproduire ça sur une ardoise pour le montrer au chef. Il saura peut-être ce que ça veut dire.

Il trace quelque chose sur une ardoise.

Un – Fais voir.

L’autre lui montre l’ardoise.

Deux – Ça ne veut rien dire.

Il montre l’ardoise à la salle. C’est inscrit « Santa Maria ».

Un – On va aller prévenir les autres.

Deux – Oui, j’ai l’impression qu’on a de la visite… Ça doit être une tribu voisine…

Un – On leur donnera quelques patates, et ils repartiront chez eux.

Deux – Et s’ils veulent pêcher. La mer est à tout le monde… et ce n’est pas le poisson qui manque.

Un – On ira se baigner après.

Deux – Le monde ne va pas s’arrêter de tourner.

Un – Et d’après notre calendrier, la fin du monde n’est pas pour tout de suite.

Ils sortent.

Noir

Minute, papillon !

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