Relations sociales

Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Perfect In-Laws –  Los suegros idealesOs sogros Ideais

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes OU 3 hommes / 1 femme OU 1 homme / 3 femmes

Ayant invité le père et la mère du fiancé de leur fille afin de faire connaissance et de préparer le mariage, ils découvrent que les parents du gendre idéal  ne sont pas toujours des beaux-parents idéaux…


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Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Personnages : Antoine – Juliette – Aymar – Jasmina

Un salon ordinaire d’aspect plutôt désuet, meublé principalement d’un canapé et d’une table basse. Antoine, la quarantaine passée pouvant aller jusqu’à l’aube de la soixantaine, en jogging d’intérieur, arrive de la chambre avec une pile de copies qu’il pose sur la table. Il met un 33 tours de musique classique ou de jazz sur un électrophone hors d’âge et s’installe sur le canapé pour corriger ses copies. Juliette, sensiblement le même âge, arrive depuis l’entrée, venant de l’extérieur. Elle porte un imperméable et tient un vieux cartable en cuir à la main. La musique étant assez forte, Antoine ne remarque pas l’arrivée de Juliette qui arrête l’électrophone pour se faire entendre.

Juliette – Mais qu’est-ce que tu fais ?

Antoine – Je corrige mes copies ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Juliette – Je te rappelle qu’on a des invités… Ils arrivent dans une demi-heure ! Tu aurais pu commencer à préparer…

Antoine – Ah…

Juliette – Ne me dis pas que tu avais oublié ?

Antoine – Oublié ? Mais pas du tout ! Disons qu’à cet instant précis, ça m’était sorti de la tête… Mais ça me serait sûrement revenu à un moment donné…

Juliette pose son cartable et ôte son imperméable.

Juliette – Quand ils auraient sonné à la porte, par exemple.

Antoine – En même temps, ce n’est qu’un apéritif. Ça ne demande pas des heures de préparation. C’est bien pour se simplifier la vie qu’on ne les a pas invités à dîner, non ?

Juliette – Justement… Déjà qu’on ne se foule pas trop… Qu’ils aient au moins l’impression en arrivant qu’on a fait un minimum d’efforts pour les recevoir… Allez range tes copies, et aide-moi un peu !

Antoine range ses copies et commence à s’affairer lui aussi avec Juliette pour mettre un peu d’ordre dans la pièce et poser sur la table le nécessaire pour prendre l’apéritif.

Antoine – Ç’aurait quand même été plus simple que Sonia soit là avec nous pour les recevoir… Ce sont ses futurs beaux-parents, après tout ! C’est elle qui va devoir se les colleter pendant le restant de sa vie, pas nous.

Juliette – Elle s’est dit qu’on serait plus à l’aise pour faire connaissance si elle n’était pas là avec son fiancé, ça se comprend. Et puis ce n’est pas une corvée, non plus. On ne reçoit jamais personne…

Antoine – Avoue que c’est un peu embarrassant d’accueillir chez soi des gens qu’on n’a jamais vus de sa vie…

Juliette – Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ? Qu’on les invite à prendre un pastaga au bistrot d’à côté, pour nous éviter le dérangement ?

Antoine – Ils auraient pu nous inviter, eux.

Juliette – Ils habitent à Lyon ! Si c’était eux qui nous avaient invités, on était bon pour quatre heures de TGV aller-retour. Je ne suis pas sûre qu’on aurait gagné au change…

Antoine – Ne me dis pas qu’ils font le déplacement depuis Lyon juste pour prendre l’apéro avec nous ?

Juliette – Ils ont eu la politesse de dire à Sonia qu’ils avaient prévu de passer le weekend à Paris de toutes façons, mais bon… Ça ne m’étonnerait pas qu’ils fassent le voyage spécialement pour nous rencontrer. Alors s’ils arrivent et qu’ils voient qu’on n’a même pas pris la peine de mettre quelques olives sur la table…

Antoine arrive avec des olives qu’il pose sur la table et un saucisson qu’il s’apprête à couper en rondelles.

Antoine – Tiens, les voilà, les olives…

Juliette – Je me demande si on ne ferait pas mieux d’éviter le saucisson…

Antoine – Pourquoi ? J’aime bien ça, le saucisson, moi… C’est de la Rosette de Lyon, justement. Je l’ai achetée à Auchan en leur honneur.

Juliette – Il y a cinq minutes, tu ne savais même pas qu’ils étaient de Lyon !

Antoine – Une intuition.

Juliette – Enfin, le problème n’est pas là…

Antoine – Parce qu’il y a déjà un problème ?

Juliette – Notre futur gendre s’appelle Djamel… Ses parents sont sûrement musulmans, comme lui…

Antoine – Djamel, c’est un prénom arabe ?

Juliette – Oui, quand même… Et puis il est assez typé, non ?

Antoine – Qu’est-ce que tu entends par typé ?

Juliette – Il est un peu… basané. Il est noir, quoi.

Antoine – Notre futur gendre est noir ?

Juliette – Tu n’avais pas remarqué ?

Antoine – Ça ne m’avait pas frappé, non.

Juliette – Enfin, noir… Pas comme un Africain… Comme Yannick Noah, si tu veux…

Antoine – Ah, oui, d’accord… Il n’est pas vraiment noir donc.

Juliette – Noir très clair… Il est métis, si tu préfères.

Antoine – Et son père, il s’appelle comment ?

Juliette – Omar, je crois…

Antoine – Ah, oui, ça c’est un prénom africain, c’est clair.

Juliette – D’Afrique du Nord, en tout cas.

Antoine – C’est marrant, jusqu’ici, je n’avais jamais envisagé cette union sous un angle ethnique…

Juliette – Ça prouve au moins qu’on n’est pas raciste.

Antoine – Oui… C’est sûrement un peu aussi parce que Sonia a rencontré Djamel à HEC… Si elle l’avait trouvé sur la dalle de la cité d’à côté, ça nous aurait peut-être frappé avant qu’il s’appelait Djamel et pas Jean-Baptiste…

Juliette – Tu crois ?

Antoine – C’est dingue comme les minorités visibles ont tendance à passer inaperçues à partir d’un certain niveau de diplômes, de revenus ou de célébrité… Prends Obama, par exemple. Franchement, il faut vraiment être américain pour remarquer qu’il est noir, non ?

Juliette – Le principal, c’est qu’il lui plaise. Et que ce soit un gentil garçon…

Antoine – Quand même… Pour des hussards de la République, comme nous… Avoir une fille qui sort d’une grande école commerciale… Tu crois qu’on a raté quelque chose dans son éducation ?

Juliette – Un hussard de la République ? C’est comme ça que tu te vois, toi ?

Antoine – Je déconne, rassure-toi… Tu sais bien que si on a fait ce métier, tous les deux, c’est pour avoir beaucoup de vacances, et pouvoir assurer notre Twingo à la MAIF…

Juliette – La MAIF…

Antoine – Et puis si notre fille peut se marier avec un Africain malgré tout, même un Africain du Nord, on culpabilisera moins d’en avoir fait un petit soldat du grand capital…

Juliette jette un regard sur le résultat de leurs préparatifs.

Juliette – Moi, c’est au sujet de notre canapé que je culpabilise… C’est la honte, non ?

Antoine – Qu’est-ce qu’il a ce canapé ?

Juliette – Il a que nous l’avons acheté juste après notre mariage à nous, Antoine ! Il a qu’il est vieux comme mes robes… Regarde-le, il est tout avachi ! Tu ne crois pas qu’il serait temps d’en acheter un autre en prévision du mariage de ta fille ?

Antoine – Je m’y suis attaché, moi, à ce vieux canapé tout avachi. Mais bon, si tu y tiens, on le changera… On l’avait acheté à la CAMIF, tu te souviens ? On pourrait regarder le catalogue, ils ont peut-être encore le même modèle…

Juliette – La CAMIF ! Mais mon pauvre ami, ça n’existe plus, la CAMIF.

Antoine – La CAMIF, ça n’existe plus ?

Juliette – Ils ont fait faillite, il y a déjà une dizaine d’années.

Antoine – Non ? Je ne savais pas… Ben tu vois, ça me fait quelque chose de savoir que la CAMIF a fait faillite…

Juliette – Mmm…

Antoine – Mais la MAIF, ça existe encore, rassure-moi ?

Juliette – Oui, mais ce n’est plus réservé aux enseignants…

Antoine – Ah bon ?

Juliette – C’est fou le nombre de gens qui pensent encore que la MAIF c’est réservé aux enseignants…

Antoine jette également un regard sur la table dressée pour l’apéritif.

Antoine – Je crois que cette fois, on est prêt à recevoir dignement les parents de notre futur gendre.

Juliette – Oui, mais le pire reste à venir…

Antoine – Quoi ?

Juliette – Le mariage ! C’est aussi pour ça qu’ils viennent, évidemment. Pour qu’on discute de la date et de l’organisation de la cérémonie.

Antoine – Rien que d’y penser, ça me déprime.

Il s’affale sur le canapé, et elle s’assied à côté de lui. Il la prend par l’épaule.

Juliette – C’est une étape, c’est sûr. Il y a vingt ans, on se mariait. Aujourd’hui, c’est notre fille qui se marie…

Antoine – Elle va quitter définitivement la maison, et on va rester là comme deux cons, assis sur notre vieux canapé fabriqué par une filiale de l’Education Nationale qui a fait faillite. En attendant que la maison mère suive le même chemin…

Juliette – Une époque qui s’achève. Le début d’une autre, peut-être… On va avoir plus de temps pour nous, maintenant.

Antoine – Et on aura moins de frais… Sa scolarité à HEC, ça nous coûtait un SMIC par mois. Heureusement qu’elle n’a jamais redoublé…

Juliette – On pourra voyager un peu plus.

Un temps.

Antoine – Qu’est-ce qu’ils font, dans la vie, les parents de Djamel ?

Juliette – Sonia m’a dit que son père travaillait dans le domaine de la sécurité…

Antoine – Un arabe qui travaille dans le domaine de la sécurité, ça c’est un progrès !

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Jusque là, le cliché, c’était arabe égal délinquant. Le fait que maintenant ils soient aussi flics ou vigiles, c’est une preuve d’intégration… Et puis comme ça, on peut dire que c’est une communauté qui génère ses propres emplois.

Juliette – Si tu pouvais éviter ce genre de plaisanteries devant les parents de notre futur gendre…

Antoine – Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de faire capoter ce mariage. Depuis le temps qu’on attendait une occasion de se débarrasser de notre fille. Sans dote, de préférence… Et la mère, qu’est-ce qu’elle fait ?

Juliette – Sonia ne m’a pas dit.

Antoine – Bon, de toutes façons, ce n’est pas parce que notre fille va épouser leur fils qu’on est obligé de partir en vacances ensemble. D’ailleurs, tu as remarqué, il n’y a pas de nom pour décrire ce genre de relation.

Juliette – Quelle relation ?

Antoine – La relation de parenté entre la famille du marié et celle de la mariée. Pour Sonia, ce sera sa belle famille. Mais pour nous, ces gens ne seront jamais rien…

Juliette – Ça m’a l’air bien parti, cet apéritif. Arrête un peu de tout voir en noir ! Ils sont peut-être très sympas, après tout…

Antoine – Moi je dis : on les voit aujourd’hui pour l’apéritif, on les revoit pour le repas de mariage, et si on n’a pas d’atomes crochus, basta…

Juliette – Parlons-en, du mariage… Comment tu vois ça, toi ? Autant qu’on se mette d’accord entre nous, déjà…

Antoine – Nous on s’est mariés à la mairie devant quatre témoins, et on a fait le vin d’honneur dans notre garage…

Juliette – Oui, je me souviens, il pleuvait.

Antoine – Mariage pluvieux… Tu crois qu’ils vont vouloir un truc somptuaire ?

Juliette – J’espère que non… Surtout que la tradition, c’est que ce sont les parents de la fille qui paient le mariage…

Antoine – Non ? Tu plaisantes, j’espère ?

Juliette – Ça doit être ça qui remplace la dote de nos jours… Bon, il faudrait peut-être que tu te changes avant qu’ils arrivent, non ?

Antoine – Et comment je m’habille, moi, pour recevoir ces gens-là ? Je ne les connais pas ! Si je mets un costume et qu’ils arrivent en tenue décontractée, ça pourrait les embarrasser.

Juliette – Si tu restes en jogging, c’est moi qui risque d’être embarrassée.

Antoine – Qu’est-ce que je mets, alors ?

Juliette – Tu n’as qu’à mettre une djellaba. Pour leur faire honneur, ça me semble plus approprié que la Rosette de Lyon.

Antoine – Je ne suis pas sûr de retrouver celle que j’avais achetée à Marrakech.

Juliette – Je plaisante… En tout cas, tu ferais mieux de ranger ta collection de Charlie Hebdo… Si c’est des musulmans intégristes…

Antoine secoue la tête en soupirant.

Antoine – Quand même une invitation à l‘apéritif, ça fait un peu con, non ?

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Comment on va les mettre dehors au moment de passer à table ? Il faudrait qu’on mette au point un code entre nous…

Juliette – S’ils sont sympas, on pourra toujours les inviter à rester dîner…

Antoine – Voilà… C’est bien ce que je craignais… Je te dis qu’on a mis le doigt dans un engrenage infernal…

Juliette – On peut bien faire ça pour Sonia, c’est le minimum quand même. Et puis Djamel est un gentil garçon… pour le peu qu’on puisse en juger.

Antoine – C’est vrai, on ne le connaît pas tant que ça, en fait.

Juliette – Tu n’avais même pas remarqué qu’il était noir…

Antoine – On ne l’a vu qu’une fois ou deux !

Juliette – On se croirait dans un mauvais remake de cette pièce, là, avec Sidney Poitier…

Antoine – Devine qui vient dîner.

Juliette – Sauf que toi, tu as déjà vu ton gendre et que tu n’as pas percuté qu’il était noir…

Antoine – Désolé, moi je n’appelle pas ça noir…

Juliette – Bon, puisqu’on a encore un quart d’heure, moi je vais me changer, en tout cas.

Antoine – Je vais attendre que tu sois revenue, c’est plus prudent. S’ils sonnaient à la porte pendant qu’on est tous les deux à poil…

Elle sort. Antoine s’effondre accablé sur le canapé. On sonne. Antoine va ouvrir, mais revient seul au bout de quelques secondes. Juliette, qui ne s’est pas changée, revient en hâte.

Juliette – Je pensais que c’était eux… C’était qui ?

Antoine – Les témoins de Jéhovah.

Juliette – Les témoins de Jéhovah ? Et qu’est-ce que tu leur as dit ?

Antoine – Je leur ai dit qu’on n’était pas intéressés ! (On sonne à nouveau.) Et ils insistent, en plus…

Juliette (consternée) – Tu es vraiment sûr que c’était les témoins de Jéhovah ?

Antoine prend conscience de son erreur.

Antoine – Et merde…

Juliette part ouvrir après l’avoir fusillé du regard. Le téléphone sonne.

Antoine – Oui Sonia… Oui, oui, ils viennent d’arriver justement…

Juliette (off) – Je suis vraiment désolée… Mon mari vous a pris pour… Mais entrez donc…

Antoine – Tout va bien ma chérie, ne t’inquiète pas… Mais il faut que je te laisse, là. C’est ça, à plus tard…

Aymar et Jasmina arrivent avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau. Ils ont en effet un look assez proche de celui des témoins de Jéhovah.

Juliette – Oh, mais ce n’est pas raisonnable, il ne fallait pas. Ce n’est qu’un apéritif…

Juliette prend les fleurs et Antoine le paquet cadeau.

Antoine – Bonjour, bonjour… Vous avez fait bon voyage ?

Aymar – Très bon, merci…

Jasmina – Je me présente…

Juliette (l’interrompant) – On fera les présentations tout à l’heure… Venez d’abord vous déshabiller dans la chambre. Je veux dire poser votre manteau sur le lit. Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. C’est par ici.

Aymar et Jasmina, un peu bousculés, n’ont même pas le loisir de dire un mot. Ils disparaissent une seconde dans la pièce d’à côté.

Juliette – Tu as déjà vu des témoins de Jéhovah sonner à la porte des gens avec un bouquet de fleurs ?

Antoine – Je n’avais pas vu le bouquet, ils devaient le cacher derrière leurs dos pour nous faire une surprise… Et puis c’est de ta faute, aussi… Tu m’avais dit qu’on attendait des gens de couleur… Ne me dis pas qu’ils sont noirs, quand même !

Juliette – Je ne sais pas, il me semble qu’il y a un petit quelque chose, non ?

Antoine – Tu es sûre que ce ne sont pas vraiment des témoins de Jéhovah ? Tu ne leur as même pas laissé le temps de se présenter !

Aymar et Jasmina reviennent sans leurs manteaux.

Juliette – Entrez, entrez, je vous en prie !

Antoine – J’ai connu quelqu’un qui s’appelait Omar autrefois, mais je ne me souviens plus du tout qui… Vous permettez que je vous appelle Omar ?

Aymar – Si vous y tenez, pourquoi pas… Mais mon véritable prénom, c’est Aymar…

Juliette – Tiens donc…

Jasmina (épelant) – A-Y-M-A-R.

Aymar – C’est vrai qu’on peut se tromper, ce n’est pas un prénom très courant…

Antoine – Je vois… Donc vous n’êtes pas noir non plus, j’imagine…

Aymar et Jasmina semblent un peu surpris par cette sortie.

Aymar – Et voici mon épouse Jasmina.

Jasmina – Enchantée de faire enfin votre connaissance.

Juliette – Jasmina… Ah, oui, ce n’est pas un prénom très courant non plus…

Jasmina – Vous, c’est Antoine et Juliette, je crois ?

Antoine – Tout à fait… Moi c’est Antoine, et elle c’est Juliette.

Aymar – Oui, c’est ce que je m’étais dit aussi…

Juliette – Nous sommes absolument ravis de vous rencontrer… Sonia nous a beaucoup parlé de vous… Donc vous habitez Lyon, n’est-ce pas ?

Aymar – Pour le moment, oui.

Juliette – Et vous avez fait bon voyage ?

Antoine – Je leur ai déjà demandé ça il y a une minute, chérie. Nos invités vont finir par croire que nous n’avons rien à leur dire…

Aymar – Oh, vous savez, Lyon maintenant avec le TGV, c’est la banlieue de Paris.

Juliette – Mais asseyez-vous, je vous en prie !

Aymar – Merci…

Aymar et Jasmina prennent place sur le canapé.

Juliette – Antoine tu fais le service ?

Antoine – Qu’est-ce qu’on vous sert à boire ? Pas d’alcool, j’imagine, comme Djamel…

Jasmina (un peu surprise) – Un jus de fruit, ça ira…

Antoine la sert.

Antoine – Omar ? Pardon, Aymar ?

Aymar – La même chose, merci…

Antoine – Je ne vous propose pas de saucisson non plus…

Juliette – Prenez des olives. Attention, elles ne sont pas dénoyautées.

Aymar et Jasmina se servent, et ne savent pas quoi faire de leurs noyaux. Antoine le remarque et leur indique une petite jardinière par terre.

Antoine – Vous pouvez mettre vos noyaux là-dedans. C’est de l’herbe à chats.

Jasmina – Ah, très bien…

Silence embarrassé.

Antoine – Vous connaissez la différence entre l’herbe à chats et l’herbe aux chats ?

Aymar – Ma foi non…

Antoine – En fait, ce sont des plantes complètement différentes, qui ont des vertus thérapeutiques tout à fait distinctes.

Jasmina – Vraiment ?

Antoine – L’herbe à chats a un effet thérapeutique. Elle permet au chat de se purger en régurgitant les poils qu’il a avalés en se léchant. L’herbe aux chats, en revanche, également appelé cataire, a des vertes aphrodisiaques et même hallucinatoires.

Aymar – Alors ça… Je l’ignorais complètement…

Jasmina – Donc, vous avez un chat…

Antoine – En fait non… C’est pour notre consommation personnelle… N’est-ce pas, chérie ?

Juliette le fusille du regard.

Juliette – Mon mari plaisante, évidemment… Djamel ressemble beaucoup à son père, tu ne trouves pas Antoine.

Antoine – Euh… Si… Si, si…

Jasmina – Votre fille, en tout cas, c’est tout le portrait de sa mère. N’est-ce pas Omar ? Aymar ! Voilà que je m’y mets aussi, moi…

Aymar – Oui, ça Sonia est bien votre fille. Vous ne pouvez pas la renier.

Jasmina – Les chiens ne font pas des chats.

Silence un peu embarrassé.

Aymar – Vous êtes enseignants tous les deux, je crois ?

Juliette – Oui, tout à fait…

Antoine – Il paraît qu’un français sur deux a rencontré son conjoint sur son lieu de travail. Chez les enseignants, la proportion doit monter jusqu’à 90 pour cent.

Juliette – Les 10 pour cent qui restent ont dû se rencontrer pendant les vacances scolaires…

Antoine – Et vous Aymar, vous faites quoi dans la vie ?

Aymar – Je travaille dans le domaine de la sécurité.

Juliette – Ah, oui, c’est-ce que nous avait dit Djamel.

Antoine – Mais quand vous dites sécurité, vous voulez dire… Transport de fonds ? Vigile ? Veilleur de nuit ?

Aymar – Un peu tout ça à la fois, en fait. Je dirige une société de 300 salariés.

Juliette – Ah oui, quand même…

Aymar – La sécurité, vous savez, c’est un secteur en pleine expansion.

Jasmina – Avec tout ce qu’on voit en ce moment…

Antoine – Oui… C’est justement ce que je disais à ma femme avant que vous n’arriviez. La sécurité, c’est un métier d’avenir, et un formidable outil d’intégration…

Juliette – Et vous, Jasmina ?

Jasmina – Je suis médecin.

Juliette – Ah, c’est bon à savoir… Un médecin dans la famille, ça peut toujours servir.

Jasmina – Je suis médecin légiste.

Antoine – Remarquez, ça peut-être pratique aussi… Si j’assassine ma femme un jour, et que j’ai besoin d’un certificat de complaisance, je viendrai vous voir…

Juliette – Médecin légiste… Ah, oui, c’est… Ça doit être passionnant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Oh, vous savez, ce n’est pas aussi excitant que dans les séries policières qu’on voit à la télévision… Et vous enseignez quelle matière, Antoine ?

Antoine – Sciences de la Vie et de la Terre.

Jasmina – Très bien…

Antoine – Oui, ça laisse toujours un blanc dans la conversation. D’ailleurs, aucun scénariste, même parmi les plus alcoolisés, n’a encore jamais songé à faire une série télé sur les profs de SVT.

Juliette – Et moi je suis prof d’anglais.

Jasmina – C’est curieux, mais j’étais sûre que vous alliez dire ça.

Juliette – Ah oui ? Vous trouvez que j’ai une tête de prof d’anglais ? Je ne suis pas sûre de prendre ça pour un compliment, mais bon…

Antoine – Il faudrait peut-être mettre ces fleurs dans l’eau…

Jasmina – Vous n’ouvrez pas le paquet, avant ?

Juliette – Ah si, bien sûr.

Antoine – Ce n’est pas une bombe, au moins ?

Juliette ouvre le paquet et en sort un vase affreux et informe.

Antoine – Tiens, c’est curieux… Qu’est-ce que c’est ?

Juliette – Un porte-parapluies ?

Antoine – Un crachoir ?

Jasmina – C’est un vase.

Aymar – Pour mettre les fleurs.

Juliette – Ah d’accord… Ah ben oui, comme ça on va pouvoir mettre les fleurs dedans…

Antoine regarde par politesse le motif dessiné sur le vase.

Antoine – C’est joli… Ça représente quoi ?

Juliette – C’est la Bretagne, non ?

Aymar – Sonia nous a dit que vous étiez originaire de Brest.

Jasmina – C’est de l’artisanat local.

Juliette – Ah oui, chéri, regarde, c’est la rade de Brest.

Antoine – Non, fais voir…

Juliette lui passe maladroitement le vase qui tombe par terre et se casse. Consternation de leurs hôtes.

Juliette – Oh, mince… Ce que je peux être maladroite !

Antoine – C’est ce qui s’appelle un acte manqué… Je veux dire, ma femme a toujours détesté la Bretagne. D’ailleurs, nous n’y allons jamais. Nous passons toutes nos vacances dans le Sud de la France…

Juliette – Je suis vraiment désolée… Je ne sais pas quoi vous dire…

Aymar – Ne vous inquiétez pas pour ça, ce n’est pas si grave…

Juliette – Je vais ramasser tout ça.

Elle se penche pour ramasser les morceaux.

Jasmina – On va vous aider.

Juliette – Je vous en prie, restez assis.

Antoine l’aide à ramasser.

Juliette – On pourra peut-être recoller les morceaux…

Antoine – Pourquoi pas ? Et avec le motif, ça nous aidera beaucoup.

Juliette – Oui, ce sera comme un puzzle, mais en trois dimensions !

Antoine – Tiens, c’est curieux, il y avait un papier dedans… C’est vous qui l’avez écrit ?

Aymar – Ma foi non… C’est toi chérie ?

Jasmina – Pas du tout…

Juliette – Qu’est-ce que c’est ?

Antoine – Je ne sais pas… Ce n’est pas en français…

Aymar – C’est peut-être en breton ?

Jasmina – Ou en suédois…

Aymar – Ça doit être le mode d’emploi…

Juliette – Pour un vase ?

Antoine – On dirait plutôt du roumain…

Jasmina – Vous connaissez le roumain ?

Antoine – J’ai quelques notions…

Juliette – Je vais taper le texte sur Google Traduction… De toutes façons, c’est très court…

Juliette sort son portable et tape le texte.

Antoine – Je connaissais le message dans une bouteille, mais le message dans un vase…

Juliette – Ça y est, j’y suis… (Consternée) Oh, mon Dieu…

Aymar – Quoi ?

Juliette – C’est un appel au secours !

Jasmina – Un naufragé qui aurait glissé ce message dans un vase ?

Juliette – Pire que ça… Un petit orphelin roumain retenu en esclavage dans une fabrique de vase près de Bucarest…

Jasmina – Non…

Aymar – Mais c’est affreux.

Juliette – Nous parrainons justement un enfant roumain… Vous vous rendez compte ? Ce vase aurait pu être fabriqué par lui…

Jasmina – Nous sommes vraiment désolés, nous ne savions pas.

Aymar – Nous avons acheté ce vase chez Ikéa.

Jasmina – Nous pensions qu’au pire, ils étaient fabriqués par des petits Suédois bien nourris…

Antoine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Juliette – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Il n’a pas laissé d’adresse ! Il dit qu’il ne sait même pas où se trouve cette usine clandestine dans laquelle on le retient contre son gré…

Antoine – En Roumanie… Pour fabriquer des vases bretons destinés à l’export… Mais franchement, où va-t-on ?

Juliette – On signalera ça demain à Orphelins Sans Frontières…

Antoine – Vous voyez un peu où nous conduit cette mondialisation, tellement à la mode dans les grandes écoles commerciales que fréquentent nos enfants…

Juliette – Désolée, on ne voudrait pas que cela vous gâche l’apéritif.

Jasmina – C’est nous qui sommes désolés. Si on avait su…

Aymar – Nous aussi, je vous assure, nous sommes tout à fait opposés à l’esclavage des enfants.

Jasmina – Même roumains…

Aymar lève son verre pour trinquer.

Aymar – Allez, on ne va pas se laisser abattre pour si peu ! À la bonne vôtre !

Ils trinquent. Avant de peiner à relancer la conversation.

Aymar – Bon… Alors pour les nôtres, on prévoit quoi ?

Juliette – Les nôtres ?

Jasmina – Nos enfants ! Pour leur mariage !

Juliette – Ah oui, c’est vrai… Il y a ça aussi…

Aymar – Vous n’avez rien contre un mariage religieux ?

Juliette – A priori, on n’a rien pour non plus, mais c’est surtout que ça risque d’être un peu compliqué…

Antoine – Moi j’ai été catholique dans une vie antérieure, ma femme est juive par sa mère et protestante par son père, si vous mêmes vous êtes musulmans…

Juliette – À moins de faire ça en terrain neutre dans un temple bouddhiste…

Antoine – On risque d’y passer la semaine…

Jasmina – Mais… Qu’est-ce qui vous fait penser que nous sommes musulmans ?

Moment de flottement.

Juliette – Bien sûr, désolée.

Antoine – C’est vrai, on pense toujours arabe égal musulman, mais il y en a aussi qui sont catholiques.

Nouveau flottement.

Antoine – Donc, vous n’êtes pas catholiques non plus ?

Aymar – C’est plutôt que…

Jasmina – Nous ne sommes pas arabes.

Antoine – Ah… Tu vois ? Qu’est-ce que je te disais ? Ils ne sont pas arabes ! Ils ne sont pas noirs non plus, tu vois bien…

Juliette – C’est évident.

Antoine – Ma femme me soutenait que votre fils était noir…

Juliette – Les noirs, on sait ce que c’est, on parraine aussi un orphelin au Mali…

Antoine – On l’aurait bien ramené en France, mais Orphelins Sans Frontière s’est aperçu au dernier moment qu’il avait déjà des parents…

Juliette – C’est vous qui avez raison, le racisme n’existera plus lorsque les Français de souche donneront volontairement à leurs enfants des prénoms maghrébins.

Antoine – Aujourd’hui les enfants de l’immigration sont obligés de franciser leurs prénoms pour avoir une chance que leurs CV soient lus.

Juliette – C’est vrai, il y a aussi de très jolis prénoms arabes. Je veux dire, pas Mohamed, Mouloud…

Antoine – Abdelkader ou Abdelkrim…

Juliette – Mais je ne sais pas moi… Djamel ou Jasmina, par exemple.

Antoine – Les gens donnent bien à leurs enfants des prénoms américains comme Steewie ou Pamela.

Juliette – C’est tout aussi ridicule.

Antoine – Alors pourquoi pas des prénoms nord-africains…

Un silence embarrassé suit cette logorrhée.

Jasmina – Jasmina est un prénom d’origine croate…

Aymar – Quant à Djamel, il avait déjà un an lorsque nous l’avons adopté. Alors évidemment, nous lui avons laissé son prénom.

Juliette – Bien sûr…

Jasmina – Nous comprenons votre méprise… Djamel ne vous avait sans doute pas dit que c’était un enfant adopté.

Juliette – Ce n’est pas quelque chose qu’on dit facilement…

Antoine – Donc notre futur gendre, en tout cas, est arabe, nous sommes bien d’accord là dessus ?

Aymar – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Jasmina – J’espère que ce n’est pas un problème pour vous.

Juliette – Mais pas du tout, voyons, au contraire !

Silence embarrassé.

Aymar – D’ailleurs, il faut que nous vous disions quelque chose d’autre à propos de notre fils…

Jasmina – Une chose qu’il est important que vous sachiez…

Juliette – Ne vous inquiétez pas, personne n’est parfait.

Antoine – On a tous fait des erreurs de jeunesse, pas vrai ? Même s’il a fait un peu de prison pour trafic de stupéfiants avant d’entrer à HEC…

Jasmina – Rassurez-vous, le casier judiciaire de notre fils est vierge.

Antoine – Hélas, je ne peux pas vous en garantir autant de ma fille…

Juliette lui lance un regard réprobateur.

Aymar – En tant qu’enfant adopté, notre fils Djamel a des liens très forts avec ses parents.

Jasmina – Et bien entendu, nous avons des liens très forts avec lui…

Aymar – Nous sommes sa seule famille, vous comprenez ?

Jasmina – Et nous n’avons plus nous-mêmes aucun parent proche.

Aymar – Ils sont tous morts.

Blanc.

Juliette – Mon Dieu, mais c’est épouvantable.

Antoine – Comment est-ce que c’est arrivé ?

Aymar – C’est une histoire tragique.

Jasmina – Que nous vous raconterons peut-être un jour.

Aymar – Plus tard.

Jasmina – Lorsque nous nous connaîtrons un peu mieux…

Aymar – Après le mariage, en tout cas…

Jasmina – Nous ne voudrions pas gâcher cette fête avec le récit de nos drames familiaux…

Jasmina écrase une larme. Antoine et Juliette, embarrassés, échangent un regard inquiet.

Juliette – Je vous ressers quelque chose ?

Antoine – Un véritable apéritif, du coup ? Puisque vous n’êtes pas musulmans… Ça vous remontera…

Juliette – Pastis, Whisky, Porto ?

Jasmina – Je prendrai un doigt de Porto, alors.

Aymar – Moi aussi.

Juliette fait le service.

Antoine – Prenez un peu de saucisson ! C’est de la Rosette de Lyon. On l’a achetée exprès pour vous… Je veux dire au cas où vous auriez été des Lyonnais pas trop à cheval sur les principes de l’Islam…

Le portable de Jasmina sonne.

Jasmina – Excusez-moi, je suis vraiment désolée… (Elle répond) Oui ? (Plus bas) Je t’avais dit de ne pas m’appeler à ce numéro…

Aymar lui lance un regard suspicieux.

Jasmina – Vous permettez ?

Elle disparaît dans la chambre où ils ont posé leurs manteaux. Aymar se lève lui aussi et la suit.

Aymar – Non mais tu ne vas pas…

Jasmina – Oh, fiche-moi la paix !

Aymar – Excusez-nous un instant…

Il la suit dans la chambre, et on entend encore un peu leur conversation off.

Jasmina – Tu me surveilles ? C’est une déformation professionnelle, je sais, mais bon…

Aymar – Tu pourrais au moins avoir la décence de…

Jasmina – Tu peux parler moins fort, s’il te plaît ? Je te rappelle que nous ne sommes pas chez nous…

Aymar – Très bien, on reparlera de tout ça plus tard… Mais tu ne paies rien pour attendre, je te le garantis… Toi et ton moricaud…

Antoine et Juliette échangent un regard inquiet, sidérés par le ton de cette conversation.

