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L’Étoffe des Merveilles

Traduction, adaptation libre et création par Jean-Pierre Martinez à partir de l’intermède de Cervantès Le Retable des Merveilles.

Comment trois saltimbanques bernent des notables de village en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes…


Ces traductions et libres adaptations des œuvres de Don Juan Manuel (le conte « El Conde Lucanor ») et Miguel de Cervantès (la courte pièce « El Retablo de las Maravillas » et l’épisode des moulins dans le roman « El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha ») que Jean-Pierre Martinez a eu l’idée de réunir et auxquelles il a ajouté des transitions entièrement de sa main pour en faire un texte théâtral, ne sont pas libres de droits. Toute représentation doit être autorisée par la SACD et des droits d’auteur sont à prévoir : FORMULAIRE DE CONTACT


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Distributions possibles

Le comédien interprétant Cervantès peut aussi interpréter Don Quichotte.
Le comédien interprétant le journaliste peut aussi interpréter Sancho Panza.
Ces deux comédiens peuvent également interpréter un autre rôle
dans les deux tableaux du Retable des merveilles.
De nombreux rôles masculins peuvent être féminisés.
Au final, donc, ces 14 personnages peuvent être interprétés
par une distribution très variable en genre et en nombre :

De 10 à 14 personnages (variables en sexe)

À 14 : de 6 à 12 hommes et de 2 à 8 femmes.

À 13 : de 5 à 11 hommes et de 2 à 8 femmes.

À 12 : de 4 à 10 hommes et de 2 à 8 femmes.

À 11 : de 4 à 9 hommes et de 2 à 7 femmes.

À 10 : de 4 à 8 hommes et de 2 à 6 femmes.

La distribution peut éventuellement être ramenée à 9 en supprimant l’un des personnages de notables et en attribuant ses répliques à un autre. Enfin, il est aussi possible de faire jouer tous les rôles, ou certains seulement, par des marionnettes.


Présentation

Le Retable des merveilles est l’un des huit intermèdes écrits par Cervantès. Les qualités dramatiques de cette comédie de Cervantès n’échappèrent pas à Jacques Prévert, qui l’adapta et la mit en scène en 1936 avec le Groupe Octobre, sous le titre Le Tableau des Merveilles. Cependant, l’adaptation très libre de Prévert s’éloigne beaucoup de l’original, tant par la lettre que par l’esprit. Il en fait une pièce engagée, au didactisme un peu trop appuyé. Afin de remettre en lumière cette œuvre injustement oubliée et très peu jouée, cet ouvrage en propose une nouvelle traduction modernisée, pour rendre l’argument plus universel, et une adaptation plus théâtrale, afin de faciliter la mise en scène. À lui seul, l’intermède de Cervantès est un texte très court, destiné à être joué en entracte. Cependant, dans la mesure où il convoque à la fois la musique et la danse, il peut donner lieu à la création de nombreux tableaux susceptibles d’enrichir le spectacle. Pour étoffer encore la proposition théâtrale, cette œuvre est précédée d’un prologue intégrant une adaptation du conte de Don Juan Manuel (inclus dans son recueil Le Comte Lucanor) dont Cervantès s’est inspiré pour composer son intermède. Elle est suivie d’un épilogue, qui est une adaptation du célèbre épisode des moulins dans Don Quichotte.

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Comment écrire une pièce de théâtre

Écrire une comédie pour le théâtre

Comment écrire une pièce de théâtre et la faire jouer.
Manuel d’écriture et conseils destinés aux auteurs débutants.

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LIRE LE DÉBUT

PROLOGUE : Y a-t-il une recette pour réussir une comédie ?

Scène 1

Une méthode pour chacun et à chacun sa méthode

Il y a bien sûr plusieurs façons d’écrire une pièce de théâtre. Autant que d’auteurs, probablement. Pour ne pas dire autant que de pièces. Ceci n’est donc pas « la » bonne méthode pour écrire une comédie, mais une approche parmi d’autres, et en tout cas celle qui s’est imposée à moi pour rédiger en dix ans plus de cent scénarios de films pour la télévision, puis dans les douze ans qui ont suivi près de soixante-dix comédies pour le théâtre, faisant l’objet chaque année de plus de trois cents montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, notamment en français et en espagnol.

Quelle que soit la méthode utilisée, que cette méthode soit formalisée ou pas, et consciente ou non, chaque auteur s’appuie sur une façon de faire. C’est plus vrai encore dans le domaine de l’écriture de commande (comme le scénario de télévision), qui implique une grande rapidité d’exécution, et pour les genres les plus populaires (comme la comédie théâtrale), qui reposent sur des procédés bien répertoriés. Quoi qu’il en soit, pour écrire un scénario par mois ou une pièce de théâtre tous les deux mois, sur une période de plus de vingt ans, il faut un minimum d’organisation.

Écriture industrielle dira-t-on ? À l’évidence, pour ce qui est du théâtre de boulevard et des séries de télévision, il s’agit bien de pièces et de films de genre (par opposition aux pièces et aux films d’auteur). Mais pour parvenir à une écriture plus personnelle, il n’est pas inutile de connaître d’abord les grands principes universels de la dramaturgie, afin éventuellement de s’en éloigner, si ce n’est de s’en libérer. De la même façon que pour un romancier, il vaut mieux connaître parfaitement la syntaxe française avant d’inventer son propre style.

Et puis à tout prendre, si c’est là votre goût et votre talent, mieux vaut porter un genre à la perfection pour le sublimer (comme le firent Feydeau ou Guitry avec le boulevard), plutôt que d’écrire un théâtre pseudo-littéraire, ennuyeux, nombriliste, injouable et inregardable (comme tant de dramaturges contemporains hélas), en participant ainsi à discréditer le vrai théâtre d’auteur et à éloigner le public des salles qui défendent courageusement ce type de spectacles.

Molière aussi écrivait avec méthode. Et ce n’est en rien contester son génie que de reconnaître qu’il empruntait beaucoup au théâtre de genre (la commedia dell’arte, notamment), qu’il s’inspirait lui aussi de ses prédécesseurs (Tirso de Molina pour Dom Juan, le dramaturge espagnol ayant lui-même repris un thème très ancien), et qu’il lui arrivait même de se répéter un peu en reprenant certaines intrigues dans plusieurs de ses pièces (lorsqu’un valet ou une servante, par exemple, est chargé par des jeunes gens d’empêcher un mariage arrangé par leurs parents).

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Mots clefs : écrire une pièce de théâtre, écrire une scène de théâtre, écrire un dialogue de théâtre

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Écrire une pièce de théâtre

Écrire une comédie pour le théâtre : la rédiger, la faire lire, la faire jouer.
Manuel à destination des auteurs débutants.
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Écrire une comédie pour le théâtre

Auteur de théâtre et scénariste, Jean-Pierre Martinez a étudié et enseigné la narratologie (à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales) et l’écriture de scénario (au Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle). Il connaît bien l’univers du théâtre et de la télévision, et les nombreux ouvrages sur l’écriture dramatique et scénaristique lui sont très familiers. En s’appuyant sur cette formation théorique et sur son expérience professionnelle, il a élaboré une méthode d’écriture, afin de formaliser sa pratique pour essayer d’en transmettre les principes. En sélectionnant les éléments qui vous sembleront utiles, et en ajoutant votre touche personnelle, à vous d’élaborer votre propre méthode pour réaliser plus facilement vos projets d’écriture.

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

Le mot de l’auteur

Prologue – Y a-t-il une recette pour réussir une comédie ? 

Acte 1 – Qu’est-ce qu’un auteur de théâtre ?

Acte 2 – Qu’est-ce qu’une comédie pour le théâtre ?

Acte 3 – Comment écrire une comédie pour le théâtre ?

Acte 4 – Comment faire lire une comédie pour le théâtre ?

Acte 5 – Comment faire jouer une comédie pour le théâtre ?

Épilogue – Être ou ne pas être un auteur de théâtre ?

Le mot de la fin

Écrire une pièce de théâtre

Pièce de théâtre, comédie, tragédie, drame, comédie dramatique, spectacle, auteur, dramaturge, scénariste, scénario, genres de la comédie, procédés comiques, humour, rire, dépôt d’un manuscrit, édition théâtrale, librairie théâtrale, édition à compte d’éditeur, édition à compte d’auteur, autoédition, idée, situation, histoire, schéma en 3 actes, situation initiale, élément perturbateur, élément déclencheur, péripéties, climax, fausse et vraie résolution, situation finale, personnages, caractérisation, point de vue, empathie, identification, suspens, mystère, high concept et low concept, personnel et universel, round character et flat character, préparation et paiement, lieu, temps, dialogues, didascalies, non-dits, écrire une pièce de théâtre…

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Un bref instant d’éternité

A brief moment of eternity –  Un breve instante de eternidad – Um breve instante de eternidadeOKAMŽIK VĚČNOSTI

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes ou 2 hommes et 1 femme ou 2 femmes et 1 homme ou 3 femmes

 

Un chercheur vient de trouver le sérum de la vie éternelle. Conscient des conséquences imprévisibles d’une telle découverte, il est sur le point de renoncer à la rendre public. Mais sa femme, qui rêve de garder pour toujours sa jeunesse, et son amant, qui voudrait vivre à jamais, ne sont pas disposés à un tel sacrifice…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Un bref instant d’éternité

Pierre, chercheur, vient de trouver le sérum de la vie éternelle. Conscient des conséquences imprévisibles d’une telle découverte, il est sur le point de renoncer à la rendre publique. Mais sa femme, qui rêve de garder pour toujours sa jeunesse, et son amant, qui voudrait vivre à jamais, ne sont pas disposés à un tel sacrifice…

 Personnages

Pierre : le mari

Delphine : la femme

Vincent : l’amant

Un salon en partie transformé en laboratoire. Pierre, en blouse blanche, se livre à de mystérieuses expérimentations sur une table couverte d’éprouvettes et autres appareillages scientifiques. Une cage vide avec la porte ouverte trône aussi sur la table. Pierre éternue. Delphine arrive, un imperméable sur le dos.

Delphine – À tes souhaits…

Pierre – Merci. Tu as passé une bonne journée ?

Delphine retire son imperméable.

Delphine – La routine… Tu ne pourrais vraiment pas faire ça ailleurs ?

Pierre – Où ? Mon patron m’a interdit de continuer mes recherches au labo…

Delphine – On se demande pourquoi…

Pierre – Je n’en ai plus pour très longtemps, je t’assure.

Delphine – Je te rappelle qu’on mange, sur cette table. Tu vas finir par nous empoisonner !

Pierre – Je suis sur le point d’aboutir, je le sens.

Delphine – Un vaccin contre le rhume…

Pierre – Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Autrefois, tu croyais en moi…

Delphine – L’homme que j’ai épousé voulait révolutionner la médecine moderne.

Pierre – Va savoir… C’est peut-être ce que je suis en train de faire.

Delphine – En découvrant un remède définitif contre le rhume ? Mon pauvre ami… Même si tes recherches aboutissent un jour, tu ne crois pas décrocher le prix Nobel de médecine avec ça ?

Pierre – Ce n’est pas vraiment mon but, mais… pourquoi pas ?

Delphine – Attends, Pierre… On ne parle pas de la malaria ou du sida, là ! Personne n’est jamais mort d’un gros rhume !

Pierre – C’est un virus comme un autre.

Delphine – Oui, mais beaucoup moins dangereux… Il y a des problèmes sanitaires plus graves à traiter, non ?

Pierre éternue à nouveau.

Pierre – Tu dis ça parce que tu n’es jamais enrhumée. Tu dois avoir développé une forme d’immunité. Je me demande si ce n’est pas toi que je devrais prendre comme cobaye.

Delphine – Merci.

Pierre – Enfin, ma chérie, tu es une scientifique, toi aussi !

Delphine – Une scientifique ? Non… Moi, je ne suis que pharmacienne. Tu me le répètes assez souvent. Et pour toi, j’ai l’impression que pharmacienne, c’est à peine au-dessus d’épicière.

Pierre – Tu sais très bien que quand on fait de la recherche, on ne sait jamais vraiment sur quoi ça va déboucher. Un vaccin contre le rhume, ce serait peut-être une étape vers d’autres découvertes plus importantes.

Delphine – En tout cas, pour ce qui est du rhume, les pharmaciens ne te diraient pas merci.

Pierre – Pourquoi ça ? Ce serait vous qui le vendriez, ce vaccin, après tout !

Delphine – Bien sûr… Et pour chaque vaccin vendu, ce serait un client de perdu pour la vie.

Pierre – Les gens feraient des économies ! Ils se porteraient mieux et ils seraient plus productifs au travail.

Delphine – Oui… Et nous, on verrait notre chiffre d’affaires s’effondrer ! Tu sais ce que ça représente, pour un pharmacien, en hiver, les produits anti-rhume ?

Pierre – Et tu voudrais que je ne vous considère pas un peu comme des épiciers…

Delphine – Oui… Mais c’est avec les revenus de l’épicerie qu’on paie le crédit de la maison…

Delphine sort.

Pierre – Tu vois, Joséphine, on est des incompris tous les deux. Un jour, ils comprendront, tu verras. Ils regretteront de nous avoir traités avec un tel mépris. Mais il sera trop tard… On abandonnera tous ces pauvres mortels à leur triste sort, et nous on sera les rois du monde… (Exalté) Et quand je dis les rois… Je devrais plutôt dire les dieux ! (Revenant à la réalité) Tu ne dis rien, mais tu n’en penses pas moins, pas vrai ? Joséphine ? (Il jette un regard vers la cage) Où est-ce qu’elle est passée, encore… (Il fait le tour de la pièce en appelant à voix basse) Joséphine ? Viens un peu par ici, ma chérie…

Delphine revient, et il s’interrompt, comme pris en faute.

Delphine – Tu m’as appelée ?

Pierre – Non, non, je…

Delphine – Avec qui tu parlais alors ?

Pierre – À personne, je… Je me parlais à moi-même.

Delphine – Ça ne s’arrange pas… Au fait, tu ne vas pas le croire, mais j’ai vu un rat, hier matin, dans la cuisine.

Pierre (mal à l’aise) – Non…?

Delphine – J’ai même pensé à ramener mon revolver de la pharmacie…

Pierre – Tu as un revolver, à la pharmacie ?

Delphine – Mais oui, tu sais bien ! C’est Vincent qui m’avait conseillé d’en acheter un. J’ai déjà été braquée trois fois, tu te souviens ?

Pierre – Ah oui…

Delphine – Malheureusement, je n’arrive plus à remettre la main dessus.

Pierre – Perdre un revolver, ce n’est pas banal… Ce n’est pas le genre de trucs qu’on égare facilement… Ou alors tu te l’es fait braquer aussi…

Delphine – Ça ne me fait pas rire, Pierre. J’ai la phobie des rats, tu le sais bien. Je me demande comment celui-là a pu arriver ici…

Pierre – Oui…

Elle lui lance un regard soupçonneux.

Delphine – C’est bizarre, j’ai l’impression que toi, tu ne te le demandes pas.

Pierre – Si… Si, si, je t’assure…

Delphine – Tu n’as pas même l’air surpris…

Il hésite avant d’avouer.

Pierre – Pardon. C’est Joséphine.

Delphine – Joséphine ?

Pierre – Mon rat de laboratoire. C’est une femelle… Apparemment, elle a réussi à ouvrir toute seule la porte de sa cage. Elle est très intelligente, tu sais…

Delphine – Un rat ? Et tu l’appelles Joséphine ? Attention, Pierre, tu es en train de devenir complètement fou !

Pierre – Je l’ai ramenée du labo… Parfois j’ai l’impression que c’est la seule qui croit encore en moi…

Delphine – On dirait que tu parles d’une collègue… C’est un rat !

Pierre – C’est avec sa grand-mère que j’ai commencé mes recherches, il y a quelques années. Alors c’est vrai que je me suis un peu attaché à la famille.

Delphine – Ah, non ! Pas ça, Pierre. Je n’accepterai pas de vivre avec un rat en liberté chez moi sous prétexte qu’il fait un peu partie de la famille.

Pierre – C’est juste une petite escapade…

Delphine – Tu n’avais qu’à fermer la cage, bon sang ! À clef, si nécessaire ! Je te préviens, Pierre : je ne passerai pas une nuit de plus ici avec un rat en liberté !

Pierre – Ne t’énerve pas. Ce n’est pas si grave.

Delphine – Je m’énerve si je veux, d’abord ! Je suis à bout, je t’assure… Alors maintenant, ta Joséphine… C’est elle ou moi, d’accord ?

Pierre – Quand elle aura faim, elle finira par revenir dans sa cage. Ce n’est pas un animal qui a l’habitude de trouver sa nourriture tout seul. Je vais la retrouver, je t’assure.

Delphine – Oui, eh bien je ne sais pas dans quel état. Parce que faute de revolver, je lui ai mis du blé empoisonné à l’arsenic dans la cuisine, ce matin.

Pierre – De l’arsenic ? Mais c’est barbare ! Pauvre Joséphine… Et puis où est-ce que tu as trouvé de l’arsenic, d’abord ?

Delphine – Je te rappelle que je suis pharmacienne.

Pierre – Le haschich reste interdit en France, mais n’importe quelle femme peut se procurer un revolver, et l’arsenic est en vente libre en pharmacie ?

Delphine – Sur ordonnance, seulement. Mais heureusement, même si je ne suis qu’épicière, j’ai quand même droit à un ordonnancier.

Pierre – J’ai l’impression de vivre avec Madame Bovary.

Delphine – Madame Bovary n’a pas empoisonné son mari. Elle s’est suicidée. Tu confonds avec Thérèse Desqueyroux.

Pierre – Eh ben… Tu as l’air d’en connaître un rayon, sur les empoisonneuses.

Delphine – J’ai toujours préféré Mauriac à Flaubert. En tout cas, si je devais choisir, pour échapper à mon mari, je préférerais l’empoisonner lui plutôt que de m’empoisonner moi-même…

Pierre – C’est rassurant… Mais c’est que j’y tiens beaucoup, moi, à Joséphine.

Delphine – Oui, depuis pas mal de temps déjà, tu fréquentes davantage les rats de laboratoire que ta femme et tes amis.

Pierre – Eux, au moins, ils ne m’ont jamais déçu… Et puis je te signale que c’est sur ce cobaye que j’expérimente mon vaccin… Si tu l’as empoisonné, je vais devoir reprendre toutes mes expériences depuis le début…

Delphine – Je n’aurai pas la patience d’attendre jusqu’à la fin, de toute façon. Il faut te reprendre, Pierre. Je ne serai pas toujours là…

Pierre – Ah bon ?

Delphine – Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire, mais…

Pierre – Ne t’inquiète pas, je sais très bien ce que tu voulais dire.

Il sort un instant. Delphine a l’air d’être abattue. Pierre revient avec un bouquet de fleurs qu’il tend à Delphine, très surprise.

Pierre – Pour me faire pardonner de ne pas avoir été à la hauteur ces derniers temps…

Delphine (plus embarrassée que ravie) – Merci, mais…

Pierre – Ce soir, je t’emmène dîner dans notre restaurant favori. Celui où je t’ai demandé ta main, il y a…

Delphine – Non…?

Pierre – Tu n’as pas oublié quel jour nous sommes ?

Delphine – Ah, d’accord…

Pierre – Tu avais oublié notre anniversaire de mariage.

Delphine – Jusqu’à maintenant, c’est plutôt toi qui oubliais ce genre de choses…

Pierre – Eh bien tu vois… Les choses peuvent changer… Même moi, je peux changer…

Delphine (prenant les fleurs) – Merci…

Pierre – J’ai réservé pour neuf heures, ça te va, ou tu veux que j’appelle pour dire qu’on arrivera un peu plus tard ?

Delphine – C’est-à-dire que… j’avais proposé à Vincent de passer prendre un verre.

Pierre – Pour l’apéritif ?

Delphine – On pourra toujours aller dîner ensuite.

Pierre (ironique) – Avec Vincent…?

Delphine préfère ne pas répondre.

Delphine – Je vais mettre les fleurs dans l’eau.

Elle sort. Pierre se remet en quête de son rat.

Pierre – Joséphine ? Viens un peu par ici, ma belle ! Si tu ne veux pas finir comme Madame Bovary… (Il cherche encore pendant un instant dans la pièce, avant de sortir tout en continuant à chercher) Joséphine ?

Delphine revient avec les fleurs dans un vase.

Delphine – Si tu préfères, je peux annuler Vincent…

Elle se rend compte que Pierre n’est pas là, soupire, et tente de trouver une place sur la table pour le vase.

On sonne. Elle pose le vase et va ouvrir. Elle revient avec Vincent, un homme bien habillé et très sûr de lui.

Vincent – Tu lui as parlé ?

Delphine – Non… Ce n’était pas le bon moment.

Vincent – C’est quoi, le bon moment, pour qu’une femme annonce à son mari qu’elle le quitte.

Delphine – C’est notre anniversaire de mariage… J’avais oublié.

Vincent – Je vois…

Delphine – Je ne vais pas lui annoncer que je le quitte pour partir avec son meilleur ami le jour de notre anniversaire de mariage.

Vincent – Ça commence à devenir urgent, non ? Je te rappelle que tu es enceinte…

Delphine – Merci… Ça, je n’avais pas oublié, rassure-toi…

Vincent – Tu es sûre qu’il est de moi, au moins ?

Delphine – C’est très délicat de ta part comme question.

Vincent – Désolé, mais…

Delphine – On n’a jamais réussi à avoir un enfant, avec Pierre. On n’a jamais vraiment cherché à savoir de qui ça venait, d’ailleurs…

Vincent – Eh bien maintenant, vous êtes fixés.

Delphine – Et puis de toute façon, les seules relations un peu intimes qu’il a depuis très longtemps, c’est avec ses rats de laboratoire…

Vincent – Justement, il va bientôt pouvoir s’y consacrer à plein temps, à ses travaux personnels.

Delphine – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Vincent – Si tu n’es pas décidée à te séparer de lui, moi je le suis. Je le garde depuis des années au labo pour te faire plaisir, mais ce n’est vraiment plus possible.

Delphine – Pas aujourd’hui, Vincent. Pas ce soir, je t’en prie.

Vincent – Le labo ne va pas si bien que ça, figure-toi. Je ne dirige pas une ONG, moi. J’ai des comptes à rendre à nos actionnaires.

Pierre revient. Il s’est changé, sans pour autant être aussi élégant que Vincent.

Pierre – Ah, salut Vincent.

Vincent – Bonsoir Pierre. J’espère que je ne vous dérange pas.

Pierre – Pas du tout. Mais Delphine avait oublié de me dire que tu passais prendre un verre. Elle voulait me faire la surprise, sans doute…

Vincent jette un regard à la table encombrée par le matériel de recherche.

Vincent – Je vois que tu ramènes du travail à la maison…

Pierre – Oui…

Vincent – J’imagine que ce n’est pas sur le nouveau projet que je t’ai confié que tu fais des heures sup.

Pierre préfère esquiver, mais Delphine reprend la balle au bond.

Delphine – Ah oui… Cette nouvelle crème de nuit anti-âge totalement révolutionnaire… Alors, Pierre ? Tu vas trouver un produit miracle pour garantir aux femmes une éternelle jeunesse ?

Pierre – Les cosmétiques et moi, tu sais… Ce n’est pas vraiment ma spécialité…

Delphine – Dommage… Une crème anti-âge, moi, ça pourrait bientôt m’intéresser.

Pierre – Allons, ma chérie. Tu es encore beaucoup trop jeune pour ça.

Vincent – Alors tu n’as pas renoncé à ton fameux vaccin anti-rhume…

Pierre – C’est fou le nombre de gens que ça a l’air de déranger. Pour un projet de recherche aussi anodin. D’après vous en tout cas…

Vincent – Excuse-moi d’être aussi terre à terre… Mais le labo fait une part importante de son chiffre sur les produits de traitement symptomatique du rhume. Ne me demande pas de sauter de joie à la perspective de voir notre chiffre d’affaires s’effondrer. Si encore c’était pour sauver la planète d’une épidémie mortelle.

Pierre – Oui… C’est ce que me dit aussi Delphine.

Vincent – Ce que j’aimerais, c’est que tu t’intéresses un peu plus à la cosmétologie. C’est là-dessus qu’on marge le plus. Les actionnaires sont à cran, en ce moment, Pierre. Il n’est pas non plus impossible qu’on me demande de couper des branches mortes…

Pierre – Ça ressemble à un préavis de licenciement…

Delphine – Bon… on ne va pas non plus passer la soirée à parler boulot.

Vincent – Désolé, Delphine. Alors de quoi on parle ?

Pierre – Non, mais c’est toi qui as raison… J’ai un peu abusé de ton amitié, depuis quelques années. Je ne peux pas te demander de financer des recherches qui apparemment n’intéressent que moi.

Vincent – Tu laisses tomber, alors ?

Pierre – Je me donne jusqu’à la fin du mois. Je voudrais expérimenter un dernier prototype de vaccin. Si ça ne donne rien j’abandonne, et je me consacre uniquement aux produits de beauté. Et à toi, ma chérie. C’est promis.

Delphine – Très bien… Alors on boit un verre, oui ou non ?

Vincent – On est là pour ça, non ?

Pierre – Tu viendras dîner avec nous ? J’ai réservé pour deux, mais je peux les rappeler…

Vincent – Pas ce soir, Pierre. Delphine a raison, je pense que ce n’est pas le bon moment…

Pierre – Alors toi tu t’en souvenais ? Delphine avait oublié, tu te rends compte ?

Vincent – Elle devait avoir autre chose en tête…

Pierre – Ma femme oublie la date de notre mariage, mais mon meilleur ami s’en souvient.

Vincent – J’étais ton témoin, après tout…

Pierre – C’est vrai.

Delphine (mal à l’aise) – Bon, alors qu’est-ce que vous prendrez comme apéritif ?

Noir

Une machine à expresso trône sur la table, à côté du matériel d’expérimentation et de la cage. Pierre, une tasse à la main, vérifie quelques résultats d’expérience. Delphine arrive, et aperçoit la machine à café.

Delphine – Tu as acheté une machine à expresso ?

Pierre – Oui… Il y a la même au labo, mais comme maintenant je travaille aussi à domicile…

Delphine – Je vois… Autant garder ses petites habitudes… (S’approchant de la machine) Elle marche avec des pièces ou avec des jetons ?

Pierre – C’est gratuit. Mais il y a une petite corbeille juste à côté. On met ce qu’on veut. C’est pour racheter des capsules. C’est tellement cher… (Elle lui lance un regard incrédule.) Je plaisante, évidemment…

Delphine – Bon… Et elles sont où, les capsules ?

Pierre – Dans la corbeille, justement.

Delphine – Je vais essayer de ne pas confondre avec une de tes préparations létales.

Pierre – Pour le matin, je te conseille Fortissimo. Ça réveillerait un mort.

Delphine – Merci du conseil.

Elle place la capsule et fait partir la machine.

Pierre – Je ne devrais peut-être pas te le dire, mais j’ai été un peu déçu par le dîner d’hier. (Elle lui lance un regard étonné) Non, mais je ne parle pas de… nous deux. Je parle de ce restaurant italien. C’était meilleur avant, non ?

Delphine – Avant ? Tu veux dire… avant qu’on se marie ?

Pierre – On y est quand même retourné quelques fois après, non ?

Delphine – Ce n’est pas le restaurant qui a changé, Pierre. C’est nous. On était jeunes. On était amoureux.

Pierre – On avait faim…

Delphine – Oui. On n’avait pas besoin de trois apéritifs pour se mettre un peu en appétit.

Pierre – D’ailleurs, on n’avait pas les moyens de se payer trois apéritifs.

Delphine – Ni même un seul.

Pierre (imitant un serveur) – Vous prendrez un apéritif ?

Delphine – Non, merci…

Pierre – Un quart de rouge, s’il vous plaît.

Delphine – Il faut qu’on parle, Pierre.

Pierre – Oui…

Delphine – Je n’ai pas toute la vie, tu sais… Je ne rajeunis pas…

Pierre – Moi non plus…

Delphine – Mais moi je suis une femme… Je ne peux pas attendre, Pierre. Je ne peux plus t’attendre. Et tu vois bien que nous deux…

Pierre – Je n’ai pas vu le blé empoisonné que tu as mis dans la cuisine.

Delphine – C’est que le rat l’a mangé.

Pierre – Pauvre Joséphine.

Delphine – C’est un rat de laboratoire. Pas un animal domestique.

Pierre – Oui, mais je lui avais administré mon sérum.

Delphine – Ton sérum ?

Pierre – Je veux dire mon vaccin.

Delphine – C’est vraiment un vaccin contre le rhume ?

Pierre – Quoi ?

Delphine – Ce que tu cherches. C’est vraiment un vaccin contre le rhume ?

Pierre – Tu sais ce que disait Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Parfois on cherche une chose, et on en trouve une autre.

Delphine – Ça marche aussi pour les gens, Pierre. Parfois on cherche quelqu’un… et on trouve quelqu’un d’autre…

Pierre se remet à chercher.

Pierre – Même morte, elle est bien quelque part cette pauvre bête…

Delphine – Je vais me préparer.

Pierre – Tu voulais qu’on parle.

Delphine – Pas maintenant. J’ai l’impression que tu as la tête ailleurs. Quand tu auras fait le deuil de ta Joséphine, peut-être…

Delphine sort.

Pierre – Malheureusement, je crois que je vais devoir trouver un autre cobaye. (Pierre aperçoit quelque chose dans la cage, il se lève et va voir) Non ? Joséphine ! Alors tu es revenue ? Et tu as l’air en pleine forme, ma belle ! C’est incroyable. Tu as survécu au dîner que t’a servi ma charmante épouse hier soir. Tu as de la chance. Le mien m’est un peu resté sur l’estomac. Allez viens, on va se remettre au boulot. Sacrée Joséphine… Je crois que tu n’as pas fini de nous étonner, toi…

Pierre sort en emportant la cage. Delphine revient. Elle finit son café. On sonne. Elle va ouvrir et revient avec Vincent.

Vincent – Alors, ce petit dîner en amoureux…?

Delphine – Je t’en prie, ce n’est vraiment pas le moment.

Vincent – Ce n’était déjà pas le bon moment hier. Ce sera quand le bon moment, exactement ?

Delphine – Je ne sais pas…

Il la prend dans ses bras.

Vincent – Je t’aime, Delphine. Et je n’en peux plus d’attendre.

Delphine – Moi non plus, je t’assure. Mais j’ai toujours détesté les scènes de ménage.

Il l’embrasse. Elle se laisse faire puis se dégage de son étreinte.

Delphine – Tu es fou… Il pourrait nous surprendre…

Vincent – Tant mieux. Ça nous éviterait des explications, non ?

Delphine – Pas comme ça, Vincent. On a quand même été mariés pendant… Je vais lui parler, je te le promets…

Vincent – Quand ?

Delphine – Quand ce sera le moment.

Vincent – Très bien, alors écoute : on va dire que c’est moi qui décide quand c’est le moment, d’accord ?

Delphine – D’accord.

Vincent – Et pour moi, le bon moment, c’est tout de suite. Tu m’aimes, oui ou non ?

Delphine – Bien sûr…

Vincent – Et lui ? Tu l’aimes encore ?

Delphine – Non, je te le jure…

Vincent – Alors si tu ne lui dis pas, c’est moi qui vais m’en charger.

Delphine – Je vais lui dire. Il vaut mieux que ce soit moi.

Vincent – D’accord. Mais tu lui dis maintenant. Je t’attendrai en bas, au café. Tu me rejoins avec ta valise quand tu lui as parlé, et ce soir tu dors à la maison.

Delphine – C’est promis.

Vincent – On viendra chercher le reste de tes affaires après.

Delphine – Tu as raison, il faut en finir.

Vincent – Je comprends que ce n’est pas facile pour toi. C’est une page qui se tourne. Mais pour nous, c’est une nouvelle vie qui commence.

Delphine – Je sais… Maintenant, va-t’en.

Vincent – Et si ça se passe mal, tu m’appelles, et je monte. OK ?

Delphine – OK.

Vincent part. Pierre revient. Il semble très agité.

Pierre (ailleurs) – Ah, tu es là… Je te croyais déjà partie…

Delphine – Cette fois, il faut vraiment que je te parle, Pierre… (Pierre farfouille nerveusement dans ses notes d’expériences.) Tu ne pourras pas toujours te défiler. Tu écoutes ce que je te dis ?

Pierre – Je crois que j’ai trouvé quelque chose.

Delphine – Comment ça, quelque chose ?

Pierre – Je te rappelle que je suis chercheur. Il arrive aussi que les chercheurs trouvent quelque chose. Même moi…

Delphine – Ton vaccin contre le rhume ?

