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Violettes

Deux personnages. L’un s’approche de l’autre avec un petit bouquet.

Un – Voilà, en témoignage de mon amour, je t’offre ce modeste bouquet…

Deux – Ah oui… Modeste, tu peux le dire…

Un – Tu connais la chanson : L’amour est un bouquet de violettes.

Deux – Non, d’accord, mais… Tu l’as trouvé où, ce bouquet ?

Un – Et bien… Je l’ai cueilli dans la forêt… C’est la saison des violettes.

Deux – La saison des violettes ? D’accord… Donc en fait, tu ne l’as pas acheté, ce bouquet. Tu l’as ramassé dans la forêt…

Un – Oui, enfin…

Deux – Donc, il ne t’a rien coûté, en fait.

Un – Il m’a coûté deux heures d’embouteillage pour revenir de la forêt de Rambouillet.

Deux – Ouais, bon, on ne va pas jouer sur les mots. Il ne t’a rien coûté.

Un – Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a aucune valeur.

Deux – Ah oui ?

Un – Je pourrais le revendre.

Deux – Le revendre ? Ça se vend, les bouquets de violettes ?

Un – En tout cas, quand c’est la saison, il y a toujours des Roumains qui en vendent près des bouches de métro.

Deux – Et combien tu crois pouvoir en tirer, de ton bouquet de violettes ?

Un – Je ne sais pas… Eux ils les vendent deux euros…

Deux – Tu a l’air vachement au courant des prix, dis donc. Tu ne l’aurais pas acheté à des Roumains, ton bouquet de violettes ?

Un – Qu’est-ce que ça change ? Ça vient toujours de la forêt !

Deux – Deux euros ?

Un – En fait, c’était des bouquets tout petits. J’en ai acheté deux. Pour que la botte soit plus grosse.

Deux – La botte ? Non mais tu aurais dû m’offrir une botte de radis, plutôt. Au moins, j’aurais pu les bouffer !

Un – Certes, mais… L’amour n’est pas une botte de radis… En tout cas ce n’est pas ce que dit la chanson.

Deux – Putain, un bouquet de violettes. Achetés deux euros à des Roms.

Un – En tout, ça fait quatre euros…

Deux – À des Roms !

Un – Je me suis dis qu’en même temps, je ferais une bonne action…

Deux – Tu ne t’es pas dit plutôt que tu économiserais le prix d’un vrai bouquet, acheté chez un vrai fleuriste hors de prix ?

Un – Oui, peut-être un peu, aussi… Je me suis dis qu’avec la différence, je pourrais t’inviter dans un bon resto…

Deux – Un bon resto ? C’est quoi, un bon resto pour toi ? La dernière fois que tu m’as invité au resto, c’était chez Burger King !

Un – Eh, oh ! Ça va bien, maintenant ! Tu sais que je pourrais aussi l’offrir à quelqu’un d’autre, ce bouquet de violettes ! Quelqu’un qui saurait davantage en apprécier le prix…

Deux – Deux euros.

Un – Quatre !

Deux – Le prix d’une grande portion de frites chez Burger King.

Un – Non mais tu ne penses qu’à bouffer, ma parole !

Deux – Ah ouais ? Bon, ben tu sais ce que j’en fais, de ton bouquet de violettes ?

Il arrache le bouquet des mains de l’autre, et se met à manger les violettes en les prenant une par une comme dans un cornet de frites.

Deux – Tu en veux ?

Un – C’est bon ?

Deux – C’est mangeable.

Il lui tend le bouquet et l’autre prend quelques violettes qu’il porte à sa bouche.

Un – Merci.

Deux – De rien.

Ils mastiquent tous les deux. Noir

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Orange trop mûre

Deux personnages. Le premier s’approche du deuxième.

Un – Vous savez pourquoi je vous arrête.

Deux – Non…

Un – Vous êtes passé à l’orange.

Deux – À l’orange, vous êtes sûr ?

Un – Vous ne reconnaissez pas être passé à l’orange ?

Deux – À l’orange, peut-être, mais reconnaissez entre nous que les feux tricolores sont très mal faits.

Un – Pardon ?

Deux – On a beau passer au vert, il y a bien un moment où le feu passe du vert à l’orange. Alors évidemment, parfois, pendant qu’on est en train de passer au vert, le feu, lui passe à l’orange.

Un – C’est ça… En somme, ce n’est pas vous qui êtes passé à l’orange, c’est le feu. C’est peut-être lui que je devrais verbaliser, qu’est-ce que vous en pensez ?

Deux – Ça c’est vous qui voyez…

Un – Admettons, vous passez au vert, et pendant ce temps-là, le feu passe à l’orange. Le problème, c’est que vous, lorsque vous êtes passé à l’orange, l’orange était bien mûre…

Deux – Écoutez, ça ne tient pas debout !

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Mais enfin, une orange, même bien mûre, ça reste toujours orange. Vous avez déjà vu des oranges rouges, vous ?

Un – Ma foi…

Deux – Une orange, ça passe du vert, quand elle n’est pas encore mûre, à l’orange, quand elle arrive à maturité. C’est la raison pour laquelle on appelle ça une orange.

Un – Vous ne seriez pas en train de vous foutre de ma poire, par hasard ?

Deux – Pas du tout ! Je vous ferais d’ailleurs remarquer qu’une poire, c’est jaune, pas orange. Et que cette amende, ça va être pour ma pomme.

