Relations sociales

Sens Interdit Sans Interdit

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Jusqu’à 50 personnages (hommes et femmes). – Deux personnages par saynète – Distribution variable

Humour absurde.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Sens Interdit – Sans Interdit

Comédie à sketchs

Deux personnages par saynète – Distribution variable

1 – Là et au-delà

2 – Salle d’attente

3 – Blanc

4 – Ça ne veut rien dire

5 – L’homme à l’oreille coupée

6 – L’addition

7 – À l’oeil

8 – Les mous du PAF

9 – Au feu

10 – Compteur

11 – Autodérision

12 – Un champ de ruines

13 – À l’unisson

14 – Le journal

15 – Visite

16 – Vacance

17 – Paître

18 – Les auteurs de nos jours

19 – Georges

20 – JC

21 – La valise

22 – La route

23 – Low cost

24 – À vrai dire

25 – Contresens de l’humour


1 – Là et au-delà

Un personnage seul en scène. Il attend et ne sait pas quoi faire.

In – Excusez-moi… Il y a quelqu’un ?

Après un temps, une voix off lui répond.

Off – Non…

In – Ah, ok, je… Bon…

Il attend encore un instant.

In – Je suis désolé de vous déranger, mais… Ça fait déjà un petit moment que j’attends et…

Off – Oui…

In – Enfin, j’ai un peu perdu la notion du temps… Je suis là depuis que… Enfin, vous savez… Et je me demandais si…

Off – Oui…

In – Est-ce que je suis… au paradis… ou en enfer ?

Off – À votre avis ?

In – Le purgatoire ?

Off – Non.

In – Les limbes ?

Off (étonné) – Les limbes ?

Le personnage paraît désemparé.

In – Mais alors où ?

Off – Nulle part.

In – Nulle part ?

Off – Nulle part.

In – Mais… jusqu’à quand ?

Off – Jusqu’à ce que ça commence.

In – Alors ça n’a pas encore commencé ?

Off – Non.

In (semblant comprendre) – Ah, d’accord…

Un temps pendant lequel il tente d’assimiler cette information.

In – Mais qu’est-ce qui n’a pas encore commencé ?

Off – Je peux vous poser une question, moi aussi ?

In – Oui…

Off – Qu’est-ce que vous foutez là ?

Air interloqué de celui qui est là.

In – Alors ça, je… J’ai complètement oublié…

Off – Mais vous êtes qui ?

In – Franchement… Je n’en ai aucune idée…

Un temps.

Off – Alors ça va pouvoir commencer.

Noir.

 

2 – Salle d’attente

Elle est là. Il entre.

Lui (avec une amabilité convenue) – Bonsoir.

Elle (simplement polie) – Bonsoir…

Il fait les cent pas en examinant les lieux, un peu gêné.

Lui – Vous avez rendez-vous à quelle heure ?

Elle – Je suis un peu en avance…

Un temps.

Lui – Vous n’avez vu personne ?

Elle – Non.

Lui – Bon…

Un temps.

Lui – C’est mon premier rendez-vous… Elle est comment…?

Elle – Elle ?

Lui – C’était une femme, au téléphone…

Air dubitatif de la femme, qui ne répond pas.

Elle – Ils sont peut-être deux…

Lui – Alors pour vous aussi, c’est… la première fois.

Elle ne répond pas.

Lui – Oh… Un homme ou une femme… Le principal, c’est qu’ils soient compétents…

Sourire un peu forcé de la femme. Et nouveau silence embarrassé.

Lui – Je peux vous céder ma place, si ça vous arrange… Comme vous étiez là avant moi…

Elle (froidement) – Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

Lui – Pardon… Je vous laisse tranquille… C’est parce que je suis un peu nerveux…

La femme semble culpabiliser de l’avoir rembarré.

Elle – Moi aussi, je suis nerveuse… J’ai horreur d’attendre…

Lui – C’est pour ça que vous arrivez en avance à vos rendez-vous…

La femme se demande comment elle doit le prendre. Il jette un regard vers une pendule qui peut rester imaginaire.

Lui – C’est la première fois que je vois une pendule dans une salle d’attente…

Il regarde sa montre.

Lui – Ils ont oublié de la remettre à l’heure…

La femme ne prête guère attention à ces propos.

Lui – C’est bizarre… de mettre dans une salle d’attente une pendule qui n’est même pas à l’heure… Remarquez, eux non plus, ne sont jamais à l’heure, alors…

Un temps.

Lui – Ça doit faire partie du jeu…

Elle – Quel jeu ?

Lui – De nous faire attendre, comme ça… Ce n’est pas pour rien qu’on nous appelle des patients…

Un temps.

Lui (inquiet) – Vous n’avez pas entendu quelque chose ?

Elle – Non…

Il va vers la porte par laquelle il est entré et actionne la poignée, sans parvenir à l’ouvrir.

Lui – Fermée…

Elle (très inquiète) – Fermée ? Vous voulez dire… à clef ?

Lui – Cette fois, on ne peut plus reculer…

Il va vers la porte située de l’autre côté, qu’on suppose être celle du cabinet, et tente d’actionner la poignée, sans plus de résultat. Il se retourne vers la femme.

Lui – Fermée aussi…

La femme prend conscience de la situation et commence à paniquer.

Elle – Pourquoi ils nous ont enfermés comme ça ? Je suis claustrophobe…

Il voudrait bien la réconforter, mais commence à être très inquiet lui aussi.

La femme regarde autour d’elle, paniquée.

Elle – Il n’y a aucune fenêtre… On va mourir étouffés…

Lui (prenant sur lui) – Mais non, voyons… Et puis on a nos téléphones portables…!

Elle – Je n’ai pas de téléphone portable…

Lui – Mais moi, si !

Il sort son téléphone portable et tente de composer un numéro, mais déchante bientôt.

Lui – Mince, je n’ai plus de batterie… (Tentant de rester confiant, malgré tout) Mais il doit bien y avoir une prise quelque part…

Ils se mettent à chercher tous les deux, d’abord debout, puis à genoux.

Elle – Je ne vois rien… Et vous ?

Lui (depuis le derrière du canapé) – Non… Ah si…

Il se relève et brandit quelque chose.

Lui – J’ai trouvé un préservatif…

Elle – Vous croyez vraiment que c’est le moment ?

Lui – Excusez-moi…

Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Pour l’instant, à part attendre… Ils vont peut-être revenir…

Ils se calment un instant, résignés.

Elle – Pourquoi vous êtes venu, vous ?

Il la regarde, un peu pris de court.

Elle – Excusez-moi… D’ailleurs, moi non plus, je ne sais pas très bien ce que je fais là… Mais c’est une raison suffisante pour être venue, non…? Je veux dire, de ne pas savoir ce qu’on fait là…

Elle semble au bord de l’évanouissement.

Lui – Allongez-vous…

Elle s’apprête à s’allonger, comme sur le divan d’un psy, mais a soudain un mouvement de recul.

Elle – C’est vous ?

Lui – Comment ça, moi ?

Elle – Alors tout ça, c’est une mise en scène pour me déstabiliser ?

Lui – Je vous proposais seulement de vous allonger un peu, pour vous reposer…

Elle – Excusez-moi, je commence à délirer…

La femme regarde la pendule et semble comprendre quelque chose

Elle – Mais, j’y repense… Ce n’est pas hier soir, qu’on changeait d’heure ?

Lui – Si…

Elle – J’ai complètement oublié d’avancer ma montre !

Lui – Et alors ?

Elle – Alors j’ai une heure de retard ! Moi qui pensais être en avance ! Voilà pourquoi mon psy est déjà parti ! Il a dû fermer les portes en partant, en pensant qu’il n’y avait plus personne…

Lui – Votre psy…? On n’est pas dans un cabinet dentaire ?

Elle – Le dentiste, c’est en face…

Lui – Non ?

Elle – Ah, si !

Il porte brusquement sa main à sa joue.

Lui (avec une grimace de douleur) – Aouh…! Ça y est, c’est reparti…

Elle – Quoi ?

Lui – Ma dent de sagesse ! C’est pour ça que je suis venu !

Elle – Vous, au moins, vous savez pourquoi vous êtes là…

Lui – Oui, enfin… Venir chez un psychanalyste pour se faire ôter une dent de sagesse…

Elle – C’est son nom qui a dû vous induire en erreur…

Lui – Son nom…?

Elle – Le Docteur Adam… C’est vrai qu’on peut confondre…

Il la regarde sans comprendre.

Elle – À Dents ! On pense plutôt à un dentiste…

Lui – Je n’avais jamais pensé à ça… Et la dentiste…?

Elle – C’est moi…

Lui – Pardon…?

Elle – On peut-être dentiste et avoir besoin d’un psy, vous savez… C’est rare, mais… Ça peut arriver…

Lui – Mais alors… vous allez pouvoir faire quelque chose pour moi…

Elle (interloquée) – C’est que… Je ne suis pas dans mon cabinet… Je n’ai pas mes instruments…

Elle semble se raviser.

Elle – Faites voir…

Il ouvre la bouche et elle regarde.

Elle – Ah, oui, c’est très enflammé… Et ça bouge déjà pas mal. Peut-être qu’en tirant un peu dessus.

Lui – Aïe !!! (Il referme la bouche) Vous êtes sûr que vous êtes dentiste ?

Elle (blessée) – Vous me prenez pour une affabulatrice, c’est ça… Alors pour vous, parce qu’on va voir un psy, on est complètement fou…

Lui – Mais pas du tout… C’est juste que… Vous m’avez fait mal, c’est tout…

Elle – Eh oui… C’est ce que j’entends toute la journée, figurez-vous. Vous m’avez fait mal… Comme si je leur faisais mal par plaisir…

Il se tient la joue.

Lui – Pourquoi on appelle ça des dents de sagesse, au juste…?

Elle – Parce qu’elles poussent à l’âge de raison, j’imagine…

Lui – Alors pourquoi faut-il absolument que ça fasse un mal de chien, les dents de sagesse, au point qu’on soit obligé de se les faire enlever…?

Elle – Vous êtes vraiment psy…?

Lui – On peut être psy et avoir mal aux dents, vous savez… Excusez-moi d’insister, mais… Vous êtes sûre qu’on n’est pas dans un cabinet dentaire…?

Elle – Alors je serai enfermée dans ma propre salle d’attente, en pensant que je suis dans un cabinet de psy…? Vous me prenez vraiment pour une folle !

Silence.

Lui – En même temps, il n’y a rien qui ressemble autant à une salle d’attente qu’une autre salle d’attente… Et la pendule n’a pas été remise à l’heure… Comme votre montre…

Elle (fermement) – Le dentiste, c’est à droite, et le psy à gauche !

Lui – Bon, bon…

Pour se donner une contenance, il parcourt la pièce et se plante devant une reproduction de tableau (qui peut rester imaginaire).

Lui – Le Cri… Un grand classique des salles d’attente… Ça marche aussi bien pour les dentistes que pour les psychanalystes…

Elle – Oui… J’ai le même dans ma salle d’attente… (Elle le regarde, prise d’un doute, fouille dans sa poche et en sort une clef) Je vais quand même vérifier… J’ai la clef de mon cabinet dans ma poche… (Elle se dirige vers la porte et l’ouvre sans difficulté) Vous me suivez, Docteur…? On va s’occuper de cette dent de sagesse…

Il la regarde, interloqué. Noir.

 

3 – Blanc

Deux personnages (hommes ou femmes), regardant peut-être une affiche.

Un – Blanc… Drôle de nom…

Deux – Ça inspire confiance. Blanc… Ça fait penser à une marque de lessive…

Un – Ouais… Mais quand on se présente aux élections… « Votez Blanc »… Comme slogan pour se faire élire, y’a mieux, non ?

Deux – En même temps, comme il n’a pas de programme très défini…

Un – Tu crois qu’il peut être élu…

Deux – Il incarne parfaitement les aspirations de la majorité silencieuse… Ça peut lui permettre de mobiliser les abstentionnistes. Et puis il a la tête de Monsieur Toutlemonde… Les gens se reconnaissent en lui… Ça les rassure…

Un – Mais qu’est-ce qu’il va faire, s’il arrive au pouvoir ?

Deux – Ah, ça, il a clairement annoncé la couleur. Rien ! Et il a juré que cette fois, les promesses électorales seront tenues.

Un – Mais alors pourquoi il se présente, exactement ?

Deux – Pour faire triompher ses idées !

Un – Ses idées…?

Deux – Il milite depuis des années pour que le vote blanc soit reconnu comme un vote à part entière… Comme il n’a pas obtenu satisfaction, il a décidé de se présenter lui-même… C’est vrai que c’est assez courageux. Au moins, il va au bout de sa démarche…

Un – Et toi, qu’est-ce que t’en penses ?

Deux – Je suis partagé…

Un – Tu vas t’abstenir ?

Deux – C’est ce que je fais depuis des années, mais là… Ce serait une façon de cautionner ses idées… Non, je suis encore indécis…

Un – Je suis un peu du même avis que toi… Aujourd’hui, quand on a des vraies convictions… C’est difficile de pas être récupéré…

Noir

 

4 – Ça ne veut rien dire

Un homme et une femme.

Homme – Je me demande si mon patron n’est pas en train d’essayer de me virer.

Femme – Non…

Homme – Quand je le croise dans les couloirs, il ne me dit plus bonjour. Avant on déjeunait ensemble au moins une fois par semaine…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il est peut-être débordé. Ou alors, il fait un régime.

Homme – Je ne sais pas… Il s’est mis à me vouvoyer. Alors que jusque là, il me tutoyait.

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… C’est plutôt une marque de respect, non ? Ça montre qu’il vous prend au sérieux.

Homme – Quand même… Il vient de me retirer un gros dossier dont je m’occupais, pour le refiler au type qu’il vient d’embaucher…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il ne veut pas que ses employés soient surmenés, c’est tout à son honneur. C’est sûrement pour ça qu’il a recruté quelqu’un pour vous épauler.

Homme – Ouais… Ben alors là, je ne suis plus surmené du tout. En fait, depuis une semaine, je n’ai plus aucun dossier à m’occuper. On me les a tous retirés les uns après les autres.

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il veut peut-être que vous soyez complètement disponible pour la prochaine mission très importante qu’il aura à vous confier…

Homme – Je ne suis pas sûr. J’avais un grand bureau au dernier étage, juste à côté du sien. Maintenant, on m’a installé au sous-sol, dans une pièce sans fenêtre. C’est au nouveau, justement, que le patron a refilé mon bureau…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Et puis au moins, vous ne l’avez plus sur le dos toute la journée. Vous êtes plus indépendant…

Homme – Ah, oui, là, c’est sûr. Je peux faire ce que veux. Je ne reçois pas une visite de la journée. Je passe mon temps à jouer à des jeux en ligne sur mon ordinateur. Enfin j’ai arrêté. On m’a coupé l’accès à internet hier…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Les fournisseurs d’accès, c’est souvent en panne, c’est connu.

Homme – Le pire, c’est que je me demande s’il ne couche pas avec ma femme.

Femme – Non…?

Homme – Je ne sais pas… Hier, vers trois heures de l’après-midi, je l’ai vue sortir d’un petit hôtel avec lui… Vous me direz que ça ne veut rien dire…

Femme – Mmm… Là, c’est peut-être un signe, quand même…

Noir.

 

 

5 – L’homme à l’oreille coupée

Deux personnages.

Vincent – Tu sais pourquoi Van Gogh s’est coupé l’oreille ?

Paul – Qui ?

Vincent – Van Gogh !

Paul – Le peintre ?

Vincent – Pourquoi ? Tu connais un Van Gogh qui serait coiffeur, charcutier ou coureur cycliste ?

Paul – Non…

Vincent – Bizarre, quand même…

Paul – Qu’il n’y ait aucun charcutier qui s’appelle Van Gogh ?

Vincent – De se couper l’oreille !

Paul – Pourquoi il a fait ça ?

Vincent – C’est ce que je viens de te demander…

Paul – Et comment je le saurais ?

Vincent – Il paraît qu’il l’a offerte à Gauguin, emballée dans du papier journal.

Paul – Il aurait mieux fait de l’offrir à Beethoven.

Vincent – Beethoven n’était pas peintre.

Paul – Non. Mais il était sourd. Tu n’as pas lu les pièces de Roland Dubillard ?

Vincent – Non…

Paul – Remarque, il n’a pas vendu une toile de son vivant.

Vincent – S’il écrivait des pièces de théâtre.

Paul – Van Gogh ! C’est peut-être pour ça qu’il s’est coupé l’oreille.

Vincent – Par dépit ?

Paul – C’est vrai que je ne connais personne qui ait tenté de se suicider en se tranchant l’oreille…

Vincent – Il a peut-être essayé de se trancher la gorge, il a raté son coup, et c’est l’oreille qui a tout pris. Il y a des gens maladroits.

Paul – Et il aurait inventé tout ça pour éviter de passer pour un manchot ? Un peu tiré par les cheveux, non ?

Vincent – D’ailleurs Van Gogh n’était pas encore né quand Beethoven est mort. Je ne vois pas comment il aurait pu lui donner son oreille…

Paul – Ou alors il s’est coupé en se rasant. Et après on en a fait tout un fromage, parce que c’était Van Gogh.

Vincent – Moi, quand je me coupe l’oreille, personne n’en parle…

Paul – C’est pas mal, ses tableaux, mais bon… Est-ce que ça vaut vraiment ce que ça coûte ?

Vincent – Si personne ne lui achetait de toiles de son vivant, ce n’est peut-être pas par hasard.

Paul – C’est sûrement eux qui avaient raison. Van Gogh, ça ne vaut pas un clou. Le clou pour accrocher le tableau…

Vincent – Ni la corde pour le pendre.

Paul – Il s’est pendu ?

Vincent – Qui ?

Paul – Van Gogh !

Vincent – Non, pourquoi ?

Paul – Laisse tomber…

Vincent – Et Beethoven ? Les gens lui achetaient sa musique, de son vivant ?

Paul – Ouais, mais bon, Beethoven… Il faisait plutôt de la musique classique…

Vincent – Ça se vend toujours, la musique classique.

Paul – C’est jamais très à la mode, mais du coup ça vieillit moins vite.

Vincent – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Le classique, c’est indémodable.

Paul – Mais Van Gogh…

Vincent – Ça vieillit mal.

Paul – Comme Picasso.

Vincent – Qui adorait la corrida…

Paul – C’est normal, il était espagnol.

Vincent – On dit que finalement, c’est peut-être Gauguin qui lui aurait coupé l’oreille, à Van Gogh. D’un coup d’épée… C’est même pour ça qu’il se serait taillé, à Tahiti.

Paul – Gauguin aussi aimait la corrida ?

Vincent – Pourquoi ? Il y a des corridas, à Tahiti ?

Paul – À cause de l’oreille ! Et de l’épée…

Vincent – Tu crois que dans un moment de folie, Gauguin, se prenant pour Picasso, aurait pu confondre Van Gogh avec un taureau…?

Paul – Gauguin n’était pas fou. C’est Van Gogh, qui l’était.

Vincent – La preuve, il s’est suicidé…

Paul – On peut se suicider sans être fou…

Vincent – Il s’est tiré une balle dans les champs.

Paul – Il ne s’est pas tiré une balle dans le cœur ?

Vincent – Si, dans les champs. Avec les corbeaux. C’est même le dernier tableau qu’il a peint.

Paul – Et sur le tableau, on voit Van Gogh se suicider ?

Vincent – On voit juste les corbeaux qui lui tournent autour.

Paul – Comme des vautours…

Vincent – Ils sentent ces choses là… C’est l’instinct… Tu sais que ça vit très longtemps…

Paul – Les vautours ?

Vincent – Les corbeaux !

Paul – Plus longtemps qu’un artiste peintre, en tout cas…

Vincent – Ça dépend. Regarde Picasso. Il a vécu jusqu’à près de cent ans.

Paul – Bon, c’est pas le tout, mais j’ai du boulot. Qu’est-ce que je te fais, aujourd’hui, Vincent…?

Vincent – Comme d’habitude, Paul.

Paul – Bien dégagé derrière les oreilles ?

Vincent – Pas trop quand même…

Paul – Disons que je te laisse les oreilles.

Vincent – Voilà.

Paul – Mais si je dois en couper une, tu préfères que je te laisse laquelle ?

Vincent – Quelle oreille il s’était coupée, Van Gogh ?

Paul – La gauche.

Vincent – Bon ben laisse-moi la droite, alors… Si je veux avoir une chance de passer à la postérité. Tu as le journal ?

Paul – Pour emballer ton oreille ?

Vincent – Pour le lire…

Paul – Si je te coupe une oreille, tu crois que ce sera dans le journal ?

Vincent – Non…

Paul – Et si je te coupe les deux.

Vincent – Pas forcément…

Paul – Et si je te coupe les deux oreilles et la queue ?

Vincent – En Espagne, peut-être…

Noir.

 

6 – L’addition

Elle est assise seule à une table de restaurant, les yeux dans le vague. Il arrive d’un pas décidé, sans la regarder, griffonnant déjà quelque chose sur son carnet de commande.

Lui (avec un entrain un peu survoltée) – Les moules farcies, ça vous a plu ? C’est la spécialité du chef…

Elle (sinistre) – Moi c’était le plat du jour. Le lapin…

Lui (sans se démonter) – Alors, pour la petite dame, qu’est-ce que ce sera pour terminer ? Un petit dessert ? Un petit café ? L’addition ?

Elle (le regardant avec intensité) – Il n’y a rien de plus déprimant que de manger seule au restaurant…

Lui (pour garder sa contenance, mais un peu perturbé) – Un petit digestif ?

Elle – Surtout pour une femme…

Lui – Marie-Brizard ? Cointreau ? Grand-Marnier ?

Elle – Manger dans un grand restaurant, c’est un peu comme faire l’amour, vous comprenez ?

Lui (troublé) – Une liqueur de bonne femme, quoi…

Elle – Techniquement, seule ou à plusieurs, ça se termine à peu près de la même façon. Et pourtant, c’est quand même mieux à deux, non…?

Lui – Une petite tisane…?

Elle – On n’est même pas obligé de parler, hein ? Pas plus au lit qu’à table. Quelques banalités suffisent. Je ne sais pas, moi… Passe-moi le beurre…

Lui – Saveur du Soir ? Nuit Tranquille ?

Elle (pleine de sollicitude) – Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?

Lui – C’est à dire que…

Elle – Pour vous non plus, ça ne doit pas être facile. Je me trompe ?

Lui – Ma foi…

Elle – Non pas que je méprise votre métier, hein ? Mais repasser les plats, comme ça, et puis repartir. Sans même pouvoir goûter… Vous avez mangé, au moins ?

Lui – Pas encore…

Elle – Vous avez faim ?

Lui – Mon Dieu, je…

Elle (lui tendant la panière) – Prenez au moins un morceau de pain.

Lui – Je ne sais pas si…

Elle – Vous avez quand même droit à une minute de pause…

Elle se lève et, avec autorité, elle lui fait signe de s’asseoir. Il s’exécute.

Lui – C’est vrai que… après le coup de feu de midi, j’ai toujours un petit coup de pompe…

Elle se rassied en face de lui.

Elle (souriant) – Voilà, comme ça on est deux.

Il se met à mâcher son pain sec.

Elle – Un peu de beurre ? Ça glissera mieux…

Lui – Merci.

Il prend le beurre et commence à tartiner.

Elle – Vous savez ce que me disait ma grand-mère ?

Il ne sait visiblement pas.

Elle – L’appétit est le meilleur des condiments.

Il semble pénétré par la haute teneur philosophique de cette réflexion.

Lui – C’est vrai…

Elle – Quand on a faim, une simple tartine…

Lui (soupirant) – Ça me rappelle mon enfance… Les tartines que ma mère me donnait pour le goûter… Avec du beurre salé… Je suis né en Bretagne…

Elle (avenante) – Vous voulez un peu de sel pour mettre dessus ?

Elle lui tend la salière. Il hésite puis la prend, et met un peu de sel sur sa tartine. Elle le regarde manger avec un air attendri.

Elle – C’est bon, hein ?

Lui – Pour moi, ça vaut le caviar, vous savez…

Elle – C’est ce que j’ai pris en entrée… Le caviar… C’est vrai que c’est salé aussi… Surtout l’addition…

Il sourit et continue à mâcher. Elle le regarde encore un instant avec un air apaisé.

Elle – Ça m’a fait du bien de parler un peu avec vous.

Elle se lève, et lui lance un regard plein de reconnaissance.

Elle – Merci, vraiment…

Elle met son manteau.

Elle (souriant) – La prochaine fois, c’est moi qui vous invite.

Lui – Merci…

Elle s’en va, en lui faisant un petit signe avant de sortir.

Il reste assis là, un peu largué, en continuant à mâcher sa tartine tout en rêvassant.

Un autre homme (ou une autre femme) arrive, probablement le patron (ou la patronne). Il (ou elle) regarde successivement sans comprendre le serveur assis à table, et la porte par laquelle la cliente vient de sortir.

Noir.

7 – À l’œil

Un homme entre dans un magasin où il est accueilli par une vendeuse.

Femme – Vous voulez voir quelque chose ?

Homme – Je vais regarder.

Femme – Ça ne coûte rien de jeter un coup d’œil.

Homme – Je vais voir.

Femme – Je regarde si je vois quelque chose pour vous…

Elle cherche quelque chose et lui tend.

Femme – Regardez voir.

Homme – Ce n’est pas un peu voyant ?

Femme – Regardez-moi.

Homme – Vous me voyez avec ça ?

Femme – Faut voir sur soi. Regardez-vous.

Homme – C’est tout vu.

Femme – C’est vous qui voyez. Vous voulez voir autre chose ?

Homme – Je vais continuer à regarder.

Il regarde autre chose.

Homme – Je ne vois pas le prix.

Femme – Regardez sur l’étiquette.

Homme – Je ne vois rien.

Femme – Il ne faut pas regarder à la dépense, croyez-moi.

Homme – Je vais revoir le premier.

Femme – Tenez, regardez. Vous voyez ?

Homme – Ah, oui, je me vois quand même mieux avec ça.

Il la regarde.

Homme – On ne s’est pas déjà vu quelque part ?

Femme – Je ne vois pas…

Homme – Laissez-moi vous regarder, c’est quoi votre nom ?

Femme – Ça ne vous regarde pas.

Homme – On pourrait se revoir.

Femme – Voyez-vous ça.

Homme – Vous voyez ce que je veux dire…

Femme – Non mais tu m’as bien regardée ? Tu t’es vu ? Tu ne me regardes même pas, d’accord ?

Homme – Je vois…

Femme – Je vous laisse continuer à regarder.

Homme – Je crois que j’en ai assez vu.

Femme – Voyeur !

Homme – Alors au revoir ?

Femme – C’est ça, va te faire voir.

Homme – Ça ne coûte rien de regarder…

Femme – Eh ben regarde-moi bien, parce que tu n’es pas prêt de me revoir.

Homme – Qui vivra verra.

Femme – Allez, je t’ai assez vu.

Elle le pousse dehors.

Homme – Allons voyons…

Il sort.

Femme – Faudrait quand même voir à voir.

Noir.

 

8 – Les mous du PAF

Marc-Antoine, le président de TF2, débarque dans le bureau de Donald, son vice-président, très occupé à lire L’Équipe.

Marc-Antoine – Vous avez vu ça, Donald ? Notre audience a encore baissé !

Donald – Oui, je sais, Marc-Antoine…

Marc-Antoine – Que France 1 fasse systématiquement un meilleur score que nous, passe encore. Mais si ça continue, on va passer derrière Arte…

Donald – Oui…

Marc-Antoine – Dites-moi franchement, Donald…

Donald – Oui, Marc-Antoine…?

Marc-Antoine – Ça vous vient d’où, ce nom à la con ? C’est un pseudo ?

Donald – Non…

Marc-Antoine – Qui serait assez con pour prendre un pseudo pareil… Ça a dû être dur à porter, non ? Surtout quand vous étiez gosse…

Donald – Mon Dieu…

Marc-Antoine – Bon, revenons à nos moutons… Je veux dire à nos ménagères de moins de cinquante ans. C’est dû à quoi, cette érosion régulière de notre audience ? Et quand je dis, érosion… On est en train de couler à pic, Donald !

Donald – On pourrait changer le responsable des programmes…? Et remettre à sa place celui qu’on a viré il y a six mois…? Il est à la fiction, maintenant…

Marc-Antoine – Nous sommes sur le Titanic, Donald, et tout ce que vous nous proposez, c’est de changer de transat ? Je ne comprends pas. Pourtant, on a supprimé la publicité.

Donald – Justement…

Marc-Antoine – Justement quoi ?

Donald – La publicité, c’est le seul truc que les gens regardaient encore sur TF2. Alors forcément, maintenant qu’on l’a supprimée, l’audience chute… Ils vont regarder la pub sur France 1…

Marc-Antoine – Et nos fictions à la française ? Qui ont fait la réputation de notre chaîne et qui s’exportent dans le monde entier !

Donald lui lance un regard signifiant que là, il exagère un peu.

Marc-Antoine – Bon, je pensais surtout à la partie extrême orientale du Benelux… Le Luxembourg, si vous préférez… Mais ne me dites pas qu’avant la suppression de la pub, personne ne regardait déjà plus les séries de TF2 ?

Donald – Oui… Pour patienter entre deux plages publicitaires…

Marc-Antoine – Dites-moi la vérité, pour une fois…

Donald – Je peux vous parler franchement ?

Marc-Antoine – Je ne vous ai pas embauché pour ça, c’est vrai, mais l’heure est grave.

Donald – À force de vouloir faire des séries consensuelles, on a fini par inventer les séries invisibles. En tout cas inregardables. On voulait que nos fictions ne dérangent personne, elles ont fini par emmerder tout le monde… Vous les regardez, vous ?

Marc-Antoine – Je suis payé pour ça…

Donald – Voilà… Mais on ne peut pas payer des millions de téléspectateurs pour regarder nos fictions…

Marc-Antoine – Et dire que si j’étais né trente ans plus tôt j’aurais pu diriger l’ORTF… Pourtant, les auteurs sont très encadrés, aujourd’hui, je ne comprends pas.

Donald – C’est sûr… Pour un auteur qui écrit, on paye six conseillers de programmes pour lui dire que ce qu’il écrit c’est de la merde…

Marc-Antoine – Alors quel est le problème ?

Donald – Prenez la comédie, par exemple. C’est très difficile de faire rire un conseiller de programmes. Alors en faire rire six de la même chose, vous imaginez un peu…

Marc-Antoine – Et ils viennent d’où tous ces conseillers ?

Donald – Ça on n’a jamais su… Quand une vache pond une bouse, sait-on d’où viennent les mouches ?

Marc-Antoine – Il faut absolument qu’on trouve quelque chose tout de suite pour remonter la pente, Donald. Qu’est-ce que les gens regardent encore à la télé à part la pub ?

Donald – Le foot… Mais on a raté l’achat des droits cette année.. On n’a plus les moyens… Avec la suppression de la pub… On a pu se payer les Jeux Olympiques d’Hiver, mais apparemment, le tir à la carabine à plomb sur patins à glace n’a pas encore trouvé son public en France…

Marc-Antoine – Le foot ? Eh ben voilà ! On n’a qu’à remplacer dans nos fictions les comédiens par des footballeurs.

Donald – Des footballeurs ?

Marc-Antoine s’empare de L’Équipe qui traîne sur le bureau de Donald.

Marc-Antoine – Tenez ! Celui-là, par exemple…

Donald (sceptique) – Il n’a pas marqué beaucoup de buts cette saison…

Marc-Antoine – Pourquoi est-ce qu’il voudrait faire l’acteur sinon ?

Donald (indécis) – Je ne sais pas…

Marc-Antoine – Si vous avez une meilleure idée… Je vous paye pour ça, non ?

Donald réfléchit.

Donald – Et si au lieu de nous épuiser à lutter contre la concurrence de France 1, on allait au bout de notre ligne éditoriale ?

Marc-Antoine – Je ne savais pas qu’on en avait une…

Donald – On arrête la fiction ! On montre la télé en train de se faire ! On pourrait appeler ça Télésurveillance, par exemple. On filme directement l’auteur en train d’écrire et de s’autocensurer. Les six conseillers de programmes en train de ne pas rire aux blagues qu’il n’a pas osé faire. Le degré ultime de la téléréalité ! Le degré zéro de la télé, pour paraphraser Barthes…

Marc-Antoine – Vous voulez dire Barthès, le gardien de but…? En voilà un qu’on pourrait récupérer dans notre équipe. Il a pris sa retraite, non ?

Donald – Si vous y tenez…

Marc-Antoine – Excellent, Donald, excellent ! J’ai toujours pensé que vous n’étiez pas un Mickey (Il rie à sa propre blague) Vous voyez, moi aussi je sais rire, quand je veux. Ça commence quand ?

Donald – Quoi ?

Marc-Antoine – Télésurveillance !

Donald montre les caméras de surveillance.

Donald – Ça déjà commencé…

Noir.

 

9 – Au feu

Deux femmes, à la terrasse d’un café, commandent à un serveur (off).

Elle 1 – Un déca, s’il vous plaît. Avec une sucrette, comme d’habitude…

Elle 2 – Oh et puis tiens, je vais prendre un capuccino, moi ! Je reprendrai mon régime demain…

Elle 2 aperçoit deux hommes, côté public, et se remaquille avec excitation. Elle 1, morose, est plongée dans ses pensées.

Elle 1 – Tu crois en Dieu, toi ?

Elle 2 (émoustillée) – Ça dépend des jours. Mais en voyant ces pompiers, là, je crois que je viens de retrouver la foi…

Elle 1 (inquiète) – Il y a le feu quelque part ?

Elle 2 – En face de nous… Ils viennent de s’asseoir… Tu ne les as pas vus ?

Elle 1 (essayant de voir en plissant les yeux) – Non, je ne vois rien…

Elle 2 (essayant d’être un peu discrète) – Là, tous les deux habillés pareils, coiffés en brosse avec leurs chemisettes bleues. Ça doit être la tenue d’été…

Elle 1 – Comment tu sais que c’est des pompiers ?

Elle 2 – Mais… c’est marqué dessus ! Sur leurs petits polos, tu ne vois pas ? Pompiers Volontaires !

Elle 1 – Ah, oui, peut-être… Tiens, il faut que je rachète des lentilles, moi.

Elle 2 – Des lentilles…?

Elle 1 – J’ai l’impression que je vois un peu trouble…

Elle 2 – Eh ben moi, je les vois super net… Et je peux te dire que tu perds quelque chose…

Elle 1 (regardant Elle 2) – Même toi, je te vois un peu trouble… Pourtant, t’es tout près de moi… (Inquiète) Je ne suis pas déjà presbyte…

Elle 2 – Ils sont tout bronzés, tu as vu ? Mais ils ont l’air un peu fatigués, non…?

Elle 1 – Je me suis toujours demandé pourquoi on appelait ça des lentilles…

Elle 2 – Peut-être qu’ils reviennent de mission… (Avec emphase) Guerriers sales et fourbus, ayant risqué leur vie au feu, mais avec le sentiment du devoir accompli…

Elle 1 – C’est vrai, ça n’a pas grand rapport avec des lentilles…

Elle 2 (exaltée, joignant le geste à la parole) – Je les imagine, avec leur énorme lance à incendie dans la main, en train d’essayer d’éteindre un brasier pendant toute la nuit…

Elle 1 – C’est peut-être parce qu’on doit les laisser tremper toute la nuit. Comme les lentilles, justement…

Elle 2 regarde Elle 1, se demandant de quoi elle lui parle.

Elle 2 – Je comprends pourquoi nos fils rêvent de devenir pompier…

Elle 1 – Ou alors, j’ai oublié de les mettre…

Elle 2 (soupirant) – Ils ne nous voient même pas, dis donc…

Elle 1 – Je vais tout de même vérifier…

Elle 1 se touche un œil avec le doigt.

Elle 2 – C’est dingue… On dirait qu’une fois mariée, on est moins visibles. Et alors après une ou deux grossesses, on devient complètement transparentes…

Elle 1 – Ah, non, pourtant j’ai bien…

Elle 2 – Et voilà… Ils s’en vont…

Elle 1 – Oh, c’est pas possible !

Elle 2 – Mais si, je te jure, regarde !

Elle 1 (horrifiée) – Je ne me suis quand même pas mis les deux dans le même œil…!?!

Elle 2 regarde Elle 1, interloquée. On entend une sirène de pompiers.

Elle 2 – Mais qu’est-ce qu’il fout, lui, avec mon capuccino…? Faut que je retourne bosser, moi…

Elle 1 – Ça va, il n’y a pas le feu…

Noir.

 

10 – Compteur

Un personnage est là, debout mais courbé. On sonne. Il va ouvrir, toujours courbé.

Deux (off) – Bonjour ! C’est pour les compteurs.

Un – Entrez, je vous attendais.

Le deuxième apparaît, courbé lui aussi.

Un – C’est par là, suivez-moi. Faites attention, le plafond est très bas.

Deux – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Le deuxième suit le premier jusqu’à un endroit de la scène.

Un – Voilà, alors là c’est l’eau.

Le deuxième note le chiffre sur un calepin.

Deux – Très bien…

Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.

Un – Ça c’est l’électricité…

Le deuxième note le chiffre sur un calepin.

Deux – Parfait…

Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.

Un – Là ça doit être le gaz.

Deux – Mmm…

Le deuxième note le chiffre sur son calepin.

Deux – Ah, votre consommation est en baisse ce mois-ci. Il faut dire qu’on a eu un hiver très doux.

Un – Il faut bien que le réchauffement climatique ait quelques avantages quand même…

Le premier repart suivi par le deuxième vers un dernier endroit.

Un – Et voilà le compteur d’oxygène…

Deux – Très bien…

Le deuxième regarde le compteur avec un air désapprobateur.

Deux – Ah, alors là, en revanche, vous avez explosé votre forfait ! (Il se tourne vers l’autre) Qu’est-ce qui s’est passé, Monsieur Dumortier ?

Un – Je ne sais pas… C’est vrai que j’ai tendance à être un peu essoufflé, en ce moment, quand je fais mon footing… Sur mon tapis roulant…

Deux – Il faut arrêter de faire de l’exercice, Monsieur Dumortier… C’est peut-être bon pour la santé, mais ce n’est pas bon pour le porte-monnaie…

Un – Surtout que l’oxygène a encore augmenté, ce mois-ci…

Deux – Vous n’avez pas une fuite, au moins ?

Un – Je ne crois pas…

Il note le chiffre sur un calepin.

Deux – Vous devriez peut-être rabaisser encore un peu le plafond… Il y aurait moins de déperdition, croyez moi…

Un – C’est à dire qu’avec mon dos…

Deux – Ah, c’est vous qui voyez, hein…

Le deuxième sort un terminal de carte de paiement.

Deux – Alors… Chèque ? Carte bleue ?

Un – C’est à dire que… Ça ne pourrait pas attendre un peu ? C’est que ma retraite, elle, elle aurait plutôt tendance à baisser…

Deux – Ah, oui, mais Monsieur Dumortier… Vous me mettez dans l’embarras, là…

Un – Je pourrais payer en deux fois…

Deux – Ah, oui, mais ça, ce n’est pas possible, Monsieur Dumortier… Vous comprenez, si tout le monde faisait comme vous…

Le premier ne sait pas quoi répondre. L’autre est visiblement dans l’embarras.

Deux – Bon… On va dire que je n’ai pas pu relever les compteurs parce que vous étiez sorti, et je repasse la semaine prochaine, d’accord ?

Un – D’accord… Mais si vous pouviez plutôt repasser dans une quinzaine…

Deux – Monsieur Dumortier… Il ne faut pas exagérer, non plus ! Et puis vous imaginez… Si on était obligé de vous couper l’oxygène, vous savez ce que ça veut dire…

Un – Il ne me resterait plus que le gaz.

Deux – Si vous avez payé la facture…

Le deuxième donne malgré tout une tape amicale dans le dos du premier pour dédramatiser avant de prendre congé.

Deux – Allez, ne vous en faites, Monsieur Dumortier… Je repasse le mois prochain, d’accord ? Mais c’est la dernière fois, hein ?

Un – Merci…

Deux – Et d’ici, là, fini l’exercice ! Et puis essayez de ne pas respirer aussi souvent, bon sang ! Je ne sais pas moi… Une fois sur deux, c’est largement suffisant, non ? Quand on a des problèmes de fin de mois, il faut savoir se serrer un peu la ceinture… Il suffit de remonter la ceinture au niveau des poumons…

Le premier lui répond par un sourire résigné, et s’apprête à le raccompagner à la porte.

Un – Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin. Et autant économiser votre souffle…

L’autre s’arrête et ils se serrent la main.

Deux – Allez, au revoir, Monsieur Dumortier… Et pensez à ce que je vous ai dit… Un plafond rabaissé de trente centimètres, c’est dix pour cent de consommation d’oxygène en moins… Vous n’avez pas écouté notre dernière campagne d’information à la télé ?

Un – Merci… (Le deuxième s’en va, et le premier reste seul) Je crois que je ferai mieux d’éteindre aussi la lumière…

Noir.

 

11 – Autodérision

Un homme à côté d’un autre. Ils regardent quelque chose devant eux.

Un – C’est quoi, comme voiture ?

Deux – Mercedes.

Un – Ah, ouais.

Deux – On m’a piqué l’étoile. Au début je la faisais remettre. Et puis j’ai laissé tomber. On me la pique à chaque fois.

Un – Cette idée de mettre des étoiles même sur les voitures… C’est bien un truc allemand.

Deux – Je me demande bien ce qu’ils en foutent.

Un – Qui ?

Deux – De toutes ces étoiles ! Ils en font la collection, ou quoi ?

Un – D’un autre côté, il vaut mieux qu’ils vous piquent l’étoile, et qu’ils vous laissent la voiture. Moi, ma bagnole, elle n’avait pas d’étoile. On me l’a volée l’année dernière. Alors j’ai racheté celle-là. D’occase…

Un temps.

Un – Et vous en êtes content ?

Deux – C’est solide.

Un – C’est pas très beau.

Deux – C’est allemand.

Un – C’est une bonne marque.

Deux – C’est Mercedes.

Un – Ouais.

Deux – On sait ce qu’on achète.

Un – Et on sait ce qu’on a.

Deux – La qualité allemande, quoi.

Un – Mmm…

Un temps.

Deux – Et la vôtre, c’est quoi ?

Un – Je n’ai jamais su.

Deux – Pardon ?

Un – Le type à qui je l’ai achetée m’a dit que c’était une Renault. C’était pas marqué dessus. Mais au garage, ils m’ont dit que non.

Deux – Mais alors qu’est-ce que c’est ?

Un – Ils ne savent pas.

Deux – Merde !

Un – Sinon, elle marche bien. Une vidange de temps en temps. Heureusement, parce que pour les pièces détachées… Quand on ne connaît pas la marque.

Deux – Ah, ouais…

Un – Ouais… C’est une voiture née de marque inconnue, quoi. On m’a dit qu’elle avait peut-être été fabriquée dans un pays de l’Est. Ou en Chine. En Israël peut-être. Par un fabriquant qui aurait disparu depuis. Ou qui aurait changé de nom. Comme les juifs pendant la guerre, voyez ?

Deux – Mais qu’est-ce qui est marqué sur la carte grise ?

Un – Renault.

Deux – Mais c’en est pas une…

Un – Fallait bien lui donner un nom. Un état civil, comme qui dirait. La faire adopter, quoi. Parce que sinon, elle est en règle, et tout. C’est une voiture, hein ! Enfin, ça roule quoi. C’est juste qu’elle est de marque inconnue.

Deux – Et elle date de quand ?

Un – Ben, on ne sait pas trop non plus. Une trentaine d’années, peut-être. Avant la chute du mur, en tout cas.

Deux – Quel mur ?

Un – Ben on ne sait pas, justement. Le mur de Berlin, peut-être. Ou la grande muraille de Chine. Allez savoir…

Deux – La grande muraille de Chine s’est écroulée ?

Un – Faudrait faire une datation. Au carbone 14. Directement à la sortie du tuyau d’échappement.

Deux – Elle n’a pas de pot catalytique…

Un – Pas de ceintures de sécurité, non plus, vous pensez bien. Mais comme c’est considéré comme une voiture de collection, j’ai le droit de rouler avec quand même. Sinon, c’est une bonne voiture.

Deux – Et elle marche à quoi ?

Un – Moi, j’y mets du fioul domestique. Mais peut-être que ça marcherait avec autre chose. Je n’ai jamais essayé.

Deux – Merde…

Un temps.

Un – Et la vôtre, vous êtes vraiment sûr que c’est une Mercedes ?

L’autre le regarde un peu inquiet.

Un – Non, je veux dire, comme il n’y a pas l’étoile…

Un temps.

Un – Vous avez les papiers, au moins ?

Noir.

 

12 – Un champ de ruines

Deux paysans (homme et/ou femme) contemplent quelque chose qu’on ne voit pas, situé au loin, derrière les spectateurs. Ils parlent éventuellement avec un accent régional (au choix).

Un – Qu’est-ce qu’ils font, là ?

Deux – Paraît qu’ils vont restaurer le château…

Un – Le château ? C’te ruine ?

Deux – Paraît que c’est un monument historique…

Un – Un monument ? C’tas de gravats ?

Deux – Paraît que c’était un château fort, au Moyen Age… Même que Louis XVI y aurait dormi juste avant de se faire assassiner par Ravaillac.

Un – Et comment que tu sais ça, toi ?

Deux – Ben je l’ai lu dans le journal.

Un – Merde alors ! Et ils vont le reconstruire ?

Deux – C’est à cause du plan de relance de l’économie…

Un – Bâtir des châteaux forts pour aider les agriculteurs… Ils feraient mieux de construire des châteaux d’eau…

Deux – C’est un truc qui vient d’en haut… De Bruxelles…

Silence pour digérer cette information. Ils continuent de contempler les ruines.

Un – C’est pas tes vaches qui sont là devant ?

Deux – Si.

Un – Et pis c’est ton champ.

Deux – Dame oui.

Un – Et ta ferme, elle est pas loin non plus…

Deux – Je vais être aux premières loges, c’est sûr…

Ils continuent à regarder.

Un – Et c’est quoi, c’te cabane, qu’ils ont déjà mis là ?

Deux – Ben c’est une guérite. Pour les gardes, quand il pleut.

Un – Les gardes ?

Deux – Les gardes belges.

Un – C’est pas des gardes suisses ?

Deux – J’te dis c’est un projet européen ! La Suisse, elle fait pas partie de l’Europe, si ?

Un – Et pourquoi qu’ils ont besoin de garder ces ruines tout d’un coup ? C’est pas des vaches. Depuis le temps qu’elles sont là, elles ne vont pas s’en aller toutes seules…

Deux – En attendant le début du chantier ! C’est que ça va coûter des milliards, ces travaux. Ça va durer des années. Je ne sais pas si je serais encore là dans ma ferme pour profiter de la vue sur le château…

Un – En tout cas, tu vas bien profiter de la vue sur les travaux…

Nouveau silence.

Deux – Paraît qu’ils vont faire un jardin, devant. Un potager médiéval…

Un – Un jardin médiéval ? C’est quoi ça ?

Deux – Avec des légumes d’époque, des conneries comme ça. Des cucurbitacées…

Un – Des cucurbitacées… Alors c’est ça la nouvelle politique agricole commune…?

Nouvelle contemplation.

Un – Ils vont arracher les poteaux électriques…

Deux – Pourquoi donc ?

Un – Avec les cucurbitacées médiévales, ça va jurer.

Deux – Tu crois ?

Un – Au Moyen Age, y’avait pas de poteaux électriques. Y’en avait déjà pas du temps de ton arrière grand-père.

Silence.

Un – C’est pas les poteaux qui amènent l’électricité jusqu’à ta ferme ?

Deux – Je pense bien, oui… J’ai eu assez de mal à convaincre EDF de me les remettre debout après la grande tempête de l’an deux mille.

Un temps.

Un – J’ai comme l’impression que tu vas bientôt retourner au Moyen Age, toi aussi… Ils ne t’ont pas encore envoyé le costume, non ?

Tête de l’autre…

Noir.

 

13 – À l’unisson

Deux personnages (hommes ou femmes) se croisent.

Un – Bonjour.

Deux – Bonsoir.

Chacun semble intrigué par le comportement de l’autre.

Un – Bonjoir.

Deux – Bonsour.

Un – Je peux vous aider ?

Deux – Vous avez besoin d’un renseignement ?

Un – Il ne comprend rien.

Deux – Il a l’air un peu abruti.

Un – Vous m’entendez ?

Deux – Qu’est-ce qu’il dit ?

Un – Vous parlez français ?

Deux – Do you speak french ?

Un – A donde vas ?

Deux – Quo vadis ?

Un – Il n’est sûrement pas du coin.

Deux – Il ne doit pas être de la région.

Un – C’est peut-être une langue régionale.

Deux – On dirait du patois.

Un – Vous avez un problème ?

Deux – Vous êtes sûr que ça va ?

Un – Ah, oui, il a un sérieux problème.

Deux – Non, visiblement ça ne va pas.

Un – Vous cherchez quelque chose ?

Deux – Vous avez perdu quelqu’un ?

Un – Ou alors, c’est un défaut d’élocution.

Deux – Je devrais peut-être lui écrire sur un papier.

Un – Vous avez un crayon ?

Deux – Vous avez une feuille ?

Un – On dirait qu’il va se trouver mal.

Deux – Il faudrait peut-être que j’appelle un médecin.

Un – Vous voulez que j’appelle le SAMU ?

Deux – Je ferais mieux de téléphoner aux pompiers.

Un – Il a l’air complètement paumé.

Deux – Il est peut-être un peu dérangé.

Un – Ah, oui, il fait pitié à voir.

Deux – Le pauvre, je n’aimerais pas à être à sa place.

Un – Vous voulez que je vous conduise quelque part, je suis en voiture ?

Deux – Heureusement qu’il est à pied, il n’est pas en état de conduire.

Un – Bon, je crois que ce n’est pas la peine d’insister.

Deux – Il vaut peut-être mieux que je le laisse tranquille.

Un – Vous êtes sûr que ça va aller ?

Deux – Vous allez pouvoir vous débrouiller tout seul ?

Un – Qu’est-ce que je peux y faire ?

Deux – J’aimerais bien faire quelque chose, mais quoi ?

Un – Bon ben.. Au revoir.

Deux – Alors euh… Au plaisir.

Un – C’est ça… Au pleuvoir.

Deux – Allez… Arrosoir.

Ils hésitent encore à s’en aller, chacun étant un peu inquiet pour l’autre.

Deux – Hein ?

Un – Deux ?

Deux – Un.

Un – Deux.

Ils s’en vont chacun de leur côté au pas cadencé.

Deux – Un.

Un – Deux.

Deux – Un.

Un – Deux…

Ils font un tour de scène, se rejoignent et sortent ensemble, toujours en cadence.

Noir.

 

14 – Le journal

Deux personnages assis sur un banc.

Un – Vous avez lu le journal, ce matin ?

Deux – Non, qu’est-ce qui se passe ?

Un – Je ne sais pas. J’ai résilié mon abonnement.

Deux – D’habitude, il y en a toujours un qui traîne sur un banc.

Un – Ou dans une poubelle.

Deux – Même le journal de la veille.

Un – On n’est pas pressé.

Deux – On n’a pas besoin de nouvelles fraîches.

Un – On est à la retraite.

Deux – On veut juste savoir ce qui se passe.

Un – Il se passerait quelque chose, on ne serait pas au courant.

Deux – Heureusement qu’il y a la télé.

Un temps.

Un – Vous avez regardé la télé, hier soir ?

Deux – Mon antenne est tombée du toit avec la dernière tempête.

Un – Moi j’ai encore mon antenne. C’est ma télé qui est en panne.

Deux – Ils sont peut-être en grève.

Un – La télé ? Comment savoir, on ne peut plus la regarder.

Deux – Le journal ! Ils sont peut-être en grève.

Un – D’habitude, il y en avait toujours un qui traînait sur un banc.

Deux – C’est pour ça que j’ai résilié mon abonnement.

Un – Vous aussi ?

Deux – Mais si tout le monde a fait comme nous.

Un – C’est la mort de la presse.

Deux – Plus de journaux abandonnés sur les bancs.

Un – On ne va plus du tout savoir ce qui se passe.

Deux – Au Moyen Age, il n’y avait pas de journaux.

Un – Et les gens ne s’en portaient pas plus mal.

Deux – Ils ne savaient pas lire.

Un – Et puis allez savoir si c’est vrai, tout ce qu’on raconte dans les journaux.

Deux – Des fois ils exagèrent un peu, c’est sûr.

Un – Quand ils parlent de l’Amérique, par exemple.

Deux – L’Amérique ?

Un – Vous y êtes déjà allé, vous, en Amérique ?

Deux – Non.

Un – Alors comment on peut être sûr que ça existe vraiment, l’Amérique ?

Ils méditent un instant cette pensée.

Deux – Et si Christophe Colomb n’avait rien trouvé du tout ?

Un – Et si Christophe Colomb n’avait jamais existé ?

Deux – Et si il n’y avait rien du tout de l’autre côté de la mer ?

Un – Et s’il n’y avait pas de mer ? (L’autre le regarde un peu étonné quand même) Vous avez déjà vu la mer, vous ?