Pierre – Mieux que ça, crois-moi.

Delphine – Contre la grippe, ça existe déjà. Tu es au courant ?

Pierre – Je n’ai jamais cherché un vaccin contre le rhume, Delphine. C’était un prétexte.

Delphine – Un prétexte ?

Pierre – Une couverture, si tu préfères. Pour qu’on me fiche la paix au labo.

Delphine – Tu n’as jamais cherché un vaccin contre le rhume ?

Pierre – Enfin si, au tout début, mais… J’ai vite compris que c’était un moyen pour… Une porte d’entrée sur…

Delphine – Tu pourrais terminer tes phrases ?

Pierre – Ce n’est pas facile à dire, crois-moi.

Delphine – Essaie toujours.

Pierre – La vie est une arnaque, Delphine.

Delphine – Si c’est ça, ta découverte… Ça ne valait vraiment pas la peine de consacrer autant d’années de ta vie à ces recherches…

Pierre – Les cellules contiennent un dispositif d’obsolescence programmée. Comme les machines à laver ou les fours micro-ondes.

Delphine – Tu n’es pas obligé de me parler comme à une débile, non plus. J’ai fait des études de médecine, moi aussi. Avant de devenir épicière…

Pierre – Je me suis servi du virus du rhume pour pénétrer dans les cellules et les réparer.

Delphine – C’est-à-dire ?

Pierre – J’ai trouvé le moyen de neutraliser ce dispositif génétique qui conduit les cellules à leur mort programmée.

Delphine – Tu veux dire que…

Pierre – Je crois que j’ai découvert le sérum de la vie éternelle.

Delphine est sidérée.

Noir

 

On retrouve Pierre, nerveusement affairé sur son matériel d’expérience, et vérifiant ses notes. Delphine le regarde, passablement agitée. Pierre lève enfin le regard vers elle et se met à faire les cent pas.

Delphine – Et tu es vraiment sûr !

Pierre – C’était le dernier essai dont je vous parlais hier. Sur Joséphine.

Delphine – Joséphine ? C’est qui, Joséphine ?

Pierre – Mon rat, tu sais bien…

Delphine – Ah oui, c’est vrai.

Pierre – Je lui ai administré mon sérum hier matin. Je viens de vérifier les résultats. Il n’y a absolument aucun doute. Le patrimoine génétique de ce rat a été modifié. Son ADN lui permet de vivre éternellement.

Delphine – Malheureusement, à cette heure-ci, il est sûrement déjà mort d’autre chose que de vieillesse. Il a bouffé tout mon blé empoisonné à l’arsenic…

Pierre – Attends… C’est ça qui est encore plus extraordinaire. Joséphine a survécu à cet empoisonnement. Elle est là en train de pédaler dans sa cage, regarde !

Delphine – En plus de vivre éternellement, elle serait aussi protégée contre toutes les causes de mort prématurée ?

Pierre – Oui, c’est une possibilité… En tout cas, on sait déjà qu’elle est résistante à l’arsenic…

Delphine (regardant la cage) – C’est vrai qu’elle a l’air en pleine forme. Pour un rat qui vient de bouffer une dose de poison suffisante pour tuer un homme de quatre-vingt kilos.

Le portable de Delphine sonne. Elle regarde le numéro, mais ne prend pas l’appel.

Pierre – Tu ne réponds pas ? C’est peut-être important…

Delphine – Important ? Tu plaisantes ! Qu’est-ce qui pourrait bien être important après ce que tu viens de me dire ? (Le téléphone continue de sonner.) Excuse-moi, j’envoie juste un SMS, pour être tranquille… (Elle envoie nerveusement un SMS, tandis que Pierre pianote lui aussi sur son portable.) J’ai du mal à réaliser toutes les implications d’une telle découverte…

Pierre – Oui, moi aussi.

Delphine – En tout cas, pour l’instant, il ne faut en parler à personne.

Pierre – Tu es la seule personne à qui j’en ai parlé.

Delphine – Même pas à Vincent ?

Pierre – Pas encore…

Delphine – Et tu es sûr du protocole ? Je veux dire, tu es certain de pouvoir le reproduire ?

Pierre – Oui, je pense… Il ne me reste que très peu de sérum. Ce que m’a laissé Joséphine. Mais en principe, je sais comment en fabriquer.

Delphine – Bien entendu, tu as noté tout ça quelque part ?

Pierre (montrant son crâne) – Tout est là… Je préfère…

Delphine – Ah bon ? Je ne sais pas si c’est très prudent.

Pierre – Pourquoi ça ?

Delphine – Je ne sais pas… Au cas où il t’arrive quelque chose…

Pierre – Justement. Vu l’importance de cette découverte, je me demande si d’être le seul à connaître la formule, ce n’est pas ma meilleure assurance-vie.

Delphine – Je vois… Tu préfères garder la recette secrète… Tu es une sorte de druide Panoramix, alors… Mais donc, tu sais comment en refaire, de ta potion magique ?

Pierre – Évidemment, ça me prendrait un peu de temps mais…

Delphine – Combien ?

Pierre – Je ne sais pas… Deux ou trois semaines… Un peu moins si on me donne les moyens nécessaires. Jusque-là je travaillais dans le salon…

Delphine – Une fois que la nouvelle sera lancée, on ne pourra plus l’arrêter. Elle se répandra comme une traînée de poudre.

Pierre – Quand un labo sort une nouvelle version de vaccin avec des effets secondaires, les gens sont prêts à se battre pour qu’on leur rende l’ancienne formule. Tu imagines ce que ce serait pour un sérum de vie éternelle…

Delphine – Ce serait l’émeute.

Pierre – C’est bien pour ça que je veux prendre le temps d’y réfléchir… Tu te rends compte ? Ça pourrait avoir des conséquences encore plus catastrophiques que celles de la bombe atomique.

Delphine – Tout de même, ce n’est pas exactement la même chose.

Pierre – Laisser les gens vivre éternellement, pour la planète, c’est bien pire que de les faire mourir prématurément, crois-moi.

Delphine – Et il t’en reste quelle quantité, exactement, de ce sérum ?

Pierre – Je ne sais… Pas beaucoup.

Delphine – Mais suffisamment pour le tester sur des êtres humains ?

Pierre – Ce n’est encore qu’un sérum expérimental.

Delphine – Qu’est-ce qu’on risque ? (Hystérique) À part de devenir immortels… Alors ?

Pierre – Pour deux personnes tout au plus.

Delphine – Deux personnes…

Pierre – Franchement, je ne sais pas quoi faire… J’y avais pensé, bien sûr, mais maintenant que c’est là…

Delphine – C’est toi qui as raison… Il ne faut pas se précipiter.

Pierre – D’un autre côté, ça ne va pas être facile de garder secrète une nouvelle pareille pendant très longtemps… Surtout quand j’en aurais parlé à Vincent…

Delphine – Mais tu ne lui as pas encore dit… ?

Pierre – Non.

Delphine – Il y a peut-être une solution d’attente.

Pierre – Quoi ?

Delphine – On reste les deux seuls à tester le produit !

Pierre – Nous deux ?

Delphine – Comme Pierre et Marie Curie pour le radium !

Pierre – Je ne te reconnais plus… Il y a encore une heure tu me disais que je perdais mon temps, que je ferais mieux de travailler sur des crèmes anti-âge, et maintenant tu veux faire le don de ta personne à la science.

Delphine – Tu me disais que tu travaillais sur un vaccin anti-rhume ! Pas sur un sérum de vie éternelle…

Pierre – Ouais, évidemment…

Delphine – Ce serait provisoire, bien sûr… On teste le produit sur nous. Et on voit ensuite. On prend le temps de réfléchir. On aurait tout notre temps. On serait immortels !

Pierre – Je ne sais pas… Même pour nous, il faut réfléchir aux conséquences…

Delphine – Quelles conséquences ?

Pierre – Les conséquences… de vivre pour toujours !

Delphine – Je prends le risque. On verra après.

Pierre – C’est une décision importante. Le processus est sans doute irréversible.

Delphine – Mais enfin, Pierre, on parle de ne jamais mourir et de rester éternellement jeune ! N’importe quelle femme serait prête à tuer pour ça !

Pierre – Oui… C’est bien ce qui m’inquiète…

On sonne.

Delphine – Qui ça peut être ?

Pierre – C’est Vincent.

Delphine – Comment tu le sais ?

Pierre – Je lui ai envoyé un SMS tout à l’heure pour lui demander de passer.

Delphine – Ah bon ? Pourquoi ?

Pierre – C’est mon patron ! C’est lui qui dirige le labo. Même si objectivement, j’ai fait cette découverte à titre privé, je suis sous contrat. D’un point de vue légal, tout ce que je trouve appartient à la boîte.

Delphine – Tu es sûr de ça ?

Pierre – C’est dans mon contrat, j’ai vérifié… (On sonne à nouveau.) Je vais ouvrir. On ne va pas le laisser à la porte… C’est moi qui lui ai dit de venir…

Pierre sort pour aller ouvrir et revient avec Vincent.

Pierre – Tu as fait vite, dis donc. Tu étais dans le coin ?

Vincent – J’étais en bas, au café. Alors, on en est où ?

Pierre – Ce n’est pas très facile à dire. Tu dois te demander pourquoi je t’ai dit de passer comme ça, en urgence…

Vincent – Je m’en doute un peu…

Pierre – Ah bon ? (À Delphine) Tu lui as déjà dit ? Le SMS, c’était ça ?

Delphine – Non… Enfin, si… Je crois que c’est un malentendu…

Vincent – Un malentendu ? Écoute Pierre, on est amis, c’est vrai. Et on travaille ensemble. Après dans la vie, il y a des moments où…

Delphine – Je crois que le plus simple, c’est que tu écoutes ce que Pierre a à te dire.

Vincent – Je suis là pour ça.

Pierre – Tu es sûr que tu ne préfères pas t’asseoir ?

Vincent – Ça va merci…

Delphine – Non parce que je te préviens, c’est du lourd.

Vincent – Bon, si on en finissait avec cette comédie ?

Pierre – Très bien, tu as raison. Alors voilà. Depuis des années, je te raconte que je travaille sur un vaccin anti-rhume.

Vincent – Oui…

Pierre – Et bien c’est faux.

Vincent – Tiens donc…

Pierre – Je travaillais sur un projet beaucoup plus ambitieux, qui vient d’aboutir aujourd’hui.

Vincent – Et qu’est-ce que tu as trouvé, Einstein ? Une lotion pour faire repousser les cheveux ?

Pierre – Un sérum de vie éternelle.

Vincent – C’est une blague ? Alors c’est pour ça que vous m’avez fait venir tous les deux ? Pour vous foutre de ma gueule ?

Pierre – Calme-toi, c’est sérieux, je t’assure.

Vincent – Et toi, tu ne dis rien ?

Delphine – Ce n’est pas une plaisanterie, Vincent.

Pierre – Tu sais que depuis que je fais de la recherche, ça a toujours été mon idée. Travailler sur le processus de sénescence des cellules, pour parvenir à le bloquer en changeant leur code génétique. Et je ne suis pas le seul à travailler là-dessus.

Vincent – Non… Mais personne n’y est encore parvenu.

Pierre – Eh bien moi oui…

Vincent – Toi ? Ici ? Dans ta salle à manger ?

Pierre – Le virus du rhume, c’était juste un cheval de Troie. Je l’ai modifié pour pouvoir entrer dans la cellule, bloquer certains processus et en activer d’autres. J’étais presque arrivé au bout quand tu m’as demandé d’arrêter mes recherches.

Vincent – Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Pierre – Je voulais être sûr que je tenais vraiment quelque chose. Et puis… je voulais prendre le temps de réfléchir. Prendre mes précautions…

Vincent – Tes précautions ?

Pierre – Je voulais protéger ma découverte. La mettre à l’abri. Avant de décider de ce que je voulais en faire. En conscience…

Vincent – En conscience ? Tu me dis que tu as trouvé le sérum de vie éternelle et tu me parles de conscience ?

Delphine – Science sans conscience n’est que ruine de l’âme…

Vincent – Le Pape François ?

Delphine – François Rabelais.

Pierre – Tu comprends que pour l’instant, tout ça doit rester entre nous trois.

Vincent semble commencer à y croire.

Vincent – Ce serait une découverte fantastique pour le labo, c’est sûr…

Delphine – Pour le labo ? Tu plaisantes ! Pas seulement pour le labo, Vincent. On parle de ne jamais mourir là. Mieux encore : de ne jamais vieillir. On ne parle pas de crèmes anti-âge ou ce genre de conneries…

Vincent – Tu as raison… C’est absolument énorme.

Delphine – Bravo, Pierre. Tu as toujours été le meilleur d’entre nous…

Vincent tique un peu.

Vincent – Tu as bien mis le protocole en sûreté, au moins ? Tout est au labo ?

Pierre – Tout est ici…

Vincent – Ici ?

Pierre – Tu m’as interdit de travailler là-dessus au labo !

Vincent – Il faut absolument qu’on fasse une communication sur le sujet, Pierre. Tout de suite. Qu’on dépose un brevet. Parce que si d’autres équipes sont aussi sur le coup.

Un temps.

Delphine – Pierre hésite à rendre publique sa découverte…

Vincent – Il hésite ?

Pierre – Ce truc-là, Vincent, ce n’est pas une simple découverte. Ce n’est pas une simple révolution. Tu te rends compte ? Vivre éternellement ! Ça changerait tout. Tout ! L’économie, la société, la philosophie, la religion…

Delphine – Quand on pense aux réactions qu’il y a eu pour l’immaculée conception in vitro. Vous imaginez un peu quand on va concurrencer l’Église sur la promesse de la vie éternelle.

Vincent – Et cette fois ici-bas, pas dans l’au-delà…

Pierre – Oui… C’est le risque, en effet… Qu’on devienne… des dieux.

Vincent – Moi, ça me va.

Pierre – Ce n’est pas si simple, Vincent. On parle d’une rupture totale de civilisation. Je ne suis pas sûr que le monde y soit prêt.

Vincent – Je comprends… C’est vrai qu’il faut prendre le temps de réfléchir avant de lâcher cette bombe atomique. Mais de là à… Et puis je te rappelle que cette découverte appartient aussi au labo.

Pierre – Je crois que tu ne saisis pas bien les enjeux, mon vieux.

Vincent – Je voulais juste te rappeler le cadre légal.

Pierre – Tu comptes me faire un procès pour récupérer le brevet, c’est ça ?

Vincent – Pourquoi pas ?

Delphine – Vu les lenteurs de la justice, il faudrait au moins être immortels pour espérer assister un jour au jugement.

Pierre – Quand je disais que tout était ici, Vincent, (montrant son crâne) je voulais dire que tout est là.

Vincent – Et si je te foutais mon poing sur la gueule pour t’aider à te rappeler qui a financé toutes tes recherches ?

Delphine – Enfin, calmez-vous ! C’est ridicule !

Pierre – Tu vois ? Ça commence. Je vais réfléchir, et je prendrai une décision en conscience. Mais ce n’est pas par la violence que tu obtiendras de moi le secret de la vie éternelle.

Delphine – Je ne pensais pas entendre un jour une telle phrase dans mon salon…

Vincent – Je vois… Tu es en négociation avec d’autres labos…

Pierre – Il ne s’agit pas de ça, Vincent. C’est un problème moral.

Vincent – Moral ? Depuis quand l’industrie pharmaceutique a quelque chose à voir avec la morale ?

Pierre – De toute façon, je te rassure, si je confie ma découverte à un labo, ce sera le tien.

Vincent – Ne me dis pas que tu envisages sérieusement de renoncer à exploiter cette découverte et à en priver le monde entier ?

Delphine – C’est vrai que ce serait un peu égoïste. Pense à moi, au moins… Enfin à nous…

Pierre – Si vous permettez, j’ai besoin d’un peu de calme pour faire le point…

Il sort.

Vincent – Tu crois vraiment qu’il peut faire ça ?

Delphine – Il y a des scientifiques qui travaillent là-dessus depuis longtemps… La vie éternelle… Personne n’y croyait, mais bon… Après tout… Oui, c’est possible.

Vincent – Ce que je te demandais, c’est si tu crois que cet abruti est assez con pour détruire le résultat de ses recherches ! Tu l’as entendu ! Il a tout dans la tête. Si tout à l’heure il a une crise cardiaque ou s’il se fait renverser par une voiture…

Delphine – C’est un idéaliste. Il l’a toujours été, tu le sais bien. Alors oui, il en est capable…

Vincent – Après tout ce que j’ai fait pour lui.

Delphine – N’exagère pas, tout de même… Tu couches avec sa femme et tu voulais le licencier…

Vincent – Et si on essayait de récupérer discrètement le sérum ? On pourrait le faire analyser…

Delphine – Je ne sais pas ce qu’il en a fait. J’imagine qu’il ne l’a pas laissé traîner. Tu l’as entendu ? Il a dit qu’il avait pris ses précautions…

Vincent – Ah, le fourbe…

Delphine – Et puis il a dit qu’il n’en restait presque pas. À peine pour le tester sur deux personnes.

Vincent – Ce serait suffisant pour nous deux…

Delphine – Oui…

Vincent – À moins qu’il préfère partager avec toi… Vous n’êtes pas en train de me faire un enfant dans le dos, au moins ?

Delphine – Si j’étais toi, j’éviterais d’utiliser ce genre d’expressions.

Vincent – Ah oui, c’est vrai… Excuse-moi…

Delphine – Tu crois que s’il savait pour nous deux, il aurait envie de partager avec nous ?

Vincent – Tu as raison… On ne lui dit rien pour l’instant…

Delphine – Tu vois que ce n’était pas le bon moment.

Vincent – Ça va… N’en rajoute pas, non plus.

Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Vincent – Il faudrait pouvoir le convaincre. Lui proposer quelque chose. Un deal.

Delphine – Tu sais bien que le pouvoir et l’argent, ça ne l’intéresse pas.

Vincent – Quoi alors ?

Delphine – Et si tu me laissais faire. Je le connais mieux que personne, je suis sa femme. Je t’appelle quand j’ai réussi à le convaincre.

Vincent – Pour vous réconcilier sur l’oreiller, et conclure un petit arrangement sur mon dos ? Pas question, je reste ici.

Pierre revient.

Vincent – Alors ça y est, tu as réfléchi ?

Delphine lui lance un regard noir, pour lui signifier son manque de finesse.

Delphine – En tout cas, je tenais à te dire combien je suis fière de toi. C’est vrai, à certains moments, j’ai douté. Mais au fond, je savais qu’un jour tu nous étonnerais tous.

Elle esquisse un geste d’affection. Cette fois, c’est Vincent qui lui lance un regard noir.

Vincent – Tu te rends compte ? C’est le Nobel assuré ! Sans parler de ce que ça peut nous rapporter… Ce truc-là, c’est le jackpot, mon vieux ! On a touché le gros lot !

Pierre – Je venais juste me faire un café.

Il fait partir la machine expresso.

Vincent – Tiens, c’est marrant, on a exactement la même au labo.

Pierre – Rassure-toi, je ne te l’ai pas volée non plus, ta machine expresso. J’en ai acheté une autre, c’est tout… Avec mon argent à moi… Celui avec lequel j’ai aussi financé mes recherches depuis que tu m’as demandé de ne plus les poursuivre au labo…

Pierre prend sa tasse et repart.

Delphine – Alors là, bravo ! Quelle finesse…

Vincent – Et toi ? Tu peux parler ! Tu serais prête à te prostituer pour obtenir de lui ce que tu veux !

Delphine – Et en plus, tu sais parler aux femmes… Me prostituer ? Je te rappelle que c’est mon mari !

Vincent – Un mari que tu voulais quitter il y a encore quelques heures…

Delphine (exaltée) – N’importe quelle femme ferait n’importe quoi pour rester éternellement jeune…

Vincent – N’importe quoi ? Même à me quitter ?

Delphine (avec un air très inquiétant) – Même à tuer.

Vincent – Tu commences à me faire peur, Delphine. Je te redécouvre, je t’assure…

Elle fait un effort sur elle-même pour se reprendre.

Delphine – Excuse-moi… (Elle a un geste tendre à son égard) Je crois qu’on est en train de devenir fous avec cette histoire…

Vincent – Il y a de quoi.

Delphine – Il faut qu’on se calme et qu’on réfléchisse.

Vincent – Il y en a peut-être assez pour trois, finalement ?

Delphine – Il a dit à peine pour deux. Et puis il s’agit d’un traitement encore expérimental. Qui n’a encore été testé que sur Joséphine.

Vincent – Joséphine ? C’est qui Joséphine ? Ne me dis pas que lui aussi, il a une maîtresse !

Delphine – C’est un rat.

Vincent – Un rat ?

Delphine – Son rat de laboratoire. Il est devenu immortel. J’ai essayé de l’empoisonner à l’arsenic, mais il résiste à tout !

Vincent – Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais bon…

Delphine – Je ferais peut-être mieux d’être la seule à le tester, ce sérum, parce que ça peut aussi être dangereux…

Vincent – Alors tu accepterais de servir de cobaye ? Quel courage. Et quelle générosité. Je ne t’ai pas toujours connue aussi engagée au service de la recherche…

Delphine – Il faudrait des années avant une éventuelle autorisation de mise sur le marché. On sera morts avant…

Vincent – Oui… Et puis il est probable que l’État aura son mot à dire. Tu imagines les conséquences si personne ne mourrait plus.

Delphine – On arrive déjà pas à payer les retraites.

Vincent – D’un autre côté, les actifs pourraient travailler éternellement…

Delphine – Tu as raison. Ça risque de ne pas être simple…

Ils réfléchissent un instant en silence.

Vincent – Quelle heure il est ?

Il regarde sa montre.

Delphine – À quoi tu penses ?

Vincent – Tout de suite, là ? Je pense que j’ai la dalle. J’avais commandé un croque-madame au café, mais je n’ai pas eu le temps de le manger…

Delphine – Au moins, tout ça ne te coupe pas l’appétit… Je vais aller faire quelques sandwichs.

Delphine sort. Pierre revient.

Vincent – Delphine est en train de nous préparer des sandwichs…

Pierre – Tu verras, ce n’est pas un cordon bleu, mais elle fait très bien les clubs-sandwichs.

Vincent – Excuse-moi pour tout à l’heure… Je me suis un peu emporté. Mais évidemment, une telle découverte, ça peut vite monter à la tête.

Pierre – Et à part ça, tu n’as rien d’autre à me dire ?

Vincent – Si… En fait si… J’ai quelque chose à te dire… Je voulais t’en parler depuis longtemps, mais…

Pierre – Je t’écoute…

Vincent – J’ai… Enfin, je suis…

Pierre – Oui ?

Vincent – Ce n’est pas facile à dire.

Pierre – Ne t’inquiète pas, je suis déjà au courant.

Vincent – Ah bon ?

Pierre – Tu me prends vraiment pour un con.

Vincent – Je ne suis pas sûr qu’on parle de la même chose.

Pierre – Je ne sais pas. Tu parles de quoi ?

Delphine revient par derrière et ils ne la voient pas.

Vincent – Je suis… Enfin… J’ai un cancer, voilà.

Pierre – Grave ?

Vincent – Ben oui. Tu en connais qui ne sont pas graves, toi ?

Pierre – Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Si je peux faire quelque chose pour toi…

Vincent – En fait, d’après les médecins, je n’en ai plus que pour quelques mois…

Pierre – Ah merde…

Vincent – Un an, tout au plus. Alors tu comprends bien que dans l’état où je suis… N’importe quel médicament, même encore expérimental. Au pire, cela ne ferait qu’abréger mes souffrances de quelques semaines.

Pierre – Vraiment ?

Vincent – Tu sais que si on respecte les procédures légales pour ce qui est de l’expérimentation sur des êtres humains, on est partis pour des années.

Pierre – Oui, ce n’est pas faux.

Vincent – Je prends le risque, Pierre.

Pierre – Pour l’amour de la science, donc.

Vincent – Oui, on peut dire ça comme ça. Évidemment, si tu veux le tester avec moi.

Pierre – Merci…

Vincent – Je t’ai toujours soutenu, pas vrai ? Et entre nous, on n’aura pas trop de plusieurs vies pour la développer cette découverte. Tu es un scientifique. Un génie, on peut le dire.

Pierre – Je t’en prie.

Vincent – Mais tu n’es pas un gestionnaire. Tu auras besoin de quelqu’un pour t’épauler… Pour te protéger…

Delphine – Tu ne manques pas d’air !

Ils se retournent et comprennent que Delphine a tout entendu.

Vincent – Ah tu étais là…

Delphine – Ne l’écoute pas, Pierre. Il n’a jamais eu de cancer. Il est en pleine forme, ce salopard. Un véritable étalon.

Vincent – Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ? Je pourrais très bien être malade, et ne pas te l’avoir dit.

Delphine – Je ne sais pas… Une intuition. Il paraît que ce sont les meilleurs qui partent en premier. Alors toi, avec ou sans sérum, tu es assuré de vivre encore très longtemps.

Vincent – Espèce de salope.

Pierre – Je te rappelle que tu parles de ma femme, là.

Vincent – Ta femme, oui. Parlons-en. Elle te trompe avec tout ce qui bouge, ta femme.

Delphine – Ah oui ? Et avec qui, par exemple ?

Vincent se rend compte qu’il a parlé trop vite.

Pierre – Oui avec qui ?

Delphine – Eh bien avec ton meilleur ami ! Tu sais ? Celui qui est atteint d’une grave maladie en phase terminale.

Vincent – Espèce de garce !

Pierre – Ça va, je ne vous dérange pas trop ? J’apprends que ma femme me trompe, et en plus je devrais assister à vos scènes de ménage ?

Vincent – Excuse-moi, Pierre. C’était une erreur. Enfin, je veux dire… un accident. C’est elle qui…

Delphine – C’est ça, je t’ai violé. J’ai profité de son état de faiblesse. Avec sa maladie, tu comprends…

Vincent – OK, je ne suis pas malade. Mais je suis volontaire pour un essai thérapeutique. Même si je dois y laisser ma peau…

Delphine – Tu as toujours eu l’esprit de sacrifice…

Vincent – Je t’assure que je voulais rompre. Je n’en pouvais plus de cette situation. J’étais venu pour ça, d’ailleurs. Pour qu’on en parle.

Delphine – Ben voyons…

Vincent – Reconnais que contrairement à elle, moi j’ai toujours cru en toi. Et je t’ai toujours soutenu.

Delphine – Tu parles. Il était venu pour t’annoncer qu’il partait avec ta femme et qu’il te virait du labo.

Pierre – Je suis déçu… Très déçu… Ma femme… Mon meilleur ami…

Delphine – Je t’assure que…

Pierre – Taisez-vous ! Tous les deux.

Vincent – Écoute, Pierre…

Pierre – Sortez. J’ai besoin d’un peu d’air. Laissez-moi respirer.

Les deux autres sortent, un peu penauds. Pierre attend qu’ils soient partis, puis se met à siffloter avec insouciance.

Pierre – Je te l’avais dit, Joséphine. Les gens sont bien pires que les rats… Toi, au moins, je peux te faire confiance. Tu te rends compte que cette garce voulait t’empoisonner ? Heureusement pour toi, j’ai réussi à récupérer ce blé à l’arsenic avant que tu en fasses ton quatre heures. (Il sort un sachet de sa poche et en verse le contenu dans un moulin à café) Je me demande quel goût ça peut avoir l’arsenic, mélangé avec du café équitable…

Il moud les grains de blé avec le café, avant de placer soigneusement le mélange dans une capsule qu’il a vidée auparavant. Il referme avec soin la capsule. Vincent et Delphine reviennent.

Vincent – Excuse-nous, mais… on préfère ne pas te laisser seul.

Delphine – On veut être sûrs que tu ne vas pas faire une bêtise.

Vincent – Un geste désespéré, sur un coup de colère, que tu pourrais regretter.

Pierre – Si j’en venais à commettre un geste désespéré, je ne pense pas que j’aurais l’occasion de le regretter, non ?

Delphine – On pensait plutôt à… la possibilité que tu effaces les traces de cette fantastique découverte.

Pierre – D’accord… Je me disais aussi… Mais après tout puisque vous êtes encore là, finissons en. Je vais vous dire ce que j’ai décidé.

Vincent – Nous t’écoutons, et nous respecterons ta décision, quelle qu’elle soit. N’est-ce pas Delphine ?

Delphine – Tout à fait.

Pierre – Il y a des années que je travaille sur ce projet. J’ai eu le temps de réfléchir aux conséquences que l’immortalité pourrait avoir sur l’humanité.

Delphine – Et… ?

Pierre – Je pense que ce serait un enfer…

Vincent – Un enfer ? Tu exagères.

Pierre – Sans parler des bouleversements économiques et sociaux, qui seraient considérables, il n’y aurait plus aucun renouvellement des générations. Pourquoi faire des enfants quand on vit pour toujours ?

Vincent – Moi, des enfants, je m’en suis très bien passé jusque là. Toi aussi, non ? Alors quel est le problème ?

Pierre – On sera tous condamnés à vivre dans un monde de vieux, enfermés dans des corps de jeunes. Un monde sclérosé, où l’évolution n’aura plus aucune place.

Vincent – L’évolution, ça n’a pas que du bon. Surtout quand on évolue vers le pire.

Pierre – Non. La vie doit rester un cercle. Un cycle, si vous préférez. Pas une ligne droite infinie qui ne saurait conduire nulle part.

Delphine – Ça va te surprendre, Pierre, mais je ne suis pas loin de partager ton avis.

Vincent – Ah bon ?

Delphine – C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux garder cette découverte secrète, et la tester sur nous-mêmes. On aura tout le temps de réfléchir après à ce qu’on veut en faire.

Pierre – Non, Delphine. Vivre pour toujours, ce serait une condamnation à perpétuité. Même pour nous.

Vincent – À ce compte-là, moi je suis d’accord pour prendre perpète.

Pierre – Évidemment, comme ça, ça paraît merveilleux. Mais imaginez un peu ce que ça donnerait quand tous ceux qu’on connaît seront morts.

Delphine – Personnellement, je ne suis pas sûre d’en regretter tant que ça…

Vincent – Je te rejoins là-dessus.

Pierre – La plupart des gens, arrivés à la soixantaine, n’ont presque plus aucune envie. Plus aucune famille. Plus aucun ami.

Delphine – Parle pour toi.

Pierre – À quatre-vingts ans, en général, ils en ont assez de la vie.

Vincent – Pas tous…

Pierre – À cent ans, ils n’attendent plus que la mort qui leur donnera la délivrance. Alors imaginez le degré de lassitude après deux ou trois cents millions d’années.

Delphine – Deux ou trois cents millions ? J’ai l’impression d’avoir gagné au loto… Je m’en contenterais, je t’assure. Même si je devais mourir au bout de ce temps-là dans d’atroces souffrances.

Vincent – Et puis si les gens en ont marre de la vie, c’est parce qu’ils sont vieux et en mauvaise santé.

Delphine – Ton rat, lui, il a même survécu à l’arsenic !

Vincent – Quand on en aura marre, on pourra toujours se suicider !

Pierre – À l’arsenic ?

Silence.

Delphine – Bon, alors qu’est-ce que tu as décidé ?

Pierre – On joue aux apprentis sorciers, là. On touche à des choses qui ne sont pas du ressort des pauvres mortels que nous sommes. Quand l’homme veut égaler les dieux, ça se termine toujours mal. Les Grecs, qui ont inventé la tragédie, l’avaient déjà très bien compris…

Vincent – Et en français, qu’est-ce que ça donne ?

Pierre – Je vais détruire ce sérum, et personne ne l’utilisera. Seule Joséphine sera immortelle sur cette terre. Ceci dit, elle pourrait aussi évoluer. Avec le temps. Allez savoir, vous avez peut-être devant vous la prochaine divinité devant laquelle nos lointains successeurs se prosterneront un jour.

Delphine – Mais tu es complètement dingue !

Pierre – J’ai toujours pensé que ce n’était pas Dieu qui avait créé l’Homme… mais que l’Homme finirait par créer Dieu.

Vincent – Ou alors, il se fout de nous…

Pierre – Vous aviez dit que vous respecteriez ma décision… quelle qu’elle soit.

Delphine – On ne te laissera pas faire ça.

Vincent – Il est où, ce sérum ?

Pierre – Vous ne le trouverez pas. Il est caché dans un endroit où vous ne pourrez jamais le trouver.

Vincent – Que tu dis…

Delphine – Sois raisonnable, Pierre. Si toi tu as fait cette découverte, un jour ou l’autre, quelqu’un d’autre y arrivera.

