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En noir et blanc

Deux personnages regardent le ciel (en fond de salle). Le deuxième devra être ou paraître plus âgé que le premier.

Un – Je n’ai jamais rien vu de pareil, qu’est-ce que c’est ?

Deux – On appelle ça un arc-en-ciel…

Un – Un arc-en-ciel ?

Deux – C’est un phénomène assez rare, qui se produit parfois quand le soleil revient très rapidement après la pluie. De plus en plus rare aujourd’hui. On ne voit presque plus jamais le soleil…

Un – C’est magnifique. Toutes ces nuances de blanc, de gris, de noir.

Deux – Oui… Autrefois, c’était encore beaucoup plus beau.

Un – Plus beau ?

Deux – C’était en couleurs.

Un – En couleurs ? Tu veux dire, comme au cinéma, quand on loue des lunettes pour voir le film en couleurs et en 3D.

Deux – Voilà. Du temps de mon arrière-grand-mère, c’était le cinéma qui était en noir et blanc et en 2D. La vie avait du relief et elle était en couleurs. Maintenant, c’est l’inverse.

Un – Non ? J’ai du mal à imaginer ça… Alors à cette époque, le monde entier était colorisé ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Deux – Ça s’est fait petit à petit. Personne n’a rien vu venir. Ils ont commencé par nous faire payer l’eau qu’on boit. Puis ils nous ont fait payer l’air qu’on respire. Maintenant il faut aussi se payer le cinéma pour voir la vie en couleurs.

Un – Un arc-en-ciel en couleurs ? Dans la vraie réalité ?

Deux – Ça paraît incroyable.

Un – Et il y a encore des gens qui la voient en couleurs, la vie ?

Deux – Certains privilégiés, oui. Mais ce n’est pas donné à tout le monde, et c’est hors de prix…

Un – Alors il faudrait pouvoir revenir en arrière.

Deux – Oui… Il faudrait pouvoir rembobiner. Pour savoir où on a commencé à se faire embobiner… Savoir où et quand tout ça a commencé à merder…

Noir

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Matière grise

Le premier s’approche du second, avec un balai dans une main et une radiographie dans l’autre.

Un – Professeur, préparez-vous pour le Prix Nobel de physique. Notre laboratoire vient enfin d’identifier la fameuse matière noire, dont serait composée une bonne partie de notre univers.

Deux – Sans blague…

Un – Cette matière noire serait en réalité de la matière grise.

Deux – De la matière grise ?

Un – Le cerveau de Dieu, en quelque sorte. Dont nous ne serions nous-mêmes que quelques neurones. Depuis des milliers d’années, l’homme essaie de penser l’univers. Nous découvrons aujourd’hui que c’est l’univers qui nous pense.

Deux – Parfois, je me demande s’il ne nous a pas un peu oublié… Et cette matière grise, vous avez réussi à la visualiser ? Parce que vous savez, moi, je suis comme Saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.

Un – Mais parfaitement, professeur. Tenez, regardez.

Il lui tend une radio ressemblant à celle d’un cerveau.

Deux – En effet, c’est stupéfiant. On distingue nettement les deux hémisphères…

Un – C’est le plus étonnant dans cette découverte, professeur. La photographie que vient de nous fournir notre appareil d’imagerie synthétique est sur ce point d’une aveuglante clarté : l’univers a la forme d’un crâne.

Deux – Oui… C’est tout à fait curieux… Un crâne, en effet. Je crois même reconnaître le mien…

Un – Ça veut dire que… Professeur, je vous ai toujours considéré comme un Dieu… Depuis que vous m’avez invité à venir travailler ici dans votre laboratoire…

Deux – Hélas, cher ami, je crains que votre Prix Nobel ne soit remis à l’année prochaine. Ceci est la radio de mon cerveau. J’ai rendez-vous dans deux heures à l’hôpital, et je la cherche partout depuis ce matin.

Un – Professeur, n’oublions pas que les grandes découvertes sont parfois le fruit de ce genre d’accidents domestiques.

Deux – Je vous rejoins sur ce point : pensez à Newton et à sa fameuse pomme.

Un – Cette légère déconvenue ne doit pas donc pas nous détourner d’une théorie qui j’en suis sûr va révolutionner l’histoire de l’astrophysique : non seulement l’univers nous comprend, mais nous comprenons l’univers. Il nous contient, mais nous le contenons aussi. J’y retourne…

Deux – Pensez quand même à vous reposer un peu, cher ami. Après tout, ce n’est qu’un stage au service entretien.

Un (s’apprêtant à sortir) – Bien sûr, professeur. Mais vous savez, quand on est motivé…

Deux – Et merci de me laisser mes radios, je vais sans doute en avoir encore besoin…

Un – J’y retourne.