Deux – Ah, oui, quand même. Enfin à la télé. Quand j’avais encore l’antenne.

Un – Admettons. Mais comment savoir ce qu’il y a de l’autre côté des mers ?

Deux – Et si la terre était vraiment plate ?

Un – Comment savoir ce qui se passe vraiment dans le monde ?

Deux – Ou même en France.

Un – Ou même au-delà du périphérique.

Deux – Ou même dans ce parc.

Un – Ou même ici.

L’autre le regarde, un peu interloqué.

Deux – Ici, on le saurait, non ?

Un – Justement. On n’a pas besoin de lire le journal pour ça.

Deux – Et ce qui se passe ailleurs, entre nous…

Un – Comment le savoir vraiment ?

Deux – Comment en être sûr ?

Un – Pas en lisant le journal, en tout cas.

Un temps. Le regard du deuxième est attiré par quelque chose à ses pieds. Il ramasse une feuille de journal chiffonnée en boule, et la déplie.

Un – Qu’est-ce que c’est ?

Deux – Une page de journal.

Un – Quelle rubrique ?

Deux – Les faits divers.

Un – Et alors ?

L’autre lui lance un regard stupéfait.

Deux – On parle de nous.

Un – Ça ne veut pas dire qu’on existe vraiment.

L’autre revient à sa page de journal.

Deux – Ils disent qu’on est mort.

Un – Morts ?

Deux – Moi en tombant du toit en essayant de réparer mon antenne, vous électrocuté en bricolant votre télé.

Un – Mort…

Deux – C’est dans le journal.

Un – En même temps…

Deux – Comment savoir si c’est vrai ?

Noir.

 

15 – Visite

Deux personnages arrivent la mine préoccupée. Ils gardent un moment le silence.

Un – Alors ? Tu l’as trouvé comment ?

Deux – Franchement, je m’attendais à pire…

Un – Oui.

Nouveau silence.

Un – Pire ?

Deux – Je ne sais pas… C’est vrai qu’il est très diminué, mais bon… Au moins, il nous a parlé…

Un – Oui…

Un temps.

Un – Qu’est-ce qu’il a dit, au juste ?

Deux – Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris… Quelque chose comme… Aaa… Ééé… Ououou… En-en-en…

Un – Oui… C’est ce que j’ai compris aussi…

Deux – Il a un peu de mal avec les consonnes…

Un – Oui.

Deux – Enfin, il avait quand même l’air content de nous voir.

Un temps.

Un – Ça me fait de la peine de le voir comme ça…

Deux – On était très proches de lui…

Un – Je l’aimais beaucoup.

Deux – Lui aussi, je crois qu’il nous aimait beaucoup.

Un – On était très proches.

Silence.

Un – Tu crois vraiment qu’il nous reconnaît ?

Deux – Ah, oui, quand même !

Un – Quand on est arrivé, il a tourné la tête de l’autre côté…

Deux – Ça doit être un réflexe… Je ne suis pas sûr qu’il contrôle tous ses mouvements, tu sais…

Un – J’avais l’impression qu’il essayait de nous dire quelque chose…

Deux – Il voulait peut-être nous remercier de notre visite…

Un – Mmm…

Le deuxième pose une main réconfortante sur l’épaule du premier.

Deux – Il va falloir y aller. On reviendra le voir…

Un – Oui…

Ils commencent à s’en aller.

Un – Je me demande si je n’ai pas compris ce qu’il essayait de nous dire, tout à l’heure, finalement…

Deux – Il a dit quelque chose ?

Un – Tu sais : Aa… Éé… Ouou… En-en…

Deux – Ah, ça… Et alors ?

Un – A… É… Ou… En… Tu rajoutes quelques consonnes… Ça ressemble beaucoup à… Allez vous en…

Deux – Tu crois…?

Un – Ça ressemble…

Deux – Mmm… En tout cas, il avait l’air content de nous voir…

Un – Oui…

Deux – Allez, on reviendra…

Noir

 

16 – Vacance

Deux personnages.

Un – Alors, c’était comment, là-bas ?

Deux – Ah, oui, c’était… Mais alors c’était loin !

Un – Loin ?

Deux – Ah, non, vraiment, je ne pensais pas que c’était aussi loin.

Un – Mais c’était bien ?

Deux – Ah, oui, c’était… Mais c’était tellement petit !

Un – Mais il y avait la mer ?

Deux – Ah, oui, la mer ! Mais alors minuscule.

Un – Mais il y avait une plage quand même ?

Deux – Ah, une plage, oui. Mais alors un monde…

Un – Sur la plage ?

Deux – Sur la plage, dans la mer, partout… C’est tellement petit.

Un – Et il a fait beau ?

Deux – Un temps… Magnifique. Mais alors un vent !

Un – Un vent…?

Deux – À décorner les escargots.

Un – Et il y a en beaucoup par là-bas ?

Deux – Des escargots ? Aucun ! À cause du vent, sûrement…

Un – Et on y mange bien ?

Deux – Très bien ! Enfin, mieux qu’on ne pourrait s’y attendre…

Un – Et qu’est-ce qu’on y mange ?

Deux – Un peu de tout.

Un – Pas des escargots, en tout cas.

Deux – Ça, il ne faut pas aller là-bas pour manger des escargots.

Un – Oui…

Deux – Des escargots de mer, à la rigueur…

Un – Mmm…

Deux – Si on arrive à en trouver…

Un – Oui…

Deux – Mais la mer est tellement minuscule…

Un – Mmm…

Deux – Et comme l’eau n’est pas très salée.

Un – Ah, tiens…?

Deux – Je ne suis pas sûr que les escargots de mer s’y plairaient beaucoup.

Un – Sûrement pas…

Deux – Les grenouilles, peut-être…

Un – Les grenouilles ?

Deux – Enfin, je veux dire… des grenouilles de mer. Si ça existait…

Un – Et il y a beaucoup de choses à faire, sur place ?

Deux – Ouh, là ! On en a vite fait le tour… C’est tellement petit… Non, il faut aller là-bas pour se reposer. Parce que pour le reste…

Un – Tu es reposé, alors ?

Deux – Complètement épuisé. Avec le décalage horaire. C’est qu’il y a presque 24 heures de décalage avec ici.

Un – Ah, oui, quand même…

Deux – Non, mais franchement, c’était très bien. Très bien. Ça, j’y retournerais volontiers…

Un – Ah, ben tu vois, ça me donne envie d’y aller faire un tour, moi aussi.

Deux – D’un autre côté, est-ce que ça vaut vraiment le coup d’aller aussi loin. Dans un pays aussi petit.

Un – Il faut bien partir quelque part.

Deux – Non, l’année prochaine, je pensais plutôt faire Le Lichtenstein.

Un – C’est petit aussi.

Deux – Oui… Mais c’est moins loin.

Un – Mais il n’y a pas la mer…

Deux – Ah, oui ?

Un – Ou alors une toute petite… et pas très salée.

Ils restent un instant immobile en silence.

Deux – Tu sais à quoi je pensais ?

Un – Non.

Deux – Comme la terre tourne…

Un – Oui.

Deux – Si nous on arrivait à rester immobiles suffisamment longtemps…

Un – Oui.

Deux – Non mais vraiment immobiles…

Un – Mmm…

Deux – Au-dessus du sol, je veux dire, en se raccrochant à quelque chose…

Un – Oui.

Deux – Que les pieds ne touchent pas par terre, quoi.

Un – Et alors ?

Deux – Alors douze heures après, on serait en Chine.

L’autre le regarde, stupéfait.

Un – Et vingt-quatre heures après on serait revenus ici.

Deux – On aurait fait le tour du monde.

Le temps de mesurer toutes les implications de cette découverte.

Deux – Mais il faudrait encore trouver quelque chose à quoi se raccrocher…

Un – Ouais…

Noir

 

17 – Paître

Elle et lui sont assis l’un à côté de l’autre, plutôt désœuvrés. Il mâchouille ce qui semble être un chewing-gum. Elle tourne son regard vers lui.

Elle – Ça va ?

Lui – Très bien, pourquoi ?

Elle – Je ne sais pas… On dirait que tu rumines quelque chose…

Lui – Ah, oui. (Un temps) C’est du foin…

Elle le regarde étonnée, mais ne dit rien. Un temps. Il se lève.

Lui – J’irai bien faire un tour jusqu’au parc, pour changer un peu.

Elle – Bon… Si tu passes par la boucherie, tu pourras prendre deux côtes de porc ? Je les ferai ce soir à la poêle avec du riz.

Lui – Non.

Elle – Pardon ?

Lui – Ah, c’est vrai, je ne t’ai pas dit ? Je suis devenu herbivore.

Elle encaisse le coup.

Elle – Ben prends qu’une côte de porc, alors… Tu pourras toujours manger le riz.

Lui – Le riz ?

Elle – Si tu a décidé de devenir végétarien…

Lui – Ah, non, mais je n’ai pas dit végétarien. J’ai dit herbivore.

Un temps.

Elle – Bon… Ben tu n’as qu’à prendre une salade, alors…

Lui – Pas la peine. Je brouterai un carré de pelouse au parc.

Elle – La pelouse…

Lui – Je me suis toujours senti proches des vaches… Il y a un moment dans la vie où on éprouve le besoin de mettre son comportement en conformité avec ses idées. Tu comprends ?

Elle – J’essaie…

Lui – Non, mais je dis les vaches… J’aurais pu dire les moutons, les girafes ou les gazelles…

Elle – Ah, oui…

Lui – Les herbivores, quoi… Tu ne veux pas m’accompagner ?

Elle – Où ça ?

Lui – Au parc !

Elle – Tu veux m’envoyer paître ?

Lui – Tu as quelque chose de plus urgent à faire ?

Elle – Non.

Lui – Il a beaucoup plu la semaine dernière. Je suis passé devant tout à l’heure, l’herbe est magnifique, tu verras. Profitons-en avant qu’elle soit piétinée par les promeneurs. Avec ce beau temps, il va y avoir un monde cet après-midi. Je t’assure, il vaut mieux y aller maintenant.

Elle – Ok, je mets mon manteau.

Il met une moumoute façon peau de mouton.

Lui – Ce n’est pas trop voyant ?

Elle – Meueueuh…. non. (Elle enfile un manteau genre peau de vache). Et moi, ça va ?

Lui – Mêêêêêêêêê… oui.

Ils sortent.

Elle – Je n’aurais peut-être pas dû mettre une jupe… Il faudra se mettre à quatre pattes ?

Noir.

 

18 – Les auteurs de nos jours

Deux personnages debout les bras ballants.

Un – Tu vois, à l’heure qu’il est, on devrait être en train jouer.

Deux – Et on est planté là, et on ne sait pas quoi dire.

Un – Et on ne sait pas quoi faire, et on ne sait pas où se mettre.

Deux – Il n’a pas laissé de mots, pas même une ou deux lettres ?

Un – Ça ne le ferait pas revenir, mais on saurait quoi dire.

Deux – Et on saurait quoi faire, on saurait quoi ressentir.

Un – Il nous laisse là comme ça, juste avec un grand vide.

Deux – Pourquoi il a fait ça ? La peur de faire un bide ?

Un – Il a pensé à quoi ? Pas à tous ses amis.

Deux – Regarde, ils sont tous là, tous à attendre assis.

Un – Ils attendent nos répliques, mais qu’est-ce qu’on pourrait dire ?

Deux – Rien. On n’a rien à dire.

Un – Puisqu’on n’a pas la pièce.

Un – Puisqu’il ne l’a pas écrite.

Deux – Puisqu’il est mort hier.

Un – D’une gastroentérite.

L’autre le regarde étonné.

Deux – D’une gastroentérite ?

Un – J’ai dit ça pour la rime.

Deux – C’était une pièce en vers ?

Un – Je ne sais pas. À quoi ça rime…

Deux – On n’est pas auteurs, nous, et pas acteurs non plus.

Deux – On ne sait pas quoi vous dire, on est juste venu.

Un – Deux personnages en deuil, et des rimes orphelines.

Un temps.

Un – Maintenant on devrait saluer, et se faire applaudir.

Deux – Ou bien se faire siffler, et se faire insulter.

Un – Mais au moins on saurait.

Deux – Si c’était une bonne pièce, ou alors un navet.

Un – Un tabac ou un four.

Deux – Mais on ne saura jamais.

Un – Non, vraiment, c’est trop triste.

Deux – Les auteurs de nos jours sont vraiment des fumistes.

Noir.

 

19 – Georges

Il est là, assis sur une chaise, désœuvré. Elle arrive, couverte d’un imperméable façon inspecteur de police, trop grand pour elle.

Elle – Quelqu’un s’appelle Georges, ici ?

Surpris, il regarde autour de lui. Puis vers la salle.

Lui – Je ne sais pas… Probablement, oui…

Elle (suspicieuse) – Probablement ?

Lui – Pas moi, en tout cas. Enfin je ne crois pas…

Un temps, pendant lequel elle semble hésiter.

Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ?

Il encaisse le coup, déstabilisé.

Lui – Euh… C’est moi, qui devrait dire ça, non ?

Elle – Ah, oui…? Et pourquoi ça…?

Lui – C’est vous qui cherchez Georges.

Elle – Oui.

Lui – Donc c’est à moi de répondre : Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ? Sinon, ça n’a pas de sens…

Elle paraît elle aussi déstabilisée.

Elle – Vous avez raison… L’auteur devait encore être bourré quand il a écrit ça…

Lui – Il a dû sauter une ligne.

Elle – Se mélanger les crayons dans ses personnages.

Lui – Surtout qu’ils n’ont même pas de noms.

Elle – Et puis cet imperméable est beaucoup trop grand pour moi.

Elle enlève son imperméable et lui tend, découvrant en dessous une tenue similaire à la sienne. Il se lève et enfile l’imperméable. Il lui va parfaitement. Elle s’assied à sa place sur la chaise.

Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez à Georges ?

Lui (parlant aussi de l’imperméable) – Ah, oui, là ça va tout de suite mieux…

Elle – Vous n’avez pas répondu à ma question.

Lui (entrant dans son nouveau rôle) – Les questions, ici, c’est moi qui les pose, d’accord ?

Elle – D’accord.

Silence. Il semble à court de questions.

Elle – Alors ?

Lui – Alors quoi ?

Elle – À propos de Georges…

Lui – Georges… Mmm… Ce ne serait pas lui, par hasard ?

Elle – Qui ?

Lui – L’auteur !

Elle – L’auteur ? Georges ? Ah, je ne crois pas, non…

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Mais parce que… Parce que c’est un auteur anonyme. Du début du vingtième.

Lui – C’est rare, non, les auteurs anonymes du vingtième.

Elle – Et pourquoi ça ?

Lui – Les auteurs anonymes, c’est plutôt au Moyen Age. Aujourd’hui, on a quand même des moyens pour les retrouver, les auteurs. Les empreintes génétiques, tout ça. Le fichier des délinquants littéraires. Un auteur anonyme du vingtième, ça n’a pas de sens…

Elle réfléchit un moment.

Elle – Du vingtième… Du vingtième arrondissement ! Le début du vingtième. Du côté de Nation. Un auteur anonyme du début du vingtième arrondissement.

Lui – Ah, oui…

Elle – Ben oui.

Lui – Oui, là, ça ne m’étonne qu’à moitié.

Elle – Et pourquoi ça ?

Lui – Les auteurs célèbres habitent plutôt le sixième ou le septième arrondissement. Faut avoir les moyens. Dans le dix-neuvième et le vingtième, forcément, il n’y a que les anonymes. Et il ressemble à quoi, cet auteur ?

Elle – Georges ?

Lui – Georges, si vous voulez.

Elle – Pourquoi voulez-vous savoir à quoi il ressemble ?

Lui – Au cas où je le verrai.

Elle – Alors vous voudriez que je vous donne son signalement ?

Lui – Pour le reconnaître…

Elle – Très bien. Vous avez de quoi noter ?

Il sort de la poche de l’imperméable un carnet et un crayon.

Lui – Je vous écoute…

Elle – Georges se fait appeler Georges. Mais à l’évidence, c’est un nom d’emprunt. Un pseudo, si vous préférez.

Lui – Je vois… Un nom de code.

Elle – Personne ne connaît le vrai nom de Georges. En fait, la seule chose qu’on sait à propos de Georges, c’est qu’il ne s’appelle pas Georges. Alors quant à savoir à quoi il ressemble…

Il griffonne sur son carnet.

Lui – Très bien, je vous remercie pour ces précieuses informations…

Elle – Vous avez vraiment écrit ça ?

Lui – J’ai fait mieux… Regardez…

Il lui tend le carnet.

Elle – Un portrait-robot…?

Elle regarde le dessin.

Elle – Mais… Pourquoi avez-vous dessiné un chien ?

Lui – Je… Je ne sais dessiner que les chiens… Mais avouez que c’est très ressemblant, non…?

Elle – Oui… C’est à s’y méprendre…

Lui – Et puis ce n’est pas un simple chien… C’est un chien policier…

Elle – Mmm…

Lui – Le chien est le plus fidèle compagnon de l’homme. Croyez-moi, un chien ne vous décevra jamais.

Elle – Vous avez fini ?

Lui – Quoi ?

Elle – Votre enquête !

Lui – Pour l’instant, oui. Mais je vous demande de rester à la disposition de la police…

Elle – Quelle police ?

Lui – Garamond, Helvetica, Times, New Roman… Vous n’avez que l’embarras du choix…

Un temps.

Elle – Et pourquoi est-ce qu’on le recherche, ce Georges, exactement.

Lui – Désolé mais ça, même si je le savais, je ne pourrais pas vous le dire.

Elle – Je vois…

Lui – Vous avez bien de la chance.

Elle – Alors je peux m’en aller ?

Lui – Pour aller où ?

Elle – Je ne sais pas… Par là…

Lui – Très bien, alors disons que… je vous prends en filature.

Ils s’apprêtent à sortir.

Elle – Et vous êtes vraiment sûr qu’il existe ?

Lui – Qui ?

Elle – Georges !

Lui – Bien sûr !

Elle – On ne sait quand même pas grand chose sur lui.

Lui – On sait déjà qu’il ne s’appelle pas Georges…

Elle – Oui.

Lui – C’est un début.

Ils sortent. Noir.

 

20 – JC

J est là, désœuvré et absent. C arrive côté jardin, et prend un air interloqué.

C (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?

Semblant sortir de sa torpeur, J regarde C avec un étonnement mêlé d’indifférence.

J – Il se passe quelque chose ?

C – Qu’est-ce qui se passe ?

J – Qu’est-ce qui pourrait bien se passer ?

C – Je ne sais pas… puisque je vous le demande.

J – Vous êtes arrivée et…

C – J’ai eu l’impression d’interrompre quelque chose…

J – Qu’est-ce que vous auriez bien pu interrompre ?

C – Rien.

J – C’est déjà quelque chose.

C – Quoi ?

J – Surgir comme ça… De nulle part… Et m’interrompre… Alors que je ne faisais rien.

C – Vous insinuez que c’est moi qui ai fait quelque chose ?

J – Non ?

Un temps.

C – Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

J – Je ne sais pas. On attend de voir ce qui se passe.

C – Quoi ?

J – Qu’il arrive quelque chose…

C – Quelque chose ?

J – Ou quelqu’un…

C – Quelqu’un…? Et d’où est-ce qu’il pourrait venir ?

J – Je n’arrive jamais à me souvenir… (Hésitant) Côté cour, ou côté jardin…

C – Mais si, c’est très simple… Regardez. (Se positionnant dos public) Côté Jardin d’Eden… et côté Cour des Miracles. JC.

J – JC…?

C – Jardin, Cour… JC… Jésus Christ !

J – Ah, oui…

Un temps, pendant lequel il ne se passe rien.

J – Vous avez raison… Il vaut mieux qu’on se sépare…

J sort côté cour. C prend la même attitude désœuvrée et absente que J au début de la scène. Au bout d’un moment, J surgit côté jardin.

J (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?

Semblant sortir de sa torpeur, C regarde J avec étonnement. Puis un vague souvenir semble lui revenir.

C – Vous allez rire, mais je vous attendais…

J – Comme le messie.

C – Mais pas de ce côté là…

Noir.

 

21 – La valise

Un personnage arrive, une valise à la main, devant une table derrière laquelle se tient un autre personnage.

Un – Bonjour, je suis bien aux objets trouvés ?

Deux – Oui.

Un – Je me suis perdu en venant.

Deux – C’est pour un dépôt alors ?

Un – Non, un retrait, plutôt.

Deux – Qu’est-ce que vous avez perdu ?

Un – Voyons voir… (Il sort un papier et lit) J’ai perdu ma virginité, très jeune. J’ai perdu toutes mes illusions, à peu près en même temps. J’ai perdu la foi et huit kilos. J’ai perdu mon sang froid et pas mal d’argent. J’ai perdu mon travail et l’appétit. J’ai perdu mon temps avant de perdre la tête. J’ai perdu ma dignité et les pédales. J’ai perdu le nord et j’ai perdu le sommeil. J’ai perdu ma joie de vivre avec mes dernières espérances. Et tout récemment j’ai perdu la mémoire.

Deux – Ah, oui.

Un – J’ai même perdu ma femme avant hier.

Deux – Mais perdu…

Un – Une petite blonde un peu boulotte, avec un ruban rouge autour du poignet. On ne vous l’aurait pas rapportée, par hasard ?

Deux – Un ruban rouge ?

Un – C’était pour la reconnaître, justement. Je fais ça avec les valises, aussi, quand je prends l’avion. Mais ça ne m’a pas empêché de la perdre.

Deux – Vous avez perdu une valise ? Parce que ça on en a plein, vous savez ! Qu’est-ce qu’il y avait dans votre valise ?

Un – Quelle valise ?

Deux – Celle que vous avez perdue.

Un – Je n’ai pas perdu de valise. Au contraire. (Montrant sa valise) J’en ai trouvé une.

Deux – Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ?

Un – Rien. Enfin, je crois. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Je pensais la remplir avec tout ce que vous allez me rendre.

Deux – Ah, oui, mais si elle n’est pas à vous, cette valise… Vous êtes sûr qu’elle n’est pas à vous ? Il y a un ruban rouge autour de la poignée.

Un – Ah, oui, tiens…

Deux – Vous êtes sûr que vous n’êtes pas marié avec une valise ?

Un – Ah, oui !

Deux – Remarquez, si vous saviez le nombre de valises qu’on a ici avec un ruban rouge autour de la poignée.

Un – Et pour ma femme ?

Deux – Désolé, mais même si quelqu’un la retrouve, je ne crois pas que c’est ici qu’il la rapporterait. Elle était en un seul morceau ?

Un – Pourquoi cette question ?

Deux – Je ne sais pas moi… En plusieurs morceaux, une petite femme, même un peu boulotte, peut tenir dans une ou deux valises… Le problème c’est que des valises, ici, on en a beaucoup. Et le plus souvent, on ne prend même pas la peine de les ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans.

Un – Vraiment ?

Deux – Surtout lorsqu’elles sont fermées à clef.

Un – Ah, oui.

Deux – Alors non, bien sûr, je ne peux pas vous garantir à cent pour cent qu’on n’a pas ici une femme ou deux réparties en trois ou quatre valises de taille normale ou une ou deux grandes malles.

Un – Je vois.

Deux – J’essaie seulement de vous dire que si votre femme est ici, c’est probablement en plusieurs morceaux.

Un – Et pour le reste ?

Deux – Le reste ? (Un temps) Ah, oui, mais… non. Là, ça ne va pas être possible.

Un – Pourquoi ça ?

Deux – Mais… parce qu’on est en sous-effectif, voilà pourquoi !

Un – Ah…

Deux – Si ça ne tenait qu’à moi, vous pensez bien. Mais c’est que je suis tout seul, ici. Pour les dépôts et pour les retraits. Alors maintenant qu’on a supprimé un fonctionnaire sur deux…

Un – Oui ?

Deux – Eh bien… Un jour on fait les retraits, et le lendemain les dépôts.

Un – Et aujourd’hui c’est les dépôts.

Deux – Voilà, ce n’est vraiment pas de chance. Mais revenez donc demain, ma collègue s’occupera de vous.

Un – Bon…

Deux – Vous ne voulez vraiment pas me laisser votre valise ? Ça je peux m’en occuper…

Un – Bon … Tenez… Je la récupérerai demain…

Deux – Celle-là ou une autre… Quelle importance… Puisqu’elle est vide de toute façon…

Un – Bon, alors je repasse demain…

Deux – Essayez de ne pas vous perdre cette fois… Maintenant vous savez comment nous trouver…

Le premier personnage tend sa valise au second, qui la prend avec un effort visible.

Deux – Eh ben dites-moi, pour une valise vide, elle pèse comme un âne mort.

Le premier s’en va. Le second examine la valise.

Deux – Fermée à clef… (Il range la valise dans un coin) Allez savoir ce qu’il peut bien y avoir là dedans encore…

Noir.

 

22 – La route

Deux personnages au bord d’une route. Le premier a le pouce levé pour faire du stop.

Un – C’est calme.

Deux – Oui.

Un – Pas beaucoup de passage

Deux – Non.

Un – Je commence à avoir une crampe. (Il baisse le pouce) Elle va où cette route ?

Deux – De quel côté ?

Un – Je ne sais pas. De ce côté-là.

Deux – Il n’y a pas de panneau ?

Un – Je n’en vois pas.

Deux – Et de l’autre côté ?

Un – Non plus. (Un temps) C’est con, tu ne trouves pas ?

Deux – Quoi ?

Un – On est là, au bord de la route, on ne sait pas où elle va.

Deux – La route, je ne sais pas où elle va, mais nous on va nulle part.

Un – Ouais… Il n’y a pas beaucoup de circulation. (Un temps) Si on changeait de côté ?

Deux – Pourquoi faire ?

Un – Pour aller par là ?

Deux – Tu veux aller par là ?

Un – Pourquoi pas ? Il n’y a pas de voitures qui vont par ici.

Deux – Il n’y a pas de voitures qui vont par là non plus.

Un – On n’a qu’à se mettre chacun d’un côté.

Deux – Pour quoi faire ?

Un – Ça doublera nos chances.

Deux – Nos chances de quoi ?

Un – Nos chances de ne pas rester ici. Tu as envie de rester ici, toi, sur le bord de la route ?

Deux – Non.

Un – Bon… Qui est-ce qui traverse ?

Deux – Vas-y, toi. C’est toi qui as eu l’idée…

Un – Ok.

Deux – Fais attention en traversant.

Le premier traverse pour aller de l’autre côté de la route. Long silence.

Deux – Alors ?

Un – C’est calme aussi de ce côté-là.

Deux – Et si une voiture arrive ?

Un – Et qu’elle s’arrête, tu veux dire ?

Deux – Et qu’elle s’arrête.

Un – De quel côté ?

Deux – Je ne sais pas. D’un côté ou de l’autre.

Un – Eh ben on monte dedans.

Deux – Tous les deux ?

Un – Qu’est-ce que t’en penses ?

Deux – Je ne sais pas.

Un – Si on se sépare, ça doublera nos chances.

Deux – Nos chances de quoi ?

Un – Qu’une voiture s’arrête.

Deux – Mais alors on n’ira pas dans le même sens ?

Un – Il n’y a pas de voiture de toute façon…

Deux – Je trouve que c’était mieux avant.

Un – Quoi ?

Deux – On était ensemble.

Un – Ensemble ?

Deux – Du même côté. On pouvait discuter.

Un – Discuter de quoi ?

Deux – Pour passer le temps. En attendant qu’une voiture s’arrête.

Un – Bon ben tu n’as qu’à traverser aussi.

Le deuxième traverse et va rejoindre le premier. Silence. On attend un bruit de voiture qui se rapproche.

Deux – Merde, elle va de l’autre côté.

Un – Si tu n’avais pas traversé…

Deux – Tu serais resté tout seul, au bord de la route, et moi je serai parti par là.

Un – Ouais…

Deux – Peut-être que les voitures ne passent que dans un seul sens.

Un – Quel sens ?

Deux – C’est peut-être une route à sens unique. Peut-être que du côté où on est maintenant, c’est un sens interdit.

Un – Tu crois ?

Deux – On n’a jamais vu une voiture passer dans ce sens là.

Un – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On retourne de l’autre côté ?

Silence.

Deux – Ce n’est pas si mal, ici.

Un – S’il n’y avait pas cette route.

Deux – Il n’y a pas beaucoup de circulation.

Un – Non… C’est calme.

Noir.

 

23 – Low Cost

Une rangée de sièges ou un banc. Une femme arrive d’un pas lent, un sac à la main. Elle jette autour d’elle un regard indifférent, dans le seul but de retarder le moment de s’asseoir. Elle s’assied néanmoins après avoir posé son sac et se met à attendre en regardant droit devant elle, le regard vide. Un homme arrive, un peu plus pressé. Il regarde sa montre et fait les cent pas. Au bout d’un moment, son attention est attirée par la femme, et il se tourne vers elle.

Lui – Pardon, mais vous êtes bien…?

Elle (étonnée) – Oui…

Lui – Je me disais aussi…

Elle – Ah, oui…

Lui – Mais je ne voudrais pas…

Elle – Non, bien sûr…

Lui – Vous permettez que…?

Elle – Hun, hun…

Il s’assied.

Lui – Alors vous êtes là pour…?

Elle – Pas vous ?

Lui – Si, si, moi aussi…

Elle – Parfait.

Lui – Excusez-moi de…

Elle – Il n’y a pas de quoi.

Silence. Ils patientent chacun de leurs côté.

Elle – Vous avez l’heure, s’il vous plaît ?

Lui – Ça dépend… Celle d’où on vient, ou celle où on va ?

Elle – Désolée, c’était une question idiote.

Lui – Oui…

Silence. Il se relève, inquiet.

Lui – C’est bien le Terminal 2 ?

Elle – Oui… Enfin, j’espère.

Lui – Comme il n’y a que nous, je commençais à me demandais si…

Elle – Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre…

Lui – Le Terminal 1 ?

Elle – Le Terminal 1 n’existe plus.

Lui (incrédule) – Il n’y a plus que le Terminal 2 ?

Elle – Oui.

Il digère cette information.

Lui – Non, parce que si on était au Terminal 1, comme vous dites qu’il n’est plus en fonction, ça expliquerait que…

Elle – On est au Terminal 2.

Lui – Comme il n’y a que vous et moi…

Elle – On est peut-être les premiers.

Lui – Mmm…

Silence. Il se rassied.

Lui Vous partez ?

Elle – Pardon ?

Lui – Non, je veux dire… Vous partez, ou vous revenez ? Vous êtes d’ici, et vous allez là-bas, ou vous rentrez chez vous ?

Elle – Ah, ça ? Eh bien… Je vais… Je viens… Je ne suis pas vraiment de quelque part… Disons que je suis en transit…

Lui – Moi aussi… (Un peu fébrile) C’est une zone sans toilette, non ?

Elle – Normalement, on n’est pas supposé y rester très longtemps… Et vous ?

Lui – Moi ?

Elle – Vous rentrez chez vous ?

Lui – Chez moi ? Ah non, je… Un peu comme vous, en fait.

Silence embarrassé.

Elle – Excusez-moi, je ne suis pas très en veine de conversation.

Lui – C’est moi, désolé… Je vous laisse tranquille…

Elle – Non, non, ça ne me dérange pas… C’est juste que… Vous croyez que si on n’est que deux, on partira quand même ?

Lui – J’espère… Je ne sais pas… Vous croyez que c’est comme au théâtre ? S’il n’y a pas assez de spectateurs, on annule la représentation ?

Elle – Ça m’est arrivé une fois, figurez-vous. Je veux dire, au théâtre. J’en garde un très mauvais souvenir, d’ailleurs. J’ai trouvé ça très inélégant. Très grossier, même. Cette façon de vous lancer à la figure au dernier moment : où est passé le restant du troupeau ? Vous ne pensez quand même pas qu’on va jouer pour quelques brebis égarées ? Ok, vous avez fait l’effort de venir, vous n’étiez pas obligés, c’est dommage pour vous. Mais nous on est des stars ! On ne joue que devant des salles combles. Alors revenez nous voir quand vous verrez la queue dehors… Quelle prétention ! Quand on n’arrive déjà pas à attirer plus de deux personnes à la fois ! Et cette façon de nous punir nous, au lieu de s’en prendre à tous ceux qui ne sont pas venus, justement. Au contraire, dans ces cas-là, on devrait nous féliciter. Nous dire merci. Merci d’être les seuls à avoir fait le déplacement. On devrait nous dire : ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la qualité. Et pour vous remercier de la qualité de votre présence, nous, ce soir, on va se défoncer deux fois plus que d’habitude. On ne jouera que pour vous. Vous allez voir, ce sera une expérience intime d’une extrême intensité. Une expérience dont vous vous souviendrez toute votre vie… Qu’est-ce que ça leur aurait coûté, de jouer ? Même pour une seule personne ! Même devant une salle vide ! Une heure ou deux de leur temps ? Au lieu de ça, ils ont préféré me planter là et aller se vider quelques demis au bar d’en face en pleurant sur le sort des intermittents du spectacle…

Lui – Eh bien… Pour quelqu’un qui n’est pas en veine de conversation…

Elle – Pardon, mais je trouve ça triste… Une représentation annulée, pour eux, c’est juste un manque à gagner… Pour moi, c’était un rendez-vous manqué… Un moment qui n’aura jamais eu lieu, vous comprenez ?

Lui – Eh oui, mais là, il faut payer le kérosène… Vous vous rendez compte ? Un comédien, ça consomme quoi ? Un litre ou deux par jour. Mais un avion, ça doit brûler dans les mille litres au cent. Alors si on n’est que deux à bord, évidemment. Même si on achète un peu de duty free aux hôtesses pendant le vol, pour eux, ce n’est pas rentable…

Elle – Mmm…

Lui – Et si ils étaient en grève ?

Elle – On nous aurait prévenus, non ?

Lui – C’est peut-être une grève surprise. Un coup des communistes !

Elle – Dans ce cas, pourquoi serions-nous les seuls à ne pas être au courant.

Un temps.

Lui – Vous croyez qu’un communiste qui gagne au loto reste communiste ?

Elle – Il faut attendre. Il n’y a que ça à faire…

Lui (poursuivant sa pensée) – Moi, si je gagnais au loto, je crois que je me mettrais à croire en Dieu, en tout cas. (Un temps) Vous savez à quelle époque j’aurais aimé vivre ?

Elle – Non.

Lui – La préhistoire.

Elle – Ah oui…

Lui – Vous ne me demandez pas pourquoi ?

Elle – Dites toujours.

Lui – Parce que tout était beaucoup plus simple !

Elle – Vous croyez ?

Lui – Déjà, il n’y a avait pas d’avions. Donc pas de compagnies low cost. D’ailleurs, il n’y avait pas de voitures non plus. Même pas de vélo, puisqu’on n’avait pas encore inventé la roue. Quand on voulait aller quelque part, on y allait à pied. C’était beaucoup plus écologique.

Elle – À pied ? Vous imaginez un peu ? Pour aller de Paris à Nice, ça leur prenait un mois !

Lui – Mais pourquoi voulez-vous qu’un Néandertalien ait eu envie d’aller à Nice ? La ville de Nice n’existait pas !

Elle – La Côte d’Azur existait bien, non ? Ces gens-là pouvaient aussi avoir envie de passer leur retraite dans un endroit agréable et bien fréquenté ou de prendre un peu de vacances au bord de la mer de temps en temps. Avec la vie qu’ils devaient mener…

Lui – Mais il n’y avait pas de retraite, et pas de vacances ! Parce que la notion de travail n’existait pas. Il n’y avait pas de Sécurité Sociale non plus, donc pas de trou de la sécu. Pas d’état et pas de religion, donc pas de prison et pas de culpabilité.

Elle – Je vois… La loi de la jungle, alors…

Lui – Exactement ! J’aurais voulu vivre à l’époque où l’homme n’était qu’un animal parmi les animaux. Un peu plus malin que les autres, peut-être… L’intelligence, vous savez, ça n’a pas que des avantages…

Elle regarde autour d’elle, un peu inquiète.

Elle – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison…

Lui – Il nous a fallu à peine quatre millions d’années pour descendre du singe. À peine une seconde à l’échelle de l’histoire de l’univers. Il est encore possible de faire le chemin inverse…

Elle (ne comprenant pas) – Pour aller où ?

Lui – Pour retourner à l’état sauvage !

Elle – Je parlais de notre avion ! Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de prendre le train…

Lui – Il y a aussi des trains qui ne partent pas à l’heure, vous savez. Et d’autres qui déraillent…

Elle – Vous croyez au destin ?

Lui – Ça dépend de ce que vous entendez par là…

Elle – L’idée que tout serait déjà écrit.

Lui – Par qui ?

Elle – Par personne ! L’idée qu’on n’a pas vraiment le choix. Seulement l’illusion du choix. L’idée que l’endroit où on arrive à la fin est déterminé à l’avance depuis le début par une série d’aiguillages, quoi qu’on fasse. Et qu’on a juste à prendre son mal en patience…

Lui – On n’est pas obligé de prendre le train. La preuve…

Elle – Il y a aussi des aiguilleurs du ciel…

Lui – Apparemment, ils sont en grève… Et si on s’en allait, tout simplement ?

Elle – On est en zone d’embarquement.

Lui – Et alors ?

Elle – Vous avez vu le panneau, là bas ?

Lui (lisant) – Sortie Interdite… C’est dingue !

Elle – On a déjà passé le contrôle de sécurité. On ne peut plus revenir en arrière…

Lui – Et visiblement, on n’est pas prêt de décoller non plus. Mais quand est-ce qu’on pisse ?

Elle – Je me souviens, il y a très longtemps…

Lui (la coupant) – Ah, non !

Elle – Comment ça, non ?

Lui – Vous n’allez pas commencer à me raconter votre vie. C’est très pesant, les souvenirs, vous savez ! Il y a une limite à ne pas dépasser. C’est peut-être à cause de vous qu’on ne peut pas décoller…

Elle – Moi ?

Lui – Excès de bagages !

Elle – Je n’ai qu’un petit sac…

Lui – C’est une compagnie low cost. Imaginez qu’ils aient remplacé les avions par des ballons dirigeables.

Elle – Des montgolfières ?

Lui – Comment est-ce qu’on fait décoller un zeppelin, à votre avis ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – On jette du lest !

Elle – Vous voulez me jeter par dessus bord ?

Lui – Les sacs de sable ! On balance les sacs par dessus bord. Ou on les vide…

Elle – Mais… ce n’est pas du sable que j’ai dans mon sac !

Lui – Vous êtes sûre ?

Elle ouvre son sac, plonge la main dedans et, surprise, en sort une poignée de sable qu’elle laisse glisser entre ses doigts.

Lui – Et voilà…

Elle – Vous croyez que ça pourrait suffire ?

Lui – Moi je n’ai pas de bagages…

Elle – Bon…

Elle verse le sable par terre.

Lui – Parfait.

Un temps.

Elle – On ne décolle toujours pas…

Lui – Mais vous devez quand même vous sentir plus légère, non ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Qu’est-ce qu’on disait ?

Elle – Je n’en ai plus le souvenir… Et vous ?

Lui – Moi je n’ai jamais eu de mémoire.

Elle – Alors pourquoi j’ai cette vague impression de déjà vu…?

Lui – Vous croyez que nous étions faits pour nous rencontrer ?

Elle – Si tout est écrit à l’avance. On vous aura aiguillé sur moi.

Lui – Ou alors c’est vous qui déraillez.

Elle – Vous voulez être mon mari ?

Lui (regardant autour de lui) – Est-ce j’ai vraiment le choix ?

Elle – Ça devait finir comme ça.

Lui – C’était écrit.

Silence.

Lui – On dirait qu’il va faire beau.

Elle – Oui, ils annoncent de l’orage.

Un temps.

Elle – Moi aussi, je commence à avoir envie d’aller aux toilettes.

Lui – C’est sans doute le destin qui nous a réunis.

Ils se prennent par la main.

Lui – Un peu de compagnie…

Elle – Ça ne peut pas faire de mal.

Ils affichent un sourire publicitaire.

Lui – Terminal 2.

Elle – Compagnie low cost.

Noir.

24 – À vrai dire

Un homme et une femme assis à une table finissent de dîner.

Femme – Quel festin !

Homme – Oui, hein ?

Femme – Enfin, on peut bien faire un petit excès de temps pour une grande occasion.

Homme – Allez, à notre anniversaire de mariage !

Ils lèvent leurs verres, trinquent et boivent.

Femme – Trente ans, tu te rends compte ?

Homme – J’ai l’impression que c’était hier.

Femme – Si c’était à refaire, tu m’épouserais ?

Homme – Les yeux fermés !

Femme – Et les yeux ouverts ?

Homme – Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ?

Femme – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Homme – Ma foi, je n’en ai aucune idée.

Femme – J’ai un peu la tête qui tourne…

Homme – Tu veux un dessert ?

Femme – Je ne sais pas si ce serait très raisonnable…

Arrive la serveuse.

Serveuse – Alors ? Ça vous a plu ?

Homme – C’était parfait ! N’est-ce pas, chérie ?

Femme – Succulent ! Non, vraiment…

Homme – Une bonne table, comme ça, c’est ce qui manquait dans le quartier.

Serveuse – Merci.

Femme – Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’ouvrir un restaurant dans le coin, si ce n’est pas indiscret ?

Serveuse – Dans la restauration, il n’y a pas de secret. Il faut choisir un quartier où les gens sont suffisamment vieux pour ne plus avoir d’autre plaisir dans la vie que de manger. Mais pas trop âgés quand même, qu’il leur reste encore quelques dents pour mastiquer.

Homme – Ah oui…

Serveuse – Et des vieux qui soient suffisamment riches pour pouvoir se payer un restaurant hors de prix une fois de temps en temps, évidemment.

Femme – Bien sûr… (Blanc) Mais sinon, c’était très bon. Hein, chéri ?

Homme – Excellent.

Serveuse – Oh, vous savez, on ne fait pas des choses compliquées. On se contente de décongeler les plats tout préparés qu’on achète pour presque rien chez le grossiste.

Femme – Vraiment ?

Serveuse – Pourquoi se casser la tête, de toute façon, les gens ne voient pas la différence. Vous avez vu la différence, vous ?

Homme – Ma foi non…

Serveuse – Ben vous voyez ! Non, entre nous, il n’y a même pas de cuisine, dans ce restaurant.

Homme – Vraiment ? Et pourtant, sur la porte, là-bas, à côté des toilettes…

Femme – C’est marqué cuisine, non ?

Serveuse – Ça, c’est pour le décor. C’est une fausse porte plaquée contre le mur, elle ne s’ouvre même pas. Non, on a seulement un petit cagibi derrière le bar avec un four à micro-onde pour décongeler tout ça vite fait.

Homme – Ah, oui…

Serveuse – Ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille qu’on soit en mesure de vous proposer une cinquantaine de plats différents à la carte ?

Homme – C’est vrai qu’il y a beaucoup de choix, mais…

Serveuse – Et que cinq minutes après la commande, on puisse vous servir une véritable bouillabaisse de Marseille comme si elle avait mijoté pendant toute la journée dans une cuisine du Vieux-Port ?

Femme – Ça, le service est rapide, on ne peut pas dire le contraire. N’est-ce pas, chérie ?

Homme – En tout cas, elle était très bonne, cette boullabaisse.

Serveuse – Bon, si ça vous a plu, c’est le principal. Un petit dessert, peut-être, pour faire passer la boullabaisse ?

Homme – Pourquoi pas ?

Femme – Volontiers…

Homme – C’est vraiment de la gourmandise.

Serveuse – Oui, enrobés comme vous êtes tous les deux, je me doute que ce n’est pas la malnutrition qui vous a poussés jusqu’à la porte de ce restaurant.

Homme – Eh non…

Serveuse – Si on peut encore appeler ça un restaurant…

Femme – Eh oui…

Serveuse – Alors ? Je peux me permettre de vous faire une petite suggestion, pour le dessert ?

Femme – Bien sûr.

Serveuse – Dans ce cas, je vous conseille le tiramisu.

Femme – Votre spécialité, j’imagine.

Serveuse – Non ! Mais il nous reste sur les bras dans le congélo depuis au moins six mois, et la date limite de consommation arrive à échéance demain. Si je ne vends pas ce qui me reste avant ce soir, on va devoir donner tout ça aux Restaurants du Cœur. C’est qu’on a des contrôles sanitaires très stricts, quand même.

Homme – Voilà qui est rassurant…

Serveuse – Allez, un bon geste ! Vous ne voudriez pas que ce véritable tiramisu à l’italienne finisse aux Restaurants du Cœur, et que de vrais affamés aient une crise de foie à votre place ?

Femme – Va pour le tiramisu, alors.

Homme – Moi aussi.

Serveuse – Et puis une petite gastro de temps en temps, c’est très bon pour la ligne, vous verrez…

Femme – Ça nous rappellera notre voyage de noces en Italie…

Serveuse – Vous avez eu une gastro pendant votre voyage de noces ?

Homme – Euh, non, je parlais du tiramisu.

Serveuse – Pardon ?

Femme – Le tiramisu, l’Italie…

Serveuse – Ah, oui ! Enfin, j’ai dit que c’était un tiramisu à l’italienne, je n’ai pas dit qu’il venait d’Italie. Celui-là est fabriqué en Roumanie, mais bon. Au moins, on sait d’où il vient. Ce n’est pas toujours le cas, croyez-moi… (La serveuse griffonne la commande sur son calepin) Parfait, alors deux tiramisus pour ces messieurs dames. C’est parti !

Le serveuse s’éloigne. Silence un peu embarrassé. L’homme et la femme échangent un sourire aimable.

Homme – Je ne sais pas si c’était très raisonnable de prendre un dessert.

Femme – Tu as raison, c’est vraiment de la gourmandise…

Noir.

25 – Contresens de l’humour 

Un personnage arrive. Il semble chercher quelque chose. Un autre le rejoint et l’observe un instant avec curiosité, se demandant visiblement ce qu’il fait.

Deux – Vous avez perdu quelque chose ?

Le premier l’aperçoit.

Un – Euh… Oui… Figurez-vous que… j’ai perdu mon sens de l’humour.

Deux – Sans blague ?

Un – Vous ne pourriez pas m’aider, par hasard ?

Deux – Vous aider ?

Un – À retrouver mon sens de l’humour.

Deux – J’aimerais bien, mais je ne sais pas du tout ce que c’est.

Un – Vous ne savez pas ce que c’est ?

Deux – Je n’ai aucun sens de l’humour.

Un – Non ? Vous êtes sûr ?

Deux – Alors là… Tous les gens que je connais sont unanimes là dessus.

Un – Ah oui… Ce n’est pas drôle. Aucun sens de l’humour ?

Deux – Alors même si je voulais, vous comprenez… Je ne vois pas comment je pourrais vous aider à retrouver le vôtre.

Un – Bien sûr.

Deux – Ce ne serait pas une blague, par hasard ?

Un – Quoi donc ?

Deux – Eh bien… ce que vous me dites là. Que vous avez perdu votre sens de l’humour ?

Un – Ah non, pas du tout…

Deux – Non, parce que si c’était une blague, malheureusement… Ne comptez pas trop sur moi pour la comprendre.

Un – Je comprends.

Deux – Non mais ça ne voudrait pas forcément dire que votre blague n’est pas drôle, hein ? Je ne ris jamais à aucune blague…

Un – Ça ne m’aide pas beaucoup…

Un temps.

Deux – Alors comme ça, l’humour a un sens ?

Un – Pardon ?

Deux – Vous dites que vous avez perdu le sens de l’humour. C’est donc que l’humour a un sens ?

Un – Oui, en un sens.

Deux – Même l’humour absurde ?

Un – Non, c’est vrai, celui-là n’a aucun sens.

Deux – C’est évident. L’absurde n’a aucun sens, même celui de l’humour.

Un – Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. C’est même tout à fait l’inverse. Ce que je voulais dire, c’est que l’humour absurde n’a pas de sens. C’est justement ça qui est drôle.

Deux – Vous trouvez ?

Un – C’est en tout cas ce qui me semblait avant que je ne perde mon sens de l’humour. Mais je vous avoue que je n’en suis plus très sûr.

Deux – C’est un peu compliqué tout ça, non ?

Un – C’est sans doute pour cela que j’ai dû mal à m’y retrouver.

Deux – Et vous croyez qu’il y a un bon et un mauvais sens de l’humour ?

Un – Non, pourquoi ?

Deux – Vous dites que vous avez perdu votre sens de l’humour. C’est donc que l’humour a plusieurs sens, et que vous ne savez plus quel est le bon ?

Un – Le bon quoi ?

Deux – Le bon sens !

Un – Je vois, mais je crains que vous ne fassiez à nouveau un contresens.

Deux – Il y aurait donc aussi un contresens de l’humour ?

Un – Quand on parle du sens de l’humour, on ne prend pas le mot sens au sens de…

Deux – Ne me dites pas que le mot sens a lui aussi plusieurs sens !

Un – Le sens de l’humour, c’est une aptitude à trouver drôles les choses qui le sont. Cela ne veut pas dire que l’humour doit avoir un sens, et a fortiori qu’il y ait un bon et un mauvais sens de l’humour.

Deux – Si je vous suis bien… il n’y a pas de sens de l’humour.

Un – Je dirais même plus, l’humour c’est ce qui n’a pas de sens.

Deux – Tout ça me semble frappé au coin du bon sens.

Un – Qu’est-ce que je vous disais ?

Deux – Quoi ?

Un – J’ai perdu mon sens de l’humour.

Deux – Vous en êtes certain ?Un – Croyez-moi, quand on est à essayer de donner un sens à l’humour, c’est qu’on en est totalement dépourvu.

Deux – Ça se tient.

Un – Prenez Bergson. Il a écrit un bouquin sur le rire. Essai sur la signification du comique. Et bien croyez-moi, ce type-là, ce n’était pas un comique. Et je n’ai jamais vu personne s’esclaffer en lisant son bouquin.

L’autre le regarde un instant, perplexe.

Deux – Je vais quand même vous aider à chercher…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-05-5

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Sens Interdit Sans Interdit théâtre Jean-Pierre Martinez

Sens Interdit Sans Interdit théâtre Jean-Pierre Martinez

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Apéro Tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux

Music does not always soothe the savage beastsNo siempre la música amansa a las fierasNem sempre a música amansa as feras

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

14 à 17 comédiens 
14 : 9H/5F, 8H/6F, 7H/7F, 6H/8F
15 : 10H/5F, 9H/6F, 8H/7F, 7H/8F, 6H/9F
16 : 11H/5F, 10H/6F, 9H/7F, 8H/8F, 7H/9F
17 : 11H/6F, 10H/7F, 9H/8F, 8H/9F, 7H/10F, 6H/11F

Les Cassoulet ont invité dans leur château pour un concert dînatoire la bonne société de Beaucon dont ils rêvent de faire partie. Mais la tête du pianiste est retrouvée flottant dans la piscine. Et dire qu’on en n’est qu’à l’apéritif…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Apéro Tragique

Roger Cassoulet
Brigitte Cassoulet
Samantha Cassoulet
Edmond de la Ratelière
Marianne de la Ratelière
Edouard de la Ratelière
Gregory Badmington
Conchita Badmington
Azkanouch Aznavourian
Fatima
Joseph
Lacordéon
Marc-Antoine
César
Rosalie
Rodriguez
Sanchez

Le patio d’un château en ruine, avec fausses colonnes en vrai carton, agrémentées de faux arbustes en vrai papier crépon. Roger et Brigitte Cassoulet, élégance faussement décontractée mais vraiment vulgaire, sont assis sur un banc, le regard dans le vague. On entend sonner sept heures au clocher d’une église.

Brigitte – Il est sept heures.

Roger – Oui… Peut-être…

Brigitte – Tu n’as pas entendu ?

Roger – J’ai bien entendu les cloches. Mais comment être absolument sûr qu’il est absolument sept heures ?

Brigitte – Mais puisque sept coups ont sonné au clocher de l’église de Beaucon-les-deux-Châteaux !

Roger – Ça ne prouve rien.

Brigitte – Ça ne prouve rien ?

Roger – C’est peut-être une erreur.

Brigitte – Comment l’église pourrait-elle se tromper à ce point ?

Roger – L’église s’est déjà beaucoup trompée…

Brigitte – En tout cas, elle ne s’est jamais trompée sur l’heure qu’il est ! Le clocher restera toujours pour les âmes dans le doute, ce que le phare est aux marins dans la tempête. Il y a des limites au scepticisme…

Roger – L’infaillibilité du pape ne s’étend pas aux cloches qui l’entourent.

Brigitte – Pour un bon chrétien, l’heure c’est l’heure. Et quand sept coups sonnent au clocher de Beaucon, c’est qu’il est sept heures.

Roger – C’est ce qu’on appelle la foi du charcutier.

Brigitte – Du charbonnier, tu veux dire.

Roger – Déformation professionnelle.

Brigitte – La vraie foi, ce n’est pas d’être certain que les cloches sonnent à la bonne heure.

Roger – C’est quoi alors ?

Brigitte – C’est de croire que la bonne heure, c’est quand on fait sonner les cloches.

Roger – Je vais quand même vérifier auprès de l’horloge parlante.

Il compose un numéro sur son portable.

Brigitte – Et puis on connaît le curé, tout de même.