Antoine – Je ne le trouve pas très sécurisant, pour quelqu’un qui travaille dans la sécurité, non ?

Aymar revient.

Aymar – Je suis vraiment confus.

Juliette – Mais pas du tout, voyons…

Aymar – Ma femme est un peu dépressive en ce moment.

Juliette – Oh vous savez, c’est un peu le cas de tout le monde. Il suffit d’ouvrir un journal ou de regarder autour de soi. On ne peut pas dire que tout ça porte tellement à l’optimisme…

Aymar – En fait, Jasmina a fait une tentative de suicide il y a trois mois.

Antoine – Ah oui, quand même…

Juliette – Nous sommes vraiment désolés de l’apprendre.

Aymar – Évidemment, je vous demande de ne pas mentionner ça devant elle…

Juliette – Bien sûr…

Jasmina revient.

Jasmina – Je vous prie de m’excuser… Vous parliez du mariage, j’imagine ?

Juliette – Euh… Oui… Entre autres choses…

Aymar – Je pense que vous serez d’accord avec nous qu’une simple formalité à la mairie, c’est quand même un peu triste…

Antoine – En ce qui nous concerne, à l’époque, nous nous en sommes contentés… Mais je n’irai pas jusqu’à dire que notre mariage était d’une folle gaîté, il faut bien l’avouer…

Juliette – Et vous songiez à quoi ?

Aymar – Un vrai mariage, c’est un mariage à l’église, non ?

Antoine – Donc votre fils est catholique ?

Jasmina – Nous l’avons fait baptiser lorsque nous l’avons adopté.

Aymar – On lui a laissé son prénom, mais tout de même. Il était préférable que nous ayons tous la même religion, n’est-ce pas ?

Juliette – Oui, c’est quand même plus pratique… Pour les repas, notamment…

Antoine – Et pour les fêtes de famille…

Juliette – Même si en l’occurrence vous n’en avez plus…

Un temps.

Antoine – Bon, je vous rassure, nous n’allons pas non plus en faire une question de principe…

Juliette – Notre fille n’est pas baptisée, mais si vous trouvez un curé qui n’y voit pas d’inconvénient…

Antoine – Comme disait Henri IV à sa fille : Mari vaut bien une messe !

Nouveau silence embarrassé.

Jasmina – C’est à dire que…

Juliette – Oui ?

Jasmina – Sonia a décidé de se faire baptiser pour pouvoir se marier à l’église avec Djamel…

Antoine échange un regard consterné avec Juliette.

Aymar – Elle ne vous l’avait pas dit ?

Antoine – Il faut croire qu’elle a oublié de mentionner ce détail.

Jasmina – J’ai l’impression que cela vous contrarie…

Antoine – Pensez-vous ! Elle est majeure, après tout. Si elle veut devenir mormon ou salafiste, nous ne sommes pas en mesure de l’en empêcher de toutes façons…

Juliette – Dans ce cas, nous sommes déjà d’accord là dessus. Nos enfants seront mariés devant Dieu…

Aymar écrase une larme et se lève.

Aymar – Vous ne pouvez pas savoir ce que ce mariage représente pour nous…

Jasmina – Une véritable renaissance…

Aymar – Je suis tellement ému… Vous permettez que je vous embrasse ?

Juliette se lève aussi.

Juliette – Mais bien sûr… À présent, nous sommes presque de la même famille, après tout…

Aymar étreint Juliette, avant de se tourner vers Antoine.

Aymar – Et vous aussi Antoine ?

Antoine – Si c’est absolument nécessaire…

Antoine se lève et Aymar l’étreint à son tour, longuement. Aymar essuie une nouvelle larme.

Aymar – Excusez-moi… Je peux vous demander où se trouvent les toilettes ?

Juliette – Bien sûr, c’est après la chambre, sur la gauche.

Aymar sort. Silence embarrassé.

Antoine – Nous les hommes, nous avons droit aussi à notre part de féminité.

Jasmina – J’imagine qu’il vous a raconté que j’étais dépressive…

Antoine et Juliette gardent un silence embarrassé.

Jasmina – Et même que j’avais fait une tentative de suicide…

Juliette – Je… Je ne sais plus s’il a mentionné ça…

Jasmina – En fait, c’est lui qui ne va pas bien. Il est très jaloux, de façon maladive. Depuis que nous sommes mariés, il me fait suivre en permanence par un de ses agents de sécurité au prétexte de me protéger…

Juliette – Il est peut-être tout simplement un peu trop… protecteur.

Jasmina – Et ensuite il me reproche d’avoir des aventures avec mes gardes du corps.

Juliette – C’est ridicule…

Jasmina – Qu’est-ce que vous voulez ? Quand on vous impose la présence d’un homme plutôt bien bâti à vos côtés toute la journée… Et parfois même la nuit, lorsque mon mari était en déplacement…

Juliette – Cela crée des tentations, évidemment.

Antoine – Un simple dérapage sans lendemain, j’imagine…

Jasmina – Aymar raconte partout que Djamel est un enfant adopté, mais en réalité, c’est le produit d’une de ces relations extraconjugales… Et mon mari le sait très bien, évidemment…

Juliette – Bien sûr…

Antoine – Il faut dire que Djamel ne lui ressemble pas du tout, malgré ce que nous avons dit tout à l’heure par politesse…

Juliette – C’est vrai que Djamel est assez typé.

Antoine – Sans aller jusqu’à dire qu’il est noir…

Jasmina – C’est pourquoi nous lui avons choisi ce prénom un peu exotique.

Antoine – Évidemment…

Jasmina – En fait mon mari ne peut pas avoir d’enfants… Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas pour cette raison qu’il m’a inconsciemment poussée dans les bras de tous ces étalons… Aymar ne pouvait pas se résoudre à l’idée de ne pas avoir de successeur, vous comprenez ?

Antoine – Dans ce cas, plutôt que d’enfant adultérin, on pourrait presque parler de procréation assistée… À l’ancienne…

Juliette – C’est le professeur de SVT qui parle…

Jasmina – Le problème c’est que mon mari n’assume pas vraiment cette situation…

Juliette – Et Djamel, il sait qui est son père biologique ?

Jasmina – Il sait seulement que c’est un des trois cents employés de mon mari. Tout comme moi, d’ailleurs… Pour éviter que des liens trop étroits ne se tissent entre nous, mon mari changeait tous les jours l’ange gardien chargé de me surveiller.

Juliette – Et vous ne vous souvenez plus qui était de garde ce soir-là…

Antoine – Un ange gardien… Là ce n’est plus de la procréation assistée… On n’est pas loin de l’immaculée conception…

Jasmina – Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’en raison de son métier, mon mari a un permis de port d’arme…

Juliette – Non ?

Jasmina – J’ai peur qu’un jour il ne fasse une bêtise.

Antoine – Quelle genre de bêtises ?

Jasmina – Qu’il se tue. Ou qu’il tue quelqu’un. Il ne faut surtout pas le contrarier, il est sujet à des accès de colère incontrôlable. Vous avez vu tout à l’heure ?

Antoine – Et… votre mari porte son arme sur lui ?

Aymar revient.

Aymar – Nous sommes vraiment très touchés par votre accueil.

Jasmina – Oui, vraiment…

Aymar – Nous formons une famille maintenant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Je crois que cela va aussi nous aider à ressouder notre couple, après toutes les épreuves que nous avons traversées.

Aymar – D’ailleurs, nous avons décidé de déménager pour nous rapprocher de notre fils, et de nos futurs petits enfants. Nous envisageons d’acheter une maison en région parisienne.

Juliette – Vraiment ? Dans quel coin exactement ?

Jasmina – J’ai vu qu’il y avait une maison à vendre en face…

Juliette – En face de quoi ?

Jasmina – En face de chez vous !

Aymar – Je vous l’ai dit, nous n’avons plus aucun parent proche. Et nous nous sentons déjà tellement d’affinités avec vous…

Stupeur de Juliette et Antoine. Le téléphone sonne, mais ils ne l’entendent même pas.

Jasmina – Vous ne répondez pas ?

Juliette – Si, si, bien sûr…

Antoine décroche.

Antoine – Oui, ma chérie ? Je suis content de pouvoir te parler, justement. Je voulais savoir si tu comptais nous inviter à ton baptême, et ce qui te ferait plaisir comme cadeau ? Un montre de plongée ? Une gourmette en plaqué or avec ton prénom gravé dessus ? (Son visage se fige) Quoi ? Mais pourquoi ? Mais enfin… (Aux trois autres) Elle a raccroché…

Juliette – Mais qu’est-ce qui se passe ?

Antoine – Elle ne veut plus se marier… Elle dit que Djamel l’a trompée !

Juliette – Mais c’est affreux !

Antoine – Oui… Alors pourquoi est-ce que j’ai tendance à prendre ça comme une bonne nouvelle ?

Aymar – Djamel ? Tromper Sonia ?

Jasmina – Notre fils n’aurait jamais fait une chose pareille…

Juliette – Ça c’est quand même un peu difficile à affirmer aussi catégoriquement, non ?

Jasmina – Cela ne correspond pas du tout à l’éducation que nous lui avons donnée…

Aymar – Tel père tel fils…

Jasmina – Qu’est-ce que tu insinues ?

Aymar – Je me comprends…

Juliette (à Antoine) – Tu aurais pu me la passer, au moins !

Antoine – C’est elle qui a raccroché !

Juliette – Qu’est-ce qu’elle t’a dit au juste ?

Antoine – Je n’ai pas compris grand chose, elle était en larmes au téléphone. Mais je crois qu’elle a parlé d’un préservatif retrouvé sous le lit de Djamel dans sa chambre à HEC…

Jasmina – Usagé ?

Antoine – Ça elle ne m’a pas précisé… Vous voulez que je la rappelle pour lui demander ?

Jasmina – Et vous êtes sûr que ce n’est pas votre fille qui…

Aymar – C’est vrai qu’elle est quand même un peu…

Juliette – Un peu quoi ?

Jasmina – Un peu délurée.

Juliette – Délurée, ma fille ? Dites plutôt que c’est votre fils qui est un peu coincé… Enfin pas tant que ça, apparemment…

Antoine – Oui, ne renversons pas les rôles, hein ? C’est bien votre fils qui a trompé ma fille jusqu’à preuve du contraire !

Aymar – D’un autre côté, il vaut mieux que cela arrive avant le mariage, n’est-ce pas ?

Juliette – Quoi ? Mais c’est monstrueux ! C’est ça la morale hypocrite que vous avez inculquée à votre fils ? On voit le résultat !

Antoine – Quoi qu’il en soit, Sonia ne veut plus se marier. Et je vous avoue que ce n’est pas fait pour me déplaire…

Aymar – Et pourquoi ça, je vous prie ?

Antoine – Si ça peut lui éviter de se colleter des beaux parents psychopathes…

Jasmina – Quoi ?

Juliette – Moi non plus, je vous avoue que je ne le sentais pas ce mariage.

Jasmina – Ah oui ?

Antoine – Il faut bien avouer que nous n’avons pas grand chose en commun.

Juliette – Et nos enfants non plus probablement.

Antoine – Honnêtement, je ne pense pas que Sonia et Djamel soient faits pour vivre ensemble. C’est notre fille, tout de même, nous la connaissons bien.

Aymar – La preuve, vous ne saviez même pas qu’elle avait décidé de se faire baptiser.

Antoine – C’est votre fils qui a une mauvaise influence sur elle.

Antoine – Pour tout vous dire, quand vous êtes arrivés, je vous ai pris pour des témoins de Jéhovah…

Aymar – Vraiment ? Je croyais que vous nous aviez pris pour des noirs ?

Juliette – Des noirs, mais enfin c’est ridicule ! Cela se voit tout de suite que vous n’êtes pas noirs…

Jasmina – Ou en tout cas des arabes !

Aymar – Dites plutôt que si vous ne voulez pas de ce mariage, c’est parce que vous êtes racistes !

Antoine – Racistes, nous ? D’anciens sociétaires de la CAMIF !

Antoine prend son verre et en lance le contenu au visage de Aymar. Celui-ci, outré, le prend par le col et le pousse sans grande violence. Mais Antoine perd l’équilibre et tombe.

Juliette – Oh mon Dieu !

Juliette se précipite à son chevet.

Juliette – Antoine, ça va ? Il est inconscient !

Aymar – Je suis vraiment désolé, mais je l’ai à peine touché !

Juliette – Assassin ! (À Jasmina) Mais faites quelque chose ! Après tout, vous êtes médecin…

Jasmina – Je suis médecin légiste…

Juliette – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Juliette commence à étrangler Jasmina. Le portable de Aymar sonne et il répond. Les deux femmes, revenant à la réalité, s’immobilisent.

Aymar – Oui, Djamel… Oui, nous sommes avec Julien et Antoinette… Antoine et Juliette, c’est ça… (Aux trois autres) Il dit qu’il n’a pas trompé Sonia. Il s’agit d’un malentendu. Ils se sont réconciliés, et ils se marient à nouveau… Non, je… Je ne peux pas te passer Antoine pour le moment, il… D’accord, on se rappelle…

Jasmina se penche vers Antoine.

Jasmina – En tout cas, en tant que médecin légiste, je peux vous affirmer que cet homme n’est pas mort.

Antoine reprend ses esprits et se relève. Tous semblent très embarrassés.

Antoine – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Juliette – Rien, mon chéri, tu as dû glisser, c’est tout.

Aymar – Je crois que nos mots ont un peu dépassé notre pensée, n’est-ce pas ?

Juliette – Nous nous sommes laissés aller à quelques débordements, c’est clair.

Jasmina – On est parti sur la mauvaise pente, mais on va tout reprendre à zéro, d’accord ?

Antoine – Nos enfants vont se marier, après tout.

Aymar – C’est entièrement de notre faute, nous n’aurions pas dû…

Juliette – Mais non, voyons, c’est nous qui…

Antoine – Vous reprendrez bien quelque chose ?

Juliette – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable. Nous n’avons presque rien mangé dans le TGV à midi…

Juliette – Vous allez bien rester dîner avec nous ?

Antoine lui lance un regard consterné.

Aymar – Nous ne voudrions pas abuser…

Juliette – Je n’ai rien prévu, mais je peux regarder ce qu’il me reste dans le congélateur. Ce sera à la bonne franquette…

Jasmina – Dans ce cas…

Juliette sort. Silence embarrassé.

Jasmina – J’aime beaucoup votre canapé…

Aymar – Oui, il est très confortable.

Jasmina – Il est en cuir, bien sûr. Le vrai cuir, ça se reconnaît tout de suite.

Aymar – Le cuir, ça vieillit très bien…

Antoine – Nous l’avons acheté à la CAMIF il y a déjà quelques années. Vous saviez que la CAMIF avait fait faillite…

Aymar – La CAMIF ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Antoine – Une entreprise qui n’a pas su prendre le tournant de la mondialisation.

Aymar – Comme l’Éducation Nationale, alors…

Antoine – Enfin heureusement, nous les profs, on n’a pas encore trouvé le moyen de nous délocaliser.

Jasmina – Oh, ça viendra sûrement…

Juliette revient.

Jasmina – Je n’ai pas grand chose, mais comme on a déjà beaucoup grignoté, on peut passer directement au dessert, non ? J’avais une galette des rois dans le congélateur. Je l’ai réchauffée au micro-ondes…

Antoine – Une galette des rois ? Mais on est au mois de juin.

Juliette – Oui, et bien j’en avais acheté un lot de deux en promo à Auchan au mois de janvier, et comme on n’en avait mangé qu’une, j’ai congelé l’autre…

Aymar – Une galette des rois, ça nous va très bien. Nous adorons la galette, n’est-ce pas chérie ?

Jasmina – Et on a si rarement l’occasion d’en manger.

Aymar – C’est vrai, c’est tellement bon, la galette des rois. Pourquoi n’en manger qu’une fois par an pour l’épiphanie ?

Juliette coupe la galette en quatre.

Aymar – Normalement, c’est le plus jeune qui doit aller sous la table…

Jasmina – Mais cela nous obligerait à dire notre âge…

Antoine – Et puis la table est un peu trop basse, non ?

Juliette tend une part avec la pelle à découper.

Juliette – Pour qui ?

Antoine – Honneur aux dames.

Juliette sert les parts.

Juliette – Bon appétit !

Aymar – Excellente, vraiment !

Jasmina – Oui, elle est bien fourrée.

Ils mangent un moment leur galette en silence.

Aymar – Ah, on dirait que c’est moi qui ai la fève…

Juliette – Alors c’est vous le roi !

Antoine – Le roi de quoi, on ne sait pas…

Juliette tend la couronne à Aymar qui la place sur sa tête.

Aymar – Et voilà : Aymar Premier. Je choisis ma femme comme reine, évidemment.

Jasmina – C’est normal, après tout.

Juliette – Ah oui ?

Jasmina – Les parents du prince charmant sont forcément un couple royal !

Juliette – Bien sûr…

Aymar couronne sa femme et ils s’embrassent de façon très appuyée pendant un long moment. Embarras de Antoine et Juliette. Juliette toussote un peu pour les rappeler à la réalité.

Juliette – Vous désirez un café ?

Les deux autres mettent fin à leur étreinte.

Jasmina – Pourquoi pas ?

Aymar – Avec plaisir…

Jasmina – Vous permettez que j’aille me laver les mains ? La galette, c’est toujours un peu… lubrifiant.

Aymar – Je vais avec toi…

Juliette – Mais je vous en prie, vous connaissez le chemin… Je vais lancer la machine à café…

Aymar et Jasmina sortent, et Juliette à leur suite. Elle revient quelques secondes après.

Antoine – Si seulement il avait pu s’étrangler avec cette fève…

Juliette – Il faut avouer qu’ils sont graves…

Antoine – Pourquoi tu les as retenus à dîner, alors ?

Juliette – Ce n’est pas un dîner, c’est juste une galette des rois ! Et puis je te rappelle que Sonia va se marier avec leur fils…

Antoine – Il faut absolument faire capoter ce mariage, sinon ça va être un cauchemar…

Juliette – Ah, oui ? Et comment on fait ça ?

On entend Aymar et Jasmina glousser off.

Antoine – Ils avaient l’air très chauds, là… Tu crois qu’ils sont en train de copuler dans notre salle de bain ?

Juliette – Tu as vu, tout à l’heure, quand il a failli défourailler son pistolet ? Tu crois que je devrais appeler la police ?

Antoine – En tout cas, comme dit sa femme, on va essayer de ne pas le contrarier…

Aymar revient en pelotant aimablement sa femme. Ils chahutent comme des collégiens.

Jasmina – Oh non, arrête, enfin… Je t’en prie… Pas ici…

Juliette (embarrassée) – Je vais voir si le café est prêt.

Juliette sort. Jasmina et Aymar s’efforcent de reprendre leur sérieux et de relancer un bavardage de circonstances.

Jasmina – Sonia nous a dit que vous aviez une maison de vacances en Provence, n’est-ce pas ?

Antoine – Oui, à Tarascon… Nous y allons le plus souvent possible.

Aymar – C’est incroyable, nous passons nous-mêmes toutes nos vacances à Beaucaire ! Il n’y a que le Rhône à traverser !

Juliette revient avec le café.

Juliette – Non ? Mais c’est extraordinaire !

Antoine et Juliette échangent un regard consterné.

Aymar – Alors nous pourrons aussi nous voir pendant les vacances !

Jasmina – Et si on faisait le mariage là-bas ?

Aymar – C’est vrai qu’il nous reste à organiser les détails de la noce… Mais j’avais plutôt une autre idée en tête…

Antoine – Nous on voyait quelque chose d’assez intime. Et comme par chance vous n’avez pas de famille.

Aymar – Il faut quand même marquer le coup… Qu’est-ce que vous pensez de faire ça dans les locaux de ma société ? Pour inviter mes clients, ce serait plus pratique ?

Antoine – Vous avez beaucoup de clients ?

Aymar – Rassurez-vous, dans ce cas, je ferais passer ça en frais de représentation…

Antoine – Dans ce cas, évidemment, si c’est une opération commerciale…

Aymar – Djamel prendra ma succession à la tête de cette entreprise dans quelques années. Ce sera l’occasion de présenter mon dauphin à ses futurs employés… Je vous avoue que j’ai très envie de passer la main, et de profiter un peu de la vie.

Aymar écarte sa veste pour montrer son revolver.

Aymar – En tout cas, lorsque je serai à la retraite et que j’habiterai juste en face de chez vous, croyez-moi, côté sécurité, vous n’aurez plus rien à craindre… Je surveillerai personnellement votre domicile…

Juliette – Eh oui… Vous pourriez même organiser une milice avec les retraités du coin et faire des rondes dans le quartier ! Qu’est-ce que tu en penses Antoine ?

Antoine – Pourquoi pas ? Je n’aime pas trop le terme de milice, mais pendant la guerre, on appelait ça la protection civile… Après tout c’est un peu la même chose.

Juliette – Oui… Sauf que nous ne sommes pas en guerre…

Aymar – Vous oubliez nos ennemis de l’intérieur… La cinquième colonne !

Un temps.

Jasmina – Nous aimons vraiment beaucoup Sonia, et nous sommes ravis de cette union.

Antoine – Oui, c’est… C’est une belle revanche, pour elle aussi.

Juliette lui lance un regard étonné.

Aymar – Une revanche ?

Antoine – Sur la vie…

Jasmina – Vraiment ?

Juliette ne tarde pas à embrayer.

Juliette – C’est vrai qu’elle était plutôt mal partie.

Aymar – À ce point-là ?

Antoine – Elle ne vous a pas dit ? À la naissance, elle avait une santé très fragile. N’est-ce pas Juliette ?

Juliette – Une grande prématurée…

Antoine – Les médecins se demandaient même si elle n’en garderait pas des séquelles physiques et cérébraux.

Juliette – D’ailleurs pour ses études, au départ, il faut bien avouer qu’elle n’était pas vraiment précoce, pour le coup.

Antoine – Elle a redoublé son CM2.

Jasmina – N’empêche que maintenant, elle est à HEC…

Antoine – Oui, et au moins, elle s’est un peu stabilisée…

Juliette – On ne devrait pas vous le dire, mais… Vous n’aviez pas complètement tort tout à l’heure…

Antoine – Il faut bien avouer qu’elle est assez délurée, comme vous dites.

Juliette – Elle a eu beaucoup d’aventures avant de rencontrer votre fils.

Antoine – Ah, ça, on peut dire qu’on en a vu défiler…

Juliette – Et pas que des bonnes fréquentations…

Antoine – C’est pourquoi nous étions si ravis lorsqu’elle nous a présenté votre fils…

Juliette – Tu te souviens ? La fois où on a dû aller la récupérer au commissariat parce qu’elle avait volé quelque chose dans un supermarché… C’était quoi, déjà ?

Antoine – Du jambon, je crois.

Aymar et Jasmina échangent un regard étonné.

Aymar – Du jambon ?

Juliette – Ou du rouge à lèvre, je ne sais plus.

Antoine – Non, ça me revient maintenant… C’était une tente de camping !

Aymar et Jasmina échangent un regard consterné.

Juliette – Ah, oui, une chose quand même qu’il nous paraissait important de vous signaler à propos de Sonia…

Jasmina – Oui ?

Juliette – Sa grand mère maternelle avait une maladie génétique assez handicapante…

Antoine – Une maladie orpheline.

Juliette – Je ne sais plus trop laquelle, mais je vous redirai ça, c’est quand même important que vous le sachiez… Je n’en ai pas hérité, heureusement, et ma fille non plus. Mais il paraît que ça peut sauter une ou deux générations…

Antoine – Il ne s’agirait pas que notre fille vous donne des petits enfants qui ne soient pas à la hauteur de vos espérances…

Juliette – Il suffira de faire le test. Ils ne garderont l’enfant que s’il n’est pas atteint par la maladie…

Aymar – En effet, c’est… C’est très ennuyeux… Déjà que du côté de Djamel, on n’a pas de certificat d’appellation d’origine contrôlée…

Jasmina – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Aymar – Tu sais très bien ce que je veux dire !

Jasmina – Parce que de ton côté, tout le monde est parfaitement équilibré, peut-être ?

Aymar – Qu’est-ce que tu insinues ?

Jasmina – Ton neveu a assassiné toute la famille avec le fusil de chasse de son père pendant qu’ils dormaient !

Aymar – C’était un coup de folie, ça peut arriver à tout le monde !

Jasmina – À tout le monde ? Heureusement que cette année là, on n’avait pas pu partir à la neige avec eux pour fêter Noël…

Aymar – Salope ! Traînée ! Un jour je te tuerai…

Il porte sa main à son revolver. Antoine et Juliette sont tétanisés. Le téléphone portable de Jasmina sonne. Elle répond.

Jasmina – Oui, tout va bien Sonia… (À Juliette) C’est votre fille justement…

Juliette – Je vais débarrasser un peu.

Elle sort avec quelques objets pris sur la table.

Jasmina – D’accord… Entendu… Et ne vous inquiétez pas, ma petite Sonia. Nous vous prendrons comme vous êtes… Non, je faisais référence à votre maladie génétique.

Antoine (embarrassé) – Vous reprendrez bien un peu de café ?

Aymar – Volontiers, merci…

Juliette revient et s’adresse à voix basse à Antoine en aparté.

Juliette – J’ai appelé la police…

Jasmina – D’accord, je fais la commission. (Jasmina range son téléphone) Ils passeront pour le café…

Juliette – Très bien, dans ce cas, je vais en refaire…

Jasmina – J’espère que je n’ai pas gaffé en lui parlant de sa maladie orpheline… Elle avait l’air un peu gênée…

Antoine et Juliette échangent un regard coupable.

Aymar – Mais j’y pense, ça vous dirait de passer Noël avec nous à la montagne ? Après le drame qui nous a frappé, du coup, on a hérité d’un chalet dans les Alpes du côté du Grand Bornand.

Jasmina – On pourrait se réunir tous pour fêter notre premier Noël en famille !

Aymar – Notre nouvelle famille !

Antoine et Juliette ont l’air terrifiés. Le portable de Juliette sonne.

Juliette – Oui ma chérie ? Comment ça, quelle maladie génétique ? Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler… Je t’expliquerai tout à l’heure, d’accord…

Juliette range son portable.

Antoine – Nous avions préféré ne pas lui en parler jusqu’à aujourd’hui… Tu n’as pas entendu sonner, chérie ?

Juliette – Non, je n’ai rien entendu…

Antoine lui fait signe discrètement de faire semblant.

Juliette – Ah si, peut-être… C’est vrai qu’elle marche tellement mal, cette sonnette… Parfois on ne l’entend pas…

Antoine – Ça doit être eux. Tu viens avec moi pour les accueillir ?

Juliette – Je te suis…

Ils sortent en catimini. On entend une porte claquer. Aymar et Jasmina restent silencieux un moment.

Jasmina – On avait raison de se méfier, ils sont vraiment bizarres, non ?

Aymar – Et d’un chiant…

Jasmina – Un couple de profs, quoi…

Aymar – On ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux, ces gens-là.

Jasmina – Qu’est-ce que tu veux ? On ne choisit pas sa belle-famille…

Aymar – Hélas…

Nouveau silence.

Jasmina – C’est curieux, on dirait qu’ils sont partis…

Aymar – Tu crois ?

Un temps.

Jasmina – Je ne le sentais pas ce mariage.

Aymar – Tu penses qu’on en a fait assez ?

Jasmina – La question, ce serait plutôt est-ce qu’on n’en a pas fait un peu trop.

Aymar – On n’aura peut-être pas réussi à empêcher ce mariage, mais en tout cas, je crois que du côté des beaux-parents, on peut être tranquille.

Jasmina – Oui, je crois qu’ils ne sont pas près de nous réinviter.

Aymar – Ou d’accepter les invitations qu’on serait obligés de leur faire par politesse…

Jasmina – Surtout pas pour Noël.

Ils se marrent. On entend la sirène d’une voiture de police qui se rapproche.

Aymar – Finalement, tu as raison… Je me demande si on n’en a pas fait un peu trop, quand même…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-45-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Des Beaux-Parents Presque Parfaits Lire la suite »

Crise et Châtiment

Crisis and Punishment  –  Crisis y Castigo – Crise e Castigo  –  KRISE A TREST

Comédie de Jean-Pierre Martinez

Distributions possibles :

à 4 : 1 homme/3 femmes ou 2 hommes/2 femmes
à 5 : 1 homme/4 femmes ou  2 hommes/3 femmes
à 6 : 1 homme/5 femmes ou 2 hommes/4 femmes
à 7 : 1 homme/6 femmes ou 2 hommes/5 femmes

Un comédien au chômage, recruté par une banque en faillite, découvre qu’il a été engagé pour faire office de bouc émissaire. Mais le cauchemar ne fait que commencer…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Crise et Châtiment

PERSONNAGES :

Jérôme : Le comédien
Claude : La gérante (ou le gérant)
Dominique : L’assistante (ou l’assistant)
Marie : La femme du comédien
Bernadette : La première cliente
Madeleine : La deuxième cliente

Les personnages de Marie, Bernadette et/ou Madeleine peuvent ou non être interprétés par la même comédienne.

Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Dominique, l’assistante, caricature de la secrétaire maniérée et dévouée, entre dans la pièce, un dossier à la main, suivie par Jérôme, visiblement mal à l’aise dans le costume étriqué, assorti d’une cravate défraîchie, supposé le faire passer pour un cadre.

Dominique – Par ici, je vous en prie… Voici votre bureau, cher Monsieur.

Jérôme (épaté) – Mon bureau ? Vous êtes sûre ?

Dominique – C’est un peu austère, je sais. Mais si vous souhaitez égayer un peu tout ça en accrochant quelques tableaux contre les murs.

Jérôme – Pourquoi pas…

Dominique – En revanche, je vous déconseille tout ce qui est pots de fleurs ou vase.

Jérôme – Ah, oui…

Dominique – Bref, tout ce que quelqu’un pourrait avoir envie de vous jeter à la figure.

Jérôme (surpris) – Bien sûr…

Dominique – Évidemment, pas question non plus de laisser traîner un coupe-papier sur le bureau, ou même une agrafeuse.

Jérôme – Ma femme aussi déteste que je laisse traîner mes affaires…

Dominique – Enfin tout ce qui pourrait être utilisé comme une arme de poing.

Jérôme lui lance un regard inquiet.

Dominique – Madame Claude vous expliquera.

Jérôme – Madame Claude…?

Dominique – La chef de service. C’est elle qui vous a recruté. Elle n’est pas là pour le moment, mais elle ne devrait pas tarder à arriver…

Jérôme – Très bien… Mais votre activité, c’est…

Dominique – Gestion de patrimoine.

Jérôme – Tout à fait…

Dominique – Disons que nous aidons les gens riches à le devenir davantage.

Jérôme – Noble mission… Et ça marche ?

Dominique – Pas à tous les coups, malheureusement… C’est un peu pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Jérôme – Ah, oui ? Je ne sais pas trop, en fait. C’est l’ANPE qui m’envoie… Mais… vous êtes sûre qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?

Dominique – Une erreur ? Quelle drôle d’idée… Et pourquoi ça ?

Jérôme – Disons que je n’ai pas l’impression de correspondre vraiment à…

Dominique – Aucune erreur, rassurez-vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier…

Dominique – J’ai ici votre dossier, et votre profil correspond parfaitement à ce que Madame Claude attend de la personne destinée à occuper ce poste…

Jérôme – Mon profil… Je ne savais même pas que j’en avais un… Il faut dire que d’habitude, il n’intéresse pas beaucoup les employeurs potentiels…

L’assistante ouvre le dossier et y jette un coup d’œil.

Dominique – Voyons voir… Vous êtes comédien, au chômage depuis environ deux ans…

Jérôme – Presque trois, en fait…

Dominique – Le psychologue de l‘ANPE vous décrit comme apathique, résigné, avec une tendance à la culpabilisation et à la dévalorisation de soi…

Jérôme – Et c’est le profil que vous recherchez pour ce poste ?

Elle préfère visiblement ne pas répondre.

Dominique – Je vous remettrai vos tickets restaurants tout à l’heure, n’est-ce pas. Vous désirez un café, Monsieur Charpentier ?

Jérôme – Merci, mais j’ai toujours peur que ça m’empêche de dormir… Enfin, je veux dire… que ça m’empêche de dormir la nuit.

Dominique – Très bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté. Vous avez juste à appuyer sur le bouton de l’interphone.

Jérôme – Ah, parce qu’il y a un… Comme dans les vieux films en noir et blanc, alors…

Elle lui montre la touche sur le téléphone.

Dominique – Et bien là, c’est en couleurs, vous voyez… C’est le bouton vert.

Jérôme – Parfait…

Dominique – N’appuyez sur le bouton rouge qu’en cas d’extrême urgence.

Jérôme essaie de plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère.

Jérôme – Je vois… Le signal d’alarme…

Dominique – Tout à fait… Mais attention, c’est comme dans le TGV. Tout abus sera sévèrement puni…

Il ne sait pas trop si elle plaisante ou pas.

Dominique – Je vous laisse vous installer.

Jérôme – Merci…

Elle sort. Il jette un regard circulaire sur le bureau, ne sachant pas très bien quoi faire. Il se plante devant le portrait de l’homme au dessus du guéridon et le contemple avec perplexité. Il regarde ensuite ce qu’il prend pour un thermos, le prend en main en main, et hésite.

Jérôme – Je ferai peut-être bien de prendre un café quand même, ça va me réveiller un peu… (Il regarde à nouveau autour de lui) Il n’y a pas de tasse… (Il dévisse le bouchon) C’est peut-être le bouchon qui sert de tasse… (Il verse le contenu du supposé thermos dans le bouchon, mais c’est de la cendre qui en sort) Merde, c’est quoi, ça…?