Vincent – C’est vrai. Tu n’es pas un tel génie, non plus !

Delphine – Alors autant que ce soit toi qui restes dans l’histoire comme celui qui a apporté à l’Homme la vie éternelle. De son vivant.

Vincent – Bon allez, assez plaisanté. Il est où ce sérum ?

Pierre – Tu ne l’auras pas.

Vincent – Ça fait des années que je te paye pour rien. Maintenant, c’est le moment de rembourser…

Delphine – Sois raisonnable, Pierre.

Vincent – On va lui faire la peau. De toute façon, il n’y a pas de sérum pour trois, il l’a dit lui-même.

Delphine – Tu as raison. On va la garder pour nous cette découverte. Ça sert à quoi d’être immortels, si tout le monde l’est aussi ?

Vincent – Tu vas nous dire où elle est, ta potion magique. Et tu vas nous dire comment tu la fabriques.

Il s’avance, menaçant. Pierre sort un revolver. Vincent a un mouvement de recul.

Pierre – Je savais que ça pourrait se terminer comme ça. Je vous ai prévenus. J’ai pris mes précautions.

Delphine – Mais c’est mon revolver !

Vincent – Tu as un revolver, toi ?

Delphine – Celui de la pharmacie. C’est toi qui m’as conseillé d’en acheter un après mon troisième braquage.

Vincent – Ah oui, c’est vrai… mais je ne pensais pas que tu le ferais…

Delphine – Je croyais qu’on me l’avait volé. En fait, je ne me trompais pas.

Pierre – Je l’ai pris quand je suis passé te voir, la semaine dernière, pour déjeuner avec toi.

Delphine – Alors c’était pour ça. Ça m’étonnait, aussi, cette visite surprise. Ça ne te ressemblait pas.

Vincent – Allez, Vincent, ce n’est pas sérieux. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Nous tuer tous les deux ?

Pierre – Pas si je peux éviter. Mais s’il faut en passer par là pour que le monde ne bascule pas dans l’apocalypse.

Vincent – Tu te prends pour Jésus-Christ, maintenant ? Lui aussi, il promettait la vie éternelle.

Pierre – Et lui non plus n’a pas tenu ses promesses.

Delphine – Allez, tout le monde va se calmer. Je crois qu’on a un peu perdu l’esprit, tous les trois…

Pierre – Arrête ton baratin. Je sais à quoi m’en tenir maintenant sur ton compte. Ça fait combien de temps que ça dure, entre vous ?

Delphine – Cinq ans.

Vincent – Tu étais vraiment obligée de lui dire ça ?

Delphine – Non mais par intermittence, je t’assure.

Vincent – Fais gaffe quand même, ça part tout seul ces engins-là. Et tu ne dois pas avoir beaucoup l’habitude.

Pierre – Ne t’approche pas, et tout ira bien. D’ailleurs, vous allez sortir d’ici tous les deux. C’est bien ce que vous vous vouliez, non ? Eh bien voilà. Vous voyez, j’ai les idées larges. Je vous rends votre liberté. Je vous laisse partir ensemble. Soyez heureux jusqu’à la fin de vos jours. Vous avez ma bénédiction. Et mon extrême-onction…

Delphine – Ça ne va pas se terminer comme ça, Pierre ?

Pierre – Pourquoi ? Tu as autre chose à me proposer ? Un ménage à trois, peut-être ?

Delphine – Mais tu seras tout seul, mon chéri. Pour toujours.

Pierre – Tu avais déjà oublié notre anniversaire de mariage, et tu voudrais qu’on soit mariés pour l’éternité ?

Delphine – Écoute, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit.

Pierre – Quoi encore ?

Delphine – Je suis enceinte.

Pierre – De moi ?

Delphine – Oui. J’en suis sûre.

Vincent – Super… Tu m’avais pourtant juré que…

Pierre – Alors je vais être papa ?

Surpris, Pierre glisse, trébuche, et laisse tomber le revolver. Vincent le ramasse, et le braque aussitôt sur Pierre.

Vincent – Assez plaisanté. Maintenant, tu vas nous dire où il est, ce sérum.

Pierre – OK… Mais il y a une chose que je ne vous ai pas dite.

Vincent – Quoi encore.

Pierre – J’en ai déjà absorbé une dosette.

Delphine – Une dosette ?

Pierre – Il n’en reste plus qu’une.

Vincent – Enfoiré.

Delphine – Et s’il disait ça pour nous diviser ?

Vincent braque le revolver sur elle.

Vincent – Et bien ce serait réussi…

Delphine – Tu ne vas pas faire, ça, Vincent ! Souviens-toi que je porte ton enfant…

Vincent – Il change de père toutes les cinq minutes, ce gosse. Est-ce que tu sais toi-même de qui il est ? De toute façon, je n’ai jamais eu la fibre paternelle… Alors, il est où ce sérum. C’est quoi cette cachette secrète qu’on ne pourrait jamais trouver ?

Pierre – Les capsules de Nespresso, dans la corbeille.

Vincent – Tu te fous de ma gueule.

Pierre – Non.

Vincent – Je te préviens, même si tu es immortel, tu n’es pas à l’épreuve des balles.

Pierre – Va savoir… Le rat a bien survécu à l’arsenic…

Vincent se rapproche de la corbeille.

Vincent – Laquelle ?

Pierre – Café équitable.

Vincent – Qu’est-ce qui me dit que tu ne mens pas ?

Pierre – Qu’est-ce que tu risques ? Au pire, tu auras bu un bon café, et tu auras fait un geste en faveur des pauvres paysans qui le cultivent en Amérique Centrale.

Vincent met la capsule dans la machine, et la met en route.

Vincent – J’espère pour toi que tu dis vrai…

Pierre – Ça… Tu le sauras dans une cinquantaine d’années.

Le café passe.

Vincent – Je peux te le dire, maintenant. Je t’ai toujours détesté.

Pierre – Dis plutôt que tu as toujours été jaloux de moi. C’est pour ça que tu tenais absolument à avoir Delphine, non ?

Vincent – Toi, le premier de la classe. Toi, l’idéaliste. Oui, c’est comme ça que tu l’as séduite. Mais elle a fini par se lasser de vivre avec un looser.

Pierre – J’ai trouvé le sérum de l’éternelle jeunesse…

Vincent – Oui, mais tu n’as jamais été capable de lui faire un enfant.

Pierre – Va savoir…

Vincent – Voilà, quand le café est passé, il faut le boire…

Vincent s’apprête à boire.

Delphine – Je t’en supplie, laisse m’en un peu ! Tu me disais que tu m’aimais.

Vincent – Ça c’était avant… À moi ce nectar des dieux.

Il pose imprudemment le revolver pour boire la tasse, elle s’en saisit, et le pointe vers lui.

Delphine – Pose cette tasse tout de suite, si tu ne veux pas avoir une vie plus courte que prévue.

Vincent repose prudemment la tasse.

Vincent – D’accord… Mais fais attention avec ça…

Delphine – Éloigne-toi.

Delphine se rapproche de la tasse. Vincent tente une man?uvre pour l’intercepter.

Vincent – Tu ne vas tirer sur le père de ton enfant…

Elle tire à bout portant. Il s’effondre.

Pierre – Qu’est-ce que tu as fait ?

Delphine – Je l’avais prévenu. C’était lui ou moi.

Elle pose le revolver et boit la tasse avec avidité.

Pierre – Et bien voilà. Maintenant nous sommes à nouveau réunis. Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et comme nous sommes immortels…

Delphine – Elle a un goût amer, cette potion.

Pierre – C’est un médicament.

Delphine – C’est efficace au bout de combien de temps ?

Pierre – Une dizaine de minutes.

Delphine – Alors ça y est ? On est éternels tous les deux.

Pierre – Comme notre amour.

Delphine – Je t’aimais vraiment, tu sais… Au début. Avec le temps, j’ai fini par me lasser. Si on avait eu un enfant, peut-être…

Pierre – C’est ballot. Tu ne m’aimes plus, nous voilà mariés pour toujours, et on n’est même pas capable de faire un enfant.

Delphine – Je suis déjà enceinte.

Pierre – Et quand il sera grand, tu lui diras quoi ? Que tu as tué son père ?

Delphine – Je ne suis pas obligée de le garder.

Pierre – D’accord.

Delphine – Et puis on n’est pas obligés de rester ensemble non plus.

Pierre – L’immortalité, ça crée des liens, tu sais. Pourquoi tu crois que les dieux grecs vivaient entre eux sur le Mont Olympe ?

Delphine – Eux aussi, ils faisaient parfois quelques entorses, pour venir se mélanger avec le commun des mortels.

Pierre – Au début, peut-être. Mais dans quelques centaines de millions d’années ? Quand l’homme aura disparu de cette terre en tant qu’espèce. Ou qu’il se sera transformé en autre chose. On ne sera plus que tous les deux de la même engeance. Pour l’éternité.

Delphine – On sera les nouveaux Adam et Ève. Pour toujours…

Pierre – Mais notre paradis pourrait bien être un éternel enfer.

Delphine (grimaçant) – Je ne me sens déjà pas très bien.

Pierre – C’est normal. Il y a toujours des effets secondaires. Et puis c’est un médicament expérimental.

Delphine – Toi tu y as bien survécu, non ?

Pierre – Oui…

Delphine – Tu crois que j’irai en prison pour avoir tué Vincent ?

Pierre – Qu’est-ce que tu risques ? Même condamnée à perpétuité, tu finiras bien par sortir un jour. Les gardiens seront morts avant toi.

Delphine – Tu as raison.

Delphine éternue.

Pierre – À tes souhaits…

Delphine – C’est le premier rhume que j’attrape de ma vie.

Pierre – Ça ne te réussit pas, l’immortalité…

Delphine – Maintenant, tu vas pouvoir te remettre sur ton vaccin anti-rhume.

Pierre – Je n’ai jamais arrêté, Delphine.

Delphine – Quoi ?

Pierre – Tu as vraiment cru à cette histoire d’élixir de jouvence ?

Delphine – Je ne me sens vraiment pas bien.

Pierre – C’est normal. Ce que tu viens d’absorber, c’est l’arsenic que tu destinais à Joséphine.

Delphine – Non…

Pierre – Pour la vie éternelle, c’est râpé. Mais il te reste toujours le repos éternel. Si Dieu te pardonne ton crime.

Delphine – Quoi ?

Pierre – Je n’ai rien découvert du tout, Delphine. Moi aussi je mourrai dans quelques années. Mais ma vengeance a fonctionné au-delà de toutes mes espérances.

Delphine – Alors tu savais pour Vincent et moi ?

Pierre – Tu me prends vraiment pour un imbécile…

Delphine – Tu mourras en prison… Ce sera ma vengeance à moi.

Pierre – Que veux-tu ? La vie est une comédie qui se termine toujours mal.

Delphine – Dis-moi que ce n’est pas vrai… Tu ne m’as pas empoisonnée ! Tu n’as pas empoisonné ta femme ?

Pierre – Tu me trompes depuis cinq ans.

Delphine – Pour toi, en tout cas, ce sera la perpétuité.

Pierre – Pas forcément.

Delphine – Et comment tu comptes t’en tirer ?

Pierre – Je vais te raconter ce qui s’est passé. Ça va te plaire, tu verras, c’est très romantique : elle tire sur son amant et s’empoisonne après.

Delphine – Tu crois les flics assez cons pour gober ça ?

Pierre – C’est ton revolver. Et c’est toi qui as pris à la pharmacie l’arsenic avec lequel tu viens de t’empoisonner.

Delphine – Tu es le diable en personne…

Pierre – À défaut d’être un dieu…

Delphine – Et en plus, tu es un chercheur minable. Finalement, je ne m’étais pas trompée sur ton compte. Tu n’as rien trouvé du tout, même pas un vaccin contre le rhume. Tu es vraiment un looser…

Vincent a un soubresaut d’agonie.

Pierre – Va savoir… Ce labo va avoir besoin d’un nouveau directeur… Lui qui voulait me virer, je vais prendre sa place…

Delphine éternue.

Pierre – À tes souhaits…

Delphine – Merci.

Delphine s’effondre.

Pierre – Et voilà… La messe est dite. Tu vois, Joséphine. Les histoires d’amour finissent souvent très mal. Allez, sois bien sage. Je laisse la porte de la cage ouverte, et il y a des sandwichs dans la cuisine, au cas où ça s’éterniserait un peu. Je vais raconter ce drame passionnel au commissariat. Ça devrait leur suffire. Et puis si par malheur je n’échappe pas à la perpétuité, tu m’accompagneras en prison. Les cages, tu as l’habitude.

Il sort. Vincent fait un mouvement pour se relever. Delphine aussi. Mais ils s’effondrent à nouveau.

Noir

 

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.

Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces ?uvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.

 

Pièces de théâtre du même auteur

 Alban et Ève, Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crash Zone, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Un petit meurtre sans conséquence, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur son site :

www.comediatheque.net

 

 Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Octobre 2017

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-109-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Un bref instant d’éternité Lire la suite »

Écrire une comédie pour le théâtre

Comment écrire une bonne comédie pour le théâtre. Comment la faire lire et la faire jouer. Manuel à destination des jeunes auteurs de tous âges. En cinq actes, un prologue et un épilogue.


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Écrire une comédie pour le théâtre

SOMMAIRE

Prologue – Y a-t-il une recette pour réussir une comédie ? 

Scène 1 – Une méthode pour chacun et à chacun sa méthode
Scène 2 – Ce que n’est pas une bonne comédie pour le théâtre
Scène 3 – La comédie, toute la comédie et rien que la comédie

Acte 1 – Qu’est-ce qu’un auteur de théâtre ?

Scène 1 – Une question d’organisation
Scène 2 – Une question de discipline
Scène 3 – Une question d’expérience

Acte 2 – Qu’est-ce qu’une comédie pour le théâtre ?

Scène 1 – Le théâtre
Scène 2 – La comédie
Scène 3 – Les genres de la comédie

Acte 3 – Comment écrire une comédie pour le théâtre ?

Scène 1 – L’idée, la situation et l’histoire 
Scène 2 – Les personnages, le lieu et le temps
Scène 3 – Les dialogues, les didascalies et les non-dits

Acte 4 – Comment faire lire une comédie pour le théâtre ?

Scène 1 – Le dépôt
Scène 2 – Être ou ne pas être édité ?
Scène 3 – L’édition théâtrale

Acte 5 – Comment faire jouer une comédie pour le théâtre ?

Scène 1 – Faut-il monter soi-même sa pièce ?
Scène 2 – Créer un spectacle
Scène 3 – Produire un spectacle

Épilogue – Être ou ne pas être un auteur de théâtre ?

Scène 1 – Soyez votre seul juge
Scène 2 – Ne soyez pas seulement auteur
Scène 3 – Vivre de son écriture

Le mot de la fin


Le mot de l’auteur

Avant d’être auteur de théâtre, j’ai étudié et enseigné d’abord la sémiologie du texte et de l’image (à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales) et ensuite l’écriture de scénario (au Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle). J’ai bien sûr également lu de nombreux manuels concernant l’écriture dramatique et scénaristique. Cela m’a aidé à me bricoler peu à peu une méthode d’écriture, en partie universelle et en partie personnelle, et cela me permet aujourd’hui de formaliser cette pratique pour essayer de la transmettre, non pas comme un dogme, mais comme un partage d’expérience. En piochant ça et là les éléments qui vous paraîtront utiles, en laissant de côté les autres, et en ajoutant votre touche personnelle, à vous d’élaborer votre propre méthode, à partir de votre identité spécifique, de votre parcours singulier et de vos envies particulières d’écritures.


Mots-clefs

Écrire une pièce de théâtre, comédie, tragédie, drame, comédie dramatique, genres de la comédie, procédés comiques, humour, rire, idée, high concept et low concept, personnel et universel, situation, histoire, schéma en trois actes, situation initiale, élément perturbateur, élément déclencheur, péripéties, climax, fausse résolution, vraie résolution, situation finale, préparation (planting) et paiement (payment), personnages, caractérisation, point de vue, empathie, identification, suspens, mystère, round character et flat character, lieu, temps, dialogues, didascalies, silences, non-dits…

Écrire une comédie pour le théâtre Lire la suite »

Alban et Ève

Ethan and Eve (english) –  Albán y Eva (español) – Albano e Eva (portugués)

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Pour un ou plusieurs couples

Un homme et une femme en leur jardin. Sont-ils les premiers ou les derniers ? Sont-ils vraiment un couple ? Dieu seul le saurait s’il n’était déjà mort… Le couple, même si son statut traditionnel est aujourd’hui remis en question, reste la cellule de base sur laquelle repose notre organisation sociale. Premier chaînon de la vie ensemble et de la solidarité, il constitue aussi un rempart contre la violence des rapports sociaux. Mais le couple est aussi une société en miniature. Dans ce face à face entre soi-même et l’autre, le partenaire amoureux est tour à tour un allié et un adversaire. Un confident et quelqu’un à qui l’on ment. Parfois justement pour préserver le couple lorsque la trahison menace son existence même. Tantôt rassurant, tantôt étouffant, le couple est à la fois un refuge et un huis-clos. Un espace de liberté et une prison. Un havre de paix et un champ de bataille. Il n’y a rien qui ressemble plus à l’enfer que le jardin d’Eden. Comment s’étonner que le couple qui l’habitait ait préféré s’en évader ? Mais si l’on peut éventuellement s’enfuir d’une prison dorée, peut-on vraiment se libérer du couple sans tomber dans un autre enfer : celui de la solitude ? Les hommes et les femmes sont-ils vraiment faits pour vivre ensemble ? Mieux vaut en rire. Et au-delà de ces considérations sociologiques, c’est le principal propos de cette série de sketchs humoristiques sur la vie à deux…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

1 – Rejetons

2 – Tête-à-tête

3 – Viande

4 – Secret

5 – Repartie

6 – Alibi

7 – Farniente

8 – Zéro

9 – Atmosphère

10 – Vieux

11 – Permanence

12 – Terminus

13 – Trois

14 – En vers et contre tous


  1. Rejetons

 

Ce qui ressemble à un jardin, qui peut être un Eden ou un square. Ève est là. Alban arrive. Ils peuvent être en tenue d’Adam, ou pas. Il tourne un peu autour d’elle, et hésite avant de lui tendre la main.

Alban – Bonjour, je m’appelle Alban.

Elle lui sert la main.

Ève – Ève.

Un temps.

Alban – Tu baises ?

Ève – Je ne sais pas…

Alban – Tu ne sais pas comment on fait ?

Ève – Aussi, oui.

Alban – Remarque, moi non plus. Tu es la première femme que je rencontre.

Ève – Pour moi aussi… Tu es le premier…

Alban – Enfin quand je dis la première femme. Je devrais plutôt dire la première personne.

Ève – La première personne ?

Alban – Je ne savais pas que ce serait une femme.

Ève – Bon…

Alban – Alors ?

Ève – J’hésite un peu.

Alban – Tu hésites ?

Ève – Tu te rends compte de ce qu’on s’apprête à déclencher ?

Alban – Non…

Ève – C’est peut-être le début de quelque chose qu’on ne maîtrise pas du tout.

Alban – Le début de…

Ève – Une réaction en chaîne.

Alban – Un truc atomique, tu veux dire ?

Ève – Ça pourrait faire toute une histoire.

Alban – Quelle histoire ?

Ève – Celle de l’humanité ! Notre enfant, ce serait le début d’une interminable lignée.

Alban – Je parlais seulement de tirer un coup.

Ève – Des milliards et des milliards d’humains, qui vont devoir travailler pour gagner leur pain à la sueur de leur front. Parce qu’ici, entre nous, il y a tout juste assez à bouffer pour deux.

Alban – Et encore… Surtout de la salade et des pommes.

Ève – Alors évidemment, il faudra qu’ils se mettent à bosser, tous ces bâtards. À travailler la terre.

Alban – C’est sûr.

Ève – Et après, ils vont se battre entre eux pour la posséder, cette terre.

Alban – Ce n’est pas impossible.

Ève – Toute une lignée de petits salopards qui vont se massacrer joyeusement pendant les siècles des siècles.

Alban – Oui…

Ève – Et bien entendu, qui vont se mettre à forniquer, eux-aussi. À se multiplier. À proliférer, encore et encore.

Alban – C’est clair.

Ève – Et qui vont finir par détruire ce petit coin de paradis avec leurs déjections, leurs pets, leurs rots, et leurs gaz à effet de serre.

Alban – Vu comme ça, évidemment… Ce n’est pas très bandant.

Ève – Ben non.

Alban – Et tu es sûre que…

Ève – Ben oui.

Alban – Bon…

Ève – On va engendrer des générations et des générations d’enfants qui auront des problèmes d’?dipe avec leurs parents ! Et qui toutes les nuits, ne rêveront que d’une chose, c’est de les tuer. Avant pour certains de passer à l’acte.

Alban – Ah oui… Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Je crois que je vais réfléchir encore un peu.

Alban – Bon, ben… Tiens-moi au courant… (Il s’apprête à repartir) Sinon… je peux faire attention.

Ève – Attention… Ils disent tous ça…

Alban – Tous ?

Ève – Tu ne crois pas que tu es vraiment le premier, quand même ?

Alban – Non, bien sûr, mais… En même temps, on n’est que deux.

Ève – Ah oui ?

Alban – Ben oui… Alban et Ève…

Ève – Je vois… Donc, c’était toi ?

Alban – Moi ?

Ève – La dernière fois. C’était déjà toi…

Alban – Oui, il faut croire.

Ève – Ça ne m’a pas laissé un grand souvenir.

Alban – Dans un sens, tant mieux…

Ève – Tu trouves ?

Alban – Non, je veux dire, que ça ne t’ait pas laissé un mauvais souvenir… Par rapport à ce que tu disais tout à l’heure… Notre premier enfant, tout ça… Et les milliards de rejetons qui s’ensuivraient.

Ève – C’est vrai que ça fout les jetons.

Alban – Oui.

Ève – Tu veux une pomme, en attendant ?

Noir

  1. Tête-à-tête

 

Le jardin peut avoir rapetissé. Ève est assise. Alban tourne un peu en rond.

Alban – Il n’est pas très grand, ce jardin, non ?

Ève – Il est bien assez grand pour nous deux.

Alban – Il n’était pas un peu plus grand, avant ?

Ève – Avant ?

Alban – Ou alors, c’est nous qui avons grandi.

Ève – Je ne sais pas.

Alban – Parfois, j’aimerais bien avoir un peu plus de place.

Ève – Pour quoi faire ?

Alban – Pour pouvoir étendre les jambes, déjà.

Ève – D’accord…

Alban – Et puis je ne sais pas moi… Qu’il reste quelque chose à explorer. Qu’il y ait encore des choses à découvrir…

Ève – Tu peux toujours découvrir… les détails.

Alban – Les détails ?

Ève – Les petites choses.

Alban – Mouais.

Ève – Ce qu’on ne voit pas tout de suite à l’?il nu.

Alban – Qu’est-ce qu’on ne voit pas à l’?il nu ?

Ève – Tiens, un trèfle à quatre feuilles, par exemple.

Alban – Ça existe, un trèfle à quatre feuilles ?

Ève – Je ne sais pas. Sûrement.

Alban – Parfois je me demande si la vie vaut la peine d’être vécue.

Ève – Tu pourrais chercher un trèfle à quatre feuilles.

Alban – Mais pour quoi faire, bordel ?

Ève – Pour me l’offrir, par exemple.

Alban – Mouais.

Ève – Ça nous porterait chance.

Alban – Tu crois ?

Ève – En tout cas, ça t’occuperait.

Alban – Je ne sais pas.

Silence.

Ève – En même temps, je me demande si ce n’est pas toi qui as raison…

Alban – Sur quoi ?

Ève – Ben… On s’emmerde, non ?

Alban – Oui, c’est bien ce que je disais.

Ève – C’est vrai que ce jardin, on le connaît par c?ur…

Alban – C’est sûrement pour ça qu’il nous paraît de plus en plus petit.

Ève – Si encore on pouvait partir en vacances, de temps en temps.

Alban – En vacances ? Où ça ?

Ève – Ailleurs…

Alban – Mais ailleurs, c’est…

Ève – Oui… On est entourés d’eau et on ne sait pas nager.

Un temps.

Alban – On n’était pas plus nombreux que ça, avant ?

Ève – Avant quoi ?

Alban – Je ne sais pas.

Ève – Plus nombreux ? Tu veux dire trois ?

Alban – Trois, quatre… Plusieurs, quoi.

Ève – Plusieurs toi, et plusieurs moi ? Je ne sais pas.

Alban – J’ai l’impression qu’il y avait plus de monde.

Ève – Où ça ?

Alban – Autour de nous !

Ève – Oui, peut-être.

Alban – Mais alors où ils sont passés ?

Ève – Plus de monde, tu es sûr ?

Alban – Je me demandais juste si…

Ève – Quoi ?

Alban – Est-ce qu’on est les premiers… ou les derniers ?

Ève – En tout cas, pour l’instant, on n’est que deux…

Un temps.

Alban – J’ai même l’impression qu’au début, j’étais tout seul.

Ève – Au début…

Alban – Je crois que toi, tu n’es arrivée qu’après.

Ève – Ah ouais ?

Alban – Ouais.

Ève – Donc, le premier, c’était toi.

Alban – Ouais.

Ève – Alors tu seras peut-être aussi le premier à partir.

Alban – Où ?

Ève – Je ne sais pas. Où j’étais avant d’arriver ici ?

Alban – Ça…

Ève – De l’autre côté de la mer, peut-être.

Alban – Ou au fond.

Ève – Je ne sais pas si c’est profond.

Alban – Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas marcher sur l’eau.

Ève – Quand on a essayé, on a failli se noyer.

Un temps.

Alban – C’est curieux, tout de même.

Ève – Quoi ?

Alban – Je n’ai jamais connu quelqu’un d’autre que toi ?

Ève – Connu, tu veux dire…

Alban – Connu, quoi !

Ève – Tu voudrais connaître quelqu’un d’autre que moi ?

Alban – Non, pas spécialement, mais… Savoir que c’est possible. Toi, tu n’aimerais pas connaître quelqu’un d’autre ?

Ève – Je n’y ai jamais réfléchi. Oui, peut-être.

Alban – Savoir qu’on a le choix.

Ève – Ne pas se limiter au premier choix… Préférer le deuxième choix, alors ?

Alban – Là, on ne s’est pas choisis. Puisqu’on n’est que deux.

Ève – Oui, évidemment.

Alban – Comment savoir si on est vraiment faits l’un pour l’autre…

Ève – On n’est que deux, on est forcément faits l’un pour l’autre.

Alban – Oui, c’est sûr…

Un temps.

Ève – À plusieurs, dans ce petit jardin…?

Alban – C’est vrai qu’on aurait du mal à tenir à trois.

Ève – On est déjà tellement à l’étroit.

Alban – À trois… Je crois que je commence à délirer.

Ève – Allez, va me chercher un trèfle à quatre feuilles, plutôt…

Noir

  1. Viande

Alban et Ève sont toujours là.

Alban – C’est dingue. Tout pousse dans ce jardin.

Ève – On n’a même pas besoin de semer des graines.

Alban – Ni d’arroser.

Ève – Et la récolte est miraculeuse.

Ève – On n’a qu’à tendre le bras pour cueillir les fruits.

Alban – Et se baisser pour ramasser les légumes.

Ève – Et tout est absolument bio.

Alban – Oui… Ça veut dire quoi, au fait ?

Ève – Quoi ?

Alban – Bio.

Ève – Aucune idée.

Alban – Qu’est-ce que ça pourrait être, des fruits et des légumes qui ne soient pas bio ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – En tout, c’est bio, et c’est bion.

Ève – Tu veux dire c’est beau et c’est bon…

Alban – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Un temps.

Ève – Parfois, j’en ai un peu marre de bouffer des légumes, pas toi ?

Alban – Si. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bouffer d’autre ?

Ève – Qu’est-ce qui se mange, ici, à part les primeurs ?

Alban – On ne va pas bouffer de la terre…

Ève – On ne va pas bouffer de l’air.

Alban – On ne va pas boire l’eau de mer.

Ève – Et on ne va pas se bouffer entre nous.

Alban – Ben non…

Un temps.

Ève – On pourrait bouffer les animaux.

Alban – Les animaux ?

Ève – Non, mais je déconne.

Silence.

Alban – Remarque, c’est peut-être bon.

Ève – Tu crois ?

Alban – Ce n’est pas très appétissant

Ève – Mais c’est vrai que ça changerait un peu.

Alban – Comment on peut savoir que ce n’est pas bon…

Ève – On n’a jamais essayé.

Alban – Et… on les mangerait vivants ?

Ève – Qu’est-ce que ça veut dire, vivants ?

Alban – Comme les fruits.

Ève – Tu veux dire crus.

Alban – C’est ça. Nature, quoi. En salade.

Ève – Tu crois qu’ils se laisseraient bouffer tout cru ?

Alban – Tu as raison, il vaudrait peut-être mieux les tuer avant.

Ève – Les tuer ?

Silence embarrassé.

Alban – Tu as déjà tué quelqu’un, toi ?

Ève – Tu veux dire, un animal ?

Alban – Ben oui. Pas un homme. Comme on n’est que deux, si tu avais déjà tué quelqu’un, je ne serais plus là pour poser la question.

Ève – Non… Enfin, pas intentionnellement…

Alban – Si on ne le fait pas exprès, c’est moins grave, non ?

Ève – Oui, c’est… un homicide involontaire.

Alban – Si on tuait un animal. Sans le faire exprès. On pourrait le bouffer après. Pour voir quel goût ça a.

Ève – Oui… Si on ne le fait pas exprès…

Un temps.

Alban – Ça commence à me faire peur, cette conversation…

Ève – Moi aussi…

Alban – Et puis les animaux, c’est comme nous, il n’y en a qu’un couple de chaque espèce.

Ève – On en bouffe un chacun et aussitôt, c’est l’extinction de la race.

Alban – Je vais reprendre un peu de salade, plutôt.

Ils mâchouillent chacun une feuille de salade sans appétit.

Ève – Tu veux une pomme, pour ton dessert ?

Alban – Allez…

Ils mangent une pomme.

Ève – Je commence à en avoir un peu marre, des pommes.

Alban – Oui… Moi aussi…

Ève – Tiens, il y avait un asticot dans cette pomme.

Alban – Non ?

Ève – Ben j’en ai bouffé la moitié. Sans le faire exprès…

Alban – Et alors ?

Ève – Ce n’est pas mauvais…

Noir

  1. Secret

Alban et Ève se succèdent devant une urne dans laquelle ils insèrent chacun à leur tour un bulletin.

Ève – Alors, tu as voté pour qui ?

Alban – Je te rappelle que c’est un vote à bulletin secret…

Ève – Ce n’est pas un peu ridicule, non ?

Alban – Ridicule ? Pourquoi ça ?

Ève – On n’est que deux !

Alban – Et alors ?

Ève – Comme chacun de nous sait pour qui il a voté… Forcément, au moment du dépouillement, je saurai quel bulletin tu as choisi.

Alban – Oui, bon…

Ève – Et puis entre nous, ça sert à quoi d’élire un représentant ?

Alban – Pour qu’il nous représente tous les deux !

Ève – Auprès de qui ?

Alban – Auprès de l’autre !

Ève – Et tu as voté pour qui, alors ?

Alban – Pour moi. Et toi ?

Ève – Moi aussi.

Alban – Tu veux dire que tu as voté pour moi aussi ?

Ève – Non, j’ai voté pour moi.

Alban – Bon… dans ce cas, comme c’est à la proportionnelle, chacun de nous se représentera lui-même.

Ève – Ok… Ce n’est pas la peine qu’on dépouille, alors ?

Alban – Ben si, quand même.

Ève – Pourquoi faire ?

Alban – Je ne suis pas obligé de te croire.

Ève – Bon, alors allons-y.

Alban – Attends un peu !

Ève – Quoi encore ?

Alban – Il n’est pas tout à fait vingt heures…

Un temps.

Ève – Et c’est quoi, ton programme, à toi ?

Alban – Je propose qu’on ouvre des chambres d’hôtes.

Ève – Des chambres d’hôtes ? Pour quoi faire ?

Alban – Je ne sais pas. Pour développer le tourisme…

Ève – Mais on n’est que deux.

Alban – C’est vrai…

Ève – On pourrait ajouter une chambre d’ami.

Alban – Mais comme tu dis : on n’est que deux.

Ève – Tu pourrais aller y dormir de temps en temps…

Noir

  1. Repartie

Ève est là, dés?uvrée. Alban arrive, pas très à l’aise.

Alban – Salut… Tu habites dans le coin ?

