Sens Interdit Sans Interdit
Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez
Jusqu’à 50 personnages (hommes et femmes). – Deux personnages par saynète – Distribution variable
Humour absurde.
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TEXTE INTÉGRAL
Sens Interdit – Sans Interdit
Comédie à sketchs
Deux personnages par saynète – Distribution variable
5 – L’homme à l’oreille coupée
1 – Là et au-delà
Un personnage seul en scène. Il attend et ne sait pas quoi faire.
In – Excusez-moi… Il y a quelqu’un ?
Après un temps, une voix off lui répond.
Off – Non…
In – Ah, ok, je… Bon…
Il attend encore un instant.
In – Je suis désolé de vous déranger, mais… Ça fait déjà un petit moment que j’attends et…
Off – Oui…
In – Enfin, j’ai un peu perdu la notion du temps… Je suis là depuis que… Enfin, vous savez… Et je me demandais si…
Off – Oui…
In – Est-ce que je suis… au paradis… ou en enfer ?
Off – À votre avis ?
In – Le purgatoire ?
Off – Non.
In – Les limbes ?
Off (étonné) – Les limbes ?
Le personnage paraît désemparé.
In – Mais alors où ?
Off – Nulle part.
In – Nulle part ?
Off – Nulle part.
In – Mais… jusqu’à quand ?
Off – Jusqu’à ce que ça commence.
In – Alors ça n’a pas encore commencé ?
Off – Non.
In (semblant comprendre) – Ah, d’accord…
Un temps pendant lequel il tente d’assimiler cette information.
In – Mais qu’est-ce qui n’a pas encore commencé ?
Off – Je peux vous poser une question, moi aussi ?
In – Oui…
Off – Qu’est-ce que vous foutez là ?
Air interloqué de celui qui est là.
In – Alors ça, je… J’ai complètement oublié…
Off – Mais vous êtes qui ?
In – Franchement… Je n’en ai aucune idée…
Un temps.
Off – Alors ça va pouvoir commencer.
Noir.
2 – Salle d’attente
Elle est là. Il entre.
Lui (avec une amabilité convenue) – Bonsoir.
Elle (simplement polie) – Bonsoir…
Il fait les cent pas en examinant les lieux, un peu gêné.
Lui – Vous avez rendez-vous à quelle heure ?
Elle – Je suis un peu en avance…
Un temps.
Lui – Vous n’avez vu personne ?
Elle – Non.
Lui – Bon…
Un temps.
Lui – C’est mon premier rendez-vous… Elle est comment…?
Elle – Elle ?
Lui – C’était une femme, au téléphone…
Air dubitatif de la femme, qui ne répond pas.
Elle – Ils sont peut-être deux…
Lui – Alors pour vous aussi, c’est… la première fois.
Elle ne répond pas.
Lui – Oh… Un homme ou une femme… Le principal, c’est qu’ils soient compétents…
Sourire un peu forcé de la femme. Et nouveau silence embarrassé.
Lui – Je peux vous céder ma place, si ça vous arrange… Comme vous étiez là avant moi…
Elle (froidement) – Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Lui – Pardon… Je vous laisse tranquille… C’est parce que je suis un peu nerveux…
La femme semble culpabiliser de l’avoir rembarré.
Elle – Moi aussi, je suis nerveuse… J’ai horreur d’attendre…
Lui – C’est pour ça que vous arrivez en avance à vos rendez-vous…
La femme se demande comment elle doit le prendre. Il jette un regard vers une pendule qui peut rester imaginaire.
Lui – C’est la première fois que je vois une pendule dans une salle d’attente…
Il regarde sa montre.
Lui – Ils ont oublié de la remettre à l’heure…
La femme ne prête guère attention à ces propos.
Lui – C’est bizarre… de mettre dans une salle d’attente une pendule qui n’est même pas à l’heure… Remarquez, eux non plus, ne sont jamais à l’heure, alors…
Un temps.
Lui – Ça doit faire partie du jeu…
Elle – Quel jeu ?
Lui – De nous faire attendre, comme ça… Ce n’est pas pour rien qu’on nous appelle des patients…
Un temps.
Lui (inquiet) – Vous n’avez pas entendu quelque chose ?
Elle – Non…
Il va vers la porte par laquelle il est entré et actionne la poignée, sans parvenir à l’ouvrir.
Lui – Fermée…
Elle (très inquiète) – Fermée ? Vous voulez dire… à clef ?
Lui – Cette fois, on ne peut plus reculer…
Il va vers la porte située de l’autre côté, qu’on suppose être celle du cabinet, et tente d’actionner la poignée, sans plus de résultat. Il se retourne vers la femme.
Lui – Fermée aussi…
La femme prend conscience de la situation et commence à paniquer.
Elle – Pourquoi ils nous ont enfermés comme ça ? Je suis claustrophobe…
Il voudrait bien la réconforter, mais commence à être très inquiet lui aussi.
La femme regarde autour d’elle, paniquée.
Elle – Il n’y a aucune fenêtre… On va mourir étouffés…
Lui (prenant sur lui) – Mais non, voyons… Et puis on a nos téléphones portables…!
Elle – Je n’ai pas de téléphone portable…
Lui – Mais moi, si !
Il sort son téléphone portable et tente de composer un numéro, mais déchante bientôt.
Lui – Mince, je n’ai plus de batterie… (Tentant de rester confiant, malgré tout) Mais il doit bien y avoir une prise quelque part…
Ils se mettent à chercher tous les deux, d’abord debout, puis à genoux.
Elle – Je ne vois rien… Et vous ?
Lui (depuis le derrière du canapé) – Non… Ah si…
Il se relève et brandit quelque chose.
Lui – J’ai trouvé un préservatif…
Elle – Vous croyez vraiment que c’est le moment ?
Lui – Excusez-moi…
Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Lui – Pour l’instant, à part attendre… Ils vont peut-être revenir…
Ils se calment un instant, résignés.
Elle – Pourquoi vous êtes venu, vous ?
Il la regarde, un peu pris de court.
Elle – Excusez-moi… D’ailleurs, moi non plus, je ne sais pas très bien ce que je fais là… Mais c’est une raison suffisante pour être venue, non…? Je veux dire, de ne pas savoir ce qu’on fait là…
Elle semble au bord de l’évanouissement.
Lui – Allongez-vous…
Elle s’apprête à s’allonger, comme sur le divan d’un psy, mais a soudain un mouvement de recul.
Elle – C’est vous ?
Lui – Comment ça, moi ?
Elle – Alors tout ça, c’est une mise en scène pour me déstabiliser ?
Lui – Je vous proposais seulement de vous allonger un peu, pour vous reposer…
Elle – Excusez-moi, je commence à délirer…
La femme regarde la pendule et semble comprendre quelque chose
Elle – Mais, j’y repense… Ce n’est pas hier soir, qu’on changeait d’heure ?
Lui – Si…
Elle – J’ai complètement oublié d’avancer ma montre !
Lui – Et alors ?
Elle – Alors j’ai une heure de retard ! Moi qui pensais être en avance ! Voilà pourquoi mon psy est déjà parti ! Il a dû fermer les portes en partant, en pensant qu’il n’y avait plus personne…
Lui – Votre psy…? On n’est pas dans un cabinet dentaire ?
Elle – Le dentiste, c’est en face…
Lui – Non ?
Elle – Ah, si !
Il porte brusquement sa main à sa joue.
Lui (avec une grimace de douleur) – Aouh…! Ça y est, c’est reparti…
Elle – Quoi ?
Lui – Ma dent de sagesse ! C’est pour ça que je suis venu !
Elle – Vous, au moins, vous savez pourquoi vous êtes là…
Lui – Oui, enfin… Venir chez un psychanalyste pour se faire ôter une dent de sagesse…
Elle – C’est son nom qui a dû vous induire en erreur…
Lui – Son nom…?
Elle – Le Docteur Adam… C’est vrai qu’on peut confondre…
Il la regarde sans comprendre.
Elle – À Dents ! On pense plutôt à un dentiste…
Lui – Je n’avais jamais pensé à ça… Et la dentiste…?
Elle – C’est moi…
Lui – Pardon…?
Elle – On peut-être dentiste et avoir besoin d’un psy, vous savez… C’est rare, mais… Ça peut arriver…
Lui – Mais alors… vous allez pouvoir faire quelque chose pour moi…
Elle (interloquée) – C’est que… Je ne suis pas dans mon cabinet… Je n’ai pas mes instruments…
Elle semble se raviser.
Elle – Faites voir…
Il ouvre la bouche et elle regarde.
Elle – Ah, oui, c’est très enflammé… Et ça bouge déjà pas mal. Peut-être qu’en tirant un peu dessus.
Lui – Aïe !!! (Il referme la bouche) Vous êtes sûr que vous êtes dentiste ?
Elle (blessée) – Vous me prenez pour une affabulatrice, c’est ça… Alors pour vous, parce qu’on va voir un psy, on est complètement fou…
Lui – Mais pas du tout… C’est juste que… Vous m’avez fait mal, c’est tout…
Elle – Eh oui… C’est ce que j’entends toute la journée, figurez-vous. Vous m’avez fait mal… Comme si je leur faisais mal par plaisir…
Il se tient la joue.
Lui – Pourquoi on appelle ça des dents de sagesse, au juste…?
Elle – Parce qu’elles poussent à l’âge de raison, j’imagine…
Lui – Alors pourquoi faut-il absolument que ça fasse un mal de chien, les dents de sagesse, au point qu’on soit obligé de se les faire enlever…?
Elle – Vous êtes vraiment psy…?
Lui – On peut être psy et avoir mal aux dents, vous savez… Excusez-moi d’insister, mais… Vous êtes sûre qu’on n’est pas dans un cabinet dentaire…?
Elle – Alors je serai enfermée dans ma propre salle d’attente, en pensant que je suis dans un cabinet de psy…? Vous me prenez vraiment pour une folle !
Silence.
Lui – En même temps, il n’y a rien qui ressemble autant à une salle d’attente qu’une autre salle d’attente… Et la pendule n’a pas été remise à l’heure… Comme votre montre…
Elle (fermement) – Le dentiste, c’est à droite, et le psy à gauche !
Lui – Bon, bon…
Pour se donner une contenance, il parcourt la pièce et se plante devant une reproduction de tableau (qui peut rester imaginaire).
Lui – Le Cri… Un grand classique des salles d’attente… Ça marche aussi bien pour les dentistes que pour les psychanalystes…
Elle – Oui… J’ai le même dans ma salle d’attente… (Elle le regarde, prise d’un doute, fouille dans sa poche et en sort une clef) Je vais quand même vérifier… J’ai la clef de mon cabinet dans ma poche… (Elle se dirige vers la porte et l’ouvre sans difficulté) Vous me suivez, Docteur…? On va s’occuper de cette dent de sagesse…
Il la regarde, interloqué. Noir.
3 – Blanc
Deux personnages (hommes ou femmes), regardant peut-être une affiche.
Un – Blanc… Drôle de nom…
Deux – Ça inspire confiance. Blanc… Ça fait penser à une marque de lessive…
Un – Ouais… Mais quand on se présente aux élections… « Votez Blanc »… Comme slogan pour se faire élire, y’a mieux, non ?
Deux – En même temps, comme il n’a pas de programme très défini…
Un – Tu crois qu’il peut être élu…
Deux – Il incarne parfaitement les aspirations de la majorité silencieuse… Ça peut lui permettre de mobiliser les abstentionnistes. Et puis il a la tête de Monsieur Toutlemonde… Les gens se reconnaissent en lui… Ça les rassure…
Un – Mais qu’est-ce qu’il va faire, s’il arrive au pouvoir ?
Deux – Ah, ça, il a clairement annoncé la couleur. Rien ! Et il a juré que cette fois, les promesses électorales seront tenues.
Un – Mais alors pourquoi il se présente, exactement ?
Deux – Pour faire triompher ses idées !
Un – Ses idées…?
Deux – Il milite depuis des années pour que le vote blanc soit reconnu comme un vote à part entière… Comme il n’a pas obtenu satisfaction, il a décidé de se présenter lui-même… C’est vrai que c’est assez courageux. Au moins, il va au bout de sa démarche…
Un – Et toi, qu’est-ce que t’en penses ?
Deux – Je suis partagé…
Un – Tu vas t’abstenir ?
Deux – C’est ce que je fais depuis des années, mais là… Ce serait une façon de cautionner ses idées… Non, je suis encore indécis…
Un – Je suis un peu du même avis que toi… Aujourd’hui, quand on a des vraies convictions… C’est difficile de pas être récupéré…
Noir
4 – Ça ne veut rien dire
Un homme et une femme.
Homme – Je me demande si mon patron n’est pas en train d’essayer de me virer.
Femme – Non…
Homme – Quand je le croise dans les couloirs, il ne me dit plus bonjour. Avant on déjeunait ensemble au moins une fois par semaine…
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il est peut-être débordé. Ou alors, il fait un régime.
Homme – Je ne sais pas… Il s’est mis à me vouvoyer. Alors que jusque là, il me tutoyait.