Il sort. L’autre regarde à nouveau la radio.

Deux – Après tout, ce n’est pas si con que ça…

Noir

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Noir c’est noir

Deux personnages. Le premier essaie un vêtement noir.

Un – Je ne sais plus comment je dois m’habiller…

Deux – C’est si important que ça ?

Un – C’est curieux. J’ai souvent imaginé ce moment. Quel âge j’aurais à cette époque-là. Quels sentiments ça provoquerait en moi. Quelles phrases définitives je prononcerais pour célébrer ça.

Deux – Je te soupçonne d’en avoir préparé quelques-unes pour ne pas être pris au dépourvu.

Un – Et voilà. Maintenant qu’on y est, c’est le matériel qui prend le dessus sur les questions existentielles… Qu’est-ce que je vais mettre ?

Deux – Est-ce qu’il va pleuvoir ?

Un – Est-ce qu’ils seront tous venus ?

Deux – Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ?

Un – Je pensais que d’en être débarrassé, je serais immédiatement quelqu’un d’autre. Comme par magie. Et puis non. La vie continue…

Deux – Les morts, c’est comme les étoiles. Ils continuent aussi à briller par leur absence.

Un – Alors toi aussi tu as préparé quelques phrases inoubliables.

Deux – Si tu crois qu’Armstrong a improvisé en posant le pied sur la Lune. Lui aussi, il avait préparé son texte.

Un – Ça s’entendait un peu, d’ailleurs.

Deux – Il était meilleur astronaute que comédien… (Se pinçant le nez pour imiter la voix retransmise à l’époque) One small step for man…

Un – Je pensais que sa mort, ça nous permettrait de nous libérer d’une certaine forme de pesanteur.

Deux – On n’en est pas encore à flotter dans l’espace, mais je me sens quand même un peu plus léger.

Un – On devrait faire la fête, la veille des enterrements. On enterre bien sa vie de garçon. Pourquoi est-ce qu’on n’enterrerait pas sa vie d’enfant ?

Deux – Tu crois qu’on cesse d’être un enfant le jour où on perd ses parents ?

Un – Il n’y a que les enfants pour croire qu’un jour ils cesseront d’être un enfant. Tu vas y aller comme ça ?

Deux – Pourquoi pas ? Je suis comme d’habitude.

Un – Justement, l’idée c’est de ne pas s’habiller comme d’habitude. Les vêtements de deuil, c’est comme les habits du dimanche ou les costumes de scène. Il faut être un peu mal à l’aise dedans. Ça aide à tenir son rôle…

Deux – Je porte des chaussures un peu trop petites pour moi… Après avoir marché de l’église jusqu’au cimetière, elles me feront horriblement mal aux pieds. Méfie-toi, je pourrais même avoir l’air encore plus triste que toi.

Un – Et si on n’y allait pas, tout simplement ?

Deux – Sérieux ?

Un – On va voir un bon film à la place… Une comédie, de préférence…

Deux – Le dernier cinéma qu’il y avait dans le coin, il a fermé il y a plus de dix ans. Tu te souviens ? Le Tahiti…

Un – On va se taper une bonne bière au Café de la Gare. Ne me dis pas qu’il a fermé lui aussi ?

Deux – On ne le fera pas.

Un – Non. Pourquoi ?

Deux – Malgré tout, on aura trop peur de rater quelque chose de fondamental.

Un – Ou de commettre un sacrilège impardonnable, que le Bon Dieu, s’il existe, nous ferait payer cher tôt ou tard.

Deux – Le cimetière buissonnier… C’est comme de passer sous échelle. On ne croit pas vraiment que ça porte malheur, mais en même temps, qu’est-ce que ça coûte de faire un petit détour ?

Un – Ils seront tous là, tu verras.

Deux – Tous ?

Un – Tous ceux qu’on ne voit qu’aux funérailles.

Deux – On se demande ce qu’ils font entre deux décès.

Un – À chaque enterrement, ils ont pris dix ans de plus.

Deux – On se dit que la prochaine fois, c’est peut-être nous qu’ils enterreront.

Un (sortant un autre vêtement) – Et si je mettais ça ?

Deux – C’est noir aussi…

Un – Il me semblait que c’était un peu moins noir…

Deux – Noir, c’est noir. Bon… On y va ?

Un – Allons-y..

Ils sortent.

Noir

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Violettes

Deux personnages. L’un s’approche de l’autre avec un petit bouquet.

Un – Voilà, en témoignage de mon amour, je t’offre ce modeste bouquet…

Deux – Ah oui… Modeste, tu peux le dire…

Un – Tu connais la chanson : L’amour est un bouquet de violettes.

