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Death Valley

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Derrière nous, infiniment, la route se perd. Le bus s’immobilise sur le bas-côté et nous en descendons en titubant, aveuglés par le grand soleil, et engourdis par cette éternité passée à regarder droit devant nous jusqu’au terminus qu’est ce nouveau départ. Sans un mot, nous avançons dans le paysage lunaire. Nous n’avons plus devant nous que le désert. Nous nous baissons pour ramasser quelques cailloux, que nous lançons vers d’autres cailloux tous semblables, tous différents. Nous évitons de nous regarder. Nous avons tant parlé déjà auparavant. Nous étions ivres de paroles. Et maintenant, nous avons mal au cœur. Nous restons là un long moment silencieux, la gorge serrée, puis peu à peu nous réapprenons à parler. À faire des projets. À rêver notre vie encore une fois comme un rébus.

Mon premier ira à Sofia. Pour y être un poète raté. Y a-t-il des poètes réussis ? Vaguement alcoolique. Mon premier n’est jamais allé à Sofia. Personne ne va là-bas. On n’a pas de raison d’y aller. C’est pour ça qu’il ira. Dans des arrière-salles de cafés enfumés, devant des tables couvertes de cadavres de bouteilles, il poursuivra sans fin les mots d’une langue étrangère pour en faire de mauvais vers. Il ne passera pas à la postérité. Même pas à la postérité bulgare. Il sera poète, c’est tout. Parce qu’on n’est pas poète. Parce qu’un poète, ça n’existe pas, dans la réalité. Encore moins à Sofia. Et puis un jour, trop imbibé d’alcool et de nicotine, il s’affalera sur sa table au milieu d’un long poème inachevé. Mais il sera resté fidèle à sa parole. Jusqu’au bout.

Mon deuxième ira à Paris. Il ouvrira une épicerie rue Alexandre Dumas. Une épicerie semblable à celles tenues par les Arabes ou les Chinois. Toujours ouverte. La nuit, le samedi, le dimanche. Mon deuxième ne sortira jamais de son magasin. Il servira les clients en leur faisant la conversation et en plaisantant. Toujours la même conversation. Les mêmes plaisanteries. Chaque fois plus insensées. Et puis un jour, les mots qu’il emploiera, toujours les mêmes pourtant, ne voudront plus rien dire du tout, seront comme une langue morte inconnue de tous et de lui-même. Alors il fermera l’épicerie : Fermé pour cause d’aphasie. Il ira à la gare de l’Est. Il prendra le train pour Bucarest. Au matin, après une nuit sans rêve, il s’éveillera sur un quai crasseux mais ensoleillé, peuplé de gens pressés et de vendeurs de sodas made in Romania.

C’est alors que dans le flot des voyageurs en mouvement, mon deuxième apercevra mon premier immobile, miraculeusement ressuscité, en fait jamais mort, tout bronzé, en short et en espadrilles. Alors mon premier aura retrouvé mon deuxième. Nos mots de nouveau auront un sens, et seront comme un long poème toujours recommencé, jamais fixé sur le papier. Alors je sortirai de cette gare et m’assoirai à une terrasse. Je commanderai du café à la turque, et le temps que le marc dépose, je verrai mon destin en face. Je veillerai tard dans une nuit qui n’aura plus qu’un lendemain. Et quand le jour se lèvera, ce sera le matin. Devant moi infiniment la route se perdra.

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Retour à Ithaque

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L’écriture est une Odyssée. Redessiner son parcours de mémoire dans l’espoir vain de retrouver le chemin du retour. Jusqu’à l’origine. Pour s’apercevoir enfin que le voyage est dans les cartes, que l’origine n’est pas le point de départ, et que le jeu de la vérité est une partie de poker menteur avec soi-même. Mon paradis perdu, c’est la Méditerranée. Enfant de l’exil, j’ai longtemps voulu voir en mon père un héros. Un résistant glorieusement défait. Pourtant, en 1939, mon père n’était qu’un adolescent. Une victime déplacée. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu mon père dire du mal de Franco. Mais je me rêvais tellement en fils de l’utopie. Pour mon père, à vrai dire, le Général Franco, c’était plutôt une sorte de Général De Gaulle. L’ordre moral, la paix sociale, et le miracle économique. L’apparentement des patronymes, sans doute. Franco. La France. De Gaulle. La Gaule. Oui, plus tard, parmi les réfugiés aussi, de retour au pays en touristes, il y en avait pour dire qu’avec Franco, on vivait mieux… J’ai longtemps tiré gloire du fait que mon père ne m’avait pas fait baptiser. J’aimais voir là un acte de résistance symbolique. Ce n’était hélas qu’une négligence. Mon père, qui n’était pas allé à la mairie pour me donner un nom, pourquoi m’aurait-il conduit à l’église pour recevoir le baptême ? Non, ne pas croire en Dieu ne fait pas d’un réfugié un résistant. Et j’aurais dû douter de l’anticléricalisme de ce père qui m’interna pendant sept ans dans un pensionnat catholique…. C’est mon oncle qui, à la mairie, improvisa mon prénom. J’entends encore le rire malicieux de ce brave ouvrier de chez Simca en racontant cette anecdote : Jean-Pierre Belmondo ! J’aurais donc dû m’appeler Jean-Paul. Mon nom de famille est le dégât collatéral d’une guerre civile et d’une défaite. Mon prénom le produit d’une indifférence et d’un lapsus. Drôle de baptême républicain. Malentendus. Erreurs. Contradictions. Tous ces hasards font-ils un destin ? Certes, mon père n’était pas franquiste non plus. C’était seulement un survivant, pas un héros. Pas un maquisard, seulement un débrouillard. Beaucoup d’ambition, et un peu de marché noir. Trois ans de guerre civile, et un exode. Six ans de guerre mondiale, et un exil. Ça forme une jeunesse. Pas un combat, mais de nombreuses déroutes. Pas une blessure, mais beaucoup de cicatrices. Ça vous rend résistant. Ça ne fait pas de vous un résistant. Et moi ? Plutôt Gaulliste aussi, enfin, gaulliste de gauche. Franco-gaulois de Barcelone et pas même catalan. Fils d’un républicain fantasmé et de la République Française. Avant même de savoir écrire, j’ai su qu’écrire serait ma seule patrie. Je suis l’auteur de mes jours. L’écriture est une Odyssée, un long parcours de retour vers soi-même. J’aurais fait ce voyage contre vents et marées, y jouant ma vie pour y gagner ma liberté.

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Ici ou là

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J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

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Faire tomber la neige

Un homme (ou une femme) arrive, en survêtement.

Vous pouvez rester assis ! Je suis… votre nouveau professeur de philosophie. Je sais, jusqu’à maintenant, vous me connaissiez plutôt en tant moniteur d’éducation physique… Mais Madame Zarbi, je veux dire Madame Zerbi, s’étant comme vous le savez suicidée hier soir en s’immolant par le feu dans sa baignoire remplie de super sans plomb… Ah, vous ne le saviez pas ? Autant pour moi. Bref, comme l’Académie de Créteil est momentanément en rupture de stock pour ce qui est des profs de philo… Allez savoir pourquoi, les profs de philo, c’est comme les curés, il y a une crise de vocation… Bref, la Directrice m’a demandé de remplacer Madame Zarbi. Zerbi. Vous savez, maintenant, il faut être polyvalent, dans notre métier… Il faut savoir s’adapter… Vous aussi, lorsque vous aurez un boulot, si vous arrivez à en trouver un, on vous demandera de savoir vous adapter. On appelle ça l’employabilité. Enfin, c’est ce que m’a dit Madame la Directrice. Je sais, vous avez le bac à la fin de l’année, mais… C’était moi, ou rien… Alors autant apprendre à vous adapter tout de suite. Bien, si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer. Bon alors finalement, la philosophie, c‘est quoi ? Ce n’est pas si compliqué que ça, non ? C’est se poser les questions de base. Je veux dire, les questions fondamentales. Enfin, les questions qui ne servent à rien, quoi. Genre… Je ne sais pas moi… C’est quoi ce bordel qui nous entoure ? Comment est-ce que ce foutoir a bien pu commencer ? Est-ce que tout ce merdier finira un jour ? Là où elle est maintenant, Madame Zarbi a peut-être enfin les réponses à toutes ces questions… Malheureusement, elle ne peut pas revenir pour nous dire si il y a une existence après l’essence. Elle est complètement carbonisée. Alors pour le bac, il y va falloir qu’on se débrouille tout seul, hein ? Bref, ça fait des millénaires que tous les philosophes se posent ce genre de questions à la con, sans être foutus de trouver une explication qui tienne à peu près la route. Eh ben ça va peut-être vous surprendre dans la mesure où je n’ai jamais fait d’études de philo, mais moi, je pense avoir trouvé la réponse. Enfin… un début de réponse… Ce qu’il faut, c’est reprendre le problème à la base. Vous verrez, en cherchant bien, vous découvrirez que la réponse est en vous. Et que vous n’avez pas besoin de vous farcir tous ces bouquins aux titres imbitables qui figurent sur la bibliographie que Madame Zarbi vous a distribuée au début de l’année. Je ne sais pas si elle-même les avait tous lus, mais vous voyez où ça l’a menée… Non, croyez-moi, il vaut mieux que chacun reparte de sa propre expérience, en puisant dans ses propres souvenirs. Je suis sûr qu’à un moment ou un autre de votre vie vous êtes déjà passés à côté de la vérité sans même vous en rendre compte. Moi, personnellement, c’est en allant en pèlerinage au Mont Saint-Michel que j’ai eu… ce qu’on pourrait appeler une révélation. Au début, d’ailleurs, je n’étais pas très chaud. Je veux dire pour aller au Mont Saint-Michel. C’est plutôt ma femme qui… Mais bon, le Mont Saint-Michel, c’est quand même un truc à voir au moins une fois dans sa vie, non ? Et comme le voyage en car était offert par la mairie. Bref, on débarque là-bas sur le parking avec ma femme vers midi après trois heures de route en plein brouillard sans même pouvoir s’arrêter dans une station service pour pisser. Il n’y avait pas de temps à perdre, parce qu’on devait revenir le soir même à Créteil, alors c’était plutôt ambiance commando, voyez ? Donc tout le monde descend du car fissa, et commence à faire mouvement vers la basilique au pas de charge. On a beau ne pas trop croire en Dieu, c’est vrai qu’il y a là-bas une atmosphère propice à la méditation… Bref, on était à peu près à mi-chemin quand ma femme me dit : « Tu te rends compte ? Le Mont Saint-Michel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, et si on ne fait rien, dans quelques années, ce ne sera même plus une île ». Sur le moment, j’avoue que je n’ai pas très bien compris où elle voulait en venir. C’était marée basse, alors le Mont Saint-Michel, dans le brouillard, ça ressemblait plutôt à une grosse merde posée là au milieu de la plage. Mais c’est vrai que ça m’a fait réfléchir. Et je suis parti comme ça à me poser des questions. Pourquoi le Mont Saint-Michel plutôt que rien ? Pourquoi ma femme plutôt qu’une autre ? Pourquoi la possibilité d’une île à marée haute, et plus à marée basse ? Entre-temps, on était presque arrivé à la basilique. Il faisait un froid ! C’était au mois de décembre, quelques jours avant Noël. Ça a peut-être aussi un rapport avec ça. Donc à mesure que je grimpais la pente, je sentais monter en moi quelque chose de… zarbi. J’avais la conviction qu’en ce lieu sacré, j’allais trouver la réponse à toutes les questions que je ne m’étais jamais posées jusque là. Mais comme j’étais un peu essoufflé, que je me les gelais, et que j’avais promis à ma belle-mère de lui ramener quelque chose du Mont Saint-Michel, j’ai eu l’idée d’entrer dans un magasin de souvenirs. Il faut dire que ça ne manque pas, là-bas, les souvenirs… Bref, je regarde dans la boutique si je pouvais trouver une bricole pas trop chère pour ma belle doche. Et là, comme par miracle, je tombe sur un de ces petits dômes en verre rempli d’eau avec le Mont Saint-Michel à l’intérieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils font la même chose à Paris avec la Tour Eiffel. Machinalement je prends le truc dans ma main et là, comme poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me mets à le secouer. Vous n’allez pas le croire, mais la neige se met à tomber ! Je veux dire dans la boule de cristal d’abord, évidemment. Mais je me tourne vers la porte. Il s’était mis à neiger dehors aussi ! C’est là que ça m’est venu tout d’un coup. Cette boule de cristal, c’était l’univers en modèle réduit ! Le monde que je tenais entre mes mains. J’étais comme illuminé par cette révélation ! Je regardais la boule. Je regardais dehors. Plus je secouais la boule, plus il neigeait sur le Mont Saint-Michel. J’étais tout puissant. J’étais Le Tout-Puissant ! Bon, au bout d’un moment, comme le vendeur commençait à me regarder de travers, j’ai dû reposer la boule. Peu à peu toute la neige est retombée, et je suis revenu à la réalité. Mais depuis ce moment là, je sais : le monde est une boule de cristal dans laquelle on peut lire le passé comme l’avenir. On secoue la boule, c’est comme le big bang. Les flocons ne tombent jamais au même endroit, dans le même ordre, ni à la même vitesse, mais au bout du compte, toute la neige finit toujours par retomber par terre. Après il suffit de secouer la boule encore une fois, et ça recommence. C’est toujours différent, mais au bout du compte ça revient au même. Il n’y a pas deux flocons identiques, ils suivent tous une trajectoire distincte, mais il y a toujours la même quantité de neige, et tout finit toujours par se casser la gueule, vous pigez ? Bon, alors je n’ai pas encore réussi à comprendre qui secouait le machin, et pourquoi, mais… J’ai quand même ma petite idée. Pourquoi, à votre avis, tous les cons qui rentrent dans une boutique de souvenirs au Mont Saint-Michel éprouvent le besoin irrépressible de secouer le machin dont je vous parle ? Pour le plaisir de voir tomber la neige ! Alors pourquoi Dieu, s’il existe, n’aurait pas envie de faire pareil ? Et tenez-vous bien, parce que ce n’est pas fini… Et si Dieu, finalement, c’était moi ? Je veux dire, vous aussi, si vous voulez. Enfin, la somme de tous les cons de notre espèce, quoi ! Avouez que ça vous en bouche un coin, non ? C’est pour ça que quand la Directrice m’a demandé si j’avais quelques notions de philosophie pour remplacer Madame Zarbi, j’ai dit oui tout de suite. Je crois que c’était un signe du destin, vous comprenez ? L’occasion pour moi de faire partager au plus grand nombre le savoir que j’ai pu modestement acquérir sur les mystères du monde qui nous entoure… Bon, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui. Il ne faut quand même pas mettre la barre trop haut pour une première fois. Allez, maintenant tous à plat ventre ! On va faire quelques pompes tous ensemble pour terminer. Un esprit sain dans un corps sain, comme dit Madame la Directrice. Et les pompes, pour le bac, ça peut toujours servir, pas vrai ? Noir

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Notre père qui êtes en nous

Si on se croisait dans la rue tel qu’on sera dans trente ans, vous croyez qu’on se reconnaîtrait ? Pas sûr, hein…? Ah, non mais je ne parle pas de vous et moi. On se connaît à peine. Il y a peu de chance que je me souvienne de vous. Surtout que dans trente ans, vous aurez pris un sacré coup de vieux. Vous serez probablement méconnaissables. Si vous êtes encore là… Non, je veux dire moi, si demain, dans un ascenseur, je tombais par hasard sur moi-même tel que je serais avec trente ans de plus… Est-ce que ma tête me dirait quelque chose ? Il y a trente ans, j’avais les cheveux longs, je faisais de la moto, et je lisais Rock & Folk. Si je me croisais aujourd’hui dans le métro le crâne dégarni en train de lire la Vie Financière, est-ce que je ferai le rapprochement ? Est-ce qu’au moins je me dirais : Tiens, c’est marrant, sa tête m’est familière à ce vieux con. Il ressemble un peu à mon père. Là, je n’aurais sûrement plus du tout envie de m’adresser la parole… On change quand même pas mal en trente ans. Pour le pire, en général. Est-ce qu’on est encore tout à fait le même… ou est-ce qu’on a irrémédiablement tendance à devenir son propre père ? On a tous peur de mourir un jour, mais on a bien tort de s’en faire. On ne meurt pas en un jour. Ou alors seulement par accident. Quand on meurt de vieillesse, on décède un peu tous les jours. Et on finit même par s’oublier. On est tous appelés à devenir des soldats inconnus. Si vous avez la chance de vivre encore une trentaine d’années, ce n’est pas vous qu’on enterrera, c’est un autre. Un autre que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais rencontré, et que a priori vous ne rencontrerez jamais. Un étranger qui ne vous serait peut-être même pas sympathique. Parce qu’il faut voir les choses en face : on s’arrange rarement en vieillissant. Dites-vous bien que si vous ne vous aimez déjà pas beaucoup aujourd’hui, dans trente ans vous détesterez sûrement celui que serez devenu. Peut-être même que vous souhaiterez sa mort. On désire tous plus ou moins la mort de son père, non ? Vous lui reprocherez de ne pas vous avoir chéri comme un fils. Et il vous en voudra de ne pas avoir su réaliser ses rêves. Notre père, pour le comprendre, il faudrait l’avoir connu enfant. Et encore… Déjà que le matin, quand je me regarde dans la glace, j’ai du mal à me reconnaître et je ne trouve rien d’intéressant à me dire. Alors vous imaginez un peu si j’avais en face un type comme moi avec trente ans de plus… Un type qui n’existera peut-être jamais, d’ailleurs. Si on connaissait en naissant la date de sa mort, on saurait quand on a vécu la moitié de sa vie… Non, franchement, la communication intergénérationnelle, même avec soi-même, ce n’est pas très évident. Mais je vous donne quand même un conseil : si par miracle vous vous croisez demain tel que vous serez dans trente, quarante ou cinquante ans, adressez-vous cette prière : Notre père qui êtes en nous, que notre nom vous reste familier, que votre fin de règne soit paisible, que votre manque de volonté ne condamne pas trop tôt nos rêves, donnez-nous chaque jour une raison de vivre jusqu’à vôtre âge, pardonnez nos errances comme nous devrons pardonner aussi votre démission, laissez-nous succomber à la tentation, et délivrez-vous des remords.

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Parler du beau temps

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Drôle de temps, non ? On ne sait pas comment s’habiller. Est-ce qu’on va vers le mieux, ou est-ce que le pire est déjà sûr ? Est-ce que ça vaut même encore le coup de s’habiller ? Un temps de saison, comme on dit. Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Mais il faut bien sortir, non ? Il faut bien parler. Par tous les temps. Ne serait-ce que pour vider la poubelle, et remplir le frigo. Si on s’écoutait, des fois. On resterait bien chez soi. On resterait bien au lit. À se parler du beau temps et à se parler de la pluie. Mais il paraît que dans la vie, on passe déjà trente ans à dormir. Alors imaginez un peu. Si on faisait la grasse matinée. En tout cas, dans une vie, on passe pas mal d’années à se parler à soi-même. Et à parler tout seul. Quand on est enfant, et qu’on parle à des gens qui auraient dû exister. Quand on est vieux, et qu’on parle à des gens qui n’existent plus. Entre les deux, adulte, on s’écouterait plutôt parler. L’autre n’est là que pour renvoyer l’écho. On parle à des murs qui n’ont pas d’oreilles. On parle à des chiens qui n’ont pas la parole. On braille à la face des sourds, et on parle aux aveugles en langage des signes. Tout le monde parle en même temps. Et quand il n’y a plus rien à dire, tout le monde s’écoute en même temps. On parle tout seul, parce qu’on a peur du noir. On parle aussi dans le vide, pour essayer de le remplir. Si on a la chance d’avoir quelque chose à se dire, on peut aussi se parler à soi-même. Se prêter une oreille attentive. Écouter ce qu’on a à se dire, c’est aussi important que d’écouter ce que les autres ont à se dire. Alors on se parle, et on s’écoute parler. Mais on ne se dit pas tout, on se ment à soi-même. Et quand on est très convaincant, on finit même par se croire quelqu’un… Trente ans à dormir. La vie est un songe, en tout cas la moitié. L’autre moitié un mensonge. Avec quelques moments de vérité pas toujours bonne à dire. On dirait que ça s’éclaircit, non ? Il va faire beau cette nuit. Regardez, on voit les étoiles. On dirait qu’elle nous parlent. Je suis sûr qu’il y a quelqu’un, là haut. Avec des oreilles, mais pas Dieu. Des gens qui se parlent entre eux, ou qui ne se parlent pas. Des gens qui se parlent à eux-mêmes, ou qui ne se parlent plus. Des gens qui se racontent des histoires, et qui finissent par les croire. Des gens qui parlent aussi dans le vide. La nuit, parfois, je tends l’oreille vers ces habitants du ciel. Vous croyez qu’un jour on pourra leur parler ? Leur parler du beau temps, et leur parler de la pluie ?

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Le remplaçant

Bonjour ! Je suis le remplaçant. Alors je me présente, parce que je ne suis pas sûr que tout le monde me connaisse. (Il inscrit son nom sur un tableau noir). Je suis Dieu. Non, mais restez assis, hein. Ne vous dérangez pas. Je sais, au début, c’est un peu impressionnant, mais vous verrez, on se fait très vite à ma présence. Bientôt vous ne me verrez même plus et vous ferez comme si je n’existais pas. Comme avec mon prédécesseur. Alors évidemment, vous vous demandez comment on devient Dieu, c’est normal. Vous vous dites, ok, il s’est échappé de l’asile, avec son copain qui se prend pour Napoléon. Non, mais moi, je ne me prends pas pour Jésus-Christ, hein ? Tout le monde sait qu’il est mort il y a 2000 ans, Jésus-Christ. Et puis Jésus, je n’avais pas le physique. Ça n’aurait pas été crédible. Ça n’aurait pas été vrai, surtout ! Mais Dieu… Il ne ressemble à rien. Il est partout, mais on ne le voit nulle part. Quand on s’adresse à lui, il ne répond pas. Et entre nous, il y a bien longtemps qu’il ne fait plus grand chose de très significatif, hein ? Il n’y a qu’à voir comment l’Église galère pour faire homologuer un miracle ou deux à titre posthume… Et encore, rien qui casse la baraque. Genre, j’avais perdu les clefs de mon 4×4, et après avoir vu le pape à la télé, elles ont miraculeusement réapparu dans la doublure de ma veste… Ou alors, j’avais un cancer du colon, et après 23 chimios, une ablation totale de l’intestin, et un voyage à Lourdes, je m’en suis miraculeusement sorti avec une sonde dans l’estomac et un anus artificiel. On est loin de la Mer Rouge qui s’ouvre en deux ou du ski nautique sur le Lac de Tibériade, pieds nus et sans hors bord. Ça, entre nous, ça avait quand même de la gueule. On comprend qu’à l’époque, ça ait pu susciter des vocations. Ok, Dieu a créé le monde. Le Big Bang, Adam et Eve, les dinosaures, tout ça en une petite semaine. C’est vrai qu’au début, il a fait fort. Mais depuis…? Maintenant, Dieu, c’est plutôt un titre honorifique. Tout puissant, tu parles… Il a à peu près autant de pouvoir que la Reine d’Angleterre, oui. Alors je me suis dit, Bernard, il y a une place à prendre. Oui, je ne devrais pas vous le dire, mais avant d’être Dieu, je m’appelais Bernard… Ok, c’est un job bénévole, mais bon… Le pape non plus, il ne fait pas ça pour le pognon. Non, mais pour faire pape, il faut quand même faire des études. Il faut faire acte de candidature, il y a des élections… Pour être Dieu, tu ne t’emmerdes pas avec tout ça… Bon, commencer à être Dieu, c’est comme arrêter de fumer. Au début, ce n’est pas évident… Après il faut s’y tenir, c’est tout… C’est une question de volonté, quoi. Il suffit d’y croire. Si on ne croit pas en soi-même… Alors je sais bien pourquoi vous êtes venus, hein. Pas pour la petite quête à la fin. Ce que vous attendez en vous tournant vers moi, c’est que je vous apporte la bonne parole. Par exemple que je vous souffle dans le tuyau de l’oreille la combinaison gagnante du prochain loto sportif, si possible avec le numéro complémentaire. Non, mais ça ne marche pas comme ça. Ce n’est pas pour me faire prier, mais bon… Si il suffisait de demander, ça se saurait. Non, je ne ferai pas plus que celui que je remplace, mais je vous promets d’être sur le coup. Vous ne me verrez pas non plus, mais je serai toujours là à vos côtés, comme lui. Alors vous me faites signe un peu avant. Un enfant malade, un plan social en perspective, un décès dans la famille… Vous me passez un petit coup de fil, et j’arrive. De jour comme de nuit. Par tous les temps. Je vous laisserai mon numéro de portable à l’accueil. Il faut payer la communication, mais bon… Si vous avez un forfait. Si ça ne répond pas, vous laissez un message sur ma boîte vocale… (Regardant sa montre) Ouh, la… Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend ailleurs. Je peux être partout, ok, mais pas en même temps, quand même. Allez, je vous assure. Au bout d’une semaine ou deux, vous ne verrez pas la différence avec l’autre.

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Comme avant

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Vous vous souvenez ? C’était le bon temps… Enfin, c’est ce qu’on dit. C’est ce qu’on croit. Est-ce que c’était aussi bien que ça avant ? En tout cas, c’était le commencement. Le début des haricots. Le premier des Mohicans. La religion est la ritualisation d’une mémoire imaginaire. On commence par rêver devant les vitrines des grands restaurants, les salles interdites aux moins de dix-huit ans, et quand on a enfin le droit d’y entrer, c’est la faim du début qui nous manque. Le bon vieux temps où on avait encore de l’appétit. Où la curiosité ne nous faisait pas encore un vilain défaut. L’ataraxie n’est pas une maladie infantile, c’est l’alibi qui aide les vieux à se faire une raison. Pour échapper à cette fatalité, il faudrait pouvoir inverser l’ordre des plats que l’histoire nous repasse. Se mettre à table les poches vides. Que l’appétit vienne en mangeant. Et rester sur sa faim. Hélas, par monts et par vaux, ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Les petits vaisseaux, les grandes artères. On attend toute sa vie l’accident heureux qui en changera le cours. Et quand cet événement arrive, le cœur n’y est plus. Quand ce n’est pas un accident cardiaque… La vieillesse est un naufrage qui ne se termine pas toujours bien. Sauvez nos âmes. Ou trouvez leur une île déserte où s’échouer sur la plage. Et tout recommencer depuis le début. Où est-ce qu’on a bien pu merder ? Aujourd’hui encore, je me pose cette question : ce gigantesque gâchis résulte-t-il d’un lointain malentendu, qu’une franche explication, même tardive, aurait pu dissiper, ou n’est-ce finalement que la conséquence logique d’un interminable dialogue de sourds ? Allez, en y réfléchissant bien, si on est un peu malin, on pourra peut-être se remémorer d’avoir été un singe. Ou même une liane. Parfois, dans cette jungle, je me souviens du temps où j’étais souple comme une liane. Quand cette seule exultation suffisait à faire de mon désir un accomplissement.

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Le ménage

Faire le ménage, ce n’est pas que ça m’amuse. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas un de ces vieux garçons maniérés, adeptes de l’encaustique, qui s’adonnent dans l’intimité de leur chez soi aux plaisirs du patin sur parquet. Il me semble, néanmoins, qu’il y a une certaine grandeur discrète à balayer devant sa porte. À tenir fermement le manche à balai, on reste bien arrimé à la réalité. Poussières nous sommes et nous retournerons faire les poussières. Récurer soi-même la cuvette de ses chiottes, surtout, oblige à une certaine humilité. À une certaine modestie. J’ose le dire, même, faire son propre ménage relève d’une bonne hygiène mentale, et préserve de bien des folies. Je ne parle pas des petites manies individuelles. Le Docteur Petiot était plutôt un homme d’intérieur, Monsieur Landru du genre homme au foyer, et ça ne les a pas empêchés de se laisser aller à quelques excès. Mais dans un cadre strictement privé ! Non, je parle de la défense de la démocratie. La serpillière, c’est le dernier rempart contre la tyrannie. Hitler aurait-il envahi la Pologne s’il avait dû passer un coup d’aspirateur avant ? Pol Pot aurait-il exterminé son propre peuple avec autant d’entrain, s’il avait pu chez lui s’employer à chasser les moutons au plafond ? Non, on n’a jamais vu un dictateur faire la popote lui-même. Prendre un employé de maison, c’est se rêver déjà en tyran domestique. C’est le premier pas vers la mégalomanie. C’est l’annexion symbolique de la Pologne… ou en l’occurrence du Portugal ! Le génie, en revanche, n’est nullement l’ennemi des arts ménagers. On imagine très bien Archimède ayant l’idée de son théorème debout devant son évier avec ses gants en caoutchouc : toute main plongée dans l’eau de vaisselle subit une poussée verticale de bas en haut égale au poids de l’eau de vaisselle déplacée… Et s’il y a autant de plats à fruits, d’épluchures de légumes et autres steaks saignants parmi les natures mortes qu’on voit dans les musées, c’est que les grands maîtres de la peinture passaient sûrement pas mal de temps dans leur cuisine. Embaucher une femme de ménage, croyez-moi, c’est une paresse intellectuelle. Que dis-je ? C’est le péché originel ! Le premier renoncement à ses responsabilités d’homme, qui ouvre la porte à toutes les démissions futures. Le petit arrangement avec sa conscience qui autorise toutes les compromissions à venir. C’est l’origine du capitalisme ! Le début de l’exploitation de l’homme par l’homme. Enfin de la femme de ménage par l’homme… ou par l’executive woman, qui vous en conviendrez, n’est déjà plus tout à fait une femme. Car il faut au moins avoir l’honnêteté de contempler la vérité en face : le grand ménage que vous refusez de faire chez vous par crainte de vous salir les mains, il faudra bien qu’un autre le fasse à votre place. La pierre ponce que vous rechignez à saisir par crainte de vous abîmer l’épiderme, un autre Pilate devra la manier pour vous. Un autre que vous mépriserez pour sa servilité, ou pour le moins que vous regarderez avec condescendance, afin de lui faire payer votre propre lâcheté. Pourquoi, à votre avis, paye-t-on toujours sa femme de ménage au noir ? Et sans aucun scrupule, de surcroît. Parce qu’on ne peut pas envisager sérieusement que de faire le ménage chez les autres soit un véritable métier. Encore moins un travail méritant salaire et ouvrant à des droits sociaux. Alors on cherche un alibi. On se dit que si on n’avait pas mieux à faire, sûr qu’on s’y collerait soi-même, à laver les carreaux de la salle à manger et à briquer la lunette des toilettes. Que si on préfère laisser ça à une tierce personne, ce n’est pas par fainéantise, au contraire. C’est par dévouement. Presque par abnégation ! Pour ne pas léser le reste de l’humanité des nombreux bienfaits qu’on ne pourrait pas lui apporter si on était obligé de faire le ménage à la place. Vous voyez où je voulais en venir quand je parlais d’humilité… D’accord, on ne peut pas aller contre la nature, non plus. Il est évident qu’un homme, normalement constitué, n’est pas génétiquement équipé pour manier le fer à repasser à vapeur. Mais bon… C’est bien pour ça que la société a inventé le mariage. Se répartir les tâches ménagères, oui. Mais que chacun conserve sa dignité. Alors, dans cette noble servitude domestique partagée, le couple pourra redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un ménage. Voltaire n’a-t-il pas dit qu’il fallait cultiver son jardin ? Il n’a pas cru bon d’ajouter qu’il fallait aussi éplucher ses légumes, se servir la soupe, et nettoyer les bols après, mais c’était sous-entendu. En vérité je vous le dis, la femme de ménage n’est pas du tout l’avenir de l’homme. Et quand les grands de ce monde seront contraints par la constitution à faire eux-mêmes leurs petites lessives, c’est l’humanité toute entière qui sentira bon la lavande.

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Sur le fil

Vous allez rire, je ne sais pas du tout ce que je fais là… Et vous ? Non, je veux dire, et vous, vous savez ce que je dois faire ? Ce que je suis supposé dire ? Si vous le savez, n’hésitez pas à me le faire savoir, hein ? Moi, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis planté là comme un ordinateur qu’on aurait débranché sans prévenir, pour brancher l’aspirateur à la place. Ou alors, c’est une panne de secteur. Une coupure de courant. J’aurais dû faire une sauvegarde. Mais comment je pouvais deviner qu’on allait me couper l’alimentation ? J’ai peut-être oublié de payer la facture… Je ne parle pas d’un simple trou de mémoire, hein ? Dans ce cas là, j’improviserais. En attendant que ça me revienne. En attendant de retrouver le fil. Ou je demanderais au souffleur, tiens. Ah, il n’y a plus de souffleur, c’est vrai… Il n’y a même plus de texte, et plus d’auteur. Compression de personnel. Vous verrez que bientôt, on supprimera aussi le filet pour les funambules, et les mots pour le dire. Quand on supprimera les filets pour les pêcheurs, et les toiles pour les araignées, là il faudra vraiment s’inquiéter… Priez pour nous pauvres pêcheurs. On nous mène en bateau, et c’est encore à nous de payer le gasoil. Des funambules avec une araignée au plafond… C’est un peu ce qu’on est tous, non ? Tant qu’on garde l’équilibre et qu’on marche bien droit sur la corde raide, ça va encore. Mais quand on perd le fil… Quand on ne sait plus quoi dire, on peut vite raconter n’importe quoi. On peut dire ce qu’il ne fallait pas. Et après… On pourra seulement dire : excusez-moi ça m’a échappé. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. C’est même tout à fait ce que je voulais taire. Ça m’est passé par la tête, et les mots sont sortis de ma bouche malgré moi. Parce qu’en même temps, il faut bien dire quelque chose, hein ? Il faut bien meubler. Le silence, c’est pire que tout, vous savez. C’est tout à fait intolérable. Surtout quand les gens ont fait le déplacement pour entendre ce que vous aviez à dire, et qu’ils ont payé leurs places. Quand je vous parle de silence, je ne parle pas seulement de parler, hein ? Rien de plus bavard qu’un mime. Et je ne sais pas si vous avez déjà pris le bus avec une bande de sourds-muets, mais il faut voir le raffut. Non, être là sans parler, c’est bien plus dur que de parler pour ne rien dire, croyez-moi. Mais parler pour parler, là ça en dit long. Un trou de mémoire, c’est comme un toboggan. Comme un trou noir. On sait qu’on sera sur le cul en arrivant, mais on ne sait pas où on va arriver. La seule chose qu’on sait, c’est qu’une fois parti, on ne peut plus s’arrêter. Alors c’est normal qu’avant de se laisser glisser, on ait une petite appréhension, non ? Pourquoi je vous raconte tout ça moi ? Où est-ce que je veux en venir ? Vous ne dites rien, hein ? Vous ne m’aidez pas beaucoup… Remarquez, j’ai l’habitude. Je sors de chez mon psy. Lui non plus ne dit jamais rien. Vous me direz, ça lui évite de dire des conneries. Bizarrement, tous les psys que j’ai entendu dire quelque chose m’ont paru plus dérangés que moi. Quand même. Lui, je n’ai jamais entendu le son de sa voix. En dix ans. Alors je viens de lui dire qu’on ferait mieux d’en rester là, justement. Non, ça me coûtait vraiment trop d’essayer toutes les semaines de trouver quelque chose à lui dire. Surtout avec le passage à l’euro… Alors quand c’est passé à deux fois par semaine… Je ne vous en parle même pas. Et puis je n’ai plus vraiment besoin de m’allonger, maintenant que je suis là, hein ? Ici, je suis un peu comme sur le divan. Avec plusieurs rangées de psys pour m’écouter en silence. Et là, au moins, c’est vous qui allongez les billets à chaque séance…

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