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… C’est plutôt une marque de respect, non ? Ça montre qu’il vous prend au sérieux.
Homme – Quand même… Il vient de me retirer un gros dossier dont je m’occupais, pour le refiler au type qu’il vient d’embaucher…
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il ne veut pas que ses employés soient surmenés, c’est tout à son honneur. C’est sûrement pour ça qu’il a recruté quelqu’un pour vous épauler.
Homme – Ouais… Ben alors là, je ne suis plus surmené du tout. En fait, depuis une semaine, je n’ai plus aucun dossier à m’occuper. On me les a tous retirés les uns après les autres.
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il veut peut-être que vous soyez complètement disponible pour la prochaine mission très importante qu’il aura à vous confier…
Homme – Je ne suis pas sûr. J’avais un grand bureau au dernier étage, juste à côté du sien. Maintenant, on m’a installé au sous-sol, dans une pièce sans fenêtre. C’est au nouveau, justement, que le patron a refilé mon bureau…
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Et puis au moins, vous ne l’avez plus sur le dos toute la journée. Vous êtes plus indépendant…
Homme – Ah, oui, là, c’est sûr. Je peux faire ce que veux. Je ne reçois pas une visite de la journée. Je passe mon temps à jouer à des jeux en ligne sur mon ordinateur. Enfin j’ai arrêté. On m’a coupé l’accès à internet hier…
Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Les fournisseurs d’accès, c’est souvent en panne, c’est connu.
Homme – Le pire, c’est que je me demande s’il ne couche pas avec ma femme.
Femme – Non…?
Homme – Je ne sais pas… Hier, vers trois heures de l’après-midi, je l’ai vue sortir d’un petit hôtel avec lui… Vous me direz que ça ne veut rien dire…
Femme – Mmm… Là, c’est peut-être un signe, quand même…
Noir.
5 – L’homme à l’oreille coupée
Deux personnages.
Vincent – Tu sais pourquoi Van Gogh s’est coupé l’oreille ?
Paul – Qui ?
Vincent – Van Gogh !
Paul – Le peintre ?
Vincent – Pourquoi ? Tu connais un Van Gogh qui serait coiffeur, charcutier ou coureur cycliste ?
Paul – Non…
Vincent – Bizarre, quand même…
Paul – Qu’il n’y ait aucun charcutier qui s’appelle Van Gogh ?
Vincent – De se couper l’oreille !
Paul – Pourquoi il a fait ça ?
Vincent – C’est ce que je viens de te demander…
Paul – Et comment je le saurais ?
Vincent – Il paraît qu’il l’a offerte à Gauguin, emballée dans du papier journal.
Paul – Il aurait mieux fait de l’offrir à Beethoven.
Vincent – Beethoven n’était pas peintre.
Paul – Non. Mais il était sourd. Tu n’as pas lu les pièces de Roland Dubillard ?
Vincent – Non…
Paul – Remarque, il n’a pas vendu une toile de son vivant.
Vincent – S’il écrivait des pièces de théâtre.
Paul – Van Gogh ! C’est peut-être pour ça qu’il s’est coupé l’oreille.
Vincent – Par dépit ?
Paul – C’est vrai que je ne connais personne qui ait tenté de se suicider en se tranchant l’oreille…
Vincent – Il a peut-être essayé de se trancher la gorge, il a raté son coup, et c’est l’oreille qui a tout pris. Il y a des gens maladroits.
Paul – Et il aurait inventé tout ça pour éviter de passer pour un manchot ? Un peu tiré par les cheveux, non ?
Vincent – D’ailleurs Van Gogh n’était pas encore né quand Beethoven est mort. Je ne vois pas comment il aurait pu lui donner son oreille…
Paul – Ou alors il s’est coupé en se rasant. Et après on en a fait tout un fromage, parce que c’était Van Gogh.
Vincent – Moi, quand je me coupe l’oreille, personne n’en parle…
Paul – C’est pas mal, ses tableaux, mais bon… Est-ce que ça vaut vraiment ce que ça coûte ?
Vincent – Si personne ne lui achetait de toiles de son vivant, ce n’est peut-être pas par hasard.
Paul – C’est sûrement eux qui avaient raison. Van Gogh, ça ne vaut pas un clou. Le clou pour accrocher le tableau…
Vincent – Ni la corde pour le pendre.
Paul – Il s’est pendu ?
Vincent – Qui ?
Paul – Van Gogh !
Vincent – Non, pourquoi ?
Paul – Laisse tomber…
Vincent – Et Beethoven ? Les gens lui achetaient sa musique, de son vivant ?
Paul – Ouais, mais bon, Beethoven… Il faisait plutôt de la musique classique…
Vincent – Ça se vend toujours, la musique classique.
Paul – C’est jamais très à la mode, mais du coup ça vieillit moins vite.
Vincent – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Le classique, c’est indémodable.
Paul – Mais Van Gogh…
Vincent – Ça vieillit mal.
Paul – Comme Picasso.
Vincent – Qui adorait la corrida…
Paul – C’est normal, il était espagnol.
Vincent – On dit que finalement, c’est peut-être Gauguin qui lui aurait coupé l’oreille, à Van Gogh. D’un coup d’épée… C’est même pour ça qu’il se serait taillé, à Tahiti.
Paul – Gauguin aussi aimait la corrida ?
Vincent – Pourquoi ? Il y a des corridas, à Tahiti ?
Paul – À cause de l’oreille ! Et de l’épée…
Vincent – Tu crois que dans un moment de folie, Gauguin, se prenant pour Picasso, aurait pu confondre Van Gogh avec un taureau…?
Paul – Gauguin n’était pas fou. C’est Van Gogh, qui l’était.
Vincent – La preuve, il s’est suicidé…
Paul – On peut se suicider sans être fou…
Vincent – Il s’est tiré une balle dans les champs.
Paul – Il ne s’est pas tiré une balle dans le cœur ?
Vincent – Si, dans les champs. Avec les corbeaux. C’est même le dernier tableau qu’il a peint.
Paul – Et sur le tableau, on voit Van Gogh se suicider ?
Vincent – On voit juste les corbeaux qui lui tournent autour.
Paul – Comme des vautours…
Vincent – Ils sentent ces choses là… C’est l’instinct… Tu sais que ça vit très longtemps…
Paul – Les vautours ?
Vincent – Les corbeaux !
Paul – Plus longtemps qu’un artiste peintre, en tout cas…
Vincent – Ça dépend. Regarde Picasso. Il a vécu jusqu’à près de cent ans.
Paul – Bon, c’est pas le tout, mais j’ai du boulot. Qu’est-ce que je te fais, aujourd’hui, Vincent…?
Vincent – Comme d’habitude, Paul.
Paul – Bien dégagé derrière les oreilles ?
Vincent – Pas trop quand même…
Paul – Disons que je te laisse les oreilles.
Vincent – Voilà.
Paul – Mais si je dois en couper une, tu préfères que je te laisse laquelle ?
Vincent – Quelle oreille il s’était coupée, Van Gogh ?
Paul – La gauche.
Vincent – Bon ben laisse-moi la droite, alors… Si je veux avoir une chance de passer à la postérité. Tu as le journal ?
Paul – Pour emballer ton oreille ?
Vincent – Pour le lire…
Paul – Si je te coupe une oreille, tu crois que ce sera dans le journal ?
Vincent – Non…
Paul – Et si je te coupe les deux.
Vincent – Pas forcément…
Paul – Et si je te coupe les deux oreilles et la queue ?
Vincent – En Espagne, peut-être…
Noir.
6 – L’addition
Elle est assise seule à une table de restaurant, les yeux dans le vague. Il arrive d’un pas décidé, sans la regarder, griffonnant déjà quelque chose sur son carnet de commande.
Lui (avec un entrain un peu survoltée) – Les moules farcies, ça vous a plu ? C’est la spécialité du chef…
Elle (sinistre) – Moi c’était le plat du jour. Le lapin…
Lui (sans se démonter) – Alors, pour la petite dame, qu’est-ce que ce sera pour terminer ? Un petit dessert ? Un petit café ? L’addition ?
Elle (le regardant avec intensité) – Il n’y a rien de plus déprimant que de manger seule au restaurant…
Lui (pour garder sa contenance, mais un peu perturbé) – Un petit digestif ?
Elle – Surtout pour une femme…
Lui – Marie-Brizard ? Cointreau ? Grand-Marnier ?
Elle – Manger dans un grand restaurant, c’est un peu comme faire l’amour, vous comprenez ?
Lui (troublé) – Une liqueur de bonne femme, quoi…
Elle – Techniquement, seule ou à plusieurs, ça se termine à peu près de la même façon. Et pourtant, c’est quand même mieux à deux, non…?
Lui – Une petite tisane…?
Elle – On n’est même pas obligé de parler, hein ? Pas plus au lit qu’à table. Quelques banalités suffisent. Je ne sais pas, moi… Passe-moi le beurre…
Lui – Saveur du Soir ? Nuit Tranquille ?
Elle (pleine de sollicitude) – Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?
Lui – C’est à dire que…
Elle – Pour vous non plus, ça ne doit pas être facile. Je me trompe ?
Lui – Ma foi…
Elle – Non pas que je méprise votre métier, hein ? Mais repasser les plats, comme ça, et puis repartir. Sans même pouvoir goûter… Vous avez mangé, au moins ?
Lui – Pas encore…
Elle – Vous avez faim ?
Lui – Mon Dieu, je…
Elle (lui tendant la panière) – Prenez au moins un morceau de pain.
Lui – Je ne sais pas si…
Elle – Vous avez quand même droit à une minute de pause…
Elle se lève et, avec autorité, elle lui fait signe de s’asseoir. Il s’exécute.
Lui – C’est vrai que… après le coup de feu de midi, j’ai toujours un petit coup de pompe…
Elle se rassied en face de lui.
Elle (souriant) – Voilà, comme ça on est deux.
Il se met à mâcher son pain sec.
Elle – Un peu de beurre ? Ça glissera mieux…
Lui – Merci.
Il prend le beurre et commence à tartiner.
Elle – Vous savez ce que me disait ma grand-mère ?
Il ne sait visiblement pas.
Elle – L’appétit est le meilleur des condiments.
Il semble pénétré par la haute teneur philosophique de cette réflexion.
Lui – C’est vrai…
Elle – Quand on a faim, une simple tartine…
Lui (soupirant) – Ça me rappelle mon enfance… Les tartines que ma mère me donnait pour le goûter… Avec du beurre salé… Je suis né en Bretagne…
Elle (avenante) – Vous voulez un peu de sel pour mettre dessus ?
Elle lui tend la salière. Il hésite puis la prend, et met un peu de sel sur sa tartine. Elle le regarde manger avec un air attendri.
Elle – C’est bon, hein ?
Lui – Pour moi, ça vaut le caviar, vous savez…
Elle – C’est ce que j’ai pris en entrée… Le caviar… C’est vrai que c’est salé aussi… Surtout l’addition…
Il sourit et continue à mâcher. Elle le regarde encore un instant avec un air apaisé.
Elle – Ça m’a fait du bien de parler un peu avec vous.
Elle se lève, et lui lance un regard plein de reconnaissance.
Elle – Merci, vraiment…
Elle met son manteau.
Elle (souriant) – La prochaine fois, c’est moi qui vous invite.
Lui – Merci…
Elle s’en va, en lui faisant un petit signe avant de sortir.
Il reste assis là, un peu largué, en continuant à mâcher sa tartine tout en rêvassant.
Un autre homme (ou une autre femme) arrive, probablement le patron (ou la patronne). Il (ou elle) regarde successivement sans comprendre le serveur assis à table, et la porte par laquelle la cliente vient de sortir.
Noir.
7 – À l’œil
Un homme entre dans un magasin où il est accueilli par une vendeuse.
Femme – Vous voulez voir quelque chose ?
Homme – Je vais regarder.
Femme – Ça ne coûte rien de jeter un coup d’œil.
Homme – Je vais voir.
Femme – Je regarde si je vois quelque chose pour vous…
Elle cherche quelque chose et lui tend.
Femme – Regardez voir.
Homme – Ce n’est pas un peu voyant ?
Femme – Regardez-moi.
Homme – Vous me voyez avec ça ?
Femme – Faut voir sur soi. Regardez-vous.
Homme – C’est tout vu.
Femme – C’est vous qui voyez. Vous voulez voir autre chose ?
Homme – Je vais continuer à regarder.
Il regarde autre chose.
Homme – Je ne vois pas le prix.
Femme – Regardez sur l’étiquette.
Homme – Je ne vois rien.
Femme – Il ne faut pas regarder à la dépense, croyez-moi.
Homme – Je vais revoir le premier.
Femme – Tenez, regardez. Vous voyez ?
Homme – Ah, oui, je me vois quand même mieux avec ça.
Il la regarde.
Homme – On ne s’est pas déjà vu quelque part ?
Femme – Je ne vois pas…
Homme – Laissez-moi vous regarder, c’est quoi votre nom ?
Femme – Ça ne vous regarde pas.
Homme – On pourrait se revoir.
Femme – Voyez-vous ça.