Ève – On peut dire ça… Et toi ?

Alban – Je passais par là.

Silence.

Ève – Et… tu comptes prendre racine… dans le coin ?

Alban – Ça dépend.

Ève – Ça dépend de quoi ?

Alban – Je ne sais pas… Ici ou ailleurs.

Ève – Tu fais ce que tu veux. On est en république.

Alban – Qu’est-ce qui pourrait me donner envie de rester ? Dans le coin…

Ève (montrant son front) – Il n’y a pas marqué office de tourisme, là, si ?

Alban – Non.

Ève – Bon. Alors ?

Alban – Alors quoi ?

Ève – Tu pars, tu restes, mais il va falloir décider. Parce que là, tu commences à être un peu…

Alban – Ok, je reste… Pour l’instant…

Ève – Bien, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Tu ne vas pas rester planté là à me regarder, si ?

Alban – Ok, ok… Alors… Je ne sais pas, moi… On pourrait discuter…

Ève – Je t’écoute.

Alban – Tu fumes ?

Ève – Pourquoi ? Tu as une préférence pour les non-fumeuses ? C’est un entretien d’embauche ?

Alban – Pas du tout ! Au contraire. Je voulais seulement… savoir si tu avais une cigarette.

Ève – On vient à peine de se rencontrer, et tu veux déjà me taxer une cigarette.

Alban – Absolument pas ! D’ailleurs, je ne fume pas.

Ève – Moi non plus. Ça nous fait déjà ça en commun.

Silence.

Alban – Tu… Tu as un numéro ?

Ève – Un numéro ? Pourquoi ? Tu diriges un cirque ? Tu veux me faire passer une audition ?

Alban – Un cirque ? Ah oui, un… Un numéro de cirque.

Ève – Je me disais bien aussi que tu avais un petit côté nomade.

Alban – Nomade ?

Ève – Les gens du voyage, tu vois.

Alban – Non, mais je ne pensais pas à un numéro de cirque. Je pensais plutôt… à un numéro de téléphone.

Ève – D’accord…

Alban – Alors ?

Ève – J’ai un numéro, mais je n’ai pas de téléphone.

Alban – À quoi ça sert d’avoir un numéro, si tu n’as pas de téléphone.

Ève – Tu es un petit malin, toi… Ou alors tu es vraiment con, j’hésite encore. Je l’ai perdu, mon téléphone. Voilà pourquoi j’ai un numéro, et pas de téléphone. Mais toi, tu n’as qu’à me le laisser, ton numéro…

Alban – Mon numéro ? C’est-à-dire que…

Ève – Ne me dis pas que toi, tu as un téléphone, mais pas de numéro.

Alban – Non, mais…

Ève – D’accord… Tu n’as pas de téléphone, mais tu me demandes quand même mon numéro. Et tu comptais m’appeler comment ? D’une cabine téléphonique ?

Alban – Je ne sais pas… Je… Si, j’ai un téléphone, mais…

Ève – Tu veux un conseil ?

Alban – Non… Enfin si, oui…

Ève – Tu devrais te méfier. L’impro, ce n’est pas ton truc…

Alban – D’accord. Je…

Ève – Prépare un peu ton texte, la prochaine fois.

Alban – C’est ça…

Ève – Un canevas, au moins… Et puis tu brodes autour. Mais là, franchement. Tu ne peux pas te lancer comme ça, sans filet. Tu n’as pas le niveau…

Alban – D’accord… Un… Un canevas… Je vais y penser…

Ève – Et pourquoi tu voulais me téléphoner, au fait ?

Alban – Te téléphoner…? Je ne sais pas… Je…

Ève – Non, parce que comme on est tous les deux là, si tu as quelque chose à me dire… ce n’est pas être pas la peine de me téléphoner.

Alban – Non, bien sûr, mais…

Ève – Tu veux un autre conseil ?

Alban – Je ne sais pas… Oui…

Ève – Avec ou sans téléphone, essaie de conclure avant d’avoir bouffé tout ton crédit.

Alban – Mon crédit…?

Ève – Ça fait cinq minutes qu’on discute, et tu n’as encore rien dit. Non mais franchement, tu fais pitié, là !

Alban – D’accord…

Ève – Tu sais quoi ? (Elle sort un crayon et griffonne quelque chose sur un papier qu’elle lui tend) Le voilà mon numéro. Quand j’aurai retrouvé mon téléphone, et que tu auras trouvé une cabine, tu m’appelles, et on en parle, ok ?

Elle s’en va. Il la regarde partir, puis jette un coup d’?il au papier. Il semble hésiter, puis s’adresse à quelqu’un dans la salle.

Alban – Vous habitez dans le coin ? Vous ne savez pas où il y a une cabine téléphonique ? Je peux vous emprunter votre téléphone, deux minutes ? (Il prend le téléphone qu’on voudra bien lui donner et fait mine de composer le numéro qui est inscrit sur le papier.) Merci… (Ça sonne dans sa propre poche, et après un instant de surprise, il sort un autre téléphone et répond.) Allô ? Allô ? (Il reste un instant ahuri.) Je crois que je suis en train de me parler à moi-même… (Il rend son téléphone à la spectatrice, et s’adresse à elle.) C’est bien son numéro… Mais c’est moi qui ai son téléphone… (Un temps.) Je n’ai pas pensé à lui dire que je venais d’en trouver un, de téléphone… et que c’était peut-être celui qu’elle avait perdu… Et elle est déjà repartie… (Il reste un instant perplexe.) Je crois qu’elle a raison, je manque un peu de repartie… Repartie… ou répartie…?
Noir.

  1. Alibi

Dans un coin, un seau à champagne, une bouteille et deux flûtes. Ève attend et montre des signes d’impatience. La sonnette retentit.

Alban (off) – Ève ? C’est moi… Tu es là ? (Alban arrive depuis l’extérieur, une mallette à la main, et veut déposer sur les lèvres de sa femme un baiser auquel elle se dérobe) Excuse-moi… Une urgence avec un client…

Ève – Un client ou une cliente ?

Il préfère ne pas relever.

Alban – Ça ne va pas ?

Ève – Si, si… Ça va… C’est notre anniversaire de mariage, et mon mari a oublié, mais à part ça, ça va…

Alban se retourne et aperçoit la bouteille de champagne.

Alban – Et merde…

Ève – Merci… Au moins, tu ne fais pas semblant.

Alban – Excuse-moi, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

Ève – L’année dernière aussi, tu es arrivé à dix heures du soir. Mais au moins tu avais un bouquet de fleurs…

Alban – Je suis passé devant le fleuriste, c’était déjà fermé.

Ève – Tu as oublié notre anniversaire de mariage…

Alban – Mais non, je n’ai pas oublié ! J’y ai pensé toute la journée… Disons que… là tout de suite, ça m’était sorti de la tête.

Ève – Bien sûr…

Il pose sa mallette et ôte sa veste.

Alban – J’ai eu une journée de merde, je te dis… Un client qui a décalé un rendez-vous à la dernière minute. Cet Américain dont je t’ai parlé, tu sais ?

Ève – Un jour comme celui-là… Tu aurais très bien pu te faire remplacer.

Alban – J’étais le seul au bureau ! Et puis c’est un dossier important…

Ève – Tu pouvais m’appeler…

Alban – J’ai perdu mon portable.. En tout cas, je ne sais pas ce que j’en ai fait…

Ève – Comme d’habitude, tu as réponse à tout…

Alban – Je te dis la vérité, rien d’autre.

Ève – Écoute, Alban, ça fait dix ans qu’on est mariés, et on vit dans un appartement témoin…

Alban – C’est provisoire…

Ève – Oui… C’est ça le problème… Ça fait dix ans que toi et moi, on vit dans le provisoire.

Alban – Il est très bien, cet appartement. Et on n’est pas dérangé par les voisins…

Ève – C’est sûr, il n’y en a pas… On habite tout seuls au dernier étage d’une tour qui n’est même pas vraiment finie.

Alban – Au moins, l’ascenseur marche…

Ève – Le matin, avant de partir au boulot, on doit planquer toutes nos affaires personnelles. On ne peut rien laisser traîner pour ne pas déranger les visiteurs qui défilent toute la journée.

Alban – La journée, on travaille tous les deux…

Ève – Même la photo de ma mère, je dois la ranger dans un tiroir ! Des fois que ça fasse fuir les investisseurs…

Alban – Mais on n’a pas de loyer à payer…

Ève – Pour moi, c’est encore trop cher, Alban.

Alban – On a une terrasse ! (Se tournant vers la salle) Et regarde ! Quelle vue ! (Constatant qu’elle ne se déride pas) En tout cas, ça sent bon… Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Ève – Tu arrives trop tard, Alban. Le champagne est chaud, et la dinde a refroidi.

Alban – Allez… Je suis là, maintenant ! (Il prend sa mallette.) Je vais poser ça à côté… et on va passer une bonne soirée, d’accord ?

Il sort. Elle prend la bouteille dans le seau, et la laisse retomber. Puis elle regarde côté salle, comme si son attention était attirée par quelque chose. Elle sort des jumelles de théâtre pour mieux voir. Le portable d’Alban, dans la poche de la veste, se met à sonner. Elle pose les jumelles, hésite, puis sort le portable et prend l’appel.

Ève – Allô…? Oui… Non, c’est sa femme. D’accord. Ah oui ? Non, non… Très bien, je lui dirai… (Elle met fin à la conversation mais, intriguée, explore la messagerie du portable.) Le salaud…

Alban revient.

Alban – Dix ans, déjà… Tu te rends compte ? J’ai l’impression que c’était hier…

Ève – Je croyais que tu avais perdu ton portable…

Alban – Oui, je… Je croyais aussi…

Ève – Tu me prends vraiment pour une conne…

Alban – Pourquoi tu dis ça ?

Ève – Il vient de sonner, ton portable. Il était dans la poche de ta veste…

Alban – Non ?

Ève – J’ai répondu. C’était ta secrétaire…

Alban – Ah oui… Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Ève – Elle cherche à te joindre depuis ce matin. C’est curieux, elle a passé tout l’après-midi au bureau, et elle ne t’a pas vu…

Alban – Je n’ai pas dit que j’avais vu mon Américain au bureau. Il m’a demandé de le rejoindre à…

Ève – Ne te fatigue pas. Si ta secrétaire voulait te joindre, c’était pour te prévenir que ton rendez-vous avec ton Américain était annulé. Il a eu un AVC hier soir…

Alban – Tu ne m’as pas laissé finir… Il m’a demandé de le rejoindre cet après-midi à l’hôpital.

Ève – C’est curieux, parce que d’après ta secrétaire, il est mort ce matin.

Alban – D’accord… Alors écoute, je vais t’expliquer…

Ève – Tu as une maîtresse… Et tu as attendu notre anniversaire de mariage pour me l’annoncer.

Alban – Mais pas du tout, je…

Ève – Et moi qui allais te dire que je suis enceinte !

Alban – Quoi ? Tu attends un enfant ? De moi ? Mais c’est fantastique !

Ève – Je te quitte, Alban !

Alban – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, je t’assure…

Ève – Ah oui ? Et ces SMS que j’ai vus sur ton téléphone ?

Alban – Les SMS…

Ève – Oui, les SMS. Ceux que tu n’as pas eu le temps d’effacer… J’ai envie de toi, rejoins-moi où tu sais. C’est assez explicite, non ?

Il semble déstabilisé, mais se reprend.

Alban – C’est un code.

Ève – Pardon ?

Alban – C’est vrai, je te mens depuis des années, Ève. Je l’avoue.

Ève – Enfin…

Alban – Je mène une double vie, en effet. Mais je ne t’ai jamais trompée… avec une femme.

Ève – Tu ne vas pas me dire en plus, après toutes ces années, que tu es homosexuel ?

Alban – Non, rassure-toi. Encore une fois, ce n’est pas du tout ce que tu crois. En fait, je suis…

Ève – Oui ?

Alban – Ce n’est pas facile à dire…

Ève – Oui, j’imagine… Mais je peux t’aider, si tu veux. Je suis un connard ?

Alban – Je suis agent secret.

Ève – Agent secret ?

Alban – Enfin secret… jusqu’à aujourd’hui.

Ève – Tu as bu, c’est ça ?

Alban – Pas du tout.

Ève – Un agent secret ? Un espion, quoi ? C’est tout ce que tu as trouvé ?

Alban – Je n’avais pas le droit de te le dire, évidemment. Je n’avais le droit de le dire à personne. Mais bon… Maintenant, c’est notre couple qui est en jeu.

Ève – Très bien… Et tu travailles pour qui ? La CIA ? Ton Américain, c’était ton chef, et le KGB l’a éliminé en faisant passer son assassinat pour un AVC, je me trompe ?

Alban – Je travaille… pour le MOSSAD.

Ève – Le MOSSAD ?

Alban – Oui… Les services secrets israéliens, si tu préfères…

Ève – Tu n’es même pas juif !

Alban – Si un peu, quand même…

Ève – Si tu étais juif, depuis le temps, je le saurais, non ? Je suis ta femme !

Alban – Il ne faut pas se fier aux apparences, Ève… C’est un peu plus compliqué que ça. C’est ma grand-mère maternelle qui…

Ève – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ? Mais c’est pathétique. Il faut te faire aider, Alban, je t’assure. Tu es un grand malade.

Alban – C’est vrai, Ève. Il faut que tu me crois.

Ève – Tu es un mythomane, Alban. Ça fait des années que tu me mens. Pour tout et n’importe quoi. Mais surtout pour couvrir tes liaisons. Et aujourd’hui tu m’annonces que tu es un espion israélien alors que tu n’es même pas circoncis ! Comment veux-tu que je te crois ?

Alban – Cette fois, je ne te mens pas, je te le jure.

Ève – Cette fois ? Tu me déçois, Alban. Tu me déçois beaucoup. Je ne pensais pas que tu me prenais à ce point pour une conne.

Alban – Tu sais, lors de notre voyage de noces à Eilat, sur la Mer Rouge, quand j’ai passé une heure au poste de police à la douane.

Ève – Parce que tu n’avais pas reconnu ta valise, qu’elle tournait depuis une heure toute seule sur le tapis roulant de l’aéroport, et que les démineurs sont venus pour la faire exploser ?

Alban – C’est ce jour-là où ils m’ont proposé de travailler pour eux.

Ève – Eux ? Qui eux ?

Alban – Le MOSSAD !

Ève montre le téléphone.

Ève – « J’ai envie de toi, on se retrouve où tu sais »… C’est un message de ton ami imaginaire du MOSSAD ?

Alban – C’est un code, je te dis. Pour un rendez-vous.

Ève – Un rendez-vous, oui, ça j’avais compris.

Alban – C’est pour ne pas attirer l’attention. Au cas où nos messages seraient interceptés. « J’ai envie de toi », ça veux dire j’ai besoin de te voir. « Où tu sais », ben ça veut dire…

Ève – Où tu sais.

Alban – Voilà.

Ève – Cette fois, ça ne va pas suffire, Alban.

Alban – Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Ève – Des preuves, par exemple.

Alban – Désolé, je n’en ai pas.

Ève – Bien sûr.

Alban – Ce n’est pas un CDD ! Tout ça se fait sans laisser de trace, tu penses bien.

Ève – Mais tu ne travailles gratuitement, j’imagine. Un espion, ça doit bien gagner sa vie. Et tu me laisserais vivre dans un appartement témoin ?

Alban – L’argent est versé sur un compte numéroté, dont j’aurai la clef seulement quand je cesserai mes activités.

Ève semble tout à fait désemparée.

Ève – Et tu voudrais que j’avale ça ?

Alban – Oui, je t’en prie, Ève… Pour nous… Pour notre enfant… Une dernière fois. Je te supplie de me croire… Parce que c’est la vérité !

Elle hésite.

Ève – Je ne sais plus quoi te dire, Alban. Je suis fatiguée. Je vais me coucher…

Alban – Tu as raison. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de temps pour digérer cette nouvelle. En attendant, tu n’en parles à personne, d’accord ? Même à ta mère. Il faut absolument que ça reste un secret entre nous, sinon…

Elle lui fait un doigt d’honneur, et sort. Il tombe sur les jumelles de théâtre qu’elle a oubliées sur la table. Il semble surpris. Il prend les jumelles et se met à scruter quelque chose côté salle. D’abord par simple curiosité. Puis avec une attention soutenue.

Noir

 

 

  1. Farniente

 

Alban et Ève.

Alban – Ça fait du bien d’être en vacances…

Ève – Enfin !

Alban – Ne penser à rien.

Ève – Ne rien faire.

Alban – Ne voir personne.

Ève – Le pied intégral.

Un temps.

Alban – C’est le bout du monde, ici.

Ève – C’est ce qu’on voulait, non ? Être tranquille.

Alban – Ça pour être tranquille, on est tranquille.

Alban – Pas d’ordinateur…

Ève – Pas de téléphone.

Alban – De toute façon, il n’y a pas de réseau.

Un temps.

Ève – Tu crois qu’on va tenir trois semaines ?

Alban – Les trois premiers jours seront peut-être un peu difficiles. Comme quand on arrête de fumer. Après, ça ira.

Ève – Il faut avouer que c’est magnifique.

Alban – Oui. C’est vraiment le paradis.

Ève – L’endroit idéal pour se reposer et tout oublier.

Alban – On se demande comment on fait pour vivre en ville toute l’année.

Ève – C’est vrai qu’un peu de verdure…

Alban – Au moins, on respire.

Ève – Et puis ce silence…

Silence.

Alban – Limite, ça ferait mal aux oreilles.

Ève – Quand on n’est plus habitués…

Alban – Et quel dépaysement.

Ève – C’est sûr.

Un temps.

Alban – On n’est pas déjà venus, ici ?

Ève – Ici ? On s’en souviendrait…

Alban – En même temps, la campagne… C’est partout pareil, non ?

Ève – Oui.

Un temps.

Alban – C’est vraiment isolé, quand même.

Ève – Ça, on ne va pas être dérangés par les voisins.

Alban – C’est limite inquiétant. Si on avait un problème.

Ève – Quel problème on pourrait bien avoir ? On est en vacances.

Alban – Je ne sais pas, moi… Un accident domestique…

Ève – Tu feras attention en lavant la salade.

Alban – Une hémorragie cérébrale… Un infarctus… Le temps que le SAMU arrive…

Ève – Tu as raison, on aurait dû apporter un défibrillateur.

Alban – Tu crois ?

Ève – On mène une vie de dingue toute l’année. Ce serait un comble qu’on ait un infarctus maintenant. On ne peut pas être plus au calme qu’ici !

Alban – Justement, le c?ur n’est plus habitué. Tout cet oxygène, d’un seul coup. J’ai l’impression d’avoir fumé un pétard.

Ève – Tout de même, ça fait du bien d’avoir un peu d’espace pour respirer. De ne plus être entassés au bureau comme des poulets dans un élevage en batterie.

Alban – Ou serrés comme des sardines dans le métro.

Ève – Même pas une vache à l’horizon.

Alban regarde par terre.

Alban – Nos seuls voisins immédiats, c’est les fourmis.

Ève jette un regard aussi vers le sol.

Ève – Et elles, elles ont l’air de bosser.

Alban – Oui, elles en mettent un coup.

Ève – Regarde, celle-là transporte le cadavre d’une libellule trois plus grosse qu’elle.

Alban – Peut-être une libellule en vacances ici qui est morte d’ennui.

Ève – Ou qui a succombé à un AVC avant que les secours ne puissent intervenir.

Alban – En tout cas, elles n’arrêtent pas.

Ève – C’est à se demander si elles n’en font pas un peu trop.

Alban – Les fourmis, ça ne prend jamais de vacances.

Ève – C’est clair. Les congés payés, c’est le propre de l’homme.

Alban – Remarque, ça dépend, il y a aussi des animaux très branleurs.

Ève – Ah oui ?

Alban – Je dirais que le mammifère en général est très branleur.

Ève – Le paresseux, c’est un mammifère ?

Alban – En tout cas, l’homme est un mammifère.

Ève – Ah oui…?

Alban – Tu ne ponds pas des ?ufs, si ?

Ève – Ce sont les insectes, surtout, qui ne pensent qu’à bosser.

Alban – Les insectes sociaux, comme on dit… Les fourmis, les abeilles, les termites…

Ève – Ouais… Elles bossent du soir au matin, 365 jours par an. Elles n’en ont rien à foutre qu’on soit en vacances ou pas.

Alban – En fait, elles n’en ont rien à foutre qu’on existe en général.

Ève – Elles vivent à côté de nous. Elles nous ignorent.

Alban – Je dirais même qu’elles nous méprisent. On ne les dérange pas quoi.

Ève – L’homme a réussi à exterminer presque tous les mammifères sauvages. Les autres, il en a fait des esclaves domestiques ou de la viande rouge. Mais les insectes, eux, ils sont toujours là, ils continuent leurs petites affaires. Ils font comme si on n’était pas là, en fait.

Alban – Sans parler des oiseaux.

Ève – Quoi, les oiseaux ?

Alban – Tu les entends chanter ? On dirait qu’ils nous narguent.

Ève – Si seulement on arrivait à comprendre ce qu’ils disent…

Alban – Je crois que j’ai une petite idée.

Ève – Quoi ?

Alban – Ils doivent dire quelque chose comme : On est des dinosaures, et on est toujours là.

Ève – C’est vous qui êtes en voie d’extinction, et nous on vous emmerde…

Alban – Tu crois que les dinosaures reprendront leur taille normale quand les hommes auront disparu.

Ève – Peut-être. Ils se font discrets, parce qu’on est là.

Alban – Ils attendent que le vent tourne, pour redevenir des monstres.

Ève – Heureusement, on ne sera plus là pour voir ça…

Un temps.

Alban – Je suis à peu près sûr qu’on est déjà venus là en vacances.

Ève – Quand ça ?

Alban – Ce n’était pas l’année dernière ?

Ève – Ah, oui, peut-être… Mais il y avait plus de monde, non ?

Alban – Et il y avait moins de fourmis…

Noir.

  1. Zéro

 

Alban lit un journal. Ève somnole.

Alban – Tu as vu ? Les Chinois ont renoncé à la politique de l’enfant unique.

Ève – Et c’est reparti… Comme si on n’était pas déjà assez nombreux comme ça.

Alban – Et tout ça, ça pollue, ça pollue.

Ève – Avec leurs centrales au charbon, en plus.

Alban – Le nucléaire, c’est dangereux, mais au moins c’est propre.

Un temps.

Ève – Tu te rends compte ? Si en Chine, au lieu de la politique de l’enfant unique, on adoptait la politique de l’enfant zéro, il n’y aurait plus de Chinois en l’espace d’une génération.

Alban – Il faudrait quand même attendre que tous les vieux Chinois soient morts.

Ève – Disons en l’espace d’une centaine d’années, alors.

Alban – Encore qu’il y a beaucoup de centenaires en Chine.

Ève – Même les centenaires finissent par mourir un jour.

Alban – Ce n’est au Japon, plutôt, qu’il y a beaucoup de centenaires ?

Ève – Oui, peut-être.

Alban – C’est sûr que s’il y avait moins de Chinois, il aurait moins de pollution.

Ève – Enfin, il resterait plus d’un milliard d’Indiens.

Alban – Il faudrait faire pareil en Inde.

Ève – Et en Afrique.

Alban – Et aux États-Unis.

Ève – En fait, il faudrait faire ça partout dans le monde.

Alban – S’il n’y avait plus d’hommes du tout, le problème de la pollution serait définitivement réglé. Et on respirerait mieux.

Ève – Pas d’enfant, comme nous, c’est la seule solution.

Alban – C’est ce que disaient déjà les Cathares.

Ève – Les Cathares, c’étaient des écolos ?

Alban – En tout cas, les Cathares étaient pour l’interdiction de se reproduire.

Ève – Ils avaient bien raison.

Alban – En fait, on est un peu des Cathares.

Ève – Oui… Ce n’est pas nos enfants qui pèseront sur le bilan carbone.

Alban – Le jour où on aura inventé des enfants économes en énergie…

Ève – Des enfants basse consommation.

Alban – Et entièrement recyclables.

Ève – Ce n’est pas demain la veille.

Alban – Je te ressers un peu de vin ? C’est du bio.

Ève – Si c’est du bio, alors…

Noir

 

  1. Atmosphère

 

Alban et Ève, en leur jardin.

Alban – On respire un peu mieux, aujourd’hui, non ?

Ève – Oui. J’ai presqu’envie de sortir sans masque à gaz.

Alban – Je ne sais pas si c’est très raisonnable, tout de même.

Ève – Qu’est-ce qu’ils disent à la radio ?

Alban – Léger rafraîchissement, de 48 à 52 dans la partie nord, vent d’est modéré aux particules fines, risque de pluies acides en fin de journée.

Ève – Je vais prendre un parapluie…

Alban – Ne reste pas trop longtemps dehors tout de même.

Ève – Tu te souviens de l’époque où on pouvait passer des journées allongés sur une pelouse, dans un parc ? Sans combinaison climatisée.

Alban – Je n’arrive pas à comprendre comment on en est arrivé là.

Ève – Je crois que ça s’est vraiment accéléré après l’élection de ce dingue, aux États-Unis.

Alban – Mais ça avait commencé bien avant.

Ève – La question, c’est : où est-ce que ça va finir…

Alban – Il faudrait faire quelque chose, mais quoi ?

Ève – On pourrait arrêter de respirer…

Alban – C’est vrai que ça résoudrait tous nos problèmes…

Ève – Je vais quand même prendre mon masque à gaz.

Alban – Tu as raison. Allez, bonne journée.

Ève – Bonne journée à toi aussi.

Ève s’en va.

Alban – On ne devrait pas plaisanter avec ça…

Noir

  1. Vieux

 

Alban et Ève.

Alban – Qu’est-ce qui nous arrive ?

Ève – Rien. Il ne nous est rien arrivé.

Alban – Qu’est-ce qui se passe, alors ?

Ève – Rien. C’est le temps qui a passé.

Alban – On est vieux ?

Ève – C’est ça.

Alban – Comment c’est arrivé ?

Ève – C’est venu progressivement.

Alban – Et c’est maintenant qu’on s’en rend compte.

Ève – C’est la première fois que ça nous arrive.

Alban – Quoi ?

Ève – Être vieux.

Alban – La prochaine fois, on fera plus attention.

Ève – Oui.

Alban – Tu crois que ça va passer ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – On n’a qu’à attendre.

Ève – Ça finira bien par passer.

Alban – Je n’ai plus de cheveux sur la tête.

Ève – L’année dernière, il n’y avait plus de feuilles sur les arbres et regarde !

Alban – Elles sont en train de repousser.

Ève – Nos cheveux aussi, ils finiront bien par repousser.

Noir

  1. Permanence

 

Alban et Ève.

Alban – On est encore là.

Ève – Où est-ce qu’on pourrait bien être ?

Alban – On pourrait ne plus être là.

Ève – Où est-ce qu’on serait ?

Alban – On ne serait pas.

Ève – Ou on serait quelqu’un d’autre.

Alban – Je serais toi, et tu serais moi ?

Ève – Mais on serait toujours là.

Alban – On est bien là.

Ève – On est au paradis.

Alban – On est en enfer.

Ève – On est sur la Terre.

Alban – Pour l’éternité.

Noir

  1. Terminus

 

Alban et Ève.

Alban – Cette fois, ça y est.

Ève – On est les derniers.

Alban – C’est le dernier soir de la dernière journée.

Ève – Il nous reste combien de temps ?

Alban – Encore une heure d’électricité.

Ève – Après la clim s’arrêtera.

Alban – On va mourir de chaud.

Ève – On meurt déjà de chaleur, non ?

Alban – Mais là, on va vraiment mourir…

Ève – J’ai soif. Il reste à boire ?

Alban – Il reste une pomme.

Elle prend la pomme et lui tend.

Ève – On partage ?

Alban – Je me laisse tenter…

Elle coupe la pomme en deux, et ils mangent chacun leur moitié en silence.

Ève – Notre dernier repas. En tête-à-tête.

Alban – La dernière pomme, du dernier pommier. Avant que le jardin ne soit englouti par les flammes de l’enfer.

Ève – On gardera le goût en bouche pendant quelques minutes. Puis un instant encore le souvenir de cette dernière pomme, partagée entre toi et moi.

Alban – Avant que l’idée même de la pomme et de la tentation ne disparaisse avec nous.

Ève – Et après ?

Alban – Après ?

Ève – Il n’y aura pas d’après…

Alban – Il y aura un après, ailleurs peut-être, mais sans nous.

Ève – C’est comme de mourir, alors. On n’est pas les premiers.

Alban – Non. On est les derniers.

Ève – Les derniers à vivre.

Alban – Les derniers à mourir.

Ève – Et c’est l’humanité qui meurt avec nous.

Alban – Et après ?

Ève – Il n’y aura plus d’avant.

Alban – Plus de souvenir.

Ève – Plus de témoin.

Alban – Plus de passé et plus d’avenir.

Ève – Juste le présent.

Alban – Le monde nous survivra, sans y penser.

Ève – Les planètes continueront de tourner.

Alban – Ce n’est pas la fin du monde.

Ève – C’est la fin d’une histoire. Notre histoire.

Alban – Une histoire qui a mal tourné. Qui a bien commencé et qui a mal fini.

Ève – Quand une histoire finit bien, c’est qu’une autre commence.

Alban – Notre histoire sera la dernière.

Ève – Il n’y a plus rien à raconter.

Alban – Et personne à qui le raconter.

Ève – Qui sera le dernier ?

Alban – Le dernier ?

Ève – Le dernier à rester. Le dernier à partir. Toi ? Moi ?

Alban – Il faut bien un dernier. L’autre suivra.

Ève – On a été heureux. On a été malheureux.

Alban – Il nous reste un passé décomposé.

Ève – Il nous reste une heure.

Alban – Si la clim tient jusque là.

Ève – Et après ?

Alban – Après…

Ève – Après nous le déluge.

Alban – Et aucune arche pour nous sauver des eaux et repeupler le monde. Après.

Ève – S’il y a un après.

Alban – On pourrait laisser un mot.

Ève – Le mot fin.

Alban – Une lettre.

Ève – La lettre Z.

Alban – Un testament.

Ève – Nous sommes les derniers, qui n’ont pas d’héritiers.

Alban – Avec nous s’éteint la lignée des hommes. Et des femmes.

Ève – Nous n’avons rien à léguer, pas même pas la vie.

Ève – Pas même un monde où être mort.

Alban – Le testament de l’humanité, alors. À une autre humanité à venir.

Ève – Qu’est-ce qu’on pourrait leur dire ? Qu’on n’a pas su rester vivants ?

Alban – Il nous reste un quart d’heure. Moins peut-être.

Ève – Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?

Alban – Parler est inutile.

Ève – Penser ne sert à rien.

Alban – Il fait si chaud.

Ève – Qu’est-ce qu’on peut faire encore ?

Alban – L’amour ? Une dernière fois…

Ève – Il fait si chaud. Je ne sais même plus ton nom.

Alban – Alban. Et toi ?

Ève – Ève…

Alban – Il a fallu que ça tombe sur nous…

Ève – Oui.

Alban – Alors ?

Ève – Je ne sais pas. Je ne sais plus. Pourquoi ?

Alban – On aurait pu s’aimer. Se marier. Faire un enfant.

Ève – On peut encore faire un enfant.

Alban – Oui.

Ève – Mais ça n’aurait pas de sens.

Alban – Je ne parlais pas de faire un enfant. Seulement de…

Ève – Désolée… C’est un principe. Jamais le dernier soir.

Alban – Les principes, c’est tout ce qui nous reste d’humain.

Ève – Pour ne pas redevenir des animaux.

Alban – Avant de cesser tout à fait d’être des hommes.

Ève – Et commencer d’être des choses.

Alban et Ève se préparent à sortir.

Alban – Après toi.

Ève – Merci.

Alban – Nous allons quitter cette île pour nous enfoncer dans les profondeurs de la mer.

Ève – Ou c’est la mer qui nous submergera.

Alban – Avant de remonter lentement par palier à la surface.

Ève – Quand une éternité sera passée.

Alban – Par palier, nous quitterons le royaume des ténèbres.

Ève – Et nous resurgirons encore une fois des abysses pour remonter vers la lumière.

Alban – En ayant tout oublié.

Ève – Un monde disparaît.

Alban – Un autre renaîtra.

Ève – Sera-t-il meilleur que celui-ci ?

Alban – Où que nous soyons, je serai là pour toi.

Ève – Qui que nous soyons, nous serons au moins deux.

Alban – Pour commencer…

Noir.

 

  1. Trois

 

Alban fait les cent pas devant Ève, assise, avant de se décider à parler.

