Comédie de moeurs

Une Soirée d’Enfer

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Paresse, avarice, envie, luxure, orgueil, colère, intempérance… Comment, au cours d’une même soirée, sans même sortir de chez soi, commettre les sept péchés capitaux… sans finir en enfer ?


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TEXTE INTÉGRAL

Une Soirée d’enfer

Personnages : Jean-Luc – Gabrielle – Stanislas – Deborah

1 – La paresse

Un studio genre bobo. Au centre un lit servant aussi de canapé. Le décor est constitué essentiellement de sept grands tableaux posés à même le sol contre le mur du fond. Tableaux aux motifs abstraits et aux couleurs criardes, peu différents l’un de l’autre. Jean-Luc est assis en face de son ordinateur, un bonnet sur la tête et une grosse écharpe autour du cou. Gabrielle, en revanche, a fait un effort de toilette et procède à un dernier raccord de maquillage.

Gabrielle – Tu es vraiment sûr que tu ne veux pas venir…?

Jean-Luc – Je préférerais, crois-moi… Mais je t’ai dit. Il faut absolument que je termine ce scénar pour lundi…

Gabrielle – Ça fait six mois que tu es dessus. Ça ne pourrait pas encore attendre jusqu’à demain matin ?

Jean-Luc – Non, je te jure… Le tournage a été avancé de deux semaines. Ils sont déjà en prépa. Ils n’attendent plus que le scénario, et je n’ai pas encore écrit une ligne de dialogue…

Gabrielle – Mais tu as déjà l’histoire, non ?

Jean-Luc – Oui, évidement.

Gabrielle – Ça parle de quoi, déjà…?

Jean-Luc – C’est l’histoire de… Comment dire… C’est l’histoire d’un pêcheur de morues surendetté qui… Il finit par demander à sa femme de se prostituer pour payer les traites de son chalutier…

Gabrielle – Un pêcheur de morues qui devient maquereau…

Jean-Luc – Ça devait se passer à Saint-Brieuc, mais la prod a une équipe de tournage qui vient de se libérer à Sofia, à cause d’un autre film dont le tournage vient d’être annulé…

Gabrielle – Alors c’est pour ça qu’ils sont si pressés…

Jean-Luc – Du coup, il faut revoir un peu l’intrigue, évidemment… La Bulgarie, ça ressemble beaucoup à la Bretagne, mais quand même… (Pris d’un doute) Il y a la mer en Bulgarie…?

Gabrielle – En tout cas, si Sofia était un grand port de pêche à la morue, ça se saurait…

Jean-Luc – Non, je te jure, je commence à flipper grave, Gabrielle…

Gabrielle – Allez, tu vas t’en sortir, comme d’habitude… Et puis tu n’es pas tout seul sur ce coup-là… Tu travailles avec Stanislas, non ?

Jean-Luc – Ouais, enfin, Stanislas, tu sais…

Gabrielle – Si tu viens avec moi chez mes parents, on peut rentrer tôt… Ça te détendra un peu, et tu te mettras à travailler après… Et puis il faut bien que tu manges, quand même…

Jean-Luc – Je n’ai pas la tête à ça, je t’assure… Je suis fatigué, je n’ai pas le moral… Et puis j’ai des frissons, je ne sais pas ce que j’ai… En tout cas, je n’ai vraiment pas faim…

Gabrielle s’approche de lui, tendrement maternelle.

Gabrielle – Mon pauvre chéri… Tu es malade ? Je peux rester là pour te soigner, tu sais…

Jean-Luc – Non vraiment, je t’assure… Je vais prendre une aspirine et ça ira très bien… Je ne veux pas te gâcher ta soirée… Tu m’excuseras auprès de tes parents, et puis voilà…

Gabrielle – Mais oui, ne t’inquiète pas. Ils vont être déçus, c’est tout…

Jean-Luc – En même temps, ce n’est pas comme si je ratais Noël ou le Jour de l’an, hein ? (Souriant) Shabbat, c’est tous les vendredi…

Gabrielle – Bon, alors je vais y aller…

Elle met son manteau pour sortir. Le regard de Jean-Luc tombe sur les tableaux qui l’entourent.

Jean-Luc – Ça représente quoi, déjà, ces tableaux que tu viens de peindre ?

Gabrielle – C’est une série sur les sept péchés capitaux.

Jean-Luc – Ah ouais…

Gabrielle (désignant successivement les sept toiles) – La paresse, l’avarice, l’envie, la luxure, l’orgueil, la colère et l’intempérance…

Jean-Luc – Ah ouais…

Gabrielle – D’après Saint Augustin, ces sept péchés sont à l’origine de tous les autres…

Jean-Luc – Saint Augustin…

Gabrielle – Tu n’aimes pas…?

Jean-Luc – Si, si… Enfin, c’est vrai que c’est un peu…

Gabrielle – Un peu…?

Jean-Luc – Un peu oppressant, quoi… Mais j’imagine que c’est fait pour ça… Pour détourner du vice les pauvres pêcheurs que nous sommes…

Gabrielle (déçue) – Tu n’aimes pas…

Jean-Luc – Mais si je t’assure… (Un temps pendant lequel il jette un nouveau regard perplexe sur les tableaux, cherchant quelque chose à dire) J’aime bien la luxure…

Gabrielle – Celui-là, c’est la paresse…

Jean-Luc – Ah tiens ?

Gabrielle – Oui…

Gabrielle s’apprête à s’en aller.

Jean-Luc – Tu pars avec ton frère ?

Gabrielle – Il est déjà là-bas. Tu sais bien que lui, le vendredi, il ne prend pas les transports…

Jean-Luc – Ah oui, c’est vrai… Mais toi, prends la voiture, ça ira plus vite.

Gabrielle – Je vais y aller en métro… Je n’ai pas très envie de conduire… Et puis comme ça, si tu veux nous rejoindre pour le dessert…

Jean-Luc – Pourquoi pas… Si j’arrive à avancer assez vite… Je vais mettre le paquet… (Ils s’embrassent) Mais si je ne peux pas venir, je préfère autant que tu dormes là-bas… Je n’aime pas trop te savoir dans le RER un vendredi, passé minuit…

Gabrielle – Ok…

Jean-Luc – Allez, amuse-toi bien…

Gabrielle – Bon courage, mon chéri…

Jean-Luc – Merci.

À peine Gabrielle est-elle partie que Jean-Luc semble reprendre vie. Il enlève son bonnet et son écharpe, et enclenche un CD : la chanson de Bénabar « Le Dîner », détaillant tous les faux prétextes qu’il vient de servir à sa copine pour se défiler : « J’veux pas y’aller à ce dîner, j’ai pas l’moral, j’suis fatigué, ils nous en voudront pas, allez on n’y va pas. En plus faut que je fasse un régime ma chemise me boudine, j’ai l’air d’une chipolata, je peux pas sortir comme ça… ». Peut-être culpabilisé par les paroles, il baisse la musique.

Jean-Luc – Putain, j’ai les crocs, moi…

Il va à la cuisine et revient avec un pack de bière et un paquet de chips. Il commence à boire à même la cannette et à se goinfrer bruyamment de chips. Son regard s’arrête sur un tableau, et il semble mal à l’aise, comme si la toile lui rappelait ses mensonges. Il se lève et retourne le premier tableau… au dos duquel est inscrit en gros : La paresse. Il semble à nouveau perturbé par l’inscription. Il se remet à son ordinateur, mais on l’entend jouer à des jeux vidéos. Jusqu’au moment où on sonne à la porte. Il semble paniqué.

Jean-Luc – Et merde…

Il arrête la musique et coupe le son de l’ordinateur. Il remet son bonnet et son écharpe en hâte. Il range le paquet de chips et la cannette de bière sous le lit. Et va ouvrir.

Jean-Luc – Stanislas…?

Stanislas – Salut ma poule, ça biche ?

Jean-Luc – Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu avais une soirée, et que tu ne pouvais pas bosser avec moi sur notre scénar avant demain…

Stanislas entre.

Stanislas – Il est à peine sept heures et demie, ma poule ! Je te dérange ? Tu allais te coucher ?

Jean-Luc – Non…

Stanislas – Tu pars aux sports d’hiver ?

Jean-Luc – Non pourquoi ?

Stanislas – Je ne sais pas… Avec l’écharpe et le bonnet…

Jean-Luc enlève à nouveau son écharpe et son bonnet.

Jean-Luc – Ah non, c’est parce que… Je croyais que c’était Gabrielle…

Stanislas (intrigué) – Ah ouais…? Alors comme ça, quand vous êtes tous les deux, tu joues le moniteur de ski… Enfin, chacun ses fantasmes, hein… À propos, au sujet de ma soirée, tu n’en as pas parlé à Gabrielle ? Je l’ai croisée dans la rue, je lui ai dit que je venais ici…

Jean-Luc – Non, rassure-toi… Encore un de tes plans culs foireux ? (Stanislas fait un geste d’acquiescement faussement gêné). Alors, tu as des idées ?

Stanislas – Des idées…?

Jean-Luc – Pour le scénar ! Tu te souviens qu’on écrit un scénario ensemble ? C’est bien pour ça que tu es venu, non ? Pour bosser un peu avec moi avant ta… « soirée ».

Stanislas – À vrai dire, euh… Pas exactement…

Jean-Luc – Pas exactement…?

Stanislas – Bon, ça va, ils peuvent bien attendre encore un jour ou deux… On n’est pas à leur disposition, non plus…

Jean-Luc – En même temps, ils nous ont quand même signé un à valoir de 5000 euros chacun. Et pour l’instant, on n’a écrit que nos initiales sur le contrat. On peut imaginer que ça leur donne le droit d’espérer…

Stanislas – Écoute, je m’y mets dès que possible, je t’assure. Mais ce n’est pas pour parler boulot que je suis passé te voir.

Jean-Luc – Tiens donc…

Stanislas – Tu te souviens de cette fille que j’avais rencontrée sur ce tournage à Cergy-Pontoise ?

Jean-Luc – Non…

Stanislas – Mais si ! Deborah ! Une figurante. Une blonde. Elle jouait le rôle d’une serveuse à la cafétéria du tribunal.

Jean-Luc – Et alors ?

Stanislas – Ben… C’est avec elle que je dois passer la soirée…

Jean-Luc – Pour des raisons professionnelles, bien sûr.

Stanislas – Plus ou moins…

Jean-Luc – Et elle est comédienne.

Stanislas – Elle rêve de le devenir, en tout cas. Pour l’instant elle est surtout…

Jean-Luc – Serveuse à la cafétéria du tribunal de Cergy-Pontoise.

Stanislas – Voilà…

Jean-Luc – Et donc, tu lui as proposé de prendre sa carrière en main…

Stanislas – Il faut bien aider un peu la jeunesse…

Jean-Luc – Tu lui as raconté à quoi on reconnaît une starlette belge sur un plateau de tournage ?

Stanislas – Celle qui couche avec le scénariste…

Jean-Luc – Comme si on nous demandait notre avis pour le casting. C’est tout juste si on a le droit de voir notre nom figurer au générique…

Stanislas – Mmm…

Jean-Luc – Et Mélanie, elle est au courant de ton généreux projet de donner un petit coup de pouce à une jeune comédienne qui débute…

Stanislas – Pas vraiment, tu imagines… Et c’est là que j’aurais un peu besoin de ton aide…

Jean-Luc – Sans blague…

Stanislas – Tu pourrais dire à Gabrielle qu’on a passé la soirée ensemble à bosser sur notre scénar…

Jean-Luc – Ah, tu vois que tu t’en souviens finalement, quand tu veux, qu’on a un scénario à écrire ensemble…

Stanislas – Voire que j’ai passé la nuit ici, parce qu’on a travaillé comme des fous jusqu’à pas d’heure… Comme ça, si Mélanie en parle avec Gabrielle, j’aurais un alibi…

Jean-Luc – Et comment tu savais que Gabrielle passait la nuit chez ses parents ?

Stanislas – Par Mélanie ! Je te dis, elles se racontent tout, entre filles… On est fliqués, mon pote… Si on n’est pas un peu solidaires entre nous aussi pour retrouver un espace de liberté…

Jean-Luc – Moi, je n’ai rien à cacher.

Stanislas – Tu as quand même dit à Gabrielle que ce scénar était à rendre pour lundi… pour éviter de passer shabbat avec elle chez ses parents.

Jean-Luc – Ouais, bon… N’empêche qu’on doit quand même le finir pour la fin de la semaine…

Stanislas – Donc, tu lui as menti, toi aussi…

Jean-Luc – Tu fais chier Stan… Ça me met dans une situation très désagréable… Je te rappelle que Mélanie est aussi une amie à moi…

Jean-Luc – Allez… Je te revaudrai ça ! Je te jure que dès demain, quand j’aurais dessaoulé, je me mets à donf sur ce putain de scénar. J’ai plein d’idées, tu verras…

Jean-Luc – Tu parles…

Stanislas – Tiens, tu m’arranges l’affaire sur ce coup là, et j’écris tout seul les cinquante pages de dialogue. Tu n’auras plus qu’à cosigner, ça te va ?

Jean-Luc (tenté) – Tu me le jures ?

Stanislas – Si je mens, je vais en enfer !

Jean-Luc hésite encore un instant avant de céder.

Jean-Luc – Ok… Casse-toi, mais c’est la dernière fois, je te préviens…

Stanislas se précipite sur lui pour l’embrasser.

Stanislas – Merci Jean-Luc… Je savais que je pouvais compter sur toi… (Un temps avec un sourire narquois) Oh, putain… Jean-Luc… Ils ne t’ont pas raté, quand même…

Jean-Luc – Qui ?

Stanislas – Tes parents ! Ma mère m’aurait appelé Jean-Luc, je te jure… À peine sorti, je l’étrangle avec le cordon ombilical…

Jean-Luc – Mmm…

Stanislas – Ah, non, Gabrielle, il fallait vraiment qu’elle soit amoureuse de toi quand elle t’a rencontré… (Jouant la situation) Je m’appelle Gabrielle et toi ? Jean-Luc… Putain, moi, je suis la nana, je me casse en courant…

Jean-Luc (rongeant son frein) – Et ben c’est ça… Casse toi, alors…

Stanislas – Eh ? Tu as vu ma nouvelle bagnole, au fait ?

Jean-Luc – Quelle bagnole ?

Stanislas l’entraîne vers la fenêtre.

Stanislas – Ma Mini Cooper ! Regarde, elle est garée juste en bas… Intérieur cuir, tableau de bord en loupe de noyer… Toit ouvrant électrique… Je l’ai depuis lundi…

Jean-Luc – Tu ne te refuses rien…

Stanislas – J’ai signé le chèque d’acompte avec mon à valoir sur le scénario…

Jean-Luc – Je vois…

Jean-Luc – Un bijou, je te dis… Si Deborah ne craque pas en la voyant… Il n’y a pas trop de place à l’arrière pour faire des folies de son corps à moins d’être contorsionniste, mais bon… C’est pas les petits hôtels de charme qui manquent à Paris, non ?

Jean-Luc – À ce rythme-là tu pourras bientôt écrire un guide… Faute d’écrire le scénario pour lequel tu as déjà touché un acompte…

Stanislas – Et toi, alors, tu n’as vraiment jamais eu envie de tromper Gabrielle ?

Jean-Luc – Non…

Stanislas – Tu es pratiquement un Saint, tu sais ? T’as déjà un nom biblique… Non, sérieux, toi aussi tu devrais écrire un livre : L’Evangile selon Saint Jean-Luc…

Jean-Luc – Je t’emmerde.

Stanislas – Ou alors un bouquin, avec ta nana, sur… les petites recettes pour faire durer son couple… par Saint Jean-Luc et l’Ange Gabrielle…

Jean-Luc – Je croyais que tu étais pressé.

Stanislas se marre et s’apprête à s’en aller.

Stanislas – Allez… Shabbat shalom, mon frère…

Jean-Luc (le poussant vers la porte) – C’est ça, va te faire foutre aussi…

Stanislas se retourne une dernière fois vers les tableaux peints par Gabrielle.

Stanislas – Ils sont flippants, ces tableaux, non ? Qu’est-ce que ça représente au juste ?

Jean-Luc – Les sept péchés capitaux…

Stanislas – Oh, putain… Ta vie est vraiment un enfer, mon pote…

Stanislas s’en va. Jean-Luc, resté seul, soupire, puis décroche le téléphone.

Jean-Luc – Ouais… Je voudrais commander une pizza… Qu’est-ce que vous avez…? Ok, j’hésite entre Quatre Saisons et Margarita… Mettez les deux… Ouais, Jean-Luc Mercier… Oui, Jean-Luc, ça pose un problème…? 9 rue Parmentier… C’est ça… Merci… Euh, attendez… Vous pouvez rajouter une Calzone, aussi… Oui, ça fera trois en tout… Dans une demi-heure, ok…

Il raccroche, se met sur le lit, et zappe avec la télécommande sur la télé jusqu’à tomber sur un film X si on en juge par les bruits provenant du poste. Il semble impressionné, décapsule une nouvelle cannette de bière, et commence à sombrer dans une certaine somnolence…

Noir.

 

2 – L’avarice

Jean-Luc est réveillé par la sonnerie de la porte. Il émerge avec difficulté.

Jean-Luc – Merde, les pizzas… Ouais, j’arrive !

Il coupe la télé et va ouvrir. En chemin, il s’arrête devant un deuxième tableau et le retourne. Au dos de la toile on peut lire : L’avarice. Jean-Luc ouvre la porte.

Jean-Luc (dans le coltar) – Stanislas ?

Stanislas entre à nouveau, très speedé.

Stanislas – Oh, mon pote… Je suis dans une galère…

Jean-Luc – Qu’est-ce qu’il y a ? Ça n’a pas collé avec Margarita ?

Stanislas – Deborah… Je passe la prendre Gare du Nord, comme prévu… Par miracle, son RER de banlieue est à l’heure, dis donc…

Jean-Luc – Et alors ?

Stanislas – J’avais prévu de l’emmener dîner, tranquille. On revient à la bagnole… Plus personne !

Jean-Luc – Plus personne…?

Stanislas – Je l’avais depuis à peine une semaine, tu te rends compte ! Elle était encore en rodage…

Jean-Luc (pas très réveillé) – Deborah ?

Stanislas – Ma Mini Cooper ! On me l’a piquée, je te dis !

Jean-Luc – Ah merde…

Stanislas – Attends, ce n’est pas fini… J’avais laissé ma veste dedans avec tous mes papiers… et ma carte bleue ! C’était juste pour cinq minutes…

Jean-Luc – Oh, putain…

Stanislas – Je n’ai plus rien sur moi, je te dis ! Pas un euro, et aucun moyen de retirer de l’argent. C’est Deborah qui a dû me dépanner d’un ticket de métro pour venir jusqu’ici…

On sent progressivement que Jean-Luc n’est pas plus malheureux que ça de voir Stanislas dans la merde.

Jean-Luc – Ah, ouais, c’est con…

Stanislas – Moi qui voulais l’impressionner avec ma nouvelle bagnole, je te jure, c’est réussi…

Jean-Luc – Qu’est-ce que tu en as fait ? Tu l’as remise dans son RER pour Cergy-Pontoise ?

Stanislas – Je ne pouvais pas lui faire ça… Elle attendait beaucoup de cette soirée… Moi aussi… Elle est au café en bas…

Jean-Luc – Ah ouais…?

Stanislas – En attendant que je trouve une solution…

Jean-Luc – Une solution…?

Stanislas – Tu ne pourrais pas me dépanner de cent ou deux cents euros ? Que je puisse au moins l’inviter au restau…

Jean-Luc – C’est à dire que…

Stanislas – Je lui avais laissé entendre qu’elle pourrait passer la nuit à Paris, mais maintenant que je n’ai plus rien pour payer l’hôtel… Je ne peux quand même pas la ramener chez Mélanie…

Jean-Luc – Ben non…

Stanislas – Je ne sais déjà pas comment je vais lui expliquer que je me suis fait voler la bagnole Gare du Nord alors que j’étais supposé être ici avec toi en train de bosser…

Jean-Luc – Ah ouais, ça craint…

Stanislas – Bref, il me faudrait aussi un peu de blé pour l’hôtel…

Jean-Luc – Mmm…

Stanislas – Alors ?

Jean-Luc – Alors quoi ?

Stanislas – Tu peux me dépanner de deux cents euros ? Je te les rends dès que possible… Enfin, dès que j’aurais pu récupérer une carte bleue ou un carnet de chèques…

Jean-Luc – Ah, putain, tu n’as vraiment pas de bol…

Stanislas – Quoi ?

Jean-Luc – J’ai voulu me commander une pizza tout à l’heure, et je me suis rendu compte que Gabrielle était partie chez ses parents avec mon portefeuilles dans son sac… Du coup, tu vois, moi non plus, je n’ai rien à becqueter…

Stanislas – Merde… Et tu n’as vraiment pas de liquide sur toi ?

Jean-Luc – Vingt centimes, peut-être… Je peux te les passer, si tu veux…

Stanislas – Oh, putain… Et tu ne peux pas lui téléphoner ?

Jean-Luc – À qui ?

Stanislas – À Gabrielle ! Ce n’est pas si loin que ça, chez ses parents, non…?

Jean-Luc – Malheureusement, tu sais… C’est vendredi…

Stanislas – Et alors ?

Jean-Luc – C’est shabbat… Ils ne répondent pas au téléphone…

Stanislas – Oh putain… (Effondré) Bon ben tu peux quand même me prêter ta bagnole ?

Jean-Luc – Ma bagnole…?

Stanislas – Je pourrais au moins raccompagner Deborah chez elle. Tu imagines, les RER pour Cergy-Pontoise, à cette heure-ci… Je te jure, dans la tenue où elle est, je me demande déjà comment elle ne s’est pas fait violer avant d’arriver Gare du Nord… Je me sens responsable, mon vieux… Je ne suis même pas vraiment sûr qu’elle soit majeure…

Jean-Luc – Ah ouais, mais la bagnole, euh… Gabrielle l’a prise pour aller chez ses parents…

Stanislas – Je croyais que c’était shabbat…

Jean-Luc – Tu sais, je n’ai pas encore tout compris…

Stanislas – Oh, putain… Bon, tu permets au moins que j’aille pisser… Je n’ai même plus assez d’argent pour me payer des toilettes publiques…

Jean-Luc – Vas y, tu sais où c’est…

Jean-Luc laisse apparaître sa jubilation. Il remet le CD de Benabar avec la chanson « Tu peux compter sur Moi » : « Si t’as besoin de moi, peu importe le problème, pour te tendre la main si les autres portes se referment. La mienne est ouverte sans question, sans conditions, faut juste s’entendre sur la date j’ai des obligations. Tu peux compter sur moi, quand tu veux et où que ce soit, je serai toujours là pour toi, tu peux compter sur moi, mais surtout n’oublie pas… ». Le téléphone sonne, il coupe le CD et se précipite pour répondre.

Jean-Luc – Oui, allo…? Ah oui, salut Gabrielle… Non, non, je suis avec Stanislas là… Non, je suis désolé, mais je ne vais vraiment pas pouvoir venir… Non, non, ça va, mais on est en plein boulot… Si, si, ça avance super bien… On a plein d’idées… D’ailleurs, il va falloir que je te laisse, je suis désolé… Ok, je t’embrasse. Moi aussi… Passe une bonne soirée…

Il raccroche à peine le téléphone que c’est la sonnette qui se fait entendre. Il va ouvrir.

Jean-Luc – Ah, oui, merci… Oui, c’est ça, une Quatre Saisons, une Margarita et une Calzone… 29,90, d’accord… (Il sort une liasse de billets de sa poche) Tenez, voilà 30 euros… Vous pouvez garder la monnaie… Ouais, ben c’est quand même 10 centimes… C’est ça, ouais… Bonne soirée toi-même…

On entend un bruit de chasse d’eau. Jean-Luc planque en hâte les trois boîtes de pizzas sous le lit. Stanislas revient.

Stanislas (sentant l’odeur des pizzas) – Oh putain, j’ai la dalle, moi… Ça vient d’où cette odeur de pizzas ?

Jean-Luc – Ça doit venir de chez les voisins du dessous. Le parquet est très poreux…

Stanislas – Bon… Pour commencer, il faut que j’aille d’urgence au commissariat du coin pour déclarer le vol de ma bagnole…

Jean-Luc – Je suis vraiment désolé de ne pas pouvoir t’aider…

Stanislas – Je ferai un saut chez un autre pote qui habite pas très loin… J’espère qu’il pourra me dépanner…

Jean-Luc – Tu vas sûrement trouver une solution…

Stanislas – Ça me fout vraiment les boules…

Jean-Luc – C’est sûr… Une bagnole toute neuve…

Stanislas – La bagnole, je m’en fous. Ils vont me la rembourser. Non, c’est pour Deborah… Je m’y voyais déjà, tu comprends… Parce que tu verrais le morceau…

Jean-Luc – Ah ouais, c’est con…

Stanislas – Bon, écoute, je te demande juste un petit service…

Jean-Luc – Bien sûr, tu peux compter sur moi…

Stanislas – Si tu peux lui tenir compagnie pendant une petite demi-heure, le temps que je règle ça… La traîner dans un commissariat un vendredi, il y a plus glamour pour un premier rendez-vous…

Jean-Luc – C’est à dire que…

Stanislas – Je ne vais pas la laisser poireauter dans ce café… Parce qu’une fille comme ça, je t’assure, ça ne reste pas seule très longtemps…

Jean-Luc – Non bien sûr, mais…

Stanislas – Ok, je lui dis de monter…

Jean-Luc – Bon, une petite demie heure, alors…

Stanislas – Je te jure, c’est vraiment la soirée d’enfer… Enfin, avec toi, au moins, je suis tranquille…

Jean-Luc – C’est à dire…

Stanislas – Te vexe pas mais… Toi au moins, tu ne risques pas de me la piquer…

Jean-Luc – Ah ouais… Et pourquoi ça…?

Stanislas – Mais… parce que tu un garçon fidèle, voilà pourquoi… Saint Jean-Luc ! Et puis je ne suis pas sûr que tu sois vraiment son style…

Jean-Luc (vexé) – N’empêche que si Gabrielle rentrait à l’improviste, ça ferait mauvais genre… Tu es sûr que…

Stanislas – Bon allez… Plus vite je serai parti…

Stanislas s’en va. Jean-Luc reste là, anéanti.

Noir.

3 – L’envie

Deborah sonne à la porte. En allant ouvrir, Jean-Luc retourne un troisième tableau au dos duquel est inscrit : L’envie.

Deborah – Jean-Luc…?

Jean-Luc – Vas-y entre…

Deborah – J’avais peur de m’être trompée de porte… Stan m’a dit troisième gauche… Mais je n’étais pas sûre…

Deborah arrive. Blonde décolorée du genre super sexy mais pas forcément très futée. Elle regarde les peintures autour d’elle.

Jean-Luc – Non, non, c’est bien là… (Silence embarrassé) Heureusement que tu n’as pas sonné au troisième droite, c’est un pervers récidiviste en liberté conditionnelle…

Deborah – Non…?

Jean-Luc – Je plaisante, c’est mon beau-frère.

Deborah – Ah ouais, d’accord…

Jean-Luc – Assieds-toi… Tu veux boire quelque chose ?

Elle s’assied sur le lit.

Deborah – Merci, j’ai déjà pris un café au bistrot d’en bas…

Jean-Luc – Bon…

Deborah – Je ne voudrais pas te déranger… Fais comme si je n’étais pas là…

Jean-Luc avale sa salive en la regardant croiser les jambes très haut.

Jean-Luc – Ah, oui, ça… Ça ne va pas être évident…

Deborah – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Jean-Luc – Je ne sais pas… (Pour détendre l’atmosphère) Tu veux faire un Monopoly ?

Deborah – Je ne sais pas jouer…

Jean-Luc – Je plaisante…

Deborah – Ah ouais, d’accord…

Jean-Luc – Ouais…

Deborah – C’est marrant, il sent la pizza, ton lit…

Jean-Luc – Ah oui ?

Deborah – Ça donne faim…

Jean-Luc – Je suis désolé, je n’ai pas grand chose à te proposer…

Deborah – Non, non, mais ça va…

Jean-Luc – Ok.

Deborah – C’est marrant, quand Stan m’a parlé de toi, je ne t’imaginais pas du tout comme ça…

Jean-Luc – Et tu m’imaginais comment…?

Deborah – Je ne sais pas… Plus vieux, en tout cas…

Jean-Luc – À cause de mon prénom, sûrement…

Deborah – C’est vrai que Jean-Luc…

Jean-Luc – Oui… J’ai regardé sur internet. Ça fait partie du top 5 des prénoms les moins populaires en France aujourd’hui…

Deborah – Ah oui…?

Jean-Luc – Je plaisante…

Deborah – Ah ouais, d’accord…

Jean-Luc – Alors comme ça tu… Tu travailles à la cafétéria du Tribunal de Cergy-Pontoise…

Deborah – Oui… Mais c’est juste un job en attendant…

Jean-Luc – En attendant…?

Deborah – De devenir comédienne !

Jean-Luc – Ah ouais, d’accord.

Deborah – Pour l’instant, j’ai seulement fait un peu de doublage… Une publicité pour de la lingerie.

Jean-Luc – Avec un physique comme ça, c’est dommage de faire seulement du doublage.

Deborah – Stan m’a proposé un rôle dans son nouveau film.

Jean-Luc – Son nouveau film…?

Deborah – Celui dont tu es en train d’écrire le scénario pour lui.

Jean-Luc – Pour lui… Ah ouais, d’accord…

Deborah – Ça doit être très motivant pour toi aussi.

Jean-Luc – De…?

Deborah – D’écrire un scénario de long métrage pour Stan. Jusqu’à maintenant, à ce qu’il m’a dit, tu écrivais surtout des sitcom pour la télé, non…?

Jean-Luc – Hun, hun…

Deborah – Stan pense à moi pour le rôle principal.

Jean-Luc – Je vois…

Deborah – Stan m’a dit que…

Jean-Luc (la coupant) – Stan est un peu mythomane, Deborah.

Deborah – Mythomane ?

Jean-Luc – Il ne faut pas trop lui en vouloir, tu sais. C’est le métier qui veut ça. Une sorte de déformation professionnelle, en quelque sorte. À force de raconter des histoires, on finit par les croire soi-même…

Deborah – Des histoires…

Jean-Luc – Tiens, à propos de sa voiture, par exemple…

Deborah – Sa voiture…?

Jean-Luc – Sa Mini Cooper… Avec les sièges en cuir et le tableau de bord en loupe de noyer et le toit ouvrant électrique. Il t’en a sûrement parlé, non ?

Deborah – Oui…

Jean-Luc – Et il t’a raconté qu’il se l’était fait voler…

Deborah – Oui…

Jean-Luc – Mmm… Il raconte ça à tout le monde… Enfin, aux filles surtout…

Deborah – Alors ce n’est pas vrai ?

Jean-Luc – Tu l’as vue, sa Mini Cooper ?

Deborah – Non…

Jean-Luc – Eh ben voilà…

Deborah – Alors tu veux dire que c’est un menteur ?

Jean-Luc – Euh… Oui… C’est ça que je sous-entendais en te disant qu’il était mythomane…

Deborah – Ah, d’accord… Mythomane… Je pensais que ça voulait dire obsédé sexuel…

Jean-Luc – Ça peut aussi vouloir dire ça…

Deborah semble catastrophée.

Deborah – Je n’aurais jamais cru ça de lui…

Jean-Luc – Et bien sûr, il a promis de faire de toi une star de cinéma…

Deborah – Comment j’ai pu être aussi naïve…

Jean-Luc – Je suis vraiment désolé, Deborah… Mais je crois que c’était mon devoir de…

Deborah – Non, non, je te remercie de m’avoir ouvert les yeux… Et moi qui commençais à…

Jean-Luc – Et il t’a dit qu’il était célibataire évidemment…?

Deborah – On n’en a pas vraiment parlé, mais…

Jean-Luc – Il est marié depuis cinq ans.

Deborah – Non…

Jean- Luc – Avec Mélanie. Une amie à moi.

Deborah – Tu es sûr ?

Jean-Luc – J’étais témoin à son mariage. Et je suis le parrain de son fils.

Deborah – Il a des enfants ?

Jean-Luc – Trois filles…

Deborah – Non ?

Jean-Luc – J’étais là à leur circoncision.

Deborah – Ah parce qu’il est…

Jean-Luc – Il ne te l’a pas dit ?

Deborah – Oh mon Dieu…

Deborah est au bord des larmes.

Jean-Luc – Je suis désolé…

Jean-Luc lui tend un paquet de mouchoir. Deborah essuie ses larmes et tente de prendre sur elle pour rebondir.

Deborah – Et toi, tu… Tu es marié…

Jean-Luc – Moi…? Non…

Silence pendant lequel Deborah essaie visiblement de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Deborah – Mais vous écrivez bien un scénario ensemble, non ?

Jean-Luc – Oui, oui, bien sûr… Enfin, c’est surtout moi qui écris… Je lui ai proposé ça après sa sortie de prison, pour lui remettre le pied à l’étrier…

Deborah – Sa sortie de prison ?

Jean-Luc – Ah, d’accord, il ne t’a pas parlé de ça non plus…

Deborah – Il m’a dit qu’il avait fait une école de scénariste à Hollywood pendant trois ans…

Jean-Luc – Trois ans, oui, c’est… C’est le temps qu’il a passé derrière les barreaux… C’est ça qui m’a donné l’idée de… C’est un projet de série pour la télé… Une sorte de Prison Break à la française, tu vois… Comme il avait une certaine connaissance du milieu carcéral…

Deborah – Mais qu’est-ce qu’il avait fait pour aller en prison ?

Jean-Luc – Je suis désolé, mais ça… Je ne peux vraiment pas t’en parler… C’est un ami, tu comprends.

Deborah – Bien sûr…

Silence pendant lequel Deborah digère toutes ces informations. Le portable de Deborah se met à sonner. Elle répond.

Deborah – Ah Stan… Si, si tout va bien… Au commissariat ? (Avec un sous-entendu) C’est ça oui… Et bien sûr, ils n’ont pas retrouvé ta voiture… Bon… Deux heures ? Ok, prends ton temps. Mais non, je n’ai pas une drôle de voix. Bon, ok, à tout à l’heure Stan… (Elle raccroche et se tourne vers Jean-Luc). Il m’a raconté qu’il était au commissariat…

Jean-Luc – Ah, oui, malheureusement, ça, ça peut-être vrai… Il est sous contrôle judiciaire… Il doit pointer tous les vendredis soir…

Deborah – On devait dîner ensemble au restaurant pour parler de mon rôle…

Jean-Luc – Et il t’a raconté qu’il s’était fait voler ses papiers et sa carte bleue…

Deborah – Oui…

Jean-Luc – Il a essayé de me taper un peu d’argent… Mais j’ai refusé… Je crois que ce ne serait pas lui rendre service…

Un temps. Deborah essaie visiblement de reprendre la main.

Deborah – Alors si je comprends bien, en réalité, c’est toi le patron de Stan.

Jean-Luc – On peut dire ça comme ça, oui…

Deborah – C’est toi le boss.

Jean-Luc – Oui…

Deborah – Et tu pourrais me trouver un petit rôle… dans ta série ?

Jean-Luc – Pourquoi pas…? Il faudrait faire des essais… Ça se passe dans une prison pour hommes, mais bon… Je ne sais pas… Je te verrais bien en visiteuse de prison… Je ne sais pas… Quelque chose qui se dégage de toi… Une envie de soulager son prochain… Je me trompe…?

Deborah – C’est mon côté Soeur Emmanuelle…

Jean-Luc – Non, je t’assure… ça me donne des idées… Pour mon scénario, je veux dire…

Deborah se fait provocatrice.

Deborah – Je pourrais t’impressionner, je t’assure… Mais pour l’instant, je suis tellement déçue.

Elle se love dans les bras de Jean-Luc, complètement déstabilisé.

Deborah – Jean-Luc… En fait, j’adore ce prénom… Je ne sais pas… Ça a un côté rassurant… Et puis mon oncle s’appelle Jean-Luc… Il s’est beaucoup occupé de moi quand j’étais petite…

Noir.

4 – La luxure

On retrouve Jean-Luc et Deborah au lit. Jean-Luc a l’air d’être dans un état second, complètement dépassé par les événements. Deborah paraît comblée.

Deborah – Alors, impressionné…?

Jean-Luc – Très…

Deborah – Je t’avais dit que je pouvais t’étonner…

Deborah s’apprête à allumer une cigarette. Jean-Luc semble revenir un peu à la réalité.

Jean-Luc – Qu’est-ce que tu fais ?

Deborah – J’allume une cigarette, pourquoi ?

Jean-Luc – Désolé, mais ça ne va pas être possible.

Deborah – Tu trouves ça trop cliché ?

Jean-Luc se lève pour s’habiller, cherchant ses vêtements épars.

Jean-Luc – C’est à dire que… Ma copine a l’odorat très sensible. Elle est non fumeuse… Plutôt du genre psychorigide, tu vois.

Deborah – Ta copine ?

Jean-Luc – Tu m’as demandé si j’étais marié, je t’ai dit que non. Je ne t’ai pas dit que j’étais célibataire…

Deborah – Ah d’accord… (Deborah, visiblement déçue, se lève en râlant, vêtue seulement d’un grand tee-shirt). Vous êtes bien tous les mêmes, tiens… Je peux prendre une douche, au moins ? C’est promis, j’essayerai de ne pas laisser trop de poils de cul dans la baignoire…

Jean-Luc – Oui, oui, bien sûr… C’est par là… Mais tu ne traînes pas trop, hein… Stan ne va pas tarder à revenir… C’est quand même un ami, tu comprends…

Deborah – Oui, je crois que je commence à comprendre…

À peine Deborah est-elle sortie que son portable se met à sonner. Jean-Luc ne répond pas, mais il a l’air très emmerdé.

Jean-Luc – Et merde…

Le portable s’arrête de sonner, et Jean-Luc souffle un peu. Il continue à chercher ses vêtements pour se rhabiller. Ce faisant, il retourne un quatrième tableau au dos duquel on lit : La luxure. Cette fois, c’est le téléphone de Jean-Luc qui se met à sonner. Jean-Luc décroche, paniqué.

Jean-Luc – Ouais…? Ah, Stan… Si, si, tout va bien… Écoute, je ne peux pas te la passer là, elle… Elle est aux toilettes… Si, si tout va bien… Dans dix minutes, ok… (Effaré) Avec Gabrielle ? Ah… Tu l’as croisée à la sortie du RER… Ok… Non, non, c’est bon… Non, rassure-toi, je ne dirai rien à propos de toi et de Deborah… Oui, je sais que Gabrielle connaît Mélanie… Bon, je fais au mieux, d’accord…

À peine a-t-il raccroché que Jean-Luc se met à flipper. Pour effacer toute trace de son forfait, il veut laver les draps, mais par mégarde, il met les fringues de Deborah dans la machine à laver avec les draps roulés en boule. Il fait partir la machine à laver. Deborah ressort de la douche. Elle se met à chercher ses vêtements, mais ne les trouve pas…

Deborah – Tu as vu mes fringues ?

Jean-Luc – Euh… Je ne sais pas, elles étaient par là, non ? Tu as regardé sous le lit ? Écoute, dépêche-toi, parce qu’ils arrivent dans cinq minutes…

Deborah – Ils…?

Jean-Luc – Stan et… Gabrielle. Ma copine…

Deborah – Ah, d’accord…

Deborah regarde sous le lit.

Jean-Luc – Alors ? Tu as trouvé ?

Deborah – Non… mais j’ai trouvé ça… (Elle sort de sous le lit trois boîtes de pizza et un paquet de chips). Je croyais que tu n’avais rien à manger…

Jean-Luc – C’est mon côté écureuil… Quand vient l’automne, c’est plus fort que moi… Je me mets à stocker des pizzas sous mon lit au cas où… C’est bizarre, hein ?

Deborah (atterrée) – Oui… Qu’est-ce que tu as foutu de mes fringues ? Je ne retrouve même pas ma culotte ! Tu n’es pas fétichiste au moins ?

Jean-Luc – Merde, la machine à laver…

Deborah – Quoi ?

Jean-Luc – J’ai fait partir une machine… Pour laver les draps… J’ai dû prendre tes fringues avec sans m’en rendre compte…

Deborah – Bravo…

Jean-Luc se plante devant la machine et observe le cadran.

Jean-Luc – Tu sais comment on arrête une machine une fois qu’elle est lancée…?

Deborah – On ne peut pas… (Elle regarde le cadran et lâche son verdict) Linge très sale… Deux heures…

Jean-Luc – On ne peut plus l’arrêter… C’est une machine infernale…

Deborah – Et moi, comment je fais ?

Jean-Luc – Tu pourrais te cacher dans un placard.

Deborah – Ça a déjà été beaucoup fait, non ? Pour un scénariste, ce n’est pas très brillant. Tu me déçois, Jean-Luc… Tu me déçois beaucoup…

Jean-Luc – Tu as une autre idée ?

Deborah – Je vais fouiller dans les tiroirs de ta copine… J’espère qu’elle a meilleur goût pour choisir ses fringues que pour choisir ses mecs…

Jean-Luc – Ah non !

Deborah – Tu préfères que je reste dans cette tenue pour la recevoir…?

Jean-Luc – Ok, vas y…

Stanislas revient avec Gabrielle. Gabrielle brandit une boîte de gâteau et une bouteille de Champagne.

Gabrielle – Surprise ! Tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser tout seul le soir de notre anniversaire de rencontre !

Jean-Luc – Notre anniversaire…?

Gabrielle – Je parie que tu avais oublié…

Stanislas (innocemment) – Deborah n’est pas là ?

Jean-Luc (embarrassé) – Si, si, elle… Elle est… aux toilettes.

Stanislas – Encore ?

Regard suspicieux de Gabrielle.

Gabrielle – C’est qui, Deborah ?

Air emmerdé de Jean-Luc.

Noir.

5 – L’orgueil

Deborah revient. Habillée dans un style très différent. Plu strict, moins sexy… et surtout beaucoup plus proche de celui de Gabrielle.

Gabrielle – Alors ?

Stanislas – Ben oui, c’est qui, cette charmante jeune femme… Je n’ai pas très bien compris quand on s’est croisé tout à l’heure. Il faut dire que je suis parti un peu précipitamment.. (À Gabrielle) Je venais de voir par la fenêtre que ma bagnole n’était plus garée en bas, alors évidemment…

Jean-Luc – Ben c’est… L’actrice principale, tu sais bien… Celle qui doit jouer le rôle de la prostituée…

Stanislas – La prostituée…?

Jean-Luc – La femme du maquereau… Enfin du martin pêcheur… Du marin pêcheur…

Stanislas – Ah, oui, bien sûr…

Jean-Luc – Elle est venue pour… Pour que je la briefe un peu sur le rôle…

Stanislas – Très professionnel de sa part. Mais c’est curieux, Deborah, j’ai l’impression que vous avez quelque chose de changé, depuis tout à l’heure, non ?

Gabrielle – C’est amusant, j’ai exactement la même robe…

Deborah – Ah oui, c’est très amusant, hein Jean-Luc…

Jean-Luc (à Stanislas pour faire diversion) – Alors, ta voiture…?

Stanislas – Tu ne vas pas le croire…

Jean-Luc – Au point où j’en suis, tu sais…

Stanislas – On ne me l’avait pas volé du tout. Elle était à la fourrière ! Je m’étais garé sur une place handicapé.

Jean-Luc – Non… Et tu n’y as pas droit ?

Stanislas – Ça c’est la bonne nouvelle… La mauvaise, c’est que du coup, je dois aller la récupérer au dépôt. Et ce n’est pas la porte à côté…

Deborah – Alors comme ça, tu as vraiment une Mini Cooper ?

Stanislas – Ben oui, pourquoi…?

Deborah lance un regard assassin en direction de Jean-Luc.

Deborah – Et j’imagine que tu n’es jamais allé en prison non plus…

Stanislas – Pas encore… (Blagueur) Mais tu sais, pour un stationnement interdit, avec un bon avocat, on peut encore espérer le sursis…

Gabrielle (froidement) – Bon, je vais aller mettre ça au frais… (À Jean-Luc) On reparle de tout ça tout à l’heure…

Gabrielle disparaît.

Deborah – Je crois que le mieux, c’est que je vous laisse en famille…

Stanislas – Tu ne veux pas que je te raccompagne ? Le temps de passer récupérer ma bagnole et…

Deborah – Je crois que ça ira comme ça. Je vais prendre le RER…

Stanislas – Je suis vraiment désolé pour ce soir, mais on peut remettre ça à une autre fois. Je t’appelle ?

Deborah – C’est ça, oui… Messieurs les pétomanes, je vous salue bien.

Stanislas – Les pétomanes ?

Jean-Luc – Je crois qu’elle a voulu dire mythomanes.

Stanislas – Ah bon… Ça me rassure…

Deborah s’en va. Stanislas souffle de soulagement.

Stanislas – Ça ne s’arrange pas trop mal, finalement…

Jean-Luc – Parle pour toi…

Stanislas se marre.

Stanislas – Ah ma poule, tu n’as vraiment pas de bol… Non seulement tu ne la niqueras jamais, mais en plus, c’est à toi de donner des explications à Gabrielle.

Jean-Luc – Tu trouves ça drôle ? J’en ai marre d’assumer tes conneries, Stan…

Stanislas – Il faut bien se marrer un peu, non… T’es trop coincé Jean-Luc… Deborah a raison : Pète un coup mon vieux…

Jean-Luc retourne un cinquième tableau au dos duquel est inscrit : L’orgueil…

Jean-Luc – Et puis qu’est-ce qui te dit que je l’ai pas niquée…

Stanislas (se marrant) – Toi…? (Ne se marrant plus) Toi ?

Jean-Luc – Moi.

Stanislas – Tu n’as pas fait ça…?

Jean-Luc – Pourquoi pas ?

Stanislas – Mais… Mais t’es un vrai salaud…

Jean-Luc – Dans ce cas, on est deux… J’en ai ras le bol, Stan de tes embrouilles merdiques, de tes bagnoles de mimiles et de tes pétasses à deux balles…

Stanislas – Ça ne t’a pas empêché de te la faire, d’après ce que tu dis… Comment tu as fait…?

Jean-Luc – J’ai laissé opéré mon charme naturel… Et puis je n’y suis pour rien, elle m’a pratiquement violé…

Stanislas – C’est ça, oui… Qu’est-ce que tu as bien pu lui raconter pour en arriver là… Je la trouve bizarre avec moi depuis tout à l’heure…

Jean-Luc – Elle se sent coupable par rapport à toi, sûrement… C’est un peu normal, non ?

Stanislas – Et si je racontais tout ça à Gabrielle.

Jean-Luc – Vas-y… Moi je raconterais tout à Mélanie…

Ils sont sur le point de se battre. Mais Gabrielle revient.

Gabrielle – Où est passée… Deborah ?

Jean-Luc – Elle a dû partir précipitamment…

Gabrielle – Je vois… Bon… (À Stanislas) Je t’accompagne à la fourrière pour récupérer ta voiture…?

Jean-Luc – Je peux le faire…

Gabrielle (ironique) – Mais non, voyons… Ça va me détendre un peu…

Stanislas – Je crois que j’ai oublié mon portable aux toilettes tout à l’heure, je reviens tout de suite…

Stanislas sort.

Gabrielle – Et puis je te rappelle que tu as un scénario à écrire… D’ailleurs, je suis curieuse de savoir ce que tu vas bien pouvoir me raconter à mon retour…

Stanislas revient.

Stanislas (à Jean-Luc) – Salut ma poule…

Gabrielle et lui s’en vont. Jean-Luc est anéanti…

Noir.

6 – La colère

Jean-Luc fait les cent pas dans son studio, essayant peut-être d’imaginer, justement, ce qu’il va bien pouvoir raconter à Gabrielle. On sonne à la porte. Il va ouvrir avec anxiété.

Jean-Luc – Stan ?

Stanislas – On dirait que tu n’es pas content de me revoir…?

Stanislas entre avec un air narquois.

Jean-Luc – Qu’est-ce que tu as fait de Gabrielle ?

Stanislas – Elle est en train de se rhabiller dans le parking…

Jean-Luc – Pardon ?

Stanislas – Finalement, l’arrière d’une Mini Cooper, c’est assez grand. Ou alors c’est que ta nana et moi, on est particulièrement souple. Mais qu’est-ce que tu veux, quand on est vraiment motivé…

Jean-Luc – Tu n’as pas fait ça…?

Stanislas – J’ai appelé Deborah tout à l’heure… Elle m’a parlé de… mon séjour en prison, de mon mariage à la synagogue, de mes trois enfants… Entre autres…

Jean-Luc – Je ne te crois pas… Gabrielle n’est pas comme ça…

Stanislas sort de sa poche une culotte qu’il lui lance à la figure de Jean-Luc.

Stanislas – Et ça, ce n’est pas à elle, par hasard…?

Jean-Luc blêmit.

Stanislas – Elle a très bien compris, pour toi et Deborah… Je n’ai pas même eu à lui dire…

Jean-Luc – Et après ?

Stanislas – Je me suis contenté de la consoler… Comme toi avec Deborah… Les femmes adorent qu’on les console… Peut-être aussi qu’elle a voulu se venger… Ou alors c’est mon charme naturel…

Jean-Luc – Casse-toi… Avant que je me mette vraiment en colère…

Stanislas – Je t’ai rendu la monnaie de ta pièce, mon pote… Maintenant, on est quitte…

Stanislas s’en va. Dans un état second, Jean-Luc retourne un sixième tableau au dos duquel est inscrit : La colère. Jean-Luc va chercher le gâteau et la bouteille de champagne dans le frigo. Avec une colère froide, il retourne systématiquement les six premiers tableaux côté peinture, et commence à les vandaliser, en les badigeonnant un avec la crème chantilly du gâteau (qui pourra bien sûr être de la mousse à raser facilement lavable). Il rajoute ensuite des moustaches à un autre tableau (avec un feutre lavable). Et autres graffitis à convenance. On sonne à nouveau à la porte. Jean-Luc va ouvrir. C’est Stanislas.

Jean-Luc – Qu’est-ce que tu veux encore ?

Stanislas – Ce n’est pas vrai…

Jean-Luc – Quoi ?

Stanislas – Il ne s’est rien passé entre Gabrielle et moi. Je suis un salaud, c’est vrai, mais pas au point de me servir d’elle pour une petite vengeance personnelle…

Jean-Luc encaisse le coup.

Jean-Luc (montrant la culotte) – Et ça ?

Stanislas – Je l’ai piqué dans un de ses tiroirs tout à l’heure avant de partir… Tu pourras vérifier à son retour, rassure-toi, il ne manque rien à sa panoplie d’ange. Mais je ne suis pas vraiment sûr que l’ange Gabrielle soit d’humeur à te montrer sa culotte ce soir…

Jean-Luc – Ok…

Stanislas – Et toi, avec Deborah ? C’était vrai ?

Le silence de Jean-Luc est un aveu.

Stanislas – Eh ben tu vois, c’est marrant, je n’en ai plus rien à foutre… Tu as raison, je suis un enfoiré. Et maintenant, tu es un enfoiré comme moi… Gabrielle, Mélanie… On ne les mérite pas… Je crois que je vais arrêter mes conneries…

Un temps.

Jean-Luc – Et Gabrielle ?

Stanislas – Elle m’a dit qu’elle retournait dormir chez sa mère… Mais là, je n’y suis pour rien, je t’assure… (Stanislas s’apprête à s’en aller). J’espère au moins qu’avec Deborah ça en valait la peine… (Il jette un regard aux toiles vandalisées par Jean-Luc). Ces peintures aussi, elles ont quelque chose de changé, non ? Allez, salut ma poule. Je t’appelle demain à propos du scénar…?

Stanislas s’en va. Jean-Luc reste seul, anéanti. Il essaie d’effacer les graffitis et le reste mais n’y parvient pas. Résigné, il saisit la bouteille de champagne et boit au goulot… tout en attaquant à la main ce qui reste du gâteau.

Noir.

 

7 – L’intempérance

Jean-Luc est ivre mort, la bouteille de champagne vide à côté de lui. Il se lève en titubant et retourne le septième tableau au dos duquel est inscrit : L’intempérance. On sonne à la porte. Paniqué, il planque à la hâte les sept toiles sous le lit avant d’aller ouvrir. Gabrielle entre.

Gabrielle (froidement) – J’avais oublié mes clefs…

Elle se rend compte qu’il a bu, et prend une première mesure du désordre dans le studio.

Gabrielle – Je vois que tu ne m’as pas attendue pour célébrer l’anniversaire de notre première rencontre…

Elle découvre la disparition des toiles.

Gabrielle – Où sont passées mes toiles ? Les sept péchés capitaux…

Jean-Luc – Tu ne vas jamais le croire…

Gabrielle – Vas-y toujours…

Jean-Luc – J’ai… J’ai été attaqué…

Gabrielle – Attaqué…?

Jean-Luc – Un commando de trois hommes. Ils portaient des masques…

Gabrielle (ironique) – Quel genre de masques…?

Jean-Luc – Attends… Ça s’est passé très vite… Mais… C’était des masques… Comment dire… Genre diaboliques, tu vois… Lucifer, Benoît XVI, Berlusconi… C’était peut-être une secte satanique…

Gabrielle (pour voir jusqu’où il peut aller) – Et ils sont entrés comment ? Je ne vois pas de trace d’effraction…

Jean-Luc – Ils avaient un double des clefs !

Gabrielle – Et ils n’ont emporté que mes toiles…

Jean-Luc – Ça prouve que ta cote commence à grimper… J’ai toujours cru en ton talent, Gabrielle.

Gabrielle paraît touchée par l’état de confusion dans lequel se trouve Jean-Luc. Elle semble prête à calmer le jeu, au moins momentanément.

Gabrielle – Moi aussi, j’ai cru en toi, Jean-Luc. Dès notre première rencontre. Et pourtant, avec un prénom pareil, ce n’était pas gagné. Mais ce soir, tu m’as déçue. Beaucoup déçue…

Jean-Luc – Je suis vraiment désolé. C’est… Je n’étais pas dans mon état normal, je t’assure. J’étais comme possédé…

Gabrielle – Possédé ?

Jean-Luc – Je ne sais pas… (Plus bas sur le ton de la confidence) Je me demande si ce n’est pas ces toiles que tu as peintes… Elles m’ont envoûté…

Gabrielle – Ce ne serait pas plutôt cette Deborah, qui t’aurait envoûté ?

Jean-Luc (pathétique) – Va savoir si ce n’est pas une envoyée du Diable, elle aussi…

Gabrielle – On reparlera de tout ça quand tu auras dessoulé, d’accord ?

Gabrielle disparaît dans la pièce à côté. Jean-Luc souffle un peu, et repousse du pied sous le lit un des tableaux qui dépasse. Il remet un CD. La chanson de Bénabar « L’Effet Papillon » : C’est l’effet papillon, petites causes et grandes conséquences. Pourtant jolie comme expression. Petites choses et dégâts immenses… ». Mais Gabrielle revient et éteint le CD. Elle brandit un soutien-gorge affriolant qu’elle vient de trouver dans la machine à laver qui a fini son programme.

Gabrielle – Et il faudra aussi que tu m’expliques comment tes cambrioleurs ont pu oublier ça dans la machine à laver. Parce que ce n’est pas à moi…

Jean-Luc se décompose.

Jean-Luc – Une soirée d’enfer, je te dis…

Lumière et bruitage satanique évoquant l’enfer.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-16-1

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Un Cercueil Pour Deux

Casket for two –  Un Ataúd para Dos – Um caixão  para dois

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Quand deux candidats aux élections, le jour même du scrutin doivent aussi incinérer leurs conjoints respectifs, on risque le bourrage d’urnes. Surtout lorsque le directeur des pompes funèbres a recruté une intérimaire…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Adaptation et mise en scène de ma pièce UN CERCUEIL POUR DEUX au Сатиричен театър « Алеко Константинов » de Sofia par le génial Teddy Moskov qui, pour le Festival d’Avignon IN en 1999 et en 2002, présenta deux spectacles à l’Opéra. Je devrai peut-être un jour à un Bulgare l’honneur d’un spectacle dans le IN à Avignon, ma ville d’adoption…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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TEXTE INTÉGRAL

Un Cercueil pour Deux

Personnages : Edmond – Samantha – Francis – Chantal

ACTE 1

Face au mur d’un cimetière, recouvert de panneaux électoraux, la réception déserte d’une entreprise de pompes funèbres, ressemblant à celle de n’importe quelle autre entreprise. Sur le bureau, un téléphone sonne avec insistance. Edmond, le patron, vêtu d’une façon très stricte, arrive en maugréant.

Edmond – Oui, oui, j’arrive… Qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui à être aussi pressés… Ce n’est pas encore les soldes… Ah, non, je vous jure, ils finiront par avoir ma peau… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? (Avec une amabilité commerciale) Oui Monsieur Dumortier, nous allons le recevoir ce matin… Parfaitement, en chêne avec des poignées dorées et un capitonnage vert pomme… La collection automne-hiver, c’est cela… Mais vous savez, le modèle Elisabeth 2, c’est un classique. C’est indémodable. Ce n’est pas le moins cher, c’est vrai, mais je sais que Madame Dumortier était très coquette. Croyez-moi, avec ce modèle-là, on n’est jamais déçu. En tout cas, on n’a jamais eu de réclamation, n’est-ce pas… Mardi, c’est entendu… Au plaisir Monsieur Dumortier… Enfin, je veux dire, euh… À mardi, Monsieur Dumortier… Et encore une fois, toutes nos condoléances… (Il raccroche) Je commence vraiment à fatiguer, moi… (Mais le téléphone sonne à nouveau, ne lui laissant aucun répit) Et merde… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? Ah, c’est toi, Yvonne… Alors le docteur est passé… ? La grippe évidemment…? Avec l’épidémie qui sévit cet hiver… C’est qu’elle est très virulente, cette année… Ici, le téléphone n’arrête pas de sonner… Heureusement qu’on me livre la nouvelle collection ce matin, parce que si j’avais un imprévu… Je ne dis pas ça pour toi, bien sûr… Mais c’est vrai que je suis complètement débordé. Non, ce n’était vraiment pas le moment que tu tombes malade toi aussi… Tout seul ici, je ne m’en sors pas, moi… Non, l’intérimaire n’est pas encore arrivée. Je ne sais pas ce qu’elle fait, d’ailleurs. Elle devait être là à neuf heures. Ça commence bien, je te jure… (Jetant un regard par la vitrine) Ah, je vois quelqu’un arriver, ça doit être elle. Bon il faut que je te laisse. Soigne-toi bien. Moi aussi, je t’embrasse…

Entre Samantha, une jeune femme au look à l’évidence peu approprié au poste qu’elle vient occuper (au choix : outrageusement sexy ou au contraire grunge ou gothique, par exemple).

Samantha – Bonjour ! Je suis un peu en retard, je sais…

Edmond – En effet… Une panne d’oreiller, dès le premier jour ?

Samantha – Même pas ! Non, le réveil a sonné à l’heure, je me suis bien levée, et tout. C’est dans l’autobus que je me suis rendormie. Le chauffeur m’a réveillée au terminus. Alors le temps de reprendre la ligne dans l’autre sens…

Edmond – Bon… Vous vous appelez comment ?

Samantha – Samantha.

Edmond – Samantha ?

Samantha – Ça pose un problème.

Edmond – Non, non… C’est à dire que… Samantha, ça fait un peu… Enfin vous voyez ce que je veux dire…

Samantha – Non…

Edmond – Disons que dans notre profession, on est habitué à des prénoms plus discrets.

Samantha – Genre ?

Edmond – Je ne sais pas, moi… Josiane, Martine… Christelle à la rigueur… Ou Yvonne. Ma femme s’appelle Yvonne… Vous croyez vraiment pouvoir la remplacer…?

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Alors vous tenez vraiment à vous faire appeler Samantha ?

Samantha – C’est mon nom.

Edmond – Bon… Et votre tenue là… On vous a dit que vous aurez à faire à la clientèle ?

Samantha – Ben… Oui…

Edmond – Vous comprenez bien que pour travailler ici, une tenue plus… classique serait quand même plus appropriée.

Samantha – Ah bon…

Edmond – Vous avez une formation, au moins ? Une première expérience dans notre domaine d’activité ?

Samantha – J’ai un CAP d’esthéticienne. Et j’ai fait une mission comme vendeuse chez Leclerc il y a trois mois.

Edmond – Esthéticienne… Oui, ça pourrait à la rigueur nous dépanner un peu…

Samantha – Ah bon…?

Edmond – Mais, Leclerc… Vous voulez dire dans la branche funéraire.

Samantha (surprise) – Ben non… Au rayon charcuterie, pourquoi ?

Edmond – Non, parce qu’autant vous dire que chez Picard, on ne fait pas dans le discount. Et pourquoi pas la vente par correspondance ou la vente en ligne, aussi ?

Samantha – Ah, oui, pourquoi pas…

Edmond – Leclerc et nous, on ne fait pas le même métier, d’accord ?

Samantha – D’accord…

Le téléphone sonne.

Edmond – Bon, et bien c’est le moment de me montrer ce que vous savez faire… Autant vous jeter à l’eau tout de suite, parce que je vous préviens, on est à flux tendu en ce moment. Je n’aurais pas le temps de vous former.

Samantha – Pas de problème… (Elle s’empare du téléphone et décroche avec assurance) Picard Surgelé, j’écoute…? Ah, non, Madame, je suis désolée, mais apparemment, vous avez fait un faux numéro… Mais je vous en prie, Madame… Pas de problème Madame… Au revoir Madame…

Samantha, visiblement contente d’elle, se tourne en souriant vers Edmond, qui la regarde pétrifié.

Samantha – Qu’est-ce qu’il y a ?

Edmond – C’est une blague ? C’est pour la Caméra Cachée, c’est ça ?

Samantha – Quoi ? C’était une bonne femme en pleurs qui croyait téléphoner aux pompes funèbres…

Edmond – Nous SOMMES une entreprise de pompes funèbres !

Samantha (anéantie) – Non…?

Edmond – L’agence d’intérim ne vous a rien dit ?

Samantha – Ils m’ont juste parlé de viande froide… Et comme la boîte s’appelait Picard…

Edmond – C’est un cauchemar… (Prenant sur lui) Bon, malheureusement, je n’ai plus le choix.

Samantha – Et donc, ici, c’est une entreprise de…

Edmond – Écoutez, vous vous contentez de répondre au téléphone et de prendre les messages. Quand un visiteur se présente, vous m’appelez. Et surtout, vous ne prenez aucune initiative, d’accord ?

Samantha – D’accord.

Edmond – Maintenant, je dois retourner m’occuper de mon député…

Samantha – Le député ?

Edmond – Delamare. Les législatives anticipées… Vous n’avez pas vu les panneaux électoraux contre le mur du cimetière ? C’est le premier tour de scrutin aujourd’hui !

Samantha – Et le député sortant est ici ?

Edmond – Ah oui, cette fois, on peut même dire que c’est une sortie définitive. Je suis en train d’essayer de lui refaire une beauté, là-bas derrière. Et croyez-moi, il y a du boulot…

Samantha – Madame Delamare ? Pourtant, sur les affiches, elle a l’air pas trop mal conservée…

Edmond – Son mari ! C’est lui le député sortant. Sa femme se présente aux élections pour lui succéder à l’Assemblée Nationale.

Samantha – Ah, d’accord…

Edmond – Les obsèques de Monsieur Delamare ont lieu aujourd’hui. Mais j’ai bien du mal à lui redonner une allure présentable. C’est que le corps a séjourné longtemps dans l’eau, alors évidemment…

Samantha (horrifiée) – Dans l’eau.

Edmond – D’ailleurs, si vous voulez vous charger du dernier coup de polish. D’habitude, c’est ma femme qui s’occupe de ça, mais comme elle n’est pas là…

Samantha – C’est à dire que…

Edmond – Vous m’avez bien dit que vous aviez un CAP d’esthéticienne ?

Samantha – Oui, enfin…

Edmond – Je vois… Bon… Vous croyez pouvoir vous en sortir avec le standard ?

Samantha – Oui, oui, bien sûr…

Edmond – Dans ce cas, je vous laisse. (Se retournant une dernière fois) Ah, au fait, j’attends une livraison ce matin. Quand la marchandise arrive, vous me prévenez tout de suite, d’accord…

Samantha – Une livraison…

Edmond – La nouvelle collection ! Vous avez le catalogue sous les yeux !

Edmond sort. Samantha jette un regard sur le catalogue, et reste estomaquée. Le téléphone sonne.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute… Oui… Oui… (Écrivant sur un bloc) La promotion du mois, parfaitement… Le modèle Sapin Basique… À 99 euros TTC… Très bien, je lui dirai, Madame Delamare… Vous pouvez compter sur moi… Au revoir Madame Delamare…

Elle raccroche et soupire de soulagement. Un soulagement très momentané, puisqu’un homme entre par la porte et s’approche du bureau.

Samantha – Vous venez pour la livraison…?

Francis – Euh… Non… Francis Martino. J’ai rendez-vous avec Monsieur Picard. Pour choisir un modèle…

Samantha (avec un sourire commercial) – Je vais l’appeler… Vous voulez jeter un coup d’oeil sur notre catalogue en attendant… (Elle lui tend le catalogue) C’est pour offrir ?

Francis – C’est pour ma femme…

Samantha – Pardonnez-moi, mais… il me semble vous avoir déjà vu quelque part…

Francis – Oui… Ma photo est placardée sur tous les murs de la ville…

Samantha – Vous êtes recherché par la police ?

Francis – Pas encore… Pour l’instant, je me présente seulement aux élections… (Avec un geste en direction des panneaux électoraux contre le mur du cimetière) Sur les affiches, là, c’est moi…

Samantha – Francis Martino ! L’adversaire de Madame Delamare, parfaitement !

Francis – Disons son challenger…

Samantha – La liste divers droite, c’est bien ça ?

Francis – Ah, non, ça c’est Madame Delamare… Moi je suis centriste. Mais vous savez ce qu’on dit : le centre est partout et sa circonscription nulle part…

Samantha – Mmm… Alors vous avez perdu votre conjoint, vous aussi ?

Francis – Oui…

Samantha – Ah… Bataille !

Francis – Pardon ?

Samantha – Avec un décès dans sa famille entre les deux tours, Madame Delamare partait avec un avantage. Là ça remet les compteurs à zéro…

Francis – Oui…

Samantha – Si la grand-mère d’Obama n’était pas morte juste avant le scrutin, est-ce qu’un noir serait Président des États Unis aujourd’hui ?

Francis – Bien sûr…

Samantha – Et si Ségolène avait perdu ne serait que son caniche avant les présidentielles, l’histoire de France en aurait peut-être été changée…

Francis – Peut-être…

Samantha – Malheureusement pour elle, non seulement son infidèle compagnon n’est pas mort entre les deux tours, mais il a été folâtrer ailleurs. Qu’est-ce que vous voulez ? Les Français n’aiment pas les cocus, c’est comme ça…

Francis – Je vois que vous êtes une fine observatrice de la vie politique française… Euh… Monsieur Picard est là ?