Dominique entre de nouveau dans le bureau. Il essaie de remettre le bouchon en place à la hâte, mais ce faisant renverse la cendre qu’il contenait. La cendre forme un petit nuage qu’il tente de dissiper en agitant sa main. Dominique lui lance un regard réprobateur. Il a l’air d’un enfant pris en faute.

Jérôme – Désolé, je… Mais c’est quoi ce machin ? La lampe d’Aladin ? J’ai cru qu’un génie allait en sortir, et me demander de faire trois vœux.

Dominique – Croyez-moi, il n’y a aucun génie là-dedans. Mais je vous recommande quand même de ne pas y toucher… (Avec un regard inquiétant) Madame Claude n’aimerait pas ça… (Affichant à nouveau un sourire de commande, elle lui tend un carnet) Voici vos chèques déjeuner…

Jérôme – Merci…

Dominique (s’en allant) – À propos, Madame Claude a appelé, elle sera un peu en retard.

Jérôme – Très bien.

Dominique sort. De plus en plus embarrassé, Jérôme fait le tour du bureau, et tente de s’asseoir sur le siège. Surpris par sa profondeur, il se reprend pour adopter un maintien plus digne. Il pose les coudes sur le bureau, et essaie de prendre une pose directoriale. Il décroche le combiné du téléphone pour se donner une contenance. Il essaie de déplacer le téléphone mais se rend compte qu’il est fixé sur le bureau. À cours d’imagination, il bâille, et opte pour une position plus confortable en posant les pieds sur le bureau. Au bout d’un moment, il se met à somnoler. Il est réveillé en sursaut par la sonnerie agressive du téléphone. Surpris, il se casse la figure de son fauteuil. Il se relève et parvient à décrocher.

Jérôme – Oui…? Non, non… Si, si, passez-la moi, merci… Allo, chérie ? Oui, oui, tout va très bien, ne t’inquiète pas… (Essayant de plaisanter) En tout cas, je ne me suis pas encore fait virer… Il faut dire que je n’ai pas encore vu la chef de service… Et bien, je n’ai pas encore vraiment commencé à travailler, en fait… Ce que je dois faire ? Écoute, je t’avoue que je n’ai pas pensé à le demander… J’imagine que Madame Claude me l’expliquera… Oui, c’est le nom de la taulière… Je ne sais pas si c’est son nom ou son prénom… D’accord, je t’appelle dès que j’en sais un peu plus… Mais oui, ne t’énerve pas ! Je te rappelle, d’accord. Bisous.

Il raccroche, hésite un moment, et appuie sur la touche interphone verte.

Jérôme – Dominique ? C’est Jérôme… Oui, le Jérôme qui est dans le bureau à côté du vôtre… Très bien, excusez-moi, je saurai que ce n’est pas la peine de m’annoncer quand j’utilise l’interphone… Je voulais juste vous demander, euh… Je prendrai bien un café, finalement, si cela ne vous dérange pas trop… Combien de sucres ? Et bien… disons trois, si ce n’est pas abuser. Merci beaucoup, Dominique…

La seconde d’après, Dominique arrive avec son café.

Jérôme – Et ben… Le service est rapide… Vous êtes plus efficace que le génie enfermé dans ce thermos…

Dominique le regarde un peu de travers avant de déposer son café sur le bureau, en affichant à nouveau un air avenant.

Dominique – Vous désirez autre chose ?

Jérôme – Non, merci, ça ira… (Elle s’apprête à s’en aller) Enfin, si… (Elle se retourne vers lui) Je peux vous poser une question ?

Dominique – Je vous en prie…

Jérôme – C’est quoi, mon travail, au juste ?

Dominique – Votre travail ?

Jérôme – Qu’est-ce que je suis supposé faire ?

Dominique – Faire ?

Jérôme – Je ne vais quand même pas être payé à ne rien faire ? Non pas que cela me scandaliserait plus que ça, mais bon…

Dominique – Vous êtes là pour rendre service, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Quel genre de services ?

Dominique – Disons que cela relève du Service Après Vente.

Jérôme – Je ne savais pas que dans un département de gestion de patrimoine…

Dominique – Madame Claude vous expliquera tout ça mieux que moi.

Jérôme – Bon…

Dominique – Autre chose que vous aimeriez savoir, monsieur Charpentier ?

Jérôme – Euh, non… Enfin, si… C’est qui, ce type, au dessus du thermos ?

Dominique – Le thermos ?

Jérôme – Sur la photo !

Dominique – Ah… Lui…

Jérôme – C’est l’employé du mois ?

Dominique – C’est votre prédécesseur.

Jérôme – Et il est où maintenant ?

Dominique – Dans le thermos.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est une urne funéraire.

Jérôme – Ah, d’accord… Ah, oui, c’est… Et il est mort de quoi, ce brave homme ? Pour que vous lui rendiez un culte domestique, comme ça…

Dominique – Il est mort dans l’exercice de ses fonctions.

Jérôme – Ses fonctions ?

Dominique – Celles qui sont appelées à devenir les vôtres.

Jérôme – Le Service Après Vente.

Dominique – C’est cela.

Jérôme – Un accident du travail ?

Dominique – On peut appeler ça comme ça. Autre chose ?

Jérôme (abasourdi) – Ça ira pour l’instant, je crois…

Dominique sort. Jérôme se plante devant le portait qu’il examine avec un regard nouveau et plutôt inquiet. Il saisit ensuite l’urne avec délicatesse.

Jérôme – Donc ce n’était pas du marc de café…

Le gros bouton rouge se met à clignoter, et une sonnerie de système d’alarme se met à retentir. Jérôme, paniqué, n’a même pas le temps de décrocher. Une femme, genre executive woman, arrive en trombe dans le bureau, tandis que la sonnerie cesse.

Claude – Alors c’est vous.

Jérôme – Oui, enfin… Moi ?

Elle lui flanque une baffe d’entrée .

Claude – Tenez, voilà pour commencer.

Jérôme (sidéré) – Bonjour Madame…

Claude – Soit vous êtes un escroc, soit vous êtes un incapable. Alors ?

Jérôme – Alors quoi ?

Claude – Vous êtes malhonnête ou incompétent ?

Jérôme – Je… Je ne sais pas… Il faut vraiment que je choisisse…?

Claude – C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?

Jérôme – C’est à dire que…

Claude – Vous en voulez une autre ?

Jérôme – Euh, non… Pas si on peut éviter…

Claude – Vous savez combien ça va me coûter, tout ça ?

Jérôme – Je suis vraiment désolé…

Claude – Il est désolé… Non, mais vous vous foutez de moi !

Jérôme – Je vous assure que…

Claude – Et évidemment, vous allez me dire que vous n’y êtes pour rien.

Jérôme – Je n’irai pas jusque là, mais…

Claude – C’est la faute à pas de chance, c’est ça ?

Jérôme – C’est vrai que… Mais de quoi est-ce que vous me parlez, exactement ?

Claude – Bien sûr, faites l’innocent…

Jérôme – Excusez-moi.

Claude – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Je ne sais pas…

Claude – Vous avez une solution à me proposer ?

Jérôme – Aucune…

Claude – Vous êtes vraiment un pauvre type.

Jérôme – Oui, c’est ce que me dit souvent ma femme…

Claude – Mais évidemment, ça ne vous empêche pas de dormir, tout ça, hein ?

Jérôme – Je peux vous proposer un café ?

Claude – Ben voyons… Mais vous ne réussirez pas à m’amadouer.

Jérôme – Loin de moi l’idée de..

Claude – Et vous ne l’emporterez pas au paradis, croyez-moi.

Jérôme – Je vous le promets…

Claude (changeant de ton) – C’est curieux, cette expression, vous ne trouvez pas ?

Jérôme – Quelle expression ?

Claude – Vous ne l’emporterez pas au paradis… Quand on va au paradis, de toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie d’emporter, puisque c’est le paradis.

Jérôme – Oui… J’imagine qu’il y a déjà tout ce qu’il faut sur place…

Claude (se reprenant) – Mais n’essayez pas de détourner la conversation !

Jérôme – Pardonnez-moi, je…

Claude – Vous êtes un crétin.

Jérôme – C’est à dire que… Je débute et…

Claude – Vous voulez dire que vous débutez dans la crétinerie ?

Jérôme – Oui, en quelque sorte…

Claude – Et bien je vous prédis une grande carrière !

Jérôme – Merci…

Claude – Nous nous reverrons, cher Monsieur… Et plus tôt que vous ne le pensez…

Jérôme – Avec plaisir, chère Madame…

Claude – Et vous vous payez ma tête, en plus ?

Claude hésite, comme si elle cherchait quelque chose. Elle se dirige vers le portrait, le décroche, l’écrase sur la tête de Jérôme, et ressort comme une furie. Jérôme reste là ahuri, avec le cadre du portait sur les épaules. Dominique revient alors, comme si de rien n’était, pour reprendre la tasse à café vide.

Dominique – Tout va bien, Jérôme ?

Jérôme – Euh, oui, merci…

Dominique – Une autre tasse de café ?

Jérôme – Merci, ça ira…

Dominique lui lance un regard et voit le cadre autour de ses épaules.

Dominique – Vous permettez ? (Elle s’approche et ôte le cadre, qu’elle raccroche à son emplacement habituel) Ne vous inquiétez pas, on le remplacera. Nous avons l’habitude.

Jérôme – L’habitude ? Mais… c’était qui, cette folle ?

Dominique – Ah, ça… Eh bien c’était… votre premier rendez-vous.

Jérôme – Mon premier rendez-vous ?

Dominique – Madame Claude vous expliquera…

Jérôme – Ah, non, ça suffit ! Votre Madame Claude ne m’expliquera rien du tout ! Je ne suis pas là pour me faire tabasser, moi !

Dominique – Mais… si bien sûr.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est pour ça que vous êtes là, Monsieur Charpentier. Comme votre prédécesseur.

Jérôme – Pour me faire insulter et recevoir des gifles ?

Dominique – Ce sont les risques du métier…

Jérôme – Quel métier ?

Dominique – Celui pour lequel vous percevrez un salaire !

Jérôme – Et si je ne suis pas d’accord ?

Dominique – On ne va quand même pas vous payer à rien faire, Monsieur Charpentier. Il faut être raisonnable… Je vous rappelle que vous n’avez aucune compétence. Vous êtes comédien…

Jérôme – Très bien… Dans ce cas, je démissionne… (Il s’apprête à s’en aller) Je ne resterai pas une minute de plus dans cet asile de fous…

Dominique – Je vous en prie, attendez au moins le retour de Madame Claude. (Elle se tourne vers la porte) Ah, tiens, justement la voilà…

Madame Claude, la cliente qui a giflé précédemment Jérôme, arrive. Stupéfaction de ce dernier en la reconnaissant.

Jérôme – Madame Claude, c’est vous ?

Claude (très aimablement) – Enchantée, cher Monsieur.

Dominique – Je vous laisse…

Jérôme – Je ne comprends rien… C’est un cauchemar…

Claude – Pardonnez-moi de vous avoir joué cette petite comédie, mais il s’agissait en réalité d’un dernier test en conditions réelles. Avant votre baptême du feu…

Jérôme – Mon baptême du…

Claude – Considérez ça comme un entretien d’embauche ! Entretien que vous avez parfaitement réussi, d’ailleurs. Bravo, Monsieur Charpentier !

Jérôme – Merci, mais… vous pourriez m’expliquer en quoi consiste mon job, à la fin. Votre assistante n’a rien voulu me dire…

Claude – En fait, c’est très simple. Vous allez tout de suite comprendre. Car je sais que vous êtes quelqu’un d’intelligent, Monsieur Charpentier, même si vous avez une tête d’abruti et aucun diplôme pour prouver que vous n’en êtes pas un.

Jérôme – J’ai quand même fait le Cours Florent en auditeur libre…

Claude – Et croyez-moi, ça peut beaucoup vous aider dans vos nouvelles fonctions… Comme vous le savez, nous sommes un département de gestion de grosses fortunes.

Jérôme – Oui…

Claude – C’est à dire que nous nous occupons de faire fructifier l’épargne de nos riches clientes, en leur vendant toutes sortes de produits financiers plus ou moins frais.

Jérôme – Seulement des clientes ?

Claude – Si je vous disais le pourcentage de la richesse nationale qui en France est détenu par des veuves, vous seriez surpris. Vous avez entendu parler des fonds de pension ?

Jérôme – Vaguement…

Claude – Les fonds de pension, c’est l’argent des retraites, et figurez-vous que la plupart des retraités de par le monde sont des veuves.

Jérôme – Je vois…

Jérôme – Alors vous voyez aussi pourquoi nous soignons particulièrement notre clientèle féminine.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – D’autant que les femmes ont aussi l’énorme avantage pour nous de ne strictement rien comprendre aux placements financiers que nous leur proposons.

Jérôme – Je ne suis pas sûr moi-même de…

Claude – Ne vous inquiétez pas. Je vous avoue que je n’y comprends pas grand chose non plus. D’ailleurs, personne n’y comprend plus rien depuis longtemps… En tout cas depuis la mort de mon mari…

Jérôme – Vous êtes veuve ?

Elle fait un geste en direction du portrait accroché contre le mur.

Claude – Hélas… Mon cher époux nous a quitté il y a quelques temps déjà…

Jérôme – Ah, parce que c’est votre…

Claude regarde en direction du cadre et constate les dégâts.

Claude – Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question…

Claude – Ah, oui, c’est vrai… Je me suis un peu laissée emporter, tout à l’heure… Mais vous savez ce que c’est… Vous êtes comédien… Quand on est complètement investi dans son personnage… Bref, notre cliente type, c’est la veuve de Carpentras, comme on dit dans notre jargon.

Jérôme – Très bien…

Claude – Mais à la bourse, c’est comme au casino : il n’y a que la banque qui gagne toujours sur le long terme. Le client, lui, ne peut pas gagner à tous les coups. C’est ça que la veuve de Carpentras a du mal à comprendre. Vous me suivez ?

Jérôme – J’essaie.

Claude – Et puis on a beau dire, cher Monsieur, mais tout de même : pour les riches aussi, c’est la crise.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – Et quand les riches sont moins riches, c’est leur banque qui s’appauvrit.

Jérôme – Cela va de soi.

Claude – Entre nous, nous sommes au bord de la faillite…

Jérôme – Ah, bon ?

Claude – Évidemment, le contribuable viendra encore une fois à notre secours, alors pour nous ce n’est pas si grave que ça, mais bon… On en a vu d’autres, pas vrai ?

Jérôme – Si vous le dites…

Claude – Mais la veuve de Carpentras, elle, elle ne reverra jamais son pognon. Alors on peut comprendre qu’elle ait besoin de se défouler un peu.

Jérôme – C’est bien normal.

Claude – De passer ses nerfs sur quelqu’un en particulier.

Jérôme – Hun, hun…

Claude – Et c’est là où vous intervenez…

Jérôme – Moi ?

Claude – Considérez que vous êtes une sorte de sparing partner pour millionnaires ruinés qui éprouvent momentanément l’irrépressible besoin de boxer quelqu’un.

Jérôme – J’ai plutôt l’impression d’être un punching-ball…

Claude – Allons, Jérôme ! Un grand garçon comme vous ! Ce ne sont que de faibles femmes, après tout !

Jérôme – Non vraiment, je ne pense pas être l’homme de la situation…

Claude – Je vous rappelle que vous avez signé un contrat, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Et pourquoi est-ce que vous ne les recevez pas vous-mêmes, ces clientes que vous avez ruinées ?

Claude – Mais parce qu’en tant que directrice de cette filiale, je représente la continuité de l’institution financière. Je suis responsable de tout, mais comme un ministre de la santé ou un ministre du culte, je ne peux être coupable de rien, sauf à compromettre gravement la crédibilité de tous ceux qui sont au dessus de moi. Il en va de la survie même de cette société, Monsieur Charpentier. Que dis-je ? De la société toute entière ! Le Très Haut ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. C’est à celui qui est tout en bas de l’échelle de payer pour tous les autres. Et le plus bas que nous ayons pu trouver sur l’échelle des hominidés, Jérôme, mais à qui néanmoins on puisse passer un costume sans avoir à rallonger les bras, c’est vous ! Un comédien au chômage !

Jérôme – Et votre mari ?

Claude – Mon mari avait une belle tête d’abruti, un peu comme la vôtre.

Jérôme – Je vois…

Claude – Allez au moins au bout de votre période d’essai, vous prendrez votre décision après…

Jérôme fait un signe en direction du portrait.

Jérôme – Si je suis encore vivant…

Claude – Pensez à votre salaire, et à la situation de l’emploi dans notre pays… Pour les pauvres aussi, c’est la crise, Jérôme. Pensez à votre femme. À vos enfants.

Jérôme – Je n’ai pas d’enfants.

Claude – Pensez à votre femme. À la tête qu’elle fera si vous revenez ce soir à la maison pour lui annoncer que vous vous êtes encore fait renvoyer de votre job dès le premier jour…

Jérôme – Vous ne me laissez pas tellement le choix…

Claude – Je suis certaine que vous êtes fait pour ce poste, Monsieur Charpentier. Et croyez-moi, j’ai vu défiler pas mal de candidats. Vous avez touché le fond, Jérôme. Là où vous en êtes, vous ne pouvez que remonter. On vous a déjà dit que vous aviez une tête à claques ?

Jérôme – Oui, ma femme me le dit souvent. Mais je ne suis pas sûr que dans sa bouche, ce soit un compliment…

Dominique arrive.

Dominique – Le rendez-vous de Monsieur vient d’arriver… Je la fais patienter ?

Claude – Allez, faites encore un petit essai. Vous verrez. Je suis sûre que cela finira par vous plaire.

Jérôme – Ce n’est pas encore un test, au moins ?

Dominique – Ah, non, croyez-moi, celle-là, c’est une vraie cliente. Et elle n’a pas l’air contente du tout…

Claude – Bonne chance, Jérôme… Et souvenez-vous : vous êtes coupable de tout, mais vous n’êtes pas responsable de rien…

Claude sort. Dominique se dirige vers le guéridon, retourne le « thermos » comme pour le remettre dans le bon sens. Elle décroche le cadre, et sort avec. Le bouton rouge se met à nouveau à clignoter et l’alarme à retentir. Bernadette, style grande bourgeoise BCBG, arrive en trombe.

Bernadette – Espèce de salaud ! Vous m’avez ruinée !

Jérôme – Asseyez-vous, je vous en prie…

Bernadette regarde autour d’elle, surprise.

Bernadette – Il n’y a pas de chaise !

Jérôme – C’est vrai… Vous faites bien de me le faire remarquer.

Bernadette – Et s’il y en avait une, je vous la briserais sur le crâne.

Jérôme – Ça doit être pour ça qu’il n’y en a pas…

Bernadette – Mais vous ne payez rien pour attendre…

Elle sort de son sac à main Vuitton un revolver qu’elle braque sur Jérôme.

Bernadette – Si vous croyez en Dieu, c’est le moment de faire une dernière prière.

Jérôme – Je crois que c’est surtout le moment où jamais d’appuyer sur le bouton rouge…

D’une main tremblante, il appuie sur la touche rouge du téléphone.

Bernadette – Vous faites moins le malin, maintenant, hein ?

Jérôme – Attention, je vous en conjure… Ça part tout seul, ces engins-là…

Bernadette – Parfait, je n’aurais qu’à dire ça ! Le coup est parti tout seul, Monsieur le juge !

Jérôme – Mais… qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Bernadette – Je veux que vous me rendiez mon argent.

Jérôme – Ça malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir, Chère Madame. Je vous le promets… Je suis coupable de tout, mais je ne suis pas responsable de rien.

Bernadette – Très bien, alors c’est ma mort que vous aurez sur la conscience.

Elle retourne l’arme contre elle et la braque sur sa tempe. Il panique.

Jérôme – Je vous en prie, ne faites pas ça… Ce n’est que de l’argent, après tout.

Bernadette – Trois millions d’euros.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Il me reste à peine de quoi vivre !

Jérôme – Combien ?

Bernadette se relâche un peu.

Bernadette – Environ dix millions.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Oh, avec dix millions, maintenant, on ne va pas très loin, vous savez…

Jérôme – J’imagine…

Claude arrive. Surprise, Bernadette a un geste de recul et braque à nouveau le revolver sur sa tempe.

Bernadette – Pas un geste ou je me fais sauter la cervelle !

Claude – En tant que chef de service, chère Madame, je tiens d’abord à vous assurer de toute notre solidarité.

Bernadette – Y compris financière ?

Claude – Psychologique, plutôt. Écoutez Geneviève, vous permettez que je vous appelle Geneviève ?

Bernadette – Si vous voulez, mais je m’appelle Bernadette.

Claude – Vous venez de perdre trois millions d’euros, alors naturellement, vous êtes en état de choc.

Bernadette – C’est vrai…

Claude – En réalité, vous êtes à peu près dans le même état de perturbation mentale qu’un smicard qui viendrait de gagner au loto.

Bernadette – Vous vous foutez de moi !

Claude – Laissez-moi terminer ! Dans le même état, mais à l’envers : vous, vous devez accepter l’idée que vous n’êtes plus aussi riche que vous l’avez été.

Jérôme – Il lui reste quand même dix millions d’euros…

Bernadette – Vous on ne vous a rien demandé ! D’ailleurs tout ça c’est à cause de votre totale incompétence en matière de placements financiers ! Osez dire le contraire ?

Jérôme – Je… Non…

Bernadette – Vous voyez ? Il le reconnaît lui-même. C’est un imbécile !

Claude – J’y viens, chère Madame. Nous avons tout à fait conscience des insuffisances de cet être flasque et visqueux, qui a malheureusement abusé de notre confiance comme de la vôtre.

Bernadette – Couille molle.

Claude – Et même si malheureusement, pour des raisons légales assez obscures, nous ne pouvons pas le mettre à la porte, nous veillerons à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.

Bernadette – Ah, oui ? Et comment ?

Claude – Nous envisageons tout d’abord des châtiments corporels. Vous ne trouvez pas que ce type a une tête à claques.

Bernadette – Si…

Claude, par surprise, flanque une claque à Jérôme, qui en reste éberlué.

Claude (à Bernadette) – Allez-y, ne vous gênez pas, vous non plus… Vous verrez, ça va vous soulager…

Bernadette – Vous croyez ?

Claude – Faites-moi confiance, chère Madame.

Bernadette flanque aussi une gifle à Jérôme.

Claude – Alors ?

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Jérôme – Oui, ben moi, ça ne me fait pas du bien !

Claude – Je me demande même s’il n’est pas possédé par le démon de la finance…

Claude sort un crucifix de sa poche et le dirige vers Jérôme.

Claude – Jérôme Kerviel, sort de ce corps immédiatement ! (À Bernadette) Ça marche à tous les coups, mais l’effet n’est pas toujours visible immédiatement…

Bernadette – Vous ne pensez pas qu’on devrait le brûler, pour plus de sécurité ? Comme on brûlait autrefois les sorciers…

Claude – En tout cas, à terme, on pourrait envisager l’incinération…

Le portable de Bernadette sonne, et elle répond.

Bernadette – Oui ? Ah, oui, excusez-moi… Non, non, je serai chez vous dans une petite demi-heure… Merci, à tout à l’heure… (Rangeant son portable) Excusez-moi, c’était mon coiffeur… J’avais oublié que j’avais rendez-vous ce matin… J’étais tellement contrariée…

Claude – Et ça se comprend…

Bernadette – Il faut que j’y aille… Vous savez ce que c’est ? Le temps que ça prend pour obtenir un rendez-vous chez un coiffeur digne de ce nom… Et je marie ma fille demain… Et dire que mon mari ne pourra pas voir ça.

Jérôme – Et pourquoi ça ?

Bernadette – Mais parce qu’il est mort ! (À Jérôme) Vous, vous ne payez rien pour attendre… (À Claude) Merci, vous aviez raison, ça m’a un peu soulagée…

Claude – Mais, je reste à votre service, Chère Madame.

La cliente s’en va.

Claude – Ça s’est plutôt bien passé, non ? Pour un baptême du feu… Bravo, vous vous en êtes très bien tiré.

Jérôme (se frottant la joue) – Ah, vous trouvez ?

Claude – Enfin, vous vous en êtes tiré… Quand elles sont suicidaires, comme ça, il faut absolument canaliser leurs tendances autodestructrices pour les transformer en une agressivité positive qui puisse se tourner vers autrui…

Jérôme – Et autrui, c’est moi…

Claude – Je suis très contente de vous, Jérôme. Si vous continuez comme ça, dans trois mois vous passez en CDI.

Jérôme – Je ne sais pas trop… Non mais vous avez vu ? Elle a failli me tuer !

Claude – Mais elle ne l’a pas fait.

Jérôme – Elle m’a quand même collé une baffe ! Et vous aussi !

Claude – Je vais être franche avec vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier.

Claude – Avec votre tête de looser et votre CV qui ressemble au menu de Noël des restos du cœur, qu’est-ce que vous pouvez espérer faire dans la vie ?

Jérôme – Pas grand chose, je sais…

Claude – J’imagine que dans les précédents postes que vous avez occupés, on a dû souvent vous remonter les bretzels injustement, non ?

Jérôme – Les précédents postes que j’ai occupés…

Claude – Avec la tête à claques que vous avez, j’imagine qu’au cours de vos études, vos profs ont dû vous coller pas mal de torgnoles, non ?

Jérôme – Mes études…

Claude – Et bien ici, au moins, vous serez payé pour cela. Et vous jouirez en secret de la plus grande considération de la part de votre hiérarchie.

Jérôme – Je risque ma peau, quand même !

Claude – C’est pour cela que vous serez considéré comme un héros, Jérôme ! Que dis-je ? Presqu’une divinité ! Je parie qu’avec votre tête de faux cul, vous avez aussi été enfant de chœur, je me trompe ?

Jérôme – Non…

Claude – Alors souvenez-vous ! Je suis l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde ! En prenant sur vous l’ensemble des fautes de notre société, vous serez notre Jésus Christ, Jérôme. Vous en avez déjà les initiales. C’est un signe tout de même !

Jérôme – Les initiales ?

Claude – JC ! Jérôme Charpentier !

Jérôme – Carpentier.

Claude – Oui, bon, pour les initiales, ça ne change rien, non ?

Jérôme – Non…

Claude – En vérité, je vous le dis, Monsieur Charpentier, vous étiez prédestiné pour occuper ce poste de bouc émissaire. Alors bienvenu parmi nous !

Elle sort. Jérôme s’effondre dans son fauteuil, anéanti. Bernadette revient alors, suivie par Claude. Jérôme se lève, par réflexe.

Bernadette – Une dernière chose…

Jérôme – Je vous en prie…

Bernadette – Vous êtes vraiment une couille molle.

Bernadette lui flanque une autre gifle.

Claude – Et bien allez-y, Jérôme, tendez l’autre joue !

Jérôme, dans un état second, s’exécute. Bernadette lui flanque une autre gifle.

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Claude – N’est-ce pas ? Vous pouvez aussi lui mettre un bon coup de pied aux fesses, si ça vous chante.

Bernadette – Vraiment ?

Claude – Jérôme ?

Jérôme (se tournant) – Oui ?

Bernadette en profite pour lui mettre un coup de pied aux fesses.

Bernadette – Ah, oui, ça soulage…

Claude – Au revoir chère Madame, je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin ? Vous revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous !

Bernadette s’en va.

Claude – Elle vous adore déjà…

Jérôme – Vous pensez qu’elle reviendra souvent ?

Claude – Vous me rappelez mon mari, Jérôme. Qui sait ? Je finirai peut-être par vous épouser.

Jérôme – Mais je suis déjà marié…

Claude – En tout cas, félicitation. Je suis très contente de vous. Vous êtes déjà devenu un véritable paillasson.

Jérôme – Merci.

Claude – Vous verrez, vous finirez par y prendre goût.

Jérôme – Tout de même… Des baffes, passe encore, mais un coup de revolver… Je suis peut-être un carpette… mais je n’ai pas envie de me faire trouer le paillasson.

Claude – Il arrive aussi aux inspecteurs du travail de se faire plomber d’un coup de chevrotine, et pourtant, il y a encore des candidats… C’est la crise, Jérôme ! Là, au moins, ce ne sont que de petits calibres. Des armes pouvant tenir dans un sac à main Vuitton…

Jérôme – Ça se voit que n’êtes pas à ma place…

Claude – Vous êtes drôle, Jérôme… Évidemment, puisque je vous paie pour être à la mienne… Écoutez, vous m’êtes sympathique, alors voilà ce que je vous propose : une prime pour chaque paire de gifles, et un bonus pour chaque blessure par balle. Ça vous va ?

Jérôme – Je préférerais un gilet pare-balle.

Claude – Allons, Monsieur Charpentier… Les plus grands funambules travaillent sans filet. C’est ce qui fait la grandeur de leur métier. Vous êtes un artiste, Jérôme !

Claude sort. Le téléphone sonne.

Jérôme – Ah, oui, chérie, c’est toi… Ah, oui, tu trouves que j’ai une voix bizarre ? Si, si, tout va bien… Écoute, c’est une sorte de… C’est un peu difficile à expliquer… Je viens de recevoir ma première cliente… Écoute, plutôt bien… D’après ma chef de service, en tout cas… Eh bien oui, pourquoi pas… je viens de toucher mes tickets-restaurants, justement… D’accord, à tout à l’heure… (Il raccroche) Je n’en reviens pas d’avoir dit que ça se passait plutôt bien…

Dominique, vêtue cette fois d’une blouse blanche, façon infirmière. Elle tient un verre à la main, qu’elle pose sur le bureau.

Dominique – Alors, Jérôme ? Rien de cassé ?

Jérôme – Non, je ne crois pas…

Dominique – Je vais quand même vous ausculter, n’est-ce pas ? Simple examen de routine, ne vous inquiétez pas. Levez-vous je vous prie.

Il se lève. Elle procède sur lui à un examen sommaire, à l’aide des quelques instruments médicaux qu’elle porte autour du cou ou dans ses poches de blouse.

Dominique – Ouvrez la bouche et tirez la langue, s’il vous plaît… Merci… Penchez-vous un peu en avant, et dites trente trois millions… Parfait… Et bien je crois que vous êtes encore bon pour le service… Bravo… (Elle lui tend un cachet et le verre d’eau) Tenez, avalez ça quand même, ça vous fera du bien…

Jérôme – Ce n’est pas du poison, au moins.

Dominique – Allons, voyons… Pourquoi voudrais-je vous empoisonner ?

Il avale le cachet sans broncher.

Jérôme (avec un geste du côté du guéridon) – Et lui, il est mort de quoi ?

Dominique – Lui ?

Jérôme – Le type dans le thermos.

Dominique – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – C’est vous qui me l’avez dit tout à l’heure !

Dominique – Je vous ai dit qu’il y avait quelqu’un enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – Mais ce n’est PAS un thermos !

Dominique – Alors pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un d’enfermé dedans ?

Elle prend le verre vide, se dirige vers le thermos, et le remplit de café à la stupéfaction de Jérôme.

Dominique – Un petit café, pour faire passer le goût du médicament ?

Jérôme – Non, merci…

Dominique – Bon, et bien c’est moi qui le bois, alors. (Elle vide le verre). Vous voyez, ça n’est pas du poison non plus… Mais c’est vrai qu’il n’est plus très chaud…

Jérôme reste stupéfait, commençant à douter de sa raison. Marie arrive dans le bureau, genre assez quelconque et pas très élégante. Le personnage de Marie peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette.

Dominique – Ah, vous avez une nouvelle visite… (En aparté) Et elle n’a pas l’air de bonne humeur…

Jérôme – C’est ma femme.

Dominique – Très bien, je vous la laisse… Je veux dire : je vous laisse…

Dominique sort. Marie la regarde partir avec un air méfiant.

Marie – Tu as une assistante pour toi tout seul ?

Jérôme – C’est dingue, non ?

Marie – Et un bureau individuel ?

Jérôme – Pas mal, hein ?

Marie – Alors ? Tu vois que j’ai bien fait de te faire abandonner le théâtre pour trouver enfin un vrai boulot !

Jérôme – Oui…

Marie – Alors, comment ça se passe ?

Jérôme – Écoute… je ne sais pas très bien quoi te dire, en fait.

Marie – Ils ne vont pas te garder, c’est ça ?

Jérôme – Non, c’est moi… Je ne suis pas sûr de vouloir rester…

Marie – Non, mais tu plaisantes ?

Jérôme – Tu ne vas pas me croire, mais… ils me tapent.

Marie – Ils te tapent ? Mais moi aussi, Jérôme, mon patron me tape.

Jérôme – Ah, bon ?

Marie – Mes collègues me tapent. Mes clients me tapent. Tout le monde me tape ! Mais bon, il faut bien gagner sa vie !

Jérôme – Ah, non, mais moi, quand je dis qu’ils me tapent, je veux dire… qu’ils me tapent vraiment, tu comprends ?

Marie – Ils te tapent vraiment ?

Jérôme – Ils me filent des baffes !

Marie – Ah, oui…

Jérôme – Des coups de pieds au cul !

Marie – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ?

Jérôme – Pour ?

Marie – Pour essayer de te défiler encore une fois !

Jérôme – Mais pas du tout !

Marie – Je te préviens, Jérôme, c’est ta dernière chance. Si tu n’es pas capable de garder ce poste, cette fois, je te quitte.

Jérôme – Ne t’énerve pas, chérie, je disais ça… C’était juste pour parler… Mais oui, bien sûr, je vais le garder, ce boulot…

Marie – Très bien… Tu m’as promis ?