Deux – Non, d’accord, mais… Tu l’as trouvé où, ce bouquet ?

Un – Et bien… Je l’ai cueilli dans la forêt… C’est la saison des violettes.

Deux – La saison des violettes ? D’accord… Donc en fait, tu ne l’as pas acheté, ce bouquet. Tu l’as ramassé dans la forêt…

Un – Oui, enfin…

Deux – Donc, il ne t’a rien coûté, en fait.

Un – Il m’a coûté deux heures d’embouteillage pour revenir de la forêt de Rambouillet.

Deux – Ouais, bon, on ne va pas jouer sur les mots. Il ne t’a rien coûté.

Un – Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a aucune valeur.

Deux – Ah oui ?

Un – Je pourrais le revendre.

Deux – Le revendre ? Ça se vend, les bouquets de violettes ?

Un – En tout cas, quand c’est la saison, il y a toujours des Roumains qui en vendent près des bouches de métro.

Deux – Et combien tu crois pouvoir en tirer, de ton bouquet de violettes ?

Un – Je ne sais pas… Eux ils les vendent deux euros…

Deux – Tu a l’air vachement au courant des prix, dis donc. Tu ne l’aurais pas acheté à des Roumains, ton bouquet de violettes ?

Un – Qu’est-ce que ça change ? Ça vient toujours de la forêt !

Deux – Deux euros ?

Un – En fait, c’était des bouquets tout petits. J’en ai acheté deux. Pour que la botte soit plus grosse.

Deux – La botte ? Non mais tu aurais dû m’offrir une botte de radis, plutôt. Au moins, j’aurais pu les bouffer !

Un – Certes, mais… L’amour n’est pas une botte de radis… En tout cas ce n’est pas ce que dit la chanson.

Deux – Putain, un bouquet de violettes. Achetés deux euros à des Roms.

Un – En tout, ça fait quatre euros…

Deux – À des Roms !

Un – Je me suis dis qu’en même temps, je ferais une bonne action…

Deux – Tu ne t’es pas dit plutôt que tu économiserais le prix d’un vrai bouquet, acheté chez un vrai fleuriste hors de prix ?

Un – Oui, peut-être un peu, aussi… Je me suis dis qu’avec la différence, je pourrais t’inviter dans un bon resto…

Deux – Un bon resto ? C’est quoi, un bon resto pour toi ? La dernière fois que tu m’as invité au resto, c’était chez Burger King !

Un – Eh, oh ! Ça va bien, maintenant ! Tu sais que je pourrais aussi l’offrir à quelqu’un d’autre, ce bouquet de violettes ! Quelqu’un qui saurait davantage en apprécier le prix…

Deux – Deux euros.

Un – Quatre !

Deux – Le prix d’une grande portion de frites chez Burger King.

Un – Non mais tu ne penses qu’à bouffer, ma parole !

Deux – Ah ouais ? Bon, ben tu sais ce que j’en fais, de ton bouquet de violettes ?

Il arrache le bouquet des mains de l’autre, et se met à manger les violettes en les prenant une par une comme dans un cornet de frites.

Deux – Tu en veux ?

Un – C’est bon ?

Deux – C’est mangeable.

Il lui tend le bouquet et l’autre prend quelques violettes qu’il porte à sa bouche.

Un – Merci.

Deux – De rien.

Ils mastiquent tous les deux. Noir

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Orange trop mûre

Deux personnages. Le premier s’approche du deuxième.

Un – Vous savez pourquoi je vous arrête.

Deux – Non…

Un – Vous êtes passé à l’orange.

Deux – À l’orange, vous êtes sûr ?

Un – Vous ne reconnaissez pas être passé à l’orange ?

Deux – À l’orange, peut-être, mais reconnaissez entre nous que les feux tricolores sont très mal faits.

Un – Pardon ?

Deux – On a beau passer au vert, il y a bien un moment où le feu passe du vert à l’orange. Alors évidemment, parfois, pendant qu’on est en train de passer au vert, le feu, lui passe à l’orange.

Un – C’est ça… En somme, ce n’est pas vous qui êtes passé à l’orange, c’est le feu. C’est peut-être lui que je devrais verbaliser, qu’est-ce que vous en pensez ?

Deux – Ça c’est vous qui voyez…

Un – Admettons, vous passez au vert, et pendant ce temps-là, le feu passe à l’orange. Le problème, c’est que vous, lorsque vous êtes passé à l’orange, l’orange était bien mûre…

Deux – Écoutez, ça ne tient pas debout !

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Mais enfin, une orange, même bien mûre, ça reste toujours orange. Vous avez déjà vu des oranges rouges, vous ?