Samantha – Oui, bien sûr, je l’appelle tout de suite. (Elle jette un regard au clavier de son standard et lit les différentes indications) Alors… Chambre froide… Coin cuisine… Thanatopraxie… Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je vais essayer ça… (Elle compose le numéro et attend un instant avant que Edmond finisse par répondre) Bingo ! Monsieur Picard ? Francis Martino vient d’arriver… (Elle raccroche) Il vient tout de suite…

Silence un peu embarrassé. Francis feuillette le catalogue pour se donner une contenance.

Francis – Et vous, vous avez déjà fait votre choix ?

Samantha – Pour…?

Francis – Le scrutin d’aujourd’hui ! Vous avez déjà voté ?

Samantha – Euh… Non, pas encore…

Francis – Ah, j’ai encore une chance, alors… Vous connaissez notre programme ?

Samantha – Vous avez un programme ? Je croyais que vous étiez centriste ?

Edmond arrive.

Edmond – Bonjour Monsieur Martino. Et toutes mes condoléances…

Francis affiche à nouveau une mine de circonstances.

Francis – Qu’est-ce qu’on y peut…? C’est le destin, n’est-ce pas…?

Edmond – Au moins, elle a eu une belle mort.

Francis – Vous trouvez…?

Edmond – Non ?

Francis – Elle a été broyée par un train corail…

Edmond – Excusez-moi, je dois confondre avec Madame Dumortier… Elle est morte dans son lit pendant son sommeil. Elle avait 91 ans…

Francis – Ah, oui… Ma femme était un peu plus jeune…

Edmond se rend compte que Samantha écoute leur conversation avec une curiosité peu discrète.

Edmond – Si vous alliez nous chercher deux cafés, Sandra…

Samantha – Samantha…

Edmond – Oui, bon… Vous savez faire du café…?

Samantha – Je peux essayer…

Francis – Serré, pour moi, s’il vous plaît.

Samantha – Serré… Comme le scrutin d’aujourd’hui, pas vrai Monsieur Martino…?

Vague sourire de Francis. Edmond est visiblement exaspéré.

Edmond – La machine à expresso, c’est par là…

Samantha disparaît.

Edmond – On a tellement de mal à trouver du personnel compétent aujourd’hui… Et ma femme est clouée au lit avec la grippe. Vous savez qu’elle est très virulente, cette année…

Francis – Oui… Ma femme en est morte…

Edmond – Je croyais qu’elle s’était fait renverser par un train.

Francis – En allant chercher son vaccin anti-grippe à la pharmacie…

Edmond – J’ai toujours pensé qu’il y avait un problème avec ce vaccin… Et croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir… D’ailleurs j’ai interdit à ma femme de se faire vacciner…

Francis – Madame Picard va bien ?

Edmond – Un léger refroidissement, mais elle sera sur pied dans quelques jours. Mieux vaut laisser faire la nature, pas vrai ?

Francis – Bien sûr…

Edmond – Vous avez déjà fait votre choix, Monsieur Martino ? Comme vous pouvez le voir sur notre catalogue, la nouvelle collection est absolument superbe…

Francis (jetant un regard rapide sur le catalogue) – Mmm…

Edmond – Comme je dis toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers…

Francis – Je pensais à quelque chose de très simple, en fait…

Edmond – Je vois… Quelque chose d’élégant, mais discret en même temps… Vous avez une idée du modèle ?

Francis (montrant sur le catalogue) – Pourquoi pas celui-ci…

Edmond (pas ravi) – Sapin Basique. Notre modèle d’entrée de gamme. En promotion en ce moment. À 99 euros TTC. Très bien Monsieur Martino…

Francis – Je me suis dit que pour une crémation…

Edmond – Le sapin, ce sera bien suffisant… Vous avez de la chance, il ne nous en reste plus qu’un en réserve. C’est un modèle qui part très vite en ce moment… En ce qui concerne les options, nous pouvons vous proposer…

Francis – Le modèle de base.

Edmond – Sapin Basique sans option. Parfaitement. Vous vouliez voir autre chose ?

Francis – Pour l’instant ça ira…

Edmond – Parfait, Monsieur Martino. Alors c’est noté.

Samantha arrive avec le café. Elle tend une tasse à Francis et l’autre à Edmond.

Francis – Merci Mademoiselle…

Samantha (minaudant) – Samantha…

Francis vide sa tasse d’un trait et fait la grimace. Edmond, intrigué, trempe les lèvres dans son café et lance un regard furieux en direction de Samantha.

Edmond (avec un regard d’excuse à Francis) – Un peu trop serré, peut-être…

Francis – Ah, oui, ça…

Edmond – Ça réveillerait un mort…

Le téléphone portable de Francis sonne avec un bruit de réveil.

Francis – Excusez-moi… (Prenant l’appel) Oui…? Alors, vous avez les premières estimations ? Oui… Oui… oui… Ah… Bon, très bien, j’arrive tout de suite… Non, la cérémonie a lieu à onze heures… C’est ça, dans une heure… Mais vous savez, ce sera dans la plus stricte intimité… Je ne voudrais pas exploiter le drame qui me frappe pour m’attirer la sympathie des électeurs… Vous avez tout de même pensé à prévenir la presse ? Très bien, merci… À tout de suite…

Edmond – Alors ? Et cette campagne électorale Monsieur Martino ? Comment ça se présente ?

Francis pose machinalement son portable sur le bureau de la réception et sort de sa poche deux tracts électoraux.

Francis – Comme vous le savez, normalement, c’était ma femme qui devait se présenter à cette élection. Mais en raison de cette tragédie…

Edmond – Bien sûr…

Samantha – Il arrive qu’on fasse voter les morts, mais même en Corse, on n’a encore jamais réussi à en faire élire un à l’assemblée…

Edmond – Remarquez, vu le taux d’absentéisme au parlement, je ne suis pas sûr qu’on s’en apercevrait tout de suite, pas vrai…?

Francis (tendant les tracts à Edmond et à Samantha) – Tenez, je vous laisse quand même quelques informations sur notre programme.

Edmond – Ah, vous avez un programme… Je pensais que vous étiez… Non, rien…

Francis – À vrai dire, je n’ai aucune expérience en politique. Mais le parti centriste a tellement de mal à trouver des candidats…

Samantha – Oui… C’est sûrement le seul parti en France qui a encore moins d’électeurs que de candidats…

Edmond la fusille du regard.

Francis – Bref, on m’a un peu forcé la main, et je me suis laissé faire… Bon, je vais devoir vous laisser… Un petit problème à régler…

Edmond – Rien de grave, j’espère ?

Francis – Comme je ne trouvais personne d’autre, j’ai dû prendre la fille de ma femme de ménage comme suppléante. Mais on me dit qu’elle vient de se faire arrêter pour racolage sur la voie publique…

Edmond – Si les candidats aux élections n’ont plus le droit de proposer leurs charmes aux électeurs sur les marchés, où va la démocratie ?

Francis – N’est-ce pas…?

Samantha – Si vous cherchez une nouvelle suppléante, je peux vous dépanner…

Francis – Pourquoi pas…? Je vais y réfléchir, c’est promis…

Edmond – Alors tout à l’heure pour la cérémonie…

Francis – Parfait.

Francis s’en va. Edmond tourne un regard de reproche vers Samantha.

Samantha – Ah, j’ai oublié de vous dire. Vous allez être fière de moi, je viens de faire ma première vente au téléphone.

Edmond (inquiet) – Je vous avais dit de ne prendre aucune initiative…

Samantha – Madame Delamare a appelé. La veuve du député. Elle a choisi le modèle Sapin Basique.

Edmond – Sapin Basique !

Samantha – Oui, je sais, c’est le moins cher, mais bon… C’est quand même une vente.

Edmond – Il ne nous en reste plus qu’un en stock, et je viens de le promettre à Monsieur Martino pour sa femme !

Madame Delamare arrive.

Chantal – Ah, Monsieur Picard. Je voulais vous voir.

Edmond – Bonjour Madame Delamare… et toutes mes condoléances pour votre époux. Mais je suis sûr qu’il approuverait votre choix.

Chantal – Pour le cercueil, vous voulez dire ? C’est vrai que c’était un homme très près du peuple, et qu’il avait des goûts très simples…

Edmond – Au sujet de votre candidature ! Pour lui succéder au parlement…

Chantal – Oh, vous savez, je n’ai pas beaucoup la tête à la politique en ce moment. (Elle en profite néanmoins pour gratifier Edmond et Samantha de deux tracts électoraux) Si les électeurs de mon mari n’avaient pas insisté pour que je me présente afin de sauver son siège à l’assemblée… Mais je voulais vous parler de l’organisation des obsèques, justement…

Edmond – Vous avez changé d’avis sur le modèle, peut-être… C’est vrai que le Sapin Basique, pour un député…

Chantal – Non, non, pas du tout. Le sapin, ça me convient très bien. D’autant que j’ai opté pour l’incinération…

Edmond – Ah, vous aussi…

Chantal – Pardon ?

Edmond – Non, je veux dire… C’est une pratique qui se développe beaucoup en ce moment… Vous ne voulez pas jeter un nouveau coup d’oeil sur notre catalogue ?

Samantha (commercial) – Un petit coup d’oeil, ça n’engage à rien…

Edmond (lui montrant le catalogue) – Regardez. Le modèle Louis Philippe, par exemple… En acajou… Garanti trente ans…

Chantal jette un regard distrait sur le catalogue.

Chantal – Non merci, vraiment… D’ailleurs, excusez-moi, mais… Louis Philippe, Elisabeth 2, Marie Antoinette… Ça ne fait pas très républicain, tout ça…

Samantha – D’un autre côté, Sapin Basique… Ça fait un peu Ikéa, non ?

Chantal – Le Sapin Basique, ça ira très bien…

Edmond – C’est à dire que…

Chantal – Il y a un problème ?

Edmond – Je suis vraiment désolé, Madame Delamare, mais nous sommes momentanément en rupture de stock sur ce produit…

Chantal – Mais… cette jeune femme m’a dit au téléphone tout à l’heure que…

Edmond – Entre temps, j’avais promis le dernier exemplaire qui me restait à Monsieur Martino…

Chantal – Martino ? Mon adversaire aux élections !

Edmond – C’est un regrettable malentendu, et je vous prie d’accepter toutes mes excuses… Cette jeune personne débute dans le métier et…

Chantal – Il n’en est pas question !

Edmond – Je peux vous proposer un autre modèle… Je vous ferai une ristourne… Un surclassement, en quelque sorte…

Chantal – Vous n’avez qu’à proposer ça à Martino.

Justement, Martino revient.

Francis – Je crois que j’ai oublié mon téléphone portable chez vous. (Il est surpris de reconnaître Chantal). Madame Delamare…

Edmond – Vous vous connaissez, je crois…

Chantal – Un peu… Madame Martino s’était déjà présentée aux dernières élections contre mon mari…

Edmond – Ah… C’est presque une histoire de famille, alors…

Francis – J’en profite pour vous présenter toutes mes condoléances…

Edmond – Monsieur Martino est un gentleman. Il acceptera sans doute de se désister en votre faveur…

Francis – Pardon ?

Chantal – Il semblerait que nous ne soyons pas concurrent seulement pour ce fauteuil de député…

Edmond – Sandra a promis le dernier Sapin Basique qui nous restait à Madame Delamare…

Samantha – Samantha…

Edmond (enjoué) – Allez, ne me dites pas que vous aussi, les politiques, il ne vous arrive pas quelque fois de promettre la même chose à tout le monde pour vous faire élire…

Samantha – Je suis vraiment désolée…

Francis – On va sûrement trouver un arrangement à l’amiable… N’est-ce pas, Monsieur Picard ?

Edmond – Mais bien sûr… On doit justement me livrer la nouvelle collection d’une minute à l’autre…

Le téléphone sonne et Samantha répond.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute. Ne quittez pas, je vous le passe. (À Edmond) Pour vous…

Edmond – Pardonnez-moi un instant… (Prenant le combiné) Oui…? Non…! Votre livreur à la grippe ? C’est une plaisanterie ? Quand ? Cet après-midi ? Mais il sera trop tard ! Ah, vous entendrez parler de moi, je vous le garantis…

Il raccroche consterné.

Francis – Si cela peut rendre service à Madame Delamare, je suis tout à fait disposé à opter pour un autre modèle… Qu’est-ce que vous me proposez ?

Edmond – C’est à dire que… Je viens d’apprendre que la livraison que j’attendais ce matin est repoussée de quelques heures…

Francis – Et ?

Edmond – Le Sapin Basique, c’était le dernier cercueil qui nous restait en magasin…

Francis – Le dernier ?

Edmond – Désolé, je n’en ai plus aucun autre de disponible dans l’immédiat… À moins de remettre Madame Dumortier au frigo… Mais elle est déjà dans la chambre funéraire avec sa famille…

Consternation générale.

Chantal – Les obsèques de mon mari doivent avoir lieu ce matin à 11 heures !

Francis – Ceux de ma femme également.

Edmond (pour lui même accablé) – Un cercueil pour deux… Il ne manquait plus que ça…

Chantal – Vous ne voulez quand même pas qu’on place mon mari et la femme de monsieur dans le même cercueil ?

Francis – Ah, oui… Ce ne serait pas très convenable…

Edmond – On pourrait peut-être remettre une des deux cérémonies à demain…?

Samantha – Après tout, maintenant, ils ne sont pas si pressés…

Chantal – Mais moi, si !

Francis – Ah, non, demain, ça ne va pas être possible pour moi non plus…

Chantal – La presse est déjà prévenue… Il n’y a aucune raison pour que je laisse la vedette à mon adversaire !

Edmond – Cet après-midi, alors ?

Francis – Je vous rappelle que ce soir, on dépouille.

Edmond – On dépouille…?

Francis (à Samantha) – À propos, vous n’êtes pas libre ce soir ?

Samantha – Pour…?

Francis – Pour le dépouillement !

Noir.

ACTE 2

Francis et Chantal attendent ensemble à la réception avec une mine de circonstances. Francis jette un regard discret sur sa montre.

Francis – Vous pensez qu’il y en a encore pour longtemps…?

Chantal – Je ne sais pas… Je n’ai pas trop l’habitude…

Francis – C’est bizarre… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’être à la maternité, en train d’attendre un heureux événement…

Chantal (lui jetant un regard inquiet) – Oui, c’est bizarre…

Francis – Vous savez déjà ce que vous allez en faire ?

Chantal – Pardon ?

Francis – Les cendres de votre mari… Vous allez les mettre où ?

Chantal – Je n’ai pas encore décédé… Décidé… (Un temps) C’est… C’est volumineux ?

Francis – Je ne sais pas… Ça tient dans une urne, en tout cas…

Chantal – Une urne…?

Francis – Une urne funéraire…

Chantal – Ah oui, bien sûr…!

Francis – Oui… Quelle ironie pour un député… Finir dans une urne…

Chantal – Et vous ?

Francis – Je ne vais pas les garder sur le rebord de la cheminée, en tout cas… Ce serait un peu spécial, non ?

Chantal – Oui…

Francis – Peut-être les répandre dans le jardin… On a le droit ?

Chantal – Je crois, oui… En tout cas, personne n’est jamais allé en prison pour avoir dispersé les cendres de son conjoint dans son jardin…

Francis – Sauf le Docteur Petiot, évidemment…

Chantal – Mmm…

Francis – En même temps, je ne sais pas… Savoir que son conjoint est répandu sur le gazon entre la niche du chien et le barbecue… C’est un peu spécial aussi, non ?

Chantal – Oui…

Francis – C’est une décision lourde de sens. Il vaut mieux bien y réfléchir avant. Parce qu’après, c’est trop tard…

Chantal – C’est sûr… À part l’aspirateur…

Francis – Et on est vraiment obligés de repartir avec ?

Chantal – Je crois, oui… C’est comme à la maternité…

Justement, Edmond et Samantha arrivent en portant chacun une urne.

Edmond – Je ne vois pas la plaque. Le député, c’est laquelle ?

Samantha – Mince… Les plaques…

Edmond – Quoi ?

Samantha – J’ai oublié de les mettre…

Edmond – Mais je vous avais dit de… J’avais mis un post it avec le nom sur chaque urne ! Vous n’aviez qu’à visser les plaques !

Samantha – Je suis vraiment désolé…

Edmond – Mais vous savez dans quelle urne se trouve le député ?

Le silence embarrassé de Samantha est un aveu. Mais Edmond n’a pas le temps de réagir. Francis et Chantal tournent vers eux un regard de circonstance. Après une petite hésitation, Edmond tend son urne à Chantal, et Samantha la sienne à Francis.

Edmond – Nous vous laissons vous recueillir un instant sur les cendres de vos conjoints respectifs…

Edmond sort en lançant un regard incendiaire à Samantha.

Edmond – Je ne sais pas ce qui me retient de vous incinérer vous aussi…

Samantha – En même temps, si je n’étais pas allée chez Leclerc pour qu’il nous dépanne d’un cercueil en sapin…

Edmond – Un cercueil à monter soi-même, je ne savais même pas que ça existait…

Samantha – Eux, ils n’étaient pas en rupture de stock, au moins…

Edmond – Oui, bon, ça va…

Samantha – Et puis maintenant, Picard ou Leclerc, hein ? On ne voit plus la différence…

Edmond – Oui, ça vous pouvez le dire… Il y a une chance sur deux pour qu’en ce moment, Madame Delamare soit en train de se recueillir sur les cendres de Madame Martino.

Samantha – Et Monsieur Martino sur celles de Monsieur Delamare…

Edmond – Pas facile à monter, d’ailleurs, ces cercueils en kit…

Samantha – Oui… De ce côté là aussi, ça ressemble beaucoup à du Ikéa…

Ils sortent. Francis et Chantal regardent leur urne respective, plongés dans leurs pensées.

Francis – Nous ne sommes que poussière…

Chantal – Et nous retournerons à la poussière.

Francis – Il est mort comment, exactement, votre mari ?

Chantal – Noyé…

Francis – Noyé…?

Chantal – C’était un grand pêcheur devant l’Éternel. Il a dû tomber de son bateau. On n’a retrouvé le corps que six semaines après…

Francis – Et il ne savait pas nager…

Chantal – Il ne me l’avait jamais dit… Mais c’est vrai que je ne l’ai jamais vu nager de son vivant.

Francis – Peu de gens se vantent de ne pas savoir nager…

Un temps.

Chantal – Et votre femme ?

Francis – Un accident de la route.

Chantal – Ah, oui…

Francis – À un passage à niveaux dangereux… Sa voiture a calé au milieu des rails… Elle n’a pas eu le temps de redémarrer…

Chantal – Si je suis élue, je vous promets de faire aménager ce passage à niveau.

Francis – Merci… De mon côté, si j’ai la faveur des électeurs, je vous promets de faire passer une loi pour obliger tous les pêcheurs à passer un brevet de natation…

Ils restent un instant silencieux, contemplant les urnes.

Chantal – Et dire qu’ils s’étaient présentés l’un contre l’autre aux dernières élections. Voilà où ils en sont. Chacun dans son urne…

Chantal – Oui…

Francis – Ça… On peut dire que la politique ne leur a pas réussi…

Chantal – Non…

Francis – J’espère qu’on ne finira pas de la même façon.

Chantal – Enfin pas tout de suite…

Francis – À propos, vous avez vu les derniers sondages sortie d’urnes ?

Chantal – Oui…

Francis – Le deuxième tour s’annonce très serré.

Chantal – Mais je devrais être en ballottage favorable… Mon mari peut reposer en paix…

Francis – Mmm… Au dernier scrutin, on avait soupçonné vos amis d’avoir bourré les urnes…

Edmond et Samantha reviennent.

Edmond – Ils ont l’air de sympathiser, finalement…

Samantha – Vous verrez, ça se terminera par un mariage. (Edmond lui lance un regard réprobateur) Ils sont veufs tous les deux, non ?

Francis et Chantal les aperçoivent.

Chantal – Bon, on va peut-être vous laisser…

Edmond – Prenez votre temps… Vous pouvez rester le temps que vous voulez…

Samantha – Et vous serez toujours les bienvenus chez nous…

Edmond lui lance un regard réprobateur.

Francis – Je peux vous déposer quelque part ? J’ai un break…

Chantal – Je ne sais pas si…

Francis – Vous avez raison, excusez-moi… Ça pourrait faire jaser…

Samantha s’approche de Chantal.

Samantha – Je vais vous aider… Parce que c’est quand même un peu lourd…

Chantal – Ça ira, merci.

Samantha fait un geste maladroit pour saisir l’urne de Chantal. Ce faisant, elle bouscule celle de Francis qui tombe par terre. Son contenu se répand en partie sur le sol. Edmond regarde la scène effaré.

Chantal – Oh mon Dieu !

Edmond (anéanti) – C’est un cauchemar…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Je vais réparer ça tout de suite…

Edmond – Ne touchez à rien, je m’en occupe…

Edmond disparaît.

Samantha – C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure…

Edmond revient avec un tablier fantaisie, un balai et une pelle.

Edmond – Je vais arranger ça…

Sous le regard consterné des trois autres, il balaie les cendres, les pousse vers la pelle, et s’apprête à les remet dans l’urne. Mais il se trompe d’urne.

Francis – Euh, non, là c’est le mari de Madame.

Edmond – Autant pour moi… (Edmond remet les cendres dans l’autre urne). Voilà, ce petit accident est réparé…

Samantha se penche et ramasse quelque chose par terre.

Samantha – Tiens… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Edmond (embarrassé) – Ça arrive parfois qu’il reste quelques… Des plombages, par exemple…

Samantha – Ah, oui, en effet… On peut dire que la personne qui est là-dedans s’est vraiment fait plomber. On dirait une balle… Et du gros calibre, encore…

Consternation générale.

Edmond (examinant la balle) – Ah, oui…? Votre femme est morte d’un accident de chasse ?

Francis – Euh, non… Je vous l’ai dit, d’un accident de vaccin…

Samantha – Ah, oui, mais là c’est un sacré suppositoire, hein ?

Edmond – Je dirais de la chevrotine…

Samantha – C’est que là, Monsieur Martino… Si c’est vous qui avez confondu votre femme avec un sanglier… Ce ne serait pas bon du tout pour votre élection à l’assemblée.

Francis prend la balle des mains de Samantha et la regarde.

Francis (embarrassé) – Je ne comprends pas, je vous assure…

Silence embarrassé.

Samantha – En même temps… Je vous avoue que je ne suis pas complètement sûr qu’il s’agisse des cendres de votre femme…

Francis – Pardon ?

Samantha – Je me suis un peu mélangée dans les plaques…

Edmond – Elle veut dire que ce pruneau pourrait aussi bien provenir de l’urne de Monsieur le Député…

Francis lance un regard vers Chantal, qui semble anéantie.

Francis – Je vois…

Chantal – Je peux tout vous expliquer…

Francis (étonnée) – Vraiment…?

Chantal (à Edmond et Samantha) – Veuillez nous laisser un instant, je vous prie.

Edmond et Samantha s’éclipsent discrètement.

Francis – Vous avez quelque chose à me dire ?

Chantal fait un geste pour arracher la balle des mains de Francis.

Chantal – Donnez-moi ça !

Francis – Pas si vite…

Chantal se décompose.

Chantal – Ok, c’est moi qui l’ai tué…

Francis – Vous ?

Chantal – Mon mari n’est pas mort noyé.

Francis – Et vous avez maquillé son meurtre en accident…

Chantal – Oui…

Francis – Mais pourquoi ?

Chantal – Pour qu’on ne me jette pas en prison, évidemment !

Francis – Non, je veux dire… Pourquoi l’avoir tué ?

Chantal – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Francis – Au courant de quoi ?

Chantal – Mon mari me trompait.

Francis – Et pourquoi est-ce que je devrais être au courant.

Chantal – Mais parce qu’il me trompait avec votre femme ! Vous ne le saviez pas ?

Francis (consterné) – Non…

Chantal – J’ai tué mon mari avec son fusil de chasse. Et je me suis arrangée pour faire passer ça pour un accident de pêche…

Francis – Ah, oui, c’est tordu…

Chantal – Ça a failli marcher… Si le corps était resté au fond, comme prévu…

Francis – Malheureusement, le passé finit toujours par remonter à la surface…

Chantal – Je pensais qu’en choisissant la crémation, je serai tranquille une bonne fois pour toute… Hélas, apparemment, la balle a résisté à la chaleur…

Francis – Mais il n’y a pas eu d’autopsie ?

Chantal – C’est mon médecin de famille qui a signé le permis d’inhumer. Il est assez âgé. Plutôt myope. Il n’a pas été très regardant.

Francis – Je vois… Mais un crime passionnel, ça se plaide très bien, non ? Ce ne serait pas plutôt pour prendre sa place au parlement que vous auriez assassiné votre mari ?

Chantal – Si je me présente aux élections, c’est surtout pour bénéficier d’une immunité parlementaire, au cas où je viendrais à être inquiétée…

Francis – Une assurance tous risques, en quelque sorte… Les impunités électives…

Chantal – Vous allez me dénoncer ?

Francis – Ça dépend un peu de vous. (Montrant la balle) Il n’y a que moi qui suis au courant…

Chantal s’approche de lui avec un air lascif.

Chantal – Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez… Je serai votre chose…

Poursuivant ses avances, Chantal renverse aussi l’urne de Francis dont le contenu se répand en partie sur le sol.

Francis – Si vous commenciez par vous désister en ma faveur…

Noir.

ACTE 3

Edmond est occupé à la réception. Samantha arrive.

Samantha – Bonjour, bonjour…!

Edmond – Il y a du progrès… Vous n’avez qu’une demi-heure de retard… Vous ne vous êtes pas rendormie dans le bus aujourd’hui ?

Samantha – Si… Mais je me suis réveillée un peu avant le terminus… Vous ne pouvez déjà plus vous passer de moi, c’est ça ?

Edmond – Mmm…

Samantha – Alors, Monsieur Picard ? Comment vont les affaires ?

Edmond – Plutôt calme en ce moment. Après le coup de feu de la semaine dernière.

Samantha – Le coup de feu ?

Edmond – C’est une façon de parler…

En retirant son manteau, elle jette un regard vers les panneaux électoraux.

Samantha – Ah, vous avez vu ? Finalement, c’est le centriste qui est passé au deuxième tour.

Edmond – Oui… Madame Delamare s’est désistée en sa faveur…

Samantha – Mais il l’a prise comme suppléante…

Edmond – Dommage pour vous. La place n’est plus à prendre.

Samantha – Je vous l’avais dit que ça finirait par un mariage.

Edmond – Vous êtes vraiment très perspicace…

Samantha – Votre femme est là ?

Edmond – Elle est à côté.

Samantha (déçue) – Vous n’avez plus besoin de moi alors.

Edmond – Enfin, je veux dire… Elle est là mais… Ma femme a succombé à la grippe finalement…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Toutes mes condoléances…

Edmond – Merci.

Samantha – C’est arrivé quand ?

Edmond – Cette nuit. J’aurais peut-être dû la faire vacciner, finalement…

Samantha – Au moins, avec vous, elle aura un bel enterrement…

Edmond – Mouais…

Samantha – Vous pourrez lui prouver combien vous l’aimiez. Comme vous dites toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers… Vous avez choisi quel modèle ?

Edmond – Sapin Basique…

Samantha – Ah, oui, c’est… Le bois naturel, c’est très chaleureux.

Edmond – Très calorifuge, surtout. J’ai opté pour l’incinération, moi aussi.

Samantha – Bien sûr.

Edmond – Alors maintenant, évidemment… Je vais devoir la remplacer… Définitivement.

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Ici, à la boutique.

Samantha – Ah, oui, bien sûr… Vous me passez en CDI alors…?

Edmond – Je peux vous prendre à l’essai, en tout cas. Du coup, j’ai un poste de thanatopracteur qui se libère…

Samantha – Thanatopracteur…

Edmond – Moi ma spécialité, c’est plutôt le gros oeuvre. C’est que parfois, ça relève carrément du puzzle… Et encore, on n’a pas toujours toutes les pièces…

Samantha – Comme avec Madame Martino… C’est vrai que là, vous aviez fait des miracles…

Edmond – Vous pouvez le dire… Quand on nous l’a amenée, après qu’elle soit passée sous le train avec sa voiture… On aurait dit une sculpture de César…

Samantha – César… L’empereur romain ?

Edmond – Bref… C’était ma femme qui faisait la finition… Alors maintenant qu’elle n’est plus là… Si ça vous tente…

Samantha – Je ne sais pas si je saurais…

Edmond – Ce n’est pas très compliqué, vous savez. C’est un peu comme esthéticienne, mais les clientes sont toujours contentes…

Samantha – Pourquoi pas…

Edmond – Et puis c’est un métier plein d’imprévu, contrairement à ce qu’on pense. Vous avez pu en juger vous même, on ne s’ennuie jamais ici…

Samantha – Et on côtoie parfois du beau monde…

Edmond – C’est qu’un jour ou l’autre, riche ou pauvre, célèbre ou anonyme, tout le monde passe entre nos mains…

Samantha commence à passer un coup de balai.

Samantha – Et pour la balle qu’on a trouvée dans l’urne du député, vous allez faire quelque chose ?

Edmond – Pensez-vous… On n’est pas de la police… Et puis on est liés par le secret professionnel… Dans notre métier, forcément, on pénètre dans l’intimité des familles…

Samantha – Ah, oui…?

Edmond – Vous n’avez pas idée de tout ce qu’on peut trouver dans les poches des défunts… Une fois j’ai même trouvé un Tacotac gagnant.

Samantha – C’est la veuve qui a dû être contente…

Edmond – Vous pensez bien que j’ai préféré ne pas lui en parler. Ça m’aurait paru déplacé…

Samantha – Bien sûr…

Edmond – C’est comme ça que j’ai acheté la machine expresso, d’ailleurs… À propos, vous voulez un petit café ?

Samantha – Pourquoi pas…?

Edmond disparaît un instant pour aller chercher le café..

Edmond (off) – Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, dans les cendres de Madame Dumortier, j’ai trouvé une paire de ciseaux…

Samantha – Elle a été assassinée, elle aussi ?

Edmond – Des ciseaux de chirurgien ! Elle venait de se faire opérer de l’appendicite… Et elle est morte des suites opératoires…

Samantha – Vous me donnerez quand même le nom de la clinique… Au cas où je doive subir une intervention…

Edmond revient avec le café.

Samantha – Merci de me donner ma chance, en tout cas. Vous verrez, vous ne serez pas déçu…

Edmond – J’ai déjà un aperçu de vos talents…

Samantha remarque quelque chose dans la poussière qu’elle est en train de balayer.

Samantha – Tiens, qu’est-ce que c’est que ça…

Edmond s’approche et regarde l’objet qu’elle lui tend.

Edmond – Une deuxième balle ?

Samantha (avec un air pénétré) – Il y aurait donc eu un deuxième tireur pour ce qui est de l’assassinat de Monsieur Delamare… Ce n’est plus un coup de feu, c’est une véritable fusillade !

Edmond – Vous regardez trop la télé, Samantha… Il était député, c’est vrai, mais ce n’était pas Kennedy, tout de même. (Réfléchissant à son tour) Et si cette balle provenait de la deuxième urne…

Samantha – Bravo inspecteur… Vous croyez que Monsieur Martino aussi aurait pu plomber sa dinde…

Edmond – Avant de s’arranger pour lui faire prendre le corail de cinq heures vingt-trois…

Samantha – De plein fouet… dans sa voiture.

Edmond – Oui, c’est une possibilité…

Samantha – Mais pourquoi…?

Edmond – La jalousie ! Vous savez ce qu’on disait de la femme de Martino, en ville ?

Samantha – Non ?

Edmond – Madame Martino, il n’y a que le train qui ne soit pas encore passé dessus…

Samantha – À moins qu’il ait tué sa femme seulement pour apitoyer les électeurs… et se faire élire plus facilement.

Edmond – Allez savoir…

Samantha – En tout cas, maintenant, il bénéficie de l’immunité parlementaire…

Edmond jette un regard du côté de la vitrine.

Edmond – Ah, quand on parle du loup…

Samantha – C’est qu’il y a un loup.

Francis et Chantal arrivent dans la boutique.

Samantha – On dirait que les affaires reprennent.

Edmond – Monsieur Martino, Madame Delamare. Quel bon vent vous amène ? Pas un autre décès dans la famille, j’espère ?

Francis – Non, non, rassurez-vous…

Edmond – Cela me donne en tout cas l’occasion de vous féliciter pour votre élection, Monsieur Martino.

Francis – Merci, Edmond.

Samantha (à Chantal) – Pas trop déçue ?

Chantal – Je suis quand même suppléante… Ce qui veut dire que s’il arrivait malheur à Monsieur Martino, son fauteuil de député me reviendrait d’office. C’est pourquoi je ne le quitte plus d’une semelle…

Edmond – Un viager, en quelque sorte, Monsieur Martino…

Samantha – Faites attention à vous… Une balle perdue, c’est si vite arrivé, quand on va à la pêche.

Edmond – Ou quand on attend tranquillement à un passage à niveau…

Chantal lance un regard suspicieux en direction de Francis, qui préfère changer de sujet.

Francis – Non, cette fois, c’est nous qui venions vous présenter nos condoléances, monsieur Picard.

Edmond – Pour…?

Chantal – Votre femme !

Edmond – Ah, oui, c’est vrai… Pardonnez-moi, je suis tellement bouleversé en ce moment…

Francis – Enfin, la vie continue…

Chantal – Et justement, nous venions aussi vous annoncer un heureux événement.

Samantha – Vous attendez un bébé ?

Chantal – Pas encore…

Francis – Chantal et moi-même allons nous marier.

Chantal – Sous le régime de la communauté réduite aux aguets, comme on dit.

On entend le signal sonore d’un four de cuisine dont la minuterie est arrivée à son terme.

Chantal – Vous faites de la cuisine ? Vous feriez bien d’aller voir, on dirait que c’est en train de brûler.

Edmond – Euh, non, c’est… ma femme.

Francis – Votre femme ?

Edmond – Ses cendres, en tout cas.

Chantal – Ah, d’accord…

Edmond – Vous voulez bien aller voir, Samantha ? Je n’ai vraiment pas le cœur à m’occuper de ça…

Samantha – Bien sûr, Monsieur Picard.

Francis – Bon, et bien je crois que nous allons vous laisser.

Chantal – Nous venions seulement pour la couronne.

Edmond – Une couronne ? Pour votre mariage ?

Chantal – Pour les obsèques de votre épouse.

Francis – Au nom de Monsieur le Député.

Chantal – Et de sa suppléante.

Edmond – Bien sûr.

Francis – Je vous laisse choisir… Vous n’aurez qu’à envoyer la facture à ma permanence.

Edmond – Merci Monsieur le Député. Madame la Suppléante. Croyez bien que je suis très sensible à cette délicate attention dans le malheur qui me frappe aujourd’hui.

Chantal – Au revoir Monsieur Picard.

Francis (lui serrant la main) – Edmond…

Francis et Chantal s’en vont.

Edmond – Bon ben ça c’est fait…

Samantha revient.

Samantha – Ils sont partis ?

Edmond – C’est vous qui aviez raison… Ça se termine par un mariage…

Samantha jette un regard par la vitrine.

Samantha – Ils vont tellement bien ensemble… Ça se voit tout de suite…

Edmond – Mmm… Et nous, on ne va pas trop mal ensemble, non ?

Samantha – Vous trouvez ?

Edmond – Et maintenant que je suis veuf…

Samantha – Ah, à propos, j’ai trouvé ça dans les cendres de Madame Picard… (Elle montre une troisième balle) Je croyais que votre femme était morte de la grippe…

Edmond – Je vous l’ai dit… la grippe est très virulente, cette année…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-19-2

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Un mariage sur deux

One marriage out of two –  Un matrimonio en cada dosUm casamento em cada dois

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Un mariage sur deux se termine en divorce…

Ce soir-là, Stéphane doit apprendre à ses beaux-parents, qui l’idéalisent, son divorce d’avec leur fille, qu’il a trompée. C’est le moment que choisissent ces derniers pour annoncer au couple la donation de leur villa à Neuilly pour élever leurs futurs enfants. Comment dès lors ranimer la flamme sans avoir l’air de vouloir simplement investir dans la pierre ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Un mariage sur deux

Personnages : RobertMarianneStéphaneDorothée

ACTE 1

La salle de séjour très bourgeoise d’une villa à Neuilly. La table est mise pour quatre. Dans un coin, un sapin enguirlandé, au pied duquel ne trône aucun cadeau. Robert, la soixantaine pantouflarde, et Marianne, la cinquantaine BCBG, sont assis chacun à un bout du canapé. Ils restent un instant silencieux, perdus dans leurs pensées. Une pendule à l’ancienne ou un coucou alsacien, en sonnant huit heures, les sort de leur torpeur.

Robert – Ils t’ont dit qu’ils arrivaient à quelle heure ?

Marianne – Huit heures et demie. Mais tu sais comment c’est. Avec les embouteillages…

Robert – Montreuil-sous-Bois Neuilly-sur-Seine… Un jour comme aujourd’hui, ils en ont au moins pour une heure…

Marianne – Je ne sais pas pourquoi on appelle ça Montreuil-sous-Bois, parce que c’est quand même assez loin du Bois de Boulogne.

Robert – Du Bois de Vincennes, tu veux dire…

Marianne – Quelle idée ils ont eu d’aller s’installer à l’Est !

Robert – C’est moins cher qu’à Paris…

Marianne – L’Est, c’est toujours moins cher. Je ne sais pas pourquoi. Regarde à Berlin. Même après la chute du mur, ça reste moins cher…

Robert – Et puis Stéphane ne doit pas terminer de bonne heure… Il fait un remplacement dans un cabinet dentaire à Rosny-sous-Bois… Par là-bas, les bonnes femmes se font soigner les dents après leur boulot…

Marianne – Quand elles ont de quoi se faire soigner les dents… Je suis allée les voir une fois en métro. C’est effrayant… Les gens ont les dents dans un état, par là-bas…

Robert – Tu as pris le métro ?

Marianne – Il me restait un ticket jaune, mais il n’était plus valable. Tu sais que les tickets sont verts, maintenant ?

Robert – Un petit détartrage une fois par an pour le réveillon, et encore… Mais pour un dentiste, ce n’est pas du boulot…

Marianne – Il est courageux.

Robert – Oui.

Marianne – Elle a de la chance d’être tombée sur lui.

Robert – Ouais…

Un temps.

Marianne – L’avocat t’a bien donné tous les papiers ?

Robert – Oui, oui, ils sont là, sur la commode… Il n’y a plus qu’à les signer…

Marianne – Très bien.

Robert – Mmm…

Silence.

Marianne – Tu te rends compte ? C’est le dernier Noël où on reçoit notre fille ici avec son mari… Je veux dire ensemble, chez nous…

Robert – Tu es vraiment sûre que c’est ce que tu veux ? Il est encore temps de changer d’avis… Après, quand on l’aura annoncé à Stéphane et à Dorothée… Ce ne sera plus possible de faire machine arrière…

Marianne – C’est bien pour ça qu’il faut leur dire ce soir. Sinon, on ne le fera jamais.

Robert – Mmm…

Marianne – Ça va leur faire un choc…

Robert – On pourrait attendre un peu. Rien ne presse…

Marianne – On en a déjà parlé cent fois. À quoi ça servirait de repousser encore d’un mois ou deux…

Robert – Tu as raison. Il faut savoir tourner la page.

Marianne – Bientôt une nouvelle année qui commence. On est encore jeunes. On peut refaire notre vie, comme on dit…

Robert – Je suis moins jeune que toi…

Marianne – Allez… Je sais que tu peux encore plaire aux femmes…

Un temps.

Robert – On aura quand même vécu trente ans ensemble dans cette maison. Ce n’est pas rien…

Marianne – Ces dernières années, on n’arrêtait pas de se disputer, pour un oui ou pour un non… Ce n’était plus possible, Robert, tu le sais bien. Il vaut mieux arrêter avant qu’on ne devienne vraiment des ennemis l’un pour l’autre… Ce n’est pas ce que tu veux…

Robert – Non, bien sûr…

Marianne – Bon, ce sera peut-être un peu dur les premiers temps. Pour toi comme pour moi. Mais après, la vie reprendra le dessus… On s’inventera de nouvelles habitudes, chacun de notre côté. Avec d’autres gens…

Robert – Oui, bien sûr…

Marianne – Je t’assure, c’est mieux pour tout le monde. Et puis je te l’ai dit : en divisant notre patrimoine en deux, on échappera à l’ISF.

Robert – Tu as raison. Mais quand même… Ça va leur faire un choc…

Marianne – Ils sont grands, non ? Et puis maintenant qu’elle est mariée…

Robert – Oui.

Marianne – Allez, il faut que je m’occupe de ma cuisine, moi… (Elle se lève) Tu n’as pas oublié de prendre le pain à la boulangerie, au moins ?

Robert – Merde, le pain… Tu vois, je commence déjà à perdre la tête…

Marianne – Bon ben tu n’as plus qu’à y retourner…

Robert – Oui, oui, j’y vais.

Marianne – Dépêche toi, ça va fermer… Et tu sais qu’à cette heure-là, souvent, ils n’ont plus que du pain de mie ou des biscottes…

Robert se lève à contrecœur

Robert – Ou pire : du pain aux noix.

Marianne – C’est bon, avec le fromage.

Robert – Je déteste le pain aux noix.

Marianne – Tu vois, Robert ? C’est ça le problème de la vie en couple ! Tu n’aimes pas le pain aux noix, alors moi je n’ai pas le droit d’en manger !

Robert – Ça fait grossir, le pain. Alors le pain aux noix…

Marianne – Tu me trouves trop grosse, c’est ça ?

Robert – Allez, on ne va pas recommencer à se disputer. Plus maintenant…

Marianne – Non.

Robert – Tu as raison, je crois qu’on a pris la bonne décision…

Robert sort vers l’entrée. Marion soupire et disparaît vers la cuisine.

Arrivent Stéphane, la petite trentaine conservatrice genre Lacoste et mocassins, et Dorothée, un peu plus jeune, style Prénatal enceinte jusqu’aux dents. Stéphane a un bouquet de fleurs dans une main, et l’autre encombrée de quelques paquets cadeaux.

Stéphane – Ça roulait bien finalement… On a mis à peine vingt minutes…

Dorothée (à la cantonade) – Il y a quelqu’un ?

Stéphane dépose ses paquets au pied du sapin, mais garde le bouquet à la main.

Stéphane – Qu’est-ce que tu as acheté, pour ta mère, finalement ? Que j’ai l’air d’être un peu au courant…

Dorothée – Tu verras, c’est une surprise… (Haussant le ton) Oh, oh ! On est là !

Stéphane – La maison est tellement grande… De la cuisine, on n’entend pas la sonnette de l’entrée. Heureusement que j’ai les clefs.

Dorothée – Oui… D’ailleurs, je n’ai pas très bien compris pourquoi c’est à toi que ma mère a confié les clefs de la maison. Après tout, c’est moi, la fille de la famille…

Stéphane – Je viens plus souvent… C’est moi qui m’occupe de la comptabilité de ton père…

Dorothée – Oui ben justement, ça non plus, je n’ai pas très bien compris. C’est bien moi qui suis expert comptable, non ? (Un temps) Et puis jusque là, c’était ma mère qui s’occupait de la comptabilité du cabinet !

Stéphane – Je lui donne juste un coup de main avec l’informatique. À son âge, elle ne va plus s’y mettre…

Dorothée – Parce que moi je ne pourrais pas aider mon père avec l’informatique…?

Stéphane – Apparemment, il préfère avoir à faire à un confrère… Et puis il dit que tu compliques tout… Ce n’est pas entièrement faux, si ?

Dorothée – Il y a un message subliminal ?

Stéphane – Pas du tout…

Dorothée – Parce que je n’accepte pas que mon mari se fasse sucer par son assistante entre deux plombages, je complique tout ?

Stéphane – Si on pouvait éviter la vulgarité…

Dorothée – Tu préfères le mot fellation ?

Stéphane – À la limite, oui… Même si techniquement…

Dorothée – Techniquement ?

Stéphane – Je ne suis pas sûr qu’on puisse vraiment appeler ça tromper sa femme, voilà.

Dorothée – C’est ça… Parles-en à Bill Clinton…

Stéphane – Sa femme à lui n’a pas divorcé…

Dorothée – Mais tu n’es pas Président des États Unis… Tu n’as pas la puissance nucléaire… En attendant, c’est à mes parents que tu dois en parler, tu te souviens ?

Stéphane – Tu es sûre de vouloir vraiment divorcer ?

Dorothée – J’ai cru que tu allais ajouter pour si peu…

Stéphane – On pourrait attendre une semaine ou deux avant de leur annoncer ça. Histoire de laisser passer les fêtes. Ça va leur faire un choc…

Dorothée – Et à moi, tu crois que ça ne m’a pas fait un choc d’entrer dans ton cabinet et de te voir allongé sur le fauteuil en train de te faire liposucer par cette garce en blouse blanche…?

Stéphane – Je sais, c’était une grave erreur de jugement de ma part…

Dorothée – Au moins, maintenant, je sais où tu cachais ta faculté de jugement…

Stéphane – Et je me suis déjà excusé pour ça, mais bon… On pourrait réfléchir encore un peu…

Dorothée – C’est tout réfléchi.

Stéphane – Pense au bébé…

Dorothée – Et toi, tu y as pensé ?

Stéphane – Mais pourquoi ce serait à moi de leur annoncer ça ? C’est toi qui veux divorcer, pas moi. Et puis ce sont tes parents, après tout !

Dorothée – Pourquoi ? Parce que si c’est moi qui leur dis, ils ne vont pas me croire, figure-toi ! Et puis ce serait trop facile, hein ? Ils te portent aux nues ! Tu es le gendre idéal ! Non, je veux t’entendre leur dire devant moi : Je ne suis qu’un salaud, j’ai trompé votre fille…

Stéphane – Techniquement…

Dorothée – Ok, alors si tu préfères : Oui, je me suis fait tailler une pipe par mon assistante. Ça te va, comme expression ? C’est un peu désuet, mais bon… Fellation, je ne suis pas sûr qu’ils comprennent.

Stéphane – Ça va leur faire un choc…

Dorothée – C’est ça, un choc salutaire… Un électrochoc ! Je veux de mes yeux te voir descendre du piédestal sur lequel ils t’ont injustement placé, alors que moi, ils m’ont toujours considérée comme une conne ! (Haussant le ton en apercevant le bouquet que Stéphane a toujours dans les mains) Et je t’avais dit que le bouquet, je n’étais pas pour !

Stéphane – C’est Noël, quand même…

Dorothée (hurlant) – Maman !

Stéphane – Ne crie pas si fort… Pourquoi tu t’énerves…? Elle va bien finir par arriver… Mais la maison est tellement grande…

Dorothée – Et dire que nous on vit à deux dans un studio à Montreuil.

Stéphane – Bientôt trois…

Dorothée – Tu ne comptes pas rester vivre avec nous après le divorce, quand même ?

Stéphane – Non, bien sûr…

Dorothée – On devra se saigner aux quatre veines pour payer leur retraite ! Alors qu’à nous, en remerciement, la Sécu nous promet seulement quelqu’un pour changer nos couches si on devient centenaire…

Marianne revient de la cuisine avec un vase.

Marianne – Ah, vous êtes là ? Je ne vous avais pas entendus arriver…

Stéphane – Bonjour belle-maman.

Pendant que Marianne pose son vase sur un guéridon, Dorothée, hors d’elle, s’adresse à Stéphane en aparté.

Dorothée – Et si tu pouvais arrêter de l’appeler belle-maman, vu ce que tu as à lui annoncer ce soir…

Marianne aperçoit le bouquet que lui tend Stéphane.

Marianne – Ah, mon petit Stéphane, heureusement que vous êtes là… Toujours une attention délicate… Ce n’est pas mon mari qui m’offrirait des fleurs… Ni ma fille… Je parie que comme d’habitude, c’est vous aussi qui avez choisi mon cadeau de Noël… Ce n’est pas vrai ?

Stéphane – C’est à dire que…

Dorothée – Tu sais bien que j’ai un mari parfait.

Marianne – Et moi un gendre idéal ! Pas vrai, mon petit Stéphane ?

Marianne embrasse chaleureusement son gendre, sous le regard exaspéré de Dorothée.

Stéphane – Vous devriez les mettre dans l’eau tout de suite…

Marianne – Vous avez raison. D’ailleurs je vous connais tellement, vous voyez. J’avais déjà apporté le vase…

Marianne prend les fleurs et s’apprête à les mettre dans le vase en question.

Dorothée – Et moi, tu ne m’embrasses pas ?

Marianne – Si, si, bien sûr…

Marianne embrasse sa fille beaucoup moins chaleureusement que son gendre, puis met les fleurs dans l’eau et se recule un peu pour les admirer.

Marianne – Elles sont vraiment magnifiques. (Elle se retourne vers sa fille) Toi, en revanche, tu as mauvaise mine, ma fille…

Dorothée – Merci…

Marianne – Qu’est-ce que tu veux… Il y a des femmes à qui la grossesse réussit, et puis d’autres… Remarque, moi, c’était pareil… Quand j’étais enceinte de toi, j’avais une mine épouvantable… et je n’arrêtais pas de vomir.

Dorothée – Oui, je sais… Tu ne rates jamais une occasion de me le rappeler…

Marianne – Tu as eu les résultats de ton échographie ? Le bébé va bien ?

Dorothée – Oui, oui… Tout va bien pour le bébé, rassure-toi…

Marianne – Et vous ne voulez toujours pas savoir si c’est une fille ou un garçon ? Quelle drôle d’idée…

Stéphane – On préfère vous faire la surprise.

Dorothée – Oui… D’ailleurs Stéphane a une autre surprise pour vous… Hein Stéphane ?

Marianne – Ah, oui ?

Mine embarrassée de Stéphane, sauvé par l’arrivée de Robert une baguette sous le bras, et une bouteille de champagne à la main.

Robert – J’ai pris aussi une bouteille de champagne au passage… Pour boire avec la bûche. Et puis il faut bien célébrer ça… Si on peut dire…

Stéphane – Ça ?

Dorothée – Célébrer quoi ?

Robert (à Marianne) – Tu ne leur as pas encore dit ?

Marianne – Je t’attendais, quand même…

Mines perplexes de Stéphane et Dorothée.

Robert – Et bien vous en faites une tête ? Un problème avec le bébé ?

Stéphane – Non, non, rassurez-vous, rien de grave.

Dorothée – Ben si, quand même…

Marianne – Bon, on sait que c’est un peu difficile pour vous en ce moment…

Dorothée – Ah bon ?

Marianne – À deux dans ce petit appartement à Fontenay-sous-Bois…

Stéphane – Montreuil-sous-Bois.

Robert – On a du mal à s’y retrouver, dans le 9 – 3, c’est tellement boisé…

Marianne – Bref… Vivre les uns sur les autres, comme ça, on se doute que ça ne doit pas favoriser l’harmonie du couple…

Robert (blagueur) – Ah, ça… Les uns sur les autres… Ça dépend, hein ?

Marianne – Quant à fonder une famille…

Robert – Il paraît qu’en région parisienne, un mariage sur deux se termine en divorce…

Dorothée – Oui, d’ailleurs, Stéphane avait quelque chose à vous dire à ce sujet…

Robert – Ah, oui ?

Marianne – Et bien nous aussi, nous avons une grande nouvelle à vous annoncer.

Stéphane – Ah, bon ?

Dorothée – Nous d’abord, si vous permettez.

Stéphane – Mais non, voyons…

Marianne – Stéphane a raison. Il vaut mieux que vous écoutiez d’abord ce que ton père et moi avons à vous dire. Quelque chose me dit que cela pourrait résoudre tous vos problèmes.

Dorothée – Tu crois ?

Robert – En tout cas, ça vous mettra sans doute beaucoup plus à l’aise pour nous parler du sujet qui vous préoccupe.

Dorothée – Ne me dites pas que vous divorcez aussi ?

Marianne – Mais non, voyons… Quelle drôle d’idée !

Robert – À notre âge…

Marianne – Pourquoi aussi ?

Dorothée – Vous avez un cancer ?

Robert – Mais non, pas du tout !

Marianne – On dirait presque que tu es déçue ?

Stéphane – Alors que se passe-t-il, belle-maman ?

Robert – On ne va pas discuter de ça debout, voyons. Asseyez-vous, on va prendre l’apéritif.

Marianne (avec un sous-entendu) – Faites comme chez vous…

Ils s’asseyent tous les quatre autour de la table basse, et Robert sert l’apéritif avec les bouteilles qui se trouvent dessus.

Robert – Porto pour tout le monde, comme d’habitude ? Sauf pour la femme enceinte, évidemment…

Stéphane – Allez…

Robert lève son verre et les autres l’imitent.

Robert – A vos amours !

Marianne – Et à notre petit-fils !

Dorothée – Ce sera peut-être une fille…

Robert – Ce n’est pas notre premier choix, mais bon…

Marianne – Si c’est une fille, on l’aimera quand même !

Robert – Les filles, on a déjà donné…

Ils trinquent et boivent une gorgée.

Marianne – Prenez des cacahuètes…

Robert – Alors voilà, on ne va pas vous faire mariner plus longtemps.

Il se tourne vers Marianne.

Marianne (à Robert) – Vas-y toi…

Robert – Ah, non, à toi l’honneur ! C’était ton idée, au départ. Même si je dois dire que j’y souscris pleinement maintenant. Je ne sais pas si j’ai le choix, d’ailleurs…

Marianne – Eh bien voilà… Vous voyez, au pied du sapin, il n’y a aucun cadeau pour vous… Ma pauvre Dorothée, cette fois je ne t’ai pas tricoté de pull-over…

Dorothée (consternée) – C’est ça, ta surprise ?

Marianne – Parce que nous avons décidé de vous faire cette année un cadeau qui ne tient pas dans un paquet…

Stéphane (poliment intéressé) – Voyez-vous ça…?

Dorothée – Laissez-moi deviner… Une tente de camping ? Comme vous avez insisté sur le fait que notre appartement était vraiment trop petit.

Robert – Ah, tu brûles…

Dorothée – Stéphane, tu pourras la planter dans le bois de Vincennes en attendant de trouver un autre logement.

Robert – Allez, laisse parler ta mère, sinon, on ne va jamais y arriver.

Marianne – Voilà… Comme vous le savez, Robert prendra sa retraite du cabinet au printemps.

Dorothée (sidérée, à Stéphane) – Tu le savais, toi ?

Air embarrassé de Stéphane.

Robert – Nous ferons de notre appartement de Cannes notre résidence principale…

Marianne – Et nous avons décidé de vous faire donation de cette maison à Neuilly pour élever ensemble vos futurs enfants.

Têtes ahuries de Stéphane et de Dorothée.

Noir.

ACTE 2

Les mêmes, exactement là où on les avait laissés.

Robert – On dirait que ça ne vous fait pas plaisir….

Stéphane – Ah, si, si… Non, non… C’est à dire que… Nous ne nous attendions pas du tout à ça… Hein, Dorothée ?

Dorothée – Mais… pourquoi maintenant ?

Robert – C’est Noël !

Marianne – Si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais…

Robert – Marianne a raison… Je ne rajeunis pas, vous savez…

Stéphane – Voyons, vous êtes encore dans la force de l’âge, tous les deux !

Marianne – Justement. Si nous voulons profiter un peu des belles années qui nous restent, c’est maintenant ! Hein Robert ?

Robert – À 80 ans… Si c’est pour arpenter La Croisette en déambulateur…

Marianne – Autant se payer directement une bonne maison de retraite médicalisée.

Marianne – Je comprends que vous soyez un peu déboussolés de ne plus nous avoir auprès de vous à Paris, mais…

Robert – Vous pourrez venir nous voir quand vous voulez !

Marianne – Et nous envoyez vos enfants pendant les vacances scolaires, bien sûr !

Stéphane – Je… On ne sait pas quoi dire… Hein, Dorothée…?

Dorothée – Oui… Ça on peut dire que ça nous la coupe…

Marianne – C’est vrai que pour nous, cette maison est devenue trop grande.

Robert – Et je ne vous parle même pas de la facture de mazout, sinon, vous n’allez pas vouloir la prendre !

Marianne – On n’a plus d’enfant à charge…

Dorothée – Je n’ai jamais vraiment été une grosse charge pour vous, si ?

Stéphane – Voyons, Dorothée…

Marianne – Vous, vous aurez bientôt besoin de plus de place.

Robert – Et puis Neuilly… Ce sera quand même mieux que Montreuil, non ?

Marianne – Quand cet enfant ira à l’école…

Robert (se marrant) – Si vous ne voulez pas qu’il fasse arabe première langue.

Marianne – Ici, on a juste quelques portugais. Il faut bien quelqu’un pour passer un coup d’aspirateur de temps en temps…

Stéphane – C’est vrai que…

Dorothée – Quoi ?

Stéphane – Non, rien.

Marianne – Honnêtement, avant le mariage de Dorothée, nous n’aurions jamais eu l’idée de lui laisser cette maison…

Dorothée – Merci de le préciser…

Robert – Il faut reconnaître que tu peux être un peu fantasque, parfois.

Dorothée – Je suis expert comptable. On est réputés pour ça.

Robert – Mais avec Stéphane…

Marianne – On sait qu’on peut avoir confiance en lui. Hein, mon petit Stéphane…?

Sourire de Stéphane, très embarrassé.

Robert – Bon, alors c’est réglé. On va pouvoir se mettre à table.

Marianne – Mais vous aussi, vous aviez quelque chose à nous annoncer, non ?

Stéphane – Euh… Oui…

Marianne – On vous écoute, mon petit Stéphane…

Stéphane – Alors voilà… Dorothée et moi…

Dorothée (le coupant) – Au point où on en est, ça peut peut-être attendre jusqu’au dessert, non ?

Robert (à Marianne) – À propos, tu as pensé à mettre la bûche à décongeler ?

Marianne – En tout cas, si vous vouliez nous parler de vos problèmes de logement, ils sont résolus.

Robert – Et puis il faut que je mette cette bouteille de champagne au frais…

Marianne – Avec cette immense maison… Pour la remplir, il va falloir nous faire au moins une demi-douzaine de petits enfants.

Robert – Bon, tu ferais mieux d’aller t’occuper de ton gigot, toi, sinon… Vous savez ce que c’est avec le gigot ? Avant l’heure ce n’est pas l’heure… après l’heure ce n’est plus l’heure !

Marianne – J’y vais…

Robert – Je t’accompagne…

Stéphane se lève aussi. Dorothée, anéantie, reste assise.

Marianne – Reste assise, Dorothée. Je te rappelle que tu es enceinte…

Dorothée (ironique) – Ah, oui, merci de me le rappeler… Je suis tellement fantasque, j’oublie tout le temps…

Regard attendri des parents sur le ventre arrondi de leur fille.

Robert – Vous lui avez déjà trouvé un prénom à ce petit ?

Dorothée – On ne sait pas si c’est une fille ou un garçon…

Robert – Ah, oui, c’est vrai… Quelle drôle d’idée…

Marianne – Bon, on vous laisse un peu tranquille tous les deux. Le temps de discuter de tout ça entre vous. Mais tous les papiers sont là, sur la commode. Il n’y a plus qu’à les signer.

Robert – On fera ça au dessert.

Marianne – Au moment de la distribution des cadeaux.

Stéphane – Je ne suis pas sûr que le nôtre sera à la hauteur…

Dorothée lance un regard inquiet vers l’un des deux paquets au pied du sapin.

Dorothée – Merde, le cadeau…

Robert – On savait bien que ça allait vous faire un choc.

Robert et Marianne, tout sourire, sortent vers la cuisine.

Stéphane et Dorothée restent interloqués un instant.

Dorothée – Ah, les salauds…

Stéphane – Pardon ?

Dorothée – Tu les as entendus ! À moi, jamais ils ne m’auraient laissé quoi que ce soit de leur vivant !

Stéphane – Mais… Ils veulent te donner leur maison…

Dorothée – Eux ? Me donner quelque chose ? Même la vieille Twingo de ma mère, elle était toute fière, il y a six mois, de me dire qu’elle avait réussi à la revendre 600 euros sur eBay ! Alors que moi je galère dans les transports en commun, enceinte jusqu’aux yeux, pour aller travailler chez Mickey à Marne-La-Vallée !

Stéphane – Tu n’as pas ton permis de conduire…

Dorothée – À quoi ça sert que je le passe puisque je n’ai pas de voiture !

Stéphane – Oui, évidemment…

Dorothée – Ils ne m’ont jamais rien donné, je te dis !

Stéphane – Ils t’ont quand même payé des études.

Dorothée – Tu plaisantes ! J’ai dû faire des ménages pour payer mon inscription à la fac et acheter mes tickets de resto U ! Je devais même prendre l’accent portugais, sinon à Neuilly personne ne voulait m’embaucher au noir !

Stéphane – Je crois que ton père aurait préféré que tu fasses dentaire, comme lui…

Dorothée – Tout de même… On ne coupe pas les vivres à sa fille parce qu’elle a décidé de devenir expert comptable…

Stéphane – Bien sûr…

Dorothée – Ils ne m’ont jamais fait de cadeau, à part un pull-over tricoté par ma mère à Noël, et là, ils sont prêts à laisser leur propre maison à mon mari ! Un salaud qui me trompe avec tout ce qui bouge.

Stéphane – Tu exagères…

Dorothée (au bord des larmes) – Je n’en reviens pas…

Stéphane – Voyons, ne te mets pas dans un état pareil…

Stéphane fait un geste vers elle pour la consoler, mais elle le repousse.

Dorothée – Jamais mon père ne m’aurait même laissé voir sa comptabilité, et à toi, il serait prêt à te donner le numéro de code de sa carte bleue !

Stéphane – Mais je n’ai rien demandé, moi !

Dorothée – Ils t’avaient déjà laissé les clefs de la maison, c’était un signe…

Stéphane (très embarrassé) – Écoute, je suis vraiment désolé. Mais si ça peut te rassurer, il n’est pas question que j’accepte cette donation… Je veux dire, même en notre nom commun…

Dorothée – Tu n’avais pas l’air pressé de dire non, tout à l’heure !

Stéphane – Ça avait l’air de leur faire tellement plaisir…

Dorothée – C’est ça, oui…

Stéphane – Bon, en tout cas, dès qu’ils reviennent, je leur dis toute la vérité…

Dorothée – Quelle vérité ?

Stéphane – Tu sais bien…

Dorothée – Je croyais que tu ne voulais pas divorcer.

Stéphane – Non, bien sûr. Mais maintenant, comment faire autrement ? J’aurais l’air de vouloir rester avec toi seulement pour hériter d’une maison à Neuilly… D’ailleurs, je vais leur dire tout suite, et je m’en vais. Autant t’épargner ça.

Dorothée – Ah, non, il n’en est pas question !

Stéphane – Tu tiens vraiment à assister à cette scène pénible ?

Dorothée – Tu restes ici, et il n’est pas question que tu leur dises quoi que ce soit !

Stéphane – Mais je croyais que…

Dorothée – Ça c’était avant.

Stéphane – Tu ne veux plus divorcer ?

Dorothée – Pas avant que mes parents aient signé ces foutus papiers !

Stéphane (stupéfait) – Mais…

Dorothée – Non mais tu te rends compte ? Ils peuvent finir centenaires ! Si j’hérite à 80 ans, qu’est-ce que je pourrais bien faire de tout leur pognon ! Alors pas un mot avant le dessert, tu m’entends ! On signe les papiers, et dans deux ou trois mois, on leur annonce qu’on divorce. Quand ils seront partis vivre à Nice et que j’aurai pris possession de la maison.

Stéphane – Mais enfin, c’est… Ce serait immoral !

Dorothée – C’est toi qui me parles de morale ? (Un temps) Tu me dois bien ça, non ?

Stéphane – Très bien…

Dorothée – Et puis dis-toi que si je deviens propriétaire avant qu’on divorce, ta pension alimentaire en sera réduite d’autant…

Stéphane s’apprête à répondre quand il est interrompu par la sonnerie de son téléphone portable. Il répond machinalement.

Stéphane – Oui… (Très embarrassé) Non, écoutez, ce n’est vraiment pas le moment, là… (Il tente vainement de s’éloigner un peu et de parler plus bas, mais il est poursuivi par le regard sarcastique de Dorothée). Je sais, mais je ne vois vraiment pas comment je pourrais… Comment nous pourrions continuer à travailler ensemble après… Après ce regrettable incident. On ne peut pas vraiment parler d’un licenciement… Disons plutôt une mutation, puisque je vous ai aussitôt proposé un poste d’assistante dans un autre cabinet… Oui, bien sûr, vous commencez lundi… Très bien… Non… Non, je ne veux absolument pas discuter de ça maintenant… Je… Je raccroche, hein ?

Il range son portable.

Dorothée – Alors elle a aussi ton numéro de portable.

Stéphane – C’est mon assistante… Enfin c’était… Tu sais très bien qu’après ce qui s’est passé, j’ai aussitôt décidé de me séparer d’elle…

Dorothée – Te séparer d’elle ?

Stéphane – Je veux dire… De ne pas la garder au cabinet…

Dorothée – Et tu lui as trouvé un autre job ? Très chevaleresque de ta part. Je dois reconnaître que sur ce coup là, si j’ose dire, tu t’es vraiment comporté en gentleman…

Stéphane – Je ne pouvais pas la licencier comme ça.

Dorothée – Oui, évidemment… Ce serait difficile d’invoquer une faute professionnelle… (Avec un sous-entendu) C’était une bonne travailleuse, non ? D’après ce que j’ai pu entr’apercevoir de l’étendue de ses compétences, en tout cas…

Stéphane – Si je ne lui avais pas proposé un arrangement, j’aurais pu avoir des problèmes avec les prud’hommes.

Dorothée – Ben, oui… Après tout, c’est vrai, elle ne t’a pas violé… Et dans quel cabinet tu as réussi à lui trouver un autre poste à la hauteur de son talent ?

Stéphane – Ça ne va pas te plaire, mais il y avait urgence…

Dorothée – Dis toujours…

Stéphane – Comme je m’occupe de sa compta, je savais que l’assistance de ton père partait à la retraite le 31 décembre…

Tête effarée de Dorothée. Retour de Robert.

Robert – Et voilà ! Le gigot est dans le four ! Le temps de commencer avec les entrées, d’ici une demi-heure, ce sera bon. J’espère qu’il ne sera pas trop cuit. (À Stéphane) Je lui ai dit de mettre le four moins fort, mais vous savez comment sont les femmes… Elles n’écoutent jamais ce qu’on leur dit… Encore un peu de porto, mon cher gendre ?