Un – Vos papiers…

L’autre lui tend ses papiers.

Un – Vous êtes née à Orange…

Deux – Vous n’allez pas me verbaliser pour ça ?

Un – Vous vous appelez Clémentine…

Deux – Oui, je l’avoue.

Un – Et vous êtes grossiste en fruits et légumes.

Deux – C’est une circonstance aggravante, j’en ai bien conscience.

Un – Aggravante ? Donc vous reconnaissez les faits ?

L’autre réfléchit une seconde.

Deux – D’accord, j’avais un peu trop la pêche, je suis passée à l’orange. Laissez-moi au moins repartir avec la banane…

Noir

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Vert ciel

Un – Tu as vu le ciel est complètement dégagé.

Deux – Oui. On voit des millions d’étoiles.

Un – Et on vient encore d’en découvrir une nouvelle. (Un temps) Tu sais comment ils nous appellent ?

Deux – Qui ?

Un – Là, du côté de la Voie Lactée. Ceux qui tournent autour de cette nouvelle étoile qu’on vient de découvrir, justement. Le Soleil.

Deux – Ah, oui, cette peuplade primitive dont ils ont parlé hier aux infos. Les Terriens. Et alors, comment ils nous appellent ?

Un – Les petits hommes verts.

Deux – Pourquoi petit ?

Un – Va savoir…

Deux – Et ils connaissent notre existence ?

Un – Tu vas rire, mais ils se croient seuls dans l’univers.

Deux – Non ?

Un – Je t’assure.

Deux – Mais comment ils peuvent nous appeler les petits hommes verts, s’ils pensent qu’on existe pas ?

Un – C’est dans leurs films de science fiction. Ce qu’ils appellent des extra-terrestres, c’est toujours des petits hommes verts. Mais sinon, dans la réalité, ils sont persuadés d’être seuls au monde.

Deux – C’est dingue…

Un – Attends… Ce n’est pas seulement qu’ils pensent être les seules créatures intelligentes dans l’univers. Ils en sont encore à se demander si un simple microbe peut avoir le droit d’exister en dehors de leur propre planète.

Deux – Eh ben… Je ne sais pas qui a mis ces cons en orbite autour du Soleil, mais ils n’ont pas fini de tourner…

Un – J’ai lu un article, là dessus. La plupart des Terriens pensent que c’est un Dieu qui les a créés, là, tout seuls, dans cette petite planète de ce petit système solaire dans cette petite galaxie.

Deux – C’est quoi, un Dieu ?

Un – Un genre de super-héros, qui pour le coup, évidemment, n’existe pas en dehors de leurs contes pour enfants.

Deux – Alors ils croient en l’existence d’un Créateur dont ils n’ont aucune raison objective de penser qu’il pourrait exister, mais ils refusent de croire que d’autres créatures pourraient peupler l’univers ?

Un – Ce sont des primitifs, je te dis, obsédés par l’idée de trouver une causalité première. Plutôt que d’admettre une bonne fois pour toute que l’univers a toujours été là, sous une forme ou une autre, ils en sont toujours à inventer des religions pour expliquer son origine.

Deux – Et comment ils expliquent l’origine de leur Dieu ?

Un – Ils ne l’expliquent pas. Ils appellent ça le mystère de la Foi.

Deux – Donc ils expliquent l’inexplicable par un autre mystère…

Un – C’est à peine croyable, d’être aussi cons. Tu as raison. Ils n’ont pas fini de tourner…

Deux – Quoique… On est sûr qu’ils existent encore, les Terriens ?

Un – Le signal vient quand même d’assez loin… Quelques milliers d’années lumière… Aux dernières nouvelles, ils avaient déjà réussi à faire de leur planète une poubelle. Sans parler du fait qu’ils passent leur temps à s’entretuer.

Deux – Pas sûr que des cons pareils aient réussi à survivre un millénaire de plus.

Un temps.

Un – En tout cas, c’est une nuit magnifique. Pas un seul nuage. Tu as vu ? Le ciel est tout vert.

Deux – Oui, il va faire beau demain.

Noir

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Oser le jaune

Un – Jaune ?

Deux – Jaune.

Un – Et pourquoi jaune ?

Deux – Pourquoi pas jaune ?

Un – Je ne sais pas, mais tout de même. Jaune, c’est un peu…

Deux – Un peu quoi ?

Un – Mais quand vous dites jaune, c’est vraiment jaune ou bien…?

Deux – Jaune, jaune. Il n’y a qu’un jaune, non ?

Un – Non, jaune ça me fait penser à…

Deux – À quoi ?

Un – Je ne sais pas, à…

Deux – Et voilà ! Jaune, c’est jaune.

Un – Jaune, vous croyez…?

Deux – Jaune, j’en suis sûr.

Un – Oui, jaune, j’entends bien, mais…

Deux – Vous allez voir, le jaune, c’est…

Un – Jaune, il faut oser, quand même…

Deux – Eh bien justement : osons le jaune !

Un – Jaune, d’accord, mais… Est-ce que les gens sont prêts pour ça ?

Deux – Les gens ne sont jamais prêts pour le jaune.

Un – Jaune ou pas jaune…

Deux – Telle est la question.

Un – Et si, à la place du jaune, on essayait…

L’autre le fusille du regard.

Un – Jaune, pourquoi pas ? Mais alors un jaune…

Deux – Jaune.

