Burlesque

L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Bienvenue à bord

Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…

Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.


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8 personnages : 2H/6F

8 personnages : 3H/5F

8 personnages : 4H/4F

9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F

9 personnages : 4H/5F

10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

 

 


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Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bienvenue à bord

10 personnages

(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)

Les jeunes
Nathalie : directrice

Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante

Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire

Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire

Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.

Matin

Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.

Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…

Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…

Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…

Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…

Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…

Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…

Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !

Dominique – Ta mère a un portable ?

Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…

Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.

Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?

Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.

Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?

Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…

Dominique – Hélas…?

Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…

Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.

Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…

Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…

Christiane (cassante) – Oui, ben, non !

Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.

Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !

Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.

Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.

Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.

Nathalie – Nathalie Saint Maclou.

Dominique – Comme la moquette ?

Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.

Dominique – Saint Maclou, évidemment.

Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.

Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…

Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…

Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…

Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?

Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…

Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.

Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…

Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…

Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…

Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…

Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?

Dominique – Bien sûr…

Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?

Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…

Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.

Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.

Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.

Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…

Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.

Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?

Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…

Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.

Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…

Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…

Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.

Dominique – C’est important, l’humour.

Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.

Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…

Christiane – Ah, oui, c’est curieux…

Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…

Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…

Christiane le fusille du regard.

Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…

Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…

Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…

Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…

Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…

Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?

Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?

Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?

Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?

Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…

Blanche – Même les Juifs ?

Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…

Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.

Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.

Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…

Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?

Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…

Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !

Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.

Silence embarrassé.

Dominique – Voilà, voilà…

Christiane – Bon ben alors euh…

Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…

Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.

Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?

Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.

Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…

Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…

Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.

Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?

Nathalie la regarde un peu embarrassée.

Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.

Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…

Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…

Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.

Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?

Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.

Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.

Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?

Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.

Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?

Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?

Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !

Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?

Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…

Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !

Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.

Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?

Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…

Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.

Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.

Claude – Quoi ?

Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.

Claude – On venait de fêter son anniversaire.

Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.

Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?

Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…

Claude – Quand même, ça fait un choc.

Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.

Claude – Pas encore, malheureusement…

Henriette – Pas encore ?

Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…

Henriette – Quel article ?

Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.

Henriette – Des méduses ?

Claude – La Turritopsis Nutricula.

Henriette – Une tartine de Nutella ?

Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.

Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »

Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?

Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !

Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.

Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…

Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !

Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?

Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?

Claude – Comment ?

Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?

Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…

Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.

Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…

Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.

Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.

Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.

Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?

Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…

Solange – Comment ?

Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…

Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…

Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.

Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…

Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.

Claude – Ah, d’accord…

Henriette – C’est quoi un iPod ?

Claude – Aucune idée…

Solange – Vous connaissez la nouvelle ?

Henriette – Quelle nouvelle ?

Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henriette – Il s’est passé quelque chose ?

Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.

Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !

Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.

Solange – Adèle est partie ?

Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.

Claude – Et précipité.

Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.

Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.

Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.

Claude – Elle est morte.

Solange – Elle est morte, Adèle ?

Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…

Henriette – Tiens ben la voilà, justement…

Solange – Adèle ?

Claude – La nouvelle !

Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?

Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !

Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.

Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.

Blanche (renfrognée) – Mmm…

Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.

Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.

Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.

Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…

Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.

Henriette – C’est son siège fétiche…

Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?

Solange – J’y étais…

Blanche – Où ça ?

Solange – Sur le Titanic !

Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…

Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.

Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.

Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?

Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.

Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,

Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…

Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?

Blanche – La Turritopsis Nutricula…

Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…

Solange – Une croisière ? En bateau ?

Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…

Henriette regarde le magazine.

Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?

Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.

Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?

Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !

Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.

Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…

À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.

Solange – Bonjour capitaine !

Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.

Blanche – Blanche… de Bruges.

Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…

Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.

Claude (servile) – Honoré est un peu baron.

Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.

Honoré – Mon nom est de Montélimar.

Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.

Les autres semblent plutôt choqués.

Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.

Solange – Il commandait un bateau.

Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.

Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…

Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.

Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?

Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.

Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…

Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.

Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…

Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.

Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?

Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.

Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?

Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…

Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !

Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.

Blanche – Tu parles d’une devise à la con…

Solange – Le déjeuner est servi à midi.

Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.

Claude – On ne voit pas les journées passer…

Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…

Henriette – À notre table ?

Claude – À la table du capitaine ?

Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?

Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.

Claude – C’était prévu comme ça…

Henriette – Il y a une liste d’attente…

Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…

Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.

Honoré – Vous permettez ?

Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.

Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…

Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.

Henriette – On sait ce que ça veut dire…

Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henriette – Une comédienne, tu parles…

Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…

Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.

Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Solange – Faites voir…

Henriette – Ça ne me dit rien…

Claude – Un thermomètre jetable ?

Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.

Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…

Claude – Pas un sex-toy, quand même…

Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…

Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…

Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?

Henriette – Allez savoir…

Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…

Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…

Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…

Henriette – Ou demander à quelqu’un.

Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?

Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…

Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…

Claude – Et le père, ce serait qui alors…?

Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.

Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?

Claude – Ça peut aller, Docteur…

Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?

Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.

Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…

Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?

Henriette – Ça peut aller…

Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.

Solange – À notre âge, vous savez…

Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.

Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.

Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…

Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !

Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.

Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…

Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…

Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.

Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.

Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.

Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…

Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.

Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.

Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?

Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.

Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.

Claude – C’est bientôt le déjeuner.

Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.

Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.

Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…

Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !

Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.

Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…

II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.

Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !

Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…

Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.

Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…

Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !

Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.

Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?

Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…

Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?

Ils commencent à s’en aller tous les deux.

Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…

Ils sortent.

Noir.

Après-midi

Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.

Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…

Solange – J’y compte bien…

Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?

Solange – C’est une surprise…

Claude – Et c’est pour qui ?

Solange – Pour vous peut-être…

Blanche arrive avec Honoré.

Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?

Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…

Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…

Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?

Claude – C’est une écharpe, je crois.

Blanche – Pas pour moi, j’espère.

Solange – Allez savoir…

Claude – C’est une surprise.

Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?

Claude – Une corde en laine ?

Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.

Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.

Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…

Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.

Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…

Caroline se met à faire un peu de ménage.

Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?

Honoré – On ne sait pas.

Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.

Solange – L’important, c’est que ce soit solide…

Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.

Henriette arrive.

Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…

Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?

Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…

Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.

Blanche – C’est moi !

Henriette – C’est vous quoi ?

Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !

Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?

Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !

Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !

Solange – Heureux au jeu…

Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…

Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?

Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…

Solange – Il y a peut-être une patinoire.

Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?

Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…

Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?

Blanche – Allez savoir…

Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…

Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?

Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.

Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?

Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.

Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.

Roberto – Très bien, très bien…

Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.

Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.

Henriette – En privé…

Roberto – Hun, hun…

Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.

Henriette – C’est positif ou négatif ?

Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?

Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…

Roberto – Claude ?

Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…

Roberto semble inquiet.

Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…

Henriette – Vous me tenez au courant…

Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !

Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.

Caroline – C’est le règlement…

Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.

Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?

Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.

Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?

Caroline – Pardon ?

Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?

Il lui montre le test.

Caroline – Et si ça l’était ?

Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?

Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.

Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.

Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.

Nathalie arrive. Caroline s’en va.

Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.

Nathalie – Oui, moi aussi…

Roberto – Vous êtes enceinte ?

Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?

Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.

Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?

Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…

Nathalie – Quelle naissance ?

Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…

Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…

Roberto – C’est à propos d’Adèle.

Nathalie – Adèle ?

Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.

Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…

Nathalie – Quels indices ?

Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.

Nathalie – Non…?

Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.

Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.

Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…

Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !

Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.

Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.

Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…

Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?

Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…

Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…

Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?

Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…

Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…

Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.

Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?

Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?

Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…

Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?

Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.

Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…

Nathalie – Vous trouvez ?

Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…

Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?

Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…

Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.

Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?

Blanche – Ben je pars en croisière.

Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.

Blanche – Pourquoi pas ?

Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…

Roberto – Il faut signer une décharge.

Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !

Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…

Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…

Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?

Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.

Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.

Honoré, Claude et Solange arrivent.

Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?

Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?

Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?

Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.

Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.

Henriette arrive.

Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?

Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.

Henriette – Adèle a été assassinée !

Claude – Non !

Henriette – Je le tiens de la direction…

Solange – Ils vous l’ont dit ?

Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.

Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?

Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?

Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…

Solange – Un tueur en série ?

Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?

Claude – Qui ça pourrait bien être…?

Honoré – Un membre du personnel, peut-être…

Caroline arrive.

Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?

Henriette – Un tueur… ou une tueuse.

Claude – Non, merci, ça ira.

Henriette – Moi non plus merci…

Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…

Caroline repart.

Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…

Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.

Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !

Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?

Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?

Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…

Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.

Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.

Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…

Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.

Honoré – Très bien…

Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.

Claude – Une main innocente ?

Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.

Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.

Blanche – Claude.

Claude semble soulagé.

Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…

Caroline revient, suivi de près par Roberto.

Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?

Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.

Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?

Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.

Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…

Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.

Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.

Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…

Caroline – Et pourquoi pas ?

Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.

Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?

Roberto – Combien ?

Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.

Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?

Caroline – Vingt mille ?

Roberto – Dix mille.

Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.

Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.

Roberto – J’ai votre parole ?

Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…

Caroline s’en va.

Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…

Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.

Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?

Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.

Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?

Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…

Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.

Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.

Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.

Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.

Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?

Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?

Christiane – Au courant de quoi ?

Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !

Nathalie arrive.

Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…

Christiane – Vous êtes sûre ?

Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…

Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?

Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…

Dominique – Ah, oui, c’est réussi.

Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…

Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…

Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…

Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.

Christiane embrasse sa mère.

Christiane – Allez, au revoir, maman…

Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…

Christiane – Bien sûr, maman…

Dominique embrasse à son tour Blanche.

Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…

Dominique – On va faire comme ça…

Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…

Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.

Christiane se tourne vers Dominique.

Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…

Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.

Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?

Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…

Dominique enlace Christiane pour la réconforter.

Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.

Dominique – Quoi ?

Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…

Dominique (aux anges) – Non ?

Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.

Dominique – Mais c’est merveilleux !

Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…

Dominique – Une fille ? Un garçon ?

Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !

Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !

Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.

Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…

Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.

Christiane – Je pensais au bébé…

Dominique range son cigare.

Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.

Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…

Dominique – Déjà ?

Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !

Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…

Christiane – Comment ça aussi… ?

Dominique et Christiane s’en vont.

Roberto et Nathalie arrivent.

Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?

Roberto – Une aide-soignante…

Nathalie – Caroline…?

Roberto – Pourquoi pas ?

Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…

Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.

Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…

Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.

Nathalie – Une tueuse à gage ?

Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.

Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.

Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…

Nathalie – La fille de Blanche…?

Roberto – Ou son… compagnon.

Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.

Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.

Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?

Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.

Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?

Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.

Nathalie – Autre chose d’intéressant ?

Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…

Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.

Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…

Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?

Roberto – Spaghettis.

Nathalie – Encore !

Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.

Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.

Noir.

Soir

Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.

Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.

Henriette – Ben oui.

Nathalie – Sur les lieux du crime ?

Henriette – Ben non.

Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?

Henriette – Ben à la cantine !

Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.

Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.

Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.

Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…

Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.

Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.

Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…

Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.

Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !

Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.

Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…

Henriette – À propos de quoi ?

Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?

Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.

Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.

Roberto – Solange…

Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?

Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.

Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…

Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.

Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…

Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…

Henriette s’en va en râlant.

Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…

Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.

Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.

Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…

Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.

Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…

Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?

Solange – Oui.

Claude – C’est pour qui ?

Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.

Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.

Roberto – Là on tient notre flag…

Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.

Claude – Mais enfin…

Roberto – Casse-toi, on te dit.

Claude s’en va.

Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?

Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?

Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?

Nathalie – Je ne sais pas.

Roberto – La livrer à la police, à son âge ?

Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.

Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…

Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…

Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?

Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…

Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…

Roberto – Tu t’en tires bien salope…

Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…

Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…

Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.

Noir.

Un an après

Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.

Nathalie – Je n’en peux plus…

Roberto – Et il est à peine midi…

Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…

Nathalie – Vivement la retraite…

Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.

Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !

Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.

Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?

Honoré – On a rajeuni de vingt ans.

Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…

Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…

Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !

Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.

Christiane – Bonjour, bonjour…

Nathalie – Messieurs dames…

Dominique – Madame la Directrice…

Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…

Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…

Dominique – Votre petit-fils, Blanche.

Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…

Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.

Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…

Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?

Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…

Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.

Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?

Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…

Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?

Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?

Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.

Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.

Ils trinquent.

Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !

Musique. Ils entament quelques pas de valse.

Noir. Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3

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Préhistoires grotesques


Stories and Prehistories – Prehistorias grotescas  – Pré-histórias grotescas

Comédie de Jean-Pierre Martinez

4 hommes et 4 femmes

Dans une possible préhistoire peut-être à venir Sapionces et Nandertals se côtoient en bonne intelligence. Mais deux espèces humaines, n’est-ce pas au moins une de trop ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Le mot de l’auteur

Le fait qu’à un moment donné de notre histoire deux espèces d’hommes, Homo Sapiens et Néandertal, aient pu cohabiter m’a toujours beaucoup interrogé. Cela questionne notre conception traditionnelle du statut de l’Homme et la place centrale qu’il s’est attribuée sur Terre et dans l’univers en tant qu’unique espèce intelligente supposée. Cela doit aussi nous faire réfléchir sur notre rapport à toutes les autres espèces vivantes, et sur la notion même d’intelligence : sa nature telle que définie sur mesure par l’Homme lui-même, et son degré mesuré par les scientifiques à l’aide de tests de « quotient intellectuel » conçus par eux et pour eux.

Se considérant comme seul détenteur de cette intelligence qu’il a lui-même défini selon ses propres critères, l’Homme se croit autorisé à traiter toutes les autres espèces animales comme des choses. Pire encore, à certaines périodes les plus sombres de notre histoire (la Shoah ou l’esclavage, notamment), certains hommes ont pu nier à d’autres le statut d’Homme, pour les considérer comme des animaux à exploiter ou pire comme des parasites à éliminer. Et quand l’ex-président Sarkozy affirmait à Dakar devant un public médusé que « l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire », n’était-ce pas renvoyer tous les Africains à une proto-humanité préhistorique justifiant ainsi le colonialisme et la France-Afrique ?

Que deux espèces humaines aient pu exister en même temps dans la préhistoire doit nous conduire à relativiser l’image que l’Homme se fait de lui-même comme un élu destiné à dominer le monde en réduisant en esclavage voire en éliminant toutes les autres espèces. Et le fait que cette autre Humanité aujourd’hui disparue subsiste encore en nous dans nos gènes devrait nous inviter à une réflexion sur notre propre identité et sur notre rapport au monde.

Il est statistiquement très peu probable que la vie n’existe que sur Terre dans cet univers presque infini. Il est tout aussi improbable que parmi tous les êtres vivants qui peuplent l’univers certains ne soient pas dotés d’une forme d’intelligence. Si en nous-mêmes cohabitent plusieurs Humanités, comment pourrions nous imaginer être les seuls êtres intelligents au monde ?


TEXTE INTÉGRAL

Préhistoires Grotesques

Personnages :

Ken : Le chef
Rac : Le guerrier
Aki : Le chasseur
Zora : L’artiste
Mika : La cuisinière
Kéa : La bricoleuse
Edouard : Le Nandertal
Jacqueline : La Nandertal

ACTE 1

Kéa, vêtue d’une peau de bête, est en train de faire des trous, à l’aide d’un silex, dans un objet qu’on distingue mal. Mika arrive, habillée dans le même style, l’air frigorifiée. Elle porte un fagot de bois.

Kéa – Il n’a pas l’air de faire chaud dehors.

Mika – Je me demande si on ne va pas vers une nouvelle période glaciaire.

Kéa – Heureusement que ton homme vient de t’offrir un nouveau manteau de fourrure.

Mika – Je vais faire un peu de feu, ça nous réchauffera.

Kéa lui fait un signe de la tête.

Kéa – Tiens, j’ai ramené des silex.

Mika – De toute façon, il faut que je me mette à ma cuisine…

Kéa – Qu’est-ce que tu nous fais de bon pour midi ?

Mika – Aki est parti à la chasse. Je ne sais pas ce qu’il va nous rapporter…

Kéa – Pas du mammouth, j’espère. Je commence à en avoir un peu marre, pas toi ?

Mika – Le problème avec le mammouth, c’est que quand on en tue un, on est bon pour en manger pendant un mois matin, midi et soir…

Kéa – Ils devraient en faire des petits, ce serait plus pratique.

Mika la regarde un peu interloquée.

Mika – Et toi, ça bricole ? Qu’est-ce que tu fabriques ?

Elle montre le crâne sur lequel elle est en train de travailler.

Kéa – C’est le crâne de Mémé. Je vais faire des trous dedans, et comme ça on pourra s’en servir comme passoire…

Mika – Très bien… (Un temps) Mais c’est qui Mémé ?

Kéa – La mère de papa ! Avant qu’elle se fasse renverser par un troupeau d’aurochs, juste en sortant de la grotte.

Mika – Ah, oui, c’est vrai… Je ne me souvenais plus du tout de ça…

Kéa – Comme ça, on se souviendra de Mémé à chaque fois qu’on se servira de la passoire…

Mika – Tu es trop sentimentale, Kéa…

Kéa – Et avec ses dents, je me suis fait un collier, tu as vu ?

Mika – C’est très joli !

Kéa sourit.

Kéa – Et papa, quand il mourra, on le mangera aussi ?

Mika – Pourquoi on ne le mangerait pas ?

Kéa – Je ne sais pas… Ça me dérange un peu qu’on mange les morts. Surtout quand ils sont de la famille…

Mika – C’est la tradition.

Kéa – Tu as raison… Comme ça ils continuent à faire un peu partie de nous.

Mika – Exactement.

Kéa – Quand quelqu’un meurt, on fait un bon repas en évoquant la mémoire du défunt tout en le mastiquant…

Mika – Et puis ce jour là, au moins, on n’a pas à se casser la tête pour savoir ce qu’on va faire à manger…

Kéa – D’après Zora, ce serait aussi un moyen de s’approprier l’âme de nos chers disparus…

Mika – Oui, ça je t’avoue que j’y crois moyen…

Un temps.

Kéa – D’ailleurs, en y réfléchissant, je me demande si on ne l’a pas déjà mangé, papa…

Mika – Ah oui ?

Kéa – Il y a un an ou deux, je crois…

Ken, le chef du clan, arrive alors, habillé comme les autres mais avec une parure en plus, du genre collier ou couvre-chef, signifiant sa fonction.

Ken – Je commence à avoir les crocs, moi. Qu’est-ce qu’on mange ?

Mika – Aki n’est toujours pas revenu de la chasse, Grand Chef…

Ken – Le gibier se fait de plus en plus rare, depuis quelques temps…

Mika – Zora nous avait pourtant promis qu’avec ses peintures au fond de la grotte, ça ferait revenir les mammouths…

Kéa – Et que ça porterait chance à nos chasseurs…

Mika – Pauvre Aki… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Kéa – Toi qui disais que j’étais sentimentale…

Mika – Quoi ?

Kéa – Toi aussi tu t’inquiètes pour ton homme quand il tarde à revenir de la chasse… C’est vrai qu’il est à croquer…

Mika – Ne parle pas de malheur, Kéa, je préférerais que ce ne soit pas notre repas de midi…

Ken – Au moins on aurait quelque chose à se mettre sous la dent…

Mika – Bon, ce n’est pas tout ça, mais je ne suis pas en avance, moi…

Mika se baisse pour ramasser son fagot de bois, et le regard de Ken est attiré par sa croupe. Il pose une main sur le postérieur de Mika.

Ken (avec un air entendu) – Je vais t’aider à allumer le feu, Mika, ça m’occupera en attendant…

Mika – Mais Grand Chef… Et Aki ?

Ken – Il est à la chasse, Aki ! Et tu connais le proverbe…

Mika – Non.

Ken – Qui va à la chasse perd sa place !

Mika – Je ne connaissais pas ce proverbe…

Ken – C’est normal, je viens de l’inventer… Même les proverbes, il faut bien que quelqu’un les invente un jour !

Mika – Bon… Alors à tout à l’heure Kéa…

Kéa – C’est ça, va ranimer la flamme…

Ken et Mika sortent. Zora arrive, même look que les autres mais tendance zombie, parée de nombreux grigris.

Kéa (sursautant) – Tu m’as fait peur, Zora… Alors, ça avance ces travaux de peintures ?

Zora – J’ai presque terminé. Vous allez voir, ça va être grandiose !

Kéa – Ça représente quoi ?

Zora – En ce moment, je suis dans ma période animalière. Je peins des scènes de chasse.

Kéa – Tu ferais mieux d’y aller, à la chasse ! Au lieu de barbouiller les parois de la grotte. La peinture, ça ne nourrit pas son homme…

Zora – Vous ne comprendrez jamais rien à l’art rupestre… Je travaille pour la postérité, moi !

Kéa – La postérité… Heureusement qu’on ne va jamais dans cette partie de la caverne. Tu imagines un peu si on recevait du monde ?

Zora – Mais on ne reçoit jamais personne ! C’est bien ça, le problème. Et quand on reçoit quelqu’un pour dîner, en général, c’est lui qui sert de plat de résistance…

Kéa – Oui, ce n’est pas faux.

Zora – Et si on organisait un vernissage ? On pourrait inviter les voisins…

Kéa – Un vernissage ?

Zora – Une petite réception ! Pour montrer mes œuvres…

Kéa – C’est ça… Et pourquoi pas les vendre aussi…

Zora – Ça pourrait prendre de la valeur.

Kéa – Et pour partir avec, les clients devraient emporter toute une paroi de la grotte ! De notre grotte !

Zora – Tu as raison, je me demande si je ne devrais pas changer de support…

Kéa – Tu pourrais peindre sur des crânes ! Au moins tu ne saloperais pas les murs…

Zora – Ah oui, c’est une idée… Je pourrais appeler ça des natures mortes… Il nous reste des crânes ?

Kéa – Il y avait celui de mémé, mais j’en ai fait une passoire…

Aki, le chasseur, arrive en traînant un corps par les pieds.

Kéa – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Aki – On va appeler ça un accident de chasse…

Zora et Kéa se penchent sur le corps.

Zora – Ah oui, quand même… Je pourrais récupérer le crâne…

Kéa – Ce n’est pas quelqu’un de chez nous, ça.

Zora – C’est un Nandertal… Le Chef ne va pas être content…

Kéa – Comment tu as fait ça ?

Aki – Je l’ai pris pour un grand singe…

Zora – C’est vrai qu’il y a un air de famille, mais bon…

Kéa – Qu’est-ce qu’elle tient dans la main ?

Aki – C’est un panier de champignons…

Ken revient en remettant un peu d’ordre dans ses vêtements, suivi de près par Mika, un peu ébouriffée.

Ken – Qu’est-ce qui se passe ?

Aki est passablement interloqué par la tenue débraillée de Ken et Mika.

Aki – Je serais en droit de vous poser la même question…

Ken – Oui, mais c’est moi qui ai demandé le premier.

Zora – Il y a un os, Grand Chef…

Kéa – Il a pris un Nandertal pour un singe…

Rac arrive. Il a une allure guerrière et porte à la ceinture une hache.

Rac – Pourquoi, ce n’est pas des singes, les Nandertals ?

Zora – Pas tout à fait quand même…

Ken se penche sur le cadavre.

Ken – Oh non putain, Aki, tu n’as pas fait ça ?

Aki – Ben de loin… Ce n’est pas toujours évident.

Ken – Comme si on n’avait pas assez de soucis comme ça en ce moment.

Rac – Tu as raison, Aki, il faut leur foutre sur la gueule à ces macaques.

Ken – C’est peut-être des macaques, mais ils ne vont pas être contents qu’on ait estourbi un des leurs. C’est humain…

Rac – Mais ce n’est pas des humains !

Ken – Je m’en méfie de ces Nandertals…

Rac – On n’a qu’à les attaquer en premier ! C’est une bande de dégénérés, de toute façon !

Ken l’empoigne par la fourrure et le fusille du regard.

Ken – Tu vas la fermer, oui ? Je n’arrive pas à me concentrer !

Rac – Pardon, Chef…

Ken – On avait réussi à vivre en paix avec eux jusqu’ici. On ne va pas remettre tout ça en question pour un simple accident de chasse…

Aki – En somme, ce n’est qu’un homicide involontaire, non ?

Zora – Et si on leur proposait un arrangement à l’amiable ?

Ken – Un arrangement ?

Rac – Avec ces macaques…

Ken – Bon en attendant, on va becqueter… J’ai une de ces dalles, je n’arrive plus à penser…

Mika – C’est qu’avec tout ça, je n’ai rien préparé à manger, moi… Qu’est-ce qu’on fait ?

Tous les regards se tournent vers le corps sans vie du Nandertal.

Mika – Si vous voulez, je peux vous le faire au barbecue, ça changera…

Kéa – Et puis c’est vite fait.

Ken – Au point où on en est…

Rac – Bien saignant, pour moi. Parce que la dernière fois, c’était carrément carbonisé…

Kéa – À point, s’il te plait.

Zora – Vous pourrez me garder le crâne et les omoplates, quand on aura fini de manger ? (Les autres le regardent) C’est pour faire des fresques portatives.

Noir.

ACTE 2

Ken, Rac, Aki, Mika, Kéa et Zora finissent leur barbecue improvisé. Il ne reste pratiquement plus que les os. Les convives s’essuient la bouche bruyamment d’un revers de manche.

Kéa – Ce n’est pas si mauvais que ça, le Nandertal…

Aki – C’est un peu comme de la volaille, quoi.

Zora – Oui, on dirait de la dinde…

Mika – Le secret, c’est la cuisson. Avec un filet de graisse de mammouth, ça donne une viande très tendre.

Rac – Sinon, ça peut être un peu sec, c’est clair…

Aki – Et avec des champignons, ça se marie très bien.

Zora – Oui, les champignons, on n’y pense jamais.

Ken – J’espère que ce barbecue ne va pas nous rester sur l’estomac…

Un temps.

Kéa – C’est vrai qu’en principe, on n’est pas supposé manger ses voisins.

Rac – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, avec ces macaques, Chef ? On leur rentre dans le lard ?

Ken – Je ne sais pas trop… Ces Nandertals sont un peu dégénérés, c’est vrai, mais ils sont aussi très malins…

Rac – Malins comme des singes…

Aki – Alors qu’est-ce que tu proposes, Grand Chef ?

Ken – Je propose qu’on réunisse le conseil du clan.

Moment de flottement.

Kéa – En même temps, on est déjà tous là, Grand Chef.

Ken – Tous ? Mais où sont les autres ?

Kéa – Les autres ?

Ken – On était plus nombreux que ça avant, non ?

Mika – Les autres, on les a mangés, Chef…

Nouveau flottement.

Ken – Bon… Alors je déclare le conseil ouvert… Zora, tu as consulté les entrailles de ce Nandertal. C’est même toi qui les as mangées. Alors ? Que nous conseillent les Dieux ?

Zora – Les Dieux nous recommandent d’éviter tout conflit de voisinage, Grand Chef. Et d’organiser un grand vernissage de réconciliation…

Rac – Tu parles ! On a bouffé un des leurs ! Pour éviter les conflits de voisinage, c’est plutôt mal barré…

Kéa – Il est vrai que c’est une affaire sérieuse, Chef…

Mika – On ne parle pas d’avoir réveillé les voisins un dimanche aux aurores en tondant la pelouse, ou un truc dans le genre…

Ken – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Zora – On pourrait leur donner quelque chose en compensation.

Rac – Pourquoi pas des dommages et intérêts, aussi ?

Zora – Un tableau de maître, par exemple…

Aki – Quelque chose à manger, plutôt.

Ken – Même si c’est vrai qu’ils ressemblent beaucoup à des singes, ça m’étonnerait qu’ils se contentent de deux ou trois bananes. Il y a mort d’homme, quand même…

Rac – Mais ce n’est pas des hommes !

Ken le foudroie à nouveau du regard et il se tait.

Zora – Non, il faudrait un geste beaucoup plus significatif…

Ken – Un régime de bananes ?

Zora – Je crains que ça ne suffise pas à apaiser leur colère, Grand Chef…

Ken – Un bananier ?

Kéa – Il y a encore des bananiers, par ici ?

Aki – Pas depuis la dernière glaciation.

Rac – Et pourtant, il y a encore des singes…

Un temps pendant lequel ils réfléchissent.

Ken – Au fait, c’était une femelle ou un mâle ?

Rac – C’était une guenon.

Mika – Je m’en doutais, leur viande est toujours plus tendre.

Ken – On pourrait leur donner une de nos femmes en échange ?

Mika – Une femme ?

Aki – Puisque c’est une femelle qu’on leur a bouffée.

Rac – Il ne nous en reste déjà pas tant que ça, des femmes…

Aki – Ça fait à peine une chacun.

Rac – Et encore, si on compte Zora.

Zora – Ils sont cannibales les Nandertals ?

Aki – On n’appartient pas à la même espèce ! Si ils bouffent une de nos femmes, ce n’est pas vraiment du cannibalisme…

Mika – Bon, on ne va pas jouer sur les mots…

Ken – On leur donne une de nos femmes, ils ne sont pas obligés de la manger.

Rac – Ils en feront ce qu’ils voudront.

Mika – Ben voyons…

Aki – Laquelle on leur donnerait ?

Rac – Kéa ?

Aki – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien la cuisine !

Zora – Mika ?

Ken – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien l’a… (Aki lui lance un regard sévère) C’est la seule qui sait allumer le feu.

Un temps.

Mika – Et pourquoi on ne leur donnerait pas un de nos hommes, plutôt ?

Ken – Un homme ?

Kéa – On leur a mangé une femme. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas leur donner un homme en échange, au contraire.

Aki – Pourquoi au contraire ?

Mika – Vous avez l’air de penser qu’un homme, ça vaut plus qu’une femme…

Rac – Et alors ?

Kéa – Comme ça ils gagnent au change. Ça devrait les calmer…

Zora – Et puis un homme ou une femme, c’est toujours de la viande.

Ken – C’est vrai que si on leur donnait un homme, ça ferait plus de femmes pour ceux qui restent…

Zora – Ça c’est très masculin, comme point de vue…

Ken – Bon… Un volontaire ?

Silence.

Ken – Aki ?

Mika – C’est le seul qui sait chasser convenablement !

Rac – Tu parles, il confond un singe avec un Nandertal ! C’est vrai, tout ça c’est de sa faute, après tout ! Ce ne serait que justice…

Ken – N’empêche qu’on n’aurait plus rien à becqueter…

Zora – Rac ?

Ken – Au cas où ça tourne au vinaigre avec les Nandertals, on aurait quand même besoin de sa force de dissuasion…

Mika – Et puis c’est le seul qui fasse à peu près bien l’a… la guerre, justement.

Zora – Bon, qu’est-ce qui nous reste comme option ?

Les regards se tournent vers le chef.

Ken – Je vous rappelle que je suis le chef du clan.

Rac – On le saura…

Ken – Pardon ?

Rac – Non, non, rien du tout, Grand Chef…

On entend alors résonner une voix féminine off assez stridente, avec une intonation BCBG.

Jacqueline – Il y a quelqu’un dans cette grotte ? Les Sapionces, vous êtes là ?

Tous les membres du clan se figent.

Ken – On attend quelqu’un pour dîner ?

Kéa – Non…

Aki – Ça doit être eux…

Zora – Qui eux ?

Mika – Les Nandertals !

Rac – Et merde…

Ken se lève, un peu embarrassé, pour accueillir son hôte.

Ken – Oui, oui, on est là ! Entrez, je vous en prie, c’est ouvert…

Jacqueline arrive, habillée dans un style futuriste genre combinaison high-tech.

Jacqueline – Bonjour, bonjour ! Alors comment ça va chez vous, les Sapionces ? Je ne vous réveille pas, au moins ?

Kéa – Pardon pour le désordre… On n’a pas eu le temps de faire le ménage… Si on avait su qu’on allait avoir de la visite…

Jacqueline – C’est moi qui m’excuse de vous interrompre en plein de repas de famille dominical…

Ken – Asseyez-vous je vous en prie… Nous ne sommes pas des sauvages, tout de même…

Jacqueline hésite un instant avant de savoir où s’asseoir, puis prend place.

Mika – Vous avez déjà mangé ?

Kéa lui lance un regard désapprobateur.

Jacqueline – Nous nous apprêtions à pique-niquer, mais je ne voudrais surtout pas vous déranger…

Kéa – Nous sommes vraiment désolés de ce regrettable incident, chère Madame…

Jacqueline – Vous connaissez donc déjà la raison de ma visite ?

Ken – Et nous sommes tout à fait disposés à rechercher ensemble un compromis susceptible de satisfaire les deux parties…

Jacqueline – C’est très aimable de votre part, mais…

Ken – Nous sommes près à nous plier à toutes vos exigences pour préserver les bonnes relations qui ont prévalu jusqu’ici entre nos deux espèces…

Aki – S’il le faut, nous irions même jusqu’à la repentance.

Ken – Nous vous écoutons, vos désirs seront des ordres…

Jacqueline est très impressionnée par cette sollicitude.

Jacqueline – Eh bien… Merci pour votre collaboration, vraiment. Je suis très touchée… Donc, je me promenais dans la forêt avec mon mari. Nous cherchions un coin tranquille pour niquer…

Kéa – Vous voulez sans doute dire pour pique-niquer ?

Jacqueline – Ce n’est pas ce que j’ai dit ? Bref, j’avais envoyé ma belle-mère chercher des champignons pendant que nous mettions le couvert… Et depuis, on ne sait pas du tout où elle est passée.

Blanc parmi les Sapionces.

Ken – Croyez bien, chère Madame, que nous sommes tout à fait contrariés de l’apprendre.

Aki – Même si nous ne sommes bien sûr pour rien dans cette inquiétante disparition.

Zora – Comment pourrions-nous vous obliger ?

Jacqueline – Quelqu’un d’entre vous ne l’aurait pas aperçue, par hasard ?

Ken – Elle ressemblait à quoi, votre belle-mère ?

Jacqueline – Ma foi… à une belle-mère normale.

Ken – Quelqu’un ici aurait-il aperçu la belle-mère de Madame ?

Les autres font mine de ne rien savoir.

Jacqueline – Elle est peut-être tombée dans un trou…

Aki – C’est vrai qu’il y en a beaucoup par ici…

Jacqueline – À moins qu’elle ne se soit fait dévorer par des bêtes sauvages…

Kéa – C’est hélas aussi une possibilité.

Zora – Ou alors, elle aura absorbé par mégarde quelques champignons hallucinogènes, et à l’heure qu’il est, elle est en train de courir comme une folle dans la forêt, à moitié nue, en hurlant que la fin du monde est pour bientôt.

Jacqueline – Vous croyez ? J’avoue que je serais assez curieuse de voir ça…

Rac – Les champignons, c’est très délicat, quand on ne connaît pas.

Jacqueline – En tout cas, ça sent très bon chez vous…

Mika – Oui, on… On a fait un barbecue. Et des champignons, justement.

Aki – Mais comestibles, ceux-là.

Jacqueline – C’est vous qui avez raison… Une vie simple… Une nourriture saine… Parfois, on se demande vraiment ce que la civilisation nous a apporté de si positif que ça, à nous les Nandertals… (Son portable sonne et elle répond) Edouard ? Non, je suis dans la grotte là, avec les Sapionces… Je vais raccrocher, parce que ça passe très mal dans cette caverne… Tu nous rejoins ? D’accord, à tout de suite… (Elle range son portable) Excusez-moi… La première chose que je jetterais si je devais revenir une bête, comme vous, c’est mon téléphone portable…

Ken – Vous êtes sûre que vous ne voulez pas…

Jacqueline – C’est très gentil à vous, je ne peux pas résister… Vous permettez ?

Kéa – Je vous en prie…

Jacqueline prend un morceau de viande et le goûte.

Jacqueline – Absolument délicieux ! On sent un petit goût de gibier. Qu’est-ce que c’est ?

Aki – De la dinde…

Jacqueline – Ah tiens… Je ne savais pas que vous vous étiez mis à l’élevage. Je pensais que vous étiez encore des chasseurs-cueilleurs…

Kéa – C’est de la dinde sauvage.

Aki – Si tu débarrassais la table, Mika…

Mika ramasse les ossements qui traînent et les emmène en coulisses. On entend alors une autre voix, masculine cette fois.

Edouard – Jacqueline, tu es par ici ?

Jacqueline – Oui, chéri, je suis là, avec les Sapionces !

Edouard arrive, habillé dans le même style que sa femme.

Edouard – Ah, je commençais à me demander si tu n’avais pas disparu, toi aussi… Messieurs dames, bon appétit !

Jacqueline lui tend son morceau de viande grillée.

Jacqueline – Ils ont fait un barbecue… C’est absolument divin… Tiens goûte…

Edouard prend une bouchée.

Edouard – Ah oui, c’est… C’est exquis… Mais c’est assez fort quand même… C’est de la viande faisandée ?

Jacqueline – En revanche, pas de trace de ta mère…

Edouard – On va bien finir par la retrouver… (Jetant un regard condescendant sur le décor) C’est vraiment charmant, ici. Très pittoresque, n’est-ce pas, Edouard ?

Jacqueline – Oui, c’est typique… Vous n’avez jamais pensé à ouvrir des chambres d’hôtes ? Je suis sûre que vous feriez un tabac.

Edouard – Passer le week-end dans une grotte. C’est vrai que ça pourrait être très cocasse.

Jacqueline – Et puis ça vous permettrait de gagner un peu d’argent pour accéder au confort moderne ! Vous pourriez vous acheter une télévision !

Edouard – Mais tu sais bien, chérie, que nos amis les Sapionces sont un peu réfractaires à l’évolution…

Jacqueline – C’est vrai que le progrès, ça n’a pas que du bon ! Moi aussi, parfois, j’aimerais vivre à moitié à poils, comme vous. À manger de la viande crue au fond d’une grotte insalubre et à forniquer en famille…

Edouard – Excusez-la, ça doit être le grand air…

Mika – On va peut-être passer au salon…

Zora – Et si je vous montrais mes peintures rupestres ?

Edouard – Vous peignez sur les murs ?

Jacqueline – Mais c’est tout à fait passionnant !

Edouard – Et très tendance.

Rac (en aparté à Ken) – Et si on les bouffait, eux aussi ? J’ai encore une petite faim, moi…

Ken (en aparté de l’autre côté) – On ne peut quand même pas bouffer tous ceux avec qui on a un petit différend de voisinage…

Zora – Suivez le guide…

Kéa – C’est tout au fond de la caverne…

Ils sortent. Noir.

ACTE 3

Les Sapionces et les Nandertals reviennent par petits groupes.

Jacqueline – Non, c’est vraiment très beau… Très… Très coloré, hein Edouard ?

Edouard – Oui, c’est très… C’est de l’art primitif, non ?

Jacqueline – Évidemment, c’est de l’art primitif ! Que veux-tu que ce soit ?

Edouard – C’est très cavernicole, en tout cas.

Zora – C’est vrai, ça vous plaît ?

Jacqueline – Ah, non, vous devriez exposer, je vous assure.

Edouard – Ou bien ouvrir une galerie, ce serait plus pratique. Comme les tableaux sont peints sur des rochers…

Ken – Nous, en tout cas, ça ne nous a pas trop aidé pour la chasse.

Aki – Non, de ce point de vue là, on ne peut pas dire que…

Jacqueline – On vous en aurait bien pris un ou deux pour notre salon, mais on n’a pas pensé à emmener un marteau-piqueur avec nous…

Edouard – On pense rarement à emporter un marteau-piqueur quand on va pique-niquer en forêt, c’est dommage…

Zora – Ah non mais je peins aussi sur des crânes, si vous voulez. Ou des omoplates.

Jacqueline – Vraiment ?

Edouard – Tiens, d’ailleurs, ça me fait penser qu’on n’a toujours pas retrouvé ma mère…

Jacqueline – Ah, oui, c’est vrai, je l’avais presque oubliée celle-là…

Edouard – Tu crois qu’elle aurait pu se perdre en essayant d’aller chercher des champignons dans une de ces cavernes…

Jacqueline – C’est clair que quand on ne connaît pas. C’est immense, hein ?

Edouard – Et dans le noir, en plus.

Jacqueline – On devrait toujours équiper sa belle-mère d’une balise GPS. Histoire d’éviter les mauvaises rencontres…

Edouard – Toutes ces galeries qui serpentent à l’infini…

Jacqueline – C’est long comme un tube digestif…

Edouard – Bon, les primitifs, ce n’est pas qu’on s’ennuie…

Jacqueline – Oui, on ne va pas vous déranger plus longtemps…

Edouard se tourne vers les Sapionces en souriant.

Edouard – Et si on en rapportait quand même un à la maison ?

Jacqueline – Ce sont des fresques, Edouard. C’est fait directement sur les parois de la grotte !

Edouard – Je parlais de ramener un Sapionce ! On le ferait tranquillement ce soir au barbecue dans le jardin. Il faut se rendre à l’évidence, Jacqueline, nous ne sommes vraiment pas faits pour les pique-niques en forêt…

Jacqueline – Tu crois ? Le barbecue, ça fume toujours un peu, tu sais bien. Sans parler des odeurs. Je ne voudrais pas avoir d’ennuis avec les voisins…

Les Sapionces se regardent effarés.

Mika – Vous êtes cannibales, vous aussi ?

Kéa – Nous qui pensions que vous étiez des gens civilisés…

Aki – Ce qui dans notre bouche n’est pas forcément un compliment.

Jacqueline – Enfin, voyons ! Nous ne sommes pas de la même espèce…

Edouard – On ne peut donc pas vraiment parler d’anthropophagie.

Rac – C’est ce que je me tue à leur expliquer.

Edouard – Pour nous, vous n’êtes que de la viande, après tout.

Kéa – Vous avez déjà entendu de la viande parler ?

Zora – Et peindre des fresques grandioses sur les murs ?

Edouard – On ne va sombrer dans le sentimentalisme, non plus.

Jacqueline – Allons, ne faites pas les enfants, soyez raisonnables.

Edouard sort une arme futuriste genre pistolet laser qu’il braque sur les Sapionces.

Edouard – Lequel on prend, chérie ?

Jacqueline désigne Mika.

Jacqueline – Celle-là a l’air bien dodue, non ?

Edouard – Peut-être même un peu grasse… Si tu ne veux pas que ça fume trop, pour les voisins…

Edouard se tourne vers les hommes.

Edouard – Et pourquoi pas un mâle ?

Jacqueline – Ah, oui, pourquoi pas ?

Mika – C’est ce que je leur disais aussi tout à l’heure…

Edouard braque son arme vers Aki.

Aki – Attendez, les Nandertals, je crois qu’il y a un os…

Jacqueline – Un os ?

Mika – Votre belle-mère… Elle ne reviendra jamais avec ses champignons…

Edouard – Maman ?

Jacqueline aperçoit le panier vide.

Jacqueline – Oh mon Dieu, mais c’est le panier en osier de belle-maman !

Aki – C’était un accident…

Mika – Un accident de chasse, plus exactement.

Rac – On l’a confondue avec un macaque.

Jacqueline – C’est triste, mais il fallait bien que ça arrive un jour. Avoue quand même, Edouard, que ta mère ressemblait beaucoup à un macaque…

Edouard – Oh mon Dieu…

Jacqueline – Figurez-vous qu’un jour, on l’a emmenée au zoo, et les gardiens n’ont jamais voulu nous laisser repartir avec elle. Il a fallu qu’on aille voir le directeur ! Et vous êtes sûre qu’elle est bien morte, au moins ?

Ken – Ah ça, tout à fait sûrs, je vous le garantis.

Edouard – Décidément, ces Sapionces sont vraiment des animaux… Et nous qui hésitions presque à en faire un à la broche…

Jacqueline – J’aimais beaucoup ma belle-mère.

Edouard – Je suis absolument effondré…

Jacqueline – Est-ce qu’on peut récupérer la dépouille de la défunte, au moins ?

Kéa – Pour votre barbecue de ce soir…

Edouard – Pour faire notre deuil !

Jacqueline – Nous ne sommes pas des cannibales, enfin ! Je me tue à vous le répéter.

Ken – Bien sûr…

Mika – Seulement, c’est là qu’il y a un os, justement.

Rac – Et même plusieurs…

Edouard – Quoi encore ?

Mika – Pour récupérer le corps, ça ne va pas être évident…

Jacqueline – Et pourquoi ça ?

Rac – On l’a becquetée, la vioque.

Edouard – Vous avez mangé ma mère ?

Rac – Il n’y avait pas grand chose à bouffer autour de l’os, mais bon. Ce n’était pas mauvais.

Mika – Et vous l’avez goûtée aussi.

Edouard – Ah, d’accord…

Jacqueline – Je me disais bien… Elle est un peu dure, cette viande…

Edouard – Si tu pouvais éviter de parler de viande au sujet de ma mère…

Jacqueline – Excuse-moi, Edouard…

Zora – Donc si vous nous mangez, comme on a mangé l’un des vôtres, ce serait un peu de votre propre chair que vous mangeriez…

Kéa – D’ailleurs, vous avez déjà commencé.

Jacqueline – C’est très délicat de votre part de nous le rappeler…

Ken – Là pas de doute, ça ferait de vous des cannibales. Comme nous…

Kéa – Eh oui… Nous sommes un peu de la même espèce, maintenant.

Aki – Par fusion absorption, comme dirait l’autre…

Jacqueline – Il faut bien avouer que c’est un raisonnement qui se tient… Alors qu’est-ce qu’on fait, Edouard ?

Edouard – On n’a qu’à en emporter un quand même… En souvenir.

Jacqueline – Emporter quoi, chéri ?

Edouard – Un sapionce.

Jacqueline – En souvenir de quoi ?

Edouard – En souvenir de ma mère !

Jacqueline – Bien sûr !

Noir.

ACTE 4

Changement de décor. Nous sommes dans le loft des Nandertals. Quelques tableaux d’inspiration préhistorique sur les murs. Edouard et Jacqueline sont installés sur le canapé. Ken et Mika sont couchés à leur pied, comme des animaux de compagnie. Un petit sapin de Noël clignotant trône dans un coin.

Jacqueline – C’était une très bonne idée de ramener ces Sapionces chez nous.

Edouard – Maintenant que ma mère n’est plus là, ça nous fait une compagnie…

Jacqueline – Dieu ait son âme.

Edouard – Ils dorment la plus grande partie de la journée, mais bon…

Jacqueline – Ça aussi c’est un plus par rapport à ta mère…

Edouard jette un regard attendri sur Mika et lui caresse les cheveux.

Edouard – Il ne leur manque que la parole.

Jacqueline – Mais ils parlent, non ?

Edouard – Ah oui, c’est vrai… Avant ils parlaient… Mais ils parlent de moins en moins, tu as remarqué ?

Jacqueline – Ils parlent moins que ta mère, en tout cas, ça c’est sûr.

Edouard – Pourquoi ils dorment toute la journée comme ça ? Peut-être qu’ils s’ennuient…

Jacqueline – C’est sûr que des Sapionces, en appartement, ce n’est pas l’idéal, mais bon…

Edouard – Et encore, heureusement qu’on a pris un couple.

Jacqueline – Tu crois qu’ils peuvent se reproduire en captivité ?

Edouard – Ça m’étonnerait.

Jacqueline – Et pourquoi pas ?

Edouard – J’ai fait castrer le mâle.

Jacqueline – Ah c’est pour ça, je me disais aussi…

Edouard – Quoi ?

Jacqueline – Non, non, rien…

Edouard – Et dire qu’on a failli les manger, tu te souviens ?

Jacqueline – Oui, c’est bête, mais on s’attache…

Edouard – Ça me ferait drôle, maintenant, je crois, si on devait en avoir un dans notre assiette.

Jacqueline – Quelle heure est-il au fait ?

Edouard – Presque dix heures.

Jacqueline – Mon Dieu, déjà ! C’est l’heure de notre repas de réveillon, alors…

Edouard – Ah oui… Sinon, on va encore être en retard pour la messe de minuit…

Jacqueline frappe dans ses mains pour réveiller les Sapionces.

Jacqueline – Allez, allez ! Réveillez-vous les Sapionces. C’est l’heure de la soupe !

Edouard – On mange du potage ?

Jacqueline – C’est une façon de parler, Edouard… Avec eux, j’essaie d’employer des mots simples, qu’ils puissent comprendre.

Ken et Mika s’ébrouent et se lèvent.

Edouard – L’avantage, par rapport à des animaux ordinaires, c’est que ce sont eux qui nous font la cuisine…

Jacqueline – Et si je peux me permettre, bien mieux que ne la faisait ta mère.

Edouard – Ils nous font même la conversation à table… Enfin de moins en moins, mais bon…

Jacqueline – Allez on vous laisse servir le dîner, les Sapionces… Nous on va se pomponner un peu pour le réveillon.

Edouard et Jacqueline sortent. Les deux Sapionces commencent à s’activer pour mettre le couvert et disposer les plats sur la table.

Ken – Je ne me souviens plus, la fourchette, c’est à droite ou à gauche ?

Mika – Ça dépend…

Ken – De quoi ?

Mika – Si la personne est droitière ou gauchère.

Ken – Ils sont droitiers ou gauchers, nos maîtres ?

Mika – Elle est droitière, et lui gaucher, je crois.

Ken dispose les couverts d’une certaine façon.

Mika – Euh, non… Il me semble que c’est l’inverse. C’est lui qui est droitier.

Ken change les couverts de place. Puis son regard tombe sur un des tableaux.

Ken – Tu te souviens quand on vivait avec les autres dans la grotte ?

Mika – De moins en moins…

Ken – Tu ne regrettes pas ?

Mika – Ici au moins c’est chauffé. Le frigo est toujours plein, et la cuisine est toute équipée.

Ken – Mais le grand air me manque quand même un peu, parfois…

Mika – Et nos grands repas de famille… à l’occasion du décès d’un parent.

Ken – Ou d’un accident de chasse.

Mika – Je me demande ce qu’ils sont devenus.

Ken – On n’était déjà plus très nombreux.

Mika – On n’a pas su évoluer, c’est ça notre problème.

Ken – En même temps, regarde les Nandertals. Où ça les a menés, l’évolution ?

Mika – Le problème avec l’évolution, c’est qu’au bout d’un certain temps, ça conduit inexorablement à la décadence…

Ken – C’est clair. Ces Nandertals sont complètement dégénérés ! Hier, la femelle a même essayé de me sauter dessus dans la salle de bains. Alors qu’on n’est pas de la même espèce…

Mika – Ils sont peut-être dégénérés et zoophiles, mais en attendant, c’est nous qui leur servons d’animaux domestiques…

Ken – Je préfère quand même le terme d’animaux de compagnie, c’est moins dégradant…

Mika – S’ils ont besoin d’animaux de compagnie, c’est qu’ils s’ennuient à mourir.

Ken – Nous on ne s’ennuyait jamais, tu te souviens ?

Mika – On avait toujours quelque chose à faire…

Ken – Rien que d’essayer de ne pas mourir de faim, ça nous occupait à plein temps.

Edouard et Jacqueline reviennent, fin prêts pour le réveillon, avec des accessoires de fête genre cotillons.

Jacqueline – Tout est prêt pour la fête ?

Mika – On va pouvoir passer à table !

Edouard – Ça m’a l’air délicieux, tout ça ! Qu’est-ce que c’est ?

Ken – Des champignons.

Jacqueline – Ah, ils ont encore mis la fourchette du mauvais côté.

Jacqueline change les couverts de place.

Edouard – Il faut bien que quelque chose les distingue de notre espèce supérieure…

Ils s’asseyent tous les quatre et commencent à manger pendant un moment en silence. Les deux Nandertals jouent un peu avec leurs cotillons en s’efforçant d’être gais, sous le regard blasé des Sapionces. Mais les Nandertals se lassent très vite.

Edouard – Alors les Sapionces ? Qu’est-ce que vous nous racontez pour nous distraire un peu ?

Mika – Rien.

Jacqueline – Comment ça, rien ?

Ken – On s’emmerde tellement avec vous.

Mika – On a tellement rien à vous dire.

Ken – Si ça continue, on va perdre complètement l’usage de la parole.

Jacqueline – Ils sont drôles, non ?

Edouard – Tordants.

Jacqueline – C’est un peu comme si c’était nos enfants…

Edouard – On pourrait les adopter.

La sonnette de l’entrée retentit.

Jacqueline – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Edouard – Ma mère ?

Jacqueline – Elle est morte, ta mère ! C’est eux qui l’ont mangée.

Edouard – Des amis ?

Jacqueline – Ils sont tous morts aussi !

Edouard – C’est vrai…

Jacqueline – Nous sommes les derniers des Nandertals.

Edouard – Le Père Noël ?

Jacqueline – Tu sais bien que le Père Noël n’existe pas.

Edouard – Tu ne devrais pas dire ça devant eux… J’essaie désespérément de leur inculquer quelques éléments de métaphysique.

Jacqueline – Je vais voir…

Elle se lève et va ouvrir la porte.

Jacqueline – Vous ? Quelle divine surprise ! Ce sont les Sapionces, Edouard, qui viennent passer Noël avec nous !

Entre à sa suite le reste des Sapionces : Aki, Rac, Kéa et Zora. Ils apportent des cadeaux, façon rois mages.

Edouard – Qu’est-ce que vous faites là ?

Aki – On cherchait un chapon et une dinde à faire à la broche. On s’est dit qu’on allait en profiter pour passer vous souhaiter un joyeux Noël.

Jacqueline – C’est très gentil de votre part, mais pour les cadeaux, il ne fallait pas…

Edouard – Et nous qui n’avons rien prévu pour vous… Franchement, c’est un peu embarrassant…

Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?

Edouard et Jacqueline ouvrent leurs paquets respectifs.

Edouard – Une hache en pierre taillée !

Jacqueline – Un dinosaure en peluche !

Edouard – Merci, vraiment !

Jacqueline – Ça nous touche beaucoup…

Edouard – Ça me rappelle cette merveilleuse après-midi que nous avions passé en votre compagnie dans cette caverne. (À Zora) Vous faites toujours de la peinture ?

Zora – Vous voulez venir passer Noël avec nous ? Je vous montrerai mes dernières oeuvres !

Edouard – C’est très aimable à vous, mais…

Jacqueline – Pour nous, le retour à l’état sauvage, vous savez… C’est un peu tard…

Mika – Bon, alors on ne va pas vous déranger plus longtemps…

Edouard – Vous pouvez ramener ces deux-là avec vous, si vous voulez… Ils n’ont aucune conversation, de toute façon…

Jacqueline – Vous pourrez les manger pour le Jour de l’An.

Aki – Alors Joyeux Noël !

Edouard – Bonjour chez vous !

Les Sapionces s’en vont. Edouard et Jacqueline restent seuls.

Edouard – Qu’est-ce qu’on fait ? On allume le gaz ?

Jacqueline – Allumons plutôt la télé.

Edouard – Tu as raison, c’est plus sûr…

Il allume la télé.

Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?

Edouard – Un documentaire sur l’extinction des derniers téléspectateurs de France Télévision.

Ils s’effondrent petit à petit sur leur canapé. Ken revient avec Mika, suivis des quatre autres Sapionces.

Mika – Ça doit être les champignons qui ne leur ont pas réussi.

Ken – On ne va pas laisser toute cette nourriture ?

Mika – Ce serait dommage de gâcher…

Noir.

ACTE 5

Un mélange des deux décors précédents. Une grotte façon crèche de Noël avec un sapin dans un coin et une télé dans l’autre. Les Sapionces sont en train de manger.

Ken – Bravo, Mika, c’est vraiment délicieux.

Kéa – Oui, la cuisson est parfaite. D’ailleurs je vais me resservir, tiens…

Rac – Profitez-en bien, parce que ce sont les derniers… L’espèce vient de s’éteindre…

Aki – Eh oui, c’est nous l’espèce supérieure, maintenant.

Zora – De quoi ils sont morts au juste, les Nandertals ?

Mika – Ils sont morts d’ennui… devant la télé.

Ken – Si nous ne parvenons pas à nous affranchir complètement de la théorie de l’évolution, il faudra au moins se méfier de cet appareil diabolique.

Rac – Comptez sur nous, Chef. On fera l’impossible pour continuer à végéter comme on l’a fait jusqu’ici.

Kéa – En tout cas, quel bonheur d’être tous réunis pour fêter Noël en famille. Comme au bon vieux temps…

On entend des braillements de bébé.

Mika – Celui-là, on essaiera de ne pas le manger… Si on veut avoir une chance de perpétuer l’espèce.

Ken – Il ne me ressemble pas du tout, cet enfant… Tu es sûre qu’il est de moi, Mika ?

Mika – Pourquoi ne serait-il pas de toi ?

Ken – Edouard m’a emmené chez le vétérinaire il y a un an en me parlant d’une petite intervention bénigne, et quand je me suis réveillé, je n’avais plus de couilles.

Aki – Cet enfant n’est quand même pas né par l’opération du Saint Esprit…

Kéa – C’est peut-être le fils du Père Noël.

Mika – À moins qu’il ne soit d’Édouard.

Kéa – Je croyais que les Sapionces et les Nandertals n’étaient pas de la même espèce, et qu’ils ne pouvaient pas se croiser…

Mika – Ça doit être une erreur d’aiguillage…

Zora – Ou un miracle !

Nouveaux braillements du bébé.

Ken – Je sens qu’on n’a pas fini de s’emmerder avec ce divin enfant.

Un temps pendant lequel ils continuent à manger en regardant la télé, comme fascinés

Rac – Ils parlent de quoi, à la télé ?

Ken – De la réapparition des dinosaures.

Kéa – La période glaciaire est terminée, alors.

Mika – Oui, ça sent le réchauffement climatique.

Aki – Vous croyez que c’est la fin du monde ?

Kéa – La fin de l’histoire ?

Zora – En tout cas, c’est la fin de cette préhistoire.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-44-4

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Préhistoires grotesques Jean-Pierre Martinez théâtre

Préhistoires grotesques Jean-Pierre Martinez théâtre

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Le Plus Beau Village de France   

The most beautiful village in France –  El pueblo más bonito de Francia (español) – A aldeia mais bonita de França (portugués)

Comédie de Jean-Pierre Martinez

12 ou 13 personnages : 3H/9F, 4H/8F, 5H/6F, 7H/5F, 8H/4F, 9H/3F, 3H/10F, 4H/9F, 5H/8F, 6H/7F, 7H/6F, 8H/5F, 9H/4F

Beaucon-le-Château va être proclamé Plus Beau Village de France. Dans le même temps, le deuxième tour des élections municipales pourrait bien porter à la mairie un candidat du Front Populiste. Au bistrot La Part des Anges, les forces vives de la ville débattent pour savoir lequel du maire sortant ou de son opposante l’emportera. Une série d’imprévus vient alors troubler le bon déroulement du scrutin, qui viendront conforter le célèbre diagnostic de Winston Churchill : la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Le plus beau village de France

12 ou 13 personnages :

Jacques Robinet dit JR, maire sortant

Baronne de Carlsberg Kronenbourg, son opposante

Marcel(le), Adjoint(e) au maire et notaire

René(e), peintre désargenté

Maurice(tte), médecin pochtron

Charles, nouveau riche parisien

Dominique, colonel de réserve

Ramirez, policier municipal

Sanchez, son adjoint

Claude, patron(ne) du bistrot

Francine, bobo de Provence

Bernadette, sa fille starlette

Mario, homme à tout faire.

Le maire et la baronne pourront ou non être interprétés par le même comédien. Marcel(le), René(e), Maurice(tte), Dominique, Ramirez, Sanchez et Claude peuvent être hommes ou femmes

La terrasse d’un bistrot surplombée d’une enseigne : La Part des Anges. Quelques tables entourées de chaises sur lesquelles sont installés Maurice, notable un peu pochtron, René, genre artiste, et Dominique, allure martiale. On entend les cigales.

Maurice – C’est calme aujourd’hui.

René – Même les cigales chantent moins fort que d’habitude.

Dominique – Le calme avant la tempête…

Maurice – C’est vrai qu’il fait lourd, non ?

René – Ah oui, quelle chaleur !

Dominique – Si au moins il y avait un peu de mistral.

René – Le mistral, c’est la clim du pauvre.

Maurice – Tu travailles sur quoi en ce moment ?

René – Attends, je consulte mon thermomètre (Il sort un thermomètre médical de sa poche et y jette un coup d’œil) Ouh la ! 38,5 ! Je suis en arrêt de travail moi…

Maurice – Si tu as de la fièvre, il faut consulter. Je te rappelle que je suis médecin.

René – Je parlais de la température extérieure. Les cigales commencent à chanter au dessus de 23 degrés. Moi je ne commence à peindre qu’en dessous de 22.

Dominique – Il est encore plus fainéant que la cigale de la fable. Elle au moins, elle chantait tout l’été.

René – Qu’est-ce que tu veux ? Je suis une cigale qui ne supporte pas la chaleur.

Maurice – Pourquoi tu es venu t’installer dans le sud, alors ?

René – Et bien justement, pour me reposer. Comme Van Gogh.

Dominique – Van Gogh, il a quand même profité de son séjour dans le sud pour peindre quelques chefs-d’œuvre.

René – Il faisait moins chaud que cette année, sûrement…

Maurice – C’est vrai que ça donne soif.

Ils vident leurs verres.

René (en direction du bistrot) – Madame Claude, vous nous remettez ça !

Claude, la patronne, style tenancière de maison close, arrive avec un air renfrogné pour remplir les verres.

Claude – Rosé pamplemousse ?

Ils opinent du bonnet, et elle les ressert.

Maurice – Pas trop de pamplemousse pour moi, ça me donne des aigreurs d’estomac.

Claude – Vous avez raison Docteur, le jus de fruit c’est très mauvais pour la santé.

Maurice – Mais vous savez que le vin est un excellent antioxydant.

Dominique – Tu dois avoir une santé de fer, alors.

Le chant des cigales s’interrompt brusquement.

Claude – Ah, les cigales ont arrêté de chanter !

Maurice – Oui, ça se rafraîchit.

Dominique (à René) – Tu vas pouvoir te remettre à bosser.

René jette à nouveau un regard sur son thermomètre.

René – Pourtant il fait toujours aussi chaud.

Claude – Ces cigales sont complètement détraquées. Comme le temps…

Maurice – Ça doit être les pesticides.

René – Ou alors, c’est juste l’heure de la pause.

Claude – C’est ça, c’est la pause cigales. Elles aussi elles sont passées aux 35 heures. Elles sont en RTT.

Claude rentre dans son bistrot. Charles, style bcbg en vacances, arrive.

Charles – Quelle chaleur !

René – Oui, c’est justement ce qu’on était en train de dire.

Charles – Si tôt le matin. Ce n’est pas un jour à travailler.

Maurice – Ça tombe bien, tu es à la retraite.

Charles – Et vous les actifs, ça va ? Ce n’est pas trop dur ?

Dominique – Moi aussi, je suis à la retraite.

Charles – À ton âge, je ne m’en vanterais pas. Et après on s’étonne que la sécu soit en déficit.

Dominique – Je suis toujours colonel de réserve.

Charles – Et bien tu vois, de savoir qu’en cas de troisième guerre mondiale tu reprendras du service, je me sens tout de suite plus rassuré.

Maurice – C’est vrai. C’est les vieux qu’on devrait envoyer au front en cas de conflit. Une bonne guerre de temps en temps, et ça réglerait le problème des retraites.

René – Vous imaginez 14-18, avec de chaque côté des vieux en déambulateurs en train de se foutre sur la gueule à coups de cannes. Ça me donne une idée, tiens. Je me demande si je ne vais pas faire un tableau là-dessus.

Charles (à René) – Et si tu terminais d’abord celui que je t’ai commandé pour mettre au dessus de ma cheminée ?

Dominique – C’est quoi cette commande ?

Charles – Une reproduction de La Liberté Guidant le Peuple.

Maurice – Eh ben… Il y a du boulot…

René – À qui le dis-tu… (À Charles) Tu ne préfères pas que je simplifie un peu ?

Charles – Je veux une copie que Delacroix lui-même aurait pu signer.

Maurice – Mais dis donc, je ne te savais pas aussi farouchement républicain.

Dominique – Comme quoi on peut être à l’ISF et rester fidèle à l’esprit de la révolution.

Maurice – L’original est au Louvre, non ? Alors tu prends quoi comme modèle pour ta copie ?

René sort un Delacroix de sa poche et le montre.

René – Un ancien billet de cent francs.

Maurice – Ah d’accord… Je comprends mieux cette passion de Charles pour Delacroix. Nostalgie, quand tu nous tiens…

Dominique – C’est vrai que du temps des anciens francs, on n’avait pas encore inventé l’ISF…

Charles – En tout cas, j’aimerais bien l’avoir avant cet hiver, mon tableau !

René – Ne t’inquiète pas, il est presque fini.

Maurice – Il ne lui reste plus qu’à passer la deuxième couche.

René – Mais là il fait vraiment trop chaud…

Charles – Je suis un client moi, pas un mécène. Et je te rappelle que je t’ai déjà versé une avance.

René lève son verre.

René – Et crois-moi, elle a été très bien employée.

Il vide son verre cul sec.

Charles – Entre un artiste provençal qui ne peint que par grand froid, un médecin qui donne ses consultations au bistrot et un colonel qu’on paie à rien faire en attendant la troisième guerre mondiale… La France est bien barrée. Enfin, je viens d’installer la clim. Au moins, je serai au frais chez moi cet été.

René – Tu as raison. La canicule, c’est très mauvais pour les personnes âgées.

Maurice – C’est vrai qu’en 2003, ça a été une véritable hécatombe. On ne m’appelait que pour signer des certificats de décès.

René – Ça n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs…

Charles – D’un autre côté, si le mistral se lève, j’aurais fait installer la clim pour rien. C’est que ce n’est pas donné, quand même.

Dominique – La clim, c’est comme l’arme atomique. Ça coûte cher à l’achat, mais le mieux c’est de ne pas avoir à s’en servir.

Madame Claude, la patronne, pointe son nez en terrasse.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Charles – Quelle heure il est ?

Claude regarde sa montre.

Claude – L’heure du rosé pamplemousse.

Charles – Bon, un rosé pamplemousse, alors.

Maurice – Vous allez voir que ce parasite, qui ne survit que grâce au système par répartition, ne va même pas payer sa tournée…

Charles – Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Ce n’est pas avec ce que vous cotisez que je pourrais avoir une retraite.

Claude – Alors ?

Charles lui tend à regret un gros billet.

Charles – J’imagine que vous n’avez pas de monnaie sur 500.

Claude – Si.

Charles – Bon ben tant pis alors, arrosez cette bande de vieux débris. On ne sait jamais, ça pourrait les ramener à la vie.

Claude – Ou les achever… Ok, rosé pamplemousse pour tout le monde, alors.

Claude prend le billet et repart. Charles s’assied avec les autres. Dominique se plonge dans la lecture du journal régional.

Maurice – Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Encore un souci domestique ?

Charles – C’est ma piscine.

René – Qu’est-ce qu’elle a, ta piscine ?

Charles – Elle fuit.

Dominique – Comment est-ce qu’une piscine peut bien fuir ?

Charles – Ben je n’en sais rien, justement.

René – Et comment tu t’es rendu compte que ta piscine fuyait ?

Charles – Ce matin, j’ai voulu faire un plongeon, comme tous les matins, et il n’y avait plus d’eau dedans.

Dominique – Heureusement que tu t’en est rendu compte avant de plonger.

Maurice – Une piscine c’est comme une maîtresse : c’est beaucoup d’entretien pour le peu qu’on s’en sert vraiment.

Dominique brandit le journal.

Dominique – Vous avez lu ça ? Beaucon-le-Château va être élu plus beau village de France !

Maurice – Ce n’est pas encore fait.

Dominique – Tout de même, on est en finale. (Jetant un nouveau regard au journal) Deux inspecteurs arrivent aujourd’hui en ville pour rendre leur verdict avant que le jury proclame le vainqueur.

Charles – Ah… C’est vrai qu’il fait bon vivre dans ce petit coin de paradis. Tous les matins, en ouvrant la fenêtre, je respire un grand coup en me disant qu’il y a encore quelques mois, c’est l’air du périphérique que je respirais à cette heure-là..

Claude revient avec les verres qu’elle dépose sur la table.

Claude – Et voilà…

Charles – On sent une drôle d’odeur, tout à coup, non ?

René – Oui, comme une odeur de morue avariée.

Claude – C’est pour moi que vous dites ça ?

René – C’est les remontées gastriques de Maurice. Tu as raison, tu devrais arrêter le jus de pamplemousse.

Dominique – Je crois surtout que c’est les remontées d’égouts. Dès qu’il pleut un peu, à Beaucon, ça déborde.

Charles – Ça fait au moins un mois qu’il n’a pas plu !

Dominique – Dans ce cas, il va falloir arrêter de prendre des douches. Au moins jusqu’à ce que ces deux inspecteurs soient repartis.

Claude – Oui… Et éviter de tirer la chasse…

Claude rentre dans le café.

Charles – Sacrée Madame Claude… Elle est typique, non ?

Maurice – C’est sûr. Pour celui qui vient à Beaucon, une visite s’impose.

René – Il paraît même qu’elle est sur le Guide du Routard à la rubrique « Vaut le détour ».

Charles – Et puis un nom pareil, ça ne s’invente pas… C’est vrai qu’on la verrait bien diriger un hôtel de passe.

Les trois autres échangent un sourire entendu.

Maurice – Sacré Charles…

Dominique – On voit que tu es nouveau ici, toi.

René – Tu n’as pas encore fait le tour de tous les charmes de notre petite ville.

Charles – Non ?

René – Disons qu’elle est en préretraite, comme la colonel.

Maurice – Mais en cas de besoin, elle aussi elle est toujours prête à reprendre du service…

Ils se marrent. Claude revient pour nettoyer une table. Ils reprennent aussitôt leur sérieux. Claude leur jette un regard suspicieux et repart. Ils trinquent et vident leurs verres.

Charles – Alors vous croyez qu’elle est pliée, cette élection ?

Maurice – C’est vrai que Beaucon-le-Château est un très beau village.

Charles – Je parlais des élections municipales.

Maurice – Ah, ça…

René – Laissera-t-on le plus beau village de France élire un maire Front Populiste ?

Dominique – Dieu ne le permettra pas…

Charles – Front Populiste, vous avez dit ?

René – Le Front de Gauche et le Front de Droite ont décidé de présenter une liste commune.

Dominique – Après tout, ils avaient déjà le même programme, la même rhétorique et les mêmes électeurs.

Maurice – Et presque le même nom.

René (grandiloquent) – Les forces vives de cette petite ville doivent se mobiliser pour empêcher cette infamie. Moi vivant, Beaucon ne sera pas administré par ces extrêmes qui se rejoignent.

Dominique – D’un autre côté, voter pour JR…

Charles – JR ?

Dominique – Jacques Robinet, le maire sortant.

Charles – Robinet…

René – Un nom prédestiné…

Dominique – C’est vrai que c’est en arrosant tout le monde qu’il a réussi à rester maire aussi longtemps.

Maurice – Et puis JR, ce n’est quand même pas n’importe qui. Il a fait Centrale…

Charles – Le Maire de Beaucon, il a fait Centrale ?

Dominique – Oui… Centrale Pénitencière…

Charles – Ah, d’accord.

René – Vous êtes pour JR, vous, ou pour la baronne ?

Charles – La baronne ?

René – La candidate du Front Populiste.

Maurice – Ouh là, moi j’attends de voir.

Dominique – Vous avez raison. Il ne faut jamais choisir son camp trop vite. C’est comme ça que mon grand-père s’est retrouvé tondu à la libération.

René – Ton grand-père avait couché avec un allemand ?

Maurice – L’occupation est une période assez confuse de l’histoire de France.

René – Et pas forcément la plus glorieuse.

Bernadette, jeune fille habillée de façon outrageusement provocante, arrive pour passer un coup d’éponge sur les tables.

Dominique – Mais c’est Bernadette, la fille de Francine !

Les regards de tous les hommes se posent sur elle.

Maurice – Bernadette, mais qu’est-ce que tu fais dans ce lieu de perdition ?

René – C’est tout ce que tu as trouvé comme job d’été, ma poule ? Je croyais que tu voulais être comédienne.

Bernadette – Justement, mon agent vient de me décrocher un premier contrat : une figuration dans Plus Belle La Vie. Je dois jouer un rôle de serveuse dans un bar du Vieux Port.

René – Et c’est pour ça qu’il t’a envoyé en stage chez Madame Claude ?

Bernadette – Ah non mais ce n’est pas ce que vous croyez… Là, je travaille mon personnage.

Dominique – Ah d’accord…

Bernadette – C’est la méthode Actor Studio. Il faut s’imprégner de la réalité. Devenir le personnage, quoi.

Maurice – Eh ben… Heureusement que tu ne dois pas jouer un rôle de…

Embarrassé, il ne finit pas sa phrase.

Bernadette – Un rôle de quoi ?

Bernadette prend un plateau et commence à débarrasser les verres en se penchant sur la table de façon suggestive.

René – Tiens de bonne sœur, par exemple. Tu imagines si tu avais dû faire un stage au couvent pour devenir ton personnage. Pas sûr que ta mère aurait été d’accord…

Maurice – Ni la mère supérieure, d’ailleurs.

Arrive Mario, beau ténébreux en bleu de travail maculé de cambouis.

Charles – Ah, bonjour Mario ! (Aux autres) C’est mon garagiste…

En apercevant Mario, Bernadette renverse son plateau.

René – Il faut que tu travailles encore un peu ton rôle, ce n’est pas tout à fait au point.

Charles – Alors mon brave, elle est prête ma BM ?

Mario s’assied un peu à l’écart.

Mario – Bientôt, Monsieur Charles. Bientôt, ne vous inquiétez pas. On ne m’a pas encore livré la pièce. (À Bernadette) Je prendrai un café…

Bernadette – Tout de suite…

Bernadette entre dans le bistrot.

Charles – C’est un excellent garagiste, il paraît. C’est mon notaire qui me l’a conseillé.

Maurice – Ton notaire ?

Charles – Il travaille au noir, et il arrive à avoir des pièces détachées d’occasion à des prix défiant toute concurrence. Je ne sais pas comment il fait…

René (ironique) – Oui, moi non plus…

Charles – Vous le connaissez ?

Dominique – Super Mario, si on le connaît…

Mario lance dans leur direction un regard vaguement menaçant. Les amis de Charles renoncent à commenter. Bernadette revient avec le café de Mario.

Mario – Merci.

Bernadette lui lance un regard un peu embarrassé. Claude sort du bistrot et observe le manège entre Mario et Bernadette.

René – Tiens Bernadette, tu nous remets ça, de la part des anges ?

Claude – Les anges ne font pas crédit.

Maurice – C’est bien ce qui me semblait…

Claude – Tiens Bernadette, va plutôt répéter ton rôle à la plonge. Ça déborde dans l’évier.

Bernadette entre dans le bistrot, suivie par Claude.

Charles – La Part des Anges… Qu’est-ce que ça veut dire, au fait ?

Mario – Vous vous n’êtes pas d’ici, ça se voit…

Charles – On ne peut rien vous cacher. Je suis de Paris.

Mario – Dans le domaine viticole, c’est la part de liquide qui s’évapore pendant la fermentation. Comme on ne sait pas qui l’a prise, on dit que c’est la part des anges.

René – C’est valable aussi pour la politique, d’ailleurs.

Charles – La politique ?

Maurice – La part de liquide qui s’évapore dans la nature quand tout ça commence à macérer un peu après les élections… C’est exactement ce qui s’est passé avec la municipalité sortante…

Dominique – Tiens, c’est comme pour ta piscine, Charles. Tu vois bien qu’il manque du liquide, mais tu ne sais pas où il est passé.

René – La part des anges… Elle n’est pas perdue pour tout le monde, c’est clair.

Maurice – Allez, nous notre part on va la boire tout de suite.

René – Avant que ça ne s’évapore.

Ils vident leurs verres. La baronne de Carlsberg Kronenbourg arrive. C’est une femme imposante, maquillée comme une voiture volée et habillée dans un style tellement bcbg qu’il en devient extravagant, genre Madame de Fontenay en pire. Le rôle de la baronne peut être joué par un homme travesti en femme (le même comédien que celui qui jouera le rôle du maire, par exemple).

Dominique – Tiens, voilà la baronne, justement.

Charles – La fameuse baronne de Carlsberg Kronenbourg… Elle est vraiment noble ou on l’appelle comme ça à cause des tonneaux de bière qu’elle ingurgite quotidiennement ?

Dominique – Madame la baronne est issue d’une des plus grandes familles de ce petit pays qu’est la Belgique. À ce qu’on m’a dit, elle serait même apparentée au roi.

Maurice – Quel roi ?

René – Le roi de la bière, peut-être.

Baronne – Ah mon petit Mario, merci pour ma Twingo. Depuis que vous avez changé le moteur, j’ai l’impression de conduire une Jaguar.

Maurice – C’est peut-être un moteur de Jaguar qu’il vous a mis dessus. Si c’est tout ce qu’on lui avait livré ce jour-là…

Baronne – Vous passerez au château pour que je vous règle. En liquide, comme convenu…

Mario – Très bien Madame La Baronne.

Baronne (aux autres) – Vous n’auriez pas vu mon chien par hasard ?

Charles – Je ne sais pas. Il ressemble à quoi ?

René – À un cochon, en plus petit. Il a même la queue en tire-bouchon.

Maurice – Alors, Madame la Baronne ? Toujours en campagne ?

Baronne – Plus que jamais ! Tenez, si vous voulez connaître le détail de mon programme…

Elle distribue quelques tracts aux présents ainsi qu’à Claude qui arrive pour prendre la commande.

Claude (lisant) – Votez Kronenbourg… C’est un slogan qui peut parler à beaucoup de monde… Qu’est-ce que je vous sers Madame La Baronne ?

Baronne – Donnez-moi une pression.

Claude – Heineken ? 1664 ? (La baronne lui lance un regard assassin). Je plaisante.

Claude s’en va.

Baronne – On ne peut quand même pas laisser réélire le maire sortant avec un bilan aussi désastreux ! Prenez la sécurité, par exemple. Une femme décente ne peut pas se promener seule en ville passé 18 heures sans être assaillie par toutes sortes de propositions…

Dominique – On vous a déjà fait des propositions ? À moi, jamais…

Baronne – Et la propreté ! Vous sentez l’odeur nauséabonde que cette mairie corrompue nous laisse en héritage ? Les égouts débordent, les rats se promènent impunément dans les rues, et le maire ne fait rien pour assainir la situation !

Maurice – Sans parler des problèmes de stationnement…

Baronne – Les gens se garent n’importe où ! Je vois même des handicapés stationner sur des places qui ne leur sont pas réservées . Et que fait la municipalité pour empêcher ça ? Rien !

Dominique – Il faut combattre les incivilités, c’est clair.

Baronne – Si je suis élue maire, je proposerai qu’on installe des caméras à laser partout dans les rues.

Dominique – À laser ? Pour la vision nocturne ?

Baronne – À laser, pour désintégrer aussitôt les contrevenants ! Je suis pour la tolérance zéro, moi !

Charles – Ah oui, c’est assez radical, quand même…

Baronne – Avouez qu’on n’est plus chez nous en France…

René – Mais vous êtes belge, non ? Au moins d’origine…

Claude revient avec le demi de la baronne.

Baronne – Une baronne belge se sent chez elle partout où il y a de la bière, des frites et un château. Non, je voulais parler de tous ces rastas extracommunautaires. (À Mario) Je ne dis pas cela pour vous Mario, vous travaillez au noir, mais au moins vous travaillez. Alors personne n’a vu ma petite chienne ?

Claude – Il ne faut pas vous inquiéter pour si peu. Elle est peut-être retournée toute seule au château. Elle connaît le chemin.

René – Et puis qui voudrait voler une chienne qui ressemble à une truie…

Maurice – Faites comme pour le Petit Poucet ! Suivez-le à la trace, votre clébard. Vous n’avez qu’à vous fier aux déjections dont il a sans doute jalonné son chemin.

René – C’est vrai, ça m’a toujours émerveillé ça. Comment un chien de la taille d’un porcelet peut-il produire une telle quantité de crottes ?

Baronne – Vous avez raison, je vais aller voir par là… Antoinette ! Antoinette !

Charles – Son chien s’appelle Antoinette ?

René – Non, c’est un diminutif. Son vrai nom c’est Marie-Antoinette.

La baronne s’en va.

Charles – Mais c’est qui, cette baronne, exactement ?

Maurice – D’après le peu qu’on sait d’elle, ce serait une réfugiée fiscale récemment arrivée de Wallonie. Elle a demandé et obtenu la nationalité française.

René – Il faut vraiment être belge pour demander l’asile en France pour raison fiscale…

Charles – Il y a beaucoup de Belges par ici ?

Dominique – Il y a des coins à truffes, ici c’est un coin à Belges.

René – C’est elle qui a acheté le château de Beaucon.

Dominique – Oui… L’affaire m’est passée sous le nez, d’ailleurs. La mairie avait fait valoir son droit de préemption pour m’empêcher d’en faire l’acquisition, et le lendemain le château était vendu à la baronne.

Charles – Baronne et châtelaine… Et c’est elle qui représente le Front Populiste ?

Dominique – C’est une royaliste de gauche, apparemment.

Charles – Je crois que je n’ai pas encore saisi toutes les subtilités de la vie politique locale…

Mario – C’est le sud, Monsieur Charles… Le sud.

Mario, qu’on avait presque oublié, se lève pour partir et tous les regards se tournent vers lui.

René – Il y a une classe moyenne très importante, à Beaucon-le-Château. Répartie en une moitié d’ISF et l’autre de RMI.

Maurice – Ce qui symbolise à merveille l’esprit d’ouverture et de fraternité de notre charmante cité par delà toutes les différences sociales et culturelles.

René – Mais forcément, parfois ça génère quelques tensions…

Dominique – Tenez, regardez dans le journal. Rixe après un concert de rock à Beaucon-le-Château. Moi je dis que les concerts de rock, il faudrait les interdire, tout simplement.

Maurice – C’est vrai que c’est très rare qu’il y ait des débordements à la sortie d’un concert de musique classique.

Bernadette revient et croise le regard de Mario qui s’apprête à partir. Dans une gestuelle très théâtrale, voire au ralenti sur une musique mélodramatique, ils s’approchent l’un de l’autre, se dévisagent, puis s’embrassent fougueusement sous les regards stupéfaits de tous les autres.

Dominique – Vous croyez que là aussi, elle répète son rôle pour Plus Belle La Vie ?

René – Là ce serait plutôt la Belle et la Bête…

La baronne revient affolée. Mario et Bernadette partent ensemble.

Baronne – Ma chienne a été enlevée !

Maurice – C’est peut-être la fourrière.

Baronne – En ouvrant ma boîte aux lettres, j’ai trouvé une enveloppe… qui contenait une oreille d’Antoinette !

Claude – Oh mon Dieu ! Une oreille ? Comme pour Van Gogh…

Dominique – Comme pour le baron Empain, vous voulez dire ? Parce que Van Gogh, lui, il n’a jamais été kidnappé.

Maurice – Oui, il est peu probable que le chien de Madame se soit coupé lui-même une oreille pour la mettre à la poste après.

René – Et puis pourquoi un chien aurait-il fait ça ? Un peintre d’accord, mais un chien !

Baronne – C’est un kidnapping, je vous dis ! Il y avait une lettre dans l’enveloppe avec l’oreille. On exige que je retire ma candidature aux municipales.

Charles – Non ?

Baronne – L’équipe du maire sortant cherche à m’atteindre à travers l’être qui m’est le plus cher au monde : Mon chien !

Maurice – Allons ! Ce n’est sans doute qu’une mauvaise plaisanterie ! Les carabins font souvent ça dans les écoles de médecine. Je me souviens, quand j’étais étudiant, nous avions déposé dans le casier d’un professeur…

Dominique (le coupant) – Vous êtes sûre qu’il s’agit bien de l’oreille de votre chien ?

Baronne – On veut me faire taire, mais je suis prête à tout pour sauver la démocratie locale. J’irai jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences. (Elle se drape dans sa dignité) Je fais don de ma personne à Beaucon-le-Château…

La baronne s’en va. René, Maurice, Dominique et Charles restent un instant silencieux.

Dominique – Vous pensez que cet enlèvement aurait pu être commandité par JR ?

Les autres semblent perplexes. Arrive Francine, une bobo bon teint.

Francine – Bonjour, bonjour.

René – Ah, bonjour Francine ! Bertrand n’est pas avec toi ?

Francine – Euh… non.

René – Il a tort ! Quand on est marié avec une belle femme comme ça, on ne la laisse pas sortir seule dans la rue même en plein jour…

Claude arrive pour prendre la commande.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Dominique – Comment vas-tu Francine ? Justement, ta fille Bernadette vient de partir avec un client… Tu ne l’as pas croisée ?

Francine – Non. Quelle chaleur, hein ?

René – Tu connais Charles, je crois ?

Charles – Je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer Madame. Je m’en souviendrais…

Échange de regards aimables entre Charles et Francine, sensible au compliment.

René (faisant les présentations) – Francine de la Chatelière, Charles Benamou. Vous feriez un couple épatant… Le charme discret de la bourgeoisie de province désargentée… et l’aisance un peu vulgaire du parisien nouveau riche.

Maurice – Charles a la clim, et une piscine qui lui coûte plus cher qu’une maîtresse.

Francine – C’est qu’il n’a pas encore rencontré une maîtresse qui vaille vraiment le coup.

Charles et Francine échangent un nouveau regard complice.

Claude (un peu plus haut) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Francine – Ravie de vous connaître, Charles. Vous venez de vous installer dans notre charmante petite ville ?

Charles – Oui, je suis un nouveau… À propos, comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-le-Château ?

Claude – Les Beauconchâtelains. Qu’est-ce que je lui sers ?

René – Contrairement aux apparences, Charles est un homme de goût, puisqu’il apprécie ma peinture. C’est un ami des arts et un généreux mécène.

Charles – Disons plutôt un collectionneur et un investisseur…

Claude (hurlant) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Ils restent tous interloqués.

Francine – Je… Je vais prendre un thé. Qu’est-ce que vous avez comme thé ?

Claude – J’ai du thé Lipton.

Francine – Bon, un thé alors. Avec une rondelle de citron, s’il vous plaît.

Claude entre dans le bistrot. Le téléphone portable de Francine sonne et elle prend l’appel.

Francine – Oui bonjour, Francine de la Chatelière à l’appareil, je vous ai appelé tout à l’heure au sujet de… (Aux autres) Excusez-moi un instant…

Francine entre dans le bistrot pour s’isoler.

Maurice – J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Sous couvert du secret médical, bien sûr…

Dominique – Nous serons muets comme des tombes.

Maurice – Le mari de Francine a eu un AVC.

René – Bertrand ? Mais c’est arrivé quand ?

Maurice – Il est à l’hôpital depuis hier soir.

Dominique – Si son mari meurt, elle ne restera pas longtemps toute seule avec sa fille dans cette grande maison…

Maurice – Bertrand avait déjà beaucoup de mal à l’entretenir. Je veux dire la maison. Enfin, sa femme aussi, d’ailleurs…

René – Tu cherches à acheter une maison ?

Dominique – Faut voir… (À Maurice) Grave l’AVC ?

Maurice – Un accident vasculaire, ce n’est jamais anodin.

Charles – En tout cas, elle ferait une belle veuve, c’est sûr…

René – Je te rappelle que toi aussi, tu es marié.

Dominique – Il y a un jardin, non ?

Charles – Ah oui ! Pas très grand, mais un beau jardin, oui.

René – Les maisons avec jardin, en centre ville, c’est très rare.

Maurice – Oui moi aussi, ça pourrait m’intéresser. Si le prix était raisonnable…

Dominique – Ah non ! Je me suis déjà fait doubler pour le château !

Francine revient.

Dominique – Tout va bien ?

Francine – Quelques soucis familiaux…

Dominique – Oui, on est au courant.

Francine – Ah oui ? (Maurice lance à Dominique un regard réprobateur). Et vous pensez que c’est grave, Docteur ?

Maurice – C’est à dire que… Je n’ai pas le dossier. Tout dépend de la rapidité avec laquelle il a été pris en charge…

Francine – Ah non, mais je ne parlais pas de Bertrand. Je viens d’avoir l’hôpital, je crois qu’il va s’en sortir avec une petite paralysie faciale.

Dominique – Tant mieux.

Francine – Non, je parlais de ma fille. Figurez-vous qu’elle voit la Vierge.

René – La vierge ?

Francine – Ben oui, la Vierge. La Vierge Marie !

Claude arrive avec le thé qu’elle dépose sur la table.

Claude – Bernadette voit la Vierge ?

Francine – Vous croyez que je devrais consulter, Docteur ?

Maurice – Ma foi…

Francine – Et puis pour son concours, je ne sais ce que je dois faire non plus. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Maurice – Quel concours ?

Francine – Elle se présente au concours Miss Bouches du Rhône, vous croyez qu’elle doit mentionner dans son dossier qu’elle voit la Vierge ?

René – Ça pourrait être un plus, oui.

Maurice – En tout cas, si Beaucon n’est pas élu Plus Beau Village de France, on pourra toujours en faire un lieu de pèlerinage…

Ramirez et Sanchez arrivent, look Blues Brothers.

Dominique – C’est qui ces deux clowns ? On ne les a jamais vus par ici…

René – C’est peut-être les deux membres du jury du concours…

Francine – Le concours des Miss Bouches du Rhône ?

Dominique – Le concours du Plus Beau Village de France !

Maurice – Ils sont là incognito, sûrement…

Ramirez et Sanchez s’installent à une table.

Dominique – Bonjour Messieurs, soyez les bienvenus dans notre charmant village. La patronne de ce modeste estaminet sera ravie, j’en suis sûr, de vous offrir un verre de bienvenue ?

Claude lui lance un regard incendiaire. Les deux autres échangent un regard méfiant avant de se décider.

Ramirez – Ma foi, pourquoi pas ?

René – C’est la tradition. Beaucon-le-Château est réputé pour son sens de l’accueil.

Claude – Bon… Rosé pamplemousse, comme ces messieurs dames ?

Sanchez – Jamais pendant le service.

Ramirez – Mais bon, une fois n’est pas coutume, nous ferons une petite entorse au règlement pour ne pas nous montrer grossiers. Un petit rosé pour moi, un jus de pamplemousse pour mon adjoint.

Sanchez accuse le coup.

Maurice – Vous allez découvrir tous les trésors que recèle ce village en plus de l’amabilité naturelle de ses habitants.

René – Figurez-vous que même les Belges viennent s’installer dans notre ville pour la douceur de son climat et de ses impôts locaux.

Maurice – Beaucon a toujours été une ville ouverte sur les autres cultures, pourvu qu’elles ne s’éloignent pas trop de la nôtre…

Claude les sert.

Ramirez – Merci !

Sanchez – Un tel accueil, cela fait toujours plaisir. Car dans notre profession, nous n’avons pas que des amis, comme vous le savez.

Charles – Alors ? Par quoi allez-vous commencer la visite ? Le château ?

Ramirez – Oh vous savez, nous n’en sommes qu’au début de notre enquête.

Marcelle arrive, genre cadre dynamique, portable vissé à l’oreille.

Marcelle – Oui… Oui Monsieur le Maire… Très bien Monsieur le Maire…

Maurice – Et si vous cherchez à acheter une résidence secondaire dans le coin, voici la personne qu’il faut absolument consulter… En tant que notaire et première adjointe au maire, Marcelle est la première au courant de toutes les bonnes affaires immobilières dans notre petite commune.

Dominique – D’ailleurs, c’est elle aussi qui délivre les permis de construire…

René – C’est très commode, vous verrez… La mairie de Beaucon-le-Château a inventé avant tout le monde le guichet unique…

Charles – Et si vous le souhaitez, elle peut aussi vous indiquer l’adresse d’un plombier honnête ou d’un bon garagiste qui travaille sans facture.

Marcelle range son portable.

Marcelle – Alors ? Vous avez fait connaissance avec les deux nouvelles recrues de notre police municipale, que la mairie vient de créer pour veiller à la sérénité de ses administrés ?

René – Une Police Municipale ?

Ramirez – Policier en chef Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Marcelle – Des pointures, croyez-moi. Avant c’était de vrais flics qui travaillaient pour la Police Nationale, mais malheureusement ils ont dû démissionner à la suite d’une bavure.

Sanchez – Nous enquêtons sur la disparition du chien de la baronne.

Ramirez – Sans exclure le fait qu’elle ait pu organiser elle-même cette disparition pour discréditer le maire sortant…

Le téléphone portable de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Oui… Non ? Affirmatif… Je transmets… (Il range son portable) La baronne vient de recevoir l’autre oreille et la queue de son chien.

Marcelle – Mon Dieu, mais c’est épouvantable !

Ramirez – Les deux oreilles et la queue, ça commence à faire beaucoup.

Dominique – Pauvre Antoinette. Si ça continue, ils vont lui couper la tête.

Marcelle – Messieurs, nous ne vous retenons pas. Ce pauvre animal est un citoyen comme un autre, il a droit à la protection de notre nouvelle Police Municipale, dont vous êtes le fer de lance.

Ramirez – Vous pouvez comptez sur nous, Madame la Première Adjointe.

Marcelle – Ah, voici Monsieur le Maire, justement.

Jacques Robinet arrive, look de cow-boy : Mocassins, stetson et Ray Ban. C’est ou non le même comédien qui jouait la baronne.

Maire – Bonjour Messieurs. (À Ramirez et Sanchez) Nous n’avons pas encore eu le plaisir de nous rencontrer. Je suis Jacques Robinet, le maire de cette paisible petite ville. Mais vous pouvez m’appeler JR, comme tous mes amis.

Ramirez – Mes respects Monsieur le Maire. Sanchez, vous ne finissez pas votre jus de pamplemousse ?

Sanchez – Si, si…

Ramirez et Sanchez s’en vont.

Maire (à Claude) – Madame Claude, vous resservirez la même chose à ces messieurs et vous le mettrez sur ma note personnelle.

Claude – Vous voulez dire la note de la mairie ?

Maire – Lorsqu’on est maire, on l’est 24 heures sur 24, pas vrai ? On n’a plus de vie personnelle. Alors comment pourrais-je avoir une note personnelle différente de celle de la mairie ? Mes amis, je compte sur votre soutien pour cette élection, n’est-ce pas ?

Charles – Il faut voir… C’est quoi votre programme ?

Maire – Vous, vous êtes nouveau ici, n’est-ce pas ? Mais un bon candidat n’a pas besoin de programme ! Pas plus qu’un bon général n’a besoin de carte d’état major. Pas vrai colonel ? Un bon maire sait ce qu’il a à faire.

Dominique – Bien sûr Monsieur le Maire.

Maire – Et vous savez tous que vous pouvez compter sur moi. Tenez, pour l’élection du plus beau village de France, par exemple. Est-ce que je n’ai pas conduit Beaucon-le-Château en final ?

René – Mais l’élection n’est pas encore jouée.

Maire – Votez pour Jacques Robinet et croyez-moi, c’est comme si c’était fait… Le jury se réunit dans un établissement de Marseille où j’ai aussi mes habitudes. N’est-ce pas Madame Claude ? Un jury, c’est comme un parterre de fleurs. Il faut l’arroser abondamment si on veut obtenir de bons résultats. Sur ce je vous laisse. Le devoir m’appelle.

Il s’en va.

Maurice – Il a l’air pressé.

Marcelle (regardant sa montre) – Oui, moi aussi d’ailleurs. Il faut que je retourne à la mairie assurer l’intérim. Figurez-vous que je dois célébrer mon premier mariage gay…

René – Le maire n’a pas voulu s’en occuper lui-même ?

Charles – Mauvais point pour lui. Personnellement, je ne voterai jamais pour un candidat qui ne s’engagerait pas à respecter les droits de toutes les minorités.

Marcelle – Si, si… Non, non… Je peux vous assurer que votre maire est tout à fait en faveur du mariage pour tous.

Charles – Alors ?

Marcelle – Disons que… Il avait un petit empêchement.

Charles – Oui, on dit ça…

Marcelle – Bon, alors disons un gros empêchement. (À mi-voix) Il doit aller pointer pour son contrôle judiciaire. Allez, il faut que je vous laisse. L’amour n’attend pas…

Marcelle s’en va.

Charles – Vous croyez que JR a quand même une chance de passer ?

Maurice – S’il ne retourne pas en prison d’ici là.

Charles – Qu’est-ce qu’on lui reproche, au juste ?

Dominique – Corruption passive, comme on dit aujourd’hui. Autrefois on appelait ça pots de vin.

René – La part des anges, lui, il la prélève à la source…

On entend un crissement de pneu suivi d’un bruit de collision.

Dominique – Les gens roulent comme des fous. Vous savez que les Bouches du Rhône est le département le plus accidentogène de France ?

Maurice – Encore un accident sur l’Avenue des Platanes, probablement. Pourtant, il y a une ligne blanche.

René – Les seules lignes blanches que les jeunes respectent, ici, c’est les lignes de coke.

Le portable de Maurice sonne.

Maurice – Oui ? Non ! Si, si… Bon, j’arrive tout de suite…

Dominique – Ce n’est pas au sujet de Bertrand au moins ? C’est que nous sommes tous très inquiets pour sa santé…

Maurice – C’est au sujet de la baronne.

René – La baronne ?

Maurice – Elle vient d’avoir un accident de voiture…

Dominique – Grave ?

Maurice – D’après le nouveau shérif et son adjoint, sa Twingo ressemble à une compression de César. Il n’y a que son sac à main qui dépasse de cet amas de ferraille.

Francine – Oh mon Dieu ! Avec tous ces chauffards ! J’ai toujours peur pour ma fille lorsqu’elle est sur la route. J’espère qu’au moins la Vierge la protège…

Maurice – Bon, il faut que je vous laisse… On m’attend pour signer l’acte de décès.

Dominique – Déjà ? Eh ben ça ne traîne pas.

Maurice part.

Claude – Comme quoi baronne ou pas, on est bien peu de choses…

Claude rentre dans son bistrot.

René – Dis donc Charles, je me doute déjà de ta réponse, mais tu ne pourrais pas me refaire une petit avance ? C’est pour éventuellement participer à l’achat d’une couronne pour feu Madame la Baronne…

Charles – C’est ça, oui…

René – Bon, alors s’il n’y a vraiment pas d’autre issue… Je vais quand même aller bosser un peu, moi.

Charles – C’est ça, vas-y…

Francine – Allez, il faut quand même que j’aille rendre une petite visite à mon mari à l’hôpital, voir s’il a besoin de chaussettes propres ou quelque chose comme ça…

Dominique – Si ça ne te dérange pas, je t’accompagne. Histoire de me faire une idée par moi-même de son état de santé. Je t’ai dit que je cherchais une maison à acheter à Beaucon ? Avec jardin, de préférence…

Charles – J’y vais aussi, il faut que je m’occupe de ma fuite… Et puis je n’ai pas encore voté…

René et Charles s’en vont d’un côté, Dominique et Francine de l’autre.

Ramirez revient avec Marcelle.

Marcelle – Sale affaire…

Ramirez – Vous avez réussi à joindre le maire pour le prévenir ?

Marcelle – Pas encore. Son portable ne répond pas.

Ramirez – Ce n’est sans doute qu’un banal accident de la route mais évidemment, on ne pourra pas empêcher les mauvaises langues de constater que le hasard fait bien les choses pour le maire sortant…

Marcelle – C’est clair qu’il se débarrasse à bon compte de sa rivale aux élections…

Ramirez – Vous pensez que la Baronne de Corona 33 Export aurait pu être assassinée, comme la Princesse Diana ?

Marcelle – En tout cas, au moment de la mise en bière, cette mort subite apparaîtra suspecte… Vous avez intérêt à élucider cette affaire au plus vite, Ramirez, si vous voulez garder votre poste de shérif à Beaucon-le-Château.

Ramirez – Le légiste est en train d’autopsier les restes humains qu’on a retrouvés encastrés dans le moteur de cette Jaguar…

Marcelle – Une Jaguar ? Mais la voiture de la baronne était une Twingo !

Ramirez – En tout cas, le moteur que la baronne a pris dans le buffet est bien celui d’une Jaguar. Et croyez-moi, six cylindres en V qui moulinent à plein régime, ça cause de sacrés dégâts sur un pareil tas de viande.

Marcelle – Mais quelqu’un a pu l’identifier quand même ? Je ne sais pas, moi. Elle n’avait pas des enfants ?

Ramirez – Autant demander à un veau de reconnaître sa mère dans une pile de steaks hachés.

Francine revient, Marcelle l’interpelle.

Marcelle – Ah Francine, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez raconté à propos de votre fille Bernadette. C’est vrai que si on pouvait faire de la ville un lieu de pèlerinage comme Lourdes ou Colombay, ce serait très bon pour les petits commerçants, qui constituent la base de notre électorat.

Francine – Vous croyez ? Je ne voudrais pas non plus traumatiser cette pauvre enfant. Mais si c’est bon pour le commerce…

Marcelle – Seulement, il faudrait qu’on puisse présenter un dossier sérieux au Saint Siège pour faire authentifier ces apparitions… Excusez-moi de vous demander ça, Francine, mais à l’époque où on vit… Vous êtes sûre que Bernadette ne se drogue pas ?

Francine – Franchement, je ne crois pas… Moi même, je fume un petit joint avec elle de temps en temps pour ne pas avoir l’air trop has been, mais aucune substance hallucinogène, je vous assure.

Marcelle – Et… elle n’aurait pas non plus une certaine tendance à la mythomanie ?

Francine – Vous prenez ma fille pour une affabulatrice, c’est ça ? D’accord, elle n’est pas baptisée, mais elle est quand même scolarisée dans une école catholique.

Marcelle – Vous savez ce que c’est à cet âge-là. L’exaltation de la jeunesse. Elles croient voir la Vierge et en fait, c’est Angela Merkel ou Madonna. Et où l’a-t-elle vu, cette Vierge, exactement ?

Francine – Sur son Ipad.

Marcelle – Son Ipad ?

Francine – Elle était en train de surfer sur Facebook et soudain, la Vierge lui est apparu, plein écran.

Marcelle – Une apparition de la Vierge sur Internet. Je ne sais pas si le Vatican pourrait homologuer ça. Vous êtes sûr que ce n’est pas un virus informatique ? Qu’en pensez-vous, Ramirez ?

Ramirez – Il faudrait que votre fille nous fournisse le signalement précis de la vierge qu’elle a vue. Nous ferons un portrait-robot, et ensuite on le soumettra au curé du village. C’est sans doute l’homme le plus à même de reconnaître une vierge quand il en voit une sur internet.

Marcelle – Bon, il faudra peut-être attendre un peu. Le curé était très proche de la baronne, à ce qu’il paraît… Enfin vous voyez ce que je veux dire. Il doit être très affecté par sa disparition.

Ramirez – Rassurez-vous, nous agirons avec tact.

Marcelle – Et votre fille, elle ne fait pas de miracle, par hasard ?

Francine – Pas à l’école, en tout cas… Pourquoi, c’est absolument indispensable ?

Marcelle – Disons que ce serait mieux… Une Sainte qui ne fait pas de miracles, c’est un peu comme un promoteur immobilier qui ne distribue pas de pots de vin ou médecin qui ne délivre pas d’arrêts de travail… À quoi ça sert ?

Sanchez arrive accompagné de Maurice, qui a revêtu une blouse blanche maculée de sang.

Ramirez – Ah voilà le médecin légiste, justement, il va pouvoir nous donner les premières conclusions de l’autopsie…

Marcelle – Maurice ?

Ramirez – Le légiste assermenté est en vacances aux Seychelles, alors nous avons réquisitionné le médecin du village. De toute façon, mieux vaut régler cette affaire en famille, pas vrai ?

Francine – Bon, il faut que je retourne à l’hôpital moi, il paraît que mon mari vient d’avoir une deuxième attaque. Les médecins m’ont laissé entendre que la troisième pourrait bien être la bonne…

Marcelle – Je ne voudrais pas me montrer trop insistante, mais si jamais votre fille Bernadette pouvait y aller aussi. On ne sait jamais, un miracle est toujours possible…

Francine – Je ne voudrais pas vous donner de fausses espérances. Il est déjà paralysé du côté droit.

Marcelle – Il suffirait d’un tout petit miracle…

Francine – Je vais voir ce que je peux faire.

Sanchez – Le Docteur a quelque chose à vous dire, et je vous préviens c’est du lourd…

Marcelle – Nous vous écoutons, Docteur, parlez sans crainte.

Maurice (à Francine) – Eh bien voilà Francine, normalement, c’est couvert par le secret médical, mais puisque nous sommes tous ici pour rechercher la vérité… Ta fille est enceinte.

Marcelle – Mais quel rapport avec notre enquête ?

Maurice – Est-ce que je sais, moi ? C’est à Starsky et Hutch de nous le dire, non ?

Sanchez – Je parlais des analyses que vous avez pratiquées sur la victime de cet accident…

Francine – Mais qui est le père ?

Marcelle – Ça l’enquête nous le dira peut-être, Francine… Maintenant si tu veux bien nous laisser. Toute cette affaire relève désormais du secret défense…

Francine s’en va. Les regards se tournent vers Maurice.

Marcelle – Alors ?

Maurice – Ah, oui, pardon… Alors, voilà… D’après mes constatations, on n’a retrouvé à bord du véhicule accidenté qu’un seul corps, et les analyses ne laissent subsister aucun doute : ce n’est pas celui d’un être humain.

Marcelle – Ne me dites pas que c’est un envahisseur qui conduisait la voiture de la baronne. Parce que les seuls envahisseurs que nous avons ici ne viennent ni de Mars ni de Vénus, croyez-moi…

Maurice – Non je vous rassure, il ne s’agit pas d’une créature extra-terrestre. Ce que je voulais dire c’est que… la victime de cet accident est un chien.

Ramirez – Un chien ? Mais enfin Docteur, un chien ne peut pas conduire une Twingo !

Sanchez – Ce qui pourrait expliquer qu’il ait eu un accident.

Ramirez – Voilà une bien étrange affaire… Et vous avez réussi à identifier ce chien, Sanchez ?

Sanchez – J’ai vérifié sur nos fichiers, chef. En tout cas, ce n’est pas un chien déjà connu des services de police.

Marcelle – Vous pensez qu’il pourrait s’agir du chien de la baronne ?

Sanchez – Je ne crois pas. Ce chien-là avait bien ses deux oreilles et sa queue…

Ramirez – Alors que les oreilles et la queue du chien de la baronne lui sont parvenues en Colissimo…

Marcelle – Suivez-moi à l’intérieur, j’ai besoin d’un petit remontant.

Ramirez – Oui, moi aussi. (Sanchez s’apprête à les suivre.) Sanchez, voyez avec le docteur s’il y a moyen de savoir à qui est ce chien. Je ne sais pas moi… Il n’avait pas sa ceinture, mais il avait peut-être un collier ?

Sanchez part avec Maurice. Ramirez et Marcelle rentrent dans le bistrot. René arrive avec un tableau sous le bras.

René – Ah Charles, j’ai fini ton tableau.

Charles – Déjà ?

René – Une fulgurance… Ça m’est venu tout d’un coup comme une apparition de la Vierge…

Charles regarde le tableau, qui représente une Vierge à l’enfant.

Charles – Mais ce n’est pas du tout ce que j’avais commandé…

René – Non mais c’est beaucoup mieux !

Charles examine à nouveau le tableau.

Charles – C’est vrai que c’est ta meilleure toile depuis très longtemps. Mais d’habitude, les sujets religieux, ce n’est pas vraiment ton truc…

René – Il faut croire qu’en vieillissant, je deviens plus mystique.

Charles – Et puis niveau dimension, je ne sais pas si au-dessus de ma cheminée…

René – Bon tu le prends ou pas ? Là tu as un tableau entièrement original, pas une copie d’ancien ! Vu le peu de toiles que j’aurai peintes dans ma vie, tu sais que ce tableau vaudra de l’or, quand je serai mort ! Ce qui est rare est cher…

Charles – Ok, je le prends.

Charles s’apprête à partir avec le tableau.

René – Et mon fric ?

Charles – Je te fais un chèque ?

René – Je préférerais du liquide…

Charles – Dans ce cas, il faut que je passe à la banque.

René – D’accord, je compte sur toi. Et crois-moi, tu fais une bonne affaire.

Charles s’en va. Dominique revient.

René – Alors comment va Bertrand ?

Dominique – Mieux, malheureusement.

René – Tu veux dire heureusement, j’imagine…

Dominique – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

René – Il va falloir que tu trouves une autre maison à acheter alors…

Dominique – À propos, tu savais que la baronne avait revendu son château en viager ?

René – Non, qui t’a dit ça ?

Dominique – Son notaire.

René – Marcelle ?

Dominique – En viager, tu te rends compte ?

René – Mais à qui ?

Dominique – Marcelle n’a pas voulu me le dire. Secret professionnel, il paraît. N’empêche qu’avec la mort de la baronne, on est en droit de se demander à qui profite le crime. Tu as déjà voté ?

René – Pas encore, je t’accompagne.

Ils s’en vont. Ramirez et Marcelle ressortent du bistrot.

Marcelle – Le maire n’est toujours pas rentré de son contrôle judiciaire, je commence à être inquiète…

Ramirez – Ils ont peut-être décidé de le garder.

Sanchez arrive.

Ramirez – Du nouveau Sanchez ?

Sanchez – Le boucher a procédé à l’analyse des oreilles et de la queue du chien de la baronne retrouvés dans l’enveloppe.

Marcelle – Le boucher ?

Ramirez – Je vous ai dit, le légiste est en vacances, et comme le vétérinaire n’était pas disponible non plus, on a dû réquisitionner la boucherie Halal de Beaucon.

Marcelle – Et alors ?

Sanchez – Les résultats sont sans appel : il s’agit de la queue et des oreilles d’un cochon.

Marcelle – Nom d’un chien ! Le clébard de la baronne était donc vraiment un cochon ?

Ramirez – Ou alors les oreilles et la queue retrouvées dans l’enveloppe n’étaient pas celles du chien de la baronne de Mutzig Kanterbrau.

Sanchez – Qui lui est bien mort au volant de cette Twingo équipée d’un moteur de Jaguar.

Marcelle – Décidément, cette affaire se complique… Qu’est-ce que vous en pensez Ramirez ?

Ramirez – C’était peut-être la baronne qu’on visait dans cet accident, et son chien est la victime innocente d’une méprise. Et si cet attentat contre la baronne n’avait rien à voir avec sa candidature aux élections ?

Marcelle – Le kidnapping du chien de la baronne ne serait donc qu’une diversion ?

Ramirez – Il pourrait y avoir un lien entre cet attentat manqué contre la baronne de Corona Desperados et la vente en viager de son château ?

Marcelle – Cela ne nous dit pas où est passé la baronne…

Sanchez – Ou alors elle est bien morte dans l’accident, et on a fait disparaître son corps.

Marcelle – Mais pourquoi ?

Sanchez – À moins que le corps ne se soit volatilisé.

Marcelle – Mais comment ?

Ramirez – Encore une question sans réponse…

Sanchez – Cette voiture aura été son tombeau… mais le tombeau est vide.

Le portable de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Très bien merci. (Il range son portable) J’ai lancé un appel à témoin, et je viens d’avoir un premier témoignage. Quelqu’un a cru voir la baronne dans un bordel à Marseille.

Marcelle – Elle serait donc bien en vie ! (Elle se tourne vers Ramirez) Vous avez l’air songeur Ramirez. Si vous avez une idée pour faire avancer cette enquête, c’est le moment de nous la faire partager…

Ramirez – Cela ne vous rappelle rien cette histoire de tombeau vide et son occupant qui réapparaît quelques jours plus tard.

Marcelle – Ma foi non…

Ramirez – La résurrection du Christ !

Marcelle – Mmmm… Ça pourrait avoir un rapport avec Bernadette qui voit la Vierge.

Sanchez – La baronne est peut-être une Sainte, et elle est venue à Beaucon-le-Château pour bouter les envahisseurs hors du Plus Beau Village de France.

Marcelle – La Pucelle de Beaucon… Ça aussi ça aussi ça pourrait faire vendre des souvenirs, des T-shirt et des porte-clefs….

Claude – Oui enfin… Jésus Christ n’est pas réapparu dans un bordel, tout de même…

Le téléphone de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Non ? Si, si… (Il range son portable) Il y a du nouveau. On a retrouvé la baronne, éjectée de sa voiture à plusieurs dizaines de mètres de l’accident. Elle était encastrée dans un platane, c’est pour ça qu’on ne l’a pas repérée tout de suite…

Marcelle – C’est grave ?

Sanchez – Le platane était déjà pourri. Il n’a pas résisté au choc.

Marcelle – Je parle de la baronne !

Sanchez – Ah oui, bien sûr. Les pompiers sont en train de la désincarcérer. Mais hélas, il semble bien qu’elle ait succombé, comme le platane.

Claude – Au moins ses proches vont pouvoir faire leur deuil.

Sanchez – C’est vrai qu’il est très rare qu’on ne retrouve pas le corps dans un accident de la route…

Marcelle jette un regard à l’écran de son portable.

Marcelle – Le maire lui reste introuvable. J’ai envoyé un texto au commissariat où il devait pointer. Ils viennent de me répondre qu’il ne s’est pas présenté à son contrôle judiciaire…

Claude – Il est peut-être en cavale…

Ramirez – Une disparition volontaire pour échapper à la justice ? C’est une possibilité… Parce que lui, s’il était passé en jugement, pas sûr qu’on l’aurait désincarcéré de si tôt…

Ils entrent tous dans le bistrot. Mario et Bernadette arrivent.

Bernadette – Il faut que je retourne travailler mon rôle… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Mario – Tu m’aimes ?

Bernadette – Suffisamment pour être en cloque. Mais pas assez pour être sûre que c’est toi le père.

Mario – Alors je vais demander ta main à ta mère.

Bernadette – Ça je ne suis pas sûre qu’elle soit ravie. Depuis le temps qu’elle essaie de me caser avec son conseiller bancaire, pour qu’il accepte de fermer les yeux sur ses découverts. Tu ne veux pas m’enlever, plutôt ? Ce serait plus romantique.

Mario – Ne t’inquiète pas ma princesse, je saurai te donner l’écrin que tu mérites.

Bernadette – Un écrin ? Je préférerais un bijou…

Mario – C’est toi mon bijou. La place d’une princesse, c’est dans un château, non ?

Ils échangent un baiser. Bernadette entre dans le bistrot. Marcelle en ressort avec Ramirez.

Marcelle – Je viens d’avoir les résultats du premier tour : le maire sortant est en ballotage. Et c’est la baronne qui arrive en tête.

Ramirez – La mort de la baronne remet JR en selle.

Marcelle – Ça lui ouvre un boulevard pour le deuxième tour, c’est sûr.

Ramirez – Si on le retrouve d’ici là…

Marcelle – Sinon, c’est la vacance du pouvoir au plus haut niveau de la commune.

Ramirez – La porte ouverte à toutes les aventures…

Charles arrive, catastrophé.

Charles – Ma femme est morte !

Ramirez – Elle était à bord de la voiture, elle aussi ?

Charles – J’avais oublié de la prévenir pour la fuite. Elle a plongé dans la piscine alors que le bassin était vide…

Ramirez – Écoutez, mon brave, nous compatissons. Mais vous ne croyez pas que nous avons des affaires plus sérieuses à traiter en ce moment ?

Marcelle – C’est l’avenir de Beaucon qui est en jeu. Que dis-je ? Le sort de la démocratie !

Francine arrive.

Charles – Ah, Francine ! Je suis content de vous voir. Figurez-vous que je suis veuf…

Francine – Ah, ça c’est amusant, moi aussi. Mon mari s’est étouffé en avalant une compote de pommes zéro pour cent à l’hôpital.

Marcelle – S’étrangler en avalant une compote de pommes alors qu’on en est à sa troisième attaque cardiaque… C’est presque un miracle.

Claude fait une brève apparition.

Claude – Mais ça va être dur à faire homologuer autrement que par Vie de Merde point com.

Marcelle et Ramirez rentrent dans le bistrot. Mario arrive.

Francine – Ah Mario, il faudra que vous passiez chez moi, j’ai une fuite.

Charles – Comme ma piscine…

Mario – Très bien, vous pouvez compter sur moi.

Charles – Mais je ne savais pas que Mario faisait aussi la plomberie ?

Francine – Ce garçon sait tout faire, croyez-moi. S’il n’était pas roumain, ce serait le gendre idéal.

Mario – Justement, je voulais vous demander…

Charles lui coupe la parole.

Charles (à Francine) – Allez, je me jette à l’eau… En espérant ne pas m’écraser au fond… Vous êtes libre, ce soir ?

Francine – Ce soir et tous les autres soirs, Charles ! Je vous l’ai dit, je suis veuve depuis une heure à peine… Vous êtes l’homme que j’attendais pour combler mon découvert…

Charles et Francine repartent. René arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Je l’aurai tout à l’heure, je vous assure…

Mario – Je ne fais pas crédit, moi. Un deal, c’est un deal.

René – Aujourd’hui, c’est promis, j’attends une grosse rentrée d’argent. Et en attendant, je compte sur votre discrétion, bien sûr…

Mario – Si je n’ai pas l’argent ce soir, je déballe tout…

Mario et René s’en vont. Maurice arrive. Marcelle et Ramirez ressortent du bistrot.

Maurice – Ah justement, je vous cherchais…

Marcelle – Du nouveau, Docteur ?

Maurice – Ah oui, on peut dire ça comme ça.

Marcelle – Bon je vous écoute.

Maurice – Les pompiers ont réussi à désincarcérer le corps encastré dans le platane, et j’ai pu procéder à un premier examen sommaire.

Ramirez – Bon ben allez-y, crachez le morceau.

Maurice – La victime avait bien ses deux oreilles, mais aussi une queue.

Marcelle – Je ne suis pas sûre de vous suivre, Docteur…

Ramirez – Moi j’ai peur de comprendre.

Maurice – La baronne était un baron…

Ramirez – La Baronne de Guiness Adelscot, un travesti ?

Marcelle – Oh mon Dieu ! Dans un sens, heureusement qu’elle est morte. Elle est arrivée en tête au premier tour. Vous imaginez ? Pour le Plus Beau Village de France avec pour maire une baronne belge travesti ?

Ramirez – Bon, et bien allons voir ça…

Ils sortent. René et Dominique arrivent.

René – J’ai appris le décès du mari de Francine…

Dominique – Oui, c’est bien triste.

René – Tu crois qu’elle va mettre sa maison en vente.

Dominique – En tout cas, je vais lui faire une offre.

René – Et dire que tu es la dernière personne à avoir vu Bertrand vivant…

Dominique – Oui… C’est même moi qui lui ai donné son dernier repas.

René – Qui lui est visiblement resté en travers de la gorge…

Dominique – Il arrive que dans la compote, il reste quelques pépins.

Francine arrive, effondrée. Claude sort du bistrot.

Claude – On a appris pour votre mari…

Dominique – Oui, toutes nos condoléances.

Francine – Ah oui, bien sûr…

Dominique – Vous avez l’air soucieuse… Il y a autre chose ?

Francine – Je viens d’apprendre que ma fille est enceinte.

Claude – Une candidate en cloque, ça ne va pas être évident pour le concours Miss Miss Bouches du Rhône…

Dominique – Et pour le pèlerinage non plus…

Claude – Il y a des jours comme ça où rien ne va.

Dominique – Et qui est le père ?

Francine – Elle dit qu’elle ne sait pas.

Claude – Ce n’est sûrement pas l’Esprit Saint, en tout cas…

Dominique – Je vais te raccompagner chez toi, ma pauvre… J’en profiterai pour revoir la maison. Ça va faire grand pour toi maintenant que ton mari est mort.

Francine – Oui… Mais maintenant que Bernadette est fille mère, il va falloir prévoir une chambre pour le bébé…

Dominique – Ah merde, je n’avais pas pensé à ça. Il faut absolument savoir qui est le père de cet enfant…

Ils s’en vont. Claude rentre dans son bistrot. Arrivent Marcelle, Ramirez et Sanchez.

Marcelle – Je n’ose même plus vous demander si vous avez du nouveau…

Sanchez – Hélas, si.

Ramirez – Les services municipaux de la voirie ont analysé l’ADN de la victime retrouvée encastrée dans ce platane.

Marcelle – Et ?

Ramirez – Je crois qu’il vaudrait mieux vous asseoir.

Marcelle s’assied.

Sanchez – C’est l’ADN du maire !

Marcelle (dépassée) – Vous pouvez développer un peu…

Sanchez – C’est le maire qui conduisait la voiture de la baronne, et c’est lui qui est mort dans l’accident.

Marcelle – Cela n’explique pas pourquoi il était travesti en baronne…

Ramirez – Vous avez raison, à chaque fois que nous progressons dans cette enquête, le mystère s’épaissit…

Sanchez – C’est donc le maire qui est mort, et non la baronne.

Marcelle – Et c’est bien la baronne que nous aurons pour maire. Puisque son opposant au deuxième tour est décédé !

Ramirez – La bonne nouvelle, c’est que la baronne n’est pas forcément un travesti.

Marcelle – Ça ne nous dit pas toujours où elle est passée…

Ils s’en vont. René arrive avec Charles qui tient son tableau à la main. Claude ressort.

René – Tu as mon fric ?

Charles – Oui, oui, je te donne ça tout de suite.

Claude – Qu’est-ce que c’est que cette croûte ?

Charles – C’est un tableau de René. Je vais le faire encadrer.

René – Pourquoi ? Vous vous y connaissez en peinture ?

Claude – Vous savez, dans notre métier, on rencontre toutes sortes de gens. Ma grand-mère tenait déjà une maison close, elle a eu pour clients les plus grands peintres de l’époque.

Charles (impressionné) – Votre grand-mère a couché avec les impressionnistes ?

René – Bientôt elle va nous dire qu’elle est la petite fille naturelle de Van Gogh…

Claude examine le tableau.

Claude – En tout cas, je peux vous dire que ce tableau date du début du siècle.

Charles – Quel siècle ?

Claude – Pas le 21ème, ça c’est sûr.

Charles lance un regard suspicieux à René.

René – Mais enfin, vous racontez n’importe quoi ! C’est moi qui l’ai peint, ce tableau !

Claude – La seule peinture fraîche qu’il y ait sur ce tableau, c’est la signature de René.

Charles lance à René un regard soupçonneux.

Charles – Tu veux que je le fasse expertiser ?

René – Ok, j’ai acheté cette croûte à Mario pour 50 euros, et je ne sais pas où il l’a trouvée.

Charles lui tend le tableau.

Charles – Une chance que je ne t’avais pas encore payé.

René – Tu es sûr que tu ne veux le garder ? Pour ta cheminée, c’est exactement la bonne dimension !

Charles lui lance un regard assassin.

Charles – Estime-toi heureux que je ne porte pas plainte. Parce que ça ne m’étonnerait pas qu’en plus, il s’agisse d’un tableau volé.

René – D’accord, je me remets tout de suite à La Liberté Guidant le Peuple…

Charles s’en va. Mario arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Non, mais je vous rends le tableau… Mon acheteur vient de se désister…

René tend le tableau à Mario, et s’en va.

Claude – Vous permettez que j’y jette un coup d’œil à ce chef d’œuvre en péril ?

Claude entre dans le bistrot avec le tableau. Marcelle revient avec Ramirez.

Ramirez – Et pour le maire ? Vous avez prévu quelque chose pour lui rendre un dernier hommage ?

Marcelle – On va lui faire des funérailles municipales. Avec un peu de chance, il aura la Légion d’Honneur à titre posthume, et on oubliera ses démêlés avec la justice.

Ramirez montre le journal.

Ramirez – Un peu de baume sur toutes ces plaies… Vous avez vu ? Beaucon a été élu plus Beau Village de France !

Marcelle – Le jury s’est réuni à l’Hôtel Martinez. Et apparemment, avec l’aide de Madame Claude et de ses starlettes, le maire sortant a fait le nécessaire pour que cette élection se passe dans la joie et la bonne humeur.

Dominique revient.

Dominique – Je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais la disparition de la baronne fait aussi peser des soupçons sur la personne qui lui a acheté son château en viager…

Marcelle – Je n’ai acheté que par procuration, je l’ai déjà dit.

Dominique – Mais vous refusez de révéler l’identité de l’acheteur ?

Marcelle – Qu’est-ce que tu veux insinuer ?

Dominique – Tu aurais pu acheter ce château pour ton propre compte…

Marcelle s’approche de Dominique, menaçante.

Marcelle – Mais puisque je te dis que ce n’est pas le cas !

Dominique – Sans compter qu’avec la disparition des deux principaux candidats aux municipales…

Marcelle – Quoi encore ?

Dominique – En cas de nouvelle élection, la Première Adjointe serait bien placée pour accéder à la mairie…

Dominique et Marcelle sont sur le point d’en venir aux mains.

Ramirez – C’est vrai que ça fait au moins deux mobiles… (Le portable de Ramirez sonne). À propos de mobile, le mien est en train de sonner… Oui ? Ah d’accord. Bon, je la préviens tout de suite…

Marcelle abandonne sa confrontation avec Dominique, pressée de savoir ce que Ramirez va encore lui apprendre.

Marcelle – J’ai peur de ce que vous allez me dire…

Ramirez – Le service culturel de la mairie a comparé les ADN du maire et de la Baronne, ainsi que leurs deux abonnements à la saison théâtrale.

Marcelle – Et alors ?

Ramirez – Le maire et la baronne sont une seule et même personne.

Marcelle – Vous allez rire, mais plus rien ne m’étonne.

Dominique – Je commence à comprendre…

Marcelle – Moi je ne comprends rien.

Sanchez – La baronne n’était qu’un faux nez du maire.

Ramirez – Un double, en quelque sorte.

Marcelle – JR et la baronne ? Vous voulez dire… comme Docteur Mabuse et Mister Hyde ?

Ramirez – Comme le maire avait pour seule opposante la baronne, il était sûr d’être élu sous l’une ou l’autre de ses deux identités.

Sanchez – Et sous l’une ou l’autre de ses deux étiquettes politiques.

Marcelle – Pour le coup, on peut parler d’une candidature de rassemblement… Toutes tendances politiques et sexuelles confondues…

Ramirez – Malheureusement, le maire et la baronne sont morts tous les deux dans l’accident, puisqu’ils n’étaient que les deux faces d’une même médaille.

Dominique – Et Beaucon-le-Château, n’a plus de maire du tout.

Le maire arrive, précédé de Maurice essoufflé, et suivi de Charles, René et Mario. Le maire est à moitié travesti mais dans un style assez trash du fait de son accident.

Maurice – J’ai été un peu vite à délivrer le certificat de décès… Le maire avait seulement perdu momentanément connaissance sous la violence du choc…

Maire – Rassurez-vous, je suis bien vivant. Et tout va pouvoir rentrer dans l’ordre. Votre maire est là, plus rien de grave ne peut vous arriver.

Dominique – Je crois quand même que vous nous devez quelques explications.

Maire – D’accord, je le reconnais, j’ai un peu déconné. C’est vrai, la baronne de Carlsberg Kronenbourg, c’est moi.

Charles – Vous avouez donc ?

Maire – J’ai inventé le personnage de la baronne pour fédérer les voix de l’opposition. Elle devait disparaître opportunément entre les deux tours après avoir joué son rôle de diversion électorale. En me laissant le champ libre pour être réélu au deuxième tour. Malheureusement, comme vous le savez, il y a eu quelques imprévus…

Dominique – Et dans cette histoire de viager ? Qui est l’acheteur du Château ?

Maire – C’est Mario.

Tous les regards se tournent vers Mario

Ramirez – Mario ?

Maire – Ça ne devait être qu’un homme de paille. Et j’aurais récupéré le Château après la disparition de la baronne.

Ramirez – Un château acheté avec le fruit de vos malversations, j’imagine…

Sanchez – Une bonne façon de blanchir la part des anges.

Marcelle – Mais il y a eu cet accident.

Ramirez – Allez savoir si la voiture n’a pas été trafiquée. En faisant disparaître le maire, Mario gardait le château…

Mario – Et c’est d’ailleurs ce que je vais faire. Sinon je balance tout à la presse, je vous préviens.

René – C’est vrai qu’avec une histoire pareille, il aurait de quoi faire une sacrée comédie de boulevard…

Ramirez – Si tout le monde en est d’accord, je crois qu’il serait préférable de trouver un bon arrangement et de classer l’affaire.

Sanchez – Un bon arrangement vaut souvent mieux qu’un mauvais procès.

Maire – Nous n’allons pas jeter le discrédit sur le Plus Beau Village de France. Après tout, il n’y a pas mort d’homme.

Marcelle – Très bien, alors la baronne est élue, et on n’en parle plus.

Maire – La baronne ? Comment ça, la baronne. Mais mon plan initial, c’était de faire disparaître la baronne…

Marcelle – Je vous conseille de ne trop pousser le bouchon, JR. Les faire-part sont déjà partis en ce qui vous concerne.

Maurice – Et puis de quoi vous plaignez-vous ? Vous aurez des funérailles somptueuses !

René – Peut-être même une statue sur la place du village. Comme si vous étiez mort en héros à Verdun !

Dominique – On peut ouvrir une souscription, vous étiez quand même très populaire, de votre vivant. Et vous savez que les morts bénéficient toujours d’un préjugé favorable.

Maire – Mais alors je vais devoir rester travesti en baronne jusqu’à la fin de mes jours ?

Maurice – Jusqu’à la fin de votre mandat, en tout cas.

Ramirez – Voyez le bon côté des choses. Comme ça vous échappez aux poursuites judiciaires.

Sanchez – Vous vous refaites une virginité en quelque sorte.

Maire – Mais politiquement, je vais devoir changer de bord !

Marcelle – Ce n’est pas la première fois que vous retournez votre veste, non ? Vous avez déjà changé de sexe, vous n’êtes plus à ça près.

Francine arrive d’un côté et Bernadette de l’autre.

Francine – Ah Bernadette, ma chérie !

Bernadette – Maman, je crois que Mario a quelque chose à te dire…

Mario – Madame, je vous demande officiellement la main de votre fille.

Bernadette – Selon toute probabilité, c’est le père de mon enfant.

Dominique – À moins que ce ne soit celui du jury du plus Beau Village de France…

Mario – Quoi qu’il en soit, vous allez être grand-mère, Francine.

Francine – Grand-mère ? Ne soyez pas grossier en plus.

Mario – Je vous ferais tout de même remarquer que désormais, je suis propriétaire du château de Beaucon.

Marcelle – La baronne n’est pas encore morte, mais je suis sûre que dans un esprit d’apaisement, elle vous en cédera l’usufruit…

Francine – Le château ? Vraiment ?

Claude ressort du bistrot le tableau à la main.

Claude – J’ai gratté un peu la peinture, et j’ai découvert qu’il y a un autre tableau sous cette croûte !

Charles – Et alors ?

Claude – Vous n’allez pas le croire.

Marcelle – Au point où on en est…

Claude – Il est signé Van Gogh !

René – C’est vrai qu’il a séjourné dans le coin autrefois.

Charles – Si cette toile est authentifiée, elle vaudra une fortune.

Charles s’approche du tableau mais Mario s’interpose.

Mario – Je vous rappelle que ce tableau est à moi. Puisque vous n’en n’avez pas voulu…

Francine – J’ai toujours dit que ce garçon était le gendre idéal. Et bien soit, nous célébrerons ce mariage au château de Beaucon et tout le village sera invité à la fête !

Marcelle – Le Maire en personne se fera un plaisir de les marier, n’est-ce pas Madame la Baronne ?

Les futurs époux s’embrassent. Musique nuptiale.

Maurice – Le mariage du RMI et de l’ISF…

René – Une autre façon de régler la lutte des classes dans le Plus Beau Village de France.

Noir. Apparition de la Vierge en diapo. Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-48-2

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False exit – Error de la funeraria a tu favorErro da funerária a teu favor

Comédie de Jean-Pierre Martinez

8 à 11 comédiens
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F, 4H/4F

Alban a organisé une petite réception pour honorer les cendres de son grand-père qui vient de disparaître.Mais suite à une erreur des Pompes Funèbres, c’est son propre nom qui figure sur le faire-part…


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VERSION À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION ALTERNATIVE  À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 3H/5F, 4H/4F

VERSION ALTERNATIVE 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H /6F, 4H/5F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F


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EDPF
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Erreur des Pompes Funèbres en votre faveur

11 personnages :

Alban : le petit-fils du défunt
Eva : sa femme
Victoire : sa belle-mère
Yvette : sa grand-mère
Jacques (ou Jacqueline) : son (ou sa) propriétaire
Gonzague (ou Gabrielle) : son (ou sa) galeriste
Antoine : un ami
Gloria : une amie
Charles ou Charline : le travesti (homme ou femme)
Martial (ou Martine) : le (ou la) croque-mort
Le Père François : un curé

Les rôles du propriétaire, de la galeriste, du croque-mort et du travesti peuvent être indifféremment masculins ou féminins. Un(e) comédien(ne) peut interpréter plusieurs de ces rôles. La distribution est donc très modulable. À titre indicatif :

Le séjour d’un loft bobo genre artiste. Quelques tableaux abstraits sont adossés contre les murs. Alban arrive avec des verres qu’il pose sur une table où est disposé un buffet, comme pour une petite réception. Eva arrive à son tour, vêtue de façon plutôt stricte.

Eva (parlant de sa tenue) – Ça ira, comme ça ?

Alban – Mais oui.

Eva – Je me demandais si ce n’était pas un peu…

Alban – Non, c’est discret… C’est passe-partout…

Eva – C’est la robe que j’avais mise pour le mariage de mon frère.

Alban – Pour l’incinération de mon grand-père, ça devrait aller aussi. Tu crois que ça suffira, les cacahuètes ?

Eva – De toute façon, on n’a pas les moyens de leur servir des petits fours.

Alban – On va essayer d’éviter le mot four aujourd’hui…

Eva – Oui, tu as raison. Où est-ce qu’on va le mettre, au fait ?

Alban – Sur ce petit guéridon, là ? Qu’est-ce que tu en penses ? On n’a qu’à retirer le pot de fleurs…

Eva – Oui, pourquoi pas.

Eva retire le pot de fleurs et le met ailleurs.

Eva – J’ai croisé le propriétaire tout à l’heure, dans l’escalier.

Alban – Tu ne l’as pas invité, j’espère.

Eva – Je lui ai promis qu’on lui paierait les loyers en retard demain matin sans faute.

Alban – Demain ?

Eva – Il fallait bien que je lui dise quelque chose pour le faire patienter.

Alban – Oui, tu as bien fait. Qu’on ait au moins la paix aujourd’hui.

Eva – Mmm… Parce qu’il commence à parler d’expulsion, figure-toi. Je crois même que le mot d’huissier a été prononcé une ou deux fois dans la conversation…

Alban – Demain sera un autre jour.

Eva – Tu vas peut-être enfin réussir à vendre une toile…

Alban – Aujourd’hui ? C’est une crémation, pas un vernissage.

Eva – Je me demande si tu n’as pas raison pour les cacahuètes…

Alban – En même temps, si ça se trouve, personne ne va venir.

Eva – Avec la circulation alternée, en plus…

Alban – Ah oui, dis donc, j’avais oublié ça… Avec un peu de chance, ils auront tous une plaque qui se termine par un numéro pair. Ça leur fera une bonne raison de rester chez eux…

Eva – Ils auraient pu prévenir, tout de même…

Alban – Ils passeront sûrement un petit coup de fil pour les condoléances.

Eva – Je parle de la circulation alternée ! Ils auraient pu nous prévenir un peu à l’avance, on se serait organisé.

Alban – En même temps, une crémation… On n’avait pas trop le choix sur les dates…

Eva – Enfin, c’est pour protéger les plus fragiles… Les enfants, les personnes âgées…

Alban – Va savoir. C’est peut-être ce pic de pollution qui l’a achevé, Pépé…

Eva – Il avait quel âge, déjà ?

Alban – Cent deux ans.

Eva – Ah oui, quand même…

Alban – À cet âge-là, on est plus sensible à la qualité de l’air qu’on respire, forcément.

Eva – C’est clair…

Alban – En tout cas, j’espère que le corbillard aura le bon numéro.

Eva – Le bon numéro ?

Alban – Un numéro pair !

Eva – Ah oui…

Alban – Sans parler de l’incinération.

Eva – Quoi ?

Alban – Ils ont peut-être aussi instauré une incinération alternée, va savoir… Pour échelonner les rejets d’oxyde de carbone dans l’atmosphère…

Eva – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça, c’était ton grand-père tout de même.

Alban – Je ne vais pas faire semblant de pleurer, non plus. Je n’ai jamais eu de relations très chaleureuses avec lui de son vivant.

Eva – Va savoir. Tu auras peut-être des relations plus chaleureuses avec ses cendres.

Alban – Allez, on ne va pas se laisser abattre… Tiens, on va boire un coup, ça va nous mettre en train avant que nos invités arrivent.

Eva – S’ils arrivent…

Alban sert deux verres de rouge et en donne un à Eva.

Alban – Moi je dis que passé cent ans, les enterrements, ça devrait être facultatif. On risque trop de faire un bide. La preuve.

Eva – Il faut bien faire son deuil.

Alban – On peut aussi bien faire son deuil des gens de leur vivant.

Eva – Oui, tu as raison, c’est moins triste, remarque.

Alban – Reconnais que cent deux ans, c’est un âge raisonnable pour se décider à mourir…

Eva – Je plains celui qui a acheté sa maison en viager…

Alban – Oh lui, il n’est plus à plaindre. Il est mort il y a dix ans. Son fils aussi, d’ailleurs. C’est son petit-fils qui continuait à payer la rente.

Eva – Quelle santé… J’espère pour toi que ton grand-père t’aura au moins légué ça. Allez, à ta santé !

Ils trinquent.

Alban – À la tienne.

Ils boivent une gorgée.

Eva – Un peu jeune, non ?

Alban – C’est du Beaujolais nouveau. Enfin c’était…

Eva – C’était ?

Alban – Du Beaujolais nouveau qui nous restait de l’année dernière. Ou de celle d’avant, je ne sais plus.

Eva – Ah d’accord. Alors c’est ça, ce petit arrière-goût de vinaigre.

Alban – Le Beaujolais nouveau, ce n’est pas un vin de garde.

Ils sirotent un instant en silence.

Eva – Cent deux ans… Tu te rends compte ? Plus d’un siècle…

Alban – Sacré Pépé. C’est vrai qu’il a toujours réussi à passer entre les gouttes. Il a survécu à deux guerres mondiales. Il a même réussi à avoir la Légion d’Honneur…

Eva – Un héros de guerre ?

Alban – Un résistant de la dernière heure, en tout cas.

Eva – Un collabo ?

Alban – Disons plutôt un homme de compromis. C’était un grand admirateur du Maréchal, mais il a toujours su retourner sa veste au bon moment. La croix gammée d’un côté, la croix de Lorraine de l’autre…

Eva – Qu’est-ce qu’il faisait, exactement ?

Alban – Des affaires… On n’a jamais trop su lesquelles. Je n’ai jamais osé demander à mon père. Et comme il est mort avant lui.

Eva – Si au moins il t’avait laissé un petit héritage. On aurait pu payer les loyers et les factures en retard…

Alban – Jusqu’aux années 80, il avait bien géré l’argent qu’il avait gagné honnêtement au marché noir pendant la guerre. Malheureusement, juste avant de prendre sa retraite, il a eu la mauvaise idée de placer toute sa fortune en actions Eurotunnel.

Eva – Pour rejoindre Londres plus facilement en Eurostar lors de la prochaine guerre, peut-être…

Alban – J’ai dû refuser la succession pour ne pas avoir à payer l’ardoise qu’il a laissée dans sa maison de retraite. Tu sais que c’est plus cher que le Club Med, ces mouroirs ? Non, je te jure, pour être centenaire, aujourd’hui, faut avoir les moyens…

On sonne.

Alban – Ça doit être eux.

Eva – Tu crois ?

Alban – A moins que ce soit le livreur de pizzas. J’ai commandé une Quatre Saisons il y a plus d’une heure, je ne sais pas ce qu’ils font. Le livreur ne doit pas avoir la bonne plaque pour son scooter…

Eva – En tout cas, ça ne te coupe pas l’appétit tout ça…

Alban – On ne va pas se laisser mourir de faim, non plus !

Eva – Je vais ouvrir…

Elle sort.

Eva – Oui, oui, c’est ici, entrez je vous en prie…

Alban – Alors, c’est le four à pizzas qui était tombé en panne ?

Entre Martial, un employé des Pompes Funèbres, suivi par Eva. Il porte une tenue de fonction et tient dans les mains une urne funéraire, en affectant une mine de circonstance. L’urne ressemble à un vase chinois.

Martial – Bonjour Monsieur.

Alban – Oh, pardon, je croyais que c’était… Non visiblement, vous n’êtes pas livreur de pizza… Et comme je n’ai pas commandé chinois…

Martial – Monsieur Delaroche, permettez-moi de vous présenter, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances…

Alban – Merci… Croyez bien que j’y suis très sensible.
Martial – Où dois-je poser les cendres du défunt ?

Alban – Ah oui… (Hésitant) Euh, non, pas sur le buffet, quand même…

Eva – Par terre non plus, les gens vont prendre ça pour un porte-parapluie..

Alban (désignant le guéridon) – Mettez ça là, je vous en prie.

Martial pose l’urne sur le guéridon dans un geste très cérémonial, avant de s’incliner légèrement pour rendre hommage au défunt.

Eva – Merci…

Martial – Nous restons à votre entière disposition pour la suite.

Alban – Ne parlez pas de malheur ! J’espère que le prochain décès dans la famille ne sera pas pour tout de suite.

Eva – Vous n’allez pas nous proposer une carte de fidélité au moins ?

Martial – Je faisais allusion à ce que vous envisagez de faire pour les cendres de votre aïeul…

Eva – Bien sûr.

Alban – Nous n’avons pas encore décidé mais…

Martial – Il est toujours possible de les disperser dans un jardin du souvenir, mais nous pouvons aussi vous proposer d’autres formules.

Alban – Merci. Nous allons y réfléchir…

Martial – Bien entendu, il n’y a pas d’urgence. Plus maintenant…

Martial sort de sa poche une enveloppe qu’il lui tend.

Martial – Voici le reliquat des faire-part. Nous avons envoyé les autres aux adresses que vous nous aviez communiquées.

Alban – Merci. Je ne suis pas sûr de pouvoir les réutiliser, mais on ne sait jamais.

Eva – Si c’était des faire-part de mariage, encore. Il arrive qu’on se marie plusieurs fois avec la même personne.

Martial – Hélas, on ne meurt qu’une fois, vous avez raison…

Martial sort un document de la poche de sa veste.

Martial – Je vais vous demander une petite signature…

Alban – Tout à fait.

Alban sort un stylo de sa poche et signe. Martial récupère le document et le stylo avec.

Martial – Je vous remercie. Et encore une fois, toutes nos condoléances…

Eva – Je vous raccompagne…

Elle sort avec Martial. Alban considère l’urne avec une certaine perplexité.

Eva (off) – Merci encore…

Elle revient. Son regard se porte également sur l’urne.

Eva – Ça fait un drôle d’effet, d’avoir ça au milieu de son salon…

Alban – Oui.

Eva – C’est original, pour une urne.

Alban – Oui, ça change un peu.

Eva – C’est japonais ou chinois ?

Alban – Je ne sais pas trop.

Eva – Ton grand-père avait une passion particulière pour l’Asie ?

Alban – Pas à ma connaissance. Mais ce modèle-là était en promo. Une gamme qui n’aura pas su rencontrer son public, probablement…

Eva – Ou un client asiatique qui se sera décommandé au dernier moment…

Ils restent un instant recueillis devant l’urne.

Alban – Il m’a barboté mon stylo, dis donc…

Eva – Ton grand-père ?

Alban – Le croque-mort ! Le stylo que m’avait offert ta mère pour mon anniversaire. Tu te rends compte ?

Eva – Tu le détestais, ce stylo… Tu disais que ça faisait cadeau de première communion.

Alban – Tout de même… Un stylo avec une plume en plaqué or. Comme si tout ça ne nous coûtait pas déjà assez cher. Les Pompes Funèbres, c’est un véritable racket.

Eva – Ils savent qu’on n’a pas le choix, alors évidemment…

Alban – C’est vrai. On devrait pouvoir faire ça soi-même. En famille…

Eva – Soi-même ?

Alban – Comment ils faisaient, les hommes préhistoriques ?

Eva – Je ne sais pas… Ils invitaient leurs amis et ils faisaient un barbecue ?

On sonne à nouveau, mais ils restent tous les deux les yeux fixés sur l’urne.

Alban – J’espère qu’elles sont encore chaudes… (Eva lui lance un regard perplexe) Je parlais des pizzas. Cette fois, ça doit être le livreur.

Eva – Eh bien va ouvrir !

Alban sort.

Alban – Ah oui, merci… Non, non pas de problème.

Alban revient.

Alban – Tu vois, j’étais médisant. Il m’a rendu mon stylo…

Ils regardent encore l’urne qui trône sur le guéridon.

Alban – Je commence à avoir la dalle…

Eva – Moi je suis déjà bourrée, dis donc… Il tape, ce beaujolpif, non ?

Alban – Ouais… Il est un peu champagnisé, on dirait.

Eva – Il faudrait que je mange quelque chose, moi aussi. Si tes invités arrivent et qu’ils me trouvent ivre morte. C’est vrai, c’est une crémation, pas une pendaison de crémaillère.

Alban – Tu crois qu’on a bien fait de le faire incinérer ?

Eva – Pourquoi pas ?

Alban – Ce n’est pas très catholique.

Eva – C’est moins cher… (Un temps) Pourquoi, pas très catholique ?

Alban – La résurrection des corps, tout ça… Avec des cendres, ça doit marcher beaucoup moins bien, forcément…

Eva – Il était très croyant, ton grand-père ?

Alban – Je ne sais pas… En tout cas, le seul ami que je lui connaissais était curé…

Eva – Ah oui, quand même… Tu aurais peut-être dû prévoir une messe, alors ?

Alban – Ça coûte cher, une messe ?

Eva – Tu crois qu’il va venir, ce curé ?

Alban – Je ne sais pas… Je lui ai envoyé un faire-part, mais il est peut-être déjà mort…

Eva – Si il vient, ça craint…

Alban – Tu crois ?

Eva prend un faire-part.

Eva (lisant) – Les obsèques auront lieu dans la plus stricte intimité, mais vous pourrez lui rendre un dernier hommage chez nous autour du verre de l’amitié…

Alban – Le verre de l’amitié ?

Eva – C’est toi qui as rédigé cette partie…

Alban – C’est vrai que ça fait un peu invitation à un barbecue.

Eva – Pour l’instant, personne n’est là, de toute façon.

Alban – Ça fait vingt ans qu’il était en maison de retraite. Tout le monde avait oublié son existence. Même moi.

Eva – Il devait bien lui rester quelques connaissances…

Alban – Cent deux ans ! Les gens qui le connaissaient sont sûrement tous morts avant lui.

Eva – Il n’avait plus de famille, à part toi ?

Alban – Sinon, pourquoi je me serai occupé de ses obsèques ?

Eva – Mais sa femme est toujours vivante. Ta grand-mère, elle ne pouvait pas s’en occuper ? Tu m’as dit qu’elle était plus jeune que lui ?

Alban – Être plus jeune qu’un centenaire, tu sais, ce n’est pas très difficile… Elle est dans une maison de retraite du côté de Nice. Je lui ai envoyé un faire-part, mais je n’ai pas de nouvelles. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête…

Eva – Va savoir. Si ça se trouve, elle ne se souvenait même plus qu’elle avait encore un mari.

Alban – Possible…

Eva – Sinon pourquoi elle aurait choisi une maison de retraite à mille kilomètres de celle de ton grand-père.

Alban – À partir d’un certain âge, on a bien le droit de préférer la Côte d’Azur à son mari…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je crois qu’on va s’enfiler les cacahuètes tous les deux… Je te ressers un verre de Beaujolais nouveau de l’année dernière ?

Eva – Allez, il faut le finir. Je crois que ce ne serait pas raisonnable de le garder une année de plus…

Alban – On va se saouler pour oublier qu’un jour, nous aussi on finira dans un vase chinois…

Ils trinquent.

Eva – En même temps, on ne va pas garder ça ici éternellement, non ?

Alban – Le vase encore… Mais ce qu’il y a dedans…

Eva – Qu’est-ce qu’on va faire des cendres ?

Alban – Le Jardin du Souvenir… Ça sent un peu l’arnaque, non ?

Eva – À mon avis, il doit y avoir un supplément…

Alban – On pourrait les disperser depuis un pont dans la Seine. C’est gratuit et ça peut avoir de la gueule… Si le vent ne souffle pas du mauvais côté…

Eva – C’est autorisé ?

Alban – Ce sera son dernier acte de résistance… À titre posthume…

Le téléphone sonne. Eva répond.

Eva – Oui ? Ah oui, bonjour… Merci, c’est gentil… Oui, je sais, mais c’est arrivé tellement vite… Non, non, pas de problème, je vous assure… C’est juste une petite réunion pour… On ne fera pas trop de bruit, je vous le promets…

On sonne.

Alban – J’y vais…

Alban sort.

Eva – Oh, vous savez à son âge, je ne pense pas qu’on meurt de quelque chose en particulier… Mais vous voulez que je vous passe… Bon, très bien… Alors merci d’avoir appelé…

Eva repose le combiné à sa place. Alban revient avec deux boîtes de pizzas.

Alban – Cette fois, c’était bien les pizzas. Et au téléphone, c’était qui ?

Eva – C’était le proprio… au sujet de la mort de ton grand-père. C’est curieux, il avait l’air bouleversé…

Alban – Peut-être qu’il pense qu’avec l’héritage, on pourra lui payer nos loyers en retard… Je comprends que ça lui arrache une larme… Mais comment il est au courant ?

Eva – Je l’avais ajouté sur la liste pour les faire-part… Je pensais que ça pourrait l’amadouer un peu pendant quelques jours… Ça a l’air de marcher, il ne m’a pas reparlé du loyer…

Alban – Il t’en a parlé quand tu l’as croisé tout à l’heure.

Eva – J’avais mis le faire-part dans sa boîte ce matin. Il a dû le lire entre temps.

On sonne à nouveau à la porte.

Alban – Je crois qu’on ne pourra jamais la bouffer, cette pizza. Je vais la poser à la cuisine.

Eva – Je vais ouvrir…

Alban – On la fera réchauffer au four un plus tard…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Madame Michon… Comment allez-vous ? Moi ça va, je vous remercie. Mais entrez cinq minutes, je vous en prie… Bon d’accord… C’est gentil, merci, mais il ne fallait pas… Ah non, mais ce n’est pas… Non, non, attendez…

Eva revient avec un pot de chrysanthème. Alban revient.

Alban – C’était qui ?

Eva – La voisine, mais elle n’a pas voulu entrer. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête elle aussi… Elle pensait que c’était toi qui étais mort… D’après elle, c’est le proprio qui lui a dit ça…

Alban – Ah oui, en effet. J’aurais dû aller ouvrir la porte, pour voir sa réaction.

Eva regarde le faire-part.

Eva – Dis donc, Alban, je suis prise d’un horrible doute, tout d’un coup…

Alban – Hein ?

Eva – Tu as vu ça ?

Alban – Quoi ?

Elle lui tend le faire-part.

Eva – Regarde…

Il jette un regard au faire-part.

Alban – Et ?

Eva – Il n’y a rien qui te frappe ?

Alban (lisant) – …ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Merde.

Eva – Monsieur Alban Delaroche !

Alban – Ce n’est pas possible…

Eva – Ils auraient inversé ton nom et celui de ton grand-père ?

Alban – En fait, je porte le même prénom que mon grand-père… C’est pour ça que j’avais ajouté « à l’âge de 102 ans », ce qui était supposé lever toute ambiguïté.

Eva – Tu parles d’une ambiguïté…

Alban – Mais au lieu de 102 ans, ils ont mis 32 ans ! À l’âge de 32 ans !

Eva – Ah oui, là c’est tout de suite beaucoup plus ambigu…

Le téléphone sonne à nouveau.

Alban – Je crois que pour l’instant, il vaut mieux que ce soit toi qui répondes…

Eva répond.

Eva – Allo… Oui… Non, c’est à dire que… Oui, je vous remercie… Non, non, ce n’est pas grave… Oui, oui, on vous attend…

Eva raccroche.

Eva – Je ne sais pas si c’était ambigu mais apparemment, tout le monde a préféré comprendre que c’était toi le défunt…

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit au téléphone ?

Eva – C’était ta grand-mère ! Comment voulais-tu que je lui annonce comme ça, au téléphone, que c’est son mari à elle qui est mort ?

Alban – Tu préfères la laisser croire que c’est son petit-fils qui n’est plus de ce monde ?

Eva – Apparemment, elle s’est déjà faite à cette idée…

Alban – Il va bien falloir lui annoncer ça d’une façon ou d’une autre.

Eva – Elle m’a dit qu’elle arrivait. Tu vas pouvoir t’en charger.

Ils échangent un regard catastrophé.

Alban – Je crois que là, on est vraiment dans la merde…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas, moi. C’est toi la veuve, après tout…

Eva – On pourrait déjà rappeler le type des pompes funèbres pour lui demander des explications.

Alban – Tout le monde pense que c’est moi qui suis mort ! C’est à nos invités qu’il va falloir donner des explications, non ?

Eva – Tu as raison. Oh mon Dieu ! Heureusement que personne n’est encore arrivé…

Alban – Tu imagines ? On les invite à un pot de crémation, et c’est le défunt qui sert les petits fours.

Eva – Bon, on va bien trouver une solution. Au pire on annule, et on enverra un rectificatif pour les faire-part.

Alban – Ok, j’appelle le croque-mort.

Eva – C’est vrai, quoi ! Il a quand même une responsabilité dans cette histoire, non ?

Alban – Tiens, on pourrait déjà refuser de lui payer sa facture, ce sera toujours ça d’économisé.

Eva – On n’avait pas de quoi la payer de toute façon…

Alban sort. On sonne à la porte. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Madame Delaroche… Euh… Si, si, entrez, je vous en prie… Mais je dois vous prévenir que…

Eva revient avec Yvette, la grand-mère d’Alban, qui porte une valise.

Yvette – Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Ma pauvre petite. Alors vous êtes la veuve d’Alban, c’est bien ça ?

Eva – Oui, vous étiez venue à notre mariage, vous vous souvenez ?

Yvette – Non…

Eva – Enfin, je veux dire, oui, je suis bien la femme d’Alban. Mais sa veuve…

Yvette – Je suis vraiment désolée pour ce pauvre Alban. C’est vrai qu’il a toujours eu une santé fragile. C’est le seul enfant que je connaisse qui ait réussi à attraper les oreillons deux fois de suite.

Eva – Ah oui…

Yvette – Je crois qu’il n’y a pas une maladie qu’il n’ait pas attrapée. C’est bien simple, quand il était petit, on l’avait surnommé Bouillon de Culture. Et croyez-moi, ce n’était pas à cause de ses résultats scolaires…

Eva – Non ?

Eva prête à Yvette une attention distraite, car Alban passe la tête par la porte. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Yvette – Et puis avec la vie qu’il a menée quand il était encore célibataire… et même après. C’est même étonnant qu’il ne soit pas mort avant d’une maladie honteuse. Vous voyez ce que je veux dire…

Eva écoute soudain Yvette avec plus d’attention.

Eva – Euh… Non, pas vraiment…

Yvette – Je suis venue dès que j’ai su, vous pensez bien. J’ai sauté dans le TGV en marche et me voilà. Je n’arrive pas trop tard, au moins ? Je veux dire, pour l’enterrement du petit… Enfin, de votre mari…

Eva – Non, non… C’est à dire que…

Yvette – Je comprends que vous soyez bouleversée. Moi aussi j’adorais mon petit-fils. Je ne devrais pas vous dire ça, mais c’était mon préféré.

Eva – Vous en aviez d’autres ?

Yvette – Non, pas que je me souvienne.

Eva – Il faut quand même que je vous dise une chose, Madame Delaroche…

Yvette – Yvette. Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Mon mari n’est pas là ?

Eva – Euh… Si justement… Enfin non… Pas exactement…

Yvette – Il faut l’excuser, vous savez. À l’âge qu’il a, je ne sais pas s’il sera en état de se déplacer.

Eva – Bien sûr…

Yvette – Mon mari a beau être centenaire, et même si on ne se voit plus beaucoup, moi aussi ça me ferait un choc si j’apprenais qu’il est mort comme ça. Tout d’un coup.

Eva – Je comprends… Toutes mes condoléances… Je veux dire pour la mort d’Alban… Enfin de…

Yvette – Je passerai quand même lui dire un petit bonjour dans sa maison de retraite. Je ne suis pas sûre qu’il me reconnaisse encore, mais bon. Il commence à perdre un peu la mémoire, vous savez. Au fait il est mort de quoi ?

Eva – Qui ?

Yvette – Je crois qu’avec tout ça, ma pauvre petite, c’est vous qui commencez à perdre un peu la tête. Alban, voyons ! Mon petit-fils. Votre mari ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Eva – Ah oui… Eh bien…

Yvette – Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète… C’est encore tellement frais… Vous me parlerez de ça plus tard, si vous préférez. Il ne s’est pas pendu au moins ?

Eva – Non, pas encore…

Yvette – Il faut vous dire qu’on se pend beaucoup dans la famille…

Eva – Tiens donc ?

Yvette – Surtout les hommes… Je ne sais pas pourquoi, la pendaison, ce n’est pas quelque chose de très féminin…

Alban fait une nouvelle apparition. Eva lui fait signe de venir, mais il reste prudemment à couvert. Yvette aperçoit l’urne.

Yvette – Alors comme ça, vous l’avez fait incinérer ?

Eva – Oui, c’était… C’était ce qu’il voulait, je crois. J’espère que ça ne vous dérange pas…

Yvette – Comme ça, au moins, vous êtes sûre que ses microbes ne lui survivront pas…

Eva – Oui…

Yvette – C’est chinois ou japonais ?

Eva – Eh bien c’est… On ne sait pas, en fait… En tout cas, c’est asiatique…

Yvette – Ah oui…

Eva – Vous voulez quelque chose à boire ? Il y a du jus d’orange… ou du Beaujolais nouveau.

Yvette – Je ne voudrais pas vous déranger. Personne n’est encore arrivé… Je dois être un peu en avance, pardon.

Eva – Euh, non, non, vous êtes juste à l’heure… C’est simplement que… En fait, on se demandait même si on n’allait pas annuler… Enfin, je veux dire…

Yvette – Ne vous inquiétez pas. Moi non plus, je n’aime pas trop les cérémonies. Mais bon. Il faut bien marquer le coup. C’était votre mari, quand même… Écoutez, je vais passer voir le Père François à son presbytère, et je repasse tout à l’heure, d’accord ?

Eva – Je vous raccompagne…

Yvette – C’est un vieil ami de la famille que j’ai bien connu autrefois. Ah, j’oubliais… J’ai demandé au Père François de venir bénir les cendres de mon petit-fils…

Eva – Le père François ?

Yvette – C’était un grand ami de mon mari. C’est lui qui nous a mariés à Vichy pendant la guerre. Et c’est le Maréchal lui-même qui était notre témoin.

Eva – Ah oui.

Yvette se tourne vers l’urne et se signe.

Yvette – Croyez-moi, en uniforme, c’est un homme qui avait de l’allure… J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que le Père François dise une messe pour le repos de son âme…

Eva – L’âme du Maréchal ?

Yvette – L’âme de mon petit-fils !

Eva – Ah oui, bien sûr ! Si ça peut aider…

Yvette – En tout cas, ça me donnera une occasion de revoir ce saint homme. À nos âges, vous savez… Malheureusement, on ne voit plus ses amis qu’aux enterrements…

Eva – Bien sûr…

Yvette – C’est bien simple, on en arrive presque à espérer que quelqu’un meurt pour avoir l’occasion de revoir ceux qui restent.

Eva – Eh oui…

Eva et Yvette sortent.

Eva – Alors à tout à l’heure, Yvette !

Alban revient. Eva réapparaît aussi.

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit que je n’étais pas mort ?

Eva – Elle ne m’a pas laissé en placer une ! Et puis je ne savais pas comment lui annoncer que c’était son mari à elle qui était mort !

Alban – Oh putain…

Eva – Et toi ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas sorti de ta cachette ?

Alban – J’avais peur qu’elle ait une crise cardiaque en me voyant !

Eva – Il faut pourtant trouver un moyen d’en finir avec cette situation absurde…

Alban – Remarque, ça n’a pas que des inconvénients d’être mort… Tu as entendu ? Elle a dit que j’étais son petit-fils préféré.

Eva – Elle n’en a pas d’autre !

Alban – Peut-être, mais quand même… Moi ça me fait plaisir de savoir que ma grand-mère a de l’affection pour moi.

Eva – Elle a aussi dit que tu étais un véritable dépravé… contaminé par toutes sortes de maladies sexuellement transmissibles.

Alban – Tu sais, elle commence à perdre un peu la tête. En tout cas, c’était avant de te rencontrer.

Eva – Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle a dit…

On sonne.

Alban – Encore des condoléances, sûrement…

Eva – Tu as raison… Il vaut mieux que tu restes planqué en attendant que je prépare le terrain pour ta résurrection.

Alban – J’ai l’impression d’être un zombie que sa femme est obligée de cacher dans un placard quand il y a des invités.

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, on vous attendait justement ! On a quelques questions à vous poser, figurez-vous…

Elle revient accompagnée de Martial.

Eva – Dracula, tu peux sortir de ton caveau, c’est le croque-mort !

Alban revient.

Martial – Bonjour Monsieur Delaroche, et encore une fois, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances. J’étais encore dans le quartier chez un autre client, alors je me suis dit que ce serait plus simple de repasser.

Alban – Donc vous avez eu mon message.

Martial – Oui, mais je n’ai pas bien compris quel était votre problème. Que puis-je faire pour vous, Monsieur Delaroche ?

Alban lui met le faire-part sous le nez.

Alban – Ce que vous pouvez faire pour moi ? Regardez ! Le voilà, mon problème…

Martial (parcourant le faire-part) – Je ne vois pas très bien…

Alban – C’est moi, Alban Delaroche !

Martial – Alban Delaroche, c’est vous ?

Alban – D’après votre faire-part, le défunt, c’est moi !

Martial – Je vois… (Il regarde à nouveau le faire-part) Et vous dites que vous n’êtes pas mort ?

Alban est au bord de l’apoplexie.

Alban (à Eva) – Vas-y toi, parce que sinon il va y avoir un deuxième cadavre…

Eva – Enfin vous voyez bien que mon mari n’est pas mort !

Martial se tourne vers l’urne.

Martial – Mais qui est dans cette urne, alors ?

Eva – C’est Alban Delaroche, son grand-père !

Martial – Ah oui, je comprends mieux… Un petit problème d’homonymie, donc.

Alban – Un petit problème ? Tout le monde me croit mort !

Martial – Oui, c’est fâcheux, en effet. Vous auriez dû préciser sur le faire-part qu’il s’agissait de votre grand-père…

Alban – Mais c’est ce qu’on a fait ! J’avais ajouté « à l’âge de 102 ans » !

Eva – Regardez ! Au lieu de ça, vous avez écrit « à l’âge de 32 ans »…

Martial – Ça doit une petite faute de frappe. Nous venons d’engager une nouvelle secrétaire.

Alban – Une petite faute de frappe ? Moi j’appelle ça une grosse faute professionnelle, oui !

Eva – Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Martial – Là vous me prenez un peu de court…

Alban – Et nous, vous croyez qu’on n’est pas pris de court ? On attend des tas de gens pour cette émouvante cérémonie d’adieux, et il y a juste une petite erreur sur l’identité du défunt !

Eva – On attendrait pour le moins un petit geste commercial…

Martial sort son Smartphone.

Martial – Attendez une seconde… J’ai ici le courrier électronique que vous m’aviez envoyé pour le faire-part… Tenez, regardez…

Alban regarde.

Martial – Vous voyez ? Il y a bien écrit « à l’âge de 32 ans »…

Alban – C’est toi qui t’en étais occupée, non ?

Eva – Ça va être de ma faute, maintenant ! Tu n’avais qu’à le faire toi-même, hein ? Est-ce que moi je te demande de faire incinérer ma mère ?

Alban – Ta mère est encore vivante ! Malheureusement…

Eva – Je vais le tuer…

Martial bat prudemment en retraite.

Martial – Je vais vous laisser régler ce petit différend en famille… Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Martial sort.

Alban – Déclarer le décès de son propre mari… Tu parles d’un acte manqué…

Eva – Ça va, hein ! Tout le monde peut se tromper, non ?

Alban – Tout de même, entre 102 et 32…

Eva – Oh et puis ça suffit… Tu n’avais qu’à t’en occuper toi-même ! Après tout, c’est ton grand-père, ce n’est pas le mien !

Alban – J’avais autre chose à faire, figure-toi.

Eva – C’est ça ! Monsieur travaille… Monsieur est un artiste… Moi je ne suis bonne qu’à rédiger les faire-part.

Alban – Et ben non, justement. Même pas. La preuve…

Au regard assassin que lui lance Eva, Alban regrette aussitôt sa sortie, mais c’est trop tard. Eva, hors d’elle, hésite une seconde avant de réagir, regardant autour d’elle ce qu’elle pourrait casser.

Alban – Excuse-moi, je…

Eva finit par saisir l’urne chinoise et la brandit comme si elle voulait la briser en la lançant par terre.

Eva – Tiens, tu sais ce que j’en fais de ton grand-père collabo ?

Alban – Non, pas ça, je t’en prie. Pas pépé !

Eva – Le mien de grand-père, il était résistant !

Alban – Tu m’as dit qu’il était entré dans la résistance quand les blindés du Général Leclerc étaient déjà à la Porte d’Orléans ! Je sais qu’il y avait un peu d’embouteillage ce jour-là du côté du périphérique, mais bon…

Eva – Tu oses insulter la mémoire de mon grand-père, maintenant ?

Alban – Je dis simplement que ton grand-père non plus n’était pas vraiment un résistant de la première heure…

Eve – Je ne sais pas ce qui me retient de…

La sonnerie de la porte d’entrée arrête le geste d’Eva. Alban en profite pour reprendre l’urne des mains de Eva.

Alban – Tu permets que je récupère Pépé ?

Alban repose l’urne sur le guéridon.

Eve – Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Alban – On est un peu sur les nerfs, c’est normal.

La sonnerie de la porte résonne à nouveau.

Alban – Tu ferais mieux d’aller ouvrir.

Eve – J’y vais…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eve – Ah, bonjour maman…

Victoire – Ma pauvre chérie ! J’imagine l’état dans lequel tu dois être…

Eva revient avec Victoire, sa mère.

Victoire – Je suis venue dès que j’ai su, évidemment.

Eva – Merci, mais il ne fallait pas. D’ailleurs…

Victoire – Je suis désolée, je n’ai pas eu le temps d’acheter des fleurs…

Eva – Oh tu sais, ce n’est pas la peine. En fait, je le connaissais à peine…

Victoire – Je suis contente que tu le prennes comme ça. Mais tout de même, apprendre par un faire-part que son gendre est mort… Tu aurais pu m’appeler !

Eva – Ah non, mais il faut que je te dise…

Victoire – C’est triste, mais je t’ai toujours dit que ce n’était pas un homme pour toi.

Eva – Mais pourquoi tu dis ça ?

Victoire – Les artistes, c’est bien beau. Mais si tu n’avais pas été là pour remplir le frigo avec ton salaire d’esthéticienne.

Eva – Il n’y pas que l’argent, dans la vie.

Victoire – Peut-être, mais pour payer son loyer, ça aide quand même un peu… Enfin, maintenant qu’il n’est plus là, si tu veux que je te fasse une petite avance sur ton héritage…

Eva – Mon héritage ?

Victoire – Je parle du mien, évidemment. Parce lui, j’imagine qu’il ne va pas te laisser grand chose. À part des dettes et des mycoses, ou pire. (Désignant du regard les tableaux) Je ne parle même pas de toutes ces croûtes. Il n’a jamais réussi à en vendre une seule de son vivant.

Eva – Tu m’avais dit que tu étais déjà à découvert ! Que tu ne pouvais pas nous prêter un centime !

Victoire – Oui, mais ça c’était avant…

Eva – Ah d’accord… Donc si je te demandais de me faire un chèque, là tout de suite…

Victoire – Je suis ta mère, tout de même. Alors maintenant que te voilà veuve.

Eva – Veuve… J’ai un peu de mal avec ce mot, malgré tout.

Victoire – Tu sais ce qu’on dit : un de mort dix de retrouvés.

Eva – Tu es vraiment sûre qu’on dit ça ?

Victoire – En tout cas, maintenant, tu vas pouvoir te remarier…

Eva – Me remarier ? Mais c’est monstrueux, ce que tu dis !

Victoire – Excuse-moi. C’est encore un peu tôt, c’est vrai… Mais à ton âge, il ne faut pas trop perdre de temps, tu sais…

Eva – Merci… Ça me remonte vraiment le moral…

Victoire avise l’urne.

Victoire – C’est quoi ? Une de ses dernières œuvres ?

Eva – On peut dire ça, oui…

On sonne.

Eva – Qu’est-ce que c’est encore ?

Victoire – Tu as invité des gens, non ? C’est normal qu’ils viennent rendre un dernier hommage à ton mari ! Plus tôt ce sera fait, plus tôt tu pourras passer à autre chose…

Eva sort.

Eva – Ah Gonzague… Je suis désolée, mon mari n’est pas là…

Gonzague – Bien sûr, je suis au courant. J’ai bien reçu votre faire-part. Mais vous auriez dû m’appeler…

Eva revient avec Gonzague.

Eva – Non mais il s’agit d’un malentendu…

Victoire – Bonjour Monsieur…

Eva – Gonzague, je vous présente ma mère. Maman, voici Gonzague, le galeriste d’Alban…

Victoire – Enchantée…

Gonzague – Bonjour Madame. Et toutes mes condoléances. Votre gendre avait un immense talent. Hélas, il nous a quitté avant d’avoir pu bénéficier de la consécration du public, comme c’est souvent le cas avec les génies d’avant-garde…

Victoire – Alors vous croyez vraiment que toutes ces croûtes peuvent se vendre un bon prix ?

Gonzague – Vous savez, c’est triste à dire, mais un peintre mort, ça se vend toujours beaucoup mieux…

Victoire – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Gonzague – Notamment parce qu’on est sûr, hélas, qu’un peintre une fois mort ne peindra plus jamais d’autres tableaux.

Victoire – Dans le cas de mon gendre, je me demande si ce n’est pas plus mal… (Elle rit bruyamment sous le regard consterné des deux autres) Je plaisante…

Eva – Je vous sers un petit jus d’orange ?

Victoire – Oui, volontiers.

Eva – Je parlais à Monsieur…

Gonzague – Merci, je ne vais pas vous déranger. Je vais vous laisser partager votre deuil en famille.

Victoire – Mais vous ne nous dérangez pas du tout, n’est-ce pas Eva ? Alors comme ça, vous êtes marchand de tableaux ?

Gonzague – Je possède une galerie d’art, en effet.

Victoire – Non, parce que j’ai acheté une toile, il y a très longtemps, dans une brocante, et je me demandais combien ça pouvait valoir exactement… Des fois on fait des affaires, sans le savoir… Ils ont parlé d’une histoire comme ça à la télé, il y a quelques jours, vous vous souvenez ?

Eva – Bon, maman, tu pourrais nous laisser ?

Victoire – Je ne serai pas loin. Je vais aller acheter un petit bouquet de fleurs pour marquer le coup. (Voyant que sa fille la fusille du regard) Si tu as besoin de moi, tu m’appelles, d’accord ?

Eva raccompagne sa mère jusqu’à la porte. Gonzague en profite pour jeter un coup d’œil aux toiles posées contre les murs. Eva revient.

Eva – Excusez-moi…

Gonzague – Je n’avais pas vu ses dernières toiles, c’est vraiment remarquable. (Apercevant l’urne) Et à ce que je vois, il s’était aussi lancé dans la céramique. C’est chinois ou japonais ?

Eva – C’est une urne funéraire.

Gonzague – Ah oui… (Comprenant) Ah, je vois… Donc c’est… On est vraiment peu de chose, n’est-ce pas ?

Eva – Prenez des cacahuètes…

Gonzague – Écoutez, je ne voudrais pas vous brusquer, mais je pensais qu’on aurait pu organiser une rétrospective de son œuvre.

Eva – Hier encore, vous lui refusiez une simple exposition… Vous disiez qu’il n’était pas encore prêt…

Gonzague – Maintenant, je crois qu’il est prêt…

Eva – Parce qu’il est mort ?

Gonzague – Je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais nous pourrions profiter de l’émotion momentanée provoquée par sa disparition pour permettre au public de redécouvrir son œuvre. Enfin de la découvrir, en tout cas…

Alban s’apprête à sortir de sa cachette mais, en entendant cette dernière phrase, il se ravise.

Eva – Bon, je vais en discuter avec… Je veux dire… Oui, je vais y penser…

Gonzague – D’accord, je vous laisse réfléchir… Mais il ne faudrait pas trop tarder quand même. Appelez-moi…

Eva – Je n’y manquerai pas…

Gonzague sort un chèque de sa poche et lui tend.

Gonzague – Tenez, c’est une petite avance au cas où vous diriez oui… Vous n’aurez qu’à me rendre le chèque si vous changez d’avis…

Eva – Merci…

Gonzague – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin…

Gonzague s’en va. Alban revient.

Alban – Je savais que ta mère m’adorait, mais à ce point…

Eva – Le bon côté de ton décès, c’est que maintenant elle est prête à me faire un chèque pour rembourser nos dettes.

Alban – Et Gonzague t’en a déjà fait un !

Eva – C’est dingue. Maintenant que tu es mort, tout le monde veut me donner de l’argent.

Alban – Fais voir… (Il prend le chèque) Non…?

Eva – Et il a dit que c’était seulement une avance…

Alban – Et si on attendait un peu pour démentir…

Eva – Tu plaisantes ?

Alban – Mon galeriste est prêt à organiser une rétrospective de l’ensemble de mon œuvre !

Eva – Oui, enfin… À titre posthume, je te rappelle !

Alban – Gonzague a raison, un peintre mort, ça se vend beaucoup mieux qu’un peintre vivant. Mon décès, c’est une occasion inespérée de rebondir dans la vie !

Eva – Attends, tu peux me redire ça ? Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette phrase…

Alban – Cette expo, ça pourrait vraiment me lancer !

Eva – Te lancer ? Tu seras un peintre mort !

Alban – C’est toujours mieux qu’un peintre inconnu…

Eva – Et après l’expo, qu’est-ce que tu comptes faire ? Disparaître ? Te suicider ? Ressusciter ?

Alban – Je ne sais pas moi… On improvisera…

Eva – Ok… (Désignant l’urne) Et lui, là, qu’est-ce qu’on en fait ?

Alban – Ah oui, c’est vrai, je l’avais oublié celui-là…

Eva – Oui, parce que ton grand-père, lui, il est vraiment mort !

Alban – En même temps, mon grand-père, tout le monde s’en fout, non ?

Eva – À part sa femme, peut-être…

Alban – D’accord, il va falloir gérer la grand-mère… Mais elle n’est pas si pressée que ça d’être veuve. Qu’elle apprenne le décès de son mari maintenant ou dans quelques jours…

Eva – Quelques jours ? Tu crois que ça suffira pour organiser la rétrospective de l’ensemble de ton œuvre ?

Alban – Disons un mois.

Eva – Parfait. Et qu’est-ce que tu vas faire, pendant un mois ? Continuer à te cacher dans la salle de bain ?

Alban – Je te rappelle que tout ça, au départ, c’est un peu de ta faute.

Eva pianote sur son portable.

Eva – Tiens. J’ai retrouvé le mail que j’ai envoyé aux Pompes Funèbres…

Alban – Et ?

Eva – Ok, je me suis plantée sur l’âge. Mais j’ai quand même précisé qu’il s’agissait de ton grand-père…

Alban regarde l’écran du téléphone qu’elle lui montre.

Alban – Ah oui… « Alban, son grand-père, à l’âge de 32 ans ».

Eva – Avoue que ça aurait dû leur mettre la puce à l’oreille… Grand-père à 32 ans !

Alban – Au lieu de ça, ils ont supprimé « son grand-père » et ils ont laissé « à l’âge de 32 ans »… Non mais quelle bande de cons !

Eva lui lance un regard soupçonneux.

Eva – Ôte-moi d’un doute… Tu ne l’as pas fait exprès, au moins ?

Alban – Non mais ça ne va bien, non ?

On sonne.

Eva – On n’attendait personne pour la mort de ton grand-père, mais tu vois, apparemment, l’annonce de ta disparition suscite davantage d’émotion…

Alban – C’est de bonne augure pour mon expo à titre posthume, ça… Je retourne dans la salle de bain.

Eva – Et si quelqu’un demande à aller se laver les mains ?

Alban – Tu as raison… Je vais me planquer dans le placard.

Alban ouvre la porte d’un placard et s’y engouffre.

Eva – Espérons que personne n’aura l’idée d’y mettre son manteau…

Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Monsieur Lambert…

Jacques – Appelez-moi, Jacques, je vous en prie. Vous permettez que j’entre cinq minutes ?

Eva – Mais bien sûr ! Vous êtes chez vous après tout…

Eva revient avec Jacques, qui tient un bouquet de fleurs.

Jacques – Je ne vous dérangerai pas très longtemps, je voulais juste vous dire que…

Eva – Oui, je sais… Je suis vraiment désolée pour ce petit retard de paiement…

Jacques – Ne parlons pas de ça, je vous en conjure. Il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Eva – Euh… Oui, c’est sûr…

Jacques lui tend le bouquet.

Jacques – Tenez, c’est pour vous.

Eva affiche un large sourire, pensant que c’est vraiment pour elle.

Eva – Merci, c’est très galant de votre part… Il y a longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert des fleurs…

Jacques – Enfin quand je dis pour vous, c’est surtout pour…

Eva (comprenant sa méprise) – Bien sûr, où avais-je la tête… Mais ce n’était vraiment pas la peine. Tenez, je vais les mettre là en attendant…

Elle met le bouquet dans l’urne.

Jacques – Pour ce qui est du loyer, ne vous inquiétez surtout pas. Vous avez déjà bien assez de soucis comme ça en ce moment, non ?

Eva – Euh… Oui…

Jacques – Vous me payerez quand vous pourrez. Dans votre situation…

Eva – Ma situation…

Jacques – Moi aussi, j’ai perdu mon conjoint il y a quelques années. Croyez-moi, je sais ce que c’est…

Eva – Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Je ne savais pas… Et comment est-ce arrivé ?

Jacques – Je parle très rarement de ça, mais vous au moins vous pouvez me comprendre… Mon ami était dans cet avion qui s’est abîmé en mer et dont on n’a jamais retrouvé l’épave…

Eva – Oh mon Dieu, c’est terrible… Ça ne doit pas être facile de faire son deuil quand on ne retrouve même pas les boîtes noires… Et comment s’appelait votre amie ?

Jacques – Charles.

Eva – Ah oui, d’accord…

Jacques – Mais pour votre mari, comment qu’est-ce qui s’est passé ? Je l’ai croisé dans l’escalier il y a à peine une semaine. Il avait l’air en pleine forme…

Eva – Oui… Ça nous a tous pris de court…

Jacques – Vous n’avez pas envie d’en parler maintenant, je le conçois très bien. Mais sachez que j’avais beaucoup d’estime pour votre mari.

Eva – Je vous sers un petit remontant ?

Jacques – Malheureusement, comme cela arrive souvent, je suis sûr que c’est après sa mort que son talent sera reconnu à sa juste valeur.

Eva – Oui, c’est ce que me disait justement son galeriste.

Jacques – Son galeriste ?

Eva – Il vient juste de sortir d’ici. Il veut organiser une grande exposition pour…

Jacques – C’est une très bonne idée. Je suis sûr que les toiles de votre mari vont s’arracher à présent. Et que sa cote va exploser.

Eva – Oui, certainement… Mon mari vous appréciait beaucoup lui aussi. Je suis sûre qu’il aurait aimé… Mais je pense à une chose, je ne sais pas si je devrais vous le dire…

Jacques – Je suis votre ami, oui ou non ?

Eva – Combien est-ce que nous vous devions, exactement ?

Jacques – Je vous en prie, je vous ai déjà dit que… 6.263 euros.

Eva – Écoutez, voilà… Est-ce qu’en paiement de cette somme, vous accepteriez une toile de mon défunt mari.

Jacques – Euh… Pourquoi pas… Après tout… Maintenant que vous êtes veuve, en plus… Je ne reverrai sans doute jamais cet argent alors…

Eva – Vous ne le regretterez pas croyez-moi. Lequel voulez-vous ?

Jacques regarde les toiles et en prend une un peu au hasard.

Jacques – Pourquoi pas celle-ci ?

Eva – Je vois que vous avez un sacré coup d’œil…

Jacques – Ce tableau aura avant tout pour moi une valeur sentimentale.

Eva – Et je suis sûre qu’en plus vous ne faites pas une mauvaise affaire.

Jacques – Je l’espère… 6.263 euros, tout de même, c’est une somme… Bon, je vais vous laisser. Mais si vous avez besoin de quelque chose… Vous savez où me trouver.

Eva – Je suis très sensible à… Merci. Vraiment, merci… Je vous raccompagne…

Eva raccompagne Jacques qui emporte son tableau. Eva revient. Alban aussi.

Alban – Oh putain ! 6000 euros ! Mon premier client ! Alors là, chapeau !

Eva – Tu as raison, c’est génial, d’être la veuve de Van Gogh. Il n’a jamais été aussi gentil avec moi. C’est dingue, je crois que si je lui avais demandé de l’argent en plus de ce qu’on lui doit déjà, il me l’aurait prêté à taux zéro.

Alban – Tu aurais peut-être dû lui demander… Parce qu’il faut voir les choses en face : je ne vais pas rester mort éternellement.

Eva – C’est clair…

On sonne.

Alban – Les affaires reprennent… Je retourne dans mon caveau…

Alban retourne dans le placard. Eva sort.

Eva – Ah, Antoine !

Eva revient avec Antoine, qui porte une couronne avec la mention : À mon meilleur ami.

Antoine – Ma pauvre chérie… Dès que j’ai reçu ton faire-part, je suis venu. Mais tu aurais dû m’appeler !

Eva – Je… Je ne voulais pas te déranger.

Antoine – J’ai toujours été là pour toi, tu le sais. Et maintenant plus que jamais…

Eva – Tout ça est encore si…

Antoine – Je comprends… J’aimais beaucoup Alban. Sans me vanter, je crois que j’étais son meilleur ami… Tiens, d’ailleurs, j’ai amené ça…

Antoine tend la couronne à Eva qui la prend, un peu embarrassée.

Eva – Merci, c’est gentil… Tu veux boire quelque chose ? J’ai du Beaujolais nouveau.

Antoine – Ah oui, tiens pourquoi pas ?

Elle lui sert un verre et lui tend. Il boit en silence et fait un peu la grimace.

Antoine – Moi aussi, sa disparition me fait vraiment quelque chose, tu sais. Je te jure, j’en ai l’estomac tout retourné…

Eva – C’est peut-être le Beaujolais…

Antoine – Mais il faut que tu surmontes cette épreuve. (Il la prend dans ses bras et la serre contre lui) La vie continue, Eva !

Eva – Oui, bien sûr.

Alban passe la tête depuis son placard et montre son agacement. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Eva – J’ai un peu de mal à respirer, là…

Antoine relâche son étreinte.

Antoine – Pardon excuse-moi… (Il jette un regard autour de lui) Ce sont ses dernières toiles ?

Eva – Oui…

Antoine – Quel talent. Je crois qu’il nous aurait tous étonné s’il avait vécu.

Eva – Il pourrait bien encore t’étonner, crois-moi…

Antoine – Mais bon… Il faut passer à autre chose.

Eva – C’est encore un peu tôt, non ?

Antoine – J’attendrai, Eva…

Eva – Pardon ?

Antoine – Tu sais très bien de quoi je parle, mais je ne veux pas brusquer les choses… Entre nous, je ne devrais pas te dire ça parce que c’était mon ami, mais Alban ne te méritait pas.

Eva – Je ne sais pas comment je dois le prendre, en effet…

Antoine – Comme un compliment, je t’assure. Si je te disais tout ce que je sais sur Alban…

Eva – Ah oui ?

Antoine – Mais je préfère que tu gardes une bonne image de ton mari… tant que ses cendres sont encore tièdes. En tout cas, si tu as besoin de parler à quelqu’un, un soir… Même en pleine nuit…

Eva – Bien sûr… J’ai ton numéro, Antoine… Maintenant, il va falloir que…

Antoine – Tu as envie d’être un peu seule, je comprends…

Eva – Merci…

Antoine – Écoute Eva, quand je te vois comme ça, tellement…

Eva – Tellement ?

Antoine – Tellement…

Il hésite puis, brusquement, il essaie de l’embrasser. Surprise, elle se laisse un peu faire puis se dégage mollement.

Eva – Mais enfin, Antoine…

Antoine – Excuse moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Eva – Tu ne crois pas que tu vas un peu vite, quand même ?

Antoine – Tu as raison… Je repasserai un peu plus tard, d’accord ?

Eva – D’accord.

Antoine – Ne te dérange pas, je connais le chemin…

Antoine s’en va. Eva, encore troublée, remet un peu d’ordre dans sa tenue. Alban sort de son placard, furieux.

Alban – Eh ben… Il ne perd pas de temps, celui-là… Mon meilleur copain, tu parles…

Eva – Qu’est-ce que tu veux… Il me croit veuve.

Alban – Et toi, on ne peut pas dire que tu l’aies violemment repoussé, non plus !

Eva – C’est vrai que ce n’est pas désagréable, cette sensation d’être à nouveau sur le marché…

Alban – Non mais vas-y ! Dis tout de suite que tu préférerais que je sois vraiment mort !

Eva – Mais non ! C’est juste que…

On sonne.

Eva – Tu ferais mieux de ne pas rester là…

Alban – Tu as raison… C’est peut-être un autre de tes nouveaux prétendants…

Alban repart se cacher. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Gloria. Ça me fait plaisir de te voir.

Eva revient avec Gloria.

Eva – Tu ne peux pas savoir ce qui nous arrive.

Gloria – Je suis au courant, Eva. C’est ta mère qui m’a prévenue. Mais tu aurais dû m’envoyer un faire-part.

Eva – Ah non, mais c’est parce que…

Gloria – Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas ! Je comprends que tu aies la tête ailleurs. D’ailleurs, j’ai croisé Antoine dans l’escalier, il m’a un peu raconté…

Eva – Ah non, mais ce n’est pas du tout ce que tu crois…

Gloria – Pour Antoine et toi, tu veux dire ? Ah non mais moi je ne crois rien…

Eva – Ah oui, mais non… Je ne parlais pas d’Antoine… Écoute, je vais tout t’expliquer…

Gloria – Laisse-moi parler d’abord… Je comprends ta douleur, bien sûr. Mais j’ai toujours pensé qu’Alban n’était pas un type pour toi…

Eva – Ah bon ? Toi non plus. Et pourquoi ça ?

Gloria – Je ne sais pas si je devrais te dire ça maintenant, mais je pense que ça peut t’aider à faire ton deuil…

Eva – Quoi ?

Gloria – Mais Alban était un coureur, Eva ! Il te trompait avec tout ce qui bouge !

Eva – Alban ? Tu es sûre…

Gloria – Je suis bien placée pour le savoir, crois-moi…

Eva – Tu as couché avec Alban ?

Gloria – Non, je ne t’aurais jamais fait ça. Tu es ma meilleure amie. Mais crois-moi, si j’avais voulu…

Eva – Donc Alban t’a fait des avances ?

Gloria – Mais il en faisait à toutes les femmes ! Et quand je dis les femmes…

Eva – Pardon ?

Gloria – Antoine ne t’a pas dit ?

Eva – Ne me dis pas que Alban a aussi couché avec Antoine !

Gloria – Non… Mais Antoine m’a raconté qu’un soir, pendant une de leurs virées entre potes, Alban était tellement bourré qu’il s’est tapé un travelo. Il ne s’en est rendu compte que le lendemain matin.

Eva – Ah oui ?

Gloria – Écoute, ça n’a plus d’importance maintenant. Et puis qu’est-ce que tu veux ? Les hommes sont comme ça. Enfin pas tous, heureusement.

Eva – Je suis effondrée…

Gloria – On le serait à moins, évidemment… Mais comme dit ta mère, un de mort, dix de retrouvés. Alors franchement, si tu as envie de te taper Antoine pour te consoler, moi à ta place, je n’hésiterais pas !

Eva lance un regard assassin du côté du placard.

Eva – Je vais y penser… Merci du conseil, en tout cas…

Gloria – Sinon à quoi ça servirait d’avoir une meilleure copine ? Bon, il faut absolument que je file là, mais je repasse un peu plus tard, d’accord ?

Eva – Mais je t’en prie… Là où il est, Alban ne peut pas se sauver comme ça…

Gloria repart. Alban ne revient pas spontanément aussi vite. Il réapparaît cependant.

Eva – Je vais te tuer, comme ça je n’aurais même pas de faire-part à envoyer !

Alban – Je te jure que ce n’est pas vrai !

Eva – Pourquoi salirait-on comme ça la mémoire d’un mort ?

Alban – Pour le plaisir ! Et parce qu’il n’est plus là pour se défendre… Voilà pourquoi !

Eva – C’est ça oui. Ta grand-mère a raison, tu n’es qu’un dépravé ! Alors comme ça, tu te tapes aussi des travelos ?

Alban – Elle m’avait dit qu’elle s’appelait Charline ! Le lendemain matin, comme j’avais un doute, j’ai fouillé dans son sac à main. C’est vrai qu’apparemment, sur son permis poids lourd, c’était plutôt Charles.

Eva – Donc, tu reconnais !

Alban – Je te dis que je ne savais pas que c’était un mec !

Eva – Mais je m’en fous si c’était avec un homme, une femme, ou quelque chose entre les deux ! L’important, c’est que tu m’aies trompée !

Alban – Eh, ce n’est pas toi qui vas la ramener alors que tu te laisses déjà tripoter par mon meilleur ami alors que mes cendres sont encore chaudes !

Ils sont visiblement prêts à en venir aux mains. Un curé en soutane débarque au milieu de cette scène de ménage.

Curé – La porte était ouverte. J’ai frappé, mais comme personne ne répondait… Je me suis permis d’entrer…

Eva – Mais enfin qui êtes vous ? Un exorciste ? (Désignant Alban) Vous venez pour libérer cet obsédé sexuel du démon qui l’habite ?

Curé – Je suis le Père François. (À Alban) C’est votre grand-mère qui… (Se signant) Mais je vous croyais mort ! Je venais justement prier pour le salut de votre âme…

Alban – C’est à dire que… (À Eva) Mais dis quelque chose, toi !

Eva – Si… Mon mari est bien mort… Mais Monsieur est… son frère jumeau. Armand…

Curé – Tiens donc… J’ignorais qu’Alban junior avait un frère jumeau.

Eva – C’est très récent… Enfin, je veux dire… Moi aussi, j’ignorais que j’avais un beau-frère… Il vient d’arriver de Marseille. Il nous a fait la surprise…

Curé – Ah oui, en effet, la ressemblance est frappante. En même temps, la dernière fois que j’ai vu votre frère, c’était pour son baptême… Bonjour Monsieur.

Ils se serrent la main.

Alban – Je vous en prie, mon Père, appelez-moi Artaban.

Curé – Je croyais que c’était Armand.

Alban – Armand, bien sûr. Qui pourrait être fier de s’appeler Artaban ? Mais je suis tellement bouleversé. Dès que j’ai su pour mon frère, je suis venu tout de suite. Et dire que je ne pourrais jamais le rencontrer autrement que… (Avec un regard du côté de l’urne) comme un tas de cendres.

Curé – Ah vous l’avez fait incinérer…

Eva – Oui, je sais, ce n’est pas très catholique, mais cet imbécile des Pompes Funèbres ne nous a rien dit quand on a passé la commande.

Curé – Alors vous aviez un frère jumeau et vous ne le saviez pas ?

Alban – Je venais tout juste de l’apprendre. Je retrouve un frère et le destin me l’arrache aussitôt ! C’est une véritable tragédie grecque. Pour quel péché les Dieux veulent-ils me punir ainsi ? Le savez-vous, mon Père ?

Curé – Désolé, mon fils, mais en ce qui concerne Dieu, je n’en connais qu’un seul…

Eva – Bien sûr… Enfin Armand, vous savez bien que le Père François est monothéiste.

Curé – Mais enfin comment peut-on ignorer qu’on a un frère jumeau ?

Alban – Une obscure histoire de sperme congelé, de trafic d’embryons et de fécondation in vitro. Ce serait un peu trop long à vous expliquer. Mais la vérité finit toujours par sortir du puits, n’est-ce pas, mon Père ? Comme vous dites en latin : In vitro veritas…

Curé – Euh, oui…

Alban dirige son regard vers les tableaux.

Alban – En tout cas, c’était un immense artiste…

Le curé jette un coup d’œil aux toiles.

Curé – Je n’y connais pas grand chose en peinture, mais…

Alban – Certes, son style n’était pas très conformiste. Mais je suis sûr qu’au fond de lui, il avait un profond respect pour la religion. Tout comme moi.

Curé – Dieu reconnaîtra les siens.

Alban – D’ailleurs, il y a quelque chose de mystique dans sa peinture, vous ne trouvez pas ?

Le curé ne semble pas convaincu.

Curé – Oui enfin… (Apercevant l’urne) Donc voici les cendres de…

Eva – Oui.

Le curé bénit les cendres d’un signe de croix.

Curé – Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit…

Alban – Amen.

Curé – Je ferai dire une messe dimanche dans ma paroisse pour le repos de son âme.

Alban – Ah oui, une messe. C’est une bonne idée. Qu’en pensez-vous, Eva ?

Eva – Oui, si c’est ça que tu veux… Je veux dire, oui. Une messe. Avec tout ce que mon mari avait à se reprocher, ça ne peut pas faire de mal, après tout. N’est-ce pas Armand ?

Alban – Donc, vous étiez un ami de ma grand-mère ? C’est curieux, elle ne m’a jamais parlé de vous…

Curé – À vrai dire, elle ne m’avait jamais dit non plus qu’elle avait un deuxième petit-fils… Donc, si je comprends bien, vous connaissiez votre grand-mère, mais pas votre frère jumeau ? J’avoue que je suis un peu perdu…

Alban – Oui, moi aussi…

Eva croit bon d’intervenir pour détourner la conversation.

Eva – Et vous-même, mon Père ? Comment avez-vous fait la connaissance d’Yvette ? Je veux dire de la grand-mère de mon mari ?

Curé – J’étais son confesseur lorsqu’elle était encore adolescente. Je lui ai fait faire sa première communion. Et c’est moi qui l’ai mariée.

Alban – Alors vous connaissiez aussi mon grand-père.

Eva – Oui, puisque monsieur le Curé te dit qu’il les a mariés…

Alban – Bien sûr…

Curé – Bon, je crois qu’il est temps de vous laisser. J’ai quelques paroissiens à qui je dois rendre visite…

Alban – Allons, mon Père, vous allez bien célébrer le Beaujolais nouveau avec nous.

Curé – Je ne pensais pas que ce genre de bacchanales était d’actualité en un moment pareil…

Eva – Croyez-moi, le Beaujolais nouveau, c’est toujours de saison. C’est bien simple, moi j’en bois toute l’année. (Eva vide à nouveau son verre cul sec et semble déjà passablement ivre) Ah, ça fait du bien…

Le curé les regarde l’un et l’autre avec un regard inquiet comme s’ils étaient des démons.

Alban – Allons ! Laissez-vous tenter, Don Patillo ! Ces visites à vos paroissiens, ça peut bien attendre un peu, non ?

Curé – Je crains que non, mon fils, il s’agit d’une extrême onction.

Eva – Ah… Dans ce cas, mon Père… Je vous accorde mon pardon.

Alban – Allez dans la paix du Seigneur.

Le curé bat prudemment en retraite.

Curé – Je reviendrai dans un petit moment pour saluer Yvette.

Alban – Ah oui… Yvette… Mémé… Elle sera certainement très surprise de nous voir réunis tous les trois.

Curé – Ne vous dérangez pas… Je fermerai la porte en partant…

Le curé s’en va.

Alban – Un saint homme.

Eva – Oui. Moi aussi, j’aimerais bien qu’on dise une messe pour moi de mon vivant.

Alban – Ça doit être très émouvant d’assister à ses propres funérailles…

Eva – De voir pleurer devant ses cendres tous ces gens qui vous détestaient quand vous étiez en vie.

Alban – Je pourrais peut-être me débrouiller pour assister incognito à la messe en me cachant derrière un pilier dans le fond de l’église avec des lunettes noires ?

Eva – Il faudrait mettre de la musique, ce serait plus émouvant… Mozart ? Qu’en penses-tu ?

Alban – Ça me ferait vraiment plaisir d’entendre une dernière fois le Requiem de Mozart. Tu sais ce qu’il a dit à propos à propos de cette œuvre ?

Eva – Je crains de composer ce requiem pour moi-même.

Alban – Quelques mois après, il était mort.

Moment de flottement.

Eva – Tu te rends compte qu’on est en train d’organiser tes propres funérailles, là ?

Alban – Oui, et ça commence à me foutre un peu les jetons.

Ils s’efforcent tous les deux de reprendre leurs esprits.

Eva – Bon, ça suffit, il faut en finir tout de suite avec cette comédie, sinon on va vraiment devenir fous.

Alban – Je crois surtout qu’on est déjà un peu bourrés. Mais tu as raison. Je vais tous les appeler un par un.

Eva – Tu as conscience qu’il va falloir rendre son chèque à ton galeriste, renoncer à celui que voulait me faire ma mère, et trouver un autre moyen pour payer nos loyers en retard ?

Alban – Qu’est-ce que tu veux ? Les meilleures choses ont une fin. Même la mort…

Eva – Je n’aurais jamais pensé t’entendre dire ça un jour.

Alban sort. On sonne. Eva va ouvrir. Arrivent Antoine, Gloria et Charline, cette dernière un bouquet de fleurs à la main. Charline peut être une femme ou un homme travesti. Quoi qu’il en soit, son genre sera volontairement ambigu.

Antoine – Bonjour Eva… C’est encore nous…

Gloria – On n’allait pas te laisser toute seule un jour pareil !

Antoine – Eva, je te présente Charline.

Eva – Charline ?

Antoine – C’était… une amie d’Alban. Elle tenait absolument à lui rendre un dernier hommage…

Charline – Bonjour Madame. C’est Antoine qui m’a appris la nouvelle, et… (Elle lui tend son bouquet de fleurs) Tenez, c’était ses fleurs préférées…

Eva – Vraiment ?

Charline – Je l’ai connu aux Beaux Arts. C’était quelqu’un de très délicat. Il arrivait toujours aux séances de pose avec un bouquet.

Eva – Tiens donc ? Je ne savais que mon mari peignait aussi des fleurs…

Charline – En fait, c’était plutôt des nus…

Eva – Ah oui, là je comprends déjà mieux.

Charline – Je posais pour lui lorsque j’étais étudiante. Pour me faire un peu d’argent de poche. C’est comme ça que j’ai connu votre mari. Il avait beaucoup de talent.

Eva – Vous posiez nue pour lui, et il ne s’est rendu compte de rien ? Je sais que l’amour rend aveugle, mais tout de même. Je pensais que les peintres étaient supposés avoir une bonne vue…

Charline – Euh… Oui…

Eva – À moins qu’il ne s’agisse encore d’un problème d’homonymie… Excusez-moi de vous demander ça, Charline, mais… Est-ce que vous avez votre permis poids lourd ?

Les autres semblent un peu pris de court. Heureusement, l’arrivée de Victoire fait diversion. 

Victoire – Bonjour tout le monde. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis la belle-mère de notre cher disparu…

Charline tend la main à Victoire.

Charline – Bonjour Madame. Charline…

Charline sert la main de Victoire, qui grimace un peu.

Victoire – Une femme à poigne…

Charline – Je vous présente toutes mes condoléances…

Eva – Charles posait nu pour Alban.

Victoire déshabille Charline du regard.

Victoire (avec un air entendu) – Je vois… Si ce n’est pas malheureux…

Gloria – Oui, c’est une grande perte pour nous tous.

Antoine – C’était mon meilleur ami.

Victoire (tendant un chèque à Eva) – Tiens, je t’ai fait un chèque… Si ça peut contribuer à atténuer ta douleur d’être veuve…

Eva – Merci, mais…

Victoire – En tout cas ça devrait suffire pour payer les frais de l’incinération.

Antoine – Allez, on va se taper un verre de beaujolpif, ça nous remontera le moral. Et je suis sûr qu’Alban n’aurait pas voulu qu’on soit triste à ses funérailles.

Il se sert un verre de Beaujolais, sans servir les autres.

Gloria – C’est vrai. Il aimait tellement la vie, non ?

Eva – Si bien sûr mais…

Charline – Là où il est, je suis sûre qu’il nous regarde en ce moment, et qu’il n’aimerait pas nous voir pleurer.

Alban sort la tête de son placard mais, apercevant Charline, rentre aussitôt dans sa cachette. Antoine lève son verre.

Antoine – À la vie qui continue ! Sans lui…

Ils trinquent.

Gloria – Je sais que ce n’est pas évident pour toi de parler de ça, mais il est mort comment ?

Eva – Je ne sais pas très bien comment vous dire ça mais…

Gloria – Trente-deux ans, c’est quand même très jeune pour mourir…

Charline – Il avait trente-deux ans ?

Victoire – Il était déjà un peu dépressif, non ?

Gloria – Vous voulez dire que…? Non ? Ne me dis pas que… Il s’est suicidé ?

Eva – C’est un peu plus compliqué que ça…

Antoine – Je ne devrais pas dire ça, mais quelque part ça ne m’étonne pas…

Eva – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Antoine – On ne peut pas dire que sa vie était une franche réussite, non ?

Eva – Ah d’accord…

Gloria – Ne le prends pas comme ça… On veut seulement dire qu’il était plutôt du genre… artiste maudit.

Victoire – Enfin surtout maudit.

Charline – Vous savez, Eva, Van Gogh s’est suicidé aussi. Et c’était un immense artiste.

Gloria – Bon, il ne faut pas trop rêver non plus. Il ne suffit pas de se suicider pour devenir un génie de la peinture.

Antoine – Ce n’est pas faux, malheureusement… On peut aussi réussir son suicide après avoir raté sa vie.

Gloria – C’est clair…

Eva est outrée.

Eva – Alors c’est comme ça que vous voyez mon mari ? Un raté ! Au point que sa vie ne vaille même pas la peine d’être vécue ?

Gloria – Pas du tout !

Antoine – On n’a pas dit ça.

Victoire – Reconnais quand même que son suicide, c’est tout ce qu’il aura réussi dans sa vie.

Eva respire un grand coup avant de se lancer.

Eva – D’accord… Et bien je vais tous vous décevoir ! J’ai quelque chose à vous dire…

Gloria – Oui…?

Eva – Alban n’est pas mort. Il est caché dans ce placard. Il va venir nous rejoindre, mais je préférais vous prévenir avant pour vous éviter un choc trop violent…

Elle attend une réaction qui ne vient pas.

Gloria – Bien sûr, Alban est avec nous dans nos cœurs. Et il le restera toujours, n’est-ce pas ?

Antoine – C’est évident.

Eva – Non, je veux dire… Il est vraiment dans ce placard. Vivant.

Les autres échangent un regard embarrassé.

Victoire – Enfin, Eva ! Alban n’est pas dans ce placard à balais, vivant. Il est dans ce vase chinois, mort.

Tous les regards se portent vers l’urne. Alban en profite pour sortir de son placard et sort vers la chambre.

Antoine – Je crois qu’il vaut mieux ne pas la contrarier.

Victoire – Tout à fait…

Gloria lui tend un verre.

Gloria – Tiens, bois quelque chose, ça va te faire du bien. (Plus bas) Je me demande si j’ai bien fait de lui dire que son mari la trompait avec des travelos camionneurs…

Charline – C’est juste un petit passage à vide, Eva. Après un tel choc, c’est normal.

Gloria – Il va te falloir un peu de temps pour faire ton deuil, mais tu verras. Tu finiras par l’oublier.

Eva – Très bien vous l’aurez voulu. (Eva ouvre le placard sans regarder à l’intérieur). Alors ?

Les autres regardent le placard vide. Eva se tourne vers le placard et ne voit pas non plus son mari.

Eva – Allez, Alban, ne fais pas l’enfant, sors de là.

Eva examine le placard et elle est prise de court.

Eva – Je ne comprends pas… Alban ! Mais où est-ce qu’il est passé ?

Embarras général.

Gloria – Mais enfin, Eva, ton mari est mort…

On sonne.

Victoire – Je vais ouvrir…

Victoire sort.

Curé – Bonjour ma fille. Yvette n’est pas encore arrivée ?

Victoire revient avec le curé.

Victoire – Ah Monsieur le curé, vous allez pouvoir nous aider. Je crois que ma fille ne parvient pas encore à accepter qu’elle est veuve…

Eva – Mon Père, vous l’avez vu, vous, le jumeau d’Alban ?

Victoire (au curé en aparté) – Je me demande si ce type ne l’avait pas envoûtée. Vous pourriez peut-être faire quelque chose, vous ? Genre un truc avec un crucifix et de l’eau bénite, comme on voit dans les films d’horreur…

Le curé est un peu dépassé par la situation.

Eva – Armand, son jumeau ! Eh bien ce n’est pas son jumeau. C’est lui… C’est Alban !

Curé – Son jumeau… Ah oui, bien sûr… Artaban…

Eva – Oui bon, Artaban, si vous préférez. Eh bien Artaban n’existe pas !

Tous regardent Eva avec un air navré.

Eva – Mais puisque je vous dis que c’est son grand-père qui est mort !

Antoine – Le grand-père d’Artaban ?

Charline – Mais c’est qui Artaban ?

Eva – Bon écoutez, c’est ridicule. Il ne doit pas être bien loin. Alban ! Alban !

Personne ne vient. Eva sort.

Charline – La pauvre…

Gloria – Ce salopard l’aura vraiment rendue folle…

Antoine – Je crois qu’on ferait mieux de la laisser se reposer un peu.

Gloria – On vous la confie, mon Père.

Curé – Je ferai de mon mieux, mais je vous préviens, je ne fais pas de miracles…

Antoine, Gloria et Charline s’en vont.

Victoire – Eva !

Victoire sort. Le portable du curé sonne, avec une musique religieuse (style orgue ou chants grégoriens).

Curé – Allo ? Ah Yvette ! Oui, oui, j’y suis. Vous vous êtes perdue ? Mais où êtes-vous ? Très bien, ne bougez pas. Je viens vous chercher.

Le curé sort. Alban arrive. Eva revient aussi.

Eva – Pourquoi tu n’es pas venu quand je t’ai appelé ?

Alban – Écoute, je ne voulais pas trop les brusquer en surgissant comme ça tout d’un coup d’un placard !

Eva – Alors tu préfères me laisser passer pour une folle ?

Alban – Avoue qu’il y a de quoi avoir une attaque cardiaque ! Même Jésus Christ, il a attendu trois jours avant de sortir du tombeau. Et encore, avant il a fait courir le bruit de sa résurrection pour ne traumatiser personne…

Eva – C’est ça… Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec cette Charline ou ce Charles, plutôt ?

Alban – Je t’assure, il vaut mieux faire ça en douceur…

Eva – Ne bouge pas de là. Ma mère va revenir, pour la douceur, tu vas pouvoir t’entraîner ! Je vais la chercher.

Eva sort.

Alban – Peut-être une occasion de me débarrasser de ma belle-mère, je crois qu’elle a le cœur fragile.

Alban s’allonge par terre, et se recouvre avec un drap (qui peut être une nappe). Martial revient.

Martial – Il y a quelqu’un ?

Martial aperçoit Alban.

Martial – Monsieur Delaroche ?

Victoire revient.

Martial – Alors finalement, il est mort quand même ?

Victoire (interloquée) – Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Je pensais que sa femme avait opté pour l’incinération ?

Martial – Apparemment, elle a changé d’avis…

Victoire – Comment peut-on changer d’avis après une incinération ?

Martial – En tout cas, pour le faire-part, on ne change rien… Bon et bien je repasserai tout à l’heure…

Martial s’en va.

Victoire – Eva !

Eva revient. Alban reste allongé par terre.

Eva – Alors tu vois bien, qu’il est vivant !

Victoire – Regarde toi-même…

Eva – Ce n’est pas vrai !

Victoire – Tu ne l’as pas fait incinérer ? Mais qui est dans cette urne, alors.

Eva – Oh non… Alban !

Alban se lève tel Dracula.

Alban – Ouuuuh…

Victoire – Seigneur Dieu !

Victoire tombe dans les pommes en entraînant dans sa chute l’urne qui tombe par terre.

Eva – Maman ! (Paniquée)Tu crois qu’elle est morte ?

Alban – Je crains que non…

Eva – Tu es un monstre !

Alban – Elle l’a bien cherché, non ?

Eva – Ramasse au moins ton grand-père. Pendant que je ramasse ma mère…

Alban – Pour Pépé, je vais peut-être aller chercher l’aspirateur…

Victoire revient un peu à elle, et aperçoit Alban.

Victoire – Mais alors c’est vrai, vous n’êtes pas mort ?

Alban – Désolé de vous décevoir, Belle-Maman.

Eva – Ne t’inquiète pas, c’est juste une petite erreur des Pompes Funèbres. (À Alban) Va chercher un gant mouillé, toi, tu vois bien qu’elle ne se sent pas bien !

Victoire – Oh, mon Dieu !

Victoire retombe dans les pommes. Alban sort. La grand-mère revient avec le curé.

Yvette – Je voulais passer voir mon mari à sa maison de retraite, mais la standardiste m’a dit qu’hélas, il les avait quitté il y a quelques jours. Je ne sais pas où il a bien pu aller…

Eva – Ils ne vous l’ont pas dit ?

Yvette – Non… Ils avaient l’air un peu embarrassés… Je me demande s’il n’a pas une maîtresse…

Curé – Tout de même, à son âge…

Yvette – On voit que vous ne connaissez pas les hommes… Enfin, je veux dire… En tout cas, merci d’être venu nous soutenir dans cette épreuve, mon Père. C’est un grand réconfort pour nous.

Eva – Oui, n’est-ce pas ?

Yvette (soupirant) – Malheureusement, ce pauvre Alban, lui, nous a quitté pour toujours.

Eva – Pour toujours… Allez savoir…

Curé – Pardon ?

Eva – Un miracle est toujours possible… Jésus lui-même n’est-il pas ressuscité trois jours après sa mort ?

Curé – Oui… Mais lui, on ne l’avait pas fait incinérer.

Yvette – La pauvre enfant… Je crois qu’elle ne parvient pas encore à réaliser…

On entend un bruit à côté. Victoire reprend connaissance.

Eva – Je vous sers un petit remontant ? Je crois que vous n’allez pas tarder à en avoir besoin…

Curé – Merci, mais je ne bois que du vin de messe.

Victoire – Oui, moi je veux bien.

Eva sert un verre à sa mère.

Eva – Prenez des cacahuètes, mon Père.

Le curé prend une poignée de cacahuètes et se met à les manger.

Curé – Cette chère Yvette. (À Eva) Dire que je l’ai fait sauter sur mes genoux. Vous n’avez pas du tout changé.

Yvette – Flatteur…

Curé – Mais dites-moi, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez deux petits-fils.

Yvette – Deux petits-fils ?

Curé – Ben oui, les jumeaux !

Yvette – Des jumeaux ? (En aparté à Eva) Je crois que ce pauvre curé commence à perdre un peu la tête… Vous permettez que j’utilise votre salle de bain pour me refaire une beauté ?

Eva – Mais je vous en prie…

Yvette sort. Le propriétaire arrive.

Jacques – J’ai entendu quelque chose de lourd tomber, je m’inquiétais… Tout va bien, Eva ?

Eva – Quelque chose de lourd… Euh… Oui, ne vous inquiétez pas… C’était juste ma mère…

Victoire – Merci pour moi…

Alban revient, un gant de toilette dans chaque main en faisant le fantôme.

Alban – Ouuuuh…

Il se fige en voyant Jacques.

Le curé se signe.

Curé – Jésus, Marie, Joseph…

Jacques – Monsieur Delaroche ? Alors vous n’êtes pas mort ?

Alban – C’est à dire que… Pas tout à fait…

Curé – Je savais bien qu’Alban n’avait pas de frère jumeau…

Jacques – Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Alban – C’est un petit malentendu… Ceci dit, je vous assure que je ne me sens pas très bien, là tout de suite…

Jacques – Mais c’est monstrueux. Faire croire que vous êtes mort simplement pour avoir un délai de paiement pour le loyer ?

Eva – Ce n‘est pas du tout ce que vous croyez, je vous assure…

Jacques – Vous ça va, hein ? Et pour la croûte que vous m’avez refilée tout à l’heure, vous pouvez la garder ! Dès demain, je vous envoie les huissiers.

Il sort.

Victoire – Mais alors qui est mort ?

Eva – Personne.

Alban – Enfin si, mais…

Eva – Ce n’est pas quelqu’un de la famille…

Alban – Ben si, quand même…

Eva – On ne va pas s’en sortir.

Gonzague arrive.

Gonzague – Alors Eva, vous avez réfléchi à ma proposition ? J’ai préparé un projet de faire-part pour le vernissage et…

Il aperçoit Alban.

Gonzague – Alban ! Tu n’es pas mort ?

Alban – Si… Enfin, je veux dire, je l’étais, mais…

Gonzague – Ne me dis pas que tu as organisé ce simulacre d’incinération seulement pour que j’accepte d’organiser la rétrospective de ton œuvre ?

Alban – C’est un peu plus compliqué que ça, je t’assure…

Gonzague – Non mais tu es un vrai psychopathe…

Alban – Mais on la fait quand même cette expo, non ?

Gonzague – Je ne veux plus te voir dans ma galerie, c’est clair ?

Alban – Mais tu disais tout à l’heure que j’étais un génie méconnu !

Gonzague – Je disais ça parce que je te croyais mort !

Gonzague sort. Antoine revient, avec Charline.

Antoine – Charline avait oublié son sac à main… et comme elle a son permis de conduire dedans… (Apercevant Alban) Alban ? Tu n’es pas mort ?

Alban – Eh ben non, désolé.

Antoine – Tu me déçois, Alban… Tu me déçois beaucoup… Mais enfin… Comment as-tu osé nous jouer à tous cette sinistre comédie. Et surtout à moi, ton meilleur ami !

Alban – Mon meilleur ami, tu parles ! Je ne suis pas mort depuis cinq minutes qu’il est déjà en train d’essayer de se taper ma femme !

Antoine – En tout cas, moi, je sais reconnaître une femme quand j’en vois une…

Alban – Salopard !

Alban se jette sur Antoine. Charline s’interpose. Le curé se signe.

Charline (soudain hors d’elle) – Tu vas le lâcher, oui !

Charline empoigne fermement Antoine et l’envoie voler dans le décor, au grand étonnement de tous.

Charline (reprenant son calme) – Je ne supporte pas la violence…

Eva – Ah oui, ça se voit…

Antoine – Je préfère encore m’en aller, tiens… Mais sache que désormais je ne suis plus ton meilleur ami. D’ailleurs, je ne suis plus du tout ton ami.

Charline – Et sachez qu’on peut très bien rester féminine quand on a son permis poids lourd.

Antoine et Charline sortent. Alban semble complètement abattu.

Alban – J’ai la désagréable impression que tout le monde m’en veut de ne pas être mort...

Eva – Tout va rentrer dans l’ordre, tu vas voir…

Alban – Tu parles… On est au bord du divorce, on est fâché avec ce qui nous restait de famille, on a perdu tous nos amis, je n’ai plus de galeriste, les huissiers seront là demain…

Curé – Et si c’était en mon pouvoir, je vous ferai excommunier sur le champ ! C’est une honte…

Yvette revient de la salle de bain mais ne voit pas tout de suite Alban.

Yvette – Eh ben vous en faites une tête.

Eva (en aparté à Alban) – Il reste encore à annoncer à ta grand-mère qu’elle est veuve…

Yvette aperçoit Alban.

Yvette – Bonjour Monsieur… (Elle reconnaît Alban) Oh mon Dieu ! Mais alors c’était vrai, mon Père ! Alban a un frère jumeau ?

Alban – Euh… Non, Mémé… Pas exactement…

Yvette – Mais alors ça veut dire que… Alban ? Tu es vivant !

Eva – Oui… Hein ? C’est amusant.

Curé – Je dirais même plus, c’est un vrai miracle…

Yvette – Mon petit-fils, ressuscité après avoir été incinéré ! C’est vous qui êtes responsable de ce miracle, mon Père ?

Curé – Hélas non Yvette, si j’avais ce pouvoir, on m’aurait déjà canonisé depuis longtemps… Il faudra quand même me préciser pour qui je dois dire une messe dimanche.

Eva – C’est juste un petit malentendu…

Curé – En attendant, vous permettez que j’aille me laver les mains ? Je ne fais pas de miracles, mais les extrêmes onctions, ça peut aussi être extrêmement salissant, parfois.

Eva – Je vous en prie, mon père, c’est par ici…

Curé – Ah moins que ce soit les cacahuètes…

Le curé sort. Yvette regarde l’urne.

Yvette – Mais alors qui est dans le vase chinois ?

Alban – Quelqu’un que tu ne connais pas.

Eva – Ben si quand même.

Martial revient et s’adresse à Eva.

Martial – Ah, Madame Delaroche. Je voulais savoir ce que vous aviez décidé en ce qui concerne le corps de votre mari. (Martial aperçoit Alban) Monsieur Delaroche ? Mais je vous croyais mort. Il faudrait quand même finir par vous décider…

Alban – Puisque je vous dis que c’est mon grand-père, le défunt !

Yvette – Ton grand-père ?

Eva – Oui, votre mari, Yvette.

Yvette – Ah d’accord…

Eva – Désolée, vraiment. Nous ne savions pas comment vous annoncer ça.

Martial – Donc pour finir, voilà la veuve… Chère Madame, au nom des Pompes Funèbres, je vous présente toutes nos condoléances.

Alban – Bon, vous pouvez nous laisser, s’il vous plaît ?

Martial – J’y vais… Et pour la facture, je…

Alban lui lance un regard assassin.

Martial – Nous verrons cela plus tard, vous avez raison…

Martial sort. Yvette n’a pas l’air très affectée. Elle tend son verre.

Yvette – Eh bien moi, je prendrai bien un petit coup de rouquin.

Eva la sert.

Alban – Ça n’a pas l’air de te bouleverser, Mémé, d’apprendre que tu es veuve…

Eva – Dire qu’on a fait tout ça aussi pour la ménager…

Yvette – Il faut bien partir un jour… Et puis il était très vieux, non ?

Eva – Cent deux ans.

Yvette – Écoute, Alban. Je peux bien te le dire, maintenant qu’il est mort…

Alban – Quoi encore ?

Yvette – Ton grand-père… n’était pas vraiment ton grand-père.

Alban accuse le coup.

Alban – Comment ça, pas vraiment mon grand-père ?

Yvette – Disons que… ton père n’était pas le fils biologique de ton grand-père.

Alban – Alors mon grand-père n’était pas vraiment mon grand-père.

Yvette – C’est ce que j’essayais de te dire, en effet.

Alban – C’est curieux, tu vois, mais alors ça, ça me soulagerait plutôt, de ne pas avoir un grand-père collabo…

Eva – Donc, si je comprends bien, le père d’Alban est le fruit d’une relation extraconjugale.

Yvette – Ton vrai grand-père est un homme que j’ai connu bibliquement quelques mois avant mon mariage à l’église.

Eva – Et j’imagine que c’est ça qui a un peu précipité la cérémonie…

Alban – Je vois… Donc, avec le Vichyssois, c’était plus un mariage de raison qu’un mariage d’amour.

Eva – Et c’est pour ça que tant d’années après vous ne partagiez pas la même maison de retraite.

Alban – Mais alors c’est qui, mon grand-père ?

Yvette – C’est… C’est difficile à dire…

Alban – Ne me dis pas que c’était un officier SS et que tu as épousé Pépé pour éviter de te faire tondre à la libération…

Yvette – Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher…

Alban – Ou bien que je suis le petit-fils caché du Maréchal Pétain ! Tu m’as dit qu’il était témoin à votre mariage…

Yvette – En fait, ton grand-père est toujours vivant.

Eva – Tu vois Alban, finalement, c’est une bonne nouvelle… Tu perds un grand-père mort, mais tu en retrouves un autre bien vivant.

Alban – Alors je vais pouvoir le rencontrer ?

Yvette – En fait, tu l’as déjà rencontré.

Alban – Ah oui…?

Yvette – Mais ton grand-père n’est pas au courant qu’il a un petit-fils.

Eva – On se croirait dans les Feux de l’Amour…

Alban – Ah d’accord… Mais je vais pouvoir le voir quand même…

Yvette – Dès qu’il sera revenu de la salle de bain.

Stupeur d’Alban.

Eva – Je comprends mieux quand vous disiez l’avoir connu bibliquement.

Yvette – Vu son état, tu comprendras qu’il est préférable qu’il continue à ignorer qu’il a un petit-fils.

Le curé revient de la salle de bain.

Curé – Je ne sais pas si le moment est bien choisi pour vous dire ça, mais je me permets de vous signaler que vous avez une petite fuite sous le bénitier de la salle de bain…

Alban – Le bénitier ?

Curé – J’ai dit le bénitier ? Pardon, je voulais dire le lavabo, bien sûr.

Alban – Une fuite… Si, si, le moment est très bien choisi, mon Père, au contraire…

Eva (en aparté à Alban) – Tu ne pourras pas l’appeler grand-père, mais tu pourras toujours l’appeler mon Père…

Curé – Bon, je crois que nous allons vous laisser, mes enfants. Nous avons tous eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui…

Alban – C’est ça. Au revoir mon Père…

Curé – Vous venez Yvette ?

Yvette – Je vous suis, mon Père…

Curé (à Alban) – Je ferai aussi une prière pour vous. Il me semble que vous en avez bien besoin…

Yvette – Bon, et bien j’ai été ravie de te revoir à l’occasion de ta crémation, Alban.

Yvette et le curé s’en vont.

Alban – Je pensais être le petit-fils d’un collabo, je suis celui d’un curé intégriste… Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change.

Ils restent un instant abattus tous les deux.

Eva – Au moins, on va enfin pouvoir bouffer notre pizza tranquillement… Je vais la remettre au four…

Le portable d’Eva sonne.

Alban – Tu vois, tu as parlé un peu vite…

Eva regarde l’écran de son téléphone.

Eva – C’est un SMS… Un message des Pompes Funèbres…

Alban – Je crains le pire.

Eva – Non, non, tu vas rire mais c’est plutôt une bonne nouvelle.

Alban – Une bonne nouvelle de la part des Pompes Funèbres ? Je serais curieux de savoir ce que ça peut bien être.

Eva (lisant) – « Erreur des Pompes Funèbres en Votre Faveur »…

Alban – On dirait une carte chance au Monopoly.

Eva – Ils ont étudié notre dossier, et ils reconnaissent une partie de leurs torts. Ils sont prêts à faire un geste commercial.

Alban – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’ils proposent ? Si au moins ça pouvait nous permettre de payer une partie de nos loyers en retard et d’éviter l’expulsion…

Eva – Ils nous font cadeau du vase chinois.

Alban – Comme tu disais tout à l’heure… On pourra toujours en faire un porte-parapluie…

Eva – Reste à savoir ce qu’on va faire de ton grand-père pétainiste.

Alban – Remarque, finalement, ce n’est pas vraiment mon grand-père. C’est seulement le mari de ma grand-mère.

Eva – Un mari cocu.

Alban – Doublé d’un collabo…

Perplexes, ils considèrent un instant tous les deux l’urne chinoise.

Eva – Ok, je vais chercher l’aspirateur…

Alban – J’irai vider le sac.

Eva – Ça fait toujours du bien de vider son sac…

Noir. Bruit d’aspirateur.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-56-7

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Réveillon au Poste 

Christmas Eve at the police station –  Nochevieja en la comisaríaRéveillon na esquadra

Comédie de Jean-Pierre Martinez

6 à 10 comédiens :

Tous les rôles jouables indifféremment par des hommes ou des femmes

Le soir de Noël, deux inspecteurs sont de garde avec pour seule compagnie quelques naufragés du réveillon. C’est alors qu’un Ministre débarque pour rendre hommage au dévouement de la police. Évidemment, rien ne va se passer comme prévu…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Réveillon au Poste

Personnages :

Commissaire
Flic 1
Flic 2
Flic 3
Chef de cabinet
Collabo
Clodo
Mytho
Travelo
Parano

De 6 à 10 comédiens ou comédiennes

Tous les rôles peuvent être joués indifféremment par des hommes ou des femmes.
Les cinq derniers rôles peuvent être interprétés par une ou plusieurs personnes.

***

Un bureau glauque dans un commissariat sans âge. Dans un coin, un sapin de Noël pathétique supposé apporter une touche de gaîté dans cette ambiance de film noir ou de mauvaise série télé. Deux flics un peu débraillés, portant chacun une arme dans un holster, terminent une partie de poker sur le bureau de l’un d’eux. Le premier abat ses cartes avec un air confiant.

Flic 1 – Paire de dames.

Flic 2 – Paire de rois.

Flic 1 – Et merde…

Il enlève sa ceinture et la donne à l’autre.

Flic 1 – Je m’arrête là… Je ne vais quand même pas jouer mon pantalon…

Flic 2 – Tu as raison… Si le chef arrivait et te trouvait en calbute, ça pourrait prêter à confusion…

Ils rangent les cartes.

Flic 1 – Il est quelle heure ?

Flic 2 – Tu m’as déjà demandé ça il y a cinq minutes. Il était dix heures moins cinq.

Un temps.

Flic 1 – Et alors ? Il est quelle heure maintenant ?

Flic 2 (montrant son front) – Il n’y a pas marqué horloge parlante, là !

Flic 1 – Je t’ai donné ma montre, tu peux au moins me donner l’heure !

Flic 2 – Je l’ai gagnée honnêtement… Avec un brelan d’as…

Flic 1 – Honnêtement, ça reste à voir… Et puis à quoi ça te sert d’avoir une montre à chaque poignet ?

Agacé, l’autre retire une des montres de son poignet.

Flic 2 – Tu me fais pitié, va… (Il balance la montre) Tiens, la voilà ta toquante…

Mais le premier ne parvient pas à rattraper la montre qui tombe par terre. Il la ramasse et la porte à son oreille.

Flic 1 – Et voilà, maintenant elle ne marche plus.

Flic 2 – Heure du décès ?

Flic 1 (regardant la montre) – Dix heures.

Flic 2 – Et bien maintenant, tu sais l’heure qu’il est…

Un temps.

Flic 1 – C’est calme, non ?

Flic 2 – C’est toujours calme à cette période de l’année…

Flic 1 – La trêve des confiseurs, comme on dit.

Flic 2 – Même les serial killers respectent les traditions… Ils doivent être en train de découper la dinde…

Flic 1 – Pourquoi il a encore fallu que ça tombe sur nous cette année ?

Flic 2 – On a tiré ça à la courte paille avec les collègues. Mais tu as raison, c’est louche. Ça fait quand même trois années de suite qu’on est de garde le soir de Noël…

Flic 1 –Tu crois qu’ils ont triché ?

Flic 2 – L’année prochaine on fera ça au poker.

Flic 1 – Comment on fait pour tricher à la courte paille ?

Flic 2 – Console-toi en te disant qu’à l’heure qu’il est, tu pourrais être en train d’ouvrir des huîtres pour tes beaux parents.

Flic 1 – C’est vrai que je n’aime pas trop ça, les huîtres, moi.

Flic 2 – Personne n’aime les huîtres ! Et puis c’est très dangereux, une huître…

Flic 1 – On n’a jamais vu personne porter plainte parce qu’il s’était fait attaquer par une huître.

Flic 2 – D’après les statistiques du Ministère de l’Intérieur, beaucoup plus de policiers se blessent en ouvrant des huîtres qu’en nettoyant leur arme de service.

Flic 1 – Ah, ouais…?

Flic 2 – Le jour de Noël, on se fait chier partout… C’est pour ça que les gens sont condamnés à rester chez eux à ouvrir des huîtres au péril de leur vie. Alors qu’ils détestent ça, et leurs invités aussi.

Flic 1 – Tu as raison, on est plus peinard ici.

Flic 2 – De toute façon, on n’a pas le choix. On est de garde jusqu’à demain matin huit heures.

Flic 1 – Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour veiller sur les honnêtes gens qui picolent en famille.

Flic 2 – On est des super héros, mon vieux, il faut assumer.

Flic 1 – Même si personne ne reconnaît la valeur de notre sacrifice.

Flic 2 – Les soldats, sur les théâtres d’opérations extérieures comme on dit, tous les ans à Noël ils ont droit à la visite du Président de la République, en hélicoptère, avec dans sa hotte du champagne, du foie gras et des strip teaseuses.

Flic 1 – Du foie gras, tu crois ?

Flic 2 – Nous, les soldats de l’intérieur, on n’a même pas droit à la visite du préfet et de sa femme avec une bouteille de mousseux.

Flic 1 – Pourtant, la nuit du réveillon, il y a sûrement plus de bagnoles qui brûlent ici qu’à Bagdad ou à Kaboul.

Flic 2 – On a beau être des flics, on est des êtres humains, quand même… Nous aussi, le soir du réveillon, on a le cafard.

Flic 1 – On en a même plein, des cafards. (Il retire sa chaussure et écrase quelque chose avec) On ne sait pas comment s’en débarrasser…

Un troisième flic arrive (une femme ou un homme style gay).

Flic 3 – Vous avez de la visite…

Flic 1 – De la visite ?

Flic 3 – Même les prisonniers ont droit à des visites, le soir du réveillon. Et je crois que cette année encore, vous allez avoir droit à votre petit colis de Noël…

Un homme entre à la suite du Flic 3. Il a une bouteille à la main.

Flic 1 – Oh putain non, pas lui…

Flic 2 – Ah, bonsoir Monsieur Dumortier, comment allez-vous ?

Collabo – Bonsoir, bonsoir… Je passe en coup de vent vous souhaiter un joyeux Noël. J’espère que je ne vous dérange pas ?

Flic 1 – Mais vous ne nous dérangez jamais, Monsieur Dumortier.

Flic 1 – Justement nous parlions de vous… (Moins fort) Enfin, nous parlions des cafards en général…

Flic 2 – Heureusement qu’il existe des citoyens vigilants comme pour vous pour assister la police dans sa noble mission.

Flic 3 – S’il y avait plus de gens comme Monsieur Dumortier, c’est sûr, la municipalité n’aurait même plus besoin d’investir dans la vidéosurveillance.

Flic 2 – Alors Monsieur Dumortier, qui venez-vous dénoncer aujourd’hui ? Un polygame présumé ? Un fraudeur aux allocations familiales ? Un orphelin sans papier ?

Collabo – Simple visite de courtoise. Je viens en voisin pour rendre hommage au dévouement des forces de l’ordre, dont vous êtes le bras armé.

Flic 1 – Mais je vois que vous n’êtes pas venu les mains vides…

Collabo – Je sais ce que c’est que de passer Noël tout seul loin de sa famille, la mienne ne veut plus me voir. Alors si je peux apporter un peu de réconfort aux soldats qui protègent notre pays contre les dangers qui le menacent de l’intérieur. Tenez, vous m’en direz des nouvelles…

Il pose sa bouteille sur un bureau.

Flic 1 – Ah mais dites-moi, c’est de la fabrication artisanale, on dirait. C’est écrit à la main, comme sur les pots de confiture Bonne Maman.

Flic 2 (lisant par dessus son épaule) – Alcool de châtaignes…

Flic 3 – Je ne savais pas qu’on pouvait faire de l’alcool avec des châtaignes…

Collabo – On peut faire de l’alcool avec tout, vous savez. Pendant la guerre, mon grand-père en faisait même avec des épluchures de pommes de terre et de vieilles semelles en cuir.

Flic 3 – Ah oui, 53 degrés, quand même… Ça ne doit pas être mal… Comme antiseptique, en tout cas.

Collabo – Pépé m’en a laissé quelques bouteilles en héritage avant d’être fusillé à la Libération. Quand celle-ci a été distillée, vous n’étiez même pas encore nés…

Flic 2 – Vous savez que c’est strictement interdit de fabriquer de l’alcool chez soi, Monsieur Dumortier. Nous pourrions vous mettre en garde à vue pour infraction à la législation sur les vins et spiritueux…

Dumortier semble inquiet.

Flic 3 – Mon collègue plaisante, évidemment…

Flic 1 – D’ailleurs, il y a prescription, n’est-ce pas ? Hélas, nous ne pourrons pas trinquer avec vous. Vous savez ce que c’est : jamais pendant le service !

Collabo – Vous la boirez à ma santé pour le Jour de l’An, alors. Si vous n’êtes pas de garde encore une fois… Allez, je me sauve… Vous devez avoir des tas de gens à mettre en prison…

Flic 3 – C’est vrai que les jours de réveillon, ici, c’est comme au théâtre. On affiche souvent complet. Je vous raccompagne, Monsieur Dumortier ?

Collabo – Je connais le chemin, mais bon…

Flic 2 – Vous êtes presque de la maison, pas vrai ?

Flic 1 – Et encore merci pour la bouteille !

Dumortier s’apprête à tourner les talons, mais se ravise.

Collabo – J’en profite quand même pour vous signaler que mon voisin de palier n’a pas encore acheté son éthylotest. Vous voulez le numéro de sa plaque d’immatriculation ?

Flic 2 – Nous sommes un peu débordés pendant cette période de fêtes. Et en sous-effectif. Mais revenez donc nous voir pour les étrennes…

Collabo – Je n’y manquerai pas. Et bonne soirée quand même…

L’homme s’en va, suivi du Flic 3.

Flic 1 – Et après, on va dire que les gens n’aiment pas la police…

Flic 2 – C’est vrai, on se plaint toujours d’être mal aimés, et pourtant… On ne peut pas s’empêcher de trouver ça un peu louche, d’aimer la police à ce point.

Flic 1 – On a bien fait de ne pas trinquer avec lui, il aurait été foutu de nous dénoncer aux bœufs-carottes pour avoir picolé pendant le service.

Il débouche la bouteille, pendant que l’autre sort deux verres, aussitôt remplis. Ils trinquent.

Flic 1 – Bon ben … Joyeux Noël, alors.

Flic 2 – C’est ça, joyeux Noël toi-même.

Ils vident leurs verres cul-sec.

Flic 1 – Ah oui, quand même…

Flic 2 – 53 degrés.

Flic 1 – Ça ramone.

Flic 2 – Faudra qu’on lui demande la composition exacte.

Flic 1 – Ouais, il n’y a pas que de la prune là dedans.

Flic 2 – Il a dit que c’était de la châtaigne…

Flic 1 – Mmm…

Flic 2 – Je me demande si le grand-père ne rajoutait pas un peu de Destop pour rehausser le goût du fruit.

Flic 1 – Tu te rends compte, cette liqueur est plus vieille que nous…

Flic 2 – Le pépé devait fabriquer ça dans sa cave pendant le couvre-feu avec ce qui lui tombait sous la main.

Flic 1 – Sa façon à lui de résister à l’occupant.

Flic 2 – Allez, ressers-nous une tournée, va. C’est toujours ça que les boches n’auront pas…

L’autre remplit à nouveau les deux verres, qu’ils vident encore cul sec.

Flic 1 – Je ne sais pas s’il y a du Destop là dedans, mais c’est vrai que ça débouche la tuyauterie.

Le Flic 3 revient. Les deux flics planquent la bouteille et les verres à la hâte. Le Flic 3 traîne derrière lui un clodo en état d’ébriété.

Flic 3 – On l’a trouvé en train de montrer ses fesses juste en face du commissariat.

Flic 1 – Comme si on n’avait pas vu assez d’horreurs comme ça pendant la guerre.

Clodo – Mort aux vaches !

Flic 2 – Mort aux vaches… Un peu désuet comme expression, mon brave, non ?

Flic 3 – C’est du Brassens…

Flic 2 – Ah… Dans ce cas, moi je dis respect…

Flic 1 – Brassens, c’est indémodable.

Flic 2 – Et puis quelqu’un qui déteste les flics à ce point ne peut pas être entièrement mauvais. Je propose qu’on l’amnistie. C’est Noël, quand même…

Flic 1 – Ouais… Et puis je ne sais pas s’il est complètement mauvais, mais ce qui est sûr c’est qu’il sent très mauvais…

Flic 3 – C’est vrai qu’à lui tout seul, c’est une arme de destruction massive. Si Saddam avait pu mettre la main sur ce type à l’époque de la guerre du Golfe, il aurait sûrement gagné contre la coalition…

Clodo – Insulte à agent ! Vous n’avez pas le droit de me relâcher ! Je connais mes droits !

Flic 1 – Encore un qui ne veut pas passer le réveillon à se les geler dehors.

Flic 2 (au Flic 3) – Allez, tachez de lui trouver une cellule individuelle… Je ne voudrais pas que les autres nous accusent d’avoir voulu les gazer…

Clodo – Merci Messeigneurs… Dieu vous le rendra…

Le Flic 3 s’apprête à emmener le clodo, mais le Flic 1 l’interpelle.

Flic 1 – Attendez une minute… Donnez-moi votre ceinture…

Clodo – Pourquoi faire ?

Flic 1 – Vous êtes en garde à vue, c’est le règlement.

Le clodo s’exécute à regret et donne sa ceinture au flic.

Clodo – Vous voulez aussi mes lacets ?

Flic 1 – Merci, ça ira.

Le Flic 3 l’emmène. Le Flic 1, qui n’a plus de ceinture, met celle du clodo.

Flic 1 – Au moins, j’ai récupéré une ceinture.

Il ressort la bouteille et les verres, et ils boivent à nouveau.    

Flic 1 – C’est marrant, j’ai un vieux souvenir qui me revient, je ne sais pas pourquoi…

Flic 2 – Ne te sens surtout pas obligé de me le raconter.

Flic 1 – Je devais avoir cinq ans… Mon père tenait un magasin de jouets… Au Bonheur des Enfants, ça s’appelait…

Flic 2 – Ouf… Je craignais que tu me racontes ton enfance malheureuse…

Flic 1 – Malheureusement, mon père était très avare.

Flic 2 – Ah…

Flic 1 – Le soir de Noël, ma mère m’avait fait cadeau d’un énorme ours en peluche qui trônait dans la vitrine du magasin…

Flic 2 – Quelque chose me dit que cette histoire va mal finir…

Flic 1 – Quand il a vu ça, mon père est devenu fou furieux. Il a foutu une trempe à ma mère, il m’a arraché la peluche des mains et il l’a remise dans la vitrine…

Flic 2 – Hun, hun…

Flic 1 – Je me demande si ce n’est pas pour ça que depuis, Noël, ça me fout le bourdon.

Flic 2 – Et ben tu vois, tu viens d’économiser dix ans de psychanalyse. Et moi je ne t’ai rien fait payer pour écouter tes conneries à part ce que je t’ai pris au poker…

Silence pesant. Le Flic 1 semble passablement déprimé.

Flic 2 – Je me demande si je ne devrais pas te confisquer cette ceinture aussi. Tu ne vas pas te pendre avec au porte-manteaux dès que j’aurai le dos tourné, dis ?

Le Flic 3 revient avec une prostituée de sexe ambigu (femme un peu hommasse ou homme travesti).

Flic 1 – C’est quoi ça ?

Flic 3 – Distribution variable, comme on dit au théâtre.

Flic 1 – Je ne vais jamais au théâtre, ça m’endort.

Flic 2 – Ça veut dire qu’on ne sait pas si elle en a ou pas.

Travelo – Vous voulez vérifier ?

Flic 1 – Dans le doute, on vous appellera Madame.

Travelo – Mademoiselle, je préfère.

Flic 1 – Et alors ? Qu’est-ce qui l’amène la demoiselle ?

Flic 3 – Elle faisait le tapin devant une synagogue.

Flic 1 – Vous ne respectez donc rien.

Flic 2 – Si ça se trouve, elle n’est même pas circoncis.

Travelo – Ben quoi ? Vous préférez que je racole à la sortie de la messe de minuit ?

Flic 3 – Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut quand même pas la coffrer pour antisémitisme.

Travelo – Vous savez ce que Arletty a répondu quand on a voulu la tondre à la Libération pour avoir fricoté avec les frisés.

Flic 2 – J’aimerai assez que vous nous le rappeliez.

Flic 3 (répondant à sa place) – Mon cœur est français, mon cul est international.

Travelo – Et ben moi, mon cul, il est œcuménique.

Flic 1 – Pardon ?

Flic 2 – Laisse tomber, c’est sûrement un gros mot.

Flic 1 – Bon, et ben on la relâchera après la messe de minuit, alors.

Travelo – Et pour quel motif vous m’arrêtez ?

Flic 2 – Trouble à l’ordre biblique, ça vous va ?

Flic 1 – Allez, tu mets Mademoiselle dans la suite royale et tu veilles à ce qu’elle ne manque de rien.

Travelo – Vous le regretterez, je vous garantis. Vous ne savez pas à qui vous parlez. J’ai des relations, moi. Et pas seulement avec des ministres du culte.

Flic 2 – S’il vous arrive d’avoir des relations avec le Ministre de l’Intérieur, vous pourriez lui glisser sur l’oreiller qu’on est en sous effectif ?

Travelo – Bande d’enculés, va !

Flic 1 – C’est ça, joyeux Noël à vous aussi.

Le Flic 3 emmène la prostituée.

Flic 1 – C’est incroyable ce que les putes peuvent être vulgaires, de nos jours.

Flic 2 – C’est à croire que leurs parents ne leur ont rien appris.

Les deux flics continuent à boire.

Flic 1 – C’est curieux, mais il y a un autre truc qui me revient en mémoire, tout d’un coup…

L’autre, inquiet, regarde l’étiquette de la bouteille.

Flic 2 – Putain, mais c’est quoi ce tord-boyaux qu’il nous a refilé ? Un sérum de vérité ? Je me demande si tu ne ferais pas mieux d’arrêter d’en boire…

Flic 1 – C’était encore à Noël, mais cette fois, je devais avoir une dizaine d’années. Mon père venait de mourir, dans des circonstances assez obscures d’ailleurs…

Flic 2 – Oh non, c’est moi qui vais me pendre…

Flic 1 – Je croyais encore au Père Noël, et ma mère m’avait dit qu’il passerait vers minuit. Alors je l’ai attendu, pour le voir…

Flic 2 – Et évidemment tu ne l’as jamais vu.

Flic 1 – Si… Vers minuit, je me réveille. Je me lève pour voir ce que le Père Noël m’avait apporté, et ç’est là que je l’ai aperçu… dans le lit de ma mère.

Flic 2 – Et après tu te demandes pourquoi tu n’aimes pas les huîtres…

Flic 1 – Je suis allé me recoucher… Mais je crois que ce jour-là, si j’avais eu un flingue comme aujourd’hui, je l’aurais buté, le Père Noël. En fait, je crois que c’est pour en avoir un gros que je suis devenu flic.

Flic 2 – Un gros quoi ?

Flic 1 – Un gros pistolet ! Pour buter le Père Noël !

Flic 2 – Je crois que tu ferais mieux d’aller consulter, finalement. Même si ça doit te coûter la moitié de ta paye.

Le commissaire arrive. Les deux flics, un peu avachis, reprennent une position plus correcte, mais n’ont pas le temps de planquer la bouteille.

Flic 1 – Commissaire…

Commissaire – Je vois qu’on a commencé à célébrer la nativité.

Flic 2 – Un cadeau d’un de nos indicateurs, Commissaire.

Flic 1 – On n’a pas pu refuser de trinquer avec lui, ç’aurait été grossier…

Commissaire – Bien sûr… Et sinon, qu’est-ce qu’on a ?

Flic 1 – Oh, comme chaque année, vous savez… Quelques naufragés du réveillon… Un clodo, une pute, un exhibitionniste, un voyeur…

Commissaire – Il ne manque plus que le bœuf et l’âne, et vous aurez de quoi faire une crèche vivante.

Flic 2 – Oui… On attend les rois mages…

Commissaire – En attendant, vous n’avez qu’à mettre l’exhibitionniste et le voyeur dans la même cellule. Au moins ces deux-là passeront un joyeux Noël. Autre chose ?

Le Flic 3 arrive avec un autre individu.

Flic 3 – Je crois que ça, ça va vous intéresser, Commissaire… Monsieur est venu ici de son plein gré pour passer des aveux spontanés et se constituer prisonnier.

Commissaire – Allons bon… Vous savez que dans la police, on n’aime pas trop les aveux spontanés, ça gâche le métier. Déjà que le Ministère ne remplace plus qu’un policier sur deux… Alors mon brave, qu’est-ce qui vous amène ? Vous avez poignardé votre conjoint avec le couteau à découper parce que le gigot était trop cuit ? Ne rigolez pas, c’est arrivé l’année dernière.

Mytho – Non, pas exactement.

Commissaire – Simples coups et blessures, alors ? Il semblerait que pour certains, balancer des marrons à sa dinde avant de la fourrer, ce soit aussi une tradition de Noël…

Mytho – La raison de ma présence ici est beaucoup plus importante, Commissaire.

Commissaire – Je vous écoute…

Mytho – J’ai assassiné Pierre Bérégovoy.

Moment de stupeur.

Flic 3 – Je vous avais dit que ça risquait de vous intéresser…

Commissaire – Tant que vous y êtes, vous êtes sûr que vous n’avez pas assassiné Jaurès, aussi, comme ça on vous ferait le tarif récidiviste…

Mytho – J’étais sûr que vous ne me croiriez pas…

Flic 3 – En même temps, c’est vrai que c’est une histoire assez sombre, qui n’a jamais été vraiment élucidée.

Commissaire – Dites donc, Sherlock Holmes, si je n’arrive pas à résoudre cette énigme tout seul, je vous demanderai votre avis, d’accord ?

Flic 3 – Bien sûr, Commissaire…

Commissaire – Bon, alors voilà ce qu’on va faire. Ces messieurs vont vous donner un crayon et du papier, vous allez nous coucher vos aveux complets noir sur blanc, et on étudiera ça demain matin à tête reposée, d’accord ?

Mytho – Très bien. Merci de m’avoir prêté une oreille attentive, Commissaire…

Le Flic 1 donne au mythomane un bloc notes et un stylo.

Commissaire (au Flic 3) – Vous accompagnez Monsieur jusqu’à sa cellule ?

Mytho – Si ce n’est pas abuser, je peux avoir du café ? Ça risque d’être assez long…

Les autres lèvent les yeux au ciel.

Flic 3 – Combien de sucres ?

Le Flic 3 s’en va en emmenant le mythomane.

Commissaire – Je vous dis que tout à l’heure, on va voir débarquer l’assassin d’Henri IV…

Flic 2 – Pour lui, au moins, on est sûr qu’il y a prescription…

Commissaire – Encore un qui ne savait pas où réveillonner…

Flic 2 – C’est fou ce que la période des fêtes est cruelle pour les gens seuls.

Flic 1 – En même temps, on n’est pas les Restos du Cœur, non plus. Il ne s’agirait pas que trop de convives se pointent sans réservation, sinon on va devoir refuser du monde…

Commissaire – Bon, allez, ce n’est pas que je m’ennuie mais… j’ai une famille moi… Je vous laisse les clefs de la boutique ?

Flic 1 – Vous pouvez compter sur nous, Commissaire…

Commissaire – De toute façon, je reste joignable sur mon portable en cas d’urgence. Ah, au fait, j’oubliais… Il y a très peu de chance que ça tombe sur vous, mais bon…

Flic 1 – Oh, vous savez, ça fait trois années de suite que ça tombe sur nous alors…

Commissaire – Non, je voulais dire, euh… Comme vous le savez, cette année, le Ministre de l’Intérieur qui vient d’être nommé a décidé d’innover. Il visitera à l’improviste un commissariat choisi au hasard pour saluer le dévouement de la police.

Flic 1 – Tiens donc…

Commissaire – Le coup du ministre qui va saluer ses troupes le soir du réveillon. Un grand classique de la Défense Nationale que notre nouveau Ministre de l’Intérieur souhaite imiter en visitant lui-même le commissariat d’un quartier sensible.

Flic 2 – Mais nous serions très sensibles à cet honneur, Commissaire…

Commissaire – Bon, quoi qu’il en soit, gardez une tenue à peu près correcte, on ne sait jamais… Et ne forcez pas trop sur la bouteille.

Flic 2 – Allez Commissaire, vous allez bien trinquer avec nous avant de partir ! C’est Noël, quand même…

Commissaire – Bon, juste un verre alors…

Le Flic 1 remplit trois verres. Le commissaire regarde l’étiquette de la bouteille.

Commissaire – C’est quoi, ce truc ?

Flic 1 – Une spécialité régionale.

Commissaire – Quelle région ?

Flic 2 – La Seine Saint Denis, je crois. Vous allez voir, c’est le petit Jésus dans une culotte de velours.

Le commissaire boit et fait la grimace. Les deux autres se marrent.

Commissaire – Ah, oui, quand même…

Flic 1 – 53 degrés.

Commissaire – Je vous déconseille de fumer après avoir bu ça…

Ils reprennent tous une gorgée.

Flic 1 – C’est marrant, ça me rappelle quelque chose…

Commissaire (le coupant) – Bon, vous me raconterez ça une fois. Il faut vraiment que je file, là… Je suis déjà en retard…

Flic 2 – Et alors Commissaire ? Vous ne vous déguisez pas en Père Noël cette année pour nous apporter nos cadeaux au pied du sapin ?

Commissaire – Si vous avez été bien sages… Allez, bon courage pour cette nuit…

Flic 1 – Joyeux Noël, Commissaire !

Le commissaire s’en va, croisant le Flic 3 qui revient, poussant devant lui un individu à l’air passablement exalté.

Flic 1 – Qu’est-ce que c’est que ça, encore…

Flic 3 – Rien de grave, rassurez-vous. Mais il semblerait que la fin du monde soit pour le 31 décembre. Monsieur va tout vous expliquer.

Parano – Je vais essayer de faire bref, car le temps nous est compté. Je suis astronome amateur.

Flic 2 – Ça commence bien…

Parano – Depuis quelques semaines, j’ai repéré dans mon télescope un objet céleste qui s’approche de notre planète à la vitesse de la lumière.

Flic 2 – Hun, hun…

Parano – D’après mes calculs, il entrera en collision avec la terre très précisément le 31 décembre à minuit, à Fontenay-sous-Bois.

Flic 2 – Et en quoi ça concerne la police ?

Flic 1 – Des météorites qui tombent sur terre, il y en a souvent, non ?

Flic 3 – C’est là où ça se corse, si je peux me permettre. D’après Monsieur, cette météorite est grande comme deux départements français. La taille de la Corse, justement.

Parano – Et le plus curieux, c’est que cette météorite a exactement la forme de l’Ile de Beauté.

Flic 2 – Sans blague ?

Parano – Évidemment, le gouvernement et les médias sont au courant, mais ils ont préféré garder cette information secrète.

Flic 2 – On nous cache tout, c’est dingue…

Flic 1 – En même temps, la Corse, ce n’est pas si grand que ça… Et puis Fontenay-sous-Bois, entre nous… Ce n’est pas la fin du monde, quand même…

Parano – Vous plaisantez ! Une météorite de cette taille lancée à la vitesse de la lumière, dégagera en entrant en collision avec la Terre une énergie équivalente à plusieurs millions de bombes atomiques.

Flic 1 – Ah, oui, quand même…

Flic 2 – Dommage que ça ne tombe pas le 14 juillet, ça aurait fait un beau feu d’artifice…

Parano – Notre planète va littéralement fondre sous le choc, et puis ce sera l’hiver nucléaire pour quelques millions d’années. Nous allons tous être exterminés ! Comme les dinosaures. Au mieux, il ne restera plus que quelques cafards.

Flic 2 – Putain… On n’en sera même pas débarrassé.

Flic 1 – C’est vrai que c’est costaud, ces bestiaux-là. Nous on a tout essayé pour en venir à bout…

Flic 2 (au Flic 3) – Bon… Et pourquoi vous nous l’avez amené, Nostradamus, exactement ? Il veut porter plainte contre Dieu, ou quelque chose comme ça ?

Flic 3 – Tentative de suicide.

Flic 2 – Pardon ?

Flic 3 – Ce zouave-là s’est jeté dans la Seine depuis le Pont de l’Alma.

Flic 1 – Ça sert à quoi de se suicider à une semaine de la fin du monde ?

Flic 3 – Un dernier acte de liberté individuelle, j’imagine. Une façon de rester maître de son destin, malgré la certitude que nous avons tous de mourir tous un jour. Vous avez lu ce que Nietzsche a écrit au sujet du suicide ?

Flic 2 – Bon et alors ? On a encore le droit de se suicider, non ? Ce n’est pas un délit !

Flic 3 – Le problème, c’est qu’un bateau mouche passait juste en dessous quand Monsieur s’est jeté du pont, et il a atterri sur une touriste américaine. Un peu enrobée, heureusement. Pour lui, ça a amorti le choc. Mais l’Amerloque, elle, elle est dans un sale état. Alors évidemment, elle a porté plainte.

Flic 1 – C’est sûr qu’elle, elle a dû croire que c’était le ciel qui lui tombait sur la tête

Flic 2 – Ok, vous nous le mettez au frais jusqu’à demain, et on verra ça plus tard avec le commissaire.

Parano – C’est la fin du monde, je vous dis ! Dans une semaine exactement. C’est le moment d’expier vos péchés !

Le Flic 3 emmène l’illuminé.

Flic 2 – La Corse qui s’écrase sur Fontenay-sous-Bois… On ne nous l’avait encore jamais faite, celle-là…

Flic 1 – Remarque, ce que raconte ce type est tout à fait possible… C’est déjà arrivé, et ça arrivera sûrement encore, une météorite qui entre en collision avec la Terre. Alors pourquoi le 31 décembre, ce ne serait pas la fin du monde…

Flic 2 – Moi je te prédis un truc en tout cas : le 31 décembre ce sera la fin de l’année…

Flic 1 – Qu’est-ce que tu ferais, toi, si la fin du monde était dans une semaine.

Flic 2 – Je ne resterais pas ici à écouter tes conneries pour un salaire de misère, en tout cas… Tu vois, c’est ça finalement qui nous pourrit la vie…

Flic 1 – Quoi ?

Flic 2 – L’avenir ! Depuis qu’on est tout petit on nous apprend à renoncer à tous nos rêves pour assurer notre avenir. Finalement, c’est ce type qui a raison. On devrait tous vivre comme si la fin du monde était dans une semaine.

Flic 1 – Ouais… Enfin lui, ça l’a surtout conduit à se jeter d’un pont…

Flic 2 – Sur une Américaine ! Il aime peut-être les femmes rondes… Moi aussi, si je croyais que la fin du monde était pour bientôt, je me jetterais sûrement sur la première fille venue. Et à défaut, peut-être même sur toi…

Le Flic 1 le regarde avec un air inquiet, puis remplit à nouveau les verres.

Flic 1 – Pourquoi tu es devenu flic, toi ?

Flic 2 – Étant petit, quand je jouais aux cow-boys et aux indiens, je faisais indien. En grandissant, on m’a dit de penser à mon avenir… Alors j’ai fait cow-boy.

Flic 1 – Résultat, on n’a même jamais eu l’occasion de sortir notre flingue de son étui à part à l’entraînement.

Flic 2 – Heureusement, tu tires comme un pied ! Tu aurais pu blesser quelqu’un…

Flic 1 – Je tire mieux que toi.

Flic 2 – Tu me lances un défi ?

Flic 1 – Tu veux faire un carton sur les cafards, pour voir qui tire le mieux ? Tiens, j’en vois un sur le mur là-bas. Je te parie que d’ici, je lui mets une balle entre les deux yeux.

Le Flic 1 enlève le cran de sécurité de son arme et fait mine de viser.

Flic 2 – C’est qu’il le ferait, ce con. Allez, range ça, tu vas tuer quelqu’un, je te dis…

L’autre fait mine de tirer avant d’éclater de rire. Puis il range son arme dans son holster.

Flic 1 (levant son verre) – À la santé des cafards !

Flic 2 – Tu as raison. Après la fin du monde, il n’y a que sur eux qu’on pourra compter pour refonder la civilisation.

Ils boivent.

Flic 2 – Bon, je vais aux chiottes vider mon chargeur, moi. C’est vrai que ça débouche bien la tuyauterie, ce truc-là.

Le Flic 2 sort. Le Flic 1, passablement éméché, s’assoupit un peu sur sa chaise, s’avachissant progressivement, à tel point qu’il finit par tomber par terre. C’est alors qu’un type arrive déguisé en Père Noël avec une hotte. Il ne voit personne dans la pièce. Le Flic 1, à la fois bourré et somnolent, se relève de derrière son bureau dans un état second et l’aperçoit.

Père Noël (voix déformée par la fausse barbe) – Joyeux Noël !

Flic 1 – Oh, putain, le Père Noël ! (Il sort son arme) Depuis le temps que j’ai envie de me le faire, celui-là !

L’autre lève les mains, surpris.

Père Noël – Mais…

Flic 1 – Tu fermes ta gueule et tu ne bouges pas, d’accord ! Ah, tu fais moins le malin, maintenant, hein, le Père Noël ? Je ne sais pas ce qui me retient de…

Le coup part accidentellement.

Flic 1 – Merde, j’avais oublié de remettre le cran de sécurité…

Le Père Noël s’écroule par terre. Le Flic 2 revient alors des toilettes. Il aperçoit le Père Noël par terre.

Flic 2 – C’est quoi, ce bordel ?

Flic 1 – Je viens de buter le Père Noël…

Flic 2 – Ah, oui, là c’est la grosse bavure. Un 24 décembre au soir. Tu imagines tous les enfants que tu vas décevoir ?

Flic 1 – Le coup est parti tout seul…

Flic 2 – Ben tu n’auras qu’à dire ça aux bœufs-carottes. Homicide involontaire.

Flic 1 – Tu crois qu’il est mort ?

Le Flic 2 prend conscience que l’affaire est sérieuse.

Flic 2 – Tu lui as vraiment tiré dessus ? Mais c’est qui, ce type ?

Flic 1 – Je te jure que je n’en ai pas la moindre idée. Il a surgi comme ça tout d’un coup…

Flic 2 – Si seulement c’était le vrai Père Noël, on pourrait toujours espérer étouffer l’affaire.

Flic 1 – Tu crois ?

Flic 2 – Mais à ton âge tu sais quand même que le vrai père Noël n’existe pas. La dernière fois que tu as vu un Père Noël, c’était dans le lit de ta mère…

Flic 1 – Merde, alors qui ça peut être… Le commissaire ! Il a dit qu’il viendrait habillé en Père Noël pour nous apporter nos cadeaux ! Je pensais qu’il plaisantait…

L’autre se penche sur le corps.

Flic 2 – Et ben on va lui enlever sa capuche, sa barbe et ses moustaches, et on va savoir ça tout de suite…

Il s’apprête à le faire quand le commissaire revient, apparemment sous pression.

Commissaire – On en dans la merde, les enfants…

Flic 1 – À qui le dites vous…

Flic 2 – Un problème, Commissaire ?

Commissaire – Le Ministre ! On vient de nous annoncer son arrivée !

Flic 1 – Quel Ministre ?

Commissaire – Le Ministre de l’Intérieur ! Il a choisi notre commissariat pour sa petite visite de Noël !

Flic 2 – Non…?

Commissaire – Je vous avoue que j’aurais préféré réveillonner tranquillement chez moi, mais bon, on n’a pas le choix. Et puis si on arrive à faire bonne impression, c’est peut-être l’occasion d’obtenir les effectifs supplémentaires que nous demandons depuis des années.

Flic 1 – Vous pouvez compter sur nous, Commissaire !

Le commissaire aperçoit alors le Père Noël gisant par terre.

Commissaire – C’est quoi, ça ?

Flic 1 – C’est à dire que…

Flic 2 – Un coma éthylique, Commissaire… On l’a ramassé devant Les Galeries Lafayette alors qu’il était en train de montrer son zgeg à…

Commissaire – Je ne veux pas en savoir plus, je n’ai pas le temps. En tout cas, vous me virez ça d’ici tout de suite, d’accord !

Flic 1 – Ne vous inquiétez pas, Commissaire, on va le mettre tout de suite en cellule de dégrisement…

Commissaire – Et vous me rangez cette bouteille, bordel ! Le chef de cabinet est en train de garer la voiture ministérielle, mais il m’a dit que le ministre était déjà dans nos murs. Je m’attendais même à le trouver ici. Je vais voir ce qu’il fout ce con…

Le commissaire s’en va. Le regard des deux autres se tourne vers le Père Noël.

Flic 2 – Apparemment, ce n’est pas le commissaire non plus…

Flic 1 – Mais alors qui ça peut bien être ?

Flic 2 – L’urgence, c’est de planquer le corps avant que le Ministre débarque ici. Parce que le Père Noël victime de violences policières le soir du réveillon, je ne suis pas sûr que ça contribue à lui faire bonne impression…

Flic 1 – On n’a plus aucune cellule individuelle… On ne va pas le mettre avec les autres, ça ferait jaser…

Flic 2 – De toute façon, on n’a pas le temps. On va le planquer derrière le bureau en attendant. Tu as entendu le commissaire ? Le ministre va être là d’une minute à l’autre.

Les deux flics planquent le Père Noël à la hâte derrière le bureau. Le Chef de Cabinet du Ministre arrive.

Chef de Cabinet – Bonsoir Messieurs, et joyeux Noël à vous !

Flic 1 – Monsieur le Ministre…

Chef de Cabinet – Je ne suis que son Chef de Cabinet… Mais je pensais le trouver ici. J’étais en train d’essayer de garer la Twingo…

Flic 2 – La Twingo…

Chef de Cabinet – Qu’est-ce que vous voulez, c’est la présidence normale… Et le pire, c’est que je suis obligé de la conduire moi-même… C’est fou ce qu’on a du mal à se garer, dans votre quartier…

Flic 2 – Comme quoi, malgré la crise, les pauvres ont encore les moyens de s’acheter des voitures.

Chef de Cabinet – Et souvent plus luxueuses qu’une Twingo, croyez-moi… Bref, j’ai dû garer la mienne en double-file. Et avec cette neige…

Flic 1 – Ne vous inquiétez pas, si un collègue vous met une amende, on vous la fera sauter.

Chef de Cabinet – Ah, mais il n’en n’est pas question, vous plaisantez ! Comme vous le savez, nous sommes pour une république irréprochable !

Flic 2 – Bien sûr…

Chef de Cabinet – Je ne comprends pas… On devait se rejoindre ici. Lui est venu en traîneau…

Flic 1 – En traîneau ?

Chef de Cabinet – Évidemment, on n’a pas pu avoir de rennes, c’était trop cher. On les a remplacés par des chiens policiers… Alors vous ne l’avez pas vu ?

Flic 2 – Le traîneau ?

Chef de Cabinet – Le Ministre ! Vous n’auriez pas pu le rater, il est déguisé en Père Noël…

Flic 1 – En Père Noël !

Chef de Cabinet – C’est un peu potache, je sais, mais c’est un geste symbolique très fort. Une façon de montrer que pour le Ministre de l’Intérieur, tous les policiers sont ses enfants, et qu’il saura vous récompenser. À condition que vous soyez bien sages, évidemment. Donc, vous ne l’avez pas vu…

Flic 2 – Il est peut-être dans un bureau à côté…

Chef de Cabinet – Je vais aller voir, je vous remercie. Et bien sûr, nous repassons vous rendre une petite visite tout à l’heure.

Flic 2 – Très bien…

Chef de Cabinet – Et ne changez surtout rien pour nous. Faites exactement comme si nous n’étions pas là, d’accord ?

Le Chef de Cabinet repart. Les flics sont anéantis. Leurs regards se tournent vers l’endroit où le Père Noël est planqué.

Flic 1 – Le Ministre de l’Intérieur…

Flic 2 – Il y a du remaniement dans l’air.

Flic 1 – Oh putain…

Flic 2 – Ah oui, comme bavure, c’est difficile de faire mieux…

Flic 1 – Qu’est-ce qu’on fait ?

Flic 2 – On va bien trouver une solution..

Flic 1 – Tu crois ?

Flic 2 – Non, je disais juste ça pour te rassurer.

Flic 1 – En attendant, on ne peut pas le laisser là. L’autre a dit qu’il revenait dans cinq minutes…

Flic 2 – On n’a pas le choix, on va le mettre en cellule…

Ils sortent le Père Noël de derrière le bureau et commence à le traîner. Le Flic 3 revient.

Flic 3 – Vous avez besoin d’un coup de main ?

Flic 1 – Ça va aller, merci…

Flic 3 – Qu’est-ce qu’il a ? Quelque chose qui n’aura pas digéré ?

Flic 2 – C’est ça, des pruneaux…

Flic 3 – La période des fêtes est propice à tous les excès…

Flic 2 – Eh oui, et après on le regrette… (Au Flic 1) Pas vrai ?

Flic 3 – Un Père Noël, en plus… Quel exemple pour les enfants…

Le Flic 3 s’en va.

Flic 2 – Tu n’as qu’à le mettre avec le mythomane.

Flic 1 – Pourquoi ?

Flic 2 – S’il raconte qu’il a vu le cadavre du Ministre de l’Intérieur, personne ne le croira.

Flic 1 – Tu as raison, les mythomanes, ça a quand même du bon…

Flic 2 – Je reste là pour occuper le Chef de Cabinet.

Le Flic 1 sort en traînant le Père Noël par les pieds. Le chef de cabinet revient accompagné du commissaire, qui tente de faire bonne figure.

Commissaire – Vous n’allez pas le croire, mais nous avons perdu le Ministre… Il n’est pas passé par ici ?

Flic 2 – Je n’ai rien vu…

Chef de Cabinet – J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Commissaire (plaisantant) – Que voulez-vous qu’il arrive à un Ministre de l’Intérieur dans un commissariat ?

Chef de Cabinet – Vous avez raison…

Commissaire – Il est peut-être… là où le roi lui-même va seul. On a beau être ministre, on a les mêmes besoins que monsieur Toutlemonde, pas vrai ?

Chef de Cabinet – Mais parfaitement. C’est ça aussi, la présidence normale…

Commissaire – Tout de même, que le Ministre soit aux toilettes et que son Chef de Cabinet ne soit pas au courant, vous avouerez…

Chef de Cabinet – Très drôle… C’est important, l’humour… Surtout quand on fait un métier comme le vôtre, j’imagine…

Commissaire – Allez, je vais vous faire visiter les locaux en attendant… Vous verrez, malheureusement, c’est très vétuste. À rafraîchir, comme on dit dans les petites annonces immobilières pour dire que c’est une ruine… Si vous pouviez en toucher un mot au Ministre, quand on l’aura retrouvé…

Le commissaire s’en va en entraînant le Chef de Cabinet avec lui. Le Flic 1 revient.

Flic 2 – Alors ?

Flic 1 – J’ai dit au mytho que c’était le Ministre de l’Intérieur déguisé en Père noël et que je venais de lui coller une balle dans le buffet.

Flic 2 – Et il t’a cru ?

Flic 1 – L’avantage avec les mythomanes, c’est qu’ils sont très crédules…

Flic 2 – Ça nous donne un peu de répit.

Flic 1 – C’est vrai que pour cacher un cadavre, un commissariat… Ce n’est pas l’endroit où la police pense chercher en premier, mais bon…

Flic 2 – En même temps, ça ne va pas être évident de faire sortir le corps d’ici discrètement. Il y a des flics partout… Alors tu imagines quand la disparition du ministre aura été signalée officiellement, ce qui ne saurait tarder… On va avoir la DST et le GIGN sur les bras…

Flic 1 – Tu as raison, il faut trouver une solution, et vite…

Flic 2 – Si on ne peut pas se débarrasser du corps, il faudrait pouvoir trouver une explication naturelle à sa mort…

Flic 1 – Naturelle… Avec une balle dans le buffet…

Flic 2 – Dans ce cas, il faut trouver quelqu’un pour porter le chapeau à ta place !

Flic 1 – J’imagine que tu n’es pas volontaire…

Flic 2 – Le mytho !

Flic 1 – Quoi ?

Le portable du Flic 1 sonne.

Flic 2 – Va le chercher, je n’ai pas le temps de t’expliquer.

Flic 1 – J’y vais…

Le Flic 1 répond.

Flic 2 – Ouais… Ah, bonsoir maman… Ben oui, je sais, mais qu’est-ce que tu veux… Évidemment, je préférerais être avec vous à manger des huîtres, mais bon… Oh, ici, tu sais, c’est plutôt calme, hein ? Le soir du réveillon… Bon, il va falloir que je te laisse là, parce que j’ai un petit problème à régler… Non, non, rien de grave, je t’assure… D’accord, vous me gardez un morceau de bûche, c’est gentil… Joyeux Noël à toi aussi, maman…

Le Flic 1 revient avec le mythomane.

Flic 2 – Alors, mon vieux, ça avance, ces Mémoires d’Outre-Tombe ?

Mytho – Ça va, je vous remercie… Mais je n’en suis qu’au tout début, vous savez… Alors si ça ne vous dérange pas trop…

Flic 1 – Vous avez bien cinq minutes, quand même…

Mytho – Bon, mais cinq minutes, alors…

Flic 2 – Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez boire quelque chose ? Une petite liqueur de châtaignes ? C’est une spécialité de mon pays…

Mytho – Merci, je ne bois pas…

Flic 2 – Alors voilà… Comme vous nous êtes sympathique, mon collègue et moi, nous avons une petite proposition à vous faire… Une proposition très intéressante, vous allez voir…

Le Flic 1 se demande visiblement ce que son collègue a en tête.

Mytho (méfiant) – J’espère que vous n’allez pas encore me parler de prescription…

Flic 2 – Mais non, rassurez-vous. C’est même exactement le contraire… Parce qu’avec votre Ministre du siècle dernier, la prescription… C’est ce que vous risquez, vous en avez bien conscience…

Flic 1 (commençant à comprendre) – Même avec un bon avocat…

Mytho – Où voulez-vous en venir…

Flic 2 – Ça vous dirait d’être l’assassin du Ministre de l’Intérieur, plutôt ? Il vient tout juste d’être nommé…

Mytho – Mais… il est mort. Son cadavre est dans ma cellule…

Flic 2 – Oui… Mais c’était un homicide involontaire. Ce que nous vous proposons là, nous, c’est un assassinat. Un vrai.

Mytho – Je ne peux pas le tuer, puisqu’il est déjà mort.

Flic 2 – Justement ! Avec le petit arrangement que nous vous proposons, c’est sur vous seul que rejaillirait toute la gloire d’avoir attenté à sa vie…

Flic 1 – Et nous, disons que… ça nous rendrait service aussi.

Mytho – Ah non, je suis désolé mais… ça ne va pas être possible.

Flic 1 – C’est un ministre ! Un ministre ou un autre, quelle différence ?

Mytho – D’abord, moi j’ai assassiné un Premier Ministre…

Flic 1 – On ne va pas chipoter, non plus…

Le mythomane se lève.

Mytho – Non, vraiment, j’aurais aimé vous rendre service, mais…

Flic 2 – Mais pourquoi, Bon Dieu ?

Mytho – Mais parce que je ne veux pas mentir…

Le Flic 3 passe par là.

Flic 3 – Vous êtes au courant ? On a perdu le Ministre de l’Intérieur ! Ça commence à être la panique, le Commissaire est dans tous ses états…

Mytho – Le Ministre de l’Intérieur ? Il est avec moi dans ma cellule, et il est mort. Mais je vous jure que je ne suis pour rien dans cet assassinat.

Flic 3 – C’est ça mon brave, et je parie qu’il est déguisé en Père Noël…

Mytho – Exactement.

Le Flic 3 lève les yeux au ciel.

Flic 1 – Vous nous remettez Monsieur dans sa cellule.

Le Flic 3 emmène le mytho.

Flic 1 – Putain… Il a fallu qu’on tombe sur un mythomane qui refuse de mentir…

Flic 2 – L’inconvénient avec les mythomanes, c’est qu’ils sont persuadés de dire la vérité…

Flic 1 – Il y a bien la pute, mais je ne vois pas trop comment lui mettre ça sur le dos.

Flic 2 – Même si je ne serai pas surpris que le Père Noël soit un de ses clients.

Flic 1 – C’est sûr, il couchait déjà avec ma mère…

Flic 2 – Je parle du Ministre !

Flic 1 – Ah oui, pardon…

Ils réfléchissent.

Flic 2 – Le clodo ! Il roupille dans sa cellule, complètement bourré…

Flic 1 – Et alors ?

Flic 2 – Suis-moi, je crois que j’ai une idée…

Ils sortent. Le commissaire arrive avec le chef de cabinet.

Commissaire – Je ne comprends pas ce qui a bien pu lui arriver…

Chef de Cabinet – S’il ne refait pas surface dans les cinq minutes, je vais devoir prévenir le Président… Un Ministre de l’Intérieur qui disparaît dans un commissariat, ce n’est quand même pas rien. Autant vous dire que s’il lui était arrivé quoi que ce soit, ça ne serait pas très bon pour votre avancement.

Commissaire – Et vous dites qu’il était habillé en Père Noël… Avec un signalement aussi précis, on ne devrait pas avoir trop de mal à le retrouver…

Les deux flics arrivent avec le Père Noël, capuche baissée pour qu’on ne voit pas son visage, déjà camouflé par la fausse barbe.

Flic 1 – Ça y est, on l’a retrouvé !

Commissaire – Alléluia !

Cabinet de Cabinet – Mais qu’est-ce qu’il a ? Il n’a pas l’air très en forme…

Flic 2 – J’ai l’impression qu’il a profité de sa tournée des commissariats pour faire aussi la tournée des bars…

Commissaire – Mais je l’ai déjà vu, ce Père Noël…

Flic 2 – Oui, tout à l’heure, en effet… En fait, c’est une simple méprise.

Flic 1 – Comme il était complètement bourré en arrivant ici…

Flic 2 – Et déguisé en Père Noël, en plus…

Flic 1 – On l’a pris pour un clodo, alors on l’a mis en cellule de dégrisement.

Chef de Cabinet – C’est vrai qu’il ne sent pas la rose… Je suis vraiment confus, ce n’est pas du tout dans ses habitudes… En tout cas, merci de vous en être occupé. Et bien entendu, je compte sur votre discrétion en ce qui concerne ce petit incident…

Flic 2 – Vous pouvez être tranquille. Nous serons muets comme des tombes…

Chef de Cabinet – Je vais le ramener chez lui et le mettre dans son lit, ça ira mieux demain…

Le chef de Cabinet essaie de prendre en charge le Père Noël.

Chef de Cabinet – Vous pouvez m’aider à le charger dans son traîneau ? Je veux dire dans ma Twingo ? Il pèse comme un âne mort…

Commissaire – Mes hommes vont s’en occuper, ne vous inquiétez pas.

Chef de Cabinet – Merci Messieurs. Vous n’avez qu’à l’asseoir à la place du mort. Mais n’oubliez pas de lui mettre sa ceinture…

Les deux flics emmènent le Père Noël. Le commissaire brandit la bouteille.

Commissaire – Et bien voilà ! Tout est bien qui finit bien. Une petite larme, pour fêter ça ?

Chef de Cabinet – Bon, juste une goutte alors, et après je me sauve… Ah, quelle soirée, je m’en souviendrai…

Commissaire – À la bonne vôtre !

Ils boivent.

Chef de Cabinet – Ah, oui, quand même… Si c’est ça qu’il a bu, je comprends que le Ministre soit dans cet état… En tout cas, merci pour tout, Commissaire. Au nom du Ministre, je vous félicite pour votre dévouement et votre efficacité..

Commissaire – Hélas, nous sommes en sous-effectifs, mais…

Chef de Cabinet – Pour ce qui est des effectifs, je ne peux rien vous promettre . C’est la crise, comme vous le savez. Mais le Ministre saura vous récompenser de votre discrétion sur ce qui s’est passé ici ce soir. Lorsqu’il aura repris ses esprits, je lui toucherai un mot à votre sujet pour une décoration… Ça au moins, ça ne coûte rien…

Commissaire – La Légion d’Honneur, vraiment ? Ce serait un très beau cadeau de Noël, en effet…

Chef de Cabinet – Sur ce il faut que je me sauve…

Commissaire – Je vous accompagne. On m’attend moi aussi…

Les deux flics reviennent.

Flic 1 – Ouf… Maintenant qu’ils sont partis, on va être un peu plus tranquilles.

Flic 2 – Qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Flic 1 – On n’a qu’à le balancer dans La Seine. Il y a des tas de gens qui se noient les soirs de réveillon.

Flic 2 – Mais pas tellement de ministres. Surtout avec une balle dans le buffet.

Flic 1 – Quand on est Ministre de l’Intérieur, on a beaucoup d’ennemis, forcément…

Flic 2 – Enfin… Il aura sûrement des obsèques nationales…

Flic 1 – En tous cas, je paierais cher pour voir la tête de la femme du ministre quand elle va se réveiller demain matin avec un clodo dans son lit…

Le Chef de Cabinet revient.

Chef de Cabinet – Le type que vous avez chargé dans ma voiture vient de se réveiller. Ce n’est pas du tout le Ministre !

Flic 1 – Sans blague…

Chef de Cabinet – Ça m’étonnait aussi. C’est vrai qu’il a tendance à picoler un peu, mais d’habitude, il tient l’alcool beaucoup mieux que ça… Celui-là a vomi partout dans la Twingo ministérielle…

Flic 2 – Je ne comprends pas ce qui s’est passé…

Flic 1 – Ça doit être un malentendu.

Chef de Cabinet – La bonne nouvelle, c’est qu’on vient de retrouver le Ministre.

Flic 1 – Non…?

Chef de Cabinet – Il vient d’arriver. Il a été un peu retardé sur le périphe avec son traîneau, mais il sera là d’un instant à l’autre…

Flic 2 – Ah oui ?

Chef de Cabinet – Bon, je retourne à la porte pour l’accueillir…

Il repart.

Flic 1 – Oh putain… Alors je n’ai pas tué de ministre…

Flic 2 – Ouf… Ça s’arrose…

Ils boivent.

Flic 2 – Oui, mais alors c’est qui le type que tu as buté…?

Flic 1 – On a fait le changement de costume dans la pénombre tout à l’heure pour ne pas attirer l’attention, je n’ai pas vu son visage…

Flic 2 – Et puis on était tellement persuadés que c’était lui… Moi non plus, je n’ai même pas pensé à vérifier…

Flic 1 – Tu crois que c’est le vrai Père Noël ?

Flic 2 – On va savoir ça tout de suite.

Ils sortent, et reviennent en traînant le corps qui ne portent plus le costume de Père Noël mais celui du clodo.

Flic 2 – Oh, putain, c’est Dumortier.

Flic 1 – Il a dû se déguiser en Père Noël pour nous faire une surprise.

Flic 2 – Remarque, c’est réussi…

Flic 1 – En même temps, c’était un cafard, personne ne le regrettera…

Flic 2 – C’est bien le seul dont on aura réussi à se débarrasser. Qu’est-ce qu’il avait amené dans sa hotte ?

Le flic 1 regarde.

Flic 1 – Des huîtres !

Flic 2 – On n’a même pas de remords à avoir, on déteste les huîtres de toute façon…

Flic 1 – Ah, il y a un petit mot, aussi…

Flic2 – Ses bons vœux pour la nouvelle année, sûrement.

Flic 1 – C’est le numéro de la plaque minéralogique de son voisin. Celui qui n’a pas encore acheté son éthylotest. Il y a un portrait robot du contrevenant, aussi.

Flic 2 – Fais voir… (Il regarde le portrait) Ah, oui, il avait un sacré coup de crayon, dis donc.

Flic 1 – Un véritable artiste.

Flic 2 – Oui, mais il va quand même falloir s’en débarrasser.

Ils soulèvent le corps et prennent la mesure de sa lourdeur.

Flic 1 – L’avantage, c’est que quand on va le balancer dans La Seine, avec le poids des coquilles d’huîtres, ça le maintiendra au fond pendant quelque temps…

Ils s’apprêtent à traîner le cadavre quand dans une lumière irréelle un Père Noël arrive et s’adresse à eux avec une voix semblant venir de l’au-delà.

Père Noël – Alors mes enfants, est-ce que vous avez été bien sages cette année ?

Flic 1 – C’est qui ça encore ?

Flic 2 – Le Ministre de l’Intérieur ?

Flic 1 – À moins que ce soit le vrai Père Noël…

Flic 2 – Tu veux dire celui qui nique ta mère ?

Flic 1 – Oh putain, cette fois, je ne vais pas le rater !

Noir. Musique de Noël (genre Petit Papa Noël de Tino Rossi), entrecoupée de coups de feu.

Flic 2 – Tu aurais au moins pu attendre qu’il nous donne notre petit cadeau.

Sirène de police.

Fin.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-39-0

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Crise et Châtiment

Crisis and Punishment  –  Crisis y Castigo – Crise e Castigo  –  KRISE A TREST

Comédie de Jean-Pierre Martinez

Distributions possibles :

à 4 : 1 homme/3 femmes ou 2 hommes/2 femmes
à 5 : 1 homme/4 femmes ou  2 hommes/3 femmes
à 6 : 1 homme/5 femmes ou 2 hommes/4 femmes
à 7 : 1 homme/6 femmes ou 2 hommes/5 femmes

Un comédien au chômage, recruté par une banque en faillite, découvre qu’il a été engagé pour faire office de bouc émissaire. Mais le cauchemar ne fait que commencer…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Crise et Châtiment

PERSONNAGES :

Jérôme : Le comédien
Claude : La gérante (ou le gérant)
Dominique : L’assistante (ou l’assistant)
Marie : La femme du comédien
Bernadette : La première cliente
Madeleine : La deuxième cliente

Les personnages de Marie, Bernadette et/ou Madeleine peuvent ou non être interprétés par la même comédienne.

Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Dominique, l’assistante, caricature de la secrétaire maniérée et dévouée, entre dans la pièce, un dossier à la main, suivie par Jérôme, visiblement mal à l’aise dans le costume étriqué, assorti d’une cravate défraîchie, supposé le faire passer pour un cadre.

Dominique – Par ici, je vous en prie… Voici votre bureau, cher Monsieur.

Jérôme (épaté) – Mon bureau ? Vous êtes sûre ?

Dominique – C’est un peu austère, je sais. Mais si vous souhaitez égayer un peu tout ça en accrochant quelques tableaux contre les murs.

Jérôme – Pourquoi pas…

Dominique – En revanche, je vous déconseille tout ce qui est pots de fleurs ou vase.

Jérôme – Ah, oui…

Dominique – Bref, tout ce que quelqu’un pourrait avoir envie de vous jeter à la figure.

Jérôme (surpris) – Bien sûr…

Dominique – Évidemment, pas question non plus de laisser traîner un coupe-papier sur le bureau, ou même une agrafeuse.

Jérôme – Ma femme aussi déteste que je laisse traîner mes affaires…

Dominique – Enfin tout ce qui pourrait être utilisé comme une arme de poing.

Jérôme lui lance un regard inquiet.

Dominique – Madame Claude vous expliquera.

Jérôme – Madame Claude…?

Dominique – La chef de service. C’est elle qui vous a recruté. Elle n’est pas là pour le moment, mais elle ne devrait pas tarder à arriver…

Jérôme – Très bien… Mais votre activité, c’est…

Dominique – Gestion de patrimoine.

Jérôme – Tout à fait…

Dominique – Disons que nous aidons les gens riches à le devenir davantage.

Jérôme – Noble mission… Et ça marche ?

Dominique – Pas à tous les coups, malheureusement… C’est un peu pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Jérôme – Ah, oui ? Je ne sais pas trop, en fait. C’est l’ANPE qui m’envoie… Mais… vous êtes sûre qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?

Dominique – Une erreur ? Quelle drôle d’idée… Et pourquoi ça ?

Jérôme – Disons que je n’ai pas l’impression de correspondre vraiment à…

Dominique – Aucune erreur, rassurez-vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier…

Dominique – J’ai ici votre dossier, et votre profil correspond parfaitement à ce que Madame Claude attend de la personne destinée à occuper ce poste…

Jérôme – Mon profil… Je ne savais même pas que j’en avais un… Il faut dire que d’habitude, il n’intéresse pas beaucoup les employeurs potentiels…

L’assistante ouvre le dossier et y jette un coup d’œil.

Dominique – Voyons voir… Vous êtes comédien, au chômage depuis environ deux ans…

Jérôme – Presque trois, en fait…

Dominique – Le psychologue de l‘ANPE vous décrit comme apathique, résigné, avec une tendance à la culpabilisation et à la dévalorisation de soi…

Jérôme – Et c’est le profil que vous recherchez pour ce poste ?

Elle préfère visiblement ne pas répondre.

Dominique – Je vous remettrai vos tickets restaurants tout à l’heure, n’est-ce pas. Vous désirez un café, Monsieur Charpentier ?

Jérôme – Merci, mais j’ai toujours peur que ça m’empêche de dormir… Enfin, je veux dire… que ça m’empêche de dormir la nuit.

Dominique – Très bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté. Vous avez juste à appuyer sur le bouton de l’interphone.

Jérôme – Ah, parce qu’il y a un… Comme dans les vieux films en noir et blanc, alors…

Elle lui montre la touche sur le téléphone.

Dominique – Et bien là, c’est en couleurs, vous voyez… C’est le bouton vert.

Jérôme – Parfait…

Dominique – N’appuyez sur le bouton rouge qu’en cas d’extrême urgence.

Jérôme essaie de plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère.

Jérôme – Je vois… Le signal d’alarme…

Dominique – Tout à fait… Mais attention, c’est comme dans le TGV. Tout abus sera sévèrement puni…

Il ne sait pas trop si elle plaisante ou pas.

Dominique – Je vous laisse vous installer.

Jérôme – Merci…

Elle sort. Il jette un regard circulaire sur le bureau, ne sachant pas très bien quoi faire. Il se plante devant le portrait de l’homme au dessus du guéridon et le contemple avec perplexité. Il regarde ensuite ce qu’il prend pour un thermos, le prend en main en main, et hésite.

Jérôme – Je ferai peut-être bien de prendre un café quand même, ça va me réveiller un peu… (Il regarde à nouveau autour de lui) Il n’y a pas de tasse… (Il dévisse le bouchon) C’est peut-être le bouchon qui sert de tasse… (Il verse le contenu du supposé thermos dans le bouchon, mais c’est de la cendre qui en sort) Merde, c’est quoi, ça…?

Dominique entre de nouveau dans le bureau. Il essaie de remettre le bouchon en place à la hâte, mais ce faisant renverse la cendre qu’il contenait. La cendre forme un petit nuage qu’il tente de dissiper en agitant sa main. Dominique lui lance un regard réprobateur. Il a l’air d’un enfant pris en faute.

Jérôme – Désolé, je… Mais c’est quoi ce machin ? La lampe d’Aladin ? J’ai cru qu’un génie allait en sortir, et me demander de faire trois vœux.

Dominique – Croyez-moi, il n’y a aucun génie là-dedans. Mais je vous recommande quand même de ne pas y toucher… (Avec un regard inquiétant) Madame Claude n’aimerait pas ça… (Affichant à nouveau un sourire de commande, elle lui tend un carnet) Voici vos chèques déjeuner…

Jérôme – Merci…

Dominique (s’en allant) – À propos, Madame Claude a appelé, elle sera un peu en retard.

Jérôme – Très bien.

Dominique sort. De plus en plus embarrassé, Jérôme fait le tour du bureau, et tente de s’asseoir sur le siège. Surpris par sa profondeur, il se reprend pour adopter un maintien plus digne. Il pose les coudes sur le bureau, et essaie de prendre une pose directoriale. Il décroche le combiné du téléphone pour se donner une contenance. Il essaie de déplacer le téléphone mais se rend compte qu’il est fixé sur le bureau. À cours d’imagination, il bâille, et opte pour une position plus confortable en posant les pieds sur le bureau. Au bout d’un moment, il se met à somnoler. Il est réveillé en sursaut par la sonnerie agressive du téléphone. Surpris, il se casse la figure de son fauteuil. Il se relève et parvient à décrocher.

Jérôme – Oui…? Non, non… Si, si, passez-la moi, merci… Allo, chérie ? Oui, oui, tout va très bien, ne t’inquiète pas… (Essayant de plaisanter) En tout cas, je ne me suis pas encore fait virer… Il faut dire que je n’ai pas encore vu la chef de service… Et bien, je n’ai pas encore vraiment commencé à travailler, en fait… Ce que je dois faire ? Écoute, je t’avoue que je n’ai pas pensé à le demander… J’imagine que Madame Claude me l’expliquera… Oui, c’est le nom de la taulière… Je ne sais pas si c’est son nom ou son prénom… D’accord, je t’appelle dès que j’en sais un peu plus… Mais oui, ne t’énerve pas ! Je te rappelle, d’accord. Bisous.

Il raccroche, hésite un moment, et appuie sur la touche interphone verte.

Jérôme – Dominique ? C’est Jérôme… Oui, le Jérôme qui est dans le bureau à côté du vôtre… Très bien, excusez-moi, je saurai que ce n’est pas la peine de m’annoncer quand j’utilise l’interphone… Je voulais juste vous demander, euh… Je prendrai bien un café, finalement, si cela ne vous dérange pas trop… Combien de sucres ? Et bien… disons trois, si ce n’est pas abuser. Merci beaucoup, Dominique…

La seconde d’après, Dominique arrive avec son café.

Jérôme – Et ben… Le service est rapide… Vous êtes plus efficace que le génie enfermé dans ce thermos…

Dominique le regarde un peu de travers avant de déposer son café sur le bureau, en affichant à nouveau un air avenant.

Dominique – Vous désirez autre chose ?

Jérôme – Non, merci, ça ira… (Elle s’apprête à s’en aller) Enfin, si… (Elle se retourne vers lui) Je peux vous poser une question ?

Dominique – Je vous en prie…

Jérôme – C’est quoi, mon travail, au juste ?

Dominique – Votre travail ?

Jérôme – Qu’est-ce que je suis supposé faire ?

Dominique – Faire ?

Jérôme – Je ne vais quand même pas être payé à ne rien faire ? Non pas que cela me scandaliserait plus que ça, mais bon…

Dominique – Vous êtes là pour rendre service, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Quel genre de services ?

Dominique – Disons que cela relève du Service Après Vente.

Jérôme – Je ne savais pas que dans un département de gestion de patrimoine…

Dominique – Madame Claude vous expliquera tout ça mieux que moi.

Jérôme – Bon…

Dominique – Autre chose que vous aimeriez savoir, monsieur Charpentier ?

Jérôme – Euh, non… Enfin, si… C’est qui, ce type, au dessus du thermos ?

Dominique – Le thermos ?

Jérôme – Sur la photo !

Dominique – Ah… Lui…

Jérôme – C’est l’employé du mois ?

Dominique – C’est votre prédécesseur.

Jérôme – Et il est où maintenant ?

Dominique – Dans le thermos.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est une urne funéraire.

Jérôme – Ah, d’accord… Ah, oui, c’est… Et il est mort de quoi, ce brave homme ? Pour que vous lui rendiez un culte domestique, comme ça…

Dominique – Il est mort dans l’exercice de ses fonctions.

Jérôme – Ses fonctions ?

Dominique – Celles qui sont appelées à devenir les vôtres.

Jérôme – Le Service Après Vente.

Dominique – C’est cela.

Jérôme – Un accident du travail ?

Dominique – On peut appeler ça comme ça. Autre chose ?

Jérôme (abasourdi) – Ça ira pour l’instant, je crois…

Dominique sort. Jérôme se plante devant le portait qu’il examine avec un regard nouveau et plutôt inquiet. Il saisit ensuite l’urne avec délicatesse.

Jérôme – Donc ce n’était pas du marc de café…

Le gros bouton rouge se met à clignoter, et une sonnerie de système d’alarme se met à retentir. Jérôme, paniqué, n’a même pas le temps de décrocher. Une femme, genre executive woman, arrive en trombe dans le bureau, tandis que la sonnerie cesse.

Claude – Alors c’est vous.

Jérôme – Oui, enfin… Moi ?

Elle lui flanque une baffe d’entrée .

Claude – Tenez, voilà pour commencer.

Jérôme (sidéré) – Bonjour Madame…

Claude – Soit vous êtes un escroc, soit vous êtes un incapable. Alors ?

Jérôme – Alors quoi ?

Claude – Vous êtes malhonnête ou incompétent ?

Jérôme – Je… Je ne sais pas… Il faut vraiment que je choisisse…?

Claude – C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?

Jérôme – C’est à dire que…

Claude – Vous en voulez une autre ?

Jérôme – Euh, non… Pas si on peut éviter…

Claude – Vous savez combien ça va me coûter, tout ça ?

Jérôme – Je suis vraiment désolé…

Claude – Il est désolé… Non, mais vous vous foutez de moi !

Jérôme – Je vous assure que…

Claude – Et évidemment, vous allez me dire que vous n’y êtes pour rien.

Jérôme – Je n’irai pas jusque là, mais…

Claude – C’est la faute à pas de chance, c’est ça ?

Jérôme – C’est vrai que… Mais de quoi est-ce que vous me parlez, exactement ?

Claude – Bien sûr, faites l’innocent…

Jérôme – Excusez-moi.

Claude – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Je ne sais pas…

Claude – Vous avez une solution à me proposer ?

Jérôme – Aucune…

Claude – Vous êtes vraiment un pauvre type.

Jérôme – Oui, c’est ce que me dit souvent ma femme…

Claude – Mais évidemment, ça ne vous empêche pas de dormir, tout ça, hein ?

Jérôme – Je peux vous proposer un café ?

Claude – Ben voyons… Mais vous ne réussirez pas à m’amadouer.

Jérôme – Loin de moi l’idée de..

Claude – Et vous ne l’emporterez pas au paradis, croyez-moi.

Jérôme – Je vous le promets…

Claude (changeant de ton) – C’est curieux, cette expression, vous ne trouvez pas ?

Jérôme – Quelle expression ?

Claude – Vous ne l’emporterez pas au paradis… Quand on va au paradis, de toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie d’emporter, puisque c’est le paradis.

Jérôme – Oui… J’imagine qu’il y a déjà tout ce qu’il faut sur place…

Claude (se reprenant) – Mais n’essayez pas de détourner la conversation !

Jérôme – Pardonnez-moi, je…

Claude – Vous êtes un crétin.

Jérôme – C’est à dire que… Je débute et…

Claude – Vous voulez dire que vous débutez dans la crétinerie ?

Jérôme – Oui, en quelque sorte…

Claude – Et bien je vous prédis une grande carrière !

Jérôme – Merci…

Claude – Nous nous reverrons, cher Monsieur… Et plus tôt que vous ne le pensez…

Jérôme – Avec plaisir, chère Madame…

Claude – Et vous vous payez ma tête, en plus ?

Claude hésite, comme si elle cherchait quelque chose. Elle se dirige vers le portrait, le décroche, l’écrase sur la tête de Jérôme, et ressort comme une furie. Jérôme reste là ahuri, avec le cadre du portait sur les épaules. Dominique revient alors, comme si de rien n’était, pour reprendre la tasse à café vide.

Dominique – Tout va bien, Jérôme ?

Jérôme – Euh, oui, merci…

Dominique – Une autre tasse de café ?

Jérôme – Merci, ça ira…

Dominique lui lance un regard et voit le cadre autour de ses épaules.

Dominique – Vous permettez ? (Elle s’approche et ôte le cadre, qu’elle raccroche à son emplacement habituel) Ne vous inquiétez pas, on le remplacera. Nous avons l’habitude.

Jérôme – L’habitude ? Mais… c’était qui, cette folle ?

Dominique – Ah, ça… Eh bien c’était… votre premier rendez-vous.

Jérôme – Mon premier rendez-vous ?

Dominique – Madame Claude vous expliquera…

Jérôme – Ah, non, ça suffit ! Votre Madame Claude ne m’expliquera rien du tout ! Je ne suis pas là pour me faire tabasser, moi !

Dominique – Mais… si bien sûr.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est pour ça que vous êtes là, Monsieur Charpentier. Comme votre prédécesseur.

Jérôme – Pour me faire insulter et recevoir des gifles ?

Dominique – Ce sont les risques du métier…

Jérôme – Quel métier ?

Dominique – Celui pour lequel vous percevrez un salaire !

Jérôme – Et si je ne suis pas d’accord ?

Dominique – On ne va quand même pas vous payer à rien faire, Monsieur Charpentier. Il faut être raisonnable… Je vous rappelle que vous n’avez aucune compétence. Vous êtes comédien…

Jérôme – Très bien… Dans ce cas, je démissionne… (Il s’apprête à s’en aller) Je ne resterai pas une minute de plus dans cet asile de fous…

Dominique – Je vous en prie, attendez au moins le retour de Madame Claude. (Elle se tourne vers la porte) Ah, tiens, justement la voilà…

Madame Claude, la cliente qui a giflé précédemment Jérôme, arrive. Stupéfaction de ce dernier en la reconnaissant.

Jérôme – Madame Claude, c’est vous ?

Claude (très aimablement) – Enchantée, cher Monsieur.

Dominique – Je vous laisse…

Jérôme – Je ne comprends rien… C’est un cauchemar…

Claude – Pardonnez-moi de vous avoir joué cette petite comédie, mais il s’agissait en réalité d’un dernier test en conditions réelles. Avant votre baptême du feu…

Jérôme – Mon baptême du…

Claude – Considérez ça comme un entretien d’embauche ! Entretien que vous avez parfaitement réussi, d’ailleurs. Bravo, Monsieur Charpentier !

Jérôme – Merci, mais… vous pourriez m’expliquer en quoi consiste mon job, à la fin. Votre assistante n’a rien voulu me dire…

Claude – En fait, c’est très simple. Vous allez tout de suite comprendre. Car je sais que vous êtes quelqu’un d’intelligent, Monsieur Charpentier, même si vous avez une tête d’abruti et aucun diplôme pour prouver que vous n’en êtes pas un.

Jérôme – J’ai quand même fait le Cours Florent en auditeur libre…

Claude – Et croyez-moi, ça peut beaucoup vous aider dans vos nouvelles fonctions… Comme vous le savez, nous sommes un département de gestion de grosses fortunes.

Jérôme – Oui…

Claude – C’est à dire que nous nous occupons de faire fructifier l’épargne de nos riches clientes, en leur vendant toutes sortes de produits financiers plus ou moins frais.

Jérôme – Seulement des clientes ?

Claude – Si je vous disais le pourcentage de la richesse nationale qui en France est détenu par des veuves, vous seriez surpris. Vous avez entendu parler des fonds de pension ?

Jérôme – Vaguement…

Claude – Les fonds de pension, c’est l’argent des retraites, et figurez-vous que la plupart des retraités de par le monde sont des veuves.

Jérôme – Je vois…

Jérôme – Alors vous voyez aussi pourquoi nous soignons particulièrement notre clientèle féminine.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – D’autant que les femmes ont aussi l’énorme avantage pour nous de ne strictement rien comprendre aux placements financiers que nous leur proposons.

Jérôme – Je ne suis pas sûr moi-même de…

Claude – Ne vous inquiétez pas. Je vous avoue que je n’y comprends pas grand chose non plus. D’ailleurs, personne n’y comprend plus rien depuis longtemps… En tout cas depuis la mort de mon mari…

Jérôme – Vous êtes veuve ?

Elle fait un geste en direction du portrait accroché contre le mur.

Claude – Hélas… Mon cher époux nous a quitté il y a quelques temps déjà…

Jérôme – Ah, parce que c’est votre…

Claude regarde en direction du cadre et constate les dégâts.

Claude – Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question…

Claude – Ah, oui, c’est vrai… Je me suis un peu laissée emporter, tout à l’heure… Mais vous savez ce que c’est… Vous êtes comédien… Quand on est complètement investi dans son personnage… Bref, notre cliente type, c’est la veuve de Carpentras, comme on dit dans notre jargon.

Jérôme – Très bien…

Claude – Mais à la bourse, c’est comme au casino : il n’y a que la banque qui gagne toujours sur le long terme. Le client, lui, ne peut pas gagner à tous les coups. C’est ça que la veuve de Carpentras a du mal à comprendre. Vous me suivez ?

Jérôme – J’essaie.

Claude – Et puis on a beau dire, cher Monsieur, mais tout de même : pour les riches aussi, c’est la crise.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – Et quand les riches sont moins riches, c’est leur banque qui s’appauvrit.

Jérôme – Cela va de soi.

Claude – Entre nous, nous sommes au bord de la faillite…

Jérôme – Ah, bon ?

Claude – Évidemment, le contribuable viendra encore une fois à notre secours, alors pour nous ce n’est pas si grave que ça, mais bon… On en a vu d’autres, pas vrai ?

Jérôme – Si vous le dites…

Claude – Mais la veuve de Carpentras, elle, elle ne reverra jamais son pognon. Alors on peut comprendre qu’elle ait besoin de se défouler un peu.

Jérôme – C’est bien normal.

Claude – De passer ses nerfs sur quelqu’un en particulier.

Jérôme – Hun, hun…

Claude – Et c’est là où vous intervenez…

Jérôme – Moi ?

Claude – Considérez que vous êtes une sorte de sparing partner pour millionnaires ruinés qui éprouvent momentanément l’irrépressible besoin de boxer quelqu’un.

Jérôme – J’ai plutôt l’impression d’être un punching-ball…

Claude – Allons, Jérôme ! Un grand garçon comme vous ! Ce ne sont que de faibles femmes, après tout !

Jérôme – Non vraiment, je ne pense pas être l’homme de la situation…

Claude – Je vous rappelle que vous avez signé un contrat, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Et pourquoi est-ce que vous ne les recevez pas vous-mêmes, ces clientes que vous avez ruinées ?

Claude – Mais parce qu’en tant que directrice de cette filiale, je représente la continuité de l’institution financière. Je suis responsable de tout, mais comme un ministre de la santé ou un ministre du culte, je ne peux être coupable de rien, sauf à compromettre gravement la crédibilité de tous ceux qui sont au dessus de moi. Il en va de la survie même de cette société, Monsieur Charpentier. Que dis-je ? De la société toute entière ! Le Très Haut ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. C’est à celui qui est tout en bas de l’échelle de payer pour tous les autres. Et le plus bas que nous ayons pu trouver sur l’échelle des hominidés, Jérôme, mais à qui néanmoins on puisse passer un costume sans avoir à rallonger les bras, c’est vous ! Un comédien au chômage !

Jérôme – Et votre mari ?

Claude – Mon mari avait une belle tête d’abruti, un peu comme la vôtre.

Jérôme – Je vois…

Claude – Allez au moins au bout de votre période d’essai, vous prendrez votre décision après…

Jérôme fait un signe en direction du portrait.

Jérôme – Si je suis encore vivant…

Claude – Pensez à votre salaire, et à la situation de l’emploi dans notre pays… Pour les pauvres aussi, c’est la crise, Jérôme. Pensez à votre femme. À vos enfants.

Jérôme – Je n’ai pas d’enfants.

Claude – Pensez à votre femme. À la tête qu’elle fera si vous revenez ce soir à la maison pour lui annoncer que vous vous êtes encore fait renvoyer de votre job dès le premier jour…

Jérôme – Vous ne me laissez pas tellement le choix…

Claude – Je suis certaine que vous êtes fait pour ce poste, Monsieur Charpentier. Et croyez-moi, j’ai vu défiler pas mal de candidats. Vous avez touché le fond, Jérôme. Là où vous en êtes, vous ne pouvez que remonter. On vous a déjà dit que vous aviez une tête à claques ?

Jérôme – Oui, ma femme me le dit souvent. Mais je ne suis pas sûr que dans sa bouche, ce soit un compliment…

Dominique arrive.

Dominique – Le rendez-vous de Monsieur vient d’arriver… Je la fais patienter ?

Claude – Allez, faites encore un petit essai. Vous verrez. Je suis sûre que cela finira par vous plaire.

Jérôme – Ce n’est pas encore un test, au moins ?

Dominique – Ah, non, croyez-moi, celle-là, c’est une vraie cliente. Et elle n’a pas l’air contente du tout…

Claude – Bonne chance, Jérôme… Et souvenez-vous : vous êtes coupable de tout, mais vous n’êtes pas responsable de rien…

Claude sort. Dominique se dirige vers le guéridon, retourne le « thermos » comme pour le remettre dans le bon sens. Elle décroche le cadre, et sort avec. Le bouton rouge se met à nouveau à clignoter et l’alarme à retentir. Bernadette, style grande bourgeoise BCBG, arrive en trombe.

Bernadette – Espèce de salaud ! Vous m’avez ruinée !

Jérôme – Asseyez-vous, je vous en prie…

Bernadette regarde autour d’elle, surprise.

Bernadette – Il n’y a pas de chaise !

Jérôme – C’est vrai… Vous faites bien de me le faire remarquer.

Bernadette – Et s’il y en avait une, je vous la briserais sur le crâne.

Jérôme – Ça doit être pour ça qu’il n’y en a pas…

Bernadette – Mais vous ne payez rien pour attendre…

Elle sort de son sac à main Vuitton un revolver qu’elle braque sur Jérôme.

Bernadette – Si vous croyez en Dieu, c’est le moment de faire une dernière prière.

Jérôme – Je crois que c’est surtout le moment où jamais d’appuyer sur le bouton rouge…

D’une main tremblante, il appuie sur la touche rouge du téléphone.

Bernadette – Vous faites moins le malin, maintenant, hein ?

Jérôme – Attention, je vous en conjure… Ça part tout seul, ces engins-là…

Bernadette – Parfait, je n’aurais qu’à dire ça ! Le coup est parti tout seul, Monsieur le juge !

Jérôme – Mais… qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Bernadette – Je veux que vous me rendiez mon argent.

Jérôme – Ça malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir, Chère Madame. Je vous le promets… Je suis coupable de tout, mais je ne suis pas responsable de rien.

Bernadette – Très bien, alors c’est ma mort que vous aurez sur la conscience.

Elle retourne l’arme contre elle et la braque sur sa tempe. Il panique.

Jérôme – Je vous en prie, ne faites pas ça… Ce n’est que de l’argent, après tout.

Bernadette – Trois millions d’euros.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Il me reste à peine de quoi vivre !

Jérôme – Combien ?

Bernadette se relâche un peu.

Bernadette – Environ dix millions.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Oh, avec dix millions, maintenant, on ne va pas très loin, vous savez…

Jérôme – J’imagine…

Claude arrive. Surprise, Bernadette a un geste de recul et braque à nouveau le revolver sur sa tempe.

Bernadette – Pas un geste ou je me fais sauter la cervelle !

Claude – En tant que chef de service, chère Madame, je tiens d’abord à vous assurer de toute notre solidarité.

Bernadette – Y compris financière ?

Claude – Psychologique, plutôt. Écoutez Geneviève, vous permettez que je vous appelle Geneviève ?

Bernadette – Si vous voulez, mais je m’appelle Bernadette.

Claude – Vous venez de perdre trois millions d’euros, alors naturellement, vous êtes en état de choc.

Bernadette – C’est vrai…

Claude – En réalité, vous êtes à peu près dans le même état de perturbation mentale qu’un smicard qui viendrait de gagner au loto.

Bernadette – Vous vous foutez de moi !

Claude – Laissez-moi terminer ! Dans le même état, mais à l’envers : vous, vous devez accepter l’idée que vous n’êtes plus aussi riche que vous l’avez été.

Jérôme – Il lui reste quand même dix millions d’euros…

Bernadette – Vous on ne vous a rien demandé ! D’ailleurs tout ça c’est à cause de votre totale incompétence en matière de placements financiers ! Osez dire le contraire ?

Jérôme – Je… Non…

Bernadette – Vous voyez ? Il le reconnaît lui-même. C’est un imbécile !

Claude – J’y viens, chère Madame. Nous avons tout à fait conscience des insuffisances de cet être flasque et visqueux, qui a malheureusement abusé de notre confiance comme de la vôtre.

Bernadette – Couille molle.

Claude – Et même si malheureusement, pour des raisons légales assez obscures, nous ne pouvons pas le mettre à la porte, nous veillerons à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.

Bernadette – Ah, oui ? Et comment ?

Claude – Nous envisageons tout d’abord des châtiments corporels. Vous ne trouvez pas que ce type a une tête à claques.

Bernadette – Si…

Claude, par surprise, flanque une claque à Jérôme, qui en reste éberlué.

Claude (à Bernadette) – Allez-y, ne vous gênez pas, vous non plus… Vous verrez, ça va vous soulager…

Bernadette – Vous croyez ?

Claude – Faites-moi confiance, chère Madame.

Bernadette flanque aussi une gifle à Jérôme.

Claude – Alors ?

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Jérôme – Oui, ben moi, ça ne me fait pas du bien !

Claude – Je me demande même s’il n’est pas possédé par le démon de la finance…

Claude sort un crucifix de sa poche et le dirige vers Jérôme.

Claude – Jérôme Kerviel, sort de ce corps immédiatement ! (À Bernadette) Ça marche à tous les coups, mais l’effet n’est pas toujours visible immédiatement…

Bernadette – Vous ne pensez pas qu’on devrait le brûler, pour plus de sécurité ? Comme on brûlait autrefois les sorciers…

Claude – En tout cas, à terme, on pourrait envisager l’incinération…

Le portable de Bernadette sonne, et elle répond.

Bernadette – Oui ? Ah, oui, excusez-moi… Non, non, je serai chez vous dans une petite demi-heure… Merci, à tout à l’heure… (Rangeant son portable) Excusez-moi, c’était mon coiffeur… J’avais oublié que j’avais rendez-vous ce matin… J’étais tellement contrariée…

Claude – Et ça se comprend…

Bernadette – Il faut que j’y aille… Vous savez ce que c’est ? Le temps que ça prend pour obtenir un rendez-vous chez un coiffeur digne de ce nom… Et je marie ma fille demain… Et dire que mon mari ne pourra pas voir ça.

Jérôme – Et pourquoi ça ?

Bernadette – Mais parce qu’il est mort ! (À Jérôme) Vous, vous ne payez rien pour attendre… (À Claude) Merci, vous aviez raison, ça m’a un peu soulagée…

Claude – Mais, je reste à votre service, Chère Madame.

La cliente s’en va.

Claude – Ça s’est plutôt bien passé, non ? Pour un baptême du feu… Bravo, vous vous en êtes très bien tiré.

Jérôme (se frottant la joue) – Ah, vous trouvez ?

Claude – Enfin, vous vous en êtes tiré… Quand elles sont suicidaires, comme ça, il faut absolument canaliser leurs tendances autodestructrices pour les transformer en une agressivité positive qui puisse se tourner vers autrui…

Jérôme – Et autrui, c’est moi…

Claude – Je suis très contente de vous, Jérôme. Si vous continuez comme ça, dans trois mois vous passez en CDI.

Jérôme – Je ne sais pas trop… Non mais vous avez vu ? Elle a failli me tuer !

Claude – Mais elle ne l’a pas fait.

Jérôme – Elle m’a quand même collé une baffe ! Et vous aussi !

Claude – Je vais être franche avec vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier.

Claude – Avec votre tête de looser et votre CV qui ressemble au menu de Noël des restos du cœur, qu’est-ce que vous pouvez espérer faire dans la vie ?

Jérôme – Pas grand chose, je sais…

Claude – J’imagine que dans les précédents postes que vous avez occupés, on a dû souvent vous remonter les bretzels injustement, non ?

Jérôme – Les précédents postes que j’ai occupés…

Claude – Avec la tête à claques que vous avez, j’imagine qu’au cours de vos études, vos profs ont dû vous coller pas mal de torgnoles, non ?

Jérôme – Mes études…

Claude – Et bien ici, au moins, vous serez payé pour cela. Et vous jouirez en secret de la plus grande considération de la part de votre hiérarchie.

Jérôme – Je risque ma peau, quand même !

Claude – C’est pour cela que vous serez considéré comme un héros, Jérôme ! Que dis-je ? Presqu’une divinité ! Je parie qu’avec votre tête de faux cul, vous avez aussi été enfant de chœur, je me trompe ?

Jérôme – Non…

Claude – Alors souvenez-vous ! Je suis l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde ! En prenant sur vous l’ensemble des fautes de notre société, vous serez notre Jésus Christ, Jérôme. Vous en avez déjà les initiales. C’est un signe tout de même !

Jérôme – Les initiales ?

Claude – JC ! Jérôme Charpentier !

Jérôme – Carpentier.

Claude – Oui, bon, pour les initiales, ça ne change rien, non ?

Jérôme – Non…

Claude – En vérité, je vous le dis, Monsieur Charpentier, vous étiez prédestiné pour occuper ce poste de bouc émissaire. Alors bienvenu parmi nous !

Elle sort. Jérôme s’effondre dans son fauteuil, anéanti. Bernadette revient alors, suivie par Claude. Jérôme se lève, par réflexe.

Bernadette – Une dernière chose…

Jérôme – Je vous en prie…

Bernadette – Vous êtes vraiment une couille molle.

Bernadette lui flanque une autre gifle.

Claude – Et bien allez-y, Jérôme, tendez l’autre joue !

Jérôme, dans un état second, s’exécute. Bernadette lui flanque une autre gifle.

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Claude – N’est-ce pas ? Vous pouvez aussi lui mettre un bon coup de pied aux fesses, si ça vous chante.

Bernadette – Vraiment ?

Claude – Jérôme ?

Jérôme (se tournant) – Oui ?

Bernadette en profite pour lui mettre un coup de pied aux fesses.

Bernadette – Ah, oui, ça soulage…

Claude – Au revoir chère Madame, je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin ? Vous revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous !

Bernadette s’en va.

Claude – Elle vous adore déjà…

Jérôme – Vous pensez qu’elle reviendra souvent ?

Claude – Vous me rappelez mon mari, Jérôme. Qui sait ? Je finirai peut-être par vous épouser.

Jérôme – Mais je suis déjà marié…

Claude – En tout cas, félicitation. Je suis très contente de vous. Vous êtes déjà devenu un véritable paillasson.

Jérôme – Merci.

Claude – Vous verrez, vous finirez par y prendre goût.

Jérôme – Tout de même… Des baffes, passe encore, mais un coup de revolver… Je suis peut-être un carpette… mais je n’ai pas envie de me faire trouer le paillasson.

Claude – Il arrive aussi aux inspecteurs du travail de se faire plomber d’un coup de chevrotine, et pourtant, il y a encore des candidats… C’est la crise, Jérôme ! Là, au moins, ce ne sont que de petits calibres. Des armes pouvant tenir dans un sac à main Vuitton…

Jérôme – Ça se voit que n’êtes pas à ma place…

Claude – Vous êtes drôle, Jérôme… Évidemment, puisque je vous paie pour être à la mienne… Écoutez, vous m’êtes sympathique, alors voilà ce que je vous propose : une prime pour chaque paire de gifles, et un bonus pour chaque blessure par balle. Ça vous va ?

Jérôme – Je préférerais un gilet pare-balle.

Claude – Allons, Monsieur Charpentier… Les plus grands funambules travaillent sans filet. C’est ce qui fait la grandeur de leur métier. Vous êtes un artiste, Jérôme !

Claude sort. Le téléphone sonne.

Jérôme – Ah, oui, chérie, c’est toi… Ah, oui, tu trouves que j’ai une voix bizarre ? Si, si, tout va bien… Écoute, c’est une sorte de… C’est un peu difficile à expliquer… Je viens de recevoir ma première cliente… Écoute, plutôt bien… D’après ma chef de service, en tout cas… Eh bien oui, pourquoi pas… je viens de toucher mes tickets-restaurants, justement… D’accord, à tout à l’heure… (Il raccroche) Je n’en reviens pas d’avoir dit que ça se passait plutôt bien…

Dominique, vêtue cette fois d’une blouse blanche, façon infirmière. Elle tient un verre à la main, qu’elle pose sur le bureau.

Dominique – Alors, Jérôme ? Rien de cassé ?

Jérôme – Non, je ne crois pas…

Dominique – Je vais quand même vous ausculter, n’est-ce pas ? Simple examen de routine, ne vous inquiétez pas. Levez-vous je vous prie.

Il se lève. Elle procède sur lui à un examen sommaire, à l’aide des quelques instruments médicaux qu’elle porte autour du cou ou dans ses poches de blouse.

Dominique – Ouvrez la bouche et tirez la langue, s’il vous plaît… Merci… Penchez-vous un peu en avant, et dites trente trois millions… Parfait… Et bien je crois que vous êtes encore bon pour le service… Bravo… (Elle lui tend un cachet et le verre d’eau) Tenez, avalez ça quand même, ça vous fera du bien…

Jérôme – Ce n’est pas du poison, au moins.

Dominique – Allons, voyons… Pourquoi voudrais-je vous empoisonner ?

Il avale le cachet sans broncher.

Jérôme (avec un geste du côté du guéridon) – Et lui, il est mort de quoi ?

Dominique – Lui ?

Jérôme – Le type dans le thermos.

Dominique – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – C’est vous qui me l’avez dit tout à l’heure !

Dominique – Je vous ai dit qu’il y avait quelqu’un enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – Mais ce n’est PAS un thermos !

Dominique – Alors pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un d’enfermé dedans ?

Elle prend le verre vide, se dirige vers le thermos, et le remplit de café à la stupéfaction de Jérôme.

Dominique – Un petit café, pour faire passer le goût du médicament ?

Jérôme – Non, merci…

Dominique – Bon, et bien c’est moi qui le bois, alors. (Elle vide le verre). Vous voyez, ça n’est pas du poison non plus… Mais c’est vrai qu’il n’est plus très chaud…

Jérôme reste stupéfait, commençant à douter de sa raison. Marie arrive dans le bureau, genre assez quelconque et pas très élégante. Le personnage de Marie peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette.

Dominique – Ah, vous avez une nouvelle visite… (En aparté) Et elle n’a pas l’air de bonne humeur…

Jérôme – C’est ma femme.

Dominique – Très bien, je vous la laisse… Je veux dire : je vous laisse…

Dominique sort. Marie la regarde partir avec un air méfiant.

Marie – Tu as une assistante pour toi tout seul ?

Jérôme – C’est dingue, non ?

Marie – Et un bureau individuel ?

Jérôme – Pas mal, hein ?

Marie – Alors ? Tu vois que j’ai bien fait de te faire abandonner le théâtre pour trouver enfin un vrai boulot !

Jérôme – Oui…

Marie – Alors, comment ça se passe ?

Jérôme – Écoute… je ne sais pas très bien quoi te dire, en fait.

Marie – Ils ne vont pas te garder, c’est ça ?

Jérôme – Non, c’est moi… Je ne suis pas sûr de vouloir rester…

Marie – Non, mais tu plaisantes ?

Jérôme – Tu ne vas pas me croire, mais… ils me tapent.

Marie – Ils te tapent ? Mais moi aussi, Jérôme, mon patron me tape.

Jérôme – Ah, bon ?

Marie – Mes collègues me tapent. Mes clients me tapent. Tout le monde me tape ! Mais bon, il faut bien gagner sa vie !

Jérôme – Ah, non, mais moi, quand je dis qu’ils me tapent, je veux dire… qu’ils me tapent vraiment, tu comprends ?

Marie – Ils te tapent vraiment ?

Jérôme – Ils me filent des baffes !

Marie – Ah, oui…

Jérôme – Des coups de pieds au cul !

Marie – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ?

Jérôme – Pour ?

Marie – Pour essayer de te défiler encore une fois !

Jérôme – Mais pas du tout !

Marie – Je te préviens, Jérôme, c’est ta dernière chance. Si tu n’es pas capable de garder ce poste, cette fois, je te quitte.

Jérôme – Ne t’énerve pas, chérie, je disais ça… C’était juste pour parler… Mais oui, bien sûr, je vais le garder, ce boulot…

Marie – Très bien… Tu m’as promis ?

Jérôme – Sur la tête de… Tiens, de mon prédécesseur…

Marie – Bon, alors je te laisse… Il faut que je file…

Jérôme – Tu ne déjeunes pas avec moi ? Je t’ai dit, j’ai des tickets restaurant !

Marie – Désolée, mais ce sera pour une autre fois. J’avais complètement oublié que je devais déjà déjeuner avec ma mère.

Jérôme – Ah, oui ?

Marie – C’est lundi, Jérôme… Tous les lundis, je déjeune avec ma mère…

Jérôme – Bien sûr… Excuse-moi de ne pas y avoir pensé…

Marie – Allez, bon courage…

Jérôme – Toi aussi…

Elle s’en va, mais se ravise.

Marie – Ah, au fait… Tu pourrais me passer tes tickets-restaurants, puisque tu ne vas pas t’en servir ?

Jérôme – Bien sûr, ma chérie, tiens les voilà.

Jérôme lui tend son carnet de tickets.

Marie – Merci. Bon et bien j’y vais. Alors à ce soir ?

Jérôme – Oui.

Marie – Et bon appétit quand même.

Dominique revient avec une pile de lettres.

Dominique – Elle n’a pas l’air commode, Madame Charpentier…

Jérôme – Il faut savoir la prendre…

Dominique – Tenez, voici votre courrier.

Elle dépose les lettres sur son bureau.

Jérôme – Parce que j’ai aussi du courrier ?

Dominique – Bien sûr !

Il jette un regard sur les enveloppes.

Jérôme – Qu’est-ce que c’est ?

Dominique – Des lettres d’insultes, principalement. De menaces, bien sûr… Quelques enveloppes piégées, mais c’est très rare. Et puis vous n’êtes pas obligé de les ouvrir, hein ? Voulez-vous que je vous en débarrasse tout de suite?

Jérôme – Oui, je vous remercie…

Dominique – Très bien Monsieur Charpentier… Si vous permettez, j’en ouvrirai quand même une ou deux avant de les confier à notre service de déminage. Il y en a parfois qui sont assez amusantes. Je ne devrais pas, mais je ne résiste jamais à la tentation d’en lire quelques unes…

Dominique reprend les lettres et s’en va. Jérôme s’effondre sur son fauteuil et tente de souffler un peu. On entend un bruit d’explosion.

Jérôme – La curiosité est un vilain défaut…

Mais Jérôme n’a guère le temps de soupirer. Le voyant rouge se met à nouveau à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir. Madeleine, genre riche parvenue un peu vulgaire, entre dans le bureau. Le personnage de Madeleine peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette et/ou Marie.

Madeleine (sèchement) – Bonjour Monsieur.

Jérôme – Bonjour Madame. Vous voulez me gifler tout de suite, ou vous préférez m’insulter un peu avant ?

Madeleine (surprise) – J’avoue que c’est tentant, avec la tête à claques que vous avez, mais…

Jérôme – Ne vous gênez surtout pas. Je l’ai bien mérité, je vous assure.

Madeleine – Non, vraiment, je…

Jérôme – Donnez-moi au moins un bon coup de pied dans les tibias ! Il faut bien que je justifie mon salaire !

Madeleine – Écoutez, je ne comprends pas… Grâce à vos conseils avisés, j’ai multiplié mon capital par trois en deux ans.

Elle lui tend la main et il a un geste de recul, comme si elle s’apprêtait à lui flanquer une gifle.

Madeleine – Madeleine.

Il se reprend et lui serre la main.

Jérôme – Badeleine ?

Madeleine – Vous êtes enrhumé ?

Jérôme – Non, pourquoi ?

Madeleine – Vous avez dit Bas de Laine.

Jérôme – J’ai peut-être la joue un peu enflée…

Madeleine – Bref, je venais vous remercier, au contraire, et…

Jérôme – Me remercier ?

Madeleine – Tenez, d’ailleurs je vous ai apporté des bonbons…

Elle sort de son sac une boîte de bonbons qu’elle lui tend. Il semble très surpris, avant de péter les plombs. Il envoie valser la boite et son contenu.

Jérôme – Mais je n’en veux pas de vos bonbons !

Madeleine – Excusez-moi, si j’avais su, je vous aurais apporté des chocolats. Vous aimez le chocolat ?

Jérôme – Vous me faites perdre mon temps, vous comprenez ?

Madeleine – Des fleurs, alors ?

Jérôme – Vous croyez vraiment que je n’ai que cela à faire ?

Madeleine – Non, bien sûr, mais…

Jérôme – Et puis vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Madeleine – Quoi ?

Jérôme – Vous êtes trois fois plus riche qu’avant ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour ça ?

Madeleine – Rien…

Jérôme – Et vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Non…

Jérôme – Venez un peu par ici !

Elle s’exécute. Il la prend sur ses genoux et lui donne une fessée.

Jérôme – Vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Si, ça commence à venir…

Jérôme – Et maintenant, fichez-moi le camp !

Madeleine – Très bien, Monsieur Charpentier…

Madeleine s’en va, toute penaude. Dominique arrive, en trombe, le visage noirci par l’explosion d’une enveloppe piégée.

Jérôme – Quoi encore ?

Dominique – Je suis vraiment désolée pour ce quiproquo. Il s’agit d’une erreur, évidemment. Mais d’habitude, il n’y a que les clientes insatisfaites qui demandent un rendez-vous. Et puis comme vous le voyez, j’étais encore en état de choc…

Claude arrive. Dominique s’éclipse.

Jérôme – Je suis vraiment confus. J’ai cru que… Je me suis peut-être un peu laissé emporter…

Claude – En effet… (Émoustillée) Je ne savais pas que sous ces airs de chien battu se cachait un véritable pitbull…

Jérôme – Vous n’allez pas me licencier pour faute au moins ? Ma femme tient beaucoup à ce que je conserve ce poste.

Claude – Vous licencier ? Mais pas du tout, voyons ! D’ailleurs la cliente avait l’air ravie de ce petit entretien avec vous… Elle envisage même de nous confier le restant de ses économies.

Jérôme – Ah, oui ?

Claude – Je me demande si je ne vais pas élargir le périmètre de vos compétences, Jérôme.

Jérôme – Mes compétences…

Claude – Mais auparavant, bien sûr, il faudrait que je vous fasse passer un autre petit test, afin de vérifier que vous avez bien la poigne nécessaire.

Elle commence à se déshabiller.

Claude (folle de son corps) – Moi aussi je gagne de l’argent en dormant, Jérôme… Je mérite une bonne punition…

Elle appuie sur le bouton rouge qui se met à clignoter, et la sonnette d’alarme se déclenche.

Noir.

Lumière.

Claude se rhabille, tandis que Jérôme remet lui aussi un peu d’ordre dans sa tenue. Dominique arrive avec un nouveau portrait qu’elle accroche au mur à la place de l’ancien. Il s’agit d’un Christ en croix. Jérôme s’approche du portrait et le regarde.

Jérôme – Mais c’est moi, là !

Dominique – Vous êtes l’employé du mois, Jérôme.

Claude – Alors, heureux ?

Dominique – Votre femme va être fier de vous, Monsieur Charpentier.

Il reste un instant déconcerté.

Claude – Ça c’était la bonne nouvelle, Jérôme…

Jérôme – Parce qu’il y a une mauvaise nouvelle ?

Claude – Nous l’apprenons à l’instant. Notre banque vient d’être déclarée en faillite.

Dominique – Les veuves en ruines se pressent contre les grilles de l’agence.

Claude – Il va falloir trouver rapidement quelque chose pour les calmer…

Jérôme – Je vois… Beaucoup de travail pour moi en perspective…

Dominique – Je crains que cette fois, cela ne suffise pas, hélas.

Claude – Il va falloir frapper un grand coup.

Dominique – Faire un geste symbolique.

Claude – C’est la survie même de notre système bancaire qui est en jeu, Jérôme.

Jérôme – Dites-moi que c’est un cauchemar…

Claude (à Dominique) – Allez chercher le marteau et la faucille…

Dominique – Vous voulez dire le marteau et les clous.

Claude – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dominique sort.

Claude – Il va falloir être courageux, Jérôme.

Le voyant rouge se met à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir.

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Le téléphone sonne, et il se réveille en sursaut. Il décroche.

Jérôme – Oui…? Ah, Dominique ? Oui, oui, d’accord… Non, non, ça va… Je me suis endormi un moment, et j’ai fait un cauchemar…

Il se lève, encore dans le cirage, et se dirige vers le guéridon. Il prend le thermos.

Jérôme – J’ai besoin d’un bon café, moi…

Il dévisse le thermos et va pour se servir un café dans le bouchon. Mais c’est une fumée blanche qui semble en sortir et qui enveloppe la scène, baignée d’une lumière irréelle, tandis que résonne une voix off qui peut être celle de Claude.

Claude – Vous avez le droit de faire un vœu, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Moi, c’est Carpentier, en fait…

Claude – Autant pour moi…

Jérôme – Et d’habitude, c’est trois vœux, non ?

Claude – C’est la crise, Monsieur Carpentier.

Jérôme – Un seul vœu… Bon, alors disons… Je peux avoir un café ?

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Marie arrive dans son bureau et l’aperçoit.

Marie – Jérôme ?

Jérôme – Marie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Marie – J’ai demandé à ton assistante de m’annoncer, mais comme tu ne répondais pas…

Jérôme – Excuse-moi, j’ai dû m’assoupir un instant…

Marie – Tu te souviens qu’on devait déjeuner ensemble ?

Jérôme – Oui, oui, bien sûr… Je suis prêt… On y va ?

Marie – Ok. Tu es sûr que ça va ?

Jérôme – Oui, oui, ça va. La routine…

Marie – Bon…

Ils s’apprêtent à sortir.

Jérôme – J’ai juste fait un cauchemar incroyable… Tu ne peux pas savoir…

Marie – Ah, oui ?

Jérôme – Tu vas rire, mais j’ai rêvé que tu étais ma femme.

Marie – Mais Jérôme… Je suis ta femme…

Jérôme – Ah… Dans ce cas je crois que ce cauchemar n’est pas encore tout à fait terminé…

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-37-6

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Happy Hour

Comédie de Jean-Pierre Martinez

4 personnages : 2H/2F ou 1H/3 F
5 personnages : 1H/4F ou 2H/3F ou 3H/2F
6 personnages : 1H/5F ou 2H/4F ou 3H/3F ou 4H/2F

Dans un bar de nuit, surveillé par la police à la recherche d’un dangereux psychopathe, un inquiétant barman sert de confident à des clientes esseulées ayant rendez-vous avec de mystérieux partenaires rencontrés sur le net… Outrance et humour noir, à mi-chemin entre le Splendid et les Monty Python…


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le Coucou

A cuckoo’s nest   –  El Cuco –  O Cuco 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes et 2 femmes OU 1 homme et 3 femmes

À la veille de Noël, le retour imprévu d’un grand père qu’on croyait mort bouleverse la routine d’une famille d’apparence ordinaire. Une comédie loufoque et cruelle sur le lien familial. Allez directement en enfer… ou tirez une carte chance.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Coucou

Personnages : William – Judith – Fausto – Nina

Acte 1

Un salon ouvrant sur un balcon ou une terrasse. Quelques décorations de Noël mais pas de sapin. Judith, quarante à cinquante ans, assise dans un fauteuil, lit un journal qui titre sur l’éruption d’un volcan islandais perturbant gravement le trafic aérien. Pendant ce temps William, son mari, sensiblement le même âge, prend soin d’une plante dans une jardinière. Il l’arrose, la vaporise, la taille… Au bout d’un moment, à court d’imagination, il soupire et s’installe dans un autre fauteuil aux côtés de Judith. Ils restent silencieux un instant. Un grand coucou à l’ancienne en forme de pendule de parquet, situé entre eux, chante trois fois.

William – Le coucou chante toujours trois fois…

Judith – Il est quelle heure ?

William – Je ne sais pas. Pas trois heures, en tout cas.

Judith – Il faudrait le faire réparer.

William – Ou s’en débarrasser. C’est quand les encombrants ?

Judith – C’est la seule chose qui te vient de ta famille.

William – Oui ben c’est encore trop encombrant…

Un temps.

William – C’est incroyable, ce temps, pour un mois de décembre.

Judith – C’est l’été indien.

William – Noël au balcon…

Judith – En tout cas, heureusement qu’on n’avait pas prévu de partir en vacances aujourd’hui. Tu as lu ça ? Tous les aéroports sont bloqués.

William – On se croirait revenu au temps des caravelles. Pour qu’un avion décolle, maintenant, il faut attendre que les vents soient favorables.

Judith – Tout ça à cause d’un volcan dont on ne peut même pas prononcer le nom.

William – Comme celui du diable…

Judith – Pardon ?

William – Le diable non plus, on ne peut pas prononcer son nom ! Ça prouve bien qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette histoire.

Judith – Bon, ce n’est pas la fin du monde, non plus.

William – Je me demande si ce ne sont pas les millénaristes qui ont raison. Et si l’apocalypse était vraiment pour le 25 décembre de cette année ?

Judith – Parce qu’un volcan est entré en éruption ?

William – Pour les dinosaures aussi, ça a commencé comme ça !

Judith – Il ne faudrait jamais réveiller un volcan qui dort…

Judith replonge dans son journal.

William – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Judith – En attendant la fin du monde ?

William – Quand le petit oiseau aura quitté son nid…

Judith – Il y a un nid ? Où ça ?

William – C’est une métaphore ! Je parle de Nina, notre fille ! Quand elle sera vraiment partie, et nous aura laissés tout seuls dans cette maison avec une chambre en trop.

Judith – Elle ne part pas pour toujours. Et elle ne va qu’à Paris. Elle reviendra.

William – Oui, en transit.

Judith – Je préfère ne pas y penser. Pas tout de suite…

William – Ça fait plus de vingt ans que nos journées sont rythmées par elle. Que notre vie tourne autour d’elle. Qu’est-ce qu’elle a mangé ? Qu’est-ce qu’elle va manger ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Qu’est-ce qu’elle va faire ? Il va falloir s’habituer à l’idée que maintenant, notre fille unique sait manger et aller aux toilettes toute seule.

Judith – Il faudra trouver d’autres repères, se créer de nouvelles habitudes.

William – Comment on faisait avant ?

Judith – Je ne sais plus.

William – Il va falloir réapprendre.

Judith – Mais ce ne sera plus jamais comme avant.

William – Alors il va falloir réinventer.

Judith remarque la jardinière.

Judith – Tu fais des plantations ?

William – Juste un ou deux plans de cannabis, pour notre consommation personnelle.

Judith – Non ?

William – On a dit qu’on devait changer nos repères, non ? Un petit pétard de temps en temps, ça devrait au moins nous aider à nous défaire de nos anciens repères. (Elle le regarde interloquée) Je déconne, c’est des tomates cerises. J’ai trouvé ça chez le fleuriste.

Judith – Chez le fleuriste ? C’est très délicat de ta part, mais il ne fallait pas. J’espère que tu ne t’es pas ruiné, au moins…

William – Dix euros. J’y allais pour acheter un sapin de Noël. Mais il paraît que ça peut avoir un rendement incroyable, les tomates cerises. Plus que l’épicéa en tout cas. Tu as vu le prix des tomates cerises ? C’est presqu’aussi cher que le cannabis.

Judith – Et en plus c’est légal…

William – Si je fais vraiment partie de la charrette de licenciement, à la banque, je pourrais toujours faire dealer de tomates cerises.

Judith – Mmm…

William – Bon, pour l’instant je n’ai encore rien récolté, mais je l’ai acheté il y a une heure.

Judith – Oui, et on est quand même au mois de décembre.

Ils restent tous les deux silencieux un instant.

William – Tu vois, je ne sais même plus si je le redoute ou si je l’espère, ce licenciement.

Judith – Ça pourrait être l’occasion d’évoluer…

William – Ou le début de la fin, comme pour les dinosaures. Eux, ils n’ont pas réussi à évoluer…

Judith – On a de quoi voir venir. Tu toucherais une indemnité. Et puis je travaille, moi.

William – Je sais. C’est ça qui me déprime. Il y a vingt ans, on n’avait rien, et on n’avait peur de rien. Surtout pas de l’avenir. Aujourd’hui on a une maison, deux voitures, une assurance vie chacun… On a tout, et on a peur de tout. Même des volcans. On est devenu des dinosaures, je te dis…

Un temps.

Judith – Tu aurais enfin le temps d’écrire ton roman. Tu en parles depuis des années. Comment ça s’appelait, déjà ?

William – « Mémoires d’un amnésique ».

Judith – C’est un bon titre.

William – Malheureusement, depuis le temps, il a été déjà été pris.

Judith – Tu pourrais appeler ça « Mémoires d’un dinosaure »…

William – C’est déjà pris aussi. Tous les bons titres sont déjà pris. Tu te rends compte ? Si seulement j’étais né cent ans plus tôt, j’aurais pu intituler mon bouquin À la Recherche du Temps Perdu ou Voyage au Bout de la Nuit. Avec des titres pareils, évidemment, j’aurais fait un carton.

Judith – C’est à vous dégoûter d’écrire…

William – En attendant, je ferais mieux de ne pas lâcher l’idée de la culture en terrasse. Au cas où mon indemnité de licenciement ne soit pas à la hauteur de nos espérances.

Judith – Ça t’inquiète tant que ça ?

William – Pourquoi tu crois que j’ai acheté une plante vivrière plutôt qu’un plan de cannabis ?

Judith – Parce qu’ils ne vendent pas de plan de cannabis chez le fleuriste ?

On entend un bruit pénible de flûte parsemé de nombreuses fausses notes.

William – Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est atroce ! Comment veux-tu que je puisse écrire le prochain Goncourt dans ces conditions ?

Judith – La fille de la voisine… Nina aussi apprenait à jouer de la flûte quand elle était au collège. Tu ne te souviens pas ?

William – C’est vrai. C’est incroyable. Hier encore, on lui apprenait à jouer du pipeau, et aujourd’hui elle est avocate. Remarque, c’est un peu pareil…

Judith – Quoi ?

William – Un avocat aussi, ça joue du pipeau.

Judith – Ah, oui… Pour éviter qu’on mette ses clients au violon.

William – Excellent. En tout cas, si un jour on découvre des plantations illicites sur notre terrasse, on pourra toujours l’appeler dès notre première heure de garde à vue. C’est quand même rassurant, non ?

Judith (regardant la plante avec suspicion) – Tu me jures que c’est bien un plan de tomates cerises ?

Nina arrive en tirant une valise à roulettes. C’est une jeune fille d’une vingtaine d’années au look assez sportif.

William – Alors ça y est, tu t’en vas ? Tu vas nous laisser tout seuls ici, comme deux vieux croûtons… On va enfin être un peu tranquille.

Nina – Moi aussi.

William – On parlait de toi, justement. Je disais à ta mère que si un jour on découvre un cadavre enterré dans notre jardin, tu pourras toujours nous éviter d’avoir des ennuis avec la police.

Nina – Tu crois ?

William – C’est quand même nous qui avons payé tes études !

Judith – Tu ne veux vraiment pas qu’on t’accompagne à Paris ?

Nina – Ce n’est pas la peine, maman, je t’assure. Josiane passe me prendre en voiture.

William – Josiane ? C’est qui, ça, Josiane ?

Judith – La… collègue de Nina avec qui elle va partager son appartement, tu sais bien.

William – Non… On ne me dit rien… Et elle a quel âge cette Josiane ?

Nina – Qu’est-ce que ça peut faire ? T’es de la police ?

William – Les gens ont encore le droit d’appeler leur fille Josiane ? Ça n’a pas été interdit ?

Judith – Les loyers sont tellement chers, à Paris… Tu es sûre que tu n’as rien oublié ?

Nina – Si j’ai oublié quelque chose, je reviendrai. Je ne pars pas au bout du monde.

William – Oui, enfin… Ramené à l’échelle de Paris, le Quinzième Arrondissement, c’est quand même ce qui se rapproche le plus du bout du monde.

Nina (à Judith) – Je te laisse mes clefs ? Pour la femme de ménage…

William – C’est ça, laisse tes clefs à la réception en partant. Tu as pris quelque chose dans le minibar ?

Judith – Je te jure, tu devrais écrire ton bouquin. Si tu couchais par écrit toutes les bêtises que tu racontes, ça pourrait faire plusieurs volumes…

Le téléphone sonne à l’intérieur de la maison.

William – J‘y vais. Je préfère ne pas assister à vos adieux déchirants.

William sort.

Nina – Il a l’air complètement déprimé…

Judith sourit.

Judith – Sa petite fille quitte la maison. Ça lui file un coup de vieux, forcément…

Nina – Je ne pars pas pour toujours !

Judith (au bord des larmes) – Oui, c’est ce que je lui ai dit… C’est vrai ?

Nina – Évidemment !

Nina prend sa mère dans ses bras pour la réconforter. Séquence émotion. Puis elles desserrent leur étreinte. Nina tend à sa mère un morceau de papier.

Nina – Tiens, je t’ai noté l’adresse et le code de l’immeuble. Tu viens quand tu veux !

Judith – Merci… (Judith range le papier dans un tiroir et en sort un revolver) Ah, au fait… Je l’ai trouvé sous ton lit en faisant les poussières. Tu ne devrais quand même pas laisser traîner ça…

Nina – Désolée, c’était pour que papa ne le voit pas. Je suis supposée ne jamais m’en séparer, même à la maison.

Judith – Tu embrasseras Josiane de ma part…

Nina – Ok.

Judith – Il faudra quand même bien que tu le dises un jour à ton père…

Nina – Quoi ?

Judith – Que c’est le concours pour entrer dans la police que tu as réussi, pas celui pour entrer dans la magistrature ! Pourquoi tu ne lui as pas dit ?

Nina – J’avais peur qu’il soit déçu… C’était sa dernière chance de me voir en robe au moins une fois dans sa vie…

Judith – Gendarme, c’est bien aussi.

Nina – Policier, maman…

Nina s’approche pour prendre le revolver mais s’arrête devant le plan de tomates cerises.

Nina – C’est quoi ça ?

Judith – Les plantations de ton père. Des tomates cerises…

Nina (pas convaincue) – Ah, oui…

William revient alors avec un combiné sans fil à la main. Judith glisse rapidement le revolver sous le canapé. William tend le combiné à Nina.

William (à Nina) – Pour toi. Josiane…

Nina – Merci… (Nina repart avec le combiné). Allô… Oui Josiane…

William – Elle a une drôle de voix, non ?

Judith – Qui ?

William – Cette Josiane !

Judith – Quel genre de voix ?

William – Je ne sais pas… Pas très féminine.

Judith – Elle n’est pas hôtesse de l’air, tu sais.

William – Oui, ça je m’en serais douté… La question, c’est : qu’est-ce qu’on peut faire dans la vie quand on s’appelle Josiane ? C’est quand même un sacré handicap pour décrocher un emploi. Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

Judith – C’est… une collègue de Nina, je te dis. Elles font leur stage ensemble.

William – Leur stage d’avocat ? Dans quel cabinet ?

Judith – Je ne sais plus… Zelder et Carvani, je crois…

William – Ah, oui… Ça me dit vaguement quelque chose.

On entend brièvement depuis la rue une sirène de police. Nina revient.

Nina – Josiane m’attend en bas. Il va falloir que j’y aille…

Judith – Tu viens toujours dîner pour Noël ?

Nina – Mais oui ! Je t’ai dit. J’amène la dinde.

William – Tu peux même amener Josiane, si tu veux.

Nina – Ah oui ? Bon… Mais pourquoi j’amènerais Josiane ? On n’est pas mariées, non plus.

William – Tu peux tout me dire, tu sais… Je suis ton père… Je t’aimerais quand même…

Nina – Tout ?

William – Presque tout.

Nina – Même si la dinde s’avérait être un poulet ?

William ne comprend visiblement pas l’allusion.

Judith – Allez, vas-y, file.

William – Oui, c’est ça, dépêche-toi… On a hâte que tu sois partie… Depuis le temps qu’on rêvait d’avoir une chambre d’amis…(Nina lui fait la bise). Il ne nous reste plus qu’à trouver des amis. Mais maintenant qu’on n’a plus d’enfant à charge, on va avoir le temps de s’en faire…

Nina s’apprête à s’en aller avec sa valise à roulettes.

Judith – Tu m’appelles en arrivant ?

Nina – Ne t’inquiète pas.

Nina s’en va. Ils restent un temps assis sur le canapé, silencieux.

William – Et voilà… Ça y est… On est des vieux cons.

Judith – Tu étais déjà un vieux con avant ça.

Silence.

William – Tu veux faire un Monopoly ?

Judith – À deux, ce n’est pas très drôle. Mais on pourra faire une partie à Noël, comme tous les ans. Avec Josiane…

Silence.

William – Qu’est-ce qu’on va faire de sa chambre ?

Judith – C’est une obsession ! Il n’y a pas d’urgence…

William – On pourrait la laisser en l’état et en faire un mausolée ? On y brûlerait de l’encens de temps en temps.

Judith – Tu veux qu’on fasse un petit voyage ? Il me reste plein de RTT à prendre. Et puis dans les pompes funèbres, passée la période des fêtes, c’est plutôt la morte saison…

William – Mmm…

Judith – Va savoir pourquoi, les gens préfèrent mourir entre Noël et le Jour de l’An.

William – Ce qu’il nous faudrait, c’est des vacances définitives.

Judith – Tu me fais peur…

William – Si je suis licencié, tu pourrais arrêter de travailler, toi aussi.

Judith – Je ne sais pas si on peut vraiment se le permettre… Il faut quand même payer la maison de retraite de ta mère… À moins de gagner au loto… Et puis qu’est-ce que je ferai, moi ?

William – Je ne sais pas… Tu pourrais enfin faire ce que tu veux ! Tu n’as jamais eu envie de faire autre chose ?

Judith – Tu sais ce qui me tenterait bien… Ça fait un moment que j’y pense…

William – Non.

Judith – Ouvrir des chambres d’hôtes…

William – Pourquoi pas ! On a déjà une chambre qui vient de se libérer…

Judith – Pas ici ! À la campagne !

William (horrifié) – À la campagne !

La sonnette de l’entrée retentit.

Judith – Tu vois… Je t’avais dit qu’elle reviendrait… Elle a sûrement oublié quelque chose…

Judith va ouvrir. William tend le bras, attrape le journal et l’ouvre.

William (lisant) – Évasion à la prison de La Santé… Le détenu parvient à s’échapper en braquant sur ses gardiens un revolver factice… C’est curieux, pourquoi ce visage me dit quelque chose… ?

Judith revient.

Judith – Ce n’est pas Nina…

William – Qui c’est ?

Judith – Un type d’un certain âge habillé d’une drôle de façon…

William – Avec une barbe blanche et un costume rouge ? Je me disais aussi. C’est qui cet abruti qui a garé son traîneau juste en bas sur une place handicapé…

Judith – Cet abruti-là prétend être ton père.

William – Mon père ?

Judith – Je croyais qu’il était mort !

William – Moi aussi…

Judith – C’est ce que tu m’avais dit ! Il n’est pas mort ?

William – Pour moi, il était mort… Je ne l’ai pas revu depuis vingt ans.

Judith – Et qu’est-ce qui te faisait penser qu’il était mort ?

William – Un jour, j’ai trouvé des ossements, chez ma mère, en bêchant le jardin.

Judith – Ton fameux penchant pour l’agriculture…

William – J’ai pensé que c’était elle qui l’avait enterré là.

Judith – Ah oui, c’est… C’est aussi la première chose qui me serait venue à l’esprit. Et tu ne lui as pas demandé ?

William – À qui ?

Judith – À ta mère !

William – Au début, je n’ai pas osé. Ce n’est pas le genre de question qu’on pose facilement à sa mère. Elle m’avait seulement dit qu’il était parti pour un long voyage…

Judith – Et après ? Tu ne t’es pas demandé pourquoi vingt ans après il n’était pas encore revenu ?

William – Si, mais… Depuis que maman est dans cette maison de retraite… Tu sais bien qu’elle ne se souvient plus de rien. Même si la police la passait à tabac, elle serait incapable de leur dire son propre nom…

Judith – Bon ben on ne peut pas le laisser à la porte…

William – Pourquoi ?

Judith – C’est ton père quand même…

Judith repart, laissant William désemparé.

William – Mais alors c’était qui, ces ossements, dans le jardin ?

Noir.

Acte 2

Judith revient avec un homme entre soixante et soixante dix ans, de belle prestance, portant des vêtements démodés et un peu voyants, avec un paquet cadeau à la main.

Judith – C’est vraiment gentil de passer nous faire une petite visite. Mais je ne connais même pas votre prénom…

Fausto – Fausto. Je m’appelle Fausto, chère Madame. Mais vous pouvez m’appeler… Fausto.

William – Je ne me souvenais pas qu’il s’appelait Fausto…

Moment de flottement.

Judith – Eh ben, William, tu ne dis pas bonjour à ton père ?

William – Si, si, je… Papa ? Quel bon vent t’amène ?

Fausto – Plutôt un vent contraire, à vrai dire.

William – Tiens donc… C’est curieux, mais c’est l’inverse qui m’aurait étonné…

Fausto – Je devais prendre un avion à Roissy, mais à cause de ce nuage volcanique…

William (à Judith) – Quand je te disais qu’il y avait quelque chose de diabolique dans cette histoire de volcan… Les entrailles de la terre se mettent à cracher le feu, et voilà Fausto qui débarque…

Judith – Donc, vous êtes en transit…

Fausto – Je me suis dit que j’allais en profiter pour passer voir mon fils… Et faire enfin la connaissance de ma belle fille… et de mon petit fils.

Judith – C’est une fille…

Fausto – Ah…

Judith – Et puis vous tombez mal…

William – Elle vient de quitter définitivement la maison… Ce n’est vraiment pas de chance, tu serais passé seulement dix ans plus tôt, tu aurais pu la croiser…

Judith perçoit le malaise et tente de meubler.

Judith – Mais je vous en prie, asseyez-vous !

Fausto lui tend le paquet cadeau.

Fausto – Tenez, j’ai apporté ça pour la petite.

Judith (prenant le cadeau) – Ah, merci ! Je lui donnerai dès que je la verrai. Vous n’avez pas de bagages ?

William – Je les ai laissés… à la consigne de l’aéroport.

Judith – Vous voulez boire quelque chose ?

Fausto – Je ne voudrais pas vous déranger…

Judith – Pensez-vous ! Qu’est-ce que je peux vous proposer… Nous prenons très rarement l’apéritif.

William – On reçoit très peu de visite… Comme on n’a peu d’amis et pas de famille proche.

Judith – Du vin de pruneaux, ça vous tente ? On a ramené ça de nos vacances cet été du côté d’Agen. On n’a pas encore eu l’occasion de le déboucher…

Fausto – Du vin de pruneaux, parfait.

William – C’est bon pour le transit.

Judith pose le paquet cadeau dans un coin et sort. Silence embarrassé.

Fausto – Alors fiston, comment va ?

William – Très bien, merci.

Fausto – Tu n’es pas content de revoir ton vieux père ?

William – Si, si, mais… Tu fais éruption, comme ça… Laisse-moi le temps de m’habituer… La dernière fois que je t’ai vu, je venais de passer le bac.

Fausto – Et tu l’as eu ?

William – Je te remercie de te soucier de ma scolarité secondaire, mais… tu étais où, au fait, ces vingt dernières années ?

Fausto – Pas très loin d’ici, en réalité. Quelques kilomètres à peine à vol d’oiseau.

William – Ah, oui… Ça explique tout à fait que tu ne sois jamais venu me voir avant. Remarque, tu n’es pas un oiseau, après tout.

Fausto – Les oiseaux aussi, il arrive qu’on les mette en cage…

Judith revient avec sur un plateau une bouteille de vin de pruneaux et trois verres.

Judith – Voilà, voilà… Ça va nous rafraîchir…

Judith fait le service.

Fausto – Merci.

Judith – Vous vous rendez compte ? Prendre l’apéritif la fenêtre ouverte en plein mois de décembre !

Fausto – Noël au balcon…

Judith – Oui, c’est ce que me disait mon mari… Alors comme ça, vous êtes le papa de William.

Fausto – Techniquement, oui…

Judith – J’imagine que vous n’habitez pas en France…

Fausto – Je n’ai… pas vraiment de port d’attache.

William – Tant qu’on a La Santé…

Judith trempe les lèvres dans son verre.

Judith – C’est un peu tiède, non ? Je vais chercher des glaçons, ce sera meilleur…

Judith repart.

William – Alors comme ça ils t’ont libéré ? Pas pour bonne conduite, j’imagine ?

Fausto – Pas exactement…

William – Tu t’es évadé ?

Fausto – C’est un peu plus compliqué que ça.

William – Je trouve ça déjà assez compliqué, moi…

Fausto – Disons que j’ai bénéficié… d’un concours de circonstances.

William – Tiens donc ?

Fausto – Je m’apprêtais à quitter le territoire, mais à cause de ce volcan…

William – Alors tu t’es souvenu que tu avais un fils.

Fausto – Dans ma situation… Il vaut mieux que je ne dorme pas à l’hôtel ce soir. Tout naturellement, j’ai pensé à toi…

William – Tout naturellement ?

Fausto – Tu ne dénoncerais pas ton propre père à la police ?

William – Ça dépend… Il y a une récompense ?

Judith revient avec un seau à glaçons.

Judith – Et voilà les glaçons !

Avec une pince, elle met des glaçons dans les verres.

Fausto – Merci pour votre hospitalité…

Judith – À propos, vous savez où dormir ce soir ? Si votre avion ne peut pas décoller avant demain…

William lui lance un regard incendiaire.

Fausto – Je vais me débrouiller.

William – Et puis on n’a pas trop de place pour l’accueillir…

Judith – Il y a la chambre de Nina. Toi qui rêvais d’avoir une chambre d’ami…

William – Mais… ce n’est pas un ami.

Judith – Encore un peu de vin de pruneaux ?

On entend alors une sonnerie, et Fausto sort de sa poche un téléphone portable dont la grande taille témoigne de l’ancienneté. Fausto déplie l’antenne télescopique, et prend l’appel.

Fausto – Allô…? (Aux deux autres) Excusez-moi… Allô…

Fausto s’éloigne vers l’intérieur de la maison.

William – Qu’est-ce qui t’a pris de lui proposer la chambre de Nina ?

Judith – C’est ton père, non ?

William – Je ne le connais pas, ce type !

Judith – Tu n’es pas sûr que c’est lui ?

William – Ça fait vingt ans que je ne l’ai pas vu ! Mais je ne me souviens pas qu’il ressemblait à ça.

Judith – En vingt ans, on change évidemment. Tu ne serais pas en train de perdre la mémoire, comme ta mère, au moins ?

William – Tu trouves qu’il me ressemble ?

Judith – Si tu n’es pas sûr que c’est lui, on peut lui demander ses papiers…

William – Ce que j’aimerais, surtout, c’est pouvoir le fouiller.

Judith – Pour quoi faire ?

William – Pour voir s’il n’a pas une arme sur lui !

Judith – Ah, oui…

William – Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là dedans…? On entend comme un tic tac, non ?

Judith – Tu crois que ton père serait venu se faire exploser chez nous avec un colis piégé après vingt ans d’absence ?

William – Alors qu’est-ce que c’est ?

Judith – C’est le coucou !

William – Le coucou… Tu veux dire mon père ? Lui aussi, je crois qu’il a tendance à venir pondre ses œufs dans le nid des autres…

Fausto revient avec un sourire un peu figé sur les lèvres.

Fausto – Ça me gêne un peu, mais je crois que je vais devoir accepter votre aimable invitation, finalement… Un ami m’avait proposé de m’accueillir, mais il vient de se décommander.

Judith – Pas de problème. Vous êtes ici chez vous. En attendant que le vent tourne…

Fausto – Le vent…

Judith – Le nuage radioactif… Je veux dire volcanique…

Fausto – Ah, oui, bien sûr.

Judith – Au moins, celui-là, on n’a pas essayé de nous faire croire qu’il s’est arrêté à la frontière…

Fausto – Les nuages, c’est comme les oiseaux, ils ne connaissent pas les frontières.

William – Même celles de l’espace Schengen…

On entend la sonnette de l’entrée. Fausto se fige.

Fausto – Vous attendez quelqu’un ?

Judith – Non… Je vais voir…

Judith sort.

Fausto – Il y a moyen de sortir par la terrasse ?

William – Oui. Ça donne sur le jardin.

Fausto – Ah…?

William – Tu peux toujours essayer de sauter. Mais on est au troisième…

Fausto – Ah…

Judith arrive avec Nina.

William – Ah, c’est toi… Fausto craignait que ce soit la police…

Judith – Nina avait oublié… son portable. C’est tellement petit maintenant, on ne sait jamais où on les a fourrés… Le vôtre, au moins, vous ne risquez pas de le perdre ! Fausto, je vous présente Nina, ma fille… Nina, voici…

William (l’interrompant) – Fausto, un SDF qu’on vient de ramasser dans la rue… Il avait un panneau « j’ai faim » autour du cou, alors on l’a invité à prendre l’apéritif…

Judith est prise de court par ce mensonge, et Nina est évidemment étonnée.

Nina – Enchantée…

Judith – Fausto va dormir ici cette nuit.

Nina – Eh ben… Votre chambre d’ami ne sera pas restée longtemps inoccupée…

Judith – Tu prendras bien un peu de vin de pruneaux avec nous ?

Nina – Pourquoi pas…

William – Tu es sûre que ça ne va pas te retarder ? Josiane va s’inquiéter…

Nina – Je ne suis pas à cinq minutes.

William – Je vais faire le service. (À Judith) Si tu allais montrer sa chambre à notre ami en attendant ? (À Fausto) C’est la suite familiale, vous verrez c’est très calme.

Fausto – Très bien…

Judith – Vous me suivez ?

Judith sort avec Fausto.

Fausto – Mademoiselle…

William sert un verre à Nina. Nina lance un regard intrigué vers son père, qui semble mal à l’aise.

William – Tu ne bois pas ton apéritif ?

Nina – C’est qui ce type ?

William – Je te dis : un clochard. Il ne savait pas où dormir cette nuit, alors comme on avait une chambre de libre…

Nina – Ce n’est pas trop ton genre, la charité chrétienne, non… ?

William – C’est Noël, quand même !

Nina – Tu dis toujours que Noël, tu n’en as rien à faire.

William – Eh ben justement, j’ai décidé de redonner du sens à cette fête qui n’est devenue au fil du temps qu’une célébration indécente de la société de consommation. Tu sais qu’auparavant, à Noël, on mettait un couvert de plus pour n’importe quel inconnu qui viendrait frapper à la porte ?

Nina – Comme le Père Noël…

William – C’était le « couvert du pauvre ». On disait qu’il était destiné à l’âme des morts de la famille, qui était conviée à la fête.

Nina (sceptique) – Hun, hun…

William – Tiens, d’ailleurs, la preuve que c’est un brave type, il a apporté un cadeau pour toi…

Nina jette un regard vers le paquet.

Nina – Pour moi ? Il me connaît ?

William – Il faut croire qu’il a entendu parler de toi.

Nina ouvre le paquet, et en sort un revolver qu’elle prend en main.

Nina – Un revolver… Très bien… Tu le remercieras de ma part…

William – Quand tu étais petite, tu jouais toujours aux gendarmes et aux voleurs… Tu te souviens ? Aucune de tes copines ne voulait jouer avec toi…

Nina – Mmm…

Pour se donner une contenance, Nina jette un regard au journal.

William – Un jour, tu avais même enfermé la femme de ménage dans un placard du sous-sol parce que tu l’accusais de t’avoir volé des bonbons. On ne l’a retrouvée que le lendemain matin…

L’attention de Nina semble soudain attirée par un article.

Nina – Un SDF… Sa photo est dans le journal ! Vous n’avez pas vu ?

William – Non…

Nina – Il s’est échappé ce matin de La Santé ! Je savais bien que sa tête me disait quelque chose… J’ai dû voir l’avis de recherche au bureau…

William – Il a déjà un avocat ?

Nina – Ce type est dangereux, je te dis !

Fausto revient avec Judith. Machinalement Nina braque l’arme vers Fausto, qui a une réaction de recul.

Fausto – Je suis désolé, si j’avais su, j’aurais pris une poupée…

William – Ah, oui, ça aurait été beaucoup plus adapté pour une fille. Surtout une fille de son âge.

Fausto – Rassurez-vous, c’est un faux.

Nina – Remarquablement imité…

William prend le jouet des mains de Nina et l’examine.

William – Un gardien de prison s’y tromperait sûrement si on lui braquait ça sous le nez… (William joue avec le revolver en le faisant tourner maladroitement autour de son doigt à la façon d’un cow-boy, le revolver lui échappe des mains et il est projeté derrière le canapé) Désolé, je manque d’entraînement…

William se penche et par mégarde, au lieu du jouet, ramasse le vrai revolver caché là précédemment par Judith.

Judith – Oh, mon Dieu…

William (à Nina) – Mais tu t’y connais tant que ça, en armes ?

Nina – C’est à dire que… Dans mon métier…

William – Ma fille est avocate.

Fausto – Ah, très bien… Un avocat dans la famille, ça peut toujours rendre service…

Judith (à Nina) – Je me demande si ce ne serait pas le bon moment pour ton coming out…

William – J’en étais sûr !

Nina – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, je t’assure. Mais je t’en prie, pose cette arme sans faire de geste brusque…

Pour plaisanter, William vise son présumé père avec le revolver qu’il croit factice.

William – J’ai toujours rêvé de faire ça… Il faudra que j’en parle à mon psy.

Nina – Non !

William appuie accidentellement sur la gâchette et est surpris lui-même par le bruit du coup de feu.

William – Le coup est parti tout seul… La gâchette est vraiment sensible. Et quel réalisme ! J’ai même senti le mouvement de recul, dis donc. Je ne sais pas comment ils arrivent à faire ça.

Son père reste un instant de marbre, puis s’effondre.

Judith – Oh mon Dieu, tu viens de tuer ton père.

William – Oui, c’est ce que je disais… J’ai toujours rêvé de faire ça…

Nina – Son père ?

Judith – Ton grand-père…

Nina – Je croyais que pépé était mort !

Judith – Eh bien maintenant, il l’est…

Nina – Je crois que je vais dire à Josiane de ne pas m’attendre…

Noir.

Acte 3

Consternation de Judith et Nina devant le corps de Fausto étendu par terre. William semble étonné.

William – Mais c’est un faux ! Vous voyez bien qu’il fait semblant, pour nous faire rire. Hein, papa ?

Nina – C’est mon arme de service.

William – Ton arme de service ?

Nina – Je suis flic, papa, pas avocate…

William – Flic ?

Judith ramasse le revolver en jouet.

Judith – Le faux, c’est celui-là.

William – Oups… Je crois que ma psy appellerait ça un acte manqué.

Nina – Pour un acte manqué, c’est plutôt réussi…

Judith – Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’on va faire !

William – On pourrait l’enterrer dans le jardin.

Judith – C’est une tradition familiale ?

Nina – Mais on ne peut pas faire ça ! Ce n’est pas légal !

Judith – Écoute, ma chérie, je crois que ce n’est vraiment pas le moment d’être psychorigide.

Nina – Psychorigide ?

William – C’est un homicide involontaire…

Judith – Et puis tu l’as dit toi-même : il s’agit de ton arme de service ! Je t’avais dit de ne pas la laisser traîner n’importe où…

William – Il est en fuite, personne ne s’inquiéterait de sa disparition.

Judith – On dirait qu’il bouge encore…

William – Ce serait quand même plus humain de l’achever avant de l’enterrer, non ?

Nina examine Fausto en lui ouvrant la chemise.

Nina – La balle a ripé sur sa médaille. Il est seulement sonné par le choc…

William – Une médaille ?

Nina – En acier, apparemment.

William – Il a dû graver ça dans sa cellule pour s’occuper.

Nina – À l’effigie de Benoît XVI…

Judith – Oh, mon Dieu, c’est un miracle !

William – Encore un ou deux comme ça, et le souverain pontife pourra être béatifié. Mais je ne savais pas que mon père était aussi pieux…

Judith – Les italiens, tu sais, même les mafiosos…

William – Je ne savais pas non plus qu’il était italien.

Fausto reprend ses esprits.

Fausto – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Judith – Juste un petit malaise, papy… Ça doit être l’émotion… Ces retrouvailles familiales, évidemment, ça doit vous secouer un peu…

Nina – Reste qu’il s’est évadé de prison.

Judith – On ne peut quand même pas le livrer à la police.

Nina – La police c’est moi !

Fausto – Je croyais qu’elle était avocate ?

William – Moi aussi… C’est marrant, hier encore, ça m’aurait contrarié, mais là je suis presque soulagé.

Nina – Ah oui ?

William – Ça va considérablement simplifier ces retrouvailles familiales.

Judith – Qu’est-ce qu’on va faire de lui…

Nina – Vol à main armé, recel, maintenant évasion… On n’a jamais retrouvé le butin de son dernier holdup…

William – Tiens donc…

Judith – Mais c’est ton grand-père, malgré tout.

William – On ne choisit pas sa famille… (À Fausto) Bon, si tu me disais pourquoi tu es venu, au juste ?

Un temps.

Fausto – Je suis passé voir ta mère avant de venir ici.

William – Et alors ?

Fausto – Elle ne se souvenait plus de moi. Je crois qu’elle n’a plus toute sa tête.

William – Moi aussi, je t’avais oublié. Et pourtant, j’ai toute ma tête. Oublier quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis vingt ans, c’est normal, tu sais…

Fausto – Le problème, c’est que… j’aurais bien voulu qu’elle se souvienne d’une chose en particulier.

William – Raconte-moi ça…

Fausto – C’est elle qui a planqué le butin de mon dernier holdup.

William – Et elle ne se souvient plus de l’endroit où elle l’a caché, c’est ça ?

Fausto – Tu n’aurais pas une idée, toi ?

William – Moi ?

Fausto – Elle aurait pu t’en parler.

William – Même quand elle avait toute sa tête, ma mère n’était pas du genre bavarde. Elle ne m’avait même pas dit que mon père était en prison et pas enterré dans le jardin…

Nina – Dans le jardin ?

Le coucou chante trois fois.

Judith – Et maintenant, elle est comme ce vieux coucou. Le disque est rayé.

Nina – Non, mais je rêve… Il s’agit du produit d’un vol à main armée, là !

Judith – Combien ?

Fausto – Douze millions.

Judith – Douze millions !

William – Ah, oui, quand même…

Judith – Ça permet de faire des projets.

Fausto – On pourrait partager.

Judith – Une donation, en quelque sorte…

William – Pour solde de tous comptes.

Judith – Et il vient d’où, ce fric ?

Fausto – La Société Générale.

Nina – On parle d’un casse, hein ? Pas d’un retrait en espèce…

Judith (à William) – Tu pourrais considérer ça comme une indemnité de départ ?

Nina – Il faudrait encore qu’on retrouve l’argent…

William – Ça ne va pas être simple. Quand on a mis maman dans cette institution spécialisée, on a dû vendre sa maison pour payer une partie de la note… Je nous vois mal demander aux nouveaux propriétaires si on peut faire des trous dans leur jardin…

Judith – Au fait, si ce n’était pas ton père, c’était qui, les ossements, dans le jardin ?

Nina – Les ossements ? Quels ossements ?

Fausto – Le jardinier est tombé sur le magot en voulant planter des bambous. Juste après il est tombé d’un cerisier.

William – Un accident domestique, en quelque sorte.

Nina – Ce n’est vraiment pas de chance.

Fausto – Comme il travaillait au noir, et qu’il n’avait pas de famille, ta mère a préféré s’occuper elle-même de ses funérailles. Elle l’a enterré au pied du cerisier, dans la plus stricte intimité…

William – C’est tellement triste de ne pas pouvoir compter sur une famille aimante, même le jour de son enterrement…

Judith – Ça c’est bien vrai… Je travaille aux pompes funèbres, et croyez-moi, parfois ce serait plus gai d’être enterré dans son jardin.

William – Surtout pour un jardinier.

Fausto – C’est juste après que ta mère a décidé de planquer les biftons ailleurs, mais je ne sais pas où…

Judith – Où est-ce que cette vieille folle aurait bien pu planquer l’oseille…

Fausto (à Nina) – Tu n’as pas la moindre idée de l’endroit où ta grand-mère aurait pu cacher cet argent ?

Nina – Non… Mais même si je le savais, ce n’est pas à vous que je le dirais !

Judith – Réfléchissons un peu. Qu’est-ce qu’elle aurait pu faire de cette fortune… ?

William – Elle a peut-être ouvert un compte secret en Suisse ?

Nina – Tu vois mémé ouvrir un compte en Suisse ?

William – Et puis il faudrait encore connaître la banque et le numéro de compte…

Judith – Elle aurait pu aussi le planquer ici.

William – Elle a quand même passé quelques mois avec nous avant que Judith insiste pour qu’on la place en institution…

Judith – Moi ?

William – Ben oui…

Judith – C’est la meilleure ! C’est toi qui disais que tu ne la supportais plus !

Fausto – On n’a qu’à fouiller la maison…

William – Ce n’est pas si grand… Si il y avait de l’argent caché ici, je pense qu’on s’en serait rendu compte.

Judith – À moins que quelqu’un l’ait trouvé et ait décidé de le garder pour lui… ou pour elle.

Nina, se sentant visée, sort de ses gonds.

Nina – C’est pour moi que tu dis ça.

Judith – Mais non, je pensais… à la femme de ménage, par exemple. Tu te souviens, quand tu étais petite, elle te volait déjà tes bonbons…

Fausto – Elle l’a peut-être emporté avec elle dans sa maison de retraite.

William – En partant de chez elle, elle n’a voulu emporter que ce vieux coucou qui nous casse les burnes toute la journée.

Judith – Sans parler de la nuit…

William – Vous pensez bien qu’à la maison de retraite, ils n’en ont pas voulu. Alors ta grand-mère nous l’a refilé.

Nina – Peut-être pour s’assurer que toutes les heures, vous auriez une pensée émue pour elle…

William – Si ça ne tenait qu’à moi, ça fait longtemps qu’on aurait refourgué cette vieillerie à l’Abbé Pierre.

Nina – C’est tout ce qui te reste de ta famille ! Enfin, je veux dire, à part ton père et ta mère…

Le coucou chante à nouveau trois fois.

Fausto (regardant sa montre) – Quelle heure il est ?

William – Quand les infirmiers sont venus pour emmener maman, il était trois heures. Et depuis qu’elle est partie, le coucou sonne toujours trois fois. Pour nous faire culpabiliser, sûrement.

Judith – Nom de Dieu, le coucou !

Nina – Quoi ?

Judith – Et si elle avait planqué le fric dedans ?

Ils se tournent tous vers le coucou.

William – Ça ne coûte rien de vérifier…

Pendant que Judith fouille l’intérieur de la pendule, Fausto lance un regard à Nina.

Fausto – Et tu te plais dans la police ?

William et Judith continuent leurs recherches.

William – Je ne trouve rien, et toi ?

Judith – Non… Ah, si… !

Elle sort un sac poubelle qu’elle ouvre sous le regard attentif des trois autres.

Judith – Un sac plein de billets…

William – C’est sûrement ça qui bloquait le mécanisme sur trois heures.

Nina – Combien déjà ?

Fausto – Dans les 12 millions de francs.

William – Des francs ? (William examine les billets). Oh, putain, c’est des francs !

Fausto – Ben oui… C’était il y a vingt ans…

Stupéfaction générale.

William – Qu’est-ce que tu veux qu’on foute avec des francs ?

Judith sort son Smartphone et pianote sur Google.

Judith – Cinq billets restent échangeables jusqu’au 17 février : les 500F Pierre et Marie Curie , les 200F Gustave Eiffel, les 100F Cézanne, les 50F Saint-Exupéry, et les 20F Debussy.

William (à Fausto) – Ton penchant pour les arts et les sciences.

Judith – Ça nous laisse deux mois…

Nina – Non, mais vous croyez vraiment qu’à la Banque de France, ils vous changeraient vos Cézanne et vos Debussy sans poser de questions ?

Fausto – Il y a toujours moyen de s’arranger… Il suffit de connaître les bonnes personnes… Évidemment, il y aura une commission…

Fausto examine les billets.

Fausto – Il n’y a que 6 millions ! Où est passée l’autre moitié ?

Fausto leur lance un regard suspicieux.

Nina – C’est ça, traite nous de voleurs, papy…

Fausto – Qu’est-ce qu’elle a fait du reste…

William – Elle l’a peut-être dépensé.

Judith – Alors qu’on se saigne aux quatre veines pour payer sa maison de retraite…

William – Ça fait combien en euros ?

Nina – Un million à peu près.

William – Si on oublie les billets qui ne sont plus échangeables, ça ne doit plus faire grand chose.

Judith – Qu’est-ce qu’on fait ?

William – On partage ?

Nina – Mais c’est de l’argent volé !

Judith – C’est l’argent d’une banque, c’est eux les voleurs !

Fausto – Maintenant, c’est vrai que divisé en quatre… On n’irait pas bien loin avec ça… Surtout moi…

Judith – On pourrait investir le tout dans des chambres d’hôtes à la campagne et s’en occuper tous ensemble ! La famille serait enfin réunie !

Aucun enthousiasme des trois autres.

Fausto – Ou alors on joue le tout au poker, et que le meilleur gagne…

William – Au poker ? Tu parles ! Il a dû passer les vingt dernières années de sa vie à jouer aux cartes avec ses codétenus. Autant jouer au scrabble avec un académicien !

Nina – Dans ce cas, un jeu de hasard.

Fausto – La roulette russe ?

William – Papy plaisante…

Judith – On n’a qu’à jouer ça au Monopoly !

Stupéfaction des trois autres.

Noir.

 

Acte 4

 

Ils ont entamé une partie de Monopoly endiablé, dans une ambiance de casino.

Judith – C’est la première fois que je joue au Monopoly avec des vrais billets…

Nina lance les dés.

Nina – Tu parles… Des francs dont on n’est même pas sûr de pouvoir les échanger à la banque…

Nina – Cinq. Chance. (Elle tire une carte) Vous avez gagné le deuxième prix de beauté. 500 francs…

William lance les dés.

William – Sept. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept… Paradis, j’achète !

Fausto lance les dés.

Fausto – Trois. Un deux, trois… Caisse de Communauté. Vous êtes libéré de prison. Cette carte peut être conservée jusqu’à ce qu’elle soit utilisée ou revendue. Je conserve…

Judith lance les dés.

Judith – Huit. Belleville. C’est chez moi. Je mets un gîte et trois chambres d’hôtes…

Nina lance les dés.

Nina – Deux. Un, deux. Allez en prison… C’est ce qui va finir par nous arriver à tous, moi je vous le dis…

William lance les dés. On entend une sirène de police au loin.

William – Quatre. Un, deux, trois, quatre… Chance. La Société Générale vous offre 3.000 francs pour votre installation. C’est la banque où je travaille qui a offert ce Monopoly à Nina quand on lui a ouvert son premier compte…

Fausto lance les dés.

Fausto – Onze. Pigalle ! J’achète ! Je mets deux hôtels de passe et trois maisons closes !

Fausto s’apprête à se servir directement dans la caisse. Nina réagit aussitôt en braquant son revolver vers lui.

Nina – Touche pas au grisbi, pépé ! C’est moi qui surveille la banque !

Fausto braque à son tour un revolver dans la direction de Nina.

Nina – C’est moi qui ai le vrai, je te conseille de laisser tomber…

Fausto cède et baisse son arme.

Fausto – Ça me fait de la peine que ma propre petite fille me soupçonne de malhonnêteté.

On sonne à la porte. Ils se figent tous.

Judith – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Nina – Vous n’avez pas entendu la sirène de police ?

William – Je crois que la partie est terminée…

Nina – Pas si vite… On n’arrête pas une partie de Monopoly comme ça… Je vais voir… (Nina se lève). Papa, fais gaffe à la banque ?

William – Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude.

Ils attendent un instant en se regardant les uns les autres avec suspicion.

Judith – Encore un peu de vin de pruneaux ?

Nina revient.

William – Alors ?

Nina – C’était les collègues… Pour savoir si par hasard, le fugitif ne se serait pas réfugié chez son fils…

Fausto – Et alors ?

Nina – Je leur ai montré ma carte de police…

Fausto (soulagé) – Bon sang ne saurait mentir… Maintenant, tu fais vraiment partie de la famille.

Nina – La partie continue…

Judith lance les dés.

Judith – Douze. Champs Élysées…

William – C’est à moi ! Avec un hôtel, 150.000 francs.

Judith – Et voilà… Je suis ruinée… (À William) Mais après tout, on est mariés sous le régime de la communauté, non ?

Nina lance les dés.

Nina – Sept. Payez une amende de 100 francs ou tirez une carte chance. Je tire une carte chance. (Elle tire une carte et blêmit) Rendez-vous Rue de la Paix…

William – C’est à moi aussi ! Avec un hôtel, 200.000 !

Nina – Je suis ruinée aussi…

William (à Fausto) – À nous deux, maintenant…

William lance les dés.

William – Prison, simple visite…

Fausto lance les dés.

Fausto – Allez directement à la Gare de Lyon. C’est bien ce que je pense faire en sortant d’ici. Ce sera moins surveillé que les aéroports…

William lance les dès.

William – Parking gratuit…

Fausto lance les dés.

Fausto – Neuf… Rue de la Paix.

William – C’est chez moi ! 200.000 francs !

Fausto – Je dépose le bilan…

Judith – À la fin, c’est toujours la banque qui gagne…

Fausto fait alors un geste rapide pour s’emparer du revolver de Nina, avec lequel il menace les autres.

Fausto – Désolé, mais je n’ai vraiment pas le choix…

Les trois autres lèvent les mains en l’air.

Fausto – Ceci est un holdup. Ne faites pas de gestes brusques et tout se passera bien. Par ici la monnaie…

Noir.

 

 

Acte 5

De part et d’autre du coucou, William et Judith, assis dans leurs fauteuils, se repassent un joint. Sur la table basse, deux verres et une bouteille. Le coucou chante trois fois.

William – Le coucou chante toujours trois fois…

Judith – Mmm…

William – Je croyais qu’il marchait, maintenant.

Judith – Il marche.

William – Quelle heure il est ?

Judith – Trois heures.

William – Ah, d’accord…

Silence.

William – Je ne sais pas s’il ira très loin avec ses Cézanne et ses Debussy.

Judith – Jusqu’à la frontière italienne, peut-être.

William – J’espère au moins qu’il nous enverra une carte postale…

Judith – Mmmm.

William – Et tes parents à toi, ça va ? Ça fait un moment qu’on ne les a pas vus… Ils ne sont pas morts, au moins ?

Judith – Non, non.

William – Ça leur fait quel âge, maintenant.

Judith – Je ne sais plus… Ils sont tellement vieux… Je commence à me demander si je ne mourrai pas de vieillesse avant eux…

William – On n’a pas de chance quand même…

Judith – Pourquoi tu dis ça ?

William – On aurait pu espérer que le destin nous donne un petit coup de pouce…

Judith – Allez, ne sois pas si pessimiste… Il faut voir la bouteille à moitié pleine… (Elle saisit la bouteille et remplit les deux verres). On n’a jamais gagné au loto, mais on n’a jamais eu de maladies graves non plus.

William – Mmm… Jamais un contrôle fiscal…

Judith – On n’a même jamais été tiré au sort pour être juré dans une cours d’assises.

William – Tu as raison. On n’est pas né sous une bonne étoile, mais pas sous une mauvaise non plus.

Judith – On a dû naître sous un ciel sans étoile.

William – Personne n’a dû s’apercevoir qu’on était né.

Judith – Et quand on ne sera plus là, personne ne s’en apercevra non plus.

William – On est comme des passagers clandestins sur ce vaisseau fantôme qu’on appelle là Terre…

Ils continuent à boire et à fumer en silence.

Judith – Si ça continue, on va pouvoir dîner sur la terrasse.

William – Nina vient réveillonner avec nous ?

Judith – Bien sûr.

William – Elle amène la dinde, finalement ?

Judith – Oui. Mais je crois qu’elle a renoncé à faire poulet.

William – Tant mieux.

Judith – Dommage que ton père n’ait pas pu rester, on aurait passé une soirée en famille.

William – Il est arrivé comme le Père Noël, mais c’est lui qui repart avec les cadeaux.

Judith – Ça ne fait rien, on va passer un petit réveillon tranquille.

William – Je ne pourrais plus jamais jouer au Monopoly de ma vie.

Judith – Tu as raison. Après une partie comme ça, toutes les autres ne pourraient être que décevantes…

Silence.

Judith – Et si on les ouvrait quand même, ces chambres d’hôtes ?

William – Je viens d’apprendre que mon poste avait été supprimé à la banque… On ne peut plus compter sur mon héritage… Et on a toujours ma mère sur les bras… Alors je veux bien ne pas regarder seulement la bouteille à moitié vide, mais bon…

Judith – J’ai trouvé la bouteille à moitié pleine.

William – Pardon ?

Judith – J’ai découvert ce que ta mère avait fait de l’autre partie du butin.

William – Quoi ?

Judith – Le coucou.

William – Le coucou ?

Judith – Les contrepoids sont en or massif… Et avec la crise financière, le prix du métal jaune a quadruplé ces dernières années…

William – Non !

Judith – Quand elle avait encore toute sa tête, ta mère a dû convertir la moitié de ses nouveaux francs en métal précieux, au cas où.

William – Les valeurs refuge, il n’y a que ça de vrai. Avec la famille, bien sûr…

Judith – Alors ?

William – Quoi ?

Judith – Ces chambres d’hôtes ?

William – Pourquoi pas. À la campagne, je m’emmerderai tellement. Je serai bien obligé d’écrire mon bouquin…

Silence.

Judith – Tu es vraiment sûr que ce type était ton père ?

William – En tout cas, il a bien connu ma mère… Mais je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours pensé que j’étais le fils du jardinier…

Judith – Ta mère couchait avec le jardinier ?

William – Ça contribuerait à expliquer le mystérieux accident domestique dont il a été victime…

Judith – Sans parler de ton penchant pour l’agriculture.

William – Et puis si mon père, c’est le jardinier, au moins je sais où le trouver. Dans le jardin.

Judith – Oui… Mais pas dans le nôtre…

Silence.

Judith – Il reste encore un peu de tes plans de tomates cerises.

William – Non. On a tout fumé.

Judith – Quand on sera à la campagne, il faudra que t’en replantes.

Le coucou se met à chanter sans discontinuer en émettant des sons complètement inédits.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-18-5

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

 

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Un Cercueil Pour Deux

Casket for two –  Un Ataúd para Dos – Um caixão  para dois

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Quand deux candidats aux élections, le jour même du scrutin doivent aussi incinérer leurs conjoints respectifs, on risque le bourrage d’urnes. Surtout lorsque le directeur des pompes funèbres a recruté une intérimaire…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Adaptation et mise en scène de ma pièce UN CERCUEIL POUR DEUX au Сатиричен театър « Алеко Константинов » de Sofia par le génial Teddy Moskov qui, pour le Festival d’Avignon IN en 1999 et en 2002, présenta deux spectacles à l’Opéra. Je devrai peut-être un jour à un Bulgare l’honneur d’un spectacle dans le IN à Avignon, ma ville d’adoption…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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TEXTE INTÉGRAL

Un Cercueil pour Deux

Personnages : Edmond – Samantha – Francis – Chantal

ACTE 1

Face au mur d’un cimetière, recouvert de panneaux électoraux, la réception déserte d’une entreprise de pompes funèbres, ressemblant à celle de n’importe quelle autre entreprise. Sur le bureau, un téléphone sonne avec insistance. Edmond, le patron, vêtu d’une façon très stricte, arrive en maugréant.

Edmond – Oui, oui, j’arrive… Qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui à être aussi pressés… Ce n’est pas encore les soldes… Ah, non, je vous jure, ils finiront par avoir ma peau… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? (Avec une amabilité commerciale) Oui Monsieur Dumortier, nous allons le recevoir ce matin… Parfaitement, en chêne avec des poignées dorées et un capitonnage vert pomme… La collection automne-hiver, c’est cela… Mais vous savez, le modèle Elisabeth 2, c’est un classique. C’est indémodable. Ce n’est pas le moins cher, c’est vrai, mais je sais que Madame Dumortier était très coquette. Croyez-moi, avec ce modèle-là, on n’est jamais déçu. En tout cas, on n’a jamais eu de réclamation, n’est-ce pas… Mardi, c’est entendu… Au plaisir Monsieur Dumortier… Enfin, je veux dire, euh… À mardi, Monsieur Dumortier… Et encore une fois, toutes nos condoléances… (Il raccroche) Je commence vraiment à fatiguer, moi… (Mais le téléphone sonne à nouveau, ne lui laissant aucun répit) Et merde… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? Ah, c’est toi, Yvonne… Alors le docteur est passé… ? La grippe évidemment…? Avec l’épidémie qui sévit cet hiver… C’est qu’elle est très virulente, cette année… Ici, le téléphone n’arrête pas de sonner… Heureusement qu’on me livre la nouvelle collection ce matin, parce que si j’avais un imprévu… Je ne dis pas ça pour toi, bien sûr… Mais c’est vrai que je suis complètement débordé. Non, ce n’était vraiment pas le moment que tu tombes malade toi aussi… Tout seul ici, je ne m’en sors pas, moi… Non, l’intérimaire n’est pas encore arrivée. Je ne sais pas ce qu’elle fait, d’ailleurs. Elle devait être là à neuf heures. Ça commence bien, je te jure… (Jetant un regard par la vitrine) Ah, je vois quelqu’un arriver, ça doit être elle. Bon il faut que je te laisse. Soigne-toi bien. Moi aussi, je t’embrasse…

Entre Samantha, une jeune femme au look à l’évidence peu approprié au poste qu’elle vient occuper (au choix : outrageusement sexy ou au contraire grunge ou gothique, par exemple).

Samantha – Bonjour ! Je suis un peu en retard, je sais…

Edmond – En effet… Une panne d’oreiller, dès le premier jour ?

Samantha – Même pas ! Non, le réveil a sonné à l’heure, je me suis bien levée, et tout. C’est dans l’autobus que je me suis rendormie. Le chauffeur m’a réveillée au terminus. Alors le temps de reprendre la ligne dans l’autre sens…

Edmond – Bon… Vous vous appelez comment ?

Samantha – Samantha.

Edmond – Samantha ?

Samantha – Ça pose un problème.

Edmond – Non, non… C’est à dire que… Samantha, ça fait un peu… Enfin vous voyez ce que je veux dire…

Samantha – Non…

Edmond – Disons que dans notre profession, on est habitué à des prénoms plus discrets.

Samantha – Genre ?

Edmond – Je ne sais pas, moi… Josiane, Martine… Christelle à la rigueur… Ou Yvonne. Ma femme s’appelle Yvonne… Vous croyez vraiment pouvoir la remplacer…?

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Alors vous tenez vraiment à vous faire appeler Samantha ?

Samantha – C’est mon nom.

Edmond – Bon… Et votre tenue là… On vous a dit que vous aurez à faire à la clientèle ?

Samantha – Ben… Oui…

Edmond – Vous comprenez bien que pour travailler ici, une tenue plus… classique serait quand même plus appropriée.

Samantha – Ah bon…

Edmond – Vous avez une formation, au moins ? Une première expérience dans notre domaine d’activité ?

Samantha – J’ai un CAP d’esthéticienne. Et j’ai fait une mission comme vendeuse chez Leclerc il y a trois mois.

Edmond – Esthéticienne… Oui, ça pourrait à la rigueur nous dépanner un peu…

Samantha – Ah bon…?

Edmond – Mais, Leclerc… Vous voulez dire dans la branche funéraire.

Samantha (surprise) – Ben non… Au rayon charcuterie, pourquoi ?

Edmond – Non, parce qu’autant vous dire que chez Picard, on ne fait pas dans le discount. Et pourquoi pas la vente par correspondance ou la vente en ligne, aussi ?

Samantha – Ah, oui, pourquoi pas…

Edmond – Leclerc et nous, on ne fait pas le même métier, d’accord ?

Samantha – D’accord…

Le téléphone sonne.

Edmond – Bon, et bien c’est le moment de me montrer ce que vous savez faire… Autant vous jeter à l’eau tout de suite, parce que je vous préviens, on est à flux tendu en ce moment. Je n’aurais pas le temps de vous former.

Samantha – Pas de problème… (Elle s’empare du téléphone et décroche avec assurance) Picard Surgelé, j’écoute…? Ah, non, Madame, je suis désolée, mais apparemment, vous avez fait un faux numéro… Mais je vous en prie, Madame… Pas de problème Madame… Au revoir Madame…

Samantha, visiblement contente d’elle, se tourne en souriant vers Edmond, qui la regarde pétrifié.

Samantha – Qu’est-ce qu’il y a ?

Edmond – C’est une blague ? C’est pour la Caméra Cachée, c’est ça ?

Samantha – Quoi ? C’était une bonne femme en pleurs qui croyait téléphoner aux pompes funèbres…

Edmond – Nous SOMMES une entreprise de pompes funèbres !

Samantha (anéantie) – Non…?

Edmond – L’agence d’intérim ne vous a rien dit ?

Samantha – Ils m’ont juste parlé de viande froide… Et comme la boîte s’appelait Picard…

Edmond – C’est un cauchemar… (Prenant sur lui) Bon, malheureusement, je n’ai plus le choix.

Samantha – Et donc, ici, c’est une entreprise de…

Edmond – Écoutez, vous vous contentez de répondre au téléphone et de prendre les messages. Quand un visiteur se présente, vous m’appelez. Et surtout, vous ne prenez aucune initiative, d’accord ?

Samantha – D’accord.

Edmond – Maintenant, je dois retourner m’occuper de mon député…

Samantha – Le député ?

Edmond – Delamare. Les législatives anticipées… Vous n’avez pas vu les panneaux électoraux contre le mur du cimetière ? C’est le premier tour de scrutin aujourd’hui !

Samantha – Et le député sortant est ici ?

Edmond – Ah oui, cette fois, on peut même dire que c’est une sortie définitive. Je suis en train d’essayer de lui refaire une beauté, là-bas derrière. Et croyez-moi, il y a du boulot…

Samantha – Madame Delamare ? Pourtant, sur les affiches, elle a l’air pas trop mal conservée…

Edmond – Son mari ! C’est lui le député sortant. Sa femme se présente aux élections pour lui succéder à l’Assemblée Nationale.

Samantha – Ah, d’accord…

Edmond – Les obsèques de Monsieur Delamare ont lieu aujourd’hui. Mais j’ai bien du mal à lui redonner une allure présentable. C’est que le corps a séjourné longtemps dans l’eau, alors évidemment…

Samantha (horrifiée) – Dans l’eau.

Edmond – D’ailleurs, si vous voulez vous charger du dernier coup de polish. D’habitude, c’est ma femme qui s’occupe de ça, mais comme elle n’est pas là…

Samantha – C’est à dire que…

Edmond – Vous m’avez bien dit que vous aviez un CAP d’esthéticienne ?

Samantha – Oui, enfin…

Edmond – Je vois… Bon… Vous croyez pouvoir vous en sortir avec le standard ?

Samantha – Oui, oui, bien sûr…

Edmond – Dans ce cas, je vous laisse. (Se retournant une dernière fois) Ah, au fait, j’attends une livraison ce matin. Quand la marchandise arrive, vous me prévenez tout de suite, d’accord…

Samantha – Une livraison…

Edmond – La nouvelle collection ! Vous avez le catalogue sous les yeux !

Edmond sort. Samantha jette un regard sur le catalogue, et reste estomaquée. Le téléphone sonne.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute… Oui… Oui… (Écrivant sur un bloc) La promotion du mois, parfaitement… Le modèle Sapin Basique… À 99 euros TTC… Très bien, je lui dirai, Madame Delamare… Vous pouvez compter sur moi… Au revoir Madame Delamare…

Elle raccroche et soupire de soulagement. Un soulagement très momentané, puisqu’un homme entre par la porte et s’approche du bureau.

Samantha – Vous venez pour la livraison…?

Francis – Euh… Non… Francis Martino. J’ai rendez-vous avec Monsieur Picard. Pour choisir un modèle…

Samantha (avec un sourire commercial) – Je vais l’appeler… Vous voulez jeter un coup d’oeil sur notre catalogue en attendant… (Elle lui tend le catalogue) C’est pour offrir ?

Francis – C’est pour ma femme…

Samantha – Pardonnez-moi, mais… il me semble vous avoir déjà vu quelque part…

Francis – Oui… Ma photo est placardée sur tous les murs de la ville…

Samantha – Vous êtes recherché par la police ?

Francis – Pas encore… Pour l’instant, je me présente seulement aux élections… (Avec un geste en direction des panneaux électoraux contre le mur du cimetière) Sur les affiches, là, c’est moi…

Samantha – Francis Martino ! L’adversaire de Madame Delamare, parfaitement !

Francis – Disons son challenger…

Samantha – La liste divers droite, c’est bien ça ?

Francis – Ah, non, ça c’est Madame Delamare… Moi je suis centriste. Mais vous savez ce qu’on dit : le centre est partout et sa circonscription nulle part…

Samantha – Mmm… Alors vous avez perdu votre conjoint, vous aussi ?

Francis – Oui…

Samantha – Ah… Bataille !

Francis – Pardon ?

Samantha – Avec un décès dans sa famille entre les deux tours, Madame Delamare partait avec un avantage. Là ça remet les compteurs à zéro…

Francis – Oui…

Samantha – Si la grand-mère d’Obama n’était pas morte juste avant le scrutin, est-ce qu’un noir serait Président des États Unis aujourd’hui ?

Francis – Bien sûr…

Samantha – Et si Ségolène avait perdu ne serait que son caniche avant les présidentielles, l’histoire de France en aurait peut-être été changée…

Francis – Peut-être…

Samantha – Malheureusement pour elle, non seulement son infidèle compagnon n’est pas mort entre les deux tours, mais il a été folâtrer ailleurs. Qu’est-ce que vous voulez ? Les Français n’aiment pas les cocus, c’est comme ça…

Francis – Je vois que vous êtes une fine observatrice de la vie politique française… Euh… Monsieur Picard est là ?

Samantha – Oui, bien sûr, je l’appelle tout de suite. (Elle jette un regard au clavier de son standard et lit les différentes indications) Alors… Chambre froide… Coin cuisine… Thanatopraxie… Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je vais essayer ça… (Elle compose le numéro et attend un instant avant que Edmond finisse par répondre) Bingo ! Monsieur Picard ? Francis Martino vient d’arriver… (Elle raccroche) Il vient tout de suite…

Silence un peu embarrassé. Francis feuillette le catalogue pour se donner une contenance.

Francis – Et vous, vous avez déjà fait votre choix ?

Samantha – Pour…?

Francis – Le scrutin d’aujourd’hui ! Vous avez déjà voté ?

Samantha – Euh… Non, pas encore…

Francis – Ah, j’ai encore une chance, alors… Vous connaissez notre programme ?

Samantha – Vous avez un programme ? Je croyais que vous étiez centriste ?

Edmond arrive.

Edmond – Bonjour Monsieur Martino. Et toutes mes condoléances…

Francis affiche à nouveau une mine de circonstances.

Francis – Qu’est-ce qu’on y peut…? C’est le destin, n’est-ce pas…?

Edmond – Au moins, elle a eu une belle mort.

Francis – Vous trouvez…?

Edmond – Non ?

Francis – Elle a été broyée par un train corail…

Edmond – Excusez-moi, je dois confondre avec Madame Dumortier… Elle est morte dans son lit pendant son sommeil. Elle avait 91 ans…

Francis – Ah, oui… Ma femme était un peu plus jeune…

Edmond se rend compte que Samantha écoute leur conversation avec une curiosité peu discrète.

Edmond – Si vous alliez nous chercher deux cafés, Sandra…

Samantha – Samantha…

Edmond – Oui, bon… Vous savez faire du café…?

Samantha – Je peux essayer…

Francis – Serré, pour moi, s’il vous plaît.

Samantha – Serré… Comme le scrutin d’aujourd’hui, pas vrai Monsieur Martino…?

Vague sourire de Francis. Edmond est visiblement exaspéré.

Edmond – La machine à expresso, c’est par là…

Samantha disparaît.

Edmond – On a tellement de mal à trouver du personnel compétent aujourd’hui… Et ma femme est clouée au lit avec la grippe. Vous savez qu’elle est très virulente, cette année…

Francis – Oui… Ma femme en est morte…

Edmond – Je croyais qu’elle s’était fait renverser par un train.

Francis – En allant chercher son vaccin anti-grippe à la pharmacie…

Edmond – J’ai toujours pensé qu’il y avait un problème avec ce vaccin… Et croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir… D’ailleurs j’ai interdit à ma femme de se faire vacciner…

Francis – Madame Picard va bien ?

Edmond – Un léger refroidissement, mais elle sera sur pied dans quelques jours. Mieux vaut laisser faire la nature, pas vrai ?

Francis – Bien sûr…

Edmond – Vous avez déjà fait votre choix, Monsieur Martino ? Comme vous pouvez le voir sur notre catalogue, la nouvelle collection est absolument superbe…

Francis (jetant un regard rapide sur le catalogue) – Mmm…

Edmond – Comme je dis toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers…

Francis – Je pensais à quelque chose de très simple, en fait…

Edmond – Je vois… Quelque chose d’élégant, mais discret en même temps… Vous avez une idée du modèle ?

Francis (montrant sur le catalogue) – Pourquoi pas celui-ci…

Edmond (pas ravi) – Sapin Basique. Notre modèle d’entrée de gamme. En promotion en ce moment. À 99 euros TTC. Très bien Monsieur Martino…

Francis – Je me suis dit que pour une crémation…

Edmond – Le sapin, ce sera bien suffisant… Vous avez de la chance, il ne nous en reste plus qu’un en réserve. C’est un modèle qui part très vite en ce moment… En ce qui concerne les options, nous pouvons vous proposer…

Francis – Le modèle de base.

Edmond – Sapin Basique sans option. Parfaitement. Vous vouliez voir autre chose ?

Francis – Pour l’instant ça ira…

Edmond – Parfait, Monsieur Martino. Alors c’est noté.

Samantha arrive avec le café. Elle tend une tasse à Francis et l’autre à Edmond.

Francis – Merci Mademoiselle…

Samantha (minaudant) – Samantha…

Francis vide sa tasse d’un trait et fait la grimace. Edmond, intrigué, trempe les lèvres dans son café et lance un regard furieux en direction de Samantha.

Edmond (avec un regard d’excuse à Francis) – Un peu trop serré, peut-être…

Francis – Ah, oui, ça…

Edmond – Ça réveillerait un mort…

Le téléphone portable de Francis sonne avec un bruit de réveil.

Francis – Excusez-moi… (Prenant l’appel) Oui…? Alors, vous avez les premières estimations ? Oui… Oui… oui… Ah… Bon, très bien, j’arrive tout de suite… Non, la cérémonie a lieu à onze heures… C’est ça, dans une heure… Mais vous savez, ce sera dans la plus stricte intimité… Je ne voudrais pas exploiter le drame qui me frappe pour m’attirer la sympathie des électeurs… Vous avez tout de même pensé à prévenir la presse ? Très bien, merci… À tout de suite…

Edmond – Alors ? Et cette campagne électorale Monsieur Martino ? Comment ça se présente ?

Francis pose machinalement son portable sur le bureau de la réception et sort de sa poche deux tracts électoraux.

Francis – Comme vous le savez, normalement, c’était ma femme qui devait se présenter à cette élection. Mais en raison de cette tragédie…

Edmond – Bien sûr…

Samantha – Il arrive qu’on fasse voter les morts, mais même en Corse, on n’a encore jamais réussi à en faire élire un à l’assemblée…

Edmond – Remarquez, vu le taux d’absentéisme au parlement, je ne suis pas sûr qu’on s’en apercevrait tout de suite, pas vrai…?

Francis (tendant les tracts à Edmond et à Samantha) – Tenez, je vous laisse quand même quelques informations sur notre programme.

Edmond – Ah, vous avez un programme… Je pensais que vous étiez… Non, rien…

Francis – À vrai dire, je n’ai aucune expérience en politique. Mais le parti centriste a tellement de mal à trouver des candidats…

Samantha – Oui… C’est sûrement le seul parti en France qui a encore moins d’électeurs que de candidats…

Edmond la fusille du regard.

Francis – Bref, on m’a un peu forcé la main, et je me suis laissé faire… Bon, je vais devoir vous laisser… Un petit problème à régler…

Edmond – Rien de grave, j’espère ?

Francis – Comme je ne trouvais personne d’autre, j’ai dû prendre la fille de ma femme de ménage comme suppléante. Mais on me dit qu’elle vient de se faire arrêter pour racolage sur la voie publique…

Edmond – Si les candidats aux élections n’ont plus le droit de proposer leurs charmes aux électeurs sur les marchés, où va la démocratie ?

Francis – N’est-ce pas…?

Samantha – Si vous cherchez une nouvelle suppléante, je peux vous dépanner…

Francis – Pourquoi pas…? Je vais y réfléchir, c’est promis…

Edmond – Alors tout à l’heure pour la cérémonie…

Francis – Parfait.

Francis s’en va. Edmond tourne un regard de reproche vers Samantha.

Samantha – Ah, j’ai oublié de vous dire. Vous allez être fière de moi, je viens de faire ma première vente au téléphone.

Edmond (inquiet) – Je vous avais dit de ne prendre aucune initiative…

Samantha – Madame Delamare a appelé. La veuve du député. Elle a choisi le modèle Sapin Basique.

Edmond – Sapin Basique !

Samantha – Oui, je sais, c’est le moins cher, mais bon… C’est quand même une vente.

Edmond – Il ne nous en reste plus qu’un en stock, et je viens de le promettre à Monsieur Martino pour sa femme !

Madame Delamare arrive.

Chantal – Ah, Monsieur Picard. Je voulais vous voir.

Edmond – Bonjour Madame Delamare… et toutes mes condoléances pour votre époux. Mais je suis sûr qu’il approuverait votre choix.

Chantal – Pour le cercueil, vous voulez dire ? C’est vrai que c’était un homme très près du peuple, et qu’il avait des goûts très simples…

Edmond – Au sujet de votre candidature ! Pour lui succéder au parlement…

Chantal – Oh, vous savez, je n’ai pas beaucoup la tête à la politique en ce moment. (Elle en profite néanmoins pour gratifier Edmond et Samantha de deux tracts électoraux) Si les électeurs de mon mari n’avaient pas insisté pour que je me présente afin de sauver son siège à l’assemblée… Mais je voulais vous parler de l’organisation des obsèques, justement…

Edmond – Vous avez changé d’avis sur le modèle, peut-être… C’est vrai que le Sapin Basique, pour un député…

Chantal – Non, non, pas du tout. Le sapin, ça me convient très bien. D’autant que j’ai opté pour l’incinération…

Edmond – Ah, vous aussi…

Chantal – Pardon ?

Edmond – Non, je veux dire… C’est une pratique qui se développe beaucoup en ce moment… Vous ne voulez pas jeter un nouveau coup d’oeil sur notre catalogue ?

Samantha (commercial) – Un petit coup d’oeil, ça n’engage à rien…

Edmond (lui montrant le catalogue) – Regardez. Le modèle Louis Philippe, par exemple… En acajou… Garanti trente ans…

Chantal jette un regard distrait sur le catalogue.

Chantal – Non merci, vraiment… D’ailleurs, excusez-moi, mais… Louis Philippe, Elisabeth 2, Marie Antoinette… Ça ne fait pas très républicain, tout ça…

Samantha – D’un autre côté, Sapin Basique… Ça fait un peu Ikéa, non ?

Chantal – Le Sapin Basique, ça ira très bien…

Edmond – C’est à dire que…

Chantal – Il y a un problème ?

Edmond – Je suis vraiment désolé, Madame Delamare, mais nous sommes momentanément en rupture de stock sur ce produit…

Chantal – Mais… cette jeune femme m’a dit au téléphone tout à l’heure que…

Edmond – Entre temps, j’avais promis le dernier exemplaire qui me restait à Monsieur Martino…

Chantal – Martino ? Mon adversaire aux élections !

Edmond – C’est un regrettable malentendu, et je vous prie d’accepter toutes mes excuses… Cette jeune personne débute dans le métier et…

Chantal – Il n’en est pas question !

Edmond – Je peux vous proposer un autre modèle… Je vous ferai une ristourne… Un surclassement, en quelque sorte…

Chantal – Vous n’avez qu’à proposer ça à Martino.

Justement, Martino revient.

Francis – Je crois que j’ai oublié mon téléphone portable chez vous. (Il est surpris de reconnaître Chantal). Madame Delamare…

Edmond – Vous vous connaissez, je crois…

Chantal – Un peu… Madame Martino s’était déjà présentée aux dernières élections contre mon mari…

Edmond – Ah… C’est presque une histoire de famille, alors…

Francis – J’en profite pour vous présenter toutes mes condoléances…

Edmond – Monsieur Martino est un gentleman. Il acceptera sans doute de se désister en votre faveur…

Francis – Pardon ?

Chantal – Il semblerait que nous ne soyons pas concurrent seulement pour ce fauteuil de député…

Edmond – Sandra a promis le dernier Sapin Basique qui nous restait à Madame Delamare…

Samantha – Samantha…

Edmond (enjoué) – Allez, ne me dites pas que vous aussi, les politiques, il ne vous arrive pas quelque fois de promettre la même chose à tout le monde pour vous faire élire…

Samantha – Je suis vraiment désolée…

Francis – On va sûrement trouver un arrangement à l’amiable… N’est-ce pas, Monsieur Picard ?

Edmond – Mais bien sûr… On doit justement me livrer la nouvelle collection d’une minute à l’autre…

Le téléphone sonne et Samantha répond.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute. Ne quittez pas, je vous le passe. (À Edmond) Pour vous…

Edmond – Pardonnez-moi un instant… (Prenant le combiné) Oui…? Non…! Votre livreur à la grippe ? C’est une plaisanterie ? Quand ? Cet après-midi ? Mais il sera trop tard ! Ah, vous entendrez parler de moi, je vous le garantis…

Il raccroche consterné.

Francis – Si cela peut rendre service à Madame Delamare, je suis tout à fait disposé à opter pour un autre modèle… Qu’est-ce que vous me proposez ?

Edmond – C’est à dire que… Je viens d’apprendre que la livraison que j’attendais ce matin est repoussée de quelques heures…

Francis – Et ?

Edmond – Le Sapin Basique, c’était le dernier cercueil qui nous restait en magasin…

Francis – Le dernier ?

Edmond – Désolé, je n’en ai plus aucun autre de disponible dans l’immédiat… À moins de remettre Madame Dumortier au frigo… Mais elle est déjà dans la chambre funéraire avec sa famille…

Consternation générale.

Chantal – Les obsèques de mon mari doivent avoir lieu ce matin à 11 heures !

Francis – Ceux de ma femme également.

Edmond (pour lui même accablé) – Un cercueil pour deux… Il ne manquait plus que ça…

Chantal – Vous ne voulez quand même pas qu’on place mon mari et la femme de monsieur dans le même cercueil ?

Francis – Ah, oui… Ce ne serait pas très convenable…

Edmond – On pourrait peut-être remettre une des deux cérémonies à demain…?

Samantha – Après tout, maintenant, ils ne sont pas si pressés…

Chantal – Mais moi, si !

Francis – Ah, non, demain, ça ne va pas être possible pour moi non plus…

Chantal – La presse est déjà prévenue… Il n’y a aucune raison pour que je laisse la vedette à mon adversaire !

Edmond – Cet après-midi, alors ?

Francis – Je vous rappelle que ce soir, on dépouille.

Edmond – On dépouille…?

Francis (à Samantha) – À propos, vous n’êtes pas libre ce soir ?

Samantha – Pour…?

Francis – Pour le dépouillement !

Noir.

ACTE 2

Francis et Chantal attendent ensemble à la réception avec une mine de circonstances. Francis jette un regard discret sur sa montre.

Francis – Vous pensez qu’il y en a encore pour longtemps…?

Chantal – Je ne sais pas… Je n’ai pas trop l’habitude…

Francis – C’est bizarre… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’être à la maternité, en train d’attendre un heureux événement…

Chantal (lui jetant un regard inquiet) – Oui, c’est bizarre…

Francis – Vous savez déjà ce que vous allez en faire ?

Chantal – Pardon ?

Francis – Les cendres de votre mari… Vous allez les mettre où ?

Chantal – Je n’ai pas encore décédé… Décidé… (Un temps) C’est… C’est volumineux ?

Francis – Je ne sais pas… Ça tient dans une urne, en tout cas…

Chantal – Une urne…?

Francis – Une urne funéraire…

Chantal – Ah oui, bien sûr…!

Francis – Oui… Quelle ironie pour un député… Finir dans une urne…

Chantal – Et vous ?

Francis – Je ne vais pas les garder sur le rebord de la cheminée, en tout cas… Ce serait un peu spécial, non ?

Chantal – Oui…

Francis – Peut-être les répandre dans le jardin… On a le droit ?

Chantal – Je crois, oui… En tout cas, personne n’est jamais allé en prison pour avoir dispersé les cendres de son conjoint dans son jardin…

Francis – Sauf le Docteur Petiot, évidemment…

Chantal – Mmm…

Francis – En même temps, je ne sais pas… Savoir que son conjoint est répandu sur le gazon entre la niche du chien et le barbecue… C’est un peu spécial aussi, non ?

Chantal – Oui…

Francis – C’est une décision lourde de sens. Il vaut mieux bien y réfléchir avant. Parce qu’après, c’est trop tard…

Chantal – C’est sûr… À part l’aspirateur…

Francis – Et on est vraiment obligés de repartir avec ?

Chantal – Je crois, oui… C’est comme à la maternité…

Justement, Edmond et Samantha arrivent en portant chacun une urne.

Edmond – Je ne vois pas la plaque. Le député, c’est laquelle ?

Samantha – Mince… Les plaques…

Edmond – Quoi ?

Samantha – J’ai oublié de les mettre…

Edmond – Mais je vous avais dit de… J’avais mis un post it avec le nom sur chaque urne ! Vous n’aviez qu’à visser les plaques !

Samantha – Je suis vraiment désolé…

Edmond – Mais vous savez dans quelle urne se trouve le député ?

Le silence embarrassé de Samantha est un aveu. Mais Edmond n’a pas le temps de réagir. Francis et Chantal tournent vers eux un regard de circonstance. Après une petite hésitation, Edmond tend son urne à Chantal, et Samantha la sienne à Francis.

Edmond – Nous vous laissons vous recueillir un instant sur les cendres de vos conjoints respectifs…

Edmond sort en lançant un regard incendiaire à Samantha.

Edmond – Je ne sais pas ce qui me retient de vous incinérer vous aussi…

Samantha – En même temps, si je n’étais pas allée chez Leclerc pour qu’il nous dépanne d’un cercueil en sapin…

Edmond – Un cercueil à monter soi-même, je ne savais même pas que ça existait…

Samantha – Eux, ils n’étaient pas en rupture de stock, au moins…

Edmond – Oui, bon, ça va…

Samantha – Et puis maintenant, Picard ou Leclerc, hein ? On ne voit plus la différence…

Edmond – Oui, ça vous pouvez le dire… Il y a une chance sur deux pour qu’en ce moment, Madame Delamare soit en train de se recueillir sur les cendres de Madame Martino.

Samantha – Et Monsieur Martino sur celles de Monsieur Delamare…

Edmond – Pas facile à monter, d’ailleurs, ces cercueils en kit…

Samantha – Oui… De ce côté là aussi, ça ressemble beaucoup à du Ikéa…

Ils sortent. Francis et Chantal regardent leur urne respective, plongés dans leurs pensées.

Francis – Nous ne sommes que poussière…

Chantal – Et nous retournerons à la poussière.

Francis – Il est mort comment, exactement, votre mari ?

Chantal – Noyé…

Francis – Noyé…?

Chantal – C’était un grand pêcheur devant l’Éternel. Il a dû tomber de son bateau. On n’a retrouvé le corps que six semaines après…

Francis – Et il ne savait pas nager…

Chantal – Il ne me l’avait jamais dit… Mais c’est vrai que je ne l’ai jamais vu nager de son vivant.

Francis – Peu de gens se vantent de ne pas savoir nager…

Un temps.

Chantal – Et votre femme ?

Francis – Un accident de la route.

Chantal – Ah, oui…

Francis – À un passage à niveaux dangereux… Sa voiture a calé au milieu des rails… Elle n’a pas eu le temps de redémarrer…

Chantal – Si je suis élue, je vous promets de faire aménager ce passage à niveau.

Francis – Merci… De mon côté, si j’ai la faveur des électeurs, je vous promets de faire passer une loi pour obliger tous les pêcheurs à passer un brevet de natation…

Ils restent un instant silencieux, contemplant les urnes.

Chantal – Et dire qu’ils s’étaient présentés l’un contre l’autre aux dernières élections. Voilà où ils en sont. Chacun dans son urne…

Chantal – Oui…

Francis – Ça… On peut dire que la politique ne leur a pas réussi…

Chantal – Non…

Francis – J’espère qu’on ne finira pas de la même façon.

Chantal – Enfin pas tout de suite…

Francis – À propos, vous avez vu les derniers sondages sortie d’urnes ?

Chantal – Oui…

Francis – Le deuxième tour s’annonce très serré.

Chantal – Mais je devrais être en ballottage favorable… Mon mari peut reposer en paix…

Francis – Mmm… Au dernier scrutin, on avait soupçonné vos amis d’avoir bourré les urnes…

Edmond et Samantha reviennent.

Edmond – Ils ont l’air de sympathiser, finalement…

Samantha – Vous verrez, ça se terminera par un mariage. (Edmond lui lance un regard réprobateur) Ils sont veufs tous les deux, non ?

Francis et Chantal les aperçoivent.

Chantal – Bon, on va peut-être vous laisser…

Edmond – Prenez votre temps… Vous pouvez rester le temps que vous voulez…

Samantha – Et vous serez toujours les bienvenus chez nous…

Edmond lui lance un regard réprobateur.

Francis – Je peux vous déposer quelque part ? J’ai un break…

Chantal – Je ne sais pas si…

Francis – Vous avez raison, excusez-moi… Ça pourrait faire jaser…

Samantha s’approche de Chantal.

Samantha – Je vais vous aider… Parce que c’est quand même un peu lourd…

Chantal – Ça ira, merci.

Samantha fait un geste maladroit pour saisir l’urne de Chantal. Ce faisant, elle bouscule celle de Francis qui tombe par terre. Son contenu se répand en partie sur le sol. Edmond regarde la scène effaré.

Chantal – Oh mon Dieu !

Edmond (anéanti) – C’est un cauchemar…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Je vais réparer ça tout de suite…

Edmond – Ne touchez à rien, je m’en occupe…

Edmond disparaît.

Samantha – C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure…

Edmond revient avec un tablier fantaisie, un balai et une pelle.

Edmond – Je vais arranger ça…

Sous le regard consterné des trois autres, il balaie les cendres, les pousse vers la pelle, et s’apprête à les remet dans l’urne. Mais il se trompe d’urne.

Francis – Euh, non, là c’est le mari de Madame.

Edmond – Autant pour moi… (Edmond remet les cendres dans l’autre urne). Voilà, ce petit accident est réparé…

Samantha se penche et ramasse quelque chose par terre.

Samantha – Tiens… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Edmond (embarrassé) – Ça arrive parfois qu’il reste quelques… Des plombages, par exemple…

Samantha – Ah, oui, en effet… On peut dire que la personne qui est là-dedans s’est vraiment fait plomber. On dirait une balle… Et du gros calibre, encore…

Consternation générale.

Edmond (examinant la balle) – Ah, oui…? Votre femme est morte d’un accident de chasse ?

Francis – Euh, non… Je vous l’ai dit, d’un accident de vaccin…

Samantha – Ah, oui, mais là c’est un sacré suppositoire, hein ?

Edmond – Je dirais de la chevrotine…

Samantha – C’est que là, Monsieur Martino… Si c’est vous qui avez confondu votre femme avec un sanglier… Ce ne serait pas bon du tout pour votre élection à l’assemblée.

Francis prend la balle des mains de Samantha et la regarde.

Francis (embarrassé) – Je ne comprends pas, je vous assure…

Silence embarrassé.

Samantha – En même temps… Je vous avoue que je ne suis pas complètement sûr qu’il s’agisse des cendres de votre femme…

Francis – Pardon ?

Samantha – Je me suis un peu mélangée dans les plaques…

Edmond – Elle veut dire que ce pruneau pourrait aussi bien provenir de l’urne de Monsieur le Député…

Francis lance un regard vers Chantal, qui semble anéantie.

Francis – Je vois…

Chantal – Je peux tout vous expliquer…

Francis (étonnée) – Vraiment…?

Chantal (à Edmond et Samantha) – Veuillez nous laisser un instant, je vous prie.

Edmond et Samantha s’éclipsent discrètement.

Francis – Vous avez quelque chose à me dire ?

Chantal fait un geste pour arracher la balle des mains de Francis.

Chantal – Donnez-moi ça !

Francis – Pas si vite…

Chantal se décompose.

Chantal – Ok, c’est moi qui l’ai tué…

Francis – Vous ?

Chantal – Mon mari n’est pas mort noyé.

Francis – Et vous avez maquillé son meurtre en accident…

Chantal – Oui…

Francis – Mais pourquoi ?

Chantal – Pour qu’on ne me jette pas en prison, évidemment !

Francis – Non, je veux dire… Pourquoi l’avoir tué ?

Chantal – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Francis – Au courant de quoi ?

Chantal – Mon mari me trompait.

Francis – Et pourquoi est-ce que je devrais être au courant.

Chantal – Mais parce qu’il me trompait avec votre femme ! Vous ne le saviez pas ?

Francis (consterné) – Non…

Chantal – J’ai tué mon mari avec son fusil de chasse. Et je me suis arrangée pour faire passer ça pour un accident de pêche…

Francis – Ah, oui, c’est tordu…

Chantal – Ça a failli marcher… Si le corps était resté au fond, comme prévu…

Francis – Malheureusement, le passé finit toujours par remonter à la surface…

Chantal – Je pensais qu’en choisissant la crémation, je serai tranquille une bonne fois pour toute… Hélas, apparemment, la balle a résisté à la chaleur…

Francis – Mais il n’y a pas eu d’autopsie ?

Chantal – C’est mon médecin de famille qui a signé le permis d’inhumer. Il est assez âgé. Plutôt myope. Il n’a pas été très regardant.

Francis – Je vois… Mais un crime passionnel, ça se plaide très bien, non ? Ce ne serait pas plutôt pour prendre sa place au parlement que vous auriez assassiné votre mari ?

Chantal – Si je me présente aux élections, c’est surtout pour bénéficier d’une immunité parlementaire, au cas où je viendrais à être inquiétée…

Francis – Une assurance tous risques, en quelque sorte… Les impunités électives…

Chantal – Vous allez me dénoncer ?

Francis – Ça dépend un peu de vous. (Montrant la balle) Il n’y a que moi qui suis au courant…

Chantal s’approche de lui avec un air lascif.

Chantal – Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez… Je serai votre chose…

Poursuivant ses avances, Chantal renverse aussi l’urne de Francis dont le contenu se répand en partie sur le sol.

Francis – Si vous commenciez par vous désister en ma faveur…

Noir.

ACTE 3

Edmond est occupé à la réception. Samantha arrive.

Samantha – Bonjour, bonjour…!

Edmond – Il y a du progrès… Vous n’avez qu’une demi-heure de retard… Vous ne vous êtes pas rendormie dans le bus aujourd’hui ?

Samantha – Si… Mais je me suis réveillée un peu avant le terminus… Vous ne pouvez déjà plus vous passer de moi, c’est ça ?

Edmond – Mmm…

Samantha – Alors, Monsieur Picard ? Comment vont les affaires ?

Edmond – Plutôt calme en ce moment. Après le coup de feu de la semaine dernière.

Samantha – Le coup de feu ?

Edmond – C’est une façon de parler…

En retirant son manteau, elle jette un regard vers les panneaux électoraux.

Samantha – Ah, vous avez vu ? Finalement, c’est le centriste qui est passé au deuxième tour.

Edmond – Oui… Madame Delamare s’est désistée en sa faveur…

Samantha – Mais il l’a prise comme suppléante…

Edmond – Dommage pour vous. La place n’est plus à prendre.

Samantha – Je vous l’avais dit que ça finirait par un mariage.

Edmond – Vous êtes vraiment très perspicace…

Samantha – Votre femme est là ?

Edmond – Elle est à côté.

Samantha (déçue) – Vous n’avez plus besoin de moi alors.

Edmond – Enfin, je veux dire… Elle est là mais… Ma femme a succombé à la grippe finalement…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Toutes mes condoléances…

Edmond – Merci.

Samantha – C’est arrivé quand ?

Edmond – Cette nuit. J’aurais peut-être dû la faire vacciner, finalement…

Samantha – Au moins, avec vous, elle aura un bel enterrement…

Edmond – Mouais…

Samantha – Vous pourrez lui prouver combien vous l’aimiez. Comme vous dites toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers… Vous avez choisi quel modèle ?

Edmond – Sapin Basique…

Samantha – Ah, oui, c’est… Le bois naturel, c’est très chaleureux.

Edmond – Très calorifuge, surtout. J’ai opté pour l’incinération, moi aussi.

Samantha – Bien sûr.

Edmond – Alors maintenant, évidemment… Je vais devoir la remplacer… Définitivement.

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Ici, à la boutique.

Samantha – Ah, oui, bien sûr… Vous me passez en CDI alors…?

Edmond – Je peux vous prendre à l’essai, en tout cas. Du coup, j’ai un poste de thanatopracteur qui se libère…

Samantha – Thanatopracteur…

Edmond – Moi ma spécialité, c’est plutôt le gros oeuvre. C’est que parfois, ça relève carrément du puzzle… Et encore, on n’a pas toujours toutes les pièces…

Samantha – Comme avec Madame Martino… C’est vrai que là, vous aviez fait des miracles…

Edmond – Vous pouvez le dire… Quand on nous l’a amenée, après qu’elle soit passée sous le train avec sa voiture… On aurait dit une sculpture de César…

Samantha – César… L’empereur romain ?

Edmond – Bref… C’était ma femme qui faisait la finition… Alors maintenant qu’elle n’est plus là… Si ça vous tente…

Samantha – Je ne sais pas si je saurais…

Edmond – Ce n’est pas très compliqué, vous savez. C’est un peu comme esthéticienne, mais les clientes sont toujours contentes…

Samantha – Pourquoi pas…

Edmond – Et puis c’est un métier plein d’imprévu, contrairement à ce qu’on pense. Vous avez pu en juger vous même, on ne s’ennuie jamais ici…

Samantha – Et on côtoie parfois du beau monde…

Edmond – C’est qu’un jour ou l’autre, riche ou pauvre, célèbre ou anonyme, tout le monde passe entre nos mains…

Samantha commence à passer un coup de balai.

Samantha – Et pour la balle qu’on a trouvée dans l’urne du député, vous allez faire quelque chose ?

Edmond – Pensez-vous… On n’est pas de la police… Et puis on est liés par le secret professionnel… Dans notre métier, forcément, on pénètre dans l’intimité des familles…

Samantha – Ah, oui…?

Edmond – Vous n’avez pas idée de tout ce qu’on peut trouver dans les poches des défunts… Une fois j’ai même trouvé un Tacotac gagnant.

Samantha – C’est la veuve qui a dû être contente…

Edmond – Vous pensez bien que j’ai préféré ne pas lui en parler. Ça m’aurait paru déplacé…

Samantha – Bien sûr…

Edmond – C’est comme ça que j’ai acheté la machine expresso, d’ailleurs… À propos, vous voulez un petit café ?

Samantha – Pourquoi pas…?

Edmond disparaît un instant pour aller chercher le café..

Edmond (off) – Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, dans les cendres de Madame Dumortier, j’ai trouvé une paire de ciseaux…

Samantha – Elle a été assassinée, elle aussi ?

Edmond – Des ciseaux de chirurgien ! Elle venait de se faire opérer de l’appendicite… Et elle est morte des suites opératoires…

Samantha – Vous me donnerez quand même le nom de la clinique… Au cas où je doive subir une intervention…

Edmond revient avec le café.

Samantha – Merci de me donner ma chance, en tout cas. Vous verrez, vous ne serez pas déçu…

Edmond – J’ai déjà un aperçu de vos talents…

Samantha remarque quelque chose dans la poussière qu’elle est en train de balayer.

Samantha – Tiens, qu’est-ce que c’est que ça…

Edmond s’approche et regarde l’objet qu’elle lui tend.

Edmond – Une deuxième balle ?

Samantha (avec un air pénétré) – Il y aurait donc eu un deuxième tireur pour ce qui est de l’assassinat de Monsieur Delamare… Ce n’est plus un coup de feu, c’est une véritable fusillade !

Edmond – Vous regardez trop la télé, Samantha… Il était député, c’est vrai, mais ce n’était pas Kennedy, tout de même. (Réfléchissant à son tour) Et si cette balle provenait de la deuxième urne…

Samantha – Bravo inspecteur… Vous croyez que Monsieur Martino aussi aurait pu plomber sa dinde…

Edmond – Avant de s’arranger pour lui faire prendre le corail de cinq heures vingt-trois…

Samantha – De plein fouet… dans sa voiture.

Edmond – Oui, c’est une possibilité…

Samantha – Mais pourquoi…?

Edmond – La jalousie ! Vous savez ce qu’on disait de la femme de Martino, en ville ?

Samantha – Non ?

Edmond – Madame Martino, il n’y a que le train qui ne soit pas encore passé dessus…

Samantha – À moins qu’il ait tué sa femme seulement pour apitoyer les électeurs… et se faire élire plus facilement.

Edmond – Allez savoir…

Samantha – En tout cas, maintenant, il bénéficie de l’immunité parlementaire…

Edmond jette un regard du côté de la vitrine.

Edmond – Ah, quand on parle du loup…

Samantha – C’est qu’il y a un loup.

Francis et Chantal arrivent dans la boutique.

Samantha – On dirait que les affaires reprennent.

Edmond – Monsieur Martino, Madame Delamare. Quel bon vent vous amène ? Pas un autre décès dans la famille, j’espère ?

Francis – Non, non, rassurez-vous…

Edmond – Cela me donne en tout cas l’occasion de vous féliciter pour votre élection, Monsieur Martino.

Francis – Merci, Edmond.

Samantha (à Chantal) – Pas trop déçue ?

Chantal – Je suis quand même suppléante… Ce qui veut dire que s’il arrivait malheur à Monsieur Martino, son fauteuil de député me reviendrait d’office. C’est pourquoi je ne le quitte plus d’une semelle…

Edmond – Un viager, en quelque sorte, Monsieur Martino…

Samantha – Faites attention à vous… Une balle perdue, c’est si vite arrivé, quand on va à la pêche.

Edmond – Ou quand on attend tranquillement à un passage à niveau…

Chantal lance un regard suspicieux en direction de Francis, qui préfère changer de sujet.

Francis – Non, cette fois, c’est nous qui venions vous présenter nos condoléances, monsieur Picard.

Edmond – Pour…?

Chantal – Votre femme !

Edmond – Ah, oui, c’est vrai… Pardonnez-moi, je suis tellement bouleversé en ce moment…

Francis – Enfin, la vie continue…

Chantal – Et justement, nous venions aussi vous annoncer un heureux événement.

Samantha – Vous attendez un bébé ?

Chantal – Pas encore…

Francis – Chantal et moi-même allons nous marier.

Chantal – Sous le régime de la communauté réduite aux aguets, comme on dit.

On entend le signal sonore d’un four de cuisine dont la minuterie est arrivée à son terme.

Chantal – Vous faites de la cuisine ? Vous feriez bien d’aller voir, on dirait que c’est en train de brûler.

Edmond – Euh, non, c’est… ma femme.

Francis – Votre femme ?

Edmond – Ses cendres, en tout cas.

Chantal – Ah, d’accord…

Edmond – Vous voulez bien aller voir, Samantha ? Je n’ai vraiment pas le cœur à m’occuper de ça…

Samantha – Bien sûr, Monsieur Picard.

Francis – Bon, et bien je crois que nous allons vous laisser.

Chantal – Nous venions seulement pour la couronne.

Edmond – Une couronne ? Pour votre mariage ?

Chantal – Pour les obsèques de votre épouse.

Francis – Au nom de Monsieur le Député.

Chantal – Et de sa suppléante.

Edmond – Bien sûr.

Francis – Je vous laisse choisir… Vous n’aurez qu’à envoyer la facture à ma permanence.

Edmond – Merci Monsieur le Député. Madame la Suppléante. Croyez bien que je suis très sensible à cette délicate attention dans le malheur qui me frappe aujourd’hui.

Chantal – Au revoir Monsieur Picard.

Francis (lui serrant la main) – Edmond…

Francis et Chantal s’en vont.

Edmond – Bon ben ça c’est fait…

Samantha revient.

Samantha – Ils sont partis ?

Edmond – C’est vous qui aviez raison… Ça se termine par un mariage…

Samantha jette un regard par la vitrine.

Samantha – Ils vont tellement bien ensemble… Ça se voit tout de suite…

Edmond – Mmm… Et nous, on ne va pas trop mal ensemble, non ?

Samantha – Vous trouvez ?

Edmond – Et maintenant que je suis veuf…

Samantha – Ah, à propos, j’ai trouvé ça dans les cendres de Madame Picard… (Elle montre une troisième balle) Je croyais que votre femme était morte de la grippe…

Edmond – Je vous l’ai dit… la grippe est très virulente, cette année…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-19-2

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