Stéphane – Non, merci, ça ira…

Robert (à Dorothée) – Toi, je ne t’en propose pas, bien sûr… (À Stéphane) Aujourd’hui, à la fac de médecine, on vous apprend que la moindre goutte d’alcool peut être très néfaste pour le développement intellectuel du foetus, mais à notre époque vous savez… (À Dorothée) Je peux te dire que ta mère, quand elle était enceinte de toi, elle ne suçait pas que de la glace… (À Stéphane) J’aurais préféré qu’elle soit dentiste, comme moi, mais qu’est-ce que vous voulez… Enfin, comptable, c’est bien aussi…

Dorothée – Expert comptable, je te l’ai déjà dit cent fois.

Robert – À propos, Dorothée, ça t’ennuierait de débarrasser l’apéritif et d’aller donner un coup de main à ta mère à la cuisine. Il faut que je parle un peu entre hommes avec mon gendre…

Dorothée, outrée, saisit quelques verres au hasard et s’éloigne vers la cuisine, sous le regard embarrassé de Stéphane.

Robert – Dites-moi, j’ai hâte de voir lundi à quoi ressemble la nouvelle assistante que vous m’envoyez. Vingt-cinq ans… Ça me changera de la mienne… Je n’en profiterai pas longtemps, mais bon… Elle est comment, cette… Natacha ?

Stéphane – Elle fait très bien son travail…

Robert – Physiquement, je veux dire !

Stéphane – Écoutez… Plutôt grande… Plutôt blonde…

Robert – Jolie ?

Stéphane – Pas mal…

Robert – Mais alors pourquoi diable voulez-vous vous en séparer ?

Stéphane – Disons que… Rosny-sous-Bois, ça lui faisait un peu loin. Elle habite à La Défense…

Robert – Ah, oui, évidemment… D’ailleurs, vous allez voir comme c’est marrant, mais vous risqueriez bien de la revoir plus vite que vous ne croyez, cette… Natacha.

Stéphane – Vraiment…?

Robert – C’est de ça dont je voulais vous parler justement. Entre hommes !

Stéphane – Vous m’intriguez, Robert…

Robert – Voilà… Comme nous venons de vous l’annoncer, dès le printemps, nous irons nous installer définitivement avec Marianne sur la Côte d’Azur… Ce qui signifie bien sûr que je prends ma retraite du cabinet… Vous me suivez ?

Stéphane – Sur la Côte d’Azur ?

Robert – Je vous ai connu plus vif que ça, mon petit Stéphane ! Heureusement que vous n’avez pas repris un deuxième porto. Non, je veux dire que j’aurais donc besoin d’un successeur pour le cabinet.

Stéphane – Je vois…

Robert – Comme vous le savez, le cabinet est juste en face de cette maison. Ça permet à ma femme de garder un oeil sur moi depuis sa fenêtre… Pour vous, évidemment, lorsque vous habiterez ici, ce serait plus que pratique…

Stéphane – Évidemment…

Robert – Et puis Neuilly, hein ? Ça vous changerait de Fontenay-sous-Bois.

Stéphane – Rosny-sous-Bois…

Robert – Ici, on ne sait même pas ce que c’est que la CMU… C’est rien que de la mutuelle à cent pour cent et du bridge à cinq mille euros pièce… Vous le savez bien, c’est vous qui tenez ma comptabilité ! Alors on est déjà un peu associé, non ?

Stéphane – Si…

Robert – Bon, en vous demandant un petit coup de main pour ma compta, j’avais déjà une petite idée derrière la tête, évidemment…

Stéphane – Évidemment…

Robert – Alors qu’est-ce que vous en dites ?

Stéphane – C’est à dire que… Je ne suis pas sûr d’avoir encore les moyens de m’installer à mon compte… Comme vous dites, un cabinet comme celui-là, en plein centre de Neuilly, avec une clientèle pareille… Ça vaut de l’or. Je ne sais pas si ma banque accepterait de…

Robert – Mais qui vous parle de banque, mon petit Stéphane ! Vous êtes de la famille, oui ou non ?

Stéphane – Oui, enfin…

Robert – Vous n’allez pas demander à ces vampires qui vont vous sucer jusqu’à la moelle avec leurs prêts à 10% ! Non, on va trouver un petit arrangement qui nous convienne à tous les deux. Vous me versez un petit loyer tous les mois, ça me fait un complément de retraite, et tout le reste ce sera pour payer la note de fioul, la taxe foncière et les impôts locaux de cette immense baraque qui sera bientôt à vous ! Qu’est-ce que vous en dites ?

Stéphane (très emmerdé) – Je… Je ne sais pas quoi dire…

Robert – Eh bien ne dites rien, et laissez vous faire… Et puis comme ça, dans trois mois, vous vous retrouvez ici avec la petite Natacha… Faites-moi confiance, je vous la garde au chaud en attendant. Parce qu’aujourd’hui, pour trouver du personnel compétent, hein ?

Stéphane – Oui… Je vais reprendre un petit porto, finalement.

Stéphane se ressert un verre de porto et le descend d’un trait.

Robert – C’est du bon, hein ?

Stéphane – Oui…

Robert – C’est mon assistante qui me le ramenait du Portugal… Vous savez, Maria… Celle qui part à la retraite… Son porto aussi, je vais le regretter… (Comme pour lui même) Parce qu’entre nous, Nice en hiver en tête à tête avec bobonne à siroter de la tisane… Enfin, on ne vit qu’une fois… Alors ? Heureux, mon petit Stéphane ?

Sous l’effet de l’alcool, Stéphane commence à se détendre un peu.

Stéphane – Puisqu’on est entre hommes, Robert, permettez-moi de vous poser une question.

Robert – Allez y.

Stéphane – Vous formez un couple tellement uni, avec Marianne. C’est quoi, votre secret à tous les deux ?

Robert – Ah, mon petit Stéphane… Ça me touche beaucoup que vous me demandiez ça… Vous démarrez dans la vie… J’ai été jeune moi aussi, vous savez… Oh, je ne vais pas vous dire que je n’ai jamais fait un petit accroc de temps en temps dans le contrat de mariage. On n’est que des hommes, après tout… Et puis avec le métier qu’on fait, évidemment… On a des tentations…

Stéphane – C’est sûr…

Robert – Avec toutes ces bonnes femmes désoeuvrées qui font la queue dans notre salle d’attente pour s’allonger sur notre fauteuil la bouche ouverte… et qui ne sont souvent là que pour un bon détartrage… Vous savez ce que c’est ?

Stéphane – Oui, enfin…

Robert (se marrant) – C’est vrai qu’à Montreuil…

Stéphane – Rosny.

Robert – Non, mon petit Stéphane. Pour qu’un couple dure, voyez-vous, l’important ce n’est pas tant de rester fidèle à sa femme toute sa vie. À l’impossible, nul n’est tenu. L’important, si vous la trompez, c’est qu’elle ne l’apprenne jamais…

Stéphane – Ah…

Robert – Et plus important encore, que les voisins ne l’apprennent jamais. C’est une question de respect, vous comprenez…

Dorothée revient avec une pile d’assiettes qu’elle commence à placer sur la table.

Robert – Ah, ma chérie, tu es là… Bon, je vais voir ce que ma femme fabrique à la cuisine, parce qu’à ce rythme là, on n’est pas couché… Je vous laisse parler de ça avec Dorothée ? Je veux dire de ma proposition, hein ? Pas de mes petits conseils matrimoniaux…

Dorothée (interloquée) – De quoi vous parliez, exactement ?

Stéphane (anéanti) – Il voudrait que je prenne aussi sa succession au cabinet…

Dorothée – Non…

Stéphane – Tu vois bien, on ne peut pas leur mentir plus longtemps…

Dorothée – Alors ça, c’est le comble… Tout pour toi, alors, hein ?

Stéphane – Ben… Il pense que notre couple est au mieux… Ce qui est à moi est à toi… Tu vois bien, on n’a plus le choix…

Dorothée – Ah, ça non, certainement pas ! Si on leur annonce qu’on divorce, ils sont foutus de me déshériter, mais de te laisser quand même le cabinet dentaire tout équipé… y compris l’assistante de charme !

Stéphane – Mais enfin, Dorothée, j’ai trompé leur fille ! Ton père pourrait comprendre, à la rigueur…

Dorothée – Ah bon ?

Stéphane – Mais pas ta mère !

Dorothée – Tu crois…

Stéphane – Mais oui ! (Un temps) Et puis tu as raison, ça ne pouvait pas marcher, entre nous…

Dorothée – Ah, oui ? Et pourquoi ça ?

Stéphane – Ça fait trois ans que tu es en analyse, ne me dis pas que tu n’as pas encore compris ?

Dorothée – Compris quoi ?

Stéphane – Ton père est dentiste. Tu épouses un dentiste. C’est ta mère qui tient les cordons de sa bourse, tu es expert comptable. Ne me dis pas que ton psy ne t’as jamais parlé du complexe d’Oedipe.

Dorothée – Mon psy n’est pas du genre bavard…

Stéphane – Tes parents t’ont appelée Dorothée, et tu travailles chez Mickey !

Dorothée – Je ne vois pas le rapport…

Stéphane – Écoute, Dorothée, tu m’as choisi pour que je plaise à tes parents. J’ai tout fait pour ça. Et maintenant, tu me reproches de t’avoir remplacé auprès d’eux ! C’est pour ça que j’ai eu envie de changer un peu d’atmospère…

Dorothée – Tu veux dire atmosphère.

Stéphane – Oui, pourquoi ?

Dorothée – Tu as dit atmospère. Atmospère.

Stéphane – Tu vois, moi aussi je suis capable de faire des lapsus…

Dorothée – Et ton aventure avec Natacha, c’était aussi un lapsus…

Stéphane – Je ne vois pas le rapport…

Dorothée – Ah oui ? Et bien moi je l’ai vu !

Stéphane – Quoi ?

Dorothée – Le rapport !

Stéphane – Ok, tu as gagné…

Dorothée – Alors c’est de ma faute, c’est ça ?

Stéphane – Ce n’est de la faute de personne, Dorothée… Mais j’en ai marre de jouer le gendre idéal. Non, je ne suis pas parfait. Et si tu veux tout savoir, tes parents m’emmerdent !

Dorothée – Ah, oui ? C’est nouveau, ça…

Stéphane – Eh ben non, ce n’est pas nouveau, figure-toi ! Tu crois que ça m’amuse de traverser tout Paris deux fois par semaine pour venir dîner chez tes parents ? Tout ça pour t’entendre déblatérer sur leur compte pendant une heure à l’aller comme au retour ? Deux heures quand il y a des embouteillages…

Dorothée – Tu ne me l’as jamais dit…

Stéphane – Et bien je te le dis maintenant ! Tes parents m’ont toujours emmerdé, Dorothée. Si j’ai tout fait pour leur plaire, c’est uniquement pour te faire plaisir. Belle maman par ci, beau papa par là. Jamais un mot de trop. Mais maintenant que je vais te perdre, je peux te le dire, Dorothée. Tes parents m’emmerdent ! Avec leur racisme ordinaire, leur ISF et leur gigot d’agneau !

Marianne revient avec un plat dans les mains.

Marianne – À table !

Stéphane – Oui, je vous emmerde, belle maman !

Marianne – Mais qu’est-ce qui vous arrive, mon petit Stéphane…

Stéphane (à Dorothée) – Je te laisse leur annoncer ça, moi je n’en peux plus, je vais fumer une cigarette.

Marianne – Une cigarette ? Mais vous ne fumez pas !

Stéphane – Si, je fume, figurez-vous. En cachette. Et même de la drogue, parfois !

Stéphane sort.

Marianne – Mais enfin qu’est-ce qui se passe, Dorothée ? Qu’est-ce que tu lui as fait pour le mettre dans un état pareil ?

Dorothée – Stéphane et moi, nous divorçons, voilà ce qui se passe !

Marianne – Oh mon Dieu ! Tu l’as trompé ? Cet enfant n’est pas de lui !

Dorothée – C’est lui qui m’a trompé !

Marianne – Ah, tu m’as fait peur… Mais ma petite fille, les hommes sont comme ça… Ils ne sont pas livrés en mode monogame, il faut le savoir… Et puis en ce moment…

Dorothée – Quoi, en ce moment ?

Marianne – Tu es enceinte, qu’est-ce que tu veux. C’est à dire plus très opérationnelle… Avec qui il t’a trompée ?

Dorothée – Avec son assistante…

Marianne – Avec son assistante ? Alors ça ne compte pas, ma petite fille ! Autrefois, les bourgeois de Neuilly couchaient avec leurs bonnes, pour se changer les idées et se détendre un peu. Il y avait des chambres à l’étage pour ça. Maintenant qu’on n’a plus les moyens de se payer des bonnes… on les appelle des assistantes. Mais ça revient au même.

Dorothée – Mais c’est monstrueux ! Ne me dis pas que papa t’a trompée toi aussi…?

Marianne – Écoute, ton père, c’est moi qui lui ai choisi son assistante…

Dorothée – Maria ?

Marianne – Moi, je n’ai jamais été très portée sur… Enfin, pas avec ton père, en tout cas… Alors là, au moins, avec Maria, je savais à qui j’avais affaire…

Dorothée – Ah, d’accord… Et toi, tu te tapais le jardinier ?

Marianne gifle sa fille, qui en reste sans voix. Robert revient.

Robert – Ah, alors on va pouvoir se mettre à table…

Dorothée s’en va.

Robert – Pourquoi tu l’as giflée…?

Marianne – Elle vient de me dire que Stéphane la trompe.

Robert – Et ce n’est pas vrai ?

Marianne – Si, sûrement… Mais tu ne sais pas le pire ?

Robert – Quoi ?

Marianne – Il fume !

Robert en reste lui aussi sans voix.

Robert – Oh, nom de Dieu… Et moi qui venais de lui proposer de reprendre mon cabinet…

Marianne – Elle veut divorcer…

Robert – Parce qu’il fume ?

Marianne – Parce qu’il l’a trompée avec son assistante !

Robert – Natacha ?

Marianne – Tu la connais ?

Robert – Non… C’est à dire que… Tu sais que Maria part à la retraite à la fin de l’année…

Marianne – Et alors ?

Robert – Stéphane m’a proposé de reprendre Natacha.

Marianne – Une deuxième main, en somme. Comme la Twingo que j’ai revendue il y a quelques temps sur eBay.

Robert – Je ne savais pas que c’était sa maîtresse…

Marianne – C’est ça… Alors Maria ne te suffit plus, maintenant ?

Robert – Elle part à la retraite !

Marianne – Vous êtes bien tous les mêmes… Écoute-moi bien, Robert. Que tu me trompes au cabinet avec Maria, je le savais. C’est moi qui l’ai engagée pour avoir un peu la paix à la maison. Mais que tu trompes Maria avec cette Natacha ! Ça, je ne le tolérerai pas !

Robert – Mais enfin, Marianne, qu’est-ce qui te prend ?

Marianne – Eh bien j’en ai marre, figure toi ! Et si je demandais le divorce, moi aussi ?

Robert (contrarié) – Alors il va falloir que je trouve un autre repreneur, maintenant…

Marianne – Pour ?

Robert – Pour le cabinet ! Ça sent le brûlé, non ?

Marianne – Oh, mon Dieu, mon gigot, je l’avais oublié !

Robert – Il va encore être trop cuit… Comme l’année dernière…

Noir.

ACTE 3

Ils sont tous les quatre à table et finissent de dîner. L’ambiance est sinistre.

Robert – Vous connaissez cette blague ? C’est une femme qui arrive affolée chez son gynécologue : Excusez-moi, mais ce n’est pas chez vous que j’ai oublié ma petite culotte ? Ah, non Madame, désolée. Ah bon, alors ça doit être chez mon dentiste…

À part lui, personne ne rit, évidemment.

Marianne – Comment avez-vous trouvé le gigot ?

Robert – Un peu trop cuit, peut-être ?

Stéphane – Calciné serait un terme plus approprié, belle-maman. Je crois qu’à ce stade-là, on pourrait même parler d’incinération.

Marianne – Encore un peu de champagne, pour finir la bûche ?

Stéphane – Volontiers.

Stéphane, qui semble déjà pas mal éméché, prend la bouteille de champagne d’office et boit au goulot. Il rote éventuellement après.

Marianne – Il est assez frais ?

Stéphane – Il est tiédasse, comme d’habitude.

Robert – Ah, oui, j’aurais dû mettre la bouteille au frigo avant…

Marianne (à Robert) – Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ?

Stéphane – La bûche, en revanche, vous auriez dû la sortir du congélo avant.

Marianne – C’est une bûche glacée…

Stéphane – Ah, oui, mais là… Elle est carrément cryogénisée. C’est un coup à se casser une dent.

Robert – Vous allez rire, mais au cabinet, c’est pendant la période de la galette des rois, qu’on a pas mal de travail…

Stéphane sort un joint et l’allume avec la bougie plantée dans la bûche. Puis il écrase la bougie allumée dans la bûche pour l’éteindre, sous le regard attentif de Robert et Marianne. Dorothée, elle, paraît absente.

Robert – On va peut-être pouvoir passer aux cadeaux ?

Dorothée (revenant un peu à la réalité) – Les cadeaux…?

Marianne (avec un regard vers sa fille) – Je ne sais pas si…

Robert – Allons, Dorothée ! Ne fais pas l’enfant. Tu ne penses pas sérieusement à divorcer ? Bon, Stéphane a fait une petite bêtise, mais ça peut arriver à tout le monde.

Marianne – Tu sais de quoi tu parles…

Robert – Quoi qu’il en soit, on ne divorce pas comme ça, sur un coup de tête, pour une simple erreur d’aiguillage.

Dorothée – Une erreur d’aiguillage ?

Stéphane – C’est toi qui déraille, mon pauvre Robert…

Robert – Ah ! Stéphane, vous vous décidez enfin à me tutoyer.

Stéphane – Je peux t’appeler Bob, si tu veux.

Marianne (à Dorothée) – Écoute, ma petite fille, je suis désolée de t’avoir giflée tout à l’heure. Je me suis un peu emportée, c’est vrai. Mais reconnais que tu m’avais poussée à bout…

Robert – C’est vrai, Dorothée, il faut avouer que parfois, tu pousses le bouchon un peu loin.

Dorothée – Je sais, je suis un peu fantasque.

Marianne – Ah, au moins, tu le reconnais.

Stéphane – Vous savez ce que j’aurais vraiment rêvé de faire, moi, dans la vie ?

Robert – Quoi donc mon cher gendre ?

Stéphane – Chanteur !

Marianne – Chanteur ? Vous voulez dire… comme Luis Mariano !

Stéphane (ironique) – Non, comme Tino Rossi. (Se mettant à chanter à l’oreille de Marianne) Plus tard quand tu seras vieille, tchitchi. Tu diras baissant l’oreille, tchitchi. Si j’avais su en ce temps là, ah, ah !

Les trois autres l’écoutent, sidérés.

Stéphane – Mais non, Bob ! Chanteur de rock, voyons !

Marianne – Ah, oui… J’aime bien Eddy Mitchell, moi aussi.

Stéphane (avec un air navré) – Eddy Mitchell…

Marianne – Mais je crois qu’il vient de prendre sa retraite, lui aussi, non ?

Robert – Et bien moi, figurez-vous, j’aurais bien aimé jouer de la batterie.

Marianne – Toi ? De la batterie ? Mais pourquoi ?

Robert – Je ne sais pas… Ça… Ça m’a toujours plu… Ça t’étonne, hein ?

Marianne – Tu ne me l’avais jamais dit.

Robert – Comme quoi, dans un couple, on ne se dit pas toujours tout…

Stéphane – Tu te rends compte, Bob ? On aurait pu monter un groupe, toi et moi ? On aurait pu devenir des stars du rock and roll ! Et au lieu de ça on est dentistes. C’est à se flinguer, non ?

Marianne – Bon, alors on va pouvoir les signer, ces papiers, finalement…

Robert – Mais oui, bien sûr.

Stéphane – Autant signer son arrêt de mort.

Robert – Alors, mon petit Stéphane ? Prêt à passer à l’Ouest ?

Robert se lève, et va chercher le papier. Lorsqu’il revient, Stéphane se lève aussi, un peu titubant. Il prend le papier des mains de Robert et le déchire consciencieusement.

Stéphane – Je n’en veux pas de votre baraque ! Elle pue la mort !

Robert – Pardon ?

Stéphane – Votre cabinet non plus, d’ailleurs, avec votre clientèle de vieilles rombières tirées de partout.

Robert – C’est vrai que la clientèle est un peu âgée, mais bon… C’est plutôt mieux pour les affaires, vous savez ! La prothèse, comme je dis tout le temps, c’est là où on fait le plus de marge.

Stéphane – Il sent les cabinets, votre cabinet !

Robert – C’est vrai qu’on a un petit problème de remontées avec le tout à l’égout, mais ça doit pouvoir s’arranger. Et puis sinon, vous verrez, on finit par s’habituer…

Stéphane (passant du rire au larmes) – La seule chose que je voulais de vous, c’était votre fille ! Si elle me quitte, je perds ce que j’ai de plus précieux au monde. (Dorothée semble touchée par cette déclaration) Pardonne-moi, ma chérie. Mais si je t’ai trompée, c’est parce que j’avais l’impression que c’était toi qui m’avais déjà quitté… pour ces vieux cons.

Marianne – Tu voulais le quitter ?

Robert – Je crois que c’est une métaphore…

Stéphane – Crois-moi, Dorothée, ce qui peut nous arriver de pire, c’est de devenir comme eux.

Marianne – Il a un peu bu, non ?

Robert – Enfin, une fois de temps en temps.

Marianne – Ce n’est pas tous les jours Noël…

Stéphane – Vous savez quoi ? Moi je n’ai pas vraiment connu mes parents. J’ai toujours pensé que c’était un drame. Mais depuis qu’avec vous, j’ai découvert ce qu’était vraiment la vie de famille, je commence à me demander si je n’ai pas eu de la chance, finalement… (Silence de mort) Tenez, je vous rends vos clefs…

Dorothée – Je te rejoins dans la voiture, chéri…

Stéphane pose les clefs sur la table et sort d’une démarche mal assurée. Dorothée fait face à ses parents.

Dorothée – J’ai toujours tout fait pour que vous soyez fiers de moi.

Robert – Je sais.

Dorothée – Alors pourquoi ? Pourquoi vous ne m’avez jamais traitée comme une adulte ?

Marianne – Peut-être qu’on avait peur de vieillir…

Dorothée – Vous savez ce qui me fait le plus de mal aujourd’hui ? Ce n’est pas de savoir que vous n’êtes pas fiers de moi. C’est la certitude que plus jamais je ne serai fière de vous.

Robert – Ça doit être ça, de devenir adulte…

Dorothée sort. Robert et Marianne restent seuls en tête à tête. La pendule ou le coucou sonnent onze heures.

Robert – Onze heures. On n’a pas vu le temps passer…

Marianne – Tu veux ta tisane ?

Robert – Nuit tranquille… Rien que le nom, ça m’énerve déjà.

Le regard de Marianne se pose sur les cadeaux au pied du sapin.

Marianne – Avec tout ça, on n’a même pas ouvert nos cadeaux.

Ils s’approchent du sapin et regardent les deux paquets.

Marianne (lisant) – Pour Robert… Ça doit être pour toi…

Ils prennent chacun leur paquet, et commence à le déballer.

Robert – Une paire de chaussons ! Comme l’année dernière…

Marianne – Ah, oui ! Ils ont l’air bien chauds…

Robert – Et toi ?

Marianne ouvre son paquet et en sort quelque chose qui ressemble beaucoup à un sex-toy.

Marianne – Qu’est-ce que c’est ?

Elle appuie sur un bouton et l’engin se met à vibrer.

Robert – Une brosse à dents électrique…

Marianne – Mais où est la brosse ?

Robert n’a pas le temps de répondre. Stéphane, revient, titubant, avec Dorothée, qui se tient le ventre. Têtes ébahies de Robert et Marianne.

Stéphane (paniqué) – Faites quelque chose, vite ! Avec toutes ces émotions, elle a perdu les eaux ! Et je dois reconnaître que je ne suis pas vraiment en état de conduire…

Stéphane s’écroule par terre, tandis que Dorothée s’effondre sur le canapé.

Dorothée – Dépêchez-vous, je suis à deux doigts…

Robert – Je crois qu’il vaudrait mieux appeler le SAMU…

Marianne se précipite sur son téléphone.

Marianne – Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je leur dis ?

Robert – Accouchement prématuré et coma éthylique ? Ils nous feront un tarif de groupe…

Noir.

ÉPILOGUE

Dorothée arrive dans la maison avec des sacs de courses. Elle se retourne vers la personne qui la suit et qu’on ne voit pas encore.

Dorothée – Tu changes Robert ? Je crois que c’est la grosse commission…

Stéphane arrive à son tour avec dans un couffin un bébé qu’on ne verra évidemment pas.

Stéphane – J’ai un peu de mal, quand même avec ce prénom… Tu crois vraiment que c’était une bonne idée de l’appeler comme ça ?

Dorothée – Robert, ça finira bien par revenir à la mode…

Stéphane – Oui… Comme Dorothée… Dans deux cents ans, peut-être…

Dorothée – On leur devait bien ça… Finalement, on a quand même hérité de la maison et du cabinet…

Stéphane – Oui…

Dorothée – Quelle idée, aussi, de prendre un vol low cost pour un Nice – Paris.

Stéphane – Le TGV, ça va aussi vite… et c’est beaucoup sûr.

Dorothée – Ils savaient que cette compagnie avait très mauvaise réputation. Ce n’est pas dans un crash aérien avec cette low cost, déjà, que tu as perdu tes parents ?

Stéphane – Si… (Il jette un regard circulaire sur la pièce) Ça fait drôle, quand même, de savoir que maintenant, c’est notre maison à nous.

Dorothée – Oui…

Stéphane – Tu crois vraiment que c’était une bonne idée d’emménager ici ?

Dorothée – C’est juste en face du cabinet…

Stéphane – Oui…

Dorothée – Et puis je crois que ça leur aurait fait de la peine de savoir qu’on avait revendu leur maison.

Stéphane – On ne se débarrasse pas si facilement de son héritage familial…

Dorothée – On pourra toujours refaire les peintures. Tu connais un bon peintre ?

Stéphane – Je pensais plutôt à quelque chose de plus radical.

Dorothée – Un exorciste ?

Ils s’embrassent, mais leur étreinte est interrompue par la sonnerie de la porte. Stéphane va ouvrir.

Stéphane – Belle maman ! On pensait qu’on ne vous reverrait plus !

Robert et Marianne arrivent, suivi de Stéphane.

Marianne – Eh bien non, mon petit Stéphane ! Vous ne vous débarrasserez pas de nous aussi facilement !

Robert – Bonjour, bonjour…

Dorothée – Alors votre cercueil volant a quand même réussi à décoller ?

Marianne embrasse Dorothée.

Robert – Comment se porte Robert Junior ?

Dorothée – Très bien, très bien… Et vous, comment ça va ?

Marianne – L’avion avait un peu de retard, mais bon… On a pris un taxi.

Robert – Sinon, on n’aurait eu à peine le temps de passer vous voir…

Stéphane – En tout cas, vous avez une mine superbe ! Épanouie ! Ça vous réussit la retraite ! Hein, Dorothée ? On dirait un couple de jeunes mariés !

Robert et Marianne ont l’air un peu embarrassés.

Stéphane – Il fait beau temps à Nice ?

Robert et Marianne répondent en même temps.

Robert – Splendide…

Marianne – Il pleut…

Robert – Disons… un temps orageux avec de temps en temps quelques éclaircies.

Dorothée – Tout se passe bien, là-bas ?

Stéphane – Vous ne vous ennuyez pas trop ?

Marianne – Depuis qu’on est la retraite, on est tellement occupés, chacun de son côté… On n’a même plus le temps de se disputer…

Robert – J’ai croisé Natacha qui sortait du cabinet. Alors vous l’avez gardée, finalement ?

Dorothée – C’est provisoire…

Silence embarrassé. Marianne se penche vers le couffin.

Marianne – C’est fou ce qu’il ressemble à son grand père, non ?

Dorothée – À cet âge là, c’est encore un peu fripé…

Marianne – Il pèse combien ?

Dorothée – Dans les quatre kilos.

Marianne (caressant le bébé) – Ça ferait un bon petit gigot, ça…

Stéphane – Vous restez dîner avec nous, bien sûr…

Dorothée – On vous a préparé la chambre d’amis.

Robert – Pensez-vous ! On reprend l’avion dans trois heures. On est juste en transit !

Stéphane – Ces jeunes retraités… Toujours partis en vacances, hein ?

Dorothée (à Stéphane) – À propos de transit, il faut vraiment changer Robert…

Marianne – Attends, je vais le faire ! Il faut que je reprenne la main.

Stéphane – Pour Robert senior dans quelques années ?

Dorothée – Assieds-toi maman, je t’en prie…

Stéphane – Vous aussi, Robert… (Parlant des sacs de courses) Je vais déposer ça à la cuisine et je vous offre quelque chose à boire. Vous avez bien cinq minutes.

Stéphane sort suivi de Dorothée avec le couffin.

Robert et Marianne jettent un coup d’oeil autour d’eux, nostalgique.

Robert – Ça fait drôle de se retrouver ici, quand même…

Marianne – Oui…

Robert – Tu regrettes ?

Marianne – Non. Et toi ?

Robert – Non plus…

Un temps.

Marianne – Tu as les papiers ?

Robert – Oui, oui… Il n’y a plus qu’à les signer…

Marianne – Il faudra bien leur dire un jour.

Robert – Ça va leur faire un choc.

Silence embarrassé.

Marianne – Comment va Maria ?

Robert – Ça va.

Marianne – Et le Portugal, c’est comment ?

Robert – Oh, tu sais, là bas, avec un SMIC ou deux, on vit comme un roi.

Marianne – Et avec la langue ?

Robert – La langue…?

Marianne – Le portugais !

Robert – Ah… Oh, tu sais, tu rajoutes des o et de a au bout de chaque mot. Ça ressemble quand même beaucoup au français.

Marianne – Et puis tu as une interprète.

Robert – Oui… (Un temps) Je joue dans un orchestre…

Marianne – Un orchestre, toi ?

Robert – Un petit groupe folklorique. Je joue du tambourin. Ce n’est pas trop compliqué.

Marianne – Ah, oui, c’est bien…

Robert – Il faudra venir nous voir.

Marianne – Pourquoi pas…

Robert – Et toi ?

Marianne – J’ai rencontré quelqu’un.

Robert – Il aime le pain aux noix ?

Marianne – Et la tisane.

Robert – Nuit Tranquille…

Nouveau silence.

Marianne – Je ne sais pas comment on va leur annoncer ça.

Robert – Oui… Ça va leur faire un choc.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-15-4

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Photo de famille

Family portrait –  Foto de Familia (español)Retrato de família (portugués) – تحميل مجاني 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Deux frères et deux sœurs qui ne se voient plus guère se retrouvent une dernière fois dans la maison de vacances familiale pour la vendre, après le décès de leurs parents.  Mais les comptes qu’ils ont à régler ne sont pas seulement financiers…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Photo de Famille

Personnages : Pierre – Josiane – Jeff – Frédérique

Matin

La salle de séjour d’une maison de vacances, meublée très simplement. Dans le fond, une petite cheminée où ne brûle aucun feu. Pierre, look intellectuel de gauche, arrive de la cuisine avec une casserole d’eau chaude qu’il pose sur la table, à côté d’un pot familial de Nescafé. Pierre explore tous les compartiments d’un meuble à vaisselle. Dans le dernier, il trouve une tasse qu’il pose sur la table. Même manège avec les tiroirs à la recherche d’une petite cuillère. Pierre s’assoit, se sert un café et attaque les quelques Pépitos restant d’un paquet. On entend une sonnerie de portable, off. Pierre sirote son café et termine les biscuits en lisant La Vie Financière. Les gros titres du journal permettent de situer le moment de l’action : Bug de l’An 2000 : les marchés inquiets à l’aube du nouveau millénaire… Un temps. Jeff arrive, en pyjama rayé, l’air pas réveillé et marchant au radar.

Jeff (bâillant) – Déjà habillé ?

Pierre (continuant à lire sa revue) – J’ai horreur de traîner en pyjama. Il y a de l’eau chaude et du Nes…

Sous l’œil étonné de Pierre, Jeff sort une tasse et une petite cuillère du meuble en ouvrant directement les bons compartiment et tiroir, s’assoit et se sert un café. Il prend le paquet de biscuits, plein d’espoir mais, constatant qu’il est vide, le repose la mine défaite.

Jeff – Il n’y a plus de Pépitos…?

Pierre, qui s’est probablement enfilé tout le paquet, n’a même pas l’air d’avoir des remords.

Pierre – Ben non, tu vois…!

Jeff n’a pas l’air content, mais ne dit rien. Pierre en rajoute.

Pierre – Tu me rappelles maman… Quand on lui disait « Il n’y a plus de chocolat ? », elle nous répondait « Évidemment, quand il y en a vous le mangez… ».

Jeff préfère ne pas répondre. Pierre passe à autre chose.

Pierre (soupirant) – Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Avec cet orage…

Jeff – Quel orage ?

Pierre (incrédule) – Ne me dis pas que tu n’as rien entendu ! On aurait dit des coups de canons…

Absence de réaction de Jeff, dont Pierre observe le comportement avec un regard d’ethnologue.

Pierre – Tu es toujours un peu somnambule, toi, non ?

Pour toute réponse, Jeff se met à tourner mécaniquement son café.

Pierre – Je me souviens, une fois, on t’avait réveillé à onze heures du soir en te faisant croire que tu n’avais pas entendu le réveil. On t’a laissé prendre ton petit-déjeuner… C’est maman qui t’a rattrapé dehors. Tu partais à l’école en pyjama. Un dimanche du mois d’août…

Jeff commence à siroter son café, sans répondre.

Pierre (revenant au présent) – Je venais à peine de me rendormir, j’ai été réveillé par le camion-poubelle ! Il passe toujours à la même heure… Cinq heures du mat. Quand on avait vingt ans, il ne nous réveillait pas, c’est sûr. On rentrait en même temps que les poubelles…

Jeff – Mmm…

Pierre (étonné) – Alors toi, tu as bien dormi ?

Jeff – Un peu crevé. Ça fait quand même un paquet de kilomètres… quand on est seul à conduire. Pourquoi tu n’as jamais passé ton permis ?

Pierre – Je l’ai passé, mais je l’ai raté.

Jeff – Une fois ! Tu aurais pu insister un peu…

Pierre – Je ne supporte pas les échecs. Je ne devais pas être fait pour conduire, c’est tout. Et puis quand je vois tous ces cons sur la route… Tu as vu hier ? Même toi tu as failli t’énerver ! Prends n’importe quel type, poli, gentil, parfaitement équilibré. Tu lui mets un volant entre les mains, au bout de dix minutes, il insulte tout le monde et il est prêt à se battre avec n’importe qui. Comment tu expliques ça toi ?

Désarçonné par le manque de réaction de son frère, occupé à tourner son café, Pierre se lève et examine les lieux d’un regard circulaire.

Pierre – Rien n’a changé. Il y a au moins quinze ans que je n’étais pas venu ici. Et toi ?

Jeff – Deux ans, avec Catherine et les enfants. Mais jamais en hiver.

Pierre s’approche de la cheminée en soufflant dans ses mains pour les réchauffer.

Pierre – Je comprends pourquoi…

Il s’arrête devant la cheminée sur laquelle trône une grosse boîte d’allumettes, une lampe à acétylène et une photo d’école en noir et blanc colorisée des deux frères en tablier bleu et des deux sœurs en tablier rose.

Pierre – Tu crois qu’elle marche ?

Jeff – On venait toujours au mois d’août… Personne ne s’en est jamais servi…

Pierre – Ça ne veut pas dire qu’elle ne marche pas…

Pierre cherche du regard.

Pierre – On a déjà les allumettes. Il ne manque plus que le bois…

Jeff lui fait signe de laisser tomber. Pierre commence à faire le tour de la pièce, en l’inspectant comme pour un état des lieux.

Pierre – On signe quand, chez le notaire ?

Jeff – À trois heures. Si l’acheteur n’a pas changé d’avis.

Pierre se frotte à nouveau les mains pour les réchauffer.

Pierre – S’il a visité en été, ce n’est pas impossible…

Il jette au passage un regard par la fenêtre.

Pierre – Tu sais qui c’est, ce type ?

Jeff – Quel type ?

Pierre – L’acheteur !

Jeff – Je l’ai eu une fois au téléphone. C’est un parisien. Un kiné, je crois…

Pierre – Il est sympa ?

Jeff – Qu’est-ce que ça change ?

Pierre – Rien…

Un temps.

Pierre (avec une certaine réticence) – Frédérique et Josiane viennent ensemble ?

Jeff – Josiane a pris le train de nuit. Elle devrait arriver ce matin. Frédérique vient de m’appeler de l’aéroport. C’est ça qui m’a réveillé…

Pierre – Elle fera l’aller-retour dans la journée ?

Jeff – Je ne sais pas.

Jeff sirote son café. Pierre, à nouveau devant la cheminée après avoir fait le tour de la pièce, saisit le portrait des quatre enfants.

Pierre – Je ne me souvenais plus de cette photo. Comment elle est arrivée là…?

Jeff – C’est maman qui l’avait apportée, je crois. La dernière fois qu’elle est venue ici avec papa. Juste avant qu’il reparte en Amazonie…

Pierre examine de près la photo avec un sourire mi-ironique mi-amer.

Pierre – C’est drôle, tu as vu ? C’est du noir et blanc colorié au crayon. On faisait ça à l’époque. La photo en couleur, ça devait encore être expérimental.

Jeff – Ça ne nous rajeunit pas…

Pierre – Non. Je me sens comme un vieux film colorisé.

Pierre se concentre cette fois sur le motif et non plus sur le procédé.

Pierre – C’est bizarre de revoir cette photo… Tout est déjà là, non ?

Jeff a du mal à suivre. Il préférerait prendre son café tranquillement et se réveiller en douceur.

Jeff – Là quoi…?

Pierre – Sur cette photo ! On voit déjà ce que chacun de nous allait devenir… Frédérique avec son sourire artificiel. Josiane avec son regard ironique. Toi on dirait que tu t’en fous et moi j’ai un air de chien battu.

Jeff continue de boire son café sans répondre. Apparemment, il est habitué aux réflexions étranges de son frère et n’y prête guère attention.

Pierre – Tu te souviens du moment où elle a été prise?

Jeff – Non.

Pierre – Moi non plus. C’est marrant, je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. D’ailleurs, je n’ai pas beaucoup de photos de moi enfant pour m’aider à me rappeler.

Jeff – À l’époque, on ne prenait pas autant de photos qu’aujourd’hui.

Pierre – C’est vrai, c’est agaçant cette manie qu’on a maintenant de tout photographier. Tu savais que Jérôme avait filmé l’accouchement de Frédérique au caméscope ? Je ne sais pas s’ils se repassent la cassette souvent le samedi soir… Ils auraient dû filmer aussi le moment de l’accouplement et monter l’ensemble en documentaire. Tu vois, genre La Vie des Animaux… J’adore les reportages animaliers. Les commentaires ont toujours un côté rassurant. Edifiant. Du style « c’est quand même bien fait la nature, on n’a rien inventé », « les gros bouffent les petits, mais c’est pour pas qu’il y en ait de trop », « les plus faibles sont condamnés, c’est triste, mais c’est pour préserver la pureté de la race ».

Pierre observe à nouveau la photo.

Pierre – En tout cas, moi j’aurais bien aimé savoir à quoi je ressemblais quand j’étais bébé. Je crois que cette photo est une des plus anciennes que j’ai vues de moi. Je devais déjà avoir au moins cinq ans… (Ironique) Si ça se trouve, les parents m’ont adopté à cet âge-là et ils n’ont jamais osé me le dire. J’ai déjà vu ça dans un téléfilm. Dans ce cas, vous ne seriez pas vraiment mes frère et sœurs…

Un temps.

Jeff – Il me semble qu’un photographe était venu à l’école.

Pierre – On nous avait réunis pour la photo. Tu te rappelles, les classes n’étaient pas encore mixtes. Même à la récré, la cour était divisée en deux par une frontière imaginaire. Les garçons d’un côté en blouse bleue, les filles de l’autre en rose. Avec interdiction absolue de traverser la ligne de démarcation. Sauf pour aller aux toilettes, qui se trouvaient du côté des filles. J’étais amoureux d’une gamine que je ne pouvais voir qu’en passant, en allant pisser. Je devais pisser souvent. Mais je ne lui ai jamais parlé. Je me demande ce qu’elle est devenue. Je ne connais même pas son nom…

Un temps.

Jeff – Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Josiane et Frédérique ?

Pierre repose le portrait.

Pierre – Depuis l’enterrement de maman… Ça me fait drôle de dire ça. Je n’arrive pas à réaliser qu’elle est morte… C’est pas que ça me rende particulièrement triste, hein ? Mais ça me fait drôle… d’être orphelin.

Jeff – Papa n’est pas mort…

Pierre – Ça on n’en sait rien. On ne l’a pas revu depuis des années. Il n’est même pas venu à l’enterrement de sa femme. Tu crois que si des cannibales l’avaient bouffé, ils nous enverraient un faire-part…?

Jeff – Il y a encore des cannibales, en Amazonie ?

Pierre – Y’a des piranhas… Il paraît qu’un banc de piranhas, ça peut bouffer une vache en cinq minutes. Ils ne laissent que les os. Alors papa, t’imagines… Oh, et puis il n’a jamais vraiment été là, de toute façon, non ? Entre nous, sa mort, ça ne fera pas une grosse différence. Comme une formalité, quoi. Tu sais, c’est comme ces gens qui se marient après trente ans de vie commune, pour « officialiser la chose ». Lui, quand il mourra, ce sera pour officialiser sa disparition…

Un temps.

Pierre – J’ai un ami qui a fait quinze ans d’analyse pour essayer de renouer le dialogue avec son père. Quinze ans, tu te rends compte ?

Jeff – Ça a marché ?

Pierre – Ben… Malheureusement, au bout de quinze ans, son père était mort

Jeff – Oh, il ne faut pas exagérer… On n’est pas des martyrs, non plus. On a eu des parents au moins…

Pierre – Oui… Oui, on trouve toujours plus malheureux que soi, c’est sûr. Mais c’est curieux, ça ne m’a jamais vraiment consolé, ce genre de philosophie. C’est comme de dire à un unijambiste « ne vous plaignez pas, vous pourriez être cul-de-jatte ».

Un temps.

Pierre – Tu sais ce que j’ai appris par l’oncle Alberto, il y a quelques années ?

Jeff – Quoi ?

Pierre – Que c’est lui qui avait choisi mon prénom. Maman venait d’accoucher. Papa devait être trop occupé, comme d’habitude. Alors c’est l’oncle Alberto qui est allé me déclarer à la mairie. Apparemment, on lui avait donné carte blanche pour le nom. Après tout ce n’était qu’un détail.

Jeff – C’était une autre époque…

Pierre – Même à cette époque-là, il y avait des parents qui se déplaçaient jusqu’à la mairie pour donner un prénom à leur enfant.

Jeff – C’est sûr que dans la famille, on a toujours eu un problème avec les noms. Qu’est-ce que je dirais, moi ! Pendant dix ans tout le monde a cru que je m’appelais Christophe. Jusqu’au jour où maman s’est rendu compte, en demandant un extrait de naissance à la mairie, que papa ne m’avait pas déclaré sous ce nom-là.

Pierre – Au moins, il t’a donné un nom. Il t’a même donné son nom à lui…

Jeff – Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change… Jésus, ce n’est pas très facile à porter, comme prénom.

Pierre – En Espagne, c’est très courant…

Jeff – En France, moins. Jésus ! Et dire qu’il ne nous a même pas fait baptiser…

Pierre – Ne te plains pas, il y a bien des Juifs qui s’appellent Judas.

Jeff – Ah bon ?

Pierre – Ou des Allemands qui s’appellent Adolf, si tu veux…

Jeff – De toute façon, on m’a toujours appelé Jeff. Je ne sais pas pourquoi… Tout le monde pense que c’est pour Jean-François.

Silence.

Jeff – Tu viens à la maison pour Noël ?

Pierre (soudain agressif) – Pour quoi faire ? Pour applaudir les discours antisémites et homophobes de mon beauf ?

Jeff – C’est de la provoc…

Pierre – Ecoute, entre Jérôme qui défend les idées du FN en prétendant voter blanc et Frédérique qui vote pour le FN en condamnant ses idées… Couplés, ils font quand même les deux moitiés d’un électeur d’extrême-droite.

Jeff (mollement) – Arrête, le parrain de leur fille est juif…

Pierre – Ah, ça, c’est l’alibi suprême ! On n’est pas raciste, puisqu’on a des amis juifs. Très sympas d’ailleurs. Pour des Juifs… Ils roulent comme nous en Mercedes. Ils vont skier en Autriche et ils ont appelé leur fille Ingrid. Il y a des cons chez les Juifs aussi, hein ! Il y en a même au Front National. Je veux dire, des Juifs. Des juifs cons. Ou des cons juifs, si tu préfères.

Jeff (amusé) – Tu es en forme, toi, ce matin.

Pierre esquisse aussi un sourire, visiblement satisfait de sa diatribe, et se ressert un café. Il aime parler et s’écoute un peu.

Pierre – Il y a des limites, tu ne trouves pas ?

Jeff – C’est sûr que parfois, il pourrait s’abstenir…

Pierre – Alors pourquoi tu n’as rien dit, la dernière fois ?

Jeff – Toi non plus, tu n’as rien dit…

Pierre – Mais moi, je suis parti…

Jeff (se levant) – Partir, c’est pas toujours la solution…

Jeff s’éloigne vers le couloir. Pierre le regarde partir, sidéré. Puis il se remet à lire La Vie Financière. Son téléphone portable sonne.

Pierre – Oui ? (Souriant) Oui… Oui, ça va… Non, il n’y avait pas grand monde sur la route… Non, elles arrivent ce matin… (Faussement détaché) Alors, tu as eu les résultats du labo…? (Déçu) Ce soir…? Non, non, je préfère te rappeler… Je ne suis pas inquiet, mais quand on n’a jamais fait le test…

La porte d’entrée s’ouvre. Le visage de Pierre se fige. Josiane arrive tirant une valise à roulettes, un sourire figé sur les lèvres. Elle porte une tenue extravagante, genre poncho mexicain. Cette folie vestimentaire, cependant, n’est pas due à un anticonformisme assumé, mais plutôt à un souci d’élégance hélas non guidé par un bon goût naturel.

Pierre (embarrassé) – Excuse-moi, il faut que je te laisse. Josiane vient d’arriver… Oui, oui, je leur dirai… quand ça sera le moment… Moi aussi… Je t’embrasse…

Pierre raccroche.

Josiane (fort) – Vous êtes arrivés quand ?

Pierre se lève et lui fait la bise, sans chaleur.

Pierre – Hier soir. Tard…

Josiane gare sa valise dans un coin et jette un regard sur la pièce.

Josiane – Ah cette baraque !

Pierre la regarde, attendant un commentaire qui ne vient pas.

Josiane – On se gèle, hein ? Je ne comprends pas pourquoi les parents n’ont jamais fait installer le chauffage…

Pierre – Peut-être parce qu’on ne venait qu’au mois d’août…

Josiane – Ton frère est là ?

Pierre – C’est aussi le tien, non ? Il est dans sa chambre…

Josiane – C’est vrai que ce n’est pas un lève-tôt…

Pierre – Pourquoi voulais-tu qu’il se lève tôt. On ne signe que cet après-midi…

Josiane – Alors ? Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent ?

Pierre – Je ne sais pas…

Josiane avise la Vie Financière sur la table.

Josiane – Tu lis la Vie Financière, maintenant?

Pierre – Je fais des opérations de bourse… par internet.

Josiane (impressionnée) – La bourse… C’est pas trop risqué…?

Pierre – C’est comme l’amour… Si tu veux pas qu’on te fasse un enfant dans le dos, faut savoir te retirer à temps.

Josiane – Et ça rapporte ?

Pierre – Pas mal.

Josiane – Il faudra que tu me donnes des conseils, alors. Pour placer mon héritage…

Pierre (ironique) – Oh, ce n’est pas très compliqué, tu sais. Avec un peu de bon sens… Un hiver rigoureux comme celui-là, tu achètes des actions Damart. Juste avant la fête des mères tu les revends et tu achètes des actions Moulinex.

Josiane – Moulinex ? Ce n’est pas en faillite ?

Pierre – Ça c’est à cause des féministes. Maintenant, les enfants n’osent même plus offrir un moulin à légumes ou un fer à repasser pour la fête des mères…

Josiane (sur le ton de la confidence) – À propos, tu es au courant ?

Pierre – Au courant de quoi ?

Josiane – Pour Jésus ! Il va déposer le bilan…

Pierre (exaspéré) – Tu ne peux pas l’appeler Jeff, comme tout le monde ? C’est lui qui te l’a dit ?

Josiane – C’est sa femme. Le pauvre garçon… Je ne sais pas ce qu’il va faire maintenant.

Pierre – Tu n’as qu’à lui demander.

Josiane – À Catherine ?

Pierre – Non à lui ! À ton frère Jeff !

Josiane – Il n’était pas fait pour être patron, ça se voyait !

Pierre – Ah bon ? À quoi ?

Josiane – Tu as vu à quelle heure il se lève ! Moi, en tout cas, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il y avait un monde dans ce train ! Evidemment, il a fallu que je tombe sur une tribu de portos avec une ribambelle de gosses. Y’en a un qui avait les oreillons, il a braillé toute la nuit. Le reste de la famille a bouffé de la pastèque et du chorizo jusqu’au lendemain matin pour passer le temps…

Pierre, qui n’arrive pas à s’habituer aux délires xénophobes de sa sœur, contient sa colère et opte pour l’ironie.

Pierre – Ils ne t’en ont pas proposé ?

Josiane – Si ! Mais je n’en ai pas voulu ! Ça empestait dans le compartiment. J’en avais des haut-le-cœur…

Pierre – Je te rappelle que nous on est d’origine espagnole. Ton nom de jeune fille, c’est Fernandez…

Josiane – Oh, mon nom de jeune fille, tu sais ! Ça fait longtemps que je ne suis plus une vraie jeune fille ! Bon, je vais aller me rafraîchir un peu. J’ai l’impression de sentir encore le chorizo.

Elle sort. Pierre referme sa revue et sort à son tour avec la casserole en direction de la cuisine. Jeff arrive, habillé. Il porte un costume assez strict mais sans élégance, genre directeur de PME qui a fait un effort vestimentaire pour un rendez-vous important. Au bout d’un instant, Josiane revient, emmitouflée dans un gros pull, Le Chasseur Français sous le bras. Jeff et Josiane s’embrassent sans chaleur.

Jeff (apercevant la revue de Josiane, étonné) – Tu te mets à la chasse ?

Josiane répond sans aucune gêne, avec un air entendu.

Josiane – Je dirai plutôt en chasse. C’est pour les petites annonces…

Jeff – Les petites annonces…?

Josiane – Les annonces matrimoniales !

Jeff est à la fois surpris et un peu gêné.

Jeff – Et alors ?

Josiane – Oh tu sais, c’est comme pour les voitures.

Jeff – Ah ?

Josiane – Il faut faire des essais comparatifs…

Jeff – Et tu as trouvé le modèle que tu voulais ?

Josiane – Pas encore. Malheureusement, à mon âge, je dois me limiter au marché de l’occasion. Et toi?

Jeff – Quoi, moi ?

Josiane – Comment ça va ta femme ?

Jeff – Ça va.

Josiane – Et les enfants ?

Jeff (froidement) – Tu peux dire mes enfants. Ils portent mon nom maintenant…

Josiane – Oh, ce n’est quand même pas pareil. Tes enfants aussi, c’est un peu de l’occasion…

Silence de Jeff, qui visiblement se retient pour ne pas exploser.

Josiane – Et les affaires ?

Jeff – Ça va…

Josiane (riant) – Avec toi, ça va toujours, hein ?

Jeff (un peu énervé malgré tout) – Je n’ai pas dit que c’était merveilleux. J’ai dit que ça allait…

Josiane – Et Pierre ?

Jeff – Quoi, Pierre ?

Josiane – Son boulot ! J’ai vu un de ses feuilletons à la télé l’autre jour. C’est mon fils qui m’avait dit de regarder. Quelle connerie !

Jeff – C’est pour les jeunes… En tout cas ça paye bien.

Josiane – C’est le principal. J’aurais dû faire ça, moi, au lieu de passer mon CAPES à cinquante ans pour essayer d’alphabétiser tous ces gogols…

Elle se replonge dans la lecture de ses petites annonces. Un temps. Pierre revient avec de l’eau chaude. Pierre, Jeff et Josiane reprennent du café.

Josiane (sourire aux lèvres) – Ah ce Nescafé, c’est vraiment infâme !

Les deux autres, qui n’avaient pas besoin de ce genre d’encouragements pour ingurgiter le breuvage, la regardent avec un air réprobateur. Mais Josiane continue sur sa lancée.

Josiane – Heureusement, le pot est presque vide. Ça doit faire des années qu’il est là. Un grand pot familial comme ça. (Comme si elle faisait un calcul mental) À raison d’une cuillerée par tasse un mois par an en été…

Pierre repousse définitivement sa tasse. La porte s’ouvre. Entre Frédérique, foulard Hermès, bijoux en or et sac Vuitton, look très bcbg.

Frédérique – Bonjour.

Pierre (sans se lever) – Salut.

Josiane et Jeff se lèvent pour embrasser leur sœur.

Jeff – Tu as fait bon voyage?

Pierre – Il y a à peine une heure de vol. C’est pas très éprouvant comme voyage…

Frédérique – Toujours aussi aimable…

Josiane (le pot de Nescafé à la main) – Tu veux un café ?

Frédérique – Merci, j’ai déjeuné dans l’avion.

Josiane – Tu as bien fait.

Jeff – Il reste une chambre pour toi. Mais il faudra peut-être changer les draps.

Frédérique – Ce n’est pas la peine, je repars ce soir…

Josiane – Ah bon ? C’est dommage. Faire autant de kilomètres pour si peu…

Pierre – Oh, ça fera dans les deux cent mille chacun…

Les autres le regardent d’un air interloqué.

Pierre – Frédérique est venue comme nous pour la vente, non ? Elle ne fait pas deux mille bornes dans la journée pour passer quelques heures en famille, au bord de la mer, au mois de décembre…

Frédérique – Parce que tu ne viens pas pour ça, toi ?

Pierre – Si… C’est ce que je viens de dire. On vient tous pour ça.

Josiane – 200.000 francs chacun… (Prise d’un doute, à Jeff) Tu es sûr qu’on la vend assez cher, cette baraque ?

Jeff – Ça faisait déjà un an qu’elle était en vente. Même à ce prix-là, les acheteurs ne se sont pas bousculés. Si ce kiné ne m’avait pas appelé il y a un mois…

Josiane (sur un ton de reproche) – Il aurait peut-être fallu faire un peu de publicité. Je ne sais pas, moi. Passer quelques annonces…

Jeff – Personne ne t’empêchait de le faire. Tiens, dans le Chasseur Français, par exemple…

Josiane – Oui, mais comme c’est toi qui t’en occupais !

Jeff – Qui est-ce qui a décidé que c’était à moi de m’en occuper ? Je n’ai pas que ça à faire, moi non plus. Et je n’étais pas sur place.

Josiane (ne l’écoutant déjà plus) – Ah cette baraque ! Enfin, ce soir on en sera débarrassés.

Josiane reprend une gorgée de son café.

Josiane – Froid, c’est encore plus infâme ! (Regardant les autres avec un air avenant) Vous en revoulez ?

Pierre et Jeff échangent un regard navré.

Jeff – Je vais voir si je trouve des journaux.

Pierre – Je t’accompagne. On en profitera pour prendre un vrai café.

Josiane – Tu me ramènes le Nouvel Obs ? Il sort aujourd’hui.

Regard étonné de Pierre vers sa sœur.

Pierre – Tu lis le Nouvel Observateur, maintenant ?

Josiane (sur un ton entendu) – C’est pour les annonces…

Pierre la regarde sans comprendre, mais n’insiste pas.

Jeff (à Frédérique) – Tu veux qu’on te ramène quelque chose ?

Frédérique – J’ai pris Madame Figaro dans l’avion.

Pierre – Si on trouve L’Humanité Madame, on te le prendra.

Pierre et Jeff sortent.

Frédérique – Il ne s’arrange pas.

Josiane – Jeff ?

Frédérique – Non, Pierre !

Josiane – Oh, il faut le prendre comme il est. Il n’a jamais rien fait comme tout le monde. Tu ne te souviens pas ? Petit déjà, il avait appris à tricoter. Il m’avait même fait une écharpe…

Frédérique ne s’en souvient visiblement pas.

Josiane – Tu ne trouves pas ça bizarre ? On ne l’a jamais vu avec une fille…

Frédérique – Il n’avait peut-être pas envie de nous les présenter…

Frédérique semblant s’en foutre un peu, Josiane change de sujet.

Josiane – Et toi, comment ça va tes enfants ?

Frédérique – Ça va… Charlotte a l’air de se plaire dans son école. J’espère que ça va marcher cette fois, parce que ce n’est pas donné…

Josiane – Ah bon ?

Frédérique – Maintenant, tu sais, si tu n’es pas prête à payer…

Josiane – Combien ?

Frédérique – 5000.

Josiane – Par an ?

Frédérique – Par mois…

Josiane – 5.000 balles par mois ! Ben dis donc ! C’est quasiment ce que je gagne en étant prof au lycée !

Frédérique – Je sais, c’est cher, mais qu’est-ce que tu veux ? Pour avoir quelque chose de bien, il faut y mettre le prix.

Josiane – La fac, c’est gratuit.

Frédérique – Pour aller à la fac, il faut le bac. Mais le bac, ce n’était pas son truc, à Charlotte. Au bout de trois ans, on a compris. Avec elle, il faut que ce soit concret. Et puis franchement, pour se retrouver à l’université avec le tout venant. Maintenant tout le monde va à la fac… Il n’y a plus aucune sélection !

Un temps.

Josiane – Et Maximilien ?

Frédérique – Il est en stage pour trois mois. Par son école de commerce.

Josiane – Ah bon ? Où ça ?

Frédérique – Chez Mac Donald… (Un temps) À Miami.

Josiane – À Miami !

Frédérique – Oui, il a choisi la section internationale.

Josiane – Ça doit encore vous coûter une fortune !

Frédérique – Ça tu peux le dire. Surtout que le stage n’est pas rémunéré. Avec le billet et l’hébergement, ça va chercher dans les 60.000. Enfin, l’école s’occupe de tout. Ils ont un réseau de placement très efficace. Maintenant, pour obtenir un stage… Sans relations…

Josiane – Mais qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Il s’occupe du marketing ?

Frédérique – Non, il est à la vente.

Josiane – À la vente…?

Frédérique – Oui, enfin, il sert les clients. La philosophie américaine, dans les affaires, c’est qu’il faut commencer à la base. Pour bien comprendre comment ça se passe.

Josiane (interloquée) – Tu veux dire que tu paies 60.000 francs pour que ton fils serve des hamburgers dans un Mac Do pendant trois mois ?

Frédérique – En Floride ! Tu sais, là-bas, les places sont chères. Ils ne prennent pas n’importe qui. Et puis comme ça, il perfectionnera son anglais. C’est son point faible…

Silence.

Frédérique – Et Bruno, où il en est ?

Josiane – Ben, il est en classe prépa. Ça a l’air de marcher. Il a de très bonnes notes en philo…

Frédérique – La philo, de nos jours… Ça mène nulle part, non ? Qu’est-ce qu’il veut faire après ?

Josiane – Il veut tenter Normale Sup, je crois… Au moins, c’est gratuit ! Il paraît même qu’ils sont payés pour faire leurs études… (Un temps) Cet été, ils vont le reprendre comme magasinier à Auchan. Ce n’est pas très passionnant, mais ça lui fait un peu d’argent de poche. Et puis comme ça, il sait ce qui l’attend s’il rate son agrégation de philo…

Un temps.

Josiane – Il a trouvé une petite copine… Je suis contente qu’il s’en sorte. Ça n’a pas toujours été facile pour lui. Avec mon divorce…

Frédérique – Parfois, il vaut mieux un bon divorce qu’un mauvais mariage…

Josiane – Quand même. Quand ils sont petits, comme ça, ça les marque. On a beau dire, un enfant, ça a besoin de sa mère et de son père.

Frédérique – Mais vous n’arrêtiez pas de vous engueuler avec Gérard ! Je suis venue chez vous trois fois en dix ans. Les trois fois j’ai eu droit à une scène de ménage. Je suppose que c’était pas en mon honneur. Ça ne m’a pas tellement incitée à revenir…

Un temps.

Frédérique – Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment un type qui était psychanalyste pouvait s’y prendre aussi mal pour élever son gosse. Vous n’étiez jamais d’accord sur rien, surtout pour l’éducation de Bruno, et vous en discutiez devant lui…

Josiane (plaisantant pour dédramatiser) – Tu connais le proverbe. C’est toujours les cordonniers les plus mal chaussés. D’ailleurs, en ce qui concerne l’éducation des enfants, Freud a dit : « Faites ce que vous voulez, de toute façon ce sera mal ».

Frédérique – Tout de même. On se sent toujours un peu responsable…

Frédérique jette un regard circulaire sur la pièce.

Frédérique – C’est triste de penser que la maison va être vendue. On y a quelques bons souvenirs malgré tout… C’est bizarre. Toute l’année, on s’entassait dans un trois pièces sans salle de bain, avec des parents abrutis de travail qui faisaient la gueule, et un mois par an, on vivait dans une maison confortable, avec des parents presque normaux…

Un temps.

Josiane – Miami Playa… Tu parles d’un nom, pour une baraque qui n’est même pas vraiment au bord de la mer…

Frédérique – Ça devait lui rappeler l’Espagne… Pourquoi il n’y est jamais retourné, au fait ?

Josiane – Ça… Faudra lui demander… Si on le revoit un jour… Au début, je crois que c’était à cause des papiers. Il avait peur qu’on ne le laisse pas revenir en France. Après, il a dû trouver que ça faisait trop loin…

Frédérique – Ouais… C’est sûrement pour ça qu’il a préféré s’installer à Manaus… Je l’aurais bien rachetée cette maison. Mais Jérôme n’était pas d’accord. De toute façon, ce n’était pas le moment…

Josiane – Oh, même à ce prix-là, je ne suis pas sûre que tu aurais fait une bonne affaire…

Silence.

Frédérique – Je ne comprends pas pourquoi Pierre m’en veut comme ça. Je ne lui ai rien fait, pourtant. Ça aussi, ça me fait de la peine. On s’entendait bien avant, non ?

Josiane – Avant quoi ?

Frédérique (désarçonnée) – Je ne sais pas… Avant.

Josiane, qui n’écoute plus, jette à son tour un regard sur la pièce.

Josiane – Il faudra faire un peu de ménage avant de partir. Qu’est-ce qu’il y a comme poussière!

Noir.

Midi

Les quatre rentrent du dehors et enlèvent leurs manteaux.

Josiane (à Jeff) – Eh ben, merci pour ton invitation, Jeff… Alors ? Comment vous avez trouvé le restaurant ?

Frédérique – Le cadre était pas mal…

Josiane – Oui, hein ? C’était vraiment typique. Le patron avait une de ces têtes ! Et puis on a pas mal mangé. Pour le prix…

Jeff – Evidemment, ce n’est pas un restaurant gastronomique. Mais dans le coin, il n’y a pas grand chose.

Josiane – C’est sûr que le poisson ne devait pas être de la dernière marée… C’est incroyable de servir du poisson surgelé, à quelques kilomètres de la mer.

Pierre (agacé) – Ecoute, la prochaine fois, c’est toi qui nous invites, d’accord…? Et tu choisiras le restaurant.

Josiane – J’espère qu’on ne va pas être malades, au moins. Avec les surgelés, on ne sait jamais. Des fois, il y a des ruptures dans la chaîne du froid…

Pierre et Jeff échangent un regard affligé.

Josiane – Je vais voir si j’ai un Alkaseltzer. Je ne me sens pas très bien…

Pierre – C’est ça, vas-y.

Frédérique – Je crois que j’en ai.

Josiane et Frédérique partent en direction des chambres. Un temps.

Pierre – Elle ne s’arrange pas. Il paraît que dans chaque famille, l’aîné est toujours plus fragile, psychologiquement…

Jeff – Elle a toujours été comme ça. Elle ne va plus changer à son âge.

Pierre (pensif) – Elle a quel âge au fait ?

Jeff ne répond pas.

Pierre – Bon, qu’est-ce qu’on fait ce soir ? (Plaisantant) On va en boîte ?

Jeff – Je suis un homme marié. Mais vas-y, toi, si tu veux.

Pierre – En cette saison, tout doit être fermé. Tu te souviens, on passait toutes nos soirées en boîte pendant les vacances. J’étais persuadé que c’était le meilleur endroit pour draguer. Puisque tout le monde venait là pour ça. Ça paraissait logique, statistiquement. Pourtant, je n’ai jamais fait une conquête en boîte. Au lavomatic, dans le métro, chez le dentiste, oui. En boîte jamais…

Un temps.

Pierre – Les filles ne doivent pas trouver ça assez romantique. Pour s’envoyer en l’air un soir avec un inconnu, à la rigueur. Mais pas pour rencontrer l’homme de leur vie. Le genre de mecs qui draguent en boîte comme elles, ça ne doit pas leur inspirer confiance. D’ailleurs, je ne connais aucun couple marié qui se soit rencontré en boîte. Tu en connais, toi ?

Jeff – Oui… J’ai rencontré Catherine en boîte.

Pierre (pris de court) – Bon, je ferais mieux d’aller faire la sieste…

Jeff – Il faut toujours que tu généralises, c’est ça ton problème. Ta vie, ce n’est pas des statistiques. Les statistiques, c’est la vie des autres.

Pierre (étonné) – Tu sais que c’est puissant ce que tu viens de dire ?

Jeff (agacé) – Non, je ne sais pas, évidemment. Quand je sors quelque chose de sensé, c’est par hasard. Je ne le fais pas exprès. Heureusement que tu es là pour me le faire remarquer.

Pierre – Excuse-moi…

Jeff – Ça c’est ton autre problème, Pierre. Tu as un peu trop tendance à prendre les gens pour des cons.

Jeff se lève pour aller prendre une revue et Pierre l’imite. Josiane et Frédérique reviennent elles aussi avec des revues.

Jeff (à Josiane) – Ça va mieux ?

Josiane – J’ai tout vomi.

Pierre (consterné) – Ça va mieux alors…

Josiane – Pas vraiment. J’ai l’impression que cette tranche de thon me pèse encore sur l’estomac…

Frédérique – C’est peut-être une allergie. C’est très courant les allergies au thon frais.

Pierre – Finalement, ça doit être ça. Il était trop frais, ce poisson.

Jeff lit Le Point. Pierre la Vie Financière, Frédérique Madame Figaro. Josiane finit le Chasseur Français avant d’attaquer le Nouvel Obs. Pierre lève la tête de son magazine et regarde, surpris, ceux que lit Josiane.