Jérôme – Sur la tête de… Tiens, de mon prédécesseur…

Marie – Bon, alors je te laisse… Il faut que je file…

Jérôme – Tu ne déjeunes pas avec moi ? Je t’ai dit, j’ai des tickets restaurant !

Marie – Désolée, mais ce sera pour une autre fois. J’avais complètement oublié que je devais déjà déjeuner avec ma mère.

Jérôme – Ah, oui ?

Marie – C’est lundi, Jérôme… Tous les lundis, je déjeune avec ma mère…

Jérôme – Bien sûr… Excuse-moi de ne pas y avoir pensé…

Marie – Allez, bon courage…

Jérôme – Toi aussi…

Elle s’en va, mais se ravise.

Marie – Ah, au fait… Tu pourrais me passer tes tickets-restaurants, puisque tu ne vas pas t’en servir ?

Jérôme – Bien sûr, ma chérie, tiens les voilà.

Jérôme lui tend son carnet de tickets.

Marie – Merci. Bon et bien j’y vais. Alors à ce soir ?

Jérôme – Oui.

Marie – Et bon appétit quand même.

Dominique revient avec une pile de lettres.

Dominique – Elle n’a pas l’air commode, Madame Charpentier…

Jérôme – Il faut savoir la prendre…

Dominique – Tenez, voici votre courrier.

Elle dépose les lettres sur son bureau.

Jérôme – Parce que j’ai aussi du courrier ?

Dominique – Bien sûr !

Il jette un regard sur les enveloppes.

Jérôme – Qu’est-ce que c’est ?

Dominique – Des lettres d’insultes, principalement. De menaces, bien sûr… Quelques enveloppes piégées, mais c’est très rare. Et puis vous n’êtes pas obligé de les ouvrir, hein ? Voulez-vous que je vous en débarrasse tout de suite?

Jérôme – Oui, je vous remercie…

Dominique – Très bien Monsieur Charpentier… Si vous permettez, j’en ouvrirai quand même une ou deux avant de les confier à notre service de déminage. Il y en a parfois qui sont assez amusantes. Je ne devrais pas, mais je ne résiste jamais à la tentation d’en lire quelques unes…

Dominique reprend les lettres et s’en va. Jérôme s’effondre sur son fauteuil et tente de souffler un peu. On entend un bruit d’explosion.

Jérôme – La curiosité est un vilain défaut…

Mais Jérôme n’a guère le temps de soupirer. Le voyant rouge se met à nouveau à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir. Madeleine, genre riche parvenue un peu vulgaire, entre dans le bureau. Le personnage de Madeleine peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette et/ou Marie.

Madeleine (sèchement) – Bonjour Monsieur.

Jérôme – Bonjour Madame. Vous voulez me gifler tout de suite, ou vous préférez m’insulter un peu avant ?

Madeleine (surprise) – J’avoue que c’est tentant, avec la tête à claques que vous avez, mais…

Jérôme – Ne vous gênez surtout pas. Je l’ai bien mérité, je vous assure.

Madeleine – Non, vraiment, je…

Jérôme – Donnez-moi au moins un bon coup de pied dans les tibias ! Il faut bien que je justifie mon salaire !

Madeleine – Écoutez, je ne comprends pas… Grâce à vos conseils avisés, j’ai multiplié mon capital par trois en deux ans.

Elle lui tend la main et il a un geste de recul, comme si elle s’apprêtait à lui flanquer une gifle.

Madeleine – Madeleine.

Il se reprend et lui serre la main.

Jérôme – Badeleine ?

Madeleine – Vous êtes enrhumé ?

Jérôme – Non, pourquoi ?

Madeleine – Vous avez dit Bas de Laine.

Jérôme – J’ai peut-être la joue un peu enflée…

Madeleine – Bref, je venais vous remercier, au contraire, et…

Jérôme – Me remercier ?

Madeleine – Tenez, d’ailleurs je vous ai apporté des bonbons…

Elle sort de son sac une boîte de bonbons qu’elle lui tend. Il semble très surpris, avant de péter les plombs. Il envoie valser la boite et son contenu.

Jérôme – Mais je n’en veux pas de vos bonbons !

Madeleine – Excusez-moi, si j’avais su, je vous aurais apporté des chocolats. Vous aimez le chocolat ?

Jérôme – Vous me faites perdre mon temps, vous comprenez ?

Madeleine – Des fleurs, alors ?

Jérôme – Vous croyez vraiment que je n’ai que cela à faire ?

Madeleine – Non, bien sûr, mais…

Jérôme – Et puis vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Madeleine – Quoi ?

Jérôme – Vous êtes trois fois plus riche qu’avant ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour ça ?

Madeleine – Rien…

Jérôme – Et vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Non…

Jérôme – Venez un peu par ici !

Elle s’exécute. Il la prend sur ses genoux et lui donne une fessée.

Jérôme – Vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Si, ça commence à venir…

Jérôme – Et maintenant, fichez-moi le camp !

Madeleine – Très bien, Monsieur Charpentier…

Madeleine s’en va, toute penaude. Dominique arrive, en trombe, le visage noirci par l’explosion d’une enveloppe piégée.

Jérôme – Quoi encore ?

Dominique – Je suis vraiment désolée pour ce quiproquo. Il s’agit d’une erreur, évidemment. Mais d’habitude, il n’y a que les clientes insatisfaites qui demandent un rendez-vous. Et puis comme vous le voyez, j’étais encore en état de choc…

Claude arrive. Dominique s’éclipse.

Jérôme – Je suis vraiment confus. J’ai cru que… Je me suis peut-être un peu laissé emporter…

Claude – En effet… (Émoustillée) Je ne savais pas que sous ces airs de chien battu se cachait un véritable pitbull…

Jérôme – Vous n’allez pas me licencier pour faute au moins ? Ma femme tient beaucoup à ce que je conserve ce poste.

Claude – Vous licencier ? Mais pas du tout, voyons ! D’ailleurs la cliente avait l’air ravie de ce petit entretien avec vous… Elle envisage même de nous confier le restant de ses économies.

Jérôme – Ah, oui ?

Claude – Je me demande si je ne vais pas élargir le périmètre de vos compétences, Jérôme.

Jérôme – Mes compétences…

Claude – Mais auparavant, bien sûr, il faudrait que je vous fasse passer un autre petit test, afin de vérifier que vous avez bien la poigne nécessaire.

Elle commence à se déshabiller.

Claude (folle de son corps) – Moi aussi je gagne de l’argent en dormant, Jérôme… Je mérite une bonne punition…

Elle appuie sur le bouton rouge qui se met à clignoter, et la sonnette d’alarme se déclenche.

Noir.

Lumière.

Claude se rhabille, tandis que Jérôme remet lui aussi un peu d’ordre dans sa tenue. Dominique arrive avec un nouveau portrait qu’elle accroche au mur à la place de l’ancien. Il s’agit d’un Christ en croix. Jérôme s’approche du portrait et le regarde.

Jérôme – Mais c’est moi, là !

Dominique – Vous êtes l’employé du mois, Jérôme.

Claude – Alors, heureux ?

Dominique – Votre femme va être fier de vous, Monsieur Charpentier.

Il reste un instant déconcerté.

Claude – Ça c’était la bonne nouvelle, Jérôme…

Jérôme – Parce qu’il y a une mauvaise nouvelle ?

Claude – Nous l’apprenons à l’instant. Notre banque vient d’être déclarée en faillite.

Dominique – Les veuves en ruines se pressent contre les grilles de l’agence.

Claude – Il va falloir trouver rapidement quelque chose pour les calmer…

Jérôme – Je vois… Beaucoup de travail pour moi en perspective…

Dominique – Je crains que cette fois, cela ne suffise pas, hélas.

Claude – Il va falloir frapper un grand coup.

Dominique – Faire un geste symbolique.

Claude – C’est la survie même de notre système bancaire qui est en jeu, Jérôme.

Jérôme – Dites-moi que c’est un cauchemar…

Claude (à Dominique) – Allez chercher le marteau et la faucille…

Dominique – Vous voulez dire le marteau et les clous.

Claude – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dominique sort.

Claude – Il va falloir être courageux, Jérôme.

Le voyant rouge se met à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir.

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Le téléphone sonne, et il se réveille en sursaut. Il décroche.

Jérôme – Oui…? Ah, Dominique ? Oui, oui, d’accord… Non, non, ça va… Je me suis endormi un moment, et j’ai fait un cauchemar…

Il se lève, encore dans le cirage, et se dirige vers le guéridon. Il prend le thermos.

Jérôme – J’ai besoin d’un bon café, moi…

Il dévisse le thermos et va pour se servir un café dans le bouchon. Mais c’est une fumée blanche qui semble en sortir et qui enveloppe la scène, baignée d’une lumière irréelle, tandis que résonne une voix off qui peut être celle de Claude.

Claude – Vous avez le droit de faire un vœu, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Moi, c’est Carpentier, en fait…

Claude – Autant pour moi…

Jérôme – Et d’habitude, c’est trois vœux, non ?

Claude – C’est la crise, Monsieur Carpentier.

Jérôme – Un seul vœu… Bon, alors disons… Je peux avoir un café ?

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Marie arrive dans son bureau et l’aperçoit.

Marie – Jérôme ?

Jérôme – Marie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Marie – J’ai demandé à ton assistante de m’annoncer, mais comme tu ne répondais pas…

Jérôme – Excuse-moi, j’ai dû m’assoupir un instant…

Marie – Tu te souviens qu’on devait déjeuner ensemble ?

Jérôme – Oui, oui, bien sûr… Je suis prêt… On y va ?

Marie – Ok. Tu es sûr que ça va ?

Jérôme – Oui, oui, ça va. La routine…

Marie – Bon…

Ils s’apprêtent à sortir.

Jérôme – J’ai juste fait un cauchemar incroyable… Tu ne peux pas savoir…

Marie – Ah, oui ?

Jérôme – Tu vas rire, mais j’ai rêvé que tu étais ma femme.

Marie – Mais Jérôme… Je suis ta femme…

Jérôme – Ah… Dans ce cas je crois que ce cauchemar n’est pas encore tout à fait terminé…

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-37-6

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Happy Hour

Comédie de Jean-Pierre Martinez

4 personnages : 2H/2F ou 1H/3 F
5 personnages : 1H/4F ou 2H/3F ou 3H/2F
6 personnages : 1H/5F ou 2H/4F ou 3H/3F ou 4H/2F

Dans un bar de nuit, surveillé par la police à la recherche d’un dangereux psychopathe, un inquiétant barman sert de confident à des clientes esseulées ayant rendez-vous avec de mystérieux partenaires rencontrés sur le net… Outrance et humour noir, à mi-chemin entre le Splendid et les Monty Python…


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Les Touristes

The TouristsLos Turistas –  Os Turistas – Die Touristen – TURISTÉ

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Deux touristes débarquent à la villa qu’ils ont louée pour les vacances dans un pays du Maghreb en promo après sa récente révolution. Mais la maison est déjà occupée par un autre couple…


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TEXTE INTÉGRAL

Les Touristes

Personnages : MauriceDelphinePatrickBrigitte 

Acte 1

La terrasse d’une villa quelque part en Afrique du Nord. Une table de jardin. Quelques chaises. Deux transats. Maurice et Delphine, un couple de bobos parisiens, arrivent, fourbus. Maurice tire derrière lui une valise à roulettes Vuitton.

Delphine – Ce n’est pas trop tôt… Vingt minutes de l’aéroport, tu parles !

Maurice – En hélicoptère, peut-être…

Delphine – Pas avec une de ces bétaillères qu’on appelle ici un autobus, en tout cas… Je t’avais dit qu’on aurait dû prendre un taxi !

Maurice – Reconnais que c’était quand même assez typique…

Delphine – Quoi ? De voyager au milieu de tous ces animaux ? J’ai l’impression de sentir la chèvre, non ?

Maurice – Je ne sens rien…

Delphine – Ils auraient au moins pu nous prévenir que c’était un omnibus… Deux heures pour venir jusqu’ici…

Maurice pose la valise et admire le paysage.

Maurice – On est arrivé, c’est le principal ! Et la vue est magnifique. Regarde !

Delphine regarde à son tour et esquisse un sourire, avant de se rembrunir.

Delphine – Où est la mer ? Sur le site, c’était marqué terrasse avec vue sur la mer !

Maurice cherche désespérément, et trouve enfin.

Maurice – Ah, si, là-bas…

Delphine – Je ne vois rien… Où ça ?

Maurice – Mais si ! Tout à fait à gauche. Entre les deux chameaux…

Delphine – Ah, oui… En se penchant un peu, avec de bonnes jumelles…

Maurice (avec un geste tendre) – Allez… L’important, c’est qu’on soit ici… Ensemble… Pour notre deuxième lune de miel…

Delphine (se radoucissant un peu) – Tu as raison… Dix ans de mariage, tu te rends compte ? Si c’était à refaire, tu le referais ?

Maurice – Les yeux fermés !

Delphine – Et les yeux ouverts ?

Maurice – Tu vas voir, je suis sûr qu’on sera très bien ici… En tout cas, ce sera toujours plus confortable que le terminal low cost de l’Aéroport de Beauvais…

Delphine – Onze heures de retard… à se nourrir de sandwichs avariés. C’est vraiment du racket. Ils te refilent une intoxication alimentaire avant d’embarquer, et dans l’avion, même pour vomir, les sacs en papier sont en supplément.

Maurice – Vois le bon côté des choses : au moins, on est déjà vaccinés contre la turista…

Delphine – Et dire qu’on a dû entasser toutes nos affaires dans une seule valise pour éviter de payer un bagage supplémentaire…

Maurice – Comme ça on voyage plus léger ! Je suis sûr qu’autrement, on aurait emmené des tas de trucs inutiles.

Delphine – Inutiles ? Sache qu’une femme n’emmène jamais rien d’inutile dans ses bagages. Tu confonds l’inutile avec le superflu, qui est absolument indispensable au bonheur de toute femme. Surtout pendant les vacances.

Maurice – Et puis Les Seychelles, avec Air France et en hôtel club, franchement… C’est un peu cliché, non… ?

Delphine – C’est là où on a passé notre première lune de miel !

Maurice – Justement ! À l’époque, Les Seychelles, c’était encore l’aventure. Maintenant, c’est tellement surfait…

Delphine – Pour notre anniversaire de mariage, ça ne m’aurait pas dérangée de faire dans le conventionnel.

Maurice – Et puis là, au moins, on soutient les mouvements de libération dans le Maghreb… Tu as vu tous ces panneaux électoraux fleurir un peu partout ? Ce vent de démocratie qui souffle sur le pays ?

Delphine – Oui, enfin… Passer ses vacances dans une villa avec piscine pour relancer le tourisme après la révolution… J’espère que tu ne te prends pas pour Che Guevara, quand même…

Maurice – N’empêche que si tout le monde optait pour des vacances solidaires…

Delphine – Ce n’est pas une démocratie, Les Seychelles ?

Maurice – Je ne sais même pas si c’est un pays…

Delphine – À qui ça appartiendrait, alors ?

Maurice – À un tour operator ?

Ils jettent un coup d’œil autour d’eux.

Delphine – Bon… Qu’est-ce qu’on fait ? On attend que quelqu’un arrive ?

Maurice – C’est ouvert, regarde.

Delphine – Je pensais que le propriétaire serait là sur la terrasse pour nous accueillir, en costume folklorique, assis sur un tapis d’orient, avec du thé à la menthe… Où est passé le légendaire sens de l’hospitalité dans les pays arabes ? Je te dis, la révolution, ça n’a pas que du bon. Les vieilles coutumes se perdent…

Maurice – Ça prouve au moins qu’il n’y a pas de problème de sécurité. À Paris, si on laissait notre porte ouverte comme ça… On ne retrouverait même pas la porte…

Delphine – Bon, ben on va aller voir à quoi ça ressemble à l’intérieur alors… Je ne rêve que d’une chose, c’est de prendre une douche et de changer de vêtements…

Maurice – Moi aussi.

Ils entrent dans la maison en tirant leur valise… Aussitôt après, un autre couple arrive sur la terrasse, plutôt beauf, celui-là. Patrick est vêtu d’un short et un teeshirt publicitaire. Brigitte, sexy tendance vulgaire, est habillée d’un paréo assez voyant. Ils reviennent de la piscine. Patrick porte un parasol replié ainsi qu’une radio et Brigitte une glacière.

Patrick – Heureusement qu’on avait emmené le parasol et la glacière, parce que ça tape au bord de la piscine… Je me rincerais bien la glotte, moi. Tu n’as pas soif, bébé ?

Brigitte – Je boirais la mer et ses poissons…

Ils s’installent dans les transats. Brigitte allonge la main vers la glacière qu’elle a posée à côté d’elle.

Brigitte – Qu’est-ce que tu veux, Patou ?

Patrick – Une petite mousse, tiens, ça me fera du bien…

Elle lui passe une cannette, et se sert un Coca Light.

Brigitte – C’est la dernière, il faudra en racheter.

Patrick – Déjà…

Brigitte – Tu en as bu combien, depuis ce matin ?

Patrick – Quand on aime, on ne compte pas… Tu crois qu’on trouve de la bière, ici ?

Brigitte – De la bière sans alcool, peut-être.

Patrick – Non ?

Brigitte – C’est des musulmans.

Patrick – Je me demande si on n’aurait pas mieux fait de repartir sur la Costa Brava…

Brigitte – Oh, la Costa Brava… C’est devenu très snob, non ?

Patrick – Tu trouves ?

Brigitte – Et puis c’est vrai que cette année, avec ce qui est arrivé, on n’aurait pas eu le cœur à retourner là-bas, non ?

Patrick – Ni les moyens… C’est plus cher qu’en France maintenant !

Brigitte – Surtout depuis le passage à l’euro.

Patrick – Sans parler de la sécurité… L’année dernière, on nous a forcé la portière de la voiture… Avec Franco, il n’y avait pas tous ces problèmes là.

Brigitte – Non, c’est vrai que jusque là, je n’étais pas très fan du Maghreb. Mais faut reconnaître qu’à ce prix là…

Patrick – Et puis ici, ce n’est pas vraiment des Arabes, non ?

Brigitte – Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Patrick – Je ne sais pas… Des Bédouins…

Brigitte – Des Bédouins ? (Un temps) Et les Bédouins, ce n’est pas des Arabes ?

Patrick – Je ne crois pas…

Ils boivent une gorgée de leurs cannettes respectives en réfléchissant à cette grave question.

Brigitte – Les Bédouins, ce n’est pas ceux qui vivent dans le désert ?

Patrick – Pourquoi ?

Brigitte – Ben ici, on n’est pas dans le désert ! On est au bord de la mer.

Patrick – Sur des chameaux, tu veux dire ? Ça c’est les Touaregs, non ?

Brigitte – Et les Touaregs non plus, ce n’est pas des Arabes ?

Patrick – Va savoir.

Brigitte – Mais ils sont musulmans ?

Patrick – Qui ?

Brigitte – Les Bédouins !

Patrick – Ah ben, oui, quand même. Enfin je crois… On est dans le désert, mais au bord de la mer. Regarde, il y a un chameau là-bas ! Le vaisseau du désert, comme disent les gens d’ici.

Brigitte (bâillant) – Ah, bon ? Je ne suis pas encore remise du voyage, moi.

Patrick – Ça ne fait qu’une heure qu’on est arrivés.

Brigitte – Ça doit être le décalage horaire.

Patrick – Il n’y a qu’une heure de décalage ! Et encore, seulement l’été…

Brigitte – Ouais ben quand on n’est pas habitué…

Patrick – C’est vrai qu’il est déjà midi, et je n’ai même pas encore la dalle…

Brigitte – Tu as raison. Avec la Costa Brava, on n’avait pas ce problème de jet lag.

Patrick – Bon, ben en attendant que l’appétit vienne en mangeant, je ferais bien un petit somme, moi. Qu’est-ce que tu en penses ?

Brigitte – On va se gêner ! On est en vacances, non !

Ils commencent à s’assoupir… Maurice et Delphine reviennent sur la terrasse, et ne voient pas tout de suite Patrick et Brigitte, endormis dans les transats.

Maurice – Alors ? Pas mal, non ?

Delphine – Un peu rustique, mais ça ira.

Maurice – Si tu songes que ces gens se relèvent à peine d’une dictature d’un demi-siècle…

Delphine – Pourquoi un demi-siècle ? C’était une démocratie, il y a cinquante ans, ici ?

Maurice – Une royauté, je crois… Non ?

Delphine – Et c’est qui, exactement, ce candidat, pour ces premières élections démocratiques ?

Maurice – Lequel ?

Delphine – Il y en a plusieurs ?

Maurice – Ah ben oui, quand même…

Delphine – Celui dont on voit la tête sur toutes les affiches !

Maurice – Ah, le favori… C’est l’ancien ministre de la justice…

Delphine – Le ministre de la justice du dictateur qu’ils viennent de renverser ?

Maurice – C’est ce que j’ai lu dans la presse…

Delphine – Et ça ne t’a pas étonné… ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – Que les dictateurs aient aussi un ministère de la justice ?

Maurice – En fait, ces pauvres gens n’ont jamais connu la démocratie. Évidemment, il va leur falloir un peu de temps pour l’apprécier à sa juste valeur.

Delphine – Eh oui… La démocratie à la française, c’est comme le vin d’appellation ou le parfum de luxe, ça demande quand même une certaine culture…

Maurice – Il faut que le palais soit éduqué.

Delphine – Et l’odorat. Tu es sûr que je ne sens pas un peu la chèvre ?

Maurice – Pas plus que ça…

Delphine – Il fait une chaleur… Tu as raison, finalement, soutenir la révolution sans la clim, ça commence vraiment à devenir héroïque.

Maurice – En tout cas, tu as vu ? Ils ont même mis des boissons au frais dans le frigo ! Toi qui doutais de leur sens de l’hospitalité…

Patrick émet alors un ronflement. Maurice et Delphine aperçoivent enfin l’autre couple, toujours assoupi.

Delphine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Maurice – Ça doit être les propriétaires…

Delphine – Ils n’ont pas vraiment le type arabe.

Maurice – C’est peut-être des Kabyles…

Delphine – Ils ont surtout l’air un peu débiles.

Delphine – Vous parlez français ?

Patrick et Brigitte, que la conversation des deux autres vient de sortir de leur torpeur, reprennent leurs esprits. Maurice et Delphine les regardent avec effarement.

Patrick – Ah, on piquait un petit roupillon… C’est vous, les tauliers ?

Delphine – Les tauliers…

Maurice – Ça veut dire les patrons.

Delphine – Oui, merci, j’ai déjà vu un film de Michel Audiard. Mais je ne pensais pas que les gens du peuple parlaient encore comme ça aujourd’hui. (À Patrick) Qu’est-ce que vous faites là, mon brave, si vous n’êtes pas le propriétaire ? Vous êtes venu tondre la pelouse ?

Brigitte – Ben on habite ici !

Brigitte – Enfin pour les vacances…

Maurice – Comment ça ? Mais c’est nous qui avons loué cette villa !

Patrick – Ah, nous aussi, je vous assure.

Maurice – J’ai compris… Ces messieurs dames sont les précédents locataires… Vous êtes sur le départ, c’est ça ?

Brigitte – Mais pas du tout ! On est arrivés il y a une heure !

Patrick – On est là pour une semaine. Et vous ?

Maurice – Nous aussi…

Delphine – C’est un cauchemar, Maurice, fait quelque chose…

Maurice – Ça doit être un malentendu. Le propriétaire va arriver, et il va arranger ça. Vous l’avez vu, le propriétaire ?

Patrick – Ben non, et vous ?

Maurice – Pas encore.

Brigitte – On est arrivé il y a une heure en taxi.

Delphine – Tu vois ! Si on avait pris un taxi, on serait arrivés les premiers…

Patrick – Comme c’était ouvert, on est entrés.

Brigitte – On n’a même pas encore ouvert les valises.

Delphine – Et bien comme ça, vous serez plus vite repartis !

Patrick – On a juste eu le temps de piquer une tête à poil dans la piscine.

Brigitte – On ne pensait pas avoir de la compagnie…

Delphine (parlant de Patrick) – Sa tête me dit quelque chose…

Maurice (embarrassé) – Moi aussi… On a dû les apercevoir dans l’avion.

Delphine – C’est peut-être des squatteurs…

Maurice – Bon, je vais appeler le propriétaire.

Maurice dégaine son Smartphone sous le regard attentif des trois autres.

Maurice – Il n’y a pas de réseau…

Patrick – Ça doit être ça qu’on appelle le téléphone arabe.

Brigitte – Bon ben il finira bien par rappliquer.

Patrick – Il n’y a pas mort d’homme, c’est clair.

Brigitte – La maison est grande ! (À Patrick) Tu vois, toi qui avais peur de t’ennuyer…

Patrick – D’habitude, on part toujours avec des amis, mais là, ils n’étaient pas disponibles…

Brigitte – Ils sont morts tous les deux dans un accident de voiture il y a deux mois…

Patrick – Ça nous en a foutu un coup, évidemment.

Brigitte – Depuis le temps qu’on passait nos vacances ensemble.

Patrick – Ils avaient un petit appartement sur la Costa Brava.

Brigitte – Ils nous invitaient tous les ans au mois d’août.

Patrick – Il a fallu qu’on trouve autre chose d’urgence.

Brigitte – Au mois d’août, vous pensez bien…

Patrick – Alors on s’est rabattus sur le Maghreb.

Brigitte – Comme c’était en promo…

Patrick – Finalement, c’est un peu la même chose que la Costa Brava, non ?

Brigitte – Au lieu de manger de la paella, on mangera du couscous, et puis voilà.

Patrick – Ah ben nous, la compagnie, ça ne nous dérange pas. Hein Brigitte ?

Delphine (en aparté à Maurice) – Tu ne nous aurais pas arrangé un plan à quatre avec des prolos, pour notre anniversaire de mariage, histoire de ranimer la flamme ? Parce que tu sais que je n’aime pas beaucoup les surprises…

Patrick – Et ben on va prendre l’apéro en attendant, pas vrai ? Bébé, tu vas nous chercher les olives ?

Brigitte entre dans la villa.

Patrick – Il ne me reste plus de bière. Un petit pastaga, ça vous dit ?

Delphine – Un quoi ?

Maurice – Un pastis…

Patrick – Avec cette cagna, un petit pastaga bien frais… J’ai du sirop de menthe. Un perroquet, pour la petite dame ?

Delphine (en aparté à Maurice) – C’est un cauchemar… Je ne comprends même pas ce qu’il me dit finalement…

Patrick fait le service. Brigitte revient avec les olives. Patrick lève son verre.

Patrick – Santé !

Brigitte – Allez-y prenez des olives…

Patrick – Vous connaissez déjà le pays ?

Delphine – Comment est-ce qu’ils ont bien pu louer deux fois la même villa ?

Maurice – Alors ça…

Delphine – Vous avez le contrat de location ?

Patrick – Ah, oui, tenez… (Il tend à Delphine le contrat de location) Monsieur et Madame Martin… C’est marqué là…

Delphine – Monsieur et Madame Martin !

Patrick – Mais vous pouvez m’appeler Patrick…

Brigitte – Et moi, c’est Brigitte.

Maurice – Nous avons le même patronyme…

Patrick – Le quoi… ?

Delphine – Nous nous appelons aussi Martin ! Ça doit venir de cette homonymie…

Brigitte – Ah, oui ?

Patrick – C’est marrant, ça…

Brigitte – Remarquez, vous savez ce qu’on dit ? Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin !

Patrick – C’est ce que me répétait toujours mon prof au collège… On n’était deux à s’appeler comme ça dans la classe. Mais alors l’autre, c’était un sacré fayot, hein ! Une tronche genre premier de la classe, voyez ? Toujours les meilleures notes. Ce n’était pas vous, au moins ? Vous lui ressemblez un peu.

Maurice – Ah, je ne crois pas non…

Patrick – Hein, bébé, qu’il ressemble un peu à Momo ? Tu l’as connu, toi, Momo !

Brigitte – Non…

Patrick – Mais si ! On était à l’école ensemble ! Au collège Gagarine. Gagarine ! Le prof me disait toujours : quand on mettra les cons en orbite, tu n’as pas fini de tourner !

Delphine – Ça c’est du Michel Audiard.

Brigitte – Vous avez raison, Delphine. Ça doit être à cause de cette homophobie…

Delphine – Pardon ?

Brigitte (à Maurice) – Ils ont du croire que mon mari et vous, c’était un seul et même couple…

Patrick – Eh, oui… On porte le même nom… Allez savoir, on est peut-être cousins.

Brigitte – Remarquez, la maison est grande. Et si on est presque en famille. Pourquoi on ne passerait pas les vacances ensemble ?

Delphine – Ensemble ?

Patrick – On partage le loyer !

Brigitte – Et pour la bouffe, on fait une cagnotte.

Patrick – Comme avec nos amis.

Maurice – Vos amis ?

Brigitte – Ceux qui sont morts décédés !

Patrick – Qu’est-ce que vous en dites ?

Brigitte – C’est déjà tellement bon marché… Alors divisé par deux…

Patrick – À ce prix-là, ça coûte moins cher de venir ici que de rester chez soi regarder la télé, c’est clair.

Brigitte – Si encore il y avait des trucs bien à la télé !

Delphine (à Maurice) – Eh ben voilà… Toi qui voulais faire des économies… Ben dis quelque chose…

Maurice – Dans l’immédiat, de toute façon, il n’y a pas tellement d’autre solution…

Delphine – Merci, c’est tout à fait ce que j’attendais que tu dises… Mais je ne sais pas, moi, il y a bien des hôtels, dans le coin ?

Patrick – Ouh la… Il n’y a pas grand chose, hein… D’après ce qu’on a vu depuis le taxi en venant jusqu’ici. C’est la brousse. Ou plutôt le désert.

Brigitte – À part quelques tentes de Bédouins…

Patrick – Et la petite dame, elle s’appelle comment ?

Maurice – Martin, je vous l’ai dit ! C’est ma femme. On s’appelle tous les deux Martin.

Delphine (en aparté à Maurice) – Ils sont demeurés, ce n’est pas possible…

Patrick – Non, je veux dire votre petit nom ! Pas votre… patronyme.

Delphine – Delphine. Je m’appelle Delphine.

Patrick – C’est clair… Et lui alors, c’est Maurice. Tiens, c’est marrant ça. Momo ! Comme mon pote au collège ! Mais alors lui, ce n’était pas Maurice, hein ?

Brigitte – Je vous ressers un apéro ?

Maurice – Merci, ça ira…

Patrick – Et tu es dans quoi, Momo ?

Maurice – Euh, je suis journaliste…

Patrick – Le Parisien ? France Soir ?

Maurice – Golf Magazine International.

Patrick – Ah, d’accord… Grand reporter, alors… (À Delphine) Et Madame ?

Delphine – Je suis peintre.

Brigitte – Peintre ? Ah, ce n’est pas commun comme métier pour une femme.

Patrick (à Brigitte) – Toi qui voulais refaire ta cuisine, il faudra que tu lui demandes un devis !

Delphine – Euh… Non, je… Je ne peins pas des cuisines…

Brigitte – Ah, bon ? Et qu’est-ce que vous peignez, alors ?

Delphine – Des vaches, principalement.

Brigitte – Des vaches ?

Delphine – Des veaux aussi, parfois.

Maurice – Ma femme est artiste peintre.

Delphine – Peintre animalier.

Patrick – Ah, d’accord… Et vous vous êtes spécialisée dans les bovins ?

Brigitte – Ah ben ce n’est pas de chance, parce que par ici… À part les chameaux.

Delphine – On est en vacances…

Brigitte – Ah, c’est marrant, ça. Je n’avais encore jamais rencontré un artiste peintre. Et vous pourriez faire mon portrait ?

Patrick – Madame te dit qu’elle ne peint que des vaches…

Delphine – Et vous, Patrick ?

Patrick – Je suis dans le surgelé.

Delphine – Ah, d’accord… D’où le teeshirt…

Maurice – Et vous, Brigitte, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Brigitte – Moi ? Pour l’instant, je travaille dans un salon de massage.

Maurice (émoustillé) – Un salon de massage… ?

Patrick – Chérie… Je t’ai déjà dit que le terme exact était kinésithérapeute…

Brigitte – Salon de massage, c’est plus simple non ?

Patrick – Ma femme est secrétaire médicale…

Brigitte – Je suis sûre qu’on va se découvrir des tas de choses en commun.

Delphine – À part notre nom, vous voulez dire ?

Patrick – Bon, Bébé, tu vas préparer la soupe ? Je commence à avoir les crocs, moi…

Brigitte – Vous allez manger avec nous ?

Patrick – Je ne sais pas si…

Delphine – Tout ça va être très vite réglé… On ne va pas commencer à prendre des habitudes…

Brigitte – Je prends le premier tour de vaisselle…

Delphine – Vraiment, c’est très gentil, mais on va trouver un petit restaurant dans le coin…

Maurice – C’est notre anniversaire de mariage aujourd’hui…

Patrick – Ah ben dans ce cas… On ne va pas tenir la chandelle, hein, Brigitte ?

Ils sortent.

Delphine – Tu avais vraiment besoin de leur dire que c’était notre anniversaire de mariage ?

Maurice – C’est tout ce qui m’est venu à l’esprit pour décliner leur invitation…

Delphine – Je te jure… On aurait mieux fait d’aller aux Seychelles… Préparer la prochaine révolution…

Maurice essaie à nouveau de téléphoner.

Maurice – Toujours pas de réseau…

Delphine – Dis-moi que c’est un cauchemar et que je vais me réveiller…

Maurice – Autant prendre ça du bon côté…

Delphine – Quel bon côté ?

Maurice – Autrement, on n’aurait jamais passé la soirée avec des gens de Clichy-sous-Bois…

Delphine – On était venu pour faire connaissance avec les autochtones d’ici, pas ceux du 9-3… Comment tu sais qu’ils sont de Clichy-sous-Bois ?