Un – Ma foi…

Deux – Une orange, ça passe du vert, quand elle n’est pas encore mûre, à l’orange, quand elle arrive à maturité. C’est la raison pour laquelle on appelle ça une orange.

Un – Vous ne seriez pas en train de vous foutre de ma poire, par hasard ?

Deux – Pas du tout ! Je vous ferais d’ailleurs remarquer qu’une poire, c’est jaune, pas orange. Et que cette amende, ça va être pour ma pomme.

Un – Vos papiers…

L’autre lui tend ses papiers.

Un – Vous êtes née à Orange…

Deux – Vous n’allez pas me verbaliser pour ça ?

Un – Vous vous appelez Clémentine…

Deux – Oui, je l’avoue.

Un – Et vous êtes grossiste en fruits et légumes.

Deux – C’est une circonstance aggravante, j’en ai bien conscience.

Un – Aggravante ? Donc vous reconnaissez les faits ?

L’autre réfléchit une seconde.

Deux – D’accord, j’avais un peu trop la pêche, je suis passée à l’orange. Laissez-moi au moins repartir avec la banane…

Noir

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Vert ciel

Un – Tu as vu le ciel est complètement dégagé.

Deux – Oui. On voit des millions d’étoiles.

Un – Et on vient encore d’en découvrir une nouvelle. (Un temps) Tu sais comment ils nous appellent ?

Deux – Qui ?

Un – Là, du côté de la Voie Lactée. Ceux qui tournent autour de cette nouvelle étoile qu’on vient de découvrir, justement. Le Soleil.

Deux – Ah, oui, cette peuplade primitive dont ils ont parlé hier aux infos. Les Terriens. Et alors, comment ils nous appellent ?

Un – Les petits hommes verts.

Deux – Pourquoi petit ?

Un – Va savoir…

Deux – Et ils connaissent notre existence ?

Un – Tu vas rire, mais ils se croient seuls dans l’univers.

Deux – Non ?

Un – Je t’assure.

Deux – Mais comment ils peuvent nous appeler les petits hommes verts, s’ils pensent qu’on existe pas ?

Un – C’est dans leurs films de science fiction. Ce qu’ils appellent des extra-terrestres, c’est toujours des petits hommes verts. Mais sinon, dans la réalité, ils sont persuadés d’être seuls au monde.

Deux – C’est dingue…

Un – Attends… Ce n’est pas seulement qu’ils pensent être les seules créatures intelligentes dans l’univers. Ils en sont encore à se demander si un simple microbe peut avoir le droit d’exister en dehors de leur propre planète.

Deux – Eh ben… Je ne sais pas qui a mis ces cons en orbite autour du Soleil, mais ils n’ont pas fini de tourner…

Un – J’ai lu un article, là dessus. La plupart des Terriens pensent que c’est un Dieu qui les a créés, là, tout seuls, dans cette petite planète de ce petit système solaire dans cette petite galaxie.

Deux – C’est quoi, un Dieu ?

Un – Un genre de super-héros, qui pour le coup, évidemment, n’existe pas en dehors de leurs contes pour enfants.

Deux – Alors ils croient en l’existence d’un Créateur dont ils n’ont aucune raison objective de penser qu’il pourrait exister, mais ils refusent de croire que d’autres créatures pourraient peupler l’univers ?

Un – Ce sont des primitifs, je te dis, obsédés par l’idée de trouver une causalité première. Plutôt que d’admettre une bonne fois pour toute que l’univers a toujours été là, sous une forme ou une autre, ils en sont toujours à inventer des religions pour expliquer son origine.

Deux – Et comment ils expliquent l’origine de leur Dieu ?

Un – Ils ne l’expliquent pas. Ils appellent ça le mystère de la Foi.

Deux – Donc ils expliquent l’inexplicable par un autre mystère…

Un – C’est à peine croyable, d’être aussi cons. Tu as raison. Ils n’ont pas fini de tourner…

Deux – Quoique… On est sûr qu’ils existent encore, les Terriens ?

Un – Le signal vient quand même d’assez loin… Quelques milliers d’années lumière… Aux dernières nouvelles, ils avaient déjà réussi à faire de leur planète une poubelle. Sans parler du fait qu’ils passent leur temps à s’entretuer.

Deux – Pas sûr que des cons pareils aient réussi à survivre un millénaire de plus.

Un temps.

Un – En tout cas, c’est une nuit magnifique. Pas un seul nuage. Tu as vu ? Le ciel est tout vert.

Deux – Oui, il va faire beau demain.

Noir

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Oser le jaune

Un – Jaune ?

Deux – Jaune.