Pierre – Tu cherches un mari ?

Josiane (riant) – Oh, tu sais, je ne suis pas sûre de trouver. À mon âge…

Pierre (ironique) – En tout cas, entre le Chasseur Français et le Nouvel Obs, tu ratisses large… Tu devrais aussi te faire un site sur internet, comme ça tu couvrirais la planète entière.

Josiane réellement intéressée, lève les yeux de son journal.

Josiane – Tu crois…?

Pierre n’en revient pas que sa sœur le prenne au sérieux.

Pierre – Oui, tu mets ton portrait, avec un message accrocheur. Tu pourrais même retoucher un peu la photo. Maintenant, on fait des trucs extraordinaires avec le numérique…

Josiane – Tu as peut-être raison. Il faudrait que je me mette au multimédia… Mais je ne sais pas si je saurais. Tu t’y connais, toi ?

Avant que Pierre ne puisse répondre, un téléphone portable sonne. Josiane se précipite sur le sien.

Josiane (minaudant) – Ça doit être le mien… Je viens de m’en offrir un pour Noël. (Riant) Il faut bien vivre avec son temps…

Elle prend la communication avec une certaine maladresse. Visiblement, elle n’est pas habituée à ce genre d’appareil.

Josiane (énervée, appuyant violemment sur les touches) – Merde, comment ça marche, déjà…

Pierre la regarde, épaté.

Josiane (avec une amabilité affectée, parlant très fort) – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… Oui… Oui, la cinquantaine…

Elle se rend compte que les autres l’entendent malgré eux.

Josiane – Enfin, plus près de cinquante que de soixante… Oui, je suis tombée sur votre annonce par hasard dans le Chasseur Français et… Euh, non, je ne chasse pas. J’ai dû feuilleter ça chez la coiffeuse… Divorcée, c’est ça… Et vous…? (Se figeant) Ah… Et elle est morte de quoi…? (Riant) Si ce n’est pas indiscret, bien sûr… Oh la la… Qu’est-ce qu’elle a dû souffrir… Moi je dis que dans ces cas-là, on devrait les faire piquer…

Les autres la regardent interloqués.

Josiane – Oui, ça a dû vous faire un vide… Non, moi je n’ai pas d’animaux… Seulement un fils… (Riant) Mais ça fait des saletés aussi, vous savez…! Vous aimez les enfants…? Non, je crois que pour ça c’est un peu tard, hein…? À nos âges, il ne serait sûrement pas normal…

Josiane s’éloigne vers les chambres pour être plus tranquille. On n’entend plus la conversation.

Pierre – Pauvre gosse. Vous vous rendez compte ? À dix ans, sa mère en aurait presque soixante-dix !

Frédérique (revendicative) – Ça c’est bien un raisonnement de mec. Les hommes eux, ça ne les dérange pas de quitter leur femme à cinquante ans pour aller repeupler la planète.

Pierre (mi-sérieux, mi-provocateur) – Pour les hommes, ce n’est pas tout à fait pareil…

Frédérique (véhémente) – Ah oui ? Et en quoi ? Je vous rappelle que les femmes vivent plus longtemps. Ça serait logique qu’elles puissent faire des enfants plus tard.

Pierre – La différence c’est qu’en général, les hommes de cinquante ans font des enfants avec des petites jeunes. Ça fait une moyenne. Josiane, elle doit plutôt taper dans les seniors, non ?

Frédérique – Qu’est-ce que vous en savez ?

Jeff, embarrassé, tente en vain de faire comprendre à Pierre qu’il vaudrait mieux changer de sujet.

Pierre – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de mecs de vingt ans qui passent des annonces dans le Chasseur Français…

Frédérique semble plus affectée que de raison par cette conversation qui, à l’évidence, la touche personnellement.

Frédérique – Vous êtes bien tous les mêmes !

Frédérique s’en va.

Pierre (surpris) – Je ne savais pas qu’elle était aussi féministe ! Qu’est-ce qui lui prend ? Je m’en fous moi, si Josiane veut se taper des petits jeunes.

Jeff – Je crois que le problème, c’est plutôt les hommes de cinquante ans qui trompent leurs femmes avec des filles plus jeunes. Il vaut mieux éviter le sujet…

Pierre, étonné, essaie de comprendre. Josiane et Frédérique reviennent.

Josiane – À quelle heure on a rendez-vous?

Jeff – L’agence a dit 15 heures.

Josiane (pensive) – 800.000 francs… Finalement, ça ne fait vraiment pas très lourd... Surtout divisés par quatre…

Pierre – Oh, ne t’inquiète pas, va. L’un de nous peut encore mourir avant cet après-midi.

Josiane (se tenant la tête) – Ça pourrait bien être moi. Je ne me sens vraiment pas très bien. (Essayant de rire) Vous ne m’auriez pas empoisonnée au moins ?

Josiane tombe en arrêt devant le portrait des quatre enfants posé sur la cheminée.

Josiane – Qu’est-ce qu’on va en faire de cette photo ?

Les autres la regardent sans comprendre.

Josiane – On ne va pas la laisser là quand la maison sera vendue. Qui est-ce qui va la prendre ?

Frédérique – On pourrait la faire retirer…

Josiane – Tu penses que le négatif a disparu depuis longtemps !

Pierre (ironique) – On n’a qu’à la découper en quatre. Chacun repartira avec son portrait. (À Josiane) Tu pourras scanner le tien et le mettre sur ton site internet histoire de racoler quelques pervers…

Josiane (regardant le portrait, sans percevoir l’ironie) – Oh, ce serait dommage de la découper. Une belle photo comme ça.

Pierre – Oui, tu as raison. Sur une cheminée, c’est décoratif…

Josiane – On n’a qu’à la tirer à la courte paille. Tiens, il y a une boîte d’allumettes là.

Les autres paraissent choqués mais pas assez pour s’opposer à cette idée. D’ailleurs, Josiane a déjà saisi la boîte d’allumettes posée sur le rebord de la cheminée à côté de la photo. Elle prend quatre allumettes, en casse trois et se retourne avec les quatre allumettes dépassant de sa main.

Josiane (excitée) – Celui qui a le bout rouge a gagné… Jeff, tu commences.

Jeff obtempère sans enthousiasme. Il tire une allumette sans bout rouge.

Josiane – À toi Frédérique !

Frédérique s’exécute à son tour, partagée entre l’espoir de gagner et le vague sentiment d’une incongruité. Pierre observe la scène consterné. Frédérique tire également une allumette sans bout. Une vague déception s’affiche sur son visage, vite effacée par un sourire forcé.

Josiane (de plus en plus excitée) – Maintenant, Pierre, c’est entre toi et moi.

Pierre se lève avec nonchalance.

Pierre – Il n’y a pas une histoire comme ça dans la Bible. Des malfrats qui jouent le Saint Suaire aux dés ?

Frédérique (ironique) – Je ne savais pas que tu lisais la Bible…

Pierre (sèchement) – C’est de la culture générale.

Pierre tire l’allumette avec le bout rouge. Une déception enfantine s’affiche sur le visage de Josiane, mauvaise joueuse.

Josiane – Zut ! Je n’ai jamais de chance aux jeux, moi !

Pierre sort une cigarette et ostensiblement, l’allume avec son allumette. Il tire une bouffée avec satisfaction. Josiane le regarde.

Josiane – Tu fumes maintenant ?

Pierre – Oui… Oui, ça fait une bonne vingtaine d’années. Tu n’avais pas remarqué ?

Josiane – J’ai lu dans une revue, l’autre jour, que chaque cigarette raccourcissait la vie de dix minutes.

Après un temps, à Pierre.

Josiane – Tu fumes combien de cigarettes par jour, toi ?

Pierre – D’après mes calculs, je devrais déjà être mort depuis six mois. Je ne comprends pas.

Josiane – Et toi, Frédérique ? Tu ne fumes pas ?

Frédérique – De temps en temps. Des light.

Pierre – Frédérique, même si elle fumait des joints, ce serait des light.

Josiane – Oh, tu sais, les light, c’est aussi nocif que les autres, hein ! Peut-être même plus.

Pierre – Je ne sais plus qui comparait la vie à une bouteille de gnaule, ou quelque chose comme ça. Chacun en reçoit une en naissant. Certains en boivent une petite goutte tous les jours pour digérer, d’autres la vident cul sec et se paie une bonne biture.

Frédérique (ironique) – Ce n’est pas La Fontaine, dans La Cigale et La Fourmi…?

Pierre – Les grands thèmes sont universels… Evidemment, on peut aussi être successivement cigale et fourmi. Dans les années 70, toi aussi tu t’habillais en babe, tu ne te rappelles pas ? Tu avais un petit copain aux cheveux longs qui jouait de la guitare. Comment il s’appelait déjà ? Ah oui, Paul ! Il était instit. Tu te souviens ? Tu étais peut-être même un peu de gauche à cette époque-là. Si ça se trouve, tu fumais des joints sans filtres…

Frédérique – Tous les joints ont des filtres.

Pierre – C’était pour voir si tu t’en souvenais… Eh oui, Paul a chanté quelques étés et puis l’hiver d’après tu as épousé l’anesthésiste.

Frédérique – Il s’appelle Jérôme.

Pierre – Carpentier, oui. Frédérique Carpentier, ça sonne quand même mieux que Frédérique Fernandez…

Frédérique – Tu voulais que je garde mon nom de jeune fille ? Je ne revendique pas mes origines espagnoles, si c’est ça que tu veux dire.

Pierre – N’empêche. Tu aurais pu apprendre à tes enfants qu’ils étaient vaguement cousins avec leur femme de ménage portugaise. Ils ont l’air de croire que c’est une race à part, les femmes de ménage.

Frédérique – Tu délires !

Pierre (riant) – Tu te rends compte à quoi tu as échappé ? Papa a bien appelé Jeff Jésus. Il aurait pu t’appeler Mercedes. Je veux dire, ça aurait été con de porter le même nom que la voiture de ton mari.

Josiane a l’air de moins en moins bien, mais dans le feu de la dispute, personne ne fait vraiment attention à elle.

Josiane – Oh la la, ça tourne… J’ai la tête comme une pastèque…

Pierre – Eh oui ! Tu as bien changé depuis les années 70. Je me souviens que l’année du référendum de De Gaulle en 69, tu t’étais engueulée avec papa parce qu’il votait oui. Tu disais que c’était un plébiscite. Tu avais dû apprendre ce mot-là au lycée la veille. Mais ça m’avait épaté. Que tu oses traiter De Gaulle de dictateur devant papa. Je t’avais admirée pour ça…

Frédérique – On ne peut pas rester toute sa vie adolescent. D’ailleurs, on ne peut pas dire que tu sois devenu un marginal, toi non plus. À l’époque tu lisais Rock&Folk. Maintenant tu lis la Vie Financière…

Pierre – Mais je ne vote pas pour le Front National…

Frédérique – Oh, ça va ! Une fois ! C’était un vote de protestation…

Pierre – Tu n’avais qu’à protester en votant pour la Ligue Communiste Révolutionnaire ou pour le Vol Yogique. C’est vrai, pourquoi justement le Front National ? Puisque tu ne partages pas du tout ses idées.

Frédérique – Je n’ai pas à me justifier.

Jeff (pour calmer le jeu) – Bon ben, on va pouvoir y aller…

Pierre (regardant sa montre) – C’est dans une heure !

Jeff – Si c’est pour la passer à s’engueuler…

Josiane (d’une voix faible) – Il a raison. Pour une fois qu’on est tous réunis, tu pourrais faire un effort, Pierre !

Pierre – Eh ben non ! J’en ai marre de faire des efforts, justement. Et puis arrête, hein ! Réunis ! Qu’est-ce qui nous réunit ? On est venus chercher notre chèque. Dans une heure on l’aura. Chacun repartira de son côté et on ne se reverra sûrement plus jamais. Il faut arrêter avec cette hypocrisie !

Jeff – Ça ne sert à rien de s’engueuler.

Pierre – Ecoute, Jeff. Tu es gentil. Mais redescend un peu sur terre! Tu sais ce qu’elles disent de toi, dans ton dos, tes chères sœurs ? Ben que tu es un gentil, justement, mais que tu as coulé la boîte de papa parce que tu n’arrives pas à te lever le matin.

Jeff se fige.

Frédérique (se levant) – Je n’ai jamais dit ça !

Pierre – C’est vrai. C’est comme en politique, tu n’as même pas le courage de tes opinions. Josiane, au moins, elle a le mérite de dire ce qu’elle pense.

Josiane (s’éventant avec le Chasseur Français) – Je ferais peut-être mieux d’aller prendre l’air…

Frédérique – Attends, qui tu es, toi, pour donner des leçons à tout le monde…?

Pierre – Je ne suis peut-être pas grand chose, mais ce que j’ai, je ne me suis pas contenté de dire oui devant monsieur le maire pour l’obtenir.

Frédérique (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

Pierre – Tu te crois supérieure à nous parce que tu as du gazon anglais, une cheminée rustique et des poutres apparentes. Mais hormis le fait que je trouve ta vie de nouveau riche complètement affligeante, qu’est-ce que tu as fait pour avoir tout ça ? Epouser un anesthésiste et lui faire deux enfants mal élevés ! La vie, ce n’est pas une anesthésie générale…

Frédérique (se levant pour lui faire face) – Et toi, qu’est-ce que tu as fait de tellement extraordinaire dans ta vie ? Tu te prends pour un écrivain parce que tu as traduit trois romans à l’eau de rose. Pour un scénariste parce que tu as pondu quelques sitcoms débiles.

Pierre – Ce sont tes enfants qui les regardent, ces sitcoms débiles. Et ces romans à l’eau de rose, si tu n’avais pas honte de les acheter, tu les lirais aussi. D’ailleurs, tu n’as pas besoin. Ta vie entière est un Harlequin. Mais tu as remarqué, dans la Série Blanche, l’histoire s’arrête quand la jeune infirmière épouse le riche médecin. Rien sur la vie exaltante des femmes de notable au foyer. Ou alors c’est Madame Bovary…

Frédérique – C’est sûr que toi, tu n’es pas près de te marier… Tu as toujours vécu comme un égoïste. Je me demande quel genre de femme voudrait bien de toi. Tu finiras vieux garçon…

Pierre – Je préfère finir vieux garçon que vieux con.

Frédérique – Ce n’est pas exclusif…

Josiane semble prête à tourner de l’œil, mais personne ne le remarque.

Josiane – J’espère que je ne vais pas me trouver mal… J’ai les oreilles qui bourdonnent…

Pierre – Tu vois, ce que je ne supporte pas, chez toi, ce n’est pas que ton niveau de vie soit surdimensionné par rapport à ton quotient intellectuel, c’est que tu trouves encore le moyen de penser que le SMIC des arabes qui ramassent tes poubelles grève ton budget vacances. Tes vacances au Club Med, avec quelques sorties organisées en dehors du camp pour aller observer les mœurs des autochtones. Sans descendre du quatre-quatre, façon Touari.

Frédérique et Pierre se toisent du regard. Soudain Josiane s’effondre. Les trois autres, interloqués, se tournent enfin vers elle et se précipitent à son chevet.

Frédérique – Josiane ? Ça va ?

Frédérique flanque des gifles de plus en plus fortes sur les joues de sa sœur pour la ranimer. Josiane réagit mais reste plus ou moins inconsciente.

Pierre – Il vaudrait peut-être mieux l’emmener à l’hôpital.

Noir.

Après-midi

Les quatre rentrent. Frédérique donne le bras à Josiane.

Josiane – Oh, ça va maintenant, tu sais.

Jeff – Tu devrais aller t’étendre un peu, non…?

Josiane – Il faut qu’on reparte chez le notaire, là. On doit déjà être en retard. Et vous avez besoin de ma signature.

Jeff – J’ai passé un coup de fil à l’agence pour repousser le rendez-vous. Tu peux aller te reposer.

Josiane – Bon…

Josiane se dirige vers la chambre, accompagnée de Frédérique.

Pierre – Tu crois que c’est notre engueulade de tout à l’heure qui l’a mise dans cet état ? Je savais pas qu’elle était aussi sensible…

Jeff – Je ne comprends pas. Moi aussi j’en ai mangé, du thon, et c’est très bien passé… Frédérique a raison, c’est peut-être une allergie.

Pierre – Je pense que si elle était allergique au thon, à son âge, elle s’en serait déjà rendu compte. Ce n’est pas la première fois de sa vie qu’elle bouffe du thon. Si c’était, je ne sais pas, moi, un steak de panda à l’huile d’eucalyptus, je veux bien. Mais une tranche de thon à la sauce provençale…

Jeff – Qu’est-ce qu’il a dit le médecin ?

Pierre – Je ne sais pas. C’est Frédérique qui était avec elle.

Frédérique revient.

Jeff – Alors ? C’est une allergie ?

Frédérique – Non…

Pierre – Une intoxication alimentaire ?

Frédérique – Ça n’a rien à voir avec ce qu’elle a mangé…

Les deux autres commencent à être un peu intrigués.

Jeff – Je m’en doutais un peu…

Pierre (ironique) – Alors qu’est-ce que c’est ? Les premiers symptômes de la ménopause…?

Frédérique – Josiane a les oreillons… Le médecin lui a donné des antibiotiques…

Jeff (étonné) – Les oreillons ? Ce n’est pas une maladie infantile ?

Pierre (plaisantant) – Et alors ? Vu son âge mental…

Devant le regard réprobateur des deux autres, Pierre essaie de dédramatiser.

Pierre – Bon, ça va… Ce n’est pas la mort.

Frédérique – Non, mais Jérôme dit que quand on attrape des maladies infantiles à l’âge adulte, il peut y avoir des complications.

Jeff – Quel genre de complications ?

Frédérique – Des malformations du fœtus pour les femmes enceintes dans le cas de la rubéole…

Pierre (hilare) – S’il n’y a que ça… Dans le cas de Josiane…

Frédérique (perfide) – Pour les oreillons, une infection des testicules entraînant parfois une stérilité définitive.

Pierre se fige et digère cette information. Silence.

Pierre (à Jeff, faussement détaché) – Tu as eu les oreillons, quand tu étais petit, toi ?

Jeff – Oui… Pas toi ?

Pierre – Je ne sais pas…

Josiane revient. Pierre a un mouvement de recul.

Josiane – Je n’arrive pas à dormir, alors…

Jeff – On est en avance. J’ai dit qu’on serait là-bas vers dix-sept heures.

Le portable de Josiane sonne. Elle répond, parlant toujours très fort, avec la même amabilité affectée que lors du premier coup de fil.

Josiane – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… (Changeant de ton, plus naturelle) Ah, excuse-moi, Pascal, je n’avais pas reconnu ta voix. Comment ça va…? (Catastrophée) Ta femme…? Un accident de voiture… Ah, mince… Je suis vraiment désolée… Ah, oui, d’accord… Et elle avait quel âge…? Ah, oui, ça ne fait pas beaucoup… Et elle est vraiment morte…? Ben, oui, s’ils te l’ont dit… Ecoute, l’assurance va te rembourser… À l’Argus… Elle avait combien de kilomètres au compteur ? Ah, quand même… Et ta femme, elle n’a rien ? Bon, ben c’est le principal, hein ? Elle n’était pas en tort, au moins…? Oh, si on ne peut même plus s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence pour répondre au téléphone…! Il faudrait savoir ce qu’ils veulent… Vendredi ? Oui… Oui, d’accord, Pascal… Au revoir.

Elle raccroche.

Josiane – C’était mon dentiste.

Les autres la regardent, sidérés. Josiane s’en rend compte.

Josiane – Enfin, je dis mon dentiste parce qu’il est dentiste. On fait du théâtre ensemble…

Un moment de stupeur.

Jeff – Tu fais du théâtre avec ton dentiste ?

Josiane – Oui. En amateur, hein… Il monte «Les Femmes Savantes».

Frédérique – Ton dentiste monte les femmes savantes…?

Josiane – Ben oui.

Pierre – Un dentiste qui fait du théâtre… Je pensais que c’était génétiquement impossible. Ça doit être un mutant.

Frédérique – Tu es sûre qu’il est dentiste ?

Pierre – Il ne dirait pas ça pour se vanter, quand même… Enfin, si il ne monte que les femmes savantes, t’as pas de soucis à te faire…

Josiane – C’est pour mes dents de devant que je me fais du souci… Il m’a cimenté tout ça, mais je ne sais pas combien de temps ça va tenir… Qu’est-ce que tu veux… On a tous des dents pourries, dans la famille.

Pierre – Une tare de plus qu’on a héritée de nos parents.

Frédérique – Avec ton héritage, tu pourras te payer des implants. Comme moi…

Josiane – Mammaires ?

Frédérique – Dentaires !

Josiane – Ah… En même temps, je ne sais pas si ça vaut encore le coup… À partir de la soixantaine, tu sais, on s’installe dans le provisoire. Quand on se fait refaire quelque chose, c’est comme pour les voitures. On se dit, bon. Si ça tient encore quelques années, il y aura peut-être une autre pièce qui lâchera avant…

Pierre – C’est marrant, je ne te connaissais pas cette passion pour l’automobile…

Jeff (regardant sa montre) – Bon ben, cette fois, il va vraiment falloir y aller. Josiane, tu es sûre que ça va aller ?

Josiane (se levant, pleine d’énergie) – Mais oui ! Je ne suis pas encore morte, hein ! Pas avant d’avoir touché mon héritage…

Jeff – Tu as le livret de famille des parents ? Le notaire en voulait une photocopie…

Josiane fouille dans son sac, en sort le document et l’exhibe.

Josiane – Il est là !

Pierre (intrigué) – Je peux le voir ?

Josiane semble avoir une hésitation.

Josiane – Pourquoi…?

Les autres la regardent, intrigués aussi par sa réticence.

Pierre – Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… Je ne suis même pas sûr de connaître le troisième prénom de ma grand-mère paternelle…

Josiane lui tend le livret de famille, et Pierre le feuillette, pendant que les autres se préparent à partir.

Pierre (amusé) – Tiens, je parie que vous savez pas à quelle heure je suis né…? Vous ne vous souvenez déjà pas de la date de mon anniversaire…

Les autres ignorent l’ironie de Pierre. Il continue à feuilleter le livret de famille et son sourire se fige.

Pierre (lisant) – Cinquième enfant…

Pierre, qui ne plaisante plus, se tourne vers les autres, figés eux aussi.

Pierre – Vous saviez qu’on avait été cinq ?

Josiane (après un temps) – Oui…

Frédérique (émue) – Je crois que oui… Je n’étais pas sûre…

Jeff, pas vraiment bouleversé, fouille dans ses poches.

Jeff – Qu’est-ce que j’ai fait de mes clefs, encore…

Pierre – C’est tout l’effet que ça te fait, d’apprendre en même temps que tu as eu une petite sœur et qu’elle est morte…

Jeff cesse de chercher ses clefs de voiture, se rendant compte de la gravité de cette information. Frédérique se penche sur le livret de famille par-dessus l’épaule de Pierre.

Frédérique (lisant) – Emilie. Décédée le… (Elle compte de tête) Elle avait quinze jours…

Pierre (les larmes aux yeux) – C’est long, quinze jours… On a le temps de s’attacher… (À Josiane) Alors toi, tu savais ? Pourquoi tu ne nous as jamais rien dit ?

Josiane (émue aussi) – Maman n’en parlait jamais… Qu’est-ce que ça aurait changé ?

Silence pesant.

Noir.

 

Soir

Les quatre frères et sœurs entrent dans la pièce, venant du dehors. Ils enlèvent leurs manteaux en silence. Pierre et Frédérique s’asseyent.

Josiane (avec une gaieté affectée) – Bon, ben, ça s’arrose, non ?

Les autres la regardent. On sent une atmosphère lourde. Ils sont partagés entre la satisfaction d’avoir réglé une affaire importante et le sentiment qu’une page de leur vie vient de se tourner. Josiane, qui ne semble pas percevoir ces subtilités, cherche dans un placard.

Josiane – Je crois que j’ai vu une bouteille de mousseux, par là. On ne va pas leur laisser. Il doit être un peu tiède, mais enfin…

Elle sort la bouteille du placard, puis quatre verres.

Frédérique (réticente) – Je crois que je vais m’abstenir. Le mousseux, ça ne me réussit pas trop…

Josiane (ouvrant la bouteille) – Allez, tu vas trinquer avec nous !

Josiane lui sert un verre d’office. Frédérique laisse faire. Josiane distribue les verres.

Pierre (ironique) – À quoi on trinque ?

Jeff (sans gaieté) – À la vente.

Josiane – À nos chèques !

Ils trinquent.

Josiane – Il était mignon, ce kiné… (À Jeff) Il est marié ?

Jeff – Je ne crois pas…

Frédérique – Il avait l’air un peu efféminé, non ?

Josiane – En tout cas, je lui aurais bien demandé de me faire quelques massages… Mais ça aurait été dommage de lui refiler les oreillons. Il paraît que parfois, chez les hommes… Hein Frédérique ?

Pierre (agacé) – Oui, bon, ça va…

Frédérique – En tout cas, il n’était pas très vieux. C’est curieux d’acheter une maison de campagne à cet âge là… (Émue) Ça fait drôle de penser que cette maison est vendue. Qu’on n’y reviendra plus…

Jeff – Oui. C’était sympa, l’été…

Pierre – Ça faisait déjà longtemps qu’on n’y venait plus trop…

Frédérique – En tout cas, ça fait longtemps qu’on n’y était pas venus ensemble…

Josiane – Quatorze ans.

Les autres la regardent, surpris.

Josiane (avec un sourire figé) – La dernière fois qu’on s’est trouvés ici tous les quatre. Ça fait quatorze ans.

Les trois autres restent interloqués de cette précision, témoignant de la part de Josiane d’une sensibilité généralement bien cachée.

Josiane – On avait fêté l’anniversaire de Bruno. Il m’en reparle encore, quand on regarde les photos. On lui avait fait une belle fête… C’était un an avant mon divorce… Moi aussi, à cette époque-là, j’aurais bien aimé vous voir plus souvent.

Les autres se taisent, gênés. Même si Josiane conserve son sourire.

Josiane – Tu repars ce soir, Frédérique ?

Frédérique – Oui, normalement… Enfin, je ne suis pas obligée. J’ai un retour open…

Jeff – Tu peux rester avec nous jusqu’à demain. On te déposera à l’aéroport au passage.

Pierre (ironique) – Enfin, si tu es vraiment pressée, vas-y… Tout le monde sait que tu es très occupée…

Jeff (avec autorité) – Pierre…

Pierre fait un signe pour dire qu’il s’incline.

Frédérique – Bon, d’accord.

Josiane – Voilà, comme ça on passe la soirée ensemble ! En famille…

Silence.

Pierre – Vous voulez aller au resto ? C’est mon jour de bonté, je vous invite. Sur mon chèque…

Frédérique – Quelle générosité…

Pierre fait un effort pour ne pas répondre à la provocation.

Pierre – Bon, pas au restau d’à midi, en tout cas… C’est vrai que c’était assez dégueulasse… Quelle idée d’ouvrir un restaurant dans un endroit pareil…

Josiane – C’est plus sympa de manger ici, non ? Ce sera la dernière fois.

Jeff – Manger quoi ?

Josiane – On va bien trouver. On va vider les placards.

Jeff fouille dans le placard et en sort ce qu’il trouve.

Jeff (façon serveur d’un grand restaurant) – Spaghettis de dix ans d’âge accompagnés d’une petite sauce en boîte limite périmée.

Josiane – Oh, nous aussi on commence à dépasser la date limite de fraîcheur.

Frédérique disparaît dans la cuisine avec les provisions. Josiane lui emboîte le pas. Pierre et Jeff restent seuls. Un temps.

Pierre – Je suis au courant pour l’entreprise… Qu’est-ce que tu vas faire ?

Jeff – Je ne sais pas. Il y a encore beaucoup de choses à régler.

Silence.

Jeff – Alors c’est ce que tu penses, toi aussi. Que j’ai coulé la boîte parce que je n’avais pas la carrure ?

Pierre – Je pense que cette boîte ne pouvait tourner qu’avec quelqu’un qui accepte de s’y consacrer quinze heures par jour. Comme papa. Mais papa, c’était une autre époque. Tu n’avais pas envie de ça, je trouve ça normal. Aucun de nous ne l’aurait fait.

Jeff – Je n’aurais pas dû accepter de prendre la relève.

Pierre – Il fallait bien un bouc émissaire…

Un temps.

Jeff – Je vais peut-être ouvrir un restaurant…

Pierre (interloqué) – Un restaurant ? Mais tu ne sais même pas faire cuire des spaghettis…

Jeff – Pas un restaurant gastronomique. Je pensais plutôt à une pizzeria. Pour faire des pizzas, il n’y a pas besoin de savoir faire la cuisine. Et puis je prendrai du personnel, évidemment.

Pierre (inquiet) – Tu as déjà une idée en tête ?

Jeff (hésitant) – Oui… Le resto où on a mangé à midi. Le propriétaire veut le vendre… C’est pour ça que je vous ai emmenés là-bas. Pour avoir votre avis.

Pierre, embarrassé, ne répond pas.

Jeff – Alors ?

Pierre – Pourquoi ici ?

Jeff – Pourquoi pas ? Catherine et moi, on en avait marre de la région parisienne. Et puis pour les enfants ce sera très bien. Il y a un logement au-dessus. On respirera l’air de la campagne. Maintenant que l’entreprise va fermer… Il faut bien que je me recycle. Qu’est-ce que tu en penses ?

Pierre (gêné) – Ben… Ce n’est pas super bien placé, non ?

Jeff – C’est à côté de la gare.

Pierre – Il n’y a que deux trains par jour.

Jeff – Il y a une terrasse.

Pierre – Oui. Coincée entre la voie ferrée et la route nationale. C’est un peu dommage, à la campagne. Et puis la terrasse, c’est seulement quand il fait beau. Ici, en été, ça va. Mais le reste de l’année, il n’y a pas grand monde, non ? On n’était pas les uns sur les autres, à midi… Pourquoi tu crois qu’il revend, le propriétaire ?

Jeff (déçu par le manque d’enthousiasme de son frère) – Avec des raisonnements comme ça, on ne ferait jamais rien… Il faut faire venir les gens et les fidéliser, c’est sûr. Mais il n’y a aucune pizzeria dans la région. Je suis sûr que ça peut marcher. Ce n’est pas parce qu’on est au bord de la mer qu’on a envie de manger du poisson tous les jours.

Pierre – Des pizzas non plus…

Un temps.

Pierre (de plus en plus inquiet) – Tu t’es déjà engagé sur cette affaire de restaurant ?

Jeff – J’ai signé la promesse… J’ai appris que le resto était à vendre quand je suis venu m’occuper de la maison. Il fallait faire vite. On s’est décidés…

Pierre – Alors maintenant qu’est-ce que tu veux que je te dise. Si tu voulais me demander mon avis, pourquoi tu ne l’as pas fait avant ?

Jeff (s’emportant) – Parce que j’étais sûr que tu critiquerais. Evidemment, toi, tu sais toujours tout. Tout te réussit.

Pierre (soupirant) – Arrête. Il y a plus d’un an que je n’ai rien écrit ou en tout cas rien vendu… Ce n’est pas mon genre de me plaindre, c’est tout. Mais des échecs, j’en ai connus pas mal, crois-moi. Et pas seulement dans le domaine professionnel…

Pierre voit bien que son frère est vexé.

Pierre – Excuse-moi, Jeff. Tu me demandes mon avis, je te le donne. Mais je ne suis pas un spécialiste de la restauration non plus. Je peux me tromper. Je ne demande qu’à me tromper…

La tension retombe.

Pierre – Alors toi aussi tu penses comme Frédérique, que je suis un égoïste et un prétentieux ?

Jeff – Je pense que tu devrais essayer d’être un peu plus indulgent… De comprendre les autres…

Pierre – Je sais. Je n’aurais pas dû parler comme ça à Frédérique, tout à l’heure.

Jeff – Tu as toujours été le poil à gratter de la famille… Mais tu as raison. Ce n’est pas bon non plus de toujours tout accepter sans rien dire.

Pierre – J’aurais seulement voulu qu’on reste un peu plus proches les uns des autres. Un peu plus solidaires.

Jeff – On n’a jamais été très solidaires, tu sais… C’est que tu ne te souviens pas bien… Quand on était gamins, on se faisait les pires vacheries. Une fois, tu nous as même poursuivis dans le jardin avec un marteau… Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je pense toujours à ça quand j’entends la chanson de Claude François…

Pierre le regarde sans comprendre.

Jeff (chantant) – Si j’avais un marteau…

Pierre (continuant) – Je taperai mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs. (En chœur avec Jeff) Oh, oh ! Ce serait le bonheur…

Jeff (plus sérieusement) – J’ai toujours voulu te le demander. Si tu m’avais rattrapé ce jour-là, tu m’aurais vraiment fracassé le crâne ?

Pierre feint de réfléchir.

Pierre – Je ne crois pas. Mais j’étais tellement content de vous avoir foutu la trouille. J’étais le petit dernier. Pour une fois que quelqu’un avait peur de moi, c’était grisant. Après Frédérique m’a dit que j’étais fou. Elle avait l’air tellement convaincue que pendant longtemps, je me suis demandé si je ne l’étais pas vraiment. Des fois, je me le demande encore… Tu as raison, on ne s’est jamais très bien entendu tous les quatre. C’est le mythe du bon vieux temps. Finalement rien n’a changé…

Jeff – Ce qui a changé c’est qu’à l’époque, on était bien obligés de se supporter. Après la vente de la maison, rien ne nous oblige plus à le faire. C’est maintenant qu’il va falloir s’entendre. Si on veut que nos enfants aient des oncles et des tantes.

Pierre – Nos enfants… Qu’est-ce qu’il nous reste en commun ?

Jeff – Rien. Rien qu’on ne puisse pas diviser en quatre.

Pierre – Tu regrettes qu’on ait vendu la maison ?

Jeff – De toute façon, c’est trop tard.

Pierre – Ça l’était déjà avant qu’on signe, non ? Je me voyais mal passer mes vacances d’été ici avec Jérôme, à pleurer sur le trou de la Sécu et sur les impôts qui étranglent les professions libérales en France… Ça m’étonne qu’il n’ait jamais fait le rapprochement, d’ailleurs. C’est vrai, si la Sécu est en déficit, c’est bien parce que ces gens-là gagnent trop d’argent, non ?

Soudain la lumière s’éteint.

Jeff – Merde, une panne d’électricité.

Pierre – Il y a des allumettes sur la cheminée.

Jeff – C’est de l’eau qu’il faudrait…

Pierre – Quoi ?

Jeff – Passe-moi la bouteille d’eau qui est sur la table.

Pierre lui passe la bouteille, sans comprendre. Jeff remplit le réservoir de la lampe à carbure posée sur la cheminée, craque une allumette et allume la lampe. Une faible lueur éclaire la pièce.

Pierre – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jeff – Tu te souviens pas ?

Pierre – Non…

Jeff – Il avait plu toute la journée. C’est plutôt rare ici au mois d’août. Papa avait décidé de nous emmener aux escargots. Il nous a traînés dans toutes les quincailleries du coin pour trouver cet engin.

Pierre – Ah oui, la lampe à carbure…

Jeff – Alors qu’on avait deux ou trois lampes de poche à la maison. Je me demande pourquoi il lui fallait une lampe à carbure pour aller aux escargots. Ça devait lui rappeler sa jeunesse.

Pierre – Comment ça marche ?

Jeff – Le carbure, c’est une sorte de charbon. L’eau coule dessus goutte à goutte et ça dégage un gaz qui brûle.

Pierre – Je ne me souvenais pas de ça.

Jeff – Finalement, tu n’es pas venu avec nous. Papa nous a réveillés à quatre heures. Mais ce matin-là, c’est toi qui n’as pas réussi à sortir du lit…

Un temps.

Jeff – On y est allés tous les deux. C’était drôle. Il parlait à voix basse, comme s’il avait peur que les escargots s’enfuient en nous entendant arriver. On en a ramené un plein seau… Le lendemain matin, il y en avait partout dans la maison. On avait oublié de mettre un couvercle sur le seau. Mine de rien, ça fait du chemin un escargot, en une nuit…

Un temps.

Jeff – Je crois que papa était déçu que tu ne sois pas venu avec nous…

La lumière se rallume.

Pierre – Ça n’a pas été long.

Jeff éteint la lampe. Silence. Pierre, embarrassé, change de sujet.

Pierre – Et ta petite famille, comment ça va ?

Jeff – Catherine a commencé une formation d’aide-comptable. Comme ça, elle pourra tenir les comptes au restaurant. Je crois que je ne suis pas trop fait pour ça…

Pierre – Et tes enfants ? Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus…

Jeff – Ça va.

Pierre – C’est marrant. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir, mais je n’ai jamais vu des enfants aussi bien élevés.

Jeff – C’est parce que tu ne les vois pas souvent…

Pierre (souriant) – C’est toi qui as raison. On devrait pouvoir choisir ses enfants. Et les enfants leurs parents…

Jeff (amusé) – Tu sais que c’est très con, ce que tu viens de dire ?

Pierre – Je sais. C’est parce que je n’ai pas d’enfant. Ça me ferait peur, d’ailleurs, d’en avoir un. Surtout un garçon. Des fois qu’il me ressemble… Je ne suis pas sûr que je saurais vraiment lui dire pourquoi la vie mérite d’être vécue. Finalement, je suis comme papa. Je ne saurais pas dire ça à mon fils…

Jeff – Ça sera peut-être une fille…

Pierre se lève, troublé.

Pierre – Excuse-moi, il faut que je passe un coup de fil.

Pierre sort son téléphone portable et va pour sortir. Comme Jeff se dirige vers les chambres, Pierre reste dans la pièce.

Pierre – C’est moi… Oui, je sais… mais ce n’était pas le moment de leur annoncer ça. Je me suis encore engueulé avec ma sœur… Oh, comme d’habitude, mais là je lui ai sorti tout ce que j’avais en travers de la gorge. Je n’aurais pas dû, mais ça soulage… (Changeant de ton, avec une fausse décontraction) Alors, tu as appelé le labo…? Négatif ! (Soupirant, soulagé) Ouah… je suis quand même plus rassuré ! J’avoue que j’avais une petite appréhension. On a beau ne pas prendre de risques, à cinquante ans, statistiquement, un célibataire comme moi. Même avec la vie monacale que j’ai menée avant de te rencontrer… (À nouveau inquiet) À propos, quand tu seras à la maison, tu pourras regarder, dans mon carnet de santé qui est dans le tiroir du bas de mon bureau, si j’ai déjà eu les oreillons ?

Jeff revient et se réinstalle confortablement dans un fauteuil. Pierre, gêné, s’éloigne vers les chambres pour terminer sa conversation téléphonique. Frédérique arrive de la cuisine, une éponge à la main.

Pierre (s’éloignant) – Non, je t’expliquerai… Non, c’est pas urgent mais…

Pierre disparaît vers les chambres. Frédérique essuie la table. Elle regarde Jeff assis impassiblement pendant qu’elle s’active.

Frédérique (plaisantant) – Ça va, ce n’est pas trop dur.

Jeff (soucieux) – Ça va.

Un temps.

Jeff (cherchant ses mots) – Tu sais, il ne faut pas trop en vouloir à Pierre…

Frédérique (blessée) – Cette fois, il a passé les bornes. Personne ne m’avait jamais parlé comme ça. Tu crois que je peux accepter sans broncher ce qu’il m’a dit tout à l’heure ?

Jeff – Lui aussi, souvent, il a dû supporter pas mal de choses sans rien dire… Et pour être franc, il n’est pas le seul…

Frédérique le regarde, un peu étonnée.

Jeff – Ecoute, Frédérique, moi non plus je n’ai pas apprécié le numéro que nous a fait Jérôme, avec ses blagues de corps de garde, le soir de l’enterrement de maman. On aurait pu en profiter pour se retrouver un peu… en famille. C’était pas un repas de chasse, et ça ne concernait pas directement ton mari. C’était à toi de lui rappeler… (Un temps, avec une colère rentrée) Il aurait dû rester à sa place et la prochaine fois il y restera, ou bien il prendra mon poing sur la gueule.

Frédérique est surprise de cet accès d’autorité inhabituel de la part de Jeff.

Frédérique (troublée) – Excuse-moi… Je sais, il a été odieux. Je lui ai dit, après, je t’assure…

Jeff – Après, c’était trop tard…

Frédérique – De toute façon, ça ne se reproduira pas…

Jeff – Ça c’est sûr, Frédérique. On n’enterre pas deux fois ses parents… (Se levant) Il y a des rendez-vous qu’on ne peut pas se permettre de manquer. On en a raté trop, tous les quatre…

Frédérique (essayant de revenir à la charge) – Mais lui, aussi, tu ne crois pas qu’il pourrait être un peu plus tolérant…?

Jeff – Pour une fois, c’est moi qui vais faire un bon mot. La tolérance, il y a des maisons pour ça… Chez moi, à Noël, si vous venez, je ne veux pas que ce soit le bordel.

Frédérique – D’accord…

Jeff – Je vais mettre une nappe.

Pierre revient de sa chambre. Josiane arrive avec un appareil photos.

Josiane – Et si on faisait une dernière photo de tous les quatre, ici ? J’ai un déclencheur automatique !

Les autres paraissent un peu embarrassés, mais Josiane a déjà posé l’appareil sur la table après avoir réglé le déclencheur. Les quatre prennent place devant la cheminée, dans la même position et avec le même air coincé que sur le portrait d’école. Le flash se déclenche. Ils se séparent. Josiane range son appareil.

Josiane – Je la ferai tirer en quatre exemplaires et je les ferai encadrer… Ça sera votre cadeau de Noël.

Un temps.

Josiane – Bon, je vais mettre à cuire les spaghettis.

Jeff et Frédérique se lèvent aussi.

Jeff – Je vais ouvrir la boîte.

Frédérique – Je mets la table.

Pierre (plaisantant) – Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire…

Frédérique – Tu peux m’aider à mettre le couvert…

Jeff et Josiane disparaissent dans la cuisine. Frédérique et Pierre mettent la table en silence, puis s’asseyent. Pierre a l’air plutôt gai. Il sifflote.

Frédérique – Tu m’as l’air bien joyeux, tout d’un coup… C’est la vente de la maison ou la perspective de ne plus jamais nous revoir qui te réjouit à ce point-là ?

Pierre – Pour les oreillons, on doit me rappeler, mais je viens d’apprendre que je n’étais pas séropositif…

Frédérique est un peu surprise.

Pierre – J’ai rencontré quelqu’un. On a fait le test…

Frédérique (froidement) – Félicitations… Mais méfie-toi. La vie de couple, c’est le début de l’embourgeoisement. Ce n’est pas ce que tu pensais il n’y a pas si longtemps ?

Pierre – D’accord, excuse-moi pour tout à l’heure. Mais il fallait que ça sorte. Ça doit être la crise de la cinquantaine.

Un temps.

Pierre – Tu sais, moi non plus je ne suis pas vraiment devenu ce que j’aurais rêvé d’être.

Silence.

Frédérique – Tu auras essayé, au moins…

Pierre – Oui. Oui, j’aurais essayé. Mais je n’ai pas réussi. J’aurais peut-être dû persévérer dans l’erreur…

Un temps.

Pierre – Tu sais ce que je te reproche, au fond ?

Frédérique – Ah, parce que ce n’est pas fini ?

Pierre – De ne pas avoir fait la part des choses. Il y a trente ans, on était au moins d’accord sur un point, c’est qu’on ne voulait pas vivre comme nos parents. Mais en voulant faire exactement le contraire, je pense que tu t’es trompée aussi.

Frédérique, retenant ses larmes, regarde la cheminée.

Frédérique – J’ai froid.

Pierre – Dommage qu’il n’y ait pas de bois…

Frédérique – Elle n’a jamais servi. Ce serait dommage de la salir maintenant…

Silence embarrassé.

Pierre – Tu savais que l’entreprise était en liquidation ?

Frédérique – Quelle entreprise ?

Pierre – L’entreprise de papa ! Enfin de Jeff…

Frédérique – Non…

Pierre – Josiane m’a dit ça ce matin. Tu l’aurais su, de toute façon.

Frédérique – Je me doutais bien que ça se terminerait comme ça.

Pierre – C’est sans doute pas plus mal, au fond.

Frédérique – C’est sûr qu’il n’était pas vraiment fait pour les affaires…

Pierre – Surtout les affaires de famille.

Frédérique – Avec l’argent de la maison, ça lui permettra peut-être de redémarrer quelque chose à lui…

Pierre – Oui…

Silence.

Frédérique – Jérôme et moi, on va divorcer…

Pierre (interloqué) – Ah bon…? Pourquoi…?

Frédérique – Oh… Son assistante aussi s’appelle Frédérique. Disons qu’il a tendance à nous confondre… À la clinique, il la prend pour sa femme, en plus jeune. Et à la maison, il me prend pour sa bonne…

Pierre (ne sachant trop quoi dire) – Je suis désolé…

Frédérique (amusée) – Ne me dis pas que ça te fend le cœur de ne plus voir Jérôme…

Pierre (se détendant un peu) – Me fendre le cœur, non. Ce serait exagéré…

Frédérique – Pour moi aussi, je crois que ce n’est pas plus mal. Les enfants sont grands. Je vais pouvoir exister un peu par moi-même.

Pierre – Ah, exister par soi-même ! Méfie-toi, ce n’est pas tous les jours facile. C’est un futur ex-vieux garçon qui te le dit !

Frédérique – Tu sais, la vie à deux, c’est pas toujours rose non plus, tu verras. C’est une future ex-femme au foyer qui te le dit… Mais je ne voudrais pas te décourager. J’espère seulement que toi, au moins, tu ne quitteras pas ta femme pour une plus jeune dans dix ans.

Pierre (amusé) – Ma femme…? De toute façon, dans dix ans j’en aurai presque soixante. Et puis de ce côté-là, aucun risque. J’ai sauté une étape. Je pars directement avec quelqu’un de plus jeune…

Frédérique (intriguée) – Quel âge ?

Pierre – Vingt-huit…

Frédérique – Tu les prends au berceau…

Pierre – Je les prends toujours au même âge. C’est moi qui vieillis…

Frédérique – Ça ne m’empêchera pas de venir à ton mariage. Si tu m’invites…

Pierre – Le mariage, ce n’est sûrement pas pour tout de suite. Mais à mon pacs, peut-être…

Un temps. Ils se regardent. Frédérique, bouleversée, croit comprendre.

Pierre – Tu es la première de la famille à qui j’annonce ça…

Frédérique (très émue) – Pourquoi moi ?

Pierre – Il faut croire que je ne te déteste pas autant que j’en ai l’air. Et puis je me souviens que c’était aussi à moi que tu avais annoncé ton mariage en premier. Ou plutôt tu m’avais dit que Jérôme t’avait demandée en mariage. Tu attendais ma bénédiction pour dire oui. Oh, je savais que ce n’était qu’un jeu. Il n’empêche. J’étais content que tu m’accordes cette marque de confiance. (Un temps, avec un sourire) Comme un con, je t’ai dit que tu pouvais l’épouser ! Si j’avais su… Il faut dire qu’il était plus sympa à cette époque-là.

Frédérique – Oui…

Pierre – Il avait les cheveux longs… Enfin, il avait des cheveux… C’est dingue, la propension qu’ont les choses à dégénérer. Pour moi, au début, vous étiez l’image de la famille idéale.

Frédérique – Tu sais, la famille idéale, je ne suis pas sûre que ça existe…

Josiane revient avec un plat de spaghettis. Jeff la suit avec quelques morceaux de bois dans les bras.

Jeff – Il y avait une vieille chaise dans la cuisine, complètement bouffée par les vers. On va pouvoir faire un peu de feu.

Pierre – Il y a des vieux Harlequin, là, pour allumer.

Josiane – D’ailleurs, je propose qu’on brûle tous les meubles. Pour ce qu’ils valent ! Le déménagement sera plus vite fait !

Jeff allume le feu. Ils regardent tous les flammes, pensifs.

Pierre – Ça me rappelle une image qu’il y avait dans mon livre d’histoire, quand j’étais en primaire. Je ne sais pas pourquoi, ça m’a marqué. Ça représentait Bernard Palissy, un céramiste de la Renaissance, en train de casser ses meubles, chez lui, pour ne pas laisser mourir son four à bois et faire cuire ses émaux. C’était présenté comme un acte héroïque. L’artiste désargenté sacrifiant tout à son art. C’est marrant. Je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. Pourquoi je me souviens de ça ?

Frédérique (regardant brûler les Harlequin dans la cheminée) – Moi ça me rappelle une chanson : les livres au feu, la maîtresse au milieu ! C’est le premier slogan subversif que j’ai appris, à la maternelle. Je pensais que ça se passerait vraiment comme ça à la fin de ma première année d’école. Et puis non… On est simplement rentrés chez nous, et on s’est emmerdés pendant tout l’été.

Pierre – Et toi, Josiane, ça te fait bien penser à quelque chose…

Josiane (regardant brûler les bouquins) – J’avais un prof de français quand j’étais au lycée. Un type sans âge. Pas très vieux mais complètement éteint. J’ai appris qu’en 68, il avait brûlé tous les bouquins de sa bibliothèque, en public. Une sorte d’autodafé, dans une bouffée d’enthousiasme révolutionnaire. Après je ne le voyais plus de la même façon. Je l’observais en cours. Je me demandais ce qui lui restait de ce grain de folie.

Un temps.

Pierre – Jeff ?

Jeff (souriant) – Moi j’ai allumé le feu. Ça ne vous suffit pas ?

Ils regardent encore le feu en silence. Josiane prend un morceau de chaise pour le mettre dans la cheminée. Elle arrête son geste, intriguée, examine le morceau de bois et le soupèse.

Josiane – C’est bizarre. C’est tout léger. On dirait que c’est complètement bouffé de l’intérieur…

Les autres, toujours dans leur rêverie, ne prêtent pas attention à elle.

Josiane – J’ai lu un truc sur les termites, dans le Chasseur Français. Il paraît que c’est terrible. On ne les voit pas. Ça bouffe tout en silence, petit à petit, pendant des années. Tout ce qui est en bois. Jusqu’à la charpente… Et un beau jour, le toit de la baraque vous tombe dessus, sans prévenir.

Les trois autres se regardent, ne sachant pas trop s’il faut rire ou s’inquiéter. Ils regardent le plafond. Jeff prend le morceau de bois et l’examine.

Frédérique – Alors ?

Jeff (dubitatif) – Ce n’est peut-être que des vers. Mais je ne sais pas. Des termites, je n’en ai jamais vues… Ça ressemble à quoi?

Pierre (à Josiane) – Il n’y avait pas une photo, dans ton article ?

Josiane – Je n’ai pas fait attention. Ça vit en communauté, comme les fourmis ou les abeilles.

Pierre – Mais ça ne fait pas de miel…

Josiane examine la chaise sur laquelle elle est assise.

Josiane – Celle-là aussi est déjà bien attaquée.

Les autres lancent un regard inquiet vers leur chaise, comme s’ils avaient soudain peur qu’elle ne s’écroule sous leur poids.

Pierre – Il faudrait peut-être aller jeter un coup d’œil à la charpente dans le grenier.

Jeff (se levant) – Je ne sais pas si on a une échelle.

Pierre se lève à son tour et sort avec Jeff. Josiane et Frédérique les regardent partir, inquiètes.

Frédérique – Mince ! Ce serait la tuile !

Josiane – C’est le cas de le dire. Si on prend le toit sur la tête cette nuit.

Un temps.

Josiane – Heureusement qu’on vient de signer.

Frédérique la regarde, outrée.

Frédérique – Attends ! Si c’est vraiment ça, on ne peut faire comme si on ne savait pas.

Josiane – On ne savait pas quand on a signé…

Frédérique – Ce serait de l’escroquerie ! Et puis on ne peut pas prendre une responsabilité pareille ! Imagine que les nouveaux propriétaires meurent ensevelis sous les décombres. Ils ont peut-être des enfants…

Josiane – Oh, ça c’est leur problème, hein… Quand on achète une maison, on vérifie la charpente…

Un temps.

Josiane – Ou alors on fout le feu avant de partir. L’assurance paiera. Des incendies, il y en a tous les jours…

Frédérique – Le lendemain de la vente de la maison ? Ils trouveront ça bizarre. Il y aura une enquête. Une escroquerie à l’assurance, ça peut coûter cher.

Jeff et Pierre reviennent.

Josiane – Alors ?

Jeff – Difficile à dire. On ne voit pas grand chose. C’est sûr que la charpente est un peu vermoulue, mais elle n’est pas de la première jeunesse, non plus. Il faudrait faire examiner ça par un spécialiste.

Frédérique – Ce serait quand même mieux, non ? On pourrait avoir des ennuis…

Pierre – Je ne sais pas quelle est la législation là-dessus. Mais c’est sûr que l’acheteur pourrait nous attaquer. S’il se rend compte qu’on lui a vendu une baraque minée par les termites. Rien que de refaire la charpente, ça lui coûterait la moitié du prix de la maison.

Josiane – Et nous, si on doit repayer une charpente, ce n’est plus la peine de la vendre, cette baraque.

Pierre (soupirant) – Je me disais bien aussi que c’était trop simple.

Frédérique – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Jeff – On verra demain, mais il vaudrait mieux suspendre la vente en attendant une expertise. On serait plus tranquilles. Si c’est pour se retrouver dans un an avec un procès sur les bras.

Frédérique – Avec dommages et intérêts à la clef…

Josiane – Bonjour l’héritage ! Je me demandais d’où venait toute cette poussière, aussi…

Frédérique (se levant) – Je crois qu’on ferait mieux d’aller se coucher.

Josiane (inquiète) – Vous croyez que c’est bien prudent de dormir ici ? On ferait peut-être mieux d’aller à l’hôtel ?

Pierre – Statistiquement, ça serait bien le diable que cette baraque nous tombe sur la gueule justement cette nuit. Alors qu’on n’y est pas venus ensemble depuis quatorze ans.

Ils s’apprêtent à sortir en direction des chambres.

Jeff (plaisantant) – Essayez quand même de ne pas éternuer trop fort.

Ils rient.

Noir.

 

Lendemain matin

Frédérique, assise seule dans la salle de séjour, fume une cigarette en finissant son café. Elle est déjà habillée et maquillée. Josiane arrive en chemise de nuit et n’a pas l’air très fraîche. Elle essaie de se déboucher les oreilles avec son petit doigt.

Josiane – J’ai les portugaises ensablées… Je suis sûre que c’est ce petit tos qui m’a refilé les oreillons…

Frédérique (perplexe) – Qui ?

Josiane – Dans le train !

Frédérique préfère ne pas insister.

Josiane – Et puis ça m’a donné soif, ces spaghettis. J’espère que la sauce n’était pas périmée depuis trop longtemps. (Se servant un verre d’eau, et regardant sa sœur) Oh, toi aussi, tu as une sale tête…

Frédérique (froissée) – J’ai mal dormi, c’est tout…

Josiane – Ce n’est pas à cause de ta dispute avec Pierre hier midi ? Tu le connais, il faut toujours qu’il dise tout haut ce que les autres pensent tout bas…

Frédérique la regarde, interloquée, mais préfère ne pas relever. Josiane se sert une tasse de café.

Josiane – Moi non plus je n’ai pas bien dormi. C’est à cause de ces termites. J’ai rêvé qu’elles nous bouffaient nous aussi pendant la nuit. En commençant par la cervelle

Regard perplexe de Frédérique. Josiane trempe les lèvres dans son café et fait la moue en se tenant l’estomac.

Josiane – Ça me donne la nausée, ce café… (Un temps) Je crois que je vais aller vomir…

Josiane sort et croise Pierre qui arrive, pas très réveillé.

Pierre – Ouh la ! T’as pas l’air fraîche, toi non plus.

Frédérique (pincée) – Merci. Josiane vient de me dire la même chose.

Pierre se sert un café.

Pierre – Je parlais pour moi aussi… Passé cinquante ans, quand Cendrillon se couche après minuit… Le lendemain matin, c’est la tête qu’elle a comme une citrouille…

Frédérique – Tu te prends pour Cendrillon…?

Pierre – Vous, les femmes, vous pouvez toujours vous maquiller avant de sortir dans la rue.

Frédérique – Je suis déjà maquillée…

Pierre touille son café.

Pierre – Excuse-moi. C’est l’approche de Noël. Ça me déprime. Faut que je sois désagréable avec tout le monde, je ne sais pas pourquoi. Enfin, je m’en doute un peu…

Silence.

Frédérique – Un jour, papa m’a prise à part dans sa voiture avant d’aller travailler. Je devais avoir cinq ou six ans. Il m’a annoncé que le Père Noël n’existait pas. Comme ça. Je ne lui avais rien demandé. Au début, j’étais plutôt fière. Ça faisait de moi une grande. Mais je n’ai pas tardé à comprendre ce qu’il entendait par là…

Pierre – À chaque fois qu’il voulait nous rappeler à quel point on était naïfs, il nous balançait sur un ton ironique : Tu crois au Père Noël !

Frédérique – Pour me venger, à mon tour, j’ai révélé à la fille de l’institutrice que le Père Noël n’existait pas. Le lendemain matin, sa mère m’a collé deux baffes… Non seulement le Père Noël n’existait pas, mais il fallait que je le garde pour moi !

Pierre – Est-ce qu’on doit toujours pardonner à ses parents… sous prétexte qu’eux aussi ont peut-être eu une enfance malheureuse ?

Frédérique – J’ai cru qu’en devenant mère à mon tour, je deviendrai plus indulgente avec la mienne. Et puis non. Ça m’a juste permis de mesurer toute l’étendue de l’affection qu’ils n’ont pas su nous donner.

Josiane revient, habillée, un sac poubelle à la main.

Josiane – Jeff n’est pas encore prêt ? Décidément, c’est toujours le dernier levé… Bon, je vais jeter le restant des spaghettis, sinon ça va empester. Avec cette sauce, ça sentait déjà pas très bon quand on les a mangés… (Un temps) Et puis j’ai vomi dans le sac, pour pas boucher le lavabo…

Stupéfaction des deux autres. Josiane sort avec le sac poubelle. Jeff arrive à son tour. Comme la veille, il marche au radar. Mais il est habillé et prêt à partir. Il se sert un café.

Frédérique – C’est le moment de dire adieu à cette maison… C’est la dernière fois qu’on y prend le petit-déjeuner ensemble. Comme quand on était petits…

Silence embarrassé.

Frédérique – Rien ne nous empêche de nous revoir quand même…

Pierre – Oui… (Amer) Mais est-ce que ça nous fait vraiment du bien…?

Josiane revient en hâte.

Josiane (sur un ton dramatique) – On nous a volé la poubelle !

Pierre (ironique) – Il y avait quelque chose de précieux, à l’intérieur ?

Jeff, intrigué, sort pour voir.

Josiane – C’est incroyable ! Vous vous rendez compte, on vole même les poubelles maintenant. Et encore, on est à la campagne !

Un temps. Jeff revient.

Jeff – On ne nous l’a pas volée, elle a brûlé. Comme c’est du plastique, il ne reste plus rien. Encore heureux que ça n’ait pas foutu le feu à la maison…

Jeff tourne un regard suspicieux vers Josiane.

Jeff – Tu n’aurais pas mis les cendres de la cheminée dans la poubelle hier soir ?

Frédérique et Pierre se tournent également vers Josiane.

Josiane – Je pensais qu’il n’y avait plus de braises…

Jeff – Il faut croire que ça couvait encore sous la cendre.

Pierre – On ne prévient pas à la police alors…?

Josiane – C’est incroyable que ça s’enflamme comme ça, ces poubelles. C’est dangereux.

Les autres échangent à peine un regard, habitués à la mauvaise foi de Josiane.

Pierre – Il vaudrait peut-être mieux enterrer tout ça dans le jardin, cette fois. Avec les émanations de la sauce bolognaise, le rendu de Josiane et les charbons ardents… Ça pourrait entraîner une réaction chimique imprévisible…

Jeff (ailleurs) – Y’a une pelle dans la cabane à outils.

Tous le regardent.

Jeff (comprenant le message, résigné) – Ok, j’y vais…

Josiane poursuit le cours de ses pensées tortueuses.

Josiane – Il avait un prénom bizarre, ce kiné…

Pierre – William.

Josiane – C’est ça, William… Remarquez, c’est bien un nom de poire… Pour acheter cette baraque en ruine… Je lui aurais bien laissé mon numéro de téléphone, mais… C’est vrai qu’il avait l’air un peu…

Pierre – Un peu quoi…?

Josiane – Tu n’as pas vu que c’était une tapette ?

Frédérique, mal à l’aise, observe la réaction de Pierre, qui se décide à parler.

Pierre – J’ai un truc à vous dire… Autant que je vous le dise maintenant…

Josiane l’écoute. Frédérique lui sourit pour l’encourager.

Pierre – Ce kiné, qui a racheté la maison. William. C’est mon ami…

Frédérique, qui ignorait cet aspect de la question, est aussi surprise que Josiane. D’autant qu’elle s’attendait à un autre genre de coming-out.

Frédérique (à nouveau un peu pincée) – Eh ben, tu as décidé de nous étonner…

Josiane (larguée) – Le kiné pédé, c’était un homme de paille ?

Frédérique – Pourquoi tu as fait ça ? On aurait pu s’arranger si tu voulais la garder, cette maison…

Pierre – Je craignais que ce soit compliqué…

Frédérique (ironique) – C’est sûr que là, c’est beaucoup plus simple.

Josiane – Et puis tu ne fais pas une mauvaise affaire, finalement…

Pierre – La maison est restée en vente pendant plus d’un an. Personne n’en voulait…

Mutisme des autres, perturbés chacun à sa façon par cette révélation.

Pierre – Attendez, je vous rappelle que vous venez de nous vendre une baraque qui est peut-être complètement bouffée par les termites…

Josiane (comprenant de moins en moins) – De vous vendre…? Vous la rachetez ensemble…?

Frédérique vient au secours de Pierre.

Frédérique – C’est son ami… On ne va pas te faire un dessin…

Josiane comprend enfin.

Josiane (amusée) – Ah d’accord ! Je me disais bien aussi…

Frédérique (ironique) – Oui, l’intuition féminine…

Pierre – Vous serez toujours chez vous dans cette maison…

Jeff revient alors du jardin.

Jeff – C’est dingue !

Frédérique – Ça tu peux le dire…

Mais Jeff parle d’autre chose.

Jeff – Regardez ce que vient de trouver en creusant dans le jardin pour enterrer les ordures !

Il exhibe un os.

Josiane – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pierre – Ça ressemble furieusement à un fémur…

Frédérique – Tu veux dire… un ossement humain ?

Pierre (à Jeff) – Y’avait tout le squelette avec ?

Jeff – J’ai pas continué à creuser. Je ne sais pas ce que vous avez foutu dans ce sac poubelle, mais ça sentait pas la rose. J’ai balancé tout ça dans le trou et j’ai rebouché vite fait.

Josiane – On pourrait prévenir la police, mais… Vous vous rendez compte ? Un cadavre enterré dans notre jardin ! On pourrait avoir des ennuis…

Frédérique a l’air un peu embarrassée.

Frédérique – Si c’est vraiment un mort, qui ça pourrait bien être ?

Un temps.

Pierre – C’est peut-être papa…

Les autres le regardent, outrés qu’il puisse plaisanter. Mais Pierre ne plaisante pas.

Pierre – La dernière fois que maman est venue ici, c’était avec lui. Et après, on ne l’a plus jamais revu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il est vraiment retourné en Amazonie après…?

Josiane (à Pierre) – Oh, la, la… Heureusement que c’est ton copain homo, qui l’a racheté, cette baraque. Au moins, ça reste dans la famille !

Jeff (largué) – Qui est homo…?

Josiane – Pierre !

Frédérique (plus très sûre de rien) – Sympathisant, en tout cas…

Jeff digère cette information. Pierre reste impassible, soit qu’il ne veut pas démentir, soit qu’il n’a pas entendu cette dernière réplique, absorbé qu’il est dans la contemplation du présumé fémur.

Frédérique – Bon, on ne va pas s’emballer, non plus. Si ça se trouve, c’est un os de vache.

Pierre – Ça ressemble quand même furieusement à un fémur…

Frédérique – Tu t’y connais, en fémur, toi ?

Pierre – Mon copain est kiné… C’est moi qui lui faisais réviser ses examens…

Jeff – Et puis pourquoi on aurait enterré une vache dans notre jardin…?

Josiane – Ou alors le voisin est un serial killer, et il enterre ses victimes chez nous, pour pas se faire repérer…

Pierre – Si on doit repasser des vacances ici, je préférerais encore que maman ait assassiné papa… C’est moins risqué qu’un voisin psychopathe…

Frédérique – Bon, on ne va pas régler ça maintenant… Je propose qu’on foute le camp d’ici. On ramène l’os à Paris et on verra bien.

Tous opinent. Pour penser à autre chose, ils se remettent en mouvement pour les derniers préparatifs en prévision du départ. Chacun va chercher ses bagages. Josiane revient avec un gros sac en plus de la valise qu’elle avait en arrivant.

Pierre (suspicieux) – Tu n’avais pas qu’une valise, en arrivant ?

Josiane – Je ramène quelques souvenirs ! C’est toujours ça que les termites ne boufferont pas…

Jeff (à Pierre) – Tu as fermé le compteur ?

Pierre – Oui… (Après une hésitation) Je vais vérifier.

Pierre disparaît un instant pour vérifier.

Pierre – C’est bon, on peut y aller.

Les quatre frères et sœurs s’apprêtent à quitter la maison, leurs bagages à la main.

Jeff (avec un dernier regard circulaire) – On n’a rien oublié…?

Pierre – Je prends le fémur… Je le montrerai à William…

Jeff – C’est qui William ?

Frédérique – On t’expliquera plus tard…

Josiane – Dire qu’on était venus ici pour régler des problèmes de succession… J’ai l’impression qu’on n’est pas sortis de l’auberge…

Jeff, Frédérique et Josiane sortent. Pierre est le dernier. Son petit sac à la main, il vient prendre le portrait de famille sur la cheminée et le regarde un instant avec un sourire amer.

Pierre – Les souvenirs… Ça prend pas beaucoup de place, mais c’est lourd à porter.

On l’appelle du dehors.

Frédérique (off) – Pierre ?

Jeff (off) – Tu viens ?

Josiane (off) – Qu’est-ce qu’il fait ?

Pierre remet le portrait à sa place.

Pierre – C’est bon, j’arrive ! (Il prend l’os posé sur la table) J’avais oublié le fémur de papa ! (Pour lui-même) Maintenant, la famille est enfin réunie… (Regardant l’os) Enfin c’est un début…

Pierre s’en va.