Un –  Ok. Jaune.

Noir

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Peau rouge

Un – Vous vous rendez compte ? Si ces gueux avaient réussi à prendre la Bastille en 1789…

Deux – Oui, Monsieur le Comte. Aujourd’hui, la Bastille ne serait plus qu’une station de métro, le drapeau français serait probablement tricolore…

Un – Et au lieu de ce bon Roi François III, ce serait un manant qui présiderait aux destinées de la France.

Deux – J’ose à peine imaginer dans quel état serait notre royaume aujourd’hui.

Un – Grâce à Dieu, cette révolution n’aura été qu’une révolte.

Deux – Une jacquerie de plus, Monsieur le Comte.

Un – Tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit… Pensez à quelles folies une telle maxime aurait pu nous conduire ! En théorie, on aurait pu imaginer qu’un Noir devienne chef de l’État !

Deux – Pas en France, Monsieur le Comte. Il ne faut pas exagérer. Mais c’est vrai que ça fait froid dans le dos. Voulez-vous que je monte un peu le chauffage ?

Un – Allez plutôt me chercher mes pantoufles.

Deux – Bien Monsieur le Comte.

Il lui apporte ses chaussons.

Un – Merci, mon brave.

L’autre lui tend un journal.

Deux – Voulez-vous jeter un coup d’œil à la presse ?

Un – Le Connard Enchaîné… C’est un nouveau journal ?

Deux – Oui, semble-t-il.

Un – Par les temps qui courent, il ne va sans doute pas manquer de lecteurs…

Deux – Si Monsieur le Comte préfère, je peux lui faire la lecture à haute voix ?

Un – Non, merci. D’ailleurs, je ne veux même plus savoir ce qu’il y a dans les journaux. À quoi bon ? Je ne comprends rien à toutes ces guerres. Pourquoi envoyer nos armées se battre à l’autre bout du monde contre ces barbares, alors que nous avons les Anglais sous la main ?

Deux – L’Angleterre n’est plus un royaume, mais grâce à Dieu, c’est encore une île.

Un – Vous avez raison. Heureusement qu’on ne les a pas laissés creuser ce tunnel sous La Manche. Je suis sûr qu’aujourd’hui, les Anglais auraient envahi la Normandie et que chacun d’eux y posséderait une résidence secondaire.

Deux – Depuis que l’Angleterre est devenue une République, il n’y a plus aucun gentleman dans ce pays.

Un – C’est évident. Ils leur ont tous coupé la tête !

Deux – Comment faire confiance à des gens qui mangent leurs petits pois avec de la menthe ?

Un – En vérité, les choses sont très simples, cher ami. L’école catholique nous apprend que le monde est divisé en quatre races : blanche, noire, jaune et rouge. Et il est évident que si Dieu a fait une race blanche, c’est pour qu’elle domine les trois autres. Sinon, pourquoi le blanc serait-il la couleur de la royauté ?

Deux – C’est tout à fait limpide, Monsieur le Comte.

Un – Vous par exemple, vous faites partie de la race rouge. Vous n’auriez pas l’idée de contester cette évidence.

Deux – Bien sûr que non, Monsieur le Comte.

Un – C’est un de mes aïeux qui a ramené votre grand-mère d’Amérique d’un de ses voyages chez les Peaux Rouges au siècle dernier. Évidemment, il ne savait pas qu’elle était enceinte, sinon vous pensez bien qu’il l’aurait laissée là-bas…

Deux – À moins que ce soit votre aïeul qui l’ait engrossée sur le bateau du retour. Les traversées sont parfois longues et ennuyeuses…

Un – Ce n’est malheureusement pas complètement impossible, mon brave. Ce qui expliquerait que vous ne soyez pas si rouge que ça, et un peu plus éveillé que la moyenne des gens de votre espèce.

Deux – Monsieur le Comte a toujours une explication pour tout. Je lui apporte ses pilules ?

Un – Quelle pilule ?

Deux – Vos pilules pour la mémoire, Monsieur le Comte.

Un – Des pilules pour la mémoire ? Tiens donc, c’est curieux, j’avais oublié que je devais en prendre.

Deux – C’est pour cela que Monsieur le Comte m’a engagé.

Un – Pour quoi donc, mon brave ?

Deux – Pour lui rappeler de prendre ses pilules.

Un – On ne m’ôtera pas de l’idée que vous êtes bien un peau rouge. Mais ça ne fait rien, je vous garde quand même. C’est si difficile de trouver un valet aujourd’hui.

Deux – Monsieur le Comte est trop bon. (Il lui tend ses pilules) Un, deux, trois… Et voilà : le compte est bon.

L’autre regarde les pilules.

Un – Je dois vraiment avaler tout ça ?

Deux – Je le crains, Monsieur le Comte. Regardez : Bleu, blanc, rouge…

L’autre prend ses pilules une par une.

Un – Je ne sais pas pourquoi, mais c’est toujours la rouge qui a le plus de mal à passer…

Noir

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Carte bleue

Une femme fait les cent pas, habillée en bleu (notamment les bas). Sa tenue un peu provocante et ses allées et venues peuvent faire penser à une prostituée en train de faire le trottoir. Un homme arrive, en costume. Il hésite un peu puis s’approche d’elle.

Un – Bonsoir… Excusez-moi de vous demandez ça mais… Vous prenez la carte bleue ?