Homme – Vous voyez ce que je veux dire…
Femme – Non mais tu m’as bien regardée ? Tu t’es vu ? Tu ne me regardes même pas, d’accord ?
Homme – Je vois…
Femme – Je vous laisse continuer à regarder.
Homme – Je crois que j’en ai assez vu.
Femme – Voyeur !
Homme – Alors au revoir ?
Femme – C’est ça, va te faire voir.
Homme – Ça ne coûte rien de regarder…
Femme – Eh ben regarde-moi bien, parce que tu n’es pas prêt de me revoir.
Homme – Qui vivra verra.
Femme – Allez, je t’ai assez vu.
Elle le pousse dehors.
Homme – Allons voyons…
Il sort.
Femme – Faudrait quand même voir à voir.
Noir.
8 – Les mous du PAF
Marc-Antoine, le président de TF2, débarque dans le bureau de Donald, son vice-président, très occupé à lire L’Équipe.
Marc-Antoine – Vous avez vu ça, Donald ? Notre audience a encore baissé !
Donald – Oui, je sais, Marc-Antoine…
Marc-Antoine – Que France 1 fasse systématiquement un meilleur score que nous, passe encore. Mais si ça continue, on va passer derrière Arte…
Donald – Oui…
Marc-Antoine – Dites-moi franchement, Donald…
Donald – Oui, Marc-Antoine…?
Marc-Antoine – Ça vous vient d’où, ce nom à la con ? C’est un pseudo ?
Donald – Non…
Marc-Antoine – Qui serait assez con pour prendre un pseudo pareil… Ça a dû être dur à porter, non ? Surtout quand vous étiez gosse…
Donald – Mon Dieu…
Marc-Antoine – Bon, revenons à nos moutons… Je veux dire à nos ménagères de moins de cinquante ans. C’est dû à quoi, cette érosion régulière de notre audience ? Et quand je dis, érosion… On est en train de couler à pic, Donald !
Donald – On pourrait changer le responsable des programmes…? Et remettre à sa place celui qu’on a viré il y a six mois…? Il est à la fiction, maintenant…
Marc-Antoine – Nous sommes sur le Titanic, Donald, et tout ce que vous nous proposez, c’est de changer de transat ? Je ne comprends pas. Pourtant, on a supprimé la publicité.
Donald – Justement…
Marc-Antoine – Justement quoi ?
Donald – La publicité, c’est le seul truc que les gens regardaient encore sur TF2. Alors forcément, maintenant qu’on l’a supprimée, l’audience chute… Ils vont regarder la pub sur France 1…
Marc-Antoine – Et nos fictions à la française ? Qui ont fait la réputation de notre chaîne et qui s’exportent dans le monde entier !
Donald lui lance un regard signifiant que là, il exagère un peu.
Marc-Antoine – Bon, je pensais surtout à la partie extrême orientale du Benelux… Le Luxembourg, si vous préférez… Mais ne me dites pas qu’avant la suppression de la pub, personne ne regardait déjà plus les séries de TF2 ?
Donald – Oui… Pour patienter entre deux plages publicitaires…
Marc-Antoine – Dites-moi la vérité, pour une fois…
Donald – Je peux vous parler franchement ?
Marc-Antoine – Je ne vous ai pas embauché pour ça, c’est vrai, mais l’heure est grave.
Donald – À force de vouloir faire des séries consensuelles, on a fini par inventer les séries invisibles. En tout cas inregardables. On voulait que nos fictions ne dérangent personne, elles ont fini par emmerder tout le monde… Vous les regardez, vous ?
Marc-Antoine – Je suis payé pour ça…
Donald – Voilà… Mais on ne peut pas payer des millions de téléspectateurs pour regarder nos fictions…
Marc-Antoine – Et dire que si j’étais né trente ans plus tôt j’aurais pu diriger l’ORTF… Pourtant, les auteurs sont très encadrés, aujourd’hui, je ne comprends pas.
Donald – C’est sûr… Pour un auteur qui écrit, on paye six conseillers de programmes pour lui dire que ce qu’il écrit c’est de la merde…
Marc-Antoine – Alors quel est le problème ?
Donald – Prenez la comédie, par exemple. C’est très difficile de faire rire un conseiller de programmes. Alors en faire rire six de la même chose, vous imaginez un peu…
Marc-Antoine – Et ils viennent d’où tous ces conseillers ?
Donald – Ça on n’a jamais su… Quand une vache pond une bouse, sait-on d’où viennent les mouches ?
Marc-Antoine – Il faut absolument qu’on trouve quelque chose tout de suite pour remonter la pente, Donald. Qu’est-ce que les gens regardent encore à la télé à part la pub ?
Donald – Le foot… Mais on a raté l’achat des droits cette année.. On n’a plus les moyens… Avec la suppression de la pub… On a pu se payer les Jeux Olympiques d’Hiver, mais apparemment, le tir à la carabine à plomb sur patins à glace n’a pas encore trouvé son public en France…
Marc-Antoine – Le foot ? Eh ben voilà ! On n’a qu’à remplacer dans nos fictions les comédiens par des footballeurs.
Donald – Des footballeurs ?
Marc-Antoine s’empare de L’Équipe qui traîne sur le bureau de Donald.
Marc-Antoine – Tenez ! Celui-là, par exemple…
Donald (sceptique) – Il n’a pas marqué beaucoup de buts cette saison…
Marc-Antoine – Pourquoi est-ce qu’il voudrait faire l’acteur sinon ?
Donald (indécis) – Je ne sais pas…
Marc-Antoine – Si vous avez une meilleure idée… Je vous paye pour ça, non ?
Donald réfléchit.
Donald – Et si au lieu de nous épuiser à lutter contre la concurrence de France 1, on allait au bout de notre ligne éditoriale ?
Marc-Antoine – Je ne savais pas qu’on en avait une…
Donald – On arrête la fiction ! On montre la télé en train de se faire ! On pourrait appeler ça Télésurveillance, par exemple. On filme directement l’auteur en train d’écrire et de s’autocensurer. Les six conseillers de programmes en train de ne pas rire aux blagues qu’il n’a pas osé faire. Le degré ultime de la téléréalité ! Le degré zéro de la télé, pour paraphraser Barthes…
Marc-Antoine – Vous voulez dire Barthès, le gardien de but…? En voilà un qu’on pourrait récupérer dans notre équipe. Il a pris sa retraite, non ?
Donald – Si vous y tenez…
Marc-Antoine – Excellent, Donald, excellent ! J’ai toujours pensé que vous n’étiez pas un Mickey (Il rie à sa propre blague) Vous voyez, moi aussi je sais rire, quand je veux. Ça commence quand ?
Donald – Quoi ?
Marc-Antoine – Télésurveillance !
Donald montre les caméras de surveillance.
Donald – Ça déjà commencé…
Noir.
9 – Au feu
Deux femmes, à la terrasse d’un café, commandent à un serveur (off).
Elle 1 – Un déca, s’il vous plaît. Avec une sucrette, comme d’habitude…
Elle 2 – Oh et puis tiens, je vais prendre un capuccino, moi ! Je reprendrai mon régime demain…
Elle 2 aperçoit deux hommes, côté public, et se remaquille avec excitation. Elle 1, morose, est plongée dans ses pensées.
Elle 1 – Tu crois en Dieu, toi ?
Elle 2 (émoustillée) – Ça dépend des jours. Mais en voyant ces pompiers, là, je crois que je viens de retrouver la foi…
Elle 1 (inquiète) – Il y a le feu quelque part ?
Elle 2 – En face de nous… Ils viennent de s’asseoir… Tu ne les as pas vus ?
Elle 1 (essayant de voir en plissant les yeux) – Non, je ne vois rien…
Elle 2 (essayant d’être un peu discrète) – Là, tous les deux habillés pareils, coiffés en brosse avec leurs chemisettes bleues. Ça doit être la tenue d’été…
Elle 1 – Comment tu sais que c’est des pompiers ?
Elle 2 – Mais… c’est marqué dessus ! Sur leurs petits polos, tu ne vois pas ? Pompiers Volontaires !
Elle 1 – Ah, oui, peut-être… Tiens, il faut que je rachète des lentilles, moi.
Elle 2 – Des lentilles…?
Elle 1 – J’ai l’impression que je vois un peu trouble…
Elle 2 – Eh ben moi, je les vois super net… Et je peux te dire que tu perds quelque chose…
Elle 1 (regardant Elle 2) – Même toi, je te vois un peu trouble… Pourtant, t’es tout près de moi… (Inquiète) Je ne suis pas déjà presbyte…
Elle 2 – Ils sont tout bronzés, tu as vu ? Mais ils ont l’air un peu fatigués, non…?
Elle 1 – Je me suis toujours demandé pourquoi on appelait ça des lentilles…
Elle 2 – Peut-être qu’ils reviennent de mission… (Avec emphase) Guerriers sales et fourbus, ayant risqué leur vie au feu, mais avec le sentiment du devoir accompli…
Elle 1 – C’est vrai, ça n’a pas grand rapport avec des lentilles…
Elle 2 (exaltée, joignant le geste à la parole) – Je les imagine, avec leur énorme lance à incendie dans la main, en train d’essayer d’éteindre un brasier pendant toute la nuit…
Elle 1 – C’est peut-être parce qu’on doit les laisser tremper toute la nuit. Comme les lentilles, justement…
Elle 2 regarde Elle 1, se demandant de quoi elle lui parle.
Elle 2 – Je comprends pourquoi nos fils rêvent de devenir pompier…
Elle 1 – Ou alors, j’ai oublié de les mettre…
Elle 2 (soupirant) – Ils ne nous voient même pas, dis donc…
Elle 1 – Je vais tout de même vérifier…
Elle 1 se touche un œil avec le doigt.
Elle 2 – C’est dingue… On dirait qu’une fois mariée, on est moins visibles. Et alors après une ou deux grossesses, on devient complètement transparentes…
Elle 1 – Ah, non, pourtant j’ai bien…
Elle 2 – Et voilà… Ils s’en vont…
Elle 1 – Oh, c’est pas possible !
Elle 2 – Mais si, je te jure, regarde !
Elle 1 (horrifiée) – Je ne me suis quand même pas mis les deux dans le même œil…!?!
Elle 2 regarde Elle 1, interloquée. On entend une sirène de pompiers.
Elle 2 – Mais qu’est-ce qu’il fout, lui, avec mon capuccino…? Faut que je retourne bosser, moi…
Elle 1 – Ça va, il n’y a pas le feu…
Noir.
10 – Compteur
Un personnage est là, debout mais courbé. On sonne. Il va ouvrir, toujours courbé.
Deux (off) – Bonjour ! C’est pour les compteurs.
Un – Entrez, je vous attendais.
Le deuxième apparaît, courbé lui aussi.
Un – C’est par là, suivez-moi. Faites attention, le plafond est très bas.
Deux – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.
Le deuxième suit le premier jusqu’à un endroit de la scène.
Un – Voilà, alors là c’est l’eau.
Le deuxième note le chiffre sur un calepin.
Deux – Très bien…
Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.
Un – Ça c’est l’électricité…
Le deuxième note le chiffre sur un calepin.
Deux – Parfait…
Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.
Un – Là ça doit être le gaz.
Deux – Mmm…
Le deuxième note le chiffre sur son calepin.
Deux – Ah, votre consommation est en baisse ce mois-ci. Il faut dire qu’on a eu un hiver très doux.
Un – Il faut bien que le réchauffement climatique ait quelques avantages quand même…
Le premier repart suivi par le deuxième vers un dernier endroit.
Un – Et voilà le compteur d’oxygène…
Deux – Très bien…
Le deuxième regarde le compteur avec un air désapprobateur.
Deux – Ah, alors là, en revanche, vous avez explosé votre forfait ! (Il se tourne vers l’autre) Qu’est-ce qui s’est passé, Monsieur Dumortier ?
Un – Je ne sais pas… C’est vrai que j’ai tendance à être un peu essoufflé, en ce moment, quand je fais mon footing… Sur mon tapis roulant…
Deux – Il faut arrêter de faire de l’exercice, Monsieur Dumortier… C’est peut-être bon pour la santé, mais ce n’est pas bon pour le porte-monnaie…
Un – Surtout que l’oxygène a encore augmenté, ce mois-ci…
Deux – Vous n’avez pas une fuite, au moins ?
Un – Je ne crois pas…
Il note le chiffre sur un calepin.
Deux – Vous devriez peut-être rabaisser encore un peu le plafond… Il y aurait moins de déperdition, croyez moi…
Un – C’est à dire qu’avec mon dos…
Deux – Ah, c’est vous qui voyez, hein…
Le deuxième sort un terminal de carte de paiement.
Deux – Alors… Chèque ? Carte bleue ?
Un – C’est à dire que… Ça ne pourrait pas attendre un peu ? C’est que ma retraite, elle, elle aurait plutôt tendance à baisser…
Deux – Ah, oui, mais Monsieur Dumortier… Vous me mettez dans l’embarras, là…
Un – Je pourrais payer en deux fois…
Deux – Ah, oui, mais ça, ce n’est pas possible, Monsieur Dumortier… Vous comprenez, si tout le monde faisait comme vous…
Le premier ne sait pas quoi répondre. L’autre est visiblement dans l’embarras.