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-08-6

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Le Bocal

The Fishbowl (english) –  La Pecera (español)O Aquário (portugués)

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Une plongée en eaux troubles…  Laisser les clefs de son appartement à un ami pendant le mois d’août pour qu’il nourrisse les poissons rouges, c’est banal. Mais lorsque cet ami est un peu fantasque, et que chacun a des choses à cacher, cela peut vite entraîner une cascade de rebondissements inattendus. Surtout lorsque la Wallonie choisit ce jour-là pour déclarer son indépendance…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Bocal

Personnages : Jérôme Vincent Charlotte Delphine

ACTE 1

Le salon d’un appartement bobo, pour l’heure désert. Au-dessus de la cheminée, un tableau de Picasso, variation autour du Déjeuner sur l’Herbe de Manet. Sur un guéridon, un bocal avec quatre poissons rouges. Sur des étagères, des plantes vertes à l’agonie. La radio, restée allumée, diffuse de la musique classique, bientôt interrompue par la voix d’un speaker.

Speaker – Nous interrompons un instant ce programme musical pour rappeler à nos auditeurs l’information qui, depuis ce matin, fait trembler l’Europe et le monde. Pour ceux qui auraient passé les dernières 24 heures sur une île déserte et qui allumeraient seulement leur radio, voici donc le contenu de la dépêche qui est parvenue dans la nuit à notre rédaction : prenant de court toute la communauté internationale en cette période de trêve estivale, la Wallonie vient de déclarer son indépendance, tout en affirmant son intention d’abandonner l’Euro pour revenir au Franc Belge. La Flandre est sur le pied de guerre. Et le Luxembourg masserait des troupes à ses frontières. Nous vous tiendrons bien sûr informés heure par heure de l’évolution de cette crise, dont il est difficile de prévoir pour l’instant si elle restera dans l’histoire comme le tsunami qui ravagea l’Europe… ou une simple tempête dans un bocal.

Retour au programme de musique classique de circonstances (genre marche funèbre). Jérôme, trentenaire façon golden boy (costume de bonne coupe sur chemise blanche sans cravate), entre dans son appartement, suivi de Vincent, même âge, look profession libérale en vacances (polo Lacoste, jean bien repassé et mocassins sans chaussettes).

Vincent (entendant la musique) – Il y a quelqu’un chez toi ?

Jérôme – Non.

Vincent – J’avais peur de tomber nez à nez avec une de tes maîtresses. Comme Delphine n’est pas là pendant un mois…

Jérôme – Aucun risque. En matière d’adultère, j’ai deux principes : jamais avec les amies de ma femme et jamais au domicile conjugal !

Vincent – Et ça marche ?

Jérôme – Jusque là pas trop mal… De toute façon, en ce moment, je me tiens à carreaux. Ce n’est vraiment pas le moment… (Jérôme éteint la radio). C’est Delphine qui a dû la laisser allumée quand on est parti pour La Baule il y a une semaine. Pour les poissons rouges…

Vincent – Pour les tenir informés de l’actualité internationale ?

Jérôme – Elle dit que sinon, ils se sentent seuls et ils dépriment… Moi, c’est ce que j’entends à la radio depuis ce matin, qui me déprime…

Vincent – C’est si grave que ça ?

Jérôme (préoccupé) – On ne va probablement pas vers la troisième guerre mondiale, c’est sûr, mais pour les affaires, ce n’est pas bon du tout.

Vincent – Alors c’est pour ça que tu es rentré de vacances en catastrophe, sans Delphine.

Jérôme – Le CAC 40 a perdu 2000 points en une seule séance, tu te rends compte ? J’ai essayé de limiter les dégâts, mais pour l’instant… Il faut faire le dos rond, comme on dit. Il n’y a plus qu’à attendre la clôture de Wall Street…

Vincent – C’est à peine croyable, quand même ! Les Wallons qui déclarent leur indépendance…

Jérôme – Le retour au Franc Belge…

Vincent – D’ici à ce qu’ils décident de recoloniser le Congo… Ça ressemble à une histoire belge non ? Tu es sûr que ce n’est pas un poisson d’avril, au moins ?

Jérôme (sinistre) – On est au moins d’août, malheureusement…

Vincent – Bon, d’un autre côté, ce n’est pas comme si c’était ton argent.

Jérôme – C’est celui de mes clients… Ils sont en droit de me demander des comptes… La relation entre un gérant de patrimoine et son client, c’est un peu comme une relation de couple. Un mari avec sa femme…

Vincent (ironique) – Ah ouais…?

Jérôme – Bon, une pute avec son mac, si tu préfères. On marche à la confiance… D’ailleurs je gère aussi l’argent de Delphine… À la mort de son père, elle a touché un bon paquet. On ne pouvait pas laisser tout ce fric dormir sur un livret de Caisse d’Épargne…

Vincent – Ah, ouais…

Jérôme (pour changer de sujet) – Bon, allez, on va quand même boire un coup. Ça me changera les idées. Et merci d’avoir sacrifié ta soirée pour me tenir compagnie.

Vincent – Les amis, c’est fait pour ça, non ? Et puis tu sais, Neuilly, au mois d’août. C’est plutôt calme…

Jérôme – Alors pourquoi tu n’es pas parti en vacances comme tout le monde ?

Vincent – Je suis de garde à la pharmacie. Il fallait bien que ça tombe sur moi un jour ou l’autre… Mais ça ne me dérange pas. Les vacances tout seul… Plus de femme, pas d’enfants…

Jérôme (taquin) – Pas de maîtresse ? Pourtant un beau gosse comme toi. Disponible, en mesure de délivrer n’importe quel coupe-faim ou antidépresseur sans ordonnance… Tu dois être très sollicité par ces dames, à la pharmacie, non ? À moins qu’elles te demandent plutôt un poison discret pour se débarrasser de leurs maris…

Vincent (embarrassé) – Tu n’avais pas parlé de prendre l’apéro ?

Jérôme – Qu’est-ce que je te sers ?

Vincent – Un pastis. Avec beaucoup d’eau. Il fait une de ces chaleurs…

Pendant que Jérôme sort les verres et les bouteilles, Vincent fait quelques pas et s’arrête devant un bac à fleurs.

Vincent – Tes plantes vertes aussi, elles ont l’air d’avoir soif…

Jérôme – J’ai laissé les clefs à Thomas pour qu’il vienne les arroser et donner à manger aux poissons, mais tu sais comment il est…

Vincent (amusé) – Thomas…

Jérôme – Tu l’as vu récemment ?

Vincent – Ça doit faire trois mois. Depuis qu’il m’a emprunté 1000 euros. Pour quinze jours, soit disant…

Jérôme – L’avantage, avec les pauvres, c’est qu’ils ne partent jamais en vacances. Des fois ça peut rendre service. (Regardant les plantes à moitié desséchées) Mais Thomas… On ne peut vraiment pas compter sur lui.

Vincent – Il a dû se barrer en vacances avec mon fric au lieu de payer ses loyers en retard.

Jérôme – Tu crois vraiment qu’on peut partir en vacances quelque part avec 1000 euros ?

Jérôme remplit les verres. Vincent se plante devant le tableau accroché au dessus de la cheminée.

Vincent (plaisantant) – Au moins, ton Picasso est toujours là… Moi, si j’étais toi, je ne suis pas sûr que je lui aurais laissé mes clefs… Qu’est-ce qu’il fait en ce moment ?

Jérôme – Il est toujours comédien. Au chômage…

Vincent – C’est presque un pléonasme.

Jérôme – Ah, il est bien gentil… Il n’a pas de chance, c’est tout. Tu te souviens, il y a trois ans, quand il était parti passer la journée à Dieppe, et qu’il s’était fait piquer sa voiture sur la plage ?

Vincent – Si on pouvait appeler ça une voiture… Il n’y avait presque plus aucune pièce d’origine. Si les flics l’avaient retrouvée, ils n’auraient pas pu déterminer de quelle marque elle était exactement.

Jérôme – Il a dû se la faire braquer par un malvoyant…

Vincent – Avec toutes ses fringues à l’intérieur.

Jérôme – Et tous ses papiers !

Vincent – Quand on est allé le rechercher à deux heures du matin, il était en slip sur la plage, complètement gelé. J’ai cru qu’on allait devoir appeler le SAMU pour le réanimer.

Jérôme – Au lieu de ça, je lui ai fait ingurgiter une demi bouteille de whisky, histoire de le réchauffer. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer…

Vincent – Tu parles ! Il a gerbé partout dans ma Mercedes, un cauchemar. J’ai mis des mois à me débarrasser de cette odeur. Des fois, je me demande si ce n’est pas pour ça que ma femme m’a quitté…

Jérôme – Sacré Thomas… Avoue qu’il nous fait bien rire, quand même… Ça vaut bien 1000 euros de temps en temps, non ?

Vincent – C’est sûr qu’il a un gros potentiel comique. Il n’y a que quand il monte sur les planches au théâtre pour jouer la comédie qu’il n’est pas drôle.

Jérôme – Tu te souviens de sa dernière pièce ?

Vincent – Pas très bien. Je me suis endormi à la fin du premier acte…

Jérôme – On ne pouvait même pas se barrer. On n’était que deux dans la salle.

Vincent – Oh, putain… J’espère que ce n’est pas pour monter une nouvelle pièce qu’il m’a tapé ces mille euros…

Jérôme (horrifié) – Non…?

Vincent – Je propose qu’on se cotise tous les deux, et qu’on lui en file deux mille d’un coup pour qu’il arrête de jouer.

Jérôme – Si on était sûr qu’il le fasse, encore… (Ils boivent une gorgée de leurs verres respectifs) Et la fois où tu lui avais fait tester ce médicament expérimental pour un labo pharmaceutique…

Vincent – Supposé soigner la lèpre…

Jérôme – Il avait refilé le tuyau à une de ses copines désargentée du Cours Florent…

Vincent – Cette fois là, au moins, il avait eu du bol. Il était tombé sur le placebo. Elle, en revanche, le lendemain, elle n’avait plus un poil sur le caillou, et elle était couverte de boutons…

Jérôme – Tu avais juste oublié de leur parler des effets secondaires…

Vincent – La fille est venue faire un scandale à la pharmacie… Il paraît que la semaine d’après, elle avait un casting très important pour un premier rôle dans un film…

Jérôme – Tu lui as peut-être fait rater le rôle de sa vie !

Vincent – Bon, c’était quand même payé 300 euros.

Jérôme – Comment elle s’appelait, déjà ?

Vincent – Je ne sais plus… On l’avait surnommée Clafoutis…

Jérôme – C’était il y a six mois, non ? On ne l’a plus jamais revue, la pauvre…

Vincent – Elle ne doit plus oser sortir de chez elle… (Il se tourne vers le bocal) Dis donc, ils font la gueule aussi, tes poissons rouges. Apparemment, Thomas ne leur a pas donné à bouffer non plus. Ils ont l’air d’avoir faim.

Jérôme – À quoi tu vois ça ?

Vincent – Ben on dirait que le quatrième essaie de bouffer les trois autres…

Jérôme s’approche et regarde le bocal avec étonnement.

Jérôme – C’est bizarre… J’aurais juré qu’il n’y avait que trois poissons en tout quand on est parti…

Vincent – Ça m’étonnerait qu’il soit entré par effraction. On verrait au moins une fêlure sur le bocal…

Jérôme – Ah, ouais, je me souviens… Deux mâles et une femelle.

Vincent – Je ne savais même pas que ça avait un sexe, un poisson rouge. À quoi tu vois qu’il y a deux mâles et une femelle ?

Jérôme – C’est le vendeur qui l’a dit à Delphine. On a l’a cru sur parole. D’ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi Delphine avait pris deux mâles pour une femelle. Je ne sais pas si c’est très partouzeur, un poisson rouge…

Vincent – Ils ont peut-être fait des petits…

Jérôme – Et c’est le rejeton qui essaie de bouffer ses deux pères pour s’envoyer sa mère…

Vincent – C’est très freudien.

Jérôme – Tu crois que le complexe d’Oedipe, ça marche aussi pour les poissons rouges ?

Vincent – Ça supposerait que les poissons rouges ont un inconscient… Donc une conscience…

Jérôme – Ça m’étonnerait, il paraît que ça n’a pas de mémoire, un poisson rouge.

Vincent – Pas de mémoire ?

Jérôme – Pas plus de trois secondes, à ce qu’on dit… Moins qu’un four à micro-onde, en tout cas…

Vincent – Trois secondes, t’imagines…

Jérôme – Tu ne t’ennuies jamais…

Vincent – Et surtout tu n’as jamais de remords…

Ils regardent encore un instant le bocal, fascinés.

Jérôme – Ou alors c’est le cocu qui essaie de se venger des amants adultères et de supprimer la trace du délit…

Vincent lui lance un regard discrètement mal à l’aise.

Vincent – Là on serait en plein boulevard…

Jérôme – On ne soupçonnerait pas toutes les horreurs qu’il peut se passer dans un simple bocal à poissons rouges.

Jérôme trinque avec Vincent.

Jérôme (avec un air entendu) – Allez, à tes amours… (Air un peu embarrassé de Vincent.) Alors tu ne veux vraiment pas me dire ?

Vincent – Dire quoi ?

Jérôme – C’est qui ?

Vincent – C’est qui qui ?

Jérôme – Ne me dis pas que depuis ton divorce, tu fais ceinture ?

Vincent – Je n’ai pas dit ça.

Jérôme – Alors raconte, quoi ? Tu n’as pas toujours été aussi discret sur tes prouesses sexuelles, hein ? Même du temps où tu étais marié, j’ai eu droit au détail de toutes tes conquêtes extraconjugales ! Quand est-ce que tu nous la présentes ?

Vincent – Nous ?

Jérôme – À Delphine et à moi !

Vincent – C’est à dire que… c’est un peu délicat.

Jérôme – Ah, d’accord… C’est elle qui est mariée ! Mais tu me connais, je suis muet comme une tombe ! C’est une copine de Delphine, c’est ça ?

Vincent – Tu ne la connais pas. C’est… C’est une cliente de la pharmacie.

Jérôme – Au moins, rien qu’en regardant ses ordonnances, tu sais si elle n’a pas de maladies sexuellement transmissibles et si elle prend bien la pilule. Mignonne ? (Changeant de piste) Majeure ?

Vincent – Non, je te jure, je n’ai vraiment pas envie d’en parler maintenant.

Jérôme – C’est sérieux, alors… Les seules femmes dont on n’ait jamais parlé entre nous sur le plan cul, c’est celles qu’on a épousées…

Vincent semble pressé de changer de sujet, et lève son verre à nouveau.

Vincent – Allez, à tes affaires… Les bourses, ça va ça vient, non ? C’est pas parce que là, il y a un coup de mou. Ça finira bien par remonter.

Jérôme prend la balle au bond, avec une idée en tête.

Jérôme – C’est certain… Je dirais même que cette crise, tu vois, c’est une opportunité extraordinaire pour des investisseurs avisés qui voudraient entrer en bourse dans des conditions exceptionnellement avantageuses.

Vincent – C’est le baratin que tu sers aux clients que tu viens de ruiner…?

Jérôme – C’est quand le marché est bas qu’il faut investir ! Les fondamentaux sont bons. Ça ne peut que remonter, tu as raison.

Vincent (méfiant) – Mmm…

Jérôme – Franchement, si tu as de l’argent à placer, disons sur le moyen terme, c’est le moment de foncer. Demain il sera peut-être trop tard. Je peux m’en occuper, si tu veux…

Vincent n’a pas l’air chaud.

Jérôme – Tu l’as dit toi-même : entre un gérant de patrimoine et son client, c’est une question de confiance… Je te connais trop… Enfin, je veux dire… Entre des vieux amis comme nous, des histoires d’argent… Ce serait gênant, non…?

Jérôme – Tu peux doubler ta mise en quelques mois, hein ?

Vincent – Alors pourquoi tu n’y vas pas, toi ? Tiens, avec l’argent de ta femme, par exemple ! Tu dis que c’est quand le marché est au plus bas qu’il faut investir. C’est le moment ou jamais. On est en plein crack !

Jérôme – Malheureusement, j’ai déjà tout investi.

Vincent – Quand le marché était au plus haut…

Jérôme (soupirant) – Si tous les conseillers financiers pouvaient suivre les conseils avisés qu’ils donnent à leurs clients, ils seraient tous milliardaires… Au lieu de ramer comme des esclaves dans leur banque pour un salaire de misère…

Vincent – Ça va si mal que ça ?

Jérôme – Disons que… J’ai pris des risques… Calculés, mais des risques quand même… J’ai mis le paquet sur quelques start-up pleines d’avenir, avec des projets audacieux qui n’ont pas encore explosé.

Vincent – Genre ?

Jérôme – Il y en a une qui travaille à la mise au point d’un traitement révolutionnaire contre la calvitie, justement… C’est l’histoire du test expérimental sur cette pauvre fille qui m’a donné l’idée il y a six mois…

Vincent (incrédule) – Un shampoing contre la chute des cheveux ?

Jérôme (enthousiaste) – Une pilule qui les fait repousser !

Vincent (consterné) – Tu déconnes ?

Jérôme – Tu sais combien il y a de chauves dans le monde ? Tu te rends compte ? C’est un marché énorme ! (Revenant à la réalité) Évidemment, en cas de crise, ce genre de placements audacieux… ça ne joue pas vraiment le rôle de valeurs-refuge…

Vincent – Et tu en as acheté beaucoup ?

Jérôme – J’ai pratiquement racheté la boîte. Pour presque rien.

Vincent – Et aujourd’hui, ça vaut combien ?

Jérôme – Disons… rien. Mais je suis sûr qu’après la crise, ça va repartir très fort ! Ils sont sur le point d’aboutir, je te dis. Ils ont déjà testé le produit sur les aborigènes d’Australie, et là ils passent aux essais sur l’animal.

Vincent – Les aborigènes ?

Jérôme – Le siège de la boîte est à Sidney… Ils ont déjà réussi à faire repousser les poils d’une souris !

Vincent – Une chauve souris ?

Jérôme – Une souris chauve, en tout cas… Si tu veux, je te cède la moitié des parts. (Vincent lui lance un regard consterné) Ok, je n’insiste pas… Mais tu viens peut-être de passer à côté de l’affaire du siècle…

Vincent – Tant pis pour moi. J’ai déjà raté les Emprunts Russes et Eurotunnel… Je suis plutôt pour les placements de père de famille, moi, tu vois… Le seul problème, c’est que je n’ai pas encore réussi à fonder une famille.

Jérôme – Ah… Qu’est-ce que tu veux, en amour aussi, la fortune sourit aux audacieux.

Vincent – Non, franchement, je préfère vendre des antidépresseurs à tous ceux à qui la fortune ne sourira jamais. C’est moins rapide et moins glorieux, comme moyen de faire fortune, mais c’est plus sûr crois-moi… (Justement, Jérôme avale un cachet genre Prozac avec son apéro) Tu devrais quand même y aller mollo sur le Prozac. Avec l’alcool, ce n’est pas très recommandé…

Jérôme – Quand on est au fond de la piscine, on ne peut que remonter, non ?

Vincent, quand même un peu emmerdé, essaie de rassurer son ami.

Vincent (désignant le tableau) – Au pire, tu pourras toujours revendre ton Picasso. C’est vrai que ce n’est pas très décoratif dans une salle à manger, mais ça doit valoir une pincée aujourd’hui, non ?

Mais Jérôme ne semble pas rassuré.

Jérôme – Lui aussi, il appartient à Delphine. Et elle y tient beaucoup. Ça lui vient de ses parents. À l’époque, ils l’ont acheté pour une bouchée de pain… J’aurais mieux fait d’investir dans la peinture, moi, tiens…

Vincent – Il y a aussi des croûtes qui ne prennent jamais de valeur.

Le portable de Vincent sonne. Il regarde l’écran et, en voyant s’afficher le numéro, hésite visiblement à répondre.

Jérôme – Tu ne réponds pas ? (Vincent a l’air un peu emmerdé) Ah, d’accord… C’est elle ! Ok, je te laisse. Je vais chercher des glaçons. Il est un peu chaud, ce pastis, non ?

Jérôme disparaît avec un air entendu. Vincent se résigne à répondre.

Vincent – Oui, Delphine… Écoute, tu tombes mal là. Je suis avec lui justement… Avec Jérôme, ton mari ! Oui, ben il m’a appelé, et je n’ai pas pu refuser… En plein mois d’août, ce n’est pas très évident de prétendre qu’on est surbooké… Et puis je te rappelle que c’était mon meilleur ami avant que tu ne deviennes ma maîtresse… Ce soir ? Ah, tu es déjà sur le périph ? Si, si, ça me fait plaisir, bien sûr, mais je croyais que tu devais rester avec ta mère à La Baule… (Tendre) Oui, je sais, moi aussi… (Embarrassé) Delphine…? J’ai eu les résultats pour ta prise de sang… C’est positif… Ben, ça veut dire que tu es vraiment enceinte… De qui ? Attends, ce n’est qu’une prise de sang, pas un test de paternité… Oui, je sais que tu prends la pilule, c’est moi qui te la délivre… Celui-là a dû passer entre les mailles du filet… (Jérôme revient avec les glaçons) Écoute, je ne vais pas pouvoir te parler longtemps…

Jérôme (amusé) – Tu peux aller dans la chambre, si tu veux, tu seras plus tranquille… Tu connais le chemin ?

Vincent (comme une évidence) – Oui, oui, bien sûr… (Se reprenant) Enfin, je veux dire, je crois que je vais trouver.

Jérôme secoue la tête, un sourire indulgent aux lèvres, puis il rallume la radio.

Speaker – D’âpres combats se dérouleraient actuellement autour du Palais Royal à Bruxelles. Les deux parties s’affrontent pour savoir qui de la Flandre ou de la Wallonie gardera le roi des belges… (Jérôme soupire avec un air inquiet tout en resservant deux verres avec les glaçons qu’il vient d’apporter) Enfin, je vous rappelle que la bourse de New York vient tout juste d’ouvrir en très forte baisse, la perspective d’un éclatement de l’Europe et d’une disparition de l’Euro semblant visiblement inquiéter au plus haut point les investisseurs…

Jérôme préfère éteindre la radio. Toujours très préoccupé, il arrose les plantes.

Jérôme – C’est vrai qu’elles avaient soif… (Il s’approche ensuite du bocal à poissons rouges) Ah, oui, il y en a bien quatre… D’où il sort, celui-là…? C’est vrai qu’il a l’air agressif, dis donc… Et si je leur filais un demi Prozac pour les calmer un peu…

Jérôme donne à manger aux poissons. Vincent revient, avec une mine à la fois étonnée et ironique.

Vincent – C’est qui cette morue ?

Jérôme – Je n’en ai aucune idée… Je t’assure que quand je suis parti, elle n’était pas là ! D’ailleurs, comment tu sais que c’est une femelle ?

Vincent – Ben, même à travers la vitre, et avec la buée, ça se voit un peu, non ?

Jérôme (regardant le bocal) – Tu trouves ? Eh ben dis donc, tu as l’oeil, parce que moi, je ne vois rien du tout.

Vincent – C’est ça, fous-toi de ma gueule.

Jérôme – Pourtant, c’est un verre grossissant…

Vincent (largué) – Mais de quoi tu me parles ?

Jérôme – Ben du poisson là, celui qui squatte dans mon bocal !

Vincent – Je parle de la fille que j’ai aperçue à travers la vitre dans la cabine de douche de ta salle de bain.

Jérôme (largué) – Ma salle de bain…?

Vincent – Tu m’avais caché ça, dis donc…

Jérôme – Caché quoi ?

Vincent – Alors c’est pour ça que tu es rentré à Paris sans ta femme en plein mois d’août, en prétextant de ce crash boursier ? Tu aurais pu trouver mieux quand même.

Jérôme – Hein ?

Vincent – Sacré Jérôme ! Et moi qui avais presque des scrupules… Mais tu devrais faire attention, tu sais. Et si ta femme rentrait à l’improviste et trouvait cette sirène à poil dans ta salle de bain ?

Jérôme – Une sirène à poils ?

Vincent – C’est ça, fais l’innocent. Et toi qui me disais : jamais au domicile conjugal ! Ne me dis pas en plus que c’est une copine de Delphine…

Air abasourdi de Jérôme.

Jérôme – Tu me fais marcher, là ?

Vincent – Tu n’es vraiment pas au courant qu’il y a une femme nue dans ta chambre. Et qui n’est forcément pas la tienne puisque… (Se reprenant) Puisque Delphine est encore à La Baule.

Jérôme – Non mais franchement, Vincent ! Si je voulais profiter de l’absence de Delphine ce soir pour voir ma maîtresse, tu crois que je t’aurais invité à prendre l’apéro ?

Vincent – Oui, ça se défend… Mais alors c’est qui, cette gonzesse ?

Jérôme – Je te jure que je n’en ai pas la moindre idée… Et tu es sûr que c’est une nana ? Ça pourrait être Thomas qui en profite pour prendre sa douche annuelle…

Vincent – Ah, ce n’est pas du tout la voix de Thomas.

Jérôme – Elle t’a parlé ?

Vincent – Elle chante !

Jérôme – Et qu’est-ce qu’elle chante ?

Vincent – Tu crois vraiment que c’est le problème, là, tout de suite ?

Jérôme – C’est vrai, tu as raison…

Vincent – Eh ben va voir !

Jérôme – J’y vais… (Il s’apprête à y aller mais se retourne une dernière fois) Mais tu te rends compte, il y a quelqu’un chez moi, et je ne sais pas qui c’est. Elle est peut-être dangereuse…

Vincent (ironique) – Dangereuse ? Une femme, nue sous la douche… Dangereuse comment ?

Jérôme – C’est peut-être une cambrioleuse.

Vincent – C’est ça, elle est venue pour voler ton Picasso, et elle en profite pour prendre une douche…

Jérôme – J’y vais…

Jérôme disparaît. Vincent, resté seul, soupire. Il prend une gorgée de pastis, et secoue la tête.

Vincent – Et si j’en profitais pour me barrer avant que Delphine arrive, moi ?

Trop tard, Jérôme revient déjà, abasourdi.

Vincent – Alors ?

Jérôme – Tu as raison…

Vincent – Mais tu la connais ?

Jérôme – Elle est encore sous la douche… Je n’ai pas osé la déranger…

Vincent (goguenard) – Remarque, pour un homme, rentrer chez soi pendant que sa femme est en vacances chez sa mère, et trouver une inconnue toute nue sous la douche… Peut-être que si tu y retournes dans cinq minutes tu la retrouveras dans ton lit… Pour une fois, tu pourrais peut-être déroger à tes principes…

Mais la situation n’amuse pas vraiment Jérôme, qui a d’autres soucis.

Jérôme – Ce n’est pas une de vos blagues foireuses à Thomas et à toi ?

Vincent – Une blague ?

Jérôme – Tu es sûr que les mille euros, ce n’était pas pour payer une call girl et la mettre dans mon pieu histoire de tester mes principes ?

Vincent – Et comment je l’aurais fait rentrer ici, d’abord ?

Jérôme – Thomas avait les clefs. Mais il n’aurait jamais pu avoir une idée aussi perverse tout seul. Et surtout, il n’aurait jamais eu de quoi la financer…

Vincent – Mais je t’assure que…

Jérôme – Je te préviens, je ne trouve pas ça drôle du tout. Encore heureux que Delphine est à La Baule, parce qu’elle n’a pas vraiment le sens de l’humour pour ce genre de choses. Et pour moi, vu la merde dans laquelle je suis depuis ce matin, une procédure de divorce, c’est le dernier truc dont j’ai besoin en ce moment, tu vois…

Vincent – Je te jure sur la tête de Delphine que je ne suis pour rien là dedans, Jérôme. Maintenant, tu ferais mieux d’aller demander tout de suite à cette fille ce qu’elle fout chez toi.

Jérôme – Au point où on en est, autant attendre qu’elle ait fini de prendre sa douche…

Les deux amis réfléchissent un instant.

Vincent – Moi, je n’ai rien à voir dans cette histoire, mais Thomas…

Jérôme – Tu sais quelque chose ?

Vincent – Non, mais… Il avait tes clefs, c’est vrai. Il aurait pu profiter de ton absence pour utiliser ton appartement comme garçonnière…

Jérôme – Thomas ? On ne l’a jamais vu avec une nana ! À part avec Clafoutis ! Il est aussi sexué qu’un poisson rouge !

Vincent – Ça lui est peut-être venu d’un coup. Tiens, comme à tes poissons rouges. Tu m’as dit que jusque là, ils n’avaient jamais procréé. Là tu les laisses tous les trois pendant une semaine et quand tu reviens, il y en a un quatrième.

Jérôme – Oui… Mais eux, ils sont à trois dans un petit bocal. Ils n’ont pas vraiment le choix. Où est-ce que Thomas aurait pu dégotter une bombe pareille ?

Vincent – Peut-être en lui faisant croire que ce superbe appartement était à lui… (Soupçonneux) D’ailleurs, comment tu sais que c’est une bombe ?

Jérôme – Je ne sais pas… J’imagine… Ça expliquerait pourquoi Thomas n’a pas eu le temps d’arroser les poissons rouges et de donner à manger aux plantes.

Tête de Vincent. Ils en sont là de leurs suppositions quand la fille débarque en petite tenue dans le salon. C’est effectivement une très jolie fille. Aussi étonnée qu’eux de les trouver là, elle pousse un cri strident en les apercevant.

Charlotte – Mais qu’est-ce que vous faites là ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question. Mais je peux aussi appeler la police pour qu’elle vous le demande à ma place…

Charlotte – Je vais d’abord aller m’habiller, d’accord…

La fille disparaît. Perplexité de Jérôme et Vincent.

Vincent – Tu as raison, c’est une bombe !

ACTE 2

Jérôme – Je te jure que je ne sais pas du tout qui c’est…

Vincent – Une copine de ta femme ?

Jérôme – Et qu’est-ce qu’elle foutrait là ?

Vincent – Delphine lui a peut-être prêté l’appartement pendant le mois d’août en sachant que vous passiez l’été à La Baule.

Jérôme – Pour quoi faire ?

Vincent – Je ne sais pas, moi. Une copine qui habite en province ou à l’étranger, et qui voulait passer quelques jours à Paris.

Jérôme – Delphine n’aurait jamais fait une chose pareille sans m’en parler.

Vincent – Elle a peut-être oublié.

Jérôme – Non, ce n’est vraiment pas le genre de Delphine. Elle ne m’a jamais rien caché ! Elle m’en aurait parlé. D’ailleurs, je ne crois pas qu’elle aimerait l’idée que quelqu’un qu’elle connaît à peine dorme dans son lit. Tu ne la connais pas, je t’assure…

Vincent – Mmm…

Jérôme (sortant son portable) – Je vais l’appeler quand même, pour en avoir le cœur net…

Charlotte revient, habillée, de façon plutôt sexy. Jérôme, sous le choc, range son portable.

Charlotte (avec un fort accent belge) – Alors si vous m’expliquiez maintenant ce que vous faites ici, une fois ?

Vincent (sidéré) – Elle avait un accent belge tout à l’heure ?

Jérôme – Ça plus la partition de la Belgique, je commence à me demander si on n’a pas été projetés dans la quatrième dimension… (À Charlotte) Ne me dites pas que vous êtes une réfugiée en provenance de Wallonie !

Charlotte – Eh bien oui, j’habite Bruxelles, c’est vrai. Pourquoi, ça vous pose un problème, une fois ?

Jérôme – Mais pour l’instant, vous habitez chez moi !

Charlotte – Chez vous ? Alors vous êtes Thomas ? Mais vous devriez être chez moi ?

Jérôme – Moi, chez vous ? Mais c’est vous qui êtes chez moi !

Charlotte – Bien sûr, c’est ce qui était prévu. Moi chez vous à Paris et vous chez moi à Bruxelles ! C’est le principe quand on fait un échange d’appartement, non ?

Vincent – Tu as fait un échange d’appartement ?

Jérôme – Mais pas du tout ! (À Charlotte) Qui a fait un échange d’appartement ?

Charlotte – Vous ! Thomas ! Avec moi !

Jérôme – Mais je ne m’appelle pas Thomas ! Je m’appelle Jérôme !

Charlotte – Alors qu’est-ce que vous faites ici ?

Jérôme (à Vincent) – C’est une histoire de fous… Qu’est-ce que je fais ? J’appelle la police ?

Vincent – Je crois que je commence à comprendre… (À Charlotte) Donc, vous avez procédé à un échange de domicile pour les vacances avec un certain Thomas, qui vous a affirmé être le propriétaire de cet appartement ?

Charlotte – Oui, bien sûr ! Il y avait toutes les photos sur le site internet. Ça correspondait exactement à ce que je cherchais. Mais il n’était pas du tout prévu que je partage cet appartement avec deux types que je ne connais pas, hein ? Vous me prenez pour qui, une fois ?

Jérôme (à Vincent) – Je ne comprends rien à ce qu’elle dit…

Vincent – C’est pourtant simple. Tu as passé tes clefs à Thomas pour qu’il donne à manger à tes poissons rouges pendant le mois d’août, oui ou non ?

Jérôme – Ben oui !

Vincent – Au lieu de ça, il en a profité pour mettre ton appartement sur un site qui s’occupe d’échange de domicile entre particuliers pour les vacances.

Jérôme – Mon appartement ?

Vincent – En se faisant passer pour le propriétaire.

Jérôme – Un échange de domicile…

Vincent – C’est une formule de vacances bon marché et conviviale qui se développe beaucoup en ce moment… À condition d’avoir un appartement digne de ce nom à échanger bien sûr, pas une chambre mansardée dans un squat comme Thomas.

Jérôme – Mais il est où, Thomas, alors ?

Vincent – En vacances !

Charlotte – À Bruxelles !

Jérôme – Mais enfin, c’est totalement abracadabrant. Personne ne va passer ses vacances à Bruxelles !

Charlotte – À oui ? Et pourquoi ça, s’il vous plaît ? C’est très beau, Bruxelles, vous savez ? Pourquoi croyez-vous que les Flamands et les Wallons se disputent pour l’avoir comme capitale ?

Vincent – Je t’avais dit que tu n’aurais jamais dû laisser tes clefs à Thomas…

Jérôme – Très bien… Alors je vais l’appeler tout de suite pour vérifier ça. Et si c’est vrai, il va m’entendre… (Jérôme compose le numéro sur son portable) Son portable ne répond pas… Il a encore dû oublier de payer la facture… (À Charlotte) Bon, je vais l’appeler chez vous, puisque vous me dites qu’il y est. C’est quoi votre numéro de fixe ?

Charlotte – Euh… Septante deux, quarante sept, trente trois, nonante douze…

Jérôme – Nonante douze ?

Vincent – Ça doit faire dans les 102.

Jérôme finit de composer le numéro sur son portable, sous le regard des deux autres. Charlotte semble un peu anxieuse.

Jérôme – Le numéro demandé n’est pas attribué…

Charlotte – Avec ce qui se passe là-bas en ce moment… Les communications avec la Wallonie sont peut-être coupées…

Jérôme – Bon, alors ça commence à suffire, maintenant…

Le mouvement d’humeur de Jérôme est interrompu par la sonnerie du portable qu’il a encore en main.

Jérôme (sèchement) – Allo…? (Se radoucissant) Ah, oui, Delphine… Si, si, ça va, c’est juste que… J’ai eu une journée un peu difficile aujourd’hui… Tu sais bien… Avec ce qui se passe en ce moment… Et toi ? Tu n’es pas à La Baule, chez ta mère ? À Paris ? À quelle heure ? Mais pourquoi ? Non, mais je pouvais très bien me débrouiller tout seul, tu sais. Je ne voudrais pas te gâcher tes vacances à toi aussi. Et puis ta mère doit être déçue… Mais si, ça me fait plaisir, c’est juste que… À quelle heure tu penses arriver ? Ah, bon ? Déjà ! Mais non, je t’assure, je ne te cache rien… Mais pas du tout, c’est juste que… Ok, alors à tout de suite… Moi aussi, je t’embrasse… (Il range son téléphone portable dans sa poche, et soupire, inquiet) C’était Delphine… Figure-toi qu’elle a décidé de rentrer à Paris…

Vincent – Non…?

Jérôme – Elle sera là d’un instant à l’autre…

Vincent – Mais pourquoi tu paniques ? C’est plutôt moi qui devrais… Enfin, je veux dire… Pourquoi tu paniques ?

Jérôme – Je connais Delphine… Elle est d’une jalousie, tu ne peux pas savoir.

Vincent – Ah, ouais…

Jérôme – Si elle trouve cette bombasse ici, elle demande le divorce à mes torts exclusifs.

Charlotte – Cette bombasse ? Ça veut dire quoi ?

Vincent – Dans sa bouche, c’est plutôt un compliment, rassurez-vous…

Jérôme – Oh, putain ! Une pension alimentaire, ça m’achèverait ! Sans compter que son avocat mettrait son nez partout pour le partage des biens…

Charlotte – Pourquoi ? Vous avez quelque chose à cacher ?

Jérôme – Non, mais… (Il se tourne vers Charlotte) Vous êtes encore là, vous ? Mais vous n’avez pas encore compris ? Le propriétaire de cet appartement, c’est moi ! Et le type qui vous a échangé cet appartement contre le vôtre est un mythomane !

Charlotte – Et alors ?

Jérôme – Alors vous prenez vos cliques et vos claques tout de suite, et vous disparaissez, d’accord ? Par l’escalier de service de préférence !

Charlotte – Ah, mais non !

Jérôme – Comment ça, non ?

Charlotte – J’ai échangé mon luxueux duplex en plein centre de Bruxelles contre cet appartement, qui me convient parfaitement. J’ai tout fait dans les règles, moi. Je suis venue à Paris pour une semaine. J’y suis, j’y reste !

Jérôme – Mais puisque je vous dis que cet appartement n’est pas à Thomas mais à moi. (Se tournant vers Vincent) Mais dis-lui, toi !

Vincent ne sait pas quoi dire.

Charlotte – Ah, oui, mais ça, ça ne me regarde pas, moi. Vous vous débrouillerez avec votre ami lorsqu’il reviendra de Bruxelles.

Vincent – S’il en revient…

Charlotte – Et puis où voulez-vous que j’aille à cette heure-ci ?

Jérôme – Je ne sais pas, moi ! Chez vous !

Charlotte – Ah, mais c’est que je ne saurais pas trouver un train pour Bruxelles à une heure pareille ! Et puis vous avez entendu ce qui se passe en Belgique ? Je préfère autant attendre pour rentrer que ça se calme un peu, une fois.

Jérôme, excédé, sort deux billets de cinquante euros de sa poche.

Jérôme – Bon, alors voilà cent euros, d’accord ? Vous prenez une chambre à l’hôtel Ibis, juste en face, et demain vous prenez le train pour la Wallonie, pour la Bosnie, ou pour où vous voudrez, ça va comme ça ?

Charlotte (pas convaincue) – L’Hôtel Ibis ? Contre mon duplex sur la Grand Place de Bruxelles ?

Jérôme (se tournant vers Vincent) – Fais quelque chose, je t’en prie, ou je vais l’étrangler.

Vincent – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Jérôme – Pourquoi tu ne l’emmènes pas chez toi ? Tu es célibataire, toi ! Tu n’as de comptes à rendre à personne.

Vincent – C’est à dire que…

Charlotte – Non mais il ne faut pas vous gêner, hein ? Je devais habiter chez un certain Thomas, je me retrouve chez un certain Jérôme, et maintenant, je devrais aller chez un certain Vincent. Vous me prenez pour qui ? Ce n’est pas parce que j’ai un accent idiot que je suis stupide, une fois !

Jérôme s’apprête à répondre lorsque la sonnette de l’entrée se fait entendre.

Jérôme – Et merde ! C’est déjà elle !

Charlotte – Parce que vous en attendez beaucoup d’autres comme ça ? Non, mais vous êtes une bande de pervers ! C’est moi qui vais téléphoner à la police, oui !

Jérôme – Ma femme ! C’est ma femme, vous comprenez ! (Il se tourne désespérément vers Vincent) Je ne vais quand même pas la mettre dans le placard !

Vincent – Ah, oui, l’amante dans le placard, ça s’est déjà beaucoup fait. Le congélo, peut-être…

Jérôme – Tant pis, je trouverai bien quelque chose.

Jérôme va ouvrir la porte.

Jérôme (off) – Oui, chérie ! Alors, pas trop de monde sur la route ! Attends, passe-moi ta valise, je vais la prendre…

Delphine arrive dans la pièce, suivie de Jérôme, portant une valise Vuitton.

Delphine (feignant la surprise) – Vincent ?

Vincent – J’étais venu tenir un peu compagnie à ton mari. Tout seul à Paris au mois d’août… Je ne savais pas que tu rentrais aujourd’hui… Mais je vais vous laisser…

Delphine (souriant) – Je ne voudrais pas avoir l’air de te chasser… (Elle aperçoit soudain Charlotte et son sourire s’efface pour faire place à une réelle surprise) Mademoiselle…

Charlotte – Bonjour Madame…

Delphine se tourne vers Jérôme pour avoir une explication. Jérôme paraît embarrassé.

Jérôme (à Charlotte) – Delphine, ma femme… (À Delphine) Delphine, je te présente…

Jérôme s’arrête, ne connaissant pas encore le prénom de la jeune femme.

Charlotte – Charlotte… Charlotte Van Houten.

Delphine (froidement) – Van Houten… Enchantée… Et vous êtes…? La femme chocolat ?

Jérôme panique un instant puis se lance.

Jérôme – C’est la nouvelle petite amie de Vincent. Tu sais, celle au sujet de laquelle il faisait tant de mystère. Et bien ça y est. Il a fini par me la présenter. Remarque, elle est tellement jolie, je comprends pourquoi il la cache…

Delphine (glaciale) – Oui, moi aussi…

Vincent, décomposé, n’ose pas nier.

Vincent – C’est à dire que…

Charlotte garde le silence.

Delphine (à Jérôme pour donner le change) – Alors c’est pour ça que tu avais l’air embarrassé tout à l’heure au téléphone quand je t’ai dit que j’arrivais ? Un instant, j’ai cru que j’allais te trouver au lit avec une maîtresse…

Jérôme (avec un sourire crispé) – On en était à l’apéritif… Je te sers un verre…?

Delphine (parlant de sa valise) – Je vais d’abord aller déposer ça dans la chambre…

Jérôme (paniqué) – Non, non, je vais y aller ! Tu sais comment je suis quand tu me laisses tout seul ici… J’ai mis un désordre. (Avec un regard appuyé à Charlotte) Il doit y avoir des affaires qui traînent partout… Tu fais le service, Vincent ? Tu es presque de la maison…

Jérôme disparaît avec la valise. Silence tendu entre les trois autres.

Delphine – Je crois que je vais avoir besoin de quelque chose de fort… Un whisky, s’il te plaît… (À Charlotte) Vous ne prenez rien ? Un diabolo menthe ? Une grenadine ?

Charlotte – Si, si… Je vais prendre… (À Vincent) Comme d’habitude…

Vincent sert deux whisky.

Delphine – Alors ? Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Vincent – C’est à dire que…

Delphine – Je crois deviner à votre léger accent que vous n’êtes pas française, n’est-ce pas ?

Charlotte – Non, en effet, je suis de Bruxelles. (À Vincent) Hein mon chou ?

Vincent, au bord de l’apoplexie, lui lance un regard horrifié.

Delphine – Et vous êtes venue passer quelques jours à Paris ?

Charlotte – Comme vous n’étiez pas là, votre mari nous avait gentiment proposé de profiter de votre appartement. C’est vrai que c’est vraiment très central pour visiter Paris. Mais bon, puisque vous êtes revenus tous les deux… On va se serrer un peu… On peut prendre le canapé, hein, chéri ?

Jérôme revient très à propos.

Jérôme – Voilà, j’ai mis un peu d’ordre… Ma femme est un peu maniaque, vous savez. Si elle avait vu tous ces… habits étalés sur le lit, elle m’aurait tué… Alors, tout le monde a quelque chose à boire ?

Delphine – Servie… Comme on dit au poker… (Levant son verre en direction de Vincent et Charlotte) Alors… à vos amours !

Vincent affiche un sourire crispé. Ils boivent.

Jérôme – Je vais aller chercher quelque chose à grignoter avec ça.

Vincent – Je vais te donner un coup de main…

Ils commencent s’éloigner vers la cuisine.

Vincent – Mais qu’est-ce qui t’as pris de présenter cette fille comme ma maîtresse ?

Jérôme – Désolé, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit… Tu imagines si Delphine était entrée dans la chambre et avait trouvé les petites culottes de Charlotte étalées sur le lit ?

Vincent – Tu n’avais qu’à lui dire la vérité !

Jérôme – La vérité ? Que Thomas, à qui j’avais laissé les clefs pour nourrir les poissons rouges, en a profité pour faire un échange d’appartement avec une belge pour pouvoir partir en vacances à Bruxelles au mois d’août ? Franchement, tu croirais une histoire pareille, toi ? Non, crois-moi, dans la vie, il y des moments où un mensonge très simple remplace avantageusement une vérité trop compliquée.

Vincent – Ah, d’accord ! Et moi, dans tout ça ?

Jérôme – Quoi, toi ?

Vincent – Mais je ne la connais pas cette fille !

Jérôme – Mais toi, tu n’as rien à perdre dans ce mensonge ! Tu es célibataire ! Et puis franchement, elle est vraiment pas mal, cette fille, non ? Si elle n’avait pas cet accent à la con. Mais bon… Tu n’es pas obligé de la faire parler au lit…

Ils disparaissent dans la cuisine. Restées seules, les deux femmes se jaugent.

Delphine – Vous êtes vraiment la maîtresse de Vincent… ou celle de mon mari. Il ment tellement mal…

Au lieu de répondre, Charlotte affiche un sourire mystérieux, fait quelques pas, et s’arrête devant le tableau.

Charlotte – Le Déjeuner Sur l’Herbe… Un tableau de Manet, repris par Picasso…

Delphine (ironique) – Je vois que vous êtes aussi experte en peinture…

Charlotte – Deux hommes, accompagnés de deux femmes presque nues… Vous savez comment Manet appelait ce tableau, en privé ? (Delphine ne répond pas) La Partie Carrée…

Stupéfaction de Delphine. Jérôme et Vincent reviennent. Jérôme pose quelques amuse-gueules sur la table.

Jérôme – Alors ça y est, vous avez fait connaissance ?

Delphine – Nous parlions peinture…

Jérôme – Parfait… Et si on improvisait un dîner à quatre ? Je pourrais mettre des pizzas à décongeler pendant qu’on prend l’apéritif ?

Vincent et Delphine n’ont pas l’air très chaud, mais Charlotte répond à leur place.

Charlotte – Pourquoi pas ? Ça pourrait être amusant…

Delphine (ironique) – Et après, on ira tous se coucher !

Jérôme – Je reviens…

Jérôme s’éloigne à nouveau.

Charlotte – Je vais vous donner un coup de main…

Elle lui emboîte le pas. Vincent et Delphine restent seuls.

Vincent – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, Delphine.

Delphine – Oh, mais tu n’as pas de compte à me rendre, tu sais. Tu es majeur, après tout. Et célibataire…

Vincent – Je vais tout t’expliquer, c’est très simple… (Il hésite un instant) Enfin… Pas si simple que ça, en fait, mais…

Delphine, trouvant les explications de Vincent pathétiques, ironise.

Delphine – Et elle est au courant pour nous deux ?

Vincent – Mais non, enfin, pourquoi je lui aurais raconté ça !

Delphine – Non, tu as raison, ça ne méritait pas d’être mentionné…

Vincent – Mais je ne la connais même pas ! C’est la première fois de ma vie que je la vois !

Delphine – Qu’est-ce qu’elle fait là, alors ? Tu vas me dire que c’est la maîtresse de Jérôme ?

Vincent – Même pas…

Delphine – C’est pathétique…

Charlotte revient avec de quoi mettre la table.

Charlotte – Tu m’aides à installer tout ça, chéri ?

Tête catastrophé de Vincent, à qui Delphine jette un regard assassin.

Delphine – Je vais voir ce que fait mon mari dans la cuisine. (À Charlotte) Vous savez comment sont les hommes…

Resté seul avec Charlotte, Vincent lui lance un regard incendiaire.

Vincent – Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop, là ?

Charlotte – C’est votre copain Jérôme qui m’a demandé de me faire passer pour votre petite amie… Il faudrait savoir ce que vous voulez !

Vincent – Oui, bon, mais vous n’êtes pas obligée d’en rajouter.

Charlotte – Ça vous est tellement désagréable, l’idée que la femme de votre ami puisse me prendre pour votre fiancée ?

Vincent – Non, mais… Vous ne pouvez pas comprendre.

Jérôme revient avec ses pizzas, qu’il pose sur la table. Delphine arrive derrière lui avec une bouteille de vin.

Jérôme – Et voilà !

Vincent – Bon, je crois que cette comédie a assez duré…

Pour le faire taire, Charlotte lui roule un patin au dépourvu. Jérôme et Delphine les regardent. Lorsque Charlotte relâche son étreinte, Vincent paraît très déstabilisé.

Charlotte – Qu’est-ce que tu allais dire, mon chou ?

Vincent – Je ne sais plus…

Jérôme – C’est beau, l’amour !

Delphine – Oui, et ça rend amnésique…

Jérôme – Vous connaissez la formule : l’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue ! (Parlant de ses pizzas) Alors, à la bonne franquette !

ACTE 3

Le dîner commence dans une ambiance tendue.

Delphine – Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Charlotte ? À moins que vous ne soyez encore étudiante ?

Charlotte – J’enseigne les Beaux Arts à l’université de Bruxelles.

Vincent – Vraiment ?

Delphine – Tu ne savais pas ?

Vincent – Si, si, bien sûr, je… Mais je pensais que c’était à Namur…

Jérôme (inquiet) – Les Beaux Arts, vous voulez dire… la peinture.

Delphine – Plutôt la période moderne, oui.

Vincent – Dans ce cas, vous avez dû voir que nos amis possédaient une œuvre remarquable de Picasso.

Delphine – Tu la vouvoies ?

Vincent – Qui ? Non, pourquoi ?

Delphine – Tu as dit : Vous avez dû voir…

Vincent – Mais pas du tout, hein, Jérôme ?

Jérôme – Je n’ai pas fait attention…

Vincent – Bon, quoi qu’il en soit, chérie, qu’est-ce que tu penses de ce chef d’œuvre ?

Charlotte – C’est une série de tableaux que Picasso a réalisé sur le modèle du Déjeuner sur l’Herbe, de Manet… Une œuvre qui avait fait scandale à l’époque…

Vincent – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Charlotte – Parce qu’il évoque une partie à quatre, à ce qu’on dit…

Vincent (regardant le tableau impressionné) – Intéressant…? Cette dimension-là m’avait échappé… Du coup, je découvre ce tableau sous un autre jour… Tu le savais, Delphine ?

Delphine – Oui, enfin…

Vincent – Et ça va chercher dans les combien, un tableau comme ça ?

Charlotte se lève pour examiner le tableau, mais Jérôme s’empresse de faire diversion en s’approchant du bocal à poissons rouges.

Jérôme – Ouh, la ! Je ne sais pas ce qui passe, là dedans, mais pas une partouze apparemment ! C’est un véritable carnage ! Le petit dernier a déjà bouffé la queue des deux mâles… Pourtant, je leur ai donné à manger tout à l’heure…

Delphine – Quel petit dernier ? (Delphine regarde le bocal des poissons rouges et s’étrangle) Il y a un quatrième poisson dans ce bocal… Et c’est un poisson carnivore !

Jérôme – C’est impossible, voyons ! Comment trois poissons végétariens auraient pu engendrer un poisson carnivore !

Delphine – Dans ce cas, ça ne peut être qu’un intrus !

Vincent – Un intrus ? Dans un bocal ? Comment il aurait pu arriver là ?

Delphine (accusatrice) – C’est ce que j’aimerais bien savoir…

Charlotte a l’air embarrassée.

Jérôme – En attendant, il faut faire quelque chose, et tout de suite. Avant qu’il ne reste plus que les arêtes de tes trois poissons rouges

Delphine se saisit d’une épuisette à côté du bocal et s’efforce avec difficulté d’attraper le poisson carnivore.

Delphine – Viens ici, salopard. Attends, tu ne m’échapperas pas…

Charlotte en profite pour prendre Jérôme à part.

Charlotte – C’est moi…

Delphine – Pardon ?

Charlotte – C’est moi qui ai mis ce quatrième poisson dans le bocal.

Jérôme – Vous ?

Charlotte – Je me suis dit que trois poissons, ce n’était pas un compte rond… Alors j’en ai mis un quatrième. Je l’ai acheté à l’animalerie en bas. Mais je ne savais pas qu’il était carnivore.

Jérôme – Alors vous… Vous êtes vraiment la Flèche Wallonne !

Charlotte – Je pensais faire plaisir.

Delphine finit par capturer le poisson.

Delphine – Ça y est, je le tiens…

Elle jette le poisson par terre et le piétine sauvagement. Les trois autres la regardent avec un air terrorisé.

Delphine – J’ai supprimé l’intrus !

Malaise général.

Jérôme – Bon, on va pouvoir finir de dîner alors… (Ils se rasseyent dans un silence de mort) Encore un peu de pizza…? (Personne ne répond) Ben on va pouvoir passer au dessert…

Jérôme se lève pour aller chercher le dessert.

Delphine (à Charlotte) – Alors il vous a déjà demandé en mariage…

Vincent – C’est à dire que…

Delphine avise la bague de Charlotte, assez voyante.

Delphine – C’est une bague de fiançailles, non ? (Charlotte ne répond pas) Très joli… Un peu voyant, peut-être. En tout cas, si c’est lui qui vous l’a offerte, il ne s’est pas ruiné…

Charlotte – Vraiment ?

Delphine – C’est une fausse, non ? Ça se voit tout de suite. Il n’y a que la Reine des Belges pour porter un diamant de cette taille en pensant que c’est un vrai…

Charlotte – C’est un faux, en effet… Aussi faux que le tableau accroché au milieu de votre salon.

Jérôme, qui revient avec un gâteau, se fige.

Delphine – Vous faites erreur, Mademoiselle. Ce tableau me vient de ma mère, qui connaissait personnellement Picasso.

Charlotte – Une de ses nombreuses conquêtes, sans doute ? Picasso avait la réputation d’être un sacré baiseur… Dans ce cas, qui sait, vous pourriez être une de ses descendantes cachées… Maintenant que vous me le dites, c’est vrai que dans quelques années, on vous imagine bien ressembler à un Picasso…

Delphine – Ma mère a acheté ce tableau dans une galerie à une époque où c’était encore à peu près abordable.

Charlotte – Dans ce cas, c’est le galeriste qui vous a roulé.

Delphine – C’est un vrai, je vous dis!

Charlotte – Et moi je vous affirme que c’est un faux.

Jérôme semble au comble de l’embarras. Charlotte s’approche du tableau et l’examine.

Charlotte – C’est une copie, ça se voit au premier coup d’oeil. D’ailleurs, la peinture est encore fraîche…

Stupeur de Delphine.

Delphine (à Jérôme) – Dis quelque chose, toi ?

Jérôme – Mais bien sûr, c’est un vrai !

Charlotte – Je vous rappelle que je suis professeur aux Beaux Arts de Bruxelles.

Vincent – Comment un faux Picasso aurait-il pu arriver ici ?

Delphine (soupçonneuse) – Peut-être de la même façon que ce poisson carnivore… Tu ne m’as pas dit que tu avais laissé les clef à ton copain Thomas, pour qu’il nourrisse les poissons rouges ?

Jérôme – Si, mais…

Delphine – Je t’ai toujours dit de te méfier de ce raté. Il aurait pu voler mon Picasso, et le remplacer par un faux…

Vincent – Thomas n’aurait jamais été capable de faire une chose pareille !

Delphine – C’est sans doute cet assassin aussi qui a mis ce piranha dans le bocal…

Jérôme – Mais enfin, c’est ridicule !

Delphine – À l’heure qu’il est, il est peut-être déjà en fuite à l’étranger avec notre tableau !

Vincent – En Belgique, peut-être…

Delphine – Pourquoi en Belgique ?

Vincent – Pourquoi pas en Belgique… C’est plus près que la Bosnie…

Delphine – Il faut prévenir la police ! Lancer un mandat d’arrêt international !

Vincent – Ça ne peut pas être lui ! Il n’est pas très futé, c’est vrai, mais ce n’est pas un escroc… Il n’a pas assez d’ambition pour ça…

Delphine – Alors pourquoi pas elle ?

Vincent – Charlotte ?

Delphine – Je suis sûre que ce n’est pas la première fois qu’elle vient ici. Je ne suis pas idiote, hein ? Vous vous la tapez tous les deux, c’est ça ? C’est une call girl, et elle vous fait un tarif de groupe ?

Charlotte – Mais enfin, madame…

Delphine (à Vincent et Jérôme) – Vous aviez peut-être prévu que la soirée se termine par un déjeuner sur la moquette…?

Charlotte – Pourquoi vous aurais-je dit que c’était un faux, si c’était moi qui avais volé l’original ?

Delphine – Très bien, j’appelle la police tout de suite. Elle tirera cette affaire au clair.

Elle s’approche du téléphone, mais Jérôme s’interpose.

Jérôme – Non, ça ne peut pas être elle…

Delphine – Ah oui, et pourquoi ?

Jérôme – Parce que c’est moi…

Stupeur de Delphine et des deux autres.

Jérôme – J’avais besoin d’argent frais pour éponger mes pertes en bourse. J’ai placé ce tableau en gage… Mais je te jure que je ne t’ai jamais trompée ! (S’enfonçant) Pas avec cette fille en tout cas…

Delphine – J’en ai assez entendu ! Je retourne chez ma mère à La Baule. Mon avocat se mettra en contact avec toi dès lundi…

Delphine s’apprête à partir. Jérôme fait un geste pour la retenir.

Jérôme – Mais voyons, Delphine…

Delphine – Que tu m’aies trompée, je m’en doutais un peu. Mais que tu m’aies spoliée en détournant mon héritage ! Le Picasso de maman ! Je te ferai mettre en taule, je te le promets !

Jérôme est interrompu par la sonnerie du téléphone. Instinctivement, il regarde le numéro qui s’affiche.

Jérôme (comme s’il tenait une planche de salut) – C’est Thomas ! (À Delphine) Il va tout t’expliquer ! (Il répond) Thomas ? Putain, mais tu es où ? Tu peux dire que tu m’as foutu dans une merde ! (Un temps pendant lequel il écoute les explications de Thomas) Non ? (Nouveau temps pendant lequel les trois autres restent suspendus à ses paroles) Non ? Tu me le jures ? Non, non, je te crois… Ok, je te rappelle… (Jérôme raccroche et se tourne vers Charlotte) Thomas n’a jamais procédé à un échange d’appartement clandestin. D’ailleurs, il n’est pas parti en Belgique. Il s’est cassé une jambe en tombant de la scène en répétant le malade imaginaire, et il est bloqué chez lui avec un plâtre…

Vincent – Il n’a vraiment pas de bol…

Jérôme – Il a juste refilé mes clefs à une de ses copines du cours Florent pour qu’elle donne à manger aux poissons à sa place.

Les regards de Vincent et Delphine se tournent eux aussi vers Charlotte, qui éclate de rire.

Charlotte (sans accent) – Ok, je ne suis pas belge… (Stupeur des trois autres) Ni professeur aux Beaux Arts.

Jérôme – Mais alors comment vous avez vu que le Picasso était faux ?

Charlotte – J’ai bluffé.

Jérôme – Bluffé ?

Charlotte – Ça se voit qu’il est faux, ce tableau, non ? Et puis je me disais que ce n’était pas possible d’avoir un vrai Picasso chez soi…

Vincent – Mais alors… pourquoi cette comédie ?

Charlotte – Vous ne me reconnaissez vraiment pas ?

Jérôme – Non !

Charlotte – Imaginez moi avec des boutons partout… et sans un poil sur le caillou.

Vincent – Clafoutis !

Charlotte – Au début, quand Thomas m’a refilé les clefs, je voulais juste profiter de l’aubaine pour poser un peu mes valises pendant quelques jours, puisque l’appartement était inoccupé…

Jérôme – Vos valises ?

Charlotte – Quand mon mec m’a vue débarquer avec mon crâne d’œuf, il y a six mois, il a cru que j’avais un cancer, et il m’a larguée. Je suis sans domicile fixe depuis…

Vincent – Désolé…

Charlotte – C’est en reconnaissant le pharmacien avec sa tête de savant nazi que j’ai eu l’idée de prendre ma revanche.

Jérôme – Mais je n’y suis pour rien moi !

Charlotte – C’est ça… Ça vous a bien fait rigoler quand même, quand vous m’avez vue dans cet état là, avec votre copain, à la pharmacie, non ? J’étais tellement défigurée qu’aujourd’hui, vous ne m’avez même pas reconnue tous les deux !

Jérôme (incrédule) – Clafoutis…

Charlotte – Et je ne vous parle même pas du casting que vous m’avez fait rater… C’était pour jouer Esmeralda dans Le Bossu de Notre Dame… Avec la tête que j’avais à l’époque, on m’a proposé le rôle de Quasimodo !

Vincent – Je suis vraiment désolé…

Charlotte – Quand je vous ai vus tous les deux il y a une heure avec vos gueules de collégiens pris en faute… Sans parler de la Castafiore… Je me suis dit que c’était l’occasion de rigoler un peu, moi aussi…

Jérôme – Je vous rappelle que vous parlez de ma femme…

Delphine – Plus pour longtemps, sois en sûr…

Vincent – Bravo… Vous êtes une sacrée comédienne…

Jérôme – Meilleure que Thomas, en tout cas…

Charlotte – Disons que vous êtes bon public… Et puis l’improvisation, dans les cours de théâtre, on est super entraîné…

Vincent – Et… pourquoi une belge ?

Charlotte – Ça, ça m’est venu en écoutant la radio…

Delphine – Très bien… J’espère que vous vous êtes bien amusée… Moi, en tout cas, ça m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses…

Charlotte (à tous) – Vous n’avez pas trouvé ça drôle ? Pour moi, c’était du billard. J’avais l’impression de débarquer directement sur la scène d’une comédie de boulevard. Avec la femme, l’amant et le mari cocu…

Jérôme – Quel cocu ?

Delphine (embarrassée) – Ne détourne pas la conversation, tu veux ? (À Charlotte) Et vous n’êtes pas non plus la petite amie de Vincent, je suppose ?

Charlotte (ironique) – Pourquoi ça vous intéresse tellement ?

Delphine – Ce qui reste vrai dans tout ça, c’est que tu es un raté… et un escroc.

Jérôme (pathétique à Delphine) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Vincent – Et si on mettait un peu de musique pour détendre un peu l’atmosphère…?

Vincent remet la radio, qui diffuse la chanson de Jacques Brel Ne Me Quitte Pas.

Brel – Ne me quitte pas, tout peut s’oublier. Oublier le temps, des malentendus…

Ils écoutent tous les quatre la chanson pendant un instant, en ruminant chacun leurs pensées en même temps qu’un reste de pizza. Mais la chanson est bientôt interrompue par un flash d’information.

Speaker – Nous interrompons ce programme musical pour vous rappeler l’épilogue de la grave crise que vient de traverser l’Europe : la Wallonie demande maintenant son rattachement à la France, avec le statut de Département d’Outre-mer. La Flandre, pour sa part, dont une bonne partie du territoire est déjà situé en dessous du niveau de la mer, sera rendue à l’océan et transformée en parc à huîtres…

Reprise du programme musical avec une autre chanson de Brel : Le Plat Pays.

Brel – Avec la Mer du Nord, pour dernier terrain vague, et des vagues de dunes, pour arrêter les vagues, et de vagues rochers, que les marées dépassent…

Vincent préfère changer de station.

Speakerine (voix sirupeuse) Avec le shampoing spécial cheveux frisés de L’Oréal, tous les matins, en sortant de ma salle de bain, je ressemble à un caniche sortant du toilettage. L’Oréal, parce que je ne vaux pas mieux…

Ils sont interrompus par la sonnerie du portable de Jérôme. Il regarde l’écran. Et coupe la radio.

Jérôme – C’est une alerte boursière que j’avais posée… (Il lit et sa mine s’illumine soudain) La petite start up dans laquelle j’avais investi le montant du Picasso vient de réussir à faire repousser les poils d’un berger allemand !

Delphine – Tu veux dire… un chien ?

Jérôme – Ils sont autorisés à passer au stade des essais sur l’homme ! Vous vous rendez compte ? Mieux que le Viagra ! Il y a beaucoup plus de chauves que d’impuissants dans le monde ! C’est un marché phénoménal !

Vincent – Bon, ne t’emballe pas trop vite quand même… Ils commencent seulement les essais sur l’homme. Souviens-toi de ce médoc que j’avais fait tester à Charlotte…

Jérôme (pianotant sur le clavier de son portable) – Tu as raison… Comme on dit en bourse : il faut acheter la rumeur, et vendre la nouvelle ! Le prix des actions a déjà été multiplié par mille en 2 heures. (Il appuie sur la touche envoi avec un grand sourire) Ça y est ! Je viens de revendre le tout avec une plus-value de…

Delphine – Combien ?

Jérôme (regardant son écran) – Oh, putain ! L’écran de mon portable n’est même pas assez grand pour afficher tous les zéros… C’est le jackpot !

Delphine – Et mon Picasso ?

Jérôme – C’est vrai, j’avais mis en gage ton tableau pour pouvoir faire ce dernier investissement à risque. Mais maintenant, on va pouvoir le récupérer. Et en acheter une demi-douzaine d’autres !

Delphine – Une demi-douzaine ?

Jérôme – Et un diamant aussi gros que celui de Charlotte, je te le promets. Mais un vrai !

Delphine se rapproche tendrement de lui.

Delphine – J’ai toujours cru en toi, mon chéri. D’ailleurs, je suis contente que tout s’arrange entre nous, parce que j’avais une grande nouvelle à t’annoncer : tu vas être papa !

Léger malaise de Vincent.

Jérôme (aux anges) – Un héritier ! Cette fois, on débouche le champagne !

Pendant qu’il va chercher la bouteille, Delphine s’approche de Charlotte.

Delphine – Allez, on fait la paix ? Vous ne dites rien à mon mari de ma liaison avec Vincent, et je vous le laisse, d’accord…?

Charlotte – Qui vous dit qu’il m’intéresse…

Delphine – Vous ne serez pas déçue, vous verrez… Et puis si vous ne voulez pas finir comme ce pauvre Thomas, croyez-moi, il serait temps d’investir dans la pierre avant que vous même n’ayez besoin d’un bon ravalement…

Jérôme est en train de s’escrimer sans succès pour essayer d’ouvrir le champagne.

Vincent se rapproche de Charlotte. Delphine les laisse et va rejoindre Jérôme pour sortir les coupes de champagne.

Vincent – C’est dommage, j’aimais bien votre accent… Vous pourriez me le refaire, de temps en temps ?

Charlotte (avec l’accent belge) – C’est une proposition, une fois ?

Vincent – Pourquoi pas ?

Charlotte – Je ne suis pas sûre que nous ayons beaucoup de choses en commun…

Vincent – J’avais beaucoup de choses en commun avec ma première femme. À commencer par une très grosse Assurance Vie Option Sérénité entièrement défiscalisée. Et on a divorcé…

Charlotte – Et Delphine ?