Alban – Tu sais quelque chose ?

Ève – Non.

Il marche à nouveau en long et en large, avant de s’arrêter encore une fois devant elle.

Alban – Si tu savais quelque chose, tu me le dirais.

Ève – Bien sûr… Et toi ? Tu sais quelque chose ?

Alban – Rien. Je ne sais rien.

Un temps.

Ève – Ne rien savoir, comme ça, c’est insupportable…

Alban – Mais si on savait, est-ce que ce ne serait pas pire.

Ève – Va savoir.

Alban – Tu as raison, après tout, il vaut peut-être mieux ne pas en savoir trop.

Ève – Oui… Mais de là à ne rien savoir du tout.

Alban – C’est pourtant vrai… On ne sait rien.

Ève – Absolument rien

Alban – On ne sait même pas nager.

Ève – Non…

Alban – Et on ne sait pas marcher sur l’eau.

Ève – On ne sait pas lacer nos chaussures.

Alban – On n’en a pas.

Ève – On ne sait pas quelle heure il est.

Alban – On ne sait pas quel jour on est.

Ève – On ne sait pas lire.

Alban – À quoi ça nous servirait ? On n’a pas de livres.

Ève – Si on voulait des livres, il faudrait les écrire nous-mêmes.

Alban – Et on ne sait pas écrire.

Ève – Et puis tout ça pour n’avoir qu’un seul lecteur.

Un temps.

Alban – Qu’est-ce qu’on sait au juste ?

Ève – On doit bien savoir quelque chose, quand même…

Alban – Laisse-moi réfléchir… Ah si… On sait compter.

Ève – Ah oui, c’est vrai. On sait compter.

Alban – On recompte ? Pour voir si on n’a pas oublié ?

Ève – Ok. Vas-y, commence.

Alban – Un.

Ève – Plus un.

Alban – Ça fait deux.

Ève – C’est vrai.

Un temps.

Alban – Et après deux, qu’est-ce qu’il y a ?

Ève – Je ne sais pas.

Alban – Deux… Ça suffit, non ?

Ève – Oui. Pour l’instant.

Elle se lève et on voit qu’elle est enceinte.

Alban – Tant qu’on n’est que deux…

Noir

  1. En vers et contre tous

Ève est là, pianotant sur son téléphone portable. Alban arrive.

Ève
Alors  ?

Alban
Rien…

Ève
Rien  ?

Alban
Le poste était déjà pris.

Ève
Si tu n’avais pas mis une semaine à répondre à l’annonce, aussi…

Alban
C’était un poste de vigile. Je suis employé de banque.

Ève
Pour l’instant, tu es surtout un employé de banque au chômage. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Trouver un job dans une autre banque ? Toutes les banques licencient, en ce moment ! Elles remplacent leurs employés par des boîtes vocales…

Alban
Merci de me le rappeler… Et toi, comment s’est passée ta journée  ?

Ève
Écoute, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Alban
Je t’écoute…

Ève
Je suis allée voir mon gynéco ce matin.

Alban
Tu as un cancer ?

Ève
Je suis enceinte.

Alban
C’était la bonne ou la mauvaise nouvelle ?

Ève
Ça dépend un peu de toi en fait.

Alban
Un enfant… C’est ce qu’on voulait, non ?

Ève
Oui… Du temps où tu avais encore un boulot…

Alban
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On le garde ?

Ève
Évidemment, on le garde ! En tout cas, moi je le garde…

Alban
Très bien ! Comme tu avais l’air de trouver que c’était un problème…

Ève
Le problème, c’est que le père de ce bébé soit au chômage. Je ne pourrai pas assumer un enfant toute seule… et avoir en plus une deuxième personne à charge.

Alban
Désolé d’être un boulet pour toi, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Quand on a été employé de banque toute sa vie, on ne sait rien faire…

Ève
Il y a des tas de boulots qu’on peut faire en ne sachant rien faire.

Alban
Je sens que tu vas me reparler du vendeur que cherchent tes parents pour leur quincaillerie…

Ève
Et alors ? C’est une honte de travailler dans une quincaillerie ?

Alban
Excuse-moi de ne pas sauter de joie à la perspective de vendre des marteaux et des clous sous les ordres de ma belle-mère.

Ève
Mais personne ne t’y oblige, mon vieux. Si tu veux trouver un autre boulot plus digne de toi, rien ne t’en empêche.

Alban
Je vais réfléchir…

Ève
Pas trop longtemps… Mon père a besoin de quelqu’un d’urgence. Depuis que ma mère n’est plus assez en forme pour le remplacer au magasin quand il fait ses livraisons…

Alban
Bon…

Ève
Si c’est toi, bien sûr, il te cédera le magasin en gérance quand il prendra sa retraite.

Alban
Et là, pour moi, ce sera perpète…

Ève
Tu serais ton propre patron ! Au lieu d’être un employé de banque…

Alban
Le magasin ne serait pas à moi. Je serais l’employé de ton père.

Ève
Au moins, ça reste dans la famille. Et quand mon père ne sera plus là, tout le bazar sera à toi.

Alban
Tu veux dire à toi…

Ève
C’est un peu pareil, non ?

Alban
Au lieu d’être l’employé de mon beau-père, je serai l’employé de ma femme…

Ève
Tu compliques trop les choses, Alban, c’est ça ton problème. Parfois, il faut savoir se contenter de ce qu’on a.

Alban
On en reparle demain, d’accord ? Je suis fatigué, là.

Ève
Fatigué ? Parce que moi, après mes huit heures de boulot, je ne suis pas fatiguée, peut-être ? Non Alban, je veux une réponse tout de suite…

Alban
D’accord, je vais te donner ma réponse… Je peux quand même passer aux toilettes, d’abord ?

Il sort. Ève se sert un verre, et le vide cul sec. Alban revient.

Ève
Alors ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

Alban
Je me suis retiré un temps pour réfléchir
et je suis résolu à ne pas contredire
et la femme qui m’aime et l’enfant que j’attends
ni la mère ni l’épouse, surtout pas ses parents.

Ève semble prise de court.

Ève
C’est-à-dire ?

Alban
J’accepte de bon cœur et je ferai sans faute
ce qu’on attend de moi et s’il faut que je saute
pour cela dans le vide et bien j’obéirai.
Sans le moindre regret désormais je serai
un papa pour mon fils, un mari pour ma femme.
En soldat inconnu je ranimerai la flamme
de nos passions noyées sous un torrent de larmes,
au nom de notre amour je reprendrai les armes.

Ève
Très bien… Je… Dois-je en conclure que tu acceptes ce poste de vendeur à la quincaillerie…?

Alban
Je vendrai des pinceaux et je vendrai des scies
chaque jour que Dieu fait et sans rien y connaître
j’irai même jusqu’à vendre pour gagner notre vie
des rustines de vélos et des boutons de guêtres.

Ève
C’est… C’est parfait… Papa et maman vont être contents… Justement, ils passent ce soir prendre l’apéritif… Je… Je te sers un verre avant qu’ils arrivent ?

Alban
Oui merci volontiers car j’aurai bien besoin
de quelque stimulant pour tenir le crachoir
à tes parents chéris et célébrer leur gloire.
À moins que par miracle ils remettent à demain
la visite vespérale dont ils nous gratifient
chaque jour en rentrant de leur quincaillerie.

Ève
Tu te fous de moi, c’est ça  ?

Alban
Pardon, moi me moquer de ma femme chérie ?

Ève
C’est quoi cette nouvelle façon de parler ? Tu te fiches de moi, et en plus tu te fiches de mes parents !

Alban
J’avoue ne pas saisir ma mie ce que vous dites
Aurais-je en quelque sorte manqué à mon devoir
en usant avec vous de propos illicites ?
Il me semblait pourtant vous avoir fait savoir
que je satisferai demain à vos désirs
et qu’importe les mots que j’emploie pour le dire.

Ève
Ok, j’avoue que c’est très drôle… Maintenant tu peux peut-être passer à autre chose, non ? Où est-ce que tu as appris à parler en alexandrins ? À Pôle Emploi ?

Alban
Ma chère amie je crains de bien vous décevoir,
Si mes mots vous irritent à mon grand désespoir,
je ne dispose hélas d’autre style que le mien
pour m’adresser à vous sans vous faire un dessin.

Ève
Bon… Le principal, c’est que tu acceptes de travailler au magasin. Je n’ai pas encore annoncé la nouvelle à mes parents. Je veux dire pour le bébé. C’est d’ailleurs pour ça que je les ai invités à prendre l’apéro. Ils vont être fous de joie. Et toi qui retrouves aussi du travail… Je crois que là, on peut sortir le champagne.

Alban
Je vais le mettre au frais et puis rincer les coupes
Trois suffisent car enfin en ce qui te concerne
Dans l’état où tu es même loin d’être à terme
Il n’est guère question que seulement tu y goûtes.

Elle lui jette un regard interloqué tandis qu’il sort. Le téléphone sonne. Elle répond machinalement, la tête ailleurs.

Ève
Allô oui c’est bien moi, si c’est vous sans ambages
veuillez bien s’il vous plaît laisser votre message.
Reprenant ses esprits.
Oui maman… Non, non, tout va bien, je t’assure… Oui, oui, je lui en ai parlé… Écoute, je suis assez surprise, mais cette fois, il a l’air d’accord pour accepter la proposition de papa… Non, non, il n’y a pas de mais… Mais… (Alban revient) Écoute, je te le passe, tu vas comprendre… (À Alban) C’est maman, tu veux lui dire un mot ?

Alban prend le combiné en souriant.

Alban
Le bonjour belle-maman, quand on parle du loup…
Nous parlions justement il y a peu de vous.
Votre fille m’a transmis les plans de votre époux.
Aurons-nous le plaisir de dîner avec vous ?
Un temps pendant lequel il écoute la réponse.
Je suis fort aise Madame de cet heureux accord
nous le célébrerons mais il faudra d’abord
que vous vous prépariez à un nouveau faire-part
qui pourrait je l’espère plus encore vous ravir.
Ma moitié s’impatiente de vous entretenir
et elle piaffe devant moi dans l’attente de vous voir.

Il repasse le combiné à Ève, et sort.

Ève
Oui maman… Quelque chose de changé ? Non, maman, ce n’est seulement pas sa voix… Oui, ce serait plutôt… Je ne pense pas que ce soit du rap non plus. C’est ça. Il parle en vers. Comme Molière. Non, je ne te dis pas que Molière parlait en vers. Je pense aussi que la plupart du temps, il parlait en prose, comme tout le monde…

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Maman je vous l’avoue, je suis au désespoir
Je pensais mon époux enfin digne d’être père,
en acceptant la charge d’employé du bazar
et voilà qu’il se met à réciter des vers.

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Je viens de te parler en alexandrins ? Alors moi aussi… Mais c’est atroce ! C’est sûrement une maladie. Je ne sais pas où il a attrapé ça. Tu crois que ça peut être contagieux ? Des vers qui sortent de notre bouche comme ça, sans aucun contrôle… C’est une véritable diarrhée… On va commencer par prendre tous les deux un puissant vermifuge. Oui, tu as raison, je vais aussi prendre rendez-vous chez un orthophoniste, et vérifier que tous nos vaccins sont bien à jour. Je sais, maman, pour être vendeur dans une quincaillerie, parler en alexandrins, ce n’est vraiment pas possible… Non, pour ce soir, il vaut mieux annuler. Tenez-vous éloignés de nous pendant quelque temps, on ne sait jamais. Tant qu’on n’a pas les résultats des examens, une quarantaine s’impose. La nouvelle que j’avais à vous annoncer ? Oh mon Dieu, c’est vrai… Et si lui aussi… Écoute, je vous rappelle, d’accord.

Elle raccroche, songeuse.

Ève
Jamais mère ne connut une telle avanie
depuis qu’Adam et Ève quittèrent le paradis
Nous étions ce matin des Français très moyens
et nous parlons ce soir en vers alexandrins.
Elle pose sa main sur son ventre.
Si les parents s’avèrent à ce point trop déments
ne vaudrait-il pas mieux ce serait plus honnête
de cet enfant maudit se défaire maintenant
avant qu’il ne devienne à son tour un poète ?

Noir

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.
Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Alban et Ève Lire la suite »

Un petit meurtre sans conséquence

An innocent little murder –  Un pequeño asesinato sin consecuencias –  Um pequeno assassinato sem consequências –  Ett Oskyldigt Litet Mord –   Un picolo omicidio senza conseguenze –  VRAŽDIČKA BEZ NÁSLEDKŮ 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 personnages : 1 homme et 2 femmes OU 2 hommes et 1 femme

De l’adultère involontaire à l’homicide du même nom, il n’y a qu’un pas, aisément franchissable. Plus difficile est de faire disparaître le corps du délit…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Un petit meurtre sans conséquence

De l’adultère involontaire à l’homicide du même nom, il n’y a qu’un pas, aisément franchissable. Plus difficile est de faire disparaître le corps du délit…

Personnages

Alban – Ève – Christelle

Acte 1

Un salon bourgeois-bohème, quelque peu en désordre. Un téléphone portable abandonné par terre sonne dans le vide. Alban arrive, visiblement préoccupé. Il a du sang sur les mains. Il regarde le portable sans le prendre.

Alban – Et merde…

Le portable cesse de sonner. Il sort un mouchoir, prend délicatement le portable avec et le glisse dans sa poche. Il remet à la hâte un peu d’ordre dans la pièce. Il ramasse sur le sol une chemise maculée de sang, qu’il examine effaré.

Alban – Oh, non, ce n’est pas vrai…

On sonne. Il fourre la chemise sous un coussin du canapé. Nouvelle sonnerie.

Alban – J’arrive !

Il disparaît un instant pour aller ouvrir et revient à la suite d’Ève, sa femme.

Ève – Excuse-moi, j’ai encore oublié mes clefs. De toute façon, tout va de travers, aujourd’hui. J’étais commise d’office pour défendre une femme accusée d’homicide volontaire. Tu vas rire. Une bricoleuse qui a découpé son mari en trois morceaux à la scie-sauteuse. Et figure-toi que… (Elle s’interrompt en remarquant qu’Alban ne l’écoute pas) Ça n’a pas l’air d’aller, toi… Tu bloques toujours sur ta nouvelle idée de pièce ?

Alban – Oui, mais ce n’est pas le problème…

Ève – Tu commences à me faire peur. C’est quoi le problème ? Ne me dis pas que ta mère vient dîner ?

Alban – Non, non, rassure-toi…

Il s’assied sur le canapé.

Ève – Dans ce cas, ça ne peut pas être si grave que ça. À propos, qu’est-ce que tu veux manger ? Je n’ai pas trop envie de faire la cuisine… On pourrait commander des sushis, et les manger en regardant la télé, non ?

Alban – Oui… Enfin, non… Je n’ai pas trop la tête à ça, tu vois.

Ève – Je ne savais pas qu’il fallait avoir la tête à ça pour s’enfiler quelques sushis… (Elle s’assied à côté de lui sur le canapé et l’embrasse.) Ce n’est pas comme si je te proposais de me prendre sauvagement, là tout de suite, sur le tapis du salon. (Devant son manque d’entrain) Quel enthousiasme… Je vais commander deux menus d’abord. L’avantage avec les sushis, c’est que ça ne risque pas de refroidir…

Alban – Ce n’est pas comme les cadavres.

Ève marque son étonnement en entendant cette remarque morbide.

Ève – Bon… En attendant la livraison, tu me raconteras tes malheurs et je ferai l’impossible pour te rendre ta joie de vivre… (Elle prend son portable et commence à composer un numéro.) Sucrée ou salée ?

Alban – Quoi ?

Ève – La sauce, pour les sushis ! Sucrée ou salée ?

Alban – Je ne sais pas…

Il se lève et fait les cent pas dans la pièce.

Ève – Une de chaque, comme d’habitude… (À son correspondant) Oui, c’est pour une livraison à domicile. Deux menus California. C’est ça, 9 rue Jules Ferry… Alors une sucrée et une salée. Très bien, merci… (Elle range son portable.) Dans une demi- heure… Allez, viens t’asseoir à côté de moi. Maman va s’occuper de toi… (Elle déplace un coussin pour lui faire une place, aperçoit la chemise ensanglantée qui dépasse et la tire vers elle.) Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Qu’est-ce qui s’est passé ici ? (Voyant le sang sur ses mains) Tu t’es blessé ?

Alban – Non, je… Ce n’est pas ma chemise, et ce n’est pas mon sang non plus…

Ève – C’est le sang de qui, alors ?

Alban – Écoute, Ève, je crois que j’ai tué quelqu’un…

Ève (incrédule) – Tu crois ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Alban – Non, en fait… je ne crois pas… J’en suis sûr…

Ève – Mais enfin, Alban, ce n’est pas possible. On ne tue pas quelqu’un comme ça. Regarde, moi par exemple. J’ai souvent eu envie de tuer ta mère, et je ne l’ai pas encore fait. Et tu sais pourquoi ?

Alban – Non…

Ève – Mais parce que je ne suis pas une criminelle, voilà pourquoi ! Je ne suis pas dans la pulsion. Je réfléchis. Je pèse le pour et le contre. Et je me dis que vingt ans de prison, ce serait quand même trop cher payer pour le plaisir que ça me procurerait sur l’instant d’étrangler ta mère.

Alban – Il faut croire que les hommes résistent beaucoup moins bien à leurs pulsions.

Ève – Écoute, Alban, j’en vois tous les jours, des criminels, au Palais de Justice. Et crois-moi, tu n’as pas du tout le profil pour le rôle…

Alban – Je croyais ça, moi aussi… Jusqu’à tout à l’heure.

Ève – C’est une idée pour ta nouvelle pièce !

Alban – Pardon ?

Ève – L’histoire d’une femme qui rentre chez elle après sa journée de boulot, et à qui son mari annonce qu’il a tué son amant ? Tu veux tester ton idée sur moi, c’est ça ?

Alban – Putain, Ève, j’ai tué quelqu’un, comment il faut te le dire pour que tu me crois ?

Ève – C’est qu’il ne suffit pas de se prétendre assassin, tu sais ? Il faut encore le prouver.

Alban – Ah oui… ?

Ève – Si tu savais le nombre de gens qui s’accusent à tort d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Tiens, la semaine dernière, au tribunal, je défendais un scout accusé d’avoir assassiné un curé. Et bien tu vas rire, mais il y avait une demi-douzaine d’autres louveteaux qui se vantaient de l’avoir tué aussi… Il a fallu que je me batte pour réussir à convaincre le juge que c’était bien mon client le coupable.

Alban – Bon… Et comment tu t’y es prise ?

Ève – C’est très simple… Il n’y a que lui qui savait sous quel arbre il avait enterré le cadavre du saint homme.

Alban – Et alors ?

Ève – Et alors…? Where is the body ?

Alban – Il est à côté dans la cuisine.

Ève semble soudain se rendre compte de la gravité de la situation.

Ève – Dans la cuisine ? Tu plaisantes…

Alban – Tu veux aller voir ?

Ève regarde en direction de la cuisine, hésite, mais renonce.

Ève – Mais… qu’est-ce qui s’est passé ? Et puis c’est qui, d’abord ?

Alban – C’est… Patrick.

Ève – Patrick ?

Alban – Patrick.

Ève – Oh, non… Pas Patrick…

Alban – Tu aurais préféré que j’assassine quelqu’un d’autre ?

Ève – Oh mon Dieu, Alban… Dis-moi que ce n’est pas vrai…

Alban – J’aimerais bien… Malheureusement…

Ève – C’est une blague, c’est ça ?

Alban – C’est sa chemise que tu as entre les mains. Regarde… Il y a ses initiales gravées sur les boutons de manchette.

Ève jette un regard halluciné sur les boutons de manchette.

Ève – P. S. …

Alban – Patrick Sanchez. D’ailleurs, on ne connaît personne d’autre qui met encore des boutons de manchette à part le jour de son mariage.

Ève – Mais enfin Alban… pourquoi ?

Alban – C’était un accident…

Ève – Un accident ? Tu veux dire… un accident domestique ?

Alban – On peut appeler ça comme ça, oui…

Ève – Développe ! Tu taillais les haies dans le jardin, tu n’as pas vu qu’il était juste derrière en train de pisser, et tu lui as tranché… la carotide ? Si c’est quelque chose comme ça, t’inquiète pas, ce n’est pas un crime. Avec un bon avocat…

Alban – Hélas, ça ne s’est pas vraiment passé de cette façon-là…

Ève – Comment ça s’est passé, alors ?

Alban – Disons plutôt que c’était… un homicide involontaire.

Ève – Comment ça involontaire ?

Alban – On a eu une discussion.

Ève – Une discussion ? Tu veux dire une dispute ?

Alban – Oui, c’est ça… Une dispute, si tu veux…

Ève – Une violente dispute, donc…

Alban – Assez violente pour que je le tue, en tout cas. Mais j’ai déjà l’impression de répondre à un interrogatoire.

Ève – Pardon… Déformation professionnelle.

Alban – Ce qui est sûr, c’est que je l’ai tué.

Ève est effondrée.

Ève – Tout ça c’est de ma faute…

Alban – Quoi ?

Ève – Enfin, pas directement, mais bon…

Alban – Comment ça, c’est de ta faute ?

Ève – Je ne te laisserai pas tomber, Alban. Un crime passionnel, ça se plaide très bien, tu sais.

Alban – Un crime passionnel ? Tu veux dire… moi et Patrick ?

Ève – Tu l’as tué parce que j’ai couché avec lui, c’est ça ?

Alban (sidéré) – Tu as couché avec Patrick ?

Moment de flottement.

Ève – Ce n’est pas pour ça que tu l’as tué ?

Alban – Je ne savais pas que tu avais couché avec lui !

Ève – C’était il y a longtemps…

Alban – Combien de temps ?

Ève – Je ne sais plus… Six mois, environ…

Alban – C’est ça que tu appelles longtemps… Bientôt tu vas me dire qu’il y a prescription, aussi ?

Ève – C’était… un accident.

Alban – C’est ça… Un accident domestique ?

Ève – Ce n’était pas une liaison, Alban… Ça ne s’est produit qu’une fois. Je ne l’ai jamais aimé…

Alban – Ça me rassure beaucoup, en effet… Que tu puisses coucher avec des types que tu n’aimes pas.

Ève – Pas des types ! Il s’agit seulement de Patrick, je t’assure. C’était un simple malentendu ! Patrick ! Non mais tu m’imagines avec Patrick !

Alban – Je te rappelle que c’est mon meilleur ami.

Ève – Je te rappelle que tu l’as tué…

Alban – Et comment c’est arrivé, alors ?

Ève – C’était… un quiproquo.

Alban – Je vois… Un adultère involontaire, en quelque sorte…

Ève – Exactement !

Alban – Je n’ai jamais entendu une explication aussi pourrie. Alors c’est ça ta ligne de défense ?

Ève – Ne renversons pas les rôles, tu veux bien ? C’est toi qui as commis un crime, pas moi. Et maintenant, ça va être à toi de t’expliquer avec la police.

Alban – Parce que tu comptes me dénoncer à la police ?

Ève – Que veux-tu qu’on fasse d’autre ?

Alban – C’est ce que je voulais faire, en effet. Avant que tu arrives. Mais maintenant que je sais que Patrick est ton amant… on ne va jamais croire à l’homicide involontaire !

Ève – Ça va être de ma faute, maintenant ! Et puis ce n’est pas mon amant, comme tu dis. On n’a couché qu’une fois ensemble !

Alban – Quoi qu’il en soit, on croira à une vengeance. À un acte prémédité. Je prendrai perpète !

Ève – On leur expliquera…

Alban – Pour l’adultère involontaire, tu veux dire ?

Ève – Eh ! Moi, je n’ai tué personne, d’accord ?

Un temps.

Alban – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Comment ça, on ?

Alban – Tu ne vas pas me laisser tomber ? Tu me trompes avec mon meilleur ami, et maintenant que je l’ai tué, tu t’en laves les mains ?

Ève – Quand tu l’as tué, tu ne savais pas encore que j’avais couché avec lui !

Alban – Ne jouons pas sur les mots, tu veux ?

Ève – D’ailleurs, c’est vrai. Pourquoi tu l’as tué, Patrick, au fait ?

Alban – Une histoire stupide.

Ève – Je t’écoute…

Alban – Disons que… Il m’a avoué qu’il n’avait pas du tout aimé ma dernière pièce.

Ève – Ta dernière pièce ? Micro-ondes ?

Alban – D’accord, ce n’était peut-être la meilleure.

Ève – Elle a fait un four.

Alban – Je te remercie d’avoir la délicatesse de me le rappeler…

Ève – Je t’avais dit qu’il fallait changer le titre… Et c’est pour ça que tu l’as tué ? Parce qu’il t’a dit qu’il n’avait pas aimé cette pièce, que de toute façon, tout le monde a trouvé à chier ?

Alban – Il faut croire que ça a réveillé entre nous une rivalité latente depuis des années. On a toujours été en concurrence, avec Patrick. Pour ce qui est des filles, entre autres. Déjà, au lycée…

Ève – Bon, et après ?

Alban – On en est venus au main. Il a glissé et s’est cogné la tempe sur le coin de la table.

Ève – Vu tout ce sang sur la chemise, je pensais plutôt à une blessure par arme blanche.

Alban – Le sang giclait de partout. Par les yeux, par le nez, par les oreilles. Il a convulsé pendant un bon quart d’heure. Et puis plus rien.

Ève – Et tu n’as pas eu l’idée d’appeler le SAMU ?

Alban – Non mais je te dis un quart d’heure, c’était peut-être quelques minutes ou quelques secondes. J’étais paniqué. Tétanisé. Je ne me suis pas rendu compte. Quand je me suis décidé à appeler, c’était déjà trop tard… (On sonne, Alban a l’air inquiet.) Tu crois que c’est eux ?

Ève – Qui ? Le SAMU ?

Alban – La police !

Ève – Si tu ne les as pas appelés…

Alban – Les voisins ont peut-être entendu quelque chose.

Ève – Ah, non, ça doit être Christelle…

Alban – Christelle ? La femme de Patrick ? Mais comment elle serait déjà au courant ?

Ève – Elle n’est pas au courant. Elle m’a appelée il y a une heure. J’avais complètement oublié. Elle voulait me parler de quelque chose d’important. Je lui ai dit de passer…

Alban – On n’ouvre pas.

Ève – Elle va trouver ça bizarre. Je lui ai dit que j’étais là.

Alban – Tu as raison… Alors vas-y, toi. Moi je vais me planquer dans la cuisine.

Ève – Tu ne crois pas qu’on ferait mieux de tout lui dire ? Et qu’on en finisse…

Alban – Lui dire que le cadavre de son mari est allongé sur le carrelage juste à côté, dans une mare de sang ? Tu crois vraiment que c’est la bonne méthode pour lui annoncer qu’elle est veuve ?

La sonnette retentit à nouveau.

Ève – Ok… Je vais essayer de l’expédier, et on avise après.

Alban – Surtout, tu ne la laisses pas entrer dans la cuisine.

Alban part se cacher dans la cuisine. Ève va ouvrir, après avoir remis la chemise sous le coussin.

Ève – J’arrive !

Ève sort et revient un instant après avec Christelle.

Christelle – Excuse-moi de passer comme ça à l’improviste. Patrick n’est pas chez vous, au moins ?

Ève – Patrick ? Quelle drôle d’idée… Non, pourquoi ?

Christelle – Je croyais avoir aperçu son scooter en bas, mais bon. Un scooter ou un autre. Ils se ressemblent tous, non ?

Ève – Si… Oui…

Christelle – Et Alban ?

Ève – Si, si, il est là, mais… il est en train de travailler. Sur sa nouvelle pièce. Et tu le connais, quand il écrit…

Christelle – Je comprends… Surtout après le bide qu’il a fait avec sa dernière pièce… Comment ça s’appelait, déjà ?

ÈveMicro-ondes.

Christelle – C’était évident qu’elle allait faire un four.

Ève – J’imagine que tu n’es pas venue pour me parler de ça…

Christelle – Je suis vraiment désolée de vous déranger. Je sais que ce n’est pas le bon moment, mais c’est important.

Ève – Mais bien sûr, enfin ! Tu ne me déranges pas. Si on ne peut pas compter sur ses amis quand on a besoin d’eux… Tu veux boire quelque chose ?

Christelle – Non, merci, ça ira…

Ève – Tant mieux… (L’autre la regarde un peu surprise) Non, je veux dire… Je t’en prie, assieds-toi… (L’autre s’apprête à s’asseoir sur le canapé, près du coussin sous lequel est cachée la chemise) Euh… non, assieds-toi plutôt là, tiens.

Ève indique à Christelle un tabouret ou un pouf plutôt inconfortable.

Christelle (s’asseyant) – D’accord…

Ève – Non, parce que dans ces canapés, tu sais ce que c’est… On a vite fait de s’endormir. Je suis un peu crevée et… je veux absolument être concentrée pour t’écouter… (Elle prend un siège similaire et s’assied aussi.) Alors qu’est-ce que tu avais de si important à me dire ?

Christelle – Eh bien… Tu ne vas pas le croire… Je viens de découvrir que Patrick me trompe.

Ève – Non ? Et tu ne le savais pas ?

Christelle – Ben… non. Pourquoi, tu le savais, toi ?

Ève – Pas du tout ! Je voulais dire… Et tu sais avec qui ?

Christelle – Pas exactement.

Ève – Tant mieux, tant mieux…

Christelle – Comment ça, tant mieux ?

Ève – Non, je veux dire, est-ce que ce ne serait pas encore pire que tu saches avec qui ?

Christelle – Je ne sais pas…

Ève – Et puis quelle importance, après tout. L’essentiel, c’est qu’il te trompe, non ?

Christelle – Oui… Enfin si, tu as raison. Le pire, ce serait qu’il me trompe avec quelqu’un que je connais.

Ève – Ben oui…

Christelle – Tu imagines ? Tu apprends que ton mari te trompe avec ta meilleure amie ?

Ève – Mais qu’est-ce que tu racontes…?

Christelle – Non mais rassure-toi. Moi, je ne te ferais jamais un truc pareil.

Ève – Merci.

Christelle – En tout cas, c’est fini. Je vais divorcer.

Ève – Ne t’emballe pas trop vite non plus… Ce n’est pas un peu rapide, comme décision ? C’était peut-être un accident…

Christelle – Un accident ? Comment ça ? Tu crois qu’on rentre dans quelqu’un comme ça, toi ? Par inadvertance ? Parce qu’on avait la tête ailleurs ? Après on se contente de faire un constat, et c’est l’assurance qui paye ?

Ève – Non, évidemment, mais…

Christelle – Et en revenant le soir à la maison, le type dit simplement à sa femme : à propos, j’ai oublié de te dire, j’ai eu un petit accident, j’ai embouti la voisine.

Ève – Il a embouti la voisine ?

Christelle – Non, mais j’ai dit ça comme ça ! C’est un exemple. Tu es sûre que ça va, toi ? J’ai l’impression que cette histoire te bouleverse encore plus que moi.

Ève – Je me fais du souci pour toi. Vous étiez un couple tellement… Quand on disait Patrick et Christelle, c’était…

Christelle – Comme de dire Alban et Ève.

Ève – Alors imaginer que vous allez vous séparer…

Christelle – Comme quoi, tu vois ? Rien n’est éternel.

Ève – C’est vrai qu’Adam et Ève, déjà, ça ne s’est pas très bien terminé.

Christelle – En tout cas, plus jamais je ne dormirai sous le même toit que ce salopard.

Ève – Je comprends, bien sûr…

Christelle – Et je compte sur toi pour mon divorce, hein ?

Ève – Tu crois ? Je ne sais pas si… Je vous connais tous les deux, ça pourrait être embarrassant.

Christelle – Tu plaisantes ? C’est toi mon amie ! Patrick, c’est plutôt le pote d’Alban. Nous deux, on se connaissait bien avant de les rencontrer, non ?

Ève – C’est vrai…

Christelle – Tous des porcs, je t’assure… Enfin, je ne dis pas ça pour Alban, évidemment.

Ève – C’est clair.

Christelle – Encore que tous les deux, entre nous, ils font bien la paire, va…

Ève – N’exagère pas non plus… Je t’assure qu’Alban…

Christelle – Attends, il va le sentir passer, ce divorce. Tu es une tueuse, oui ou non ?

Ève – Pardon ?

Christelle – Comme avocate ! Tu es une tueuse, non ? En tout cas, c’est la réputation que tu as.

Ève – Ah bon ?

Christelle – C’est Paloma qui m’a dit ça. Tu sais, tu t’es occupée de son divorce.

Ève – Ah oui ?