Un – Et pourquoi jaune ?

Deux – Pourquoi pas jaune ?

Un – Je ne sais pas, mais tout de même. Jaune, c’est un peu…

Deux – Un peu quoi ?

Un – Mais quand vous dites jaune, c’est vraiment jaune ou bien…?

Deux – Jaune, jaune. Il n’y a qu’un jaune, non ?

Un – Non, jaune ça me fait penser à…

Deux – À quoi ?

Un – Je ne sais pas, à…

Deux – Et voilà ! Jaune, c’est jaune.

Un – Jaune, vous croyez…?

Deux – Jaune, j’en suis sûr.

Un – Oui, jaune, j’entends bien, mais…

Deux – Vous allez voir, le jaune, c’est…

Un – Jaune, il faut oser, quand même…

Deux – Eh bien justement : osons le jaune !

Un – Jaune, d’accord, mais… Est-ce que les gens sont prêts pour ça ?

Deux – Les gens ne sont jamais prêts pour le jaune.

Un – Jaune ou pas jaune…

Deux – Telle est la question.

Un – Et si, à la place du jaune, on essayait…

L’autre le fusille du regard.

Un – Jaune, pourquoi pas ? Mais alors un jaune…

Deux – Jaune.

Un –  Ok. Jaune.

Noir

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Peau rouge

Un – Vous vous rendez compte ? Si ces gueux avaient réussi à prendre la Bastille en 1789…

Deux – Oui, Monsieur le Comte. Aujourd’hui, la Bastille ne serait plus qu’une station de métro, le drapeau français serait probablement tricolore…

Un – Et au lieu de ce bon Roi François III, ce serait un manant qui présiderait aux destinées de la France.

Deux – J’ose à peine imaginer dans quel état serait notre royaume aujourd’hui.

Un – Grâce à Dieu, cette révolution n’aura été qu’une révolte.

Deux – Une jacquerie de plus, Monsieur le Comte.

Un – Tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit… Pensez à quelles folies une telle maxime aurait pu nous conduire ! En théorie, on aurait pu imaginer qu’un Noir devienne chef de l’État !

Deux – Pas en France, Monsieur le Comte. Il ne faut pas exagérer. Mais c’est vrai que ça fait froid dans le dos. Voulez-vous que je monte un peu le chauffage ?

Un – Allez plutôt me chercher mes pantoufles.

Deux – Bien Monsieur le Comte.

Il lui apporte ses chaussons.

Un – Merci, mon brave.

L’autre lui tend un journal.

Deux – Voulez-vous jeter un coup d’œil à la presse ?

Un – Le Connard Enchaîné… C’est un nouveau journal ?

Deux – Oui, semble-t-il.

Un – Par les temps qui courent, il ne va sans doute pas manquer de lecteurs…

Deux – Si Monsieur le Comte préfère, je peux lui faire la lecture à haute voix ?

Un – Non, merci. D’ailleurs, je ne veux même plus savoir ce qu’il y a dans les journaux. À quoi bon ? Je ne comprends rien à toutes ces guerres. Pourquoi envoyer nos armées se battre à l’autre bout du monde contre ces barbares, alors que nous avons les Anglais sous la main ?

Deux – L’Angleterre n’est plus un royaume, mais grâce à Dieu, c’est encore une île.

Un – Vous avez raison. Heureusement qu’on ne les a pas laissés creuser ce tunnel sous La Manche. Je suis sûr qu’aujourd’hui, les Anglais auraient envahi la Normandie et que chacun d’eux y posséderait une résidence secondaire.

Deux – Depuis que l’Angleterre est devenue une République, il n’y a plus aucun gentleman dans ce pays.

Un – C’est évident. Ils leur ont tous coupé la tête !

Deux – Comment faire confiance à des gens qui mangent leurs petits pois avec de la menthe ?

Un – En vérité, les choses sont très simples, cher ami. L’école catholique nous apprend que le monde est divisé en quatre races : blanche, noire, jaune et rouge. Et il est évident que si Dieu a fait une race blanche, c’est pour qu’elle domine les trois autres. Sinon, pourquoi le blanc serait-il la couleur de la royauté ?

Deux – C’est tout à fait limpide, Monsieur le Comte.

Un – Vous par exemple, vous faites partie de la race rouge. Vous n’auriez pas l’idée de contester cette évidence.

Deux – Bien sûr que non, Monsieur le Comte.