Maurice – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça.

Delphine – Bon, qu’est-ce qu’on fait ?

Maurice – À part attendre…

Delphine – Ah, non, pas question que je passe une nuit dans cette baraque avec ces deux abrutis ! Tu sais ce que c’est ton problème, Maurice ? Tu es un mou !

Maurice – Tu as une solution ?

Delphine – Je ne sais pas moi ! Regarde dans la valise si on a le numéro de l’agence à Paris !

Il ramène la valise et essaie de l’ouvrir avec une clef.

Maurice – Je n’arrive pas à l’ouvrir.

Delphine – Fais voir…

Elle essaie à son tour sans résultat.

Maurice – On dirait que ce n’est pas la bonne clef.

Delphine (horrifiée) – C’est la bonne clef… mais ce n’est pas la bonne valise !

Maurice – Quoi ? Mais c’est notre valise Vuitton !

Delphine – Celle-là est une vraie.

Maurice – La nôtre n’était pas une vraie ?

Delphine – On a dû se tromper en prenant notre valise sur le tapis roulant à l’aéroport…

Maurice – Se tromper ? Comment on a pu se tromper ?

Delphine – C’est toi qui as pris la valise ! C’était trop lourd pour moi ! Tu n’as pas vu que celle-là était une vraie ?

Maurice – Je ne savais pas que la nôtre était une fausse !

Delphine – Et puis j’avais mis un ruban rouge autour de la poignée pour qu’on la reconnaisse…

Maurice – Tout le monde met un ruban rouge autour de la poignée pour reconnaître sa valise !

Delphine – On n’a plus rien !

Maurice – Plus rien ?

Delphine – Plus que les vêtements sales qu’on a sur le dos…

Maurice – Il nous reste nos passeports, heureusement… Nos cartes bleues Visa… Nos travellers chèques… (Elle lui lance un regard qui en dit long) Non ?

Delphine – Après avoir passé la douane, j’ai glissé la pochette qui contenait tous nos papiers dans un compartiment extérieur de la valise…

Maurice – Tu plaisantes !

Delphine – Tu m’avais dit qu’il n’y avait aucun problème de sécurité dans ce pays… Les bons côtés de cinquante ans de dictature… Qu’on pouvait même y laisser les portes ouvertes…

Maurice – Et alors ?

Delphine – Ben nos papiers ne sont pas dans la poche extérieure de cette valise là !

Maurice – Dans ce cas, ça veut dire que j’aurais pris la bonne valise sur le tapis volant…

Delphine – Le tapis volant… ?

Maurice – Et que l’échange a eu lieu après, dans le hall de l’aéroport. Quand je t’ai laissée toute seule avec les bagages pendant que je m’occupais de trouver un taxi…

Delphine – Ça va être de ma faute, maintenant !

Maurice – Dis-moi la vérité, Delphine. Est-ce que tu as laissé cette valise sans surveillance ne serait-ce qu’un instant.

Delphine – Non, je t’assure ! Enfin… Je suis juste allée faire un tour aux toilettes… Une urgence… Évidemment, je n’ai pas pu entrer dans la cabine avec la valise…

Maurice – Ah, d’accord…

Patrick et Brigitte reviennent pour mettre la table, avec deux boîtes de conserve sur deux assiettes.

Patrick – Ben vous en faites une tête ?

Maurice – Ce n’est pas notre valise.

Delphine – On nous a volé la nôtre.

Brigitte – C’est curieux, on nous avait dit qu’il n’y avait aucun problème de sécurité, ici.

Delphine – Avec tous nos travellers chèques dedans…

Brigitte – Des travellers chèques…

Patrick – Ça existe encore ?

Delphine – On n’a plus un centime…

Maurice – On n’a même plus de quoi manger…

Brigitte – Eh bien maintenant, vous n’avez plus le choix !

Delphine – Plus le choix ?

Patrick – Pour notre invitation à casser la graine ! La graine de couscous ! Allez, bébé, tu mets deux couverts de plus ?

Delphine – Qu’est-ce que c’est ?

Patrick – Du couscous.

Maurice – En boîte ?

Brigitte revient avec deux assiettes et deux boîtes de plus.

Brigitte – On nous a dit que dans ce pays, il valait mieux se méfier des produits frais…

Patrick – À cause de la turista, vous comprenez…

Brigitte – Notre toubib nous a prévenus avant de partir… Que des conserves…

Maurice – Du couscous en boîte… Ah, oui, quand même…

Patrick – En boîte, oui, mais c’est de la fabrication locale…

Delphine – On trouve du couscous en boîte, dans ce pays ? C’est vraiment la révolution…

Brigitte – Ah, dans ce pays, je ne sais pas… On a trouvé ça à Auchan, là-bas chez nous, à Clichy-sous-Bois…

Delphine – Tu avais raison, dis donc, ils sont de Clichy-sous-Bois.

Patrick – Et attention… c’est du couscous équitable !

Maurice et Delphine en restent bouche bée.

Brigitte – Fabriqué par des femmes dans une conserverie respectant les droits de l’homme.

Delphine – Votre façon à vous de soutenir le printemps arabe…

Patrick (à Maurice) – C’est marrant, quand même, ta tronche de cake me dit vraiment quelque chose…

Delphine – En attendant, nous n’avons plus rien à nous mettre.

Patrick – Même pas un maillot de bain pour aller à la piscine.

Brigitte – Je vous en prêterai un, si vous voulez ! Enfin, je ne suis pas sûre d’en avoir un deuxième en fait… On a préféré ne pas trop se charger… Comme on a déjà emmené toutes nos provisions pour la semaine…

Delphine – Génial… Un maillot de bain pour deux… On se baignera à tour de rôle… (À Maurice) Ou alors tous à poil dans la piscine avec nos nouveaux amis… Hein, Maurice ?

Brigitte – Vous voulez que je vous prête une robe ?

Delphine – Je ne suis pas sûre qu’on fasse exactement la même taille… Mais on va essayer d’ouvrir cette valise. On trouvera peut-être de quoi se changer dedans…

Brigitte – Bon ben on vous attend pour manger le couscous alors…

Noir.

Maurice et Delphine reviennent, habillés à l’oriental (djellaba et babouches pour lui, et tenue de danseuse du ventre pour elle). Patrick et Brigitte sont évidemment surpris.

Brigitte – On n’a pas dit que c’était une soirée costumée !

Patrick – Au Club Med, c’est les animateurs qui fournissent les panoplies. Là, on n’a rien prévu…

Delphine – On n’a pas réussi à ouvrir la valise, mais on a trouvé ça dans un placard…

Patrick – Et vous dites que vous n’avez plus de passeport ? Déguisés comme ça, ils ne vous laisseront jamais rentrer à Paris. Ou alors en boat people !

Brigitte – Ah, non, mais ça vous va super bien !

Patrick – Et si tu nous faisais un petit numéro de danse du ventre à la fin du repas, Delphine, hein ?

Delphine (pincée) – Alors on se tutoie, maintenant… ?

Brigitte – Je vous sers ?

Brigitte fait le service en plaçant une boîte de couscous dans chaque assiette.

Delphine – Au moins, les parts aussi sont équitables…

Maurice – Ça n’a pas l’air si mauvais que ça.

Brigitte – L’appétit est le meilleur des condiments. C’est ce que disait toujours ma mère.

Ils mangent.

Patrick – Un petit coup de rouquin ?

Air ahuri de Delphine.

Maurice – Monsieur te propose du vin.

Delphine – Tu aurais dû faire interprète dans le 9-3 au lieu de grand reporter à Golf Magazine…

Patrick – Alors dis-moi, Momo, tu dois en voir du pays, avec ton job ?

Maurice – Oh, vous savez, il n’y a rien qui ressemble plus à un terrain de golf qu’un autre terrain de golf. Il n’y a que le nombre de trous qui varie parfois…

Brigitte – C’est marrant ça… Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de devenir journaliste à Golf Magazine ?

Patrick – Vous êtes passionné de golf ?

Maurice – Le père de ma femme est le patron du journal.

Patrick – Ah, d’accord…

Delphine – Vous vous intéressez au golf ?

Brigitte – Patrick, ce serait plutôt le foot ! Hein, Patou ?

Delphine – J’imagine que vous ne vous n’êtes pas très passionnés non plus par la peinture animalière… (En aparté à Maurice) Ça ne va pas être évident de tenir jusqu’aux loukoums…

Patrick remplit les verres.

Brigitte – C’est incroyable, cette histoire de valise…

Patrick – Remarquez, moi, si on m’avait échangé la mienne contre une autre, je ne suis pas sûr que j’aurais perdu au change.

Brigitte – Et qu’est-ce qu’il y a dans celle que vous avez récupérée ?

Maurice – Je vous dis, on n’a pas réussi à l’ouvrir.

Patrick – On verra ça tout à l’heure…

Brigitte (enjoué ) – Aucune serrure ne résiste à Patrick. Hein, Patou ?

Patrick – Ça la fait rire parce qu’on s’est connu dans un club de rencontre…

Brigitte – Chaque fille avait un cadenas, enfin vous voyez ce que je veux dire…

Patrick – Et chaque mec avait une clef. Le but du jeu, c’était de trouver la bonne serrure.

Brigitte – Patrick n’avait pas la bonne clef, mais il a quand même réussi à ouvrir ma serrure. Il est très bricoleur, vous savez.

Maurice est un peu embarrassé. Delphine préfère poursuivre le cours de ses pensées.

Delphine – En même temps, je ne suis pas sûre que ce soit très correct de fouiller dans la valise de quelqu’un qu’on ne connaît pas…

Brigitte – Bon ben on va pouvoir passer au dessert.

Brigitte se lève.

Brigitte – Non, non, restez assis… Tu peux m’aider à débarrasser, chéri ?

Patrick et Brigitte sortent.

Delphine – Et si c’était eux ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – La valise ! C’est peut-être eux qui nous ont piqué notre valise !

Maurice – Mais il n’y a rien de précieux, dans notre valise Vuitton. Et en plus c’est une fausse ! Pourquoi il nous l’aurait échangée contre une vraie ?

Delphine – Je ne sais pas moi… Pour nous faire une blague !

Maurice – Tu les crois vraiment capable d’une blague aussi sophistiquée ?

Delphine – Je vais aller voir discrètement si notre valise n’est pas dans leur chambre.

Maurice – Je ne sais pas si c’est une bonne idée… ?

Patrick et Brigitte reviennent, et croisent Delphine qui sort.

Brigitte – Où est-ce que vous allez ? On va manger les loukoums !

Delphine – Je vais juste… me rafraîchir un peu.

Patrick (hilare) – Alors, Momo, salam alikoum, mon frère ! On dit que les Arabes ont du mal à s’intégrer chez nous, mais alors vous, pour l’intégration, champion ! Vous n’avez plus qu’à apprendre la langue du pays…

Maurice tente de faire bonne figure.

Brigitte – Arrête de le taquiner.

Patrick – Il faut bien se marrer un peu, non ? On est en vacances ! C’est marrant quand même… C’est le portrait craché de Momo.

Brigitte – Quel Momo ?

Patrick – Mon pote au Collège Gagarine ! Mohamed !

Brigitte – Mohamed Martin ?

Patrick – Sa mère était arabe, et son père français. Son daron lui a refilé son nom, mais c’est sa reum qui a choisi le prénom.

Brigitte – Eh oui, la mixité, ce n’est toujours facile à gérer.

Patrick – Mohamed Martin ! On l’avait surnommé Ali Baba, parce que sa mère l’envoyait au collège en djellaba. Tout le monde le charriait avec ça… Quand il se foutait en boule, il se mettait à bégayer. Tu es sûr que tu n’as jamais habité Clichy-sous-Bois ?

Maurice (bégayant) – Non, non… Je… Je ne crois pas… pas..

Patrick – Momo ?

Maurice – C’est à dire que… Ma femme n’est pas au courant… On s’est rencontré à Sciences Po… Au lycée, j’ai décroché une bourse…

Patrick – Et tu t’appelles Maurice, maintenant ?

Maurice – J’ai demandé à changer de prénom… Mais je préférerais que tout ça reste entre nous, d’accord.

Patrick – Ok…

Delphine revient.

Delphine – Et voilà…

Brigitte – Tu m’aides à débarrasser, chéri ? Je vais préparer un peu de thé à la menthe…

Maurice – Alors ?

Delphine – Nos affaires ne sont pas dans leur chambre… Ils ont deux valises. L’une contient leurs fringues, et l’autre est pleine de boîtes de couscous…

Maurice – Ce n’était pas mauvais d’ailleurs… pour du couscous en boîte.

Delphine – C’est louche, non ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – Une valise pleine de boîtes de couscous… C’est peut-être des trafiquants ?

Maurice – Des trafiquants de couscous en boîte ?

Delphine – Et si ces boîtes contenaient autre chose…

Maurice – Comme quoi ?

Delphine – Je ne sais pas, moi… De la drogue…

Maurice – Qui pourrait être assez con pour introduire dans un pays du Maghreb de la drogue planquée dans des boîtes de couscous équitable… ?

Leurs regards se tournent en même temps vers Patrick et Brigitte qui viennent de revenir.

Patrick – Ça y est, la vaisselle est faite !

Delphine – Eh, oui… L’avantage avec les conserves, c’est que la vaisselle est vite faite.

Brigitte – La prochaine fois, c’est votre tour !

Patrick – Mais ça ne règle pas votre problème de valoche, tout ça.

Maurice – Pour l’instant, je ne vois pas ce qu’on peut faire…

Delphine – Quand elle va découvrir son erreur, la personne qui a pris notre valise va sûrement nous contacter…

Patrick – Il y avait votre adresse, sur la valise ?

Maurice – Notre adresse en France, oui.

Brigitte – Ça ne va pas vous avancer beaucoup si le type renvoie votre valise en France…

Patrick – Et sur la valise que vous avez, il y a une adresse ? Un numéro de téléphone ?

Maurice ramène la valise.

Maurice – Non…

Delphine – Peut-être à l’intérieur ?

Maurice – On n’a pas la clef pour l’ouvrir.

Patrick – Ça ce n’est pas un problème, hein, Ali Baba ! (Il crochète la valise avec une fourchette). Suzanne, ouvre-toi ! Et voilà !

La valise s’ouvre enfin. Consternation générale.

Maurice – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Patrick – Ben ça ressemble à des billets de banque…

Brigitte – Vous qui aviez peur de ne pas avoir assez d’argent pour votre séjour…

Delphine – Ce n’est pas des euros, en tout cas.

Patrick – C’est une écriture bizarre.

Delphine – On dirait du cyrillique.

Patrick – Du quoi ?

Maurice – Ça doit être des roubles…

Delphine – Oh, mon Dieu…

Brigitte – Qui peut bien partir en vacances au Maghreb avec une valise pleine de roubles ?

Delphine – La mafia russe.

Maurice – Ça doit être de l’argent sale.

Patrick – D’où l’échange de valise…

Delphine – Quoi ?

Patrick – J’ai vu ça dans un film. On s’est servi de vous comme de mules !

Delphine – Des mules ?

Brigitte – Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin…

Patrick – Pour passer la douane…

Maurice – Vous croyez ?

Delphine – Mais alors qu’est-ce qu’on va faire ? Oh, mon Dieu ! Il faut absolument se débarrasser de cet argent !

Patrick – Ah, ouais, mais le blème, c’est que ces coco-là vont sûrement vouloir récupérer leur oseille… En général, ils n’ont pas tellement le sens de l’humour…

Delphine referme précipitamment la valise.

Delphine – Vous avez raison ! Il vaut mieux faire comme si on n’avait jamais ouvert cette valise, et qu’on n’était au courant de rien.

Maurice – Et si le type qui nous a loué la maison était dans le coup ?

Patrick – C’est vrai que ça commence à être zarbi qu’on ne l’ai pas encore vu, le proprio.

Delphine – Il fait peut-être parti de Al Qaida au Maghreb Islamique…

Patrick – Qu’est-ce qu’il foutrait avec une valise pleine de roubles ?

Delphine – Ils sont peut-être financés par les Tchétchènes ? Les Tchétchènes aussi, ils sont musulmans…

Brigitte – Oh , mon Dieu ! Si on avait su qu’il y avait des Tchétchènes dans le coin, on ne serait jamais venus… Tu m’avais dit qu’il n’y avait que des Bédouins !

Patrick – Calme-toi, chérie, c’est seulement une possibilité. (À Delphine) Vous pensez vraiment qu’ils pourraient venir cette nuit, et nous égorger tous comme des moutons ?

Brigitte (en larmes) – Et dire qu’on était venus ici pour passer des petites vacances tranquilles… C’est toi qui avais raison, Patou, on aurait mieux fait de retourner sur la Costa Brava !

Silence.

Delphine (à Maurice) – Et qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas eux ?

Brigitte – Nous ?

Delphine – On débarque ici, ils y sont déjà. Et comme par hasard, ils portent le même nom que nous ! On ne les connaît pas, après tout ! C’est peut-être eux qui sont chargés de récupérer la valise ! C’est peut-être eux qui vont nous égorger pendant la nuit !

Maurice – Ce sont des compatriotes, tout de même…

Delphine – Des compatriotes ? Ils habitent le 9-3 ! C’est plein de mosquées, par là-bas !

Maurice – Tu y es déjà allée ?

Delphine – On me l’a raconté…

Patrick – Oh, la petite dame, faudrait se calmer, là !

Brigitte – On les invite à manger le couscous, et voilà qu’ils nous traitent d’islamistes…

Patrick – C’est vous qui nous avez foutus dans cette merde !

Brigitte – On n’avait rien demandé, nous !

Patrick – Vous débarquez chez nous, comme ça, avec vos grands airs.

Brigitte – Et voilà que c’est la Guerre du Golfe !

Delphine – Chez vous ? Mais c’est chez nous, ici ! Hein, Maurice ? Enfin dis quelque chose, toi !

Maurice – Oui, enfin… Ce n’est pas le moment de s’énerver… Il faut rester solidaires…

Patrick – Ouais ben moi, je dis : démerden Sie sich ! C’est à vous qu’on a refourgué cette valoche, non ? On n’a rien à voir là dedans, nous. Je vais mettre la viande dans le torchon, moi. Tu viens bébé ? Non mais sans blague !

Patrick et Brigitte sortent. Maurice et Delphine restent là, passablement désemparés.

Delphine – Je crois qu’il vaudrait mieux instaurer un tour de garde pendant la nuit…

Noir

Maurice et Delphine, qui ont visiblement passé la nuit sur la terrasse, se réveillent avec l’appel à la prière du muezzin.

Delphine – On est toujours vivants… ?

Maurice – Je crois.

Delphine – Et la valise est toujours là… ?

Maurice – Oui…

Nouvel appel du muezzin.

Delphine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Maurice – L’appel à la prière…

Un temps.

Delphine – Et si c’était un don du ciel…

Maurice – Un don du ciel ?

Delphine – Après tout, si personne n’a réclamé cet argent dans un an et un jour…

Maurice – Tu crois ?

Delphine – On n’aura qu’à dire qu’on a gagné au loto…

Un temps.

Maurice – C’est quoi le cours du rouble… ?

Delphine – Je ne sais pas, mais quand on en a une pleine valise… On a sûrement de quoi voir venir…

Maurice – Il faudrait encore pouvoir ramener tous ces roubles en France…

Delphine – On pourrait utiliser les boîtes de couscous vide…

Maurice saisit une boîte vide oubliée dans un coin et l’examine.

Maurice – La date de péremption est dépassée… Ça devait être en promo. C’est pour ça qu’ils en ont acheté tout un stock…

Delphine – Ce n’est pas banal, cette histoire.

Maurice – Non…

Delphine – Et si c’était un coup monté ?

Maurice – Un coup monté ?

Delphine – Genre camera cachée, tu vois. Le genre d’émission où on piège des people en leur montant des histoires pas possibles.

Maurice – Mais on n’est pas des people…

Delphine – Il faudrait vérifier s’il n’y a pas une caméra (Elle se met à chercher). Ou des gens planqués quelque part qui nous observent en se fendant la pipe.

Elle scrute l’obscurité du côté du public, sans rien voir.

Maurice – Ça voudrait dire que Patrick et Brigitte sont des comédiens…

Delphine – Et pourquoi pas ?

Maurice – Crois-moi, j’ai de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas…

Les beaufs arrivent, lui en pyjama et elle en robe de chambre.

Delphine – Tu as raison… Même d’excellents comédiens n’arriveraient pas à faire un numéro de beaufs aussi crédible…

Brigitte – Bien dormi ?

Delphine – Pas vraiment en fait.

Brigitte a l’air de pousser Patrick à dire quelque chose.

Patrick – Bon, excusez-moi pour hier soir, hein, je me suis un peu emporté.

Brigitte – Mon mari est un peu soupe au lait…

Maurice – Ce n’est rien, ce n’est pas grave, je vous assure…

Delphine – Je crois que je vais aller me rafraîchir un peu…

Maurice – Moi aussi…

Brigitte – J’ai fait du café. On vous attend pour le petit déjeuner ?

Maurice et Patrick esquissent un sourire et sortent.

Patrick – Ils ont laissé leur valise ici…

Brigitte – Ce n’est pas très prudent…

Un temps.

Patrick – Dommage qu’ils soient les seuls à profiter de ce magot, quand même…

Brigitte – C’est sûr…

Patrick – Pourquoi on n’aurait pas droit à notre part, nous aussi ?

Brigitte – C’est vrai qu’on en aurait plus besoin qu’eux…

Patrick – C’est comme le loto… C’est toujours ceux qui n’en ont pas besoin qui gagnent.

Brigitte – Les vieux, les riches…

Patrick – Ou ceux qui sont trop pauvres pour savoir même comment en profiter…

Brigitte – Qui dépensent tout et qui finissent encore plus pauvres qu’ils n’étaient déjà…

Patrick – Moi, je saurais bien quoi en faire de tout ce pognon, crois-moi…

Brigitte – Oui, mais cette valise est à eux…

Patrick – À eux ? Tu rigoles ! Si c’est nous qu’on avait pris pour des mules…

Brigitte – Tu as raison… Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin…

Patrick – Il doit sûrement y avoir moyen de…

Brigitte – Quoi… ?

Maurice et Delphine reviennent.

Brigitte – Un peu de café ?

Maurice – On a bien réfléchi. On va prévenir la police, et ils vont s’en occuper. C’est plus prudent.

Patrick – Si j’étais vous, je ne ferai pas ça…

Delphine – Pourquoi ?

Patrick – Dans ce genre de pays, la police, vous savez…

Delphine – C’est vrai qu’il y a quelques semaines, dans le coin, la police torturait encore les opposants au régime…

Patrick – Alors vous imaginez s’ils débarquent et qu’ils vous trouvent ici sapés comme Ben Laden avec votre valoche pleine de roubles… C’est vous qu’ils vont prendre pour des membres d’Al Qaida…

Maurice – Vous croyez… ?

Patrick – Au mieux, vous risquez de croupir en taule pendant des années avant que quelqu’un veuille bien s’occuper de votre cas.

Brigitte – Un cas quand même assez embrouillé… Même moi, je ne suis pas sûre d’avoir tout compris…

Delphine – On n’a qu’à brûler tout ça ! Puisque c’est de l’argent sale…

Patrick – Mais si ces salopards viennent réclamer leur fric ?

Delphine – Pour l’instant, personne n’est venu.

Patrick – Ils attendent peut-être un moment plus propice.

Brigitte – C’est peut-être le ramadan.

Maurice – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Patrick – Attendez encore un peu, pour voir si le propriétaire rapplique ?

Maurice – Le propriétaire de la maison ?

Patrick – Le propriétaire de l’argent !

Brigitte – La mafia tchétchène !

Maurice – Vous avez peut-être raison… Qu’est-ce que tu en penses, Delphine ?

Delphine (perplexe) – Franchement, je ne sais plus trop quoi penser…

Brigitte – Bon, je vais refaire un peu de café.

Patrick – Laisse, je vais y aller…

Brigitte – Tu es sûr que tu vas y arriver ?

Patrick – Mais oui ! Tu es en vacances, après tout. Repose-toi un peu…

Patrick s’éclipse. Les trois autres restent là, plongés dans leurs pensées. Le téléphone de Brigitte sonne.

Brigitte – Allo ? (Étonnée) Oui, je vous la passe… (À Delphine) C’est pour vous. Un type avec un accent belge… Je ne sais pas du tout qui c’est…

Delphine – Oui ? (Son visage se décompose et les deux autres la regardent d’un air inquiet) D’accord… Non, non… Très bien… Nous agirons conformément à vos instructions…

Elle rend son portable à Brigitte, le visage défait. Maurice et Brigitte lui lancent un regard interrogateur.

Delphine – C’était eux…

Patrick revient.

Patrick – Je ne trouve pas les filtres, bébé… (Voyant la tête des autres) Qu’est-ce qui se passe ?

Delphine – Un type au téléphone avec un accent bizarre. Il dit qu’il a notre valise…

Maurice – Et alors ?

Delphine – Il propose un échange…

Brigitte – Un échange d’otages ?

Delphine – Un échange de valises !

Patrick – Comment ça ?

Delphine – Il faut déposer la valise sur la terrasse, rentrer à l’intérieur de la maison, et le type viendra pour remplacer la vraie valise par la fausse.

Brigitte – Une fausse valise ?

Delphine – La nôtre.

Maurice – On se croirait dans un mauvais film d’espionnage…

Delphine – Il a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas de témoins.

Maurice – Mais pourquoi il a appelé sur le portable de Brigitte ?

Brigitte – Ce n’est pas la première fois qu’on nous confond… Ça doit être encore à cause de cette homophobie…

Patrick – Je pense qu’il vaut mieux faire ce qu’ils disent… Ces types là ne rigolent pas…

Delphine – Pas de témoins…

Brigitte – Ils vont peut-être tous nous tuer de toute façon. Après avoir récupéré la valise. Tout ça à cause de vous !

Maurice – Eh, on n’avait rien demandé, nous !

Brigitte – On ne reverra peut-être plus jamais Clichy-sous-Bois…

Patrick – Ne t’inquiète pas, bébé. Si on fait exactement ce qu’ils nous demandent, je suis sûr que ça se passera bien.

Brigitte se précipite sur la bouteille de rouge.

Brigitte – Je crois que j’ai besoin d’un petit remontant.

Maurice l’imite en se servant à boire elle aussi.

Maurice – Moi aussi…

Noir.

Dans la pénombre, un homme en djellaba capuche relevée vient récupérer la valise avec précaution. Brigitte débarque par derrière et l’assomme avec le parasol. L’homme s’écroule. La lumière revient.

Brigitte – Venez vite ! Je l’ai eu !

Maurice et Delphine arrivent à leur tour. L’homme est inconscient. Brigitte lui enlève sa capuche.

Brigitte – Patrick !

Delphine – Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? C’était eux !

Maurice – Mais alors pourquoi sa femme l’aurait assommé ?

Patrick – Ok… J’ai juste voulu récupérer le pognon…

Brigitte – Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Patrick – J’avais peur que tu ne sois pas d’accord…

Brigitte – Mais enfin, Patou… Je ne t’ai pas fait trop mal au moins ?

Delphine – L’enfoiré.

Brigitte – Eh, surveille ton langage, pouffiasse. Tu parles de mon homme, là !

Maurice – Et comment on aurait fait, nous, si le type qui a téléphoné était vraiment venu récupérer son fric ?

Patrick – C’est moi qui ai téléphoné.

Delphine – Ah, d’accord…

Delphine – Il mériterait que tu lui donnes une bonne correction, hein Maurice ?

Patrick – Essaye toujours, Momo.

Maurice – On est entre gens civilisés, non ? Et nous sommes dans un pays qui vient à peine de reconquérir la démocratie. On ne va pas se laisser aller à la violence…

Patrick – Ok, n’empêche qu’on veut notre part du trésor.

Delphine – Quelle part ?

Patrick – La moitié. Ou alors je déballe tout. Hein, « Ali Baba » ?

Delphine – Déballez quoi ?

Maurice – Je t’expliquerai… Bon… Alors on fait un partage équitable…

Brigitte – C’est ça. Comme pour le couscous.

Maurice ouvre la valise et ils examinent de plus près les billets.

Brigitte – Mais ce n’est pas du cyrillique, c’est du grec.

Patrick – C’est des drachmes !

Delphine – Comment vous savez ça ?

Patrick – On est allés passer des vacances en Grèce juste avant le passage à l’euro. Je me souviens très bien à quoi ressemblaient les billets. Regardez, il y a même l’Acropole dessinée dessus !

Delphine – Vous voulez dire le Parthénon, sans doute…

Brigitte – Qu’est-ce que des mafiosos russes peuvent bien faire ici avec une valise pleine de drachmes…

Patrick – C’est peut-être des faux billets ?

Delphine – Qui serait assez con pour fabriquer des faux drachmes dix ans après le passage à l’euro, et en remplir une pleine valise avant de partir pour le Maghreb ?

Maurice – Vous avez bien une pleine valise de couscous en boîte périmé !

Delphine – Ils sont peut-être encore échangeables.

Brigitte – Non, plus depuis le premier janvier 2012 .

Maurice – Comment vous savez ça ?

Brigitte – On avait retrouvé un billet dans une valise, et on s’était renseigné…

Delphine – Ouais, ben là, on en a une pleine valise…

Patrick – Et dire qu’on a failli s’entretuer…

Soupir général.

Brigitte – Tout ça pour quoi ?

Patrick – Pour du fric !

Patrick remplit les verres.

Patrick – Allez, c’est ma tournée ! Ça va nous remettre de nos émotions.

Ils trinquent.

Brigitte – Comme ma mère me disait toujours : l’argent ne fait pas le bonheur.

Delphine – Pas les drachmes, en tout cas. Surtout lorsqu’ils ne sont plus échangeables…

Maurice – Personne ne viendra réclamer cet argent, c’est évident.

Brigitte – Tout est bien qui finit bien, comme disait ma mère.

Un temps.

Delphine – Bon, je vais appeler le consulat au sujet de la perte de notre valise, on verra bien ce qu’ils nous proposent.

Maurice – Ils nous feront des papiers provisoires pour rentrer en France.

Delphine – Et ils nous avanceront un peu d’argent.

Brigitte – Sinon, on vous en prêtera.

Patrick – Entre Français, à l’étranger, il faut bien se serrer un peu les coudes. Tiens Momo, je vais commencer par te refiler des fringues, tu ne peux pas rester déguisé comme ça… et moi non plus.

Brigitte sort pour téléphoner, suivie de Patrick et Maurice qui vont se changer.

Brigitte – Bon ben je vais faire un peu de rangement moi.

Brigitte cherche une fréquence sur la radio.

Speaker – Les inquiétudes se précisent quant à la sortie de la Grèce de la zone euro, une réunion…

Brigitte change de station et on entend de la musique orientale. Elle fait un peu de rangement. Patrick et Maurice reviennent. Patrick a remis sa tenue précédente, et Maurice a adopté une tenue similaire à celle de Patrick, genre très beauf.

Brigitte – Ah, ça vous va très bien.

Patrick – Encore un petit coup de rouquin.

Maurice – Allez !

Patrick remplit les verres.

Maurice – Reste à savoir ce qu’on fait pour la maison…

Patrick – Maintenant qu’on a appris à se connaître et à s’apprécier… Pourquoi on ne passerait pas les vacances ensemble, hein Momo ? Après tout, on est des amis d’enfance, non ?

Delphine revient.

Delphine – Ça y est. Je leur ai laissé notre adresse… (Delphine remarque la tenue de Maurice). Tu t’es changé ?

Brigitte – Ça change, non ? Il fait plus jeune, comme ça, vous ne trouvez pas ?

Sous l’effet de l’alcool, Maurice semble sérieusement désinhibé.

Maurice – Patrick et Brigitte nous proposent de passer les vacances ensemble, qu’est-ce que tu en penses, chérie…

Delphine (en aparté) – Écoute, Maurice… On a sûrement beaucoup à apprendre à la fréquentation des gens de Fontenay-sous-Bois, mais bon…

Maurice – Clichy-sous-Bois.

Delphine – Oui, bon, c’est pareil, non ?

Maurice – Non, ce n’est pas pareil, Delphine ! Fontenay-sous-Bois, c’est dans le 9-4. Clichy-sous-Bois, c’est dans le 9-3.

Delphine – Comment tu sais ça, toi ?

Maurice – J’y étais au collège. Au Collège Gagarine. Avec Patrick. Momo, c’est moi, Delphine ! Et si ça ne te plaît pas c’est pareil.

Delphine – Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Brigitte – Alors ça, pour un coming out !

Maurice – J’en ai marre de mentir. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai tout fait pour correspondre à l’image que tu attendais de moi. À l’image que tes parents attendaient de moi ! Mais là j’en ai marre.

Delphine – Mais tu délires !

Maurice – J’ai même changé de prénom pour toi !

Delphine – Tu ne t’appelles pas Maurice ?

Maurice – Je suis venu ici pour retrouver mes racines ! Pour renouer avec mes ancêtres !

Delphine – Il est saoul, c’est ça. Mais enfin, Maurice, tes ancêtres, ce sont les Gaulois !

Maurice – J’ai du sang bédouin dans les veines, Delphine ? Je suis un homme du désert, moi ! Un nomade ! Je ne supporte plus les terrains de golf, tu comprends ?

Brigitte – C’est quoi, déjà, la différence entre un bédouin et un musulman ?

Delphine – Ne l’écoutez pas, il est complètement saoul.

Maurice – Au fond de moi, je sais bien que je suis fait pour vivre sous la tente, au milieu des sables ! Pas dans un duplex du seizième arrondissement.