Roger – Oui… Justement…

Brigitte – C’est vrai que pas mal de rumeurs courent sur son compte…

Roger – Il sort à peine de garde à vue pour exhibitionnisme.

Brigitte – On ne va pas le soupçonner en plus de diffuser de fausses nouvelles en ce qui concerne l’heure qu’il est !

Roger – Ça sonne.

Brigitte – Je me demande si tu ne devrais pas arrêter de lire tous ces livres de BHV…

Roger – BHV ? Je les ai achetés à la FNAC… Ah tu veux dire BHL !

Brigitte – BHV ou BHL… C’est toujours de la philosophie de bazar.

Roger range son portable.

Roger – En tout cas, il est bien sept heures.

Brigitte – Et aucun de nos invités n’est encore arrivé… Tu crois qu’ils vont venir ?

Roger – Quelle heure on avait mis, sur les cartons d’invitation ?

Brigitte – Sept heures.

Roger – Personne n’arrive à sept heures pour une invitation à sept heures.

Brigitte – Non ?

Roger – Dans le beau monde, ça ne se fait pas. D’ailleurs, je ne suis pas sûr non plus que ça se fasse d’inviter les gens à sept heures… Sept heures… Ce n’est pas chrétien…

Brigitte – Tu crois ?

Roger – Ils arriveront vers sept heures et demie.

Brigitte – C’est un apéritif, tout de même. Ils ne vont pas arriver à onze heures du soir.

Roger – On n’avait pas dit un apéritif dînatoire ?

Brigitte – Un apéritif dînatoire, ça fait moins peur qu’un dîner. Nos invités sont des gens de qualité. Ils ont une idée très particulière de ce que c’est que de passer une bonne soirée.

Roger – Tu as raison. En voyant apéritif dînatoire, ils se diront : si c’est ennuyeux à mourir, on ne sera pas obligés de rester…

Brigitte – Ces gens-là, il ne suffit pas de leur servir un verre de sangria et de faire griller quelques merguez au barbecue pour qu’ils nous disent en partant : on a passé une bonne soirée.

Roger – Et sur le carton, tu as bien précisé apéritif dînatoire ?

Brigitte – J’ai mis Apéro Bouffe. Je me suis dit que ce serait moins formel. Plus décontracté.

Roger – Et puis on ne peut prétendre organiser un dîner en ville. Nous ne sommes pas membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Pas encore, hélas. Et c’est bien tout l’enjeu de cette soirée : trouver un parrain pour nous faire admettre dans cette prestigieuse institution beauconardaise.

Roger – Beauconardaise, tu crois ?

Brigitte – Comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-les-deux-Châteaux ?

Roger – Pas les Beauconards tout de même…

Brigitte – Peut-être les Beauconchâtelains. En tout cas, ça sonne bien.

Roger – Quoi qu’il en soit, si on avait mis dîner sur le carton d’invitation, personne ne serait venu.

Brigitte – C’est évident.

Roger – Nous ne sommes pas encore habilités pour les dîners en ville…

Brigitte – D’ailleurs, on a seulement mis Apéro Bouffe, et personne n’est là…

Roger prend un carton et le regarde.

Roger – Ah, je crois qu’il y a une petite faute de frappe. Au lieu de Apéro, c’est marqué Opéra. Regarde : Opéra Bouffe…

Brigitte – Ah oui, tu as raison… Remarque, c’est presque ça au fond, puisqu’en plus du traiteur, on leur paye un pianiste.

Roger – Ça on ne s’est pas foutu d’eux. On a bien fait les choses.

Brigitte – Et puis nous les recevons dans notre château.

Roger – C’est vrai. Tu te rends compte ? Les Beauconchâtelains, c’est nous. Maintenant que nous sommes les heureux propriétaires de l’un des deux châteaux de Beaucon-les-deux-Châteaux.

Brigitte – Il y a encore un peu de travail pour le rendre parfaitement habitable, mais bon. C’est vrai, après tout. Nous sommes les seigneurs de cette contrée.

Arrive Samantha, leur fille, look punk ou gothique.

Roger – Et voici notre princesse…

Brigitte – Enfin Samantha, tu aurais pu faire un effort de toilette pour nos invités… On a l’impression que tu sors d’un film de zombies.

Samantha – Quand est-ce qu’on bouffe ?

Roger – Juste après l’apéro.

Brigitte – Et après le concert.

Samantha – Le concert ? J’imagine que ce n’est pas du rap. C’est quoi ? Un groupe de jazz ?

Brigitte – C’est un ténor de première classe, venu spécialement de Paris en TGV.

Roger – Ça nous a coûté un bras.

Brigitte – Il nous chantera quelques grands airs d’opéra en s’accompagnant lui-même au piano.

Samantha – Ah ouais… Donc, on n’est pas prêt de bouffer, quoi…

Roger – Il s’agit de nous faire admettre dans la bonne société de Beaucon, Samantha.

Brigitte – En devenant membre bienfaiteur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Le piano et l’opéra, c’est tout à fait approprié pour nous lancer dans le monde, ma chérie.

Brigitte – Et pourquoi pas en profiter pour te trouver un mari de bonne famille ?

Samantha – Un mari… Ah d’accord… J’ai l’impression de jouer dans une pièce de boulevard de la fin du 19ème siècle.

Roger – Et pourtant, celle-ci est du début 20ème.

Brigitte – Toi, au moins, tu peux toujours espérer changer de nom en te mariant…

Samantha – Cassoulet… C’est vrai qu’un patronyme pareil, ça donne tout de suite envie de se marier avec le premier venu.

Brigitte – Je n’ai jamais réussi à me faire à l’idée de m’appeler Madame Cassoulet.

Roger – Qu’est-ce que tu veux, Brigitte ? C’était le nom de mes parents, et avant eux de mes grands-parents, et avant eux…

Brigitte – Et je ne te le reproche pas, Roger. Mais c’est un fait qu’on n’invite pas dans le monde des gens qui s’appellent Roger et Brigitte Cassoulet. À moins qu’ils soient vraiment très riches.

Roger – Ou qu’ils donnent des récitals d’opéra.

Brigitte – Je ne suis pas sûre, Roger, mais je crois qu’on dit des récitaux…

Roger – Pourtant on dit des céréales, non ?

Samantha – Mais on est riche, nous ! On a même un château.

Brigitte – Oui… Un château en ruine…

Roger – Mais un château classé !

Brigitte – En plus de son nom difficile à porter, ton père a hérité de ses parents une fabrique de saucisses. Mais Roger Cassoulet, ce n’est pas non plus Bill Gates. On ne peut pas se permettre de jeter l’argent par les fenêtres.

Samantha – Si encore on avait des fenêtres…

Roger – Tout ça coûte une fortune, ma chérie… Et on n’installe pas des fenêtres de chez Leroy Merlin sur la façade d’un château où paraît-il le roi Louis-Philippe a passé une nuit.

Brigitte – Dans notre propre chambre, tu te rends compte, Samantha ? Louis-Philippe !

Samantha – Ah oui, d’ailleurs, je voulais vous dire : dans ma chambre à moi, il pleut. Heureusement que j’ai un lit à baldaquin… Mais si ça continue, c’est une tente Quetchua qu’il va me falloir.

Roger – D’accord. Je ferai venir le couvreur dès qu’on aura payé le traiteur.

Brigitte – Et le cachet de ce musicien hors de prix.

Samantha – Il s’appelle comment ce virtuose ?

Roger – Frédéric Lacordéon.

Samantha – Lacordéon ? Et il joue du piano ?

Brigitte – Ton père s’appelle bien Cassoulet et il vend des saucisses. (Soupirant) Fallait-il que je l’aime, ton père, pour accepter de devenir Madame Cassoulet…

Roger – Ne te plains pas, ça aurait pu être pire… Tu te souviens de cette bonne à tout faire qu’on a eue autrefois et qui s’appelait Madame El Baez ?

Brigitte – Oui, je te remercie d’avoir la délicatesse de me le rappeler… Elle portait tellement bien son nom que j’ai dû m’en séparer de cette Madame El Baez… Tu ne te souviens pas ?

Roger – La bonne à tout faire… Ah oui, peut-être…

Brigitte – À propos, ma chérie, nous avons invité Monsieur et Madame de la Ratelière de Casteljarnac. Et je crois qu’ils viendront avec leur fils Charles-Edouard…

Brigitte – Charles-Edouard ? C’est une blague ?

Roger – Il est étudiant à Sciences Po Châteauroux, mais il est en vacances chez ses parents en ce moment.

Samantha – Sciences Po Châteauroux, tu es sûr que ça existe ?

Roger – Ou Sup de Co Vierzon, je ne sais plus exactement.

Samantha – Et c’est ça que vous appelez un bon parti ? Allez, je me casse, les Cassoulet.

Brigitte – Et je t’en prie, ma chérie, mets une tenue un peu plus élégante pour la soirée.

Samantha – C’est ça. Vous me sifflerez quand vos invités seront là. Pour voir si la dinde est à leur goût…

Samantha sort.

Roger – Tu as prévu une dinde ?

Brigitte – Non…

Roger – Je me demande s’il n’y avait pas un message subliminal…

Brigitte – Tu te rends compte qu’en épousant Charles-Edouard, notre fille deviendrait Madame de La Ratelière de Casteljarnac ? Peut-être même un jour Madame La Baronne…

Roger – Oui… Mais je me demande si on a bien fait de la prénommer Samantha…

Brigitte – Pourquoi ça ?

Roger – Je ne sais pas… Madame La Baronne Samantha de la Ratelière de Casteljarnac…

Brigitte – Moi je préférais Jennifer. Jennifer de la Ratelière, au moins ça rime.

Roger – En tout cas, ce concert donnera aux Cassoulet la touche culturelle qui leur manque encore pour être acceptés dans la bonne société de Beaucon.

Brigitte – Le problème avec la grande musique, c’est que ça n’est pas donné.

Roger – J’espère au moins que ce type chante juste et qu’il joue bien du piano.

Brigitte – On nous a garanti que c’était un virtuose, non ?

Roger – Et puis on ne va pas leur donner un concert d’accordéon.

Brigitte – Remarque, Giscard d’Estaing en jouait très bien. Et ça plaisait beaucoup.

Roger – Oui… Mais Giscard jouait seulement pour les prolos. La preuve, il n’a plus jamais joué d’accordéon après la fin de son mandat.

Brigitte – Tout de même, Giscard d’Estaing et Anémone, c’est ce qui est arrivé de mieux à la France depuis qu’on a guillotiné Louis XVI et Marie-Antoinette.

Roger – S’il avait été réélu en 1981 au lieu de ce Mitterrand, le sort de la France aurait sans doute été bien différent.

Brigitte – On aurait peut-être même rétabli la monarchie.

Roger – Malheureusement, Giscard a dû abdiquer.

Brigitte – Et avec quel panache…

Roger pastiche le départ télévisuel de Giscard.

Roger – Dans ces temps difficiles où le mal rode et frappe dans le monde, je souhaite que la providence veille sur la France pour son bonheur, pour son bien, et pour sa grandeur. (Un temps) Au revoir…

On entend la Marseillaise. Roger se lève et part.

Brigitte – Quel comédien…

Roger revient.

Roger – Sans parler de sa femme et de ses deux filles, Valérie-Anne et Jacinte.

Brigitte – Quelle famille.

Roger – Un vrai bouquet de fleurs.

Brigitte – Il paraît qu’ils viennent de vendre leur château.

Roger – Et nous, on vient d’acheter le nôtre.

Brigitte – Malheureusement, Roger, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas autant de classe que Valéry et Anne-Aymone.

Roger – C’est vrai, Brigitte. Il faut être lucide. Les Cassoulet n’ont pas encore toutes les qualités requises pour briller en société. Alors si nous voulons convaincre quelqu’un de parrainer notre candidature pour le Club…

Brigitte – Et trouver pour notre Samantha un gendre avec des mocassins à pompons et un nom à rallonge…

Brigitte – Il va falloir divertir un peu tout ce beau monde pour espérer les faire rester au-delà de l’apéritif.

Roger – C’est clair…

Brigitte – Heureusement, j’ai trouvé la solution.

Roger – Ah oui ?

Brigitte – J’ai invité Marc-Antoine.

Roger – Marc-Antoine ?

Brigitte – Tu sais, ce peintre dont nous ont parlé les Levi Strauss.

Roger – Levi Strauss ? Justement, BHV en parle dans son dernier livre sur Le Bricolage et la Question juive.

Brigitte – BHV ? Tu veux dire BHL ?

Roger – Je t’avoue que je me suis endormi avant la fin. Mais je pensais qu’il était mort, Levi Strauss.

Brigitte – Je crois que ces Levi Strauss là sont plutôt apparentés au fabriquant de pantalons.

Roger – Non ?

Brigitte – Ils habitent cette villa dans le style gréco-romain à la sortie de la ville !

Roger – Je ne vois pas…

Brigitte – Mais si, tu sais bien ! C’est Marc-Antoine qui leur a peint ce trompe-l’œil au fond de leur piscine.

Roger – Ah oui, je vois maintenant… Une reproduction du plafond de la Chapelle Sixtine…

Brigitte – Voilà. Et bien il paraît qu’il est très drôle.

Roger – Ah oui, il a l’air…

Brigitte – C’est un type très intelligent, et d’une immense culture. Enfin, d’après Levi Strauss.

Roger – J’espère quand même qu’il prend moins cher que le pianiste.

Brigitte – Ah non, mais lui il fait ça gratuitement. À mon avis, il ne sait même pas que les gens l’invitent seulement pour mettre un peu d’ambiance dans leurs soirées mondaines. On a eu de la chance qu’il soit libre, parce qu’il est très sollicité. Il y a tellement de dîners en ville.

Roger – Je vois. En somme, ces dîners de Beaucon, c’est l’inverse du dîner de cons.

Brigitte – Comment ça ?

Roger – On invite ce Marc-Antoine parce qu’il a de l’esprit. Et c’est nous les cons…

Brigitte – Tu sais que ce type a été l’assistant de Dali.

Roger – Non ? Celui qui avait ces grandes moustaches, et qui faisait de la publicité pour le chocolat Milka ?

Brigitte – On dit même que c’est ce Marc-Antoine qui a peint la plupart des tableaux du Maître. Le vieux Dali ne faisait que signer.

Roger – Non ?

Roger – D’après Madame Levi Strauss, sur les tableaux de Dali, il n’y a que la signature qui est vraie.

Fatima arrive, vêtue en maître d’hôtel. Grande tenue, maintien parfait et air cérémonial. Mais genre ambigu (le personnage pourra être joué par un homme ou une femme).

Brigitte – Ah Fatima ! Alors, nos premiers invités sont arrivés ?

Fatima – Non Madame. Mais Monsieur Lacordéon a téléphoné. Il fait dire à Monsieur et Madame qu’il sera un peu en retard…

Roger – Très bien, Fatima. Il a dit pourquoi ?

Fatima – Son TGV a été victime d’un incident voyageur au départ de la Gare de Lyon.

Brigitte – Je vois… C’est ce qu’ils disent quand un candidat au suicide est coupé en deux par un train…

Roger – C’est bien notre chance. Il ne pouvait pas se suicider un autre jour, celui-là…

Fatima – Ah, Monsieur Lacordéon fait aussi dire à Monsieur et Madame qu’il ne pourra pas rester très longtemps.

Brigitte – Et pourquoi ça ?

Fatima – Mais parce qu’il est attendu chez Monsieur et Madame Aznavourian.

Brigitte – Enfin Fatima, qu’est-ce que Monsieur Lacordéon irait faire chez les Aznavourian ?

Fatima – Madame n’est pas au courant ? Les Aznavourian aussi donnent un apéritif dînatoire aujourd’hui. Madame Aznavourian m’avait d’ailleurs demandé si je pouvais faire un extra chez elle ce soir…

Brigitte – Ce soir ?

Roger – La salope…

Fatima – Elle avait même proposé de doubler mes gages pour la soirée.

Brigitte – Et vous avez refusé de vous laisser corrompre, Fatima. Bravo ! Nous vous en serons éternellement reconnaissants. N’est-ce pas, Roger ?

Roger – Vu ce que nous coûte déjà cette soirée, je ne peux pas vous donner de prime pour ce soir, mais… (Il fouille dans ses poches) Tenez. J’avais pris un ticket de Loto au PMU ce matin. (Il lui tend le ticket) C’est pour vous. Même si c’est un ticket gagnant. La chance sourit aux audacieux, Fatima…

Brigitte – Et cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance !

Fatima (prenant le ticket) – Merci Monsieur.

Brigitte – Vous pouvez nous laisser, Fatima.

Fatima – Bien Madame.

Fatima sort.

Roger – Je n’ai toujours pas compris pourquoi cette bonne s’habille en homme.

Brigitte – Parce que nous l’avons engagée comme maître d’hôtel, Roger. Et je te rappelle que notre dernière bonne s’appelait Madame El Baez…

Roger – Aznavourian… Ça me dit quelque chose… Il travaille dans le show biz, non ?

Brigitte – Je crois que cette branche là est plutôt dans l’hôtellerie de luxe. Ce sont eux qui ont acheté l’autre château de Beaucon-les-deux-Châteaux…

Roger – C’est ça. Aznavourian. Encore un nom pas facile à porter… Eux aussi ils ont une fille à marier ?

Brigitte – Un fils… Mais c’est beaucoup plus grave que ça…

Roger – Plus grave ?

Brigitte – Je crois savoir que les Aznavourian cherchent également un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

Roger – Non ? Mais c’est impossible ! Les Aznavourian ! Et pourquoi pas les Levi Strauss pendant qu’on y est ? Le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon c’est comme… Je ne sais pas moi… C’est comme l’Académie Française !

Brigitte – Exactement ! La culture en moins fort heureusement…

Roger – En tout cas, comme pour l’Académie, il faut que l’un de ses membres meure pour qu’un siège se libère.

Brigitte – Et pour l’instant, il n’y a qu’une place vacante.

Roger – Tu crois que les Aznavourian auraient l’idée de nous la prendre ?

Brigitte – Ça ne m’étonnerait pas de ces gens-là… Ils ne s’intéressent qu’à l’argent ! S’iIs veulent faire partie du Club, c’est pour obtenir du maire l’autorisation de transformer leur château classé en hôtel 4 étoiles, et de faire de leur parc à la française un golf 18 trous.

Roger – Non ? Le maire fait partie du Club ?

Brigitte – C’est lui le Président !

Roger – Tu l’as invité aussi, j’espère ?

Brigitte – Bien sûr ! C’est même d’abord en son honneur qu’on a organisé ce concert !

Roger – Oui, il paraît qu’il est très mélomane.

Brigitte – La salope… Tu crois qu’après avoir essayé de nous piquer la bonne, Aznavourian auraient osé soudoyer le même virtuose que nous ?

Roger – Lacordéon… Ce salopard espère sans doute se faire deux cachets dans la même soirée.

Brigitte – Comment faire confiance à un intermittent du spectacle. C’est un cauchemar…

Roger – Et si les Aznavourian avaient eu le culot d’inviter aussi chez eux les de La Ratelière de Casteljarnac ?

Roger – Eh bien tu vois, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. D’ailleurs, entre nous, il paraît que les de La Ratelière sont complètement ruinés. Ils bouffent à tous les râteliers !

Fatima revient.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine vient d’arriver, Monsieur. Qu’est-ce que j’en fais ?

Roger – Introduisez-le Fatima.

Fatima – Que je… ?

Brigitte – Faites-le entrer !

Fatima sort.

Roger – Au moins, Marc-Antoine est là. On va rire un peu.

Marc-Antoine arrive, déguisé en bouffon.

Marc-Antoine – Monsieur Cassoulet. Madame Cassoulet, mes hommages…

Roger – Bonjour Marc-Antoine… Votre réputation vous précède, on nous a dit beaucoup de bien de vous…

Marc-Antoine – J’aimerais vous assurer de la réciproque, mais hélas je n’ai jamais entendu parler de vous, Monsieur Cassoulet.

Roger – Je fabrique des saucisses sans marque pour la grande distribution.

Marc-Antoine – Ça doit être pour ça que votre nom m’est inconnu… J’ai d’ailleurs été très surpris de recevoir votre invitation, et je vous en remercie. Cela m’a beaucoup touché.

Roger – Mais je vous en prie, Marc-Antoine. Et appelez-moi Roger !

Marc-Antoine – Bonsoir Madame Cassoulet.

Brigitte – Si vous permettez, je préfère aussi que vous m’appeliez Brigitte.

Roger considère la tenue de Marc-Antoine.

Roger – Dites-moi, cher ami… On vous a certes invité pour distraire un peu nos invités en attendant le concert, mais là vous êtes sûr que vous n’en faites pas un peu trop ?

Marc-Antoine – C’est un apéro-concert ? Je pensais que c’était une soirée costumée…

Brigitte – Une soirée costumée ?

Marc-Antoine – Comme sur le carton, c’était marqué Opéra Bouffe…

Brigitte – Donc vous êtes venu en bouffon.

Roger – Il est drôle…

Brigitte – Il s’agit d’un simple malentendu, mais cela n’a pas d’importance.

Marc-Antoine – En tout cas, c’est gentil de m’avoir invité Je suis tellement déprimé en ce moment. Avec ce qui m’arrive…

Roger – Ce qui vous arrive ? Et qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Brigitte – Ah, ah, ah, très drôle !

Roger – Il est impayable, non ?

Mais ils comprennent à la tête de Marc-Antoine qu’il ne plaisante pas.

Roger – Sans blague ?

Marc-Antoine – Je savais bien que ça se terminerait comme ça un jour ou l’autre, mais bon… J’espérais encore un miracle… Nous nous apprêtions à fêter notre anniversaire de mariage, vous vous rendez compte ?

Roger (en aparté à Brigitte) – Tu es sûre que c’est le bon Marc-Antoine ?

Brigitte – La première chose qui te viendrait à l’esprit, si on te parlait d’un Marc-Antoine habitant Beaucon-les-deux-Châteaux, c’est de te demander s’il pourrait y en avoir deux ?

Roger – Je vais essayer de me renseigner discrètement… Et la peinture, mon vieux ? Comment ça marche en ce moment ? Parce que si c’est comme la saucisse…

Marc-Antoine – La peinture ? Mon Dieu oui, vous avez raison. Je pourrais faire refaire les peintures chez moi. Ça me changerait les idées. Vous connaissez un bon peintre ?

Roger – Donc vous n’êtes pas artiste peintre.

Marc-Antoine – Artiste peintre ? Quelle drôle d’idée. Non… Je suis expert-comptable.

Brigitte – Oh non… Roger… Un expert-comptable… La soirée est foutue… Qu’est-ce qu’il y a de plus déprimant dans une soirée qu’un expert-comptable ?

Roger – Je ne sais pas… Un informaticien ou un dentiste ?

Fatima revient.

Fatima – Les premiers invités de Monsieur et Madame viennent d’arriver.

Roger – Les premiers invités ? C’est qui ?

Fatima – Je n’ai pas demandé… Il fallait ?

Brigitte – Introduisez, Fatima, introduisez ! C’est une catastrophe…

Arrivent Edmond et Marianne De la Ratelière de Casteljarnac, précédés de Fatima qui les annonce avec pompe.

Fatima – Monsieur le Baron de La Ratelière de Casteljarnac et Madame la Baronne.

Roger – Au moins, ceux-là ne sont pas chez les Aznavourian… Mais entrez donc, je vous en prie.

Marianne – Nous nous sommes permis de venir avec notre fils, Charles-Edouard.

Roger – Ah oui, Charles-Edouard, très bien.

Brigitte – Mais qu’est-ce que vous en avez fait ?

Marianne – Il est en train de garer la Bentley. Vous savez ce que c’est, ces voitures-là, c’est très confortable, mais pour faire un créneau…

Edmond – Et malheureusement, nous n’avons plus les moyens de nous offrir un vrai chauffeur avec une casquette.

Marianne – Un type qui s’emmerderait pendant toute la soirée à nous attendre dans la bagnole sur le parking pendant qu’on s’empiffrerait à l’œil avec vos petits fours.

Brigitte – Eh oui, c’est la crise pour tout le monde.

Marianne – Pour nous, en vérité, la crise a commencé dès 1789…

Edmond – Le début de la fin des privilèges…

Roger – C’est un des grands travers de la Révolution Française.

Brigitte – En tout cas, vous avez bien fait d’amener votre fils. Notre fille Samantha sera ravie de faire sa connaissance…

Edmond – Vous avez un bien beau château, Monsieur Cassoulet. Un château qui m’est très familier. À défaut d’être resté dans la famille…

Roger – Oui, ce tas de gravas m’a coûté une burne, mais je crois que j’ai fait une bonne affaire.

Brigitte – Mais nous ne savions pas que…

Marianne – Hélas, nous ne le possédons plus qu’en peinture…

Edmond – On ne vous a pas dit qu’il avait appartenu à mes ancêtres ?

Roger – Ma foi non, je l’ignorais…

Brigitte – Dans ce cas, il ne tient qu’à vous de le réintégrer dans le patrimoine de votre famille…

Marianne – Tiens donc…

Brigitte – Après tout nous avons des enfants du même âge, et de sexes différents…

Roger – Et puis nous sommes voisins !

Edmond – Comme quoi on peut être voisins et ne pas être du même monde…

Marianne remarque Marc-Antoine.

Marianne – Mais vous ne nous avez pas présenté Monsieur…

Roger – Ah oui, c’est vrai, je l’avais presque oublié celui-là…

Brigitte (en aparté à Roger) – Comment se débarrasser de cet abruti et faire venir le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Le vrai ?

Brigitte – Celui qui est drôle !

Roger – Je vous présente Marc-Antoine… Il est expert comptable…

Marc-Antoine – Bonjour Monsieur Le Baron. Madame La Baronne.

Edmond – Vous avez l’air d’être au bord du suicide, mon vieux. Simple déformation professionnelle, ou c’est qu’on s’ennuie à ce point chez les Cassoulet ? Si c’est le cas, on ne va pas rester très longtemps !

Marianne – Mon mari plaisante, bien sûr…

Edmond – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui peut bien rendre un expert comptable aussi dépressif ? Votre calculette vient de tomber en panne, c’est ça ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Marianne – Ah oui…

Brigitte – C’est une catastrophe…

Roger – Je vous fais visiter le château ?

Edmond – Oui, j’aurais plaisir à le revoir… Saviez-vous que le Maréchal Pétain y avait dormi une nuit avant d’aller prendre les eaux à Vichy ?

Roger – Tiens donc ? On m’avait dit Louis Philippe…

Marianne – Louis Philippe, Philippe Pétain… On raconte tellement de conneries, vous savez.

Edmond – En tout cas, si c’est l’agent immobilier qui vous a raconté ça, vous vous êtes fait avoir, mon vieux.

Roger – Par ici, je vous en prie…

Brigitte – Vous m’excusez ? J’ai encore quelques préparatifs à terminer…

Roger – Vous êtes au courant bien sûr. Ce n’est qu’un apéritif dînatoire, pas un dîner.

Brigitte – On ne se serait pas permis.

Roger – Pas encore.

Roger s’en va avec Edmond et Marianne. Brigitte sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Madame Levi Strauss ? Oui, c’est Brigitte… C’est ça, Madame Cassoulet… Je vous appelle à propos de ce Marc-Antoine, que vous nous aviez recommandé… Le vôtre était bien artiste peintre, pas expert-comptable ? Je vois, c’est une épouvantable méprise…

Elle sort avec son portable. Fatima revient accompagnée de Charles-Edouard, look Polo Lacoste, pantalon à plis et mocassins à pompons.

Fatima – Je suis désolée, cher Monsieur, Madame Cassoulet était là il y a un instant…

Edouard – Je vais l’attendre ici.

Fatima – Très bien. Je préviens Monsieur et Madame…

Fatima sort. Le portable de Charles-Edouard sonne.

Edouard – Oui… Oui Madame Aznavourian… Non, c’est à dire que… Écoutez, présentement nous sommes chez les Cassoulet et… Oui bien sûr, nous vous remercions pour votre invitation mais… Très bien, nous essayerons de faire un saut chez vous après le concert… Comment vous n’êtes pas au courant ? Monsieur Lacordéon donne un récital ce soir chez les Cassoulet… Ah, chez vous c’est un digestif dînatoire ? Bon alors très bien… C’est ça, à tout à l’heure…

Il range son portable. Arrive Samantha. Elle a changé sa tenue gothique pour une tenue plus sexy, limite vulgaire. Samantha est surprise de se retrouver nez à nez avec Charles-Edouard.

Samantha – Ah… Pardon… Je cherchais mes parents…

Edouard – Charles-Edouard de la Ratelière de Casteljarnac. Mais si vous préférez, vous pouvez m’appeler Edouard… ou Ed.

Samantha – Samantha Cassoulet. Mais si vous préférez vous pouvez me siffler…

L’autre est un peu pris de court.

Edouard – Je suis confus, je… Le dressing code n’était pas indiqué sur votre carton d’invitation.

Samantha – Ah… On ne vous a pas dit… Je suis désolée, ce n’est pas une soirée costumée…

Edouard – Mais je…

Samantha – D’accord, je viens encore de faire une gaffe… Donc vous n’êtes pas costumé… Je pensais que vous vous étiez déguisé en joueur de mini golf ou quelque chose comme ça

Edouard – Il ne faut pas trop m’en vouloir, vous savez… Je suis né comme ça…

Samantha – Je comprends… Longue lignée est souvent synonyme de lourde hérédité.

Edouard – Et vous-même ? On ne vous avait pas prévenue non plus ?

Samantha – De quoi, mon cher ?

Edouard – Que ça n’était pas une soirée costumée.

Samantha – Et bien non… Je m’étais déguisée en pute, mais si vous préférez, je vais aller me changer…

Edouard – Non, non, ça vous va très bien… Enfin, je veux dire…

Les Cassoulet et les De la Ratelière reviennent.

Brigitte – Ah, c’est très bien. Alors vous avez déjà fait connaissance…

Samantha – Bonjour. Oui, votre fils est très galant. Il était en train de me complimenter sur ma tenue…

Roger – Bonjour Mademoiselle. Quelle tenue ravissante.

Marianne – Oui. C’est de très bon goût, vraiment.

Edmond – Et que fait-elle dans la vie, cette jeune fille ?

Marianne – Elle va reprendre l’usine à saucisses de papa ?

Samantha – Je fais des études de thanatopraxie.

Edmond – Ah oui… Thanatopracteur… C’est bien, ça…

Marianne – C’est un peu comme chiropracteur, non ?

Samantha – En fait, c’est plutôt comme croque-mort.

Edmond – Tiens donc…

Brigitte – Je vous abandonne un instant, je vais voir ce que fait la bonne avec les petits fours…

Samantha – Je vais t’aider… (En aparté à sa mère) Tout plutôt que de rester un instant de plus avec ces dégénérés. Mais pourquoi est-ce qu’on n’a pas guillotiné leurs ancêtres à la Révolution ?

Brigitte et Samantha sortent.

Edmond – Alors Roger ? Comme ça, vous êtes dans le cassoulet.

Roger – Euh, non… Dans la saucisse…

Edmond – D’accord… Saucisse de Toulouse, saucisse de Strasbourg, saucisse de Morteau ?

Roger – Nous travaillons aussi à l’international.

Edmond – Je vois Francfort, merguez, chipolatas…

Roger – Et vous même Monsieur Le Baron ?

Edmond – On peut dire que… je suis dans l’immobilier.

Roger – Vous avez une agence en ville ?

Edmond – En fait, je ne vends que mes propres biens fonciers et autres bijoux de famille… Malheureusement, nous allons bientôt être en rupture de stocks…

Roger – Je vous abandonne un instant… Comme vous le savez, nous attendons un virtuose… Je ne sais pas ce qu’il fait…

Marianne – Mais je vous en prie.

Roger sort.

Marianne – Je te l’avais dit. Ils sont cocasses, non ?

Edmond – Un marchand de saucisses… Il ne manquait plus que cela… Ils sont riches, au moins ?

Marianne – Pas tant que ça, à ce qu’il paraît.

Edouard – Ils ont quand même eu les moyens de racheter le château de tes ancêtres.

Marianne – Mais pas de le restaurer…

Edmond – Tu crois qu’on peut quand même espérer lui taper un peu d’argent à cette andouille qui vend des saucisses ?

Marianne – Tu penses lui proposer d’investir dans ton affaire d’éoliennes ?

Edmond – Le vent, c’est tout ce qui nous reste à vendre. À part notre nom, bien sûr. En la personne de notre cher fils…

Edouard – Merci pour moi…

Edmond – Bon, opérons une translation vers le buffet… Vous n’avez pas faim ?

Marianne – Heureusement qu’il reste les buffets, sinon les de La Ratelière de Casteljarnac seraient déjà tous morts de malnutrition depuis longtemps…

Marc-Antoine revient.

Marc-Antoine – Je vous ai dit pourquoi ma femme m’avait quitté ?

Edmond – Ma foi non, mon brave, mais cela nous amuserait assez de l’apprendre.

Marc-Antoine – Ma femme est atteinte de nymphomélomanie.

Marianne – Tiens donc ? C’est la première fois que j’entends parler de cette maladie. C’est grave ?

Marc-Antoine – C’est surtout très embarrassant pour les proches…

Edouard – Et quels sont les symptômes, si je peux me permettre ?

Marc-Antoine – Eh bien lorsqu’elle va au concert, et malheureusement elle ne peut pas s’empêcher d’y aller toutes les semaines, ma femme est prise d’une envie irrépressible.

Marianne – Une envie ?

Marc-Antoine – Surtout quand le concert est bon, évidemment.

Edouard – Mais vous voulez dire une envie de… ?

Marc-Antoine – De coucher avec les musiciens, oui. Surtout les virtuoses, évidemment.

Marianne – Une mélomane que la musique classique rendrait nymphomane ?

Marc-Antoine – D’où le nom de cette étrange affection.

Edmond – La nymphomélomanie…

Marianne – Et vous avez consulté ? Enfin, je veux dire, pour votre épouse…

Marc-Antoine – C’est absolument incurable, hélas. Et comme le pronostic n’est pas mortel, la médecine ne prend pas cette maladie très au sérieux, comme vous pouvez l’imaginer.

Edmond – Nom d’un chien…

Marc-Antoine – Le problème c’est que certains en abusent.

Edmond – De quoi, mon brave ?

Marc-Antoine – De ma femme ! Au début, c’était seulement des orchestres de chambre.

Marianne – Des orchestres ?

Marc-Antoine – Ma femme a commencé par me tromper avec un quatuor à cordes, puis un quintet puis un sextet. Maintenant ça peut être aussi bien le Philharmonique de Vienne, ou le Grand Orchestre de la Garde Républicaine…

Edmond – Nom d’une pipe…

Marc-Antoine – Elle m’a quitté hier pour partir en tournée avec les Chœurs de l’Armée Rouge.

Marianne – Les Chœurs de… Ah oui, quand même…

Marc-Antoine – Ce qui fait que moi aussi, je suis désormais atteint d’une phobie.

Marianne – Une phobie, voyez-vous ça. Et laquelle, cher ami ?

Marc-Antoine – Dès que je vois un musicien, ou que j’entends de la musique classique, ça me donne des envies de meurtres.

Edouard – Vraiment ?

Marc-Antoine – Je voue une haine particulière aux contrebassistes. Quand j’en vois un avec son instrument entre les jambes en train de lui tripoter les cordes avec son archet, je sens se réveiller en moi la bête qui sommeille.

Edouard – Nom de Dieu…

Marc-Antoine – Mais je déteste surtout les pianistes, je ne sais pas pourquoi. Surtout lorsqu’ils jouent du piano à queue. Il me prend une envie soudaine de leur couper.

Marianne – La queue ?

Marc-Antoine – La tête !

Marianne – Ah, oui bien sûr.

Marc-Antoine – J’ai toujours une tronçonneuse dans mon coffre.

Edmond – Bon…

Marianne – Bien…

Edmond – Enchanté d’avoir fait votre connaissance, cher Monsieur.

Marianne – Nous allons faire un tour du côté de la piscine, je crois que c’est là où se trouve le buffet, et nous n’avons rien mangé depuis trois jours.

Marc-Antoine – Je vous rejoins dans un instant. En tout cas, merci de m’avoir écouté, ça m’a fait beaucoup de bien. Mais il faut quand même que je pense à prendre mes médicaments…

Marianne – Très bien, alors à tout à l’heure, mon brave.

Edmond – Finalement, je crois que cette soirée devrait être assez animée.

Edmond et Marianne sortent. Marc-Antoine reste là, un peu hébété. Il sort de sa poche une boîte de pilules, mais il tremble tellement que la boîte lui échappe des mains et finit sa course derrière un arbuste. Marc-Antoine passe derrière l’arbuste pour récupérer sa boîte. Roger et Brigitte reviennent. Ils ne voient pas tout de suite Marc-Antoine.

Brigitte – Alors, tu as réussi à joindre le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Oui, et je l’ai invité à nous rejoindre. Au débotté, comme ça, c’était un peu cavalier, mais bon. Il n’a pas eu l’air de s’en offusquer. Il sera là dans un instant.

Brigitte – Bon et bien tout s’arrange alors.

Roger – Oui, la soirée est bien engagée, non ?

Brigitte – Reste encore à nous débarrasser de l’autre boulet ?

Roger – Qui ça ?

Brigitte – L’expert-comptable !

Marc-Antoine s’avance vers eux.

Marc-Antoine – Ah Monsieur et Madame Cassoulet…

Les Cassoulet sursautent.

Brigitte – Vous nous avez fait peur…

Marc-Antoine – Je vous ai dit que ma femme souffrait d’une épouvantable maladie ?

Brigitte – Écoutez, mon vieux, vous voyez bien que ce n’est pas le moment. Votre femme vous a quitté, bon. Voyez le bon côté des choses !

Brigitte – Maintenant, vous êtes célibataire ! Essayez de vous distraire un peu !

Roger – Profitez de la piscine !

Marc-Antoine – Je ne sais pas nager.

Brigitte – Oh le boulet…

Samantha arrive.

Brigitte – Tiens, tu tombes bien, toi. Tu veux montrer le buffet à Monsieur ? (En aparté à Samantha) Si tu pouvais le pousser dans la piscine au passage pour qu’il se noie, je double ton argent de poche ce mois-ci…

Samantha – Je vais voir ce que je peux faire.

Marc-Antoine (à Samantha) – Bonsoir Mademoiselle. Je vous ai dit que ma femme me trompait avec les Chœurs de l’Armée Rouge ?

Samantha – Non. Je vous ai dit que j’étais croque-mort ?

Samantha sort avec Marc-Antoine.

Brigitte – Et le virtuose ?

Roger – Il n’est toujours pas là. Je ne sais pas ce qu’il fout…

Brigitte – Dire qu’il a exigé de voyager en première. J’espère au moins qu’il n’a pas raté son TGV.

Fatima revient avec Frédéric Lacordéon.

Roger – Ah tiens, justement, le voilà…

Brigitte – Il a l’air plus gros que sur la photo, non ?

Roger – Monsieur Lacordéon ! On n’attendait plus que vous pour que la fête commence…

Frédéric – Bonsoir Monsieur Cassoulet. Madame, mes hommages. (Il lui fait un baisemain) Je suis désolé, je suis un peu en retard.

Brigitte – J’espère au moins que vous avez fait bon voyage ?

Frédéric – Très bon, je vous remercie. Même si je suis littéralement harcelé depuis quelque temps par une admiratrice.

Brigitte – Ce que c’est que la célébrité…

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusqu’à la Gare de Lyon. Elle menaçait de se jeter sous les rails de mon TGV si je n’acceptais pas de céder à nouveau à ses avances…

Roger – À nouveau ?

Frédéric – Je ne devrais pas vous le dire, mais presque tout l’orchestre lui est déjà passé sur le corps.

Roger – Vous m’en direz tant ?

Frédéric – Ça a commencé par les cuivres, les cordes puis les percussions…

Brigitte – Je pensais qu’il n’y avait que dans les concerts de rock que les femmes jetaient leur string aux musiciens. Alors ça se passe comme ça aussi à l’opéra ?

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusque dans les toilettes du TGV. Elle voulait que je la prenne sauvagement contre le sèche-mains électrique. Mais je suis pianiste, moi. Pas contorsionniste !

Roger – Non ?

Frédéric – Il a fallu l’intervention de trois contrôleurs pour la faire redescendre sur le quai… Enfin, on a réussi à partir, mais le train a pris un peu de retard évidemment. D’où ce léger contretemps dont je vous prie de m’excuser.

Brigitte – Le principal, c’est que vous soyez là.

Frédéric – À ce propos, je…

Roger – Mais vous n’êtes pas venu avec votre instrument ?

Frédéric – Comment voulez-vous que je transporte un piano à queue dans un TGV ?

Roger – Ah oui, bien sûr…

Frédéric – Vous n’avez pas de piano ? Voilà qui va régler définitivement la question, parce que justement…

Roger – Je plaisante, bien sûr… Évidemment que nous avons un piano ! (À Brigitte) Il va falloir lui trouver un piano… Je n’avais pas du tout pensé à ça…

Brigitte – Ah oui, moi non plus.

Roger – Lacordéon… Ça doit être son nom qui m’a induit en erreur…

Frédéric – Quoi qu’il en soit, je suis vraiment désolé, mais… je ne vais pas pouvoir rester très longtemps.

Roger – Comment ça ?

Frédéric – J’avais promis à Madame Agopian, qui est une vieille amie à moi…

Brigitte – Je croyais qu’il s’agissait de Madame Aznavourian.

Frédéric – Aznavourian, c’est ça… Agopian, c’est mon dentiste… Bref, j’avais complètement oublié… Je lui avais promis de jouer chez elle ce soir et…

Roger – Promis ?

Brigitte – Combien ?

Frédéric – C’est à dire que…

Il se penche pour murmurer le chiffre à l’oreille de Roger.

Roger – Je vous offre le double.

Frédéric – Je ne sais pas si…

Roger – Le triple.

Frédéric – Je vais appeler Madame Manoukian tout de suite pour me décommander…

Il dégaine son téléphone portable et compose un numéro.

Frédéric – Oui ! Madame Assadourian ?

Il sort.

Brigitte – Le triple de quoi, déjà ?

Roger lui chuchote quelque chose à l’oreille.

Brigitte – Ah oui, quand même…

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine, le deuxième du nom, est arrivé.

Roger – Et bien introduisez, introduisez.

Fatima sort.

Brigitte – Marc-Antoine, nous sommes sauvés ! La soirée va enfin pouvoir commencer…

Le deuxième Marc-Antoine, qui s’appelle en réalité César, arrive, genre artiste, suivi de son amie Rosalie, style éthéré.

César – Mon cher Cassoulet, vous me reconnaissez ?

Roger – Non.

César – Moi non plus. J’en conclus que nous nous voyons pour la première fois.

Roger – Mais comment vais-je vous appeler pour ne pas vous confondre avec l’autre ?

César – L’autre ?

Brigitte – L’autre Marc-Antoine.

César – Vous n’avez qu’à m’appeler César.

Roger – Pourquoi est-ce que je vous appellerais César ?

César – Parce que je m’appelle César.

Roger – Vous vous appelez César ? Mais vous êtes bien artiste peintre ?

César – Ah oui, quand même.

Brigitte – Vous nous avez fait peur.

Roger – César… Je comprends mieux. C’est moi qui ai dû confondre… César, Marc-Antoine…

César – Je vous présente Rosalie, l’auteure de la pièce de théâtre que nous sommes en train de jouer en ce moment.

Roger – Ah oui, ravi de vous rencontrer.

Rosalie – Monsieur Cassoulet, très honorée. J’adore ce que vous faites.

Roger – Je fais des saucisses.

Rosalie – Oui, c’est bien ce que je disais. Monsieur Cassoulet, la réputation de vos saucisses vous précède. J’espère que vous nous ferez l’honneur de nous en faire goûter quelques-unes ce soir…

Roger – Ma foi, si vous y tenez, on pourra toujours improviser un barbecue.

Rosalie – Je parie aussi que vous êtes homme à apprécier une bonne sangria.

Brigitte – C’est à dire que… Nous n’avions pas prévu, mais…

Rosalie – Ah oui mais la sangria, ça ne s’improvise pas. C’est comme les fosses septiques ou les dîners mondains. Pour que le mélange révèle tout son arôme, il faut que les ingrédients macèrent un bon bout de temps dans leur jus.

Roger – Je vais voir ce que je peux faire pour la sangria.

Rosalie – Ah oui, sinon nous serions très déçus.

César – Vous pensez bien que ce n’est pas pour écouter la Castafiore que nous sommes ici ce soir.

Roger – La Castafiore ?

César – Lacordéon !

Rosalie (à César) – Ils sont vraiment très cons.

Brigitte (à Roger) – Avoue qu’ils sont drôles, non ?

Roger – Plus que l’expert-comptable, en tout cas…

Brigitte – Plus drôles qu’eux tu meurs, c’est texto ce que m’a dit à leur sujet Levi Strauss…

Rosalie – Vous avez personnellement connu Levi Strauss ?

Roger – Oui, j’ai eu ce privilège. Quelqu’un de très amusant, vous ne trouvez pas ?

Rosalie – Ce n’est pas la qualité principale qu’on lui reconnaissait de son vivant, mais bon…

Brigitte – Nous parlons bien de celui qui a fait peindre le plafond de la Chapelle Sixtine au fond de sa piscine !

César – Je ne sais pas… J’essaie d’imaginer Levi Strauss en maillot de bain au bord de sa piscine…

Rosalie – Je sens qu’on va vite s’emmerder ici.

César – Monsieur Cassoulet, en tant que peintre, permettez-moi de vous dire que vous avez un visage très expressif.

Roger – Merci…

César – Quant à vous Madame Cassoulet, le vôtre reflète une noblesse naturelle qui dément catégoriquement le côté ridicule de votre patronyme.

Brigitte – Merci.

César – Cela vous plairait-il que je fasse un portait de vous et de votre famille.

Brigitte – Notre famille ?

César – Vous avez bien une fille, n’est-ce pas ?

Brigitte – Oui.

Rosalie – Un portrait de la famille Cochonou.

Roger – C’est Cassoulet.

César – Vous pourriez l’accrocher dans le grand escalier de votre château à côté de ceux de vos ancêtres.

Roger – Je ne sais pas si… C’est cher ?

César – Ce serait une œuvre unique. Entièrement déductible de votre ISF.

Fatima revient.

Fatima – Monsieur et Madame Badmington sont là. Comme vous m’aviez dit de les introduire.

César – Ce cher Badmington. Vous savez qu’il a été Ambassadeur du Panama au Vatican ?

Brigitte – C’est même pour cela que nous l’avons invité.

Monsieur et Madame Badmington arrivent. Lui tout en blanc avec un panama. Elle style latino.

Brigitte – Soyez les bienvenus dans notre modeste demeure en ruine.

Gregory – Merci. C’est un château d’époque, n’est-ce pas ?

Roger – Tout à fait.

Gregory – Mais de quelle époque, exactement ?

Roger – Alors là vous me posez une colle. En tout cas, le Maréchal Pétain a dormi dans mon lit.

Conchita – Pas avec votre femme, j’espère…

Brigitte – Madame Badmington, je présume.

Conchita – Bonjour. Mais appelez-moi Conchita, je vous en prie.

Roger – Quelle drôle d’idée… Pourquoi est-ce que je vous appellerai Conchita ? Vous cherchez à faire des heures de ménage ?

Brigitte – Nous en avons déjà une bonne qui s’appelle Fatima.

Conchita (pincée) – Conchita, parce que c’est mon prénom ! Conchita de Bourbon Badmington. Monsieur Cassoulet, nous descendons en ligne directe de Louis XIV.

Rosalie – Par les soubrettes, sans doute…

Roger – Louis XIV ? Vous voulez dire le Roi Soleil ? Tu te rends compte Brigitte ?

Brigitte – Ah oui, quand même…

Conchita – Le Roi d’Espagne est un cousin éloigné de mon père.

Brigitte – C’est vrai que l’Espagne, ce n’est pas la porte à côté.

Gregory – Ma femme est très chatouilleuse pour tout ce qui touche à son pedigree.

Brigitte – Je vois… Et vous-même, Monsieur Badmington ? J’imagine que ce sont vos ancêtres qui ont inventé ce noble jeu ?

Gregory – Quel jeu ?

Brigitte – Le jeu de raquette.

Gregory – Eh bien vous ne croyez pas si bien dire, Cassoulet. Il est vrai que racket et Panama sont des mots qui vont très bien ensemble. Et cette noble activité, comme vous dites, n’est pas tout à fait étrangère à la fortune amassée par mon père sous le règne du Général Noriega.

Roger – Noriega, ce nom me dit quelque chose…

Conchita – C’est un trafiquant de drogue qui a reçu la Légion d’Honneur des mains de votre Président François Mitterrand lui-même.

Brigitte – Ah très bien…

Gregory – Qui lui-même avait reçu la Francisque des mains du Maréchal Pétain en personne…

Roger (en aparté à Brigitte) – Je t’avais dit que c’était des gens très bien…

Conchita – Mais dites-moi Monsieur Cassoulet, est-ce qu’au moins vous avez un fantôme dans votre château ?

Brigitte – Pas encore, Madame Badmington…

Roger – En tout cas pas à notre connaissance…

Conchita – Comme c’est dommage. Un château hanté… Ça donnerait davantage de prix à cette ruine.

Brigitte – Un fantôme… Je ne sais pas… Il faudrait qu’un crime horrible s’y produise.

Conchita – On ne sait jamais, c’est peut-être pour ce soir.

Gregory – En tout cas, si vous vendez votre château un jour, faites-moi signe.

Brigitte – Vous souhaitez vous installer définitivement dans la région ?

Gregory – Non, c’est pour mettre toutes ces vieilles pierres en caisse, les ramener par bateau au Panama et reconstruire votre château classé dans le parc de notre ranch à Panama City.

Roger rit bruyamment.

Roger – Très drôle.

Mais apparemment, les Badmington ne plaisantent pas..

Gregory – En tout cas, merci pour cette invitation. Nous sommes très impatients d’entendre Monsieur Lacordéon.

Conchita – Mais vous ne nous avez rien dit du programme…

Brigitte – Le programme de la soirée ? Et bien on va commencer par prendre l’apéro…

Gregory – Le programme du concert ! Le Maître ! Que va-t-il nous chanter ?

Brigitte – Ah… Eh bien… Je crois que c’est une surprise.

Roger – Mais je pense que vu le montant de son cachet, il jouera les plus grands tubes de l’opéra.

Samantha arrive.

Brigitte – Et voici notre fille Samantha.

Gregory – Bonsoir Mademoiselle Cassoulet.

Roger – Elle va vous conduire jusqu’à vos places pour le concert, autour de la piscine.

Samantha – Les pourboires sont autorisés. Vous n’oublierez pas l’ouvreuse ?

Brigitte – Nous avons dressé la scène sur la plateforme du plongeoir de cinq mètres. Comme ça tout le monde verra bien.

Conchita – Dans ce cas… le Maître n’a plus qu’à se jeter à l’eau.

Roger – Samantha, tu as vu le virtuose ?

Samantha – Non…

Brigitte – Pourtant il est assez gros.

Samantha – Par ici Monsieur. Madame… Vous désirez faire l’acquisition du programme ?

Samantha sort avec Gregory et Conchita.

Roger – Mais qu’est-ce qu’il fout, Lacordéon ?

Rosalie – On s’emmerde déjà.

Roger – Je vous rappelle quand même que c’est vous qui êtes supposés nous distraire !

Brigitte – Je vais aller voir…

César – Vous savez, les Badmington sont des gens très influents.

Roger – Vous pensez qu’ils pourraient parrainer notre candidature pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

César – Certainement. On dit même que les Badmington jouent au tennis avec les Obama.

Roger – Non ? En double mixte ?

César – Le père de Conchita bien connu le Général Pinochet. Elle m’a même montré un jour une photo dédicacée de Mussolini que lui a laissé son grand-père.

Roger – C’est fantastique.

Brigitte revient accompagnée de Madame Azkanouch Aznavourian.

Brigitte – Madame Aznavourian nous fait l’honneur d’une petite visite de courtoisie…

Roger – Madame Aznavourian, quelle surprise !

Azkanouch – Bonsoir, bonsoir… Mais je vous en prie appelez-moi Azkanouch.

Brigitte – Azkanouch ? Je pensais que le diminutif d’Aznavourian c’était Aznavour…

Azkanouch – Non, Azkanouch, c’est mon prénom. Azkanouch Aznavourian.

Brigitte (en aparté à Roger) – Tu parles d’un nom à coucher dehors… Quel bon vent vous amène Azkanouch ?

Azkanouch (entre ses dents) – Un vent mauvais salope…

Brigitte – Pardon ?

Azkanouch – Non, je disais… Je passais juste en coup de vent pour vous saluer. Nous sommes voisins, après tout. D’un château l’autre, entre Beauconchâtelains, on peut bien se rendre de petits services, non ?

Brigitte – Bien sûr !

Roger – Mais je vous en prie, restez un peu avec nous. Nous avons invité Monsieur Lacordéon à jouer pour nous quelques grands airs. Vous le connaissez, je crois…

Azkanouch – Oui, tout à fait… D’ailleurs, je ne comprends pas. C’est chez moi qu’il devait jouer ce soir…

Brigitte – Non ? Ah oui c’est étonnant. Ça doit être un petit malentendu…

Azkanouch prend soudain Brigitte par le col.