Un – C’est un de mes aïeux qui a ramené votre grand-mère d’Amérique d’un de ses voyages chez les Peaux Rouges au siècle dernier. Évidemment, il ne savait pas qu’elle était enceinte, sinon vous pensez bien qu’il l’aurait laissée là-bas…

Deux – À moins que ce soit votre aïeul qui l’ait engrossée sur le bateau du retour. Les traversées sont parfois longues et ennuyeuses…

Un – Ce n’est malheureusement pas complètement impossible, mon brave. Ce qui expliquerait que vous ne soyez pas si rouge que ça, et un peu plus éveillé que la moyenne des gens de votre espèce.

Deux – Monsieur le Comte a toujours une explication pour tout. Je lui apporte ses pilules ?

Un – Quelle pilule ?

Deux – Vos pilules pour la mémoire, Monsieur le Comte.

Un – Des pilules pour la mémoire ? Tiens donc, c’est curieux, j’avais oublié que je devais en prendre.

Deux – C’est pour cela que Monsieur le Comte m’a engagé.

Un – Pour quoi donc, mon brave ?

Deux – Pour lui rappeler de prendre ses pilules.

Un – On ne m’ôtera pas de l’idée que vous êtes bien un peau rouge. Mais ça ne fait rien, je vous garde quand même. C’est si difficile de trouver un valet aujourd’hui.

Deux – Monsieur le Comte est trop bon. (Il lui tend ses pilules) Un, deux, trois… Et voilà : le compte est bon.

L’autre regarde les pilules.

Un – Je dois vraiment avaler tout ça ?

Deux – Je le crains, Monsieur le Comte. Regardez : Bleu, blanc, rouge…

L’autre prend ses pilules une par une.

Un – Je ne sais pas pourquoi, mais c’est toujours la rouge qui a le plus de mal à passer…

Noir

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Carte bleue

Une femme fait les cent pas, habillée en bleu (notamment les bas). Sa tenue un peu provocante et ses allées et venues peuvent faire penser à une prostituée en train de faire le trottoir. Un homme arrive, en costume. Il hésite un peu puis s’approche d’elle.

Un – Bonsoir… Excusez-moi de vous demandez ça mais… Vous prenez la carte bleue ?

Deux – Non, je ne prends que l’American Express.

Un – Ah… Je suis désolé, je n’ai plus du tout de liquide… Vous ne savez pas où il y a un distributeur, dans le coin ?

Deux – Un distributeur de quoi ?

Un – Un distributeur de liquide… Enfin, je veux dire, d’argent liquide… Un distributeur de billets, quoi…

Deux – Au coin de la rue, là-bas. Il y a un Crédit Mutuel.

Un – Merci, je… Ça tombe bien, je suis au Crédit Mutuel… Je vais y aller…

Deux – Vous faites comme vous voulez…

Un – Très bien… Mais je suis pris d’un horrible doute, tout d’un coup. Vous êtes bien Emmanuelle.

Deux – Euh… Oui… Vous imaginez bien que ce n’est pas mon vrai nom, mais…

Un – Parfait. Donc, vous êtes bien celle que j’avais commandée… Je veux dire, celle que j’ai eue au téléphone… Ok, ne bougez pas, je reviens tout de suite…

Il s’éloigne. Elle continue à faire les cent pas. Son portable sonne, et elle répond.

Deux – Oui ? Alors qu’est-ce que tu fous ? Tu n’as pas trouvé de place pour te garer ? Ok… Non, je suis devant la maison, là. Je trouve pas mes clefs, figure-toi. J’ai dû les laisser dans la boîte à gants. Oui, oui, ça va… Enfin… Je viens de me faire aborder par un type. C’est vrai que je ne suis pas dans une tenue à me balader toute seule dans la rue, mais tu vas rire : il m’a pris pour une pute… Non, non, ne t’inquiète pas, pas agressif du tout. Très poli même. La bonne nouvelle, c’est qu’apparemment, j’ai plutôt l’air d’une pute de luxe. Il m’a demandé si je prenais la carte bleue… Je ne sais pas, plutôt le genre homme d’affaires… Il a dû commander une escorte pour la soirée. Une certaine Emmanuelle, à ce qui paraît… Je ne voulais pas le décevoir, je n’ai pas eu le courage de lui avouer que mon vrai nom, c’était Rolande (Le type revient) Bon, excuse-moi, le voilà qui revient justement, il faut que je te laisse. Mais non, ne t’inquiète pas, il faut bien rigoler un peu… Enfin, ne tarde pas trop quand même…

Elle range son portable.

Un – Je suis vraiment désolé… Le distributeur est en panne…

Deux – Vous n’avez vraiment pas de chance, vous, ce soir…

Un – Non…

Deux – Malheureusement, dans mon métier, vous imaginez un peu si on se mettait à faire crédit à nos clients…

Un – Je comprends… Mais c’est très ennuyeux…

Deux – Oui… J’imagine que c’était une urgence ?