Delphine – Parfait ! S’il n’y a que cela, la prochaine fois, on partira camper dans Les Landes !

Maurice – Je suis un Touareg, Delphine ! Et tu as fait de moi… un touriste !

Brigitte, passablement bourrée elle aussi, croit bon d’intervenir pour détendre l’atmosphère.

Brigitte – Et si on faisait un barbecue à midi ?

Patrick – Tu vois bien que ce n’est pas le moment, bébé… Je te jure, de temps en temps, tu manques vraiment de psychologie, tu sais ?

Brigitte – De psychologie ? C’est ça, traite-moi de conne aussi !

Patrick – Mais enfin, qu’est-ce qui t’arrive, bébé ?

Brigitte – Je ne suis pas ton bébé, d’abord ! Et si tu étais vraiment un homme, tu commencerais par m’en faire un !

Patrick en reste estomaqué.

Maurice – Il ne manque plus que les saucisses.

Delphine – Pardon ?

Maurice – Pour le barbecue !

Delphine – On n’a même pas de papier pour l’allumer.

Maurice (pétant les plombs) – On a les drachmes ! On les putains de drachmes ! On ne va pas les garder pour jouer au Monopoly !

Maurice se met à déchirer les billets et à les lancer sur le barbecue.

Patrick – On a aussi amené des merguez.

Noir.

Maurice, Delphine, Patrick et Brigitte reviennent tous les quatre de la piscine.

Patrick – Ah, ça rafraîchit !

Maurice – Oui, ça remet les idées en place…

Delphine – Et l’estomac… Elles étaient un peu grasses, ces merguez, non ?

Maurice – Je ne savais même pas que ça existait, des merguez en conserve.

Delphine – Il faut reconnaître que la piscine est magnifique.

Brigitte – Bon ben nous on va se changer, tu viens Delphine ? Je vais te passer de quoi t’habiller, quand même. Je vois tout à fait ce qui pourrait être ton style…

Les deux femmes sortent.

Patrick – Mais comment tu as fait pour cacher à ta femme que tu étais musulman, Momo ? D’après ce que j’ai vu, tu es toujours circoncis, non ?

Maurice – Je lui ai dit que j’étais juif non pratiquant… Mais je fais quand même le jeun pour Kippour une fois par an.

Patrick – Ah, oui, quand même…

Un temps.

Patrick – Un petit digestif ?

Maurice – Allez !

Patrick sort une bouteille de la glacière et remplit deux verres. Ils trinquent.

Maurice – Excellent ! Qu’est-ce que c’est ?

Patrick – De l’ouzo. On en a tout un stock à la maison. Un peu de musique ?

Patrick allume une radio. Après avoir cherché un moment une fréquence audible, il se décide pour une station. Musique arabe. Au bout d’un moment, Brigitte et Delphine reviennent. Delphine est désormais habillée dans le même style sexy vulgaire que Brigitte.

Patrick – Ah, ça vous va super bien !

Delphine – Vous trouvez ? Qu’est-ce que tu en penses, chéri ?

Maurice est un peu décontenancé. La musique s’arrête.

Speaker – Nous interrompons ce programme musical pour un flash spécial d’information.

Speaker – La nouvelle vient de tomber à l’instant. Elle a pris tous les analystes économiques de court. Le drachme est redevenu depuis ce matin la monnaie officielle de la Grèce, après sa sortie de l’euro. Nous vous tiendrons bien sûr informés de toutes les conséquences de cette décision. Mais s’il vous reste quelques drachmes oubliés dans un tiroir ou une valise, c’est le moment de les ressortir…

Maurice – On a brûlé tous les nôtres pour allumer le barbecue…

Speaker – Et maintenant, un peu de musique classique, en ce jour de deuil pour l’Europe…

Tous les regards se portent sur le barbecue encore fumant. Le portable de Delphine se met à sonner. Maurice coupe la radio.

Delphine – Oui… ? D’accord… Très bien…

Elle range son portable. Les trois autres sont pendus à ses lèvres.

Delphine – Un type du consulat va venir en personne nous remettre notre passeport provisoire…

Maurice – Et… ?

Delphine – Et récupérer la valise Vuitton. Ils la cherchent partout depuis ce matin…

Maurice – Le consulat ?

Delphine – C’est la valise d’un membre du Quai d’Orsay qui passe ses vacances ici.

Maurice – Ici ? Pas parce que c’est en promo, quand même ?

Delphine – Il est invité dans son palais par l’ex-Ministre de la Justice du dictateur déchu. Il est venu soutenir sa candidature à la présidentielle…

Patrick – Avec une valise pleine de drachmes ?

Delphine – Après tout, ce sont les Grecs qui ont inventé la démocratie.

Maurice – Mais c’est la France qui a inventé Vuitton.

Delphine – Et le financement occulte des campagnes électorales, qui fait tout le charme de la démocratie à la française.

Maurice – Ils ont dit autre chose ?

Delphine – Ils ont bien précisé de ne surtout pas ouvrir la valise. C’est une Vuitton diplomatique.

On entend le bruit d’une sirène de police au loin.

Maurice – Là, je crois qu’on est mal…

Patrick – On n’a même pas une bagnole pour se faire la malle.

Maurice – À part enfourcher ces chameaux qu’on voit là-bas et disparaître dans le désert.

Delphine – Toi qui voulais réveiller le Touareg qui sommeille en toi.

Maurice – La dernière fois que je suis monté sur un chameau, j’avais huit ans. C’était au Parc Astérix…

Patrick – Et moi à la Mer de Sable.

Le portable de Brigitte sonne. Elle répond.

Brigitte – Allo, oui… ? (Elle met sa main devant l’écouteur) C’est le propriétaire de la maison. Il demande si nos vacances se passent bien. Qu’est-ce que je lui dis ?

On entend un bruit de sirène de police proche.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-13-0

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Bed & Breakfast

Bed and Breakfast (english) –  Cama y desayuno

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes et 2 femmes OU 1 homme et 3 femmes

Fuyant le stress de la vie parisienne, Alban et Eve se sont installés dans une ancienne ferme où, pour rompre un peu l’isolement et arrondir leurs fins de mois, ils ont aménagé une chambre d’hôtes. Mais leur premier couple de clients arrive, et ils vont bientôt découvrir que dans ce petit coin de paradis, l’enfer, c’est les hôtes…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bed & Breakfast

Personnages : Alban – Eve – Jacques – Bernadette

APRÈS-MIDI

Une terrasse servant de pièce à vivre à cette ferme de montagne restaurée proposant une chambre d’hôte. Alban et Eve sont assis côte à côte sur des chaises longues.

Eve – Quelle tranquillité… Le matin, c’est le chant des oiseaux qui me tire du lit, au lieu de la sonnerie de mon portable… Ça fait déjà presque trois mois qu’on est là, et je n’arrive pas encore à y croire… J’ai l’impression d’être au paradis.

Alban – Le calme avant la tempête…

Eve – Ça n’est que le paradis sur terre. Il faut bien continuer à gagner sa vie à la sueur de son front. Toi, évidemment, tu peux peindre n’importe tout : c’est moi ton modèle…

Alban – Ma muse…

Eve – Moi, que voulais-tu que je fasse, ici, à part ouvrir des chambres d’hôtes et vendre des fromages de chèvre ?

Alban – Mmm…

Eve (songeuse) – Nos premiers clients…

Alban – Le baptême du feu.

Eve – Va falloir être à la hauteur. Je compte sur toi. Ton amabilité naturelle… Ton sens de l’accueil…

Alban – Et eux, tu crois qu’ils seront à la hauteur ? (Un temps) Tu te rends compte ? On a quitté Paris pour échapper à tous ces cons, et maintenant, tous les week-ends, on va les avoir à dormir chez nous…

Eve – Et à dîner…

Alban – Oh, non… Ne me dis pas qu’ils ont pris aussi la table d’hôtes ?

Eve – Ils sont peut-être très sympas ! Tu n’as qu’à considérer que c’est des amis que j’ai invités…

Alban – Mes amis, je ne les fais pas payer.

Eve – Non. D’ailleurs, tu ne les invites jamais…

Alban – Tu as peut-être raison. Au moins, ceux-là, si c’est des cons, quand ils nous feront un chèque avant de partir, on saura pourquoi on a perdu notre journée à leur faire à bouffer, et notre soirée à leur faire la conversation.

Eve – Après, tout dépend où tu mets la barre pour distinguer les cons du reste de l’humanité. On est peut-être des cons, nous aussi. C’est quoi, un couple de cons, pour toi ?

Alban – Je ne sais pas… La connerie, ça ne se définit pas. Ça se constate. Tu connais la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Eh ben pour la connerie, c’est pareil…

Eve – Mmm…

Alban – On ne les a pas quittés il y a si longtemps, souviens-toi. Le couple de cons, tu le reconnais même dans le noir ! (Eve lui lance un regard distrait.) Quand ils arrivent en retard au cinéma, par exemple ! Au lieu de s’asseoir en bout de rang, ils enjambent dix personnes pour s’asseoir au milieu. Sur ton chapeau. Après ils consultent l’écran lumineux de leurs portables pendant dix minutes pour s’assurer que le monde pourra tourner sans eux pendant ce qui reste du film.

Eve – Quand Madame ne ressort pas de la salle un quart d’heure après pour répondre à un appel urgent. Histoire de ne déranger personne.

Alban – Alors là, tu peux être sûre que tu as affaire à un couple de cons de classe internationale.

Eve – On ne risque plus d’avoir ce genre de problèmes ici. Le cinéma le plus proche est à cinquante kilomètres.

Alban – Ah, ouais…? Malheureusement, le con est très mobile, figure-toi.

Eve – Même à la campagne ?

Alban – Pourquoi tu crois qu’il a un quatre-quatre et un GPS ? Il se déplace, le con. Jusque dans les chemins mal carrossés conduisant aux petits coins de paradis dont les adresses ont imprudemment été postées sur le site des Gîtes de France… (On entend un bruit de moteur, et le bêlement des chèvres dérangées par l’engin (ce bêlement de chèvre récurrent dans la pièce pourra être produit avec une de ces boîtes gadget qu’on renverse pour produire ce son). Tiens, d’ailleurs les voilà…

Eve – Déjà ! Tu crois ? Oh, mon Dieu ! Je n’ai même pas encore fini de faire leur chambre…

Le bruit de moteur s’éloigne.

Alban – Ah, non. Ceux-là ne font que passer. Ils doivent être en transhumance vers le sud. C’est la saison.

Alban entreprend consciencieusement de rouler un pétard.

Eve – Et si j’allais cueillir des fraises des bois ? Elles sont tellement parfumées. Je pourrais leur faire une tarte. Ce n’est pas tous les jours qu’ils doivent manger des fraises des bois, à Paris. Tu viens avec moi ?

Alban – Où ça ?

Eve – Ben dans les bois !

Alban – Attends, c’est microscopique, une fraise des bois. Il doit en falloir un bon millier pour faire une tarte !

Eve – Même une petite ?

Alban – Rien que d’y penser, j’ai déjà mal au dos…

Eve – Je les ramasserai, moi. Tu me tiendras compagnie. Tiens, tu pourrais en profiter pour faire quelque croquis, ça t’aérerait un peu…

Alban – Des paysages ? C’est les impressionnistes, qui peignaient dehors. Moi je suis un peintre d’intérieur. Et puis j’ai l’impression que le temps va se couvrir, non ?

Eve – C’était bien la peine de venir s’installer à la montagne, si tu ne peins toujours que des nus dans ton atelier… Alors, tu viens avec moi ?

Alban – Non, franchement, je ne supporterais pas de te voir t’éreinter pour des gens qu’on ne connaît même pas. Et qui sont sûrement tout à fait incapables de faire la différence entre tes minuscules fraises des bois et une fraise d’Espagne grosse comme un melon, directement livrée dans ton assiette par avion depuis sa serre en plastique à arrosage automatique.

Eve – Je reconnais que l’avantage, c’est qu’il en suffit de trois ou quatre pour faire une tarte. Il doit m’en rester quelques-unes au congélo…

Alban – Parfois, je me demande ce qu’on est venu foutre ici.

Eve – C’est moi qui ai eu l’idée de partir, mais c’est toi qui as choisi cet endroit…

Alban – C’est vrai. (Aux anges) C’est le paradis… (Se reprenant) Mais au paradis, il n’y avait qu’Adam et Eve… Ils n’ont pas eu l’idée saugrenue d’ouvrir des chambres d’hôtes. Ouais… On a bien profité du paradis pendant trois mois, mais maintenant tu vas voir : l’enfer, c’est les hôtes…

Eve (ironique) – Là tu t’es surpassé…

Alban – Celle-là, elle est faite. (Soupir) Enfin, heureusement que c’est une chambre pour deux personnes seulement. Au moins, on échappe aux enfants. Je ne supporte pas les enfants des autres.

Eve – Comme nous on n’en a pas…

Alban – Oui, ben si on en avait eu, je crois que je les aurais supportés plus facilement que ceux des autres… (Il allume son pétard et le tend à Eve). Tu en veux ?

Eve – Non, merci…

Alban – C’est du bio… Récolte de la propriété…

Eve – Il faut que je reste un peu lucide pour accueillir nos hôtes… (Se levant) Allez, tu as raison, les fraises des bois, ce sera pour plus tard. Je vais commencer par faire leur lit, c’est plus raisonnable. Et toi ? Ton programme pour ce qui reste de la journée ?

Alban – Je crois que je vais commencer par faire une petite sieste. Histoire d’être au mieux de ma forme ce soir. Pour faire l’animateur avec nos hôtes, comme au Club Med…

Eve – Pas trop en forme quand même… (Eve s’apprête à entrer dans la maison). Bon, j’aimerais autant qu’ils ne te trouvent pas en train de tirer sur un pétard quand ils vont arriver…

Alban – Ça y est. Adieu la liberté. Il va falloir que je me cache pour fumer, maintenant… Mais non, ne t’inquiète pas. Je les entendrai bien arriver, avec leur quatre-quatre diesel pétaradant…

Eve disparaît. Resté seul, Alban tire quelques bouffées de son joint, puis ferme les yeux et commence à somnoler. Au bout d’un instant, une femme apparaît sur la terrasse. Elle est en tenue de randonnée, avec éventuellement une croix autour du cou, et elle porte un sac à dos. Bref, le look boy-scout, béret y compris. N’apercevant pas d’abord Alban, elle avance sans rien dire en découvrant les lieux, et en cherchant un moyen de s’annoncer. Alerté par ses pas, Alban sort de sa torpeur mais garde les yeux fermés.

Alban – Je t’imaginais en train de faire les poussières dans leur chambre, avec ton petit tablier blanc et ton plumeau.

Bernadette aperçoit Alban et, surprise, ne sait pas quoi dire.

Alban (ouvrant les yeux) – Alors tu as changé d’avis ? Tu veux pas qu’on la fasse ensemble, cette sieste, finalement…?

Alban à son tour voit Bernadette et se rend compte de sa méprise. Comme un enfant pris en faute, il écrase son joint à la hâte, et tente de dissiper un peu la fumée. Elle est encore plus gênée que lui.

Bernadette – Bonjour… Excusez-moi… Je ne voulais pas vous réveiller.

Alban – Non, non… Je ne dormais pas vraiment… Vous… Vous faites la quête pour les Scouts de France…? Je pensais qu’en venant m’exiler ici, je serai aussi à l’abri de ça…

Bernadette (souriant) – Je suis Bernadette… C’est moi qui vous ai appelé… Au sujet de la réservation…

Alban (apercevant le sac à dos) – Ah, d’accord… Mais vous savez, ce n’était pas la peine d’amener un sac de couchage. Ma femme est train de préparer votre chambre. Maintenant, si vous préférez planter votre tente dans le jardin…

Bernadette – Non, non… Ce sont juste nos affaires de voyage…

Alban – Ne me dites pas que vous êtes venus de Paris à pied…

Bernadette – De la gare, seulement. Nous commencerons à marcher demain. Nous faisons le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un petit bout chaque année…

Alban – En chambres d’hôtes…?

Bernadette – Rassurez-vous, nous ne sommes pas des intégristes.

Alban – Ah, mais je n’étais pas inquiet. Nous n’avons rien contre la religion… D’ailleurs, ma femme est abonnée à Télérama, alors qu’on n’a même pas la télé, c’est vous dire…

Bernadette – En fait, nous sommes à peine croyants…

Alban (impressionné) – Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de choses à peine croyables, mais c’est la première fois que je rencontre des pèlerins à peine croyants… Ça nous fera au moins un sujet de conversation pour ce soir…

Bernadette – Autrefois, nous passions nos vacances en Provence, mais c’est devenu tellement surfait… Et surtout hors de prix !

Alban – Vous avez essayé la Drôme Provençale ? Il paraît que c’est moins chère…

Bernadette – C’était… Maintenant, si vous saviez… C’est devenu complètement inabordable aussi.

Alban – Et comme on n’a pas encore inventé le Limousin Provençal… vous avez opté pour un pèlerinage. Mais je vous en prie, posez votre sac. Vous voulez boire quelque chose ?

Bernadette pose son sac.

Bernadette – Je veux bien un verre d’eau. (Alban lui sert un verre d’eau) Non, pour nous, ce pèlerinage, c’est plutôt… une démarche spirituelle très personnelle.

Alban – Sans se ruiner, vous avez tout à fait raison.

Bernadette – C’est aussi l’occasion de faire un peu d’exercice, de perdre quelques kilos et de découvrir la France autrement.

Alban – Je comprends très bien. Moi-même, je vais à la messe de minuit tous les ans à pied. Et c’est surtout pour l’ambiance…

Bernadette – De nous retrouver un peu, aussi. Je veux dire… avec mon mari.

Alban – Ah, oui… Et il est où…?

Bernadette (légèrement inquiète) – Je commence à me demander si je ne l’ai pas déjà perdu… Il a insisté pour prendre un raccourci… (Avec un air entendu) Vous savez comment sont les hommes… On s’est un peu disputé pour savoir où passait le GR… Rien de grave…

Bernadette trempe ses lèvres dans son verre.

Alban – Et vous faites combien de kilomètres par an, comme ça ?

Bernadette – Ça dépend des années. Mais on a calculé qu’à ce rythme là, on en avait encore pour dix ans.

Alban – D’ici là, vous aurez peut-être retrouvé la foi.

Bernadette – Votre maison est vraiment magnifique. Encore plus belle que sur le site internet. Vous êtes originaire de la région ?

Alban – Non… Nous aussi, on est des bobos parisiens en quête de spiritualité. Mais on a choisi l’option sédentaire. On a racheté ça il y a six mois à un couple d’agriculteurs étranglés par les dettes. Ils n’arrivaient plus à payer le crédit sur leurs vaches.

Bernadette – Ah, oui, avec la crise de la filière laitière.

Alban – Alors on a racheté la ferme à la veuve pour une bouchée de pain…

Bernadette – La veuve…

Alban (avec un air de circonstances) – Son mari s’est pendu. Tenez, à la poutre qui est dans votre chambre, justement. Mais on a tout rénové depuis, hein ? J’ai tout fait moi-même, y compris les peintures. Je suis un peu de la partie. En gardant le style rustique, bien sûr. Vous verrez, c’est très chaleureux…

Bernadette semble un peu interloquée. Eve revient, intriguée par les bruits de conversation.

Eve – Bonjour…

Bernadette (se levant pour la saluer) – Vous devez être Eve ?

Eve – Bonjour Bernadette. Vous avez fait connaissance avec Alban ?

Bernadette – Alban et Eve… C’est amusant.

Eve – Oui…

Bernadette – En tout cas, vous habitez un coin paradisiaque… Mais Alban me racontait l’histoire de la maison… Le drame qui s’y est déroulé… Tout ça…

Moment de flottement. Eve jette un regard suspicieux vers Alban.

Bernadette – Et les travaux, ça n’a pas été trop pénibles…?

Eve – Pensez-vous, on a rien fait. On n’est pas du tout bricoleurs ni l’un ni l’autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi cette maison. Alban a dû vous dire. Elle appartenait à un couple d’anglais. Mais avec la chute de la livre sterling…

Bernadette lance un regard vers Alban qui prend un air innocent.

Eve – Votre mari n’est pas avec vous ?

Bernadette – Il devrait arriver dans un instant…

Alban – Ces messieur-dame font la route de Saint-Jacques. Comme ce curé dans cette série à la télé. Mais en couple…

Eve – Mon mari vous a proposé à boire ?

Bernadette – Oui, merci. Mais je ne voudrais pas vous déranger…

Eve – Vous savez, ici, on ne voit pas grand monde. Alors pour nous, c’est plutôt une distraction. Mais je vais peut-être vous montrer votre chambre ?

Bernadette – Oui, je vais aller poser mon sac, et me rafraîchir un peu. Si vous permettez…

Eve – Je vous en prie, suivez-moi. Vous visiterez la maison au passage.

Bernadette – Merci.

Elles sortent vers l’intérieur de la maison.

Eve – Il faut monter quelques marches… La chambre est mansardée, mais il y a une belle hauteur de plafond. Avec des poutres apparentes…

Alban sourit et s’apprête à s’assoupir à nouveau quand il aperçoit un homme arriver au loin. Il se lève de sa chaise longue.

Alban – Bon, je crois que c’est râpé pour la sieste.

Il regarde l’homme approcher et hausse la voix pour s’adresser à lui.

Alban – Bonjour ! Restez bien dans l’allée centrale, on a mis des mines antipersonnelles sur les côtés pour éviter que les enfants piétinent la pelouse.

Jacques arrive, un peu essoufflé, avec la même tenue façon scout, et lui aussi un sac sur le dos.

Jacques – Vous pouvez être rassuré de ce côté-là. On a laissé notre fille à Paris. Mais vous n’avez pas peur pour les vôtres…?

Alban – Moi je n’en voulais pas et ma femme ne pouvait pas en avoir. Ou l’inverse, je ne sais plus. Comme quoi la vie est bien faite. Du coup, au lieu de mettre de l’argent de côté pour leur payer des études jusqu’à trente ans, on a acheté une villa avec piscine.

Jacques – En tout cas, c’est vraiment magnifique… Tout ce vert… (On entend un bêlement de chèvre) Bernadette est arrivée…?

Alban – Ma femme lui fait visiter la maison. (Affirmatif) Vous n’avez pas soif ?

Jacques (poliment) – Non, pas trop…

Alban – Tant mieux.

Jacques – Je ne vais pas vous déranger…

Alban – Vous ne me dérangez pas. J’essayais de faire la sieste. Je ne sais pas pourquoi je m’entête à essayer de faire la sieste, d’ailleurs. Je n’ai jamais réussi de ma vie à m’endormir l’après-midi. Mais vous savez ce que c’est, les préjugés. On se dit, maintenant que j’habite à la campagne, il faudrait quand même que j’essaie de faire la sieste. Vous faites la sieste, vous ?

Jacques – En vacances, parfois… (S’épongeant le front) Il fait chaud, hein ? Je me suis un peu perdu. Et puis ça monte pas mal, pour venir jusqu’à chez vous…

Alban – Allez, je vous sers quand même un verre d’eau fraîche, sinon je vais me faire engueuler par ma femme. Vous n’êtes pas obligé de le boire, hein ? C’est juste pour me couvrir…

Jacques – Dans ce cas…

Alban lui sert un verre d’eau.

Jacques – Merci.

Jacques vide son verre d’un trait. Il était visiblement mort de soif.

Alban – Votre femme m’a raconté que vous faisiez le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je ne savais pas qu’il passait par les Alpes. Depuis Paris, ce n’est pas le plus direct, non…?

Jacques – Disons que c’est une variante… On avait envie de visiter la région…

Alban – Vous me rassurez. Je craignais un peu qu’on soit envahi par les pèlerins. Ils ne sont peut-être pas tous aussi marrants que vous.

Jacques boit son verre d’eau.

Jacques – J’ai essayé d’appeler Bernadette tout à l’heure sur son portable, mais il n’y avait pas de réseau…

Alban – Les charmes de la campagne… C’est un des derniers endroits de France qui n’est toujours pas couvert par le réseau. Même pour capter internet, on est obligé de monter sur la montagne là-bas. Comme Moïse pour télécharger les Tables de la Loi. Lui aussi, il devait faire un peu d’escalade pour accéder au réseau.

Jacques – Ah, oui, c’est… C’est très tranquille.

Alban – On est dans une sorte de trou noir des nouvelles technologies de la communication. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai choisi cette maison. Pas de réseau, ça veut dire pas d’emmerdeurs. En principe…

Bernadette revient, et aperçoit son mari.

Bernadette – Ah, tu es là. On commençait à se demander si tu ne t’étais pas perdu.

Jacques – Non, non… Je bavardais un peu avec Alban…

Bernadette – Je t’avais dit qu’il fallait prendre gauche… (Prenant Alban à témoin) Mais il ne m’a pas écoutée, comme d’habitude… Bon ben tu viens ? Je te montre la chambre. Tu vas voir, c’est magnifique…

Jacques (à Alban) – Eh bien à tout à l’heure, alors…

Alban – Prenez votre temps, hein ? On n’est pas pressé…

Ils entrent tous les deux dans la maison. Eve revient par un autre côté. Elle a l’air préoccupé.

Eve – Son mari est arrivé ?

Alban – Ils sont dans la chambre… Tu ne les as pas croisés ?

Eve – J’étais à la cuisine…

Alban – Ça va, ce n’est pas la peine de te mettre dans cet état là, non plus, ce n’est pas si grave… Je leur ai même proposé à boire, alors tu vois.

Eve – Elle a un flingue.

Alban – Pardon ?

Eve – Bernadette… Elle a un flingue… Je suis revenue dans la chambre pour leur donner des serviettes. J’ai frappé, mais elle n’a pas entendu. Elle était dans la salle de bain. Son sac à dos était posé sur une chaise. Je l’ai fait tomber sans faire exprès, et j’ai nettement vu un revolver qui dépassait…

Alban – Et après ?

Eve – Après ? J’ai remis le sac sur la chaise, et je suis partie.

Alban – Ça commence à devenir intéressant… Mais tu es sûre que c’était un revolver ?

Eve – Je n’allais pas fouiller dans son sac, non plus. Mais j’ai déjà vu un revolver, quand même.

Alban – Ah, oui ? Où ça ?

Eve – Je ne sais pas… À la télé…

Alban – Ce n’était peut-être pas un vrai…?

Eve – Comment ça ?

Alban – C’est peut-être un jouet…

Eve – Mais qu’est-ce que tu veux que des pèlerins fassent avec un pistolet en jouet dans leur sac à dos ?

Alban – Je ne sais pas moi… C’est long, la Route de Saint-Jacques-de-Compostelle. Peut-être que chemin faisant, ils jouent un peu aux cow-boys et aux Indiens. Pour passer le temps. Il faudrait pouvoir fouiller aussi dans son sac à lui, pour voir s’il n’a pas un arc et des flèches…

Eve – Je suis sérieuse, Alban.

Alban – C’est peut-être un souvenir qu’ils ont acheté pour leur fille !

Eve – Tu crois ?

Alban – Je ne sais pas… Les filles ne jouent pas tellement avec ce genre de pistolets, à moins d’avoir des parents très perturbés… Et puis un revolver, même en jouet… C’est assez rare, ce genre de produits dérivés, dans les boutiques-souvenirs des monastères…

Eve – Écoute, Alban, ils vont passer la nuit chez nous… On devrait peut-être prévenir la police…

Alban – À moins que la police, ce soit eux…

Eve lui lance un regard intrigué.

Alban – Tu as vu leurs tenues ? Il n’y a rien qui ressemble plus à un scout qu’un flic habillé en civil. Ils sont en planque ici. Ils surveillent des terroristes. Et le coup du pèlerinage en chambre d’hôtes, c’est juste une couverture. Pas très crédible, d’ailleurs, si tu veux mon avis…

Eve – Une couverture…? Ça me fait penser que j’ai oublié de leur en donner une…

Alban – Tu as leurs coordonnées à Paris ?

Eve – J’ai un numéro de portable, et une adresse. Mais ça peut être une fausse… Quels terroristes ? (Angoissée) Al Qaida…?

Alban – Je pense plutôt à l’E.T.A.

Eve – Pourquoi l’E.T.A. ?

Alban – Ben la Route de Compostelle, ça passe par le Pays Basque, non…?

Eve – On est en plein milieu des Alpes !

Alban – Ou alors, les Etarras, c’est eux…

Eve le regarde terrifiée.

Alban – En même temps, comment distinguer un basque d’un arabe avec un béret sur la tête…?

Bernadette revient.

Bernadette – Merci pour les serviettes. Je vous dérange ?

Eve – Pas du tout.

Alban – On était en train de parler de vous, justement. C’est pour ça qu’on s’est arrêté quand vous êtes arrivée. Ma femme s’inquiétait pour votre couverture.

Bernadette – Ça ira très bien, merci. Nous ne sommes pas frileux. Et puis on est au mois de juillet…

Alban – Ah, les nuits peuvent être encore fraîches, par ici, vous savez. On est à la montagne. On a vu geler la nuit en plein mois de juillet. Et on a même eu de la neige pour le 15 août il y a dix ans de ça.

Eve – Bon, on n’était pas encore là, mais c’est ce que nous ont raconté les paysans du coin.

Alban – En même temps, vous savez comment sont les paysans…

Eve lui lance un regard agacée.

Bernadette – Quelle tranquillité… On n’entend pas un bruit… Quand on vient de Paris, ça fait presque mal aux oreilles, ce silence. Mais on va s’habituer…

Alban – Oui… Nous, c’est le contraire. On venait à peine de s’habituer au silence…

Eve – Le premier voisin qui parle autrement que par onomatopée est à cinq kilomètres d’ici. Et encore, il n’est là que pendant les vacances scolaires de la zone C.

Alban – Vous connaissez l’origine de l’expression « crétin des Alpes » ?

Bernadette – Non.

Alban – C’est parce que l’air d’ici est très pauvre en iode. Une substance absolument nécessaire au bon fonctionnement du cerveau. On parle toujours du bon air de la montagne… En réalité, il vaut mieux ne pas y rester trop longtemps. Nous mêmes, on n’est là que depuis trois mois, et on sent déjà qu’on se ramollit un peu du bocal. Hein, chérie ?

Eve lui lance un regard furibard.

Bernadette – C’est vrai que vous êtes bien isolés, ici…

Alban – Ça fout presque les jetons, parfois. Surtout la nuit. Quand on sait ce qui s’est passé dans cette maison… Heureusement que vous êtes là pour nous tenir compagnie, sinon on aurait que le bétail…

Bernadette regarde du côté des spectateurs qui figurent la vue qu’on a depuis la terrasse.

Bernadette – Ah, oui, les moutons… Là aussi, ça change de Paris…

Alban – Encore que… Plus j’observe les moutons, plus je leur trouve de points communs avec les Parisiens. Ils vivent en troupeaux. On leur tond la laine sur le dos, et avec le peu d’avoine qu’on leur donne en échange, ils n’ont même pas les moyens de se payer un manteau en synthétique pendant les soldes…

Bernadette – On leur donne de l’avoine, aux moutons ?

Alban – C’était juste pour filer la métaphore de la laine…

Eve – D’ailleurs, ce ne sont pas des moutons, mais des chèvres.

Bernadette sourit poliment.

Bernadette – Et tout ce vert… C’est quoi, ces plantations, là bas ?

Alban – Ah, ça ? C’est notre plantation personnelle de cannabis. L’isolement, ça a quand même certains avantages. Et croyez-moi, c’est de la bonne. Si ça vous tente…

Eve le fusille du regard.

Eve – Vous mangez avec nous, n’est-ce pas ? C’est ce que vous m’aviez dit quand vous avez réservé. Mais il n’y a pas d’obligation, hein ? Si vous préférez vous reposer…

Bernadette – Non, non, ce sera avec plaisir. C’est aussi pour ça que nous voyageons en chambres d’hôtes…

Alban – Pour échanger avec les autochtones…

Eve – Malheureusement, avec nous, vous êtes mal tombés. On est un peu comme les ours des Pyrénées. On a été réintroduits dans le coin pour éviter l’extinction de la race…

Alban – On leur bouffe un mouton de temps en temps. Et on n’est même pas foutu de se reproduire. J’espère qu’on ne finira pas nous aussi sous les balles d’un chasseur dégénéré qui nous aura pris pour des ours slovènes…

Eve – J’ai prévu du jambon de Bayonne en entrée. Mais si vous ne mangez pas de porc…

Bernadette – J’adore le jambon de Bayonne.

Eve – Ah… Alors au moins, vous n’êtes pas musulmans…

Alban – En même temps, il ne doit pas y avoir beaucoup de musulmans qui font le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, non ?

Eve – Basques, peut-être ?

Bernadette – Non plus… Pourquoi…?

Eve – Non, non, comme ça… Comme vous aimez le jambon de Bayonne…

Silence gêné.

Bernadette (à Alban) – C’est vous qui avez peint ces tableaux que j’ai vus à l’intérieur.

Alban – Oui.

Bernadette – Vous avez vraiment du talent.

Eve – Oui… C’est un génie qui gagnerait à être reconnu…

Alban – Pas évident de croire en soi sans se prendre au sérieux. Le plus souvent, les gens se contentent de ne pas vous prendre au sérieux.

Bernadette – Et vous ?

Eve – Moi ?

Bernadette – J’imagine que de tenir ces chambres d’hôtes, ça doit vous prendre pas mal d’énergie. Vous avez le temps de faire autre chose ?

Eve – Je ne sais pas encore. Vous êtes nos premiers clients…

Bernadette – Vraiment ? Il va falloir qu’on soit à la hauteur, alors.

Alban – Oui, c’est ce que je disais à ma femme ce matin, justement.

Eve – Ce qu’on disait, c’est qu’il fallait que nous, on soit à la hauteur…

Bernadette – Et vous faisiez quoi, avant de venir vous installer ici ?