Deux – Bon… On va dire que je n’ai pas pu relever les compteurs parce que vous étiez sorti, et je repasse la semaine prochaine, d’accord ?
Un – D’accord… Mais si vous pouviez plutôt repasser dans une quinzaine…
Deux – Monsieur Dumortier… Il ne faut pas exagérer, non plus ! Et puis vous imaginez… Si on était obligé de vous couper l’oxygène, vous savez ce que ça veut dire…
Un – Il ne me resterait plus que le gaz.
Deux – Si vous avez payé la facture…
Le deuxième donne malgré tout une tape amicale dans le dos du premier pour dédramatiser avant de prendre congé.
Deux – Allez, ne vous en faites, Monsieur Dumortier… Je repasse le mois prochain, d’accord ? Mais c’est la dernière fois, hein ?
Un – Merci…
Deux – Et d’ici, là, fini l’exercice ! Et puis essayez de ne pas respirer aussi souvent, bon sang ! Je ne sais pas moi… Une fois sur deux, c’est largement suffisant, non ? Quand on a des problèmes de fin de mois, il faut savoir se serrer un peu la ceinture… Il suffit de remonter la ceinture au niveau des poumons…
Le premier lui répond par un sourire résigné, et s’apprête à le raccompagner à la porte.
Un – Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin. Et autant économiser votre souffle…
L’autre s’arrête et ils se serrent la main.
Deux – Allez, au revoir, Monsieur Dumortier… Et pensez à ce que je vous ai dit… Un plafond rabaissé de trente centimètres, c’est dix pour cent de consommation d’oxygène en moins… Vous n’avez pas écouté notre dernière campagne d’information à la télé ?
Un – Merci… (Le deuxième s’en va, et le premier reste seul) Je crois que je ferai mieux d’éteindre aussi la lumière…
Noir.
11 – Autodérision
Un homme à côté d’un autre. Ils regardent quelque chose devant eux.
Un – C’est quoi, comme voiture ?
Deux – Mercedes.
Un – Ah, ouais.
Deux – On m’a piqué l’étoile. Au début je la faisais remettre. Et puis j’ai laissé tomber. On me la pique à chaque fois.
Un – Cette idée de mettre des étoiles même sur les voitures… C’est bien un truc allemand.
Deux – Je me demande bien ce qu’ils en foutent.
Un – Qui ?
Deux – De toutes ces étoiles ! Ils en font la collection, ou quoi ?
Un – D’un autre côté, il vaut mieux qu’ils vous piquent l’étoile, et qu’ils vous laissent la voiture. Moi, ma bagnole, elle n’avait pas d’étoile. On me l’a volée l’année dernière. Alors j’ai racheté celle-là. D’occase…
Un temps.
Un – Et vous en êtes content ?
Deux – C’est solide.
Un – C’est pas très beau.
Deux – C’est allemand.
Un – C’est une bonne marque.
Deux – C’est Mercedes.
Un – Ouais.
Deux – On sait ce qu’on achète.
Un – Et on sait ce qu’on a.
Deux – La qualité allemande, quoi.
Un – Mmm…
Un temps.
Deux – Et la vôtre, c’est quoi ?
Un – Je n’ai jamais su.
Deux – Pardon ?
Un – Le type à qui je l’ai achetée m’a dit que c’était une Renault. C’était pas marqué dessus. Mais au garage, ils m’ont dit que non.
Deux – Mais alors qu’est-ce que c’est ?
Un – Ils ne savent pas.
Deux – Merde !
Un – Sinon, elle marche bien. Une vidange de temps en temps. Heureusement, parce que pour les pièces détachées… Quand on ne connaît pas la marque.
Deux – Ah, ouais…
Un – Ouais… C’est une voiture née de marque inconnue, quoi. On m’a dit qu’elle avait peut-être été fabriquée dans un pays de l’Est. Ou en Chine. En Israël peut-être. Par un fabriquant qui aurait disparu depuis. Ou qui aurait changé de nom. Comme les juifs pendant la guerre, voyez ?
Deux – Mais qu’est-ce qui est marqué sur la carte grise ?
Un – Renault.
Deux – Mais c’en est pas une…
Un – Fallait bien lui donner un nom. Un état civil, comme qui dirait. La faire adopter, quoi. Parce que sinon, elle est en règle, et tout. C’est une voiture, hein ! Enfin, ça roule quoi. C’est juste qu’elle est de marque inconnue.
Deux – Et elle date de quand ?
Un – Ben, on ne sait pas trop non plus. Une trentaine d’années, peut-être. Avant la chute du mur, en tout cas.
Deux – Quel mur ?
Un – Ben on ne sait pas, justement. Le mur de Berlin, peut-être. Ou la grande muraille de Chine. Allez savoir…
Deux – La grande muraille de Chine s’est écroulée ?
Un – Faudrait faire une datation. Au carbone 14. Directement à la sortie du tuyau d’échappement.
Deux – Elle n’a pas de pot catalytique…
Un – Pas de ceintures de sécurité, non plus, vous pensez bien. Mais comme c’est considéré comme une voiture de collection, j’ai le droit de rouler avec quand même. Sinon, c’est une bonne voiture.
Deux – Et elle marche à quoi ?
Un – Moi, j’y mets du fioul domestique. Mais peut-être que ça marcherait avec autre chose. Je n’ai jamais essayé.
Deux – Merde…
Un temps.
Un – Et la vôtre, vous êtes vraiment sûr que c’est une Mercedes ?
L’autre le regarde un peu inquiet.
Un – Non, je veux dire, comme il n’y a pas l’étoile…
Un temps.
Un – Vous avez les papiers, au moins ?
Noir.
12 – Un champ de ruines
Deux paysans (homme et/ou femme) contemplent quelque chose qu’on ne voit pas, situé au loin, derrière les spectateurs. Ils parlent éventuellement avec un accent régional (au choix).
Un – Qu’est-ce qu’ils font, là ?
Deux – Paraît qu’ils vont restaurer le château…
Un – Le château ? C’te ruine ?
Deux – Paraît que c’est un monument historique…
Un – Un monument ? C’tas de gravats ?
Deux – Paraît que c’était un château fort, au Moyen Age… Même que Louis XVI y aurait dormi juste avant de se faire assassiner par Ravaillac.
Un – Et comment que tu sais ça, toi ?
Deux – Ben je l’ai lu dans le journal.
Un – Merde alors ! Et ils vont le reconstruire ?
Deux – C’est à cause du plan de relance de l’économie…
Un – Bâtir des châteaux forts pour aider les agriculteurs… Ils feraient mieux de construire des châteaux d’eau…
Deux – C’est un truc qui vient d’en haut… De Bruxelles…
Silence pour digérer cette information. Ils continuent de contempler les ruines.
Un – C’est pas tes vaches qui sont là devant ?
Deux – Si.
Un – Et pis c’est ton champ.
Deux – Dame oui.
Un – Et ta ferme, elle est pas loin non plus…
Deux – Je vais être aux premières loges, c’est sûr…
Ils continuent à regarder.
Un – Et c’est quoi, c’te cabane, qu’ils ont déjà mis là ?
Deux – Ben c’est une guérite. Pour les gardes, quand il pleut.
Un – Les gardes ?
Deux – Les gardes belges.
Un – C’est pas des gardes suisses ?
Deux – J’te dis c’est un projet européen ! La Suisse, elle fait pas partie de l’Europe, si ?
Un – Et pourquoi qu’ils ont besoin de garder ces ruines tout d’un coup ? C’est pas des vaches. Depuis le temps qu’elles sont là, elles ne vont pas s’en aller toutes seules…
Deux – En attendant le début du chantier ! C’est que ça va coûter des milliards, ces travaux. Ça va durer des années. Je ne sais pas si je serais encore là dans ma ferme pour profiter de la vue sur le château…
Un – En tout cas, tu vas bien profiter de la vue sur les travaux…
Nouveau silence.
Deux – Paraît qu’ils vont faire un jardin, devant. Un potager médiéval…
Un – Un jardin médiéval ? C’est quoi ça ?
Deux – Avec des légumes d’époque, des conneries comme ça. Des cucurbitacées…
Un – Des cucurbitacées… Alors c’est ça la nouvelle politique agricole commune…?
Nouvelle contemplation.
Un – Ils vont arracher les poteaux électriques…
Deux – Pourquoi donc ?
Un – Avec les cucurbitacées médiévales, ça va jurer.
Deux – Tu crois ?
Un – Au Moyen Age, y’avait pas de poteaux électriques. Y’en avait déjà pas du temps de ton arrière grand-père.
Silence.
Un – C’est pas les poteaux qui amènent l’électricité jusqu’à ta ferme ?
Deux – Je pense bien, oui… J’ai eu assez de mal à convaincre EDF de me les remettre debout après la grande tempête de l’an deux mille.
Un temps.
Un – J’ai comme l’impression que tu vas bientôt retourner au Moyen Age, toi aussi… Ils ne t’ont pas encore envoyé le costume, non ?
Tête de l’autre…
Noir.
13 – À l’unisson
Deux personnages (hommes ou femmes) se croisent.
Un – Bonjour.
Deux – Bonsoir.
Chacun semble intrigué par le comportement de l’autre.
Un – Bonjoir.
Deux – Bonsour.
Un – Je peux vous aider ?
Deux – Vous avez besoin d’un renseignement ?
Un – Il ne comprend rien.
Deux – Il a l’air un peu abruti.
Un – Vous m’entendez ?
Deux – Qu’est-ce qu’il dit ?
Un – Vous parlez français ?
Deux – Do you speak french ?
Un – A donde vas ?
Deux – Quo vadis ?
Un – Il n’est sûrement pas du coin.
Deux – Il ne doit pas être de la région.
Un – C’est peut-être une langue régionale.
Deux – On dirait du patois.
Un – Vous avez un problème ?
Deux – Vous êtes sûr que ça va ?
Un – Ah, oui, il a un sérieux problème.
Deux – Non, visiblement ça ne va pas.
Un – Vous cherchez quelque chose ?
Deux – Vous avez perdu quelqu’un ?
Un – Ou alors, c’est un défaut d’élocution.
Deux – Je devrais peut-être lui écrire sur un papier.
Un – Vous avez un crayon ?
Deux – Vous avez une feuille ?
Un – On dirait qu’il va se trouver mal.
Deux – Il faudrait peut-être que j’appelle un médecin.
Un – Vous voulez que j’appelle le SAMU ?
Deux – Je ferais mieux de téléphoner aux pompiers.
Un – Il a l’air complètement paumé.
Deux – Il est peut-être un peu dérangé.
Un – Ah, oui, il fait pitié à voir.
Deux – Le pauvre, je n’aimerais pas à être à sa place.
Un – Vous voulez que je vous conduise quelque part, je suis en voiture ?
Deux – Heureusement qu’il est à pied, il n’est pas en état de conduire.
Un – Bon, je crois que ce n’est pas la peine d’insister.
Deux – Il vaut peut-être mieux que je le laisse tranquille.
Un – Vous êtes sûr que ça va aller ?
Deux – Vous allez pouvoir vous débrouiller tout seul ?
Un – Qu’est-ce que je peux y faire ?
Deux – J’aimerais bien faire quelque chose, mais quoi ?
Un – Bon ben.. Au revoir.
Deux – Alors euh… Au plaisir.
Un – C’est ça… Au pleuvoir.
Deux – Allez… Arrosoir.
Ils hésitent encore à s’en aller, chacun étant un peu inquiet pour l’autre.
Deux – Hein ?
Un – Deux ?
Deux – Un.
Un – Deux.
Ils s’en vont chacun de leur côté au pas cadencé.
Deux – Un.
Un – Deux.
Deux – Un.
Un – Deux…
Ils font un tour de scène, se rejoignent et sortent ensemble, toujours en cadence.
Noir.
14 – Le journal
Deux personnages assis sur un banc.
Un – Vous avez lu le journal, ce matin ?
Deux – Non, qu’est-ce qui se passe ?
Un – Je ne sais pas. J’ai résilié mon abonnement.
Deux – D’habitude, il y en a toujours un qui traîne sur un banc.
Un – Ou dans une poubelle.
Deux – Même le journal de la veille.
Un – On n’est pas pressé.
Deux – On n’a pas besoin de nouvelles fraîches.
Un – On est à la retraite.
Deux – On veut juste savoir ce qui se passe.
Un – Il se passerait quelque chose, on ne serait pas au courant.
Deux – Heureusement qu’il y a la télé.
Un temps.
Un – Vous avez regardé la télé, hier soir ?
Deux – Mon antenne est tombée du toit avec la dernière tempête.
Un – Moi j’ai encore mon antenne. C’est ma télé qui est en panne.
Deux – Ils sont peut-être en grève.
Un – La télé ? Comment savoir, on ne peut plus la regarder.
Deux – Le journal ! Ils sont peut-être en grève.
Un – D’habitude, il y en avait toujours un qui traînait sur un banc.