Vincent – Vous avez vu vous-même ? Il suffit que la bourse remonte pour qu’elle trouve son mari plus sexy que moi…

Charlotte – Et moi ? Qu’est-ce qui vous dit que je vous trouve sexy ?

Vincent – Vous êtes sans domicile fixe, et j’ai un grand appartement à Neuilly.

Charlotte (ironique) – Vous savez parler aux femmes, vous…

Vincent – Et puis je vous ai déjà fait perdre tous vos cheveux avant de vous connaître. C’est comme à la bourse. Ma cote est tellement basse. Maintenant, elle ne peut que remonter…

Charlotte – En tout cas, on ne partira pas en voyage de noces en Belgique… Ça n’existe plus…

Delphine revient avec les coupes.

Delphine – Fini le chocolat belge…

Vincent – La bière belge…

Charlotte – Les histoires belges…

Delphine (philosophe) – La Belgique, c’était un peu comme ce bocal… Des poissons trop différents dans un espace trop petit. Et pas assez de frites pour tout le monde…

Le téléphone de Jérôme sonne à nouveau. Pour répondre, il passe la bouteille de champagne à Vincent.

Jérôme (à Vincent) – Tiens, ouvre ça, tu veux… (Prenant la communication) Allo ? (Un temps pendant lequel il écoute son interlocuteur). Non… Oh, putain… Ok, on arrive… (Pendant que Vincent s’escrime à déboucher le champagne, Jérôme range son portable) C’était Thomas. Pour changer un peu, il est dans la merde…

Vincent – C’est à dire…?

Jérôme – Il est coincé dans ses toilettes avec son plâtre et il n’arrive plus à ouvrir la porte… Il veut qu’on aille le délivrer…

Vincent fait sauter le bouchon du champagne. Le bouchon vient heurter le bocal qu’il renverse. L’eau se répand par terre avec les (faux) poissons.

Delphine – Je crois que ces poissons-là non plus n’étaient pas faits pour vivre ensemble très longtemps…

Noir sur la chanson de Jacques Brel intitulée Bruxelles.

Jacques Brel – C’était au temps où Bruxelles rêvait, c’était au temps du cinéma muet, c’était au temps où Bruxelles chantait, c’était au temps où Bruxelles bruxellait…

Les comédiens reviennent saluer en tenant une banderole sur laquelle est écrit : Aucun vrai poisson rouge n’a été maltraité pendant le déroulement de cette représentation.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-14-7

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Come Back

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Les copains d’avant… et leurs copines

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes – 1 femme

Dix ans après le bac, elle fait son come-back… En conviant chez lui ses deux ex « meilleurs potes » qu’il n’a pas revus depuis le bac, un comédien au bout du rouleau provoque leurs improbables retrouvailles avec une ex « bonne copine » de lycée à qui ils ont laissé un mauvais souvenir…

Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD :

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Version 3 hommes et 1 femme

Version 2 hommes et 2 femmes

 

Le mot de l’auteur sur la pièce

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Les copains d’avant… et leurs copines

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Come Back

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes et 1 femme OU 2 hommes et 2 femmes

Il y a de vieux amis qu’il vaudrait mieux ne jamais revoir… Vous connaissez tous ce fameux site permettant de retrouver d’anciens amis d’école perdus de vue… Hélas, les soirées nostalgie peuvent aussi tourner au cauchemar. Ayant invité chez lui un couple d’ex-camarades de lycée qu’il n’a pas revus depuis dix ans, un looser sympathique provoque leurs retrouvailles inattendues avec une « bonne copine » qui a des comptes à régler avec eux…


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SSS

TEXTE INTEGRAL DE LA PIÈCE

Les copains d’avant… et leurs copines

Personnages : Nicolas – Antoine – Estelle – Brigitte

 ACTE 1

Un appartement sentant la vie de bohème, meublé principalement de cartons, apparemment en prévision d’un déménagement. Nicolas, la trentaine, look de looser sympathique, fait les cent pas, pensif. Il se décide, décroche le téléphone, et attend nerveusement pendant que ça sonne à l’autre bout du fil.

Nicolas (avec une amabilité surjouée) – Allo, Brigitte Paradis ? Vous avez bien fréquenté l’École Saint-Sulpice de Villiers-sur-Marne dans les années 90…? (Se laissant aller petit à petit) Vous êtes brune, avec des yeux noisette, et une poitrine plutôt…? (Brusquement) Excusez-moi, j’ai dû faire un faux numéro. Je cherche une rousse aux yeux gris avec des petits seins…

Il raccroche et pousse un soupir de soulagement satisfait, interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée. Nicolas va ouvrir. Antoine arrive, la trentaine aussi, look de professeur d’éducation physique en civil.

Nicolas – Salut Antoine ! Entre… Estelle n’est pas avec toi ?

Antoine – Si, si, elle est en train de garer la bagnole. Pas facile de trouver une place, dans ton quartier, hein ? Ça fait trois fois qu’on fait le tour. Alors je lui ai dit de me déposer, pour que j’ai le temps d’acheter une bouteille, histoire de pas arriver les mains vides…

Nicolas (ne voyant pas la bouteille) – Ah, ok…

Antoine (regardant Nicolas) – Nicolas ! Eh ben… Si je t’avais croisé dans la rue, je ne t’aurais pas reconnu… Ça fait au moins dix ans, non ?

Nicolas – Neuf.

Antoine – Eh oui ! L’année du bac… Tu te souviens ? Les grèves ! On avait passé tout le mois de mai à draguer sur les pelouses… Ce n’était pas soixante-huit… ni même soixante-neuf, mais bon… On n’avait rien foutu, et ils ont donné le bac à tout le monde…

Nicolas – Oui… Je dois être le seul à l’avoir raté, cette année-là…

Antoine – Je suis désolé, je n’ai rien amené, du coup… Je voulais prendre une bouteille de mousseux en passant, mais la supérette d’en bas était déjà fermée…

Nicolas – Ah ouais…? Normalement, ils ferment à huit heures…

Antoine jette un coup d’oeil sur l’appartement sordide de Nicolas.

Antoine (faux-cul) – Tu es bien installé, dis donc…

Nicolas – C’est un pote qui me prête son appart pendant qu’il n’est pas là, pour me dépanner… L’avantage, c’est qu’il n’y a même pas de loyer à payer. Ça vient d’être classé logement insalubre.

Antoine (ne relevant pas) – Toujours célibataire ?

Nicolas – Ouais…

Antoine – Veinard ! Tu ne sais pas la chance que t’as… Et tu fais quoi, maintenant ?

Nicolas – Je suis comédien…

Antoine – Ce n’est pas vrai ? T’as continué, alors ?

Nicolas – Quand on a le virus… Et toi ? Tu as laissé tomber ?

Antoine (emphatique) – Errare humanum est, perseverare diabolicum !

Nicolas – T’es prof de latin ?

Antoine – De gym… J’ai deux gosses, mon vieux. Alors le théâtre, tu penses bien… Et toi, ça marche ?

Nicolas – Tu as vu le dernier épisode de Navarro ?

Tête d’Antoine signifiant qu’il ne sait pas trop.

Nicolas – Dans la scène avec le légiste, là, c’est moi…

Antoine – Le légiste de Navarro, c’est toi ?

Nicolas – Pas le légiste… Le cadavre…

Antoine – Ah ouais, d’accord… Je ne t’aurais pas reconnu, dis donc… Je me suis toujours demandé comment ils faisaient pour ne pas bouger, comme ça… Ça ne doit pas être évident, hein ?

Nicolas – C’est un métier… Enfin, c’est surtout le maquillage, qui prend beaucoup de temps…

Antoine – Et Navarro, il est sympa… Enfin, je veux dire Roger Hanin…

Nicolas – Tu sais, je ne l’ai pas beaucoup vu, hein… Comme j’avais les yeux fermés…

Antoine – Ah, ouais… Et sinon, tu as d’autres projets…?

Nicolas – Pour l’instant, je suis en arrêt maladie…

Antoine – Ah… (Tentant de plaisanter) Ce n’est pas contagieux, au moins…?

Nicolas (sinistre) – Non, non, rassure-toi… C’est mortel, mais c’est pas contagieux…

Antoine prend évidemment cela comme une blague à froid. Il jette un regard intrigué autour de lui et constate l’absence de tout autre invité et de tout préparatif de fête. Il remarque aussi les cartons…

Antoine (inquiet) – Tu déménages…?

Nicolas – Euh… Non… Enfin, pas tout de suite… Mais comme on risque d’être expulsés à tout moment, je préfère ne pas déballer les cartons…

Antoine – J’ai eu peur… J’ai cru que tu nous avais fait venir pour charger le camion…

Nicolas ne dit rien et semble préoccupé. Antoine commence à se demander ce qu’il fait là. Il regarde Nicolas en essayant de faire bonne figure, mais ne sait plus très bien quoi dire.

Antoine – Ça sent le fauve, ici, non…? Tu as un chat ?

Nicolas – Un iguane.

Antoine – Ah, ouais…

Nicolas – C’est mon pote qui me l’a laissé en partant. Il me prête son appart, et en échange, je nourris son iguane…

Silence embarrassé.

Antoine – Dis-moi, c’est vraiment très sympa de nous avoir invités, mais on fête quelque chose, là…? C’est ton anniversaire, ou…? On est peut-être un peu en avance…?

Nicolas (ailleurs) – Euh… Non, non… On n’attend personne d’autre… Enfin, à part Estelle…

Antoine – Bon…

Nicolas – Ça me fera plaisir de la revoir… On s’est croisé, une fois ou deux… Qu’est-ce qu’elle fait, maintenant…?

Antoine – Elle est dans la communication…

Silence embarrassé.

Antoine – Et c’est sympa, un iguane ?

Nicolas – Quand c’est petit, c’est très affectueux… Enfin, ça ne bouge pas. Mais en grandissant, il paraît que ça peut devenir agressif.

Antoine – En grandissant…

Nicolas – Ça peut atteindre dans les deux mètres. Non, mais rassure-toi, je l’ai enfermé dans la salle de bain…

Nouveau silence.

Antoine – Alors, comme ça, tu as eu l’idée de nous réunir tous les trois ? Pour se rappeler le bon vieux temps…

Nicolas – En fait, j’avais quelque chose à vous demander. Mais je préfère attendre qu’Estelle soit là…

La sonnette de la porte se fait à nouveau entendre.

Antoine – Ah… Quand on parle du loup…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Salut Estelle…! Entre…

Nicolas revient, suivi d’Estelle, la trentaine également, et plutôt belle fille. À son absence de maquillage et à son look soigné mais un peu sévère, on devine cependant qu’elle a désormais d’autres priorités que de séduire… même son mari. Estelle a une bouteille de Champagne Moët et Chandon à la main.

Antoine – Ben qu’est-ce que t’as foutu ? Ça fait un quart d’heure qu’on t’attend…

Estelle lance un regard agacé à Antoine, avant de l’ignorer pour s’adresser à Nicolas.

Estelle – Je n’arrivais pas à trouver une place… (Elle tend à Nicolas sa bouteille de Champagne) Tiens, j’ai pris ça à la supérette d’en bas…

Nicolas – C’était pas fermé, finalement…?

Embarras d’Antoine.

Estelle (pas très enthousiaste) Alors c’est une réunion nostalgie, c’est ça ? Les Trois Mousquetaires du Lycée Saint Sulpice, dix ans après…

Nicolas – Neuf… Je vais sortir des coupes…

Nicolas pose la bouteille sur la table et farfouille dans divers cartons à la recherche de coupes, pendant qu’Antoine et Estelle échangent un regard perplexe, se demandant visiblement pourquoi ils sont là.

Nicolas – Je ne sais plus dans quel carton c’est… (À Estelle) Tu as dû en faire du chemin, toi aussi, depuis qu’on a quitté le lycée… Tu es dans quoi, exactement ?

Estelle – Dans la pub… Je suis assistante de direction…

Antoine (ironique) – C’est le nom qu’on donne aux secrétaires, maintenant.

Air renfrogné de Estelle.

Antoine – Remarque, c’est peut-être ce que j’aurais dû faire, moi, secrétaire bilingue, parce que prof, tu sais… On n’est pas payé lourd… Non, et puis il n’y a plus aucune discipline… Tu ne peux pas savoir ce que les jeunes de maintenant peuvent être violents… Remarquez, nous, on était pas mal non plus, hein ? (À Nicolas, en se marrant) Tu te souviens de ce gamin, en sixième, qu’on avait accroché par le col au portemanteau ? On appelait ça jouer au pendu. Si un autre élève n’était pas passé par là et ne l’avait pas décroché… Il était déjà tout bleu…

Nicolas – Oui, je m’en souviens très bien… C’était moi…

Antoine – C’est toi qui l’a décroché…?

Nicolas – Non le… le pendu… C’était moi…

Antoine (gêné) – Ah ouais… Ah je ne me souvenais plus du tout que c’était toi, dis donc, c’est marrant… Je crois que c’est comme ça qu’on a fait connaissance, d’ailleurs…

Nicolas – Ouais…

Antoine – Ah, la, la… C’était le bon temps…

Nicolas préfère changer de sujet.

Nicolas – Alors comme ça, c’est toi qui a fini par épouser la belle Estelle ? Petit veinard… Après avoir brisé les coeurs de tous les autres garçons du lycée…

Estelle élude modestement.

Antoine – On n’est pas encore mariés, en fait.

Estelle (piquée) – Mais on a quand même deux enfants ensemble. Ça crée des liens…

Nicolas – Et tu es retourné enseigner au Lycée Saint-Sulpice ? Tu ne milites plus à la Ligue Communiste Révolutionnaire, alors…

Antoine – Je suis chez les Verts, maintenant… Qu’est-ce que tu veux… Il faut voir la réalité en face… Je reviendrai enseigner dans le public quand on aura réformé l’école…

Nicolas pose sur la table les seuls verres qu’il a trouvés : des verres à moutarde genre Disney.

Nicolas – Désolé, c’est tout ce que j’ai trouvé… Les coupes doivent être dans un autre carton (À Estelle, sinistre) Je te laisse déboucher la bouteille… Je ne sais pas si j’ai encore la force…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet, un peu interloqués par cette dernière remarque. Antoine laisse peu élégamment Estelle prendre la bouteille pour l’ouvrir. Antoine tente de relancer la conversation.

Antoine – Alors, petit cachottier… Pourquoi tu nous as fait venir ? Tu te maries, c’est ça ? Tu as besoin de deux témoins, alors tu t’es souvenu de tes vieux amis du lycée…?

Estelle commence à enlever les fils de fer qui retiennent le bouchon de la bouteille.

Nicolas – Euh… Non… Malheureusement, ce n’est pas ma vie de garçon que j’enterre…

Antoine et Estelle sont à nouveau surpris par le ton grave de cet aveu.

Antoine – Attends, ce n’est pas si grave, hein… Tu sais la vie à deux, ça n’a pas que des avantages…

Air offusqué de Estelle.

Nicolas – Vous vous souvenez de cette pièce que j’avais écrite, en terminale ?

Les deux autres, pensant qu’il a changé de sujet, se détendent un peu.

Antoine (hilare) – Ah, oui ! Qu’est-ce qu’on a rigolé, avec ça ! Comment ça s’appelait, déjà ?

Nicolas (très sérieusement) – Premier Amour…

Antoine (se marrant) – C’est ça ! Premier Amour… Quel daube c’était… Heureusement qu’on n’a jamais pu la jouer… Tu l’as toujours ? Ça me ferait marrer de relire ça maintenant…

Nicolas – Évidemment, je l’ai un peu adaptée… Maintenant, ça s’appelle Premier Amour… et Dernière Volonté.

Estelle – Dernière Volonté…?

Un temps.

Nicolas – Je ne savais pas trop comment vous annoncer ça mais… Je n’en ai plus que pour six mois…

Le bouchon de la bouteille saute et Estelle, pétrifiée, laisse le Champagne s’écouler par terre. Antoine aussi s’est figé. Seul Nicolas a le réflexe de placer un verre sous le goulot pour éviter que la bouteille ne se vide complètement. Il récupère la bouteille et termine le service en poursuivant ses explications.

Nicolas – J’ai appris la semaine dernière que j’étais atteint d’une maladie incurable.

Malaise.

Antoine – Et pourtant à te voir, comme ça…

Estelle – T’as l’air en pleine forme… Hein Antoine ?

Antoine – Enfin, t’as l’air comme d’habitude, quoi…

Nicolas – Il n’y a presqu’aucun symptôme, mais ça perturbe les flux électriques qui circulent dans le cerveau. Et un beau jour, c’est comme si les plombs sautaient… Ça disjoncte… (Pour signifier ce court-circuit il fait un grand geste avec les bras en envoyant ainsi gicler sans s’en rendre compte le contenu du verre qu’il tient à la main). Il n’y a plus de réseau… Ça peut arriver à n’importe quel moment…

Les deux autres se regardent, ne sachant pas quoi dire.

Nicolas – Eh oui… Je n’ai jamais réussi à décrocher mon bac, mais je suis quand même au stade terminal… (Un temps) L’avantage, c’est que je ne souffrirai pas.

Estelle – Désolée pour le Champagne…

Nicolas – Tu ne pouvais pas savoir… Mais la prochaine fois, amène plutôt des fleurs… (Levant son verre pour trinquer) Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Estelle – Mais c’est quoi, cette maladie, exactement…

Nicolas se lève et revient avec une grande enveloppe dont il sort une radio.

Nicolas – C’est une anomalie très rare. Les médecins appellent ça une maladie orpheline…

Antoine – Au moins, toi, tu ne laisseras pas d’orphelins derrière toi… À part ton iguane…

Estelle lance à Antoine un regard étonné à la mention de l’iguane.

Nicolas – On n’est que trois dans le monde à être frappés de cette maladie génétique. Et encore, sur les deux autres, il y a un Malgache et un Srilankais. Vous pensez bien que les labos n’ont pas très envie d’investir dans la recherche… (Désignant un endroit sur la photo) Vous voyez, les deux taches, là…?

Les autres regardent, ne voient rien, mais acquiescent poliment.

Antoine – Ah, oui, c’est moche…

Estelle – Et il n’y a vraiment aucun espoir…?

Nicolas – Un grand chirurgien de Los Angeles a déjà tenté ce genre d’opération… Mais évidemment, ça coûte très cher… Vous imaginez bien que je n’ai pas les moyens… Je n’arrive déjà pas à payer un loyer…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Nicolas – Je crois qu’il me reste des cacahuètes, quelque part. Je vais aller les chercher…

Nicolas sorti, Antoine et Estelle échangent un regard consterné.

Antoine – Le pauvre…! Il n’aura jamais eu de chance… Trois malades dans le monde, et il fallait que ça tombe sur lui…

Estelle – Bon d’accord, c’est triste, mais… On ne va pas non plus faire le Téléthon à nous deux… On ne le voit pas pendant dix ans, et comme ça, tout d’un coup…

Antoine – Surtout qu’entre nous, Nicolas… Même à l’époque… On n’était pas si copains que ça, non ?

Estelle – C’est pour ça que je n’ai pas très bien compris quand il nous a téléphoné…

Nicolas revient avec un énorme sac de cacahuètes non décortiquées, qu’il dépose sur la table. Antoine et Estelle sont évidemment étonnés.

Antoine – Eh, ben…

Estelle – Je crois que je n’ai jamais vu autant de cacahuètes en même temps…

Nicolas – Ah, ouais… Non, c’est parce que… J’avais tourné une pub il y trois ans, pour des cacahuètes, justement. Et on nous avait laissé emmener un sac, à la fin…

Antoine (hilare) – C’est vraiment ce qui s’appelle être payé des cacahuètes…

Estelle lui lance un regard pour le rappeler à la décence en présence d’un grand malade.

Nicolas – Le pire, c’est que je ne peux même pas en manger. Je suis allergique.

Estelle – T’es allergique aux cacahuètes ?

Nicolas – À l’arachide en général… Mais allez-y, servez-vous…

Estelle et Antoine se mettent à décortiquer et à bouffer les cacahuètes, pour meubler un silence embarrassé.

Antoine – Écoute, Nicolas, ça nous aurait fait plaisir de t’aider pour ton opération, mais tu sais… Avec mon salaire de prof… et le salaire de secrétaire d’Estelle…

Estelle – Assistante.

Nicolas – Ah, non, c’est très gentil de votre part, mais je ne vous demande pas d’argent, hein…

Têtes des deux autres, soulagés, mais qui se demandent alors où il veut en venir.

Nicolas – Non… J’ai renoncé à me faire opérer. C’est trop risqué… Je suis allergique à la pénicilline…

Estelle – En plus des cacahuètes…!

Nicolas – Je risquerais de ne pas supporter l’anesthésie et de finir dans le coma…

Antoine – Ah, oui, si c’est pour finir dans le coma…

Nicolas – Non, je sais que je n’en ai plus pour longtemps… Quelques mois, peut-être… Et je voulais juste réaliser un dernier rêve… C’est pour ça que je vous ai demandé de venir…

Estelle (incrédule) – Ton rêve, c’était de nous revoir une dernière fois avant de mourir ?

Nicolas – Pas seulement… Je vous ressers ?

Antoine et Estelle, qui ont bien besoin d’un petit remontant, ne disent pas non. Nicolas les ressert, et ils vident leurs verres en silence.

Antoine – Ah, c’est du bon, hein ?

Approbation générale, donnant le temps à chacun de reprendre ses esprits.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine se sert, tandis que Estelle reste prudemment sur la défensive.

Nicolas – Non, c’est à propos de ma pièce. Celle qu’on n’a jamais pu jouer…

Antoine – Eh, oui, vous vous souvenez ? Le second rôle féminin avait disparu à une semaine de la générale… (Nostalgique) Brigitte Paradis…

Nicolas – Et si je vous proposais de m’aider à la monter… Dix ans après…?

Antoine (mort de rire) – De monter Brigitte Paradis ?

Estelle (méfiante) – De t’aider…? Financièrement, tu veux dire ?

Nicolas – Non, qu’on la joue ensemble ! Comme on voulait le faire il y a dix ans. Qu’est-ce que vous diriez…?

Blanc.

Antoine (anéanti) – Eh oui… Qu’est-ce qu’on dirait…?

Estelle – Tu plaisantes, là…

Nicolas (pathétique) – Je voudrais absolument jouer cette pièce avant de mourir… Après, je pourrai partir en paix… Avec un peu de chance, je mourrai sur scène…

Antoine – Eh oui… Comme Molière…

Estelle – Oui, mais… Tu n’es pas Molière…

Nicolas – J’ai complètement réécrit la pièce, vous verrez… Quand vous l’aurez lue, vous serez emballés !

Antoine – Mais… On n’est pas comédiens… Enfin, on ne l’est plus…

Estelle – On ne l’a jamais vraiment été…

Nicolas – Je ne suis pas vraiment auteur non plus… Je vous demande seulement de m’aider à réaliser ce dernier rêve. Au nom de notre amitié…

Les deux autres se regardent, se demandant comment ils vont s’en sortir.

Estelle – Notre amitié…?

Nicolas se prend la tête entre les mains, comme s’il était en proie à un soudain mal de tête.

Nicolas – Excusez-moi, c’est l’heure de mes cachets. Malheureusement, en tant que comédien, c’est les seuls que je prenne régulièrement…

Nicolas quitte la pièce.

Antoine – Oh, putain…!

Estelle – Comme tu dis…

Antoine – Et si on essayait de le convaincre de se faire opérer quand même…

Estelle – Tu l’as entendu… Il a peur de finir comme un légume… Remarque, il n’en était déjà pas très loin… Je ne suis pas sûre qu’on verrait la différence…

Antoine – Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

Estelle – Tu nous vois monter sur scène pour jouer sa pièce à l’eau de rose d’adolescents boutonneux ?

Antoine – Avec un peu de chance, il clabotera avant la première.

Estelle – On n’est jamais à l’abri d’une rémission…

Nicolas revient en pleine forme, avec deux textes, qu’il leur distribue.

Nicolas – Je vous en ai fait un exemplaire chacun. J’ai changé la fin, vous verrez… La pièce y gagne beaucoup… Bon, vous n’êtes pas obligés de lire ça tout de suite, hein… Je vous laisse le temps de réfléchir… Enfin, pas trop longtemps quand même… Je vous ressers ?

Nicolas prend la bouteille de Champagne pour une dernière tournée. Se servant en dernier, il vide la dernière goutte dans son verre.

Antoine – Ah, marié dans l’année…

Estelle lui lance un regard consterné.

Estelle – Écoute, Nicolas, on aimerait bien t’aider, mais tu sais… Antoine et moi, on a deux enfants, maintenant. Et puis on a chacun notre boulot… Comédien, c’est un métier… C’est le tien, mais ce n’est pas le nôtre… Et puis il faudrait trouver un théâtre… Avec des têtes d’affiches comme nous…

Nicolas – Non, mais attendez, je ne demande pas la Comédie Française, hein… Toi, Antoine, avec ton lycée, tu pourrais nous trouver une salle… Et toi Estelle, qui est dans la pub, tu pourrais nous faire les affiches…

Les deux autres commencent à être à court d’arguments.

Estelle – Mais il y avait un deuxième rôle féminin, dans ta pièce, non…?

Antoine (se souvenant, grivois) – Eh, eh, eh… Eh oui…! La pulpeuse Brigitte…

Estelle lui lance un nouveau regard pour le rappeler à plus de mesure.

Estelle – Tu avais même écrit la pièce pour elle…

Antoine – Dans le seul but de lui rouler un patin dans la dernière scène…

Estelle – On ne peut pas la jouer sans elle, cette pièce… Ça n’aurait pas de sens…

Antoine – Eh oui… Malheureusement, elle a complètement disparu de la circulation à quelques semaines du bac… C’est même pour ça qu’on n’a jamais pu la jouer, ta pièce… Heureusement, dans un sens… Vous vous souvenez… On n’a plus jamais entendu parler d’elle…

Nicolas (ravi) – Eh ben justement…

Les deux autres le regardent, inquiets.

Estelle – Justement quoi…?

Nicolas (triomphant) – Je l’ai retrouvée !

Estelle – Tu as retrouvé Brigitte Paradis ?

Antoine – La Brigitte Paradis ?

Nicolas – Elle-même !

Estelle – Mais comment tu as fait…?

Nicolas – Les Copains d’Avant ! Vous savez…

Antoine – Les Copains d’Avant…?

Nicolas – Sur Internet ! Ce site qui permet de retrouver la trace des gens avec qui on était à l’école.

Estelle – Ah, ouais… Il suffisait d’y penser…

Nicolas – De temps en temps, je faisais une recherche en tapant son nom… Sans résultat… Et puis la semaine dernière, Bingo ! Elle habite dans le Quinzième…

Estelle – Et tu es sûr que c’est elle ? Il ne doit pas y avoir qu’une Brigitte Paradis, à Paris…

Antoine (se souvenant) – Pas des Brigittes avec des roberts comme ça…

Estelle – Tu l’as appelée ?

Nicolas – Non… Pas vraiment…

Regards perplexes des deux autres.

Nicolas – Enfin suffisamment pour être sûr que c’est bien elle…

Estelle – Et tu crois qu’elle va accepter de jouer dans ta pièce ? Je ne sais pas, moi… Elle a dans les 30 ans, maintenant… Elle est peut-être mariée…

Antoine – Enfin, vu son physique, ce n’est pas le plus probable, mais bon… On ne sait jamais… Elle a pu tomber sur un pervers…

Nicolas – Elle porte toujours son nom de jeune fille…

Estelle – Ça, ça ne veut rien dire, hein ? Moi aussi…

Antoine – Et au sujet de… ta maladie, tu comptes lui dire aussi…?

Nicolas – Non, je ne préfère pas… Enfin pas tout de suite… Je ne voudrais pas qu’elle accepte le rôle par pitié…

Estelle – À nous, tu nous l’as bien dit…

Nicolas – Vous, je savais que sinon, vous n’accepteriez jamais.

Silence embarrassé.

Estelle – Alors qu’est-ce que tu vas lui raconter ? J’ai retrouvé la pièce que j’avais écrite pour toi quand on avait dix-sept ans… On recommence les répétitions ce soir, après un petit intermède de dix ans ?

Antoine – Neuf…

Nicolas – C’est-à-dire que… Je comptais un peu sur vous pour essayer de la convaincre… Elle vous aimait bien, vous aussi… On était très proches, tous les quatre, non…?

Embarras des deux autres.

Nicolas (à Antoine) – Tu ferais ça pour moi…?

Antoine – Tu sais, on ne se connaissait pas tant que ça… (À Estelle) Tu ne veux pas l’appeler, toi ?

Estelle (outrée) – Moi ? Pourquoi moi ?

Nicolas – Tu es une fille, elle se méfiera moins… Et puis tu bosses dans la pub… Le baratin, ça doit te connaître, non ?

Tête renfrognée de Estelle.

Estelle – Non, excuse-moi Nicolas, mais je ne peux vraiment pas faire ça… Qu’est-ce que je pourrais bien lui raconter, à cette pauvre fille ?

Antoine – Elle ne doit même plus se souvenir de nous. Enfin, j’espère…

Nicolas se lève.

Nicolas – Bon…

Pensant qu’il renonce, les autres paraissent un peu soulagés.

Nicolas – Ben c’est moi qui vais l’appeler, alors… Je vais téléphoner de la chambre, je serai plus tranquille.

Nicolas sort vers la chambre. Les deux autres se regardent, perplexes.

Estelle – Eh ben on est mal barrés, hein…

Antoine – Elle va lui raccrocher au nez, c’est évident. Et après, il nous foutra la paix, avec sa pièce à la noix…

Estelle – Je ne sais pas… Je le sens mal… J’ai l’impression d’être tombée dans un traquenard…On ferait mieux de se barrer pendant qu’il est au téléphone…

Estelle se lève déjà.

Antoine – Attends, on ne peut pas lui faire ça. Dans son état… Et puis qu’est-ce que tu veux qui nous arrive…? Si par miracle, elle acceptait, le temps que tout ça s’organise… On jouera la montre…

Silence.

Antoine (se souvenant) – Brigitte Paradis…

Un temps.

Estelle – C’était un thon, non ?

Nicolas revient, la mine soucieuse. Les deux autres se réjouissent déjà.

Estelle – Alors ?

Nicolas – Elle monte dans un taxi, et elle arrive.

Têtes des deux autres.

Estelle – Elle a accepté de venir ? Comme ça ?

Antoine – Mais qu’est-ce que tu lui as raconté ?

Nicolas – Je lui ai dit que Estelle se mariait avec toi, qu’elle enterrait sa vie de jeune fille, et que ça lui ferait plaisir de la revoir…

Estelle (horrifiée) – T’as pas fait ça ?

Nicolas – Désolé, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit…

Antoine – Brigitte « Paradis »… La bien nommée… (À Nicolas avec un geste suggestif) Tu te souviens de cette paire qu’elle avait…

Nicolas est partagé entre la révolte devant la vulgarité d’Antoine en présence de Estelle… et le souvenir ému des roberts de Brigitte.

Nicolas – Et dire qu’aucun de nous deux ne se l’est faite, à l’époque…

Le sourire d’Antoine se fige un peu.

Antoine – Eh oui… Allez, avoue… Ta dernière volonté, ce ne serait pas de sauter Brigitte Paradis, plutôt…?

Estelle est consternée par la balourdise d’Antoine.

Nicolas – Ce n’est pas pour me vanter, mais je crois que j’étais en pole position… Si seulement elle n’avait pas disparu à deux mois de la première.

Estelle – La terminale, tu veux dire. On allait passer le bac…

Nicolas – La première de ma pièce…

Estelle – Ah, oui, la pièce… J’avais oublié… Et tu lui en as parlé, de ta pièce ? En plus de mon mariage…

Nicolas – Ben, non… Je n’ai pas osé…

Estelle (ironique) – Oui, je comprends… Tandis que mon enterrement de vie de jeune fille…

Antoine (toujours rêveur) – Brigitte Paradis…

Estelle – Oui, bon, ça va… Tu ne vas pas répéter ça toute la soirée…

Antoine – Elle est peut-être devenue énorme, hein ? Elle était déjà un peu boulotte à l’époque…

Nicolas – Boulotte…? Elle était bien en chair, c’est tout…

Estelle – Elle n’avait pas des lunettes ?

Nicolas, embarrassé, sort d’un carton une photo agrandie et encadrée.

Nicolas – Tenez, j’ai retrouvé une photo d’elle, par hasard, en faisant mes cartons…

Nicolas regarde un instant la photo, ému, avant de la tendre à Antoine qui la prend, un peu inquiet.

Antoine (regardant la photo) – Ah, oui, quand même… Je ne me souvenais pas que c’était à ce point-là…

Antoine tend la photo à Estelle, qui la regarde avec des yeux effarés.

Estelle – Non, mais vous vous rendez compte…? S’il elle était déjà comme ça il y a dix ans… Maintenant, elle a peut-être de la cellulite, des varices et des double-foyer…

Antoine (se marrant, à Antoine) – Ça expliquerait son empressement à se précipiter dans ce traquenard tendu par un jeune et beau garçon en pleine santé comme toi…

Estelle fait un signe à Antoine pour le ramener à plus de décence.

Antoine – Excuse-moi, Nicolas, j’avais oublié, pour ta maladie…

Nicolas récupère la photo encadrée de Brigitte.

Nicolas – Ce n’est pas grave…

On sonne à la porte.

Antoine – Déjà ?

Nicolas reste sans bouger, comme tétanisé, la photo de Brigitte à la main.

Estelle – Bon ben va ouvrir…!

Nicolas – J’y vais…

Nicolas planque à nouveau la photo dans le tiroir, et va ouvrir la porte.

Nicolas – Oui…? Ah, oui, merci…

Nicolas revient, la mine soucieuse, avec un papier officiel entre les mains, qu’il pose quelque part.

Estelle – Quelque chose de grave ?

Nicolas – Non, non… Un avis d’expulsion…

Antoine – Ah, quand même…

Nicolas – L’immeuble est complètement fissuré… C’est pour ça que je dois déménager…

Têtes des deux autres, qui regardent les cartons.

Estelle (inquiète) – Mais fissuré, euh…?

Nicolas – Ce n’est plus réparable… Ça risque de s’écrouler à tout moment… Surtout avec le métro qui passe en dessous… Vous ne sentez pas les vibrations, toutes les trois minutes ?

Un métro passe. Silence…

Nicolas – Je me suis toujours demandé pourquoi elle était partie comme ça, sans prévenir personne, un mois avant le bac…

Silence embarrassé des deux autres.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Estelle (pour changer de sujet) – Et toi, ton bac, tu ne l’as jamais repassé…?

Nicolas – Non… Après je me suis attaqué au permis de conduire… Mais je l’ai raté aussi…

Estelle – Mais tu l’as repassé…

Nicolas – Ah oui, évidemment… Tous les ans… Mais au bout de huit fois, j’ai laissé tomber… (Plaisantant) Au moins, le bac, je l’ai raté du premier coup.

Un temps.

Nicolas (soupirant) – Qu’est-ce qu’on a pu s’emmerder, dans cette putain de boîte à bac, vous vous souvenez ?

Estelle – Saint-Sulpice… On appelait ça Saint-Supplice…

Antoine – 98 % de réussite au bac, d’accord, mais à quel prix. C’était même pas mixte, à l’époque… Pour éviter qu’on pense à autre chose qu’à nos études…

Nicolas – Ouais… Brigitte et toi, vous étiez les seules filles du bahut. (À Estelle) Ils avaient fait une exception pour toi parce que tu étais la fille du prof de latin et de la prof de grec. Et pour Brigitte parce que c’était la fille du prof d’allemand et de la prof d’anglais…

Antoine – Les profs, on ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux. Ça affaiblit la race. Au bout de trois générations, avec la consanguinité, ça peut engendrer des monstres.

Regard furibard de Estelle.

Antoine – Je ne dis pas ça pour toi, chérie, évidemment… Remarquez, pour Brigitte, ça n’avait pas que des inconvénients, hein ? (Se marrant) Vu comment elle était gaulée, dans un lycée mixte, elle aurait sûrement été beaucoup moins sollicitée…

Regard désapprobateur de Nicolas.

Antoine (à Nicolas) – Attends, tu t’imagines, tout seul dans une classe de 30 filles au milieu d’une école qui en accueillerait 300 ? Même avec ton physique ingrat ?

Nicolas – C’est sûr qu’elle n’avait pas beaucoup de concurrence…

Antoine – Et nous pas tellement le choix…

Nicolas – À part Estelle, bien sûr… Mais Estelle, à l’époque, on ne pouvait qu’en rêver, hein…? C’était l’inaccessible étoile…

Estelle – Etre la seule fille pour faire fantasmer toute une école de garçons en plein rut adolescent… Ce n’était pas forcément facile tous les jours, crois-moi…

On sonne à nouveau à la porte.

Nicolas – Cette fois, ça doit être elle…

Antoine – Brigitte Paradis…

Estelle – N’oublie pas qu’elle pèse peut-être cent kilos de plus…

Nicolas va ouvrir.

 

ACTE 2

Nicolas – Brigitte ! Eh ben… Je ne t’aurais pas reconnue…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Brigitte entre dans la pièce. Elle a en effet changé. En mieux… Physique de top model et look de star : talons hauts, minijupe, lunettes noires et air éthéré. Antoine et Estelle en restent bouche bée en l’apercevant à leur tour.

Brigitte (aguicheuse) – Salut…

Antoine (estomaqué) – Brigitte Paradis…

Brigitte traverse la pièce en roulant des hanches comme si elle défilait sur un podium.

Brigitte – C’est bien moi, je t’assure… En chair et en os…

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Eh ben félicitations, Estelle…

Antoine – Félicitations…?

Brigitte – Pour votre mariage… (À Estelle) Vous vous mariez, non ?

Estelle – Ah, oui, enfin… Oui, oui, bien sûr…

Antoine – La date n’est pas encore fixée, mais bon…

Nicolas (à Brigitte) – Assieds-toi, je t’en prie… Tu veux une coupe de champagne ? Pour trinquer aux mariés…

Brigitte s’assied en croisant des jambes interminables. Silence. Les deux mecs avalent difficilement leur salive. Du coup, Estelle, reléguée au second rôle, semble un peu jalouse.

Brigitte (ironique) – Arrêtez de tirer la langue comme ça… Si vous aviez soif à ce point-là, il ne fallait pas m’attendre…

Antoine – C’est-à-dire que… Mais qu’est-ce qui t’est arrivé…?

Tête de Brigitte.

Antoine – Enfin, je veux dire… Ça fait vraiment bizarre de se revoir, comme ça… Après tout ce temps… C’est incroyable ce que tu as changé…

Brigitte – Je ne sais pas trop comment je dois le prendre…

Estelle (ironique) – Oh…! En bien, je t’assure…

Brigitte – Ça non plus, je ne sais pas comment je dois le prendre…

Embarras des trois autres.

Brigitte (levant son verre) – Au bon vieux temps, alors ?

Ils trinquent.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine – Tu habites à Paris depuis longtemps ?

Brigitte – Non… J’ai vécu aux States, ces dernières années…

Estelle – Aux States…?

Brigitte – Oui… En France, c’était vraiment trop difficile de percer dans le show-biz…

Antoine – Dans le show-biz…?

Brigitte – Et puis aux US, ma grande soeur a pu me donner un coup de main…

Nicolas – Ta grande soeur ?

Brigitte – Vous comptez répéter systématiquement le dernier mot que je dis ? C’est une sorte de jeu ? (Un temps) Oui, ma grande soeur. Vanessa.

Estelle – Vanessa ?

Brigitte – Vanessa Paradis !

Stupéfaction des trois autres.

Nicolas – Vanessa Paradis ? C’est ta soeur ?

Brigitte – Ben, oui… Vous savez qu’elle vit aux US… Évidemment, elle connaît beaucoup de monde là-bas. Surtout depuis qu’elle est mariée avec Johnny…

Antoine – Vanessa Paradis s’est marié avec Johnny ?

Brigitte – Johnny Depp ! Vous n’allez jamais chez le coiffeur, ou quoi ?

Mesurant leur stupéfaction.

Brigitte – Vous ne saviez pas que Vanessa était ma soeur ? Ça se voit un peu, pourtant, non ?

Les deux mecs en profitent pour la détailler des pieds à la tête. Le charme plutôt charnu de Brigitte est loin du style lolita de Vanessa, mais bon…

Nicolas – Ah, oui, c’est vrai… Maintenant que tu nous le dis… Il y a un petit air de famille… (Aux deux autres) Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Je ne savais pas que Vanessa Paradis avait une soeur…

Brigitte – Ça n’a rien de très extraordinaire, tu sais. Beaucoup de gens ont des soeurs…

Estelle – Non, je veux dire, euh… Je ne savais pas que sa soeur, c’était toi, Brigitte…

Brigitte – Qu’est-ce que tu veux… Malheureusement, être parent avec quelqu’un de célèbre, ce n’est pas forcément une garantie de notoriété… C’est comme pour ma copine Monica… Tout le monde connaît sa soeur, mais elle…

Estelle – Monica…?

Brigitte – Monica Cruz ! La soeur de Pénélope ! Tu vois, qu’est-ce que je disais…? Vous la connaissez à peine… Et pourtant, ça ne l’empêche pas de faire une belle carrière.

Nicolas – Eh, oui, ce n’est pas évident de se faire un prénom dans le show-biz, hein…? Alors vous imaginez un peu, quand on n’a même pas de nom, comme moi…

Brigitte – Moi, je fais surtout du théâtre, alors bien sûr, on est un peu moins exposée… Évidemment, je suis plus connue aux États-Unis qu’en France…

Nicolas – C’est comme pour David Hallyday. Ici, personne ne sait qui c’est, mais aux Etats-unis, c’est une énorme star… Il paraît… Alors comme ça, tu as continué dans le théâtre ?

Brigitte – Ben oui… Je viens de terminer une pièce à Broadway. Plus de mille représentations… C’était génial, mais épuisant… Alors j’ai décidé de rentrer en France, pour me mettre un peu au vert… Et puis je crois que j’avais un peu le mal du pays. (Un temps) J’attends qu’on me fasse des propositions…

Nicolas – Des propositions…?

Brigitte – Pour une nouvelle pièce ! Je vous trouve un peu ramollis du bocal, là… À l’époque, vous étiez plus vifs, non ? (À Antoine et Estelle) Alors comme ça, vous vous mariez ?

Estelle (embarrassée) – Il paraît…

Brigitte – Et vous vouliez que je vienne à la noce avec ma grande soeur, c’est ça ? Vous savez, chanter dans les mariages, ce n’est plus trop son truc, à Vanessa… Et puis elle est très occupée, maintenant…

Nicolas – Surtout depuis qu’elle est maman, hein…?

Antoine – Comment elle s’appelle, ta nièce, déjà ?

Brigitte – Lily Rose…

Estelle – Ah oui, ce n’est pas banal… Elle, au moins, elle n’aura pas de problème à se faire un prénom.

Brigitte – C’est moins courant que Brigitte, c’est sûr… Mais dites-moi, vous ne m’avez pas invitée seulement pour choisir un prénom pour vos futurs enfants, si…?

Estelle – Mes futurs enfants… J’en ai déjà deux.

Brigitte – Ah, oui… Avec qui ?

Estelle – Ben avec Antoine !

Brigitte sourit ironiquement. Moment d’embarras.

Brigitte – Si vous me disiez vraiment pourquoi vous m’avez demandé de venir…?

Antoine – En fait, c’est plutôt une idée de Nicolas…

Antoine et Estelle se tournent vers Nicolas pour l’encourager.

Nicolas – Je… Eh ben maintenant, je ne sais pas si je vais oser t’en parler…

Brigitte – Allez, vas-y… On est entre vieux amis, non…?

Nicolas – Bon… Tu te souviens de cette pièce, qu’on avait failli jouer, l’année du bac ?

Brigitte – Premier Amour…

Nicolas – Je voulais la monter… Enfin, qu’on la remonte ensemble… Évidemment, c’était avant de savoir que tu étais devenue une star…

Brigitte (avec un soupçon, amusée) – Tu es vraiment sûr que tu ne savais pas…?

Nicolas – Je te jure… Pour moi, tu étais toujours la petite Brigitte que j’ai connue il y a dix ans au lycée…

Brigitte – Pourquoi maintenant…?

Nicolas hésite à nouveau.

Estelle (avec un air de circonstance) – Allez, dis-lui…

Nicolas – Cette pièce, c’est un peu mon bébé, et…

Brigitte – Ton bébé… C’est vrai que c’est long, pour monter une pièce, mais là… Dix ans de gestation… Ce ne sera pas un prématuré… Pourquoi tu es si pressé d’accoucher, tout d’un coup ?

Nicolas – Parce que… Je n’en ai plus pour longtemps…

Brigitte – Tu n’en as plus pour longtemps… à finir de l’écrire, tu veux dire ?

En guise de réponse, Nicolas lui sort ses radios. Brigitte les prend et les examine attentivement à la lumière de la lampe.

Nicolas – Tu vois, au milieu, ces deux taches là ?

Brigitte – Oui…

Nicolas – C’est des tumeurs au cerveau…

Brigitte le regarde interloquée.

Nicolas – Je suis atteint d’une maladie incurable, Brigitte… Je vais mourir…

Silence. Brigitte le regarde, interloquée.

Brigitte (très sérieuse) – Passe-moi ta pièce. Je vais la lire…

Nicolas – Maintenant ?

Brigitte – J’ai cru comprendre que c’était urgent, non ?

Nicolas – Oui, oui… Je vais la chercher…

Nicolas va chercher le texte dans la chambre, pendant que Antoine et Estelle gardent un silence embarrassé.

Estelle – Eh oui, on est bien peu de chose…

Antoine – Surtout lui…

Estelle – Remarque, il paraît qu’il ne souffrira pas…

Antoine – Si tu pouvais faire quelque chose pour sa pièce… J’imagine que tu dois connaître beaucoup de monde dans le show-biz… Mais il ne faut pas te sentir obligée, non plus, hein… Par pitié… Je crois que ce n’est pas ce qu’il voudrait… (Un temps). Premier Amour… (Se marrant) Vous vous souvenez de la daube que c’était…?

Nicolas revenant, Antoine reprend immédiatement une mine de circonstance. Nicolas tend la pièce à Brigitte.

Nicolas – Je l’ai complètement réécrite, tu sais… Ça fait dix ans que j’y travaille…

Brigitte – Rassure-toi, je ne mettrai pas dix ans de plus pour la lire…

Elle se lève pour partir.

Brigitte – Bon… Ça m’a fait plaisir de vous revoir… (Les toisant du regard) Je vois qu’au fond, vous, vous n’avez pas tellement changé… Mais là, je ne suis pas sûre que ce soit un compliment… (À Nicolas) Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin…

Elle s’en va. Les trois autres restent seuls avec leur malaise. Long silence. Un ange est passé. Et ils se demandent s’ils n’ont pas rêvé.

Antoine – Brigitte Paradis… La soeur de Vanessa Paradis… Alors, là…

Nouveau silence.

Estelle – Elle se fout de nous, là, c’est évident…

Nicolas – Pas sûr, hein… Regardez Mitterrand, ils nous avaient bien caché sa fille… Pourquoi Vanessa Paradis ne nous aurait pas caché sa soeur…?

Les deux autres le regardent, cherchant le rapport.

Nicolas (plein d’espoir) – Vous vous rendez compte ? Pour moi, ce serait génial ! Si elle aime la pièce, et qu’elle décide de reprendre le rôle féminin, on n’aura aucun mal à trouver un producteur. Avec une tête d’affiche pareille !

Estelle – Attends, ne t’emballe pas trop vite… Même si elle ne nous a pas raconté des craques, ce n’est quand même que la soeur de Vanessa Paradis…

Nicolas – Tu plaisantes ! Un metteur en scène que je connais vient de monter une pièce avec la petite fille de Michèle Morgan, l’ex-femme de Johnny Hallyday et la fille du Commissaire Navarro, c’est un énorme succès !

Estelle – La fille du Commissaire Navarro ?

Nicolas – Bon, évidemment, il n’y a pas de secret, non plus. L’auteur de la pièce, c’est la fille cachée du beau-frère de Roger Hanin…

Le temps pour les deux autres de décoder.

Antoine – En tout cas, Brigitte, elle a drôlement changé, hein ? C’est la classe, non ?

Estelle – Oui, bon, ça va… Elle n’est pas non plus…

Nicolas – Ah, quand même…

Antoine – Si j’avais su, à l’époque… Ça, on peut dire que la grosse chenille est devenue un beau papillon…

Estelle – Un peu vulgaire, peut-être…

Antoine – Tu ne serais pas un peu jalouse, toi ? Non, franchement, c’est dingue, ce qu’on peut changer en dix ans…

Estelle – Oui… Remarque, vu d’où elle partait, ça ne pouvait que s’améliorer…

Antoine – C’est vrai que quand on part de plus haut, on ne peut que redescendre…

Estelle – C’est pour moi que tu dis ça…

Nicolas juge bon de changer de sujet.

Nicolas – Bon, ben… Puisqu’on est là, on va quand même enterrer ta vie de jeune fille, hein, Estelle…?

Il se lève pour farfouiller dans ses cartons.

Antoine – Euh… Je te rappelle qu’on ne se marie pas vraiment, hein ?

Estelle (pincée) – Merci, c’est très délicat de ta part de le rappeler.

Antoine – C’est mon côté anti-conformiste.

Estelle – Celui qui t’a conduit à retourner enseigner dans le lycée privé catholique où tu as fait toute ta scolarité… après un détour par la Ligue Communiste Révolutionnaire.

Nicolas – On n’a plus de Champagne, mais il doit me rester une ou deux bouteilles de Joyeux Vendangeur, quelque part…

Nicolas revient avec une bouteille du dit breuvage, qu’il sert généreusement.

Antoine – En tout cas, je ne pensais pas voir la soeur de Vanessa Paradis aujourd’hui…

Estelle – Moi non plus…

Ils trinquent.

Antoine – Allez… À ta santé, Nicolas ! (Se rendant compte de sa gaffe). Excuse-moi, j’oublie tout le temps…

Nicolas – Ne t’excuse pas, va… Et puis tu sais, ce n’est peut-être pas si grave que ça…

Estelle – Ah bon…?

Nicolas – Enfin, je veux dire… Un miracle est toujours possible…

Ils trinquent à nouveau.

Estelle – Saint-Sulpice, priez pour nous…

Antoine et Estelle font la grimace.

Antoine – Je ne pensais pas non plus boire du Joyeux Vendangeur, ce soir. Ça existe encore, ce truc… Ça n’a pas été interdit…

Nicolas – Ah ouais, c’est vrai que c’est plutôt une boisson d’hommes…

Estelle – Tu ne devrais peut-être pas boire ça… Dans ton état…

Nicolas – Oh, comme ça au moins, demain matin, je saurai pourquoi j’ai mal à la tête. Et puis il faut bien mourir de quelque chose, hein…?

Silence. Nicolas leur resert à boire. Ils vident leurs verres d’un trait.

Estelle – Quand on avale vite, on n’a pas le temps de sentir le goût…

Un temps, pour méditer cette pensée.

Antoine – Brigitte Paradis… (À Nicolas) Qu’est-ce qu’on a été cons…

Regard intrigué et réprobateur de Estelle.

Antoine – On avait cette fille sous la main… Si j’ose dire… Et dix ans après, on se rend compte qu’on est peut-être passé à côté de quelque chose… Enfin, je veux dire, de quelqu’un…

Estelle – Ouais… Tu n’as pas su voir sa beauté intérieure…

Nicolas – C’est vrai qu’elle ressemble un peu à Vanessa Paradis, en grandissant…

Estelle – Ce qui est sûr c’est que vous, en vieillissant, vous ressemblez de moins en moins à Johnny Depp…

Antoine – Allez, ressers-nous un coup de ton élixir, pour oublier cette cruelle vérité…

Nicolas ouvre la deuxième bouteille, et les ressert. Ils boivent en silence.

Nicolas – On dirait que la deuxième bouteille est meilleure que la première…

Antoine – Ça ne doit pas venir de la même vigne…

Estelle – Tu crois vraiment que c’est fait avec du raisin ?

Silence.

Estelle – C’est incroyable, qu’elle ait continué dans le théâtre…

Nicolas – Pourquoi ? J’ai bien continué, moi aussi…

Estelle – Oui, enfin, je veux dire…

Nicolas – Laisse tomber, je sais…

Antoine – On aurait peut-être dû continuer, nous aussi… Je veux dire Estelle et moi…

Estelle – C’est vrai, on n’était pas si mauvais que ça.

Antoine – Aujourd’hui, on serait peut-être des stars… Même sans avoir de famille dans le show-biz… Regardez Luchini. Ses parents tenaient une quincaillerie…

Estelle – Les parents de Luchini tenaient une quincaillerie ?

Antoine – Tu ne savais pas ?

Estelle – Non… (Pensive) Et puis ta pièce, au fond, elle n’était pas si nulle, hein…?

Antoine – C’est vrai. On voit tellement de conneries au théâtre… Je te jure que ta pièce, ce n’est pas beaucoup plus con… De toute façon, je n’y vais plus, moi, au théâtre… Je ne sais pas où mettre mes genoux… Et en plus, je suis allergique à la poussière…

Un temps.

Estelle – Vous vous souvenez de son père ? Monsieur Paradis ?

Antoine – Le prof d’allemand… Avec sa petite moustache et sa grande mèche… On l’appelait Adolphe… Ah, il nous a fait vivre l’enfer, celui-là… Il voulait sûrement nous faire expier nos turpitudes avec sa fille…

Nicolas (étonné) – Quelles turpitudes ?

Antoine, gêné, ne répond pas.

Estelle – Et sa mère, c’était qui, déjà ?

Antoine – Madame « Paradise » (prononcer à l’anglaise)

Estelle – Ah ouais, c’est vrai… La prof d’anglais… (Ironique) C’est pour ça que sa fille était bonne en langue. Ça lui a permis de faire une carrière internationale…

Antoine – Il faut reconnaître qu’à l’époque, la mère était plutôt mieux gaulée que la fille, hein ? Vous vous souvenez ? Pendant les cours d’anglais, quand elle circulait dans la classe, on passait notre temps allongés par terre, à rattraper les gommes qu’on lançait derrière elle… Histoire de savoir de quelle couleur était sa petite culotte…

Estelle – Comme quoi les jeunes peuvent aussi se donner du mal, à l’école, quand ils sont motivés…

Antoine – Ouais… À la fin, c’était plus des gommes, c’était des miroirs, qu’on lui balançait entre les jambes… Elle a dû nous en confisquer une bonne vingtaine… Elle devait se demander ce que tous ces mecs foutaient avec des miroirs de poche dans leur sac…

Estelle – Tu crois qu’elle était naïve à ce point-là ? Peut-être que ça lui plaisait, au fond… Parce qu’avec son adjudant de mari, elle ne devait pas grimper au rideau tous les jours…

Silence.

Estelle (à Nicolas) – Tu as internet, non ?

Tête étonné de Nicolas.

Estelle – Tu nous as dit que tu avais retrouvé le numéro de téléphone de Brigitte sur internet…

Nicolas – Ben oui, pourquoi…?

Estelle – Je voudrai vérifier quelque chose…

Nicolas – C’est là…

Estelle se connecte. Bruits de connexion bizarres, façon modem à l’ancienne…

Estelle – Une petite recherche sur Gogole…

Ils attendent.

Estelle – Eh ben… Ce n’est pas le haut débit, dis donc… Remarque, vu la tronche de ton ordinateur, ça m’étonne même que tu arrives à te connecter… On dirait une vieille console Atari… C’est un héritage familial ? Tu as trouvé ça où ?

Nicolas – Dans une brocante, pourquoi…?

Estelle – Ah, quand même ! Alors… Vanessa Paradis… Biographie express… Ah, voilà… Vanessa Paradis, née le 22 décembre 1972… À Saint-Mandé, Val de Marne…

Antoine – Putain, c’est à côté d’ici…!

Estelle – Deux ans plus tard, installation à Villiers-sur-Marne…!

Antoine – Là où on a fait nos études à l’école Saint-Sulpice ! C’est peut-être là qu’elle est allée, elle aussi, quelques années avant nous !

Estelle – Bizarre qu’on en ait jamais entendu parler…

Antoine – Peut-être qu’à l’époque, elle n’était pas encore connue…

Nicolas – Lis la suite, pour voir…

Estelle – Ah, ça y est… On a été déconnecté ! Ça m’étonnait, aussi…

Antoine – Bon, ben recommence…

Estelle pianote à nouveau… Les deux autres attendent, tendus. Bruits de connexion encore plus bizarres.

Antoine – Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Estelle – Ah, ça y est, ça remarche… Alors, « aller à »… J’y suis… Première apparition à sept ans dans l’émission de Jacques Martin l’École des Fans…

Antoine – Elle était déjà connue, alors…

Nicolas – Peut-être pas tant que ça… Moi aussi, je suis déjà passé à la télé…

Antoine – Oui, mais pas dans l’École des Fans…

Estelle (continuant) – Quatre ans plus tard, naissance de sa petite soeur Alison…

Déception des deux autres.

Antoine – Alison…

Estelle (poursuivant) – Les parents de Vanessa n’étaient pas du tout profs… Ils tenaient une miroiterie…

Nicolas – Une miroiterie ?

Estelle – Ils vendaient des miroirs, quoi !

Nicolas – Remarque, avec tous ceux que la mère de Brigitte nous a confisqués, ses parents auraient pu ouvrir un magasin…

Estelle – Ouais… En tout cas, les parents de Vanessa Paradis n’ont jamais été profs… Et la soeur de Vanessa ne s’appelle pas Brigitte.

Ils digèrent tous trois cette information.

Antoine – Mais alors pourquoi elle nous a monté cette baraque…

Estelle – Tu ne t’en doutes pas un peu…?

Air penaud de Antoine… et air intrigué de Nicolas. On sonne à la porte.

Antoine – Si c’est pour la redevance, tu dis qu’on vient de jeter la télé. On préfère aller au théâtre…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Brigitte…?

Tête des deux autres.

 

ACTE 3

Brigitte revient dans la pièce. Elle a l’air beaucoup moins gaie, et a abandonné son numéro de star précédent. Les trois autres la regardent, attendant qu’elle dise quelque chose.

Brigitte – Je me suis arrêtée au café d’en bas…

Nicolas (anxieux) – Tu as lu ma pièce ?

Brigitte – Je l’ai feuilletée…

Nicolas – Tu trouves ça nul…

Brigitte – Je te dirai ça tout à l’heure. Mais ce n’est pas pour parler de ta pièce que je suis revenue…

Nicolas – Ah bon…?

Antoine a l’air un peu mal à l’aise.

Brigitte – Sers-moi un verre, d’abord…

Nicolas lui sert avec empressement un verre de Joyeux Vendangeur. Silence embarrassé. Brigitte trempe ses lèvres dans le breuvage et fait la grimace.

Brigitte – Eh ben… Vous êtes passés aux drogues dures…

Un temps.

Nicolas – Alors tu n’es pas la soeur de Vanessa Paradis…

Brigitte – Eh ben non… Tu es déçu ?

Nicolas – Soulagé, plutôt…

Brigitte (ironique) – Tu te sens mieux, alors ?

Nicolas, sur le qui vive, ne répond pas. Silence embarrassé.

Estelle – Pourquoi tu es partie si vite, l’année de terminale ? Sans dire au revoir à personne…

Brigitte (ironique) – Je vous ai manqué à ce point ? Je pensais que personne ne se rendrait compte de ma disparition… (Avec un sourire à Nicolas) Sauf Nicolas, peut-être…

Un temps.

Brigitte – Si je suis partie si vite, c’est que j’étais enceinte…

Blanc. Antoine a l’air mal.

Nicolas – Enceinte…?

Brigitte – Quand j’ai annoncé ça à mes parents, mon père m’a foutue dehors. Vous vous souvenez…? Le prof d’allemand… Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait Adolphe… C’était un vrai facho… Alors j’ai d’abord pris le maquis, et puis je suis partie pour Londres… Comme le Général De Gaulle…

Malaise des trois autres.

Estelle – Et tu es restée longtemps, en Angleterre…?

Brigitte – En principe, c’était juste le temps de me faire avorter… Et puis je suis restée plus longtemps que prévu…

Silence embarrassé.

Nicolas – Enceinte… Dire qu’Antoine et moi, on rêvait de coucher avec toi, et que c’est avec un autre que…

Surprise d’Estelle. Nouveau malaise d’Antoine.

Antoine – Euh… Quelqu’un veut des cacahuètes…?

Nicolas – Alors c’était qui ? Je veux dire… le père ?

Brigitte – Je ne suis pas très sûre, en fait, parce que ça se bousculait un peu au portillon, à l’époque, mais… Ça pourrait être Antoine…

Estelle (sidérée) – Antoine…?

Nicolas, sidéré aussi, dirige son regard vers Antoine.

Nicolas – Ah, d’accord… Sympa… Tu aurais pu me prévenir… Tu ne voulais pas me faire de peine, c’est ça ?

Brigitte – Ou alors, il ne voulait pas se coller la honte auprès de ses copains, et se griller avec Estelle… dont il était vraiment amoureux. Moi j’étais une fille facile, puisque j’avais accepté de coucher avec lui…

Antoine – Je ne savais pas que tu étais enceinte, je te jure…

Estelle – Moi non plus… En tout cas pas d’Antoine. J’ai bien fait de venir, finalement… C’est une soirée très instructive… (À Antoine) Alors pendant que tu m’écrivais des poèmes en cours, à la récré, tu te tapais Brigitte dans les toilettes, c’est ça…?

Antoine – Ouais, bon, c’était il y a longtemps…

Estelle – Je te découvre sous un nouveau jour, tu vois. Tu partais de pas très haut, toi aussi, mais tu viens de me prouver que tu pouvais descendre encore plus bas…

Brigitte – Merci, c’est gentil de vous inquiéter de ce que j’ai pu traverser comme épreuve à l’époque…

Estelle – Tu as raison, excuse-moi… Si j’avais su que tu étais enceinte…

Brigitte (ironique) – Ah oui ? Qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu aurais organisé une quête, au lycée, pour financer mon voyage à Londres ? Si tu avais su, Estelle, tu aurais fait exactement la même chose qu’Antoine et les autres. Tu aurais tourné la tête de l’autre côté… Brigitte, c’était la petite grosse à lunettes… Je crois même qu’entre vous, vous disiez la grosse truie, non ?

Antoine et Estelle regardent leurs chaussures.

Nicolas – Je te trouvais très jolie, moi…

Brigitte – C’est gentil, Nicolas… Mais pour Antoine et les autres, j’étais la salope qu’on se repassait entre copains… Brigitte, il n’y a que le train qui ne soit pas passé dessus… Ce n’est pas ce que vous disiez, entre vous ?

Antoine (tentant mollement de réagir) – Ça va, on ne t’a pas violée, non plus… Tu étais consentante, non ?

Brigitte (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux… Avec le physique que j’avais à l’époque, je n’aurais même pas eu ma chance dans un lycée mixte… Alors c’est vrai, j’ai bien profité du quasi-monopole. J’ai dépucelé presque tout le lycée…

Nicolas – Sauf moi.

Brigitte est au bord des larmes.

Brigitte – Et vous qui vous preniez pour des petits coqs, dans cette basse-cour catho où j’étais la seule poule. À part la belle et inaccessible Estelle, bien sûr… Oh, je savais bien que c’était à elle que vous pensiez quand vous couchiez avec moi… Il vous arrivait même de m’appeler Estelle en fermant les yeux au moment du plaisir…

Silence embarrassé.

Brigitte – Si tu savais, mon pauvre Antoine… T’étais vraiment pas un bon coup…

Profil bas de Antoine.

Brigitte (à Estelle) – J’espère au moins que tu as pu bénéficier de tout ce que je lui ai appris… (À Antoine) Moi, le plaisir, je l’ai découvert bien après celui que je vous ai donné à tous… D’ailleurs, ce que je cherchais, à dix-sept ans, ce n’était pas le grand amour… C’était juste un peu de tendresse. Celle que je ne trouvais pas à la maison… Juste un peu de tendresse.

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Même ton amitié, ça m’aurait suffit… Je t’admirais Estelle. J’aurais voulu être ton amie. Qu’est-ce que j’ai pu t’envier à l’époque… Mais même pour toi, je n’étais pas assez bien comme copine… Alors je mangeais toute la journée, pour compenser… Je mangeais… et je baisais. Boulimique et nymphomane. Le profil idéal quand on est la seule fille moche dans une école de garçon…

Silence.

Brigitte – Enfin, heureusement, je n’ai pas que de mauvais souvenirs. Il me reste ma fille…

Blanc.

Nicolas – Tu as un enfant ?

Brigitte – Ben oui…

Antoine – Je croyais que…

Brigitte – J’ai dit que j’étais allée à Londres pour avorter. Je n’ai pas dit que je l’avais fait…

Estelle – Et donc, tu ne l’as pas fait…

Brigitte confirme par son silence. Antoine mesure toutes les implications de cette information.

Estelle – Antoine est le père de ta fille…?

Brigitte – Disons que c’est une sérieuse possibilité…

Tête consternée d’Antoine. Brigitte savoure la situation. Estelle préfère s’éclipser un moment.

Estelle – Tu peux me dire où se trouve la salle de bain, Nicolas ? Je ne me sens pas très bien…

Nicolas – Euh, ouais… Au fond du couloir…

Antoine est accablé.

Antoine – Des enfants, j’en ai déjà deux qui m’attendent à la maison… Sans parler de Estelle… qui n’a pas trop le sens de l’humour…

Le portable d’Antoine sonne. Il répond.

Antoine – Oui, ma chérie… Non, on est encore chez Nicolas… On échange des souvenirs du bon vieux temps… Non, je ne peux pas te passer maman pour l’instant, mais on ne va pas tarder à rentrer, d’accord…? Bisous, bisous…

Il raccroche. Estelle revient.

Estelle (à Nicolas) – Tu as un iguane empaillé dans ta salle de bain ? Ça m’a fait bizarre, j’avais l’impression qu’il me regardait pendant que… je me lavais les mains.

Nicolas – Ah… Euh… Non, non, il n’est pas empaillé…

Air surpris de Estelle.

Brigitte – Quand Nicolas m’a appelée, en me disant que Estelle enterrait sa vie de jeune fille, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais… Maintenant, c’est à toi de savoir ce que tu veux faire de cette paternité, Antoine…

Estelle – Mais tu dis que tu n’es même pas sûre de savoir qui est le père ?

Nicolas – Il y a des tests génétiques, maintenant… On peut être fixés rapidement…

Brigitte – Eh, oui… On organise une réunion des anciens élèves de Saint-Sulpice. Vous prenez chacun votre ticket, on procède au tirage, et on saura qui est l’heureux gagnant de la tombola…

Nicolas – Je n’ai jamais eu de chance au jeu, moi… D’ailleurs, cette fois-là, je n’ai même pas pu jouer… Ça ne peut pas être moi le père…

Antoine – Heureusement… La pauvre gamine…

Les autres le regardent.