Eve – J’étais professeur de français. Mais l’enseignement, maintenant… C’est devenu vraiment trop dur… J’avais l’impression qu’avec mes élèves, on ne parlait plus le même langage… Non, tant qu’on aura pas traduit Chateaubriand et Proust en langage texto… Alors il y a deux ans, on a acheté cette maison pour essayer de changer de vie. On verra bien… Et vous ? Vous faites quoi ?

Jacques revient.

Jacques – Bonjour…

Eve – Bonjour.

Bernadette – Vous n’avez pas encore fait la connaissance de mon mari, je crois… Jacques… Eve… et Alban.

Jacques – Alban et Eve… C’est amusant…

Eve – Oui… Vous voulez boire quelque chose ?

Jacques – Alban m’a déjà proposé un verre d’eau.

Eve – Eh bien on va pouvoir passer à l’apéritif, alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Jacques – Pourquoi pas ?

Eve – Mon mari va vous déposer une couverture sur le lit. Vous verrez bien si vous en avez besoin ou pas. Hein, chéri ?

Alban – Tu crois vraiment que c’est nécessaire ?

Eve (fermement) – Tu nous as bien dit qu’il pouvait geler cette nuit, non ?

Alban se lève enfin de sa chaise longue à regret.

Alban – Bon, ben j’y vais alors…

Eve – Je vais chercher les bouteilles.

Bernadette – Vous voulez que mon mari vous aide ?

Eve – Non, non, merci, ça ira très bien.

Alban et Eve sortent ensemble.

Eve (en aparté à Alban) – Profites-en qu’ils sont là tous les deux pour aller fouiller dans leurs sacs… Elle a un revolver, je te dis… (À voix haute) Tu prends une couverture dans le placard de l’entrée, chéri ?

Jacques et Bernadette restent donc en tête-à-tête. Ils échangent un regard préoccupé.

Bernadette – Ils sont un peu spéciaux, non ?

Jacques (distraitement) – Ah, oui ?

Bernadette – Tu as vu ses peintures, à l’intérieur ?

Jacques (appréciatif) – Ah, oui !

Bernadette – Quelle horreur…

Jacques – C’est un peu olé olé… Mais bon…

Bernadette – Un peu ? C’est un véritable obsédé, oui…

Jacques (rêveur) – Tu crois que c’est elle qui lui sert de modèle ?

Bernadette (sèchement) – Pourquoi…?

Jacques – Comme ça… C’est vrai que c’est plutôt une belle femme…

Bernadette – Oui, oh…

Jacques – Ben si, quand même.

Bernadette – Bon, ça va ! Non, mais franchement ! Tu te vois me peindre toute nue et accrocher le tableau au dessus de la cheminée dans notre salle à manger…

Jacques (la regardant) – Non…

Blanc.

Bernadette – Et la chambre, tu trouves qu’elle vaut les trois épis ?

Jacques – Ce n’est pas très grand, et un peu bas de plafond, mais ça a du cachet. Avec ces poutres apparentes…

Bernadette – Le type qui s’est pendu dans ce placard à balais devait être contorsionniste…

Jacques – On verra bien ce qu’ils nous servent à dîner.

Bernadette regarde du côté des chèvres (c’est à dire des spectateurs).

Bernadette – Elles sont bizarres, ces chèvres, non ?

Jacques – Ah, oui…?

Bernadette – Tu ne vois pas ?

Jacques regarde aussi.

Bernadette – Elles nous regardent, et on dirait qu’elles se marrent…

Jacques – Ah, oui, peut-être…

Bernadette – Enfin, il faut reconnaître que le paysage est magnifique. Tiens, j’ai envie de prendre une photo. Pour notre rapport… (Jacques ne bronche pas) Ben tu vas chercher l’appareil !

Jacques – Oui, oui, j’y vais…

Jacques sort. Eve revient un instant après avec un chariot chargé de bouteilles.

Eve – Voilà… Qu’est-ce que je vous sers ? (Constatant l’absence de Jacques) Mais vous avez encore perdu votre mari ?

Bernadette – Il est parti chercher l’appareil photo dans la chambre.

Eve – Et merde…

Bernadette (interloquée) – Pardon ?

Eve – Non, non, j’ai renversé les cacahuètes, mais ce n’est rien… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Bernadette – Il y a une spécialité du coin ?

Eve – Le vin de pissenlit ?

Bernadette – Ah, oui ?

Eve – Je ne sais pas si c’est vraiment une spécialité du coin. En tout cas, c’est ce que nous a raconté le fermier d’à côté. On se fournit chez lui. Je vous préviens, c’est un peu spécial. (Pour elle-même) D’ailleurs, le fermier aussi est un peu spécial…

Bernadette – Oh, vous n’allez pas m’empoisonner…

Eve – Ah… Le poison, c’est une arme de femme… Plus que le revolver, je veux dire…

Bernadette semble un peu interloquée, mais se reprend rapidement.

Bernadette – Ça ne fait rien, je prends le risque.

Alban revient.

Alban – Tu as réussi à leur refourguer ton vin de pissenlit ?

Eve – Qu’est-ce que tu prends ?

Alban – Pas ça, en tout cas, la seule fois où j’en ai bu, j’ai failli mourir…

Eve – Mon mari plaisante…

Alban – Je vais plutôt prendre une absinthe.

Eve – De l’absinthe ? Je croyais que c’était interdit en France ?

Alban se sert.

Alban – Je me fournis en Suisse, la frontière est juste à côté. C’est vrai que depuis que j’en bois, je commence à perdre mes cheveux, il m’arrive d’avoir des hallucinations, et j’ai parfois des envies de meurtre. Mais si je veux arriver à peindre comme Van Gogh… L’absinthe l’a rendu fou, et il a fini par se suicider, d’accord. Mais quel talent !

Jacques revient.

Eve – Et vous, Jacques ? Qu’est-ce que je vous sers ?

Jacques – Oh… Je prendrai un porto, si vous en avez…

Eve – Ah, j’ai oublié le porto.

Bernadette – Ne vous dérangez pas, mon mari va prendre autre chose ! Hein, Jacques ? Tu vas prendre une absinthe, avec Alban…

Jacques – Oui, oui, bien sûr… Une absinthe, ce sera très bien?

Eve – Non, non, j’y vais. Alban, tu peux t’occuper des glaçons ? Excusez-nous un instant…

Eve et Alban sortent. Bernadette remarque que Jacques a l’air un peu perturbé.

Bernadette – On dirait que tu viens voir un fantôme. Ne me dis pas que c’est celui du type qui s’est pendu dans notre chambre…

Jacques – Quand je suis arrivé pour prendre l’appareil photo, il était en train de fouiller dans ton sac…

Bernadette – Non…?

Jacques – Il faudra qu’on vérifie avant de partir s’ils ne nous ont rien volé…

Bernadette – Je te dis qu’ils ont l’air bizarre… Et si on inventait un prétexte pour s’en aller ?

Jacques – Un prétexte ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi. On peut toujours trouver quelque chose. Un cas de force majeur. La mort d’un proche… Une fuite de gaz…

Jacques – On a une chaudière au fioul.

Bernadette – C’est pour ça que j’ai parlé de prétexte…

Jacques – Tu crois…?

Bernadette – Je ne le sens pas… (Avec un air inquiétant) Et tu sais comment ça se termine, en général, quand je ne le sens pas…

Eve revient avec la bouteille de porto et sert Jacques.

Eve (à Jacques) – Et c’est du porto qui vient directement de Portugal. C’est notre femme de ménage qui nous l’a ramené de là-bas en revenant de vacances.

Bernadette – Parce que vous croyez que le porto qu’on achète en France ne vient pas forcément du Portugal ?

Eve a l’air un peu décontenancée.

Jacques – Ma femme plaisante…

Eve (à Bernadette) – Je vais vous accompagner pour le vin de pissenlit, si ça peut vous rassurer. C’est promis, je boirai en premier. Si je ne meurs pas immédiatement dans d’atroces convulsions, vous pourrez en boire vous aussi…

Alban revient.

Alban – Et voilà les glaçons. (À Bernadette) Bien frais, ça passe mieux, vous verrez. On ne sent presque pas le goût du pissenlit…

Chacun lève son verre.

Alban – Allez, à aujourd’hui qui demain ne sera plus !

Bernadette boit prudemment une gorgée, à la suite d’Eve et des autres.

Alban – Je ne voudrais pas être indiscret, mais vous m’intriguez… Je n’ai toujours pas compris le principe du pèlerinage laïque…

Bernadette – Vous croyez aux miracles ?

Alban – Vous voulez dire… quand il y a un tremblement de terre qui fait deux cent mille morts, qu’après des semaines de recherches, des sauveteurs bénévoles retrouvent par hasard un ou deux survivants sous les décombres au péril de leur vie, et qu’on en attribue tout le mérite à Dieu en le remerciant pour ses bienfaits ?

Bernadette – Eh bien nous aussi, nous sommes des miraculés… Je dirais même des polymiraculés.

Jacques – Ma femme veut dire que nous avons déjà plusieurs fois échappé à la mort.

Eve – Tiens donc…?

Jacques – Tenez, par exemple, ce Concorde qui s’est écrasé sur un hôtel à Roissy en 2000, vous vous souvenez ?

Eve – Ah, oui, bien sûr.

Bernadette – Mon mari avait prévu de le prendre. Il était déjà en salle d’embarquement. Mais il s’est cassé le coccyx en dévalant l’escalier des toilettes après avoir glissé sur un Mars. Alors il n’a pas pu partir…

Jacques – Vous vous rendez compte. Mes valises étaient déjà enregistrées. D’ailleurs, je ne les ai jamais revues…

Alban – C’est curieux… Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire de valises… (Avec un regard entendu à Eve) Et dire qu’on n’a jamais vraiment su comment cet avion avait pu exploser en vol…

Eve (à Bernadette) – Et vous n’étiez pas avec votre mari…?

Bernadette – J’étais juste venue l’accompagner… On avait passé la nuit dans un hôtel de l’aéroport. Quand j’y suis retournée pour payer la note, ce n’était plus qu’un brasier.

Jacques – Le Concorde que je devais prendre s’était écrasé dessus.

Bernadette – À cinq minutes près, j’y passais, moi aussi… Autant vous dire que moi non plus, je n’ai jamais revu mes bagages…

Jacques – C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire le pèlerinage de Saint-Jacques.

Alban – Pour qu’il vous ramène vos valises ?

Bernadette – Pour remercier… disons la Providence.

Silence embarrassé.

Jacques (sur un ton grave) – Vous croyez en l’au-delà, Eve ?

Eve est un peu prise de court.

Eve (plaisantant pour dédramatiser) – Vous voulez dire… la Quatrième Dimension, ce genre de trucs…?

Alban – Moi, j’aurais plutôt tendance à penser que le paradis et l’enfer sont ici bas, et qu’on peut passer de l’un à l’autre dans la même journée… C’est d’ailleurs ce que je disais à ma femme pas plus tard que ce matin. Hein, chérie ?

Blanc.

Bernadette – En tout cas, la vue est magnifique… Tout ce vert… (À Jacques) Tu n’as pas ramené l’appareil photo, Jacques ?

Jacques – Zut, avec tout ça, j’ai oublié…

Alban – L’avantage, quand on n’a plus de mémoire, c’est qu’on ne s’ennuie jamais. Ma mère a fini Alzheimer. Quand j’allais lui rendre visite, à chaque fois qu’elle me quittait des yeux une seconde, elle avait l’impression que je venais d’arriver. Elle était toujours contente de me voir…

Jacques – Je retourne chercher l’appareil.

Bernadette – Je t’accompagne, je vais prendre un châle. C’est vrai que ça se rafraîchit un peu, non…?

Jacques et Bernadette sortent.

Eve – Alors ?

Alban – Ben… Je n’ai pas eu trop le temps de fouiller, le mari m’a pris la main dans le sac…

Eve – Mais c’était sur le dessus ! Un pistolet avec une crosse noire et un canon argenté.

Alban – La seule chose noire et argentée que j’ai vue dans ce sac, c’est un séchoir à cheveux… (Il lui lance un regard méfiant) Rassure-moi, tu n’aurais pas pu confondre un séchoir à cheveux avec un pistolet…?

Eve hausse les épaules, mais on la sent pas très sûre d’elle.

Alban – Dis-moi, les pistolets que tu as déjà vus à la télé, c’était pas dans Star Trek ou dans la Guerre des Étoiles…? Genre pistolet à laser désintégrateur… pouvant accessoirement servir de sèche-cheveux de voyage ?

Bernadette revient, avec un châle, accompagnée de Jacques, un appareil photo à la main.

Jacques – Voilà, comme ça on pourra au moins garder un souvenir éternel de cette vue merveilleuse. Au cas où les choses viendraient à dégénérer subitement…

Eve (inquiète) – Vous avez des raisons de penser que les choses pourraient subitement dégénérer…?

Bernadette – Nul part on n’est à l’abri d’une chute de météorite…

Jacques – Ou d’un bloc de glace qui se détache de la cuvette des toilettes d’un Airbus…

Alban et Eve échangent un regard préoccupé. Jacques prend une photo de la salle, pendant que Bernadette prend un air de circonstances.

Bernadette – D’ailleurs je suis vraiment désolée, mais nous n’allons pas pouvoir rester.

Eve – Ah, bon ?

Alban – Quel dommage…

Bernadette – Je viens de recevoir un appel sur mon portable. Ma mère vient de mourir…

Jacques, semblant surpris, lui lance un regard interloqué.

Alban – Tiens, ça c’est marrant… (Têtes des trois autres) Non, je veux dire… Pas pour votre mère… Mais d’habitude, on n’a pas de réseau, ici. C’est ce que j’expliquais tout à l’heure à votre mari. Ça doit encore être un miracle.

Eve lui lance un regard offusqué.

Eve – Nous sommes vraiment très peinés pour vous. Toutes nos condoléances…

Bernadette – Bien entendu, nous vous réglerons la nuit…

Eve – Mais il n’en est pas question, voyons…

Alban – Sauf si vous insistez, bien sûr…

Eve – Je vous en prie, asseyez-vous un moment.

Bernadette se rassied.

Jacques – Et elle est morte de quoi ?

Bernadette lance à son mari un regard agacé.

Bernadette (à tous) – Oh, vous savez, elle était déjà très malade… Mais bon, même quand on s’y attend, ça fait quelque chose…

Jacques – Et dire qu’à son âge, elle faisait encore du vélo.

Eve – Moi, j’ai dû faire piquer mon hamster il y a six mois. Il était couvert de tumeurs et il ne pouvait même plus pédaler dans sa cage. Déjà, ça m’a fait un choc. Alors une maman, j’imagine…

Semblant se prendre au jeu, Bernadette se met à pleurer. Eve lui tend un mouchoir en papier.

Eve – Tenez…

Bernadette – Merci… Ça me touche beaucoup…

Alban (à Eve) – Mais avant le hamster, il y a eu ton père… Il est mort quelques semaines avant…

Eve – Je sais, mais… Ça va vous paraître monstrueux, mais ça ne m’a pas fait le même effet que pour mon hamster…

Bernadette – Je comprends… Quand on n’a jamais eu d’enfant…

Bernadette sèche ses larmes, et se mouche bruyamment. Elle semble se reprendre un peu, et trempe les lèvres dans son verre.

Bernadette – C’est vraiment délicieux, ce vin de pissenlit. Très léger. Et avec un petit goût inhabituel… Qu’est-ce que c’est ?

Eve – Le pissenlit, probablement…

Bernadette – Ah, oui… On… On sent bien le goût… C’est très délicat…

Eve – Il paraît que c’est fait avec les racines.

Alban – C’est ce qui s’appelle boire le pissenlit par la racine.

Eve – Prenez des cacahuètes…

Bernadette se sert.

Eve – Et vous, Jacques, vous avez encore vos parents ?

Jacques – Eh bien… Je suis un enfant de la DASS… Ma mère est morte en couches, et mon père s’est tué en voiture en allant me déclarer à la mairie…

Alban – Un animal domestique, peut-être…?

Soudain, Bernadette se lève de son siège et se met à suffoquer d’une façon impressionnante.

Jacques – Qu’est-ce qui t’arrive, chérie ?

Eve – Ça doit être l’émotion…

Jacques – Ou les pissenlits…

Alban – Je crois plutôt que c’est les cacahuètes… Elle a dû en avaler une de travers…

Alban se lève, se place derrière Bernadette, lui passe les bras autour de la poitrine, et lui donne une forte pression par derrière, dans un geste un peu ambigu. Jacques le regarde faire avec stupéfaction, mais Bernadette ne tarde pas à cracher la cacahuète et à reprendre peu à peu sa respiration, avec difficulté.

Alban – C’est la méthode de Heimlich. J’ai vu faire ça dans Urgence, à la télé, du temps où on l’avait encore… Et après, on va dire qu’il n’y a que des conneries sur France 2.

Bernadette – Je ne sais pas comment vous remercier… J’ai bien cru que j’allais m’étouffer…

Alban – Ah, mais on peut en mourir, hein ! Ça s’appelle une fausse route. Au lieu de passer directement dans l’oesophage, la cacahuète décide de faire un pèlerinage dans la trachée artère… Ça arrive souvent en cas d’émotion forte…

Bernadette (les yeux bordés de reconnaissance) – Alors vous m’avez sauvé la vie…!

Alban la regarde, un peu embarrassé.

Alban – C’est le côté Docteur House qui sommeille en moi sous mes dehors de Mister Jekyll.

Bernadette s’avance vers Alban, et le serre chaleureusement dans ses bras avec une ferveur un peu ambiguë.

Bernadette – Merci… (Elle se dégage et s’adresse à Jacques) Et toi, tu ne faisais rien ! Tu m’aurais laissé m’étouffer ! Heureusement qu’Alban était là…

Jacques ne répond rien.

Alban – Mais dites-moi, il vous en arrive des malheurs. Un décès dans la famille. Maintenant une fausse route. Ce n’est plus un pèlerinage, c’est un chemin de croix. Vous êtes sûrs que vous allez tenir jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle…?

Eve – Vous allez quand même rester dîner avec nous ? Alban vous raccompagnera à la gare après. De toute façon, le prochain train pour Paris n’est que dans trois heures, alors…

Bernadette – Pourquoi pas… Merci de votre accueil, vraiment…

Eve – On va vous laisser respirer un moment…

Alban – Le bon air des Alpes…

Eve – De toute façon, il faut qu’on finisse de préparer le repas. Il n’y a pas grand chose à faire, mais bon. Vous pourrez vous reposer un peu.

Alban – Et commencer à faire votre deuil…

Jacques – Je vais au moins vous aider à mettre la table…

Eve – Non, vraiment, ce n’est pas la peine… Tu viens Alban…

Eve et Alban sortent.

Bernadette – Ils sont vraiment adorables…

Jacques – Tout à l’heure, tu les trouvais bizarres…

Bernadette – Ce qu’elle m’a dit à propos de la mort de ma mère… Ça m’a beaucoup touchée…

Jacques – Mais… ta mère n’est pas morte, si ?

Bernadette – Peut-être, mais elle n’est pas supposée le savoir… Et puis il m’a quand même sauvé la vie ! Je ne le connais que depuis une heure, et il m’a déjà sauvé la vie ! Tu m’as déjà sauvé la vie, toi ? Depuis le temps qu’on est marié !

Jacques – Alors on ne part plus ?

Bernadette – On est bien ici, non ?

Jacques – Mais, c’est toi qui disais que…

Bernadette – Oui ben il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis… Et toi, il faut au moins te reconnaître une chose, c’est une certaine constance dans tes opinions…

Bêlement de chèvres.

Jacques – C’est vrai qu’elles bêlent d’une drôle de façon, ces chèvres… Tu as raison, on dirait que c’est de nous qu’elles rigolent…

Alban revient.

Alban – Excusez-moi, je ne fais que passer… Je vais à la ferme d’à côté chercher le lait pour le petit déjeuner. Directement au pis de la vache…

Jacques – Ah, oui… Moi aussi, je faisais ça quand j’étais gamin.

Bernadette – Tes parents habitaient à Montmartre !

Jacques – Pendant les vacances chez ma tante, en Normandie.

Alban – Ça fait partie du folklore local pour les hôtes de passage…

Jacques – Le lait des vaches, c’est quand même autre chose que le lait du supermarché.

Bernadette – Oui, remarque, c’est comme pour le porto, hein ? Je pense que le lait du supermarché vient aussi des vaches, non ? Il est pasteurisé, c’est tout…

Alban – C’est sûr que celui-là, il faut bien le faire bouillir. Parce que si on n’a jamais bu que du lait U.H.T., on peut vite attraper la typhoïde…

Jacques – Le lait du supermarché… Ils retirent le beurre et la crème, ils vous la vendent à part, et ils vous facturent ce qui reste vingt fois plus cher que le lait de ferme, qu’ils payent aux paysans une misère.

Bernadette – Oh, non, moi, le lait entier, je ne le digère pas bien…

Jacques – Ma femme boit du lait écrémé garanti sans lactose. Je me suis toujours demandé ce qui restait dans le lait quand on retire la crème et le lactose. Autant boire directement de l’eau minérale, non ?

Alban – Remarquez, comme ils nous vendent l’eau minérale au prix du lait. Bon, ben ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y aille. Si je ne veux pas rater la traite…

Bernadette (enjouée) – Je peux venir avec vous ? (Feignant l’abattement) Ça me changera un peu les idées…

Alban – Ok…

Bernadette – Ça ne te dérange pas que je te laisse tout seul, chéri ?

Jacques – Non, non, vas-y… (Ironique) Si ça peut adoucir un peu ton chagrin.

Alban (à Bernadette) – Moi aussi, dans les moments difficiles, j’ai toujours trouvé beaucoup de réconfort auprès des vaches…

Alban et Bernadette s’en vont. Jacques soupire.

Eve revient avec quelque chose dans un panier.

Eve – Vous voulez éplucher les oignons avec moi ? Ça vous distraira…

Jacques – Bien sûr…

Ils se mettent à éplucher les oignons en silence.

Jacques – Ça va vous paraître affreux, mais… Ça m’est arrivé d’avoir envie de la tuer…

Eve – Votre belle-mère ? Oh, ça arrive à tout le monde, hein. Il ne faut pas culpabiliser pour ça, c’est tout à fait normal. Et puis vous n’êtes pour rien dans son décès, non ? Si…?

Jacques – Ma belle-mère…? Ah, non, je… Je parlais de ma femme…

Eve – Ah… Remarquez, ça m’arrive aussi, vous savez, d’avoir envie de tuer mon mari… (Soudain inquiète) Mais on ne parle que d’une vague intention vite refoulée, là, hein ? Pas d’un début de passage à l’acte ? Je veux dire on ne parle pas d’arme à feu cachée dans un sac à dos, ou de choses de ce genre…

Jacques – Tout à l’heure, quand elle s’est étouffée, c’est vrai, je n’ai pas bougé. Qui sait…? Je me suis peut-être dit l’espace d’un instant…

Eve – Et si cette cacahuète était la solution à tous mes problèmes…? Mais non… Je vous assure. Ne vous en faites pas pour ça. Vous savez ce qu’on dit ? L’amour, la haine… Ce sont des sentiments parfois très proches l’un de l’autre. Voyons, Jacques ! Tous les psychanalystes vous le diront. La haine, c’est le ciment du couple !

Jacques la regarde en se demandant si elle parle sérieusement. Puis il soupire, et regarde le paysage.

Jacques – Je crois que c’est vous qui avez raison… Nous aussi, on devrait peut-être venir s’installer à la campagne. Pour retrouver un peu de sérénité. Un peu d’harmonie dans notre couple… Vous savez s’il y a des fermes à vendre, dans le coin. On serait voisins…

Eve lui lance un regard inquiet.

Eve – Ça… Je ne saurais pas vous dire… Et puis vous savez, on est quand même très isolé, ici. Il faut être rentier. Ou avoir un métier que vous pouvez exercer n’importe où. On n’a même pas internet…

Jacques pose sa main sur celle de Eve et la regarde avec un air langoureux.

Jacques – En tout cas, merci de m’avoir écouté, Eve. Ça m’a beaucoup touché, vraiment. J’en ai presque les larmes aux yeux…

Eve (interloquée) – Ça doit être les oignons…

Eve retire sa main et cherche à changer de sujet.

Eve – Et vous, Jacques, vous faites quoi, dans la vie ?

Jacques – Eh bien, je… Je fais le même métier que ma femme.

Eve – Comme ça, au moins, le soir, on a quelque chose à se raconter. Je veux dire… On peut toujours parler de son travail… Mais elle fait quoi, comme travail, votre femme…?

Alban et Bernadette reviennent.

Eve – Déjà !

Alban – On n’a pas pu avoir de lait, la vache était en dérangement.

Bernadette – C’est incroyable ! On a assisté à la naissance d’un petit veau… Vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a fait…

Eve – Ah, si, si, je comprends… Le décès d’une mère… La naissance d’un veau… Tout ça dans la même journée… Ça fait beaucoup d’émotions…

Bernadette – Ce sont des choses qu’on n’a plus l’habitude de voir à Paris.

Alban – Encore que… Vous avez assisté à l’accouchement de votre femme, Jacques ?

Jacques n’a pas le temps de répondre, car Bernadette lui coupe la parole.

Bernadette – La nature, c’est vraiment quelque chose de fort… Quand ça vous revient comme ça en pleine figure… (Elle craque) Oh, mon Dieu. Elle était debout, et il y avait les deux pieds fourchus qui dépassait de… C’était vraiment atroce. Les paysans avaient attaché une corde aux sabots du veau, et ils étaient trois à tirer dessus…

Alban – Je confirme. Trois crétins des Alpes. On se serait cru dans Intervilles.

Bernadette (fondant en larme) – Et dire que moi aussi, j’ai donné naissance à un veau…

Les trois autres se regardent interloqués, ne sachant pas très bien s’il s’agit d’un lapsus.

Eve – Bon ben on va peut-être passer à table. Si vous ne voulez pas rater votre train…

Alban – Qu’est-ce que tu nous as fait de bon, chérie ?

Eve – Du veau…

Jacques – On va vous aider à mettre la table.

Bernadette – C’est tout ce que tu trouves à dire ?

Jacques reste interloqué. Eve sort suivie de Jacques. Bernadette et Alban s’apprêtent à leur emboîter le pas.

Bernadette (en aparté à Alban) – Je ne le supporte plus… Des fois je me dis : si seulement il avait pu prendre ce Concorde au lieu de se casser le coccyx. Vous vous rendez compte ? Il me l’aurait indemnisé plus d’un million d’euros…

Air un peu décontenancé de Alban. Noir.

SOIRÉE

Alban, Eve, Jacques et Bernadette sont à table et finissent de dîner. Alban et Eve ont fait un effort de toilette. Jacques et Bernadette sont toujours habillés en scouts.

Bernadette – C’était vraiment délicieux ! Hein, Jacques ?

Jacques – Ah, oui ! Pour la chambre, je ne sais pas, mais pour la table d’hôte, là je crois que vous méritez votre troisième épi.

Alban et Eve échangent un regard intrigué.

Bernadette – Il faudra que vous donniez la recette à mon mari, Eve.

Jacques – Quand on a de bons produits.

Eve – Ah, là, c’est vraiment du producteur au consommateur. On prend le veau à la ferme d’à côté…

Malaise de Bernadette.

Alban – Mais ce n’est pas le veau que vous avez vu naître tout à l’heure, hein ! Remarquez, je pense que celui-là est venu au monde à peu près de la même façon, mais bon…

Eve – J’en prends un entier tous les deux mois. Ils me le débitent en morceaux, et ils me le livrent congelé dans des sachets en plastiques.

Bernadette – Ah, oui, c’est pratique.

Eve – Malheureusement, je ne sais pas si le fermier va pouvoir continuer. Maintenant que sa femme n’est plus là…

Jacques – Elle s’est pendue, elle aussi ?

Eve – Elle est en prison…

Alban – On a retrouvé une demi-douzaine de bébés dans son congélateur, justement…

Eve – J’espère que les sachets étaient bien étiquetés…

Malaise. Eve préfère changer de sujet.

Eve – En tout cas, ça nous fait plaisir que votre mère ne soit pas morte, finalement. Ça nous permet de passer la soirée ensemble…

Alban – Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement ?

Bernadette – Eh bien…

Bernadette jette un regard vers son mari pour qu’il vienne à son secours.

Jacques – Une tragique méprise… Un cambrioleur venait de lui voler tous ses papiers.

Bernadette – Un Polonais, à ce qu’on nous a dit.

Jacques – Un sans papier, justement.

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Vous savez comment sont les Polonais.

Bernadette – Alors maintenant qu’ils n’ont même plus besoin de passeport pour venir en France.

Jacques – Bref, en sortant de chez ma belle-mère, paf ! Le type se fait écraser par une voiture de police.

Bernadette – Tué sur le coup.

Jacques – Une vraie boucherie.

Bernadette – Vous savez ce que c’est, ils roulent comme des fous.

Jacques – Quand ils mettent leur sirène.

Bernadette – Alors que le plus souvent, ils vont au PMU du coin pour faire leur tiercé…

Jacques – Donc, comme le voleur avait les papiers de ma belle-mère sur lui, les gendarmes ont cru que c’était elle qui était morte.

Bernadette – Et ils nous ont prévenus.

Jacques – Entre-temps, heureusement, ma fille est allée à la morgue pour reconnaître le corps.

Bernadette – Et elle a bien vu que ça n’était pas sa grand-mère…

Jacques – Ben, oui, un Polonais…

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Et mort, en plus.

Alban et Eve sont un peu sonnés par ce récit alambiqué.

Eve – Comme quoi la réalité dépasse souvent la fiction.

Alban – Ah, oui… On nous raconterait ça dans un feuilleton à la télé, on dirait, quand même, ils exagèrent…

Jacques – Et puis ce n’était pas le moment de prendre la route ce soir, de toute façon. Vous aviez raison, dites donc. Vous avez vu, il neige ?

Bernadette – Tu es sûr ?

Jacques – Ah, oui, c’est bizarre… Les flocons sont roses…

Alban (jetant un coup d’oeil) – Ah, non, ça c’est les pétales du cerisier qui est juste au-dessus de la maison.

Eve – La floraison touche à sa fin. Dès qu’il y a un coup de vent…

Jacques – Ah, mais c’est vrai. Il y a un de ces vents…

Bernadette – Ça me rappelle notre dernier séjour dans les Landes… Tu te souviens, Jacques ? Ça a commencé comme ça en 99, à Biscarosse. Juste avant la tempête qui a emporté le toit de notre Hôtel Ibis et qui a rasé 250.000 hectares de forêt.

Bruit de tonnerre. Alban et Eve échangent un regard inquiet.

Eve – Reprenez du fromage. Je le fais moi-même. Avec le lait des chèvres que vous voyez brouter devant vous. Enfin, là, ça commence à s’assombrir, on ne les voit plus très bien…

Bernadette – Mais on les entend.

Bêlement des chèvres.

Jacques – Et elles ont l’air de bien se marrer…

Jacques et Bernadette échangent un regard et sont pris d’un fou rire vite contrôlé.

Eve – Je revends le surplus sur les marchés du coin. C’est vrai que les clients ont l’air plutôt contents. Ils ont toujours le sourire…

Jacques – Allez, je reprends un peu de fromage qui fait rire…

Bernadette se ressert elle aussi.

Bernadette – Ah, oui… Il est délicieux…

Jacques – Mmm… Il a petit arrière-goût… Je ne sais pas ce que c’est…

Bernadette – Oui… On sent que c’est du bio…

Eve se lève.

Eve – Je vais aller chercher le dessert… (Avant de sortir, en aparté, à Alban) Tu les as fait fumer, ou quoi ?

Alban – Non, je t’assure… Et ils n’ont presque rien bu…

Eve – Ça doit être leur état naturel…

Alban – Ou alors c’est le vin de pissenlit, combiné avec cet air pauvre en iode…

Eve sort.

Alban – Mais dites-moi, nous ne savons toujours pas ce que vous faites dans la vie ? Ça commence à m’intriguer…

Jacques – Ah… On leur dit Bernadette ?

Bernadette – Allez… De toute façon, maintenant… Les dés sont jetés…

Jacques – Nous sommes les clients-mystère…

Alban – Ah, oui, ça… Ça répond tout à fait à ma question…

Eve revient avec une tarte aux fraises d’Espagne.

Jacques – Les clients-mystère ! Vous ne savez pas ce que c’est ?

Alban – Non.

Bernadette – Eh bien, par exemple, une chaîne d’hôtels fait appel à nous pour séjourner incognito dans un de leurs palaces…

Jacques – Ou un de leur Formule 1, ça dépend.

Bernadette – Aux frais de la princesse, évidemment…

Jacques – Et à l’issue de notre séjour, nous faisons un rapport circonstancié sur la qualité du service.

Bernadette – Suite à quoi, bien entendu, les employés incompétents sont immédiatement licenciés sans indemnités…

Jacques – Les grands chefs qui se relâchent perdent leur troisième étoile au Michelin…

Bernadette – Et les chambres d’hôtes où on est obligé de se mettre à genoux pour se pendre perdent leur troisième épi.

Eve semble atterrée.

Eve – Et vous êtes payés pour ça ?

Jacques – C’est un métier…

Alban – Et là… Vous êtes en vacances, ou bien…

Bernadette (mystérieuse) – Ah…

Jacques – Trois épis, ça se mérite…

Le temps pour Alban et Eve de digérer tout ça.

Alban – Et à Saint-Jacques, vous y allez en pèlerins-mystère, aussi ?

Eve – Ou c’est juste une couverture…?

Jacques – L’année dernière, le Vatican nous a envoyés à Lourdes.