Un – D’habitude, je fais appel à des professionnels, ils prennent la carte bleue, mais là… Je me suis dit que j’allais essayer.

Deux – Donc, vous avez tout de suite vu que j’étais une occasionnelle.

Un – Pardon, je n’ai pas dit ça pour être désobligeant. Je ne remets pas du tout en cause vos compétences.

Deux – Non, non, ne vous excusez pas… Je prends plutôt ça pour un compliment, vous savez.

Un – Et qu’est-ce que vous faites d’autre dans la vie ? Puisque ce n’est pas votre vrai métier ?

Deux – Là, vous devenez indiscret…

Un – Excusez-moi, vous avez raison. C’est juste que d’habitude… Enfin, je veux dire… Je n’ai pas l’habitude de tomber sur des filles comme vous…

Deux – Vraiment ?

Son portable sonne.

Un – Excusez-moi… Oui ? Comment ça, Emmanuelle ? Mais je suis avec elle justement… Ah… Non, il doit y avoir un malentendu… Ok, je vous attends…

Deux – Un problème ?

Un – Non, non, je… J’avais commandé un Uber, et… La fille m’avait dit qu’elle s’appelait Emmanuelle et qu’elle serait en bleu.

Deux – Elle devait parler de la carrosserie…

Un – La carrosserie ?

Deux – La carrosserie de la voiture… Du taxi…

Un – Bien sûr… Écoutez, je suis vraiment confus… Ça doit être un horrible quiproquo. Encore que dans ce cas, horrible n’est pas vraiment le terme le plus approprié…

Deux – Vous ne m’auriez pas pris pour une pute, par hasard ?

Un – Mais enfin pas du tout ! D’ailleurs, c’est vous qui…

Deux – Vous insinuez que c’est moi qui me prends pour une pute ?

Un – Je ne dis pas ça, mais… Avouez que…

Elle regarde en direction d’une silhouette qui approche dans la nuit.

Deux – Très bien, vous allez pouvoir en discuter avec mon mari. Le voilà, justement…

Un – Mais enfin… (Il regarde en direction de la personne qui arrive). D’ailleurs, ce n’est pas votre mari, c’est une femme. Ça doit être mon Uber. Emmanuelle ? (On suppose que la femme passe sans s’arrêter) Non, apparemment elle ne s’appelle pas Emmanuelle…

Deux – Décidément, vous fantasmez beaucoup sur les chauffeurs de taxi… Et puis vous oubliez un détail…

Un – Quoi encore ?

Deux – Vous n’avez pas de liquide…

Un – Ah oui, c’est vrai…

Deux – La prochaine fois, faites plutôt appel à une professionnelle. Une qui prend la carte bleue…

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La vie en rose

Un personnage arrive et se plante devant un autre qui est déjà là.

Un – Docteur, je n’en peux plus. Il faut absolument que vous m’aidiez.

Deux – Je vous écoute…

Un – Eh bien voilà… Je ne sais pas comment vous dire ça… Depuis quelque temps déjà… Je vois la vie en rose.

Deux – Ah… Ce n’est pas banal, en effet. D’habitude, les gens viennent plutôt me consulter parce qu’ils voient tout en noir.

Un – Non mais dans mon cas, Docteur, ce n’est pas seulement une façon de parler, je vous assure. Je vois vraiment tout en rose.

Deux – Voyez-vous ça…

Un – Ma maison est rose, ma voiture est rose, ma femme est rose, mon chien est rose…

Deux – D’accord… Mais dites-moi, Monsieur…

Un – Moineau… Oui, je sais, c’est cocasse… Je veux dire à cause de Piaf.

Deux – Piaf ?

Un – Vous savez bien… La Vie en Rose…

Deux – Ah oui, bien sûr… Et… vous avez un lien de parenté avec…

Un – Aucun. Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Deux – Mon Dieu, ça dépend… Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Un – Non, mais moi, Docteur, ce n’est pas seulement quand elle me prend dans ses bras, et qu’elle me parle tout bas, que je vois la vie en rose. C’est permanent, vous comprenez ?

Deux – Je comprends… Et… Vous prenez des médicaments en ce moment, Monsieur Moineau ?

Un – Non… Aucun…

Deux – Pardon de vous demander ça, mais… Pas de substances hallucinogènes ?

Un – Rien, je vous assure… Pour plus de sécurité, j’ai même arrêté le vin. Surtout le rosé, évidemment… Mais rien n’y fait.

Deux – C’est curieux, en effet… Et donc… Ça vous gêne.