Antoine – Non, je veux dire, euh… À cause de ta maladie… Ce serait con qu’elle retrouve son père au bout de dix ans, pour qu’il lui annonce qu’elle va bientôt être orpheline…

Silence.

Estelle – Et elle s’appelle comment ?

Brigitte – Antoinette…

Antoine (interloqué) – Alors tu sais qu’elle est de moi ?

Brigitte – Il y avait une chance sur trois à peu près… Et Antoinette, c’est un joli prénom… Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Si… D’ailleurs, on a déjà une fille qui s’appelle comme ça…

Antoine – Tu lui as dit…?

Brigitte – Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je t’ai menti… Je ne suis pas la vierge Marie… Je me suis tapé tous les rois mages de Galilée, et je ne sais pas lequel est le père…

Nicolas (décidé) – Je vais l’adopter…

Les trois autres sont pris de court par cette déclaration d’intention.

Nicolas – Moi, j’ai toujours été amoureux de toi, Brigitte. Je t’épouse, et j’adopte Antoinette. Je me lèverai la nuit pour lui donner le biberon…

Estelle – Je te rappelle qu’elle a presque dix ans…

Antoine – Et puis si Antoinette est ma fille, je ne peux pas te laisser l’adopter… Tu es con ou quoi ? Je ne peux pas te laisser adopter ma fille !

Le portable de Estelle sonne, et elle répond.

Estelle – Oui, maman… Ça y est, ils sont couchés…? Si, si Tout va bien… On va rentrer d’ici une heure ou deux… On est à un baptême, là… Ben oui, ils font ça le soir… C’est… C’est un baptême républicain… Bon, écoute, je te rappelle, d’accord… Oui, moi aussi, je t’embrasse… Et tu les mets au lit, ok…

Elle raccroche.

Antoine – Mais je ne sais pas, moi… Tu n’as pas une petite idée, quand même…

Estelle – Elle ressemble à quoi ? Je veux dire à qui…

Brigitte – À moi… Quand j’avais son âge…

Têtes d’Antoine, inquiet.

Brigitte (enfonçant le clou) – Vous vous souvenez ? La petite grosse à lunettes…

Antoine – Écoute, Brigitte, si cette enfant est de moi, je suis prêt à l’assumer, je te jure… Évidemment, avec mon salaire de prof, pour la pension alimentaire, ça ne va pas être évident, mais bon…

Estelle (anéantie) – Antoinette…

Brigitte – Remarque, j’aurais peut-être dû l’appeler Sainte-Sulpice, finalement, ou Saint-Esprit… Ç’aurait été plus prudent… C’est vrai, vous étiez quand même 300 dans ce bahut…

Nicolas – Ah, oui… On est loin de l’immaculée conception…

Silence.

Brigitte – Elle est en bas…

Surprise des trois autres.

Antoine – Pardon…?

Brigitte – Ma fille…! Je lui ai dit d’attendre en bas, à la terrasse du café… Le temps de voir quelle serait la réaction d’Antoine… Elle attend que je lui fasse un signe, par la fenêtre, pour savoir si elle doit monter ou non…

Nicolas – C’est génial !

Les deux autres n’ont pas l’air aussi enthousiastes.

Brigitte (surjouant) – Je suis sûre qu’en la voyant, son père la reconnaîtra. L’instinct paternel, ça ne trompe pas…

Antoine est au bord de l’apoplexie. Nicolas s’approche de la fenêtre.

Nicolas – Je vais lui dire de monter…

Estelle l’arrête.

Estelle – Attends, on est plus à cinq minutes près…!

Antoine – Et puis il faut la ménager, cette gosse… C’est vrai, ça va être un choc, pour elle…

Brigitte (ironique) – Pour elle…?

Antoine – Pour elle… Pour moi… (Inquiet) Et tu crois vraiment que je vais la reconnaître, comme ça…

Brigitte – Souviens-toi… Quand Estelle a accouché, à la maternité. Quand tu as pris ton bébé dans tes bras. Tu n’as pas ressenti quelque chose ? Tu n’aurais pas pu te tromper de bébé, non ?

Antoine (dubitatif) – Ouais mais… À la maternité, ils ont un petit bracelet…

Brigitte – Elle aussi.

Nicolas – Tu lui as laissé son petit bracelet ? Pendant toutes ces années…

Brigitte – Mais non, je veux dire… Elle a une petite gourmette… Avec son nom gravé d’un côté, et de l’autre…

Brigitte, ayant de plus en plus de mal à se retenir de rire, a l’air à court d’imagination. Mais les trois autres attendent la suite avec anxiété.

Estelle – Qu’est-ce qu’il y a, gravé de l’autre côté…

Brigitte feint l’embarras, le temps d’inventer autre chose.

Nicolas – Le nom de son père…? Et son adresse…?

Antoine – Attends, ce n’est pas un chien…

Brigitte – Non… Il y a marqué… (Avec l’accent anglais) « Mon coeur est à papa… ».

Les trois autres la regardent interloqués.

Brigitte – Vous savez, comme dans la chanson de Marylin…

Brigitte se met à chanter en faisant un show sexy façon Marylin Monroe.

Brigitte – My name is… Lolita. And… I’m not supposed to… play with boys !

Mon coeur est à Papa. You know… le propriétaire

Visiblement, Estelle et Antoine, estomaqués, commencent à douter. Brigitte éclate enfin d’un rire libérateur. Elle se tord dans tous les sens, visiblement pour ne pas pisser dans sa culotte. Tête des trois autres. Brigitte reprend un peu son calme.

Brigitte – Ah, non… Vous allez me faire regretter de ne pas l’avoir gardé, ce cadeau souvenir du petit soldat inconnu…

Stupeur des deux garçons.

Antoine – Tu veux dire que… Tu as vraiment avorté ?

Le silence de Brigitte est un aveu.

Nicolas – Alors il n’y a personne en bas… Oh, non… Tu n’as pas fait ça ?

Tête des deux autres.

Brigitte – Vous avez l’air presque déçus ?

Estelle – Pourquoi tu nous as raconté des bobards pareils ?

Brigitte (reprenant tout à fait son sérieux, outrée) – Des bobards ? C’est vous qui me demandez ça ? Pourquoi je n’aurais pas le droit de m’amuser un peu, moi aussi ?

Air étonné de Antoine et Estelle.

Brigitte (sèchement, à Nicolas) – Je peux revoir tes radios…

Nicolas, méfiant, lui repasse les radios.

Brigitte (lui montrant sur la radio) – Ces deux tâches sombres, comme tu dis, ce sont tes fosses nasales… Même un jeune interne très myope ne peut pas prendre tes trous de nez pour des tumeurs au cerveau…

Stupeur de Antoine et Estelle.

Nicolas – C’est gentil de vouloir me rassurer, Brigitte, mais tu n’es pas médecin…

Brigitte – Je suis vétérinaire, Nicolas…

Tête de Nicolas.

Brigitte – Et ce que je vois sur cette radio, c’est une sinusite chronique. C’est à peu près incurable aussi, mais heureusement c’est beaucoup moins grave…

Antoine et Estelle comprennent, et se tournent vers Nicolas.

Estelle – Tu t’es bien foutu de nous, hein ?

Brigitte est d’abord étonnée… puis amusée.

Brigitte (à Antoine et Estelle) – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Nicolas – Je suis désolé… C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour essayer de vous convaincre de monter cette pièce… C’est tellement vital, pour moi… Oui, on peut presque dire que c’est une question de vie ou de mort… Et puis j’avais tellement envie de revoir Brigitte…

Estelle se lève pour s’en aller. Antoine, lui, se marrerait plutôt. Il rattrape Estelle par le bras.

Antoine – Reste, Estelle… Ça fait dix ans qu’on ne s’est pas vus… Et puis ce n’est pas tous les jours qu’on passe la soirée avec la soeur cachée de Vanessa Paradis…

Estelle renonce à partir.

Nicolas – Alors comme ça, tu es vétérinaire…?

Brigitte – Eh, oui… (Ironique) Pas de chance…

Antoine – Bravo… Il paraît que pour devenir vétérinaire, c’est encore plus difficile que pour devenir médecin…

Brigitte – Oui… D’ailleurs je ne sais pas pourquoi, mais plus je connais les hommes, plus j’aime les animaux…

Nicolas – Moi qui pensais que tu n’avais même pas ton bac, toi non plus…

Brigitte – Je l’ai repassé l’année d’après. Et j’ai même décroché une mention…

Estelle – Et tu n’as pas d’enfant ?

Brigitte – Si, j’ai bien une fille. Mais celle-là, elle n’est pas née par l’opération du Saint-Esprit… Et rassure-toi, Antoine, elle n’a que cinq ans…

Nicolas – Cinq ans ? Mais il faut aller la chercher, alors ?

Les autres le regardent sans comprendre.

Nicolas – On ne peut pas laisser une petite fille de cinq ans toute seule à la terrasse d’un café…

Brigitte – Elle n’est pas au café, Nicolas, ne t’inquiète pas… Elle est avec son père. Son vrai père…

Silence à nouveau embarrassé.

Antoine (philosophe) – Vous vous rendez compte ? Si Marie était partie faire un petit tour à Londres en Eurostar, elle aussi, au lieu de raconter une histoire pareille à son mec… Ça aurait quand même changé pas mal de choses…

Brigitte – Eh oui… La loi sur l’IVG aurait été adoptée plus tôt…

Estelle – Et la chanson de Sheila n’aurait jamais été écrite… (Devant l’incompréhension des autres, fredonnant) Comme les rois mages…

Nicolas (largué) – C’est qui, Marie…? Elle était avec nous en terminale…

Estelle – Laisse tomber… Et dire que tu as passé toute ta scolarité dans une école catholique…

Un temps.

Antoine – Alors tu as cru qu’on était de mèche avec Nicolas ?

Brigitte – Oui, Antoine… J’ai voulu me venger… Je sais, ce n’est pas très charitable, pour quelqu’un comme moi, qui a reçu une éducation chrétienne, mais bon… Ça soulage… Même dix ans après…

Air penaud de Antoine et Estelle.

Estelle – Excuse-nous, Brigitte. Mais tu sais… On est un peu con, quand on a dix-sept ans…

Antoine – Il n’y a pas un poète, qui a dit quelque chose comme ça…?

Brigitte – Vous étiez des petits cons, c’est vrai… Essayez au moins de ne pas devenir des vieux cons…

Brigitte s’apprête à s’en aller.

Brigitte – La grosse truie à lunettes vous salue bien…

Antoine (presque déçu) – En tout cas, tu es une sacrée comédienne, hein ? On y a vraiment cru à tes histoires…

Brigitte lui lance un regard peu amène.

Antoine – Je veux dire, euh… Vanessa… Ensuite Antoinette…

Brigitte se détend un peu et se laisse aller à sourire.

Brigitte – Remarquez, Nicolas n’était pas mal non plus, avec sa maladie incurable… Ou alors, c’est vous qui êtes bon public…

Nicolas (timidement) – Et à propos pour ma pièce, euh…?

Brigitte – Elle est formidable, ta pièce. J’ai lu quelques passages… Je me suis marrée comme une baleine…

Nicolas – C’est supposé être une tragédie…

Brigitte – Bon, en tout cas, je suis d’accord pour la jouer. Si les deux autres sont partants…

Antoine et Estelle sont pris au dépourvu.

Antoine – Pourquoi pas… Hein, Estelle ? On avait envie de se remettre au théâtre, justement… Ce serait notre grand come-back…

Estelle n’a pas vraiment l’air emballée, mais ne dit rien.

Nicolas – Génial ! Et puis cette pièce, ce sera notre bébé à tous les quatre !

Estelle – Écoute, Brigitte… On te demande pardon, voilà, et…

Brigitte ne semble pas vraiment prête à pardonner.

Antoine – Tiens, on est même prêts à être les parrains et marraine de ta fille, si la place n’est pas déjà prise…

Brigitte – C’est bon, allez… Au bout de dix ans, il y a prescription…

L’atmosphère se détend.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Brigitte en prend.

Antoine – Mais… quand tu as dis que je n’étais pas un bon coup, c’était aussi pour te venger, ou…?

Brigitte sourit, mais ne répond pas.

Nicolas – Alors tu ne m’en veux pas trop, à moi non plus ?

Elle se rapproche de lui.

Brigitte – Tu es le seul qui ait été sincère finalement… Mais il ne faut pas te laisser faire, Nicolas. Faut pas accepter d’être le faire-valoir de ces deux-là… Parce que tu les vaux bien…

Antoine (à Estelle, en aparté) – Ce n’est pas une pub, ça…?

Brigitte (poursuivant) – Il faut que tu aies un peu plus confiance en toi, Nicolas, c’est tout. Tu sais pourquoi tu es le seul du lycée avec qui je n’ai pas couché ?

Nicolas – Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir…

Brigitte – Parce que tu étais le seul à être amoureux de moi, dans cette école de 300 garçons qui me sont presque tous passés dessus. Je ne voulais pas te décevoir…

Nicolas – Je ne suis pas sûr que ça me remonte vraiment le moral, hein… Je me sens comme un vieux spermatozoïde abandonné qui serait le seul à avoir raté sa cible…

Brigitte – Ne désespère pas, va… Je suis toujours sur le marché… Je suis divorcée… Et maintenant qu’Antoine est marié…

Antoine – Je ne suis pas encore marié, hein ?

Regard furibard de Estelle.

Nicolas prend le manuscrit de sa pièce à la main.

Nicolas – Et dire que j’avais écrit cette pièce rien que pour te rouler un patin à la fin… Pendant que ce petit salaud…

Antoine – Oh, ça va… Tu veux qu’on reparle de tes radios…?

Brigitte s’approche de Nicolas, comme pour lui parler de son manuscrit qu’il tient toujours à la main.

Brigitte – Écoute Nicolas, je crois que là… 120 pages… Et 10 ans de réécriture… Tu l’as bien mérité.

Elle lui roule un long méga-patin sous le regard ahuri des deux autres.

Un dernier métro passe avec un vacarme effroyable.

Brigitte met fin à l’étreinte, et laisse un Nicolas au bord de l’asphyxie.

Brigitte – Faudra quand même que tu vois un médecin. On dirait que tu as un peu de mal à respirer…

Sur ces mots, Nicolas s’effondre inanimé. Brigitte est surprise. Antoine et Estelle se marrent.

Antoine – Allez, arrête de faire le con, Nicolas…

Estelle s’approche et regarde le corps inanimé de Nicolas en se marrant aussi.

Estelle – En tout cas, il fait vachement bien le mort, hein… Quel talent !

Brigitte se penche sur Nicolas et l’ausculte rapidement, en lui prenant notamment le pouls.

Brigitte – Merde, il est en arrêt cardiaque…

Elle lui fait un massage cardiaque rapide, et se penche sur sa poitrine pour écouter son coeur.

Brigitte – Ça repart, mais il est dans le coma…

Antoine et Estelle commencent à rire jaune, se demandant si c’est du lard ou du cochon.

Estelle – Allez, c’est bon, maintenant… Vous êtes lourds, là…

Brigitte, toujours penchée sur le corps.

Brigitte – Vous savez s’il est allergique à quelque chose ?

Antoine et Estelle réfléchissent.

Antoine – Il nous a dit qu’il était allergique à la pénicilline…

Estelle – Et à l’arachide…

Antoine – Les cacahuètes !

Estelle – Il n’en a pas mangé…

Brigitte – Mais moi si ! Parfois, une goutte d’huile d’arachide suffit à provoquer un choc allergique… Et comme je l’ai embrassé tout de suite après…

Antoine (sidéré) – T’as mis la langue ?

Brigitte, affairée sur le corps, ne répond pas.

Estelle – Le baiser qui tue… J’y crois pas…

Brigitte – Il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital…

Elle sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Allô, les pompiers ? Docteur Paradis à l’appareil… Vous pouvez nous envoyer une ambulance au (elle hésite un instant)… 337 rue de Belleville (ou l’adresse du théâtre où se joue la pièce)…

Antoine – Oh, putain ! Lui qui voulait mourir sur scène…

Brigitte – C’est ça… Choc allergique à l’arachide… On vous attend au pied de l’immeuble, ça ira plus vite… Ok…

Brigitte range son portable et examine une dernière fois Nicolas.

Estelle – Je crois que pour notre grand Come Back, c’est râpé…

Brigitte – Allez, prenez-le par les pieds, il faut le descendre jusqu’en bas…

Les deux autres rechignent devant l’ampleur de la tâche.

Estelle – Septième sans ascenseur ! Il avait raison, c’est une tragédie…

Ils essaient avec difficulté de soulever le corps.

Antoine – Oh, nom de dieu, il pèse comme un âne mort…

Estelle (pris d’un dernier doute) – Euh… Vous êtes pas encore en train de nous monter une baraque, là…

On entend au loin une sirène de pompier qui se rapproche.

Ils sortent vers le couloir. Pendant le reste de la scène, une partie du dialogue peut être off depuis les coulisses.

Brigitte – Qu’est-ce qu’il fout là, cet iguane ?

Estelle – Merde, j’ai dû oublier de fermer la porte de la salle de bain en sortant…

Le bruit de sirène atteint son paroxysme, avant de s’arrêter brusquement.

Antoine – Il a l’air de revenir à lui…

Estelle – Mais il est dans le cirage.

Brigitte – On va voir ça… Quel est le nom du président de la République, Nicolas ?

Antoine – Il vaudrait mieux éviter de le traumatiser dès son réveil, non…?

Nicolas ne répond pas.

Brigitte – Tu es où, Nicolas ? Regarde-moi bien dans les yeux, et réponds ! T’es où ?

Nicolas – Au théâtre ?

Estelle – Vous voyez bien, il délire.

Lumière sur la scène vide.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-12-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Bed & Breakfast

Bed and Breakfast (english) –  Cama y desayuno

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes et 2 femmes OU 1 homme et 3 femmes

Fuyant le stress de la vie parisienne, Alban et Eve se sont installés dans une ancienne ferme où, pour rompre un peu l’isolement et arrondir leurs fins de mois, ils ont aménagé une chambre d’hôtes. Mais leur premier couple de clients arrive, et ils vont bientôt découvrir que dans ce petit coin de paradis, l’enfer, c’est les hôtes…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bed & Breakfast

Personnages : Alban – Eve – Jacques – Bernadette

APRÈS-MIDI

Une terrasse servant de pièce à vivre à cette ferme de montagne restaurée proposant une chambre d’hôte. Alban et Eve sont assis côte à côte sur des chaises longues.

Eve – Quelle tranquillité… Le matin, c’est le chant des oiseaux qui me tire du lit, au lieu de la sonnerie de mon portable… Ça fait déjà presque trois mois qu’on est là, et je n’arrive pas encore à y croire… J’ai l’impression d’être au paradis.

Alban – Le calme avant la tempête…

Eve – Ça n’est que le paradis sur terre. Il faut bien continuer à gagner sa vie à la sueur de son front. Toi, évidemment, tu peux peindre n’importe tout : c’est moi ton modèle…

Alban – Ma muse…

Eve – Moi, que voulais-tu que je fasse, ici, à part ouvrir des chambres d’hôtes et vendre des fromages de chèvre ?

Alban – Mmm…

Eve (songeuse) – Nos premiers clients…

Alban – Le baptême du feu.

Eve – Va falloir être à la hauteur. Je compte sur toi. Ton amabilité naturelle… Ton sens de l’accueil…

Alban – Et eux, tu crois qu’ils seront à la hauteur ? (Un temps) Tu te rends compte ? On a quitté Paris pour échapper à tous ces cons, et maintenant, tous les week-ends, on va les avoir à dormir chez nous…

Eve – Et à dîner…

Alban – Oh, non… Ne me dis pas qu’ils ont pris aussi la table d’hôtes ?

Eve – Ils sont peut-être très sympas ! Tu n’as qu’à considérer que c’est des amis que j’ai invités…

Alban – Mes amis, je ne les fais pas payer.

Eve – Non. D’ailleurs, tu ne les invites jamais…

Alban – Tu as peut-être raison. Au moins, ceux-là, si c’est des cons, quand ils nous feront un chèque avant de partir, on saura pourquoi on a perdu notre journée à leur faire à bouffer, et notre soirée à leur faire la conversation.

Eve – Après, tout dépend où tu mets la barre pour distinguer les cons du reste de l’humanité. On est peut-être des cons, nous aussi. C’est quoi, un couple de cons, pour toi ?

Alban – Je ne sais pas… La connerie, ça ne se définit pas. Ça se constate. Tu connais la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Eh ben pour la connerie, c’est pareil…

Eve – Mmm…

Alban – On ne les a pas quittés il y a si longtemps, souviens-toi. Le couple de cons, tu le reconnais même dans le noir ! (Eve lui lance un regard distrait.) Quand ils arrivent en retard au cinéma, par exemple ! Au lieu de s’asseoir en bout de rang, ils enjambent dix personnes pour s’asseoir au milieu. Sur ton chapeau. Après ils consultent l’écran lumineux de leurs portables pendant dix minutes pour s’assurer que le monde pourra tourner sans eux pendant ce qui reste du film.

Eve – Quand Madame ne ressort pas de la salle un quart d’heure après pour répondre à un appel urgent. Histoire de ne déranger personne.

Alban – Alors là, tu peux être sûre que tu as affaire à un couple de cons de classe internationale.

Eve – On ne risque plus d’avoir ce genre de problèmes ici. Le cinéma le plus proche est à cinquante kilomètres.

Alban – Ah, ouais…? Malheureusement, le con est très mobile, figure-toi.

Eve – Même à la campagne ?

Alban – Pourquoi tu crois qu’il a un quatre-quatre et un GPS ? Il se déplace, le con. Jusque dans les chemins mal carrossés conduisant aux petits coins de paradis dont les adresses ont imprudemment été postées sur le site des Gîtes de France… (On entend un bruit de moteur, et le bêlement des chèvres dérangées par l’engin (ce bêlement de chèvre récurrent dans la pièce pourra être produit avec une de ces boîtes gadget qu’on renverse pour produire ce son). Tiens, d’ailleurs les voilà…

Eve – Déjà ! Tu crois ? Oh, mon Dieu ! Je n’ai même pas encore fini de faire leur chambre…

Le bruit de moteur s’éloigne.

Alban – Ah, non. Ceux-là ne font que passer. Ils doivent être en transhumance vers le sud. C’est la saison.

Alban entreprend consciencieusement de rouler un pétard.

Eve – Et si j’allais cueillir des fraises des bois ? Elles sont tellement parfumées. Je pourrais leur faire une tarte. Ce n’est pas tous les jours qu’ils doivent manger des fraises des bois, à Paris. Tu viens avec moi ?

Alban – Où ça ?

Eve – Ben dans les bois !

Alban – Attends, c’est microscopique, une fraise des bois. Il doit en falloir un bon millier pour faire une tarte !

Eve – Même une petite ?

Alban – Rien que d’y penser, j’ai déjà mal au dos…

Eve – Je les ramasserai, moi. Tu me tiendras compagnie. Tiens, tu pourrais en profiter pour faire quelque croquis, ça t’aérerait un peu…

Alban – Des paysages ? C’est les impressionnistes, qui peignaient dehors. Moi je suis un peintre d’intérieur. Et puis j’ai l’impression que le temps va se couvrir, non ?

Eve – C’était bien la peine de venir s’installer à la montagne, si tu ne peins toujours que des nus dans ton atelier… Alors, tu viens avec moi ?

Alban – Non, franchement, je ne supporterais pas de te voir t’éreinter pour des gens qu’on ne connaît même pas. Et qui sont sûrement tout à fait incapables de faire la différence entre tes minuscules fraises des bois et une fraise d’Espagne grosse comme un melon, directement livrée dans ton assiette par avion depuis sa serre en plastique à arrosage automatique.

Eve – Je reconnais que l’avantage, c’est qu’il en suffit de trois ou quatre pour faire une tarte. Il doit m’en rester quelques-unes au congélo…

Alban – Parfois, je me demande ce qu’on est venu foutre ici.

Eve – C’est moi qui ai eu l’idée de partir, mais c’est toi qui as choisi cet endroit…

Alban – C’est vrai. (Aux anges) C’est le paradis… (Se reprenant) Mais au paradis, il n’y avait qu’Adam et Eve… Ils n’ont pas eu l’idée saugrenue d’ouvrir des chambres d’hôtes. Ouais… On a bien profité du paradis pendant trois mois, mais maintenant tu vas voir : l’enfer, c’est les hôtes…

Eve (ironique) – Là tu t’es surpassé…

Alban – Celle-là, elle est faite. (Soupir) Enfin, heureusement que c’est une chambre pour deux personnes seulement. Au moins, on échappe aux enfants. Je ne supporte pas les enfants des autres.

Eve – Comme nous on n’en a pas…

Alban – Oui, ben si on en avait eu, je crois que je les aurais supportés plus facilement que ceux des autres… (Il allume son pétard et le tend à Eve). Tu en veux ?

Eve – Non, merci…

Alban – C’est du bio… Récolte de la propriété…

Eve – Il faut que je reste un peu lucide pour accueillir nos hôtes… (Se levant) Allez, tu as raison, les fraises des bois, ce sera pour plus tard. Je vais commencer par faire leur lit, c’est plus raisonnable. Et toi ? Ton programme pour ce qui reste de la journée ?

Alban – Je crois que je vais commencer par faire une petite sieste. Histoire d’être au mieux de ma forme ce soir. Pour faire l’animateur avec nos hôtes, comme au Club Med…

Eve – Pas trop en forme quand même… (Eve s’apprête à entrer dans la maison). Bon, j’aimerais autant qu’ils ne te trouvent pas en train de tirer sur un pétard quand ils vont arriver…

Alban – Ça y est. Adieu la liberté. Il va falloir que je me cache pour fumer, maintenant… Mais non, ne t’inquiète pas. Je les entendrai bien arriver, avec leur quatre-quatre diesel pétaradant…

Eve disparaît. Resté seul, Alban tire quelques bouffées de son joint, puis ferme les yeux et commence à somnoler. Au bout d’un instant, une femme apparaît sur la terrasse. Elle est en tenue de randonnée, avec éventuellement une croix autour du cou, et elle porte un sac à dos. Bref, le look boy-scout, béret y compris. N’apercevant pas d’abord Alban, elle avance sans rien dire en découvrant les lieux, et en cherchant un moyen de s’annoncer. Alerté par ses pas, Alban sort de sa torpeur mais garde les yeux fermés.

Alban – Je t’imaginais en train de faire les poussières dans leur chambre, avec ton petit tablier blanc et ton plumeau.

Bernadette aperçoit Alban et, surprise, ne sait pas quoi dire.

Alban (ouvrant les yeux) – Alors tu as changé d’avis ? Tu veux pas qu’on la fasse ensemble, cette sieste, finalement…?

Alban à son tour voit Bernadette et se rend compte de sa méprise. Comme un enfant pris en faute, il écrase son joint à la hâte, et tente de dissiper un peu la fumée. Elle est encore plus gênée que lui.

Bernadette – Bonjour… Excusez-moi… Je ne voulais pas vous réveiller.

Alban – Non, non… Je ne dormais pas vraiment… Vous… Vous faites la quête pour les Scouts de France…? Je pensais qu’en venant m’exiler ici, je serai aussi à l’abri de ça…

Bernadette (souriant) – Je suis Bernadette… C’est moi qui vous ai appelé… Au sujet de la réservation…

Alban (apercevant le sac à dos) – Ah, d’accord… Mais vous savez, ce n’était pas la peine d’amener un sac de couchage. Ma femme est train de préparer votre chambre. Maintenant, si vous préférez planter votre tente dans le jardin…

Bernadette – Non, non… Ce sont juste nos affaires de voyage…

Alban – Ne me dites pas que vous êtes venus de Paris à pied…

Bernadette – De la gare, seulement. Nous commencerons à marcher demain. Nous faisons le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un petit bout chaque année…

Alban – En chambres d’hôtes…?

Bernadette – Rassurez-vous, nous ne sommes pas des intégristes.

Alban – Ah, mais je n’étais pas inquiet. Nous n’avons rien contre la religion… D’ailleurs, ma femme est abonnée à Télérama, alors qu’on n’a même pas la télé, c’est vous dire…

Bernadette – En fait, nous sommes à peine croyants…

Alban (impressionné) – Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de choses à peine croyables, mais c’est la première fois que je rencontre des pèlerins à peine croyants… Ça nous fera au moins un sujet de conversation pour ce soir…

Bernadette – Autrefois, nous passions nos vacances en Provence, mais c’est devenu tellement surfait… Et surtout hors de prix !

Alban – Vous avez essayé la Drôme Provençale ? Il paraît que c’est moins chère…

Bernadette – C’était… Maintenant, si vous saviez… C’est devenu complètement inabordable aussi.

Alban – Et comme on n’a pas encore inventé le Limousin Provençal… vous avez opté pour un pèlerinage. Mais je vous en prie, posez votre sac. Vous voulez boire quelque chose ?

Bernadette pose son sac.

Bernadette – Je veux bien un verre d’eau. (Alban lui sert un verre d’eau) Non, pour nous, ce pèlerinage, c’est plutôt… une démarche spirituelle très personnelle.

Alban – Sans se ruiner, vous avez tout à fait raison.

Bernadette – C’est aussi l’occasion de faire un peu d’exercice, de perdre quelques kilos et de découvrir la France autrement.

Alban – Je comprends très bien. Moi-même, je vais à la messe de minuit tous les ans à pied. Et c’est surtout pour l’ambiance…

Bernadette – De nous retrouver un peu, aussi. Je veux dire… avec mon mari.

Alban – Ah, oui… Et il est où…?

Bernadette (légèrement inquiète) – Je commence à me demander si je ne l’ai pas déjà perdu… Il a insisté pour prendre un raccourci… (Avec un air entendu) Vous savez comment sont les hommes… On s’est un peu disputé pour savoir où passait le GR… Rien de grave…

Bernadette trempe ses lèvres dans son verre.

Alban – Et vous faites combien de kilomètres par an, comme ça ?

Bernadette – Ça dépend des années. Mais on a calculé qu’à ce rythme là, on en avait encore pour dix ans.

Alban – D’ici là, vous aurez peut-être retrouvé la foi.

Bernadette – Votre maison est vraiment magnifique. Encore plus belle que sur le site internet. Vous êtes originaire de la région ?

Alban – Non… Nous aussi, on est des bobos parisiens en quête de spiritualité. Mais on a choisi l’option sédentaire. On a racheté ça il y a six mois à un couple d’agriculteurs étranglés par les dettes. Ils n’arrivaient plus à payer le crédit sur leurs vaches.

Bernadette – Ah, oui, avec la crise de la filière laitière.

Alban – Alors on a racheté la ferme à la veuve pour une bouchée de pain…

Bernadette – La veuve…

Alban (avec un air de circonstances) – Son mari s’est pendu. Tenez, à la poutre qui est dans votre chambre, justement. Mais on a tout rénové depuis, hein ? J’ai tout fait moi-même, y compris les peintures. Je suis un peu de la partie. En gardant le style rustique, bien sûr. Vous verrez, c’est très chaleureux…

Bernadette semble un peu interloquée. Eve revient, intriguée par les bruits de conversation.

Eve – Bonjour…

Bernadette (se levant pour la saluer) – Vous devez être Eve ?

Eve – Bonjour Bernadette. Vous avez fait connaissance avec Alban ?

Bernadette – Alban et Eve… C’est amusant.

Eve – Oui…

Bernadette – En tout cas, vous habitez un coin paradisiaque… Mais Alban me racontait l’histoire de la maison… Le drame qui s’y est déroulé… Tout ça…

Moment de flottement. Eve jette un regard suspicieux vers Alban.

Bernadette – Et les travaux, ça n’a pas été trop pénibles…?

Eve – Pensez-vous, on a rien fait. On n’est pas du tout bricoleurs ni l’un ni l’autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi cette maison. Alban a dû vous dire. Elle appartenait à un couple d’anglais. Mais avec la chute de la livre sterling…

Bernadette lance un regard vers Alban qui prend un air innocent.

Eve – Votre mari n’est pas avec vous ?

Bernadette – Il devrait arriver dans un instant…

Alban – Ces messieur-dame font la route de Saint-Jacques. Comme ce curé dans cette série à la télé. Mais en couple…

Eve – Mon mari vous a proposé à boire ?

Bernadette – Oui, merci. Mais je ne voudrais pas vous déranger…

Eve – Vous savez, ici, on ne voit pas grand monde. Alors pour nous, c’est plutôt une distraction. Mais je vais peut-être vous montrer votre chambre ?

Bernadette – Oui, je vais aller poser mon sac, et me rafraîchir un peu. Si vous permettez…

Eve – Je vous en prie, suivez-moi. Vous visiterez la maison au passage.

Bernadette – Merci.

Elles sortent vers l’intérieur de la maison.

Eve – Il faut monter quelques marches… La chambre est mansardée, mais il y a une belle hauteur de plafond. Avec des poutres apparentes…

Alban sourit et s’apprête à s’assoupir à nouveau quand il aperçoit un homme arriver au loin. Il se lève de sa chaise longue.

Alban – Bon, je crois que c’est râpé pour la sieste.

Il regarde l’homme approcher et hausse la voix pour s’adresser à lui.

Alban – Bonjour ! Restez bien dans l’allée centrale, on a mis des mines antipersonnelles sur les côtés pour éviter que les enfants piétinent la pelouse.

Jacques arrive, un peu essoufflé, avec la même tenue façon scout, et lui aussi un sac sur le dos.

Jacques – Vous pouvez être rassuré de ce côté-là. On a laissé notre fille à Paris. Mais vous n’avez pas peur pour les vôtres…?

Alban – Moi je n’en voulais pas et ma femme ne pouvait pas en avoir. Ou l’inverse, je ne sais plus. Comme quoi la vie est bien faite. Du coup, au lieu de mettre de l’argent de côté pour leur payer des études jusqu’à trente ans, on a acheté une villa avec piscine.

Jacques – En tout cas, c’est vraiment magnifique… Tout ce vert… (On entend un bêlement de chèvre) Bernadette est arrivée…?

Alban – Ma femme lui fait visiter la maison. (Affirmatif) Vous n’avez pas soif ?

Jacques (poliment) – Non, pas trop…

Alban – Tant mieux.

Jacques – Je ne vais pas vous déranger…

Alban – Vous ne me dérangez pas. J’essayais de faire la sieste. Je ne sais pas pourquoi je m’entête à essayer de faire la sieste, d’ailleurs. Je n’ai jamais réussi de ma vie à m’endormir l’après-midi. Mais vous savez ce que c’est, les préjugés. On se dit, maintenant que j’habite à la campagne, il faudrait quand même que j’essaie de faire la sieste. Vous faites la sieste, vous ?

Jacques – En vacances, parfois… (S’épongeant le front) Il fait chaud, hein ? Je me suis un peu perdu. Et puis ça monte pas mal, pour venir jusqu’à chez vous…

Alban – Allez, je vous sers quand même un verre d’eau fraîche, sinon je vais me faire engueuler par ma femme. Vous n’êtes pas obligé de le boire, hein ? C’est juste pour me couvrir…

Jacques – Dans ce cas…

Alban lui sert un verre d’eau.

Jacques – Merci.

Jacques vide son verre d’un trait. Il était visiblement mort de soif.

Alban – Votre femme m’a raconté que vous faisiez le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je ne savais pas qu’il passait par les Alpes. Depuis Paris, ce n’est pas le plus direct, non…?

Jacques – Disons que c’est une variante… On avait envie de visiter la région…

Alban – Vous me rassurez. Je craignais un peu qu’on soit envahi par les pèlerins. Ils ne sont peut-être pas tous aussi marrants que vous.

Jacques boit son verre d’eau.

Jacques – J’ai essayé d’appeler Bernadette tout à l’heure sur son portable, mais il n’y avait pas de réseau…

Alban – Les charmes de la campagne… C’est un des derniers endroits de France qui n’est toujours pas couvert par le réseau. Même pour capter internet, on est obligé de monter sur la montagne là-bas. Comme Moïse pour télécharger les Tables de la Loi. Lui aussi, il devait faire un peu d’escalade pour accéder au réseau.

Jacques – Ah, oui, c’est… C’est très tranquille.

Alban – On est dans une sorte de trou noir des nouvelles technologies de la communication. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai choisi cette maison. Pas de réseau, ça veut dire pas d’emmerdeurs. En principe…

Bernadette revient, et aperçoit son mari.

Bernadette – Ah, tu es là. On commençait à se demander si tu ne t’étais pas perdu.

Jacques – Non, non… Je bavardais un peu avec Alban…

Bernadette – Je t’avais dit qu’il fallait prendre gauche… (Prenant Alban à témoin) Mais il ne m’a pas écoutée, comme d’habitude… Bon ben tu viens ? Je te montre la chambre. Tu vas voir, c’est magnifique…

Jacques (à Alban) – Eh bien à tout à l’heure, alors…

Alban – Prenez votre temps, hein ? On n’est pas pressé…

Ils entrent tous les deux dans la maison. Eve revient par un autre côté. Elle a l’air préoccupé.

Eve – Son mari est arrivé ?

Alban – Ils sont dans la chambre… Tu ne les as pas croisés ?

Eve – J’étais à la cuisine…

Alban – Ça va, ce n’est pas la peine de te mettre dans cet état là, non plus, ce n’est pas si grave… Je leur ai même proposé à boire, alors tu vois.

Eve – Elle a un flingue.

Alban – Pardon ?

Eve – Bernadette… Elle a un flingue… Je suis revenue dans la chambre pour leur donner des serviettes. J’ai frappé, mais elle n’a pas entendu. Elle était dans la salle de bain. Son sac à dos était posé sur une chaise. Je l’ai fait tomber sans faire exprès, et j’ai nettement vu un revolver qui dépassait…

Alban – Et après ?

Eve – Après ? J’ai remis le sac sur la chaise, et je suis partie.

Alban – Ça commence à devenir intéressant… Mais tu es sûre que c’était un revolver ?

Eve – Je n’allais pas fouiller dans son sac, non plus. Mais j’ai déjà vu un revolver, quand même.

Alban – Ah, oui ? Où ça ?

Eve – Je ne sais pas… À la télé…

Alban – Ce n’était peut-être pas un vrai…?

Eve – Comment ça ?

Alban – C’est peut-être un jouet…

Eve – Mais qu’est-ce que tu veux que des pèlerins fassent avec un pistolet en jouet dans leur sac à dos ?

Alban – Je ne sais pas moi… C’est long, la Route de Saint-Jacques-de-Compostelle. Peut-être que chemin faisant, ils jouent un peu aux cow-boys et aux Indiens. Pour passer le temps. Il faudrait pouvoir fouiller aussi dans son sac à lui, pour voir s’il n’a pas un arc et des flèches…

Eve – Je suis sérieuse, Alban.

Alban – C’est peut-être un souvenir qu’ils ont acheté pour leur fille !

Eve – Tu crois ?

Alban – Je ne sais pas… Les filles ne jouent pas tellement avec ce genre de pistolets, à moins d’avoir des parents très perturbés… Et puis un revolver, même en jouet… C’est assez rare, ce genre de produits dérivés, dans les boutiques-souvenirs des monastères…

Eve – Écoute, Alban, ils vont passer la nuit chez nous… On devrait peut-être prévenir la police…

Alban – À moins que la police, ce soit eux…

Eve lui lance un regard intrigué.

Alban – Tu as vu leurs tenues ? Il n’y a rien qui ressemble plus à un scout qu’un flic habillé en civil. Ils sont en planque ici. Ils surveillent des terroristes. Et le coup du pèlerinage en chambre d’hôtes, c’est juste une couverture. Pas très crédible, d’ailleurs, si tu veux mon avis…

Eve – Une couverture…? Ça me fait penser que j’ai oublié de leur en donner une…

Alban – Tu as leurs coordonnées à Paris ?

Eve – J’ai un numéro de portable, et une adresse. Mais ça peut être une fausse… Quels terroristes ? (Angoissée) Al Qaida…?

Alban – Je pense plutôt à l’E.T.A.

Eve – Pourquoi l’E.T.A. ?

Alban – Ben la Route de Compostelle, ça passe par le Pays Basque, non…?

Eve – On est en plein milieu des Alpes !

Alban – Ou alors, les Etarras, c’est eux…

Eve le regarde terrifiée.

Alban – En même temps, comment distinguer un basque d’un arabe avec un béret sur la tête…?

Bernadette revient.

Bernadette – Merci pour les serviettes. Je vous dérange ?

Eve – Pas du tout.

Alban – On était en train de parler de vous, justement. C’est pour ça qu’on s’est arrêté quand vous êtes arrivée. Ma femme s’inquiétait pour votre couverture.

Bernadette – Ça ira très bien, merci. Nous ne sommes pas frileux. Et puis on est au mois de juillet…

Alban – Ah, les nuits peuvent être encore fraîches, par ici, vous savez. On est à la montagne. On a vu geler la nuit en plein mois de juillet. Et on a même eu de la neige pour le 15 août il y a dix ans de ça.

Eve – Bon, on n’était pas encore là, mais c’est ce que nous ont raconté les paysans du coin.

Alban – En même temps, vous savez comment sont les paysans…

Eve lui lance un regard agacée.

Bernadette – Quelle tranquillité… On n’entend pas un bruit… Quand on vient de Paris, ça fait presque mal aux oreilles, ce silence. Mais on va s’habituer…

Alban – Oui… Nous, c’est le contraire. On venait à peine de s’habituer au silence…

Eve – Le premier voisin qui parle autrement que par onomatopée est à cinq kilomètres d’ici. Et encore, il n’est là que pendant les vacances scolaires de la zone C.

Alban – Vous connaissez l’origine de l’expression « crétin des Alpes » ?

Bernadette – Non.

Alban – C’est parce que l’air d’ici est très pauvre en iode. Une substance absolument nécessaire au bon fonctionnement du cerveau. On parle toujours du bon air de la montagne… En réalité, il vaut mieux ne pas y rester trop longtemps. Nous mêmes, on n’est là que depuis trois mois, et on sent déjà qu’on se ramollit un peu du bocal. Hein, chérie ?

Eve lui lance un regard furibard.

Bernadette – C’est vrai que vous êtes bien isolés, ici…

Alban – Ça fout presque les jetons, parfois. Surtout la nuit. Quand on sait ce qui s’est passé dans cette maison… Heureusement que vous êtes là pour nous tenir compagnie, sinon on aurait que le bétail…

Bernadette regarde du côté des spectateurs qui figurent la vue qu’on a depuis la terrasse.

Bernadette – Ah, oui, les moutons… Là aussi, ça change de Paris…

Alban – Encore que… Plus j’observe les moutons, plus je leur trouve de points communs avec les Parisiens. Ils vivent en troupeaux. On leur tond la laine sur le dos, et avec le peu d’avoine qu’on leur donne en échange, ils n’ont même pas les moyens de se payer un manteau en synthétique pendant les soldes…

Bernadette – On leur donne de l’avoine, aux moutons ?

Alban – C’était juste pour filer la métaphore de la laine…

Eve – D’ailleurs, ce ne sont pas des moutons, mais des chèvres.

Bernadette sourit poliment.

Bernadette – Et tout ce vert… C’est quoi, ces plantations, là bas ?

Alban – Ah, ça ? C’est notre plantation personnelle de cannabis. L’isolement, ça a quand même certains avantages. Et croyez-moi, c’est de la bonne. Si ça vous tente…

Eve le fusille du regard.

Eve – Vous mangez avec nous, n’est-ce pas ? C’est ce que vous m’aviez dit quand vous avez réservé. Mais il n’y a pas d’obligation, hein ? Si vous préférez vous reposer…

Bernadette – Non, non, ce sera avec plaisir. C’est aussi pour ça que nous voyageons en chambres d’hôtes…

Alban – Pour échanger avec les autochtones…

Eve – Malheureusement, avec nous, vous êtes mal tombés. On est un peu comme les ours des Pyrénées. On a été réintroduits dans le coin pour éviter l’extinction de la race…

Alban – On leur bouffe un mouton de temps en temps. Et on n’est même pas foutu de se reproduire. J’espère qu’on ne finira pas nous aussi sous les balles d’un chasseur dégénéré qui nous aura pris pour des ours slovènes…

Eve – J’ai prévu du jambon de Bayonne en entrée. Mais si vous ne mangez pas de porc…

Bernadette – J’adore le jambon de Bayonne.

Eve – Ah… Alors au moins, vous n’êtes pas musulmans…

Alban – En même temps, il ne doit pas y avoir beaucoup de musulmans qui font le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, non ?

Eve – Basques, peut-être ?

Bernadette – Non plus… Pourquoi…?

Eve – Non, non, comme ça… Comme vous aimez le jambon de Bayonne…

Silence gêné.

Bernadette (à Alban) – C’est vous qui avez peint ces tableaux que j’ai vus à l’intérieur.

Alban – Oui.

Bernadette – Vous avez vraiment du talent.

Eve – Oui… C’est un génie qui gagnerait à être reconnu…

Alban – Pas évident de croire en soi sans se prendre au sérieux. Le plus souvent, les gens se contentent de ne pas vous prendre au sérieux.

Bernadette – Et vous ?

Eve – Moi ?

Bernadette – J’imagine que de tenir ces chambres d’hôtes, ça doit vous prendre pas mal d’énergie. Vous avez le temps de faire autre chose ?

Eve – Je ne sais pas encore. Vous êtes nos premiers clients…

Bernadette – Vraiment ? Il va falloir qu’on soit à la hauteur, alors.

Alban – Oui, c’est ce que je disais à ma femme ce matin, justement.

Eve – Ce qu’on disait, c’est qu’il fallait que nous, on soit à la hauteur…

Bernadette – Et vous faisiez quoi, avant de venir vous installer ici ?

Eve – J’étais professeur de français. Mais l’enseignement, maintenant… C’est devenu vraiment trop dur… J’avais l’impression qu’avec mes élèves, on ne parlait plus le même langage… Non, tant qu’on aura pas traduit Chateaubriand et Proust en langage texto… Alors il y a deux ans, on a acheté cette maison pour essayer de changer de vie. On verra bien… Et vous ? Vous faites quoi ?

Jacques revient.

Jacques – Bonjour…

Eve – Bonjour.

Bernadette – Vous n’avez pas encore fait la connaissance de mon mari, je crois… Jacques… Eve… et Alban.

Jacques – Alban et Eve… C’est amusant…

Eve – Oui… Vous voulez boire quelque chose ?

Jacques – Alban m’a déjà proposé un verre d’eau.

Eve – Eh bien on va pouvoir passer à l’apéritif, alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Jacques – Pourquoi pas ?

Eve – Mon mari va vous déposer une couverture sur le lit. Vous verrez bien si vous en avez besoin ou pas. Hein, chéri ?

Alban – Tu crois vraiment que c’est nécessaire ?

Eve (fermement) – Tu nous as bien dit qu’il pouvait geler cette nuit, non ?

Alban se lève enfin de sa chaise longue à regret.

Alban – Bon, ben j’y vais alors…

Eve – Je vais chercher les bouteilles.

Bernadette – Vous voulez que mon mari vous aide ?

Eve – Non, non, merci, ça ira très bien.

Alban et Eve sortent ensemble.

Eve (en aparté à Alban) – Profites-en qu’ils sont là tous les deux pour aller fouiller dans leurs sacs… Elle a un revolver, je te dis… (À voix haute) Tu prends une couverture dans le placard de l’entrée, chéri ?

Jacques et Bernadette restent donc en tête-à-tête. Ils échangent un regard préoccupé.

Bernadette – Ils sont un peu spéciaux, non ?

Jacques (distraitement) – Ah, oui ?

Bernadette – Tu as vu ses peintures, à l’intérieur ?

Jacques (appréciatif) – Ah, oui !

Bernadette – Quelle horreur…

Jacques – C’est un peu olé olé… Mais bon…

Bernadette – Un peu ? C’est un véritable obsédé, oui…

Jacques (rêveur) – Tu crois que c’est elle qui lui sert de modèle ?

Bernadette (sèchement) – Pourquoi…?

Jacques – Comme ça… C’est vrai que c’est plutôt une belle femme…

Bernadette – Oui, oh…

Jacques – Ben si, quand même.

Bernadette – Bon, ça va ! Non, mais franchement ! Tu te vois me peindre toute nue et accrocher le tableau au dessus de la cheminée dans notre salle à manger…

Jacques (la regardant) – Non…

Blanc.

Bernadette – Et la chambre, tu trouves qu’elle vaut les trois épis ?

Jacques – Ce n’est pas très grand, et un peu bas de plafond, mais ça a du cachet. Avec ces poutres apparentes…

Bernadette – Le type qui s’est pendu dans ce placard à balais devait être contorsionniste…

Jacques – On verra bien ce qu’ils nous servent à dîner.

Bernadette regarde du côté des chèvres (c’est à dire des spectateurs).

Bernadette – Elles sont bizarres, ces chèvres, non ?

Jacques – Ah, oui…?

Bernadette – Tu ne vois pas ?

Jacques regarde aussi.

Bernadette – Elles nous regardent, et on dirait qu’elles se marrent…

Jacques – Ah, oui, peut-être…

Bernadette – Enfin, il faut reconnaître que le paysage est magnifique. Tiens, j’ai envie de prendre une photo. Pour notre rapport… (Jacques ne bronche pas) Ben tu vas chercher l’appareil !

Jacques – Oui, oui, j’y vais…

Jacques sort. Eve revient un instant après avec un chariot chargé de bouteilles.

Eve – Voilà… Qu’est-ce que je vous sers ? (Constatant l’absence de Jacques) Mais vous avez encore perdu votre mari ?

Bernadette – Il est parti chercher l’appareil photo dans la chambre.

Eve – Et merde…

Bernadette (interloquée) – Pardon ?

Eve – Non, non, j’ai renversé les cacahuètes, mais ce n’est rien… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Bernadette – Il y a une spécialité du coin ?

Eve – Le vin de pissenlit ?

Bernadette – Ah, oui ?

Eve – Je ne sais pas si c’est vraiment une spécialité du coin. En tout cas, c’est ce que nous a raconté le fermier d’à côté. On se fournit chez lui. Je vous préviens, c’est un peu spécial. (Pour elle-même) D’ailleurs, le fermier aussi est un peu spécial…

Bernadette – Oh, vous n’allez pas m’empoisonner…

Eve – Ah… Le poison, c’est une arme de femme… Plus que le revolver, je veux dire…

Bernadette semble un peu interloquée, mais se reprend rapidement.

Bernadette – Ça ne fait rien, je prends le risque.

Alban revient.

Alban – Tu as réussi à leur refourguer ton vin de pissenlit ?

Eve – Qu’est-ce que tu prends ?

Alban – Pas ça, en tout cas, la seule fois où j’en ai bu, j’ai failli mourir…

Eve – Mon mari plaisante…

Alban – Je vais plutôt prendre une absinthe.

Eve – De l’absinthe ? Je croyais que c’était interdit en France ?

Alban se sert.

Alban – Je me fournis en Suisse, la frontière est juste à côté. C’est vrai que depuis que j’en bois, je commence à perdre mes cheveux, il m’arrive d’avoir des hallucinations, et j’ai parfois des envies de meurtre. Mais si je veux arriver à peindre comme Van Gogh… L’absinthe l’a rendu fou, et il a fini par se suicider, d’accord. Mais quel talent !

Jacques revient.

Eve – Et vous, Jacques ? Qu’est-ce que je vous sers ?

Jacques – Oh… Je prendrai un porto, si vous en avez…

Eve – Ah, j’ai oublié le porto.

Bernadette – Ne vous dérangez pas, mon mari va prendre autre chose ! Hein, Jacques ? Tu vas prendre une absinthe, avec Alban…

Jacques – Oui, oui, bien sûr… Une absinthe, ce sera très bien?

Eve – Non, non, j’y vais. Alban, tu peux t’occuper des glaçons ? Excusez-nous un instant…

Eve et Alban sortent. Bernadette remarque que Jacques a l’air un peu perturbé.

Bernadette – On dirait que tu viens voir un fantôme. Ne me dis pas que c’est celui du type qui s’est pendu dans notre chambre…

Jacques – Quand je suis arrivé pour prendre l’appareil photo, il était en train de fouiller dans ton sac…

Bernadette – Non…?

Jacques – Il faudra qu’on vérifie avant de partir s’ils ne nous ont rien volé…

Bernadette – Je te dis qu’ils ont l’air bizarre… Et si on inventait un prétexte pour s’en aller ?

Jacques – Un prétexte ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi. On peut toujours trouver quelque chose. Un cas de force majeur. La mort d’un proche… Une fuite de gaz…

Jacques – On a une chaudière au fioul.

Bernadette – C’est pour ça que j’ai parlé de prétexte…

Jacques – Tu crois…?

Bernadette – Je ne le sens pas… (Avec un air inquiétant) Et tu sais comment ça se termine, en général, quand je ne le sens pas…

Eve revient avec la bouteille de porto et sert Jacques.

Eve (à Jacques) – Et c’est du porto qui vient directement de Portugal. C’est notre femme de ménage qui nous l’a ramené de là-bas en revenant de vacances.

Bernadette – Parce que vous croyez que le porto qu’on achète en France ne vient pas forcément du Portugal ?

Eve a l’air un peu décontenancée.

Jacques – Ma femme plaisante…

Eve (à Bernadette) – Je vais vous accompagner pour le vin de pissenlit, si ça peut vous rassurer. C’est promis, je boirai en premier. Si je ne meurs pas immédiatement dans d’atroces convulsions, vous pourrez en boire vous aussi…

Alban revient.

Alban – Et voilà les glaçons. (À Bernadette) Bien frais, ça passe mieux, vous verrez. On ne sent presque pas le goût du pissenlit…

Chacun lève son verre.

Alban – Allez, à aujourd’hui qui demain ne sera plus !

Bernadette boit prudemment une gorgée, à la suite d’Eve et des autres.

Alban – Je ne voudrais pas être indiscret, mais vous m’intriguez… Je n’ai toujours pas compris le principe du pèlerinage laïque…

Bernadette – Vous croyez aux miracles ?

Alban – Vous voulez dire… quand il y a un tremblement de terre qui fait deux cent mille morts, qu’après des semaines de recherches, des sauveteurs bénévoles retrouvent par hasard un ou deux survivants sous les décombres au péril de leur vie, et qu’on en attribue tout le mérite à Dieu en le remerciant pour ses bienfaits ?

Bernadette – Eh bien nous aussi, nous sommes des miraculés… Je dirais même des polymiraculés.

Jacques – Ma femme veut dire que nous avons déjà plusieurs fois échappé à la mort.

Eve – Tiens donc…?

Jacques – Tenez, par exemple, ce Concorde qui s’est écrasé sur un hôtel à Roissy en 2000, vous vous souvenez ?

Eve – Ah, oui, bien sûr.

Bernadette – Mon mari avait prévu de le prendre. Il était déjà en salle d’embarquement. Mais il s’est cassé le coccyx en dévalant l’escalier des toilettes après avoir glissé sur un Mars. Alors il n’a pas pu partir…

Jacques – Vous vous rendez compte. Mes valises étaient déjà enregistrées. D’ailleurs, je ne les ai jamais revues…

Alban – C’est curieux… Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire de valises… (Avec un regard entendu à Eve) Et dire qu’on n’a jamais vraiment su comment cet avion avait pu exploser en vol…

Eve (à Bernadette) – Et vous n’étiez pas avec votre mari…?

Bernadette – J’étais juste venue l’accompagner… On avait passé la nuit dans un hôtel de l’aéroport. Quand j’y suis retournée pour payer la note, ce n’était plus qu’un brasier.

Jacques – Le Concorde que je devais prendre s’était écrasé dessus.

Bernadette – À cinq minutes près, j’y passais, moi aussi… Autant vous dire que moi non plus, je n’ai jamais revu mes bagages…

Jacques – C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire le pèlerinage de Saint-Jacques.

Alban – Pour qu’il vous ramène vos valises ?

Bernadette – Pour remercier… disons la Providence.

Silence embarrassé.

Jacques (sur un ton grave) – Vous croyez en l’au-delà, Eve ?

Eve est un peu prise de court.

Eve (plaisantant pour dédramatiser) – Vous voulez dire… la Quatrième Dimension, ce genre de trucs…?

Alban – Moi, j’aurais plutôt tendance à penser que le paradis et l’enfer sont ici bas, et qu’on peut passer de l’un à l’autre dans la même journée… C’est d’ailleurs ce que je disais à ma femme pas plus tard que ce matin. Hein, chérie ?

Blanc.

Bernadette – En tout cas, la vue est magnifique… Tout ce vert… (À Jacques) Tu n’as pas ramené l’appareil photo, Jacques ?

Jacques – Zut, avec tout ça, j’ai oublié…

Alban – L’avantage, quand on n’a plus de mémoire, c’est qu’on ne s’ennuie jamais. Ma mère a fini Alzheimer. Quand j’allais lui rendre visite, à chaque fois qu’elle me quittait des yeux une seconde, elle avait l’impression que je venais d’arriver. Elle était toujours contente de me voir…

Jacques – Je retourne chercher l’appareil.

Bernadette – Je t’accompagne, je vais prendre un châle. C’est vrai que ça se rafraîchit un peu, non…?

Jacques et Bernadette sortent.

Eve – Alors ?

Alban – Ben… Je n’ai pas eu trop le temps de fouiller, le mari m’a pris la main dans le sac…

Eve – Mais c’était sur le dessus ! Un pistolet avec une crosse noire et un canon argenté.

Alban – La seule chose noire et argentée que j’ai vue dans ce sac, c’est un séchoir à cheveux… (Il lui lance un regard méfiant) Rassure-moi, tu n’aurais pas pu confondre un séchoir à cheveux avec un pistolet…?

Eve hausse les épaules, mais on la sent pas très sûre d’elle.

Alban – Dis-moi, les pistolets que tu as déjà vus à la télé, c’était pas dans Star Trek ou dans la Guerre des Étoiles…? Genre pistolet à laser désintégrateur… pouvant accessoirement servir de sèche-cheveux de voyage ?

Bernadette revient, avec un châle, accompagnée de Jacques, un appareil photo à la main.

Jacques – Voilà, comme ça on pourra au moins garder un souvenir éternel de cette vue merveilleuse. Au cas où les choses viendraient à dégénérer subitement…

Eve (inquiète) – Vous avez des raisons de penser que les choses pourraient subitement dégénérer…?

Bernadette – Nul part on n’est à l’abri d’une chute de météorite…

Jacques – Ou d’un bloc de glace qui se détache de la cuvette des toilettes d’un Airbus…

Alban et Eve échangent un regard préoccupé. Jacques prend une photo de la salle, pendant que Bernadette prend un air de circonstances.

Bernadette – D’ailleurs je suis vraiment désolée, mais nous n’allons pas pouvoir rester.

Eve – Ah, bon ?

Alban – Quel dommage…

Bernadette – Je viens de recevoir un appel sur mon portable. Ma mère vient de mourir…

Jacques, semblant surpris, lui lance un regard interloqué.

Alban – Tiens, ça c’est marrant… (Têtes des trois autres) Non, je veux dire… Pas pour votre mère… Mais d’habitude, on n’a pas de réseau, ici. C’est ce que j’expliquais tout à l’heure à votre mari. Ça doit encore être un miracle.

Eve lui lance un regard offusqué.

Eve – Nous sommes vraiment très peinés pour vous. Toutes nos condoléances…

Bernadette – Bien entendu, nous vous réglerons la nuit…

Eve – Mais il n’en est pas question, voyons…

Alban – Sauf si vous insistez, bien sûr…

Eve – Je vous en prie, asseyez-vous un moment.

Bernadette se rassied.

Jacques – Et elle est morte de quoi ?

Bernadette lance à son mari un regard agacé.

Bernadette (à tous) – Oh, vous savez, elle était déjà très malade… Mais bon, même quand on s’y attend, ça fait quelque chose…

Jacques – Et dire qu’à son âge, elle faisait encore du vélo.

Eve – Moi, j’ai dû faire piquer mon hamster il y a six mois. Il était couvert de tumeurs et il ne pouvait même plus pédaler dans sa cage. Déjà, ça m’a fait un choc. Alors une maman, j’imagine…

Semblant se prendre au jeu, Bernadette se met à pleurer. Eve lui tend un mouchoir en papier.

Eve – Tenez…

Bernadette – Merci… Ça me touche beaucoup…

Alban (à Eve) – Mais avant le hamster, il y a eu ton père… Il est mort quelques semaines avant…

Eve – Je sais, mais… Ça va vous paraître monstrueux, mais ça ne m’a pas fait le même effet que pour mon hamster…

Bernadette – Je comprends… Quand on n’a jamais eu d’enfant…

Bernadette sèche ses larmes, et se mouche bruyamment. Elle semble se reprendre un peu, et trempe les lèvres dans son verre.

Bernadette – C’est vraiment délicieux, ce vin de pissenlit. Très léger. Et avec un petit goût inhabituel… Qu’est-ce que c’est ?

Eve – Le pissenlit, probablement…

Bernadette – Ah, oui… On… On sent bien le goût… C’est très délicat…

Eve – Il paraît que c’est fait avec les racines.

Alban – C’est ce qui s’appelle boire le pissenlit par la racine.

Eve – Prenez des cacahuètes…

Bernadette se sert.

Eve – Et vous, Jacques, vous avez encore vos parents ?

Jacques – Eh bien… Je suis un enfant de la DASS… Ma mère est morte en couches, et mon père s’est tué en voiture en allant me déclarer à la mairie…

Alban – Un animal domestique, peut-être…?

Soudain, Bernadette se lève de son siège et se met à suffoquer d’une façon impressionnante.

Jacques – Qu’est-ce qui t’arrive, chérie ?

Eve – Ça doit être l’émotion…

Jacques – Ou les pissenlits…

Alban – Je crois plutôt que c’est les cacahuètes… Elle a dû en avaler une de travers…

Alban se lève, se place derrière Bernadette, lui passe les bras autour de la poitrine, et lui donne une forte pression par derrière, dans un geste un peu ambigu. Jacques le regarde faire avec stupéfaction, mais Bernadette ne tarde pas à cracher la cacahuète et à reprendre peu à peu sa respiration, avec difficulté.

Alban – C’est la méthode de Heimlich. J’ai vu faire ça dans Urgence, à la télé, du temps où on l’avait encore… Et après, on va dire qu’il n’y a que des conneries sur France 2.

Bernadette – Je ne sais pas comment vous remercier… J’ai bien cru que j’allais m’étouffer…

Alban – Ah, mais on peut en mourir, hein ! Ça s’appelle une fausse route. Au lieu de passer directement dans l’oesophage, la cacahuète décide de faire un pèlerinage dans la trachée artère… Ça arrive souvent en cas d’émotion forte…

Bernadette (les yeux bordés de reconnaissance) – Alors vous m’avez sauvé la vie…!

Alban la regarde, un peu embarrassé.

Alban – C’est le côté Docteur House qui sommeille en moi sous mes dehors de Mister Jekyll.

Bernadette s’avance vers Alban, et le serre chaleureusement dans ses bras avec une ferveur un peu ambiguë.

Bernadette – Merci… (Elle se dégage et s’adresse à Jacques) Et toi, tu ne faisais rien ! Tu m’aurais laissé m’étouffer ! Heureusement qu’Alban était là…

Jacques ne répond rien.

Alban – Mais dites-moi, il vous en arrive des malheurs. Un décès dans la famille. Maintenant une fausse route. Ce n’est plus un pèlerinage, c’est un chemin de croix. Vous êtes sûrs que vous allez tenir jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle…?

Eve – Vous allez quand même rester dîner avec nous ? Alban vous raccompagnera à la gare après. De toute façon, le prochain train pour Paris n’est que dans trois heures, alors…

Bernadette – Pourquoi pas… Merci de votre accueil, vraiment…

Eve – On va vous laisser respirer un moment…

Alban – Le bon air des Alpes…

Eve – De toute façon, il faut qu’on finisse de préparer le repas. Il n’y a pas grand chose à faire, mais bon. Vous pourrez vous reposer un peu.

Alban – Et commencer à faire votre deuil…

Jacques – Je vais au moins vous aider à mettre la table…

Eve – Non, vraiment, ce n’est pas la peine… Tu viens Alban…

Eve et Alban sortent.

Bernadette – Ils sont vraiment adorables…

Jacques – Tout à l’heure, tu les trouvais bizarres…

Bernadette – Ce qu’elle m’a dit à propos de la mort de ma mère… Ça m’a beaucoup touchée…

Jacques – Mais… ta mère n’est pas morte, si ?

Bernadette – Peut-être, mais elle n’est pas supposée le savoir… Et puis il m’a quand même sauvé la vie ! Je ne le connais que depuis une heure, et il m’a déjà sauvé la vie ! Tu m’as déjà sauvé la vie, toi ? Depuis le temps qu’on est marié !

Jacques – Alors on ne part plus ?

Bernadette – On est bien ici, non ?

Jacques – Mais, c’est toi qui disais que…

Bernadette – Oui ben il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis… Et toi, il faut au moins te reconnaître une chose, c’est une certaine constance dans tes opinions…

Bêlement de chèvres.

Jacques – C’est vrai qu’elles bêlent d’une drôle de façon, ces chèvres… Tu as raison, on dirait que c’est de nous qu’elles rigolent…

Alban revient.

Alban – Excusez-moi, je ne fais que passer… Je vais à la ferme d’à côté chercher le lait pour le petit déjeuner. Directement au pis de la vache…

Jacques – Ah, oui… Moi aussi, je faisais ça quand j’étais gamin.

Bernadette – Tes parents habitaient à Montmartre !

Jacques – Pendant les vacances chez ma tante, en Normandie.

Alban – Ça fait partie du folklore local pour les hôtes de passage…

Jacques – Le lait des vaches, c’est quand même autre chose que le lait du supermarché.

Bernadette – Oui, remarque, c’est comme pour le porto, hein ? Je pense que le lait du supermarché vient aussi des vaches, non ? Il est pasteurisé, c’est tout…

Alban – C’est sûr que celui-là, il faut bien le faire bouillir. Parce que si on n’a jamais bu que du lait U.H.T., on peut vite attraper la typhoïde…

Jacques – Le lait du supermarché… Ils retirent le beurre et la crème, ils vous la vendent à part, et ils vous facturent ce qui reste vingt fois plus cher que le lait de ferme, qu’ils payent aux paysans une misère.

Bernadette – Oh, non, moi, le lait entier, je ne le digère pas bien…

Jacques – Ma femme boit du lait écrémé garanti sans lactose. Je me suis toujours demandé ce qui restait dans le lait quand on retire la crème et le lactose. Autant boire directement de l’eau minérale, non ?

Alban – Remarquez, comme ils nous vendent l’eau minérale au prix du lait. Bon, ben ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y aille. Si je ne veux pas rater la traite…

Bernadette (enjouée) – Je peux venir avec vous ? (Feignant l’abattement) Ça me changera un peu les idées…

Alban – Ok…

Bernadette – Ça ne te dérange pas que je te laisse tout seul, chéri ?

Jacques – Non, non, vas-y… (Ironique) Si ça peut adoucir un peu ton chagrin.