Azkanouch – Morue ! Je te prédis un avenir sombre si tu ne me rends pas Lacordéon tout de suite. Et je te préviens : je suis prête à tuer pour obtenir la place qui vient de se libérer au Club Philanthropique des Dîners de Beaucon…

Brigitte – Voyons, la violence n’a jamais rien résolu… Nous allons sans doute trouver un arrangement.

Azkanouch lâche Brigitte, reprend son sang-froid et revient à un ton plus doucereux.

Azkanouch – En attendant, si vous permettez, j’ai deux mots à dire à Monsieur Lacordéon…

Brigitte – Mais je vous en prie… Le concert va bientôt commencer. Allez-y, c’est par ici.

Ils sortent.

Rosalie – Entre les anciens riches et les nouveaux, je ne sais pas ce que je préfère.

César – Au moins les nouveaux riches ont de l’argent. Sinon, Cassoulet n’aurait jamais pu nous offrir un récital de Frédéric Lacordéon.

Rosalie – Remarque, ils ont du flair les Cassoulet. C’est vrai que Lacordéon est un virtuose au sommet de son art.

César – Les cochons truffiers aussi ont du flair, mais où irait-on si on leur laissait manger les truffes. (Soupirant) Au sommet de son art…

Rosalie – En tout cas, pour l’instant, il est au sommet du plongeoir.

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Roger – Ça y est, j’ai demandé à ce qu’on nous livre un piano.

Brigitte – Comment tu as fait ?

Roger – Piano Presto. J’ai trouvé ça sur internet. Les deux livreurs devraient être là d’une minute l’autre. C’est dingue, maintenant, tu peux te faire livrer un piano comme tu te ferais livrer une pizza.

Brigitte – Parfait. Mais où est-ce qu’il est passé, ce virtuose ?

On entend un bruit de tronçonneuse.

Brigitte – Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

Roger – Fatima !

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur ?

Roger – Dites au jardinier que ce n’est pas le moment de couper les arbres du parc à la tronçonneuse ou de tailler les haies. Le concert va commencer.

Fatima – Bien Monsieur, je vais aller voir…

Brigitte – Je ne savais pas que nous avions un jardinier.

Roger – Moi non plus, c’est bien ça qui m’inquiète…

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie, tout va bien ?

Samantha – Ça va, merci.

Brigitte – Je voulais dire… avec Charles-Edouard ? Comment le trouves-tu ?

Samantha – Qu’une chose soit bien claire entre nous, maman. Je n’ai rien contre les unions arrangées, mais je n’accepterai jamais un mariage forcé avec un type qui porte des mocassins à pompons.

Roger – Enfin, ma chérie, c’est un de La Ratelière de Casteljarnac ! Ses parents sont membres du Club !

Fatima revient.

Fatima – On a retrouvé Lacordéon.

Roger – Ah ! Tant mieux ! Et où est-il ?

Fatima – Dans la piscine !

Brigitte – Il a piqué une tête dans la piscine ?

Roger – Depuis le plongeoir de cinq mètres ?

Brigitte – Le concert doit commencer dans un instant ! Ce n’est pas le moment de faire trempette !

Fatima – Hélas, Lacordéon a rendu son dernier soupir, Madame.

Roger – Comment ça son dernier soupir. Vous voulez dire qu’il est mort ?

Rosalie passe comme un zombie.

Rosalie – Il est sûrement mort d’ennui.

Fatima – Il est dans la piscine, le corps d’un côté et la tête de l’autre. L’eau est rouge de sang. On dirait une sangria géante…

Brigitte – Oh mon Dieu, non ! On avait dit pas de sangria !

Roger – Allons voir ça de plus près… Il est peut-être encore temps de recoller les morceaux…

Ils sortent. Marc-Antoine, une tronçonneuse à la main, et Azkanouch, la robe tachée de sang, reviennent.

Marc-Antoine – Je crains de m’être un peu laissé emporter.

Azkanouch – Un peu ? Vous l’avez décapité !

Marc-Antoine – C’est quand même vous qui le teniez par les pieds…

Azkanouch – Je voulais juste le forcer à honorer son contrat !

Marc-Antoine – Vous aussi vous couchiez avec lui ?

Azkanouch – Il devait donner un concert chez moi ! Maintenant, ça va être beaucoup plus difficile, évidemment !

Marc-Antoine – C’est vous qui m’avez demandé de vous aider…

Azkanouch – À l’attraper, oui ! Je ne pensais pas que vous vouliez le couper en deux ! Pourquoi vous avez fait ça ?

Marc-Antoine – Je l’ai reconnu tout de suite. C’est l’amant de ma femme. Enfin lui et une bonne moitié de l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Azkanouch – Lacordéon, vous êtes sûr ?

Marc-Antoine – Si ce n’est lui, c’est donc son frère. Un bon musicien est un musicien mort, croyez-moi.

Azkanouch – Très bien… Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Marc-Antoine – On pourrait peut-être profiter du buffet ? Un petit verre de vin, ça nous remettra de nos émotions. Je ne sais pas si ça se marie très bien avec mes médicaments, mais bon…

Azkanouch – Remarquez, vous avez raison. Au point où on en est.

Marc-Antoine – Faisons comme si de rien n’était.

Azkanouch – Comme si de rien n’était ? Ça s’est passé sur le plongeoir de cinq mètres, tous ces gens qui étaient réunis pour le concert nous ont vus !

Marc-Antoine – On dira que c’était un accident.

Azkanouch (désignant la tronçonneuse) – Vous feriez quand même mieux d’aller ranger ça avant d’aller au buffet.

Marc-Antoine – Vous avez raison… Je vais la remettre dans mon coffre… Ça peut encore servir…

Ils sortent. Les Badmington reviennent.

Gregory – Alors ? Qu’est-ce que tu penses du charcutier et de son boudin ?

Conchita – Monsieur et Madame Cassoulet ? Un peu… gras, non ?

Gregory – Le cassoulet, c’est toujours un peu gras…

Conchita – C’est à la graisse d’oie… En tout cas, ils ont un très beau château…

Gregory – Oui. Je le verrai bien dans le parc de notre ranch à Panama City. Qu’est-ce que tu en penses ?

Conchita – On ne savait pas quoi s’offrir pour notre anniversaire de mariage ! Ça nous rappellera la France !

Gregory – Le château est déjà en ruine, ce sera plus facile à démonter. Tu crois qu’ils accepteraient de nous le vendre ?

Conchita – Si nous acceptions de les parrainer pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon, ça les mettrait de bonne humeur.

Gregory – Ils t’en ont parlé ?

Conchita – Ils seraient prêts à vendre leur fille pour faire partie du Club !

Gregory – On ne peut quand même pas accepter ces gens-là parmi nous.

Conchita – Tu imagines ? Roger Cassoulet, fabricant de saucisses, membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon !

Gregory – Si encore il en vendait beaucoup…

Conchita – Tu as raison. Passé les 100 millions de chiffres d’affaires, la saucisse ou le steak haché deviennent des produits nobles.

Gregory – C’est un fait qu’aujourd’hui, Herta ou Mac Donald sont pratiquement devenus des titres de noblesse.

Cassoulet – Mais tout de même… Cassoulet…

Gregory – Ils ne font pas partie de notre monde, c’est évident. Tu as vu comment ils sont habillés ?

Conchita – Je suis bien d’accord avec toi…

Gregory – Ces gens sont d’une vulgarité…

Conchita – Mais alors pour le château, qu’est-ce qu’on fait ? Pour délocaliser ce monument historique chez nous au Panama, il faudrait pour le moins obtenir l’autorisation du maire.

Gregory – Le maire fait partie du Club, non ?

Conchita – C’est même le président d’honneur !

Gregory – Entre membres bienfaiteurs, on peut bien se rendre de petits services. Au nom de l’amitié entre la France, le Panama et le Vatican…

Conchita – Et si on demandait au maire de faire classer cette ruine comme logement insalubre ?

Gregory – On fait exproprier les Cassoulet et après on rachète le château à la mairie à un prix d’amis.

Conchita – La place de ces nouveaux riches n’est pas dans un château d’époque, c’est évident. Alors qu’est-ce qu’on fait, Gregory ?

Gregory – Et si nous filions à l’anglaise, Conchita ?

Conchita – Après tout ce n’est pas un dîner, c’est seulement un apéritif. Je te suis…

Mais Brigitte revient, passablement perturbée, leur coupant la route.

Conchita – Tout va bien, Madame Cassoulet ?

Brigitte – Oui, oui, ça baigne. À propos, si vous voulez profiter de la piscine. Euh non, pardon, on vient de mettre le robot, il y avait quelques feuilles mortes…

Gregory – En cette saison ?

Brigitte – Mais je vous en prie, allez dans la chambre à coucher.

Conchita – Pardon ?

Brigitte – Louis XVI a dormi dedans juste avant d’être guillotiné.

Gregory – Louis XIV, vraiment ? Je l’ignorais. C’est pourtant mon ancêtre en ligne directe…

Brigitte – Ou Valéry Giscard d’Estaing, je ne sais plus.

Conchita – Si nous allions voir ça, Gregory ?

Gregory – Je te suis, Conchita.

Les Badmington sortent. Roger revient.

Brigitte – Qu’est-ce qu’on fait de Lacordéon ? On ne peut pas le laisser comme ça ! Après avoir piqué une tête dans la piscine, en oubliant le reste du corps sur le plongeoir…

Roger – J’ai récupéré la tête avec l’épuisette, et je l’ai mise dans notre chambre en attendant.

Brigitte – Dans notre chambre ?

Roger – Il y a du monde plein le château ! En principe, c’est le dernier endroit où les gens iront regarder…

Brigitte – C’est clair…

Samantha revient.

Samantha – Eh ben… Moi qui pensais que cette soirée serait ennuyeuse à mourir… Finalement, c’est un remake de Meurtre à la Tronçonneuse…

Roger – Un meurtre… Tout de suite les grands mots… C’est peut-être un simple accident… Ce sont des choses qui arrivent…

Samantha – Comment peut-on mourir accidentellement décapité par une tronçonneuse ?

Brigitte – Un meurtre, tu crois ? Mais qui ? Et pourquoi ?

Samantha – Quelqu’un prêt à tout pour échapper à un concert de musique classique, peut-être…

Brigitte – Oh mon Dieu, c’est vrai… Le concert ! On n’avait déjà pas de piano, maintenant on a un pianiste sans tête…

Roger – Ne te fais pas de soucis, ma chérie. Après tout, il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Samantha – Je vous rappelle qu’on vient de trouver un mort. Il faudrait quand même songer à appeler la police…

Roger – La police ? Tu crois ?

Brigitte – Ça risque de plomber l’ambiance.

Samantha – Et une tête sans corps flottant au milieu de la piscine, tu ne crois pas que ça risque de plomber l’ambiance ?

Roger – Et toi, tu ne pourrais pas faire quelque chose ? Je veux dire, avec ton métier…

Samantha – Je suis thanatopracteur, pas chirurgien ! Et puis recoller une tête, c’est très délicat. Si je savais faire ça, vous pensez bien que je vous aurais déjà trouvé un donneur pour une greffe de cerveau.

Roger – Ok, je vais appeler la police.

Roger sort. Arrive Joseph en soutane.

Joseph – La porte était ouverte, je me suis permis d’entrer…

Brigitte – Ah, bonjour.

Samantha – Pour les derniers sacrements, vous arrivez trop tard, mon Père…

Joseph – Quelqu’un est mort, ma soeur ?

Brigitte – Euh… Oui, mais rassurez-vous. Ce n’est peut-être que provisoire…

Joseph – Provisoire ?

Samantha – Un petit accident domestique, trois fois rien. L’important c’est de garder la tête sur les épaules, pas vrai ?

Joseph – En tout cas, si quelqu’un a besoin du secours de la religion, je suis là.

Brigitte – Merci mon Père, mais on a déjà appelé Police Secours.

Joseph – Mademoiselle Cassoulet, je présume.

Brigitte – Samantha, voici le Père Joseph.

Joseph reluque Samantha avec un air lubrique.

Joseph – Je ne crois pas vous avoir encore vue à confesse…

Roger revient.

Roger (en aparté à Brigitte) – Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?

Brigitte – C’est moi qui l’ai invité pour donner à cette soirée une touche de respectabilité… Mon père, je vous présente mon mari, Roger.

Joseph – Bonjour mon fils.

Samantha (à Brigitte) – Drôle de curé… Il m’appelle ma sœur, et il appelle papa mon fils…

César et Rosalie arrivent, passablement éméchés.

Brigitte – Et voici nos amis César et Rosalie. Vous verrez, ils sont très drôles. En tout cas, c’est pour ça qu’on les a invités…

Rosalie – Bonjour Mon Père. Alors cette garde à vue, pas trop éprouvante ?

Joseph – Mon Dieu… Quand on a sa conscience pour soi…

Brigitte – Ah mais vous vous connaissez !

Rosalie – Le Père Joseph est un ami du théâtre contemporain.

César – Et de l’art moderne !

Joseph – Il faut bien vivre avec son temps. Et reconnaissons que la religion n’a pas toujours su s’adapter assez vite aux idées nouvelles.

César – Vous avez raison, mon Père. La religion, c’est comme la royauté, ces vieilles choses-là ça rassure, mais il faut bien admettre un jour ou l’autre que ça ne sert à rien.

Rosalie – Si on avait guillotiné le pape en même temps que Louis XVI, le problème du catholicisme, en tout cas, serait résolu depuis longtemps.

Brigitte – Elle est drôle…

Joseph – Vous croyez qu’elle plaisantait ?

César – Je ne suis pas sûr… C’est son grand truc ça, surtout quand elle a un peu bu. Elle est persuadée que si on guillotinait la moitié de la planète, l’autre moitié s’en sortirait mieux.

Joseph – Ah oui…

César – Je serais assez d’accord avec elle sur le principe, mais nos avis divergent parfois sur le choix de la moitié à guillotiner…

Charles-Edouard arrive.

Rosalie – Commençons par raccourcir tous ceux qui portent des chemises Lacoste.

César et Rosalie sortent.

Edouard – Ah, bonjour Monsieur le Maire.

Samantha – Monsieur le Maire ?

Joseph – Désolé, Monsieur et Madame Cassoulet, je manque à tous mes devoirs. Je me présente : François Joseph Martin Duval. Oui, je le confesse, j’ai trouvé un autre moyen de cumuler les mandats. Je suis à la fois le curé et le maire de cette petite ville.

Edouard – C’est aussi une façon assez radicale de résoudre le problème de la séparation de l’Église et de l’État…

Samantha – Et comme ça, le curé peut confesser le maire pour ses turpitudes sans risquer de voir le confessionnal branché sur écoute par des juges de gauche.

Edouard – Monsieur le Curé-Maire est aussi le Président d’Honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Joseph – Pour vous servir.

Edouard – À propos, Monsieur le Maire, vous avez un candidat pour le Club ? Vous savez qu’une place vient de se libérer suite au décès du marquis de Karlsberg Kronenbourg.

Joseph – Comment ne le saurais-je pas ? C’est moi qui lui ai administré les derniers sacrements.

Brigitte pousse Roger du coude.

Roger – Monsieur le Curé, je veux dire Monsieur le Maire, mon épouse et moi-même serions très honorés si…

Arrivent les policiers Ramirez et Sanchez (hommes ou femmes).

Roger – Ah voilà les livreurs… Messieurs, je ne sais pas si ce sera nécessaire de décharger le piano du camion, le pianiste a…

Brigitte – Le pianiste a perdu la tête.

Ramirez – Le piano ?

Sanchez – C’est à dire que… Nous ce serait plutôt le violon…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Roger – Pardon Commissaire, je vous avais pris pour des livreurs…

Brigitte – Nous donnons un récital de piano, ce soir, et mon mari a oublié le piano.

Roger – Mais je vous en prie, soyez les bienvenus. Et si vous pouviez mener votre enquête discrètement pour ne pas trop perturber nos invités.

Brigitte – Ce sont des gens d’un certain niveau, vous comprenez ? Ils sont venus pour un concert, pas pour un Cluedo…

Roger – On ne voudrait pas leur gâcher la soirée, vous voyez ?

Sanchez – Maintenant, si le pianiste est mort, ils vont bien s’apercevoir tôt ou tard qu’il n’y a pas de concert, non ?

Roger – Oui en même temps ce n’est pas faux…

Brigitte – À tout hasard, vous ne jouez pas de piano, vous, Commissaire.

Ramirez – Ma foi non. Mon adjoint joue un peu avec des trombones à ses heures perdues. C’est son violon d’Ingres.

Brigitte – Je vais téléphoner aux livreurs pour annuler le piano.

Ramirez – D’ailleurs, c’est amusant, on parle toujours du violon d’Ingres, mais qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ce Monsieur Ingres, quand il ne jouait pas de violon ?

Roger – Ma foi, je n’en ai aucune idée…

Ramirez – Bon assez bavardé. Alors Monsieur Cassoulet, si vous m’expliquiez exactement ce qui se passe ici ?

Roger – Je vais tout vous dire Commissaire Ramirez.

Ramirez – D’accord. Mais avant toute chose, dites-moi, Cassoulet.

Roger – Oui Commissaire ?

Ramirez – Cassoulet… Vous avez dû morfler étant jeune avec un nom pareil.

Roger – Ah Commissaire, si vous saviez…

Ramirez – Racontez-moi ça.

Roger – Oh le plus souvent c’était… Cassoulet, il pète plus haut que son cul.

Sanchez – Comprends pas…

Ramirez – Voyons, Sanchez, le cassoulet…

Sanchez – Ah oui, je vois.

Roger – Et je ne vous parle même pas de ma femme.

Sanchez – Votre femme ?

Roger – Madame Cassoulet…

Ramirez – Fallait-il qu’elle vous aime pour accepter de devenir Madame Cassoulet. C’était quoi votre nom de jeune fille ?

Brigitte – Mademoiselle Fayot.

Ramirez – Le destin… Vous étiez faits pour vous rencontrer…

Sanchez – Je me doute de ce que vous avez subi tous les deux. Les moqueries, les quolibets. Moi, je m’appelle Sanchez, alors vous comprenez…

Roger – Ma foi non, mais vous allez nous expliquer ça. Asseyez-vous Sanchez… (Sanchez se fige, vexé, et le fusille du regard) Ah non mais… Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire…

Les Badmington reviennent affolés.

Gregory – Oh mon Dieu, nous venons d’apercevoir le fantôme de Marie-Antoinette !

Ramirez – Marie-Antoinette ?

Conchita – Je vous assure ! Elle tenait la tête de Louis XVI entre ses mains !

Roger – Comme vous nous avez dit qu’ils avaient dormi dans votre chambre, nous les avons tout de suite reconnus !

Conchita – Dans la chambre !

Roger – Ah non, c’est juste que…

Sanchez – Marie-Antoinette ? C’est qui ça encore ?

Ramirez – Dites donc, Cassoulet, c’est une véritable boucherie, chez vous…

Roger – Pour la tête, je plaide coupable, Commissaire… C’est moi qui l’ai posée sur le guéridon dans la chambre, pour ne pas effrayer nos invités.

Brigitte – Une tête sanguinolente, flottant dans la piscine, vous comprendrez aisément que…

Roger – Mais pour ce qui est de Marie-Antoinette, je vous assure que je ne suis au courant de rien…

Ramirez – Allons voir ça de plus près, Sanchez…

Ils sortent. Edmond et Marianne reviennent.

Edmond – J’imagine déjà les gros titres de La Provence demain matin : Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux. Bilan un mort.

Marianne – Finalement, on ne s’ennuie pas chez les Cassoulet.

Edmond – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéro.

Charles-Edouard arrive.

Edouard – Je commence à avoir faim, pas vous ?

Edmond – Malheureusement, il va falloir attendre. Pour l’instant, on ne peut pas accéder au buffet.

Edouard – Et pourquoi ça ?

Marianne – Mais parce qu’il fait partie de la scène de crime ! Tu n’as pas vu les rubans jaunes que viennent de déployer Starsky et Hutch ?

Edmond – C’est bien notre chance.

Marianne – Tu as parlé à Cassoulet de ton projet d’éolienne ?

Edmond – Je n’ai pas encore eu l’occasion, figure-toi. Et avec ce qui vient de se passer, ça ne va pas être évident de trouver une transition habile…

Edouard – Tu crois ?

Marianne – Et toi, avec la petite Cassoulet, comment ça se présente ?

Edouard – Malheureusement, j’ai bien peur de ne pas être son genre.

Marianne – Pas son genre ? Un de La Ratelière de Casteljarnac ? Elle ne manque pas de toupet !

Edmond – Et c’est quoi, son genre ?

Edouard – Va savoir… Le genre féminin, peut-être.

Marianne – Non ?

Edmond – Comme quoi… Il n’y a pas besoin d’avoir un nom de famille à particule pour appartenir à une famille de dégénérés…

Ils s’apprêtent à sortir.

Marianne – Edmond, je crois qu’il serait temps de trouver d’autres moyens de subsistance que les dîners de Beaucon…

Edouard – Au fait, j’ai oublié de vous dire, Madame Aznavourian nous invite chez elle à un digestif dînatoire.

Edmond – Apéritif dînatoire, digestif dînatoire… C’est bien beau tout ça, mais quand est-ce qu’on mange ?

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Brigitte – C’est une catastrophe.

Roger – Maintenant évidemment, ça va être beaucoup plus difficile de nous trouver un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Et de dénicher le gendre idéal pour notre fille !

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie ? Qu’est-ce que tu penses de Charles-Edouard ?

Samantha – Non mais vous êtes des malades ! On vient de retrouver un cadavre sans tête dans notre piscine, et votre souci de savoir à qui accorder ma main ?

Roger – Dis-nous au moins comment tu le trouves !

Samantha – Écoutez… Je crois que ça ne va pas être possible.

Roger – Pourtant c’est un gentil garçon.

Samantha – Oui mais… Je suis lesbienne, voilà !

Brigitte – Non…

Roger – Oh mon Dieu, Samantha, mais c’est épouvantable ! Et qui est le père ?

Brigitte – Elle a dit lesbienne, Roger… Pas enceinte…

Roger – Lesbienne ? Comment ça, lesbienne ? Non ? Tu veux dire… Mais c’est une catastrophe.

Brigitte – C’est sûr que maintenant ça va être beaucoup plus difficile de la marier.

Roger – Et tu as rencontré quelqu’un ? Je veux dire… Une femme…

Samantha – Oui.

Brigitte – Est-ce qu’elle est de bonne famille, au moins.

Roger – Après tout un gendre ou une belle-fille. Si elle est baronne.

Samantha – Elle n’est pas baronne, c’est… C’est la bonne !

Brigitte – Oh mon Dieu, Roger, la bonne…

Roger – La bonne ? Celle qui s’habille en homme ?

Brigitte – Je me disais bien qu’elle n’était pas catholique. On aurait dû se méfier.

Roger – Se méfier ? C’est parce que tu te méfiais de moi que tu as engagé une bonne qui s’habille en homme.

Brigitte – Ça y est, ça va être de ma faute maintenant.

Roger – Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu sais bien…

Brigitte – Mais tu as raison… On aurait mieux fait d’engager une bonne portugaise.

Roger – Fatima n’est pas portugaise ?

Brigitte – Pourquoi Fatima serait-elle portugaise ?

Roger – Je ne sais pas, moi… À cause de ses moustaches…

Ramirez revient.

Roger – Commissaire, vous ne devinerez jamais ce qui nous arrive…

Ramirez – Quoi encore ?

Brigitte – Notre fille est lesbienne.

Ramirez – Écoutez Monsieur Cassoulet, je ne pense que ce soit du ressort de la police… Nous ne sommes pas en Iran !

Sanchez – Je vous rappelle que nous avons deux morts sur les bras.

Brigitte – Deux ? Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié. Louis XVI et Marie-Antoinette…

Roger – Alors c’est qui, cette Marie-Antoinette ?

Sanchez – D’après les papiers que j’ai retrouvés sur elle, elle s’appellerait plutôt Rosalie.

Brigitte – Rosalie ? L’auteure de théâtre ?

Sanchez – Ce nom me dit quelque chose, chef.

Ramirez – Bien sûr, c’est l’auteure de la pièce que nous jouons en ce moment.

Sanchez – Voilà, c’est ça !

Ramirez – Mais qui pourrait bien avoir envie d’assassiner une auteure de théâtre.

Sanchez – Pour ne pas avoir à payer les droits d’auteur, chef ?

Ramirez – C’est une piste sérieuse, en effet, Sanchez… Il faudra penser à interroger le producteur et le metteur en scène de ce spectacle.

Samantha – C’est vraiment n’importe quoi, cette pièce…

Rosalie réapparaît, air fantomatique avec un drap sur elle et une tête à la main…

Brigitte – Ciel, le fantôme de Marie-Antoinette, avec la tête de son mari entre les jambes ! Je veux dire entre les mains…

Rosalie regarde la tête qu’elle a entre les mains.

Rosalie – J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette tête quelque part…

César arrive derrière elle.

César – Mais oui Rosalie, c’est Frédéric Lacordéon, nous l’avons croisé l’année dernière à un dîner chez les De La Ratelière de Casteljarnac. On avait très mal mangé d’ailleurs…

Ramirez – Si je comprends bien, le deuxième cadavre n’est pas mort.

César – Excusez-la, Commissaire. Je lui ai pourtant déjà dit de ne pas mélanger l’alcool avec la cocaïne.

Ramirez – Sanchez, mettez-la sous scellés.

Sanchez – Que je mette l’auteure de la pièce sous scellés, chef ?

Ramirez – Pas elle ! La tête ! C’est une pièce à conviction.

Sanchez – Ah oui… C’est même une partie de la victime…

Gregory et Conchita Badmington arrivent.

Gregory – Mais enfin qu’est-ce qui se passe ici ?

Ramirez – C’est qui ce guignol, encore ?

Roger – Gregory et Conchita Badmington, Commissaire. Monsieur Badmington est ambassadeur du Panama au Vatican, ou l’inverse, je ne sais plus très bien.

Brigitte – C’est aussi le Vice Président du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Et à ce qu’on dit, les soirées de l’Ambassadeur sont toujours un succès…

Ramirez – Bon nous allons interroger tout ce beau monde… Que personne ne sorte d’ici sans mon autorisation.

Gregory – Mais enfin… Je suis ambassadeur ! Je peux violer une bonne soeur et tuer un commissaire de police, ou l’inverse, en toute impunité. À quoi ça servirait sinon d’avoir un passeport diplomatique ?

Ramirez – Attachez-moi celui-là à un radiateur et mettez lui quelques coups de bottin mondain sur le crâne pour le calmer un peu. On l’interrogera plus tard.

Gregory – Vous ne savez pas ce que vous faites, Commissaire. Je me plaindrai au Quai d’Orsay !

Sanchez – Faites voir votre passeport…

Gregory lui tend son passeport.

Sanchez – Panama… Le Vatican… Ça sent le trafic international de stupéfiants à plein nez, chef… C’est sûrement lui qui fournit sa coke à l’auteure de la pièce.

Ramirez – Comment savez-vous que l’auteure de cette pièce est cocaïnomane, Sanchez ?

Sanchez – Chef, comment pourrait-on écrire une histoire aussi délirante sans être sous l’emprise de produits stupéfiants comme la caféine ou la cocacolaïne ?

Ramirez – Ce n’est pas faux, Sanchez… Et Conchita, elle a un permis de séjour ?

Conchita – Je n’ai pas pris mon passeport ! Je ne pensais pas être interrogée par la police en venant passer la soirée chez les Cassoulet. Je m’en souviendrai…

Brigitte – C’est une catastrophe, Roger…

Ramirez – Vous dites que vous êtes la femme de l’ambassadeur et que vous vous appelez Conchita.

Conchita – Oui !

Ramirez – C’est ça, Conchita… Et ma femme de ménage, elle s’appelle Marie-Chantal. Mettez-moi tout ça au frais, Sanchez. Encore une bonne Portoricaine qui vient travailler chez nous au black.

Joseph arrive.

Joseph – Mon fils, au nom du Seigneur, je vous demande de faire preuve d’un peu plus de compassion.

Ramirez – Mais je le connais, celui-là…

Sanchez – Vous allez à la messe, chef ?

Ramirez – On l’a coffré hier à la sortie du lycée pour exhibitionnisme. Vous ne vous souvenez pas, Sanchez ?

Sanchez – Ah oui, maintenant que vous me le dites… Ça doit être le costume… Tout habillé, je ne le remettais pas…

Ramirez – Embarquez-moi ce pervers et attachez-le avec les autres au radiateur.

Sanchez – J’espère que le radiateur va être assez grand…

Joseph – Mais enfin… J’en référerai au Pape. Vous serez excommunié…

Ramirez (parlant de la tête) – Et débarrassez-moi de cette tête. J’ai l’impression qu’elle me regarde avec un drôle d’air, ça me met mal à l’aise…

Sanchez s’apprête à partir mais examine la tête.

Sanchez – Chef, vous avez remarqué ? Il manque le dentier…

Ramirez – Je ne suis pas sûr que le vol de râtelier soit le mobile du crime, mais on verra ça. On va d’abord interroger la bonne. Croyez en mon expérience, Sanchez : dans une maison, ce sont toujours les domestiques qui sont les mieux informés.

Sanchez part avec les Badmington et Joseph, tandis que Roger leur lance une dernière proposition.

Roger – En attendant, il y a quand même une bonne nouvelle : avec l’aimable autorisation du Commissaire, le buffet est ouvert… Si vous voulez en profiter…

Brigitte – Mais ce n’est pas un dîner, hein ? Tant que nous ne sommes pas encore membre du Club, nous ne nous permettrions pas, n’est-ce pas Roger ?

Roger – C’est juste un buffet. Il n’y a que de la viande froide…

Sanchez sort avec les Badmington et Joseph.

Roger – Monsieur le Commissaire, nous nageons en plein mélodrame.

Ramirez – Dites-moi, Cassoulet, vous avez déjà fait du théâtre ?

Roger – Du théâtre ? Vous voulez dire…? Ma foi non, Commissaire.

Ramirez – C’est bien ce qui me semblait…

Sanchez revient avec Fatima.

Ramirez – Ah voilà Blanche-Neige.

Sanchez – Blanche-Neige ? Je pensais qu’elle s’appelait Fatima…

Ramirez – C’est de l’humour, Sanchez. Blanche-Neige et les trois petits cochons, vous ne connaissez pas ?

Sanchez – Les trois petits cochons ?

Ramirez – Laissez tomber… Bon, à nous deux Fatima. Alors comme ça, vous êtes transsexuelle ?

Fatima – Quoi ?

Ramirez – Vous pouvez tout nous dire, vous savez. Nous avons l’esprit très ouvert, dans la police.

Sanchez – Moi même avant d’entrer dans cette noble institution, j’étais aux Alcooliques Anonymes.

Fatima – Vous avez cessé de boire ?

Sanchez – Non, mais depuis que je suis dans la police, je n’ai plus à me cacher.

Ramirez – C’était un alcoolique anonyme, maintenant qu’il est policier c’est un alcoolique notoire.

Sanchez – Comme vous, chef.

Ramirez – Bon, revenons à nos moutons. Alors Fatima, depuis combien de temps êtes vous gouine ?

Sanchez – On dit lesbienne, chef. Méfiez-nous, elle pourrait nous faire un procès.

Fatima – Mais je ne suis pas lesbienne.

Ramirez – Alors pourquoi vous habillez-vous en homme ?

Fatima – Mais… parce que j’en suis un !

Sanchez – Comment ça ? Fatima, ce n’est pas un nom de femme, peut-être ?

Fatima – Si ! Mais je ne m’appelle pas Fatima…

Ramirez – Mais vos patrons vous appellent bien Fatima, non ?

Fatima – Je n’ai jamais compris pourquoi, et je n’ai pas osé les contredire. Et puis comme j’ai un prénom un peu difficile à porter, je me suis dit que Fatima, ce serait plus facile pour me faire embaucher.

Ramirez – Et comment vous appelez-vous ?

Fatima – Je m’appelle Oussama.

Sanchez – C’est vrai que Oussama, pour un transsexuel, ce n’est pas un nom facile à porter…

Fatima – Mais je ne suis pas transsexuel !

Sanchez – Bon, et en ce qui concerne ce pianiste qu’on a retrouvé coupé en deux dans la piscine, vous savez quelque chose ?

Fatima – Je crois que Madame Aznavourian voulait aussi qu’il joue ce soir chez elle.

Ramirez – Aznavourian ? Un nom plutôt louche, pour un citoyen français, Sanchez. Nous l’interrogerons aussi… Allez me chercher le témoin suivant.

Sanchez sort.

Ramirez – Vous pouvez disposer, Monsieur Fatima.

Fatima – Bien Commissaire.

Fatima s’apprête à sortir.

Ramirez – Ah une dernière chose… Vous prenez combien pour la nuit ?

Fatima – Je vous dis que je ne suis pas un travesti !

Ramirez – Je cherche seulement une femme de ménage !

Fatima – Pour la nuit ?

Ramirez – Comme je suis souvent de service de nuit, je cherche quelqu’un qui puisse passer l’aspirateur chez moi entre trois et cinq heures du matin. La journée, je dors, vous comprenez ? Ça me dérangerait…

Fatima – Excusez-moi, Commissaire. Je suis un peu sur les nerfs. Tenez, voici ma carte. Appelez-moi…

Ramirez – Oussama… Drôle de nom pour une femme de ménage…

Fatima sort. Sanchez revient avec la baronne de Casteljarnac.

Marianne – Je vous préviens, je suis la Baronne de Casteljarnac, et je descends en ligne directe d’Henri IV par ma mère.

Ramirez – C’est ça, et moi je descends en ligne direct de Rosny 2 par le TGV. Je viens d’être muté dans la région. Sanchez, fouillez-moi la Baronne de La Tronche en Biais.

Marianne – Je proteste !

Sanchez fouille la baronne.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

Sanchez – Chef, des petites cuillères en argent, un cendrier publicitaire, des apéricubes… Il y a même un dentier !

Ramirez – Le dentier de Lacordéon !

Sanchez – Vol et recel de râtelier… vous savez dans les combien ça va chercher ça, Madame de La Ratelière ?

Marianne – Désolée… Je suis cleptomane…

Sanchez – Bien sûr. C’est ce que nous racontent tous les voleurs de dentiers qu’on arrête.

Ramirez – Et pour le pianiste, évidemment, vous allez nous dire que vous n’avez rien vu ?

Marianne – Vous voulez dire pour le happening ?

Sanchez – Le happening ?

Marianne – Ben oui. Ces artistes contemporains qui faisaient une intervention artistique au bord de la piscine des Cassoulet !

Ramirez – Qu’est-ce que vous avez vu au juste ?

Marianne – Eh bien… Ça se passait sur la plateforme du cinq mètres. Une femme a poussé le pianiste sur le plongeoir comme s’il s’agissait de la planche d’une guillotine, et un homme lui a coupé la tête avec une tronçonneuse. Je ne sais pas comment ils ont fait pour le trucage, mais c’était criant de vérité !

Ramirez – Et après ?

Marianne – La tête est tombée dans la piscine. Le corps est resté suspendu au plongeoir par les bretelles. Il montait et il descendait comme un pantin accroché à un élastique. C’était assez spectaculaire à voir, croyez-moi. Là je dois dire que les Cassoulet marquent un point. Moi qui les prenais pour des ploucs totalement étrangers à l’art contemporain…

Ramirez – On ne doit pas avoir la même notion de ce qu’est l’art moderne…

Sanchez – Chef, alors il suffit d’identifier les deux suspects et notre enquête sera terminée.

Ramirez – Méfions-nous des apparences, Sanchez. Pour l’artiste comme pour l’escroc, il n’y a de réalité que l’apparence de la réalité…

Sanchez – Euh… Oui, chef…

Le baron arrive.

Edmond – On ne traite pas une femme ainsi, Commissaire. Vous m’en rendrez raison. Je vous enverrai mes deux témoins demain matin. Je vous laisse le choix des armes.

Ramirez – Très bien… Je vous propose le pistolet à flèches à trente mètres…

Edmond – Parfait. Je fournirai les arbalètes.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’il plaisantait, chef…

Ramirez – Vous croyez ?

Edmond (à Marianne) – Tout va bien, ma chérie ?

Marianne – Oui, oui… J’ai même réussi à sauver quelques apéricubes…

Ramirez – En tout cas, cette histoire semble plus compliquée qu’il n’y paraît. Il ne faut pas exclure une affaire d’espionnage, Sanchez. Lacordéon voyageait beaucoup avec son métier. Surtout à l’Est. C’était peut-être un espion à la solde du Pape.

Sanchez – Il paraît que ce Badmington joue au mini-golf avec sa Sainteté…

Ramirez et Sanchez sortent.

Roger – Monsieur de La Ratelière De Casteljarnac, quand vous aurez un moment…

Edmond – Oui mon ami ?

Roger – Vous pourriez nous parrainer pour le Club ? Nous savons qu’une place vient de se libérer…

Edmond – Il faut que j’en parle au Président… Mais si vous investissiez dans mon affaire d’éoliennes, cela faciliterait les choses, c’est sûr.

Roger – Et pourquoi ça ?

Edmond – Ne me dites pas Cassoulet que vous ne vous préoccupez pas de l’avenir de notre planète ?

Roger – Si bien sûr, mais…

Edmond – Comme vous le savez, le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon a une sensibilité écologique très affirmée. Dans la mesure du possible, nous nous goinfrons essentiellement avec des produits bios, et notre caviar est issu de l’aquaculture équitable.

Roger – Vraiment ?

Marianne – Vous avez votre carnet de chèque sur vous ?

Ils sortent. Ramirez et Sanchez reviennent.

Ramirez – Qu’en pensez-vous Sanchez ?

Sanchez – L’affaire est bouclée, chef. Ce Marc-Antoine et cette Madame Aznavourian ont avoué.

Ramirez – Mobile ?

Sanchez – Lacordéon ne parvenait pas à choisir entre les deux châteaux pour le concert. Aznavourian l’a coupé en deux.

Ramirez – Le jugement de Salomon en quelque sorte… Et le complice ?

Sanchez – D’après plusieurs témoignages concordants, ce Marc-Antoine voue une haine maladive aux virtuoses du piano à queue.

Ramirez – La musique de chambre m’ennuie à mourir, moi aussi, mais de là à se laisser aller à de tels excès…

Sanchez – Comme quoi, la musique n’adoucit pas toujours les mœurs, chef. En tous cas, voilà une affaire promptement résolue.

Ramirez – Pas si vite, Sanchez ! Il pourrait aussi s’agir d’un accident domestique.

Sanchez – Un accident domestique ?

Ramirez – Voilà comment je vois les choses. La bonne veut couper la branche d’un buisson avec un taille-haie électrique. Elle coupe accidentellement la tête de Lacordéon qui était discrètement en train de se soulager la vessie dans le parterre de bégonias. Après quoi, la bonne camoufle ce malencontreux accident en meurtre…

Sanchez – Habituellement, c’est plutôt un meurtre qu’on camoufle en accident, chef.

Ramirez – D’où la difficulté de cette enquête, Sanchez…

Fatima revient avec Roger.

Fatima – Commissaire, on vient de retrouver Madame Badmington dans la chambre froide du château, en état d’hypothermie avancé.

Roger – Quelqu’un qui aura voulu libérer une deuxième place pour le Club ?

Ramirez – Vous peut-être…

Roger – Commissaire ! Mais je vous assure que…

Sanchez – Chef, c’est moi qui l’avais mise dans la chambre froide.

Ramirez – Mais pourquoi ça ?

Sanchez – Vous m’aviez dit de la garder au frais…

Ramirez – Là c’est la bavure, Sanchez…

Roger – Je dirais même plus, Commissaire, c’est l’incident diplomatique ! Vous voulez donc déclencher une guerre entre la France et le Panama ? Ou pire, avec le Vatican !

Ramirez – Voilà au moins deux guerres que l’Armée Française serait encore en mesure de gagner malgré les restrictions du budget de la Défense.

Sanchez – Je suis vraiment désolé, chef.

Ramirez – J’accepte de passer l’éponge pour cette fois, Sanchez. Mais si vous voulez faire carrière dans la police, il va falloir apprendre à ne pas interpréter tout ce que je dis au pied de la lettre…

Sanchez – Oui, chef…

Ils sortent. Joseph arrive avec Gregory.

Gregory – Ce château est insalubre, Monsieur le Maire, j’espère que vous en êtes à présent convaincu.

Joseph – C’est une évidence, Monsieur l’Ambassadeur. La police, dont je viens de reprendre le contrôle en tant que Procureur Général de cette ville, vient de trouver de la viande avariée dans la chambre froide.

Gregory – C’était ma femme, Monsieur le Curé.

Joseph – Non ? En plus ces gens seraient des anthropophages ? Je vais ordonner immédiatement leur expulsion de la commune et leur excommunication de notre Sainte Mère l’Église.

Gregory – Allons, cher ami, soyons magnanimes. Attendons au moins la fin de cet apéritif dînatoire.

Joseph – Vous avez raison. Ne sommes-nous pas tous deux membres d’un Club Philanthropiques ? Mais ne vous inquiétez pas, cher ami, vous pourrez emmener votre château au Panama, avec la bénédiction de la mairie et du Vatican.

Joseph se signe.

Gregory – Il y a quand même un problème, Monsieur le Maire.

Joseph – Lequel ?

Gregory – Beaucon-les-deux-Châteaux avec un seul château…

Joseph – Je passerai un arrêté municipal pour changer le nom de la ville. Que pensez-vous de Beaucon-le-Château ?

Gregory – Et pourquoi pas Beaucon-tout-Court ?

Joseph – C’est vendu, cher ami !

Ramirez et Sanchez emmènent Marc-Antoine et Aznavourian menottes aux mains.

Ramirez – Et voilà le travail, Monsieur Le Procureur…

Joseph – Bien joué Commissaire. Rassurez-vous, je saurai m’en souvenir. Je m’occupe de votre promotion…

Ramirez – Merci Mon Père.

Roger – Merci à vous, Monsieur le Commissaire. Grâce à votre intervention, notre petite soirée va pouvoir se poursuivre dans la joie et la bonne humeur.

Ramirez – À votre service. Nous sommes là pour protéger les honnêtes citoyens.

Sanchez – Messieurs dames… Passez une bonne fin de soirée.

Brigitte – Mais je vous en prie, vous allez bien prendre un verre avec nous. Nous sommes des amis de la police.

Ramirez – Vous connaissez la formule, chère Madame. Jamais pendant le service.

Brigitte – On a fait une sangria géante dans la piscine. Elle est très légère…

Ramirez – Bon, alors juste un verre pour nous deux. Sanchez, je boirai la sangria, et vous mangerez les fruits, d’accord ?

Sanchez – Bien chef…

Samantha leur apporte deux verres de sangria. César arrive avec un tableau.

César – Voici votre portrait de famille, Monsieur Cassoulet.

Rosalie – Monsieur et Madame Cochonou et son andouillette.

Brigitte – Merci, mais…

Roger – Je ne me reconnais pas tellement.

César – C’est de l’art contemporain, cher ami.

Brigitte – Et c’est combien ?

César – Voyons Cassoulet ! En matière d’art, l’argent ce n’est pas le plus important. C’est une œuvre unique !

Roger – Combien ?

César lui murmure quelque chose à l’oreille.

Roger – Ah oui, quand même… Je ne sais pas si on va le prendre alors…

Brigitte – Enfin, Roger ! C’est comme pour la photo de classe de Samantha dans son école de thanatopraxie. On est obligé de la prendre…

Ramirez approche.

Ramirez – J’ai bu beaucoup de sangria dans ma vie, mais celle-ci est vraiment excellente. Vous me donnerez la recette.

Brigitte – C’est un secret Commissaire. Sachez seulement que cette sangria-ci porte très bien son nom…

Ramirez – Vous m’intriguez, chère Madame.

Brigitte – Je vous en prie, goûtez aussi le barbecue.

Elle lui tend une assiette et il goûte une brochette.

Ramirez – Excellent ! C’est la meilleure brochette que j’ai jamais mangée.

Sanchez – Oui, ça fond dans la bouche.

Roger – En tout cas, pour le concert, je crois que cette fois c’est foutu.

Brigitte – Avec un pianiste sans tête et pas de piano à queue.

Roger – Dire que ce type nous a coûté une fortune. Enfin, on a quand même réussi à en tirer quelque chose.

Ramirez – Ah oui ?

Brigitte – Il était gras comme un cochon, et sans la tête, on peut le prendre pour un porc.

Roger – Après tout on l’a payé.

Brigitte – On l’a fait au barbecue.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’elle plaisantait, chef.

Joseph revient, avec un accordéon.

Joseph – On n’a pas de piano à queue… mais iI reste le piano à bretelles !

Joseph se met à jouer et à chanter. Ambiance guinguette.

Joseph – Accordéa, cordéa, cordéon…

Brigitte – Quelle classe !

Roger – On dirait Giscard…

Edmond – C’est le Président.

Ramirez – Le Président ?

Marianne – Le Président du Club des Dîners de Beaucon !

Edmond – N’oubliez pas qu’en plus d’être curé, maire et procureur de cette aimable bourgade, il est aussi instituteur, agent immobilier, inspecteur des impôts, et médecin.

Brigitte – Mon Dieu ! C’est l’homme orchestre, alors !

Marc-Antoine fait une apparition avec sa tronçonneuse.

Ramirez – S’il n’y a plus de cadavre, alors il n’y a plus de crime. Allons, soyons magnanime. Relâchons tout ce beau monde !

Sanchez – Il y a quand même eu un meurtre, chef… Et nous savons que c’est l’expert-comptable qui a porté le coup de tronçonneuse mortel ?

Ramirez – Ne soyez pas aussi rigide, Sanchez. Même si personnellement, je pense qu’on devrait mettre tous les experts comptables en prison.

Joseph – Le Seigneur l’a déjà pardonné.

Ramirez – On fera passer ça pour un accident de barbecue.

Rosalie – Comme quoi il est toujours utile d’avoir des amis dans la police.

Brigitte pousse Roger du coude.

Brigitte – Et pour notre adhésion au Club, Monsieur le Maire, vous pourriez faire quelque chose ?

Joseph – Écoutez, cher ami, passez donc me voir demain après ma messe à la mairie. Nous discuterons de tout cela plus tranquillement…

Joseph s’éloigne.

César – Finalement, cette soirée est très réussie.

Roger – Vous faites partie du Club, vous ?

César – Pensez-vous ! Les bouffons ne font pas partie du club, mais ils ont le droit de se restaurer gratuitement au buffet tout en se payant la tête de leurs hôtes.

Roger – Ah oui.

César – Et puis je partage assez l’avis de Marx : Je ne ferai jamais partie d’un club qui m’accepterait pour membre.

Roger – Je ne savais pas que Karl Marx avait dit ça.

Rosalie – Pas Karl, mon vieux. Groucho !

César et Rosalie s’éloignent.

Édouard – Vous êtes vraiment homosexuelle ?

Samantha – Pourquoi ? Vous voulez tenter votre chance au tirage ?

Édouard – J’aimerais d’abord être sûr que c’est une chance.

Elle l’embrasse par surprise, il se laisse faire et semble y prendre goût. Elle relâche son étreinte.

Samantha – Qu’est-ce que vous en pensez ?

Edouard – Voulez-vous devenir ma femme, Samantha ?

Samantha – Je vous préviens, mon père vend des saucisses.

Édouard – Je vous préviens, mon père n’a plus que moi à vendre.

Ils s’embrassent à nouveau.

Roger (à Sanchez) – Vous croyez qu’on a quand même encore une chance d’en faire partie ?

Sanchez – De quoi ?

Brigitte – Mais enfin ! Du Club Philanthropiques des Dîners de Beaucon !

Joseph arrive avec l’écharpe tricolore ceignant sa soutane.

Joseph – Faute d’extrême onction, je me propose de célébrer ce mariage sur le champ.

Samantha – Mariage civil et religieux à la fois. C’est la double peine, mais ce sera plus vite envoyé !

Fatima revient avec un plat de brochettes.

Fatima – Madame est servie !

Brigitte – C’est juste un apéritif…

César – On est venu là pour bouffer, alors bouffons !

Gregory – C’est bon, qu’est-ce que c’est ?

Roger – C’est Lacordéon.

Gregory – Je parlais du barbecue.

Roger – Oui, oui, moi aussi…

Fatima repart. Ils continuent à manger.

Joseph – Avec tout ça, on n’a toujours pas de candidat sérieux pour remplacer l’éminent membre du Club qui vient de nous quitter…

Fatima arrive une valise à la main.

Brigitte – Mais que faites-vous avec cette valise, Fatima ?

Roger – Vous partez en vacances au Portugal ?

Brigitte – La soirée n’est pas encore terminée.

Fatima – Je vous donne ma démission, Monsieur Cassoulet.

Brigitte – Ne me dites pas que finalement, vous avez accepté d’être soudoyée par cette garce d’Aznavourian.

Fatima – Non Madame, rassurez-vous.

Roger – Eh bien alors mon petit ? Vous n’êtes pas bien, chez nous ?

Fatima – Si mais le ticket de loto que m’a donné Monsieur est un ticket gagnant.

Roger – Combien ?

Fatima – 63 millions.

Brigitte – De dirhams ?

Fatima – D’euros.

Joseph – Bienvenue au Club, Fatima.

Roger – Comment ?

Joseph – À partir de 50 millions, on est automatiquement admis comme membre d’honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Mais enfin, Monsieur le Maire… Je veux dire Monsieur le Curé… Fatima est arabe. Et probablement musulmane de surcroît…

Joseph – Nous sommes animés par un esprit très oechuménique.

Edmond – Un bon parti pour toi Edouard, au lieu de la croquemort.

Edouard – Mais enfin, on n’est même pas sûr que ce soit une femme !

Edmond – Personne n’est parfait…

Marianne (à Edouard) – Et bien vas-y !

Joseph se remet à jouer de l’accordéon. Edouard invite Fatima à danser. Ils se mettent tous à danser par couple. Sauf César et Rosalie.

Rosalie (à César) – Cher ami, le monde est un dîner de Beaucon.

César – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéritif.

Ils se mettent à danser eux aussi.

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Août 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-58-1

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Bureaux et Dépendances

Nicotine (english) –  Nicotina (español) – Nicotina (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Distribution très variable en nombre et sexe : une quarantaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Travailler ou ne pas travailler, telle est la question. Le temps d’une pause cigarette… électronique, quelques accros au boulot échangent des propos brumeux.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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TEXTE INTÉGRAL

Bureaux et Dépendances

Les particules

Drague démodée

Un coup du destin

La Mère Michelle

Les sandales d’Empédocle

Avec ou sans filtre

Pas de quoi rire

Avantage acquis

Import export

Mort pour la Finance

Nouveaux horizons

Retraite

Petite déprime

Ministère du Plan

Dernière cigarette

La Mère Noël


Les particules

Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.

Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps ?

Alex – Les particules ?

Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas.

Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?

Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.

Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion de planning qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.

Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.

Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.

Yaël – Même plus besoin d’alibi.

Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?

Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.

Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.

Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.

Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.

Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.

Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.

Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.

Alex range sa cigarette électronique.

Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.

Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.

Yaël range à son tour sa cigarette.

Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.

Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.

Alex – J’ai déjà entendu ça.

Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.

Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?

Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.

Alex – Je vois…

Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?

Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.

Yaël – À moins de se marier avec un(e) orphelin(e)…

Alex – Abandonné(e) sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à La Toussaint…

Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…

Alex – Un chat ?

Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?

Alex – Non.

Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.

Alex – Et donc, il avait une belle-mère.

Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.

Ils sortent.

Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

La mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

Avantage acquis

Deux femmes arrivent. La deuxième se met à fumer ou vapoter.

Isabelle – Des fois, je te jure, j’ai envie de le tuer.

Charline – Qui ça ?

Isabelle – Le boss !

Charline – Ah oui…

Isabelle – Tu sais qu’il fait la gueule quand je lui dis que je prends ma pause cigarette ?

Charline – Il se préoccupe peut-être de ta santé.

Isabelle – C’est ça, oui. Non mais il me prend pour qui ? Même les esclaves, dans les galères, ils avaient le droit de faire une pause de temps en temps.

Charline – Tu crois ?

Isabelle – Ouais, bon, on n’est pas des esclaves, non plus !

Charline – C’est clair. (Elle lui tend une cigarette) Tu en veux une ?

Isabelle – Non merci, j’ai arrêté.

Charline – Tu as arrêté de fumer ?

Isabelle – Ouais… C’est aussi pour ça que je suis un peu à cran, tu vois.

Charline – Et tu prends toujours ta pause cigarette ?

Isabelle explose.

Isabelle – Non mais tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Charline – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Isabelle – Ce n’est pas parce que j’ai arrêté de fumer que je vais renoncer à ma pause cigarette !

Charline – Ouais, non, mais je n’ai pas dit ça.

Isabelle – La pause cigarette, c’est un avantage acquis, bordel !

Charline – Ouais, ouais, c’est clair. C’est sûr. Non mais ouais.

Isabelle – Oh et puis vous me faites tous chier, tiens !

Elle s’en va. L’autre la suit.

Charline – Non mais attends, on peut discuter quand même…

Isabelle – Si ça continue, je me remets à fumer. C’est ça que vous voulez ?