Deux – Non, je ne prends que l’American Express.

Un – Ah… Je suis désolé, je n’ai plus du tout de liquide… Vous ne savez pas où il y a un distributeur, dans le coin ?

Deux – Un distributeur de quoi ?

Un – Un distributeur de liquide… Enfin, je veux dire, d’argent liquide… Un distributeur de billets, quoi…

Deux – Au coin de la rue, là-bas. Il y a un Crédit Mutuel.

Un – Merci, je… Ça tombe bien, je suis au Crédit Mutuel… Je vais y aller…

Deux – Vous faites comme vous voulez…

Un – Très bien… Mais je suis pris d’un horrible doute, tout d’un coup. Vous êtes bien Emmanuelle.

Deux – Euh… Oui… Vous imaginez bien que ce n’est pas mon vrai nom, mais…

Un – Parfait. Donc, vous êtes bien celle que j’avais commandée… Je veux dire, celle que j’ai eue au téléphone… Ok, ne bougez pas, je reviens tout de suite…

Il s’éloigne. Elle continue à faire les cent pas. Son portable sonne, et elle répond.

Deux – Oui ? Alors qu’est-ce que tu fous ? Tu n’as pas trouvé de place pour te garer ? Ok… Non, je suis devant la maison, là. Je trouve pas mes clefs, figure-toi. J’ai dû les laisser dans la boîte à gants. Oui, oui, ça va… Enfin… Je viens de me faire aborder par un type. C’est vrai que je ne suis pas dans une tenue à me balader toute seule dans la rue, mais tu vas rire : il m’a pris pour une pute… Non, non, ne t’inquiète pas, pas agressif du tout. Très poli même. La bonne nouvelle, c’est qu’apparemment, j’ai plutôt l’air d’une pute de luxe. Il m’a demandé si je prenais la carte bleue… Je ne sais pas, plutôt le genre homme d’affaires… Il a dû commander une escorte pour la soirée. Une certaine Emmanuelle, à ce qui paraît… Je ne voulais pas le décevoir, je n’ai pas eu le courage de lui avouer que mon vrai nom, c’était Rolande (Le type revient) Bon, excuse-moi, le voilà qui revient justement, il faut que je te laisse. Mais non, ne t’inquiète pas, il faut bien rigoler un peu… Enfin, ne tarde pas trop quand même…

Elle range son portable.

Un – Je suis vraiment désolé… Le distributeur est en panne…

Deux – Vous n’avez vraiment pas de chance, vous, ce soir…

Un – Non…

Deux – Malheureusement, dans mon métier, vous imaginez un peu si on se mettait à faire crédit à nos clients…

Un – Je comprends… Mais c’est très ennuyeux…

Deux – Oui… J’imagine que c’était une urgence ?

Un – D’habitude, je fais appel à des professionnels, ils prennent la carte bleue, mais là… Je me suis dit que j’allais essayer.

Deux – Donc, vous avez tout de suite vu que j’étais une occasionnelle.

Un – Pardon, je n’ai pas dit ça pour être désobligeant. Je ne remets pas du tout en cause vos compétences.

Deux – Non, non, ne vous excusez pas… Je prends plutôt ça pour un compliment, vous savez.

Un – Et qu’est-ce que vous faites d’autre dans la vie ? Puisque ce n’est pas votre vrai métier ?

Deux – Là, vous devenez indiscret…

Un – Excusez-moi, vous avez raison. C’est juste que d’habitude… Enfin, je veux dire… Je n’ai pas l’habitude de tomber sur des filles comme vous…

Deux – Vraiment ?

Son portable sonne.

Un – Excusez-moi… Oui ? Comment ça, Emmanuelle ? Mais je suis avec elle justement… Ah… Non, il doit y avoir un malentendu… Ok, je vous attends…

Deux – Un problème ?

Un – Non, non, je… J’avais commandé un Uber, et… La fille m’avait dit qu’elle s’appelait Emmanuelle et qu’elle serait en bleu.

Deux – Elle devait parler de la carrosserie…

Un – La carrosserie ?

Deux – La carrosserie de la voiture… Du taxi…

Un – Bien sûr… Écoutez, je suis vraiment confus… Ça doit être un horrible quiproquo. Encore que dans ce cas, horrible n’est pas vraiment le terme le plus approprié…

Deux – Vous ne m’auriez pas pris pour une pute, par hasard ?

Un – Mais enfin pas du tout ! D’ailleurs, c’est vous qui…

Deux – Vous insinuez que c’est moi qui me prends pour une pute ?

Un – Je ne dis pas ça, mais… Avouez que…

Elle regarde en direction d’une silhouette qui approche dans la nuit.

Deux – Très bien, vous allez pouvoir en discuter avec mon mari. Le voilà, justement…

Un – Mais enfin… (Il regarde en direction de la personne qui arrive). D’ailleurs, ce n’est pas votre mari, c’est une femme. Ça doit être mon Uber. Emmanuelle ? (On suppose que la femme passe sans s’arrêter) Non, apparemment elle ne s’appelle pas Emmanuelle…

Deux – Décidément, vous fantasmez beaucoup sur les chauffeurs de taxi… Et puis vous oubliez un détail…

Un – Quoi encore ?

Deux – Vous n’avez pas de liquide…

Un – Ah oui, c’est vrai…

Deux – La prochaine fois, faites plutôt appel à une professionnelle. Une qui prend la carte bleue…

Noir

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La vie en rose

Un personnage arrive et se plante devant un autre qui est déjà là.