Christelle – Mais si ! Elle était mariée avec un dentiste. Un gros cabinet dans le seizième. Apparemment, sur son fauteuil à bascule, ses patientes n’ouvraient pas seulement la bouche pour se faire soigner les dents… Bref, il paraît que son mari, tu l’as laissé à poil.

Ève – Il ne faut rien exagérer… Ce n’est pas exactement le rôle d’une avocate, tu sais… Un divorce, c’est d’abord l’échec d’un projet de vie commune. Nous sommes d’abord là pour rendre cette séparation moins douloureuse…

Christelle – Ne sois pas si modeste. Je sais que tu es une tueuse. Et je te préviens, Patrick, je veux le saigner à blanc.

Alban revient, avec un tablier taché de sang.

Alban – Bonjour.

Christelle – Je te croyais en train d’écrire ta nouvelle pièce à succès…

Alban – Je faisais un peu de cuisine en même temps…

Christelle – Tiens donc…

Alban – Tu sais, l’écriture, ça a beaucoup à voir avec la cuisine… De bon ingrédients au départ. Une bonne recette. Un peu de sel. Un peu de piment. Après, il suffit de laisser mijoter…

Christelle – D’accord… Je ne savais pas qu’en plus, tu étais un cordon bleu… Et c’est quoi, ta spécialité ?

Alban – Le pâté de sanglier.

Ève – Sa fameuse recette secrète. Quand il fait ça, personne n’a le droit d’entrer dans la cuisine…

Alban – Et toi, ça va ?

Ève – Patrick nous a quittés… Je veux dire, Christelle… Elle a décidé de quitter Patrick…

Alban – Non ?

Christelle – Je viens d’apprendre que ce salopard me trompait. Tu étais au courant de quelque chose, toi ?

Alban – Moi ? Mais pas du tout ! Pourquoi j’aurais été au courant de quelque chose ?

Christelle – La solidarité masculine, je sais ce que c’est. Quand il s’agit de fournir un alibi pour un copain. Ou même une chambre d’amis…

Alban – Je t’assure que tu fais fausse route, Christelle… Enfin ! On est amis. Comment tu peux croire que…

Christelle – Excuse-moi, c’est les nerfs… Je commence à dire n’importe quoi.

Ève – Tu vas rester ici un moment, le temps de te calmer un peu. Ensuite tu rentreras te coucher chez toi et on reparlera de tout ça demain. À tête reposée. D’accord ?

Christelle – Chez moi ? Je t’ai dit, il n’en est pas question ! D’ailleurs, je profite que vous êtes là tous les deux pour vous demander un service…

Alban – Oui…?

Christelle – Est-ce que cela vous dérange que je dorme ici, cette nuit ?

Ève – C’est-à-dire que…

Christelle – Demain, je trouverai une solution… Ou j’irai m’installer chez ma mère. Mais ce soir, là… (Elle se met à sangloter) J’ai besoin d’être un peu entourée… Et vous êtes mes seuls amis…

Ève s’approche d’elle pour la consoler.

Ève – Mais oui, évidemment…

Christelle – Je savais que je pouvais compter sur vous… Je me vois mal parler de ça à ma mère tout de suite. Elle détestait Patrick. Elle m’a toujours dit que c’était un homme à femmes. Malheureusement, elle avait bien raison. Mais je n’ai pas envie d’écouter ses leçons de morale pour l’instant. Tandis qu’avec vous…

Ève – Mais bien sûr, on est là. Hein, Alban ?

Christelle – Vous êtes de vrais amis. Ça me touche beaucoup…

Christelle tombe dans les bras d’Ève.

Ève – Ne t’inquiète pas, ça va s’arranger… Enfin, j’espère…

Alban – Je vous laisse entre filles, je vais finir mon pâté…

Ève le regarde partir, horrifiée.

Christelle – Si je l’avais là, en face de moi, je ne sais pas de quoi je serais capable, je te jure… Moi aussi, il me prend des envies de le réduire en chair à pâté, ce porc.

Ève – Allez, ne dis pas ça…

Christelle (essuyant ses larmes) – Je suis vraiment désolée de t’imposer cette épreuve.

Ève – Ça va mieux ?

Christelle – Un peu… Mais je veux bien quelque chose à boire maintenant…

Ève – Euh… Oui… Qu’est-ce que tu veux ?

Christelle – Un verre d’eau du robinet, ça ira très bien. Mais ne te dérange pas, je vais aller me servir à la cuisine.

Ève – Non !

Christelle (surprise) – Ah oui, c’est vrai, j’oubliais… Le pâté de sanglier.

Ève – Ce qu’il te faut, c’est quelque chose de fort, crois-moi.

Christelle – Je ne sais pas si…

Ève – Je t’accompagne. Moi aussi, j’ai besoin d’un petit remontant.

Christelle – Ah oui ?

Ève sort d’un buffet une bouteille et deux verres qu’elle remplit. Ève lève son verre pour trinquer.

Ève – Allez, on ne va pas se laisser abattre, hein ? (Se troublant) On va s’en sortir…

Elle éclate en sanglots, et c’est cette fois Christelle qui s’approche pour la consoler.

Christelle – Je savais que tu étais une amie, mais franchement, je ne pensais pas que ça t’affecterait comme ça…

Ève se reprend.

Ève – Allez, on va trinquer. Ça ne fera pas revenir Patrick, mais ça va nous détendre.

Elle vide son verre, cul sec. Christelle l’imite.

Christelle – Eh ben… Ça réveillerait un mort…

Ève – Si seulement…

Christelle – Qu’est-ce que c’est ?

Ève – De l’alcool de pomme de terre.

Christelle – Ah oui, c’est… On sent bien le… Ça n’a pas trop de goût, en fait, si ?

Ève – Non.

Christelle – En tout cas, ça dégage bien les bronches…

Ève (absente) – Oui…

Silence.

Christelle – Comment j’ai pu être aussi conne…?

Ève – Pardon ?

Christelle – Avec Patrick ! Je n’ai rien vu venir…

Ève – Il va peut-être revenir… C’est juste un cauchemar, tu vas voir, et on va tous se réveiller.

Christelle – Malheureusement, je ne crois pas… Tu me demandais tout à l’heure si je savais qui c’était…

Ève – Qui ?

Christelle – Celle avec qui Patrick m’a trompée !

Ève – Et alors ?

Christelle – Si encore il n’y en avait qu’une…

Ève – Comment ça ?

Christelle – J’ai découvert par hasard, en craquant le mot de passe de son ordinateur soi-disant de boulot, que Patrick avait un compte sur un site de rencontres…

Ève – Un site de…

Christelle – Rencontresanssurlendemain.com… Ce n’est pas avec une femme qu’il me trompe, Ève. C’est avec des centaines !

Ève – Non ?

Christelle – C’est un véritable obsédé sexuel, je te dis. Des vieilles, des jeunes, des grosses, des minces, des blondes, des brunes… Pour ça, il n’est pas difficile. Il tire tout ce qui bouge.

Ève – Ah oui…?

Christelle – Je le découvre, je t’assure… Et si tu voyais leurs chattes…

Ève – Ah parce qu’en plus, il met les photos de…

Christelle – Non, je voulais dire… leurs tchats. Sur ce site de rencontres.

Ève – Bien sûr. Il y a des limites, tout même.

Christelle – Ouais, ben les limites, je peux te dire que Patrick, il les repousse assez loin quand même…

Ève – Non ?

Christelle – Si tu lisais ces conversations, je te jure… Je le découvre, je te dis. Parce qu’avec moi, tu vois, c’est plutôt plan-plan…

Ève – Oui, avec moi aussi… Je veux dire, avec Alban.

Christelle – Méfie-toi. On croit les connaître, et puis un jour…

On entend un bruit de couteau électrique, de taille-haie ou de tronçonneuse…

Ève – Il est en train de tailler les haies…

Christelle – En faisant son pâté de sanglier ?

Le bruit redouble.

Ève – Je ferais peut-être mieux d’aller voir ce qu’il fait… Je te laisse t’installer dans la chambre d’amis ?

Christelle – D’accord. Ne te dérange pas, je connais le chemin… Et encore merci pour tout.

Christelle sort. Alban revient.

Alban – Où est-ce qu’elle est passée ?

Ève – Je l’ai étranglée et je l’ai mise dans la baignoire en attendant. Autant supprimer tous les témoins gênants.

Alban – Tu n’as pas fait ça ?

Ève – Mais non, évidemment ! Et toi ? Tu peux m’expliquer ce qui se passe ? C’est quoi, ce boucan ?

Alban – Je ne pouvais pas le laisser là au milieu de la cuisine.

Ève – Et alors ?

Alban – Je l’ai mis dans le congélo. Le temps qu’on décide ce qu’on fait du corps.

Ève – Et entre-temps, tu as taillé les haies ? Dans la cuisine ?

Alban – Non, mais… comme ça ne rentrait pas en un seul morceau…

Ève – Oh mon Dieu… Mais ce n’est pas possible… Comment on a pu en arriver là, Alban ? J’appelle la police tout de suite.

Elle sort son portable.

Alban – Tu veux m’envoyer en prison ?

Ève – C’est la place des criminels, non ?

Alban – Je te répète que c’était un accident.

Elle se ravise.

Ève – Tu es sûr qu’il est mort, au moins ?

Alban – Tu veux dire : est-ce que je suis sûr qu’il était vraiment mort avant que je le découpe en trois morceaux avec le taille-haie ?

Ève – Je n’aurais jamais pensé entendre ça un jour de la bouche de l’homme que j’ai épousé.

Alban – Tu connais la formule… Pour le meilleur et pour le pire… Il fallait y penser avant.

Ève – Avant quoi ?

Alban – Avant de me tromper avec Patrick, en tout cas…

Ève – Tu es devenu fou, Alban. Tu as besoin qu’on t’aide. Tu le dis toi-même, c’est un homicide involontaire. On plaidera la folie passagère.

Ève compose un numéro.

Alban – Ne fais pas ça…

Ève – C’est la seule solution, je t’assure.

Alban – Tu seras considérée comme complice.

Ève – Et pourquoi ça ?

Alban – Sa femme est là. Tu ne lui as rien dit.

Ève – Mais pourquoi est-ce que je t’aurais aidé à faire ça ?

Alban – Parce qu’il te trompait toi aussi ! Tu voulais te venger.

Ève – Comment ça, il me trompait ?

Alban – Je vous ai entendues tout à l’heure. Je le connais, moi, son compte sur ce site de rencontres…

Ève – Alors tu étais au courant ?

Alban – Tu sais, quand il s’agit de niquer, les hommes sont très vantards… Parfois on se demande même s’ils ne trompent pas leurs femmes juste pour le plaisir de pouvoir se vanter de leur tableau de chasse auprès de leurs copains. C’est leur côté chasseurs…

Ève – Et tu ne m’as rien dit ?

Alban – À quoi ça t’aurait servi de le savoir ? À part de te mettre dans une situation embarrassante par rapport à Christelle…

Ève – Je vois, c’était pour me protéger en somme. Quoi qu’il en soit, moi, je n’avais aucune raison de tuer Patrick.

Alban – Tu trouves…?

Ève – Pourquoi j’aurais fait ça ?

Alban – La jalousie, toi aussi. Comme Christelle…

Ève – Mais tu es dingue…

Alban – Tu croyais être la seule. Tu n’as pas supporté de découvrir que tu n’étais qu’une de ses nombreuses conquêtes. Et quand je t’ai dit que je voulais le tuer, tu m’as aidé. Pour effacer toute trace de ta faute, en quelque sorte.

Ève – Tu es vraiment fou, Alban !

Alban – On est fous tous les deux. Qui se ressemble s’assemble. Je vois d’ici les titres des journaux : « Le couple diabolique dépèce le cadavre du mari de leur meilleure amie, et le garde dans leur congélateur. Avant de dîner tranquillement dans la pièce d’à-côté avec la veuve… »

Ève – Tu raconterais une histoire pareille à la police ! Rien que pour m’entraîner avec toi dans ta chute. C’est monstrueux !

Alban – Mais ce n’est pas moi qui raconterais ça ! C’est ce que pensera le juge. Même si je soutiens que je suis le seul coupable, il sera convaincu que je veux te protéger.

Elle semble déstabilisée.

Ève – Tu crois ?

Alban – Quoi qu’il en soit, ce sera la fin de ta carrière d’avocate. Comment confier son divorce à quelqu’un qui découpe ses amants au taille-haie ?

Ève – Tu as raison, malheureusement…

Alban – Et puis tu te vois raconter au juge que tu m’as trompé par inadvertance ?

Ève – Mais c’est pourtant vrai, je t’assure !

Alban – Un adultère involontaire ? Raconte-moi ça, pour voir si moi, tu arrives à me convaincre…

Ève – C’était le week-end où tu étais parti à Lille pour la première de Micro-ondes, justement. Moi j’avais dû aller à Bordeaux pour un procès qui finalement a été reporté.

Alban – Dis plutôt que tu ne voulais pas assister à ce naufrage…

Ève – Quoi qu’il en soit, on n’était là ni l’un ni l’autre. Et la maison était supposée être vide.

Alban – Patrick m’avait demandé de lui laisser les clefs, pour retrouver une de ses conquêtes. Alors c’était toi ?

Ève – Mais pas tout ! Je suis rentrée en pleine nuit à l’improviste. Je ne savais pas que tu lui avais prêté la maison… et notre lit conjugal, pour coucher avec une de ses maîtresses !

Alban – C’est le seul lit à deux places de la maison… Et alors ?

Ève – Alors je me suis mise au lit directement en rentrant.

Alban – Avec Patrick…

Ève – J’ai bien vu qu’il y avait quelqu’un dans le lit, mais j’ai pensé que c’était toi ! Je me suis dit que finalement, tu avais décidé de rentrer dans la nuit aussitôt après ta première. Comme je savais que ce serait un bide, ça ne m’a pas étonnée…

Alban – Merci…

Ève – Je n’ai pas fait de bruit pour ne pas te réveiller.

Alban – Mais finalement, ton partenaire s’est réveillé malgré tout.

Ève – La pétasse de Patrick était repartie au milieu de la nuit, probablement. Et apparemment, lui, il avait envie de remettre le couvert.

Alban – Donc tu as joué les remplaçantes, en quelque sorte. Tu es rentrée sur le terrain à la mi-temps, quoi…

Christelle – Il a dû me prendre pour elle. Ce n’est que le lendemain matin que je me suis rendu compte que ce n’était pas toi, dans le lit. Même si ça m’avait quand même un peu étonnée.

Alban – Pourquoi, c’était mieux que d’habitude ?

Ève – Je n’ai pas dit ça… Disons que ce n’était pas pareil… Et puis je ne comprenais pas pourquoi tu tenais tellement à m’appeler Alexandra 69.

Alban – Il t’a sorti le grand jeu, c’est ça ?

Ève – Disons que… je n’étais plus habituée…

Alban – Tu te fous de moi, en plus…

Christelle revient.

Christelle – Excuse-moi… Tu pourrais me prêter une brosse à dents ? Je suis partie comme une folle. Je n’avais pas prévu…

Alban – En tout cas, cette nuit, évite de te tromper de lit… On ne sait jamais…

Christelle – Euh oui…

Alban – Je vous laisse… Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter… Des expériences à partager…

Il sort.

Christelle – Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?

Ève – Je ne sais pas… Enfin si…

Christelle – Quoi ?

Ève – Il m’accuse de l’avoir trompé.

Christelle – Et… c’est vrai ou pas ?

Ève – C’était un adultère… involontaire.

Christelle – Un adultère involontaire…? C’est une blague ?

Ève – Non.

Christelle – Ah bon…

Ève – Je suis rentrée chez moi un jour. Il y avait un homme dans mon lit. Ce n’est que le lendemain matin que je me suis rendu compte que ce n’était pas mon mari…

Christelle – Tu déconnes ?

Ève – Pas du tout.

Christelle – À qui tu veux faire croire ça, Ève ? Pas à ton mari, j’espère…

Ève – Tu as raison… C’est complètement invraisemblable.

Christelle – C’est dommage, d’ailleurs. Tu imagines ? Le plaisir sans la culpabilité.

Ève – Et sans le châtiment…

Christelle – Et ça valait le coup, au moins ?

Ève – Je…

Christelle – Tromper sans le savoir, ce n’est pas vraiment tromper. (Elles partent toutes les deux d’un rire nerveux, mais Christelle reprend soudain son sérieux) Oui… Mais si Patrick osait me raconter une histoire aussi débile, c’est qu’il me prendrait vraiment pour une conne…

Ève – Ah oui… Mais… Tu ne crois pas que dans un couple, il faut aussi savoir pardonner ?

Christelle – Pardonner ? Je t’assure que je pourrais le tuer.

Ève – C’est une façon de parler, j’imagine.

Christelle – Tu n’as jamais pensé à tuer quelqu’un, toi ?

Ève – Ma foi…

Christelle – Si Alban te trompait, par exemple, tu pourrais le tuer ?

Ève – Pourquoi ? Tu as des informations particulières à ce sujet ?

Christelle – Non, non, pas du tout…

Ève – Et… Et toi, alors, tu n’as jamais trompé Patrick ?

Christelle – Non… Enfin… Ça dépend ce qu’on appelle tromper.

Ève – Ah oui ?

Christelle – Je veux dire, techniquement…

Ève – Je vois… Est-ce que sucer, c’est tromper ? Ce genre de choses…

Alban revient.

Alban – Bon… On va pouvoir passer à table.

Ève – Passer à table ? Tu es décidé à faire des aveux complets ?

Alban – Je parlais seulement du dîner…

Christelle – Ah oui, c’est vrai… Le pâté de sanglier…

Ève – Je vais me rafraîchir un peu…

Ève sort. Silence embarrassé.

Christelle – Tu ne lui as pas dit ?

Alban – Quoi ?

Christelle – Pour notre petit dérapage, l’année dernière au Jour de l’An.

Alban – Mais pas du tout ! Pourquoi ?

Christelle – Je ne sais pas… Je la trouve bizarre…

Alban – Ce n’est pas ça, je t’assure.

Christelle – Non, parce qu’on n’en a jamais reparlé… J’étais un peu bourrée. Toi aussi… Mais ça ne voulait rien dire, on est bien d’accord ? C’était juste… un petit accident.

Alban – Oh, non… Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi, avec tes accidents…

Christelle – Excuse-moi d’avoir reparlé de ça, je n’aurais pas dû…

Alban – J’ai déjà oublié…

Ève revient, avec un air un peu perturbé.

Ève – Alors on le bouffe, ce sanglier ?

La sonnette retentit.

Alban – Qui ça peut bien être…?

Ève – La police ?

Christelle, intriguée par leur comportement bizarre, leur lance un regard inquiet.

Alban – J’y vais… Si je ne suis pas revenu dans cinq minutes, préviens mon avocate…

Ève lance un regard entendu à Christelle pour la rassurer.

Ève – C’est un petit jeu entre nous.

Christelle – D’accord…

Ève – Tu aimes le sanglier ?

Christelle – Oui, enfin…

Alban revient avec un paquet.

Alban – C’était les sushis.

Ève – Ah oui, c’est vrai, j’avais complètement oublié.

Christelle – Parce que vous avez aussi commandé des sushis ?

Moment d’embarras.

Noir.

Acte 2

Christelle – Félicitations pour ton pâté, Alban. C’était vraiment délicieux.

Alban – Merci… Désolé pour le plomb sur lequel tu as failli te casser une dent. On a beau faire attention, il en reste toujours un ou deux.

Christelle – Pas facile de faire disparaître toute trace de son crime, hein ? Mais je ne savais pas que tu étais chasseur…

Ève – Non, c’est curieux, moi non plus…

Alban – De nos jours, c’est une chose dont on évite de se vanter.

Christelle – Donc, c’est bien toi qui l’as tué, ce pauvre sanglier ?

Alban – Oh, tu sais, je débute… Je ne suis pas vraiment un bon coup.

Christelle – Oui, je confirme…

Alban – Je voulais dire, je ne suis pas un bon fusil. À la chasse…

Christelle – Remarque, un sanglier, c’est quand même assez gros. Il n’y a pas besoin d’être une fine gâchette, si ?

Alban – En fait, c’était plutôt… un accident.

Christelle – Un accident ? Tiens donc…

Alban – Je rentrais bredouille d’une partie de chasse… Avec Patrick, justement. Et en revenant, sur la route, ce sanglier a traversé juste sous mes roues.

Christelle – Un sanglier dépressif, peut-être. Il aura voulu en finir avec sa vie de porc…

Alban – Oui, sans doute…

Christelle – Eh ben… On peut dire que tu ne manques pas d’air…

Alban – Pardon ?

Christelle – Non, je veux dire, tu fais beaucoup d’activités de plein air… La chasse, le golf…

Ève – Tu joues aussi au golf ?

Alban – Oui, je m’y suis un peu remis…

Christelle – Et… tu joues vraiment au golf avec Patrick, ou c’est juste un alibi que tu lui fournissais pour ses galipettes avec ses maîtresses ?

Alban – Non, non, on joue vraiment au golf, je t’assure. C’est un très bon joueur, d’ailleurs…

Christelle – Oui… D’après ce qu’il me dit, il y a un très beau 18 trous en forêt de Fontainebleau…

Ève – Il faudra que tu m’emmènes, un jour, hein, Alban ? Je m’essayerais bien au golf, moi aussi.

Christelle – En tout cas, tu me donneras la recette de ton pâté de sanglier. Ah non, c’est vrai, pardon… Ça aussi, c’est un secret…

Silence embarrassé.

Ève – Encore un peu de salade ?

Christelle – Merci, vraiment… Je ne peux plus rien avaler…

Alban – Si tu veux aller te reposer, n’hésite pas.

Christelle – Avec ce qui m’arrive, je ne suis pas sûre d’arriver à dormir tout de suite… Mais ça fait du bien de savoir que dans des cas comme ça, on peut compter sur ses amis.

Ève – Tu es ici chez toi, Christelle…

Alban – Un petit dessert ?

Ève – On a des eskimos dans le congélo…

Christelle – Merci, ça ira… Je vais aller me laver les mains, si tu permets…

Elle se lève.

Alban – Dans la salle de bain, plutôt, la cuisine est un peu en désordre…

Elle sort. Alban se ressert du pâté.

Ève – Ça va, tu as l’air de prendre ça du bon côté… En tout cas, ça ne te coupe pas l’appétit…

Alban – Ça aiderait à quelque chose si je me laissais mourir de faim ?

Ève – Qu’est-ce qui t’as pris de lui dire que tu étais chasseur ?

Alban – Je ne sais pas… Ça m’est venu comme ça… Il fallait bien que j’invente quelque chose… pour éviter qu’elle aille dans la cuisine.

Ève – Et ce pâté ? C’est quoi, exactement ? Où est-ce que je ferais mieux de ne pas poser la question…

Alban – Non, non… Ça c’est vrai… C’est du pâté de sanglier…

Ève – Il faudra qu’on reparle du golf, aussi, parce que ce golf-là ne me semble pas très clair…

Alban – Mais je n’ai rien à cacher…

Ève – À part un cadavre… Je réitère ma question une dernière fois : ce n’est pas une blague ? Parce qu’elle serait vraiment de mauvais goût. Je te rappelle que la veuve est dans la pièce à côté…

Alban – Va jeter un œil dans le congélo, si tu veux. Mais je te préviens, ce n’est pas beau à voir.

Ève – Je ne veux rien voir. Et je ne veux rien savoir.

Alban – Tu pourras difficilement dire que tu ne savais pas… On ne parle pas de bébés congelés, là. Planqués entre deux piles de steaks hachés. Mais d’un type d’un mètre quatre-vingt-quinze, réparti en trois tronçons de soixante-cinq centimètres…

Ève – Mais tu es un monstre… Recel de cadavre, tu sais combien ça coûte ? Tu veux que je passe les plus belles années de ma vie en prison ?

Alban – On est dans la même galère, Ève. Il faut que tu m’aides !

Christelle revient.

Christelle – Je vais lui passer un coup de fil.

Ève – Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

Christelle – Il va bien falloir qu’il sache que je le quitte !

Ève – Tu ne veux pas réfléchir encore un peu ?

Christelle – C’est tout réfléchi, je t’assure. Jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il m’a fait.

Alban – Mais pour ce qui est de lui parler, ça peut peut-être attendre demain, non ?

Christelle – S’il ne me voit pas rentrer ce soir, il va se demander où je suis passée. Il va prévenir la police.

Ève – Ah oui, dans ce cas… Il vaut peut-être mieux le prévenir.

Alban – Dans l’état où il est, ça m’étonnerait qu’il appelle la police, mais bon…

Christelle – Dans l’état où il est ?

Alban – Je veux dire… Il se doute peut-être déjà de quelque chose, et il n’est sûrement pas très à l’aise avec tout ça.

Ève – Tu ne préfères pas rentrer chez toi, tout simplement ? Demain, il fera jour…

Christelle – Jamais je ne pourrai dormir une nuit de plus sous le même toit que ce salaud.

Ève – Tu crois que tu es en état pour lui parler ?

Christelle – Non mais rassure-toi, je ne vais pas commencer à discuter avec lui de la vente de la maison et de la garde du chien. Je lui dirai de contacter mon avocate. C’est-à-dire toi.

Alban – Alors c’est toi qui vas t’occuper du divorce ?

Ève – Je ne sais pas… Oui… Christelle me l’a demandé…

Alban – Bon… Si tu tiens à lui téléphoner maintenant… tu veux qu’on te laisse seule ?

Ève – Si tu veux être tranquille, tu peux aller dans la…

Alban – Pas dans la cuisine en tout cas.

Christelle – Vous ne me dérangez pas, au contraire.

Elle compose le numéro. On entend sonner dans la pièce à côté.

Christelle – C’est curieux, on dirait que ça sonne à côté…

Alban – Ça doit être le mien.

Christelle – Eh bien tu ne réponds pas ?

Alban – Si, si… J’y vais…

Il sort, sous le regard intrigué d’Ève.

Christelle – Ça sonne dans le vide…

Ève – Oui… Ça ne m’étonne pas.

Christelle – Pourquoi tu dis ça ?

Ève – S’il a vu ton numéro s’afficher, et qu’il sait pourquoi tu l’appelles et… il préfère peut-être ne pas répondre.

Christelle – C’est lui… Patrick ? Je sais tout. Tout quoi ? Bien sûr, fais l’innocent, en plus. Oui, ton golf à 18 trous, c’est ça. Comment tu te fais appeler, déjà sur rencontresanssurlendemain.com ? Ah oui, Patrick 327. Il faut croire qu’il y déjà pas mal de connards de ton espèce sur ce site, qui ont aussi un prénom de beauf. Espèce de salaud ! Alors c’est tout ce que tu trouves à dire ? Pauvre type. C’est fini, Patrick 327. La prochaine fois que tu auras quelque chose à me dire, adresse-toi à mon avocate. Tu la connais très bien, c’est Ève. Oui, Ève ! La femme d’Alban, ton meilleur pote. Ça te la coupe, hein ? Allez, bonne soirée, connard ! (Elle range son portable) Ça fait du bien de vider son sac…

Ève est sidérée.

Ève – C’était qui ?

Christelle – Comment ça, c’était qui ? Ben lui. Qui veux-tu que ce soit ?

Ève – Patrick ? Et qu’est-ce qu’il a dit ?

Christelle – Pas grand chose. Que veux-tu qu’il dise ? Mais il avait une drôle de voix. Je crois que je vais prendre une aspirine. J’ai une migraine qui commence… Je peux te prendre un peu d’eau dans la salle de bain ?

Ève – Vas-y.

Christelle – Le salopard…

Christelle sort. Alban revient.

Alban – Ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?

Ève – Tu t’es bien foutu de moi !

Alban – Quoi ?

Ève – Christelle. Elle vient de parler à Patrick au téléphone.

Alban – C’était moi.

Ève – Pardon ?

Alban – Le portable de Patrick ! Il était dans sa poche, alors évidemment, il y est resté… C’est moi qui ai répondu, pour ne pas éveiller les soupçons…

Ève – Non ? Alors c’est pour ça qu’elle me disait qu’il avait une drôle de voix.

Alban – J’ai fait comme à la télé. J’ai parlé à travers un mouchoir.

Ève – Tu es un grand malade…

Alban – Comme ça, on aura un alibi. Je ne peux pas l’avoir tué il y a une heure ici, puisqu’elle vient de lui parler au téléphone.

Ève – À moins que la police n’ait l’idée de géolocaliser l’appel. Et qu’ils découvrent qu’il venait de notre cuisine.

Alban – Tu crois qu’ils pourraient faire du zèle à ce point-là ?

Ève – On parle d’un crime quand même.

Silence. Alban fait mine de se mettre à pleurer.

Alban – Si tu savais comme je regrette… Si je pouvais revenir une heure en arrière… Malheureusement, ce n’est pas possible…

Christelle – Tu l’as vraiment tué parce qu’il n’avait pas aimé ta pièce ?

Un temps.

Alban – Non… Pas seulement…

Ève – Alors pourquoi ?

Un temps.

Alban – Il m’a avoué qu’il avait couché avec toi.

Ève – D’accord… Et pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ?

Alban – Je voulais voir si tu m’en parlerais spontanément…

Ève – Donc, tu ne l’as pas cru non plus lorsqu’il t’a dit que c’était un simple malentendu.

Alban – Patrick ne m’a pas dit que pour lui, c’était un malentendu. C’est bien ça le problème…

Ève – Le salaud… Je vais le tuer !

Alban – Je l’ai déjà fait… Je te demande seulement de m’aider à me débarrasser du corps. Si tu m’aimes… Tu m’aimes ?

Ève – Bien sûr que je t’aime. Comment tu peux en douter ?

Alban – Je te crois.

Ève – Et moi ? Tu me crois si je te dis que j’ai couché avec lui par erreur ?

Alban – J’essaie… Avoue que ce n’est pas facile…

Ève – Qu’est-ce que je pourrais faire pour te prouver à quel point je t’aime…

Alban – Tu en as déjà fait beaucoup. Mais tu as raison, je n’ai aucune chance de m’en sortir. Et je ne veux pas t’entraîner avec moi en prison comme complice. Je vais appeler la police.

Ève – Non, attends !

Alban – Quoi ?

Ève – Je ne veux pas que tu ailles en prison pour des années.

Alban – Mais alors qu’est-ce qu’on fait ?

Ève – Je vais t’aider à faire disparaître Patrick…

Alban – Et comment on fait ça ?

Ève – Crois-moi, en tant qu’avocate, beaucoup de clients m’ont confié leurs petits secrets. Et j’ai appris quelques méthodes assez simples pour faire passer le corps d’un type de presque deux mètres dans le tuyau d’évacuation d’une baignoire, après une bonne nuit dans un bain de soude.

Alban – Bon…

Ève – Mais il va d’abord falloir se débarrasser d’elle.

Alban – Se débarrasser d’elle ?

Ève – Je veux dire ne plus l’avoir dans les pattes !

Alban – Tu m’as fait peur…

Christelle revient.

Christelle – Vous en faites une tête. Il y a un problème ?

Ève – Non, non, pas du tout.

Christelle – J’ai essayé de m’allonger un peu, mais je n’arrive pas à dormir.

Alban – Et si on prenait un verre pour se détendre un peu ?

Christelle – Je ne sais pas, avec les cachets que j’ai pris… Il vaut mieux ne pas mélanger, non ?

Ève – Allez, un petit digestif, ça n’a jamais fait de mal à personne.

Christelle – C’est vrai que ce sanglier m’est un peu resté sur l’estomac… C’est bon, mais… c’est un peu lourd, non ?

Ève sert trois verres, et glisse discrètement un cachet dans l’un d’eux.

Alban – Ah tu as ressorti l’alcool à brûler…

Christelle – L’alcool de patate…

Ève – C’est une spécialité de Beaucon-les-deux-Châteaux.

Christelle – Beaucon-les-deux-Châteaux ?

Alban – Ève a un oncle qui habite là-bas. Un ecclésiastique. Il distille ça la nuit avec un alambic clandestin dans la crypte de son église.

Christelle, ailleurs, ne les écoute que d’une oreille.

Christelle – Je ne sais pas où il pouvait bien recevoir ses maîtresses.

Alban – Il y a des hôtels partout, tu sais.

Christelle – Il était tellement radin. Ça m’étonnerait. D’ailleurs, je suis persuadée que s’il s’est inscrit sur ce site, c’est juste pour ne pas avoir à payer des putes. Parce que crois-moi, à voir les photos de ses conquêtes, il n’était pas très regardant sur la marchandise…

Ève – Merci…

Christelle lui lance un regard intrigué.

Alban – Mais pourquoi tu parles de lui au passé ?

Christelle – Pardon ?

Ève – Tu as dit : il était tellement radin.

Christelle – Parce que pour moi, il est mort.

Ève – Allez, ne dis pas ça…

Christelle – Ou alors, c’est un ami qui lui prêtait son appartement… Dans ces cas-là, les hommes sont très solidaires, hélas. Je ne dis pas ça pour toi, Alban, bien sûr…

Alban lui ressert un verre.

Alban – Allez, tu te fais du mal… Bois un petit coup, plutôt.

Christelle – Je ne sais pas ce que j’ai… Tout à l’heure, je n’arrivais pas à fermer l’œil, mais là, j’ai un gros coup de barre… Je crois que je vais aller dormir…

Elle tombe par terre.

Alban – Ses cachets lui ont fait de l’effet, finalement…

Ève – C’est surtout les somnifères que j’ai rajoutés dans son verre.

Alban – Tu n’as pas fait ça ?

Ève – Maintenant on est tranquilles pour se débarrasser du corps.

Alban – Le sien ?

Ève – Celui de Patrick ! Aide-moi, on va la mettre dans la chambre d’amis. Elle se réveillera demain matin, et elle sera officiellement veuve.

Alban – On lui aura même évité les complications d’un divorce.

Ève – Finalement, c’est un service qu’on lui rend.

Ils la tirent par les pieds en coulisse, et reviennent aussitôt.

Alban – Et pour Patrick, comment on fait ?

Ève – La soude, ça risque d’être un peu long.

Alban – Surtout si Christelle veut prendre un bain demain matin…

Ève – Tu as raison…

Alban – On va répartir Patrick dans trois sacs poubelles. Et on va l’emmener faire un tour en forêt…

Ève – Ou dans un zoo. J’ai déjà vu faire ça dans un film… On le balance dans la cage aux fauves, et ni vu ni connu.

Alban – Tu te vois passer la sécurité du Zoo du Bois de Vincennes avec trois sacs poubelles ?

Ève – On pourrait enjamber la clôture de nuit ?

Alban – Le Bois de Vincennes, ça fera l’affaire. J’ai une pelle dans la cabane de jardin.

Ève – Et pour… Patrick, tu veux que je t’aide ?

Alban – J’ai déjà fait le plus gros, je m’en charge. C’est vraiment trop salissant…

Ève – Comme tu voudras…

Il sort.

Ève – J’espère que je ne suis pas en train de faire une bêtise, mais bon… Il est trop tard pour reculer. Allez, un petit dernier pour la route…

Elle se sert un nouveau verre et le vide cul sec. Son portable sonne.

Ève – Allo… (Interloquée) Patrick ? Si c’est une blague, elle est de très mauvais goût. C’est toi Alban ? Pardon, Patrick, c’est vraiment toi ? Non, non, je ne suis pas étonnée, mais… Enfin, si, un peu, quand même… Ah, tu as oublié ton portable ici. Oui, il m’a parlé de votre… discussion… Mais pourquoi tu as été lui raconter ça ? Bon, maintenant c’est fait… Il fallait bien que ça sorte un jour… Ok, je lui dirai… C’est ça. Merci d’avoir appelé. Au fait, tu as parlé à Christelle ? Oui, je crois qu’elle se doute de quelque chose. On peut dire ça comme ça… Ok, salut Patrick… (Elle raccroche) Le salopard, il s’est bien foutu de moi…

Alban revient, avec des sacs poubelles.

Ève (comme si de rien n’était) – Alors ça y est ?

Alban – Oui. Ça m’a pris un peu de temps, avec le gel, les morceaux commençaient à coller au fond du congélo… J’ai dû y aller au pic à glace…

Ève – Pauvre Patrick… Ça me fait tout drôle de le voir comme ça, en partance pour le grand recyclage…

Alban – En tout cas, je ne sais pas comment te remercier. C’est une preuve d’amour incroyable.

Ève – Tu me pardonnes pour cet adultère involontaire, alors ?

Alban – Bien sûr… Tu m’as montré à quel point tu m’aimais.

Ève – Et moi je te pardonne d’avoir mis ton meilleur pote dans mon lit, sans me le dire, d’accord ?

Alban – J’ai encore deux sacs à prendre.

Ève – Je vais t’aider…

Alban – Tu es sûre ?

Ève – Comme tu disais tout à l’heure… Pour le meilleur et pour le pire…

Ils sortent. Christelle arrive, dans un état second.

Christelle – Vous êtes là ? Qu’est-ce que j’ai foutu de mon téléphone, moi ?

Elle regarde les sacs poubelles avec curiosité. En cherchant son portable, elle trouve la chemise maculée de sang avec les boutons de manchette sous le coussin du canapé… Intriguée, elle sort peu à peu de sa torpeur. Elle ouvre un sac et le referme aussitôt, horrifiée… Les deux autres arrivent avec les deux autres sacs.

Alban – Christelle, mais qu’est-ce que tu fais là ?

Ève – Tu ne dors pas ?

Christelle – Non… Enfin, si… J’avais juste oublié mon portable…

Alban – On s’apprêtait à sortir les ordures…

Christelle – Je vais me recoucher. Ne vous occupez pas de moi…

Elle sort, visiblement apeurée.

Alban – Tu crois qu’elle se doute de quelque chose ?

Ève – On devrait peut-être la zigouiller aussi, non ?

Alban – Je ne te savais pas prête à tuer pour moi. Ça me ferait presque peur…

Ève (exaltée) – Tu connais la chanson de Piaf ? L’Hymne à l’Amour ! (Chantant) Je trahirais ma patrie, je renierais mes amis, si tu me le demandais.

Alban (inquiet) – Écoute, il faut que je t’avoue quelque chose…

Ève – Ne me dis pas que tu as encore tué quelqu’un !

Alban – Non, justement… Enfin, si, mais…

Ève – Pauvre Patrick… C’était un ami, tout de même. J’aimerais bien lui dire un dernier adieu. Dans quel sac tu as mis la tête ?

Alban – Si j’étais toi je ne ferais pas ça…

Ève – Je crois qu’il faut qu’on discute un peu, tu ne crois pas…?

Alban – Ok, ce n’est pas Patrick, dans les sacs poubelles.

Ève – Comment ça, ce n’est pas Patrick ? Parce que tu as tué quelqu’un d’autre ?

Alban – Non, je veux dire, je n’ai tué personne… Comment est-ce que tu as pu croire ça ?

Ève – Je commence à ne plus être sûre de rien… (Elle ouvre un sac et son sourire se fige) Non… Mais quelle horreur… Alors tu as vraiment tué quelqu’un ?

Alban – Mais non ! Enfin si, mais…

Ève – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Alban – Le sanglier…

Ève – Le sanglier ? Mais enfin, Alban, tu n’es pas chasseur… ou est-ce que c’est encore une chose que tu m’aurais cachée ?

Alban – Je ne chasse pas, je te rassure. Mais l’histoire du sanglier, c’était vrai.

Ève – Sans blague… Je serais curieuse d’entendre ça…

Alban – J’étais avec Patrick, justement. On avait joué au golf.

Ève – Le golf, maintenant… Ne me dis pas que pendant la partie, entre le dix-septième et le dix-huitième trou, tu as tué un sanglier avec une balle de golf ?

Alban – On rentrait du golf, en voiture. En pleine forêt, on a percuté un sanglier. On a même failli se tuer, figure-toi. Parce qu’un sanglier de 200 kilos, à 90 kilomètres heure, je peux te dire que ça fait des dégâts, même quand on a un gros quatre-quatre.

Ève – Oui, j’imagine…

Alban – On a fait une sortie de route… Patrick était légèrement sonné.

Ève – Et alors ?

Alban – Comme il était encore vivant, j’ai décidé de l’emmener chez un vétérinaire.

Ève – Patrick ?

Alban – Le sanglier ! On l’a mis dans le coffre. Seulement, en arrivant chez le véto, il avait succombé à ses blessures.

Ève – Qui ?

Alban – Le sanglier !

Ève – D’accord…

Alban – Comme il était dans le coffre de toute façon, on ne savait pas quoi en faire. C’est alors que Patrick a eu l’idée d’en faire du pâté…

Ève – Brillante idée… Mais alors pourquoi tout ce cirque ?

Alban – En découpant la bête, Patrick m’a avoué qu’il avait couché avec toi…

Ève – Dépecer cette carcasse de sanglier, ça a dû l’inspirer… Et qu’est-ce qu’il t’a raconté, alors ? Parce que lui, il savait qu’il était dans le lit de son copain, tout de même.

Alban – Oui, c’est pour ça qu’il culpabilisait. Il voulait soulager sa conscience.

Ève – Sa conscience ? Patrick ?

Alban – Tu as raison, je crois qu’il voulait surtout m’humilier… Tout en s’abritant derrière le fait que c’était un adultère involontaire… comme tu dis.

Ève – Et alors ?

Alban – Il a fini par m’avouer qu’il savait très bien ce qu’il faisait… et toi aussi, probablement…

Ève – Le salaud… Je te jure que…

Alban – Bref, on en est venus aux mains.

Ève – D’où le sang sur la chemise…

Alban – Non, ça c’est le sang du sanglier, quand on l’a mis dans le coffre…

Ève – Je vois…

Alban – Après, on s’est réconciliés. Je lui ai prêté une autre chemise et il est parti.

Ève – Et après ?

Alban – Quand tu es arrivée, c’est à toi que j’en voulais. De ne pas me l’avoir dit. Je me suis senti trahi. Trompé.

Ève – Pardon. Mais je te jure que moi, je ne savais pas…

Alban – C’est alors que j’ai eu cette idée. Ça m’est venu comme ça. Dépecer cette pauvre bête, ça m’a mis dans un état second. J’avais trouvé la recette dans Femme Actuelle

Ève – Dans Femme Actuelle ?

Alban – Pour te punir. Je t’ai dit que je l’avais tué. Pour voir comment tu réagirais. Et après, ça s’est enchaîné…

On entend une sirène de police. Ève voit la chemise qui dépasse d’un sac.

Ève – Ça doit être Christelle… Elle a vu les sacs et la chemise… Elle a dû appeler la police…

On frappe violemment à la porte. Christelle arrive, un grand couteau à la main.

Christelle – Ne m’approchez pas, bande de malades…

Ève – Calme-toi, on va tout t’expliquer. C’est juste une plaisanterie stupide…

Alban – Ce n’est pas Patrick, dans ces sacs poubelle, je t’assure.

Christelle – Pas un geste, ou je tire !

Alban – C’est un couteau…

Ève – J’en ouvre un, tiens, tu jugeras par toi-même.

Elle lui montre le contenu d’un sac.

Christelle – Mais qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Alban – C’est un sanglier ! Regarde ! Il y a plein de poils.

Christelle – Patrick aussi, il avait plein de poils !

Ève – Pas à ce point-là…

Christelle – Comment tu le sais ?

Voix off – Police !

Alban – C’est toi qui les as appelés. Il vaut mieux que ça soit toi qui leur expliques.

Ève – Ça ne va pas être facile…

Christelle – Ok…

Christelle sort.

Alban – Je suis désolé. C’était stupide de ma part. Mais je me sentais trahi…

Ève – C’est de ma faute… J’aurais dû tout te dire immédiatement. Mais bon, je craignais que tu ne me crois pas…

Alban – On a été idiots tous les deux.

Ève – Comme quoi ce n’est jamais une solution de mettre la poussière sous le tapis… Ça finit toujours par vous revenir dans la gueule…

Alban – Oui. C’est pour ça que tu ferais mieux de lui dire, toi aussi.

Ève – Quoi ?

Alban – À Christelle ! Pour Patrick.

Ève – De toute façon, il la trompe avec tout ce qui bouge.

Alban – Oui, mais toi, tu es sa meilleure amie…

Christelle revient.

Christelle – Tout est arrangé, ils sont repartis. Excusez-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Ève – On est tous un peu perturbés, ce soir… Ça doit être la pleine lune…

Christelle – Je ne savais pas que c’était la pleine lune.

Ève – En tout cas, si ça n’est pas la pleine lune, ça lui ressemble.

Alban – Je vous laisse, je crois que vous avez des choses à vous dire…

Alban sort.

Christelle – Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?

Un temps.

Ève – J’ai couché avec Patrick.

Christelle – Quoi ?

Ève – Je te jure, c’était… totalement involontaire.

Christelle – Alors l’histoire que tu m’as racontée tout à l’heure, c’était toi… et Patrick ?

Ève – Je voulais te le dire depuis longtemps, mais je ne savais pas comment.

Christelle – Mais comment c’est possible ?

Ève – Ce salopard d’Alban lui prêtait notre lit conjugal pour ses rendez-vous galants…

Christelle – Ok, je te crois… Et je ne veux pas en savoir plus… Tu es ma meilleure amie, non ?

Ève – Merci, Christelle.

Christelle – Il nous arrive à toutes de faire des erreurs, quand on a un peu trop bu.

Ève – Moins j’étais tout à fait à jeun.

Christelle – Bon, ce n’est pas la question. C’est Patrick, le salaud. Il vaut mieux que je ne l’ai pas devant moi tout de suite, je serais capable de le tuer !

Ève – On ne tue pas quelqu’un comme ça, rassure-toi… Mais si tu as besoin d’une avocate, je suis là… Pour ton divorce, je veux dire…

Christelle – Merci… Bon, je crois que je ferais mieux de vous laisser. Vous devez avoir des choses à vous dire, vous aussi… Je vais dormir chez ma mère. Je lui dirai que j’ai oublié mes clefs.

Ève – Fais attention à toi… Demain, tu y verras plus clair… On y verra tous plus clair…

Christelle s’en va. Alban revient. Ils s’asseyent sur le canapé, et restent silencieux un instant.

Alban – C’était vraiment involontaire ?

Ève – Disons que c’était… inconscient, alors.

Alban – Ok, je vais faire semblant de le croire.

Ils s’enlacent.

Ève – Mais c’est vrai que depuis, ça a réveillé ma libido…

Alban – Oui, j’ai remarqué. Je me demandais à quoi c’était dû.

Ève – On devrait faire ça plus souvent.

Alban – Tu veux dire… ces rendez-vous à l’aveugle dans notre lit conjugal…?

Ève – Tu as d’autres amis à qui tu prêtes notre appartement pour baiser leurs maîtresses ?

Alban – Je pensais plutôt à la réciproque. Tu dois bien avoir aussi des amies qui trompent leurs maris… Je te rappelle que tu as un coup d’avance…

Ève – Désolée, je n’ai que des amies fidèles…

Ils s’embrassent.

Noir.

Épilogue

Trois valises sont rangées dans un coin du salon. Alban arrive depuis l’extérieur, et ôte son imper.

Alban – Chérie ! Tu es là !

Ève arrive.

Ève – Alors, comment ça s’est passé ?

Alban – Ils adorent la pièce. Ils ont décidé de la produire pour la rentrée.

Ève – Non ? Mais c’est fantastique !

Alban – Et ils ont trouvé le titre génial.

ÈveUn petit meurtre sans conséquence… Ça sonne quand même mieux que Micro-ondes

Alban – Il faut dire que c’est du vécu…

Ève – Ou presque…

Ils s’embrassent.

Alban – Alors finalement, tout est bien qui finit bien.

Ève – J’ai toujours cru en toi… Même quand tu me racontais des histoires à mourir debout.

Alban – Finalement, cette épreuve nous aura rapprochés. Je te promets de ne plus jamais te mentir.

Ève – Et moi de ne plus jamais rien te cacher.

Le regard d’Alban tombe sur les valises.

Alban (inquiet) – Qu’est-ce que c’est que ces valises ? Tu me quittes déjà ? Après tout ce que tu viens de me dire…

Ève – Ce sont les bagages de Christelle. Elle m’a demandé si elle pouvait venir passer la nuit ici. Je crois que ça ne s’est pas très bien passé, avec Patrick… Elle ne sait pas où aller.

Alban – Quelle emmerdeuse…

Ève – On lui doit bien ça…

Alban – Bon… Mais pas plus d’une nuit, alors…

On sonne.

Ève – Ça doit être elle…

Alban – Ok, je vais chercher le champagne.

Ève – Pour fêter le divorce de Christelle ?

Alban – Pour fêter le montage de ma pièce ! Tant pis, on le boira avec elle.

Alban sort. Ève va ouvrir et revient avec Christelle.

Ève – Ça n’a pas l’air d’aller. Vous vous êtes disputés, c’est ça ?

Christelle – Écoute, Ève… Je crois que j’ai fait une bêtise…

Ève – Tu me fais peur, Christelle… Quelle genre de bêtise ?

Christelle – Je crois que j’ai tué Patrick.

Ève – Ah non, on me l’a déjà faite, celle-là. Pas deux fois !

Christelle – On a eu une petite explication, tous les deux. Ça s’est vite envenimé. Et je lui ai dit de quitter la maison immédiatement.

Ève – Et après.

Christelle – Eh ben… Il est allé chercher ses valises. C’est après que ça a un peu dégénéré.

Ève – Un peu ?

Christelle – J’étais en train de découper un poulet… J’avais un couteau électrique à la main, et… je me suis un peu emportée.

Ève – Mais il est où ? À l’hôpital ?

Christelle – Malheureusement, il était déjà trop tard pour le SAMU. Je voulais juste lui faire peur. Il s’est approché pour me défier. J’ai eu un geste réflexe et… je lui ai tranché la carotide.

Ève – Oh mon Dieu… Le cauchemar continue. Mais il est où ?

Christelle lui désigne les valises du regard.

Christelle – Eh ben… Dans les valises…

Ève – Non ?

Christelle – Je vais avoir besoin de tes conseils, Ève.

Ève – Mes conseils d’avocate ? Ne te fais pas trop d’illusions, Christelle. J’ai beau être une tueuse… On ne pourra pas faire passer ça pour un accident domestique…

Christelle – Je pensais plutôt le faire passer par le siphon de la baignoire après un petit bain de soude…

Ève – Il va falloir que j’en parle avec Alban…

Alban revient, la mine réjouie, en brandissant une bouteille de champagne.

Alban – Champagne !

Les deux autres lui lancent un regard interloqué.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Mai 2017

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-096-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Crash Zone

Crash Zone (english) –  Crash Zone (español) –  Crash Zone (portugués)ZÓNA PÁDU (Czech)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes ou 2H/1F ou 1H/2F ou 3  femmes

Ils ont rendez-vous sur une zone de crash pour rendre hommage à leur frère disparu. Mais que s’est-il passé vraiment ? Et qui sont-ils exactement ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

 


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Crash Zone

Ils ont rendez-vous sur une zone de crash pour rendre hommage à leur frère disparu. Mais que s’est-il passé vraiment ? Et qui sont-ils exactement ?

Trois personnages de sexes indifférents
(dans cette version un homme et deux femmes) 

Dom

Fred

Yan

PREMIER TABLEAU
La scène est vide. Bruit du vent.
Dom arrive. Il n’a pas l’air de savoir très bien où il est.
Le bruit diminue jusqu’au silence. Fred arrive à son tour.
Fred – Ah tu es là ?
Dom – Oui.
Fred – Je croyais t’avoir perdu… (Ils regardent un peu autour d’eux.) Alors ça y est ? On est arrivés ?
Dom – Oui.
Fred – Bon…
Nouveau bruit de vent.
Dom – Il ne fait pas très chaud.
Fred – Non…
Fred s’approche du bord de la scène.
Dom – Fais gaffe, je crois qu’on est juste au bord du gouffre.
Fred – Du gouffre ?
Dom – Je veux dire… de la falaise.
Fred fait encore un pas prudemment et regarde en direction des spectateurs.
Fred – Ah d’accord… Ah oui, c’est… C’est haut.
Dom le rejoint.
Dom – Oui… On ne voit même pas en bas…
Bruit du vent. Ils regardent un moment devant eux en silence.
Dom – Je me demande un peu ce qu’on fout là, quand même…
Fred – C’est ici qu’il a disparu. Il paraît…
Dom – Ici ?
Fred – À peu près…
Dom – Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ici qu’on va le retrouver.
Fred – Non…
Bruit d’avion dans le ciel.
Dom – Mais quand tu dis ici…?
Fred – L’appareil a explosé en vol. À une altitude assez élevée, apparemment. On a retrouvé des débris dans un couloir de deux kilomètres de large et huit kilomètres de long environ.
Dom – Jusqu’ici, donc.
Fred – Après la falaise, c’est… On ne sait pas.
Dom – D’accord, donc, ce n’est pas… exactement ici.
Fred – Il n’a pas sauté en parachute. Il s’est désintégré en plein ciel. Alors, évidemment…
Dom – Deux kilomètres de large, sur six de long…
Fred – Huit.
Dom – Ça fait seize kilomètres carré.
Fred – Plus ou moins…
Dom – Donc, on parle plutôt de… C’est dans ce coin-là qu’il a été vaporisé, quoi…
Fred – Voilà.
Dom – Enfin, je veux dire… qu’il s’est volatilisé.
Fred – On n’a retrouvé aucun reste de son corps dans la zone d’épandage.
Dom – Tu veux dire… la zone de crash.
Fred – Rien qui soit visible à l’œil nu, et qui puisse être identifié par une analyse ADN, en tout cas.
Bruit d’avion de chasse genre Stuka en piqué et bombardement.
Dom – Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre dans cet avion ?
Fred – Je ne sais pas… Dieu est partout…
Dom – Pardon ?
Fred – Non, je veux dire… C’est le destin. Il était au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout.
Dom – C’est vrai qu’il était un peu comme Dieu, finalement… Jamais au bon endroit au bon moment… Et surtout pas au moment où on a besoin de lui…
Fred – On aurait peut-être dû apporter des fleurs ou… Je ne sais pas moi… Une couronne.
Dom – Oui… Il faudra qu’on y pense, la prochaine fois.
Fred – La prochaine fois ? Tu veux dire… la prochaine fois qu’on viendra ici lui rendre hommage ?
Dom – Ben… Oui. Pas la prochaine fois qu’il s’écrasera en avion, si ?
Fred – Non.
Dom – Enfin, c’était une façon de parler. On ne va pas se taper un pèlerinage à Brest tous les ans, non plus.
Fred – Non, évidemment.
Dom – C’est notre frère, on vient lui dire un dernier adieu, c’est normal. Mais bon… Ce n’est pas le soldat inconnu non plus. Il n’est pas mort au front. Et moi, je ne suis pas très porté sur les commémorations…
Fred – Non… Non, moi non plus… Sans compter que ce n’est pas la porte à côté…
Bruit de hall d’aéroport.
Dom – Un vol Paris-Brest… Faut avouer que c’est un peu ridicule… Pourquoi aller à Brest en avion ?
Fred – Surtout lui, qui ne prenait jamais l’avion…
Dom – Et puis qu’est-ce qu’il pouvait bien aller faire à Brest ?
Fred – On ne le saura jamais, probablement…
Un temps.
Dom – Et… on est vraiment sûr qu’il était dans cet avion, au moins ?
Fred – Oui, quand même…
Dom – Comment on peut en être aussi sûr ? On n’a retrouvé aucune trace de lui dans la zone de crash.
Fred – On n’a retrouvé aucune trace de lui ailleurs non plus…
Dom – Il faut dire qu’en règle générale, ce n’était pas quelqu’un qui laissait beaucoup de traces de son passage derrière lui…
Fred – C’est vrai qu’il était plutôt du genre distrait… Je veux dire discret…
Dom – On pourrait même dire qu’il était du genre effacé… C’est pour ça qu’une mort aussi dramatique…
Fred – Ça ne lui ressemble pas. Pourtant, son nom figurait sur la liste des passagers… Il n’y a aucun doute là-dessus.
Dom – Il aurait pu rater son avion au dernier moment.
Fred – Ça en revanche, ce n’était pas du tout son style.
Dom – C’est vrai que c’était un homme plutôt ponctuel.
Fred – Oui… Limite maniaque…
Dom – Le genre à mettre son réveil à sonner à minuit pour ne pas louper le changement d’heure au printemps.
Fred – Non, cet avion, il n’a pas pu le rater. Malheureusement… Et puis sinon, on aurait déjà eu des nouvelles de lui.
Un temps.
Dom – Bon, et alors ? Qu’est-ce qu’on est supposés faire ?
Fred – Je ne sais pas… On est juste là pour… lui rendre un dernier hommage.
Dom – D’accord…
Fred – Maman avait l’air d’y tenir.
Dom – Dommage que finalement, elle ne soit pas là.
Fred – Elle ne se sentait pas bien… Il faut la comprendre…
Dom – Oui… Pour elle, évidemment… c’est un choc.
Fred – C’était son fils, malgré tout.
Dom – Mais puisqu’elle a renoncé à ce voyage, on aurait pu annuler…
Fred – C’est moi qui avais pris les billets. C’était des billets non échangeables et non remboursables.
Dom – D’accord… Donc… si on est là, c’est pour ne pas laisser perdre les billets.
Fred – Voilà.
Dom – Et le billet de maman ?
Fred – Je l’ai refilé à… Yan.
Dom – Non ? Yan est là aussi ?
Fred – Après tout, elle fait partie de la famille.
Dom – Si tu le dis… Mais… on ne l’a pas vue dans le train. Si ?
Fred – C’était un billet d’avion… Maman tenait absolument à refaire le même trajet que lui… Pour se rendre compte…
Dom – Se rendre compte de quoi ?
Fred – Je ne sais pas…
Dom – Je vois… Comme ces gens qui refont les douze stations du chemin de croix, en short et en tongs, avec un petit encas et une boisson fraîche… Pour se rendre compte…
Fred – Oui…
Dom – Ou le chemin de Saint-Jacques par petits bouts chaque année, et en chambres d’hôtes tous les soirs.
Fred – Mmm.
Dom – Donc, finalement, c’est Yan qui a hérité de son Paris-Brest…
Fred – Je ne sais pas ce qui s’est passé… Elle aurait dû arriver avant nous.
Dom – Et donc… elle voyageait sur la même compagnie ? Je veux dire, la compagnie de merde dont l’avion s’est crashé ici ?
Fred – Aéro Low Cost… Oui…
Dom – Bon…
Fred – Si son avion s’écrase aussi, j’espère que pour elle, au moins, on retrouvera quelques morceaux.
Dom – Pourvu qu’ils ne soient pas trop gros, et que quelqu’un ne les prenne pas sur la tronche…
Yan arrive, dans une tenue peu appropriée pour le dernier hommage à un disparu. Elle porte un petit carton de pâtisserie.
Yan – Ah, vous êtes déjà là ?
Fred – Oui… D’ailleurs, on commençait à s’inquiéter un peu que tu ne sois pas encore arrivée.
Dom – Tu as fait bon voyage ?
Yan – Tu sais… Paris-Brest… Ils n’ont même pas le temps de nous servir un repas chaud dans l’avion… (Montrant le paquet) J’ai pris ça dans une pâtisserie en passant…
Dom – Ah oui…
Yan – Alors c’est ici ?
Fred – Il paraît.
Yan regarde autour d’elle, et fait quelques pas vers la salle.
Fred – Attention… Ne t’approche pas trop près.
Dom – Ce serait con que tu t’écrases en bas d’une falaise, en voulant rendre hommage à la victime d’un crash aérien.
Yan – Je voulais apporter des fleurs, mais dans l’avion… Et après, il n’y avait pas de fleuriste.
Fred – Mais heureusement, il y avait une pâtisserie…
Un instant de recueillement.
Yan – Évidemment, vous n’avez rien retrouvé ?
Fred – On n’a pas vraiment cherché.
Dom – On n’est pas venus pour ça, si ?
Yan – En fait, je commence à me demander pourquoi on est venus.
Fred – Pour lui rendre un dernier hommage, non ?
Yan – D’accord…
Dom – Et comment on fait ça ?
Yan – C’est dans ces moments-là que la religion est d’un certain secours. (Les deux autres la regardent étonnés.) Pour ce qui est des rites, je veux dire…
Dom – Oui, parce que là… Je nous vois mal réciter une petite prière.
Fred – Surtout qu’on en connaît aucune.
Yan – Quelqu’un a une autre idée ?
Dom – Je ne sais pas moi… Une minute de silence ?
Yan – OK…
Ils gardent le silence pendant quelque temps. Fred regarde sa montre.
Fred – Je commence à avoir la dalle, moi, pas vous ? (Regardant le paquet) Alors tu nous as apporté des gâteaux ?
Yan – Je n’en ai pris qu’un seul, mais bon… On peut partager.
Elle ouvre le paquet.
Fred – Qu’est-ce que c’est ?
Yan – Un Paris-Brest.
Fred – Ah oui, c’est… C’est tout à fait de circonstance…
Dom – Je ne sais pas avec quoi on va pouvoir couper ça.
Yan – Ne vous inquiétez pas, j’ai toujours un couteau sur moi…
Elle sort un couteau de sa poche et les deux autres lui lancent un regard un peu inquiet.
Yan – Je le coupe en quatre ?
Fred – Pourquoi en quatre ? On n’est plus que trois, non ?
Yan – Bien sûr, l’habitude…
Fred – Eh oui, il va falloir s’y faire.
Yan coupe le gâteau en trois.
Yan – Eh bien voilà… Ce sera… une sorte de communion républicaine.
Fred – Heureusement, un Paris-Brest, même coupé en trois, ça cale un peu mieux qu’une hostie.
Ils prennent chacun un tiers du gâteau et commencent à mastiquer.
Yan – C’est vrai qu’on aurait pu le couper en quatre, mais bon…
Fred (la bouche pleine) – C’est déjà pas très gros…
Dom – Tu veux dire… une offrande à l’esprit du disparu, c’est ça ?
Yan – C’est un rite qui se pratique dans pas mal de religions… La part de Dieu…
Dom – Ou la part du diable.
Fred – J’espère qu’elle ne va pas nous rester sur l’estomac, mais tant pis. C’était ça ou l’hypoglycémie.
Bruit de pluie.
Yan – Il a bien plu, quand même.
Dom – On est en Bretagne.
Fred – Je ne sais pas… Ça ne ressemble pas trop à la Bretagne, non ?
Yan – Comment ça.
Fred – Enfin, je veux dire… ça pourrait être n’importe où. Ça ne ressemble à rien, quoi.
Dom – Quand même… Il y a des falaises…
Yan – Oui, mais je ne vois pas la mer. Vous la voyez, vous, la mer ?
Dom – Non.
Yan – Il fait très sombre. Et la falaise a l’air très haute.
Dom – Oui, ça foutrait presqu’un peu les jetons.
Yan – Je me demande s’ils ont eu le temps de voir la mer, avant de…
Fred – Avant de se crasher.
Yan – On ne saura jamais…
Fred – Mais toi qui as pris le même avion… On voyait la mer, ou pas ?
Yan – Je ne sais pas… Je… Je me suis endormie…
Fred – D’accord… On lui offre un pèlerinage en avion, et elle, elle roupille.
Dom – Nous qui comptions sur toi pour nous raconter ce qu’avaient pu être les derniers instants de notre cher disparu…
Fred – Comment veux-tu qu’on fasse notre deuil, maintenant ?
Dom – Elle nous a quand même dit que dans l’avion, ils ne servaient pas de plats chauds.
Fred – Et en plus il sera mort le ventre vide.
Un temps.
Yan – La pluie s’est arrêtée, on dirait.
Dom – Oui. Ça s’éclaircit un peu.
Fred – Il va y avoir un arc-en-ciel.
Yan – Il paraît que le corps humain est constitué principalement d’eau.
Dom – Et alors ?
Yan – C’est peut-être lui.
Fred – Qui ?
Yan – L’arc-en-ciel ! (Les deux autres la regardent, ne comprenant pas) Puisqu’il a été vaporisé dans l’atmosphère pendant le crash… Un arc-en-ciel, c’est le spectre de la lumière qui se révèle à nos yeux à travers des gouttes d’eau…
Ils regardent tous les trois à nouveau l’arc-en-ciel.
Fred – Comme une apparition miraculeuse, tu veux dire ?
Yan – Pourquoi pas ?
Fred – C’est un peu comme si on l’avait retrouvé, alors.
Dom – Oui, enfin… À ce compte là, la pluie qu’on vient de se prendre sur la tronche c’était lui aussi.
Fred – On n’aura qu’à dire ça à maman. Pour l’arc-en-ciel… Ça lui fera plaisir.
Yan – C’est vrai qu’elle est très croyante.
Dom – Et c’est un beau symbole.
Yan – L’Arche de l’alliance.
Dom – La famille enfin réunie…
Un temps.
Fred – On pourrait peut-être faire une photo ?
Dom – Tu crois ?
Yan – Ça fera un souvenir.
Dom – OK…
Fred – On n’a qu’à faire un selfie.
Ils se positionnent tous les trois dos aux spectateurs pour faire un selfie.
Dom – Il faut sourire ou pas ?
Yan – Je ne sais pas.
Dom – On ne va pas faire semblant de pleurer, non plus.
Fred – OK, alors… Ouistiti !
Dom prend la photo.

DEUXIÈME TABLEAU

Dom – Bon, ben… On va pouvoir y aller.
Yan – Je viens à peine d’arriver !
Fred – On peut rester encore un peu.
Yan – Ça nous aidera à…
Fred – Faire notre deuil…
Yan – C’est pour ça qu’on est venus, non ?
Dom – OK… (Dom regarde la photo sur son écran.) On ne voit que l’arc-en-ciel… Je ne sais pas pourquoi, mais bon… Ça ira comme ça.
Fred – Fais voir… (Dom lui montre l’écran.) Ah oui… On croirait le logo de…
Yan – Du mouvement LGBT…
Fred – Je pensais plutôt à une publicité pour une compagnie d’assurance…
Dom – Ou une compagnie aérienne…
Yan – Aéro Low Cost, par exemple…
Un temps.
Fred (regardant autour d’elle) – Je ne connaissais pas la Bretagne. Et vous ?
Dom – Si quand même.
Yan – Il faudra qu’on revienne. En été…
Fred – On n’est pas en été ?
Yan – Ah oui, peut-être… C’est à cause du temps…
Fred – D’ailleurs, il s’est remis à pleuvoir.
Yan – Oui. L’arc-en-ciel a disparu.
Dom – C’est un signe, non ?
Yan – Le signe de quoi ?
Dom – Qu’on va pouvoir y aller. L’hologramme miraculeux a disparu. Ça va bien comme ça, non ?
Yan – Je ne sais pas…
Fred – Moi c’est bon, j’ai fait mon deuil, pas vous ?
Dom – OK. Allons-y.
Yan ouvre un parapluie.
Fred – Tu as même pensé à amener un parachute… Je veux dire un parapluie.
Dom – Qu’est-ce qu’on ferait sans toi.
Les deux autres se placent sous le parapluie, de part et d’autre de Yan.
Yan – Au moins, ça nous aura permis de passer un moment ensemble.
Fred – Oui… Finalement, cette douloureuse expérience nous aura rapprochés.
Dom – Ça fait combien de temps qu’on ne s’était pas vus, déjà ?
Yan – Je ne sais pas… Longtemps…
Ils s’apprêtent à partir.
Dom – Attends, la dernière fois, c’était… Je ne sais plus…
Fred – C’est par où, au fait ?
Ils hésitent un instant.
Dom – Par là, je crois…
Fred – Tu es sûr ?
Yan – On aurait dû semer des petits cailloux en venant…
Dom – On va essayer par là, on verra bien.
Ils s’apprêtent à sortir, quand Yan aperçoit par terre un objet qu’elle ramasse.
Dom – Qu’est-ce que c’est ? Un caillou ?
Yan – Un stylo bille.
Fred – Eh ben… Tu ne seras pas venue pour rien…
Yan examine le stylo.
Dom – Qu’est-ce qu’il y a ?
Yan – C’est un stylo promotionnel.
Fred – Et alors ?
Yan (lui tendant le stylo) – Tiens, regarde…
Fred prend le stylo et l’examine à son tour.
Fred – Crédit Agricole…
Yan – C’est dingue… Il travaillait dans une banque, justement…
Fred – Oui… Au Crédit Agricole, je crois bien… Alors ça voudrait dire que…
Dom – Non, mais attendez… Des milliers de personnes travaillent au Crédit Agricole ! Sans parler de ses millions de clients !
Yan – Oui… Mais là, on est sur la zone de crash…
Dom – Une zone de seize kilomètres carré ! Les experts de la police n’ont retrouvé aucune trace de lui, mais nous on aurait retrouvé son Bic ?
Yan – Pourquoi pas ? Les miracles, ça existe, non ?
Dom – Ah bon ? Moi qui pensais que ça n’existait pas, justement…
Fred – Sans parler de miracle… Même dans une botte de foin, il arrive qu’on retrouve une aiguille.
Dom – Personnellement, je n’ai jamais retrouvé aucune aiguille dans une botte de foin. Remarquez, je n’ai jamais cherché non plus…
Fred – Tu as raison… Je crois qu’on commence à délirer. Ça doit être la fièvre. On a dû attraper froid. Avec cette pluie…
Yan reprend le stylo et l’examine à nouveau.
Yan – C’est l’adresse d’une agence du Crédit Agricole à Paris, dans le quinzième arrondissement.
Fred – Il habitait dans le quinzième ?
Yan – En tout cas, il habitait Paris. Et ici on est en Bretagne.
Dom – Mouais…
Yan – Il a peut-être laissé un message…
Fred – Un message…?
Yan – S’il avait son stylo à la main au moment où l’appareil est parti en piqué… Il a peut-être eu le temps d’écrire un message d’adieu. En sentant venir la fin…
Dom – Bien sûr… Il a peut-être lancé une bouteille à la mer, aussi. Par le hublot de l’avion.
Yan – Il n’empêche que ce stylo n’est pas arrivé ici tout seul…
Dom – En sentant venir la fin, aujourd’hui, on envoie un SMS à ses proches ! On ne sort pas un crayon et du papier pour écrire son testament…
Yan – Enfin, vous savez bien qu’il n’avait pas de portable !
Fred – Ah bon… Il n’avait pas de portable ? Non, je ne savais pas…
Yan – La dernière fois qu’il m’a appelée, c’était d’une cabine téléphonique. On a été coupés… Je n’ai même pas pu lui dire adieu.
Dom – Pourquoi tu lui aurais adieu ? Tu ne savais pas qu’il allait mourir !
Fred – De toute façon, dans les avions, l’utilisation du portable est interdite. Pour ne pas brouiller les communications du pilote avec la tour de contrôle.
Yan – Va savoir… C’est peut-être en essayant de laisser un message d’adieu qu’il a provoqué cette catastrophe aérienne…
Dom – Ah oui, c’est… C’est d’une logique implacable. Provoquer sa propre mort en envoyant un message d’adieu…
Fred – Ce qu’elle veut dire, c’est que… ça aurait pu précipiter la chute de l’appareil.
Dom – Mais vous venez dire qu’il n’avait pas de portable !
Yan – Peut-être qu’il venait d’en acheter un finalement.
Fred – C’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de cabines téléphoniques.
Dom – Je sais que ce type avait plutôt la scoumoune, et qu’il portait la poisse à tous ceux qui l’approchaient, mais bon… De là à provoquer un crash aérien en passant son premier coup de fil avec son premier portable flambant neuf.
Fred – C’est vrai que perso, si j’avais pu faire autrement, c’est quelqu’un avec qui j’aurais évité de prendre l’avion un vendredi 13.
Dom – Ouais. Sûr que s’il avait vécu à l’époque, on aurait retrouvé son nom sur la liste des passagers du Titanic.
Yan – Et alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Fred – On pourrait jeter un coup d’œil, vite fait…
Dom – Un coup d’œil ? Sur quoi ?
Yan – Voir si on retrouve aussi le papier.
Dom – C’est une blague ?
Fred – Maintenant qu’on est là… Qu’est-ce qu’on risque ?
Yan et Fred se mettent à chercher. Sous le regard navré de Dom.
Yan – Il commence à faire nuit. On ne voit pas grand chose…
Fred (à Dom) – Tant qu’à faire, aide-nous, ça ira plus vite !
Dom – Non mais je rêve…
Il fait mine de chercher un peu.
Yan – Tu as regardé par là ?
Fred – Je vais le faire…
Yan – Je vais chercher de l’autre côté. Dom, tu n’as qu’à prendre ce coin-là.
Fred – Si le stylo est tombé ici, le papier n’est peut-être pas très loin.
Dom – Sauf qu’un papier, ça vole. Beaucoup mieux qu’un stylo. Beaucoup mieux qu’un avion de Aéro Low Cost, en tout cas…
Fred – C’est vrai que ce n’est pas très vendeur comme nom, pour une compagnie aérienne.
Dom – Ah oui, et pourquoi ça ?
Fred – Aéro Low Cost !
Yan – Ah oui… Je n’avais pas compris.
Dom – Moi, je n’ai toujours pas compris…
Fred – Je ne sais pas si quelqu’un leur a déjà dit.
Yan – En tout cas, ça ne leur a pas porté bonheur…
Le regard de Fred est attiré par quelque chose. Elle se baisse et ramasse un papier, qu’elle lit.
Dom – Qu’est-ce que c’est ?
Yan – Non… C’est ça ?
Dom – Quoi, ça ?
Yan – Son testament ! Je veux dire… sa lettre d’adieu…
Fred – Je ne sais pas… Il y a quelques mots griffonnés… Ce n’est pas signé.
Yan – Il n’a peut-être pas eu le temps.
Dom – Mais… c’est son écriture ?
Fred – Tu la connais, toi, son écriture ?
Yan – Non.
Dom – Ce n’était pas le genre à écrire très souvent.
Fred – En fait, même de son vivant déjà, c’était plutôt le genre à faire le mort.
Dom – Mais qu’est-ce que ça dit ?
Fred (lisant) – « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir ».
Dom – C’est tout ?
Fred – C’est tout.
Yan – Et ce n’est pas signé ?
Fred – Non.
Dom – Mais ça s’adresse à qui ?
Fred – Va savoir…
Yan – À sa femme, peut-être.
Dom – Il était marié ?
Fred – Pas à ma connaissance.
Yan – Il était peut-être homo…
Les deux autres la regardent avec étonnement.
Fred – Pourquoi tu dis ça ?
Yan – Je ne sais pas… Ça m’est venu comme ça… Comme il n’était pas marié.
Fred – Je te signale que maintenant, on peut être homo et marié.
Yan – Tu as raison. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
Fred – Oui… Je me demande si on le connaissait si bien que ça, en fait.
Dom – Non, tu crois ?
Fred – Comment savoir si ce petit mot est de lui ou pas…?
Yan – Fais voir…
Elle prend le papier que lui tend Fred, sort le stylo et fait un trait dessus.
Yan – L’encre est de la même couleur que celle du stylo.
Dom – Quelle couleur ?
Yan – Bleu.
Fred – Ça veut dire que ce mot a été écrit avec ce stylo, tu crois ?
Dom – C’est un peu mince, comme preuve, non ? Un stylo sur deux écrit bleu !
Yan retourne le papier.
Yan – C’est écrit au dos d’un flyer publicitaire…
Dom – Et c’est de la pub pour quoi ? Pour le Crédit Agricole ?
Yan – Un marabout africain… Neutralisation du mauvais sort, retour de la chance, succès en amour, réussite professionnelle, bonheur du couple et de la famille…
Fred – S’il voyait vraiment un marabout, ça ne lui a pas réussi.
Dom – Si j’étais lui, je me ferais rembourser.
Yan – « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir »… Tout de même, ça ressemble bien à un message d’adieu, non ?
Dom – Ça peut aussi être un message laissé sur la table de la cuisine par un mari pour dire à sa femme qu’il est retenu en province par son boulot.
Fred – Ou d’une femme à son mari pour l’informer qu’elle vient de le plaquer.
Yan – Ici ? En pleine cambrousse ?
Dom – Je te le répète : les petits papiers, ça vole… parfois.
Yan – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Dom – Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?
Yan – Même si ce mot n’est pas écrit de sa main à lui, c’est qu’il a été écrit par un autre passager. Il faudrait essayer de savoir lequel.
Dom – Pour quoi faire ?
Yan – Pour le remettre à son destinataire, tiens !
Dom – Non mais tu nous vois faire une analyse graphologique pour savoir laquelle des victimes de ce crash aérien a bien pu écrire ce message, et à destination de qui ?
Yan – Évidemment, ce n’est pas nous qui ferons les analyses. Mais on peut remettre ce document aux experts de la police scientifique.
Dom – Bien sûr… Tout ça pour que finalement, dans six mois ou un an, une veuve ou un orphelin reçoive ce dernier message de son cher disparu : « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir » ? Je pense que depuis le temps, ils commencent à s’en douter un peu, non ?
Fred – Oui, remarque, ce n’est pas faux…
Dom – Mais évidemment, enfin !
Yan – Alors qu’est-ce qu’on en fait, de ce papier ?
Fred – On n’a qu’à le remettre là où on l’a trouvé, et puis c’est tout.
Yan – Bon… (Elle remet le papier par terre.) C’était là ?
Fred – Je ne sais plus… Un peu plus loin, peut-être…
Dom – Ça a vraiment une importance ?
Fred – Comme ça rien n’aura bougé… D’une certaine façon… on est dans un sanctuaire, ici, non ?
Yan – C’est vrai… C’est un lieu habité par tous les fantômes qui le hantent…
Fred – Les fantômes de tous ces passagers qui ne se connaissaient pas entre eux. Et qui sont morts ensemble. Au même moment.
Yan – Vous ne sentez pas leur présence ?
Fred – Si… Un peu…
Dom – Oui, si tu veux…
Yan pose le papier avec délicatesse et reste un instant figée dans un moment de recueillement.
Yan – Je vais quand même garder le stylo.
Fred – Tu as raison, ça peut toujours servir…
Dom – Surtout si tu reviens en avion. On ne sait jamais, avec la loi des séries… Tu as du papier, aussi ? J’en ai, si tu veux…
Yan range le stylo.
Fred – On va pouvoir y aller, alors.
Dom – C’est ça, allons-y…

TROISIÈME TABLEAU
Yan hésite encore.
Yan – Excusez-moi, mais…
Dom – Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Yan – Je vous demande juste une minute.
Dom – Il est à quelle heure, ce putain de train ? On va finir par le rater, si ça continue.
Fred – Oui… Il fait déjà nuit.
Yan – Non mais rassurez-vous, ça ne prendra qu’une seconde.
Fred – D’accord… On t’écoute.
Yan – C’est à propos de ce que j’ai dit tout à l’heure…
Fred – Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?
Yan – Quand j’ai dit… qu’il était peut-être homo.
Dom – Et alors ? Tu as de nouvelles informations là-dessus aussi ?
Fred – Remarque, maintenant qu’il est mort… Ça relativise beaucoup l’importance de son orientation sexuelle, non ?
Yan – En fait… J’ai de bonnes raisons de penser qu’il n’était pas… Enfin qu’il était…
Dom – Homo ?
Fred – Bon sang, mais c’est bien sûr… Mais oui, l’arc-en-ciel ! Quand on disait que c’était un signe…
Dom – Non mais c’est un cauchemar… On ne va pas passer la nuit ici. Sur le coming out posthume d’un type dont les morceaux sont ventilés sur une surface de seize kilomètres carré !
Fred – On a le droit de savoir, même après sa mort, qui il était vraiment. C’était notre frère, quand même.
Dom – Bon, alors il était homo, notre cher frère, oui ou merde ?
Yan – Ce que je voulais dire, justement, c’est que j’ai de bonne raisons de penser que ce n’était pas notre frère.
Blanc.
Dom – Oh putain… On ne va jamais s’en sortir…
Fred – Pas notre frère ? Tu veux dire… qu’il aurait été adopté, ou quelque chose comme ça.
Yan – Même pas.
Fred – Comment ça, même pas ?
Yan – Il avait à peu près le même âge que nous. Un peu plus vieux, peut-être. On a toujours pensé que c’était notre frère aîné. Mais bon… On ne lui a jamais demandé…
Fred – C’est vrai que… je n’aurais jamais eu l’idée de lui poser la question.
Dom – Surtout qu’il n’était pas du genre bavard.
Yan – Non… J’avoue qu’il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas muet…
Dom – Donc, à votre avis, ce type qu’on a toujours vu à la maison, ce n’était pas notre frère ?
Fred – Il faut reconnaître que ça n’a jamais été clairement dit.
Dom – Là je vous avoue que ça me la coupe… En effet… Ça n’a jamais été clairement dit…
Fred – Mais alors si ce n’était pas notre frère, c’était qui ?
Yan – Attention, je n’ai pas dit que j’étais sûre.
Fred – Tu as dit que tu avais de bonnes raisons de le penser.
Dom – Oui, et c’est quoi, ces bonnes raisons ?
Yan – Eh bien… déjà, pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup.
Fred – On ne peut pas dire que tous les trois, on se ressemble beaucoup… Et pourtant, on est frère et sœurs.
Yan – Oui, ce n’est pas faux.
Dom – Remarquez… Allez savoir… On n’est peut-être pas frère et sœurs, finalement…
Yan – Tu crois ?
Dom – Mais non, je déconne… Quoique… Ça n’a jamais été clairement dit non plus.
Fred – C’est vrai…
Dom – Non mais vous ne croyez pas qu’on va un peu trop loin, là ?
Fred – Oui… Ça commence même à me foutre un peu les jetons, pas vous ?
Yan – Si…
Fred – Mais quand tu as dit « pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup »… Tu as d’autres raisons de penser qu’il pourrait ne pas être notre frère.
Yan – Ben… Son prénom, par exemple…
Fred – Son prénom…? C’est vrai que… Comment il s’appelait, déjà ?
Dom – Loïc.
Yan – C’est ça. J’ai toujours eu du mal avec ce prénom. Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.
Dom – Loïc ? Ça s’écrit comme ça se prononce, non ?
Yan – Oui… Mais justement… Est-ce qu’on met les deux points sur le i ou pas ? Parce que sinon, ça ne se prononce pas Loïc. C’est logique…
Fred – Ça… (À Dom) Tu mettrais un tréma, toi, ou pas ?
Dom – Je ne sais pas… Je vous avoue que je ne m’étais jamais posé la question… Et comme je n’avais aucune raison d’écrire son nom…
Fred – Ben oui, on n’avait pas beaucoup l’occasion de lui écrire. Il était toujours là…
Yan – Et même pour ce qui est de la prononciation… On ne l’appelait pas souvent non plus.
Dom – C’est vrai… Pourquoi on l’aurait appelé ?
Fred – Et puis quand on l’appelait, en général, il ne répondait pas.
Dom – Il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas sourd.
Yan – Loïc…
Fred – C’est un prénom breton.
Dom – Ah bon ?
Fred – Ben oui ! C’est même une marque de cidre, je crois.
Dom – C’est curieux… J’ai toujours pensé que c’était polonais.
Yan – Pourquoi, polonais ?
Dom – Je ne sais pas… Quand il y a un hic à la fin…
Yan – Tu t’appelles bien Dominique, et tu n’es pas polonais, si ?
Dom – Non. Pas à ma connaissance…
Fred – En tout cas, breton ou polonais, ce n’est pas un prénom français… Je veux dire pas comme les nôtres. Dominique ou Frédérique…
Dom – Tu t’appelles Frédérique ?
Fred – Évidemment ! Tu ne savais pas ?
Dom – Non…
Yan – Moi non plus… On t’a toujours appelée Fred.
Fred – Fred, c’est un diminutif. Pour Frédérique. Comme Yan pour Yannick.
Yan – Je m’appelle Yannick ?
Fred – Il me semble, non ? Enfin c’est ce que j’ai toujours cru… Pas toi, Dom ?
Dom – Oui, peut-être…
Fred – Mais lui, c’était le seul à ne pas avoir de diminutif. Ça aussi, c’est curieux, non ?
Dom – Un diminutif de Loïc ? Qu’est-ce que ça pourrait bien être ?
Fred – Lo ?
Dom – Lo ? Non, mais là, ça n’est plus un diminutif. C’est… une onomatopée.
Yan – En tout cas, il n’y a pas de cidre en Pologne. Lui, il avait un prénom breton. Et on serait en droit de se demander pourquoi.
Dom – De là à ce qu’il ne soit pas notre frère…
Fred – On pourra toujours demander à maman en revenant.
Dom – Ouais… Même si ce n’est pas le genre de questions faciles à poser à sa mère…
Yan – Je voulais faire une analyse ADN, mais il est mort avant.
Dom – Une analyse ADN ? Sans lui demander la permission, tu veux dire ?
Fred – C’est toujours possible de trouver un morceau de… Aujourd’hui, ce n’est pas compliqué.
Yan – Oui, mais maintenant, ça va être plus difficile. Seize kilomètres carré, et pas un seul morceau visible à l’œil nu…
Fred – Loïc… Ça expliquerait peut-être le Paris-Brest…
Dom – Comment ça ?
Yan – Si c’est un prénom breton ! Il avait peut-être encore des liens avec la Bretagne…
Dom – D’accord… Et il venait ici en pèlerinage, lui aussi… À la recherche de ses racines. Maintenant que tu me le dis, je l’ai souvent vu manger des crêpes et boire du cidre.
Yan – C’est vrai ?
Dom – Mais non, je plaisante… Vous voyez bien qu’on est en plein délire, là.
Yan – Tout de même… Tout ça est très bizarre…
Fred – Quoi ? Qu’est-ce qui est bizarre ?
Yan – Pour commencer… Pourquoi maman n’est pas venue, par exemple ?
Dom – Fred a dit qu’elle ne se sentait pas bien.
Yan – C’était peut-être un prétexte pour ne pas venir.
Dom – C’est ça… Et puis… peut-être que ce n’est pas notre mère aussi.
Yan – Je n’ai pas dit ça…
Fred – Tout à l’heure, on en était à se demander si on était vraiment frère et sœurs. Si on n’est pas frère et sœurs, c’est que maman n’est pas notre mère non plus.
Dom – Ce serait la mère de qui alors ?
Yan – La mère de Loïc ?
Dom – Eh ben voilà ! En fait, le véritable enfant de la famille, c’est lui. Et les faux frère et sœurs, c’est nous.
Fred – Mais alors qu’est-ce qu’on foutrait là, nous ? Je veux dire, pourquoi on aurait vécu dans cette famille pendant toutes ces années ? Si on n’est pas de la famille, justement…
Dom – Va savoir…
Yan – Peut-être qu’on était là en nourrice.
Dom – C’est ça… Nos parents nous ont déposés là, ils ne sont jamais venus nous chercher. Et celle qu’on appelait maman nous a gardés. Par charité chrétienne.
Fred – Et elle n’a pas osé nous dire qu’on n’était pas ses enfants.
Yan – C’est vrai qu’elle ne nous a jamais clairement dit qu’on était ses enfants.
Dom – Ben voilà ! Et comme son fils légitime était sourd-muet, il ne pouvait pas dire le contraire non plus.
Fred – Ça expliquerait beaucoup de choses…
Yan – Oui, tout est beaucoup clair, maintenant…
Dom – Tu trouves ?
Un temps.
Yan – Il y a encore un détail qui me turlupine, quand même.
Dom – Sans blague ?
Yan – Ça voudrait dire que nos parents à nous, ils seraient morts tous en même temps ?
Fred – Comment ça ?
Yan – Si on était en nourrice, et qu’elle nous a adoptés parce que nos parents sont morts. C’est que nos parents à nous, ils sont tous morts tous en même temps. Puisqu’on n’est pas frère et sœurs.
Fred – Ah oui… Dans un accident, alors.
Yan – Ils étaient peut-être dans le même avion…
Dom – Quel avion ?
Yan – Je ne sais pas… Celui qui s’est crashé ici ?
Dom – Ici ?
Fred – Mais ce crash, c’était il y a combien de temps, exactement ?
Dom – Exactement, je ne sais pas. Et j’avoue que je commence à m’y perdre un peu. Vous ne voulez pas qu’on reste frère et sœurs, plutôt ?
Fred – Tu as raison… Il ne faut pas exagérer. On est bien frère et sœurs, c’est évident…
Dom – En tout cas, ce serait beaucoup plus simple pour tout le monde…
Un temps.
Yan – À moins que…
Dom – Quoi encore ?
Yan – Et si c’était notre père, plutôt ?
Fred – Qui ?
Yan – Loïc !
Dom – Ça y est, c’est reparti.
Fred – Il était un peu jeune pour être notre père, non ?
Yan – Jeune ? Ça dépend… À quel âge ?
Fred – Et puis on ne l’a jamais vu avec… Je veux dire, il ne dormait pas dans la même chambre que notre mère.
Dom – Oui, ça nous aurait frappés, quand même. Que notre frère dorme dans la même chambre et dans le même lit que maman.
Fred – En fait, je serais incapable de savoir dans quelle chambre il dormait.
Yan – Oui… Ou dans quel bol il prenait son petit déjeuner.
Fred – En tout cas, je n’ai jamais vu à la maison un bol avec marqué Loïc dessus.
Yan – Sinon, on saurait comment ça s’écrit.
Dom – En somme… on serait bien incapables de dire s’il existait vraiment.
Consternation générale.
Fred – Loïc…
Yan – Notre père…
Dom – Notre père qui êtes aux cieux…
Fred – Après avoir disparu sans laisser de traces dans un crash aérien.
Yan – Avant d’avoir pu nous donner la vie.
Dom – Avant ?
Yan – S’il est mort avant d’avoir pu nous engendrer… ou s’il n’a jamais existé, ça veut dire qu’on n’est pas ses enfants.
Dom – Ça veut surtout qu’on n’existe pas non plus…
Yan – Tu as raison… C’est Loïc… Je veux dire, c’est logique…
Un temps.
Dom – Alors si je vous suis bien… nous serions les enfants que notre mère n’a jamais eus avec un type qui n’existait pas.
Fred – C’est vrai qu’elle non plus, elle ne nous adressait pas beaucoup la parole.
Yan – Non… Et puis il faut bien reconnaître que là où elle habite, il n’y a qu’une chambre, non ? 
Dom – Oui… Une seule chambre… La sienne.
Fred – Maman a toujours habité un studio.
Dom – Bientôt vous allez me dire que notre mère était vierge…
Fred – Ou bonne sœur…
Yan – C’est vrai que ce studio, ça pourrait être la cellule d’un couvent ?
Dom – C’est ça… Elle est entrée au couvent parce que Dieu le Père s’est crashé en mer avant l’immaculée contraception…
Ils restent tous un instant stupéfaits.

QUATRIÈME TABLEAU

Dom – Je vais refaire une photo.
Fred – Une photo de famille ? À quoi bon ? Si on n’est même pas frère et sœurs…
Dom – Pour savoir si on existe vraiment ! Tout à l’heure, on n’était pas sur la photo.
Fred – Je ne sais pas si j’ai envie de savoir…
Dom recule du côté des coulisses, pour prendre du champ.
Dom – Je vais vous prendre toutes les deux pour être sûr… Rapprochez-vous un peu…
Fred et Yan se rapprochent l’une de l’autre, un peu gênées.
Fred – Fais attention… Reste dans la lumière. Parce que par là-bas…
Dom recule encore, jusqu’à disparaître. Moment de flottement. Changement de lumière.
Fred – Je crois me souvenir, maintenant.
Yan – Ce n’était pas un accident.
Fred – Ce n’était pas un attentat non plus.
Yan – C’était…
Fred – Une sorte de suicide.
Yan – C’est ça. Un suicide collectif.
Fred – Enfin, ce n’était pas vraiment un suicide.
Yan – Plutôt un meurtre.
Fred – C’est ça, une sorte… d’Holocauste.
Yan – Le pilote de l’avion les a tous précipités au fond de l’abîme avec lui.
Fred – Ils n’auraient jamais dû monter dans cet avion. Ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment.
Yan – Mais comment savoir ?
Fred – Quand on monte dans un avion, on ne choisit pas le pilote.
Yan – Non.
Fred – On fait une confiance aveugle à quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Yan – Et on remet notre vie entre ses mains.
Fred – Comme des enfants qui s’en remettent à leurs parents. Parce qu’ils n’ont pas le choix.
Yan – Des enfants, oui… mais des adultes. On a toujours le choix, non ?
Fred – Remettre sa vie entre les mains d’un fou.
Dom – C’est une folie.
Yan – On devrait toujours savoir en quelle compagnie on voyage, et qui est aux commandes.
Fred – On ne devrait jamais pouvoir dire après : je ne savais pas que notre avion était piloté par le diable en personne.
Yan – Seul maître à bord avant Dieu. Et qu’après nous avoir promis le ciel, il nous précipiterait en enfer.
Fred – Ils auraient dû refuser d’embarquer dans cet avion…
Yan – Ils sont tous morts.
Fred – Et nous ne sommes jamais nés.
Yan – C’est pourquoi on ne retrouvera jamais aucune trace de nous.
Fred – On a juste été effacés.
Yan – Comme les autres.
Fred – Et nous aussi on ne va pas tarder à disparaître.
Yan – Mais on est où pour l’instant ?
Fred – Je ne sais pas…
Yan – Ça ressemble à une prison…
Fred – Une prison à ciel ouvert, alors…
Yan – Ou un cimetière.
Fred – Un cimetière dont les tombes seraient vides.
Yan – Une scène de crime. Un crime de masse. La masse de tous ceux qui n’existeront jamais.
Fred – Une scène de théâtre.
Yan – Le seul lieu où ces esprits sans corps peuvent se manifester malgré tout, l’espace d’un instant.
Fred – Le temps d’une représentation.
Yan – Le temps d’un arc-en-ciel.
Un temps.
Fred – On n’était pas trois, tout à l’heure ?
Yan – Tout à l’heure ?
Fred – Dominique ! Tu ne te souviens pas ? On l’appelait Dom.
Yan – Ah oui, peut-être.
Fred – Il est parti par là… Je vais aller voir.
Elle va voir du côté de la coulisse. Et revient.
Yan – Alors ?
Fred – Rien. C’est le bord de la falaise.
Yan – Là aussi ? (Yan fait le tour de la scène.) En fait, on n’est pas au bord du gouffre… On est cernés par le vide.
Fred – On est au milieu de nulle part.
Yan – On est comme sur une île entourée par le néant.
Fred – Ne t’approche pas trop du bord !
Yan – Je ne m’approche pas… C’est le bord qui se rapproche…
La lumière se met à baisser.
Fred – Il fait de plus en plus noir.
Yan (au public) – Quelqu’un aurait un cierge ?
Fred sort une bougie de son sac.
Fred – Tu veux dire une bougie ?
Yan – Oui… Une bougie, si tu préfères.
Fred – J’en ai toujours une sur moi au cas où. Mais je n’ai pas de feu…
Yan – Ça sert à quoi d’avoir toujours une bougie quand on n’a pas de feu ?
Fred – Tu as du feu ?
Yan sort un briquet et allume la bougie. Noir progressif. La scène n’est plus éclairée que par la bougie. Elles attendent.
Fred – On dirait une vente aux enchères… À la bougie…
Yan – Si la bougie s’éteint avant qu’on vienne nous sauver, on n’existera jamais.
Fred (au public) – Alors attachez vos ceintures !
Yan – Y a-t-il un pilote dans la salle ?
Fred – Un auteur ? Un metteur en scène ?
Yan – Un régisseur, au moins ?
La bougie brûle un instant.
Fred – Personne, vraiment ?
Yan – Pas de regret ?
Fred – Pas de remords ?
Yan – Alors nous ne serons les enfants de personne.
Fred – En aucun lieu. Et en aucun cas.
Yan – Avant que la bougie s’éteigne d’elle-même, il ne nous reste plus que la liberté de décider… quand retourner au néant.
Elles échangent un regard, et soufflent ensemble la bougie.
Noir.

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.

Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.

Pièces de théâtre du même auteur

Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables
sur son site :
www.comediatheque.net

 

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Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

 

Paris – Mai 2017
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-093-2
Ouvrage téléchargeable gratuitement

Crash Zone comédie télécharger texte gratuit

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Comédie trash

Il s’agit ici de comédies au ton très acide et à l’ambiance plutôt noire, mettant en scène des personnages borderline et utilisant un langage très cru. S’il ne faut pas confondre la vulgarité (qui tient aux idées) et la grossièreté (qui tient aux mots), il peut y avoir une certaine jubilation pour un auteur à repousser les limites de l’outrance langagière pour choquer le public afin de provoquer un rire libérateur. Âmes sensibles s’abstenir…


Au répertoire de La Comédiathèque

HAPPY HOUR

MORTELLE SAINT SYLVESTRE

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Cannabis

Comment les cigarettes qui font rire ne constitueraient-elles pas un argument de comédie ? Drogue « douce » mais restant néanmoins prohibée dans nombre de pays (dont la France), le cannabis participe d’une certaine hypocrisie sociale : les parents redoutent que leurs enfants en consomment… alors qu’ils en ont consommé eux-mêmes à leur âge, voire qu’ils en consomment encore à l’occasion en cachette. Les temps changent cependant : aujourd’hui, ce sont les parents qui se cachent pour fumer. 


Au répertoire de La Comédiathèque

BED AND BREAKFAST

MIRACLE AU COUVENT DE SAINTE MARIE-JEANNE

COMME UN TÉLÉFILM DE NOËL… EN PIRE

 

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