Deux – C’est pour ça que j’ai résilié mon abonnement.
Un – Vous aussi ?
Deux – Mais si tout le monde a fait comme nous.
Un – C’est la mort de la presse.
Deux – Plus de journaux abandonnés sur les bancs.
Un – On ne va plus du tout savoir ce qui se passe.
Deux – Au Moyen Age, il n’y avait pas de journaux.
Un – Et les gens ne s’en portaient pas plus mal.
Deux – Ils ne savaient pas lire.
Un – Et puis allez savoir si c’est vrai, tout ce qu’on raconte dans les journaux.
Deux – Des fois ils exagèrent un peu, c’est sûr.
Un – Quand ils parlent de l’Amérique, par exemple.
Deux – L’Amérique ?
Un – Vous y êtes déjà allé, vous, en Amérique ?
Deux – Non.
Un – Alors comment on peut être sûr que ça existe vraiment, l’Amérique ?
Ils méditent un instant cette pensée.
Deux – Et si Christophe Colomb n’avait rien trouvé du tout ?
Un – Et si Christophe Colomb n’avait jamais existé ?
Deux – Et si il n’y avait rien du tout de l’autre côté de la mer ?
Un – Et s’il n’y avait pas de mer ? (L’autre le regarde un peu étonné quand même) Vous avez déjà vu la mer, vous ?
Deux – Ah, oui, quand même. Enfin à la télé. Quand j’avais encore l’antenne.
Un – Admettons. Mais comment savoir ce qu’il y a de l’autre côté des mers ?
Deux – Et si la terre était vraiment plate ?
Un – Comment savoir ce qui se passe vraiment dans le monde ?
Deux – Ou même en France.
Un – Ou même au-delà du périphérique.
Deux – Ou même dans ce parc.
Un – Ou même ici.
L’autre le regarde, un peu interloqué.
Deux – Ici, on le saurait, non ?
Un – Justement. On n’a pas besoin de lire le journal pour ça.
Deux – Et ce qui se passe ailleurs, entre nous…
Un – Comment le savoir vraiment ?
Deux – Comment en être sûr ?
Un – Pas en lisant le journal, en tout cas.
Un temps. Le regard du deuxième est attiré par quelque chose à ses pieds. Il ramasse une feuille de journal chiffonnée en boule, et la déplie.
Un – Qu’est-ce que c’est ?
Deux – Une page de journal.
Un – Quelle rubrique ?
Deux – Les faits divers.
Un – Et alors ?
L’autre lui lance un regard stupéfait.
Deux – On parle de nous.
Un – Ça ne veut pas dire qu’on existe vraiment.
L’autre revient à sa page de journal.
Deux – Ils disent qu’on est mort.
Un – Morts ?
Deux – Moi en tombant du toit en essayant de réparer mon antenne, vous électrocuté en bricolant votre télé.
Un – Mort…
Deux – C’est dans le journal.
Un – En même temps…
Deux – Comment savoir si c’est vrai ?
Noir.
15 – Visite
Deux personnages arrivent la mine préoccupée. Ils gardent un moment le silence.
Un – Alors ? Tu l’as trouvé comment ?
Deux – Franchement, je m’attendais à pire…
Un – Oui.
Nouveau silence.
Un – Pire ?
Deux – Je ne sais pas… C’est vrai qu’il est très diminué, mais bon… Au moins, il nous a parlé…
Un – Oui…
Un temps.
Un – Qu’est-ce qu’il a dit, au juste ?
Deux – Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris… Quelque chose comme… Aaa… Ééé… Ououou… En-en-en…
Un – Oui… C’est ce que j’ai compris aussi…
Deux – Il a un peu de mal avec les consonnes…
Un – Oui.
Deux – Enfin, il avait quand même l’air content de nous voir.
Un temps.
Un – Ça me fait de la peine de le voir comme ça…
Deux – On était très proches de lui…
Un – Je l’aimais beaucoup.
Deux – Lui aussi, je crois qu’il nous aimait beaucoup.
Un – On était très proches.
Silence.
Un – Tu crois vraiment qu’il nous reconnaît ?
Deux – Ah, oui, quand même !
Un – Quand on est arrivé, il a tourné la tête de l’autre côté…
Deux – Ça doit être un réflexe… Je ne suis pas sûr qu’il contrôle tous ses mouvements, tu sais…
Un – J’avais l’impression qu’il essayait de nous dire quelque chose…
Deux – Il voulait peut-être nous remercier de notre visite…
Un – Mmm…
Le deuxième pose une main réconfortante sur l’épaule du premier.
Deux – Il va falloir y aller. On reviendra le voir…
Un – Oui…
Ils commencent à s’en aller.
Un – Je me demande si je n’ai pas compris ce qu’il essayait de nous dire, tout à l’heure, finalement…
Deux – Il a dit quelque chose ?
Un – Tu sais : Aa… Éé… Ouou… En-en…
Deux – Ah, ça… Et alors ?
Un – A… É… Ou… En… Tu rajoutes quelques consonnes… Ça ressemble beaucoup à… Allez vous en…
Deux – Tu crois…?
Un – Ça ressemble…
Deux – Mmm… En tout cas, il avait l’air content de nous voir…
Un – Oui…
Deux – Allez, on reviendra…
Noir
16 – Vacance
Deux personnages.
Un – Alors, c’était comment, là-bas ?
Deux – Ah, oui, c’était… Mais alors c’était loin !
Un – Loin ?
Deux – Ah, non, vraiment, je ne pensais pas que c’était aussi loin.
Un – Mais c’était bien ?
Deux – Ah, oui, c’était… Mais c’était tellement petit !
Un – Mais il y avait la mer ?
Deux – Ah, oui, la mer ! Mais alors minuscule.
Un – Mais il y avait une plage quand même ?
Deux – Ah, une plage, oui. Mais alors un monde…
Un – Sur la plage ?
Deux – Sur la plage, dans la mer, partout… C’est tellement petit.
Un – Et il a fait beau ?
Deux – Un temps… Magnifique. Mais alors un vent !
Un – Un vent…?
Deux – À décorner les escargots.
Un – Et il y a en beaucoup par là-bas ?
Deux – Des escargots ? Aucun ! À cause du vent, sûrement…
Un – Et on y mange bien ?
Deux – Très bien ! Enfin, mieux qu’on ne pourrait s’y attendre…
Un – Et qu’est-ce qu’on y mange ?
Deux – Un peu de tout.
Un – Pas des escargots, en tout cas.
Deux – Ça, il ne faut pas aller là-bas pour manger des escargots.
Un – Oui…
Deux – Des escargots de mer, à la rigueur…
Un – Mmm…
Deux – Si on arrive à en trouver…
Un – Oui…
Deux – Mais la mer est tellement minuscule…
Un – Mmm…
Deux – Et comme l’eau n’est pas très salée.
Un – Ah, tiens…?
Deux – Je ne suis pas sûr que les escargots de mer s’y plairaient beaucoup.
Un – Sûrement pas…
Deux – Les grenouilles, peut-être…
Un – Les grenouilles ?
Deux – Enfin, je veux dire… des grenouilles de mer. Si ça existait…
Un – Et il y a beaucoup de choses à faire, sur place ?
Deux – Ouh, là ! On en a vite fait le tour… C’est tellement petit… Non, il faut aller là-bas pour se reposer. Parce que pour le reste…
Un – Tu es reposé, alors ?
Deux – Complètement épuisé. Avec le décalage horaire. C’est qu’il y a presque 24 heures de décalage avec ici.
Un – Ah, oui, quand même…
Deux – Non, mais franchement, c’était très bien. Très bien. Ça, j’y retournerais volontiers…
Un – Ah, ben tu vois, ça me donne envie d’y aller faire un tour, moi aussi.
Deux – D’un autre côté, est-ce que ça vaut vraiment le coup d’aller aussi loin. Dans un pays aussi petit.
Un – Il faut bien partir quelque part.
Deux – Non, l’année prochaine, je pensais plutôt faire Le Lichtenstein.
Un – C’est petit aussi.
Deux – Oui… Mais c’est moins loin.
Un – Mais il n’y a pas la mer…
Deux – Ah, oui ?
Un – Ou alors une toute petite… et pas très salée.
Ils restent un instant immobile en silence.
Deux – Tu sais à quoi je pensais ?
Un – Non.
Deux – Comme la terre tourne…
Un – Oui.
Deux – Si nous on arrivait à rester immobiles suffisamment longtemps…
Un – Oui.
Deux – Non mais vraiment immobiles…
Un – Mmm…
Deux – Au-dessus du sol, je veux dire, en se raccrochant à quelque chose…
Un – Oui.
Deux – Que les pieds ne touchent pas par terre, quoi.
Un – Et alors ?
Deux – Alors douze heures après, on serait en Chine.
L’autre le regarde, stupéfait.
Un – Et vingt-quatre heures après on serait revenus ici.
Deux – On aurait fait le tour du monde.
Le temps de mesurer toutes les implications de cette découverte.
Deux – Mais il faudrait encore trouver quelque chose à quoi se raccrocher…
Un – Ouais…
Noir
17 – Paître
Elle et lui sont assis l’un à côté de l’autre, plutôt désœuvrés. Il mâchouille ce qui semble être un chewing-gum. Elle tourne son regard vers lui.
Elle – Ça va ?
Lui – Très bien, pourquoi ?
Elle – Je ne sais pas… On dirait que tu rumines quelque chose…
Lui – Ah, oui. (Un temps) C’est du foin…
Elle le regarde étonnée, mais ne dit rien. Un temps. Il se lève.
Lui – J’irai bien faire un tour jusqu’au parc, pour changer un peu.
Elle – Bon… Si tu passes par la boucherie, tu pourras prendre deux côtes de porc ? Je les ferai ce soir à la poêle avec du riz.
Lui – Non.
Elle – Pardon ?
Lui – Ah, c’est vrai, je ne t’ai pas dit ? Je suis devenu herbivore.
Elle encaisse le coup.
Elle – Ben prends qu’une côte de porc, alors… Tu pourras toujours manger le riz.
Lui – Le riz ?
Elle – Si tu a décidé de devenir végétarien…
Lui – Ah, non, mais je n’ai pas dit végétarien. J’ai dit herbivore.
Un temps.
Elle – Bon… Ben tu n’as qu’à prendre une salade, alors…
Lui – Pas la peine. Je brouterai un carré de pelouse au parc.
Elle – La pelouse…
Lui – Je me suis toujours senti proches des vaches… Il y a un moment dans la vie où on éprouve le besoin de mettre son comportement en conformité avec ses idées. Tu comprends ?
Elle – J’essaie…
Lui – Non, mais je dis les vaches… J’aurais pu dire les moutons, les girafes ou les gazelles…
Elle – Ah, oui…
Lui – Les herbivores, quoi… Tu ne veux pas m’accompagner ?
Elle – Où ça ?
Lui – Au parc !
Elle – Tu veux m’envoyer paître ?
Lui – Tu as quelque chose de plus urgent à faire ?
Elle – Non.
Lui – Il a beaucoup plu la semaine dernière. Je suis passé devant tout à l’heure, l’herbe est magnifique, tu verras. Profitons-en avant qu’elle soit piétinée par les promeneurs. Avec ce beau temps, il va y avoir un monde cet après-midi. Je t’assure, il vaut mieux y aller maintenant.
Elle – Ok, je mets mon manteau.
Il met une moumoute façon peau de mouton.
Lui – Ce n’est pas trop voyant ?
Elle – Meueueuh…. non. (Elle enfile un manteau genre peau de vache). Et moi, ça va ?
Lui – Mêêêêêêêêê… oui.
Ils sortent.
Elle – Je n’aurais peut-être pas dû mettre une jupe… Il faudra se mettre à quatre pattes ?
Noir.
18 – Les auteurs de nos jours
Deux personnages debout les bras ballants.
Un – Tu vois, à l’heure qu’il est, on devrait être en train jouer.
Deux – Et on est planté là, et on ne sait pas quoi dire.
Un – Et on ne sait pas quoi faire, et on ne sait pas où se mettre.
Deux – Il n’a pas laissé de mots, pas même une ou deux lettres ?
Un – Ça ne le ferait pas revenir, mais on saurait quoi dire.
Deux – Et on saurait quoi faire, on saurait quoi ressentir.
Un – Il nous laisse là comme ça, juste avec un grand vide.
Deux – Pourquoi il a fait ça ? La peur de faire un bide ?
Un – Il a pensé à quoi ? Pas à tous ses amis.
Deux – Regarde, ils sont tous là, tous à attendre assis.
Un – Ils attendent nos répliques, mais qu’est-ce qu’on pourrait dire ?
Deux – Rien. On n’a rien à dire.
Un – Puisqu’on n’a pas la pièce.
Un – Puisqu’il ne l’a pas écrite.
Deux – Puisqu’il est mort hier.
Un – D’une gastroentérite.
L’autre le regarde étonné.
Deux – D’une gastroentérite ?
Un – J’ai dit ça pour la rime.
Deux – C’était une pièce en vers ?
Un – Je ne sais pas. À quoi ça rime…
Deux – On n’est pas auteurs, nous, et pas acteurs non plus.