Un – Docteur, je n’en peux plus. Il faut absolument que vous m’aidiez.

Deux – Je vous écoute…

Un – Eh bien voilà… Je ne sais pas comment vous dire ça… Depuis quelque temps déjà… Je vois la vie en rose.

Deux – Ah… Ce n’est pas banal, en effet. D’habitude, les gens viennent plutôt me consulter parce qu’ils voient tout en noir.

Un – Non mais dans mon cas, Docteur, ce n’est pas seulement une façon de parler, je vous assure. Je vois vraiment tout en rose.

Deux – Voyez-vous ça…

Un – Ma maison est rose, ma voiture est rose, ma femme est rose, mon chien est rose…

Deux – D’accord… Mais dites-moi, Monsieur…

Un – Moineau… Oui, je sais, c’est cocasse… Je veux dire à cause de Piaf.

Deux – Piaf ?

Un – Vous savez bien… La Vie en Rose…

Deux – Ah oui, bien sûr… Et… vous avez un lien de parenté avec…

Un – Aucun. Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Deux – Mon Dieu, ça dépend… Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Un – Non, mais moi, Docteur, ce n’est pas seulement quand elle me prend dans ses bras, et qu’elle me parle tout bas, que je vois la vie en rose. C’est permanent, vous comprenez ?

Deux – Je comprends… Et… Vous prenez des médicaments en ce moment, Monsieur Moineau ?

Un – Non… Aucun…

Deux – Pardon de vous demander ça, mais… Pas de substances hallucinogènes ?

Un – Rien, je vous assure… Pour plus de sécurité, j’ai même arrêté le vin. Surtout le rosé, évidemment… Mais rien n’y fait.

Deux – C’est curieux, en effet… Et donc… Ça vous gêne.

Un – Évidemment, que ça me gêne ! C’est très handicapant, vous ne vous rendez pas compte ! Ça peut même dangereux ! Tenez, par exemple : je suis en voiture, j’arrive à un feu tricolore. Pour moi tous les feux sont roses ! Alors qu’est-ce que je fais ? Je m’arrête, et je me fais klaxonner ? Je passe, et je me fais verbaliser ?

Deux – Je vois…

Un – Vous m’imaginez en train d’expliquer aux flics : Excusez-moi, je suis passé au rose ?

Deux – Je comprends…

Un – Et puis voir la vie en rose, ça va cinq minutes… Mais au bout d’un moment, c’est très monotone…

Deux – Et ce qui est monotone peut vite devenir très déprimant.

Un – Vous, quand vous allez au cinéma, c’est pour voir un film en couleur, non ? Moi je ne vois que du rose.

Deux – Vous avez essayé les films en noir et blanc ?

Un – Oui… Pour moi, c’est du rose clair et du rose foncé.

Deux – Je vois… Et avec des lunettes noires ?

Un – Du rose à travers des lunettes noires.

Deux – Je vois…

Un – Vous pourriez arrêter de dire je vois ? Ça m’énerve, vous voyez ?

Deux – Pardon…

Un – Je vois bien que vous ne voyez rien du tout !

Deux – La médecine n’a pas encore réponse à tout, malheureusement. Et je dois reconnaître en effet que… Il doit s’agir d’une maladie orpheline…

Un – Une maladie orpheline ?

Deux – Une de ces maladies génétiques dont personne n’a rien à branler parce qu’elle n’affecte qu’une ou deux personnes dans le monde.

Un – Merci de me remonter le moral, Docteur, ça m’aide beaucoup.

Deux – Allez, il ne faut pas voir tout en noir… Pardon, je veux dire… Vous avez déjà pensé au suicide ?

Un – Vous croyez que c’est la seule solution qui me reste ?

Deux – Excusez-moi, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, mais… Si vous avez des idées noires… Je peux vous prescrire un antidépresseur.

Un – Mouais… Et un arrêt maladie ?

Deux – Vous pensez que…

Un – Un peu de repos, ça n’a jamais fait de mal à personne, pas vrai ?

Deux – Vous avez l’impression d’être surmené ?

Un – Maintenant que vous me le dites, Docteur, c’est vrai que… Je suis à la limite du burn out.

Deux – Je vois… Et à votre avis, il vous faudrait combien ? Je veux dire pour ne plus voir la vie en rose…

Un – Je ne sais pas, moi… Une semaine, vous pensez que c’est suffisant ?

Deux – Mon Dieu, dans votre cas…

Un – Bon, puisque vous insistez, disons un mois, ce sera plus prudent.

Deux (rédigeant l’arrêt de travail) – Va pour quatre semaines, alors.

Un – Ce n’est pas que ça m’amuse, mais… Je pense que ça va me faire du bien, vous ne croyez pas ?

Deux – Revenez me voir en rentrant de vacances, et on verra bien si votre état s’est amélioré.

Un – Je vous enverrai une carte postale, c’est promis.

Deux – Et pour les antidépresseurs, qu’est-ce qu’on fait ? Vous savez, on peut très bien voir la vie en rose et avoir des idées noires.

Un – Merci, mais je crois que je vais essayer de m’en passer. Il paraît que la France est le pays au monde qui consomme le plus d’antidépresseurs. Je ne voudrais pas contribuer à creuser un peu plus le déficit de la Sécu.