Elles sortent.

Import export

Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils commencent à fumer.

Kim – Vous bossez à quel étage ?

Sam – Cinquième…

Kim – C’est quoi comme boîte au cinquième ?

Sam – La même chose qu’au quatrième.

Kim – Ah ouais. Import export.

Sam – En ce moment, c’est surtout import.

Kim – Eh oui. Qu’est-ce qu’on pourrait bien encore exporter ?

Sam – Ouais.

Kim – Je ne sais pas.

Sam – Nos sénateurs et nos conseillers généraux, peut-être.

Kim – C’est vrai que ça, contrairement au pétrole, on n’en manque pas.

Sam – Les sénateurs, c’est la seule énergie qui soit à la fois fossile et renouvelable par tiers.

Kim – Mais en France, les élus, c’est comme le gaz de schiste. On a de gros gisements, mais on n’a pas le droit d’y toucher. Je ne sais même pas à quoi ça sert, un conseiller général.

Sam – À élire un sénateur, je crois.

Kim – Trop d’élus tue la démocratie… Et qu’est-ce que vous importez comme produits ?

Sam – Un peu de tout. Mais on est spécialisé dans les produits financiers.

Kim – Les produits financiers ?

Sam – On importe des capitaux.

Kim – Pour quoi faire ?

Sam – Pour payer les autres produits qu’on importe.

Kim – Ah d’accord… Mais on les paie avec quoi, ces capitaux qu’on importe ?

Sam – Autrefois on appelait ça des Bons de la Semeuse. Maintenant, il y a des mots plus savants pour désigner ce genre de produits dans le charabia de la finance, mais en gros, on peut appeler ça des reconnaissances de dettes.

Kim – Donc, en fait, on importe tout ce qu’on consomme et la seule chose qu’on exporte, c’est nos dettes.

Sam – Voilà.

Kim – Mais pourquoi est-ce que tous ces pays qui nous entretiennent achètent nos dettes ?

Sam – Pour qu’on ait de quoi les payer. Sinon, ils ne pourraient plus exporter. Ce serait l’effondrement du système.

Kim – Je vois… Mais alors pourquoi tous ces pays pauvres ne consomment ce qu’ils produisent, au lieu de l’exporter vers des pays riches qui n’ont pas d’argent pour les payer.

Sam – Mais parce que ce sont des pays pauvres, justement. Le niveau de vie est très bas, et les inégalités très importantes. Pas de classes moyennes, donc pas de marché intérieur. Et bien sûr, les ouvriers n’ont pas les moyens d’acheter ce qu’ils produisent.

Kim – C’est un peu paradoxal, non ?

Sam – C’est comme ça… Tous les économistes vous le diront.

Kim – Je me demande comment on n’a pas encore eu l’idée d’en guillotiner quelques uns…

Sam – Ouh la… Vous êtes un altermondialiste, vous, non ?

Kim – C’est mon côté Che Guevara…

Sam – Et vous, vous travaillez à quel étage ?

Kim – Treizième. Je travaille pour une ONG.

Sam – Je pensais que cet immeuble n’avait que douze étage.

Kim – Oui, oui, c’est bien le cas. Mais je travaille dans une ONG fictive.

Sam – Ah d’accord…

Kim – D’ailleurs, il faut que j’y retourne.

Une vieille arrive qui ressemble beaucoup à la mort.

Sam – C’est qui celle-là ?

Kim – La propriétaire. On ne la voit pas souvent rôder par là…

Sam – La propriétaire de cette tour ?

Kim – De la tour, oui. Et de toutes les sociétés qu’elle abrite.

Sam – Même les sociétés fictives…

Kim – Elle est actionnaire majoritaire dans le holding à qui appartient tout ça. Avant on était possédé par les fonds de pension, mais maintenant qu’ils ont supprimés les retraites…

Sam – Alors c’est pour elle qu’on bosse tous ?

Kim – Ouais.

Sam – J’espère qu’elle le vaut bien…

Il s’en va. L’autre le suit.

Mort pour la Finance

Deux autres personnages arrivent.

Jo – Tu as de ses nouvelles ?

Nic – Il est mort.

Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.

Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.

Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?

Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…

On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous vêtements.

Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !

Jo – Le feu ?

Mat – Je travaille au premier mais j’étais allé(e) au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.

Nic – Vous regardez trop la télé, vous…

Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…

Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…

Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».

Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !

Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…

Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.

Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier

Mat – Les pompiers sont prévenus ?

Nic – C’est un exercice incendie.

Mat (se signant) – Dieu soit loué !

Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…

Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passé.

Il s’en va.

Nic – On est vite rattrapé par le quotidien…

Jo – Oui.

Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.

Jo – Oui… Jesus Christ aussi…

Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.

Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.

Nic – Ouais. Mais pas nous.

Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufeté.

Nic – Après ça a continué avec l’école.

Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.

Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.

Jo – Et c’est à ce moment qu’ils ont supprimé les retraites.

Ils commencent à partir.

Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?

Jo – La nouvelle ?

Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…

Ils s’en vont.

Un personnage arrive, seul.

Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.

Il allume un joint et fume.

Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : ok, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, et je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…

Un autre personnage arrive. Le premier lui tend son joint.

Ben – Vous en voulez ?

Charlie – Merci, j’ai arrêté.

Charlie se met à vapoter.

Charlie – Vous êtes dans quoi ?

Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?

Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.

Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?

Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.

Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.

Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.

Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?

Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.

Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…

Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.

Ben – Un boîte d’expertise comptable, donc.

Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.

Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…

Charlie – Vous êtes dans la restaurantion ?

Ben – Informatique.

Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.

Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.

Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.

Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?

Ben – Je sais faire des pâtes.

Charline – On peut ouvrir un restaurant italien.

Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?

Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.

Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.

L’autre s’apprête à partir.

Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.

Ben – Je vais descendre avec vous…

Charlie – Dans le Sud ?

Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.

Ils sortent.

Nouveaux horizons

Une terrasse. Un homme et une femme arrivent. Ils vapotent un instant en silence.

Jacques – Ça va ?

Corinne – Ça va.

Jacques – Tu veux qu’on aille voir un film ?

Corinne – Ce soir ?

Jacques – Ben oui, ce soir.

Corinne – Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?

Jacques – Je ne sais pas, il faudrait regarder. Je regarderai tout à l’heure.

Corinne – Ok. Si tu veux après, on peut se faire un resto.

Jacques – Ouais, je ne sais pas.

Corinne – Sinon, j’ai fait des courses.

Jacques – Ok.

Il s’approche du bord de la scène et regarde au loin.

Jacques – Je n’avais jamais remarqué que d’ici, on pouvait voir la tour où on habite.

Corinne – Non ?

Elle s’approche.

Jacques – Mais si regarde, juste de l’autre côté du périphérique.

Corinne – Je ne vois pas…

Il désigne avec le doigt.

Jacques – À droite de la centrale thermique. Cette tour avec le toit couvert d’antennes relais. C’est chez nous !

Corinne – Ah oui, tu as raison. C’est marrant.

Jacques – Ouais.

Ils regardent un instant ce spectacle en silence.

Jacques – Je me demande si je ne vais pas changer de boulot.

Corinne – Ah oui ? Pourquoi pas…

Jacques – Ça casserait un peu de la routine.

Corinne – Mais quand tu dis changer de boulot…

Jacques – Ah non, mais je resterai dans la même branche, rassure-toi.

Corinne – Tu veux dire changer de boîte.

Jacques – Un collègue vient de m’avertir qu’un poste d’informaticien vient de se libérer dans la société où il travaille.

Corinne – Ah oui ? Et c’est où ?

Jacques – Au troisième étage.

Corinne – Ah d’accord…

Jacques – On pourra toujours prendre nos pauses ensemble.

Corinne – Ah oui… Si tu penses que c’est mieux.

Jacques – Bon allez, on y retourne.

Corinne – Ok…

Ils s’en vont.

Retraite

Un PDG arrive accompagné d’un autre personnage, homme ou femme.

PDG – Alors mon vieux, qu’est-ce que vous allez faire maintenant que vous êtes à la retraite ?

Dany – Oh vous savez, je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer.

PDG – Vous croyez ?

Dany – Je ferai tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire jusqu’ici.

PDG – Ah oui ? Quoi par exemple ?

Dany – Je ne sais pas…

PDG – Faire du vélo ? Aller à la pêche ? Jouer aux boules ?

Dany – Pourquoi pas, oui…

PDG – Moi je dis que vous allez vous emmerder, mon vieux, vous verrez.

Dany – Au début, peut-être un peu.

PDG – Le boulot, c’est pire que le tabac, question accoutumance. On ne devrait jamais commencer. Après il est trop tard. C’est l’addiction. La dépendance.

Dany – Alors je prendrai la retraite comme une cure de désintoxication.

PDG – La retraite, c’est comme les 35 heures, ça ne devrait pas exister. D’ailleurs, ça n’existe déjà presque plus. Vous serez peut-être le dernier à profiter de cette aberration.

Dany – Vous croyez ?

PDG – Aujourd’hui, les gens vivent jusqu’à plus de cent ans, et ils meurent en bonne santé. Vous vous sentez vieux, vous, mon vieux ?

Dany – Mon Dieu…

PDG – D’accord, vous n’avez pas autant la niaque qu’un type de vingt ans, et vous nous coûtez beaucoup plus cher, mais bon… On pourrait vous trouver un petit boulot subalterne payé au SMIC pour terminer votre carrière sur terre. Ou même un travail bénévole, tiens. Ça vous dirait de travailler à la cantine ? On manque de personnel à la plonge.

Dany – Ma foi…

PDG – Mais je déconne, mon vieux ! Vous croyez tout ce qu’on vous dit, vous, hein ? Ça on peut dire que vous n’êtes pas contrariant. (Le PDG s’approche du bord de la scène) Il y a une vue magnifique, d’ici, je n’avais jamais remarqué…

L’autre s’approche derrière lui les bras tendus comme pour le pousser dans le vide. Mais le PDG se retourne au dernier moment et se méprend sur le sens de son geste, qu’il interprète comme une tentative pour l’embrasser.

PDG – Allez mon vieux, il ne faut pas être aussi sensible.

Il le prend dans ses bras et l’étreint un instant.

PDG – On va vous regretter. Des types comme vous, on n’en fait plus, heureusement. Profitez bien de votre retraite, elle nous coûte assez cher comme ça.

Dany – Merci Monsieur le Président.

Le PDG commence à s’éloigner.

Dany – Monsieur le Président !

PDG – Oui ?

Dany – Merde !

PDG – Comme au théâtre, alors ? Merci de me souhaiter bonne chance, mon vieux.

Le PDG s’en va.

Dany – Je n’aurais même pas réussi à lui dire merde avant de partir…

Il sort.

Arrivent deux personnages, hommes ou femmes. Ils se mettent à vapoter.

Micky – Ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Rapha – C’est mon premier jour. Et toi ?

Micky – Moi aussi. Et je crois que ça va être le dernier.

Rapha – Tu es en intérim ?

Micky – Non mais je viens de dire merde à mon patron.

Rapha – Tu aurais dû attendre la fin de ta période d’essai.

Micky – Temporiser, ce n’est pas mon style. Je suis un impulsif.

Rapha – Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

Micky – Je vais peut-être me barrer à l’étranger.

Rapha – Ah oui ? Où ça ?

Micky – Je ne sais pas. En Chine, peut-être.

Rapha – Tu parles chinois ?

Micky – J’apprendrai. La Chine, c’est là bas que ça se passe, maintenant, non ?

Rapha – Ouais, peut-être.

Micky – Tu veux qu’on bouffe ensemble à midi. J’écoulerai mes derniers tickets restaurant…

Rapha – Ok.

Micky – On bouffera chinois.

Rapha – Comme ça tu pourras commencer à apprendre la langue.

Ils s’en vont.

Petite déprime

Deux autres arrivent et se mettent à fumer.

Fred – Ça va ?

Al – Ouais… Enfin non.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Des problèmes personnels ?

Al – Eh bien non, justement. Je n’ai aucun problème personnel. D’ailleurs, je n’ai aucune vie personnelle.

Fred – Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

Al – Je ne sais pas… Une sensation de vide… Le sentiment de ne pas être à ma place… J’ai l’impression que pendant que je suis ici, ma vie se déroule ailleurs. Sans moi. Tu as déjà ressenti ça ?

Fred – C’est un petit coup de déprime. Tu devrais peut-être voir un médecin. Il te donnera quelque chose. Faut pas rester comme ça, tu sais. Faut pas rigoler avec ça.

Al – Pour ça, je peux te rassurer tout de suite. Je ne rigole plus depuis très longtemps. C’est simple, je ne me souviens même pas quand j’ai rigolé pour la dernière fois.

Fred – Alors qu’est-ce que tu compte faire ? Tu ne vas pas faire une bêtise au moins. Je veux dire, comme de démissionner ?

Al – Je ne sais pas… C’est curieux, la vie. Au début, on se dit qu’on a des problèmes, mais qu’on va tous les régler un par un, et qu’après on sera tranquille. Et puis après, on se rend compte que quand on a réglé ces problèmes, il y en a d’autres qui se présentent. Et qu’il y aura toujours d’autres problèmes à régler. Le temps passe et à partir d’un certain âge, on commence à se dire que tous ces problèmes, un jour, ce ne sera plus les nôtres. Parce qu’on ne sera plus là, tout simplement. Je crois que j’ai atteint cet âge-là. Ça n’apporte pas la sérénité, mais ça permet une certaine distance. Tu savais que Chéreau est mort ?

Fred – Ne me dis pas que c’est ça qui te met dans cet état-là… Tu le connaissais personnellement ?

Al – Non…

Fred – Je ne savais pas que tu t’intéressais au théâtre.

Al – Je n’y vais jamais.

Ils s’en vont. Deux autres arrivent.

Mok – Tu as entendu ça ? Patrick Chéreau est mort.

Zac – Patrice.

Mok – Quoi ?

Zac – Patrice Chéreau.

Mok – Cancer du poumon. Le tabac, c’est vraiment une saloperie. Gainsbourg, c’est pareil. S’il n’avait pas fumé autant, et qu’il avait fait un peu plus de sport, il serait peut-être encore vivant.

Zac – Et si Hendrix avait plutôt joué du violon dans un orchestre philarmonique, il serait sûrement toujours parmi nous aujourd’hui.

Moc – Je me demande bien ce qu’il ferait, tiens.

Zac – Il jouerait au scrabble dans sa maison de retraite médicalisée avec Jim Morrison, James Dean et Janis Joplin.

Mok – Tu as raison, ce serait bizarre… Tu crois que ça ne vaut pas le coup d’arrêter de fumer ?

Zac – Mais tous ces gens dont on parle, ils avaient déjà atteint le sommet de leur art. Nous on cherche encore dans quoi on pourrait bien être bon à quelque chose.

Mok – Je crois que si on était des génies, ça se saurait déjà.

Zac – Cervantès a écrit Don Quichotte à plus de cinquante ans. On a encore de l’espoir.

Mok – Alors il faut être un génie pour avoir le droit de se ruiner la santé, c’est ça ?

Zac – Qu’est-ce que tu veux ? On est de la race des baisés. C’est comme ça.

Ils sortent.

Ministère du Plan

Un homme et une femme arrivent.

Gina – Tu ne fumes plus.

Alain – Non, j’ai arrêté.

Gina – C’est bien.

L’autre se prépare une ligne de coke et la sniffe.

Alain – En revanche, je me suis remis à la coke.

Alain sort. L’autre reste là. Arrive une autre femme.

Brigitte – Salut.

Gina – Salut.

Brigitte – Je n’arrive pas à décrocher.

Gina – Moi non plus.

Brigitte – C’est le boulot. Ça me stresse, alors je fume pour décompresser.

Gina – C’est le boulot, qu’il faudrait arrêter.

Brigitte – C’est sûr. Mais je me demande si n’aurais pas encore plus de mal à arrêter le boulot.

Gina – Le boulot, c’est une drogue dure. Ça devrait être interdit.

Brigitte – Oui. Vous êtes dans quoi, vous ?

Gina – Contentieux.

Brigitte – Contentieux ?

Gina – Recouvrement de créances, ce genre de trucs.

Brigitte – Cool. Ça vous plaît ?

Gina – Depuis que je suis toute petite, je rêvais de harceler de pauvres gens surendettés et de leur extorquer leurs dernières économies pour payer leurs crédits sur des produits dont ils n’ont pas besoin.

Brigitte – Je vois…

Gina – Et vous ? Vous travaillez aussi pour faire le bonheur de l’humanité.

Brigitte – Conseillère bancaire… Ça devrait être interdit par la loi d’appeler conseillers bancaires des gens qui sont des commerciaux. On n’est pas là pour dispenser des conseils, on est là pour vendre des produits.

Gina – Oui… Mon conseiller Veolia m’appelle tous les soirs pour savoir si je n’ai besoin de rien… C’est bien le seul, d’ailleurs…

Brigitte – Vous avez vu le nombre de boîtes de service à la personne qui fleurissent maintenant à côté des magasins de cigarettes électroniques.

Gina – C’est quoi, les services à la personne ?

Brigitte – Ménage, cuisine, conversation…

Gina – Alors maintenant, pour parler à quelqu’un, il faut payer.

Brigitte – Rassurez-vous, avec moi c’est gratuit. Pour l’instant.

Gina – Vous vous souvenez de l’époque où les banques étaient nationalisées, où Gaz de France était une entreprise d’état et Renault une régie ?

Brigitte – J’étais trop jeune, mais on m’a raconté.

Gina – Il paraît même qu’il y avait un Ministère du Plan.

Brigitte – C’était avant la chute du Mur de l’Atlantique, non ? Du temps où la France était un pays communiste.

Gina – Avec à sa tête un Général.

Brigitte – Même les autoroutes à péages étaient des services publics. Au moins on savait par qui on se faisait entuber.

Gina – On vit une drôle d’époque…

Brigitte – Allez, il faut que je retourne bosser. Merci, ça m’a remonté le moral de discuter un moment avec vous.

Elles partent.

Dernière cigarette

Antoine revient. Clara arrive peu après.

Clara – Vous êtes encore là ?

Antoine – Personne ne m’attend à la maison. Vous non plus, apparemment.

Clara – Non.

Antoine – Mais c’est la dernière fois que je fais des heures sups. Quelques dossiers à boucler avant de partir.

Clara – Partir ?

Antoine – J’ai donné ma démission aujourd’hui.

Clara – Pas à cause de moi, j’espère.

Antoine – Pourquoi pas ?

Clara – Pour éviter qu’on travaille dans la même boîte au cas improbable où nous viendrions à avoir des relations sexuelles ensemble ? Dans ce cas, c’est dommage. Ce n’était vraiment pas la peine.

Antoine – Vous êtes tellement sûre qu’on ne couchera jamais ensemble ?

Clara – Surtout parce que je travaille en intérim. Ma mission ici s’achève ce soir de toute façon…

Antoine – Alors comme ça on est chômeurs tous les deux.

Clara (ironique) – Plus rien ne s’oppose à notre amour…

Il l’embrasse et elle se laisse faire.

Antoine – J’ai actualisé un peu mes méthodes de drague. Et j’ai arrêté les blagues.

Clara – Je vois ça… Ça ne rigole plus.

Antoine – Disons que c’est un peu plus direct.

Clara – Ça ne me déplaît pas.

Antoine – Il commence à faire nuit. On va bientôt voir les étoiles.

Clara aperçoit quelque chose contre une des parois de la terrasse, qui peut rester invisible.

Clara – C’est quoi ces plaques avec ces inscriptions ?

Antoine – Ah vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai que vous êtes en intérim. Ce sont des épitaphes.

Clara – Des épitaphes ?

Antoine – Il y a des sociétés qui mettent des crèches à la disposition de leurs salariés. Eh bien les propriétaires de cette tour fournissent aux employés un jardin du souvenir, pour les cendres des défunts.

Clara – Un jardin du souvenir…

Antoine – Enfin, une terrasse du souvenir, si vous préférez. Les proches du disparu peuvent disperser ses cendres du haut de la tour. Ou à défaut, c’est le patron qui s’en charge.

Clara – Et cette terrasse du souvenir fait aussi office d’espace fumeurs…

Antoine – Au prix où est l’immobilier en ville… Et puis comme ça, nos chers défunts fumeurs ont un peu l’impression d’être en pause.

Clara – Une pause définitive.

Antoine – Le tabac a largement contribué au règlement définitif du problème des retraites…

Clara – Et le cimetière est devenu une dépendance du bureau. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ces épitaphes ?

Antoine s’approche pour en lire quelques unes.

Antoine – Voyons voir… (Lisant) « En ce moment, je suis surbooké, mais on se rappelle très vite »… « Je ne suis pas là, mais vous pouvez me laisser un message »… « Le changement, c’est maintenant »… « Demain j’arrête de fumer »…

Clara – Édifiant…

Antoine – Écoutez ça, on dirait un aphorisme : « Contrairement aux particules, les testicules ne peuvent pas se trouver à deux endroits différents en même temps »…

Ils échangent un regard.

Clara – C’est vrai que c’est très romantique, cet endroit, mais on ne va peut-être pas s’éterniser.

Antoine – Je peux fumer une dernière cigarette ?

Clara (ferme) – Si vous voulez me suivre, c’est maintenant.

Antoine – Ok.

Ils se dirigent vers la sortie.

Antoine – Vous habitez où ?

Clara – Juste à côté. Vous voulez boire un verre à la maison ?

Antoine – D’accord. Mais je vous préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Clara – Ça y est, vous recommencez avec vos blagues.

Ils partent ensemble.

Un personnage (homme ou une femme) arrive. Il fume une cigarette ou vapote un instant en silence, avant de s’adresser au public.

Personnage – C’est ma dernière cigarette. C’est fini. Je décroche. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. En tout cas demain, ce sera sans moi. J’ai longtemps hésité, et puis j’ai fini par me décider. Ce n’est jamais le bon moment, non ? Ce n’est pas tous les jours facile de trouver une bonne raison de continuer. Mais croyez-moi, c’est encore plus difficile de s’arrêter là, sans raison. Je ne sais pas comment ils font, tous ces gens qui laissent un petit mot derrière eux. Une lettre de démission. Qu’est-ce qu’ils espèrent encore ? Un peu de compréhension ? Je pars en silence. Sans lettre T pour la réponse. Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils pourraient comprendre ? Même moi je ne me comprends pas. La vie ne me comprend plus. Et s’ils me répondaient ? Qu’est-ce qu’on peut bien répondre aux abonnés absents ? Je pars sans un mot. Sans préavis. Je libère la place. Parce que je serai remplacé, bien sûr. Vous aussi. Faut pas rêver. Dans la foule, personne n’est irremplaçable. Quand tu n’es plus là, ce sera un autre. Ici ou ailleurs. Un peu plus tard ou juste après. C’est ta vie qui veut ça. La vie des autres… (Il écrase sa cigarette ou range son vapoteur) Non, si je pouvais leur dire quelque chose avant de partir, je leur dirais seulement : ne vous inquiétez pas, je vais me fondre dans la foule. Je ne suis plus là. Je serai la multitude (Un temps) Ce n’est pas la mort. C’est juste une nouvelle vie qui commence…

Le personnage s’en va.

La mère Noël

Une femme arrive, en Mère Noël. Elle allume une cigarette ou se met à vapoter. Un homme arrive à son tour. Il aperçoit d’abord l’autre de dos, et est un peu surpris par son costume de Père Noël. Il est encore plus étonné lorsque la femme se retourne, et qu’il voit que c’est une Mère Noël.

Homme – Bonjour…

Mère Noël – Salut.

Homme – Vous…?

Mère Noël – Je viens pour l’arbre de Noël.

Homme – L’arbre de Noël…?

Mère Noël – L’arbre de Noël de la société. Celle pour laquelle vous travaillez, j’imagine.

Homme – Ah oui, c’est vrai… L’arbre de Noël… Je ne savais même pas que ça existait encore… Maintenant, avec toutes ces lois sur la laïcité…

Mère Noël – Vous n’avez pas d’enfants…

Homme – Pas le temps, malheureusement. Dans vingt ou trente ans, peut-être… Si la complémentaire santé de ma boîte accepte de rembourser la congélation de mes spermatozoïdes jusqu’à l’âge de ma retraite. Et donc vous…?

Mère Noël – Je travaille une année sur deux pour le Comité d’Entreprise. Je suis intermittente. Le reste de l’année, je fais du théâtre. Mais vous savez, le théâtre…

Homme – Oui… Il faut bien gagner sa vie… Et vous n’avez pas de barbe ?

Mère Noël – Vous préféreriez que j’ai une barbe ?

Homme – Non, non, vous… Vous êtes tout à fait charmante comme ça… Mais pourquoi une année sur deux ? Noël, c’est tous les ans. Ne me dites pas que le Comité d’Entreprise a décidé de ne fêter Noël que les années impaires, pour faire des économies ?

Mère Noël – C’est à cause de la parité.

Homme – La parité ?

Mère Noël – Pour lutter contre le sexisme, le Comité d’Entreprise a décidé qu’une année sur deux, le Père Noël serait une femme.

Homme – Ah oui…

Mère Noël – Si on y réfléchit bien… Il n’y a pas de raison que seuls les intermittents de sexe masculin puissent espérer trouver un job d’appoint pendant les fêtes.

Homme – Je vous avoue que je n’avais jamais pensé à ça.

Mère Noël – Pour nous, entre les arbres de Noël, les animations dans les grands magasins, les soirées privées… c’est une activité saisonnière très importante. L’année dernière, c’est ça qui m’a permis de sauver mon statut.

Homme – De Mère Noël…

Mère Noël – D’intermittente !

Homme – Bien sûr…

L’homme se met à vapoter à son tour.

Homme – Et vous, vous avez des enfants ?

Mère Noël – J’ai en des milliers…

Homme – Ah oui ? Une erreur de manipulation lors de la décongélation de vos ovules, peut-être ?

Mère Noël – Je suis la Mère Noël ! Tous les enfants sont mes enfants.

Homme – D’accord…

Ils fument un moment.

Homme – Et… est-ce qu’il y a un Père Noël ?

Mère Noël – Ne me dites pas qu’à votre âge, vous vous posez encore la question ?

Homme – Je voulais dire, est-ce que quand vous rentrez chez vous, il y a un Père Noël qui vous attend dans votre chaumière, avec qui vous partagez toutes les tâches ménagères selon les strictes règles de la parité homme-femme ?

Mère Noël – Eh bien non. Puisque vous voulez tout savoir, personne ne m’attend en bas avec un traîneau. En ce qui me concerne en tout cas, le Père Noël n’existe pas…

Homme – C’est curieux, mais contrairement à la première fois où j’ai entendu ça, aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à trouver que c’est une bonne nouvelle…

La mère Noël écrase sa cigarette ou range son vapoteur.

Mère Noël – J’y retourne… Il faut que je finisse de décorer l’arbre… Et après j’en ai pour une heure de RER avant de rentrer chez moi…

Homme – J’ai ma voiture en bas. Moi aussi j’ai un truc à finir et après je m’en vais. Je vous dépose, si vous voulez. C’est sur mon chemin.

Mère Noël – Je ne vous ai pas encore dit où j’habitais.

Homme – Mais je sais déjà que c’est sur mon chemin.

Mère Noël – La magie de Noël…

Ils sortent.

Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-49-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Bureaux et Dépendances Lire la suite »

Le Comptoir

At the bar counter –  La barra (español) – O balcão (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez 

Distribution très variable en nombre et sexe

Sur le zinc d’un comptoir, à l’heure des bilans, une femme qui se dit auteur raconte à la patronne des séquences marquantes de son existence. Ces récits fantasmatiques prennent vie sur la scène dans la salle du bistrot.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Comptoir

Dans cette version : 18 personnages tous féminins. Mais la distribution est très variable en nombre et en sexe.

Soirée poésie

Deux demis

Les pigeons

Mention passable

Entretien d’embauche

Friday wear

La peur de gagner

Le coccyx

Comme un vieux film

Une belle mort

Soirée poésie

Deux femmes (ou bien un couple ou encore deux hommes) arrivent dans un bistrot. Elles jettent un regard en direction de la salle et s’approchent avec quelques hésitations d’un comptoir derrière lequel la patronne se tient debout, impassible, en train d’essuyer des verres à pied.

Un – Qu’est-ce que tu prends ?

Deux – Je ne sais pas… Un petit ballon ?

Un – Rouge ? Blanc ?

Deux – Rouge…

Un – Deux ballons de rouge, s’il vous plaît.

Patronne – Bordeaux ? Côtes du Rhône ?

Un – Côtes du Rhône…

Patronne – Et deux côtelettes.

La patronne leur sert les deux ballons.

Un – On va peut-être aller s’asseoir, pendant qu’il y a encore des tables de libre…

Deux – Ok.

Les deux femmes vont s’asseoir à une table. La première boit une gorgée, et fait la grimace.

Un – Je ne sais pas si on a fait le bon choix…

Deux – Pour le spectacle ?

Un – Pas pour le vin, en tout cas…

La deuxième trempe à son tour les lèvres dans son verre.

Deux – Ah, oui… Ce n’est pas du Château Margaux…

Un – C’est quoi, cette soirée, au juste ?

Deux – Je n’ai pas très bien compris… (Elle sort un flyer de sa poche et y jette un coup d’œil) Petits Vers sur le Zinc… C’était à zéro euro sur billetreduc. Ça doit être une soirée cabaret…

Un – Cabaret ?

Deux – One man show, j’imagine.

Un – En bon français, on devrait dire des seuls en scène.

Deux – Apparemment on est aussi les seuls dans la salle.

Un – Petits Verres sur le Zinc… Fais voir… (Il regarde le flyer) Attends, mais c’est vers, V-E-R-S !

Deux – Ouais, tu as vu ? C’est marqué : le premier vers est offert. C’est dingue, non ? Maintenant, tu vas au spectacle, c’est gratuit, et en plus on te paye un verre. Bientôt, on te donnera un peu d’argent en repartant si tu restes jusqu’au bout…

Un – V-E-R-S ! Pas V-E-R-R-E-S ! Oh, putain ! C’est une soirée poésie !

Deux – Tu déconnes ! (Elle lui reprend le flyer et regarde à nouveau) Merde, tu as raison !

Un – Jusqu’à quelles tragiques méprises peut conduire la dyslexie…

Deux – Tu m’étonnes que c’était gratuit…

Transition musicale. Une cliente, arrive. Avant d’entrer, elle tire une dernière bouffée de sa cigarette.

Un – Malheureusement, je crois qu’il est trop tard pour se barrer.

La cliente écrase sa cigarette, et jette un regard sur la salle avant de déclamer :

Au comptoir des fumeurs dissipés,

auprès d’un parisien froissé,

une blonde, une brune sur le zinc écrasées

du tabac froid racontent encore l’odeur.

Les volutes ne sont plus que vapeurs.

Aux sifflements d’un italien percolateur,

de la main du serveur dans une tasse allongé,

un grand noir remplace un petit blanc.

Au bar il ne faut plus mégoter.

Reste le goût amer du café.

Les deux femmes assises à la table restent un instant déconcertées.

Deux – Bravo, c’est… (Prenant son ami à témoin) Ah, oui, hein ? C’est très original.

Un – Ça change, c’est sûr…

Cliente – Merci…

Deux – Et… vous en connaissez beaucoup, comme ça ?

Cliente – Pas mal.

Un – Ah, merde… Je veux dire super…

Cliente – Vous en voulez un autre ?

Un – Ah ben oui, tiens, pourquoi pas… Mais cette fois, je vais plutôt essayer le Bordeaux, moi.

Cliente – Je voulais dire… un autre poème.

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Et comment ! (En aparté) De la poésie… Putain, c’est un traquenard.

Deux – Je crois que c’est le moment de se barrer…

Pendant que les deux femmes s’éclipsent discrètement, la cliente déclame :

Sur le zinc du comptoir quelques verres oubliés.

Quelques vers à douze pieds m’accompagnent ce soir.

J’ai laissé le brouillard aux dehors endeuillés,

la pipe du condamné à fumer dans le noir.

 Deux demis

La cliente se plante devant comptoir, mais ne dit rien.

Patronne – Qu’est-ce que je lui sers à la petite dame ?

Cliente – Je ne sais pas… Je n’ai envie de rien…

Patronne – Rien ? Désolée, on n’a pas ça ici…

Cliente – J’ai juste envie de me jeter sous un train.

Patronne – Ah oui, mais là, vous êtes pas au bon endroit. Vous voyez, je n’ai pas de casquette de chef de gare. Alors si vous voulez rester, il va falloir consommer.

Cliente – Bon ben je vais prendre… une bière. Quand on a des idées suicidaires, une bière, ça me paraît tout à fait approprié, non ?

Patronne – Quoi comme bière ?

Client – Une Mort Subite.

Patronne – Je n’ai pas de bière belge.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez ?

Patronne – De la pression.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez comme pression ?

Patronne – De la pression ordinaire…

Cliente – C’est tout ?

Patronne – Tout à l’heure, vous ne saviez pas quoi prendre, et maintenant vous trouvez qu’il n’y a pas assez de choix ?

Cliente – Une pression ordinaire, ça ira très bien.

Patronne – Ce que les gens viennent chercher ici, ce n’est pas de la bière, vous savez. De la bière, ils en ont chez eux au frigo.

Cliente – Vous avez raison. Ils viennent sûrement chez vous pour trouver un peu de chaleur humaine…

Patronne – Qu’importe le flocon, pourvu qu’on ait l’Everest.

Cliente – Un demi, alors. (La patronne s’apprête à lui servir son demi) Non, deux…

La patronne lui sert ses deux demis.

Patronne – Et voilà… Deux demis…

Cliente – Deux demis. Ça fait un entier… Enfin c’est ce que j’ai appris à l’école…

Patronne – Vous êtes une marrante, vous… Vous attendez quelqu’un ?

Cliente – Si j’attendais ma moitié, j’irai m’asseoir à une de ces tables, et je me referais une beauté. Je ne serais pas là, debout, ébouriffée, à parler toute seule.

Patronne – Merci.

La cliente pousse le deuxième demi vers la patronne pour lui offrir.

Cliente – Vous ce n’est pas pareil… (Elles trinquent) Un patron de bistrot, c’est un peu comme un psychanalyste ou un curé. On peut tout lui raconter, mais on ne peut rien lui demander. Surtout pas s’il a un problème avec sa mère ou si ça lui arrive aussi d’avoir des mauvaises pensées…

Patronne – Vous avez un problème avec votre mère ?

Cliente – Ça vous arrive d’avoir des mauvaises pensées ?

Patronne – Ça ne vous regarde pas !

Cliente – Ah, vous voyez bien…

Patronne – Vous êtes venue ici pour chercher les ennuis ?

Cliente – Je suis venue pour chercher l’inspiration.

Patronne – Ah, ouais…?

Cliente – Les poètes vont souvent au bistrot pour chercher l’inspiration. Vous ne saviez pas ?

Patronne (ironique) – Si, si. Tous mes clients sont des poètes.

Cliente – Il paraît que chaque jour, en France, deux bistrots mettent la clef sous la porte. C’était dans le journal de ce matin.

Patronne – Je ne lis pas les journaux.

Cliente – Pourtant, vous en vendez !

Patronne – Je vends aussi des pipes. Et je ne fume pas.

Cliente – Où iront les poètes pour chercher l’inspiration quand tous les bistrots auront été remplacés par des Mac Donald ?

Patronne – Qu’ils aillent au diable.

Cliente – Quand le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain se sera définitivement tu, les derniers Prévert auront disparu.

Patronne – Des prés verts ? Dans le coin, à part quelques mauvaises herbes sur le bitume des trottoirs…

Cliente – Non, croyez-moi, quand il n’y aura que des fast food au coin des rues, les poètes n’écriront plus que de la littérature de gare.

Patronne – C’est pour ça que vous voulez vous jeter sous un train ?

Cliente – Ou peut-être parce que j’ai peur de ne pas trouver l’inspiration.

Patronne – Vous croyez vraiment que c’est ici que vous allez trouver quelque chose à raconter ?

Cliente – Si les comptoirs pouvaient parler, ils auraient des tas de choses à dire, non ?

Patronne – Sûr… Mais je ne sais pas qui ça pourrait intéresser.

Cliente – Tenez, c’est dans un café comme celui-là que j’ai appris mes résultats du bac.

Patronne – Sans blague…

Cliente – Le bac, le permis de conduire… Ce sont des étapes, dans la vie, non ? Des rites de passage…

Patronne – Le seul bac que j’ai passé, c’était pour traverser la Loire, et monter à Paris… Et je crois que le seul permis que j’aurai jamais, c’est le permis d’inhumer…

Cliente – Je pourrais toujours raconter ma vie… Ou la vôtre…?

Patronne – On peut être payée pour raconter sa vie ? Tous mes clients font ça gratuitement…

Cliente – Pas très cher…

Patronne – Des cacahuètes ?

Client – Oui, à peu près.

Patronne – Non, je veux dire… Vous voulez des cacahuètes ? Avec vos deux demis…

Les pigeons

Un bistrot. Une table à laquelle sont assises deux jeunes filles. Les deux filles regardent à travers la vitrine située côté spectateurs.

Une – Qu’est-ce qu’ils foutent là, tous ces pigeons…?

Deux (ailleurs) – Quoi ?

Une – Les pigeons ! Pourquoi il n’y en a qu’en ville ? (L’autre a l’air préoccupée par tout autre chose) C’est pas vraiment des animaux domestiques. Je veux dire comme des chiens ou des chats. C’est des oiseaux. Ils sont libres, eux, ils ne sont pas en cage, et ils peuvent voler. Ils pourraient se barrer.

Deux – Où veux-tu qu’ils aillent ?

Une – Je ne sais pas, moi. À la campagne. Pourquoi ils ne se barrent pas à la campagne, tous ces pigeons ?

Deux – À la campagne…? Ils n’auraient rien à becqueter…

Une – Ça me donne envie de vomir, de les regarder.

Deux (ailleurs) – Ouais…

Une – Regarde, ils sont coprophiles.

Deux – Hein ?

Une – T’as pas vu ce qu’ils bouffent…?

Deux – Quoi ?

Une – Des crottes de chiens.

Deux (regardant pas très intéressée) – Ah, ouais…

Une – Ce n’est pas ça qu’on appelle un écosystème…?

Deux – Pourquoi ils restent ici à bouffer de la merde, alors qu’à la campagne, ils pourraient bouffer des cerises.

Une – Le temps des cerises, c’est pas toute l’année. (Son portable sonne et elle répond) Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche.

Deux – Alors ?

Une – C’est pas encore affiché…

Deux – Et si on l’avait raté ?

Une – Je préfère pas y penser… (Inquiète) Pourquoi on l’aurait raté ?

Deux – Je ne sais pas. La peur de gagner. Le cheval de concours qui refuse l’obstacle au dernier moment. Ça arrive aux plus grands champions.

Une – Attends, on n’est pas des bourrins. Et puis le bac, c’est pas un concours. C’est comme le permis de conduire. C’est pas parce qu’il y en a beaucoup qui l’ont que t’as moins de chance de l’avoir.

Deux – Ouais ben justement. Le permis, je l’ai déjà raté deux fois… Pourquoi ça s’appelle comme ça, au fait ?

Une – Le permis ?

Deux – Le bac !

Une – Parce que si on rate le bac, on reste sur le quai, j’imagine…

Deux – Moi, ça me rappelle mes cours de latin. Tu sais, ce fleuve que les morts doivent traverser pour aller aux Champs Élysées. En barque…

Une – Quel rapport ?

Deux – La barque… Le bac… Pour traverser un fleuve…

Une – Ouais, ben moi, c’est si je rate le bac, que je suis morte. Mes parents me tueraient… Ils m’ont foutue dans cette boîte de curés parce qu’il y avait 100% de réussite. Ça leur coûte un SMIC par mois. Si je ne leur en donne pas pour leur fric… (Un temps) Et puis qu’est-ce qu’on irait foutre en barque aux Champs Élysées ? Le Quartier Latin, c’est sur la rive gauche…

Deux – Il y a quand même eu des années où c’était 99%. Ça veut bien dire qu’il y en a un qui le rate de temps en temps. C’est rare, mais ça peut arriver.

Une – Je ne sais pas moi… Le type avait peut-être raté son train… Ou son bac, tiens, si il habitait sur une île.

Deux – Arrête, tu vas nous porter la poisse.

Une – Pourquoi ?

Deux – Nous aussi, on habite sur une île…

Une – Notre-Dame, c’est sur une île ?

Deux – En tout cas, si tu comptais sur la géo pour l’avoir, ton bac, tu ferais bien d’y aller faire brûler un cierge, à Notre-Dame.

Le portable sonne à nouveau. La première prend l’appel aussitôt.

Une – Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche, avec un visage impassible. La deuxième l’interpelle avec une anxiété encore plus grande.

Deux – Alors ?

Une (avec un air sinistre) – Ça y est, ils viennent d’afficher les résultats.

Deux (tétanisée) – Et alors ?

La première, cessant de jouer la comédie, laisse éclater sa joie.

Une – Et alors, on l’a ! Putain, on l’a, je te dis !

Les deux se tombent dans les bras l’un de l’autre.

Deux – T’aurais pas dû me mener en bateau. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.

Une – Tu veux dire à la minute, parce que cent pulsations à l’heure, tu serais déjà morte.

Deux – Quelle mention ?

Un – Attends, c’est déjà une bonne nouvelle… Faut pas demander un miracle, non plus. Oh, putain… Il va falloir fêter ça…

Deux – Ouais… En même temps, le bac, tout le monde l’a, maintenant…

Une – Mmm… C’est le début des emmerdes.

Deux – C’est pour ça que ça me rappelle mes cours de latin.

Une – Le latin ?

Deux – Le bac… pour traverser le fleuve et aller en enfer.

Une – Allez, tu peux oublier le prof de latin, maintenant. T’es sûre de ne plus jamais le revoir ! Ouah…! J’ai une bouffée de chaleur, tout d’un coup… Ça me donne envie de piquer une tête dans la Seine.

Deux – Moi aussi. Ça me donne envie de me jeter dans la Seine…

Une – La vie est belle ! C’est l’été !

Deux – T’as raison. Allons nous plonger dans le fleuve de l’oubli…

Les deux jeunes filles s’en vont.

Mention passable

Un bistrot. Au bar la patronne et une cliente.

Patronne – Et vous l’avez eu ?

Cliente – Quoi ?

Patronne – Le bac.

Cliente – Mention passable.

Patronne – Vos parents devaient être contents.

Cliente – En tout cas, ils ne m’ont rien dit.

Patronne – Il y a des gens pas bavards.

Cliente – J’aurais aimé au moins une fois dans ma vie que mes parents me disent qu’ils étaient fiers de moi. Même si ce n’était pas vrai. Pas vous ?

Patronne – Ce que j’aurais aimé, c’est pouvoir dire à mes parents que j’étais fière d’eux…

Cliente – Vous avez des enfants ?

Patronne – Non. Et je ne suis pas sûre qu’ils auraient été fiers de moi…

Cliente – Pourquoi ?

Patronne (éludant) – Donc, vous ne vous êtes pas jetée dans la Seine…

Cliente – J’aurais peut-être dû. Parce que c’est après que les ennuis ont commencé.

Patronne – Vous n’avez pas trouvé de boulot ?

Cliente – Si. Un petit boulot, comme on dit.

Patronne – C’est toujours mieux que de faire le trottoir.

Cliente – Encore que… Le bac c’est la fin de l’innocence, mais le premier job, c’est comme un dépucelage. On se rend compte que là, on est vraiment baisé. On sait qu’il n’y a que la première fois où ça fait un peu mal, et qu’on va s’habituer. Mais on se doute qu’il va falloir pas mal d’imagination pour y prendre un peu de plaisir… Ça s’est passé comment, pour vous ?

Patronne – Mon dépucelage ?

Cliente – Votre premier job ! Qu’est-ce que vous faisiez avant de vous mettre à votre compte ?

Patronne – Je faisais le tapin rue Saint Denis.

Cliente – Ah… Alors vous savez de quoi je parle…

Entretien d’embauche

Un bistrot. Une table à laquelle est assise une femme genre cadre commercial. Une jeune fille blonde style étudiante arrive. La femme se lève et lui sert la main.

Femme – Asseyez-vous, je vous en prie… (Un peu étonnée) Vous êtes bien Mademoiselle…?

Jeune fille – Ben Salah. Aïcha Ben Salah…

Femme – C’est ça… (La regardant) Et… vous êtes blonde…

Jeune fille – Oui je sais, on me le dit souvent… En fait, c’est mon arrière-grand-père qui… Mais d’habitude, cela rassure plutôt mes employeurs. Quand je parviens jusqu’à l’entretien d’embauche, bien sûr… Ça pose un problème…?

Femme – Pas du tout…

Jeune fille – L’annonce disait que vous cherchiez un chasseur de primes…?

Femme – De primes d’assurance, oui… Nous vendons des conventions-obsèques. Un marché déjà très saturé… Nous recrutons quelqu’un pour démarcher en banlieue…

Jeune fille – Pourquoi pas une blonde ?

Femme – Pour du porte à porte dans les cités… Nous nous disions qu’une blonde… Enfin, ça susciterait moins d’empathie…

Jeune fille (lui tendant une feuille) – J’ai un casier, vous savez ! Euh, je veux dire un CV…

Femme (prenant le CV sans le lire) – Il faut être très habile, pour placer ce genre de produits. Quand on ne sait pas comment on va payer son loyer à la fin du mois, évidemment, on ne pense pas tous les matins en prenant son café à prendre un crédit sur 50 ans pour financer sa dernière demeure…

Jeune fille – C’est sûr…

Femme – Au début, nous étions dans l’édition… Ce n’était pas facile non plus… Vendre une encyclopédie en 28 volumes à des gens qui pour beaucoup ne savent pas lire…

Jeune fille – Il y a quand même des illustrations, dans les encyclopédies…

Femme – Après, on a tâté un peu de la complémentaire-santé. Mais avec la concurrence… Non, la conventions-obsèques, aujourd’hui, c’est encore ce qu’il y a de plus porteur… C’est l’avenir…

Jeune fille – On n’est pas sûr de tomber malade, mais on est sûr de mourir un jour… Tous… Même les analphabètes…

La femme semble prise d’inquiétude.

Femme – Ce n’est pas une opération de testing, au moins ?

Jeune fille – Pardon…?

Femme – Vous ne vous êtes pas fait teindre en blonde pour nous accuser ensuite de discrimination ?

Jeune fille – Rassurez-vous, je suis une vraie blonde…

Femme – Nous ne sommes pas racistes, vous savez… C’est seulement qu’en l’occurrence… Pour tout vous dire, nous comptions vous confier le développement d’un nouveau marché : ce que nous appelons dans notre jargon la convention obsèques halal. Un secteur en très forte expansion. La conséquence logique des grands flux d’immigration des années cinquante.

Jeune fille – Je peux prendre l’accent arabe…

Femme – Vous sauriez faire ça…?

Jeune fille – Avec un petit stage de remise à niveau…

Femme – Vous croyez que ça marcherait ?

Jeune fille – Si je mets une djellaba…

La femme réfléchit.

Femme – Bon… Vous m’avez convaincue… Quand on postule comme vendeuse, il faut commencer par savoir se vendre… Et croyez-moi, me vendre une blonde, ce n’était pas gagné. (Se levant) Bravo ! Je vous prends à l’essai.

Jeune fille – Merci.

Femme – Et si vous faites l’affaire, dans trois mois, vous passez en concession perpétuelle…

Jeune fille – Vous voulez dire en contrat à durée indéterminée ?

La femme se lève pour partir et la jeune fille la suit.

Femme (souriant, satisfaite) – Ça fait plaisir de voir des jeunes qui ont encore envie de travailler !

Elles sortent.

Friday wear

Un bistrot. Une femme, genre cadre en tenue soignée mais en jean, est s’assise à une table. Elle ouvre son attaché case et en sort un catalogue qu’elle feuillette en buvant son café. Son portable sonne. Elle répond.

Cadre – Oui…? Ah, oui… Oui, oui, je vous attends. Non, non, je crois que c’est moi qui suis un peu en avance. On a rendez-vous à quelle heure exactement ?

Une femme arrive, sa directrice, en tailleur, genre executive woman, le portable vissé à l’oreille. Elle a l’air très speedée, comme si elle avait pris de la coke. Elle s’installe à la même table.

Directrice – Dix heures quarante-cinq. Vous avez les visuels de la nouvelle campagne ?

Elles continuent à se parler à travers leurs portables, comme si elles n’étaient pas assises l’une en face de l’autre.

Cadre – Oui, oui, bien sûr. Vous verrez, elle est superbe…

La femme tourne une nouvelle page du catalogue. Sa directrice lui prend le catalogue des mains et l’examine à son tour.

Directrice – Ah, oui, c’est…

Cadre – Ça change…

Directrice – Oui…

Cadre – Les créatifs ont vraiment fait du bon boulot.

Directrice – Pour une fois, ils ont fait preuve de créativité.

La femme cadre se rend compte la première du ridicule de la situation en semblant apercevoir enfin sa directrice en face d’elle.

Cadre – Vous voulez un café ?

En levant les yeux du catalogue, la directrice aperçoit à son tour son interlocutrice.

Directrice – Euh, non, merci. J’ai arrêté le café. Ça me noircit les dents et ça me donne envie de pisser.

La directrice examine l’autre femme, comme si quelque chose dans sa tenue la surprenait, sans qu’elle parvienne tout de suite à savoir quoi.

Directrice – Vous n’avez pas de soutien-gorge… ?

Cadre – Euh… Non. Ça pose un problème ?

Directrice – Non, non… Enfin… D’habitude, vous en mettez un, non ?

Cadre – Comme on est vendredi, je me suis dit que… Ce serait plus cool…

Directrice – Plus cool ?

Cadre – Le… Le friday wear, vous voyez…?

Directrice – Le friday wear…?

Cadre – Aux States, le vendredi, tous les cadres s’habillent comme ça. De façon un peu moins formelle. Propre, mais décontractée…

Directrice – Aux States…?

Cadre – Sans soutien-gorge.

Directrice (chiffonnée) – Bon…

Silence un peu embarrassé.

Cadre – Je peux vous parler franchement ?

Directrice (un peu inquiète) – Je me demande si je ne préférais pas quand vous mettiez un soutien-gorge, finalement…

Cadre – Notre société a une image un peu guindée auprès de ses clients, vous le savez. Toutes les études le montrent. Un peu ringard, quoi. En plus du nouveau catalogue, je me suis dit qu’en adoptant le friday wear… On apparaîtrait plus… dans le move.

La directrice semble totalement prise au dépourvu. Elle hésite un instant avant de se décider.

Directrice – Oh, et puis après tout, vous avez raison. Allez…

Elle se tourne dos au public, et se contorsionne un instant, puis fait face à nouveau en brandissant son soutien-gorge.

Directrice – Si c’est assez bon pour les Américains…

L’autre a l’air un peu surprise.

Directrice (soulagée) – Ah… C’est vrai qu’on respire mieux… Vous trouvez que j’ai l’air plus cool, comme ça ?

Cadre – Beaucoup plus cool.

Directrice – La prochaine fois, j’enlève le bas…

Mais la directrice paraît encore un peu préoccupée.

Directrice – Mais… ce n’est pas un peu gênant…? Par rapport à notre client, je veux dire…

Cadre – Non, pourquoi…?

Directrice – Ben… Des soutiens-gorge… C’est ce qu’ils vendent, non ?

Cadre – Ah…! Oh, non ! Pourquoi ? Et puis ce n’est que le vendredi.

La directrice semble se faire une raison.

Directrice (se décontractant un peu) – Bon, eh ben il va quand même falloir que je vous emmène au client… (Contente de son bon mot) Comme la fermière emmène la vache au taureau…

Air un peu décontenancé de la cadre. Elles se lèvent toutes les deux pour aller à leur rendez-vous.

Directrice – On a rendez-vous avec qui déjà ?

Cadre – Avec la nouvelle PDG.

Directrice – La nouvelle ?

Cadre – L’ancienne s’est suicidée vendredi dernier. Vous n’étiez pas au courant ?

Directrice – Mon Dieu non… Quelle drôle d’idée.

Cadre – Elle s’est pendue au porte-manteau de son bureau. Avec la bretelle de son soutien-gorge, justement…

Directrice – Comme quoi, c’est du solide… Pour supporter un pareil poids… (Riant de sa propre plaisanterie) Faites-moi penser de fournir un kit anti-suicide à la patronne de notre agence avec ses stock-options.

La cadre a l’air un peu surprise et inquiète de voir sa directrice aussi décontractée.

Directrice – Je plaisante. On a dit qu’on était cool, non ?

Elles sortent.

La peur de gagner

Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?

Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…

Femme 1 – Tu joues au loto ?

Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.

Femme 1 – Pourquoi pas…

Silence.

Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?

Femme 2 – 115 millions.

Femme 1 – 115 millions…

Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?

Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.

Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…

Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?

Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.

Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…

Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.

Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…

Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…

Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?

La deuxième reste polarisée sur la télé.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…

Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?

Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…

Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…

Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.

Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…

Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?

Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?

Silence.

Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?

Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?

Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…

Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.

Femme 1 – Et alors ?

Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.

Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?

Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.

Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…

Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.

Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…

Elles regardent, scotchées, le tirage.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.

Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…

Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.

Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…

Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…

Le coccyx

Un bistrot. Au comptoir, deux femmes regardent au loin droit devant elles. La deuxième a sur la tête un bonnet dont ne dépasse aucune chevelure.