Un – Évidemment, que ça me gêne ! C’est très handicapant, vous ne vous rendez pas compte ! Ça peut même dangereux ! Tenez, par exemple : je suis en voiture, j’arrive à un feu tricolore. Pour moi tous les feux sont roses ! Alors qu’est-ce que je fais ? Je m’arrête, et je me fais klaxonner ? Je passe, et je me fais verbaliser ?

Deux – Je vois…

Un – Vous m’imaginez en train d’expliquer aux flics : Excusez-moi, je suis passé au rose ?

Deux – Je comprends…

Un – Et puis voir la vie en rose, ça va cinq minutes… Mais au bout d’un moment, c’est très monotone…

Deux – Et ce qui est monotone peut vite devenir très déprimant.

Un – Vous, quand vous allez au cinéma, c’est pour voir un film en couleur, non ? Moi je ne vois que du rose.

Deux – Vous avez essayé les films en noir et blanc ?

Un – Oui… Pour moi, c’est du rose clair et du rose foncé.

Deux – Je vois… Et avec des lunettes noires ?

Un – Du rose à travers des lunettes noires.

Deux – Je vois…

Un – Vous pourriez arrêter de dire je vois ? Ça m’énerve, vous voyez ?

Deux – Pardon…

Un – Je vois bien que vous ne voyez rien du tout !

Deux – La médecine n’a pas encore réponse à tout, malheureusement. Et je dois reconnaître en effet que… Il doit s’agir d’une maladie orpheline…

Un – Une maladie orpheline ?

Deux – Une de ces maladies génétiques dont personne n’a rien à branler parce qu’elle n’affecte qu’une ou deux personnes dans le monde.

Un – Merci de me remonter le moral, Docteur, ça m’aide beaucoup.

Deux – Allez, il ne faut pas voir tout en noir… Pardon, je veux dire… Vous avez déjà pensé au suicide ?

Un – Vous croyez que c’est la seule solution qui me reste ?

Deux – Excusez-moi, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, mais… Si vous avez des idées noires… Je peux vous prescrire un antidépresseur.

Un – Mouais… Et un arrêt maladie ?

Deux – Vous pensez que…

Un – Un peu de repos, ça n’a jamais fait de mal à personne, pas vrai ?

Deux – Vous avez l’impression d’être surmené ?

Un – Maintenant que vous me le dites, Docteur, c’est vrai que… Je suis à la limite du burn out.

Deux – Je vois… Et à votre avis, il vous faudrait combien ? Je veux dire pour ne plus voir la vie en rose…

Un – Je ne sais pas, moi… Une semaine, vous pensez que c’est suffisant ?

Deux – Mon Dieu, dans votre cas…

Un – Bon, puisque vous insistez, disons un mois, ce sera plus prudent.

Deux (rédigeant l’arrêt de travail) – Va pour quatre semaines, alors.

Un – Ce n’est pas que ça m’amuse, mais… Je pense que ça va me faire du bien, vous ne croyez pas ?

Deux – Revenez me voir en rentrant de vacances, et on verra bien si votre état s’est amélioré.

Un – Je vous enverrai une carte postale, c’est promis.

Deux – Et pour les antidépresseurs, qu’est-ce qu’on fait ? Vous savez, on peut très bien voir la vie en rose et avoir des idées noires.

Un – Merci, mais je crois que je vais essayer de m’en passer. Il paraît que la France est le pays au monde qui consomme le plus d’antidépresseurs. Je ne voudrais pas contribuer à creuser un peu plus le déficit de la Sécu.

Deux – Ce civisme vous honore, cher Monsieur. (Il lui tend son arrêt de travail, mais le laisse tomber par terre) Pardon… (Il ramasse la feuille et se relève). Bon, alors… Bonnes vacances, Monsieur Moineau.

Un – Merci beaucoup Docteur. Rien que de vous avoir parlé, il me semble que ça va déjà mieux.

Le médecin hésite à nouveau à lui tendre l’ordonnance, que l’autre a hâte de saisir.

Deux – Vous ne voyez plus la vie en rose ?

Un – Si… Mais maintenant, au moins, je sais pourquoi…

Deux – Une dernière petite question, Monsieur Moineau… Vous partez où, en vacances ?

Un – Toulouse. Je suis né là-bas. J’ai été muté à Paris, mais je n’arrive pas à m’y faire. Je suis comme les oiseaux migrateurs : l’hiver, il faut que je m’envole vers le Sud.

Deux – Toulouse…

Le médecin reprend l’ordonnance.

Un – Il y a un problème ?

Deux – Toulouse, la ville rose… (Il déchire l’ordonnance). Je suis vraiment désolé, Monsieur Moineau, mais franchement, dans votre cas, ça me semble tout à fait contre-indiqué…

Noir.

De toutes les couleurs

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