Deux – Ce civisme vous honore, cher Monsieur. (Il lui tend son arrêt de travail, mais le laisse tomber par terre) Pardon… (Il ramasse la feuille et se relève). Bon, alors… Bonnes vacances, Monsieur Moineau.

Un – Merci beaucoup Docteur. Rien que de vous avoir parlé, il me semble que ça va déjà mieux.

Le médecin hésite à nouveau à lui tendre l’ordonnance, que l’autre a hâte de saisir.

Deux – Vous ne voyez plus la vie en rose ?

Un – Si… Mais maintenant, au moins, je sais pourquoi…

Deux – Une dernière petite question, Monsieur Moineau… Vous partez où, en vacances ?

Un – Toulouse. Je suis né là-bas. J’ai été muté à Paris, mais je n’arrive pas à m’y faire. Je suis comme les oiseaux migrateurs : l’hiver, il faut que je m’envole vers le Sud.

Deux – Toulouse…

Le médecin reprend l’ordonnance.

Un – Il y a un problème ?

Deux – Toulouse, la ville rose… (Il déchire l’ordonnance). Je suis vraiment désolé, Monsieur Moineau, mais franchement, dans votre cas, ça me semble tout à fait contre-indiqué…

Noir.

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En couleurs

Un personnage attend. Un autre arrive avec un bébé emmailloté.

Un – Félicitation ! C’est une fille.

Deux – C’est merveilleux.

Elle prend l’enfant.

Un – Et vous allez l’appeler comment ?

Deux – J’ai hésité entre Clémentine et Prune, et puis finalement, je me suis décidée pour Violette.

Un – Violette… C’est… C’est très joli.

Deux – C’était le nom de ma grand-mère…

Un – Ah, oui… (Il ouvre un dossier) Bon… Et bien je crois que tout est en ordre.

Deux – Alors je peux le ramener à la maison ?

Un – Mais bien sûr, il est à vous. (Il sort un papier du dossier et lui tend) Tenez, voici le certificat de garantie.

Deux – Merci…

Un – Si vous avez le moindre souci, n’hésitez pas à nous le rapporter. Notre service après vente est réputé dans le monde entier. En cas de problème bien improbable, rassurez-vous, nous pourrons procéder à un échange standard.

Deux – J’espère bien que nous n’en n’arriverons pas là… Je crois que je commence déjà à m’attacher à celui-ci…

Un – Bien sûr, bien sûr… (Il jette un dernier regard au dossier) Mais… je vois que vous n’avez pas choisi l’option « vision en couleurs »… C’est un oubli de votre part, ou bien…?

Deux – Vision en couleurs ?

Un – Et bien oui… Pour que votre enfant puisse percevoir le monde avec toutes les merveilleuses couleurs dont Dieu l’a pourvu…

Deux – Je… Je suis vraiment désolée… Je ne savais pas que c’était en option…

Un – Ce n’est pas une cécité absolue… Je veux dire, ce n’est pas une nécessité absolue, mais évidemment, c’est un plus très appréciable. Nous vous proposons différents niveaux de qualité, en fonction du nombre de pixels. Selon le prix de l’abonnement, bien sûr…

Deux – Ah parce que c’est un abonnement…

Un – Hélas, en ce bas monde, rien n’est vraiment définitif, n’est-ce pas ? Mais je vous assure que la version premium est absolument fantastique.

Deux – Du temps de ma mère, la couleur n’était pas en option…

Un – Autrefois, en effet, le modèle de base était équipé de la vision en couleurs. Malheureusement, comme vous le savez, la crise est passée par là…

Deux – Oui… Aujourd’hui, tout se paie.

Un – Fort heureusement, la 3D fait encore partie des équipements d’origine.

Deux – La 3D ?

Un – Pour ce qui est de la couleur, iI est encore temps de réparer cet oubli. Un petit retour à la maternité, un coup de bistouri électronique, deux injections transgéniques, et nos techniciens médicaux permettront à cette merveilleuse enfant de voir la vie en couleurs…

Deux – Malheureusement, je crains que ce ne soit impossible pour l’instant. Nous n’avions pas prévu ça dans notre budget, et…

Un – Je comprends… Hélas, tous les bébés qui naissent aujourd’hui n’ont pas la chance d’avoir des parents fortunés.

Deux – Et avec ces complémentaires santé qui ne remboursent plus rien.

Un – Allons ce n’est pas si grave… Cet enfant se contentera de voir le monde en noir et blanc pour l’instant, voilà tout… Et quand vous aurez pu faire quelques économies… Sachez que cette option peut être ajoutée à n’importe quel moment de sa vie. Un Noël, un anniversaire, une bar-mitsva… Voilà un cadeau tout trouvé pour votre chère Violette !

Deux – Très bien, je vais y réfléchir.

Elle s’apprête à partir avec le bébé.

Un – N’oubliez pas non plus que si vous le souhaitez, notre service financier peut vous proposer un petit crédit sur quinze ou vingt ans…

Noir

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Avis de passage

Le facteur (homme ou femme) glisse des livres dans chaque boîte aux lettres. Un locataire (homme ou femme) arrive.

Locataire – Vous ne savez pas lire ?

Facteur – Si justement ! Et vous ?

Locataire – Stop Pub, c’est marqué là sur ma boîte !

Facteur – Ah mais ce n’est pas de la pub ! Je suis votre nouveau facteur.