Bernadette – Ils se demandaient si la réputation de Bernadette n’était pas un peu surfaite.

Jacques – C’est vrai que ça fait un moment qu’elle n’a pas fait de miracle…

Léger malaise.

Bernadette – Et si on goûtait à cette tarte ?

Jacques – Voyons voir si elle aussi mérite son troisième épi !

Eve (sur la défensive) – C’est une tarte aux fraises des bois…

Jacques – Mais dites-moi, elles sont énormes dans le coin.

Alban – Et encore, vous n’avez pas vu les truffes. La plus grosse qui a été trouvée dans la région, il a fallu un tractopelle pour la déterrer.

Eve sert la tarte.

Eve – Remarquez, c’est plutôt sympa, comme métier, non ?

Alban – Etre payé pour faire de la délation, alors qu’il y a tellement de gens qui seraient ravis de faire ça gratuitement… Regardez ce qui s’est passé pendant l’occupation…

Eve – Alors vous passez votre temps en vacances ou à faire du shopping ?

Bernadette – Oh, vous savez, à la longue… C’est fatiguant. Même dangereux, parfois. On vous a raconté. Pour le Concorde…

Eve – Ah, parce que là aussi, vous étiez en mission ?

Jacques – Vous savez ce que c’est, dans les avions, le service laisse parfois à désirer…

Bernadette – Dans les hôtels aussi… Et pour ce qui est des chambres chez l’habitant, je ne vous en parle même pas. Aujourd’hui, n’importe qui peut transformer son grenier sans fenêtre en chambres d’hôtes de charme… Je ne dis pas ça pour vous, bien sûr…

Jacques – Quand même… Je me demande si on ne nous a pas jeté un sort, parfois…

Eve – C’est bizarre, je commence à avoir cette impression, moi aussi…

Jacques – On dirait que partout où on passe, l’herbe ne repousse plus.

Alban – L’herbe ?

Jacques – On était en mission en Thaïlande juste avant le tsunami. Et on devait partir à Haïti juste avant le tremblement de terre…

Alban et Eve échangent un regard consterné.

Bernadette – J’espère qu’on ne va pas vous porter la poisse à vous aussi…

Bernadette (revenant à la tarte) – Je n’ai jamais vu des fraises aussi grosses… Vous êtes sûre que c’est des fraises ? On dirait deux moitiés de pastèques…

Jacques – À propos, Eve, je ne résiste pas à vous poser la question. C’est vous qui servez de modèle à Alban, pour ses tableaux ?

Eve – Ne me dites pas qu’on envoie aussi des clients-mystère dans les ateliers des peintres…?

Jacques – Pas encore… C’est pure curiosité de ma part…

Eve – Dans ce cas… Il faut bien que je conserve ma part de mystère, moi aussi…

Jacques – Et votre peinture… vous arrivez à en vivre ?

Alban – Les nus, aujourd’hui, ça se vend très mal. Moi, quand j’étais gamin, j’allais au Louvre rien que pour voir des femmes à poil. Mais maintenant, avec internet… Vous savez ce que c’est.

Bernadette (à Alban) – Vous avez essayé, les chèvres ?

Alban – Pardon ?

Bernadette – Au lieu de votre femme… Vous avez essayé de peindre des chèvres ? C’est jolie aussi, une chèvre.

Jacques – Et c’est très gai. Écoutez-les se marrer…

Bernadette – Et en plus, ça fait du fromage !

Eve – Vous ne voulez pas en reprendre un peu ?

Jacques – Allez, on ne va pas en laisser pour si peu…

Moment de flottement. Jacques et Bernadette finissent le fromage avec un sourire idiot.

Eve – Je peux vous poser une question indiscrète, moi aussi ?

Bernadette – Allez-y…

Eve – Vous vous êtes rencontrés comment, avec votre mari ?

Jacques – Vous ne devinerez jamais…

Alban – Chez les Scouts ?

Bernadette – Comment vous avez deviné ?

Alban – Ça m’est venu comme ça.

Bernadette – La vie sous la tente, ça crée des liens.

Jacques – Ce n’était pas des tentes mixtes, évidemment, mais bon…

Bernadette – Les nôtres ont été emportées par un orage pendant la nuit alors qu’on campait en pleine forêt de Fontainebleau.

Jacques – On s’est tous retrouvés dehors à trois heures du matin en petite tenue.

Bernadette – Et la nature a fait le reste… Et vous, où est-ce que vous avez fait connaissance ?

Alban – Dans un club échangiste.

Jacques – Ah, oui…?

Alban – En fait c’était un club de vacances. Mais ça revient un peu au même. J’étais venu avec un ami. Et chacun est reparti avec la femme de l’autre…

Jacques (philosophe) – Finalement, le monde entier est une gigantesque partouze.

Bernadette le regarde un peu interloquée.

Bernadette – Et si on faisait un Trivial Pursuit, pour clore la soirée en beauté ?

Eve – Ah, désolée, mais nous n’avons pas de jeu…

Bernadette – Mauvais point pour votre troisième épi… Les jeux de société, c’est un incontournable de la chambre d’hôte. Heureusement, nous avons toujours le nôtre avec nous.

Nouvelle consternation de Alban et Eve.

Bernadette (à Jacques) – Tu vas le chercher, chéri ? Il est dans mon sac à dos ?

Jacques sort.

Bernadette – En dessous du revolver…

Alban et Eve se figent.

Bernadette – Je veux dire, au dessous du séchoir à cheveux.

Blanc.

Bernadette – Vous allez voir, Jacques et moi, nous faisons un couple redoutable.

Eve – Ah, non, mais ça ne m’étonne pas…

Jacques revient avec un minuscule Trivial Pursuit qu’il pose sur la table.

Bernadette – C’est un format de voyage, évidemment.

Eve – Ah, oui, il faut avoir de bons yeux pour lire les cartes…

Bernadette commence à disposer le jeu, avant de se retourner vers Jacques.

Bernadette – Tu as oublié les dés…

Jacques – Excusez-moi.

Il repart.

Bernadette – On fait ça par équipe, ça ira plus vite ? Vous prenez quel pion ?

Alban – Je ne sais pas… Le rouge…

Alban tend la main pour prendre le pion, mais Bernadette lui saisit le poignet pour arrêter son geste et l’interpelle sur un ton sans appel.

Bernadette – Touche pas à ça connard !

Alban et Eve se figent, surpris par ce ton meurtrier.

Bernadette (se radoucissant) – Le rouge, c’est notre pion porte-bonheur. Prenez le orange…

Alban – Ok…

Jacques revient avec deux énormes dés, dont on comprendra plus tard que l’un comporte principalement des 7, et l’autre principalement des 1.

Surprise de Alban et Eve, se demandant sans doute comment leurs hôtes ont pu transporter ces énormes dés dans leurs sacs à dos.

Jacques tend à Eve le dé comportant des petits chiffres.

Jacques – À vous l’honneur. Pour savoir qui commence…

Eve lance le dé.

Eve – Un.

Bernadette – À nous…

Bernadette lance un autre dé.

Bernadette – Sept !

Air interloqué de Alban et Eve.

Jacques – C’est nous qui commençons… Et c’est parti pour un premier camembert. Géographie. Vous nous posez une question ?

Bernadette – Tenez, prenez cette boîte là.

Eve tire une carte et lit.

Eve – Laquelle de ces trois villes n’est pas traversée par la Loire : Tours, Blois ou Lille…?

Jacques et Bernadette se consultent avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lille…?

Alban – Bravo…

Bernadette – En parcourant la France à pied, on apprend aussi la géographie…

Jacques – Encore à nous.

Bernadette lance le dé.

Bernadette – Encore un sept. Camembert jaune. Histoire.

Eve – Laquelle de ces trois villes ne se trouve pas en Allemagne : Lisbonne, Berlin ou Munich.

Jacques et Bernadette se consultent à nouveau avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lisbonne ?

Alban – Vous êtes sûr que c’était une question histoire…?

Bernadette – Et encore un camembert. Tu veux lancer le dé, chéri ?

Jacques lance le dé.

Jacques – Et encore un sept !

Bernadette – Camembert orange. Sport.

Eve – À quelle vitesse a-t-on chronométré la balle de service de Boris Becker à Rolland Garros en 1986, à deux kilomètres heure près ?

Bernadette (contrariée) – C’est toi qui as rangé les cartes, la dernière fois, Jacques ?

Jacques – Oui, peut-être…

Bernadette – Je dirais… 52 kilomètres heure…?

Jacques – Tant que ça ? C’est presque la vitesse d’une mobylette…

Bernadette – Bon, on va dire 48, alors.

Eve – Désolé, c’était 269.

Bernadette (à Jacques) – Tu vois, tu nous as fait nous tromper… Enfin, c’est le jeu. On ne peut pas gagner à tous les coups. Allez, à vous. Tenez, prenez ce dé.

Alban lance le dé.

Alban – Un.

Bernadette – Quel est le nom du plus connu des médicaments à base de chloroquine ? Attention, il y a un piège…

Eve – Aucune idée…

Alban – La Nivaquine.

Eve – Bravo…

Bernadette (lisant) – La sangria.

Eve – La sangria…?

Bernadette (relisant) – C’est vrai que c’est étonnant, mais bon… C’est ce qu’il y a marqué sur la fiche…

Jacques – C’est comme au foot ! Si on commence à contester les erreurs d’arbitrage…

Bernadette – Désolée, c’est à nous ! Allez… (Bernadette lance le dé) Sept encore ! Eh ben… On est verni…

Jacques – Alors… Vert, nous aussi.

Eve – Combien de bosses a un chameau ?

Jacques – Ah, je confonds toujours avec le dromadaire… (Réfléchissant) Je dirais deux quand même.

Alban – Là, vous m’épatez…

Bernadette – Et encore un camembert ! Allez, un petit sept… (Elle lance le dé) Sept ! Camembert marron. Littérature.

Eve tire une carte.

Eve – Dans Lucky Luke, quel animal est Rantanplan ?

Bernadette (à Jacques) – Là il faut bien réfléchir. Tu sais que la littérature, ce n’est pas notre point fort… Attends voir… Son cheval, c’est Jolly Jumper, ça j’en suis sûr… (Se lançant) Un chien ?

Alban – Vous nous aviez prévenu que vous faisiez un couple redoutable, mais là…

Bernadette (à Jacques) – Allez, à toi de lancer le dé.

Jacques lance le dé.

Jacques – Deux…

Bernadette – Tu l’as lancé trop fort ! Bon, enfin, ce sont les aléas du jeu…

Eve – Combien de temps un plant de carotte peut-il vivre ?

Bernadette (furieuse à Jacques) – Cette fois, c’est moi qui rangerai le jeu à la fin de la partie…

Jacques – Vous voulez dire, s’il meurt de sa belle mort ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi…

Jacques – Moins qu’un lapin, non…

Bernadette – Le lapin mange la carotte…

Jacques – Je dirais… cinq ans ?

Eve – Deux.

Bernadette – Oui, oh…

Eve – C’est une moyenne.

Bernadette – Bon, ben à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Encore un…

Alban – Je sens qu’on ne va pas se coucher tard.

Eve – Question orange.

Bernadette – Ah, là vous avez une chance de rattraper votre retard. Une question facile. Quel a été le premier club vainqueur de la coupe d’Europe des Clubs Champions ?

Alban reste sans voix.

Bernadette – Évidemment, il faut être amateur de foot…

Alban – Aucune idée.

Eve – Le Real Madrid ?

Bernadette – Comment vous savez ça…?

Eve – J’ai dit ça comme ça.

Bernadette (contrariée) – Bon… Alors encore à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Deux.

Alban – Ah, on progresse…

Bernadette – Quelle région française est réputée pour ses quiches…? (Elle se décompose) Ah, non, celle-là on l’a déjà eu il n’y a pas longtemps…

Jacques – Elle devrait être dans l’autre paquet…

Bernadette – Je vais vous en poser une autre.

Jacques – On ne saura jamais si vous connaissiez la bonne réponse. C’est le jeu…

Bernadette farfouille dans les cartes pour trouver celle qui lui convient.

Bernadette – Ah, voilà… Question orange. Sport. Désolée, j’ai cru comprendre que le football n’était pas votre spécialité… Combien de buts le footballeur français Just Fontaine a-t-il marqués pendant la Coupe du monde de 1958 ?

Alban (à Eve) – Vas-y, toi…

Eve – 9…?

Bernadette – 13 ! Ah, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups… À nous ! (À Jacques) Cette fois, c’est moi qui lance le dé…

Elle lance le dé.

Bernadette – Sept ! (À Jacques) Tu vois, quand on ne le lance pas trop fort… Alors, question rose. Pour le dernier camembert…

Eve – Dans quel musée conserve-t-on le crâne de Napoléon enfant ?

Bernadette (se concertant avec Jacques) – Il est né à Ajaccio…

Alban – Attention, vous n’avez droit qu’à une seule réponse…

Bernadette – Je dirais quand même… Au Musée des Invalides, à Paris ?

Eve retourne la carte et, n’en croyant pas ses yeux, lit la réponse.

Eve – Et c’est vrai !

Jacques et Bernadette exultent et se congratulent.

Jacques s’apprête à ranger le jeu. Bernadette se saisit d’un couteau qui traîne sur la table et le brandit sous la gorge de Jacques.

Bernadette (sur un ton meurtrier) – C’est moi qui range les cartes, cette fois, d’accord ?

Jacques fait profil bas. Bernadette range le jeu, sous le regard consterné d’Alban et Eve.

Bernadette (à nouveau sur un ton doucereux) – Un petit Monopoly, maintenant ?

Alban et Eve sont visiblement peu enthousiastes.

Jacque – Un Mille Bornes ?

Eve – Un Cluedo ?

Jacques – Un strip poker ?

Eve – On va peut-être vous laisser aller vous coucher, non…? Demain, vous avez de la marche à faire…

Bernadette – Bon… Vous voulez que mon mari fasse la vaisselle ?

Eve – Non, non… Il n’en est pas question…

Jacques – Alors à demain, pour le petit déjeuner ?

Eve – Thé ou café ?

Jacques – Oh, ne vous embêtez pas.

Bernadette – Faites les deux, et on se débrouillera…

Alban – Bonne nuit.

Jacques et Bernadette font un petit geste d’adieux et disparaissent.

Alban et Eve restent seuls, anéantis.

Alban – Tu fais la vaisselle ou j’essuie…?

Eve – Et si on laissait tout ça pour demain et qu’on se prenait une petite tisane ? Je crois que j’en ai besoin…

Alban – Nuit tranquille ?

NUIT

Dans une lumière onirique, sur une musique du style Il Était Une Fois Dans l’Ouest, Jacques et Bernadette apparaissent chacun d’un côté de la scène, toujours habillés en scouts. Ils se tournent le dos. Ils tiennent chacun à la main ce qui semble être une arme. Au ralenti, ils font volte face, et chacun braque vers l’autre ce qui apparaît maintenant être un sèche-cheveux. Bruit de sèche-cheveux très puissant. Toujours au ralenti, chacun semble être emporté par un vent de tempête…

Noir.

LENDEMAIN MATIN

La lumière se fait progressivement sur une scène vide. Alban arrive le premier en pyjama, une tasse à la main, et sirote son café en observant le paysage. Puis il s’assied et regarde le journal. Eve arrive à son tour, en chemise de nuit, visiblement pas très réveillée, un verre de lait à la main.

Eve – Ils ne sont pas encore levés, au moins…?

Alban – Ils sont en vacances, eux. Ils font la grasse matinée. (Regardant le journal) Tu savais que les Alpes se trouvaient sur une ligne de faille sismique ?

Eve – Non.

Alban – Il y a même eu un tremblement de terre cette nuit.

Eve – Ah, ouais…

Alban – C’est dans le journal. Un degré sur l’Échelle de Richter. Ok, on n’a rien senti, mais ce n’est peut-être qu’un signe avant-coureur… Tu te souviens de ce qu’ils ont dit ?

Eve – Qui ?

Alban – Tes hôtes ! Attila et sa femme : là où on passe, l’herbe ne repousse pas. À chaque fois qu’ils partent d’un endroit, il se produit une catastrophe.

Eve – Ils ne sont pas encore partis…

Alban – Je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment. Je sens que le Big One, c’est pour aujourd’hui.

Mais Eve ne l’écoute pas vraiment.

Eve – J’espère quand même qu’ils ne vont pas se pointer à midi. (Elle boit son verre de lait et grimace) Je vais t’avouer un truc : le lait de la voisine, j’ai vraiment du mal…

Alban – Maintenant qu’elle est prison…

Eve – Tu as raison, on dirait du lait maternisé…

Blanc.

Eve – Je vais quand même aller voir discrètement ce qu’ils font… Ils se sont peut-être massacrés pendant la nuit à coup de hache après une partie de Master Mind. Ils avaient l’air bien remontés, hier soir…

Alban – Tu veux que j’y aille ?

Eve – C’est bon, si je vois une flaque rouge qui coule sous la porte, je t’appelle…

Alban reprend son journal et se replonge dans sa lecture. Il semble intrigué par un autre article.

Eve revient.

Alban – Écoute ça (lisant) : Les autorités sanitaires ne sont toujours pas en mesure d’expliquer le vent de folie qui souffle depuis peu sur les habitants d’une paisible vallée des Alpes située près de la frontière suisse. Hallucinations collectives, exhibitionnisme, orgies… Soirées fondues dans les cas les plus graves. Une première piste, peut-être : toutes les personnes concernées auraient consommé un fromage de chèvre artisanal fabriqué dans la région…

Alban se tourne vers Eve.

Alban – Ben tu en fais une tête…

Eve – Ils se sont barrés.

Alban – Non…?

Eve – Leur lit n’est pas défait. Je ne sais même pas s’ils ont dormi là.

Alban – Ou alors, ils ont refait le lit avant de partir.

Eve – C’est délicat de leur part…

Alban – Une bonne habitude héritée des scouts, sûrement. Ils n’ont pas laissé de mot ?

Eve – En tout cas, ils n’ont pas laissé de chèque…

Alban – Ils n’ont rien volé, au moins…? (Elle lui lance un regard pas vraiment rassurant, et il comprend le message) Non…?

Eve – Le nu que tu avais fait moi… Il ne reste plus que le cadre… Apparemment, la toile a été découpée avec un cutter…

Ils digèrent cette information.

Alban – Je ne voudrais pas te paraître trop pessimiste, mais je crois que c’est mal barré pour ton troisième épi…

Silence.

Eve – Des clients-mystère…

Alban – Je commence à me demander s’ils ne se sont pas foutu de notre gueule…

Eve – À moins qu’on ait rêvé.

Alban – Un cauchemar, tu veux dire…

Eve – Je ne sais pas si c’était une si bonne idée que ça, cette chambre d’hôtes, finalement…

Alban – Moi, en tout cas, je n’ai pas peint une seule toile depuis que je suis arrivé ici… La verdure et les chèvres, ça ne m’inspire pas…

Eve – Et moi entre le lait de la voisine et le fromage de chèvre, j’ai pris cinq kilos.

Alban – Oui, j’avais remarqué…

Elle lui lance un regard las.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on va faire ?

Alban – Il faut se rendre à l’évidence, le paradis, c’est comme le Club Med. C’est bien pour une semaine ou deux. Mais qui voudrait prendre une concession perpétuelle au Club Med…?

Eve – On peut toujours essayer de revendre la ferme à des Anglais et retourner à Paris.

Alban – Il paraît que la livre sterling est en train de remonter.

Ils regardent le paysage un moment, comme dans un état second.

Eve – Tu avais déjà remarqué qu’en tendant un peu le cou, les chèvres qui sont dans l’enclos pouvaient brouter ton cannabis de l’autre côté de la clôture…?

Alban – Et elles ont l’air d’aimer ça, dis donc…

Bêlements des chèvres ressemblant à un ricanement.

Eve – Tu crois que c’est hallucinogène, le fromage de chèvre qui a brouté du cannabis.

Alban – Je ne sais pas…

Eve – Ça doit faire le même effet qu’un space cake.

Alban – Tu te rends compte ? On a inventé sans le savoir le space crottin de chavignol.

Eve – Ouais… Il faudrait peut-être déposer un brevet…

Alban – Une appellation d’origine contrôlée, en tout cas… On pourrait appeler ça Le Crétin de Chavignol… Pour rappeler discrètement les Alpes…

Eve – En tout cas, ce n’est pas mauvais. Nos hôtes en ont repris trois fois, hier soir.

Alban – Ça expliquerait leur comportement un peu étrange…

Eve – Ouais… (Pensif) Nous, ça fait trois mois qu’on en mange.

Nouveau silence contemplatif. Éventuellement sur une musique indienne planante façon années soixante-dix.

Alban – C’est qui, ces deux cons qui arrivent par ici en piétinant ce qui reste de mes plantations ce cannabis ?

Eve – Ben c’est ceux de ce soir… (Il la regarde sans comprendre) Les nouveaux hôtes… (Ils se rasseyent tous les deux à la table du petit déjeuner, visiblement abattus). Je repense à ce que tu me disais hier.

Alban – Quoi ?

Eve – Au cinéma, quand la lumière s’éteint et que le film va commencer, pourquoi c’est toujours devant nous que le mystérieux couple de grands cons qui arrive toujours en retard vient s’asseoir systématiquement, pour nous empêcher de voir les sous-titres ?

Alban – Ça va te paraître affreux, ce que je vais te dire, mais je me demande si on ne les attire pas. D’ailleurs tu vois, ils viennent nous persécuter jusqu’ici…

Bêlement de chèvres.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – On ne va pas se laisser envahir sans rien faire. Il faut défendre notre territoire, et vendre chèvrement notre peau.

Eve – Tu veux dire chèrement…? Vendre chèrement notre peau ?

Ils échangent un regard. Brusquement, à l’unisson, ils retournent la table du petit déjeuner afin de s’en faire un rempart, et prenne chacun un des deux pistolets (en jouet, bien sûr) qui étaient collés dessous avec du scotch.

Alban – Souviens-toi de Fort Alamo !

Noir. On entend des coups de feu en rafale. Nouveaux bêlements de chèvres affolées…

Alban – Je crois que j’en ai descendu un.

Eve – Moi aussi.

Les bêlements de chèvres cessent aussitôt.

Alban – On n’entend plus rien.

Eve – Tu es sûr que ce n’était pas les chèvres ?

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-10-9

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Strip Poker

Strip Poker (english) –  Strip Poker (español) –  Strip Poker (portugués) –  Strip Poker (deutsch) –  Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech)

Comédie de Jean-Pierre Martinez 

2 hommes – 2 femmes

Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Strip Poker

 

Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline

ACTE 1

Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.

Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…

Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.

Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…

Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.

Marie – Ça sent le gaz, non…?

Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.

Marie (gaiement) – Salut !

Pierre (sinistre) – Salut…

Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?

Pierre – Je vais être licencié…

Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?

Pierre – Délocalisation…

Marie – Oh, mince… Je suis désolée…

Il s’effondre sur le canapé.

Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.

Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…

Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…

Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…

Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…

Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…

Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…

Marie (catastrophée) – Non ?

Pierre – Si…

Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…

Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…

Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…

Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.

Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?

Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.

Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…

Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !

Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !

Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?

Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !

Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.

Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…

Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?

Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !

Marie – Non…

Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !

Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…

Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !

Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…

Pierre – La télé est en panne ?

Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…

Pierre – Tu me prives de télé…?

Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.

Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?

Marie – Les voisins.

Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…

Marie – Les nouveaux voisins !

Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !

Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.

Pierre – Pour quoi faire ?

Marie – Pour les connaître, c’est tout.

Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?

Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…

Pierre – Des services…? Quel genre de services ?

Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…

Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.

Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…

Pierre soupire.

Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?

Marie – Trois, je crois…

Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?

Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…

Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?

Marie – Et puis c’est juste à côté…

Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?

Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?

Pierre – Non…

Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…

Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?

Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…

Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?

Elle hausse les épaules.

Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…

Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…

Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?

Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?

Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…

Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.

Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !

Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.

Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?

Pierre – Qui ?

Marie – Les voisins !

Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…

Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.

Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?

Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.

Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?

Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.

Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?

Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?

Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…

Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.

Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?

Marie (pas très emballée) – Ça ira…

Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.

Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…

Elle lui lance un regard intrigué.

Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…

Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…

Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.

Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…

Regard excédé de Marie.

Pierre – Ok, salut, Patrick…

Il raccroche.

Pierre – Quel emmerdeur.

Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?

Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…

Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?

Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?

Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…

Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !

Marie – À côté…

Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !

Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…

Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…

Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…

Un temps.

Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…

Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…

Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?

Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…

Pierre – Paic ?

Dénégation de Marie.

Pierre – Bonux ?

Nouvelle dénégation de Marie.

Pierre – Pas Omo, quand même.

Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…

Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?

Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?

Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…

Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…

Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…

Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…

Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…

Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?

Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?

Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…

Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…

Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.

Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?

Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…

Marie – J’y vais…

Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.

Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…

Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…

Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.

Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?

Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !

Céline (gênée) – Des tulipes…

Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !

Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…

Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.

Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…

Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…

Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.

Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…

Les deux maris se serrent la main.

Pierre (sinistre) – Enchanté…

Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?

Jacques (souriant) – Jacques…

Marie – Jacques tout court, très bien…

Jacques tend sa bouteille à Pierre.

Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…

Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…

Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?

Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…

Pierre emporte la bouteille à la cuisine.

Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?

Têtes des voisins qui habitent à côté.

Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?

Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…

Pierre revient.

Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?

Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.

Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.

Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…

Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?

Petite gêne.

Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?

Pierre – Comme la lessive…

Jacques – Mariel.

Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !

Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.

Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…

Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…

Marie le fusille du regard.

Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…

Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?

Marie – Safran…

Jacques – Ah, dommage…

Pierre et Marie ne comprennent pas.

Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !

Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.

Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?

Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…

Nouveau malaise…

Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?

Noir.

ACTE 2

Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.

Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…

Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.

Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?

Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.

Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…

Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !

Marie éclate à nouveau de rire.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !

Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.

Jacques – C’est là…

Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.

Jacques – Cigarette ?

Pierre – Merci, je ne fume pas…

Jacques tend alors le paquet à Marie.

Marie – J’ai arrêté ce matin…

Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.

Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…

Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?

Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !

Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.

Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !

Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…

Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?

Pierre et Marie font mine de se le demander.

Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?

Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…

Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !

Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…

Marie – Ah, mais pas du tout…!

Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?

Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…

Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.

Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…

Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?

Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.

Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…

Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.

Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…

Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…

Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?

Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…

Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…

Silence embarrassé.

Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…

Pierre – Elle déteste que je raconte ça…

Marie – Je vous sers un autre apéritif ?

Céline – Bon… Un doigt, alors…

Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?

Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.

Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?

Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.

Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…

Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?

Un temps.

Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…

Pierre – Moi ? Rien…

Tête de circonstance des voisins.

Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?

Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.

Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…

Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…

Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?

Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?

Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…

Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?

Jacques n’a pas l’air de trop savoir.

Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.

Jacques – Euh… Oui, peut-être…

Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…

Jacques (désarçonné) – Non…?

Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.

Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?

La sonnette de la porte se fait entendre.

Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?

Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…

Pierre va ouvrir.

Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…

Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.

Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…

Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?

Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…

Jacques – Ah…

Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…

Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.

Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…

Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?

Jacques – Non… Pensez-vous…

Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.

Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…

Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.

Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?

Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.

Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…

Jacques – Merci…

Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.

Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…

Pierre revient.

Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…

Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…

Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…

Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…

Marie – Mais je vous en prie…

Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…

Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…

Jacques et Céline sortent.

Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…

Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.

Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !

Marie se rend compte, mais tente de minimiser.

Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…

Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…

Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.

Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…

Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.

Pierre lui tend la bouteille.

Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…

Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.

Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…

Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.

Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…

Céline – Le forfait…?

Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…

Céline (compatissante) – Le cerveau…

Pierre – Pire…

Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.

Pierre – Les testicules…

Céline (horrifié) – Non…!

Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…

Céline – Je suis vraiment désolée…

Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…

Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…

Consternation de Céline.

Pierre – Encore un peu de vin ?

Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.

Céline – Ah, c’est du bon, hein ?

Pierre – Prenez des cacahuètes…

Céline se sert.

Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…

Céline – Un donneur…?

Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.

Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…

Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…

Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.

Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…

Elle sort précipitamment.

Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…

Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…

Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !

Pierre – Nous…

Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…

Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.

Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…

Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…

Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.

Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…

Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?

Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…

Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…

Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.

Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?

Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…

Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.

Marie sort. Jacques revient.

Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…

Pierre – Strip Poker…?

Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !

Jacques prend Pierre par les épaules.

Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !

Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?

Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…

Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…

Jacques (intrigué) – Oui ?

Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?

Jacques (sidéré) – Vaguement…

Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…

Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.

Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…

Tête de Jacques, que remarque Céline.

Céline – Ça ne va pas ?

Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?

Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…

Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux

Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…

Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.

Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?

Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.

Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…

Marie s’apprête à servir Pierre.

Pierre – Non merci…

Marie – Tu n’as pas faim ?

Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?

Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.

Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…

Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.

Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…

Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…

Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?

Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.

Incompréhension de Pierre et Marie.

Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…

Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?

Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…

Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !

Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…

Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…

Céline (rectifiant) – Du libre échange…

Jacques – Euh… Oui, bien sûr…

Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?

Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…

Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…

Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.

Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?

Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…

Pierre s’étrangle.

Pierre – La Bibliothèque Nationale…!

Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…

Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…

Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.

Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?

Jacques se lève.

Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…

Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…

Pendant que Jacques et Céline sortent.

Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…

Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…

Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…

Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…

Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…

Marie – Pardon ?

Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…

Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…

Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…

Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.

Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.

Marie aspire une bouffée goulûment.

Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…

Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.

Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…

Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?

Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…

Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?

Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…

Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…

Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…

Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…

Marie – Oui…?

Pierre – Strip Poker !

Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?

Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.

Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?

Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…

Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…

Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?

Marie – Pas spécialement, mais…

Pierre – Eh ben alors !

Jacques et Céline reviennent.

Jacques – Ah, ça va mieux !

Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…

Embarras de Jacques.

Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…

Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…

Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.

Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?

Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?

Noir.

ACTE 3

Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.

Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…

Les autres opinent.

Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…

Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…

L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.

Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?

Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…

Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…

Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…

Jacques – À côté…

Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…

Air embarassé de Jacques.

Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!

Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.

Pierre – Deux cartes…

Marie lui donne ses cartes.

Céline – Trois…

Jacques – Une…

Marie – Servie…

Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.

Pierre – J’abandonne…

Jacques – Moi aussi…

Céline – Deux de mieux.

Marie – Pour voir…

Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.

Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?

Marie (défaite) – Brelan de valets…

Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.

Céline – À moi de poser une question…

Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.

Céline – À Marie, donc !

Soulagement de Pierre et Jacques.

Céline – Vous devez nous dire la vérité…

Marie (inquiète) – Allez-y…

Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?

Marie est presque soulagée.

Marie – Oui… Une fois… Une tente…

Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?

Marie – Mais non ! Une tente !

Céline – Un homosexuel…?

Marie – Une tente de camping !

Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?

Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…

Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…

Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…

Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…

Têtes des autres imaginant la situation.

Céline – C’est vraiment la seule fois ?

Marie – Oui…

Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…

Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…

Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?

Marie – Là, c’est une autre question…

Jacques – D’accord…

La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.

Céline – Une carte…

Jacques – Servi…

Marie – Servie…

Pierre – Deux carte…

Ils misent à nouveau.

Céline – Je suis…

Jacques – Plus un…

Marie – J’abandonne…

Pierre – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Pierre (triomphant) – Full !

Jacques – Flush !

Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.

Marie – Eh ben… Ça commence bien…

Jacques rafle la mise.

Jacques – À moi de poser une question…

Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.

Jacques – À Pierre…

Air résigné de Pierre.

Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?

Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?

Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…

Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.

Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…

Céline – Céline Robert…

Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…

Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…

Pierre – Non…!?

Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.

Jacques – Bon… On s’en refait une petite.

Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.

Jacques – J’abandonne.

Marie – Servie…

Pierre – J’abandonne aussi.

Céline – Dix de plus…

Marie – Je suis. Et je remise vingt…

Céline (misant) – Pour voir.

Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.

Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…

Inquiétude de Céline.

Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?

Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.

Noir.

La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.

Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?

Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.

Céline (très bas) – Oui…

Marie – Pardon ?

Céline – Oui !

Marie – Laquelle ?

Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?

Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.

Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…

L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.

Jacques (amusé) – Une église…?

Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.

Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?

Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…

Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…

Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.

Céline – En ouvrant le gaz…

Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!

Céline – Pardon ?

Pierre – Non, rien…

Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…

Jacques la console.

Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?

Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.

Marie – Oui, ça suffit, peut-être…

Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…

Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.

Pierre – Bon…

Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.

Marie – Carte…

Pierre – Servi…

Céline – Je suis…

Jacques – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Céline – J’ai une paire…

Jacques – Brelan…

Marie – Carré de dames…

Pierre (triomphant) – Carré de roi !

Malaise des autres.

Pierre – Jacques…

Masque de Jacques.

Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…

Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.

Pierre – Vous devez nous dire la vérité…

Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.

Noir.

La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.

Pierre – Alors, ce chat ?

Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.

Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.

Marie fond en larmes.

Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…

Malaise.

Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…

Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.

Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.

Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.

Pierre – Carte.

Céline – Carte.

Jacques – Servi.

Marie – Carte.

Jacques mise tous ses boutons.

Jacques – Banco !

Marie – J’abandonne…

Pierre – J’abandonne…

Céline – Moi aussi…

Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.

Jacques – À moi de poser une question…

Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!

Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !

Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.

Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…

Malaise de Marie.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.

Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…

Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.

Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.

Pierre est décomposé.

Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?

Marie – Si on veut, oui…

Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.

Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…

Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…

Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?

Marie – Non…

Céline – Pourquoi ?

Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…

Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.

Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…

Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?

Jacques, content de lui, montre ses cartes.

Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…

Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…

Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…

Pierre – La partie est finie.

Jacques – Je vous ai montré ma paire…

Pierre – Allez y toujours…

Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?

Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…

Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?

Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…

Céline encaisse le coup.

Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…

Marie – Mais je vous en prie…

Céline s’éloigne vers la cuisine.

Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…

Céline revient.

Jacques – Alors à bientôt ?

Pierre (à Céline) – À demain…?

Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.

Le portable de Marie se met à sonner.

Pierre – Tu ne réponds pas ?

Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…

Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…

Embarras de Marie.

Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?

Marie (mal) – Jérôme…

Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…

Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.

Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?

Pierre – Banco !

Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.

Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.

Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..

Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.

Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.

Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

www.sacd.fr

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