Une – Tu as vu, cet arbre, comme il est beau ?

Deux (avec l’air de s’en foutre) – Ouais.

Une – Il fait tellement partie du paysage… On finit par ne plus le voir.

Deux – Mmm…

Une – C’est un chêne. On n’était pas encore nées, il était déjà là.

Deux – Comment tu le sais ? Puisqu’on n’était pas nées…

Une – On avait accroché une balançoire à une de ses branches, quand on était petites. Il était déjà aussi grand. Tu ne te souviens pas ?

Deux – Non.

Une – Moi, oui. Je m’étais cassé le bras en tombant de cette putain de balançoire.

Deux – Tu t’es cassé tellement de trucs. Comment veux-tu que je me souvienne…? Une fois, tu t’es même cassé le cul.

Une – Le coccyx.

Deux – En tombant d’une chaise. C’est dingue. Je me demande quel os tu ne t’es pas fracturé. (Un temps) Le coccyx… Je ne savais même pas que ça existait, à l’époque. Et même maintenant, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.

Une – Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rapporte un paquet de points au Scrabble…

Deux – C’est simple, quand je t’imagine petite, je te revois avec un plâtre… Même sur les photos de classe, tu as toujours un bras en écharpe, une paire de béquilles ou un gros pansement. C’est à se demander comment tu as fait pour arriver entière jusqu’ici.

Une – Toi, tu ne t’es jamais rien cassé. Comme cet arbre, là…

Deux – Pourtant j’ai fait les mêmes bêtises que toi… Moi aussi j’ai vécu dangereusement. Ça m’est même arrivé d’ouvrir des huîtres à Noël. Et je ne me suis jamais transpercé la main avec le couteau…

Une – Tu as toujours eu plus de chance que moi. Je t’en ai souvent voulu, pour ça…

Deux – Tu crois vraiment que c’est moi qui ai eu de la chance…?

Une – C’est ça, traite moi d’empotée.

Deux – Où est-ce que tu veux en venir, avec ton arbre ?

Une – Il a résisté à toutes les tempêtes. Pas une branche de cassée. Comme toi. Dans une centaine d’années, il sera encore là.

Deux – Même si il est encore debout, il est peut-être déjà rongé de l’intérieur. Regarde, il n’a plus une feuille sur le caillou. Comme moi, justement.

Une – C’est normal. On est en automne…

Deux – Ah, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu passer l’été… De ma fenêtre, à l’hôpital, j’avais la vue sur le parking d’Auchan.

Une – Ça va repousser au printemps, tu verras.

Un temps.

Deux – Et mes cheveux, tu crois qu’ils vont repousser, au printemps ?

Une (lui tendant la main) – Tiens. J’en mets ma main à couper…

Comme un vieux film

Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.

Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…

Vieille – Oui…

Jeune – Quel effet ça fait ?

Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…

Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?

Vieille – Un pot ?

Jeune – Un pot de départ !

Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…

Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?

Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…

Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?

Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?

Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.

Vieille – Elle arrive bientôt ?

Jeune – Qui ?

Vieille – Ma remplaçante !

Jeune – Ah… Lundi, je crois…

Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?

Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…

Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…

Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

Vieille – Vous voulez un café ?

Jeune – Pourquoi pas.

La vieille lui apporte une tasse.

Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…

Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?

Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?

Jeune – J’arrive à peine…

Vieux – Vous comptez rester ?

Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…

Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?

Jeune – Ça va…

Elles sirotent leur café.

Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?

Jeune – Il est parfait…

Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?

Jeune – Pas encore... Et vous ?

Vieille – Non…

Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…

Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…

La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.

Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…

Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…

Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…

Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…

Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…

Sonnerie du téléphone.

Jeune – Oui… Non…

Vieille – Peut-être même dans un préservatif…

Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?

Vieille – Rien…

Jeune – Vous savez ce que je me disais ?

Vieille (pleine d’espoir) – Non…

Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?

Vieille (interloquée) – De la moquette ?

Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…

Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?

Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…

Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.

Jeune – Ah oui…?

Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…

Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?

Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…

Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…

La jeune se remet au travail.

Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?

Jeune – Mes rêves ?

Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?

Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…

Vieille – Et après…?

Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…

Vieille – Pour…?

Jeune – Pour ne pas avoir de patron !

Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?

Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…

Vieille – Tirez-vous…

Jeune – Pardon ?

Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !

Jeune – Pour aller où ?

Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?

Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?

Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…

La jeune se remet à travailler.

Jeune – Vous savez ce que je crois ?

Vieille – Non…

Jeune – Ils vont fermer la boîte.

Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?

Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…

Vieille – Non…

Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?

Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?

Jeune – Des urnes !

Vieille – Des urnes ?

Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.

Vieille – L’abstention…?

Jeune – Des urnes funéraires !

Vieille – Ah…

Jeune – Le papy-boom est derrière nous…

Vieille – C’est si grave que ça ?

Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…

Vieille – Délocalisation ?

Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…

Vieille – Et le personnel ?

Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…

Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?

Jeune – En fait, pas grand chose.

La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.

Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…

Jeune – Quoi ?

Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…

Jeune – Vous êtes une originale, vous…

Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?

Jeune – Vous avez des enfants ?

Vieille – Non…

Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?

Vieille – Pourquoi faire ?

Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.

Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.

Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…

Vieille (amusée) – Vous trouvez…?

Jeune – C’est pas si grave que ça.

Vieille – Que je sois déprimante ?

Jeune – Peut-être que vous demandez trop.

Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…

Jeune – C’était il y a combien de temps…?

Vieille – Je ne sais plus…

Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?

Vieille – Comment ça, plus personne ?

Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.

Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?

Jeune – Leurs veuves, en tout cas.

Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?

Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…

La vieille, anéantie, reste silencieuse.

Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?

Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…

On entend au loin le mugissement d’une sirène.

Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller). Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…

Elle s’en va. La jeune la suit peu après.

Une belle mort

Un bistrot. Une table à laquelle une femme est assise. Aucune consommation devant elle. Une autre arrive.

Une (se levant) – Ah, tu es venue…

Deux – J’avais le choix ?

Mal à l’aise, elles hésitent à s’embrasser, mais y renoncent. Elles s’asseyent.

Une – Tu prends quelque chose ?

Deux – J’ai commandé un café en passant.

Une – On a beau savoir qu’on n’est pas là pour toujours… Ça fiche un coup…

Deux – À son âge… On savait qu’il était en période de préavis, non ?

Une – Apparemment, c’est arrivé pendant son sommeil.

Deux – Ah, oui…?

Un – Au moins, il n’a pas souffert… Il ne s’est même vu partir.

Deux – Une belle mort, comme on dit… Ça ne remplace pas une belle vie, mais c’est toujours mieux que rien…

Un – Il a toujours fait ce qu’il a voulu…

Deux – Est-ce que ça suffit à faire une belle vie…?

Un – C’était une autre époque.

Deux – Ouais…

Silence embarrassé. La deuxième se lève.

Deux – Je vais voir ce qu’ils foutent avec mon café… On dirait qu’ils m’ont oubliée… Tu reprends quelque chose ?

Un – Ils ne m’ont toujours pas apporté ce que j’avais commandé non plus…

La deuxième s’approche du comptoir dans le noir. La première se fait un raccord de maquillage. L’autre revient avec deux tasses de café et se rassied.

Deuxième – Ils les avaient préparés, mais ils avaient oublié de nous les apporter…

Un – J’espère qu’il est encore chaud…

Deux (prenant une gorgée) – En tout cas, il est fort… Ça réveillerait un mort…

L’autre lui lance un regard étonné, se demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou pas.

Un – On n’aura même pas pu lui dire au revoir.

Deux – Au revoir ?

Un – Adieu, si tu préfères…

Deux – Je ne sais pas ce que je préfère, mais bon…

Un – Quand même… Si on avait su…

Deux – Même si on avait su la date et l’heure… Entre nous, qu’est-ce que ça aurait changé

Un – On aurait pu lui dire un dernier mot…

Deux – Un dernier mot ? Comme quoi, par exemple ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que le dernier mot que j’aurais pu lui dire lui aurait été d’un grand réconfort…

Un – Ça ne sert plus à rien de ruminer le passé… Maintenant qu’il n’est plus là….

Deux – Tu as raison… Tournons-nous résolument vers l’avenir… Alors qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Un – Tu parles comme si c’était nous qui l’avions assassiné…

Deux – Je me disais que l’incinération…

Un – Tu crois que c’est ça qu’il aurait voulu ?

Deux – Alors là… Je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de conversation avec lui… D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu une véritable conversation avec lui… Et toi ?

Un – Non, moi non plus…

Deux – Dans ce cas, c’est à nous de décider. Personnellement, je n’ai été très fan du côté mausolée. Sauf pour les grands hommes, évidemment. On ne va pas le faire embaumer comme Staline… Et comme je n’ai pas l’intention d’aller lui porter des fleurs tous les ans à La Toussaint.

Un – Je ne sais pas…

Deux – Je parle pour moi… Mais je ne voudrais surtout pas te priver du plaisir d’aller fleurir sa tombe une fois par an… Si tu crois qu’il vaut mieux investir dans la pierre… On fera comme tu voudras.

Un temps.

Un – Et qu’est-ce qu’on ferait des cendres ?

Deux – On partage. Comme c’est tout ce qu’il nous a laissé.

Un – On ne peut pas faire ça…

Deux – Si tu préfères le répandre en entier sur ta pelouse entre le barbecue et la piscine, je suis prête à te laisser ma part, rassure-toi…

Silence.

Un – Comment tu peux être aussi dure…?

L’émotion prend le dessus.

Deux – Comment on a pu en arriver là ? C’est ça la question…

Une – C’est comme ça… Ce n’est la faute de personne…

Deux – C’est forcément la faute de quelqu’un !

Une – Il est trop tard, de toute façon.

Silence.

Un – Et toi, comment ça va ?

Deux – Ça va.

Un – C’est tout ?

Deux – Ce serait trop long…

Son portable sonne, elle répond.

Deux – Oui ? Ah, c’est toi… Non, non… Si, si, mais… Écoute, je suis en réunion là. Enfin… une réunion de famille, plutôt. Non, ce n’est pas vraiment une fête de famille non plus, je te raconterai. Je peux te rappeler ? Ok, à toute à l’heure… Moi aussi…

Elle range son portable.

Deux – Excuse-moi… Et toi, comment ça va ?

Un – Ça fait tellement longtemps… Je ne sais pas par où commencer…

Le portable de l’autre sonne à nouveau.

Deux – Pardon… (Elle prend l’appel) Oui ? Ah, d’accord. Non, non, ce n’est pas grave. Non ? Mais je vous avais dit de… Ok, je serai là-bas d’ici une heure.

Elle range son portable.

Deux – Je suis vraiment désolée… Qu’est-ce qu’on disait ?

Un – Rien d’important.

Deux – Écoute, franchement, si tu peux t’en occuper pour… Moi, c’est au dessus de mes forces… Fais comme tu le sens, pour moi, il n’y a pas de problème… Et bien sûr, on partage les frais…

Elle se lève.

Deux – Il faut vraiment que j’y aille, là… Je n’avais pas prévu de… Mais on peut déjeuner ensemble un de ces jours…

Un – Pourquoi pas.

Elle commence à sortir un billet de son sac pour payer.

Deux – Laisse, je paierai en partant. Tu as mon numéro, tu me tiens au courant ?

Un – D’accord…

Cette fois elles s’embrassent, maladroitement. La deuxième s’en va. La première se rassied, et termine son café.

Deux – Et voilà, maintenant il est froid…

Noir.

 

Scénariste et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une soixtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-20-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Le Comptoir Lire la suite »

Café des Sports

The Jackpot –  Bar Manolo –  O Jackpot – ΚΑΦΕΝΕΙΟΝ «ΤΟ ΤΕΡΜΑ»

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 à 17 personnages
distribution très variable en nombre et sexe

Suite à un accident de corbillard, l’arrivée dans un café d’un cercueil qui s’avère contenir un billet de loto gagnant fournit le prétexte d’une comédie très enlevée.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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CAFÉ DES SPORTS POUR 7

1 homme / 6 femmes

2 hommes / 5 femmes

3 hommes / 4 femmes

4 hommes / 3 femmes

5 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 8

1 homme / 7 femmes

2 hommes / 6 femmes

3 hommes / 5 femmes

4 hommes / 4 femmes

5 hommes / 3 femmes

6 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 9

1 homme / 8 femmes

2 hommes / 7 femmes

3 hommes / 6 femmes

4 hommes / 5 femmes

5 hommes / 4 femmes

6 hommes / 3 femmes

7 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 10

1 homme / 9 femmes

2 hommes / 8 femmes

3 hommes / 7 femmes

4 hommes / 6 femmes

5 hommes / 5 femmes

6 hommes / 4 femmes

7 hommes / 3 femmes

8 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 11 ou 12

version pour 11 ou 12 distribution variable nombre/sexe

CAFÉ DES SPORTS POUR 13 à 17

version pour 13 à 17 distribution variable nombre/sexe


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EXTRAIT VIDÉO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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CAFÉ DES SPORTS 

Suite à un accident de corbillard, l’arrivée dans un café d’un cercueil qui s’avère contenir un billet de loto gagnant fournit le prétexte d’une comédie très enlevée.

 Distribution 

Robert : le patron cruciverbiste
Josiane : la cuisinière célibataire
Martial : le croque-mort philosophe

Justin : le croque-mort terre à terre
Nathalie : l’héritière survoltée
Charlotte : la lycéenne désabusée
Antoine : le professeur débordé
Jésus : le plombier veinard
Blanche : la vieille pas si folle

Le facteur pourra être joué par le comédien qui interprète Jésus et la sourde muette pourra être jouée par la comédienne qui joue Blanche ou bien ces deux petits rôles pourront être attribués à des comédiens d’appoint.

Multiples adaptations disponibles auprès de l’auteur pour différentes distributions, de 7 à 10 personnages avec une répartition par sexe très variable :

1H/6F, 1H/7F, 1H/8F, 1H/9F, 2H/5F, 2H/6F, 2H/7F, 2H/8F, 3H/4F,
3H/5F, 3H/6F, 3H/7F, 4H/3F, 4H/4F, 4H/5F, 4H/6F, 5H/2F, 5H/3F,
5H4F, 5H/5F, 6H/2F, 6H/3F, 6H/4F, 7H/2F, 7H/3F…
et jusqu’à 16 personnages.

Au centre le bar. Au-dessus un panneau Café des Sports. D’un côté un flipper, de l’autre deux tables. Derrière le bar, Robert, le patron, fait les mots croisés du Parisien. Dans la salle, Josiane, la femme à tout faire, passe la serpillière.

Robert – Il faut des pièces pour y jouer… En sept lettres…

Josiane s’interrompt pour réfléchir avec lui.

Josiane – Flipper…?

Robert la regarde, étonné par cet accès de génie. Il compte sur ses doigts jusqu’à sept et son visage s’illumine. Il se penche sur sa grille, mais il est déçu.

Robert – Et merde, ça commence par un t…

Un facteur à l’ancienne arrive (uniforme, casquette, sacoche, pinces à vélo). Le facteur sera joué par le même comédien qui interprétera plus tard le plombier (qui, lui, arrivera en bleu de travail). Comme ils porteront des tenues très différentes, il ne sera pas nécessaire de les grimer pour les distinguer, mais on pourra ajouter une moustache postiche au facteur, qui a par ailleurs tout de l’idiot du village. Robert lève les yeux de sa grille.

Robert – Tiens, voilà le facteur…

Facteur – Salut Robert. Tu as encore un courrier de ministre, aujourd’hui…

Il pose un paquet de lettres sur le comptoir.

Robert – Ministre, tu parles… (Il regarde les enveloppes) Facture, impôts, appel à cotisation, facture… (Il range le courrier). Un petit blanc sec, comme d’habitude ?

Facteur – Oh non, le blanc, ça ne me réussit pas trop en ce moment… Mets-moi plutôt une petite côte.

Robert le sert.

Robert – Et voilà, une côtelette.

Le facteur vide son verre d’un trait.

Robert – C’est toujours ça que les boches n’auront pas…

Facteur – Au fait… Pinard, ça te dit quelque chose ?

Robert – Pinard ?

Le facteur sort une lettre recommandée.

Facteur – Madame Pinard. Elle habite au numéro 13. C’est l’immeuble d’à côté.

Robert – Ah ouais…

Facteur – Mais je n’ai pas vu son nom sur les boîtes.

Robert – Ça m’étonne pas…

Facteur – Elle habite à quel étage ?

Robert – Septième. Mais elle est morte il y une quinzaine.

Facteur – Ah merde… Alors en somme… elle a déménagé, comme qui dirait…

Robert – On peut dire ça comme ça, oui… Boulevard des Allongés.

Facteur – Non, parce que j’ai un recommandé pour elle.

Robert – Ah, ouais… C’est ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce que je fais ?

Robert – Je ne sais pas, moi…

Facteur – Elle ne t’a pas laissé une adresse, par hasard ?

Robert – Elle est morte, je te dis.

Facteur – Ah ouais… C’est emmerdant… Mais qui est-ce qui va le signer, mon recommandé ?

Robert – Ça…

Facteur – Donc elle ne va pas revenir…

Robert – C’est peu probable.

Facteur – Ça ne m’arrange pas.

Robert – Dans tous les métiers, c’est pareil, tu sais… Il y a toujours des emmerdeurs qui ne pensent qu’à te compliquer la vie…

Facteur – Alors je ne sais pas moi… Et toi tu ne pourrais pas signer à sa place ?

Robert – Pourquoi je ferais ça ?

Facteur – Entre voisins, on peut se rendre de petits services… Ça m’éviterait de revenir.

Robert – Revenir ? Pourquoi faire ?

Facteur – Pour lui remettre ce recommandé !

Robert – Mais puisque je te dis qu’elle est morte ! Décédée, tu comprends ? Et il y a au moins un avantage à être mort, c’est qu’on devient définitivement inaccessible aux recommandés en tous genres !

Facteur – Je comprends.

Robert – Tu n’as qu’à lui laisser un avis de passage.

Facteur – Tu crois ?

Robert – C’est quoi, ce recommandé ? Avis d’imposition ? Avis d’expulsion ? Avis de radiation ?

Facteur Ça vient de la Française des Jeux.

Robert – La Française des Jeux ?

Facteur – Ça ne peut pas être une mauvaise nouvelle.

Robert – Tu crois vraiment que quand on est mort, on peut encore faire la différence entre une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Facteur – Quand même… La Française des Jeux…

Robert – Fais voir… (Prenant la lettre de la main du facteur). Ah oui, la Française des Jeux, dis donc…

Facteur – Elle jouait au loto ?

Robert – Je ne sais pas… On se croisait de temps en temps… Elle avait une petite chienne…

Facteur – Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Robert – Elle est morte, je te dis !

Facteur – La chienne aussi ?

Robert – Pas le chien, elle !

Facteur – Et le chien, qu’est-ce qu’il est devenu ?

Robert – Je ne sais pas…

Facteur – C’est triste, un chien qui se retrouve tout seul dans la vie, comme ça… Je ne comprends pas tous ces gens qui prennent un animal et qui l’abandonnent. Prendre un animal, c’est une responsabilité. Les gens ne se rendent pas compte…

Robert – Tu crois qu’elle aurait pu gagner le gros lot ?

Facteur – Si c’est le cas, il ne faudrait pas qu’elle tarde à se manifester. Parce qu’il y a une date butoir, quand même. Si on ne vient pas chercher son chèque avant, on perd tout. Et la somme est remise en jeu…

Robert – C’est vrai que ce serait ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Robert – On ?

Facteur – Comme tu dis, ce serait ballot…

Robert – Ok. Je vais signer.

Facteur – Ça m’évitera de repasser.

Robert signe le reçu que lui tend le facteur, ouvre fébrilement l’enveloppe et lit.

Facteur – Alors ?

Robert – C’est une lettre de licenciement…

Facteur – Ce n’est pas un chèque ?

Robert (lisant) – Elle travaillait à la Française des Jeux. En CDD. C’est juste un avis de fin de contrat.

Facteur – Ah merde… Alors non seulement elle n’a pas gagné au loto, mais en plus elle perd son boulot, dis donc.

Robert – Ouais…

Facteur – Ah oui, ce n’est pas de bol… Parce que pour retrouver du boulot en ce moment…

Robert – Surtout quand on est mort.

Facteur – Et évidemment, ce n’est jamais les gens comme nous qui gagnent au loto, hein ? Ceux qui en auraient vraiment besoin.

Robert – Non…

Facteur – Tiens j’ai lu un article hier dans le journal hier : il gagne 60 millions au loto et il continue à vivre exactement comme avant… Je vais te dire, moi : il y a des gens, ils ne méritent pas de gagner !

Robert – C’est clair…

Facteur – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que je continue ma tournée, moi.

Il s’apprête à partir. Robert brandit la lettre.

Robert – Et qu’est-ce que je fais de ça, moi ?

Facteur – Ça c’est toi qui vois, hein… Moi du moment que tu as signé le reçu.

Le facteur s’en va. Robert regarde à nouveau la lettre, perplexe, avant de la mettre de côté. Entre Antoine, cartable à la main, absorbé dans ses pensées.

Antoine – Messieurs-Dames. Un café…

Robert lui sert son café, et prend une bouteille sur une étagère derrière lui.

Robert – Un petit calva, pour arroser ça ?

Antoine (surpris) – Pour arroser quoi ?

Robert – Ben, votre café…

Antoine – Ah, euh… Non, merci… Je donne un cours dans un quart d’heure…

Robert, tentateur, la bouteille à la main.

Robert – Allez… Ils ne vont pas vous faire souffler dans le ballon…!

Antoine – Et puis après tout, pourquoi pas…

Pendant que Robert lui sert un calva et en profite pour s’en servir un aussi, Antoine jette un coup d’œil au Monde qu’il vient de sortir de sa poche.

Antoine (lisant) – L’École Nationale d’Administration accueillera, cette année, quelques jeunes issus de l’immigration…

Robert pose un calva devant Antoine, et s’apprête à s’enfiler le sien.

Robert – Remarquez, les immigrés, c’est comme les pitbulls, hein ? C’est les bons qui paient pour les mauvais…

Robert descend son calva d’un trait.

Robert (appréciatif) – Ah…

Mais son sourire satisfait se fige aussitôt.

Robert – Il a un drôle de goût ce calva… Vous ne trouvez pas ?

Antoine porte son verre à ses lèvres et fait la grimace.

Antoine – On sent bien le goût de la pomme…

Tandis que Robert repose la bouteille sur l’étagère, il la soupèse et regarde le niveau.

Robert – Ce n’est pas possible ! Hier encore elle était presque pleine. Ce n’est pas moi qui ai bu tout ça !

Il prend un crayon et fait une marque sur l’étiquette. Josiane, qui a fini de laver par terre, s’éloigne vers la cuisine. Antoine s’apprête à vider son verre. Il s’étrangle en voyant arriver Nathalie, en noir, et sa fille Charlotte. Antoine et Charlotte échangent un regard embarrassé. Antoine se planque derrière le Monde tandis que Charlotte et sa mère vont s’asseoir.

Nathalie (examinant l’endroit) – C’est crado, non ?

Charlotte – C’est populaire…

Nathalie – Ouais… C’est crado…

Charlotte – C’est le seul bistrot en face du cimetière… Evidemment, ça ramène moins de monde qu’un lycée…

Nathalie jette un regard vers le patron qui arrive pour prendre la commande.

Nathalie – La circulation doit plutôt se faire dans l’autre sens… Ils ont l’air déjà bien imbibés dès le matin.

Robert – Mesdames. Qu’est-ce que je vous sers ?

Nathalie – Un thé avec… (Se ravisant, avec un air dégoûté) Un thé.

Charlotte – Un diabolo citron.

Le patron s’éloigne. Nathalie regarde l’inscription au-dessus du comptoir.

Nathalie – Café des Sports… Tu parles d’un nom pour un bistrot. Je me demande quel sport ils peuvent bien pratiquer. Il n’y a même pas un baby-foot…

Charlotte sort une cigarette et s’apprête à l’allumer.

Nathalie – Tu ne vas pas fumer ?

Charlotte – Pourquoi pas…? Je te rappelle que toi, quand tu étais enceinte de moi, tu te tapais deux paquets par jour… Il paraît que c’est le meilleur moyen pour avoir des enfants débiles…

Nathalie – Ouais, ben à l’époque, on ne savait pas… Pourquoi tu as dit « toi, quand tu étais enceinte ? ».

Robert, qui apporte les consommations, fait diversion.

Robert – Si vous voulez fumer, c’est dehors…

Charlotte range sa cigarette en soupirant. Robert repart.

Nathalie – Alors finalement, c’était pas une appendicite…

Charlotte – Une appendicite ! À soixante-quinze ans ! Confondre une cirrhose du foie avec une maladie infantile ! C’était pas le roi du diagnostic ce médecin…

Nathalie – C’était un interne. Ils sont tellement mal payés. Enfin, c’était incurable, de toute façon. C’est drôle, je n’arrive pas à réaliser que ton grand-père est mort.

Charlotte – Avant d’être mon grand-père, c’était un peu ton père, non…?

Nathalie – Oui… J’ai toujours eu un peu de mal à communiquer avec lui.

Charlotte – Ça ne risque plus de s’arranger…

Nathalie – J’ai une copine qui a fait quinze ans d’analyse pour essayer de renouer le dialogue avec son père. Quinze ans, tu te rends compte ?

Charlotte – Et alors…?

Nathalie – Au bout de quinze ans, son père était mort…

À l’insu de sa mère, Charlotte échange avec Antoine quelques regards gênés.

Charlotte – Et grand-mère ?

Nathalie – Elle ne se souvenait même plus qu’elle était mariée, alors lui apprendre maintenant qu’elle est veuve… (Soupir) Ce n’est pas très gai, tout ça…

Charlotte – Les enterrements, c’est rarement gai…

Robert s’est replongé dans la lecture de son journal.

Robert (lisant) – Le suicide est la première cause de décès chez les adolescents… Remarquez, à seize ans, c’est rare qu’on meurt de vieillesse, hein ?

Charlotte – Tu savais que pépé avait souscrit une convention-obsèques ?

Nathalie – Non…

Charlotte – C’est spécial, hein ? Je ne me vois pas choisir à l’avance si je veux du chêne ou du sapin, des poignées dorées ou argentées, un capitonnage rose bonbon ou vert pomme…

Nathalie – Remarque, c’est pratique. Comme ça on ne s’occupe de rien.

Charlotte (ironique) – Et on n’a rien à payer…

Nathalie sort un miroir de son sac et s’examine.

Nathalie – Ouh, là ! Si je me croisais dans la rue, je ne me reconnaîtrais pas ! Je vais me remaquiller un peu, sinon on va croire que c’est moi qu’on enterre…

Nathalie, se dirigeant vers les toilettes, tombe sur Antoine, qui fait pourtant tout pour passer inaperçu en se cachant derrière un bouquin de Kant. Après une hésitation, elle l’aborde avec un grand sourire.

Nathalie – Antoine ? C’est Nathalie ! Tu te souviens ? On était… au lycée ensemble.

Antoine (feignant l’enthousiasme) – Ah, Nathalie…!

Nathalie – Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Antoine – Ben, je suis toujours au lycée…

Nathalie – Prof ?

Antoine – Elève, ensuite pion, maintenant prof. C’était la dernière solution pour qu’on ne me vire pas de l’école… Et toi ?

Nathalie – Oh, moi… Je me suis mariée… Et puis j’ai divorcé…

Robert (sentencieux) – Des fois, il vaut mieux un bon divorce qu’un mauvais mariage…

Nathalie le fusille du regard.

Nathalie (à Antoine, amusée) – Tu écris toujours des pièces de théâtre…?

Charlotte semble surprise.

Antoine – Non… (Devant l’air déçu de Nathalie, il rectifie). Maintenant, c’est plutôt des romans…

Nathalie – Ecrivain ? Génial ! Il faudra que tu me dédicaces un de tes bouquins.

Antoine (embarrassé) – Oui, enfin…

Nathalie – Et sinon, tu es marié ? Tu as des enfants ?

Antoine – Euh… Non, je suis toujours célibataire…

Nathalie – C’est marrant, ma fille a presque l’âge de tes élèves, maintenant. Ça ne nous rajeunit pas… (Désignant Charlotte) Tiens, justement la voilà !

Antoine échange un regard embarrassé avec Charlotte.

Antoine – Charlotte…? Ah, c’est marrant, c’est une de mes élèves… Je ne savais pas que c’était ta fille…

Nathalie – Elle porte le nom de son père… C’est tout ce qu’il lui a laissé en partant, d’ailleurs… Tu es son prof de gym, c’est ça ? Elle en parle tout le temps…

Antoine – Non… De philosophie…

Nathalie – Ah, oui, c’est vrai ! Tu as plutôt le gabarit d’un prof de philo… Dis donc, ça n’a pas l’air d’être le grand amour entre ma fille et Kant ? Tu crois qu’elle va enfin le décrocher, ce bac ? Ça fait quand même la troisième fois… Je me demande s’il n’y a pas eu une petite erreur d’orientation. Elle a toujours eu l’esprit plutôt concret. Et puis entre nous, la philo, ça ne mène nulle part…

Antoine – Ben, non…

Nathalie – De toute façon, si ça ne marche pas cette année, je la colle dans une école commerciale ! Le genre… grande école où on peut rentrer sans le bac, tu vois ? J’en ai déjà trouvé une. C’est cher, mais bon… Quand on veut quelque chose de bien. Et puis franchement, le bac, c’est bien beau, mais si c’est pour se retrouver à l’université avec le tout-venant. Maintenant tout le monde va à la fac… Il n’y a plus aucune sélection !

Charlotte (exaspérée) – Maman…!

Nathalie – Ah, la, la… Ce n’est pas tous les jours facile pour une femme seule d’élever un enfant, crois-moi… D’ailleurs, tu sais ce que dit Freud en ce qui concerne l’éducation des enfants : «Faites ce que vous voulez, de toute façon ce sera mal». Bon, excuse-moi, il faut que je file, j’ai un enterrement sur le feu…

Nathalie poursuit son chemin vers les toilettes.

Charlotte – Je ne savais pas que vous connaissiez ma mère.

Antoine – Moi non plus…

Charlotte – Il faut absolument qu’on se voit ce soir… On se retrouve chez vous…?

Antoine – Ecoute, Charlotte, il vaudrait mieux qu’on arrête, tous les deux. On fait fausse couche… Fausse route…

Charlotte – Fausse route ?

Antoine – Dans une semaine tu auras ton bac. L’année prochaine, tu iras à la fac. Moi je redoublerai ma terminale, comme tous les ans.

Charlotte – Mon bac ? Ça fait deux fois que je le rate pour rester dans ta classe. Mais cette année, ça t’arrangerait bien que je l’ai, hein… Comme ça, en septembre, tu en trouveras une autre à qui donner des cours particuliers…

Antoine lui fait gentiment signe de parler moins fort.

Antoine – Je pourrais être ton père!

Charlotte (menaçante) – Justement. Je pourrais porter plainte pour détournement de mineure…

Antoine – Tu as vingt-et-un ans…

Charlotte – D’accord, pour harcèlement sexuel, alors.

Antoine (faussement détaché) – Fais ce que tu veux. De toute façon, ce serait peut-être me rendre service que de me faire radier de l’Education Nationale.

Charlotte (se levant, méprisante) – Pauvre mec !

Nathalie ressort des toilettes.

Nathalie (à Antoine, charmeuse) – Passe à la maison, un de ces soirs. On se fera un petit dîner entre célibataires…
(À son oreille, coquine) Qui sait ? On arrivera peut-être à ranimer la flamme…

Antoine, gêné, répond d’un sourire.

Nathalie – Tu viens, Charlotte ? (À Antoine) – Ne la surmène pas trop, quand même…

Nathalie et Charlotte s’en vont. Antoine reste là, peu fier de lui mais soulagé. Robert n’a rien raté de la conversation, mais fait mine de ne pas avoir écouté.

Antoine – Les risques du métier… Euh… je peux vous demander d’être discret…? Je joue mon boulot, là…

Robert (sentencieux) – Un bistrot, c’est comme un confessionnal. On entend tout, mais rien n’en sort.

Soudain, Charlotte revient un instant et met quelque chose dans la main d’Antoine.

Charlotte – Tiens, c’est le premier examen de ma vie que je réussis. Et cette fois, c’est vraiment grâce à toi… Je te laisse le diplôme, en souvenir!

Charlotte s’en va. Antoine regarde l’objet incrédule. C’est un test de grossesse.

Robert – Quand il y a deux traits, c’est que c’est des jumeaux…

Antoine s’en va, paniqué. Robert soupire, et se replonge dans ses mots croisés. Josiane arrive de la cuisine avec une revue. Profitant de la distraction de Robert, elle se sert un verre de calva, le boit cul sec, et reverse le contenu d’un verre d’eau minérale dans la bouteille de calva à l’aide d’un entonnoir. Comme elle range le tout, Robert se tourne vers elle, méfiant. Elle ouvre Le Chasseur Français et affiche un sourire innocent.

Robert – Vous lisez Le Chasseur Français, maintenant ?

Josiane – Non ! C’est pour les annonces… (Regard étonné de Robert) Les annonces matrimoniales !

Robert – Et alors…?

Josiane – Oh, vous savez, c’est comme pour les voitures, hein… Il faut faire des essais comparatifs…

Robert – Et vous avez trouvé le modèle que vous voulez ?

Josiane – Pas encore. Malheureusement, à mon âge, je dois me limiter au marché de l’occasion…

Un téléphone portable sonne.

Josiane – Ça doit être le mien… Je viens de m’en offrir un pour Noël. Il faut bien vivre avec son temps…

Elle prend la communication avec maladresse, visiblement peu habituée à ce genre d’appareil.

Josiane (énervée) – Merde, comment ça marche, déjà…

Robert la regarde, interloqué.

Josiane (avec une amabilité forcée) – Allô oui ! Oui, c’est moi… Oui, bonjour… Oui, la quarantaine, c’est ça…

Elle se rend compte que Robert l’écoute.

Josiane – Enfin, plus près de quarante que de cinquante… Oui, je suis tombée sur votre annonce par hasard dans Le Chasseur Français et… Euh, non, je ne chasse pas. J’ai sûrement feuilleté ça chez la coiffeuse… Non, ma coiffeuse ne chasse pas non plus, pourquoi…? Divorcée, c’est ça… Et vous…? (Se figeant) Ah… Et elle est morte de quoi…? (Riant) Si ce n’est pas indiscret, bien sûr… Oh la la… Qu’est-ce qu’elle a dû souffrir… Moi je dis que dans ces cas-là, on devrait les faire piquer… (Robert la regarde, sidéré) Oui, ça a dû vous faire un vide… Non, moi je n’ai pas d’animaux… Seulement un fils de 17 ans… (Riant) Mais ça fait des saletés aussi, vous savez…! Vous aimez les enfants…? Non, je crois que pour ça c’est un peu tard, hein…? À nos âges, il ne serait sûrement pas normal… Ecoutez, je ne suis pas seule, là. Au Café des Sports, ça vous va ? Non, pas en face du stade, en face du cimetière… C’est ça. (Enjôleuse) À tout à l’heure…

Josiane raccroche et pose son téléphone sur le comptoir. Robert, dubitatif, est en train de vérifier la marque qu’il a faite au crayon sur la bouteille de calva.

Josiane – Vous n’avez pas vu Marcel ?

Robert – Ça fait trois jours qu’il n’est pas venu faire son loto… Il doit être malade.

Josiane – Depuis le temps qu’il joue son numéro de sécu… Ça serait dommage qu’il sorte quand il l’a validé sur une feuille de remboursement…

Robert s’est replongé dans Le Parisien. Il tourne une page de son journal et sursaute.

Robert – Dites donc, à propos de loto, vous avez vu ça ?

Josiane – Quoi ?

Robert – La super-cagnotte ! Le numéro a été joué ici !

Josiane – Sans blague ?

Robert (montrant le journal) – Tenez ! 75 millions !

Josiane – D’ancien francs ?

Robert – D’euros ! Vous vous rendez compte tout ce qu’on peut faire avec 75 millions d’euros ! (Josiane a visiblement du mal à l’imaginer) C’est forcément quelqu’un qu’on connaît…

Josiane – Il est peut-être célibataire…

Robert – Allez savoir… Des fois, il y a des gagnants qui préfèrent rester anonymes…

Robert se sert un calva.

Josiane – Oui, c’est comme les alcooliques…

Robert s’envoie son calva derrière la cravate, puis fait la grimace en se touchant le ventre.

Robert – Je ne sais pas ce que j’ai, moi, j’ai mal à l’estomac depuis quelque temps…

Josiane – C’est le stress, ça. Vous verrez, quand vous serez à la retraite, vous n’aurez plus mal au ventre.

Robert – C’est ça… Et quand je serai mort, je n’aurai plus mal nulle part…

Il refait un trait au crayon sur l’étiquette.

Josiane – Bon, ben je vais au Casino, moi.

Elle sort. Le portable oublié par Josiane sur le comptoir se met à sonner.

Robert – Elle a oublié son engin ! Et merde… (Après quelques tâtonnements, il parvient à prendre la communication) Allô ! Non, ce n’est pas Josiane, c’est Robert…! De la part de qui…? Jésus…! L’annonce ? Quelle annonce ? Ah, oui, Le Chasseur Français… Non, mais attendez que je vous explique ! Il n’est pas à moi, cet engin… Il a raccroché, ce con! (Il repose le téléphone sur le comptoir) De la part de Jésus… C’était quand même pas les Témoins de Jéhovah…?

Entrent deux croque-morts, en costume et lunettes noirs.

Robert – Tiens, voilà les Blues Brothers ! Comment ça va les affaires ?

Martial – Les traditions se perdent. Les gens sont en retard même aux enterrements. En attendant, on va boire un coup, vite fait… (Il jette un regard dehors par la vitre) Mais il faut que je garde un œil sur mon corbillard, moi.

Justin – Il ne s’agirait pas qu’on nous le vole, avec la marchandise et tout. On voit tellement de trucs, maintenant. Vous avez entendu parler de ces Belges qui passaient des cigarettes de contrebande planquées dans un fourgon mortuaire ?

Robert – Remarque, avec les nouvelles lois, maintenant… Vu les têtes de mort qu’on est obligé de mettre sur les paquets… Bientôt, les camionnettes de livraison de tabac ressembleront à des corbillards… (Un temps) Qu’est-ce que je vous sers ? (Goguenard) Un croque et une bière ?

Martial – Comme d’habitude. (Avec un sous-entendu) Eh, on ne change pas une équipe qui gagne…!

Robert se renfrogne, tout en lui servant un petit blanc.

Martial (insistant, ironique) – Tu as regardé la télé hier ?

Robert – Ouais, oh, ça va… (De mauvaise foi) Le deuxième, il n’y était pas…

Martial (scandalisé) – Comment ça, il n’y était pas ?

Robert – Hors jeu…

Martial (s’étouffant) – Hors jeu ?

Josiane revient, avec un grand sac en plastique marqué Casino, et se fait aussitôt prendre à partie.

Robert – Il n’était pas hors jeu, le deuxième ?

Josiane – Depuis que les arbitres ont le droit de faire de la pub… (Les croque-morts la regardent sans comprendre) Qu’est-ce qu’il avait de marqué sur son maillot, l’arbitre ?

Elle montre son sac en plastique.

Martial (lisant) – Casino…? Et alors ?

Josiane – Et qu’est-ce qu’il faut mettre sur la table pour jouer au casino ?

Robert (se figeant, illuminé) – Des pièces !

Robert retourne précipitamment à ses mots croisés, sous le regard éberlué des autres.

Justin – D’abord, c’était pas Casino, c’était Champion.

Josiane (avec un air entendu) – Ouais, oh…

Josiane sort vers la cuisine avec ses provisions.

Robert (comptant sur ses doigts) – Ah, ça ne fait que six lettres ! Et ça ne commence toujours pas par un t…

Martial cherche un moyen d’attirer l’attention du patron sur son verre vide.

Martial – Dis donc, elles sont pas mal tes chaussettes. Ils font les mêmes, pour hommes ?

Le patron hausse les épaules et remet une tournée aux croque-morts. Tandis qu’il sert Justin, celui-ci lui fait signe que ça suffit, alors que le verre déborde déjà.

Justin – Hop, hop, hop… Pas d’excès, hein ? Il y a assez de morts comme ça sur les routes.

Martial – Oh, nos clients, à nous, il ne peut plus rien leur arriver. (Il sirote son ballon) Encore que… Figure-toi que le mois dernier, on a incinéré Madame Pinard…

Robert – Qui ça…?

Martial – Madame Pinard ! Son mari tenait le magasin de farces et attrapes ! Elle est morte d’une crise cardiaque…

Robert – Ah, oui…

Martial – D’ailleurs, son mari ne sera pas resté veuf très longtemps…

Robert – Il s’est déjà remarié ?

Martial – Ah, tu n’es pas au courant non plus ? Cancer du pancréas. Il est parti quinze jours après. Et pourtant il était plus jeune que toi…

Robert – Il n’y a pas de justice…

Justin (soupirant, philosophe) – Et oui, c’est la vie…

Martial – Bref, le mari avait oublié de nous prévenir avant l’incinération que sa femme portait un pacemaker. En plein milieu de la cérémonie, boum ! La pile au lithium explose sous l’effet de la chaleur, dis donc… La porte du four a été projetée contre le mur !

Justin – Heureusement que personne n’était devant.

Martial – Je ne te raconte pas l’état de la famille. Sans parler de Madame Pinard, évidemment. Enfin, il n’y a pas eu de blessés, c’est le principal… Mais les dégâts sont importants, hein… Heureusement qu’on est assuré…

Justin – C’est qu’un appareil comme ça, c’est plus cher qu’un four à pizzas.

Robert – Eh ben… Vous faites un métier dangereux… (Un temps) Tiens, ça m’étonne qu’on ait pas encore vu Marcel…? C’est le jour de sa grille…

Martial – Marcel ? Il est garé juste en face, dans une belle voiture.

Robert (excité) – C’est lui qui a gagné le gros lot ?

Martial – Si on veut… Il est mort. Dans notre corbillard, c’est lui !

Robert – Sans blague ?

Justin – Cirrhose du foie.

Robert – Ça m’en fout un coup… Pauvre Marcel… Je l’ai vu il y a trois jours. Il a fait son loto, comme d’habitude… Et dire qu’il aurait pu gagner. (Fièrement) C’est moi qui ai vendu le billet gagnant !

Josiane ressort de sa cuisine.

Josiane – Eh, c’est peut-être lui…

Robert – Lui quoi ?

Josiane – Le gagnant ! Il ne s’est pas manifesté. Lui, il avait une bonne raison de ne pas se manifester…

Robert – Oh, ben c’est facile à vérifier, puisqu’il jouait son numéro de Sécurité Sociale… (Il cherche dans le journal les résultats du loto) 1 25 12 37 39 16 et le numéro complémentaire le 14… Oui mais c’était quoi, son numéro de sécu, à Marcel ?

Les autres affichent leur ignorance.

Josiane – Ça serait un sacré veinard !

Martial – Je préfère quand même être à ma place qu’à la sienne….

Robert – C’est surtout les héritiers qui seraient contents. Parce que sinon, le Marcel, il ne doit pas leur laisser grand chose.

Josiane – À part des bouteilles vides…

Justin – Qu’est-ce que tu ferais, toi, Robert, si tu gagnais au loto ?

Robert – Je te paierais une tournée… Malheureusement, je ne joue pas.

Josiane – Moi, si je gagnais le gros lot, je me paierais un voyage dans l’espace. (Les autres la regardent, interloqués) Vous n’avez pas lu, dans le journal ? Maintenant, les milliardaires peuvent faire un tour en fusée !

Justin – Ça me rappelle un truc que me disait toujours mon père : « Quand on mettra les cons en orbite, tu n’as pas fini de tourner ».

Martial – Allez, sers-nous un coup à boire pour arroser ça.

Robert – Pour arroser quoi ?

Martial fait signe que ça n’a pas d’importance. Robert le sert. Entre Blanche, un foulard sur la tête, jouant une sourde-muette vendant des statuettes. Elle dispose sa collection sur le comptoir. Les autres la regardent, ne sachant comment réagir. Blanche pose un papier sur le bar. Josiane se penche pour lire.

Robert – Qu’est-ce qu’elle dit ?

Josiane – Si on en achète six, le septième est gratuit…

Martial (considérant les statuettes) – Qu’est-ce que c’est ?

Justin – C’est pas les sept nains…?

Josiane – Il n’y en a que cinq !

Robert – Et puis c’est petit, pour des nains. Tu as intérêt à tondre ta pelouse toutes les semaines, sinon tu ne les retrouves plus…

Justin (compatissant) – Si on en prend deux chacun…

Robert – Qu’est-ce qu’on va foutre avec deux nains chacun ?

Josiane – Oui. Surtout qu’il n’y en a que cinq…

Robert (fort) – Non, merci, on a ce qu’il faut !

Josiane – Ce n’est pas la peine de gueuler comme ça, elle est sourde.

Blanche remballe sans insister, mais l’air pas contente.

Robert – Je ne gueule pas, j’articule. Pour qu’elle puisse lire sur mes lèvres…

Blanche s’en va. Avant de franchir la porte, elle se retourne.

Blanche – Bandes de nains !

Elle sort. Les autres se regardent, interloqués.

Martial – On dirait qu’elle a retrouvé la parole…

Robert – Et dire qu’on a failli se laisser apitoyer.

Josiane (rêveuse) – Ça me rappelle une histoire…

Robert – Blanche-Neige ?

Josiane – Non, c’est dans un bouquin que je viens de lire.

Elle sort un livre genre Harlequin et le pose sur le comptoir.

Josiane – Ça s’appelle « Une Femme est une Femme ». Ça se passe en Floride. C’est l’histoire d’une jeune milliardaire américaine sourde et muette qui tombe amoureuse d’un séminariste français en mission à Miami… Elle est emmerdée parce qu’elle ne sait pas comment lui avouer son amour…

Robert – Parce qu’il est séminariste ?

Josiane – Oui… Et surtout parce qu’elle est muette. Lui de son côté, il est amoureux aussi mais il ne sait pas comment lui faire comprendre…

Justin – Il est timide…

Josiane – Oui… Et en plus elle est sourde.

Robert – Elle ne pouvait pas lire sur ses lèvres…?

Josiane – Si… Le problème c’est qu’il ne parle que français, et elle, ben elle ne comprend que l’anglais, puisqu’elle est américaine…

Martial (un peu perdu) – Ah ouais, d’accord…

Josiane – En secret, il apprend le langage des signes…

Robert – Et l’anglais…

Josiane – Le jour de la Saint-Valentin, il l’invite au restaurant et lui déclare sa flamme !

Martial (scotché) – Et alors ?

Josiane – Sous le coup de l’émotion, elle retrouve la parole et l’ouïe.

Justin – Louis ?

Robert – Alors il avait appris le langage des signes pour rien…

Josiane – Non ! Parce qu’ensemble, ils décident d’ouvrir une école pour sourds-muets…

Justin (inquiet) – Ils se marient, quand même ?

Josiane – Evidemment.

Robert – Je croyais qu’il était séminariste…?

Josiane – À la fin, il décide de se convertir au protestantisme pour l’épouser…

Silence, le temps de digérer toute la portée symbolique de cette histoire.

Josiane – Bon ben c’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma cuisine, moi…

Robert – C’est ça, allez-y.

Josiane sort. Les croque-morts sirotent leurs verres en silence. Robert se replonge dans Le Parisien.

Robert (lisant) – La cigarette tue aussi les non-fumeurs… Oh ben autant fumer, alors…

Martial – À propos de macchabées, tu sais ce que m’a demandé ma fille, ce matin, pendant que je l’emmenais à la maternelle avec mon corbillard?

Robert – Tu emmènes ta fille à l’école en corbillard?

Martial – Ben, quoi? C’est une voiture de fonction. Ça ou La Maison du Surgelé… (S’énervant) Bon, tu sais ce qu’elle m’a demandé ?

Robert – Non.

Martial – Où est-ce qu’on va quand on est mort…?

Robert – Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Martial – À ton avis ?

Robert – Je ne sais pas.

Martial – Oui. C’est exactement ce que je lui ai répondu.

Robert – Et alors ?

Martial – Elle m’a dit : Mais papa, quand on est mort, on va au cimetière !

Robert – Forcément, elle devait être surprise qu’avec le métier que tu fais tu ne sois pas encore au courant…

Justin – Où est-ce qu’on va quand on est mort… On ne sait déjà pas où on va quand on est vivant…

Robert les ressert, vidant la dernière goutte de la bouteille dans le verre de Martial.

Robert – Marié dans l’année… Je vais chercher une caisse de blanc en bas. Avec tout ce que vous me sifflez.

Justin (jetant un regard au Parisien) – Violée par son beau-père le jour de son mariage, elle se jette sous le train qui devait l’emmener en voyage de noces et provoque un terrible déraillement…

Martial – On dirait que les affaires reprennent…

Robert descend à la cave par la trappe derrière le bar. Josiane revient passer un coup d’éponge sur le comptoir.

Martial (à Josiane) – Et le fiston, comment ça va ?

Josiane – Ça va. Il est en stage pour trois mois. Par son école de commerce.

Martial – Ah bon ? Où ça ?

Josiane – Chez Burger King… À Cap Canaveral.

Martial – À Cap Canaveral ! Et qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Il s’occupe du marketing ?

Josiane – Non, il est à la vente. La philosophie américaine, dans les affaires, c’est qu’il faut commencer à la base.

Martial (interloqué) – Chez Burger King…

Josiane – À Cap Canaveral ! Ils ne prennent pas n’importe qui…Pensez donc ! Pour servir des hamburgers aux cosmonautes…

Josiane n’a pas le temps de répondre.

Robert – Oh, nom de Dieu !

Robert remonte.

Robert – J’ai un mètre d’eau dans ma cave !

Justin (horrifié) – De l’eau…!

Robert – Il faut que je ferme le compteur.

Il va fermer le compteur.

Josiane – Ben oui, mais comment je vais faire ma vaisselle moi, maintenant…

Robert – En tout cas, pour le blanc, vous repasserez…

Justin – Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Allez, sers-moi une petite côte… dans un grand verre.

Robert regarde Martial pour lui demander ce qu’il veut.

Martial – Pareil, une côtelette…

Robert – Tiens, moi aussi je vais me descendre une petite côte, ça va me remonter. (Robert remplit les verres en soupirant) Ça doit être une canalisation qui a pété. C’est la Bérézina, là-dessous. Il n’y a que les cadavres de bouteilles qui flottent à la surface.

Justin – Il aurait mieux valu que ce soit les pleines…

Josiane – Mais pourquoi vous stockez toutes ces bouteilles vides, aussi ? Ce n’est plus consigné…

 

Justin – Quand j’étais gosse, on allait les porter à l’épicerie pour se faire un peu d’argent de poche et acheter des cigarettes. La vieille les empilait au fond de sa cour. Mais comme son mur donnait sur notre jardin, on récupérait les bouteilles avec un escabeau et on retournait les vendre à la boutique. Elle était sympa, mais c’était plus fort que nous. Fallait qu’on lui fasse des vacheries… On dit toujours que les enfants, c’est des anges. Ce n’est pas vrai. Il n’y a rien de plus cruel qu’un gosse…

Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais comment je vais faire ma cuisine, moi ? Sans eau…

Robert – Ça va, ça va, j’appelle le plombier.

Robert cherche dans un bottin. Martial ouvre Le Parisien.

Robert (lisant le bottin) – Da Silva, Dos Santos, Da Costa… Ah ben on a le choix, au moins…

Justin (lisant le journal) – Les Français font l’amour une fois tous les trois jours… C’est dingue…

Robert (composant le numéro) – Alors, 01…

Josiane – Alors ? Il vient quand votre plombier ?

Robert – Je n’en sais rien. Ça ne répond pas…

Josiane – Bon, j’en profite pour aller au boulanger, moi…

Justin – Vous saviez que les Français faisaient l’amour une fois tous les trois jours ?

Josiane (ironique) – Et les Françaises ?

Justin (regardant le journal) – Ce n’est pas marqué.

Robert – Merde ! Je vais essayer son portable…

Josiane – Tous les trois jours ! Dans leurs rêves, peut-être…

Josiane part chez le boulanger.

Robert (composant le numéro) – 06…

Justin – C’est une moyenne…

Robert – Vu la date à laquelle ça t’est arrivé pour la dernière fois, il faut vraiment que les autres en mettent un coup. (Son interlocuteur décroche enfin) Ah, ce n’est pas trop tôt… Allô ! Je vous entends très mal… Vous êtes en voiture, c’est ça… Bon ben vous avez quand même cinq minutes ! C’est pour une fuite, dans une cave… Oui, le Café des Sports… Non, pas en face du stade ! En face du cimetière… Vous voyez…? Non, en face ! (Plus fort) En face ! Allô…! Allô…!

Juste à ce moment-là, on entend un crissement de pneus suivi d’un bruit de ferraille. Les croque-morts regardent dehors.

Martial – Oh, nom de Dieu !

Robert (raccrochant le téléphone) – Et merde, on a été coupés…

Justin – C’est la première fois que je vois un cercueil voler…

Les croque-morts sortent en catastrophe. Robert va regarder par la vitre du café.

Robert – Ouh, là… Il t’a pris le corbillard de plein fouet, dis donc. Pauvre Marcel… Heureusement qu’il était déjà mort…

Jésus entre, en bleu de travail, tenant Blanche par le bras. La vieille n’a plus de foulard sur la tête, et Robert ne la reconnaît pas.

Blanche – Vous ne pouviez pas faire attention, non ?

Jésus – Vous vous êtes jetée sous mes roues ! (À Robert) Vous êtes témoins ? Elle a traversé comme une folle.

Robert fait mine qu’il n’a rien vu et qu’il ne veut pas être mêlé à ça.

Blanche – Il m’écrase, et en plus il me traite de folle!

Robert – Elle n’a qu’à s’asseoir cinq minutes.

Jésus – Vous pourriez peut-être lui donner un petit remontant ?

Robert s’exécute. Il ramène un petit verre de calva à Blanche, qui le vide d’un trait.

Blanche – C’est de la flotte, votre truc !

Comprenant le message, Robert remplit à nouveau le verre et lui tend. Elle le vide à nouveau d’un trait. La vieille retend son verre.

Blanche – Je me sens encore un peu faible…

Robert refuse d’obtempérer.

Robert – Ah, non, ça suffit !

Jésus – Elle n’a rien. Je ne l’ai même pas touchée. Ma bagnole, en revanche…

Blanche – J’ai failli mourir et il s’inquiète pour son tas de ferraille…

Jésus – Ouais, ben, avant d’être un tas de ferraille, c’était une camionnette toute neuve… (À Robert) Et pour le constat, ça ne va pas être simple. Vous savez où ils sont les croque-morts…

Robert se préoccupe de la vieille.

Robert – Alors comment ça va, mémé?

Blanche (offusquée) – Je ne m’appelle pas mémé…

Robert – Il faudrait prévenir quelqu’un de la famille, qu’il vienne la chercher. (À Blanche) Vous voulez qu’on appelle vos enfants?

Blanche (le regardant) – Des enfants ? Ça je ne suis pas bien sûre que j’en ai.

Robert – Vous n’êtes pas sûre ?

Blanche – Si j’en ai eu, je ne sais plus ce que j’en ai fait.

Robert – Comment que c’est votre nom ?

Blanche – Qu’est ce que ça peut vous faire ? Vous êtes de la police ?

Robert – Vous êtes mariée ?

Blanche – Evidemment, puisque j’allais retrouver mon mari au cimetière quand ce chauffard m’a écrasée.

Robert – Et il est où, votre mari ?

Blanche – Ben, il est mort !

Robert – Dans l’accident ?

Blanche – Mais non, pas dans l’accident !

Jésus – Puisqu’elle n’a rien, je vais peut-être y aller…

Robert – Attendez, c’est vous qui l’avez amenée ici après l’avoir écrasée, vous n’allez pas partir comme ça. Ou alors, vous l’emmenez avec vous. J’ai déjà une fuite à la cave, moi. Ce n’est pas les Restos du cœur ici !

Jésus – Bon, mais qu’est-ce qu’on fait, là ?

Robert (à Blanche) – Qu’est-ce qu’il y a de marqué, sur la tombe de votre mari ?

Blanche – Oh ben alors là… « Repose en paix », je crois.

Robert – Mais non, qu’est-ce qu’il y a de marqué comme nom ? (Blanche fait un signe d’ignorance) Ça doit être le choc… On va attendre un peu, ça va sûrement lui revenir… (À Blanche) Réfléchissez bien. Ça commence par quelle lettre, votre nom ?

Blanche – Le vôtre, ça commencerait pas par un c, en trois lettres.

Robert – Elle commence à me faire chier.

Jésus – Elle a l’air un peu… désorientée. Elle s’est peut-être échappée d’un établissement spécialisé…

Blanche fait une grimace pour simuler la folie. Regards consternés des deux autres.

Robert (à Jésus) – Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Jésus – Elle ne serait pas un peu bourrée, plutôt ?

Robert – Bourrée ?

Jésus – Vous lui avez quand même filé deux calvas…

Robert – Ça y est, c’est de ma faute maintenant ! (Soupçonneux) D’ailleurs habituellement, ce n’est pas les victimes, qu’on fait souffler dans le ballon… Vous voulez que j’appelle la police, pour le constat ?

Jésus – Oh, ce n’est peut-être pas la peine de les déranger… On n’a qu’à la laisser se remettre un peu. Moi, je vais voir si ma camionnette veut bien redémarrer, sinon il faudra que j’appelle une dépanneuse…

Jésus sort. Les croque-morts reviennent avec le cercueil sur l’épaule.

Robert – Qu’est-ce que vous faites…?

Martial – Pauvre Marcel, on n’allait pas le laisser dans sa boîte au milieu de la route…

Blanche se tourne vers le cercueil.

Blanche (intriguée) – Marcel…?

Les croque-morts posent le cercueil sur le bar. Martial aperçoit sur le comptoir le portable oublié par Josiane.

Martial (prenant le portable, à Robert) – Tu permets que je passe un coup de fil au dépôt ?

Robert – Vas-y, c’est le portable de Josiane…

Martial compose un numéro.

Martial – Ah ! Ça ne répond pas. (Reposant le téléphone sur le comptoir) Ils sont déjà partis bouffer, la vache !

Martial – Il faut pourtant qu’on fasse ça quelque part, hein ? C’est que le costume en sapin en a pris un coup. Il faut qu’on le remette à neuf.

Justin – C’est dans le contrat…

Robert – Ici ?

Martial – Ben, ça éviterait de reporter la cérémonie. La famille est chez le fleuriste… On en a pour un quart d’heure, au maximum… Le temps d’aller chercher un nouveau couvercle. Je suis sûr qu’il aurait été content de passer un dernier moment ici avec vous… Où est-ce qu’on peut le mettre pour qu’il ne soit pas dans le passage…?

Robert – La cave est inondée, alors à part la cuisine, je ne vois pas…

Prenant ça pour une proposition, les croque-morts emmènent le cercueil dans la cuisine. Robert les regarde faire interloqué.

Blanche – Ça ne serait pas mon mari, ça ?

Les croque-morts disparaissent dans la cuisine suivis par Robert, l’air accablé. Blanche s’apprête à leur emboîter le pas quand elle est retenue par la sonnerie du portable de Josiane. Elle prend la communication.

Blanche – Allô oui…? Si vous pouvez m’appeler Josiane…? Ben… Oui, si ça vous fait plaisir… Euh, non, plutôt veuve… Justement, je m’apprêtais à enterrer mon mari, là. Il est dans la cuisine. (Minaudant) Mon âge…? Disons plus près de quatre-vingts que de vingt… Vous n’avez rien contre les vieux…? (Le sourire de Blanche se fige) Il a raccroché, le malotru !

Blanche continue son chemin vers la cuisine avec le portable. Les croque-morts et Robert reviennent sans le cercueil et sans Blanche. Nathalie et Charlotte arrivent, affolées, avec une couronne (portant la mention «Mort pour la France»).

Nathalie – Mais qu’est-ce qui est arrivé à papa ?

Martial – Il a eu… un petit accident de la route.

Charlotte – Je croyais que c’était une cirrhose…

Martial – Je vais vous expliquer. Vous allez voir, tout va s’arranger…

Les croque-morts entraînent Nathalie dehors en lui parlant à voix basse. Antoine revient, cherchant Charlotte, qui suit sa mère. Il cherche à la retenir.

Antoine – Tu en as déjà parlé à ta mère…?

Charlotte – J’essaie d’enterrer mon grand-père, là. Je me demande si c’est vraiment le moment pour annoncer à ma mère que je suis enceinte de son ex.

Robert – Eh oui… Les uns s’en vont, les autres arrivent. C’est le grand cycle de la vie…

Antoine – Vous auriez dû faire prof de philo, vous…

Robert – Oh, vous savez, moi, j’ai arrêté mes études juste après le bac. (Il se marre) Le bac à sable !

Antoine se tourne à nouveau vers Charlotte.

Antoine – Mais je ne sais pas… C’est arrivé comment ?

Charlotte – Tu n’as pas une petite idée…?

Antoine – Excuse-moi, je…

Antoine a l’air complètement anéanti. Charlotte est partagée entre la consternation et la pitié.

Charlotte – Ne te fatigue pas, c’était une blague.

Antoine – Une blague ?

Charlotte – Le test ! J’en ai fait un, oui, mais il est négatif…

Antoine sort le test de sa poche et le regarde, perplexe. Robert se penche aussi et confirme.

Robert – Ah ouais… (Expliquant à Antoine) Vous voyez, c’est là qu’il devrait y avoir un…

Antoine l’interrompt en le foudroyant du regard.

Charlotte – Il serait temps que tu grandisses un peu, Antoine…

Charlotte s’en va.

Antoine – Je crois que je vais reprendre un autre calva… (Robert le sert et il vide son verre d’un trait) Il a un goût de flotte, votre calva…

Antoine se dirige vers les toilettes et croise Blanche qui ressort de la cuisine avec un air de conspiratrice. Robert lui lance un regard suspicieux.

Blanche (pour elle) – Je n’avais pas un téléphone dans la main, tout à l’heure…?

Retour de Jésus.

Jésus – On ne va jamais réussir à le signer, ce constat ! Où est-ce qu’ils sont repartis, encore… C’est que j’ai une chaudière à installer, moi…

Robert écarquille les yeux.

Robert – Vous êtes plombier ?

Jésus – Ben, oui…

Robert – Vous vous appelez comment ?

Jésus – Jésus…

Robert – Mais alors vous êtes celui que j’attendais ! (Lui montrant la trappe) C’est par en bas…

Jésus (pas très motivé) – Qu’est-ce qu’on a ?

Robert – Une canalisation qui a pété. Une véritable hémorragie…

Le plombier s’approche, pose un trousseau de clefs sur le comptoir et descend quelques marches.

Jésus – Oh, nom de Dieu !

Robert – Vous allez quand même pouvoir opérer ? Je ne sais pas, il faudrait au moins faire un garrot.

Jésus (remontant) – Je suis plombier, pas homme-grenouille…

Robert – Ben qu’est-ce je fais alors ?

Jésus – Vous pouvez appeler les pompiers… Ou alors attendre que ça s’évapore.

Robert – C’est que je n’ai plus d’eau, moi !

Jésus (ironique) – Vous en avez plein votre cave… (Voyant que Robert n’est pas d’humeur à plaisanter) Je vais couper l’alimentation du bas, comme ça vous pourrez rouvrir le compteur.

Le plombier se met au travail derrière le bar.

Robert – Il faut toujours que ça tombe sur moi…

Jésus – Oh, ce n’est pas ça, c’est que quand il y a une fuite d’eau chez les autres, ça vous dérange moins, c’est tout.

Antoine ressort des toilettes.

Antoine – Il y a un cadavre sur la table de la cuisine, c’est normal ?

Robert – Ne vous inquiétez pas, c’est juste pour dépanner…

Le plombier se relève et revient devant le bar.

Robert – Vous avez déjà fini ?

Jésus – Oui, oui. Vous pouvez vous servir du robinet. Vous me rappellerez quand il n’y aura plus d’eau dans la cave pour la réparation.

Robert – Bon, combien je vous dois ?

Jésus – 100 euros.

Robert (estomaqué) – 100 euros pour 5 minutes de boulot !

Jésus – C’est forfaitaire. Vous voulez voir la grille des tarifs ?

Robert – C’est avant que j’aurais aimé la voir… (Robert sort de sa caisse des billets et les tend au plombier à contrecœur) Et dire qu’un médecin vous prend que 20 euros pour une visite à domicile…

Jésus (empochant les billets) – Ben la prochaine fois que vous aurez une fuite, appelez SOS Médecins. (Un temps) Vous avez quelque chose à manger…?

Robert – La cuisine est en dérangement… On n’a que de la viande froide…

Jésus (s’en allant) – Bon ben, il faut vraiment que j’y aille, là. Je vous laisse ma carte, pour le constat.

Le plombier qui sort croise Josiane qui revient avec des pains sous le bras.

Josiane (soulagée) – Ça y est, il a réparé la fuite ?

Robert – En tout cas, on a de l’eau.

Josiane – Ah ben c’est pas trop tôt… Je ne suis pas en avance, moi, avec tout ça.

Josiane disparaît dans la cuisine. L’instant d’après, on l’entend pousser un cri strident.

Robert – J’ai oublié de la prévenir, pour Marcel…

Blanche (intriguée) – Marcel…?

Robert va dans la cuisine. Il en ressort en tenant Josiane par le bras.

Robert – Il a dit un quart d’heure. Il devrait pas tarder à arriver. Vous n’avez qu’à vous asseoir en attendant…

Robert, revenant au bar, voit que le plombier a oublié son trousseau de clefs sur le comptoir.

Robert (jubilant) – Il a oublié ses clefs, le salopard !

Josiane (ailleurs) – Qui ça ?

Robert – Le plombier ! Ben il peut toujours appeler un serrurier, le fumier.

Josiane – Je me demande ce qu’il a pu en faire…

Robert – Je viens de vous dire qu’il les avait oubliées ! Sur le comptoir !

Josiane – Non, Marcel ! Qu’est-ce qu’il en a fait de son ticket de loto…?

Robert – Vous vous rendez compte ? La super-cagnotte…

Josiane – Il l’a peut-être encore sur lui…

Ils regardent tous les deux vers la cuisine. Blanche aussi. Silence. Le plombier revient, l’air préoccupé.

Jésus – Je suis emmerdé, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes clefs. Vous ne les auriez pas trouvées, par hasard ?

Robert – Ah, je ne sais pas… C’était quoi comme clefs ?

Jésus – Ben, c’était les clefs de ma voiture, de chez moi, de mon coffre…

Robert (perfide) – Vous voulez que je vous appelle un serrurier ? Il vous fera un forfait…

Jésus (profil bas) – On va peut-être les retrouver…

Robert se retourne et prend les clefs sur une étagère.

Robert (montrant les clefs) – Ça ne serait pas celles-là, par hasard.

Jésus – Si !

Robert fait mine de laisser tomber «accidentellement» le trousseau de clefs dans la cave pleine d’eau.

Robert – Mince ! Elles sont tombées dans la cave ! (Tête déconfite du plombier) Ah… C’est qu’il y a toujours un mètre d’eau là-dedans, il va falloir attendre que ça parte tout seul…

Jésus – Il doit y avoir moyen d’arranger ça. J’ai une pompe dans la camionnette.

Robert – Ah ben voila ! Vous voyez, entre gens de bonne volonté… En tout cas maintenant, vos clefs, vous savez où elles sont ! (Le plombier s’apprête à sortir) Euh, c’est inclus dans le forfait, bien sûr ?

L’autre acquiesce d’un signe de tête et sort. Robert brandit les clefs qu’il a en réalité gardées dans la main.

Robert (jubilant) – Hé, hé…

Blanche va fureter du côté de la cuisine. Robert le remarque.

Robert (sèchement) – Vous cherchez quelque chose ?

Blanche – Je vais prendre un Banco…

Robert attend l’argent avant de donner le Banco.

Robert – Ça fait un euro.

Blanche fait mine de chercher dans ses poches. Les regards d’Antoine et de Blanche se croisent. Antoine reste impassible, mais le visage de Blanche s’illumine.

Blanche – Ce n’est pas vrai ! Tu me reconnais ?

Antoine – Non…

Blanche – Mais si !

Antoine – Ah, oui, peut-être…

Blanche – Qu’est-ce que tu fais là ?

Antoine – Ben, rien…

Blanche – En tout cas, tu n’as pas changé, hein ?

Antoine – Merci…

Blanche – Tu es revenu il y a longtemps ?

Antoine – D’où ?

Blanche – Ben, de là-bas !

Antoine – Ah, euh… Oui. Enfin, non.

Robert s’impatiente, avec son Banco à la main.

Robert – Bon, alors ? Vous le prenez, ce Banco, oui ou merde ?

BlancheAntoine) – Tu ne pourrais pas me dépanner d’un euro. Je ne sais pas ce que j’ai fait de mon porte-monnaie.

Antoine pose une pièce sur le comptoir. Robert la prend et donne le Banco à Blanche.

Blanche – Bon ben… Merci, mon petit Paul !

Antoine – De rien.

Elle s’éloigne en lui faisant des petits signes.

Antoine (interloqué) – Paul ?

Josiane farfouille sur le comptoir.

Robert – Vous avez perdu quelque chose, vous aussi ?

Josiane – Mon téléphone… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

Robert – Il était sur le bar il y a cinq minutes ! Où est-ce qu’il est encore passé, cet engin…?

Il cherche aussi. Blanche profite de cette diversion pour se diriger en catimini vers la cuisine.

Robert Josiane) – Ah, au fait, quelqu’un vous a appelée, tout à l’heure…

Josiane (horrifiée) – Et vous avez répondu ?

Robert – Ben oui…

Josiane – Et alors…?

Robert – C’était un certain… Moïse ou Joseph.

Josiane – Jésus ?

Robert – Ah, oui, c’est ça !

Josiane – Et qu’est-ce qu’il a dit ?

Robert – Ben… Il avait l’air assez surpris de tomber sur moi forcément. Et… il a dit que finalement, il ne pourrait pas venir au rendez-vous.

Josiane, furieuse, retourne à la lecture de son roman.

Robert (soupirant) – Rendez service aux gens…

Nathalie et Charlotte reviennent, avec leur couronne Mort pour la France. Antoine, embarrassé, tente sans succès d’attirer l’attention de Charlotte, qui feint de l’ignorer.

Nathalie – C’est vraiment incroyable… Même les morts ont des accidents, maintenant… Je parie qu’il était encore en train de téléphoner…

Charlotte – Pépé ?

Nathalie lance à sa fille un regard exaspéré.

Nathalie – Le plombier ! Celui qui a embouti le corbillard !

Elles vont s’asseoir. Charlotte regarde la couronne.

Charlotte – Mort Pour La France… Ce n’est pas un peu excessif…?

Nathalie – C’est tout ce qui restait. On a encore eu de la chance (Soupirant) En tout cas, je te préviens, si je meurs avant toi, je veux être enterrée avec mon portable.

Charlotte (estomaquée) – Pardon ?

Nathalie – Au cas où je ne serais pas vraiment morte ! C’est ma hantise, ça. De me faire enterrer vivante. Pas toi ?

Charlotte – Ça ne doit pas arriver très souvent.

Nathalie – Il suffit d’une fois…

Nathalie remarque la présence d’Antoine tandis qu’il tente de sortir discrètement en faisant signe à Charlotte de lui téléphoner.

Nathalie – Dis donc, Antoine, toi qui es prof de philo. Tu crois vraiment qu’il y a une vie avant la mort ?

Antoine – Tu veux dire après…? Est-ce que c’est vraiment à souhaiter…? Comme dit un des personnages de mon dernier roman « On a beau être sourd et muet, une fois mort, ce sera peut-être encore pire… ».

Alertée par cette dernière réplique, Josiane regarde Antoine, avec des yeux ronds.

Josiane (émerveillée) – Mais c’est une réplique de Une femme est une femme, ça ! C’est ce que crie Michael à Samantha au moment où elle s’apprête à se jeter du haut de la falaise ! Barbara Shetland, c’est vous !

Stupéfaction de Nathalie et de Charlotte.

Antoine (embarrassé) – Euh, parfois, oui… Mais… je préférerais que ça ne s’ébruite pas trop.

Josiane – J’ai dévoré votre bouquin en une nuit. Comme tous les autres, d’ailleurs… J’étais en train de le relire, justement. Vous pourriez me le dédicacer ?

Antoine (s’exécutant, flatté malgré tout) – Oui, bien sûr…

Josiane (aux anges) – Merci ! Vos romans devraient être remboursés par la Sécurité Sociale ! On consommerait sûrement moins d’antidépresseurs…

Antoine – J’essaie seulement d’apporter aux femmes la part de romantisme qu’elles ne trouvent pas toujours dans leur vie quotidienne…

Robert jette un œil à la couverture, plutôt chaude.

Robert – Ah oui, en effet…

Antoine – J’ai d’abord essayé d’écrire des tragédies, mais… Hélas, le théâtre ne fait pas partie de la nouvelle économie. Il ne faisait déjà pas partie de l’ancienne…

Josiane – Vos pièces ont été jouées ?

Antoine – Oui… A la Salle des Fêtes de Saint-Léonard-des-Bois… C’est dans la Sarthe…

Josiane – Votre dernier bouquin se passe à Miami. On est loin de la Sarthe…

Antoine – Aucune de mes lectrices n’est jamais allée en Floride. Moi non plus d’ailleurs. On peut fantasmer un peu. Tandis que la Sarthe…

Robert – Oui, à part les rillettes…

Antoine (à Robert) – Je ne vous propose pas un exemplaire…

Robert – Vu l’effet que ça produit sur vos lectrices, je commence à être tenté. Après tout, comme vous le dites si justement, « Une femme est une femme »…

Antoine s’apprête à sortir discrètement, embarrassé.

Antoine – Bon ben… Il va falloir que je file. Mes élèves m’attendent…

Charlotte l’interpelle alors qu’il passe la porte.

Charlotte – Au revoir… Barbara…

Antoine sort, décomposé. Robert retourne à ses mots croisés. Blanche revient discrètement de la cuisine.

Robert (dubitatif) – Il faut des pièces pour y jouer… Ça commence par un t… Alors là…

Blanche – Théâtre !

Robert (agacé) – Je ne vous ai rien demandé, à vous !

Blanche – Il faut des pièces pour y jouer… Au théâtre. Ça commence par un t.

Robert vérifie sur son journal. Nathalie et Charlotte découvrent Blanche, interloquées.

Robert – Et ça fait sept lettres !

Blanche – Comme les sept nains…

Robert – Et comme les sept numéros du loto !

Robert complète sa grille.

Nathalie (s’approchant de Blanche) – Eh ben alors, maman, qu’est-ce que tu fais là ?

Blanche – Ben je viens à l’enterrement, tiens ! (À Robert) C’est qui celle-là ?

Robert (à Nathalie) – C’est votre mère ? On ne savait plus quoi en faire… (À voix basse) Elle a une case en moins, non ?

Nathalie – Disons qu’elle a la mémoire sélective… Elle connaît le numéro de sécurité sociale de son mari par cœur…

Blanche – 1 25 12 37 039 016 et la clef de 14…

Nathalie (poursuivant) – Mais la plupart du temps elle ne se souvient pas qu’elle a un mari. En l’occurrence, ce n’est pas plus mal, il est mort…

Robert, intrigué, ressort le journal.

Robert (à Blanche) – Comment que c’est, le numéro de sécu de votre mari ?

Blanche – 1 25 12 37 039 016.

Robert (sidéré) – Et le numéro complémentaire le 14… (Robert montre les résultats du loto, excité) Il a gagné !

Nathalie considère Robert avec un air inquiet, commençant à se demander si la folie de Blanche ne serait pas contagieuse. Robert considère à nouveau les résultats du loto.

Robert (secouant la tête, incrédule) – Sacré Marcel !

Les croque-morts reviennent avec un couvercle de cercueil neuf.

Martial – Voilà, on va arranger ça tout de suite.

Robert interpelle Martial et Justin.

Robert – Euh… Je peux vous dire un mot avant que vous ne refermiez la boîte…

Il les prend à part et leur parle à voix basse.

Martial – C’est un peu embarrassant…

Justin – C’est qu’on n’est pas supposé leur faire les poches…

Robert – Il faudrait demander son avis à la famille. C’est quand même le gros lot…

Nathalie remarque le conciliabule.

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qui se passe, encore…?

Moment de flottement.

Martial – C’est un peu délicat…

Charlotte – Je crois que pour la délicatesse, là…

Martial lui explique quelque chose à voix basse.

Nathalie – Non, on n’a rien trouvé…

Martial continue ses explications. Nathalie et Charlotte se regardent.

Charlotte – Ce n’est pas vrai !

Nathalie (excitée) – La super-cagnotte ?

Martial – Dans les 75 millions… Ça ne coûte rien de vérifier tout de suite.

Justin – Après, ce sera plus compliqué…

Nathalie et Charlotte acquiescent d’un signe de tête. Les croque-morts se dirigent vers la cuisine. Nathalie et Charlotte attendent, pleines d’espoir…

Charlotte – Tu savais que Pépé jouait au loto…?

Nathalie – Non… C’est complètement dingue, cette histoire !

Les croque-morts reviennent en portant le cercueil.

Nathalie (très excitée) – Alors ?

Regard réprobateur de Charlotte, qui lui montre le cercueil pour la ramener à plus de décence.

Nathalie (avec une tête davantage de circonstance) – Alors…?

Les croque-morts posent le cercueil sur le comptoir avec un air cérémonieux.

Nathalie – Vous avez bien cherché ? (À la façon d’un magicien, Martial fait apparaître un ticket, et Nathalie s’en empare) Le gros lot ? (À Robert) Je n’ai jamais joué au loto. Qu’est-ce qu’il faut faire pour toucher l’argent ?

Robert – Pour une somme pareille, il faut aller au siège. Vous pensez bien que je n’ai pas ça en caisse… Je peux le voir ? C’est moi qui lui ai vendu…

Nathalie lui confie le ticket comme si elle lui passait le Saint-Sacrement.

Nathalie – Sacré Papa ! Dire qu’on a failli refuser l’héritage…

Robert regarde le ticket, et son sourire se fige.

Robert – Nom de Dieu !

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qu’il y a ?

Robert – Mais ce n’est pas un billet de loto !

Nathalie – Pardon ?

Robert – C’est un Banco !

Charlotte – Et alors ?

Robert gratte le billet. Tous attendent le verdict.

Robert (enthousiaste) – C’est un billet gagnant !

Nathalie – Combien ?

Robert (regardant à nouveau le billet) – Un euro… Vous pouvez toujours en reprendre un autre…

Nathalie est effondrée.

Nathalie – C’était trop beau… Ça m’étonnait aussi…

Charlotte – Oui, je ne voyais pas tellement Pépé dans la peau d’un gagnant…

Robert – Mais alors il est où, son billet de loto ? Je lui en ai vendu un, moi !

Josiane – Vous croyez qu’on aurait pu lui voler ?

Robert – Détrousser un cadavre… Je ne vois pas qui pourrait faire une chose pareille.

Les regards se tournent d’abord vers les croque-morts, qui prennent un air indigné. Tous les regards se tournent ensuite vers Blanche, qui prend un air innocent.

Robert – Qu’est-ce que vous avez dans la main…? (Robert tente de lui faire lâcher prise) Elle ne veut pas le lâcher, la vache…

Robert parvient à lui arracher le ticket.

Nathalie – Alors ?

Robert regarde le ticket.

Robert – Ah, cette fois, c’est bien un ticket de loto ! (Son sourire se fige) Nom de Dieu !

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Robert – Ce n’est pas son numéro de sécurité sociale!

Nathalie (ne comprenant pas) – Pardon ?

Robert – Le con, il n’avait pas joué son numéro de sécu ce jour-là !

Charlotte – Et alors ?

Robert – Ben, ce n’est pas lui le gagnant…

Nathalie est à nouveau effondrée.

Charlotte – Bon, je crois qu’il serait temps de conclure…

Josiane – Qu’est-ce qu’il avait joué comme numéro, alors ?

Robert (regardant le ticket) – Ça ressemble à un numéro de téléphone…

Josiane s’approche, prend le ticket et l’examine.

Josiane – Mais c’est le mien ! Il a dû tomber dessus dans Le Chasseur Français… (À Robert) Au fait, mon portable ? Vous l’avez retrouvé ?

Robert – Je n’ai pas eu vraiment le temps de chercher, là (Désignant le téléphone fixe du bar). Vous n’avez qu’à appeler votre numéro, comme ça on va le retrouver…

Josiane, gardant le ticket de loto sous les yeux, compose son numéro. On entend une sonnerie provenant de l’intérieur du cercueil. Ils regardent tous le cercueil.

Robert – Mais qui est-ce qui a été fourrer ça là-dedans…?

Josiane raccroche et la sonnerie s’arrête.

Josiane – Ben oui, mais comment je vais récupérer mon téléphone, moi, maintenant ? C’est que j’attends des coups de fil importants…

Le téléphone se remet à sonner. Tout le monde regarde Josiane avec un air réprobateur.

Josiane – Ah, non ! Cette fois ce n’est pas moi !

Robert – Elle a passé une annonce dans Le Chasseur Français. Ça n’a pas fini de sonner, là-dessous…

Martial – Si j’avais su qu’il y aurait un tel va-et-vient, je t’y aurais mis une porte-saloon à ce cercueil. Vous êtes sûrs que vous n’avez rien oublié d’autre, là dedans ?

Le téléphone continue à sonner.

Nathalie – Il faut pourtant bien faire quelque chose !

Justin – L’incinération c’est propre, et il n’y a jamais de réclamations.

Martial, à regret, enlève à nouveau le couvercle. Un bras sort du cercueil et lui tend le téléphone. Il le saisit comme si de rien n’était.

Martial – Merci.

Il tend le téléphone à Josiane, qui répond.

Josiane (avec une amabilité forcée) – Allô, oui…?

Josiane se rend compte que tout le monde écoute et s’éloigne pour continuer sa conversation. Justin replace le couvercle du cercueil en maugréant.

Robert – Mais alors si ce n’est pas Marcel, le gagnant, c’est qui ?

Air dubitatif des autres. Soudain, le plombier déboule dans le café, brandissant un billet de loto en exultant.

Jésus (hystérique) – C’est moi ! Ils viennent de rappeler le numéro gagnant à la radio. C’est le mien ! J’ai gagné !

Robert – Il n’y a de la veine que pour la canaille…

Josiane, intéressée, écourte sa conversation téléphonique et s’approche du plombier.

Josiane (minaudant) – Heureux au jeu… C’est quoi votre petit nom, déjà ?

Jésus – Jésus.

Josiane – Jésus ? Mais alors vous êtes celui que j’attendais !

Jésus – Ah, vous aussi…?

Le portable de Josiane se remet à sonner. Elle répond.

Josiane – Bon, maintenant, ça suffit ! La chasse est fermée !

Jésus – Allez, patron c’est ma tournée !

Robert sert la tournée à même le cercueil posé sur le comptoir. Le téléphone du bar se met à sonner.

Robert – Allô, Café des Sports, j’écoute…

Tous commencent à trinquer en discutant bruyamment. Robert tente de se faire entendre du croque-mort dans ce brouhaha.

Robert – C’est le cimetière ! Le fossoyeur…! (Robert montre d’un geste du menton le cercueil encombré de verres et de bouteilles.) Ben… Il demande si c’est pour aujourd’hui ou pour demain…

Martial – Oh, eh…! On n’est pas aux pièces… Dis-lui de venir boire un coup…

Le plombier remarque enfin le cercueil sur le comptoir.

Jésus – Qu’est-ce que c’est que ça…?

Robert – Ben, c’est Marcel ! (Fouillant dans ses poches) Tiens, qu’est-ce que j’ai fait de vos clefs, moi, au fait…?

Robert regarde vers le cercueil.

Martial – Oh, non !

Robert – Allez, qu’est-ce que je te sers ?

Martial – Une bière, avec la mousse au fond…

Robert s’apprête à le servir.

Justin – Pauvre Marcel. Il n’a vraiment pas de chance.

Il tape sur le cercueil pour ponctuer sa phrase.

Justin – Il ne pourra même pas trinquer avec nous !

Le couvercle du cercueil se soulève alors. En sort le buste de Marcel (incarné par l’acteur qui jouait Antoine, grimé pour qu’on ne le reconnaisse pas).

Marcel – Repose en paix, qu’ils disaient ! Tu parles !

Tous se figent, le regard rivé sur Marcel, qui tend un verre.

Marcel – Allez, un petit dernier ! Pour la route…

Noir.

Fin.

 

 

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD. Cette édition papier est destinée à tous ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel.

Pièces de théâtre du même auteur

Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur La Comédiathèque :

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-00-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Brèves de Trottoirs

Sidewalk Chronicles – Escenas callejeras –  Cenas de rua

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

25 personnages : distribution modulable en nombre et sexe, chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles, la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins

Sur le trottoir d’une rue se jouent d’étranges histoires…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


 


TEXTE INTÉGRAL

Brèves de Trottoirs

1 – Au bout de la rue

2 – Plans de carrière

3 – La rue est à tout le monde

4 – Comme sur des roulettes

5 – Le juste prix

6 – L’homme de la rue

7 – Le bon numéro

8 – Deuxième chance

9 – À la rue

10 – La Manif pour Personne

11 – Du balai

12 – Le pari de Pascal

13 – Un bon coup de balai

14 – Une ombre de la rue

1 – Au bout de la rue

Un bout de rue, avec un trottoir et éventuellement un banc. Un personnage (homme ou femme) arrive d’un côté, un autre personnage arrive du côté opposé.

Un – Excusez-moi, vous savez où elle va, cette rue ?

Deux – Où elle va ? Ah non, je… Je ne sais pas exactement.

Un – Mais pourtant vous en venez, non ?

Deux – D’où ?

Un – De cette rue !

Deux – Ah non, mais moi je sors du 5 bis là. C’est là où habite… Enfin bref, c’est tout au début de la rue. Dans l’autre sens, je ne sais pas où elle va, cette rue, moi.

Un – Ah oui, c’est ennuyant.

Deux – Ennuyant ?

Un – Je ne vais pas prendre cette rue sans savoir où elle va.

Deux – Mais vous, vous allez où ?

Un – On m’a dit au bout de la rue mais…

Deux – Au bout de la rue ? Quelle rue ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Deux – La rue qui descend ? Alors ça ne doit pas être celle-là.

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, cette rue, non ?

Un – Ah oui, vous trouvez ? Moi je trouve plutôt qu’elle descend.

Deux – Ou alors, vous ne l’avez pas pris dans le bon sens…

Un – Ah non, pour moi elle descend.

Un troisième personnage arrive.

Deux – Excusez-moi de vous déranger… Vous trouvez qu’elle monte ou qu’elle descend, cette rue, vous ?

Trois – C’est pour un sondage ?

Deux – Non…

Trois – Je vous préviens, moi je ne fais pas de politique.

Deux – Non, non, c’est juste cette personne qui… On lui a dit au bout de la rue qui descend et…

Le troisième regarde la rue.

Trois – Moi, je dirais plutôt qu’elle est plate, cette rue, non ?

Deux – Un faux plat, alors…

Un – Oui, mais un faux plat qui monte ou un faux plat qui descend ?

Trois – On n’a qu’à poser une bille par terre sur le trottoir, et on verra bien si elle monte ou si elle descend.

Un – Comment est-ce qu’une bille pourrait bien monter ?

Trois – Pas la bille ! La rue. On pose la bille par terre, et on verra bien dans quel sens elle se met à rouler.

Un – Oui, évidemment, on peut faire ça…

Ils semblent tous les trois attendre quelque chose.

Deux – Vous avez une bille ?

Trois – Non.

Un – Alors pourquoi vous avez parlé de poser une bille par terre ?

Trois – J’ai dit ça comme ça, moi ! Je n’ai jamais dit que j’avais une bille. Vous trouvez que j’ai une tête à jouer aux billes ?

Deux – Faudrait trouver un gosse.

Un – Un gosse avec des billes.

Ils regardent autour d’eux.

Trois – De nos jours, des gosses qui jouent aux billes…

Deux – Ouais…

Trois – C’est vrai. Ça se perd. Moi, quand j’étais gosse, on jouait encore aux billes.

Deux – C’était une autre époque. Ça paraît tellement loin. Maintenant, si les gosses jouaient aux billes, ce serait à partir d’une application sur leur Smartphone.

Un – Bon, ça ne me dit toujours pas si c’est la bonne rue.

Trois – La bonne rue ?

Deux – On lui a dit au bout de la rue, mais on ne lui a pas dit le nom de la rue.

Trois – Au bout de la rue, c’est tout ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Trois – Qui descend ? Mais dans quel sens ?

Deux – C’est ce que je lui ai dit…

Trois – Mais vous allez où, au juste ?

Un – Je ne vais nulle part ! Je cherche ma voiture.

Trois – Votre voiture…

Un – Mon mari m’a dit qu’il l’avait garée dans une rue qui descend, mais il ne m’a pas dit laquelle…

Deux – C’était il y a longtemps ?

Trois – Pourquoi ? Vous pensez que la pente de la rue aurait pu changer de sens entre temps ?

Deux – Vous n’avez qu’à la descendre, cette rue, et vous verrez bien si votre voiture y est garée.

Trois – La descendre… ou la monter. Telle est la question.

Deux – Il vous a dit en face de quel numéro ?

Un – Il m’a juste dit au bout de la rue. Tout en haut.

Trois (sceptique) – Tout en haut ? Au bout d’une rue qui descend…

Un – J’ai un peu peur de me perdre. Ça fait déjà un bon quart d’heure que je tourne en rond.

Trois – C’est vrai qu’elle a l’air de tourner un peu, tout au bout, cette rue, non ?

Deux – Remarquez, ça expliquerait tout…

Trois – Quoi ?

Deux – La rue d’en face, comment elle s’appelle ?

Un – Cette rue là ? Celle qui descend aussi ?

Trois – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, mais bon…

Deux – Je vais aller voir…

Il va voir. Le troisième se tourne dans la direction où l’autre est parti.

Trois – Je ne sais pas où elle va, cette rue là, je ne l’ai jamais prise… Moi je vais toujours au numéro 214 de la rue Tournefort. Deux fois par semaine depuis plus de dix ans.

L’autre revient.

Deux – C’est incroyable, c’est aussi la rue Tournefort, numéro 214.

Trois – Cette rue là, c’est la rue Tournefort ?

Deux – Ben oui, comme celle-là.

Un – Comment est-ce qu’une rue peut descendre dans les deux sens ?

Trois – Remarquez, si c’est une rue qui tourne en rond…

Deux – Elle peut très bien descendre dans les deux sens…

Trois – C’est pour ça que votre mari vous a dit la rue qui descend…

Deux – Et au bout d’une rue qui descend et qui tourne en rond, forcément, on est tout en haut de la rue.

Un – Ah oui, ce n’est pas faux…

Trois – C’est incroyable… Ça fait dix ans que je parcours cette rue de bout en bout pour aller chez mon psychanalyste, en prenant à gauche à la sortie de la bouche, et je me rendre compte aujourd’hui que c’est juste à droite en sortant.

Deux – Quelle bouche ?

Trois – La bouche du métro !

Un – Ah, oui, c’est vraiment ce qui s’appelle tourner en rond.

Deux – Si j’étais vous, j’arrêterais la psychanalyse…

Un (se retournant) – Ah ben oui, tenez, elle est là bas justement…

Trois – Quoi ?

Un – Ma voiture !

Deux – Eh ben voilà.

Trois – Tout est bien qui finit bien.

Un – Merci beaucoup pour votre aide… Excusez-moi, il faut que je file, je suis déjà en retard…

Deux – Mais je vous en prie.

Le personnage s’éloigne. Les deux autres le regardent partir.

Trois – Ça n’a pas l’air de tourner très rond, quand même…

Deux – Ouais…

Noir.

 

2 – Plans de carrière

Deux collégiennes (pouvant être jouées par des adultes habillés comme des ados) arrivent l’une après l’autre, sortant visiblement du collège.

Un – Vous avez eu les bulletins ?

Deux – Oui.

Un – T’as combien de moyenne ?

Deux – Dix-sept.

Un – Ah, ouais…

Deux – Et toi ?

Un – Huit et demi.

Deux – Ah ouais… C’est exactement la moitié.

Un – La moitié de quoi ?

Deux – Huit et demi. La moitié de dix-sept.

Un – Tu crois ?

L’autre la regarde étonnée et renonce à répondre. Silence.

Un – Qu’est-ce que tu veux faire, toi, quand tu seras grande ?

Deux – Je ne sais pas… (Un temps) J’hésite entre kinésithérapeute et péripatéticienne.

Un – Ah, ouais, c’est cool… (Silence) C’est quoi, exactement, kinésithérapeute ?

Deux – Ben… Un type qui a une crampe, par exemple. Il appelle la kinésithérapeute, elle lui fait un massage…

Un – Pour retirer sa crampe…?

Deux – Ouais…

Un – Ah, ok… (Un temps) C’est une masseuse, quoi…

Deux – Ouais… Mais maintenant, ça s’appelle une kinésithérapeute.

Un – C’est cool…

Deux – Ça vient du grec : « kinésie », le mouvement, et « thérapeute », qui soigne. Parce qu’il faut faire des études, quand même, pour être kinésithérapeute.

Un – Des études de grec ?

Deux – De latin, plutôt. Pour savoir ce que c’est que le radius, le cubitus, le strato-nimbus, le romulus et rémus…

Un – Ah ouais, c’est cool… (Un temps) Et ça gagne bien kinésithérapeute ?

Deux – Nan… C’est ça le problème… C’est pour ça que j’hésite avec péripatéticienne…

Un – Mmm… (Un temps) Péripatéticienne, c’est un peu comme esthéticienne, non ?

Deux – C’est ça… C’est une esthéticienne, mais qui pratique sous le périphérique. C’est pour ça qu’on appelle ça une péripatéticienne.

Un – Ah, ok… (Un temps) Et ça gagne bien ?

Deux – Ma grande sœur, elle est péripatéticienne, et ma mère dit qu’elle gagne dix fois plus qu’elle.

Un – Qu’est-ce qu’elle fait, ta mère ?

Deux – Rien.

Un – Rien ?

Deux – ANPE.

Un – Ah, ouais… Ça craint…

Deux – ASSEDIC.

Un – Et ta sœur, ça lui plaît, comme métier, péripatéticienne ?

Deux – Je ne sais pas. Mon beau-père l’a foutue dehors juste après le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est pas cool…

Deux – Non, ça craint.

Un – Et ton beau-père, qu’est-ce qu’il fait ?

Deux – Rien…

Un – ASSEDIC ?

Deux – Décédé.

Un – Ah, ouais, quand même… Mais décédé, euh ? (Devant le silence de son interlocutrice) Ouah…

Deux – Et toi, qu’est-ce que tu veux faire quand t’auras ton bac ? Si tu l’as un jour…

Un – J’hésite…

Deux – Entre quoi et quoi ?

Un – Je ne sais pas.

Deux – Qu’est-ce qu’ils font tes vieux ?

Un – Mon père est prof de grec.

Deux – Et ta mère ?

Un – Prof de grec.

Deux – Génial…

Un – Ils veulent que je sois prof de latin.

Deux – De latin ?

Un – Ils disent que prof de grec, j’aurai jamais le niveau.

Deux – Cool…

Un – Il n’y a pas de chômage. C’est la fonction publique.

Deux – Et ça gagne bien, prof de grec ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Plus que péripatéticienne ?

Un – Peut-être un peu moins, quand même.

Deux – Et il faut faire des études…

Un – Il y a un concours… Il n’y a pas de concours pour être péripatéticien ?

Deux – Ma sœur, elle a commencé avec le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est cool ça…

Elles restent un moment silencieuses.

Un – Oh, putain…

Deux – Quoi ?

Un – Huit et demi… Mes parents vont me tuer, c’est clair…

Deux – T’as qu’à leur dire ça.

Un – Quoi ?

Deux – À tes vieux. En rentrant, tu leur dis que tu veux être péripatéticienne. Comme ça ils te foutront la paix.

Un – Tu crois ?

Deux – Ben ouais…

Un – Ah, ouais…

Deux – Il faut juste le brevet.

Un – Ouais, c’est pas con… (Elle regarde sa montre) Bon, il faut que j’y aille, sinon ils vont vraiment me tuer…

Deux – Ok. Tu me raconteras.

Un – Quoi ?

Deux – Tes vieux. Pour ton projet professionnel. Qu’est-ce qu’ils en pensent…

Un – Ah, ok… C’est cool… Merci du tuyau, en tout cas…

Elle s’éloigne. L’autre soupire.

Deux – Alors elle, elle est vraiment trop con.

Noir

 

3 – La rue est à tout le monde

Un homme travesti en femme, genre prostituée, fait le pied de grue sur le trottoir. Une religieuse arrive. Elle semble désagréablement surprise de voir le travesti.

Religieuse – Qu’est-ce que vous foutez là ?

Travesti – Ça ne se voit pas ?

Religieuse – Ce n’est pas la rue Saint Denis, ici. Vous ne trouvez pas que vous détonnez un peu dans le paysage ?

Travesti – Vous êtes de la police ?

Religieuse – Pas exactement…

Travesti – La rue est à tout le monde, non ?

L’autre lui tend un billet.

Religieuse – Bon, tenez, voilà un billet de dix. Prenez ça et tirez-vous, d’accord ?

L’autre regarde le billet, surpris, mais ne le prend pas.

Travesti – Merci ma sœur, c’est très généreux de votre part. Mais je vais être obligé de rester.

Religieuse – Je vous demande juste de vous déplacer jusqu’au bout de la rue !

Travesti – Oui, mais désolé, mais ça ne va pas être possible.

L’autre réfléchit un instant, agacée, puis se décide.

Religieuse – Bon, c’est combien la pipe ?

Travesti – Pourquoi ? Ça vous intéresse ?

L’autre sort deux billets de vingt euros et lui tend.

Religieuse – Voilà deux billets de vingt euros. Vous voyez, ma voiture est au coin de la rue ? Si vous alliez voir par là bas si j’y suis ? Vous n’aurez qu’à considérer que vous êtes en train de travailler…

Travesti – Mais puisque je vous dis que non.

Religieuse – Et pourquoi ça ?

Travesti – Parce que j’ai une bonne raison de ne pas bouger d’ici, voilà pourquoi.

Religieuse – Quelle raison ?

Travesti – Je vous en pose des questions, moi ?

Religieuse – Je ne vous empêche pas de m’en poser. Pourvu qu’après vous dégagiez d’ici.

Travesti – Très bien. Alors pourquoi ça vous dérange tellement que je sois là ? Ce n’est pas très chrétien. Je vous rappelle que Jésus lui-même n’a pas jeté la pierre à la femme adultère…

Religieuse – Ouais ben moi, en ce qui concerne les femmes adultères, je serais plutôt favorable à la lapidation, vous voyez…

Travesti – C’est une menace ?

Religieuse – Écoutez, je n’ai rien contre vous, d’accord ? Je surveille la maison d’en face, et je préfèrerais rester discrète, vous comprenez ? Si on est deux, ça commence à ressembler à un attroupement…

Travesti – Le numéro 13 ?

Religieuse – Oui, le numéro 13, pourquoi ?

Travesti – Non, c’est moi qui vous demande pourquoi. Pourquoi ce qui se passe au numéro 13 vous intéresse tant que ça ?

Religieuse – Disons que… deux personnes ont prévu de se retrouver là. Deux personnes qui sont mariées, mais pas ensemble, si vous voyez ce que je veux dire.

Travesti – Et c’est le ciel qui vous envoie pour empêcher ce péché mortel… Vous êtes une sorte d’ange gardien, c’est ça ? Votre prénom, c’est Joséphine ?

Religieuse – Mon prénom, c’est Martine… Je serai plutôt une sorte de cocue…

Travesti – Ah, d’accord… Vous êtes la femme de…?

Religieuse – On ne peut rien vous cacher.

L’autre accuse le coup.

Travesti – Ah oui évidemment, là ça change tout…

Religieuse – Alors ?

Travesti – En tout cas, félicitations pour votre déguisement. Je ne me serai jamais douté que…

Religieuse – Merci.

Travesti – Qu’est-ce que vous pensez du mien ?

Religieuse – Ne me dites pas que vous aussi…

Travesti – Eh oui… Je suis le mari trompé.

Religieuse – Non ?

Travesti – Si…

Religieuse – C’est incroyable… Et bien bravo à vous aussi… Moi non plus je n’aurais jamais pu deviner que…

Travesti – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Religieuse – C’est vrai que nos déguisements sont parfaits, mais..

Travesti – Oui, le moins qu’on puisse dire, c’est que notre attelage est plutôt improbable.

Religieuse – Et donc très voyant.

Travesti – Ce n’est vraiment pas de veine.

Religieuse – On va finir par se faire remarquer, c’est évident.

Travesti – Dommage qu’on n’ait pas pu se concerter.

Religieuse – On n’a qu’à faire comme si on ne se connaissait pas.

Travesti – D’accord… On peut toujours essayer…

Religieuse – Ils ne devraient pas tarder à arriver, de toutes façons.

Un temps pendant lequel ils s’efforcent de s’ignorer.

Travesti – Je prends juste quelques photos avec mon portable et je m’en vais. C’est pour mon avocat.

Religieuse – J’avais bien pensé engager un détective, pour les photos, mais c’est tellement cher.

Travesti – Et tellement cliché.

Religieuse – Si vos photos sont ratées, je vous enverrai les miennes. Vous me laisserez votre adresse mail.

Travesti – Tenez, voilà ma carte.

Il tend à l’autre une carte qu’elle prend.

Religieuse – Ah vous travaillez chez SFR à La Défense ?

Travesti – Oui pourquoi ?

Religieuse – Moi aussi. Enfin je veux dire à La Défense. Je travaille chez Orange.

Travesti – Ça nous fait au moins un point commun.

Religieuse – C’est curieux qu’on ne se soit pas déjà croisés.

Travesti – Remarquez, on s’est peut-être déjà croisés. Mais je pense que vous non plus, vous n’allez pas au bureau habillée comme ça…

Religieuse – Non, vous avez raison…

Un temps.

Travesti – Vous fumez ?

Religieuse – Non merci…

Travesti – Ah non, mais je ne fume pas non plus. Je voulais juste savoir si vous étiez fumeuse.

Religieuse – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Travesti – Ma femme est fumeuse. C’est absolument insupportable.

Religieuse – Oui, je sais ce que c’est… Mon mari fume aussi.

Travesti – Ils ont au moins ça en commun. Ils se sont peut-être rencontrés dans un bureau de tabac…

Religieuse – Allez savoir…

Travesti – Ah ça y est, je crois que les voilà.

Religieuse – Je n’ose pas regarder… Ils vont nous repérer, c’est sûr.

Travesti – On n’a plus qu’à faire comme dans les films.

Religieuse – Dans les films ?

Il la prend dans ses bras, et l’embrasse longuement. Ils relâchent peu à peu leur étreinte.

Travesti – Ça y est, ils ont dû entrer au numéro 13.

Religieuse – Vous êtes sûr que c’était eux ?

Travesti – Pas tout à fait, à vrai dire… Je n’ai pas bien regardé… Figurez-vous que j’avais un peu la tête ailleurs…

Religieuse – Oui, moi aussi… Vous croyez qu’ils nous ont vus ?

Travesti – Franchement, ça m’étonnerait. Avec nos déguisements…

Religieuse – Bon, je crois qu’il vaudrait mieux qu’on s’en aille, quand même.

Travesti – Je me demande si je ne vais pas confier cette affaire à un détective privé, tout de même.

Religieuse – Oui, on a beau dire, c’est un métier.

Travesti – Mais j’y pense, pourquoi ne pas prendre le même détective pour nos deux affaires ? Après tout, ce seront les mêmes photos, non ?

Religieuse – Vous avez raison, ce serait idiot de multiplier les dépenses. On partagera les frais…

Travesti – Je vous en prie, il n’en est pas question… C’est moi qui vous l’offre…

Religieuse – Vous êtes un gentleman comme on n’en fait plus. Et je ne connais même pas votre prénom…

Travesti – Jérôme. Je crois qu’il vaut mieux ne pas trop traîner par ici… Je vous offre un verre quelque part ?

Religieuse – Je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Travesti – Le plus dur ça va être de trouver un endroit où on pourrait passer inaperçus.

Religieuse – Oui, ce n’est pas gagné…

Ils sortent.

Noir.

 

4 – Comme sur des roulettes

Un personnage arrive, tirant un chien à roulettes accrochés à une laisse. Un autre personnage arrive à son tour, un paquet de cigarettes à la main (le texte pourra être légèrement adapté en fonction du sexe des deux personnages).

Deux – Alors ça y est, vous êtes rentré ?

Un – Ah, bonjour ! Oui, oui, je suis rentré ce matin. Et vous ?

Deux – Hier soir.

Un – Pas trop de monde sur la route ?

Deux – On est parti de bonne heure, heureusement, parce que sinon…

Un – Eh oui… Fini les vacances…

Deux – Remarquez, on dit ça, mais en fin de compte, on n’est pas mécontent de rentrer chez soi, pas vrai ?

Un – Mmm…

Deux – On ne peut pas être en vacances tout le temps. À la fin, on s’ennuierait. (Il tend vers l’autre son paquet de cigarettes) Cigarette ?

Un – Merci, j’ai arrêté.

Deux – Ah oui ?

Un – Les bonnes résolutions de la rentrée, vous savez… Maintenant, je vapote…

Il sort une cigarette électronique et se met à vapoter. L’autre range son paquet de cigarettes.

Deux – Remarquez, je ferais mieux de m’y mettre aussi… (Il sort une boîte de cachets, en avale un, s’apprête à ranger la boîte mais se ravise) Oh pardon, vous en voulez un ? C’est un petit relaxant… En principe, c’est seulement sur ordonnance mais bon, ils sont très légers…

Un – Merci, j’ai aussi arrêté les médicaments…

Deux – Ouh la… On ne parle plus seulement de bonnes résolutions alors… C’est du lourd, dites-moi. Vous avez rencontré Dieu cet été, vous êtes devenu moine, et vous êtes juste passé récupérer vos affaires avant d’aller vous cloitrer dans votre monastère, c’est ça ?

Un – Vous, en tout cas, vous n’avez pas fait vœu de silence…

Deux – Remarquez, c’est vous qui avez raison. Moi aussi, je ferais mieux d’arrêter.

Un –  D’arrêter… de raconter des conneries, vous voulez dire ?

Deux – D’arrêter les médocs !

Un – Ah, oui bien sûr… C’est vrai que vous n’avez pas très bonne mine. Pour quelqu’un qui revient de vacances…

L’autre accuse un peu le coup.

Deux – Et votre femme, comment ça va ?

Un – À vrai dire… J’ai arrêté aussi.

Deux – Arrêté ?

Un – On n’arrêtait pas de se chamailler, de toute façon… Alors à la place, j’ai pris… un truc qui se gonfle…

Deux – Ah oui… Oui, c’est… C’est moins de complications, c’est sûr…

Un – Je la gonfle tous les soirs. On regarde un peu la télé, et puis… Et vous ?

Deux – Moi ? Ah, non, moi je… Je suis toujours avec ma femme. À l’ancienne, quoi. Pour l’instant, c’est elle qui continue à me gonfler tous les soirs…

Un – Je vois…

Silence embarrassé.

Deux – Et le chien, comment il va ?

Un – Le chien ? Comme sur des roulettes.

Deux – Ah oui, je n’avais pas remarqué, dites donc… Alors vous avez aussi arrêté le chien…

Un – Celui-là n’aboie pas, et au moins, je ne suis pas obligé de ramasser les crottes derrière lui.

Deux – Évidemment… Mais alors pourquoi vous continuez à le sortir pour la promenade ?

Un – L’habitude, j’imagine… Mais vous avez raison, je crois que je vais arrêter aussi d’aller faire pisser le chien… Ça m’évitera les mauvaises rencontres…

Nouveau silence.

Deux – Je vous proposerais bien d’aller prendre une bière, mais je me doute un peu de ce que vous allez me répondre…

Un – J’ai arrêté l’alcool…

Deux – Et voilà.

Un temps.

Deux – Un café, peut-être ?

Un – J’ai arrêté la caféine.

Deux – Un déca ?

Un – Bon… Avec une sucrette, alors. Et à condition que vous me promettiez de la fermer un peu.

Deux – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Tout serait tellement plus simple si les gens arrêtaient de parler pour ne rien dire.

Un – À qui le dites-vous…

Deux – Il y a des fois…

Un – On voudrait tout simplement ne plus en entendre parler.

Deux – Ça, je ne vous le fais pas dire… Et avec votre… truc gonflable, vous…

L’autre lui lance un regard agacé.

Deux – Ok, je ne dis plus rien.

Ils s’en vont.

Un – Allez viens, le chien.

Deux – Il s’appelle le chien ?

Un – Vous ne m’aviez pas promis de la mettre un peu en veilleuse ?

Deux – Pardon…

Un – Je crois que je vais aussi arrêter les voisins…

Noir.

 

5 – Le juste prix

Une femme fait le trottoir. Un homme approche timidement.

Un – Excusez-moi… Vous…

Deux – Oui, oui…

Un – Et… C’est combien ?

Deux – Je… Je ne sais pas…

Un – Vous ne savez pas ?

Deux – C’est à dire que… Pour tout vous dire, c’est la première fois…

Un – La première fois ?

Deux – Non, bien sûr, ce n’est pas la première fois que… Je veux dire c’est la première fois que je… Enfin, je débute dans le métier, voilà… Alors évidemment je ne connais pas bien les tarifs…

Un – Je vois…

Deux – Vous me donneriez combien vous ?

Un – Je ne sais pas… Dans les vingt-sept…

Deux – Vingt-sept euros ?

Un – Euh… Non… Vingt-sept ans…

Deux – Ah d’accord !

Un – D’ailleurs, moi non plus, je ne connais pas du tout les prix…

Deux – Je me disais aussi… Vingt-sept euros, c’est quand même assez précis… Pour quelqu’un qui ne connaît pas les prix… Non, je voulais dire… Vous me donneriez combien pour…

Un – Pardon, on s’est mal compris… Je n’ai pas l’habitude non plus… Pour moi aussi c’est la première fois…

Deux – La première fois ?

Un – Non mais pas la première fois… Je veux dire la première fois que…

Deux – Bien sûr… Il faut bien une première fois, après tout…

Un – Alors du coup… Je ne connais pas du tout les tarifs en vigueur… C’est d’ailleurs pour ça que je vous demandais les tarifs… de vos prestations.

Deux – Dans ce cas, ça ne va pas être simple… Si on ne connaît pas les prix ni vous ni moi… Je ne sais pas, moi, vous me donneriez combien… Donc, cette fois, je ne parle pas de mon âge, nous sommes bien d’accord…

Un – Bien sûr… Excusez-moi…

Deux – Ne vous excusez pas. D’ailleurs, j’ai trente-deux ans… Je devrais plutôt vous remercier pour votre galanterie… Alors ?

Un – Alors quoi ?

Deux – Combien ?

Un – Ah, oui… C’est à dire que… Comme ça, c’est difficile à dire…

Deux – Dites un prix. Vous seriez prêt à mettre combien ?

Un – Je ne sais pas, moi… Cent cinquante…?

Deux – Cent cinquante ?

Un – Je suis vraiment désolé… Évidemment, ce n’est pas assez…

Deux – Vous voulez rire ? Mais c’est beaucoup trop !

Un – Vous trouvez ?

Deux – Je connais pas les tarifs, mais bon… 150 euros, c’est vraiment jeter l’argent par les fenêtres. Et puis je vous l’ai dit, je n’ai aucune expérience…

Un – Je ne suis pas sûr que dans ce cas, l’expérience…

Deux – Quand même… Ou alors, vous me payez après.

Un – Après ?

Deux – Vous me donnerez ce que vous voudrez. Si vous êtes satisfait. Satisfait ou remboursé, en quelque sorte !

Un – Non, franchement, ça me gênerait…

Deux – Oui mais alors comment on fait ?

Un – Excusez-moi de vous demander ça, mais… Pourquoi est-ce que…

Deux – Pourquoi je fais le trottoir ?

Un – Vous n’êtes pas obligée de me répondre, évidemment.

Deux – C’est à cause d’une voyante.

Un – Une voyante ?

Deux – Elle m’a lu les lobes de l’oreilles et… Oui, c’était une voyante qui lisait dans les lobes de l’oreille, il paraît que c’est très rare. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai eu tendance à la croire…

Un – Et qu’est-ce qu’elle a vu, dans votre oreille ?

Deux – Eh bien… Elle m’a dit qu’elle voyait l’amour… et un trottoir. Depuis, je ne sais pas comment, mais tout s’est enchaîné comme une fatalité. Jusqu’à ce que… Le destin, sans doute.

Un – C’était peut-être une voyante débutante, elle aussi… Ou alors, vous aurez mal interprété…

Deux – Vous croyez ?

Un – Je ne sais pas… Lire dans les lobes de l’oreille, c’est quand assez délicat…

Deux – Et vous ?

Un – Pourquoi j’en suis arrivé à… Et bien disons que… J’ai eu quelques déceptions amoureuses et… J’en suis arrivé à me demander si…

Deux – Si ce n’était pas plus simple comme ça.

Un – Voilà. Mais je me rends compte que ce n’est sans doute pas une bonne idée.

Deux – Ah non, ne me dites pas que vous allez partir comme ça ! Vous êtes mon premier client, et je vous trouve plutôt sympathique…

Un – Merci mais… Maintenant, ça me gêne un peu…

Deux – Maintenant ?

Un – Maintenant qu’on s’est parlé…

Deux – Vous trouvez que je parle trop, c’est ça ?

Un – Mais pas du tout, au contraire ! Mais justement, maintenant qu’on a fait un peu connaissance…

Deux – Et si je ne vous faisais pas payer ?

Un – Vous plaisantez… Non, vraiment, ça me gênerait…

Deux – Vous n’avez qu’à considérer qu’il s’agit d’une offre de lancement… Un essai gratuit…

Un – Tout de même, je ne sais pas si… Laissez-moi au moins vous inviter à dîner avant…

Deux – Si vous insistez…

Un – Allons-y…

Ils partent.

Deux – Maintenant que j’y pense, je crois que c’est vous qui avez raison. Elle devait débuter elle aussi, cette voyante. En tout cas, elle ne m’a pas fait payer, elle non plus…

Noir.

 

6 – L’homme de la rue

Un personnage est là, semblant attendre quelque chose. Un autre arrive.

Deux – Excusez-moi, vous êtes bien l’homme de la rue ?

L’autre le regarde évidemment surpris.

Un – En tout cas, je ne suis pas l’homme de la plaine…

Deux – Je suis stagiaire chez Ipsos, et on m’a demandé d’interviewer l’homme de la rue. Vous auriez quelques minutes à m’accorder ?

Un – J’attends le bus…

Deux – Ça tombe bien, c’est une enquête omnibus.

Un – Omnibus ?

Deux – Oui… Ça veut dire que c’est une enquête qui regroupe des questions n’ayant rien à voir entre elles. Pour les commanditaires, c’est moins cher, vous comprenez ?

Un – Non…

Deux – Chacun achète un ticket, si vous préférez, et il a le droit ont le droit de poser une question dans cet omnibus. C’est moins cher que d’affréter un bus pour lui tout seul…

Un – Je ne comprends rien à ce que vous me racontez… C’est une enquête pour la RATP ?

Deux – Bon, alors voici la première question… C’est un fait historiquement avéré que Jésus-Christ n’allait jamais à la messe. D’accord, plutôt d’accord…?

Un – Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas en train de vous bizuter, à la SOFRES ?

Deux – Plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord…?

Un – C’est pour la caméra cachée, c’est ça ?

Deux – Je vais mettre plutôt pas d’accord…

Un – Mais c’est complètement débile, comme question.

Deux – Pourtant, celui qui nous l’a commandée est très haut placé, croyez-moi.

Un – C’est qui ?

Deux – Désolé, je suis lié par le secret professionnel… Alors, voici la deuxième question : Êtes-vous d’accord avec le programme du Front National, si l’on exclut de ce programme la préférence nationale et la sortie de l’euro ?

Un – Vous vous foutez de moi ?

Deux – Mais pas du tout !

Un – Comment voulez-vous que je réponde à des questions pareilles ?

Deux – Celle-ci, c’est par oui ou par non…

L’autre lui lance un regard exaspéré.

Deux – Je vais mettre ne sait pas…

Un – J’imagine qu’il y a une troisième et dernière question…

Deux – En fait, il y en a un peu plus que ça, mais…

Un – Vous n’aurez qu’à dire que l’omnibus est tombé en panne…

Deux – Alors… Pourquoi y a-t-il quelque plutôt que rien ? C’est une question ouverte… Je peux bien vous le dire, celle-ci nous a été commandée par un particulier sur ses propres deniers.

Un – Un professeur de philosophie, peut-être.

Deux – En fait il s’agit de la femme d’un monsieur qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, dans les Bouches du Rhône.

Un – Remarquez, quand on est marié avec un type qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, je comprends qu’on se pose des questions existentielles…

Deux – Et quelle est votre réponse ?

Un – Combien vous avez de cases ?

Deux – Comme pour un SMS : 160 caractères.

Un – Si seulement les philosophes s’en étaient tenus à ça pour répondre à ce genre de questions, la philosophie serait beaucoup plus populaire dans les classes de terminale aujourd’hui…

Deux – Alors ?

Un – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Je ne sais pas moi… Parce que s’il n’y avait rien, il n’y aurait pas de chevaux non plus, donc pas d’équarisseurs, pas de boucheries chevalines et personne derrière la caisse pour se poser cette question à la con.

Deux – Ça alors…

Un – Quoi ?

Deux – Ça fait exactement 160 caractères…

Un – Bon, il faut que je vous laisse. Voilà mon bus qui arrive…

Deux – Je peux vous demander votre nom et un numéro de téléphone ? Des fois ils contrôlent, pour vérifier qu’on n’a pas bidonné les réponses…

L’autre lui tend sa carte.

Un – Voilà ma carte…

Il s’en va. L’autre reste là et jette un regard sur la carte.

Deux (lisant) – Monsieur Delarue… (Relevant les yeux) C’est quelle rue, ici ?

Noir.

 

7 – Le bon numéro

Un (ou une) SDF est là, faisant la manche. Un homme et une femme arrivent. Ils évitent soigneusement le SDF.

Elle – Il y a beaucoup plus de marginaux qu’avant dans ce quartier, non ?

Lui – C’est vrai, quand on habitait là, il n’y avait pas autant de gens dans la rue.

Ils s’arrêtent et regardent la façade d’un immeuble côté salle.

Lui – Tu te souviens ?

Elle – Oui.

Lui – C’était au sixième, non ?

Elle – Au septième.

Lui – Ah oui, c’est vrai.

Elle – Ça paraît tellement loin…

Lui – On n’avait presque pas de meubles.

Elle – On n’avait pas de lave-vaisselle.

Lui – On n’avait même pas le haut débit.

Elle – La vie de bohème…

Lui – On n’avait pas grand chose, mais on était heureux.

Elle – Est-ce qu’on est vraiment plus heureux maintenant ?

Lui – L’argent ne fait pas le bonheur, c’est bien connu.

Elle – On se contentait de ce qu’on avait, et on n’était pas plus malheureux pour autant.

Lui – On était jeune. On s’aimait.

Elle – On est toujours jeunes, non ? Et on s’aime encore ?

Lui – C’est vrai, ça fait à peine six mois.

Elle – Six mois ! J’ai l’impression que ça fait dix ans.

Lui – Moi aussi. J’ai déjà presque oublié notre vie d’avant. Tu es sûr que c’est le bon numéro, au moins ?

Elle – Ah oui, quand même. Le numéro 13. Ne me dis pas que tu as oublié ça aussi. Le numéro complémentaire !

Ils regardent un instant la façade en silence avec un sourire béat sur les lèvres.

Lui – 60 millions, tu te rends compte ?

Elle – Ça change la vie, c’est sûr.

Lui – Déjà, on n’est plus obligé d’habiter au septième étage d’un immeuble.

Elle – Remarque, il me plaisait bien cet appartement. Il y avait quand même une très belle vue sur les quais de la Seine.

Lui – Oui. Mais ce n’était pas très grand.

Elle – Trois cents mètres carrés, pour nous deux, c’était déjà pas mal.

Lui – Tout de même. Au septième étage.

Elle – Avec un ascenseur…

Lui – Tu te souviens quand il est tombé en panne. Pendant une semaine, la bonne a dû se taper les sept étages avec nos packs d’eau minérale.

Elle – La pauvre…

Lui – Elle en tout cas, c’est sûr qu’elle est beaucoup plus heureuse maintenant qu’on habite une villa de plain pied à Neuilly.

Elle – Les quais, c’est central, mais c’est quand même très bruyant.

Lui – C’est pour ça qu’on avait pris ce duplex au dernier étage.

Elle – Ah oui, c’est vrai… C’était un duplex…

Lui – C’est pour ça que je ne savais plus si c’était le sixième ou le septième.

Elle – Tu as raison. En fait on avait les deux étages.

Nouveau silence ému.

Lui – Allez viens, on rentre. On ne va pas sombrer dans la nostalgie.

Elle – Et puis le chauffeur nous attend.

Lui – Il est payé pour ça, non ?

Elle – Mais alors ça nous fait combien de millions, maintenant ?

Lui – On en avait déjà 10 qui venaient de ma famille.

Elle – Plus 20 qui venaient de la mienne.

Lui – Avec les 60 millions du loto…

Elle – Ça doit faire dans les 80 alors.

Lui – Si je peux me permettre, je dirai plutôt 90…

Elle – Moi et les chiffres, tu sais bien… Je n’ai jamais su compter.

Lui – Tu n’es pas une femme d’argent. C’est pour ça que je t’ai épousée.

Ils s’en vont en évitant soigneusement le SDF.

Elle – On pourrait peut-être lui donner quelque chose…

Lui – Je n’ai que des gros billets…

Noir.

 

8 – Deuxième chance

Un SDF arrive. Il aperçoit une pièce par terre qu’il ramasse.

Un – Deux euros… C’est mon jour de chance.

Un deuxième SDF arrive.

Deux – Salut…

Un – Salut… Je ne t’avais encore jamais vu dans cette rue.

Deux – Non, je suis nouveau. Pourquoi ? Ça te défrise.

Un – Ça m’étonne, c’est tout.

Deux – La rue est à tout le monde, non ?

Un – La rue, peut-être… Mais le trottoir…

Deux – Et toi ? Ça fait longtemps que tu le squattes, ce trottoir ?

Un – Ouais. C’est chez moi, ici.

Deux – Tu es du genre casanier, alors ?

Un – J’ai mes petites habitudes, oui. Je connais tout le monde.

Deux – Tu connais tout le monde. Mais personne ne te connaît.

Un – En tout cas, toi je ne te connais pas.

Deux – Eh ben moi, je te connais.

Un – Tu me connais, toi ?

Deux – Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?

Un – Non.

Deux – C’est vrai que j’ai un peu changé. Toi aussi, d’ailleurs.

Un – Je n’aime pas beaucoup les devinettes.

Deux – Imagine-moi rasé de près, en costume cravate, derrière un bureau en faux acajou.

Un – Excuse-moi, mais j’ai du mal.

Deux – J’étais ton conseiller en patrimoine à la Société Générale.

L’autre reste un instant tétanisé.

Un – Ordure ! Et tu viens encore me narguer dans ma rue ? Je vais t’étrangler, fumier !

Il tente de lui sauter à la gorge, mais l’autre esquive.

Deux – Doucement ! On peut parler, tout de même. Et justement, j’ai une affaire à te proposer.

Un – Une affaire ? Mais si j’en suis arrivé là, c’est justement à cause des placements pourris que tu m’as conseillés, salopard !

Deux – Cette fois, c’est différent, je t’assure. C’est absolument sans risque.

Un – Sans risque ? Évidemment que c’est sans risque ! Qu’est-ce que je pourrais bien avoir encore à perdre ? Tu ne m’as laissé que la chemise que j’ai sur le dos !

Deux – Tu l’as dit toi-même, tu n’as rien à perdre, et moi non plus. Alors oui ou non est-ce que tu veux que je te donne une chance de te refaire ?

Un – Non !

Deux – Très bien… Alors tant pis pour toi. Je vais essayer de trouver un autre associé. Je te laisse, parce que je n’ai pas de temps à perdre. C’est une opportunité unique que je dois saisir dans l’heure qui vient.

Il commence à partir.

Un – Ok, dis toujours…

Deux – Tu es sûr ?

Un – Je t’écoute…

Deux – Voilà, il me restait juste un billet de 50 euros.

Un – C’est tout ce qui te restait de ce que tu m’as volé ?

Deux – J’ai décidé de jouer le tout pour le tout. J’ai été voir une voyante, tout à l’heure, et elle m’a donné les cinq numéros du prochain loto.

Un – C’est une blague ?

Deux – Je t’assure, elle était très sûre d’elle.

Un – Très bien. Tu vas devenir millionnaire en euros. Tant mieux pour toi. Et en quoi est-ce que ça me concerne ? Tu comptes me rembourser avec ton gros lot, c’est ça ?

Deux – Pas exactement.

Un – C’est curieux, mais je m’en doutais un peu.

Deux – Donc je lui ai donné les 50 euros qui me restait pour obtenir ce délit d’initié… et je n’ai même plus deux euros pour acheter une grille de loto.

Un – Et ?

Deux – Il ne me reste plus qu’une heure !

Un – Et alors ?

Deux – Eh bien je me demandais si… Si tu serais partant pour investir dans cette affaire. Tu mets les deux euros. Et on partage les bénéfices. Deux tiers pour moi, un tiers pour toi.

Un – En gros, tu veux que je te refile les deux euros que je viens de trouver par terre… pour acheter une grille de loto parce qu’une voyante vient de te donner les numéros gagnants.

Deux – Donc tu as bien deux euros à investir dans cette affaire ! Tu ne le regretteras pas, crois-moi.

Un – Mais tu me prends vraiment pour une bille ! Avec ces deux euros, je peux acheter une baguette et un litron de rouge !

Deux – Mais moi je te propose de faire fortune !

Un – C’est toi qui m’a ruiné !

Deux – Tu me déçois, tu vois. Même dans le cas très improbable où cette voyante se serait plantée, je te propose de gagner 60 millions ! Et toi tu me parles d’une baguette et d’un litron ? Tu veux que je te dise ? Tu n’es pas digne d’être mon partenaire dans cette affaire. Allez, je te laisse…

Il s’apprête à s’en aller.

Un – Ok. Cinquante cinquante. C’est quand même moi qui prends le risque financier. Comme d’habitude…

Deux – D’accord, mais tu es dur en affaire.

Il tend la main et l’autre lui donne les deux euros.

Deux – Tu ne le regretteras pas, crois-moi. Attends-moi là, je reviens. Ce soir, on sera riche !

Un – Avant de te rencontrer, je l’étais.

L’autre s’en va.

Deux – Pourquoi est-ce que j’ai cette désagréable impression de m’être fait encore avoir ?

Noir.

 

9 – À la rue

Un adulte est là (ici un homme mais cela peut aussi bien être une femme), habillé comme un enfant. Un deuxième adulte arrive (ici une femme mais cela peut aussi bien être une homme) également habillé comme un enfant.

Deux – Et ben alors qu’est-ce qui t’arrive ? Ça n’a pas l’air d’aller ?

Un – Non…

Deux – Où est-ce qu’ils sont tes enfants ?

Un – Mes enfants viennent de m’abandonner.

Deux – En pleine rue, comme ça ? Mais c’est monstrueux ! Comment peut-on faire ça à un adulte ? C’était tes enfants naturels ?

Un – Non, j’ai été adopté. Ils m’avaient recueilli à la SPA il y a à peine un an…

Deux – La SPA ?

Un – La Société Protectrice des Adultes.

Deux – Et voilà ! Les enfants ont perdu tout sens des responsabilités, de nos jours. Ils prennent un parent de compagnie sur un coup de tête, sans réfléchir à toutes les contraintes que ça représente, le nourrir, l’habiller, le promener… Et quand ils en ont assez, ils l’abandonnent sur le trottoir. Un adulte, ce n’est pas un objet, quand même ! Ce n’est pas un jouet !

Un – Tu ne veux pas m’adopter, toi ?

Deux – Mon pauvre. Ce serait de bon cœur, mais je suis déjà moi-même l’adulte domestique d’une famille de cinq frères et sœurs. Alors si je revenais avec un compagnon à la maison, je ne suis pas sûre qu’ils soient d’accord…

Un – Dommage. Tu avais l’air gentille. Et tes enfants, ils te traitent bien au moins ?

Deux – Ça va… Une fois, ils m’ont oubliée dans une station service en partant en vacances, mais ils ne l’avaient pas fait exprès. Qu’est-ce que j’ai eu peur… J’ai cru moi aussi qu’ils m’avaient abandonnée ! Mais non, ils sont revenus me chercher une heure après…

Un – Une heure ?

Deux – La sortie suivante était à plus de cinquante kilomètres… Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Tu es tatoué au moins.

Un – Oui… Ils m’ont tatoué leur numéro de portable sur l’épaule gauche…

Deux – C’est quand même une marque de confiance.

Un – Tu trouves ?

Deux – Ça veut dire qu’au début au moins, ils n’avaient pas l’intention de t’abandonner… Encore que, sur l’épaule gauche, ça ne doit pas être facile à lire pour toi, ce numéro.

Un – Heureusement, je connais le numéro par cœur…

Deux – Et tu as essayé de les appeler ?

Un – Je tombe sur une boîte vocale. Ils ont peut-être changé de numéro.

Deux – Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès ?

Un – On était dans la rue. Je marchais devant. À un moment donné, je me suis retourné et ils n’étaient plus là.

Deux – Ah oui, les enfants font souvent ça quand ils veulent se débarrasser de leurs adultes… Bon, malheureusement, je vais devoir t’abandonner moi aussi.

Un – M’abandonner ?

Deux – Enfin, je veux dire… Mes enfants sont dans ce magasin de jouets, là. C’est interdit aux adultes. Mais ils ne vont pas tarder à ressortir…

Le portable de l’autre sonne.

Un – Allo ? Ah c’est vous ! Non, non, j’ai cru que… Enfin je croyais vous avoir perdu… Ah vous êtes dans ce magasin aussi ? Oui, oui, je suis juste devant avec un autre adulte. Non, non, je vous attends. Prenez votre temps… (Il ou elle range son portable) C’était eux…

Deux – Eh ben tu vois, il ne fallait pas avoir peur… Les enfants, quand même, ils ne nous abandonnent pas comme ça.

Un – Tu as raison… Je me suis emballé(e) un peu vite… Je suis un peu émotif (ou émotive). Tu habites dans le quartier ?

Deux – Oui, oui… Juste au bout de la rue…

Un – On pourra se voir de temps en temps alors…

Il semble apercevoir quelque chose.

Un – Cette fois, il faut absolument que je te laisse. Je les vois qui sortent du magasin, et ils ont horreur d’attendre… (En direction des coulisses) Oui, oui, j’arrive ! Alors vous avez trouvé quelque chose qui vous plaît ?

Il sort. L’autre reste là, pensif.

Deux – Quelle vie de chien…

Noir.

 

10 – La Manif pour Personne

Deux personnages sont là avec des pancartes sur lesquelles rien n’est encore écrit. Un troisième personnage arrive.

Trois – Excusez-moi, le départ de la manif, c’est bien ici ?

Un – Oui, oui, c’est là.

Trois – Bon…

Deux – On part d’ici, et on va jusqu’à… Jusqu’où on va au juste ?

Un – Alors je crois que cette fois, c’est… Écoute, je ne sais pas exactement, en fait. Mais on verra bien, non ?

Deux – Après tout, il suffit suivre les autres.

Trois – Ah très bien…

Un – Vous venez manifester avec nous ?

Trois – Oui, c’est à dire que… J’espère que je ne me suis pas trompé de manif.

Deux – Il y a une autre manif aujourd’hui ?

Trois – Ah, je pensais que vous le saviez. Il y a une contre-manif.

Un – Une contre-manif ? Tu savais qu’il y avait une contre-manif, toi ?

Deux – Non… Ouh la… Ça risque d’être chaud, alors… Si le parcours de la contre-manif croise celui de la manif.

Un – Tu crois qu’on pourrait se croiser ?

Deux – Je ne sais pas… Ils passent par où ?

Trois – Je ne sais pas.

Un – Comme nous on ne sait pas par où on va passer, de toutes façons…

Deux – Oui, remarque, ce n’est pas faux.

Un temps.

Un – Qu’est-ce tu as marqué sur ta pancarte toi ?

Deux – Je n’ai encore rien marqué. Je suis à court d’idées…

Ils réfléchissent.

Trois – Je pourrais peut-être vous aider ?

Un – Pourquoi pas ?

Ils réfléchissent tous les trois.

Trois – Excusez-moi de vous demander ça, mais je voudrais être sûr de ne pas me tromper… Vous manifestez pour quoi, vous, exactement ?

Deux – Pour quoi ? Vous voulez dire contre quoi ?

Trois – Ah, je ne sais pas, je… Je pensais que c’était les autres qui manifestaient contre…

Un – Les autres ?

Trois – La contre-manif…

Deux – Ah non, la contre-manif, eux, ils sont pour.

Trois – Pour ?

Un – Vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup l’habitude des manifs, vous, hein ?

Trois – Euh… Non, je dois avouer que c’est ma première manif.

Un – Bon alors on vous explique. Nous c’est la manif, on est contre.

Trois – Contre ? Contre quoi ?

Deux – Ça dépend des fois, évidemment. Mais on est contre en général.

Trois – Je vois…

Un – Les autres, eux, la contre-manif, ils sont contre le fait qu’on soit contre.

Trois – Je crois que cette fois j’ai compris… Je veux dire, en général… Mais cette fois, vous manifestez contre quoi, en particulier ?

Un – Contre quoi ? Contre quoi on manifeste aujourd’hui, ça ne me revient pas là tout de suite ?

Deux – Je ne sais pas… Je n’ai encore rien écrit sur ma pancarte… J’attendais de savoir quel était le mot d’ordre ?

Trois – Le mot d’ordre ? Je pensais que vous étiez contre l’ordre, justement. Je veux dire contre l’ordre établi.

Les deux autres échangent un regard.

Un – Vous êtes un malin, vous… Vous essayez de nous embrouiller, c’est ça ?

Deux – Vous ne seriez pas un flic en civil, par hasard ?

Trois – Un flic ?

Un – Un flic infiltré, quoi !

Deux – Vous êtes ici pour nous démoraliser, c’est ça ?

Trois – Ah non, mais pas du tout. Je ne suis pas de la police. Enfin, je n’ai rien contre la police. Mais je n’ai rien pour non plus.

Deux – Ok, ça va. Mais qu’est-ce que vous faites là, alors ?

Trois – Ben je vous dis… J’ai envie de m’impliquer davantage…

Un – Bon. Dans ce cas, vous êtes le bienvenu.

Trois – Merci… Mais j’aimerais quand même savoir pour quoi je vais manifester.

Deux – Mais puisqu’on vous dit qu’on a pas encore des idées ! Je veux dire décidé…

Trois – Ah oui, mais c’est embêtant, ça.

Un – On décide toujours au dernier moment, pour ne pas risquer d’être récupérés.

Trois – Et la contre-manif ?

Un – Visiblement, aujourd’hui, ils ont un peu d’avance sur nous…

Deux – Bon alors ? Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous ?

Trois – Je crois qu’il va falloir que je réfléchisse encore un peu… Je me suis peut-être emballé trop vite… Finalement, je me demande si je suis vraiment prêt à m’engager… Vous m’excusez ?

Il part.

Un – Il y en a, je te jure…

Deux – Quand on n’a pas la maturité politique.

Un – Tu es sûr que ce n’était pas un flic ?

Deux – Va savoir…

Un – Quand même, c’est bizarre.

Deux – Quoi ?

Un – On n’est que deux.

Deux – C’est vrai, tu as raison.

Un – Tu es sûr que c’est aujourd’hui, la manif ?

Deux – Je ne sais plus, maintenant. Ce type m’a complètement embrouillé.

Un – Comme on n’a pas de mot d’ordre.

Deux – Il y a peut-être eu un contre-ordre.

Un – Je propose qu’on revienne demain, non ?

Deux – Tu as raison. De toute façon, apparemment, la base n’était pas prête pour une manif de cette ampleur.

Un – Tu sais ce qu’on dit : il ne faut pas avoir raison trop tôt.

Deux – J’espère qu’on ne va pas croiser la contre-manif, quand même, on aurait l’air de quoi…

Un – On aurait de deux cons, oui.

Deux – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Du balai

Deux balayeurs. Ils balaient. L’un ramasse quelque chose par terre.

Un – C’est dingue tout ce qu’on peut trouver dans les caniveaux.

Deux – C’est quoi ?

Un – Une oreille.

Deux – Quoi ?

Un – Une oreille, je te dis !

Deux – Une oreille ? Non ? Fais voir… Ah ouais, c’est une oreille dis donc.

Il se met à regarder par terre.

Un – Qu’est-ce que tu cherches ?

Deux – Je regarde s’il n’y aurait pas la deuxième.

Un – Pourquoi il y aurait la deuxième ?

Deux – Je ne sais pas… Les oreilles, ça marche par deux, non ?

Un – Les oreilles, ça marchent par deux… N’importe quoi…

Ils restent un instant perplexes, appuyés sur le manche de leurs balais.

Deux – Qu’est-ce qu’on va en faire, de cette oreille ?

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’en en fasse ?

Deux – Je ne sais pas. On devrait peut-être essayer de retrouver son propriétaire.

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’il en fasse ?

Deux – Il me semble que moi, si je perdais une oreille et qu’on la retrouve, j’aimerais bien qu’on me la rapporte.

Un – Comment ça, si tu perdais une oreille ? On ne perd pas ses oreilles comme on perd ses clefs ! Comment veux-tu perdre une oreille sans t’en apercevoir ?

Deux – C’est vrai, ça… Comment est-ce qu’il a bien pu perdre une oreille, ce type ?

Un – Ça peut aussi être une femme.

Deux – Une femme ? Pourquoi une femme ?

Un – Pourquoi pas une femme ? Les femmes aussi ont des oreilles, non ? Sinon, à quoi elles accrocheraient leurs boucles d’oreille…

Deux – Mais cette oreille-là ne porte pas de boucle d’oreille.

Un – C’était peut-être une femme qui ne portait pas de boucle d’oreille…

Deux – C’est affreux…

Un – Quoi ?

Deux – Savoir que quelque part, une femme marche dans la rue avec une seule oreille.

Un – La femme à l’oreille coupée…

Justement une femme arrive.

Trois – Je lis dans les lignes de la main. Voulez-vous me donner la vôtre ?

Un – On cherche plutôt quelqu’un qui lise dans les lobes de l’oreille. Vous savez faire ça ?

Trois – Faut voir…

Il lui tend l’oreille.

Un – Tenez, je vous prête une oreille attentive.

Deux – On voudrait surtout savoir à qui elle appartient, cette oreille.

La voyante semble se concentrer.

Trois – Je vois… un balai.

Deux – Vous croyez que cette oreille pourrait avoir appartenu à une sorcière ?

Un – Un balai… Évidemment, on est balayeurs, alors elle voit des balais ! On serait poissonniers, elle sentirait le poisson. Et on serait marins, elle entendrait la mer…

Trois – Pour l’instant je sens surtout de mauvaises vibrations…

Deux – On a trouvé cette oreille en balayant les feuilles mortes dans le caniveau.

Un – L’automne, c’est la haute saison pour les balayeurs… Les oreilles mortes se ramassent à la pelle…

Deux – Qu’est-ce que vous voyez d’autre ?

Trois – Je vois… (Brandissant l’oreille, comme en transe) Je ne vois rien, mais j’entends.

Un – Une voyante qui entend, maintenant…

Deux – Et qu’est-ce que vous entendez.

Un – J’entends une voix… qui vient de très loin.

Deux – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ?

Trois – J’entends… des chiffres !

Un – Des chiffres ?

Deux – Ça doit être un message codé.

Trois – Cinq chiffres… Et un sixième…

Deux – Le numéro complémentaire !

Trois – Oui… Oui, c’est bien ça… Ça ressemble à la combinaison du prochain loto !

Un – Le loto ?

Deux – Et c’est quoi, ces chiffres ?

Elle lui rend brusquement l’oreille, comme si le charme était rompu.

Trois – Ça pour le savoir, il faut payer d’avance.

Un – C’est ça oui… Et qu’est-ce qui nous prouve que c’est la bonne combinaison ?

Trois – Rien. Vous n’êtes pas obligés d’y croire. C’est vous qui voyez…

Un – C’est nous qui voyons ? Je pensais que c’était vous la voyante…

Deux – Quand même, tu te rends compte ? Et si c’était le bon numéro ?

Un – Tu parles sérieusement ?

Deux – Qu’est-ce qu’on risque ?

Un – Ça je pense que Madame va nous le dire…

Trois – Cinquante euros.

Un – Cinquante euros ?

Trois – C’est à prendre ou à laisser.

Un – Et si c’était vrai, pourquoi est-ce que vous ne la joueriez pas vous-même, la combinaison gagnante.

Trois – C’est vous qui l’avez trouvé cette oreille. Pas moi. Ce serait contraire à la déontologie.

Deux – Ça ne fait que 25 euros chacun…

Un – Va pour 40, d’accord ?

Trois – Ok.

Ils lui donnent chacun un billet de vingt. Elle sort un papier de sa poche et leur tend.

Trois – Voilà les numéros gagnants.

Deux – Mais… ils étaient déjà écrits sur ce papier avant que vous n’entendiez cette voix !

Trois (avec emphase) – Le destin est toujours écrit d’avance.

Elle s’en va.

Deux – Je ne sais pas pourquoi, mais moi j’y crois…

Un – Et c’est quoi, ces numéros ?

L’autre s’apprête à lui dire mais se ravise.

Deux – Viens plutôt par là… (Jetant un regard vers le public) Les murs ont des oreilles…

Ils se mettent un peu en retrait.

Un – Alors ?

Deux – Le 13.

Un – Classique.

Deux – Le 5 bis.

Un – On va dire le 5.

Deux – Et le 214.

Un – Le 214 ?

Deux – On va dire le 2, le 1 et le 4.

Un – Ouais, mais ça ne fait que 5 numéros.

Deux – Ah ouais, c’est vrai…

Un – Elle ne nous a pas donné le numéro complémentaire, la salope.

Deux – On aurait dû lui donner les cinquante euros qu’elle nous demandait.

Un – C’est ça, ça va être de ma faute, maintenant.

Deux – Et cette oreille, qu’est-ce qu’on en fait ? Elle n’a pas l’air très propre…

Un – Évidemment, on l’a trouvé dans le caniveau…

Deux – Ouais… (En direction de la salle) Personne n’a perdu une oreille ? Une oreille sale… Bon ben je la laisse ici, bien en évidence. Si celui qui l’a perdu veut la récupérer…

Un – Bon, on la fait, cette grille, oui ou non ?

Deux – Allons-y… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que c’est notre jour de chance…

Ils sortent. Noir.

12 – Le pari de Pascal

Un personnage arrive, un peu désorienté. Il jette un regard vers le plan qu’il tient à la main. Il aperçoit alors quelque chose par terre et, intrigué, le ramasse. C’est un billet de banque, qu’il examine avec curiosité. Un autre personnage arrive. Celui qui a trouvé le billet interpelle l’autre.

Un – Excusez-moi, vous n’auriez pas…?

Deux (l’interrompant) – Désolé, mais je n’ai pas de monnaie.

Un – Ah, non, mais je ne fais pas la manche… Au contraire… Je voulais vous demander si vous n’aviez pas perdu un billet, par hasard ?

L’autre, un peu surpris, s’arrête et se radoucit quelque peu.

Deux – Un billet ? Ça dépend… C’est un billet de combien ?

Le premier jette un regard au billet.

Un – Cinq cents.

Deux – Ah oui, quand même… Attendez, je regarde… (Il fait mine de fouiller ses poches). Je… Oui, peut-être… Un billet de cinq cents euros, vous disiez ?

L’autre examine le billet.

Un – Oui, cinq cents… Ah non, dites donc…

Deux – Ce n’est pas un billet de cinq cents ?

Un – Si, mais c’est un billet de cinq cents francs !

Deux – Des francs ? Vous voulez dire… des anciens francs ?

Un – Ah non, des nouveaux… Enfin… Les francs d’avant, quoi… Les anciens francs, ça n’existe plus, non ?

Un – Les nouveaux francs non plus, ça n’existe plus… Faites voir…

L’autre lui tend le billet.

Deux – Ah oui, cinq cents francs… Un Pascal, comme on disait à l’époque… Ça faisait un moment que je n’en avais pas vu… Quand ils étaient en circulation, je n’en voyais déjà pas souvent…

Un – Pascal… C’était un philosophe, non ?

Deux – Un mathématicien, je crois…

Un – Ah oui ! Le pari de Pascal !

Deux – Cinq cent francs…

Un – Ça fait combien en euros ?

Deux – Ah peu près cent euros, non ? Quelque chose comme ça…

Un – Donc, ce n’est pas à vous… Vous croyez qu’on peut encore les échanger ?

Deux – À la Banque de France, vous voulez dire ? Ah, je ne crois pas, non… (Il lui rend le billet). Je ne suis même pas sûr que ça existe encore, la Banque de France.

Un – Vous croyez ?

Deux – Maintenant, avec l’Europe.

Un – Quand même, la Banque de France…

Un troisième personnage arrive, semblant chercher quelque chose. Les deux autres le regardent, intrigués.

Un – Vous cherchez quelque chose ?

Trois – Oui, j’ai… Je crois que j’ai perdu cent euros, dites donc…

Deux – Cent euros ?

Un – Et vous n’en êtes pas sûr ? Il me semble que moi, si je perdais cent euros…

Trois – C’est à dire que… Je suis allé au distributeur, ça je le sais… J’ai retiré cent euros, comme dab… Mais je ne les retrouve pas… Ils sont peut-être tombés de ma poche… Vous ne les auriez pas trouvés, par hasard ?

Un – Cent euros ? Non…

Trois – Ou alors, j’ai oublié de les prendre…

Deux – Comment ça, oublié ?

Trois – Avant, c’était ma carte bancaire que j’oubliais dans le distributeur. Je prenais l’argent, et j’oubliais la carte… Maintenant, je fais bien attention à reprendre ma carte… Mais parfois, j’oublie de prendre les billets…

Un – Dans ce cas, la machine les ravale, non ?

Trois – Oui… À moins que quelqu’un les ait pris avant…

Deux – Ou que le vent les ait emportés.

Un – C’est vrai qu’il y a du vent, aujourd’hui.

Deux – Les feuilles mortes se ramassent à la pelle…

Le premier montre le billet qu’il a trouvé.

Un – Les billets de banque aussi…

Trois – Vous avez trouvé mes cent euros ?

Un – Voilà ce que je viens de ramasser par terre.

Il lui tend le billet de cinq cents francs.

Trois – Un billet de cinq cents francs…

Deux – Ça ne peut pas être le vôtre.

Trois – C’est quand même curieux, remarquez…

Un – Quoi ?

Trois – Cinq cent francs… ça fait à peu près cent euros, non ?

Deux – Mais enfin… comment votre billet de cent euros aurait-il pu se transformer en un billet de cinq cent francs ?

Trois – Ouais… Surtout que moi, c’était deux billets de cinquante euros.

Un – Comment vous le savez ? Vous n’êtes même pas sûr de ne pas les avoir oubliés dans le distributeur ?

Trois – Vous avez raison… Mais les billets de cent euros, c’est plutôt rare, non ?

Deux – De nos jours, moins que les billets de cinq cents francs.

Un – Par quel miracle deux billets de cinquante euros pourraient-il se convertir en un billet de cinq cents francs ?

Deux – Personnellement, je ne crois pas aux miracles… Et puis transformer deux billets de cinquante euros en un billet de cinq cents francs même plus échangeable, tu parles d’un miracle…

Trois – Surtout qu’en réalité, cent euros, ça fait 655 francs et 96 centimes… En arrondissant un peu… Du coup je perds plus de 155 francs dans l’opération…

Un – Ah oui, on est loin de la multiplication des pains, c’est clair…

Ils restent un instant perplexes.

Deux – Ou alors, ça vient du DAB…

Trois – Comment ça ?

Deux – Vous dites que vous n’avez pas regardé les billets. Vous n’êtes même pas sûr de les avoir pris.

Trois – Et alors ?

Deux – C’est peut-être le distributeur qui vous a refourgué un billet de cinq cent francs au lieu de deux de cinquante euros.

Trois – Vous croyez ? Mais c’est du vol !

Deux – Il est peut-être détraqué.

Un – Mais enfin s’il n’a pas pris les billets, le DAB les a avalés.

Trois – Allez savoir… Il y a peut-être des DAB qui n’avalent pas…

Deux – Surtout quand on essaie de leur faire avaler des billets qui n’ont même plus cours.

Trois – Mais vous dites que c’est le distributeur qui me l’a refilé, ce billet de cinq cents balles ! Alors la banque me refile un billet périmé, et après le DAB ne veut pas le ravaler ?

Deux – C’est vrai que c’est un peu dur à avaler…

Un – Peut-être qu’il l’a avalé, et qu’il l’a recraché.

Trois – En tout cas, j’ai l’impression désagréable que dans cette histoire, c’est moi qui me suis fait baisé.

Deux – C’est un peu l’impression qu’on a tous en sortant de sa banque, non ?

Trois – Un DAB qui se met à redistribuer des francs… Ça n’a pas de sens, non ?

Un – Je ne sais pas moi… Vous voyez une autre explication, vous ?

Nouveau silence perplexe.

Un – Ils ne seraient pas repassés au franc sans nous le dire, quand même ?

Deux – C’est vrai que ça fait un moment que je n’ai pas écouté les informations…

Trois – Tout de même… Revenir au franc… On a beau être un peu distrait… On ne parle pas d’avoir raté le passage à l’heure d’été, là…

Deux – J’ai bien une autre hypothèse, mais ça fout un peu les jetons…

Un – Dites toujours…

Deux – Et si on avait fait un bond dans le passé…

Trois – Un bond ?

Un – Vous voulez dire… comme dans un film de science fiction ? On aurait été projetés en arrière dans le temps… avant le passage à l’euro.

Trois – Vous plaisantez ? Et puis franchement, un voyage dans le temps… Si c’est juste pour revenir à l’époque du franc… Tu parles d’un film…

Deux – Je n’ai pas dit que c’était un bon film… C’est peut-être juste un mauvais cauchemar…

Un – C’est simple, on n’a qu’à regarder l’argent qu’on a dans nos poches…

Trois – Moi, je n’ai rien… J’allais au distributeur, justement…

Deux – Je suis parti sans mon portefeuille… Je viens de descendre la poubelle…

Un – J’ai un peu de monnaie dans ma poche…

Il fouille sa poche et en sort une pièce.

Un – Ah voilà… Une pièce de un euro…

Trois – Ouf…

Deux – Faites voir ?

Il l’examine.

Deux – C’est une pièce de dix francs…

Un – Non ?

Le troisième examine la pièce à son tour.

Trois – Ah oui, dites donc… C’est vrai que ça ressemble beaucoup à une pièce d’un euro… mais c’est bien une pièce de dix francs.

Deux – Je crois que là, il se passe vraiment quelque chose de pas ordinaire…

Un – Ne nous affolons pas… On me l’a peut-être refourguée à la boulangerie par erreur, cette pièce de dix francs… Ça arrive…

Deux – Tout de même… Ça commence à ressembler à un faisceau de présomptions, comme on dit dans les séries policières…

Arrive un quatrième personnage.

Quatre – Excusez-moi de vous déranger, je sais que ça va vous paraître curieux comme question, mais vous n’auriez pas trouvé un billet de cinq cent francs par hasard ?

Les trois autres le regardent avec suspicion.

Un – À moi de vous poser une question… En quelle année sommes nous ?

Quatre – Mais… on est toujours en 2015, il me semble… Jusqu’au 31 décembre en tout cas…

Deux – Alors comme ça, en 2015, vous vous baladez dans la rue avec un billet de cinq cent francs ? Non mais vous vous rendez compte ?

Un – C’est vrai, on était morts d’inquiétude, nous !

Trois – On a cru un instant qu’on avait fait un grand bond en arrière. Comme dans ce film, là… Retour vers le Passé…

Quatre – Ce n’est pas Retour vers le Futur, le film ?

Deux – Oui, bon, ce n’est pas le problème.

Quatre – Excusez-moi, je… Je ne pensais pas vous…

Deux – Non mais c’est un monde, tout de même…

Un – Tenez, le voilà votre billet de cinq cents balles !

Trois – Mais qu’est-ce que vous allez foutre avec ça ?

Quatre – Eh bien… Je me rendais présentement chez un numismate…

Trois – Un numismate ?

Quatre – Les… Les pièces et les billets de collection, vous voyez…

Un – Je vois…

Quatre – J’ai retrouvé ce billet chez moi, dans un bouquin qui appartenait à mon grand-père.

Deux – Le genre de grand-père à se servir de billets de banque comme marque pages…

Un – Remarquez, c’est vrai que c’est moins salissant que les sardines à l’huile.

Quatre – Donc j’ai regardé sur internet ce que ça pouvait valoir aujourd’hui.

Deux – Combien ?

Quatre – Cent euros ! Vous vous rendez compte ? À l’époque où c’était encore échangeable, ça n’en valait que soixante seize…

Trois – Ah oui, c’est… C’était un petit malin, votre pépé, finalement.

Un – Oui, c’est ce qui s’appelle un pari sur l’avenir… Avec ce Pascal, votre grand-père vous aura fait gagner dans les vingt-quatre euros.

Quatre – Ça fait combien, vingt-quatre euros, en francs ?

Trois – Environ 157 francs et 43 centimes…

Quatre – Ouah… Bon ben… Merci, en tout cas… Heureusement qu’il y a encore des gens honnêtes comme vous…

Les trois qui restent regardent le quatrième partir.

Trois – Ça ne me dit pas où sont passés mes cent euros, tout ça…

Les deux autres le regardent. Noir.

13 – Un bon coup de balai

Maria est en train de passer un coup de balai. Edouard arrive en costume trois pièces.

Edouard – Ah Maria… Je voulais vous dire un mot, justement…

Maria arrête de balayer.

Maria – Oui, Monsieur ?

Edouard – Il y a combien d’années que vous balayez pour nous, Maria ?

Maria – Je ne sais pas, Monsieur. Je n’ai pas compté. Vous n’êtes pas content de mon travail ?

Edouard – Si, si, Maria, au contraire. Je tenais d’ailleurs à vous féliciter. Vous connaissez la devise de notre banque ?

Maria – Il faut savoir balayer devant sa porte ?

Edouard – Bien Maria, exactement ! Grâce à vous, la devanture du Crédit Solidaire est toujours impeccable. Et la devanture d’une banque, c’est sa vitrine, n’est-ce pas ? Si la vitrine d’une banque n’est pas impeccablement tenue, les clients pourraient se dire que…

Maria – Le banquier n’est sûrement pas très net non plus…

Edouard – Voilà ! Vous avez tout compris, Maria.

Maria – Je peux continuer mon travail, Monsieur ?

Edouard – Pas tout à fait, Maria…

Maria – Bon…

Edouard s’éclaircit la gorge.

Edouard – Comme vous le savez, ma chère Maria… Ma très chère Maria… Je dirais même ma trop chère Maria… C’est la crise.

Maria – Ah oui, Monsieur ?

Edouard – La crise, Maria ! Même si vous ne lisez pas la presse économique tous les jours, vous en avez entendu parler, tout de même ? Mais oui, suis-je bête ! Vous êtes bien espagnole, Maria, n’est-ce pas ?

Maria – Portugaise, Monsieur…

Edouard – Mais c’est encore mieux ! Enfin, je veux dire encore pire… Le Portugal est le pays le plus endetté de la zone euros ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Bref, c’est la récession, et le monde de la finance, bien entendu, est le premier affecté par la baisse générale des valeurs…

Maria – Les valeurs…

Edouard – Je parle des valeurs boursières, évidemment, mais soyez-en persuadée, Maria, de la dépression économique à la dépression tout court, il n’y a souvent qu’un pas. Quand la bourse est à la baisse, le moral l’est aussi. Et quand le moral est dans les chaussettes, la crise morale n’est pas loin non plus.

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Vous-même Maria, ne me dites pas que vous n’êtes pas un peu déprimée ?

Maria – Ça va, Monsieur, je ne me plains pas…

Edouard – Excusez-moi, Maria, mais quand on vous voit, comme ça, avec votre balai… On n’a pas l’impression que vous respirez la joie de vivre, je vous assure !

Maria – Je suis peut-être un peu fatiguée, en ce moment… À force de balayer devant votre porte…

Edouard – Tout cela pour vous dire, Maria, que notre banque, évidemment, n’est pas non plus épargnée par la tourmente… et que nous devons faire nous aussi des économies. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Pour votre bien, Maria, le Crédit Solidaire a donc dû prendre des mesures drastiques et néanmoins douloureuses afin de préserver votre emploi. Emploi dont la pérennité, je peux vous le dire maintenant, était gravement menacée.

Maria – Merci Monsieur…

Edouard – J’ai donc le plaisir de vous annoncer, Maria, que vous n’êtes pas licenciée.

Maria – Je travaille au noir, Monsieur.

Edouard – Quoi qu’il en soit, vous pourrez continuer à balayer devant notre porte jusqu’à nouvel ordre. Et qui sait ? Un jour peut-être, je vous laisserai balayer aussi le bureau du Directeur.

Maria – Merci, Monsieur…

Edouard – Évidemment, le Crédit Solidaire attend de vous que vous fassiez aussi un petit effort pour nous aider à préserver l’emploi dans ce pays. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat, sans achat pas de confiance, et sans confiance, pas d’emploi. C’est le cercle vicieux de la stagflation, vous me suivez ?

Maria – J’essaie, Monsieur…

Edouard – Tout cela vous dépasse, bien sûr, ma pauvre Maria, mais vous pouvez me faire confiance… Je vais d’ailleurs essayer d’être plus clair… En contrepartie de la préservation de votre emploi, le Crédit Solidaire vous propose une baisse de rémunération de trente pour cent. J’imagine que cette proposition vous semble raisonnable, n’est-ce pas ?

Maria – Trente pour cent ?

Edouard – Un petit tiers, si vous préférez.

Maria – Un tiers en moins ?

Edouard – Ben oui, pas en plus, hein ? Vous savez que par les temps qui courent, même les emplois de balayeurs ne courent pas les rues, Maria. Bientôt pour balayer dans une banque, même au black, il faudra au moins bac plus trois ! Plus éventuellement un bon coup de piston et une promotion canapé… Vous avez le bac, vous, Maria ?

Maria – Non Monsieur…

Edouard – J’imagine que vous n’avez pas davantage de relations haut placées ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Et pour la promotion canapé, ma chère Maria, sans vouloir vous vexer, je ne suis pas sûr non plus que tous les atouts soient vraiment de votre côté… Que voulez-vous, c’est comme ça… C’est