Deux – On ne sait pas quoi vous dire, on est juste venu.
Un – Deux personnages en deuil, et des rimes orphelines.
Un temps.
Un – Maintenant on devrait saluer, et se faire applaudir.
Deux – Ou bien se faire siffler, et se faire insulter.
Un – Mais au moins on saurait.
Deux – Si c’était une bonne pièce, ou alors un navet.
Un – Un tabac ou un four.
Deux – Mais on ne saura jamais.
Un – Non, vraiment, c’est trop triste.
Deux – Les auteurs de nos jours sont vraiment des fumistes.
Noir.
19 – Georges
Il est là, assis sur une chaise, désœuvré. Elle arrive, couverte d’un imperméable façon inspecteur de police, trop grand pour elle.
Elle – Quelqu’un s’appelle Georges, ici ?
Surpris, il regarde autour de lui. Puis vers la salle.
Lui – Je ne sais pas… Probablement, oui…
Elle (suspicieuse) – Probablement ?
Lui – Pas moi, en tout cas. Enfin je ne crois pas…
Un temps, pendant lequel elle semble hésiter.
Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ?
Il encaisse le coup, déstabilisé.
Lui – Euh… C’est moi, qui devrait dire ça, non ?
Elle – Ah, oui…? Et pourquoi ça…?
Lui – C’est vous qui cherchez Georges.
Elle – Oui.
Lui – Donc c’est à moi de répondre : Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ? Sinon, ça n’a pas de sens…
Elle paraît elle aussi déstabilisée.
Elle – Vous avez raison… L’auteur devait encore être bourré quand il a écrit ça…
Lui – Il a dû sauter une ligne.
Elle – Se mélanger les crayons dans ses personnages.
Lui – Surtout qu’ils n’ont même pas de noms.
Elle – Et puis cet imperméable est beaucoup trop grand pour moi.
Elle enlève son imperméable et lui tend, découvrant en dessous une tenue similaire à la sienne. Il se lève et enfile l’imperméable. Il lui va parfaitement. Elle s’assied à sa place sur la chaise.
Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez à Georges ?
Lui (parlant aussi de l’imperméable) – Ah, oui, là ça va tout de suite mieux…
Elle – Vous n’avez pas répondu à ma question.
Lui (entrant dans son nouveau rôle) – Les questions, ici, c’est moi qui les pose, d’accord ?
Elle – D’accord.
Silence. Il semble à court de questions.
Elle – Alors ?
Lui – Alors quoi ?
Elle – À propos de Georges…
Lui – Georges… Mmm… Ce ne serait pas lui, par hasard ?
Elle – Qui ?
Lui – L’auteur !
Elle – L’auteur ? Georges ? Ah, je ne crois pas, non…
Lui – Et pourquoi ça ?
Elle – Mais parce que… Parce que c’est un auteur anonyme. Du début du vingtième.
Lui – C’est rare, non, les auteurs anonymes du vingtième.
Elle – Et pourquoi ça ?
Lui – Les auteurs anonymes, c’est plutôt au Moyen Age. Aujourd’hui, on a quand même des moyens pour les retrouver, les auteurs. Les empreintes génétiques, tout ça. Le fichier des délinquants littéraires. Un auteur anonyme du vingtième, ça n’a pas de sens…
Elle réfléchit un moment.
Elle – Du vingtième… Du vingtième arrondissement ! Le début du vingtième. Du côté de Nation. Un auteur anonyme du début du vingtième arrondissement.
Lui – Ah, oui…
Elle – Ben oui.
Lui – Oui, là, ça ne m’étonne qu’à moitié.
Elle – Et pourquoi ça ?
Lui – Les auteurs célèbres habitent plutôt le sixième ou le septième arrondissement. Faut avoir les moyens. Dans le dix-neuvième et le vingtième, forcément, il n’y a que les anonymes. Et il ressemble à quoi, cet auteur ?
Elle – Georges ?
Lui – Georges, si vous voulez.
Elle – Pourquoi voulez-vous savoir à quoi il ressemble ?
Lui – Au cas où je le verrai.
Elle – Alors vous voudriez que je vous donne son signalement ?
Lui – Pour le reconnaître…
Elle – Très bien. Vous avez de quoi noter ?
Il sort de la poche de l’imperméable un carnet et un crayon.
Lui – Je vous écoute…
Elle – Georges se fait appeler Georges. Mais à l’évidence, c’est un nom d’emprunt. Un pseudo, si vous préférez.
Lui – Je vois… Un nom de code.
Elle – Personne ne connaît le vrai nom de Georges. En fait, la seule chose qu’on sait à propos de Georges, c’est qu’il ne s’appelle pas Georges. Alors quant à savoir à quoi il ressemble…
Il griffonne sur son carnet.
Lui – Très bien, je vous remercie pour ces précieuses informations…
Elle – Vous avez vraiment écrit ça ?
Lui – J’ai fait mieux… Regardez…
Il lui tend le carnet.
Elle – Un portrait-robot…?
Elle regarde le dessin.
Elle – Mais… Pourquoi avez-vous dessiné un chien ?
Lui – Je… Je ne sais dessiner que les chiens… Mais avouez que c’est très ressemblant, non…?
Elle – Oui… C’est à s’y méprendre…
Lui – Et puis ce n’est pas un simple chien… C’est un chien policier…
Elle – Mmm…
Lui – Le chien est le plus fidèle compagnon de l’homme. Croyez-moi, un chien ne vous décevra jamais.
Elle – Vous avez fini ?
Lui – Quoi ?
Elle – Votre enquête !
Lui – Pour l’instant, oui. Mais je vous demande de rester à la disposition de la police…
Elle – Quelle police ?
Lui – Garamond, Helvetica, Times, New Roman… Vous n’avez que l’embarras du choix…
Un temps.
Elle – Et pourquoi est-ce qu’on le recherche, ce Georges, exactement.
Lui – Désolé mais ça, même si je le savais, je ne pourrais pas vous le dire.
Elle – Je vois…
Lui – Vous avez bien de la chance.
Elle – Alors je peux m’en aller ?
Lui – Pour aller où ?
Elle – Je ne sais pas… Par là…
Lui – Très bien, alors disons que… je vous prends en filature.
Ils s’apprêtent à sortir.
Elle – Et vous êtes vraiment sûr qu’il existe ?
Lui – Qui ?
Elle – Georges !
Lui – Bien sûr !
Elle – On ne sait quand même pas grand chose sur lui.
Lui – On sait déjà qu’il ne s’appelle pas Georges…
Elle – Oui.
Lui – C’est un début.
Ils sortent. Noir.
20 – JC
J est là, désœuvré et absent. C arrive côté jardin, et prend un air interloqué.
C (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?
Semblant sortir de sa torpeur, J regarde C avec un étonnement mêlé d’indifférence.
J – Il se passe quelque chose ?
C – Qu’est-ce qui se passe ?
J – Qu’est-ce qui pourrait bien se passer ?
C – Je ne sais pas… puisque je vous le demande.
J – Vous êtes arrivée et…
C – J’ai eu l’impression d’interrompre quelque chose…
J – Qu’est-ce que vous auriez bien pu interrompre ?
C – Rien.
J – C’est déjà quelque chose.
C – Quoi ?
J – Surgir comme ça… De nulle part… Et m’interrompre… Alors que je ne faisais rien.
C – Vous insinuez que c’est moi qui ai fait quelque chose ?
J – Non ?
Un temps.
C – Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
J – Je ne sais pas. On attend de voir ce qui se passe.
C – Quoi ?
J – Qu’il arrive quelque chose…
C – Quelque chose ?
J – Ou quelqu’un…
C – Quelqu’un…? Et d’où est-ce qu’il pourrait venir ?
J – Je n’arrive jamais à me souvenir… (Hésitant) Côté cour, ou côté jardin…
C – Mais si, c’est très simple… Regardez. (Se positionnant dos public) Côté Jardin d’Eden… et côté Cour des Miracles. JC.
J – JC…?
C – Jardin, Cour… JC… Jésus Christ !
J – Ah, oui…
Un temps, pendant lequel il ne se passe rien.
J – Vous avez raison… Il vaut mieux qu’on se sépare…
J sort côté cour. C prend la même attitude désœuvrée et absente que J au début de la scène. Au bout d’un moment, J surgit côté jardin.
J (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?
Semblant sortir de sa torpeur, C regarde J avec étonnement. Puis un vague souvenir semble lui revenir.
C – Vous allez rire, mais je vous attendais…
J – Comme le messie.
C – Mais pas de ce côté là…
Noir.
21 – La valise
Un personnage arrive, une valise à la main, devant une table derrière laquelle se tient un autre personnage.
Un – Bonjour, je suis bien aux objets trouvés ?
Deux – Oui.
Un – Je me suis perdu en venant.
Deux – C’est pour un dépôt alors ?
Un – Non, un retrait, plutôt.
Deux – Qu’est-ce que vous avez perdu ?
Un – Voyons voir… (Il sort un papier et lit) J’ai perdu ma virginité, très jeune. J’ai perdu toutes mes illusions, à peu près en même temps. J’ai perdu la foi et huit kilos. J’ai perdu mon sang froid et pas mal d’argent. J’ai perdu mon travail et l’appétit. J’ai perdu mon temps avant de perdre la tête. J’ai perdu ma dignité et les pédales. J’ai perdu le nord et j’ai perdu le sommeil. J’ai perdu ma joie de vivre avec mes dernières espérances. Et tout récemment j’ai perdu la mémoire.
Deux – Ah, oui.
Un – J’ai même perdu ma femme avant hier.
Deux – Mais perdu…
Un – Une petite blonde un peu boulotte, avec un ruban rouge autour du poignet. On ne vous l’aurait pas rapportée, par hasard ?
Deux – Un ruban rouge ?
Un – C’était pour la reconnaître, justement. Je fais ça avec les valises, aussi, quand je prends l’avion. Mais ça ne m’a pas empêché de la perdre.
Deux – Vous avez perdu une valise ? Parce que ça on en a plein, vous savez ! Qu’est-ce qu’il y avait dans votre valise ?
Un – Quelle valise ?
Deux – Celle que vous avez perdue.
Un – Je n’ai pas perdu de valise. Au contraire. (Montrant sa valise) J’en ai trouvé une.
Deux – Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ?
Un – Rien. Enfin, je crois. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Je pensais la remplir avec tout ce que vous allez me rendre.
Deux – Ah, oui, mais si elle n’est pas à vous, cette valise… Vous êtes sûr qu’elle n’est pas à vous ? Il y a un ruban rouge autour de la poignée.
Un – Ah, oui, tiens…
Deux – Vous êtes sûr que vous n’êtes pas marié avec une valise ?
Un – Ah, oui !
Deux – Remarquez, si vous saviez le nombre de valises qu’on a ici avec un ruban rouge autour de la poignée.
Un – Et pour ma femme ?
Deux – Désolé, mais même si quelqu’un la retrouve, je ne crois pas que c’est ici qu’il la rapporterait. Elle était en un seul morceau ?
Un – Pourquoi cette question ?
Deux – Je ne sais pas moi… En plusieurs morceaux, une petite femme, même un peu boulotte, peut tenir dans une ou deux valises… Le problème c’est que des valises, ici, on en a beaucoup. Et le plus souvent, on ne prend même pas la peine de les ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans.
Un – Vraiment ?
Deux – Surtout lorsqu’elles sont fermées à clef.
Un – Ah, oui.
Deux – Alors non, bien sûr, je ne peux pas vous garantir à cent pour cent qu’on n’a pas ici une femme ou deux réparties en trois ou quatre valises de taille normale ou une ou deux grandes malles.
Un – Je vois.
Deux – J’essaie seulement de vous dire que si votre femme est ici, c’est probablement en plusieurs morceaux.
Un – Et pour le reste ?
Deux – Le reste ? (Un temps) Ah, oui, mais… non. Là, ça ne va pas être possible.
Un – Pourquoi ça ?
Deux – Mais… parce qu’on est en sous-effectif, voilà pourquoi !
Un – Ah…
Deux – Si ça ne tenait qu’à moi, vous pensez bien. Mais c’est que je suis tout seul, ici. Pour les dépôts et pour les retraits. Alors maintenant qu’on a supprimé un fonctionnaire sur deux…
Un – Oui ?
Deux – Eh bien… Un jour on fait les retraits, et le lendemain les dépôts.
Un – Et aujourd’hui c’est les dépôts.
Deux – Voilà, ce n’est vraiment pas de chance. Mais revenez donc demain, ma collègue s’occupera de vous.
Un – Bon…
Deux – Vous ne voulez vraiment pas me laisser votre valise ? Ça je peux m’en occuper…
Un – Bon … Tenez… Je la récupérerai demain…
Deux – Celle-là ou une autre… Quelle importance… Puisqu’elle est vide de toute façon…
Un – Bon, alors je repasse demain…
Deux – Essayez de ne pas vous perdre cette fois… Maintenant vous savez comment nous trouver…
Le premier personnage tend sa valise au second, qui la prend avec un effort visible.