Alban (à Bernadette) – Moi aussi, dans les moments difficiles, j’ai toujours trouvé beaucoup de réconfort auprès des vaches…

Alban et Bernadette s’en vont. Jacques soupire.

Eve revient avec quelque chose dans un panier.

Eve – Vous voulez éplucher les oignons avec moi ? Ça vous distraira…

Jacques – Bien sûr…

Ils se mettent à éplucher les oignons en silence.

Jacques – Ça va vous paraître affreux, mais… Ça m’est arrivé d’avoir envie de la tuer…

Eve – Votre belle-mère ? Oh, ça arrive à tout le monde, hein. Il ne faut pas culpabiliser pour ça, c’est tout à fait normal. Et puis vous n’êtes pour rien dans son décès, non ? Si…?

Jacques – Ma belle-mère…? Ah, non, je… Je parlais de ma femme…

Eve – Ah… Remarquez, ça m’arrive aussi, vous savez, d’avoir envie de tuer mon mari… (Soudain inquiète) Mais on ne parle que d’une vague intention vite refoulée, là, hein ? Pas d’un début de passage à l’acte ? Je veux dire on ne parle pas d’arme à feu cachée dans un sac à dos, ou de choses de ce genre…

Jacques – Tout à l’heure, quand elle s’est étouffée, c’est vrai, je n’ai pas bougé. Qui sait…? Je me suis peut-être dit l’espace d’un instant…

Eve – Et si cette cacahuète était la solution à tous mes problèmes…? Mais non… Je vous assure. Ne vous en faites pas pour ça. Vous savez ce qu’on dit ? L’amour, la haine… Ce sont des sentiments parfois très proches l’un de l’autre. Voyons, Jacques ! Tous les psychanalystes vous le diront. La haine, c’est le ciment du couple !

Jacques la regarde en se demandant si elle parle sérieusement. Puis il soupire, et regarde le paysage.

Jacques – Je crois que c’est vous qui avez raison… Nous aussi, on devrait peut-être venir s’installer à la campagne. Pour retrouver un peu de sérénité. Un peu d’harmonie dans notre couple… Vous savez s’il y a des fermes à vendre, dans le coin. On serait voisins…

Eve lui lance un regard inquiet.

Eve – Ça… Je ne saurais pas vous dire… Et puis vous savez, on est quand même très isolé, ici. Il faut être rentier. Ou avoir un métier que vous pouvez exercer n’importe où. On n’a même pas internet…

Jacques pose sa main sur celle de Eve et la regarde avec un air langoureux.

Jacques – En tout cas, merci de m’avoir écouté, Eve. Ça m’a beaucoup touché, vraiment. J’en ai presque les larmes aux yeux…

Eve (interloquée) – Ça doit être les oignons…

Eve retire sa main et cherche à changer de sujet.

Eve – Et vous, Jacques, vous faites quoi, dans la vie ?

Jacques – Eh bien, je… Je fais le même métier que ma femme.

Eve – Comme ça, au moins, le soir, on a quelque chose à se raconter. Je veux dire… On peut toujours parler de son travail… Mais elle fait quoi, comme travail, votre femme…?

Alban et Bernadette reviennent.

Eve – Déjà !

Alban – On n’a pas pu avoir de lait, la vache était en dérangement.

Bernadette – C’est incroyable ! On a assisté à la naissance d’un petit veau… Vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a fait…

Eve – Ah, si, si, je comprends… Le décès d’une mère… La naissance d’un veau… Tout ça dans la même journée… Ça fait beaucoup d’émotions…

Bernadette – Ce sont des choses qu’on n’a plus l’habitude de voir à Paris.

Alban – Encore que… Vous avez assisté à l’accouchement de votre femme, Jacques ?

Jacques n’a pas le temps de répondre, car Bernadette lui coupe la parole.

Bernadette – La nature, c’est vraiment quelque chose de fort… Quand ça vous revient comme ça en pleine figure… (Elle craque) Oh, mon Dieu. Elle était debout, et il y avait les deux pieds fourchus qui dépassait de… C’était vraiment atroce. Les paysans avaient attaché une corde aux sabots du veau, et ils étaient trois à tirer dessus…

Alban – Je confirme. Trois crétins des Alpes. On se serait cru dans Intervilles.

Bernadette (fondant en larme) – Et dire que moi aussi, j’ai donné naissance à un veau…

Les trois autres se regardent interloqués, ne sachant pas très bien s’il s’agit d’un lapsus.

Eve – Bon ben on va peut-être passer à table. Si vous ne voulez pas rater votre train…

Alban – Qu’est-ce que tu nous as fait de bon, chérie ?

Eve – Du veau…

Jacques – On va vous aider à mettre la table.

Bernadette – C’est tout ce que tu trouves à dire ?

Jacques reste interloqué. Eve sort suivie de Jacques. Bernadette et Alban s’apprêtent à leur emboîter le pas.

Bernadette (en aparté à Alban) – Je ne le supporte plus… Des fois je me dis : si seulement il avait pu prendre ce Concorde au lieu de se casser le coccyx. Vous vous rendez compte ? Il me l’aurait indemnisé plus d’un million d’euros…

Air un peu décontenancé de Alban. Noir.

SOIRÉE

Alban, Eve, Jacques et Bernadette sont à table et finissent de dîner. Alban et Eve ont fait un effort de toilette. Jacques et Bernadette sont toujours habillés en scouts.

Bernadette – C’était vraiment délicieux ! Hein, Jacques ?

Jacques – Ah, oui ! Pour la chambre, je ne sais pas, mais pour la table d’hôte, là je crois que vous méritez votre troisième épi.

Alban et Eve échangent un regard intrigué.

Bernadette – Il faudra que vous donniez la recette à mon mari, Eve.

Jacques – Quand on a de bons produits.

Eve – Ah, là, c’est vraiment du producteur au consommateur. On prend le veau à la ferme d’à côté…

Malaise de Bernadette.

Alban – Mais ce n’est pas le veau que vous avez vu naître tout à l’heure, hein ! Remarquez, je pense que celui-là est venu au monde à peu près de la même façon, mais bon…

Eve – J’en prends un entier tous les deux mois. Ils me le débitent en morceaux, et ils me le livrent congelé dans des sachets en plastiques.

Bernadette – Ah, oui, c’est pratique.

Eve – Malheureusement, je ne sais pas si le fermier va pouvoir continuer. Maintenant que sa femme n’est plus là…

Jacques – Elle s’est pendue, elle aussi ?

Eve – Elle est en prison…

Alban – On a retrouvé une demi-douzaine de bébés dans son congélateur, justement…

Eve – J’espère que les sachets étaient bien étiquetés…

Malaise. Eve préfère changer de sujet.

Eve – En tout cas, ça nous fait plaisir que votre mère ne soit pas morte, finalement. Ça nous permet de passer la soirée ensemble…

Alban – Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement ?

Bernadette – Eh bien…

Bernadette jette un regard vers son mari pour qu’il vienne à son secours.

Jacques – Une tragique méprise… Un cambrioleur venait de lui voler tous ses papiers.

Bernadette – Un Polonais, à ce qu’on nous a dit.

Jacques – Un sans papier, justement.

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Vous savez comment sont les Polonais.

Bernadette – Alors maintenant qu’ils n’ont même plus besoin de passeport pour venir en France.

Jacques – Bref, en sortant de chez ma belle-mère, paf ! Le type se fait écraser par une voiture de police.

Bernadette – Tué sur le coup.

Jacques – Une vraie boucherie.

Bernadette – Vous savez ce que c’est, ils roulent comme des fous.

Jacques – Quand ils mettent leur sirène.

Bernadette – Alors que le plus souvent, ils vont au PMU du coin pour faire leur tiercé…

Jacques – Donc, comme le voleur avait les papiers de ma belle-mère sur lui, les gendarmes ont cru que c’était elle qui était morte.

Bernadette – Et ils nous ont prévenus.

Jacques – Entre-temps, heureusement, ma fille est allée à la morgue pour reconnaître le corps.

Bernadette – Et elle a bien vu que ça n’était pas sa grand-mère…

Jacques – Ben, oui, un Polonais…

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Et mort, en plus.

Alban et Eve sont un peu sonnés par ce récit alambiqué.

Eve – Comme quoi la réalité dépasse souvent la fiction.

Alban – Ah, oui… On nous raconterait ça dans un feuilleton à la télé, on dirait, quand même, ils exagèrent…

Jacques – Et puis ce n’était pas le moment de prendre la route ce soir, de toute façon. Vous aviez raison, dites donc. Vous avez vu, il neige ?

Bernadette – Tu es sûr ?

Jacques – Ah, oui, c’est bizarre… Les flocons sont roses…

Alban (jetant un coup d’oeil) – Ah, non, ça c’est les pétales du cerisier qui est juste au-dessus de la maison.

Eve – La floraison touche à sa fin. Dès qu’il y a un coup de vent…

Jacques – Ah, mais c’est vrai. Il y a un de ces vents…

Bernadette – Ça me rappelle notre dernier séjour dans les Landes… Tu te souviens, Jacques ? Ça a commencé comme ça en 99, à Biscarosse. Juste avant la tempête qui a emporté le toit de notre Hôtel Ibis et qui a rasé 250.000 hectares de forêt.

Bruit de tonnerre. Alban et Eve échangent un regard inquiet.

Eve – Reprenez du fromage. Je le fais moi-même. Avec le lait des chèvres que vous voyez brouter devant vous. Enfin, là, ça commence à s’assombrir, on ne les voit plus très bien…

Bernadette – Mais on les entend.

Bêlement des chèvres.

Jacques – Et elles ont l’air de bien se marrer…

Jacques et Bernadette échangent un regard et sont pris d’un fou rire vite contrôlé.

Eve – Je revends le surplus sur les marchés du coin. C’est vrai que les clients ont l’air plutôt contents. Ils ont toujours le sourire…

Jacques – Allez, je reprends un peu de fromage qui fait rire…

Bernadette se ressert elle aussi.

Bernadette – Ah, oui… Il est délicieux…

Jacques – Mmm… Il a petit arrière-goût… Je ne sais pas ce que c’est…

Bernadette – Oui… On sent que c’est du bio…

Eve se lève.

Eve – Je vais aller chercher le dessert… (Avant de sortir, en aparté, à Alban) Tu les as fait fumer, ou quoi ?

Alban – Non, je t’assure… Et ils n’ont presque rien bu…

Eve – Ça doit être leur état naturel…

Alban – Ou alors c’est le vin de pissenlit, combiné avec cet air pauvre en iode…

Eve sort.

Alban – Mais dites-moi, nous ne savons toujours pas ce que vous faites dans la vie ? Ça commence à m’intriguer…

Jacques – Ah… On leur dit Bernadette ?

Bernadette – Allez… De toute façon, maintenant… Les dés sont jetés…

Jacques – Nous sommes les clients-mystère…

Alban – Ah, oui, ça… Ça répond tout à fait à ma question…

Eve revient avec une tarte aux fraises d’Espagne.

Jacques – Les clients-mystère ! Vous ne savez pas ce que c’est ?

Alban – Non.

Bernadette – Eh bien, par exemple, une chaîne d’hôtels fait appel à nous pour séjourner incognito dans un de leurs palaces…

Jacques – Ou un de leur Formule 1, ça dépend.

Bernadette – Aux frais de la princesse, évidemment…

Jacques – Et à l’issue de notre séjour, nous faisons un rapport circonstancié sur la qualité du service.

Bernadette – Suite à quoi, bien entendu, les employés incompétents sont immédiatement licenciés sans indemnités…

Jacques – Les grands chefs qui se relâchent perdent leur troisième étoile au Michelin…

Bernadette – Et les chambres d’hôtes où on est obligé de se mettre à genoux pour se pendre perdent leur troisième épi.

Eve semble atterrée.

Eve – Et vous êtes payés pour ça ?

Jacques – C’est un métier…

Alban – Et là… Vous êtes en vacances, ou bien…

Bernadette (mystérieuse) – Ah…

Jacques – Trois épis, ça se mérite…

Le temps pour Alban et Eve de digérer tout ça.

Alban – Et à Saint-Jacques, vous y allez en pèlerins-mystère, aussi ?

Eve – Ou c’est juste une couverture…?

Jacques – L’année dernière, le Vatican nous a envoyés à Lourdes.

Bernadette – Ils se demandaient si la réputation de Bernadette n’était pas un peu surfaite.

Jacques – C’est vrai que ça fait un moment qu’elle n’a pas fait de miracle…

Léger malaise.

Bernadette – Et si on goûtait à cette tarte ?

Jacques – Voyons voir si elle aussi mérite son troisième épi !

Eve (sur la défensive) – C’est une tarte aux fraises des bois…

Jacques – Mais dites-moi, elles sont énormes dans le coin.

Alban – Et encore, vous n’avez pas vu les truffes. La plus grosse qui a été trouvée dans la région, il a fallu un tractopelle pour la déterrer.

Eve sert la tarte.

Eve – Remarquez, c’est plutôt sympa, comme métier, non ?

Alban – Etre payé pour faire de la délation, alors qu’il y a tellement de gens qui seraient ravis de faire ça gratuitement… Regardez ce qui s’est passé pendant l’occupation…

Eve – Alors vous passez votre temps en vacances ou à faire du shopping ?

Bernadette – Oh, vous savez, à la longue… C’est fatiguant. Même dangereux, parfois. On vous a raconté. Pour le Concorde…

Eve – Ah, parce que là aussi, vous étiez en mission ?

Jacques – Vous savez ce que c’est, dans les avions, le service laisse parfois à désirer…

Bernadette – Dans les hôtels aussi… Et pour ce qui est des chambres chez l’habitant, je ne vous en parle même pas. Aujourd’hui, n’importe qui peut transformer son grenier sans fenêtre en chambres d’hôtes de charme… Je ne dis pas ça pour vous, bien sûr…

Jacques – Quand même… Je me demande si on ne nous a pas jeté un sort, parfois…

Eve – C’est bizarre, je commence à avoir cette impression, moi aussi…

Jacques – On dirait que partout où on passe, l’herbe ne repousse plus.

Alban – L’herbe ?

Jacques – On était en mission en Thaïlande juste avant le tsunami. Et on devait partir à Haïti juste avant le tremblement de terre…

Alban et Eve échangent un regard consterné.

Bernadette – J’espère qu’on ne va pas vous porter la poisse à vous aussi…

Bernadette (revenant à la tarte) – Je n’ai jamais vu des fraises aussi grosses… Vous êtes sûre que c’est des fraises ? On dirait deux moitiés de pastèques…

Jacques – À propos, Eve, je ne résiste pas à vous poser la question. C’est vous qui servez de modèle à Alban, pour ses tableaux ?

Eve – Ne me dites pas qu’on envoie aussi des clients-mystère dans les ateliers des peintres…?

Jacques – Pas encore… C’est pure curiosité de ma part…

Eve – Dans ce cas… Il faut bien que je conserve ma part de mystère, moi aussi…

Jacques – Et votre peinture… vous arrivez à en vivre ?

Alban – Les nus, aujourd’hui, ça se vend très mal. Moi, quand j’étais gamin, j’allais au Louvre rien que pour voir des femmes à poil. Mais maintenant, avec internet… Vous savez ce que c’est.

Bernadette (à Alban) – Vous avez essayé, les chèvres ?

Alban – Pardon ?

Bernadette – Au lieu de votre femme… Vous avez essayé de peindre des chèvres ? C’est jolie aussi, une chèvre.

Jacques – Et c’est très gai. Écoutez-les se marrer…

Bernadette – Et en plus, ça fait du fromage !

Eve – Vous ne voulez pas en reprendre un peu ?

Jacques – Allez, on ne va pas en laisser pour si peu…

Moment de flottement. Jacques et Bernadette finissent le fromage avec un sourire idiot.

Eve – Je peux vous poser une question indiscrète, moi aussi ?

Bernadette – Allez-y…

Eve – Vous vous êtes rencontrés comment, avec votre mari ?

Jacques – Vous ne devinerez jamais…

Alban – Chez les Scouts ?

Bernadette – Comment vous avez deviné ?

Alban – Ça m’est venu comme ça.

Bernadette – La vie sous la tente, ça crée des liens.

Jacques – Ce n’était pas des tentes mixtes, évidemment, mais bon…

Bernadette – Les nôtres ont été emportées par un orage pendant la nuit alors qu’on campait en pleine forêt de Fontainebleau.

Jacques – On s’est tous retrouvés dehors à trois heures du matin en petite tenue.

Bernadette – Et la nature a fait le reste… Et vous, où est-ce que vous avez fait connaissance ?

Alban – Dans un club échangiste.

Jacques – Ah, oui…?

Alban – En fait c’était un club de vacances. Mais ça revient un peu au même. J’étais venu avec un ami. Et chacun est reparti avec la femme de l’autre…

Jacques (philosophe) – Finalement, le monde entier est une gigantesque partouze.

Bernadette le regarde un peu interloquée.

Bernadette – Et si on faisait un Trivial Pursuit, pour clore la soirée en beauté ?

Eve – Ah, désolée, mais nous n’avons pas de jeu…

Bernadette – Mauvais point pour votre troisième épi… Les jeux de société, c’est un incontournable de la chambre d’hôte. Heureusement, nous avons toujours le nôtre avec nous.

Nouvelle consternation de Alban et Eve.

Bernadette (à Jacques) – Tu vas le chercher, chéri ? Il est dans mon sac à dos ?

Jacques sort.

Bernadette – En dessous du revolver…

Alban et Eve se figent.

Bernadette – Je veux dire, au dessous du séchoir à cheveux.

Blanc.

Bernadette – Vous allez voir, Jacques et moi, nous faisons un couple redoutable.

Eve – Ah, non, mais ça ne m’étonne pas…

Jacques revient avec un minuscule Trivial Pursuit qu’il pose sur la table.

Bernadette – C’est un format de voyage, évidemment.

Eve – Ah, oui, il faut avoir de bons yeux pour lire les cartes…

Bernadette commence à disposer le jeu, avant de se retourner vers Jacques.

Bernadette – Tu as oublié les dés…

Jacques – Excusez-moi.

Il repart.

Bernadette – On fait ça par équipe, ça ira plus vite ? Vous prenez quel pion ?

Alban – Je ne sais pas… Le rouge…

Alban tend la main pour prendre le pion, mais Bernadette lui saisit le poignet pour arrêter son geste et l’interpelle sur un ton sans appel.

Bernadette – Touche pas à ça connard !

Alban et Eve se figent, surpris par ce ton meurtrier.

Bernadette (se radoucissant) – Le rouge, c’est notre pion porte-bonheur. Prenez le orange…

Alban – Ok…

Jacques revient avec deux énormes dés, dont on comprendra plus tard que l’un comporte principalement des 7, et l’autre principalement des 1.

Surprise de Alban et Eve, se demandant sans doute comment leurs hôtes ont pu transporter ces énormes dés dans leurs sacs à dos.

Jacques tend à Eve le dé comportant des petits chiffres.

Jacques – À vous l’honneur. Pour savoir qui commence…

Eve lance le dé.

Eve – Un.

Bernadette – À nous…

Bernadette lance un autre dé.

Bernadette – Sept !

Air interloqué de Alban et Eve.

Jacques – C’est nous qui commençons… Et c’est parti pour un premier camembert. Géographie. Vous nous posez une question ?

Bernadette – Tenez, prenez cette boîte là.

Eve tire une carte et lit.

Eve – Laquelle de ces trois villes n’est pas traversée par la Loire : Tours, Blois ou Lille…?

Jacques et Bernadette se consultent avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lille…?

Alban – Bravo…

Bernadette – En parcourant la France à pied, on apprend aussi la géographie…

Jacques – Encore à nous.

Bernadette lance le dé.

Bernadette – Encore un sept. Camembert jaune. Histoire.

Eve – Laquelle de ces trois villes ne se trouve pas en Allemagne : Lisbonne, Berlin ou Munich.

Jacques et Bernadette se consultent à nouveau avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lisbonne ?

Alban – Vous êtes sûr que c’était une question histoire…?

Bernadette – Et encore un camembert. Tu veux lancer le dé, chéri ?

Jacques lance le dé.

Jacques – Et encore un sept !

Bernadette – Camembert orange. Sport.

Eve – À quelle vitesse a-t-on chronométré la balle de service de Boris Becker à Rolland Garros en 1986, à deux kilomètres heure près ?

Bernadette (contrariée) – C’est toi qui as rangé les cartes, la dernière fois, Jacques ?

Jacques – Oui, peut-être…

Bernadette – Je dirais… 52 kilomètres heure…?

Jacques – Tant que ça ? C’est presque la vitesse d’une mobylette…

Bernadette – Bon, on va dire 48, alors.

Eve – Désolé, c’était 269.

Bernadette (à Jacques) – Tu vois, tu nous as fait nous tromper… Enfin, c’est le jeu. On ne peut pas gagner à tous les coups. Allez, à vous. Tenez, prenez ce dé.

Alban lance le dé.

Alban – Un.

Bernadette – Quel est le nom du plus connu des médicaments à base de chloroquine ? Attention, il y a un piège…

Eve – Aucune idée…

Alban – La Nivaquine.

Eve – Bravo…

Bernadette (lisant) – La sangria.

Eve – La sangria…?

Bernadette (relisant) – C’est vrai que c’est étonnant, mais bon… C’est ce qu’il y a marqué sur la fiche…

Jacques – C’est comme au foot ! Si on commence à contester les erreurs d’arbitrage…

Bernadette – Désolée, c’est à nous ! Allez… (Bernadette lance le dé) Sept encore ! Eh ben… On est verni…

Jacques – Alors… Vert, nous aussi.

Eve – Combien de bosses a un chameau ?

Jacques – Ah, je confonds toujours avec le dromadaire… (Réfléchissant) Je dirais deux quand même.

Alban – Là, vous m’épatez…

Bernadette – Et encore un camembert ! Allez, un petit sept… (Elle lance le dé) Sept ! Camembert marron. Littérature.

Eve tire une carte.

Eve – Dans Lucky Luke, quel animal est Rantanplan ?

Bernadette (à Jacques) – Là il faut bien réfléchir. Tu sais que la littérature, ce n’est pas notre point fort… Attends voir… Son cheval, c’est Jolly Jumper, ça j’en suis sûr… (Se lançant) Un chien ?

Alban – Vous nous aviez prévenu que vous faisiez un couple redoutable, mais là…

Bernadette (à Jacques) – Allez, à toi de lancer le dé.

Jacques lance le dé.

Jacques – Deux…

Bernadette – Tu l’as lancé trop fort ! Bon, enfin, ce sont les aléas du jeu…

Eve – Combien de temps un plant de carotte peut-il vivre ?

Bernadette (furieuse à Jacques) – Cette fois, c’est moi qui rangerai le jeu à la fin de la partie…

Jacques – Vous voulez dire, s’il meurt de sa belle mort ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi…

Jacques – Moins qu’un lapin, non…

Bernadette – Le lapin mange la carotte…

Jacques – Je dirais… cinq ans ?

Eve – Deux.

Bernadette – Oui, oh…

Eve – C’est une moyenne.

Bernadette – Bon, ben à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Encore un…

Alban – Je sens qu’on ne va pas se coucher tard.

Eve – Question orange.

Bernadette – Ah, là vous avez une chance de rattraper votre retard. Une question facile. Quel a été le premier club vainqueur de la coupe d’Europe des Clubs Champions ?

Alban reste sans voix.

Bernadette – Évidemment, il faut être amateur de foot…

Alban – Aucune idée.

Eve – Le Real Madrid ?

Bernadette – Comment vous savez ça…?

Eve – J’ai dit ça comme ça.

Bernadette (contrariée) – Bon… Alors encore à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Deux.

Alban – Ah, on progresse…

Bernadette – Quelle région française est réputée pour ses quiches…? (Elle se décompose) Ah, non, celle-là on l’a déjà eu il n’y a pas longtemps…

Jacques – Elle devrait être dans l’autre paquet…

Bernadette – Je vais vous en poser une autre.

Jacques – On ne saura jamais si vous connaissiez la bonne réponse. C’est le jeu…

Bernadette farfouille dans les cartes pour trouver celle qui lui convient.

Bernadette – Ah, voilà… Question orange. Sport. Désolée, j’ai cru comprendre que le football n’était pas votre spécialité… Combien de buts le footballeur français Just Fontaine a-t-il marqués pendant la Coupe du monde de 1958 ?

Alban (à Eve) – Vas-y, toi…

Eve – 9…?

Bernadette – 13 ! Ah, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups… À nous ! (À Jacques) Cette fois, c’est moi qui lance le dé…

Elle lance le dé.

Bernadette – Sept ! (À Jacques) Tu vois, quand on ne le lance pas trop fort… Alors, question rose. Pour le dernier camembert…

Eve – Dans quel musée conserve-t-on le crâne de Napoléon enfant ?

Bernadette (se concertant avec Jacques) – Il est né à Ajaccio…

Alban – Attention, vous n’avez droit qu’à une seule réponse…

Bernadette – Je dirais quand même… Au Musée des Invalides, à Paris ?

Eve retourne la carte et, n’en croyant pas ses yeux, lit la réponse.

Eve – Et c’est vrai !

Jacques et Bernadette exultent et se congratulent.

Jacques s’apprête à ranger le jeu. Bernadette se saisit d’un couteau qui traîne sur la table et le brandit sous la gorge de Jacques.

Bernadette (sur un ton meurtrier) – C’est moi qui range les cartes, cette fois, d’accord ?

Jacques fait profil bas. Bernadette range le jeu, sous le regard consterné d’Alban et Eve.

Bernadette (à nouveau sur un ton doucereux) – Un petit Monopoly, maintenant ?

Alban et Eve sont visiblement peu enthousiastes.

Jacque – Un Mille Bornes ?

Eve – Un Cluedo ?

Jacques – Un strip poker ?

Eve – On va peut-être vous laisser aller vous coucher, non…? Demain, vous avez de la marche à faire…

Bernadette – Bon… Vous voulez que mon mari fasse la vaisselle ?

Eve – Non, non… Il n’en est pas question…

Jacques – Alors à demain, pour le petit déjeuner ?

Eve – Thé ou café ?

Jacques – Oh, ne vous embêtez pas.

Bernadette – Faites les deux, et on se débrouillera…

Alban – Bonne nuit.

Jacques et Bernadette font un petit geste d’adieux et disparaissent.

Alban et Eve restent seuls, anéantis.

Alban – Tu fais la vaisselle ou j’essuie…?

Eve – Et si on laissait tout ça pour demain et qu’on se prenait une petite tisane ? Je crois que j’en ai besoin…

Alban – Nuit tranquille ?

NUIT

Dans une lumière onirique, sur une musique du style Il Était Une Fois Dans l’Ouest, Jacques et Bernadette apparaissent chacun d’un côté de la scène, toujours habillés en scouts. Ils se tournent le dos. Ils tiennent chacun à la main ce qui semble être une arme. Au ralenti, ils font volte face, et chacun braque vers l’autre ce qui apparaît maintenant être un sèche-cheveux. Bruit de sèche-cheveux très puissant. Toujours au ralenti, chacun semble être emporté par un vent de tempête…

Noir.

LENDEMAIN MATIN

La lumière se fait progressivement sur une scène vide. Alban arrive le premier en pyjama, une tasse à la main, et sirote son café en observant le paysage. Puis il s’assied et regarde le journal. Eve arrive à son tour, en chemise de nuit, visiblement pas très réveillée, un verre de lait à la main.

Eve – Ils ne sont pas encore levés, au moins…?

Alban – Ils sont en vacances, eux. Ils font la grasse matinée. (Regardant le journal) Tu savais que les Alpes se trouvaient sur une ligne de faille sismique ?

Eve – Non.

Alban – Il y a même eu un tremblement de terre cette nuit.

Eve – Ah, ouais…

Alban – C’est dans le journal. Un degré sur l’Échelle de Richter. Ok, on n’a rien senti, mais ce n’est peut-être qu’un signe avant-coureur… Tu te souviens de ce qu’ils ont dit ?

Eve – Qui ?

Alban – Tes hôtes ! Attila et sa femme : là où on passe, l’herbe ne repousse pas. À chaque fois qu’ils partent d’un endroit, il se produit une catastrophe.

Eve – Ils ne sont pas encore partis…

Alban – Je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment. Je sens que le Big One, c’est pour aujourd’hui.

Mais Eve ne l’écoute pas vraiment.

Eve – J’espère quand même qu’ils ne vont pas se pointer à midi. (Elle boit son verre de lait et grimace) Je vais t’avouer un truc : le lait de la voisine, j’ai vraiment du mal…

Alban – Maintenant qu’elle est prison…

Eve – Tu as raison, on dirait du lait maternisé…

Blanc.

Eve – Je vais quand même aller voir discrètement ce qu’ils font… Ils se sont peut-être massacrés pendant la nuit à coup de hache après une partie de Master Mind. Ils avaient l’air bien remontés, hier soir…

Alban – Tu veux que j’y aille ?

Eve – C’est bon, si je vois une flaque rouge qui coule sous la porte, je t’appelle…

Alban reprend son journal et se replonge dans sa lecture. Il semble intrigué par un autre article.

Eve revient.

Alban – Écoute ça (lisant) : Les autorités sanitaires ne sont toujours pas en mesure d’expliquer le vent de folie qui souffle depuis peu sur les habitants d’une paisible vallée des Alpes située près de la frontière suisse. Hallucinations collectives, exhibitionnisme, orgies… Soirées fondues dans les cas les plus graves. Une première piste, peut-être : toutes les personnes concernées auraient consommé un fromage de chèvre artisanal fabriqué dans la région…

Alban se tourne vers Eve.

Alban – Ben tu en fais une tête…

Eve – Ils se sont barrés.

Alban – Non…?

Eve – Leur lit n’est pas défait. Je ne sais même pas s’ils ont dormi là.

Alban – Ou alors, ils ont refait le lit avant de partir.

Eve – C’est délicat de leur part…

Alban – Une bonne habitude héritée des scouts, sûrement. Ils n’ont pas laissé de mot ?

Eve – En tout cas, ils n’ont pas laissé de chèque…

Alban – Ils n’ont rien volé, au moins…? (Elle lui lance un regard pas vraiment rassurant, et il comprend le message) Non…?

Eve – Le nu que tu avais fait moi… Il ne reste plus que le cadre… Apparemment, la toile a été découpée avec un cutter…

Ils digèrent cette information.

Alban – Je ne voudrais pas te paraître trop pessimiste, mais je crois que c’est mal barré pour ton troisième épi…

Silence.

Eve – Des clients-mystère…

Alban – Je commence à me demander s’ils ne se sont pas foutu de notre gueule…

Eve – À moins qu’on ait rêvé.

Alban – Un cauchemar, tu veux dire…

Eve – Je ne sais pas si c’était une si bonne idée que ça, cette chambre d’hôtes, finalement…

Alban – Moi, en tout cas, je n’ai pas peint une seule toile depuis que je suis arrivé ici… La verdure et les chèvres, ça ne m’inspire pas…

Eve – Et moi entre le lait de la voisine et le fromage de chèvre, j’ai pris cinq kilos.

Alban – Oui, j’avais remarqué…

Elle lui lance un regard las.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on va faire ?

Alban – Il faut se rendre à l’évidence, le paradis, c’est comme le Club Med. C’est bien pour une semaine ou deux. Mais qui voudrait prendre une concession perpétuelle au Club Med…?

Eve – On peut toujours essayer de revendre la ferme à des Anglais et retourner à Paris.

Alban – Il paraît que la livre sterling est en train de remonter.

Ils regardent le paysage un moment, comme dans un état second.

Eve – Tu avais déjà remarqué qu’en tendant un peu le cou, les chèvres qui sont dans l’enclos pouvaient brouter ton cannabis de l’autre côté de la clôture…?

Alban – Et elles ont l’air d’aimer ça, dis donc…

Bêlements des chèvres ressemblant à un ricanement.

Eve – Tu crois que c’est hallucinogène, le fromage de chèvre qui a brouté du cannabis.

Alban – Je ne sais pas…

Eve – Ça doit faire le même effet qu’un space cake.

Alban – Tu te rends compte ? On a inventé sans le savoir le space crottin de chavignol.

Eve – Ouais… Il faudrait peut-être déposer un brevet…

Alban – Une appellation d’origine contrôlée, en tout cas… On pourrait appeler ça Le Crétin de Chavignol… Pour rappeler discrètement les Alpes…

Eve – En tout cas, ce n’est pas mauvais. Nos hôtes en ont repris trois fois, hier soir.

Alban – Ça expliquerait leur comportement un peu étrange…

Eve – Ouais… (Pensif) Nous, ça fait trois mois qu’on en mange.

Nouveau silence contemplatif. Éventuellement sur une musique indienne planante façon années soixante-dix.

Alban – C’est qui, ces deux cons qui arrivent par ici en piétinant ce qui reste de mes plantations ce cannabis ?

Eve – Ben c’est ceux de ce soir… (Il la regarde sans comprendre) Les nouveaux hôtes… (Ils se rasseyent tous les deux à la table du petit déjeuner, visiblement abattus). Je repense à ce que tu me disais hier.

Alban – Quoi ?

Eve – Au cinéma, quand la lumière s’éteint et que le film va commencer, pourquoi c’est toujours devant nous que le mystérieux couple de grands cons qui arrive toujours en retard vient s’asseoir systématiquement, pour nous empêcher de voir les sous-titres ?

Alban – Ça va te paraître affreux, ce que je vais te dire, mais je me demande si on ne les attire pas. D’ailleurs tu vois, ils viennent nous persécuter jusqu’ici…

Bêlement de chèvres.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – On ne va pas se laisser envahir sans rien faire. Il faut défendre notre territoire, et vendre chèvrement notre peau.

Eve – Tu veux dire chèrement…? Vendre chèrement notre peau ?

Ils échangent un regard. Brusquement, à l’unisson, ils retournent la table du petit déjeuner afin de s’en faire un rempart, et prenne chacun un des deux pistolets (en jouet, bien sûr) qui étaient collés dessous avec du scotch.

Alban – Souviens-toi de Fort Alamo !

Noir. On entend des coups de feu en rafale. Nouveaux bêlements de chèvres affolées…

Alban – Je crois que j’en ai descendu un.

Eve – Moi aussi.

Les bêlements de chèvres cessent aussitôt.

Alban – On n’entend plus rien.

Eve – Tu es sûr que ce n’était pas les chèvres ?

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-10-9

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Coup de foudre à Casteljarnac

 Lovestruck at Swindlemore Hall –  Amores a Ciegas – O amor é cego  

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 femmes – 1 homme

Afin de redorer son blason, la baronne de Casteljarnac cherche pour sa fille,
pas très gâtée par la nature, un prétendant aussi riche que peu regardant.
Elle pense avoir trouvé le gendre idéal…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Coup de Foudre à Casteljarnac

Personnages :

Baronne de Casteljarnac

Marika, sa fille

Maria, sa bonne

Franck, son gendre

Acte 1

Le salon du château délabré de Casteljarnac. Mobilier d’époque mais en piteux état. Murs cachant leur décrépitude derrière quelques portraits de famille accrochés de travers. Marika de Casteljarnac arrive, peu gracieuse et mal fagotée.

Marika – Maria ? Où est-elle encore passée, cette idiote ? Maria ! Mais c’est tout à fait insensé !

Entre la baronne Carlota de Casteljarnac, sa mère, femme plutôt pulpeuse, très maquillée, et d’une élégance un peu voyante. Elle porte un plateau de petit déjeuner.

Marika – Ah, bonjour mère… Mais où est donc la bonne ?

Carlota – Elle vient de partir…

Marika – Partir ? Mais où ça ? Et quand reviendra-t-elle ?

Carlota – Pas de si tôt, je le crains…

Marika – Comment ça ? Mais j’ai besoin d’elle ! (Prise d’un doute) Ne me dites pas qu’elle est encore partie en congé au Portugal ?

Carlota – Pire que ça…

Marika – Vous voulez dire qu’elle a pris congé tout simplement ?

Carlota – C’est malheureusement ce qui finit par arriver avec les domestiques lorsqu’on ne leur paie pas leurs gages…

Marika – Ces gens n’ont vraiment aucune éducation… Elle aurait au moins pu me servir mon petit déjeuner avant de s’en aller… Enfin, une bonne de perdue dix de retrouvées… De toute façon, elle était incapable de faire cuire correctement un œuf à la coque…

La baronne pose le plateau sur une table.

Carlota – Tenez, aujourd’hui exceptionnellement, c’est moi qui vous l’ai préparé… Bon anniversaire ma chérie !

Marika – Vous y avez pensé ? Vous êtes un amour, maman…

Carlota – Pour le cadeau, on verra ça un peu plus tard. Vous savez qu’en ce moment, nous avons quelques problèmes de trésorerie…

Marika s’assied et commence à déjeuner, en attaquant l’œuf à la coque.

Marika – Ne vous tourmentez pas pour ça, mère. En tout cas, le vôtre est très réussi, bravo !

Carlota – Le mien ?

Marika – Votre œuf à la coque !

Carlota – Ah, oui, bien sûr… Au moins, si nos finances venaient à se dégrader encore un peu plus, je pourrais toujours chercher à me placer comme gouvernante dans un château alentour…

Marika – Vous êtes drôle.

Carlota – J’ai engagé une autre bonne, mais si nous n’avons pas de quoi la payer, je crains qu’elle ne reste guère plus longtemps que la précédente…

Marika continue à déjeuner, mais elle remarque bientôt le regard attentif que sa mère pose sur elle.

Marika – Tout va bien, mère ? Vous avez l’air soucieuse… Si c’est au sujet de Maria, ne vous inquiétez pas. Je peux me passer de camériste pendant un jour ou deux.

Carlota – Marika, il faut que je vous parle sérieusement.

Marika – Vous me faites peur… Ça m’a l’air sérieux en effet… Mais je vous écoute…

Carlota – Marika, vous n’êtes plus une enfant. Il y a maintenant des choses que vous pouvez comprendre… Comme vous le savez depuis votre sortie du Couvent des Oiseaux, notre situation financière est des plus délicates. Nous ne pouvons plus payer le personnel, et ce château tombe en ruine.

Marika – Je voulais justement vous en parler. Vous connaissez ces vers célèbres de Chantal Goya : « Il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville » ?

Carlota – C’est de Verlaine, je crois.

Marika – Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, ce serait plutôt : « Il pleut dans ma chambre quand il pleut sur le toit ».

Carlota – Eh bien Marika, j’ai peut-être trouvé le moyen de colmater durablement les brèches dans notre trésorerie, et de faire restaurer ce château avant qu’il ne s’effondre sur nos têtes.

Marika – Vous pensez à un de ces jeux de la loterie nationale dont on fait la publicité sur les ondes, qui peut faire d’un manant un parvenu en un seul tirage ?

Carlota – C’est à un autre genre de tirage que je pensais, ma chère enfant. Et plutôt aux jeux de l’amour qu’à ceux du hasard. Croyez-en mon expérience, c’est beaucoup plus sûr…

Marika – Je crains de ne pas comprendre…

Carlota – À votre âge, il serait temps de vous chercher un mari… Vous n’y avez jamais songé ?

Marika – Ma foi…

Carlota – Je sais, de nos jours, pour une jeune fille de bonne famille, il n’est pas si facile de trouver un prétendant digne de ce nom. Surtout lorsque l’on met la barre un peu haut. La fille de la Baronne de Casteljarnac ne peut pas se marier avec n’importe qui !

Marika – C’est clair.

Carlota – Un jour, c’est vous qui hériterez de mon titre de baronne. Je crains d’ailleurs que d’ici là, ce ne soit tout ce que j’ai à vous léguer…

Marika – Allons, nous n’en sommes pas encore là… Quoi qu’il en soit, comme vous le dites, de nos jours les princes charmants ne courent pas les rues…

Carlota – Et c’est précisément pourquoi en cette matière, l’intervention discrète d’une mère peut être utile…

Marika – Vraiment ?

Carlota – Une mère… un peu aidée par les nouvelles technologie de la communication, bien sûr…

Marika – Vous m’avez inscrite à mon insu sur un de ces sites de rencontre ?

Carlota – Un site très haut de gamme, je vous rassure. Même si j’ai dû pour cela gonfler un peu votre dote potentielle et retoucher votre portrait avec Photoshop…

Marika – Ma photo ?

Carlota – Fort heureusement, notre nom est en lui même un capital inaliénable. Beaucoup d’hommes fortunés seraient flattés d’épouser une Baronne de Casteljarnac, même sans le sou, afin d’atteindre par cette alliance à une respectabilité que l’argent ne suffit pas à acquérir.

Marika – Mais enfin, mère… Vous voulez donc me marier avec un roturier ?

Carlota – Hélas, il faut se rendre à l’évidence, ma chère enfant. Les gens de notre condition sont tout aussi fauchés que nous…

Marika – De là à caser votre fille avec un parvenu pour redorer le blason de la famille…

Carlota – Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution… J’ai cherché sur Google un site du genre « J’adopte un noble point com » mais je n’en ai pas trouvé… Croyez-moi, nous n’avons plus le choix…

Marika – Ne pourrions-nous pas vendre quelque chose ?

Carlota – J’ai déjà utilisé tous les expédients possibles, je vous assure… C’est cela ou nous défaire de Casteljarnac. Le château de notre famille depuis sept générations…

Marika – Mais je ne veux pas vous quitter, mère !

Carlota – Vous pourriez habiter ici avec votre mari. La château est grand. Il suffit de trouver quelqu’un d’assez accommodant… Et aussi riche que peu regardant…

Marika réfléchit un instant.

Marika – Bon… Après tout pourquoi pas ? Nous ne voyons jamais personne. Cela peut être assez divertissant de recevoir quelques prétendants. Nous jugerons sur pièce…

Carlota – Votre premier rendez-vous sera là d’une minute à l’autre.

Marika – Mon premier rendez-vous ? J’ai l’impression d’entendre une secrétaire médicale ! Et qu’il s’agit de se faire arracher une dent ! Ne me dites pas que la salle d’attente est déjà pleine.

Carlota – Rassurez-vous, vous n’avez à ce jour qu’un seul prétendant. Et croyez-moi, cela n’a pas été si facile de le trouver…

Marika – Mais enfin, mère, je ne suis même pas coiffée !

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas la peine.

Marika – Plaît-il ?

Carlota – Je veux dire, vous êtes très bien comme ça, ma chère.

Marika – Et il est comment, ce garçon ?

Carlota – C’est l’unique héritier d’un magnat de l’immobilier auvergnat qui a fait fortune en Californie.

Marika – Je voulais dire… physiquement.

On sonne.

Carlota – Ah, je crois que vous allez pouvoir en juger par vous-même…

Marika – Oh mon Dieu ! Mais vous auriez dû me prévenir avant !

Carlota – Je n’étais pas sûre de votre réaction. J’ai préféré vous faire la surprise. Bon je vais ouvrir moi-même. Puisque nous n’avons plus de bonne…

Carlota sort. Marika semble à la fois inquiète et excitée. Elle tente de se recoiffer un peu. Mais sa mère revient aussitôt, précédant le nouveau venu.

Carlota – Entrez, entrez, je vous en prie. Ne faites pas attention au désordre, la bonne a pris sa journée…

Le prétendant arrive. Il porte un costume sombre, des lunettes noires et se guide à l’aide d’une canne blanche. Il a dans la main un bouquet de fleurs. Marika en reste muette de stupéfaction.

Carlota – Marika, je vous présente Monsieur Lesourd.

Franck – Bonjour Marika.

Marika – Bonjour Monsieur…

Franck s’approche d’elle en tendant son bouquet de fleurs. Ce faisant, il heurte un guéridon et renverse un vase posé dessus. Marika reste un instant sidérée.

Franck – Je vous en prie, appelez-moi Franck.

Marika prend le bouquet de Franck pendant que sa mère ramasse le vase.

Marika – Bienvenue à Casteljarnac, Franck…

Carlota – Oh pour les fleurs, il ne fallait pas… Elles sont vraiment magnifiques… N’est-ce pas Marika ?

Marika – Oui, magnifiques… Merci beaucoup…

Carlota – Nous allons les mettre dans un vase tout de suite…

Carlota ramasse le vase tombé par terre, et Marika met les fleurs dedans.

Carlota – Voilà… Je peux vous offrir un café, Monsieur Lesourd ? Je n’en ai jamais fait moi-même, mais je peux toujours essayer…

Franck – Merci, ça ira… J’arrive directement de Los Angeles J’ai pris mon petit déjeuner dans l’avion.

Carlota – Ma fille avait hâte de vous rencontrer… J’imagine que vous allez rester quelques jours en France…

Franck – Eh bien… Pour toujours, je l’espère… Mais cela dépendra un peu de votre fille, en réalité…

Carlota se tourne vers Marika, attendant une réaction, mais celle-ci reste de marbre.

Carlota – Elle est un peu timide, vous savez… Elle sort à peine du couvent… Enfin, elle n’était pas bonne sœur, je vous rassure.

Franck – Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de la brusquer.

Carlota – Elle a fait ses études au Couvent des Oiseaux, comme Chantal Goya et Martine Aubry…

Franck – Pas à la même époque, j’espère.

Carlota éclate bruyamment de rire.

Carlota – Vous êtes drôle… C’est cocasse, n’est-ce pas ma chérie ?

Mais Marika ne se déride toujours pas.

Carlota – Bien entendu, c’est un peu difficile pour vous d’en juger, mais croyez-moi sur parole : Marika est une jeune fille absolument charmante…

Franck – Je vous crois, Madame la Baronne. Et puis ne dit-on pas que l’amour est aveugle ?

Carlota rit à nouveau bruyamment.

Carlota – C’est tordant. Mais dites quelque chose, Marika. Ou bien Monsieur Lesourd va penser que vous êtes muette.

Marika – Vous… Je veux dire comment…?

Carlota – Ma fille n’ose sans doute pas vous demander comment vous êtes devenu… Vous êtes né comme ça, ou bien…

Franck – Eh bien… En réalité… J’ai été foudroyé à l’âge de 18 ans.

Carlota – Un coup de foudre… Mon Dieu, comme c’est romantique. N’est-ce pas ma chérie ?

Franck – Croyez-en mon expérience, si un jour vous êtes surprises dans la campagne en plein orage, ne tentez pas de vous mettre à l’abri derrière un de ces crucifix en fer forgé qu’on trouve parfois à la croisée des chemins.

Marika – Et pourquoi donc.

Franck – Mais parce que cela attire la foudre, Mademoiselle.

Carlota – Les crucifix sont de véritables paratonnerres, c’est connu.

Franck – Parfois, j’ai l’impression que c’est le Seigneur lui-même qui m’a infligé cette épreuve, en pénitence pour tous mes péchés…

Carlota – Vous êtes donc croyant…

Franck – La foi est une de mes dernières consolations en ce bas monde…

Carlota – J’ai moi-même veillé à ce que ma fille soit élevée selon les principes de notre sainte religion catholique et romaine…

Silence pesant.

Franck – Écoutez, Marika, je n’irai pas par quatre chemins, car le temps m’est compté. Je sais que je n’ai guère d’atouts pour moi, hormis la pureté de mes intentions et mon immense fortune.

Carlota – Ce qui compte énormément pour nous, croyez-le bien, Monsieur Lesourd… Je parlais de la pureté de vos intentions, bien sûr…

Franck – Une fortune que je déposerai en offrande aux pieds de ma future femme… Celle qui saura deviner l’immense besoin d’amour qui se cache derrière ces lunettes noires…

Carlota – Ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l’âme ! Malheureusement, dans votre cas, les volets sont fermés. Mais je suis sûre que vous trouverez bientôt qui saura les ouvrir pour faire entrer un peu d’air frais dans cette maison…

Franck – Marika, vous avez hérité avec votre nom de la noblesse et de la grâce. Et vous avez reçu une éducation décente. Je cherche à épouser une jeune femme désintéressée, qui sera mon guide dans la vie. Et vous comprendrez que dans mon état, la douceur du caractère importe davantage que le physique…

Carlota – Tant mieux, tant mieux, Monsieur Lesourd…

Marika la fusille du regard.

Carlota – Je veux dire, c’est très noble de votre part, Franck. Ma fille, comme vous le savez, héritera un jour de mon titre de Baronne de Casteljarnac… Une famille qui, comme vous pouvez le voir sur ces quelques portraits de famille, s’est illustrée tout au long de l’histoire de France…

Marika – Maman…

Carlota – Pardon, j’avais oublié que…

Franck – Aucune importance, Chère Madame.

Carlota – Mais je vous en prie, appelez-moi Carlota.

Franck – Et pourquoi cela ?

Carlota – Mais parce que c’est mon prénom !

Franck – Je plaisantais, Chère Madame. Je veux dire Carlota.

Carlota – Il est impayable ! N’est-ce pas Chérie ? Jamais je n’aurais pensé qu’un handicapé puisse être aussi drôle… (Se rendant compte de l’énormité de ses propos) Enfin, je veux dire…

On sonne.

Carlota – Je vous prie de m’excuser, ça doit être la bonne nouvelle… Je veux dire la nouvelle bonne…

Franck – Vraiment ? Je pensais que la vôtre avait seulement pris sa journée…

Carlota – C’est vrai, mais j’ai décidé de m’en défaire pour cette même raison… Elle prenait beaucoup trop de congés… Vous savez ce que c’est, maintenant avec les 35 heures… Je vous abandonne un instant. Profitez en pour faire un peu connaissance…

Carlota sort. Marika reste un instant seule en compagnie de Franck, ne sachant pas quoi dire.

Franck – En tout cas, vous avez une très jolie voix…

Marika – Merci…

Nouveau silence.

Franck – J’aimerais seulement avoir le plaisir de l’entendre davantage… Vous pouvez me poser des questions, vous savez. Cela vous permettra de me connaître un peu mieux…

Marika – Je ne sais pas, je… Vous jouez du piano ?

Franck – Euh, non… Pourquoi cela ?

Embarras de Marika.

Marika – Excusez-moi un instant, j’ai deux mots à dire à ma mère…

Marika sort. Franck la suit du regard à son insu. Il relève ses lunettes noires et se met à examiner la pièce et le mobilier comme pour une expertise. Il affiche un air circonspect devant la misère du lieu. Puis il regarde attentivement les tableaux et semble plus satisfait par cet examen. Carlota et Marika reviennent accompagnées par la nouvelle bonne. Franck remet aussitôt ses lunettes noires sur son nez et recompose son personnage de non voyant.

Carlota – Pardon de vous avoir laissé seul un moment… Voici Maria, notre nouvelle bonne…

Marika – Elle s’appelle aussi Maria ?

Carlota – Et oui, comme celle à qui nous avons donné congé. Après tout ce sera plus pratique, n’est-ce pas ?

Maria – Ouh la, j’ai pris la saucée en traversant le parc.

Maria, une jeune femme d’un charme un peu vulgaire, se dirige vers Franck.

Carlota – J’ai d’ailleurs pu observer par moi-même qu’au moins une bonne sur deux s’appelle Maria. J’ignore à quoi c’est dû…

Maria –Bonjour Monsieur…

Franck – Bonjour Madame.

Maria – Mademoiselle… Et ben vous êtes du genre optimiste, vous ! Ce n’est pourtant pas un temps à mettre des lunettes de soleil…

Elle tend la main à Franck qui fait mine de ne pas la voir. Carlota échange un regard consterné avec Marika.

Carlota – Excusez-la… Vous savez, c’est tellement difficile de trouver du personnel de nos jours…

Maria semble ne pas comprendre pourquoi Franck ne sert pas la main qu’elle lui tend.

Carlota – Eh bien Maria, si vous alliez voir ce qui se passe à l’office… Nous nous verrons tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Maria – Bien Madame…

Carlota – Mais j’y pense, maintenant que nous avons retrouvé une bonne, Monsieur Lesourd prendra peut-être un vrai café ? (Comme en aparté) Entre nous, les domestiques portugaises n’ont pas que des qualités, mais il faut reconnaître qu’elles savent faire le café…

Franck – Ne vous dérangez pas pour moi… D’ailleurs, je vais vous laisser…

Carlota – Vous nous quittez déjà, Monsieur Lesourd ?

Franck éternue.

Franck – Excusez-moi, je suis allergique au pollen… Ça doit être les fleurs que j’ai apportées…

Maria – Vous êtes sûr que ce n’est pas à la poussière, plutôt ? (Maria jette un regard sur la pièce). Parce qu’il y a du boulot, hein ? Ouh la la ! Il vaut mieux voir ça que d’être aveugle, pas vrai Monsieur Lesourd ?

Franck – Je dois partir, mais je reviendrai bientôt… Marika, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance…

Marika – Moi de même, Franck.

Franck – Mes amis m’appellent Francky…

Marika – Au revoir Francky.

Carlota – Ma fille va vous raccompagner… N’est-ce pas ma chérie ?

Franck reprend sa canne blanche et se lève pour partir. Maria comprend qu’il est aveugle.

Maria – Ah d’accord… Excusez-moi Monsieur Lesourd, je n’avais pas vu que vous étiez aveugle.

Franck – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Maria – Mais rassurez-vous, je n’ai rien contre les handicapés, hein ? D’ailleurs, je trouve ça scandaleux, ces gens qui prennent les places de stationnement réservées aux aveugles sur les parkings, pas vous ?

La baronne et sa fille échangent à nouveau un regard atterré.

Carlota – À très bientôt, Franck.

Franck – Merci pour votre accueil, Madame la Baronne.

Marika sort avec Franck en le tenant par le bras.

Maria – Alors comme ça, vous êtes baronne ?

Carlota – Oui, en effet. Je suis la Baronne de Casteljarnac. La septième du nom.

Maria – Eh ben… Je n’avais jamais vu une baronne avant vous.

Carlota – Bon et bien maintenant que vous m’avez vue, vous allez pouvoir vous mettre au travail, n’est-ce pas ? Vous vous appelez comment, déjà ?

Maria – Maria.

Carlota – C’est ça. Et bien Maria, pourquoi ne commenceriez-vous pas par débarrasser ce plateau et faire un peu de ménage ?

Marika revient. Maria la fixe du regard.

Maria – C’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère.

Carlota – Merci de ne pas avoir dit ça devant son prétendant… D’ailleurs, à l’avenir, je vous invite à ne pas vous adresser directement aux personnes que nous recevons ici, n’est-ce pas ? Alors Marika, qu’en pensez-vous ?

Maria – C’est incroyable. Et en plus nous portons le même prénom !

Marika – Euh… Pas exactement… Moi c’est Marika.

Maria – Ah pardon, j’avais compris Maria. Il n’empêche que vous lui ressemblez, c’est dingue. On dirait que vous êtes de la famille.

Marika – Quel est le patronyme de votre mère ?

Maria – Le quoi ?

Carlota – Son nom de famille !

Maria – Fernandez. Elle s’appelle Fernandez, comme moi.

Carlota – Dans ce cas, il est peu probable que nous soyons apparentés. D’ailleurs la branche de notre famille qui était liée au trône du Portugal s’est éteinte sous la révolution…

Maria – Le Portugal ? Ah mais je ne suis pas portugaise.

Marika – Vous n’êtes pas portugaise ?

Maria – Ben non, je suis espagnole.

Carlota – Oui, bon c’est pareil…

Maria – Ah non, ce n’est pas pareil du tout… (Hilare) D’ailleurs, vous savez ce que ça veut dire Marika, en espagnol ?

Carlota – Non, et on s’en contrefiche, figurez-vous.

Maria – Il n’empêche que je n’aimerais pas m’appeler Marika…

Carlota – Si vous débarrassiez ce plateau et que vous alliez voir ce qui se passe à la cuisine ?

Maria – Très bien Madame La Baronne. (Maria sort, hilare) Marika… En espagnol, ça veut dire tapette… En tout cas, moi je n’aimerais pas m’appeler Tapette…

Les deux autres la regardent sortir avec un air consterné.

Carlota – Alors ? Qu’en pensez-vous ?

Marika – De la nouvelle bonne ?

Carlota – De votre prétendant ! Ça s’est plutôt bien passé, non ?

Marika (explosant) – Bien passé ? Il est aveugle et il ne joue même pas de piano !

Carlota – Bon d’accord, ce n’est peut-être pas le mari idéal… Mais je vous assure que d’un point de vue financier, c’est le gendre idéal. Il est milliardaire ! C’est la solution à tous nos problèmes !

Marika – Vous n’avez qu’à l’épouser vous-même…

Carlota – Il est mal voyant, d’accord, mais pas au point de s’apercevoir que j’ai plutôt l’âge d’être sa mère que sa femme. Nous n’avons plus le choix, ma chérie, je vous assure ! C’est ça ou se mettre à cuisiner et à faire le ménage nous-mêmes. Parce que cette bonne-là, il va falloir la payer si on veut qu’elle reste.

Marika – On n’a qu’à vendre encore quelques meubles…

Carlota – Si nous en vendons encore, c’est par terre qu’il faudra nous asseoir… Il faut être aveugle pour ne pas voir dans quel état se trouve déjà ce château…

Marika – Vendons les portraits de famille ?

Carlota – Ça jamais !

Marika – Alors c’est moi que vous préférez vendre ?

Carlota – Allons Marika, vous n’êtes plus une enfant… Ne me dites pas que vous croyez encore au Prince Charmant… Vous n’êtes pas obligée d’aimer votre mari ! Et si vous voulez prendre un amant, songez que d’être mariée avec un mal voyant est un avantage considérable.

Marika – Vous avez une drôle de conception du mariage, mère…

Carlota – Tout ce qu’il demande en contrepartie des millions qu’il va déposer à vos pieds, c’est un peu de compagnie et quelqu’un pour le guider dans la vie.

Marika – Mais enfin, mère… Je ne suis pas un chien d’aveugle !

Carlota – Vous pourrez toujours apprendre à aboyer… Je plaisante. Et puis c’est vrai qu’un peu de sang neuf dans cette famille, ça ne pourra que régénérer un peu la race.

Marika – Du sang neuf ? Un handicapé ?

Carlota – En tout cas, cela régénérera notre compte en banque…

Marika – Non vraiment, mère. Vous ne pouvez pas exiger de moi ce sacrifice…

Carlota – Je vous demande quand même de prendre le temps d’y réfléchir, ma chère… Soyez raisonnable… Songez qu’il sera peut-être difficile de vous caser avec quelqu’un de plus regardant… D’ailleurs, il n’a pas encore dit oui…

Marika – Un fiancé aveugle, je m’attendais quand même à mieux que cela pour mon anniversaire…

Maria revient avec un plumeau pour faire les poussières.

Maria – C’est votre anniversaire, Mademoiselle Marika ?

Marika – Oui, pourquoi ? Vous voulez me faire un cadeau, vous aussi ?

Maria – C’est incroyable !

Marika – Quoi encore ?

Maria – C’est mon anniversaire aussi ! J’ai vingt ans aujourd’hui (ou selon l’âge de la comédienne). Et vous ?

Marika – Moi aussi.

Maria – Et nous sommes nées le même jour !

Carlota – Oui, enfin… Plusieurs millions de personnes dans le monde sont nées ce jour-là. Cela n’a rien de si étonnant que cela.

Maria – Dans le monde, peut-être, mais en France.

Carlota – Vous n’êtes pas née au Portugal ?

Maria – C’est mon père et ma mère qui sont espagnols. Moi je suis née dans les Bouches du Rhône, à Beaucon-le-Château.

Marika – À Beaucon-le-Château…?

Maria – Ne me dites pas que…

Carlota – C’est vrai que c’est un hasard étonnant. Mais plusieurs personnes sont nées aussi à la maternité de Beaucon-le-Château ce jour-là.

Maria – Pas des personnes ressemblant autant à ma mère ! Tenez, j’ai une photo !

Maria sort de sa poche une photo qu’elle met sous le nez de Marika, qui l’examine, troublée.

Marika – Ah oui… Il y a… Comme un air de famille…

Carlota – Bon Maria, si vous alliez faire le ménage dans les chambres pour le moment ?

Maria – Bien Madame la Baronne. Mais on ne m’empêchera pas de penser que tout ça n’est pas banal…

Maria sort en omettant de reprendre sa photo.

Carlota – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’en défaire tout de suite, de cette bonne…

Marika – Tout de même, c’est troublant, cette histoire…

Carlota – Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi !

Marika tend la photo à sa mère.

Marika – C’est vrai que la ressemblance est frappante, non ?

Carlota – Mais enfin, vous voyez bien que cette fille est complètement folle ! Comment quelqu’un de votre rang pourrait ressembler à une bonne portugaise ou à sa mère ?

Marika – En tout cas, c’est un fait que je ne vous ressemble pas du tout.

Carlota – Les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs parents. Où voulez-vous en venir ?

Marika – Ce genre de choses arrivent. J’ai même vu un film là dessus. Deux enfants qu’on avait échangé par erreur à leur naissance à la maternité…

Carlota – Il arrive que les cigognes soient victimes d’une erreur des aiguilleurs du ciel…

Marika – Je me souviens… Le sang bleu échoue dans un HLM de banlieue, tandis que la racaille se retrouve dans un Hôtel Particulier à Neuilly.

Carlota – Vous regardez trop la télévision, ma chère… Non mais c’est dément. Alors d’après vous, je serai la maman de la bonne ? Vous trouvez qu’elle me ressemble ?

Marika – Non, évidemment…

Carlota – Eh bien vous voyez !

Marika – Tout de même… Il y a ce grain de beauté sur la fesse gauche qui est la marque de fabrique des Casteljarnac… et que je n’ai pas hérité de vous. Moi, ma marque de fabrique, ce serait plutôt les poils dans le dos…

Carlota – C’est un hasard génétique. Parfois, ça peut sauter une génération. C’est comme le génie ou la beauté. Il paraît que le fils d’Einstein était un crétin, et il n’est pas dit que si Marylin avait eu une enfant, elle n’aurait pas été laide comme un pou.

Marika (pensive) – Tout de même… J’aimerais bien voir les fesses de la bonne…

Carlota reste un instant interloquée. On sonne.

Carlota (ailleurs) – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Marika – Pourquoi, il est quelle heure ?

Carlota – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça…

La bonne revient, guidant Franck en le tenant par le bras.

Maria – Monsieur Lesourd a oublié ses gants…

Franck – C’est vrai, mais je vous avoue qu’il y a une autre raison à mon retour précipité…

Maria attend, visiblement curieuse, d’en savoir plus.

Carlota – Bien, vous pouvez nous laisser, Maria…

Maria – Bien, Madame la Baronne.

Maria s’en va à regret.

Franck – Votre fille est là ?

Marika fait signe que non.

Carlota – Je peux l’appeler, si vous voulez…

Marika s’apprête à sortir discrètement, mais Franck en avançant lui coupe la route.

Franck – En fait, je crois que ce serait mieux si je commençais par me confier à vous…

Carlota – Une confession… Vous auriez donc déjà quelque chose à vous faire pardonner ?

Franck – C’est un peu embarrassant, mais voilà… En fait, je ne vous ai pas dit la vérité tout à l’heure…

Carlota – Vous n’êtes pas le milliardaire que vous prétendez être ?

Franck – Non, non rassurez-vous, il ne s’agit pas de cela. C’est au sujet de la cause de ma cécité.

Carlota – Vous m’avez peur… Je veux dire… La cause de votre…

Franck – Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais été frappé par la foudre divine… En réalité, ce n’est pas la cause de ma cécité…

Carlota – Nous avons tous nos petites coquetteries, mob cher Franck. Ce n’est pas à une femme que vous allez apprendre qu’on arrange parfois un peu la vérité par de pieux mensonges…

Franck – L’origine de mon handicap est hélas beaucoup plus trivial. Je suis atteint d’une maladie incurable…

Carlota – Incurable… Vous voulez dire qu’il n’y a aucun remède possible ?

Franck – Oui, c’est en effet ce que je voulais dire en employant le mot incurable.

Carlota – Mais incurable ne veut pas forcément dire mortel…

Franck – Dans mon cas si, malheureusement. Il y a un an, j’ai été diagnostiqué d’une tumeur au cerveau très mal placée, qui a d’abord affecté le nerf optique. Mais hélas, le reste va suivre. En fait, mon médecin ne me donne pas plus de six mois à vivre…

Carlota – C’est affreux… Vous m’en voyez vraiment désolée… Mais… que puis-je faire pour vous ? Je ne suis pas médecin…

Franck – Voilà, je vais mourir, et je n’ai aucun héritier. C’est aussi pour cela que je souhaiterais me marier très rapidement. Pour avoir quelqu’un qui m’accompagne dans mes derniers instants. Et pour lui laisser ma fortune après ma mort. Plutôt que cela parte à la Croix Rouge ou aux impôts…

Carlota (reprenant espoir) – C’est une décision très sage de votre part, Monsieur Lesourd… Et si je peux me permettre très généreuse…

Franck – Je sais que ma demande vous semblera précipitée, mais vous comprenez maintenant pourquoi… Je voulais savoir si vous seriez favorable à ce que je demande la main de votre fille, qui m’a fait très bonne impression tout à l’heure. Ainsi que vous bien sûr. J’ai eu le sentiment de trouver une famille en entrant dans ce château…

Carlota et Marika échangent un regard embarrassé.

Carlota – Eh bien en effet… Tout cela est si soudain… C’est le coup de foudre, on dirait… Love at first sight, comme on dit chez vous en Californie. Pardon, j’oublie toujours que…

Franck – Ne vous tourmentez pas pour cela…

Carlota – Écoutez, bien entendu, c’est à ma fille de décider, mais… Pour ma part, si elle était d’accord, je ne verrais que des avantages à cette union…

Franck – Je vous remercie infiniment pour votre soutien, chère Madame. Dans ce cas, je disparais…

Carlota – Vous disparaissez…?

Franck – Je veux dire, je prends congé… Provisoirement…

Carlota – Bien sûr. Mais au fait, et vos gants ?

Franck – Je ne porte jamais de gants… À très bientôt, Madame la Baronne…

Il tente de partir en s’aidant de sa canne mais renverse à nouveau le guéridon avec le vase et les fleurs.

Carlota – Ne partez pas si vite, je vous en prie… Maria !

Maria, visiblement cachée derrière la porte, apparaît aussitôt.

Maria – Oui, Madame La Baronne ?

Carlota – Veuillez raccompagner Monsieur…

Maria – Bien Madame.

Carlota – À très bientôt Monsieur Lesourd.

Franck sort guidé par Maria.

Carlota – Cette fois, nous sommes au pied du mur…

Marika – C’est un cauchemar.

Carlota – Ce type est milliardaire en dollars ! Et il n’en a plus que pour quelques mois… J’appelle ça un miracle ! C’est comme de gagner au loto, croyez-moi. Et c’est beaucoup plus sûr.

Marika – Je parlais de cette incertitude sur ma naissance ! Comment pourrais-je épouser cet homme, et découvrir demain que je suis la fille de Madame Dos Santos.

Carlota – Ce n’est pas Rodriguez ?

Marika – Vous trouvez que c’est mieux ?

Carlota – Non bien sûr. Mais rien ne dit que cela soit le cas. Alors que décidez-vous, pour Franck, ma chère ?

Marika – Je dois en avoir le cœur net avant de vous donner une réponse définitive.

Carlota – Le cœur net ? