Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez
Pour un ou plusieurs couples (sexes partiellement indifférents)
L’inspecteur Colombo qui se présente devant Saint Pierre…
Deux flics qui enquêtent sur la mort de Van Gogh…
Comment s’appelle le premier être humain dont on connaît encore le nom ?
Une dizaine de drôles d’histoires prêtant à rire pour donner à penser.
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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL
Drôles d’histoires
Rideau
1 – La mer
Un homme est assis à une table de café, il paraît au moins la cinquantaine et porte des vêtements démodés. Une valise désuète est posée à ses pieds. Il regarde fixement devant lui, en direction de la salle. Une serveuse, la trentaine, arrive et nettoie une autre table. Elle essaie dʼattirer son attention, sans oser le déranger. Lʼhomme ne prête pas attention à elle. Elle finit par sʼapprocher.
Femme – Excusez-moi, mais… je termine mon service dans cinq minutes. Je vais devoir vous encaisser.
Lʼhomme lʼaperçoit enfin et revient à la réalité.
Homme – Je… Je vais y aller, bien sûr.
Femme – Ah non, mais vous pouvez rester ! On est ouvert jusquʼà minuit. Cʼest juste que… Il faut que je fasse ma caisse.
Homme – Je comprends.
Il sort de sa poche un billet quʼil pose sur la table. La femme regarde le billet avec curiosité.
Femme – Pardon, mais… On est passé à lʼeuro il y a déjà plus de vingt ans, vous savez…
Lʼhomme regarde le billet, prenant conscience de son erreur.
Homme – Je suis vraiment désolé…
Il reprend le billet et en sort un autre quʼil pose sur la table.
Femme – Vous nʼavez pas plus petit…
Homme – Cʼest tout ce que jʼai sur moi.
Femme – Pas de problème, je vous ramène la monnaie tout de suite.
Homme – Ne vous dérangez pas… Gardez le tout.
Femme – Cʼest un billet de cinquante euros.
Homme – Ah oui…
Femme – Et votre café, cʼest deux euros.
Il regarde à nouveau fixement devant lui.
Homme – Ça fait combien de temps que je suis assis à cette table ?
Femme – Je dirais… sept ou huit heures. Vous étiez mon premier client quand jʼai commencé mon service à midi.
Homme – Et vous ne mʼavez rien dit.
Femme – Vous dire quoi ?
Homme – De renouveler ma consommation, par exemple… Ou de partir.
Femme – Ce nʼest pas le genre de la maison. Vous prenez un café, vous pouvez rester là jusquʼà la fermeture si vous voulez.
Homme – Gardez la monnaie, je vous en prie.
Femme – Bon… Merci… Il y a déjà quelque temps que je fais ce métier… Cʼest le plus gros pourboire quʼon ne mʼait jamais donné. Surtout pour un simple café.
Homme – Ça me fait plaisir, je vous assure.
Femme – Je nʼai pas osé vous déranger avant, vous aviez lʼair tellement… perdu dans vos pensées. Vous êtes en vacances ?
Homme – Jʼai lʼair dʼêtre en vacances ?
Femme – Je ne sais pas… Je disais ça… à cause de la valise.
Homme – Ah oui… La valise.
Femme – Vous cherchez un hôtel ?
Homme – Non.
Femme – Bon, eh bien… À une autre fois, peut-être…
Homme – Peut-être.
Il se replonge dans sa contemplation. Elle sʼapprête à partir mais se ravise.
Femme – Je ne voudrais pas être indiscrète mais… quʼest-ce que vous regardez comme ça fixement, depuis huit heures dʼaffilée. Je ne suis même pas sûre de vous avoir vu cligner des yeux…
Homme – Je regarde la mer.
Femme – La mer ?
Homme – La mer, à lʼendroit précis où elle rejoint lʼhorizon.
Femme – Dʼaccord.
Homme – Vous ne regardez jamais la mer ?
Femme – Non… Enfin… jamais aussi longtemps en tout cas. Jamais comme ça. Et puis… je nʼai pas beaucoup le temps.
Homme – Cʼest dommage… Je veux dire… que vous nʼayez pas le temps.
Femme – La mer, ici, je la vois huit heures par jour toute lʼannée… Pour moi, ça me rappellerait plutôt le boulot… Le week-end, jʼessaie de regarder autre chose.
Homme – Et quʼest-ce que vous regardez, le week-end ?
Femme – Je ne sais pas… La télé…
Homme – Bien sûr.
Elle semble un peu gênée.
Femme – Non, mais il mʼarrive aussi de regarder autre chose que la télé… Pas forcément la mer mais… Je ne sais pas, moi… Quand je suis en vacances… la montagne, par exemple.
Homme – Ah oui… La montagne…
Femme – Donc, vous, cʼest la mer.
Homme – Oui.
Femme – Et… pourquoi la mer ?
Un temps.
Homme – Tout vient de la mer, non ?
Femme – Tout ?
Homme – Il y a des millions dʼannées, cʼest de la mer que sont sortis les premiers vertébrés, dont certains allaient devenir des hommes.
Femme – Ah oui…
Homme – Des hommes qui allaient coloniser toutes les terres émergées, jusquʼà conduire la planète au bord de lʼapocalypse.
Femme – Bien sûr…
Homme – Tout vient de la mer. Le meilleur comme le pire.
Femme – Remarquez, vous nʼavez pas tort. Avant de venir sʼasseoir à cette terrasse, la plupart de mes clients sortent de lʼeau. Et je peux vous dire que là aussi, cʼest le meilleur comme le pire.
Homme – Je ne suis pas sûr moi-même de faire partie du meilleur.
Femme – Vu le pourboire que vous mʼavez laissé, croyez-moi, jʼai vu pire.
Homme – Mais vous ne savez pas dʼoù vient cet argent.
Femme – Cʼest important ?
Homme – Pour certains, oui.
Femme – Pour moi, cinquante euros, cʼest cinquante euros.
Homme – Vraiment ?
Femme – Oui… enfin je crois.
Homme – Et si cet argent, je ne lʼavais pas gagné honnêtement ?
Femme – Votre argent vaut bien celui dʼun autre. Si dans le commerce on nʼacceptait que lʼargent gagné honnêtement, on ne ferait pas un gros chiffre dʼaffaires…
Homme – Tout lʼargent que je possède aujourdʼhui, je lʼai volé.
Femme – Volé ?
Homme – Un braquage, qui a mal tourné malheureusement. Un homme est mort. Un policier. Il avait une femme, et deux enfants…
Femme – Cʼest vous qui lʼavez tué ?
Homme – Non. Mais ça ne change rien. En tout cas, pour les juges, ça nʼa rien changé.
Femme – Vous avez payé votre dette à la société, comme on dit.
Homme – Jʼai donné trente ans de ma vie pour ce meurtre que je nʼavais pas commis. Et jʼai gardé cet argent qui nʼétait pas à moi. Jʼespérais pouvoir racheter toutes ces années perdues.
Femme – Certains donnent quarante ans de leur vie pour sʼacheter une retraite, vous savez.
Un temps.
Homme – Pendant toutes ces années, je nʼai jamais vu plus loin que les quatre murs de ma cellule… Vous avez quel âge ?
Femme – Trente ans…
Homme – On mʼa libéré ce matin… Je suis allé déterrer mon butin que jʼavais planqué dans un cimetière. Les billets étaient comme neufs. Lʼargent, ça ne vieillit pas.
Femme – Et après ?
Homme – Jʼai pris un train pour aller voir la mer.
Femme – Je comprends mieux pourquoi vous la regardiez comme ça.
Homme – Comme un homme qui nʼa pas vu une femme depuis des années, et quand il en revoit une enfin, il peut seulement la regarder. En ayant perdu tout désir de la posséder.
Femme – Mais vous êtes libre, maintenant.
Homme – Pour la liberté, cʼest pareil. Quand on en a été privé trop longtemps, et quʼon vous la rend tout dʼun coup, vous ne savez plus quoi en faire.
Femme – Vous ne vous êtes même pas baigné.
Homme – Je ne suis pas sûr de savoir encore nager.
Femme – Je suis vraiment désolée.
Homme – Croyez-moi, donner sa vie pour une valise pleine de billets, cʼest trop cher payé. Je ne vaux plus rien, et cet argent nʼa plus aucune valeur…
Femme – Vous voulez dire que… cette valise est pleine de billets ?
Un temps.
Homme – Je regarderai la mer en face jusquʼà la tombée de la nuit. Jusquʼà ce que le ciel à lʼhorizon se confonde avec elle.
Femme – Et ensuite ?
Homme – Nous venons tous de la mer. Ce soir jʼy retourne.
Lʼhomme se lève pour partir. Elle le regarde sʼéloigner, ne sachant pas quoi dire pour le retenir. Puis elle aperçoit la valise.
Femme – Monsieur ! Vous oubliez votre valise !
Homme – Je vous la laisse. Mais souvenez-vous. Lʼargent ne vaut rien quand cʼest soi-même quʼon veut racheter.
Il part. Elle regarde la valise, hésite et finit par lʼouvrir. Elle en sort une liasse de billets.
Femme – Des francs…
Noir
2 – Colombo
Saint Pierre (ou la Vierge Marie sʼil y a nécessité de féminiser le rôle) somnole dans un fauteuil. Il a une barbe blanche, il porte une toge et une énorme clef est accrochée à sa ceinture. Lʼinspecteur Colombo arrive, imperméable froissé, cravate de travers, et cigare à la main. Il toussote un peu pour signaler sa présence.
Saint Pierre – Ah, Monsieur Peter Falk. Je vous attendais, justement.
Colombo – Excusez-moi, je suis peut-être un peu en retard. Jʼavais un doute, je me demandais si cʼétait la bonne porte. Comme il y en a deux sur le palier…
Saint Pierre – Le palier ? Ah, oui, en effet…
Colombo – Celle-ci était ouverte, alors je me suis permis dʼentrer… Jʼaurais peut-être dû frapper…
Saint Pierre – Rassurez-vous, vous êtes bien au paradis. Lʼautre porte, cʼest… Enfin, vous devez bien vous en doutez. Vous étiez inspecteur de police, on ne peut rien vous cacher, nʼest-ce pas ?
Colombo – Oh, rien, cʼest beaucoup dire… Donc il nʼy a pas dʼerreur. Cʼest bien ici.
Saint Pierre – Et soyez sûr que nous sommes très heureux de vous avoir avec nous, Monsieur Falk. Cʼest que… vous êtes une célébrité, tout de même.
Colombo – Pas autant que vous ! (Regardant vers le haut avec déférence) Et surtout… pas autant que… Et puis moi, je nʼétais quʼun personnage de fiction. Comme inspecteur, je veux dire. Dans la vraie vie, jʼétais seulement comédien.
Saint Pierre – Évidemment.
Colombo – Dʼailleurs, je n’ai pas très bien compris… Je suis là en tant que comédien ou en tant que personnage ?
Saint Pierre – Je ne vous suis pas très bien…
Colombo – Les héros de la télévision ne sont pas éternels non plus, vous savez. Si le scénariste décide de les faire mourir dans un épisode… Moi-même, en tant quʼinspecteur, je me suis souvent retrouvé dans des situations très délicates. Jʼaurais pu prendre une balle, ou mourir dans un accident de voiture. Surtout avec la vieille guimbarde que je conduisais. Vous connaissez ma voiture ?
Saint Pierre – Où voulez-vous en venir, Inspecteur ?
Colombo – Eh bien je me demandais… où vont les personnages de fiction quand ils sont morts ?
Saint Pierre – Nulle part, jʼimagine. En tout cas pas ici. Après tout, ce ne sont pas des gens réels, comme vous et moi. Enfin, je veux dire… comme vous.
Colombo – Bien sûr… Encore que… Parfois, je me demande si au bout du compte, lʼinspecteur Colombo nʼétait pas beaucoup plus réel que Peter Falk.
Saint Pierre – Pour la plupart des mortels, vous serez lʼinspecteur Colombo. Pour lʼéternité. Finalement, cʼest lui qui vous fera accéder à une forme dʼimmortalité. Sur la Terre, en tout cas.
Colombo – Mais je suis bien ici en tant que comédien, nous sommes dʼaccord ? Pas en tant quʼinspecteur de série télévisée.
Saint Pierre – Un peu les deux, probablement. Comment dissocier lʼun de lʼautre ?
Colombo – Évidemment… Même si jʼai quand même tourné dans quelques autres films.
Saint Pierre – Vraiment ?
Colombo – Vous mʼavez vu dans Les Ailes du désir ?
Saint Pierre – Je vais très peu au cinéma…
Colombo – Bien sûr, mais je pensais que celui-là… Comme cʼest lʼhistoire dʼun ange…
Saint Pierre – Et lʼange, cʼétait vous ?
Colombo – Non… En fait, je jouais mon propre rôle.
Saint Pierre – Celui de lʼinspecteur Colombo ?
Colombo – Pas exactement… En réalité, dans ce film, jʼétais Peter Falk. Ce nʼest pas si facile que ça, vous savez, de jouer son propre rôle. Cʼest même assez troublant.
Saint Pierre – Je vous avoue que moi aussi, je commence à mʼy perdre un peu, inspecteur. Si nous en revenions à…
Colombo – Pardon, jʼai une fâcheuse tendance à tout embrouiller. Cʼest ce que me dit toujours ma femme, dʼailleurs… On se chamaillait souvent mais au fond, on s’aimait beaucoup…
Saint Pierre – Ne vous inquiétez pas. Son heure viendra à elle aussi, et si comme vous elle nʼa pas démérité...
Colombo – Oh, je nʼai pas dʼinquiétude de ce côté-là. Cʼest une femme merveilleuse. Je suis sûr que le moment venu, sa place sera au paradis. Mais en attendant… jʼai peur quʼelle sʼennuie, vous comprenez ?
Saint Pierre – Je comprends… Malheureusement, ce nʼest pas moi qui décide du jour et de lʼheure.
Colombo – Quoi quʼil en soit… cʼest donc aussi en tant quʼinspecteur que vous mʼavez appelé…
Saint Pierre – Appelé ?
Colombo – Je voulais dire rappelé, bien sûr. Rappelé à vous. Enfin à vous ou… (Regardant à nouveau vers le haut) à Lui. Cʼest bien comme ça quʼon dit, nʼest-ce pas ? Dieu lʼa rappelé à lui…
Saint Pierre – Cʼest bien cela… Maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous montrer…
Colombo – Vous pensez que je pourrais lʼinterroger ?
Saint Pierre – Qui ça ?
Colombo – Dieu.
Saint Pierre – Vous voulez interroger Dieu ?
Colombo – Le mot est très mal choisi, jʼen conviens. Je voulais dire… le voir et lui parler ?
Saint Pierre – Dieu est partout, même au paradis. Et rien nʼempêche dʼespérer. Donc comme je vous le disais, je vais vous indiquer le chemin pour accéder à… lʼendroit où vous reposerez en paix pour lʼéternité.
Colombo – Bien sûr, excusez-moi. Et puis… le repos éternel, cʼest vrai que cʼest tentant.
Saint Pierre – Vous voyez lʼentrée de ce tunnel ?
Colombo – Ah, oui… Cʼest curieux, jʼaperçois même une petite lumière au bout.
Saint Pierre – Cʼest ça… Eh bien vous nʼaurez quʼà vous diriger vers cette lumière et… Ne vous inquiétez pas du reste. On sʼoccupe de tout. Sinon, ce ne serait pas vraiment le paradis, nʼest-ce pas ?
Colombo – Très bien, excusez-moi de vous avoir dérangé. Jʼy vais tout de suite…
Saint Pierre – Bienvenue au paradis, Inspecteur.
Colombo sʼapprête à partir, mais se ravise.
Colombo – Pardon, mais… il y a encore un détail qui me tracasse.
Saint Pierre (commençant à sʼimpatienter) – Oui, Inspecteur…
Colombo – Vous savez de quoi je suis mort, exactement ?
Saint Pierre – Pourquoi cette question ? Vous savez, maintenant, ça nʼa plus beaucoup dʼimportance.
Colombo – Déformation professionnelle, sans doute. Jʼai passé toute ma vie à enquêter pour savoir comment les gens étaient vraiment morts. Ceux dont je pensais quʼils avaient été assassinés, en tout cas.
Saint Pierre – Vous pensez que vous avez été assassiné ?
Colombo – Simple curiosité, je vous assure. Mais je ne voudrais surtout pas être indiscret. Cʼest vous qui êtes en charge du dossier, après tout.
Saint Pierre – Vous êtes mort dʼune pneumonie, si ma mémoire est exacte.
Colombo – Dʼune pneumonie…? Ah, oui, je vois ce que vous voulez dire… Peter Falk est bien mort dʼune pneumonie, en effet. Enfin, je crois… Non, je parlais de moi, enfin de lʼinspecteur Colombo.
Saint Pierre – Il est mort ?
Colombo – Cʼest là où je voulais en venir, justement. Puisquʼon ne lʼa vu mourir dans aucun épisode, pas même le dernier, cʼest quʼil doit être encore vivant, non ?
Saint Pierre – Comment pourrait-il être encore vivant puisquʼil nʼa jamais vraiment existé ? Et que vous qui avez réellement existé, vous êtes mort.
Colombo – Bien sûr… Vous avez raison, évidemment. Comment un personnage de fiction pourrait-il survivre au comédien qui lʼincarnait à lʼécran ? Ça nʼa pas de sens !
Saint Pierre – Je ne vous le fais pas dire… Alors maintenant si vous le voulez bien…
Colombo – Pardon dʼavoir abusé de votre temps… Je vais mʼengager dans ce tunnel et…
Saint Pierre – Sʼil vous plaît, oui…
Colombo sʼapprête à partir mais se ravise encore.
Colombo – Une dernière question, et après, cʼest promis, je vous laisse tranquille.
Saint Pierre – Je vous écoute…
Colombo – Si lʼinspecteur Colombo nʼa jamais été vivant, il ne peut pas non plus être mort, nʼest-ce pas ?
Saint Pierre – Je suppose que non. Et quelles conclusions en tirez-vous, Inspecteur ?
Colombo – Puisque lʼinspecteur Colombo nʼest pas mort, il nʼa rien à faire au paradis… et du coup moi non plus. Puisque, comme vous lʼavez dit vous-même si justement, nous sommes indissociables.
Saint Pierre – Ça si vous le permettez, cʼest à… (Désignant le ciel) Lui dʼen décider.
Colombo – Cʼest évident… Et pourtant…
Saint Pierre – Quoi encore ?
Colombo – Si lʼinspecteur Colombo nʼexiste pas, alors que vous lʼavez sous les yeux, comment peut-on vraiment affirmer avec certitude que Dieu, que lʼon ne voit jamais, existe bien ?
Saint Pierre – Je vous rappelle que vous êtes ici à lʼentrée du paradis… Vous croyez vraiment que cʼest le moment de mettre en cause lʼexistence de Dieu ?
Colombo – Non, bien sûr, si jʼavais gagné une semaine de vacances dans un palace au bord de la mer, je ne remettrai pas en cause lʼexistence du patron de lʼhôtel, mais…
Saint Pierre – Mais ?
Colombo – Mais là, les vacances risquent dʼêtre un peu longues… Pour être tout à fait sincère avec vous, jʼai un peu peur de mʼennuyer. Surtout sans ma femme…
Saint Pierre – Je suis sûr que vous saurez trouver comment vous occuper en attendant quʼelle vous rejoigne…
Colombo – Bien sûr… Je vais essayer de me trouver une occupation… Dʼailleurs, jʼy pense… Par définition, il nʼy a que des morts, ici, nʼest-ce pas ?
Saint Pierre – Oui… Cʼest un peu le principe, en effet…
Colombo – Et qui dit morts dit aussi… morts suspectes parfois.
Saint Pierre – Suspectes ?
Colombo – Je vais pouvoir continuer à exercer mon métier !
Saint Pierre – De comédien ?
Colombo – De policier ! De là où je viens, vous savez, cʼest très rare quʼun inspecteur puisse interroger la victime dʼun meurtre. Ce qui bien entendu simplifierait beaucoup les enquêtes de police.
Saint Pierre – Oui enfin, je ne suis pas sûr que…
Colombo – Je sens que tout ça va être absolument passionnant. Finalement, vous mʼavez convaincu. Cʼest vraiment le paradis, ici, pour un policier. Je ne vous retiens pas plus longtemps, jʼy vais tout de suite…
Il se dirige vers lʼentrée du tunnel.
Saint Pierre – Attendez une minute !
Colombo – Une dernière chose vous tracasse, vous aussi ?
Saint Pierre – Tout bien réfléchi, cʼest vous qui avez raison. La place dʼun personnage de fiction nʼest pas au paradis.
Colombo – Au Moyen Âge, même les comédiens nʼy avaient pas droit.
Saint Pierre – Je vous renvoie dʼoù vous venez. Cʼest bien ce que vous vouliez, non ?
Colombo – Vous me renvoyez sur Terre ?
Saint Pierre – Il ne faut pas rêver, tout de même. Non, je vous renvoie dans votre série préférée. Dans combien dʼépisodes aviez-vous joué ?
Colombo – Soixante-neuf.
Saint Pierre – Eh bien vous pourrez continuer à mener des enquêtes pour lʼéternité. Ça vous va ?
Colombo – Alors je vais retrouver ma femme ? Je veux dire… Madame Colombo ?
Saint Pierre – Il vous suffira de retourner sur vos pas. Un ange vous attendra sur le palier, comme vous dites. Il vous raccompagnera chez vous. Enfin… chez Madame Colombo.
Colombo – Cʼest vous qui décidez… Mais avant de partir, jʼaurais juste une dernière question…
Saint Pierre – Dehors avant que je ne change dʼavis ! Et que je vous fasse plutôt entrer par lʼautre porte, si vous voyez ce que je veux dire…
Colombo – Je vous laisse tranquille, cʼest promis… Jʼai tellement hâte dʼaller retrouver ma femme. Avoir un métier passionnant et une femme qui vous aime, cʼest ça le paradis, vous ne croyez pas ?
Tentant de garder son calme, Saint Pierre ne répond pas. Colombo rebrousse chemin et commence à repartir par où il est venu. Saint Pierre pousse un soupir de soulagement.
Noir
3 – Nuit de noces
Un homme arrive à la réception dʼun hôtel, et sʼadresse à la réceptionniste.
Réceptionniste – Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour votre service ?
Client – Bonjour, je voudrais une chambre, sʼil vous plaît.
Réceptionniste – Très bien. Un chambre double ou une chambre individuelle ?
Client – Individuelle, ça suffira. Malheureusement…
Réceptionniste – Voyage dʼaffaires, de tourisme…?
Client – Voyage de noces.
Réceptionniste – Pardon…?
Client – Je suis en voyage de noces.
Réceptionniste – Dʼaccord… et donc vous souhaiteriez une chambre individuelle. Une autre pour votre épouse, peut-être… À moins quʼelle ne préfère séjourner dans un autre établissement ?
Client – Ma femme mʼa quitté… juste après la cérémonie.
Réceptionniste – Vous mʼen voyez sincèrement désolée…
Client – Pas autant que moi.
Réceptionniste – Un différend dʼordre domestique, sans doute ?
Client – Elle est partie avec mon témoin, juste au sortir de la mairie. Je perds à la fois ma femme et mon meilleur ami.
Réceptionniste – Ils finiront peut-être par revenir.
Client – À la fin du voyage de noces, peut-être. Jʼavais réservé un séjour dʼune semaine aux Seychelles. Ils sont partis avec les billets dʼavion.
Légère hésitation de la réceptionniste.
Réceptionniste – Ce nʼest pas une blague, au moins ?
Client – Jʼai la tête de quelquʼun qui plaisante ?
Réceptionniste – À vrai dire, vous auriez plutôt une tête de cocu.
Client – Merci de me remonter le moral.
Réceptionniste – Je prie Monsieur de bien vouloir mʼexcuser. Ça mʼest venu comme ça.
Client – Non, mais vous avez raison. Jʼai une tête de cocu.
Réceptionniste – Ce nʼest sûrement pas la première fois quʼon vous le dit.
Client – Non. Et là, je viens dʼen avoir la confirmation.
Réceptionniste – Je compatis, croyez le bien. Et au nom de notre établissement, je vous présente nos plus sincères condoléances.
Client – Merci, mais… je ne suis pas encore veuf, vous savez. Pour lʼinstant, je suis seulement cocu.
Réceptionniste – Bien sûr… Je… Je ne sais pas quoi vous dire… Si je pouvais…
Client – Vous êtes bien aimable.
Réceptionniste – Écoutez, pour adoucir un peu votre douleur, au nom de notre établissement, je peux vous proposer une petite compensation.
Client – Une compensation…? Vous voulez dire…
Réceptionniste – Ne vous emballez pas trop vite… Évidemment, pour votre nuit de noces, jʼimagine que vous auriez préféré avoir une femme dans votre lit. Malheureusement, le règlement de notre établissement nous interdit formellement de…
Client – Bien sûr.
Réceptionniste – Non, je parlais seulement dʼun surclassement.
Client – Un surclassement ?
Réceptionniste – Pour le prix dʼune chambre individuelle classique, je vous propose une chambre supérieure avec balcon, au dernier étage. Cʼest beaucoup plus calme que du côté rue, vous verrez. Ça donne sur le cimetière.
Client – Merci…
Réceptionniste – En général, nos clients sont très satisfaits. En tout cas, personne ne sʼest jamais plaint. Vous avez des bagages ?
Client – Mon témoin est parti avec ma valise. En plus de partir avec ma femme, et nos réservations pour le voyage de noces dans un hôtel de rêve…
Réceptionniste – Comment se fier encore à ses amis après cela…?
Client – En fait… cʼétait plutôt un ami de ma femme.
Réceptionniste – Oui, je mʼen doute. Mais rassurez-vous, vous trouverez tout ce quʼil vous faut dans le distributeur automatique qui se trouve à lʼétage. Brosse à dents, peigne, nécessaire de rasage…
Client – Merci, mais… il y a une dernière petite chose qui me tracasse. Je ne sais pas trop comment vous dire ça…
Réceptionniste – Je vous écoute…
Client – Ma femme a aussi emporté avec elle ma carte de crédit.
Réceptionniste – Je vois…
Client – Et je nʼai pas pensé à retirer du liquide avant la cérémonie. Je ne pouvais pas me douter que…
La réceptionniste, commençant visiblement à sʼimpatienter, hésite un instant.
Réceptionniste – Écoutez, lʼhôtel est presque vide de toute façon. Alors je vous fais cadeau dʼune nuit. Mais demain à la première heure, vous fichez le camp, dʼaccord ?
Client – C’est très aimable à vous, vraiment. Je ne sais pas comment vous remercier…
La réceptionniste lui tend une clef.
Réceptionniste – Tenez, voici votre clef.
Client – Le petit-déjeuner est compris ?
La réceptionniste, à bout, préfère ne pas répondre.
Réceptionniste – Quatrième étage, chambre 69. Il ne me reste plus quʼà vous souhaiter une bonne soirée…
Client – Merci…
Le client sʼapprête à partir, très déprimé.
Réceptionniste – Vous pouvez toujours regarder la télé, ça vous changera les idées.
Client – Je peux jeter un coup d’œil sur votre programme ?
Réceptionniste – Mais bien sûr.
Le client feuillette un magazine télé.
Client – Ah, « Jʼirai dormir chez vous »… Mon émission préférée. Vous connaissez ?
Réceptionniste – Jʼadore… Cʼest dans quel pays, cette fois ?
Le client regarde à nouveau le programme.
Client – Les Seychelles…
Réceptionniste – Quand ça ne veut pas rigoler. (Elle ouvre un tiroir et en sort une boîte de cachets quʼelle pose sur le comptoir.) Tenez, ce sont des somnifères. Prenez-en deux.
Client – Je ne sais pas si ça suffira…
Réceptionniste – Eh bien si ça ne suffit pas, prenez toute la boîte.
Client – Dieu vous le rendra. Si je nʼavais pas eu la chance de tomber sur quelquʼun dʼaussi gentil, je ne sais pas où jʼaurais passé la nuit…
Réceptionniste – Sous un pont, probablement.
Client – Cʼest quelquʼun comme vous que jʼaurais dû choisir comme témoin. Vous savez ce quʼon dit. Cʼest dans la difficulté quʼon reconnaît ses amis.
Réceptionniste – Bien sûr…
Client – Vous voulez bien être mon amie ?
Réceptionniste – Lʼascenseur est par là. Tirez-vous maintenant avant que je change dʼavis…
Noir
4 – Insecticide
Un homme et une femme sont assis lʼun à côté de lʼautre. Il fait des mots-croisés. Elle regarde quelque chose sur sa propre main. Il le remarque.
Homme – Quʼest-ce que tu regardes ?
Femme – Une fourmi.
Homme – Il y en a encore plein dans la maison. Je leur ai pourtant mis du poison, mais ça nʼa pas lʼair de leur plaire.
Femme – Parce quʼen plus, ça devrait leur plaire ?
Homme – Le produit ! Ça nʼa pas lʼair de les attirer…
Femme – Ça ne risque pas dʼattirer le chat, au moins ? Il est tellement con, ce chat.
Homme – Cʼest dans une petit boîte avec des ouvertures tout autour. Elles sont supposées rentrer là-dedans, bouffer le poison, et le ramener à la fourmilière pour empoisonner toutes les autres.
Femme – Génial…
Homme – Tu parles… Elles passent devant la boîte. Certaines sʼarrêtent pour regarder, mais personne ne rentre.
Femme – Si elles refusent de collaborer, alors…
Homme – Surtout que ce nʼest pas donné, ce piège à la con.
Femme – Peut-être que ce nʼest pas si con que ça, une fourmi, finalement. Je me demande si ce nʼest pas toi qui tʼes fait piéger.
Homme – Ouais…
Femme – Et quʼest-ce quʼelles tʼont fait exactement, ces fourmis. Je veux dire… personnellement.
Homme – Je ne sais pas… Des fourmis, dans une maison… Ça ne fait pas très propre, non ?
Elle continue à regarder la fourmi.
Femme – Celle-là a lʼair bien en forme, en tout cas.
Homme – Tant mieux pour elle.
Femme – On dirait quʼelle a conscience dʼavoir échappé de peu à un génocide.
Homme – Je crois que dans ce cas, on dirait plutôt un insecticide.
Femme – Ou un fourmicide. (Elle observe la fourmi.) Je me demande si les fourmis ont une vie privée…
Homme – Une vie privée ? Tu veux dire… comme nous ? Après leur journée de boulot, est-ce quʼelles rentrent chez elles pour regarder un peu la télé avant dʼaller se coucher ? Histoire dʼêtre en forme pour retourner bosser le lendemain…
Femme – Est-ce quʼelles ont la moindre existence individuelle, ou est-ce que chaque fourmi nʼest quʼun simple rouage de la fourmilière ? Une pièce détachée, en quelque sorte…
Homme – Je crois que cʼest Descartes qui parlait des animaux machines.
Femme – Comme quoi les philosophes disent beaucoup de conneries. Je pense, donc je suis… Tu parles dʼune trouvaille…
Homme – Tu as raison, ce nʼest pas parce quʼune fourmi ne pense pas quʼelle nʼexiste pas…..
Elle regarde la fourmi sur sa main.
Femme – Et puis comment être vraiment sûr que cette fourmi ne pense pas ? On nʼest pas dans sa tête…
Homme – Je veux bien que ce con de chat pense à quelque chose, de temps en temps. À bouffer, par exemple. Mais un insecte…
Femme – Tu crois quʼun insecte, ça ne pense pas ?
Homme – Cʼest pour ça quʼon nʼa aucun scrupule à les exterminer, non ? Tu imagines aller chez le droguiste et lui demander un produit pour empoisonner les oiseaux, parce quʼils font des crottes partout sur la terrasse ?
Femme – Non.
Homme – Les fourmis, on nʼa même pas besoin de fournir un mobile pour acheter de quoi les exterminer. Le poison est en vente libre. On en fait même la pub à la télé. En lʼoccurrence, le produit nʼest pas très efficace, mais bon…
Femme – Alors on a plus dʼempathie pour les oiseaux, qui sont les descendants des dinosaures, que pour les fourmis, qui sont pourtant des animaux sociaux, comme nous…
Homme – En tout cas, pour reprendre ta question, les oiseaux ont certainement une vie privée. Au printemps, ils essaient de se trouver un partenaire, ils vivent en couple dans un nid, ils élèvent les gosses ensemble…
Femme – Et ce serait cette vision anthropomorphique des oiseaux qui expliquerait quʼon les protège, alors quʼon massacre les fourmis sans se poser de questions ?
Homme – Pas seulement les fourmis. Les mouches ou les moustiques aussi, on les écrase en toute impunité et avec un plaisir sadique.
Femme – Dʼautant quʼeux, ce ne sont même pas des animaux sociaux.
Homme – Non, les insectes… À part les abeilles parce quʼelles font du miel…
Femme – On considère que les insectes sont totalement dénués de sensibilité.
Homme – Cʼest vrai que ce nʼest pas très affectueux une blatte, et on nʼa jamais vu personne prendre un hanneton comme animal domestique. Un serpent ou un reptile, à la rigueur. Un insecte, jamais.
Elle regarde à nouveau sa main.
Femme – La saloperie, elle mʼa piquée, dis-donc… Quelle ingratitude. Moi qui essayais dʼêtre un peu indulgente avec son espèce.
Elle écrase la fourmi en se donnant une tape sur la main.
Homme – Ah… Ton premier fourmicide… Tu verras, il nʼy a que le premier pas qui coûte.
Femme – Ça devait être une fourmi rouge.
Homme – Et voilà… Même avec les fourmis, on ne peut pas sʼempêcher de faire de la discrimination…
Noir
5 – Relativité
Saint Pierre, en toge et une grosse clef à la ceinture, fait face à un homme (ou une femme) en robe dʼavocat.
Saint Pierre – Alors, nous sommes là pour statuer sur lʼadmission au paradis dʼun certain… Albert Einstein.
Avocat – Tout à fait.
Saint Pierre – Pour que notre débat soit contradictoire, je me ferai lʼavocat du diable…
Avocat – Je plaiderai donc la cause de Monsieur Einstein.
Saint Pierre – Très bien, alors voyons cela… (Il jette un coup dʼœil à un épais dossier.) Ah oui, cʼest un dossier assez complexe, dites-moi…
Avocat – Jʼai joint en annexe lʼensemble de ses publications scientifiques. Vous conviendrez quʼen lʼoccurrence, on ne peut guère dissocier lʼhomme de son œuvre.
Saint Pierre – Certes. Mais ni vous ni moi nʼavons la compétence nécessaire pour statuer sur la valeur de ces travaux de recherche. Nous nous en tiendrons donc à lʼessentiel : Monsieur Einstein au cours de sa vie a-t-il fait plus de bien que de mal ?
Avocat – La théorie de la relativité, cʼest lui.
Saint Pierre – La question est de savoir sʼil mérite le paradis, pas sʼil méritait bien son Prix Nobel de physique.
Avocat – Sans entrer dans des détails scientifiques qui nous échapperaient, reconnaissons que ses découvertes ont permis à lʼHumanité de faire un grand bond en avant.
Saint Pierre – Nous reviendrons là-dessus, car ce point mérite pour le moins dʼêtre discuté. Mais dites-moi… Einstein, cʼest un nom juif.
Avocat – En effet… mais Monsieur Einstein nʼétait pas pratiquant.
Saint Pierre – Ce serait tout de même plus logique quʼil aille frapper à la porte du paradis des Juifs.
Avocat – Et cʼest ce quʼil a fait… dès le moment où il est mort.
Saint Pierre – Et ?
Avocat – Il est depuis plus de cinquante ans en grande discussion avec le rabbin qui lʼa accueilli.
Saint Pierre – Pour savoir sʼil est digne dʼaller au paradis ?
Avocat – Apparemment, ils nʼen sont pas encore arrivés à ce stade du débat… Pour lʼinstant, le rabbin questionne la Torah pour savoir si le paradis existe vraiment pour les Juifs, et si oui quelle pourrait bien en être la nature.
Saint Pierre – Je vois…
Avocat – Mon client commence à sʼimpatienter un peu, et il a décidé de tenter sa chance auprès de vous.
Saint Pierre – Un plan B, en quelque sorte…
Avocat – Disons que… en tant que scientifique, Monsieur Einstein étudie toutes les options. Et il en est arrivé à la conclusion que le paradis des Catholiques est beaucoup plus tangible que celui des Juifs.
Saint Pierre – Vous êtes juif aussi, jʼimagine.
Avocat – Non pratiquant, je vous rassure. Comme mon client, en somme…
Saint Pierre – Vous me mettez un peu dans lʼembarras.
Avocat – Votre paradis nʼest pas explicitement réservé aux Catholiques, nʼest-ce pas ? Tous les hommes de bonne volonté y sont les bienvenus…
Saint Pierre – En effet… Mais pour accéder au paradis, encore faut-il y croire. Or on peut dire que Monsieur Einstein était un athée convaincu. Toutes religions confondues…
Avocat – Athée… cʼest un bien grand mot. Pour ma part, je dirais plutôt agnostique.
Saint Pierre – Laissez-moi vous lire ce quʼil a écrit dans une de ses lettres : « Le mot Dieu n’est pour moi rien de plus que l’expression et le produit des faiblesses humaines, la Bible un recueil de légendes, certes honorables mais primitives, qui sont néanmoins assez puériles. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, ne peut selon moi changer cela. » Ne pensez-vous pas quʼun homme qui tient de tels propos peut être qualifié dʼathée ?
Avocat – Pourtant, Einstein se définissait lui-même comme « un non-croyant profondément religieux ».
Saint Pierre – En 1929, lorsquʼun rabbin lui demande sʼil croit en Dieu, Einstein répond : « Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle lui-même dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un Dieu qui se soucie du destin et des actions des êtres humains. »
Avocat – Cʼest un fait que Dieu, depuis quʼil a chassé ses créatures du jardin dʼEden en leur accordant par là-même la liberté, et la responsabilité de leurs actes, intervient très peu dans les affaires humaines.
Saint Pierre – Vous oubliez Jésus-Christ…
Avocat – Einstein ne remettait pas en cause son existence, et il avait la plus grande admiration pour lui. Mais avouez que depuis la mort de Jésus, à part quelques miracles de temps en temps, Dieu reste très discret.
Saint Pierre – Accordons à Einstein le bénéfice du doute en matière de foi… et examinons les retombées concrètes de ses découvertes scientifiques.
Avocat – On ne peut nier quʼelles sont immenses. Einstein est considéré comme le plus grand génie du XXème siècle. Il a littéralement révolutionné notre conception de lʼunivers.
Saint Pierre – Il a aussi ses détracteurs… Certains prétendent quʼil nʼa fait que populariser les travaux de ses moins illustres prédécesseurs, dʼautres disent que cʼest sa femme qui lui a soufflé sa célèbre théorie…
Avocat – On dit aussi que cʼest Corneille qui a écrit les pièces de Molière, et Marlowe celle de Shakespeare…
Saint Pierre – Ce ne serait pas la première fois dans lʼhistoire quʼun homme sʼattribuerait le génie de sa femme… Mais je ne suis pas apte à en juger. Cʼest pourquoi je parlais des conséquences de ses découvertes, et non de ses découvertes elles-mêmes.
Avocat – Là, il nʼy a pas photo, si jʼose dire. Sans lui, pas de télévision haute définition et pas de GPS.
Saint Pierre – La télévision et le GPS ont-ils rendu les hommes meilleurs ? Cʼest ça la question.
Avocat – Cʼest aussi lʼinventeur dʼun des premiers prototypes de réfrigérateur.
Saint Pierre – Dʼaucuns disent surtout quʼil est à lʼorigine de la bombe atomique.
Avocat – Il nʼa pas activement participé au Projet Manhattan, qui devait aboutir à la création de la première bombe nucléaire.
Saint Pierre – Mais cʼest lui qui, dans une lettre au Président Roosevelt, lui conseillait de lancer sans tarder ce projet.
Avocat – Seulement pour devancer les nazis dans leur quête de lʼarme absolue.
Saint Pierre – Admettons…
Avocat – Un scientifique ne saurait être tenu responsable des utilisations malveillantes de ses découvertes. Pas plus que Dieu, qui a créé lʼHomme, nʼest responsable de ses mauvaises actions.
Un temps.
Saint Pierre – Sa vie privée, en tout cas, ne plaide guère en sa faveur… Cʼétait un coureur de jupons…
Avocat – Personne nʼest parfait…
Saint Pierre – Divorcé.
Avocat – Je pense pas que lʼÉglise interdise encore aux divorcés lʼentrée du paradis.
Saint Pierre – Remarié avec sa propre cousine.
Avocat – LʼÉglise ne lʼinterdit pas formellement non plus.
Saint Pierre – Mauvais père…
Avocat – Cʼétait un homme très occupé… entièrement dédié à ses travaux.
Saint Pierre – On ne sait même pas ce quʼil est advenu de sa première fille.
Avocat – Tout homme a ses faiblesses… Mais on ne peut contester ses engagements : pour le pacifisme, contre le racisme…
Saint Pierre – Socialiste, sioniste… Nʼentrons pas dans ces considérations, cela risquerait de nous entraîner très loin.
Avocat – Il faut pourtant bien prendre une décision…
Saint Pierre – Vous avez raison… Alors posons-nous cette simple question : le monde aurait-il été meilleur ou pire sans Albert Einstein ?
Avocat – Sachant que tout cela est très relatif…
Moment de perplexité. Ils feuillettent tous les deux leurs dossiers, sans grande conviction.
Saint Pierre – Il fait une chaleur, ici…
Avocat – On nʼest pourtant quʼau mois dʼavril…
Saint Pierre – Lʼenfer est juste à côté, et cʼest très mal isolé. Mais je peux vous proposer quelque chose à boire, si vous voulez…
Avocat – Volontiers.
Saint Pierre sort un instant et revient avec deux bouteilles de Corona..
Saint Pierre – Tenez.
Avocat – De la bière ? Au paradis…
Saint Pierre – Cʼest chez les musulmans que lʼalcool est interdit…
Avocat – Avec ou sans alcool, lʼimportant cʼest que ce soit bien frais.
Ils boivent avec une évidente satisfaction.
Saint Pierre – Alors quʼest-ce quʼon en fait, de votre Albert Einstein ? Juif, athée, apprenti sorcier, misogyne, possiblement plagiaire et assurément polisson… Reconnaissez que pour postuler au paradis, son CV ne plaide pas beaucoup en sa faveur.
Avocat – Ce nʼétait pas un saint, cʼest certain, mais bon… Ce nʼétait pas le diable non plus.
Ils boivent une autre gorgée.
Saint Pierre – Vous disiez quʼil avait inventé le réfrigérateur ?
Avocat – En tout cas, on peut dire que ce fut un précurseur dans ce domaine. Il a même déposé un brevet.
Saint Pierre – En somme, cʼest un peu grâce à lui quʼaujourdʼhui, on peut déguster une bonne bière bien fraîche…
Avocat – Cʼest moins glorieux que dʼêtre lʼauteur de la célèbre formule E = MC2, mais ça a le mérite dʼêtre plus concret.
Saint Pierre – Cʼest donc en tant quʼinventeur du frigo que nous lui ferons une place au paradis.
Avocat – Cʼest une sage décision.
Saint Pierre paraphe un document et le tend à lʼautre.
Saint Pierre – Ça veut dire quoi, exactement, E= MC2 ? Je nʼai jamais trop compris.
Avocat – En gros, cʼest le principe dʼéquivalence entre la masse et lʼénergie. Dans certaines circonstances, la masse se transforme en énergie, et vice versa. Finalement, remplacez E par énergie divine, et cʼest pour ainsi dire la preuve de lʼexistence de Dieu.
Saint Pierre – Nʼen rajoutez pas trop quand même…
Avocat – Vous avez raison… Une bonne bière bien fraîche, ça cʼest la preuve de lʼexistence de Dieu.
Saint Pierre – Puisque notre décision est prise, faites-le donc entrer. Nous allons trinquer avec lui…
Avocat – Vous verrez, cʼest un type qui gagne à être connu.
Noir
6 – Kushim
Un homme préhistorique arrive. Il est sommairement vêtu dʼune peau de bête et tient une hache en silex à la main. Il sʼassied sur un rocher pour se reposer jusquʼà somnoler un peu. Dans un flash de lumière, une femme apparaît, portant une combinaison futuriste, et un pistolet laser à la ceinture. Lʼhomme préhistorique, évidemment surpris et sur la défensive, se lève en brandissant sa hache.
Femme – Ne vous inquiétez pas mon brave, je ne vous veux aucun mal.
Homme – Qui es-tu, étrangère ? Que viens-tu faire ici ?
Femme – Je suis une voyageuse du temps. Oui, je sais, vous ne comprenez pas trop ce que ça veut dire, cʼest normal.
Homme – Une voyageuse ?
Femme – Du temps, oui. Comment vous expliquer ça…? Je viens du futur, si vous préférez.
Homme – Le futur ? Quʼest-ce que cʼest que ça ? Cʼest loin ? Au-delà des montagnes ?
Femme – Évidemment… Comment un homme préhistorique pourrait bien appréhender la notion de futur ? Ce qui vous caractérise justement, cʼest que vous nʼêtes pas encore entré dans l’histoire.
Homme – Lʼhistoire ? Quelle histoire ?
Femme (pour elle-même) – Eh ben… Ce nʼest pas gagné… (À lʼautre) Le futur, mon brave ! Demain, par exemple, cʼest le futur, vous comprenez ? Je vis dans le futur et… je suis venue vous faire une petite visite. Pour voir un peu comment ça se passait pour vous à lʼâge de pierre.
Homme – Je ne connais aucun Pierre. Comment voulez-vous que je sache quel âge il a ?
Femme – Non, lʼÂge de Pierre… Je voulais dire la préhistoire. Parce que justement, vous ne nous avez laissé aucun récit de ce que vous avez vécu. Puisque vous ne connaissez pas encore lʼécriture.
Homme – Cʼest quoi lʼécriture ?
Femme – Lʼécriture, cʼest… Cʼest un peu comme les dessins que vous faites sur les murs de vos cavernes. Sauf que ça ne représente rien. Mais ça veut quand même dire quelque chose.
Homme – Des dessins qui ne représentent rien ? Quʼest-ce que ça pourrait bien vouloir dire ?
Femme – Eh bien ça veut dire… la même chose que quand on parle.
Homme – Si cʼest la même chose que quand on parle, à quoi ça sert ?
Femme – Pour quʼon se souvienne de vous ! Quand vous ne pourrez plus parler. Je veux dire quand vous serez mort…
Homme – Je me souviens très bien des gens qui sont morts… Ceux que jʼai connus en tout cas. Les autres…
Femme – Vous savez quoi ? On va laisser tomber lʼécriture, parce que là, on ne va jamais sʼen sortir. Donc, avant de me matérialiser devant vous, je vivais dans le futur. Et le futur, cʼest… demain, si vous préférez.
Homme – Demain ?
Femme – Oui, enfin, demain… Plusieurs demains, quand même, hein ? Disons, quelques millions, vous voyez ?
Homme – Non.
Femme – Bon… Prenons le problème autrement. Avant de vous servir de cette hache en pierre, vous faisiez comment, pour chasser ?
Homme – Je ne sais pas.
Femme – Eh bien vous chassiez à mains nues, jʼimagine. Et avant de maîtriser le feu, vous la mangiez comment, votre viande ?
Homme – Je ne sais pas.
Femme – Vous la mangiez crue ! Ça cʼest le passé. Quand vous étiez un singe. Le présent, cʼest maintenant. Vous vous servez dʼarmes en pierre et vous faites cuire la viande. Demain, vous remplacerez la hache en pierre par un fusil de chasse, et le feu par un four électrique. Ça cʼest le futur. Vous voyez ce que je veux dire ?
Homme – Non.
Femme – Le futur, cʼest le progrès. Et quand vous aurez beaucoup, mais alors beaucoup progressé (Se désignant elle-même) vous ressemblerez à ça.
Homme – Et ça, cʼest le progrès ?
Femme – Bah… Oui, quand même ! Ça ne vous saute pas aux yeux ?
Homme – Non.
Femme – Donc, comme je vous disais, nous ne savons pas grand chose de vous, ni dʼaucun de vos contemporains de la préhistoire, dʼailleurs. Le nom dʼaucun dʼentre vous nʼest passé à la postérité. Vous vous appelez comment ?
Homme – Kevin.
Femme – Ah oui… En tout cas, le nom dʼaucun Kevin nʼest resté gravé dans les mémoires pendant la préhistoire. Et vous savez pourquoi ?
Homme – Non.
Femme – Parce quʼaucun de ces noms nʼa jamais été écrit pendant cette très longue période. Vous savez quel est le premier nom dʼhomme à avoir été gravé au sens propre dans la mémoire de lʼhumanité ?
Homme – Non.
Femme – Kushim. En fait, on ne sait même pas si cʼétait un homme ou une femme. En revanche, on sait quel était son métier.
Homme – Cʼétait quoi ?
Femme – Comptable. Kushim a laissé son nom sur une tablette en terre cuite retrouvée en Mésopotamie. Une tablette datant du quatrième millénaire avant Jésus-Christ.
Homme – Jésus-Christ ?
Femme – Bon, je vous raconterai ça un autre jour… Mais vous voyez, la première célébrité de lʼhistoire nʼétait ni un roi, ni un guerrier, ni un poète, mais un comptable. Il nʼa pas signé une grande saga ou un livre saint mais une facture pour une livraison de céréales.
Homme – Cʼest quoi une facture ?
Femme – Eh oui… (Pour elle-même ou pour le public) Pas évident dʼavoir une conversation avec quelquʼun qui nʼa pas du tout les mêmes références que vous… Quʼest-ce que vous faites dans la vie, mon brave ?
Homme – Je suis chasseur-cueilleur.
Femme – Bien sûr.
Homme – Et toi ?
Femme – Moi ? Je suis chercheuse. Spécialisée dans la préhistoire. Maintenant que nous pouvons voyager dans le temps, je peux enquêter directement sur le terrain. Alors si vous le permettez, je vais vous poser quelques questions. Cʼest pour ma thèse.
Homme – Dʼaccord.
Femme – Tout dʼabord quelques questions concernant votre état civil. Alors… Nom, Kevin. Date de naissance, je vais laisser en blanc. Profession, chasseur-cueilleur. Marié ?
Homme – Marié ?
Femme – Est-ce quʼil y a… une Madame Kevin ? (Lʼautre nʼa pas lʼair de comprendre.) Est-ce que vous avez une femme ?
Homme – Jʼen avais deux, mais un ours mʼen a bouffé une la semaine dernière, et lʼautre est partie avec un chasseur qui ramenait plus de gibier que moi à la caverne. Jʼen ai assommé deux autres que jʼai trouvé perdues dans la forêt et je les ai ramenées à la maison. Elles ont lʼair de se plaire…
Femme – Je vais cocher veuf, séparé… et en union libre. Alors, venons-en à votre mode de vie. Comment ça se passe, vos journées, mon brave ?
Homme – Le matin, je me lève avec le soleil, et je vais me baigner dans la rivière. Après je pars à la chasse avec les copains. En rentrant on fait des grillades. Une petite sieste après manger avec mes deux femmes. Lʼaprès-midi on retourne un peu à la pêche. Et le soir on se raconte des histoires autour du feu…
Femme – Eh ben… Ça ressemble aux vacances idéales, dites-moi. Ça me donnerait presque envie de rester. (On entend comme une petite alerte sonore, et elle consulte lʼécran de son portable avant de revenir à son interlocuteur.) Malheureusement, ma vie à moi est un peu plus compliquée. Il va falloir que je vous quitte, mais je reviendrai, cʼest promis.
Homme – Dʼaccord… Et si vous voulez être ma troisième femme…
Femme – Je vais y réfléchir… Mais maintenant, pour ne pas risquer de modifier le cours de lʼhistoire, je vais vous exposer avec ce pistolet à un rayonnement qui vous fera complètement oublier cette conversation. Rassurez-vous, ce nʼest pas dangereux et cʼest absolument indolore.
Elle sort son pistolet, et lʼautre le regarde avec curiosité. Dʼun geste brusque, il parvient à sʼen emparer et le braque sur sa propriétaire.
Homme – Cʼest une nouvelle arme pour la chasse ?
Femme – Non, pas exactement. Mais attention, il faut savoir sʼen servir quand même. Donnez-moi ça…
Lʼhomme préhistorique appuie sur la gâchette et un flash lumineux sort du canon, paralysant la femme un moment, avant quʼelle ne se remette à nouveau en mouvement. Elle semble complètement désorientée.
Femme – Bonjour… Mais quʼest-ce que je fais là ? Et dʼabord, qui êtes-vous ?
Homme – Je mʼappelle Kevin. Et vous ?
Femme – Je ne me souviens de rien… Même pas de mon nom… Vous savez comment je mʼappelle ?
Homme – On va tʼappeler Kushim.
Femme – Kushim ?
Homme – Bienvenue dans la préhistoire, Kushim.
Femme – Cʼest quoi la préhistoire ?
Homme – Ben… la préhistoire, cʼest maintenant.
Femme – Bon… Et vous faites quoi dans la vie, Kevin ?
Homme – Je suis chasseur-cueilleur. Je pêche un peu, aussi. Et toi, quʼest-ce que tu sais faire, exactement ?
Femme – Rien… Ah si, je sais compter, je crois. Et écrire aussi.
Homme – Quʼest-ce que tu veux compter ?
Femme – Je ne sais pas… Je pourrais compter les animaux que vous ramenez de la chasse, et les poissons que vous rapportez de la pêche.
Homme – À quoi ça sert ?
Femme – Je ne sais pas. En tout cas, cʼest tout ce que je sais faire.
Homme – Bon, je vais en parler aux autres. Viens avec moi.
Femme – Je vous suis…
Homme – Si tu ne sers à rien, au pire on pourra toujours te bouffer.
Femme – On a toujours besoin dʼun bon comptable, vous savez. Vous allez voir, ça va vous changer la vie.
Homme – Tu crois ?
Femme – Jʼen suis sûre. Vous verrez, je vais vous faire entrer dans lʼhistoire.
Homme – Lʼhistoire ? Jʼespère que ce nʼest pas une arnaque…
Noir
7 – Contrechamp
La scène est vide à l’exception dʼun tableau dont on ne voit que le dos, appuyé contre le mur du fond. Le premier gendarme est là, examinant ses notes. Le deuxième gendarme arrive. Les deux gendarmes peuvent indifféremment être des hommes ou des femmes.
Gendarme 2 – Drôle de temps, pour un mois de juillet, non ?
Gendarme 1 (la tête ailleurs) – Oui… Un temps à se suicider…
Lʼautre lui lance un regard étonné.
Gendarme 2 – On est en plein jour et on a lʼimpression quʼil fait nuit…
Gendarme 1 – Un peu comme dans cette ténébreuse affaire. Tout a lʼair simple, mais rien nʼest clair.
Gendarme 2 – Bon, alors, quʼest-ce qui sʼest passé, ici ?
Gendarme 1 – Un suicide, apparemment. Un malheureux qui se serait tiré une balle dans le cœur.
Gendarme 2 – Et donc il est mort.
Gendarme 1 – Oui… mais pas sur le coup.
Gendarme 2 – Tiens donc…
Gendarme 1 – Il nʼétait que blessé. Il a eu le temps de regagner la mansarde quʼil louait dans cette auberge, et il nʼest mort que le lendemain. Cʼest-à-dire aujourdʼhui.
Gendarme 2 – Vous avez pu recueillir son témoignage ?
Gendarme 1 – Je lui ai posé quelques questions, mais il était déjà plus ou moins inconscient. Ou alors il nʼavait pas envie de se confier à un gendarme.
Gendarme 2 – Vous auriez dû vous faire passer pour un prêtre, et le recevoir en confession avant de lui accorder lʼextrême-onction. Je plaisante… Vous avez quand même réussi à en tirer quelque chose ?
Gendarme 1 – Je lui ai demandé sʼil avait essayé de se suicider. Il mʼa répondu… « je le crois ».
Gendarme 2 – Je le crois ?
Gendarme 1 – Je le crois.
Gendarme 2 – Cʼest tout ?
Gendarme 1 – Non, il a ajouté : « nʼaccusez personne dʼautre ».
Gendarme 2 – Cʼest étrange, en effet. Mais bon. Il a confirmé quʼil sʼagissait dʼun suicide.
Gendarme 1 – Oui.
Gendarme 2 – Dans ce cas… on nʼa plus rien à faire ici.
Gendarme 1 – Je suppose que non.
Gendarme 2 – Vous nʼavez pas lʼair convaincu. Si ce pauvre type a dit quʼil sʼétait suicidé, nous nʼavons pas de raison de mettre sa parole en doute.
Gendarme 1 – Non, bien sûr.
Gendarme 2 – Pourquoi aurait-il dit quʼil sʼétait suicidé si ce nʼétait pas le cas.
Gendarme 1 – Pour protéger quelquʼun, peut-être…
Gendarme 2 – Vous voulez dire… son assassin ?
Gendarme 1 – Je ne sais pas. Mais je me méfie des apparences.
Gendarme 2 – Là il ne sʼagit pas de simples apparences, mais dʼun aveu… Lʼaveu de la victime. Ou du coupable, si vous préférez. Il est tout de même très rare quʼun suicidé soit en mesure de confirmer quʼil est bien lʼauteur de son propre meurtre.
Gendarme 1 – Oui, vous avez sans doute raison.
Gendarme 2 – On a retrouvé lʼarme du crime ? Enfin, je veux dire lʼarme qui aurait servi à…
Gendarme 1 – Non. Il sʼagirait dʼun revolver, quʼil aurait volé à quelquʼun. Une arme assez rudimentaire.
Gendarme 2 – Pas étonnant quʼil se soit raté.
Gendarme 1 – Cʼest curieux… Vous savez quelles ont été ses dernières paroles ?
Gendarme 2 – Décidément, il était plutôt bavard, pour un suicidé… Et donc, quʼest-ce quʼil a dit ?
Gendarme 1 – « Encore raté ».
Gendarme 2 – Encore raté ?
Gendarme 1 – Cʼest ce quʼil a dit à son frère, venu de Paris pour lʼaccompagner dans ses derniers instants. Jʼimagine quʼil voulait dire que dans sa vie, il avait vraiment tout raté. Même son suicide.
Gendarme 2 – Et vous dites quʼil est rentré à sa chambre après ce coup de feu. Alors où est-ce quʼil a eu lieu, ce présumé suicide ?
Gendarme 1 – Dans un champ.
Gendarme 2 – Un champ ?
Gendarme 1 – Un champ de blé, oui.
Gendarme 2 – Et vous pensez que ce détail pourrait avoir son importance ?
Gendarme 1 – Quel détail ?
Gendarme 2 – Vous avez dʼabord dit un champ. Puis vous avez précisé un champ de blé.
Gendarme 1 – Ah oui… Euh, non… Jʼai dit ça comme ça.
Gendarme 2 – Dʼailleurs, comment savez-vous quʼil sʼagit dʼun champ de blé, et pas dʼun champ de patates, par exemple.
Gendarme 1 – Vous allez voir…
Il retourne la toile, dont on ne voyait jusque là que le dos. Il sʼagit du Champ de blé aux corbeaux, dernier tableau de Vincent Van Gogh. Au choix du metteur en scène, le premier gendarme peut se contenter de montrer le tableau au deuxième, sans que le public puisse voir le côté peint de la toile.
Gendarme 2 – Quʼest-ce que cʼest que cette horreur ?
Gendarme 1 – Son dernier tableau.
Gendarme 2 – Alors ce vagabond peignait des tableaux ?
Gendarme 1 – Oui… Il était connu comme peintre.
Gendarme 2 – Cʼétait pas un peintre connu ?
Gendarme 1 – Non. Je veux dire quʼil était connu pour être peintre. Cʼétait son métier. Mais je ne pense pas que cʼétait un peintre connu. Sinon il nʼaurait pas fini ses jours dans une telle misère.
Lʼautre examine le tableau.
Gendarme 2 – Vous avez raison, il sʼagit bien dʼun champ de blé. Vous avez noté dʼautres indices sur ce tableau qui pourraient nous aider dans notre enquête ?
Gendarme 1 – Quel genre dʼindices pourrait-on voir sur un tableau ?
Gendarme 2 – Je ne sais pas… Il aurait pu peindre son meurtrier. Tandis quʼil arrivait vers lui depuis lʼautre bout du champ.
Gendarme 1 – Visiblement, il nʼa pas eu le temps.
Gendarme 2 – Pourtant, il a eu le temps de peindre les corbeaux.
Gendarme 1 – Il faudrait pouvoir interroger les corbeaux, alors. Ils ont sûrement tout vu.
Gendarme 2 – Il y a eu une autopsie ?
Gendarme 1 – Cʼest son médecin qui a examiné le corps.
Gendarme 2 – Son médecin ? Je vois… Une autopsie à la bonne franquette, en quelque sorte. Et que dit ce légiste amateur ?
Gendarme 1 – Dʼaprès lui, cʼest bien le cœur qui a été visé, mais la balle a été déviée par une côte, et elle a terminé sa course dans l’abdomen.
Gendarme 2 – Un tir à bout portant ?
Gendarme 1 – Cʼest un médecin homéopathe, vous savez. Pas un expert en balistique. On ne peut rien conclure de définitif à partir de ses déclarations…
Gendarme 2 – Une affaire assez ténébreuse, en effet. Aussi ténébreuse que le ciel quʼil a représenté sur ce tableau juste avant de recevoir cette balle.
Gendarme 1 – À vrai dire, on nʼest même pas sûr que ce soit vraiment dans ce champ de blé que le drame a eu lieu.
Gendarme 2 – Aucun témoin direct, donc.
Gendarme 1 – À part les corbeaux ? Non, pas de témoins. Seulement des rumeurs.
Gendarme 2 – Quelle genre de rumeurs ?
Gendarme 1 – Au sujet de deux garnements. Deux frères. Des fils de bonne famille qui passent leurs vacances ici. Ils auraient pris ce type comme souffre-douleur, et ils auraient pu le tuer accidentellement, en voulant récupérer l’arme qu’il leur avait volée.
Gendarme 2 – Mais lui, il a affirmé sʼêtre suicidé. Pourquoi aurait-il cherché à innocenter ses bourreaux ?
Gendarme 1 – Je ne sais pas… Par charité chrétienne, peut-être.
Gendarme 2 – Ouais…
Gendarme 1 – Alors quʼest-ce quʼon fait ?
Gendarme 2 – Si je résume, on a un clochard qui meurt dʼune balle dans la poitrine deux jours après lʼavoir reçue, on ne sait pas exactement où et quand. Et on ne sait pas non plus par qui et avec quelle arme cette balle a été tirée. Il pourrait donc sʼagir dʼun suicide, mais aussi dʼun meurtre ou dʼun accident.
Gendarme 1 – Oui, cʼest à peu près ça.
Lʼautre réfléchit une seconde en examinant le tableau.
Gendarme 2 – Le type qui a peint ça était quand même sacrément dépressif, non ?
Gendarme 1 – Cʼest sûr.
Gendarme 2 – Pourquoi ne pas valider lʼhypothèse du suicide, qui semble arranger tout le monde ?
Gendarme 1 – Et puis un artiste maudit qui se suicide, cʼest romantique. Ça aidera peut-être à construire sa légende.
Gendarme 2 – Croyez-moi, dans une semaine, tout le monde aura oublié jusquʼau nom de ce vagabond. Il sʼappelait comment, dʼailleurs.
Lʼautre regarde sur un papier.
Gendarme 1 – Van Gogh.
Gendarme 2 – Van Gogh ?
Gendarme 1 – Vincent Van Gogh. Il était hollandais.
Gendarme 2 – Ce qui est sûr, cʼest quʼon ne verra jamais ses tableaux dans un musée.
Gendarme 1 – Allez savoir…
Gendarme 2 – Vous accrocheriez ça au dessus du buffet dans votre salle à manger, vous ?
Gendarme 1 – Non.
Gendarme 2 – Alors allons-y. On a assez perdu de temps comme ça.
Noir
8 – Lʼeffondré
Une femme est là. Un homme arrive.
Femme – Bonjour, comment ça va ?
Homme – Vous voulez vraiment savoir comment ça va ?
Femme – Oui, bien sûr… Enfin, non, je disais ça par politesse, mais… Pourquoi, quʼest-ce qui ne va pas ?
Homme – Quʼest-ce qui ne va pas ? Les jeux sont faits, chère Madame. Rien ne va plus. Le processus de lʼeffondrement global est déjà enclenché.
Femme – Lʼeffondrement ? Lʼeffondrement de quoi ?
Homme – Notre propre effondrement ! Lʼeffondrement de notre civilisation ! Si on peut appeler ça une civilisation…
Femme – Ah oui… Notre civilisation… Vous mʼavez fait peur. Jʼai cru que vous parliez de votre toit. Ou du mien.
Homme – Mais cʼest exactement ça ! La maison brûle, et le toit va nous tomber sur la tête.
Femme – Dʼaccord… Mais à part ça, ça va ?
Homme – Vous trouvez que tout va bien, vous ?
Femme – Jʼai toujours mes problèmes dʼallergie, mais bon… Ce nʼest pas la fin du monde.
Homme – Eh bien si, justement. Cʼest la fin du monde !
Femme – Vous avez des problèmes dʼallergie, vous aussi ?
Homme – Oui. Je suis allergique à cette société, qui creuse sa tombe avec ses propres dents, en engloutissant jour après jour toutes les ressources de la planète.
Femme – Bien sûr…
Homme – Vous avez entendu parler de la déforestation ?
Femme – La déflorestation ? Quʼest-ce que vous voulez…? Il faut bien se faire déflorer un jour. Moi, quand ça mʼest arrivé, jʼavais quinze ans. Cʼétait avec un ami de ma mère et… Mais enfin pourquoi vous me parlez de ça ?
Homme – Les forêts ! Je vous parle des forêts. Ou ce quʼil en reste. La déforestation ! Vous êtes au courant, tout de même ?
Femme – Oui, enfin… Vite fait…
Homme – Chaque seconde qui passe, la forêt amazonienne perd en surface lʼéquivalent dʼun terrain de football.
Femme – Ah oui… Ça fait beaucoup de terrains de foot.
Homme – Soixante par minute. Trois mille six cents par heure. 31 536 000 par an.
Femme – Eh ben… On nʼa pas fini de voir du foot à la télé. Moi, cʼest pour ça que jʼai résilié mon abonnement à Canal Plus. Il nʼy a que du foot. Vous aimez le foot, vous ?
Homme – Je déteste le foot.
Femme – Enfin, lʼAmazonie, cʼest loin. Et puis les Brésiliens, le foot, cʼest leur grande passion, non ?
Homme – LʼAmazonie, chère Madame, cʼest le poumon de notre planète. Quand la forêt amazonienne tousse, cʼest le monde entier qui sʼenrhume.
Femme – Mes poumons, à moi, ils sont allergiques aux pollens dʼarbres. Alors sʼil pouvait y en avoir un peu moins sur Terre, des arbres, je respirerais sûrement déjà mieux. Jʼai demandé à ma voisine dʼélaguer un peu ses platanes, mais elle ne veut rien savoir. Que voulez vous que je fasse ? Si cʼétait une chienne qui aboyait trop fort, je pourrais toujours lui lancer une boulette de viande à lʼarsenic. Mais un arbre… Quʼest-ce quʼon peut bien faire contre un arbre ? Je ne peux pas lʼempoisonner. Je veux dire lʼarbre, pas ma voisine. Encore que… Je pourrais lui offrir une pomme empoisonnée… Jʼai un pommier, dans mon jardin.
Homme – Et le réchauffement climatique, vous en avez entendu parler ?
Femme – Cʼest vrai que depuis quelques années, on a de très belles arrière-saisons. Lʼan passé, je nʼai remis le chauffage en marche quʼau mois dʼoctobre. Au prix où est le fioul, ça fait quand même des économies…
Homme – Et le travail des enfants ?
Femme – Ah oui, alors ça, le travail des enfants, cʼest un vrai problème. Moi, ça me révolte. Jʼai sept petits-enfants, et malheureusement, je ne suis pas sûre quʼils en trouvent, du travail, quand ils auront fini leurs études.
Homme – Et le bien-être animal ?
Femme – Les gens qui abandonnent leur chat sur une aire dʼautoroute au moment des vacances, on devrait les castrer. Bon, moi jʼai fait castrer le mien, mais ça sʼest fait à la clinique vétérinaire. Vous nʼavez pas idée de ce que ça coûte, ces petites bêtes-là. Dʼailleurs, jʼai pris une mutuelle…
Homme – Je vous parle des abattoirs, Madame !
Femme – Les abattoirs… Vous avez raison… Jʼai vu un reportage là-dessus à la télé la semaine dernière. Quand on voit ces pauvres gens qui travaillent à la chaîne là-dedans toute la journée. Couverts de sang. Pour un salaire de misère. Franchement, je les plains. Enfin, si on veut manger un bon steak de temps en temps… Moi je dis que les abattoirs, cʼest comme les hôpitaux. On devrait considérer ça comme un service public. Ces gens-là ne sont pas assez payés. On ne trouve plus personne pour travailler dans les abattoirs… Avec le chômage quʼil y a en France. Vous travailleriez dans un abattoir, vous, même si cʼétait bien payé ?
Homme – Ce que je suis en train de vous expliquer, chère Madame, cʼest que nous allons tous mourir…
Femme – Et je suis bien dʼaccord avec vous ! Cʼest ce que je dis toujours à ma mère, dʼailleurs. Elle a quatre-vingt douze ans, ma mère. On va tous mourir, alors bon. Que ça soit de ça ou dʼautre chose. Ce nʼest pas la peine de se priver. Non parce que ma mère, si on lui interdit son paquet de cigarillos tous les jours, et son petit verre de rhum après chaque repas. Je crois que ça, ça lʼachèverait. Vous fumez vous ?
Homme – Non.
Femme – Vous avez bien raison. Vous ne buvez pas non plus, je suppose.
Homme – Non plus.
Femme – Dans sa maison de retraite, on lʼappelle Fidel.
Homme – Fidèle ?
Femme – Comme Fidel Castro ! À cause des cigares et du rhum. Peut-être un peu à cause de la barbe, aussi… Vous avez une mère, vous ?
Homme – Non.
Femme – Tout le monde a une mère, non ?
Homme – La mienne est morte la semaine dernière, dʼun virus informatique.
Femme – Un virus informatique ?
Homme – Un virus qui a muté depuis un ordinateur australien pour sʼadapter à lʼautruche, et puis qui sʼest transmis à lʼhomme. Surtout ceux qui avaient déjà tendance à faire lʼautruche.
Femme – Je vois. Alors cʼest pour ça que… Je voyais bien que ça nʼavait pas lʼair dʼaller.
Homme – Je suis effondré.
Femme – Désolée, vraiment. Si je peux faire quelque chose pour vous… Mais pour lʼinstant, je vais devoir vous abandonner. Il faut que jʼaille nourrir mon chat. Parce que lui aussi, sʼil nʼa pas son petit steak haché tous les jours. Alors bonne journée !
Homme – Bonne journée à vous, chère Madame.
Noir
9 – Uchronie
Un homme et une femme sont assis côte à côte. Il regarde distraitement son portable. Elle lit un livre avec un air très concentré. Elle tourne la dernière page, et met le livre de côté, songeuse. Elle reste un instant perdue dans ses pensées.
Femme – Tu savais ? Christophe Colomb nʼa jamais su quʼil avait découvert lʼAmérique ?
Homme – Comment ça…?
Femme – Jusquʼà la date de sa mort, quatorze ans après avoir posé le pied en Amérique, et après quatre voyages là-bas, il nʼavait toujours pas compris quʼil sʼagissait un nouveau continent. Il croyait avoir seulement découvert une nouvelle route maritime pour aller aux Indes…
Homme – Ah oui…
Silence.
Femme – Cʼest dingue, si on y pense…
Homme – Penser à quoi ?
Femme – À quoi ressemblerait le monde aujourdʼhui si Christophe Colomb nʼavait pas découvert lʼAmérique…
Homme – Quoi ?
Femme – Imagine… La reine dʼEspagne refuse de financer cette expédition hasardeuse, comme ont refusé avant elle le roi du Portugal et celui dʼAngleterre.
Homme – Oui…
Femme – Ou alors il fait naufrage, tout simplement.
Homme – Et donc…?
Femme – Donc il ne découvre pas lʼAmérique ! Et on continue à sʼignorer comme ça jusquʼà aujourdʼhui, les Amérindiens dʼun côté de lʼAtlantique et les Européens de lʼautre.
Homme – Euh… ouais.
Femme – Non mais tu vois un peu les conséquences ?
Homme – Quelles conséquences ?
Femme – Je ne sais pas moi… Pas de Coca dans le frigo, pas de séries américaines à la télé, pas de Mac Do au coin de la rue…
Homme – Ah oui…
Femme – Et de lʼautre côté, pareil. Les civilisations précolombiennes continuent de prospérer. Lʼîle de Manhattan est couverte de pyramides à la place de gratte-ciels.
Homme – Les pyramides, ce nʼest pas plutôt au Mexique ?
Femme – Oui, bon… de tipis, si tu préfères.
Homme – Non, mais si Colomb nʼavait pas découvert lʼAmérique en 1492, quelquʼun dʼautre lʼaurait fait un peu plus tard, non ?
Femme – Beaucoup plus tard, peut-être. En attendant, les Indiens dʼAmérique accèdent à la modernité. Ils se mettent à construire des bateaux, eux aussi et… ce nʼest pas fini…
Homme – Quoi ?
Femme – Cʼest eux qui traversent lʼAtlantique et qui découvrent lʼEurope. Cʼest eux qui nous colonisent. Ils déciment une bonne partie de la population et ils parquent les autres dans des réserves…
Homme – Ah ouais…
Femme – Le Président de la République est aztèque, le premier ministre est inca et ses ministres mayas. La langue officielle de la France est le Quechua.
Homme – Dis donc, tu en connais un rayon.
Femme – Je viens de lire un bouquin là-dessus… Tu imagines la situation dans laquelle on serait ?
Homme – Jʼessaie…
Moment de réflexion intense.
Femme – Et cʼest la même chose pour les Africains…
Homme – Les Africains ?
Femme – Imagine quʼils se soient développés un peu plus vite que nous. Pas dʼesclavage. Ou alors cʼest nous les esclaves. Cʼest eux qui viennent nous coloniser. Le Président est black. La moitié de ses ministres maghrébins. Pareil pour les flics. Cʼest nous qui habitons dans des HLM en banlieue, et cʼest eux qui nous demandent nos papiers à tous les coins de rues sous prétexte quʼon a le teint blafard.
Elle a lʼair passablement exaltée. Il la regarde un peu inquiet.
Homme – Tu es sûre que ça va…
Elle semble revenir à la réalité, et désireuse de se reprendre.
Femme – Tu as raison, je ne sais pas ce qui mʼa pris.
Homme – On va plutôt remettre la télé…
Femme – Oui, ce sera mieux.
Il la rassure dʼun sourire. Il prend une télécommande, la pointe vers la salle et appuie sur un bouton.
Noir
10 – Fantasme
Un homme et femme somnolent côte à côte dans ce qui sʼavérera être des fauteuils dʼavion. Lʼhomme sort progressivement de son sommeil. Il sʼétire un peu, bâille, et regarde machinalement autour de lui, avant de marquer sa surprise. Il regarde avec plus dʼattention, et son étonnement se transforme en désarroi. Il regarde par le hublot, ce qui ne le rassure pas du tout. Il fixe son regard sur la passagère assoupie à côté de lui, et qui ronfle. Il ne sait visiblement pas quoi faire. Il pousse discrètement du coude la femme, qui sort elle aussi peu à peu de son sommeil. En ouvrant les yeux, elle sʼaperçoit que son voisin la fixe avec insistance, ce qui bien sûr la met mal à lʼaise.
Homme – Ça va ?
Femme – Euh… oui.
Homme – Vous dormez ?
Femme – Oui… Enfin, jʼessaye…
Homme – Donc vous ne dormez plus, on est bien dʼaccord.
Femme – Mais pourquoi vous me demandez ça ?
Homme – Parce que moi, je me demande si je suis en train de rêver. Enfin ce serait plutôt un cauchemar. Donc si vous vous ne dormez pas, cʼest que moi non plus…
Femme – Quʼest-ce qui vous arrive ?
Homme – Ce qui mʼarrive ? Regardez autour de vous…
Lʼautre, pas très réveillée, regarde autour dʼelle.
Femme – Quoi ? Quʼest-ce qui se passe ?
Homme – Ce qui se passe ? Quand je me suis assoupi, cet avion était plein. Pas un seul siège de vide. Je me réveille, et il nʼy a plus que nous…
Elle regarde à nouveau.
Femme – Vous avez raison.
Homme – Je ne comprends pas…
Femme – On a dû dormir plus longtemps quʼon ne pensait… On est peut-être arrivé à destination. Comme on dormait, on a oublié de descendre. Et les hôtesses nʼont pas osé nous réveiller.
Homme – Oui, cʼest ce que jʼai dʼabord pensé, mais regardez un peu par le hublot.
Elle regarde.
Femme (incrédule) – Non…
Homme – On est toujours en vol !
Femme – Vous croyez que lʼavion aurait pu repartir vers une autre destination, sans que personne ne pense à nous réveiller ?
Homme – Repartir ? À vide ?
Femme – Cʼest vrai, ça ne tient pas debout…
Homme – Non, cʼest bien ça qui mʼinquiète.
Femme – Remarquez, ça arrive que des avions volent sans passager. Quand un avion tombe en panne, par exemple, on en envoie un autre pour aller chercher les passagers en rade.
Homme – On ne parle pas dʼune rame de métro, avec deux passagers qui oublient de descendre au terminus. On est dans un avion, tout de même. Pour le moins, ils passent un coup de balai avant de repartir, non ? Ils nous auraient vus.
Femme – Cʼest vrai… Tout ça est très bizarre… Alors quʼest-ce quʼon fait ?
Homme – Je vais aller voir.
Femme – Où ça ?
Homme – Si je trouve une hôtesse ! Pour lui demander…
Il se lève. Lʼautre est de plus en plus inquiète.
Femme – Vous allez me laisser toute seule ?
Homme – Il faut bien que jʼaille voir sʼil y a quelquʼun derrière le rideau…
Femme – Le rideau ?
Homme – Le rideau qui sépare la cabine, des toilettes et du cockpit !
Femme – Ah, oui… Bon, je vous attends…
Homme – Oui, ça je ne suis pas trop inquiet là-dessus… Encore que…
Femme – Quoi ?
Homme – Plus de trois cents passagers ont déjà disparu.
Femme – Merci ça me rassure beaucoup…
Homme – Jʼy vais.
Il sʼéloigne vers le rideau du fond, le soulève, et disparaît derrière. Lʼautre est de plus en plus angoissée. Elle regarde autour dʼelle, paniquée. Elle sort un cachet de son sac et lʼavale. Puis elle en reprend un deuxième. Lʼhomme revient.
Femme – Alors, quʼest-ce quʼelle a dit ?
Homme – Qui ça ?
Femme – Lʼhôtesse.
Homme – Il nʼy a personne.
Femme – Personne ? Comment ça personne ? Il y a forcément une hôtesse.
Homme – Il nʼy a pas dʼhôtesse et pas de steward non plus. Personne.
Moment de stupeur.
Femme – Si lʼavion voyage à vide, ils nʼont pas besoin de lʼéquipage complet. Il nʼy a peut-être à bord que le pilote et le copilote.
Homme – Oui, cʼest ce que je me suis dit aussi…
Femme – Et…?
Homme – La porte de la cabine de pilotage était entrouverte. Jʼai frappé et comme personne ne répondait, je suis entré…
Femme – Et alors…?
Homme – Vous voulez vraiment savoir ?
Femme – Si cʼest ce à quoi je pense, je finirai tôt ou tard par mʼen apercevoir.
Homme – Il nʼy a personne dans la cabine de pilotage non plus.
Autre moment de stupeur.
Femme – Vous avez raison, ça doit être un cauchemar… On va se réveiller et…
Homme – Je me suis déjà pincé trois fois…
Femme – Ce nʼest pas une blague au moins ?
Homme – Une blague ?
Femme – Une caméra cachée, quelque chose dans le genre…
Homme – Si cʼest une caméra cachée, elle est vraiment très bien cachée. Et lʼéquipage aussi. Vous savez, il nʼy a pas beaucoup dʼendroit où se planquer dans un avion.
Femme – Oh mon Dieu, mais alors… on est entrés dans la quatrième dimension ?
Homme – Jʼaimerais pouvoir vous rassurer, mais malheureusement… je nʼai vraiment aucune idée de ce qui nous arrive… Ou alors on est mort.
Femme – Pardon ?
Homme – Lʼavion sʼest crashé pendant quʼon dormait, et on est déjà dans lʼau-delà.
Femme – Dʼaccord… Donc vous nʼavez rien trouvé dʼautre pour me rassurer que de me dire quʼon est peut-être déjà morts…
Homme – Je suis tout aussi inquiet que vous, vous savez.
Femme – Dʼun autre côté, cʼest vrai. Si on est déjà mort, on ne risque plus de mourir.
Homme – Vous croyez que quand on est mort, on se retrouve seul dans un avion sans pilote et sans destination connue ? Et la seule chose dont on soit sûr cʼest quʼon va se crasher quand on aura brûlé tout le kérosène…
Femme – Dans ce cas, ça ressemblerait beaucoup à la vie, non ?
Homme – Et puis on nʼest pas complètement seuls, puisqu’on est deux.
Femme – Mais quʼest-ce qui a bien pu se passer ? Ils nʼont pas pu tous sauter en parachute.
Homme – Et pourquoi ils auraient fait ça ?
Femme – Vous êtes vraiment sûr quʼil nʼy a personne.
Homme – Allez voir si vous voulez, mais on nʼescamote pas trois cents passagers et tout un équipage comme ça.
Femme – Alors quʼest-ce quʼon fait ?
Homme – Que voulez-vous quʼon fasse ? Vous savez piloter un Airbus, vous ?
Femme – Jʼai déjà du mal avec ma Twingo.
Homme – À part attendre quʼon soit à court de kérosène…
Femme – Combien de temps on peut tenir, à votre avis ?
Homme – On est déjà partis depuis pas mal de temps. Et ce nʼest pas un long courrier. Je dirais une heure maximum.
Silence pesant.
Femme – Je ne sais pas comment vous dire ça mais…
Homme – Oui ?
Femme – Non, vraiment, cʼest un peu embarrassant…
Homme – Allez-y toujours, si vous pensez à la même chose que moi…
Femme – Ça me donne envie de…
Homme – Moi aussi… (Moment dʼembarras) Mais quand vous dites… Vous voulez dire avec moi, éventuellement ?
Femme – Je nʼai pas tellement le choix, non…? Et puis jʼai toujours rêvé de faire ça avec un inconnu dans les toilettes dʼun avion.
Homme – Remarquez, les toilettes… ça ne sʼimpose pas forcément. On est les seuls dans cet avion.
Femme – Oui, mais moi, dans mon rêve, ça se passe dans les toilettes dʼun avion.
Homme – Votre rêve ? Parce que vous pensez quʼon est en train de rêver ?
Femme – Vous je ne sais pas, mais moi… Cʼest vrai que je fais ce rêve très souvent.
Homme – Dans le doute… Cʼest le moment ou jamais de le réaliser, non ?
Femme – Alors on y va ?
Homme – Allons-y.
Ils se lève tous les deux.
Femme – Vous allez voir quʼon va se réveiller…
Homme – Pourquoi vous dites ça ?
Femme – Dans mon rêve, quand jʼarrive devant la porte des toilettes, elle est fermée… Et cʼest à ce moment-là que je me réveille.
Homme – Il nʼy a plus quʼà espérer que cette fois, elle soit ouverte.
Femme – Vous avez vérifié ?
Homme – Quoi ?
Femme – Tout à lʼheure, vous êtes allé voir sʼil y avait quelquʼun de lʼautre côté du rideau. Vous avez vérifié les toilettes ?
Homme – Non… Vous pensez que cʼest là où pourraient se cacher les trois cents passagers et lʼensemble de lʼéquipage ?
Femme – Je ne sais plus quoi penser… Mais avouez que si les toilettes étaient fermées de lʼintérieur… ce ne serait pas très rassurant.
Homme – Sauf si cʼest le pilote…
Femme – Et peut-être une hôtesse avec lui…
Homme – On nʼa pas le choix, il faut aller voir…
Ils disparaissent derrière le rideau du fond.
Noir
Lumière.
Même situation quʼau début. Lʼhomme se réveille, il est un peu déboussolé, mais ne cède pas à la panique. Elle se réveille à son tour.
Femme – Ça va ?
Homme – Oui.
Femme – Je crois quʼon sʼest endormis devant la télé. Quʼest-ce quʼon regardait, déjà ?
Homme – Je ne sais plus… Un film. Ça se passait dans un avion.
Femme – Jʼai fait un drôle de rêve.
Homme – Oui, moi aussi.
Femme – Cʼétait à la fois très angoissant et…
Homme – Et…?
Femme – On ferait mieux dʼaller se coucher, non ?
Homme – Tu me raconteras ton rêve ?
Femme – Oui…
Ils sortent.
Noir
Rideau
Un homme et une femme sont assis sur ce qui sʼavérera être des fauteuils de théâtre. Au choix du metteur en scène, les deux comédiens pourront aussi être assis dans la salle. La femme somnole. Lʼhomme la secoue un peu pour la réveiller.
Homme – Réveille-toi, le spectacle est fini. Les gens commencent à partir. Si on ne veut pas se faire remarquer...
La femme reprend peu à peu ses esprits.
Femme – Je suis vraiment désolée. Alors je me suis endormie ?
Homme – Je te poussais du coude de temps en temps quand tu commençais à ronfler, mais tu dormais tellement profondément… Je nʼai pas osé te réveiller.
Femme – Alors je nʼai rien vu de la pièce ?
Homme – Je ne sais pas si tu as raté grand chose. Je crois que moi aussi, jʼai piqué du nez à certains moments…
Femme – Cʼest curieux, jʼai fait des rêves bizarres.
Homme – Quels rêves ?
Femme – Je ne sais plus… De drôles dʼhistoires… Je ne pensais pas quʼon pouvait rêver autant en si peu de temps. Ça durait quoi, cette pièce ? Une heure ?
Homme – Une heure, en temps réel. Mais ça mʼa paru durer une éternité…
Femme – Moi, mes rêves, cʼétait du délire… Il y avait lʼinspecteur Colombo et Einstein qui arrivaient au paradis. Deux flics qui enquêtaient sur la mort de Van Gogh…
Homme – Dommage que tu ne tʼen souviennes plus. Tu aurais pu en faire une comédie à sketchs.
Femme – Ça me reviendra peut-être…
Homme – Mais pour lʼinstant, il faut y aller… Les gens commencent à nous regarder avec un drôle dʼair…
Femme – En tout cas, merci, jʼai passé un très bon moment.
Homme – Je suis content que ça tʼait plu.
Femme – Oui, on devrait aller plus souvent au théâtre…
Ils se lèvent pour sortir.
Noir
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Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Juin 2020
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-451-0
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