Deux – Eh ben dites-moi, pour une valise vide, elle pèse comme un âne mort.
Le premier s’en va. Le second examine la valise.
Deux – Fermée à clef… (Il range la valise dans un coin) Allez savoir ce qu’il peut bien y avoir là dedans encore…
Noir.
22 – La route
Deux personnages au bord d’une route. Le premier a le pouce levé pour faire du stop.
Un – C’est calme.
Deux – Oui.
Un – Pas beaucoup de passage
Deux – Non.
Un – Je commence à avoir une crampe. (Il baisse le pouce) Elle va où cette route ?
Deux – De quel côté ?
Un – Je ne sais pas. De ce côté-là.
Deux – Il n’y a pas de panneau ?
Un – Je n’en vois pas.
Deux – Et de l’autre côté ?
Un – Non plus. (Un temps) C’est con, tu ne trouves pas ?
Deux – Quoi ?
Un – On est là, au bord de la route, on ne sait pas où elle va.
Deux – La route, je ne sais pas où elle va, mais nous on va nulle part.
Un – Ouais… Il n’y a pas beaucoup de circulation. (Un temps) Si on changeait de côté ?
Deux – Pourquoi faire ?
Un – Pour aller par là ?
Deux – Tu veux aller par là ?
Un – Pourquoi pas ? Il n’y a pas de voitures qui vont par ici.
Deux – Il n’y a pas de voitures qui vont par là non plus.
Un – On n’a qu’à se mettre chacun d’un côté.
Deux – Pour quoi faire ?
Un – Ça doublera nos chances.
Deux – Nos chances de quoi ?
Un – Nos chances de ne pas rester ici. Tu as envie de rester ici, toi, sur le bord de la route ?
Deux – Non.
Un – Bon… Qui est-ce qui traverse ?
Deux – Vas-y, toi. C’est toi qui as eu l’idée…
Un – Ok.
Deux – Fais attention en traversant.
Le premier traverse pour aller de l’autre côté de la route. Long silence.
Deux – Alors ?
Un – C’est calme aussi de ce côté-là.
Deux – Et si une voiture arrive ?
Un – Et qu’elle s’arrête, tu veux dire ?
Deux – Et qu’elle s’arrête.
Un – De quel côté ?
Deux – Je ne sais pas. D’un côté ou de l’autre.
Un – Eh ben on monte dedans.
Deux – Tous les deux ?
Un – Qu’est-ce que t’en penses ?
Deux – Je ne sais pas.
Un – Si on se sépare, ça doublera nos chances.
Deux – Nos chances de quoi ?
Un – Qu’une voiture s’arrête.
Deux – Mais alors on n’ira pas dans le même sens ?
Un – Il n’y a pas de voiture de toute façon…
Deux – Je trouve que c’était mieux avant.
Un – Quoi ?
Deux – On était ensemble.
Un – Ensemble ?
Deux – Du même côté. On pouvait discuter.
Un – Discuter de quoi ?
Deux – Pour passer le temps. En attendant qu’une voiture s’arrête.
Un – Bon ben tu n’as qu’à traverser aussi.
Le deuxième traverse et va rejoindre le premier. Silence. On attend un bruit de voiture qui se rapproche.
Deux – Merde, elle va de l’autre côté.
Un – Si tu n’avais pas traversé…
Deux – Tu serais resté tout seul, au bord de la route, et moi je serai parti par là.
Un – Ouais…
Deux – Peut-être que les voitures ne passent que dans un seul sens.
Un – Quel sens ?
Deux – C’est peut-être une route à sens unique. Peut-être que du côté où on est maintenant, c’est un sens interdit.
Un – Tu crois ?
Deux – On n’a jamais vu une voiture passer dans ce sens là.
Un – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On retourne de l’autre côté ?
Silence.
Deux – Ce n’est pas si mal, ici.
Un – S’il n’y avait pas cette route.
Deux – Il n’y a pas beaucoup de circulation.
Un – Non… C’est calme.
Noir.
23 – Low Cost
Une rangée de sièges ou un banc. Une femme arrive d’un pas lent, un sac à la main. Elle jette autour d’elle un regard indifférent, dans le seul but de retarder le moment de s’asseoir. Elle s’assied néanmoins après avoir posé son sac et se met à attendre en regardant droit devant elle, le regard vide. Un homme arrive, un peu plus pressé. Il regarde sa montre et fait les cent pas. Au bout d’un moment, son attention est attirée par la femme, et il se tourne vers elle.
Lui – Pardon, mais vous êtes bien…?
Elle (étonnée) – Oui…
Lui – Je me disais aussi…
Elle – Ah, oui…
Lui – Mais je ne voudrais pas…
Elle – Non, bien sûr…
Lui – Vous permettez que…?
Elle – Hun, hun…
Il s’assied.
Lui – Alors vous êtes là pour…?
Elle – Pas vous ?
Lui – Si, si, moi aussi…
Elle – Parfait.
Lui – Excusez-moi de…
Elle – Il n’y a pas de quoi.
Silence. Ils patientent chacun de leurs côté.
Elle – Vous avez l’heure, s’il vous plaît ?
Lui – Ça dépend… Celle d’où on vient, ou celle où on va ?
Elle – Désolée, c’était une question idiote.
Lui – Oui…
Silence. Il se relève, inquiet.
Lui – C’est bien le Terminal 2 ?
Elle – Oui… Enfin, j’espère.
Lui – Comme il n’y a que nous, je commençais à me demandais si…
Elle – Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre…
Lui – Le Terminal 1 ?
Elle – Le Terminal 1 n’existe plus.
Lui (incrédule) – Il n’y a plus que le Terminal 2 ?
Elle – Oui.
Il digère cette information.
Lui – Non, parce que si on était au Terminal 1, comme vous dites qu’il n’est plus en fonction, ça expliquerait que…
Elle – On est au Terminal 2.
Lui – Comme il n’y a que vous et moi…
Elle – On est peut-être les premiers.
Lui – Mmm…
Silence. Il se rassied.
Lui – Vous partez ?
Elle – Pardon ?
Lui – Non, je veux dire… Vous partez, ou vous revenez ? Vous êtes d’ici, et vous allez là-bas, ou vous rentrez chez vous ?
Elle – Ah, ça ? Eh bien… Je vais… Je viens… Je ne suis pas vraiment de quelque part… Disons que je suis en transit…
Lui – Moi aussi… (Un peu fébrile) C’est une zone sans toilette, non ?
Elle – Normalement, on n’est pas supposé y rester très longtemps… Et vous ?
Lui – Moi ?
Elle – Vous rentrez chez vous ?
Lui – Chez moi ? Ah non, je… Un peu comme vous, en fait.
Silence embarrassé.
Elle – Excusez-moi, je ne suis pas très en veine de conversation.
Lui – C’est moi, désolé… Je vous laisse tranquille…
Elle – Non, non, ça ne me dérange pas… C’est juste que… Vous croyez que si on n’est que deux, on partira quand même ?
Lui – J’espère… Je ne sais pas… Vous croyez que c’est comme au théâtre ? S’il n’y a pas assez de spectateurs, on annule la représentation ?
Elle – Ça m’est arrivé une fois, figurez-vous. Je veux dire, au théâtre. J’en garde un très mauvais souvenir, d’ailleurs. J’ai trouvé ça très inélégant. Très grossier, même. Cette façon de vous lancer à la figure au dernier moment : où est passé le restant du troupeau ? Vous ne pensez quand même pas qu’on va jouer pour quelques brebis égarées ? Ok, vous avez fait l’effort de venir, vous n’étiez pas obligés, c’est dommage pour vous. Mais nous on est des stars ! On ne joue que devant des salles combles. Alors revenez nous voir quand vous verrez la queue dehors… Quelle prétention ! Quand on n’arrive déjà pas à attirer plus de deux personnes à la fois ! Et cette façon de nous punir nous, au lieu de s’en prendre à tous ceux qui ne sont pas venus, justement. Au contraire, dans ces cas-là, on devrait nous féliciter. Nous dire merci. Merci d’être les seuls à avoir fait le déplacement. On devrait nous dire : ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la qualité. Et pour vous remercier de la qualité de votre présence, nous, ce soir, on va se défoncer deux fois plus que d’habitude. On ne jouera que pour vous. Vous allez voir, ce sera une expérience intime d’une extrême intensité. Une expérience dont vous vous souviendrez toute votre vie… Qu’est-ce que ça leur aurait coûté, de jouer ? Même pour une seule personne ! Même devant une salle vide ! Une heure ou deux de leur temps ? Au lieu de ça, ils ont préféré me planter là et aller se vider quelques demis au bar d’en face en pleurant sur le sort des intermittents du spectacle…
Lui – Eh bien… Pour quelqu’un qui n’est pas en veine de conversation…
Elle – Pardon, mais je trouve ça triste… Une représentation annulée, pour eux, c’est juste un manque à gagner… Pour moi, c’était un rendez-vous manqué… Un moment qui n’aura jamais eu lieu, vous comprenez ?
Lui – Eh oui, mais là, il faut payer le kérosène… Vous vous rendez compte ? Un comédien, ça consomme quoi ? Un litre ou deux par jour. Mais un avion, ça doit brûler dans les mille litres au cent. Alors si on n’est que deux à bord, évidemment. Même si on achète un peu de duty free aux hôtesses pendant le vol, pour eux, ce n’est pas rentable…
Elle – Mmm…
Lui – Et si ils étaient en grève ?
Elle – On nous aurait prévenus, non ?
Lui – C’est peut-être une grève surprise. Un coup des communistes !
Elle – Dans ce cas, pourquoi serions-nous les seuls à ne pas être au courant.
Un temps.
Lui – Vous croyez qu’un communiste qui gagne au loto reste communiste ?
Elle – Il faut attendre. Il n’y a que ça à faire…
Lui (poursuivant sa pensée) – Moi, si je gagnais au loto, je crois que je me mettrais à croire en Dieu, en tout cas. (Un temps) Vous savez à quelle époque j’aurais aimé vivre ?
Elle – Non.
Lui – La préhistoire.
Elle – Ah oui…
Lui – Vous ne me demandez pas pourquoi ?
Elle – Dites toujours.
Lui – Parce que tout était beaucoup plus simple !
Elle – Vous croyez ?
Lui – Déjà, il n’y a avait pas d’avions. Donc pas de compagnies low cost. D’ailleurs, il n’y avait pas de voitures non plus. Même pas de vélo, puisqu’on n’avait pas encore inventé la roue. Quand on voulait aller quelque part, on y allait à pied. C’était beaucoup plus écologique.
Elle – À pied ? Vous imaginez un peu ? Pour aller de Paris à Nice, ça leur prenait un mois !
Lui – Mais pourquoi voulez-vous qu’un Néandertalien ait eu envie d’aller à Nice ? La ville de Nice n’existait pas !
Elle – La Côte d’Azur existait bien, non ? Ces gens-là pouvaient aussi avoir envie de passer leur retraite dans un endroit agréable et bien fréquenté ou de prendre un peu de vacances au bord de la mer de temps en temps. Avec la vie qu’ils devaient mener…
Lui – Mais il n’y avait pas de retraite, et pas de vacances ! Parce que la notion de travail n’existait pas. Il n’y avait pas de Sécurité Sociale non plus, donc pas de trou de la sécu. Pas d’état et pas de religion, donc pas de prison et pas de culpabilité.
Elle – Je vois… La loi de la jungle, alors…
Lui – Exactement ! J’aurais voulu vivre à l’époque où l’homme n’était qu’un animal parmi les animaux. Un peu plus malin que les autres, peut-être… L’intelligence, vous savez, ça n’a pas que des avantages…
Elle regarde autour d’elle, un peu inquiète.
Elle – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison…
Lui – Il nous a fallu à peine quatre millions d’années pour descendre du singe. À peine une seconde à l’échelle de l’histoire de l’univers. Il est encore possible de faire le chemin inverse…
Elle (ne comprenant pas) – Pour aller où ?
Lui – Pour retourner à l’état sauvage !
Elle – Je parlais de notre avion ! Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de prendre le train…
Lui – Il y a aussi des trains qui ne partent pas à l’heure, vous savez. Et d’autres qui déraillent…
Elle – Vous croyez au destin ?
Lui – Ça dépend de ce que vous entendez par là…
Elle – L’idée que tout serait déjà écrit.
Lui – Par qui ?
Elle – Par personne ! L’idée qu’on n’a pas vraiment le choix. Seulement l’illusion du choix. L’idée que l’endroit où on arrive à la fin est déterminé à l’avance depuis le début par une série d’aiguillages, quoi qu’on fasse. Et qu’on a juste à prendre son mal en patience…
Lui – On n’est pas obligé de prendre le train. La preuve…
Elle – Il y a aussi des aiguilleurs du ciel…
Lui – Apparemment, ils sont en grève… Et si on s’en allait, tout simplement ?
Elle – On est en zone d’embarquement.
Lui – Et alors ?
Elle – Vous avez vu le panneau, là bas ?
Lui (lisant) – Sortie Interdite… C’est dingue !