Locataire – Ah oui ? (Désignant ce que le facteur a dans la main) Et ça qu’est-ce que c’est ? Du courrier, peut-être ?

Facteur – C’est une opération que nous venons de mettre en place à La Poste. Vous savez maintenant, avec le développement d’internet, on est obligé de diversifier nos missions…

Locataire – Et alors ?

Facteur – Pour ceux qui ne reçoivent plus de courriers, nous avons décidé de distribuer des lettres libres de droit.

Locataire – Libres de droit ?

L’autre montre ce qu’il a dans sa sacoche.

Facteur – Les Lettres de Mon Moulin, Les Lettres Persanes, Les Lettres de Madame de Sévigné…

Locataire – Pourquoi faire ?

Facteur – Mais pour réenchanter le monde ! Et réenchanter La Poste ! Le courrier traditionnel a disparu, très bien. Cela économise du papier. Et donc ça évite de couper des arbres. Mais les gens ne lisent plus ! Et ça, c’est terrible, n’est-ce pas ?

Locataire – Oui, bien sûr.

Facteur – La littérature, c’est la mémoire du monde ! Vouloir sauver les forêts, c’est parfait. Mais il faut aussi préserver ce qui fait notre vraie richesse ! Notre patrimoine culturel : les livres ! Vous savez combien de lettres il y a dans notre alphabet ?

Locataire – À peu près 26, non ?

Facteur – Vous vous rendez compte ?

Locataire – Quoi ?

Facteur – Avec 26 lettres seulement, en les combinant, l’homme peut tout exprimer.

Locataire – Oui…

Facteur – Et encore, quand je dis 26… Vous savez quelle est la langue au monde qui comprend le moins de lettres ?

Locataire – Ma foi non…

Facteur – Le Rotokas. Une langue parlée dans les îles Salomon. Son alphabet ne compte que 12 caractères.

Locataire – Vraiment ?

Facteur – Une douzaine de lettres pour exprimer toutes les pensées des hommes.

Locataire – Oui, c’est… Vous avez du courrier pour moi ?

Facteur – Une dizaine de chiffres pour comprendre la mécanique de l’univers.

Locataire – Je peux avoir mon courrier ?

Facteur – Et sept notes pour composer toute la musique du monde.

Locataire – Donc pas de courrier…

Facteur – Et qu’est-ce qui restera de tout ça, dans quelques milliards d’années ? Quand le soleil dans son grand bouquet final nous aura tous réduit en cendres ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Quelques hiéroglyphes gravés sur les pierres qui n’auront pas encore fondu. Quelques propos lapidaires comme aux premiers temps de l’écriture. En vérité, je vous le dis : les premiers balbutiements de l’humanité seront aussi ses derniers soupirs.

Locataire – Oui…

Facteur – Quand La Poste aura disparu, les épitaphes de nos ancêtres nous survivront un instant. Comme un avis de passage. Mais souvenez-vous d’une chose.(Avec emphase) Seul le souvenir de la musique des sphères nous survivra pour toujours.

Le facteur lui tend un CD.

Facteur – Tenez… Voici La Lettre à Élise…

L’autre prend le CD.

Locataire – Merci.

Le facteur s’éloigne et l’autre le regarde partir, interloqué.

Locataire – Je n’ai rien compris…

On entend la Lettre à Élise.

Noir.

Avis de Passage

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Don contre don

Le premier (ou la première) arrive, l’air affligé, et s’assied quelque part. Le (ou la) deuxième arrive à son tour et, voyant que l’autre n’a pas l’air d’aller bien, l’aborde avec sollicitude.

Un – Ça va ?

Deux – Je viens d’enterrer mon père.

Un – Enterrer ?

Deux – Oui, enfin… je n’ai pas fait ça moi-même. J’ai fait appel à des spécialistes. Il paraît qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est pas donné, d’ailleurs.

Un – Ah oui…

Deux – Bref, je reviens de l’enterrement.

Un – Je suis vraiment désolé. Je vous présente mes plus sincères condoléances…

Deux – Vous pouvez garder vos condoléances. Je détestais mon père.

Un – On a toujours de bonnes raisons de détester son père.

Deux – Vous savez ce que je trouve vraiment insupportable lors des enterrements ?

Un – Non…

Deux – Tous ces gens qui ne font même pas partie de la famille, qu’on n’a souvent jamais vu de sa vie avant la cérémonie, et qui devant le cercueil se mettent à sangloter plus bruyamment que les propres enfants du défunt. Comme pour les faire culpabiliser de ne pas avoir eux-mêmes le chagrin plus démonstratif. C’est parfaitement déplacé, vous ne trouvez pas ?

Un – Vous avez raison… Il devrait y avoir un ordre de préséance. Un seuil de décibels autorisés en fonction de la proximité de chacun avec la personne qu’on enterre.

Deux – Si les héritiers en ligne directe ne jugent pas nécessaire de pleurer devant le cercueil de leur très cher disparu, les autres aussi devraient s’en abstenir, non ?

Un – Pourtant, on dirait que le décès de votre père ne vous laisse pas complètement indifférent…

Deux – En effet… Sa disparition est pour moi un coup dur.

Un – Malgré vos différends, vous n’aviez donc pas rompu toute relation avec lui…

Deux – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau du juge…

Un – Du juge ?