Elle – On a déjà passé le contrôle de sécurité. On ne peut plus revenir en arrière…
Lui – Et visiblement, on n’est pas prêt de décoller non plus. Mais quand est-ce qu’on pisse ?
Elle – Je me souviens, il y a très longtemps…
Lui (la coupant) – Ah, non !
Elle – Comment ça, non ?
Lui – Vous n’allez pas commencer à me raconter votre vie. C’est très pesant, les souvenirs, vous savez ! Il y a une limite à ne pas dépasser. C’est peut-être à cause de vous qu’on ne peut pas décoller…
Elle – Moi ?
Lui – Excès de bagages !
Elle – Je n’ai qu’un petit sac…
Lui – C’est une compagnie low cost. Imaginez qu’ils aient remplacé les avions par des ballons dirigeables.
Elle – Des montgolfières ?
Lui – Comment est-ce qu’on fait décoller un zeppelin, à votre avis ?
Elle – Je ne sais pas…
Lui – On jette du lest !
Elle – Vous voulez me jeter par dessus bord ?
Lui – Les sacs de sable ! On balance les sacs par dessus bord. Ou on les vide…
Elle – Mais… ce n’est pas du sable que j’ai dans mon sac !
Lui – Vous êtes sûre ?
Elle ouvre son sac, plonge la main dedans et, surprise, en sort une poignée de sable qu’elle laisse glisser entre ses doigts.
Lui – Et voilà…
Elle – Vous croyez que ça pourrait suffire ?
Lui – Moi je n’ai pas de bagages…
Elle – Bon…
Elle verse le sable par terre.
Lui – Parfait.
Un temps.
Elle – On ne décolle toujours pas…
Lui – Mais vous devez quand même vous sentir plus légère, non ?
Elle – Je ne sais pas.
Lui – Qu’est-ce qu’on disait ?
Elle – Je n’en ai plus le souvenir… Et vous ?
Lui – Moi je n’ai jamais eu de mémoire.
Elle – Alors pourquoi j’ai cette vague impression de déjà vu…?
Lui – Vous croyez que nous étions faits pour nous rencontrer ?
Elle – Si tout est écrit à l’avance. On vous aura aiguillé sur moi.
Lui – Ou alors c’est vous qui déraillez.
Elle – Vous voulez être mon mari ?
Lui (regardant autour de lui) – Est-ce j’ai vraiment le choix ?
Elle – Ça devait finir comme ça.
Lui – C’était écrit.
Silence.
Lui – On dirait qu’il va faire beau.
Elle – Oui, ils annoncent de l’orage.
Un temps.
Elle – Moi aussi, je commence à avoir envie d’aller aux toilettes.
Lui – C’est sans doute le destin qui nous a réunis.
Ils se prennent par la main.
Lui – Un peu de compagnie…
Elle – Ça ne peut pas faire de mal.
Ils affichent un sourire publicitaire.
Lui – Terminal 2.
Elle – Compagnie low cost.
Noir.
24 – À vrai dire
Un homme et une femme assis à une table finissent de dîner.
Femme – Quel festin !
Homme – Oui, hein ?
Femme – Enfin, on peut bien faire un petit excès de temps pour une grande occasion.
Homme – Allez, à notre anniversaire de mariage !
Ils lèvent leurs verres, trinquent et boivent.
Femme – Trente ans, tu te rends compte ?
Homme – J’ai l’impression que c’était hier.
Femme – Si c’était à refaire, tu m’épouserais ?
Homme – Les yeux fermés !
Femme – Et les yeux ouverts ?
Homme – Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ?
Femme – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Homme – Ma foi, je n’en ai aucune idée.
Femme – J’ai un peu la tête qui tourne…
Homme – Tu veux un dessert ?
Femme – Je ne sais pas si ce serait très raisonnable…
Arrive la serveuse.
Serveuse – Alors ? Ça vous a plu ?
Homme – C’était parfait ! N’est-ce pas, chérie ?
Femme – Succulent ! Non, vraiment…
Homme – Une bonne table, comme ça, c’est ce qui manquait dans le quartier.
Serveuse – Merci.
Femme – Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’ouvrir un restaurant dans le coin, si ce n’est pas indiscret ?
Serveuse – Dans la restauration, il n’y a pas de secret. Il faut choisir un quartier où les gens sont suffisamment vieux pour ne plus avoir d’autre plaisir dans la vie que de manger. Mais pas trop âgés quand même, qu’il leur reste encore quelques dents pour mastiquer.
Homme – Ah oui…
Serveuse – Et des vieux qui soient suffisamment riches pour pouvoir se payer un restaurant hors de prix une fois de temps en temps, évidemment.
Femme – Bien sûr… (Blanc) Mais sinon, c’était très bon. Hein, chéri ?
Homme – Excellent.
Serveuse – Oh, vous savez, on ne fait pas des choses compliquées. On se contente de décongeler les plats tout préparés qu’on achète pour presque rien chez le grossiste.
Femme – Vraiment ?
Serveuse – Pourquoi se casser la tête, de toute façon, les gens ne voient pas la différence. Vous avez vu la différence, vous ?
Homme – Ma foi non…
Serveuse – Ben vous voyez ! Non, entre nous, il n’y a même pas de cuisine, dans ce restaurant.
Homme – Vraiment ? Et pourtant, sur la porte, là-bas, à côté des toilettes…
Femme – C’est marqué cuisine, non ?
Serveuse – Ça, c’est pour le décor. C’est une fausse porte plaquée contre le mur, elle ne s’ouvre même pas. Non, on a seulement un petit cagibi derrière le bar avec un four à micro-onde pour décongeler tout ça vite fait.
Homme – Ah, oui…
Serveuse – Ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille qu’on soit en mesure de vous proposer une cinquantaine de plats différents à la carte ?
Homme – C’est vrai qu’il y a beaucoup de choix, mais…
Serveuse – Et que cinq minutes après la commande, on puisse vous servir une véritable bouillabaisse de Marseille comme si elle avait mijoté pendant toute la journée dans une cuisine du Vieux-Port ?
Femme – Ça, le service est rapide, on ne peut pas dire le contraire. N’est-ce pas, chérie ?
Homme – En tout cas, elle était très bonne, cette boullabaisse.
Serveuse – Bon, si ça vous a plu, c’est le principal. Un petit dessert, peut-être, pour faire passer la boullabaisse ?
Homme – Pourquoi pas ?
Femme – Volontiers…
Homme – C’est vraiment de la gourmandise.
Serveuse – Oui, enrobés comme vous êtes tous les deux, je me doute que ce n’est pas la malnutrition qui vous a poussés jusqu’à la porte de ce restaurant.
Homme – Eh non…
Serveuse – Si on peut encore appeler ça un restaurant…
Femme – Eh oui…
Serveuse – Alors ? Je peux me permettre de vous faire une petite suggestion, pour le dessert ?
Femme – Bien sûr.
Serveuse – Dans ce cas, je vous conseille le tiramisu.
Femme – Votre spécialité, j’imagine.
Serveuse – Non ! Mais il nous reste sur les bras dans le congélo depuis au moins six mois, et la date limite de consommation arrive à échéance demain. Si je ne vends pas ce qui me reste avant ce soir, on va devoir donner tout ça aux Restaurants du Cœur. C’est qu’on a des contrôles sanitaires très stricts, quand même.
Homme – Voilà qui est rassurant…
Serveuse – Allez, un bon geste ! Vous ne voudriez pas que ce véritable tiramisu à l’italienne finisse aux Restaurants du Cœur, et que de vrais affamés aient une crise de foie à votre place ?
Femme – Va pour le tiramisu, alors.
Homme – Moi aussi.
Serveuse – Et puis une petite gastro de temps en temps, c’est très bon pour la ligne, vous verrez…
Femme – Ça nous rappellera notre voyage de noces en Italie…
Serveuse – Vous avez eu une gastro pendant votre voyage de noces ?
Homme – Euh, non, je parlais du tiramisu.
Serveuse – Pardon ?
Femme – Le tiramisu, l’Italie…
Serveuse – Ah, oui ! Enfin, j’ai dit que c’était un tiramisu à l’italienne, je n’ai pas dit qu’il venait d’Italie. Celui-là est fabriqué en Roumanie, mais bon. Au moins, on sait d’où il vient. Ce n’est pas toujours le cas, croyez-moi… (La serveuse griffonne la commande sur son calepin) Parfait, alors deux tiramisus pour ces messieurs dames. C’est parti !
Le serveuse s’éloigne. Silence un peu embarrassé. L’homme et la femme échangent un sourire aimable.
Homme – Je ne sais pas si c’était très raisonnable de prendre un dessert.
Femme – Tu as raison, c’est vraiment de la gourmandise…
Noir.
25 – Contresens de l’humour
Un personnage arrive. Il semble chercher quelque chose. Un autre le rejoint et l’observe un instant avec curiosité, se demandant visiblement ce qu’il fait.
Deux – Vous avez perdu quelque chose ?
Le premier l’aperçoit.
Un – Euh… Oui… Figurez-vous que… j’ai perdu mon sens de l’humour.
Deux – Sans blague ?
Un – Vous ne pourriez pas m’aider, par hasard ?
Deux – Vous aider ?
Un – À retrouver mon sens de l’humour.
Deux – J’aimerais bien, mais je ne sais pas du tout ce que c’est.
Un – Vous ne savez pas ce que c’est ?
Deux – Je n’ai aucun sens de l’humour.
Un – Non ? Vous êtes sûr ?
Deux – Alors là… Tous les gens que je connais sont unanimes là dessus.
Un – Ah oui… Ce n’est pas drôle. Aucun sens de l’humour ?
Deux – Alors même si je voulais, vous comprenez… Je ne vois pas comment je pourrais vous aider à retrouver le vôtre.
Un – Bien sûr.
Deux – Ce ne serait pas une blague, par hasard ?
Un – Quoi donc ?
Deux – Eh bien… ce que vous me dites là. Que vous avez perdu votre sens de l’humour ?
Un – Ah non, pas du tout…
Deux – Non, parce que si c’était une blague, malheureusement… Ne comptez pas trop sur moi pour la comprendre.
Un – Je comprends.
Deux – Non mais ça ne voudrait pas forcément dire que votre blague n’est pas drôle, hein ? Je ne ris jamais à aucune blague…
Un – Ça ne m’aide pas beaucoup…
Un temps.
Deux – Alors comme ça, l’humour a un sens ?
Un – Pardon ?
Deux – Vous dites que vous avez perdu le sens de l’humour. C’est donc que l’humour a un sens ?
Un – Oui, en un sens.
Deux – Même l’humour absurde ?
Un – Non, c’est vrai, celui-là n’a aucun sens.
Deux – C’est évident. L’absurde n’a aucun sens, même celui de l’humour.
Un – Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. C’est même tout à fait l’inverse. Ce que je voulais dire, c’est que l’humour absurde n’a pas de sens. C’est justement ça qui est drôle.
Deux – Vous trouvez ?
Un – C’est en tout cas ce qui me semblait avant que je ne perde mon sens de l’humour. Mais je vous avoue que je n’en suis plus très sûr.
Deux – C’est un peu compliqué tout ça, non ?
Un – C’est sans doute pour cela que j’ai dû mal à m’y retrouver.
Deux – Et vous croyez qu’il y a un bon et un mauvais sens de l’humour ?
Un – Non, pourquoi ?
Deux – Vous dites que vous avez perdu votre sens de l’humour. C’est donc que l’humour a plusieurs sens, et que vous ne savez plus quel est le bon ?
Un – Le bon quoi ?
Deux – Le bon sens !
Un – Je vois, mais je crains que vous ne fassiez à nouveau un contresens.
Deux – Il y aurait donc aussi un contresens de l’humour ?
Un – Quand on parle du sens de l’humour, on ne prend pas le mot sens au sens de…
Deux – Ne me dites pas que le mot sens a lui aussi plusieurs sens !
Un – Le sens de l’humour, c’est une aptitude à trouver drôles les choses qui le sont. Cela ne veut pas dire que l’humour doit avoir un sens, et a fortiori qu’il y ait un bon et un mauvais sens de l’humour.
Deux – Si je vous suis bien… il n’y a pas de sens de l’humour.
Un – Je dirais même plus, l’humour c’est ce qui n’a pas de sens.
Deux – Tout ça me semble frappé au coin du bon sens.
Un – Qu’est-ce que je vous disais ?
Deux – Quoi ?
Un – J’ai perdu mon sens de l’humour.
Deux – Vous en êtes certain ?Un – Croyez-moi, quand on est à essayer de donner un sens à l’humour, c’est qu’on en est totalement dépourvu.
Deux – Ça se tient.
Un – Prenez Bergson. Il a écrit un bouquin sur le rire. Essai sur la signification du comique. Et bien croyez-moi, ce type-là, ce n’était pas un comique. Et je n’ai jamais vu personne s’esclaffer en lisant son bouquin.
L’autre le regarde un instant, perplexe.
Deux – Je vais quand même vous aider à chercher…
Noir.
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Novembre 2011
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-05-5
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Sens Interdit Sans Interdit théâtre Jean-Pierre Martinez
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