Deux – J’étais sur le point de gagner le procès que j’avais engagé contre mon père… Maintenant qu’il est mort, évidemment, ça va être beaucoup plus difficile…

Un – Ah oui…

Deux – J’ai peur que l’affaire soit classée sans suite.

Un – C’est à craindre. Mais… pourquoi ce procès, si je peux me permettre ?

Deux – Ce serait un peu long à vous expliquer, mais en gros… je reproche à mon père, après m’avoir fait naître, de me laisser complètement démuni devant la misère du monde…

Un – Et pourquoi ne pas faire le même reproche à votre mère aussi ?

Deux – Je suis né de mère inconnue.

Un – De mère inconnue ? Tiens donc… Je ne savais même pas que c’était matériellement possible. De mon temps… Mais c’est vrai qu’à présent, avec les nouvelles technologies…

Deux – Je suis né en terre inconnue, d’une mère porteuse sans papier, payée en liquide, et qui a préféré garder l’anonymat.

Un – Donc vous reprochiez à votre père de vous avoir privé de l’affection d’une mère…

Deux – Ah non, pas du tout !

Un – Mais alors pourquoi lui faire un procès pour vous avoir mis au monde ? Vous n’avez pas l’air d’avoir de malformations particulières…

Deux – Mon Dieu non.

Un – Je dirais même que vous êtes plutôt bien fait de votre personne…

Deux – Merci.

Un – Alors pourquoi ?

Deux – Non mais vous avez vu le monde dans lequel on vit ?

Un – Oui, ce n’est pas faux… Avec toutes ces guerres un peu partout sur la planète. Le terrorisme. La famine. Le réchauffement climatique…

Deux – Sans parler de l’ISF et du cancer de la prostate.

Un – Vous en voulez à votre père de vous avoir fait naître dans cette vallée de larmes qu’est notre monde moderne…

Deux – En fait, c’est un peu plus compliqué que ça…

Un – Vous commencez à m’intriguer.

Deux – Avant de mourir, mon père a légué une grosse partie de sa fortune à une fondation qui lutte contre la faim dans le monde

Un – Ah oui, c’est… C’est bien ça.

Deux – Oui, mais ma part d’héritage, elle, en est diminuée d’autant.

Un – Bien sûr… Mais… c’est tout de même très généreux de sa part.

Deux – Mais pas du tout ! Il a fait ça exprès pour m’emmerder !

Un – Comment ça, pour vous emmerder ? La faim dans le monde, tout le monde est contre, non ? Ne me dites pas que vous êtes pour…

Deux – Je vous dis qu’il a fait ça dans le seul but de me déshériter.

Un – Oui, je comprends bien mais… Tout de même… Cela profitera à des gens qui ont vraiment besoin de cet argent.

Deux – Voilà ! C’est bien pour ça que je lui fais un procès.

Un – Pardon ?

Deux – S’il avait laissé sa fortune à son plombier ou à son contrôleur fiscal, son intention de me nuire n’aurait fait aucun doute. Mais là, c’est particulièrement vicieux, non ?

Un – Vicieux ?

Deux – En me déshéritant au profit de la lutte contre la faim dans le monde, il se donne le beau rôle, vous comprenez ! Et moi, si je m’y oppose, je passe pour un égoïste. Un fils à papa qui voudrait continuer à bouffer du caviar avec l’héritage de son père, plutôt que d’y renoncer joyeusement pour que les déshérités aient un peu de riz dans leur assiette.

Un – Quand ils ont une assiette…

Deux – Ah mais non, je ne vais pas me laisser faire !

Un – Bien sûr… Enfin, je veux dire… Je comprends… Mais ça risque de ne pas être facile.

Deux – À qui le dites-vous…

Un – Comme vous disiez, devant les juges, vous aurez le mauvais rôle…

Deux – Et voilà… Mais je reste confiant… J’ai un bon avocat…

Un – Et que ferez-vous si vous obtenez malgré tout gain de cause ?

Deux – Que voulez-vous que je fasse ? Je reverserai aussitôt cet argent à cette même fondation.

Un – Pardon ?

Deux – Je n’ai pas le choix ! Si je garde tout ce fric pour moi, je passerai pour un salaud. C’est ce que vous penseriez, vous, non ?

Un – C’est à dire que… Oui, évidemment…

Deux – Et voilà ! Quand je vous disais que mon père était un grand pervers, vous comprenez, maintenant…

Un – Euh… Oui… J’essaie… Mais… vous êtes sûr que ce n’est pas un peu compliqué, tout ça ?

Deux – Et pourquoi ça ?

Un – Si cet argent doit finalement aller à cette fondation…

Deux – Ah oui, mais ce n’est pas du tout pareil ! Là c’est moi qui donnerait.

Un – Qui donnerait… l’argent de votre père.

Deux – Si j’en hérite avant, ce sera mon argent ! Et j’aurais démontré que ce n’est pas par générosité qu’il a fait tout ça, mais simplement pour m’emmerder. Et le bienfaiteur de l’humanité, ce sera moi !

Un – Bien sûr… Enfin… Si cela peut vous faire du bien à vous aussi…

Deux – Oui… Mais il y a quand même une chose qui me chagrine.

Un – La mort de votre père…

Deux – Non, le fait que même si je gagne ce procès, il n’en saura jamais rien…

Un – C’est toujours beaucoup plus difficile de se venger des gens qui sont déjà morts.

Deux – Oui… Et c’est beaucoup moins gratifiant…

Noir.

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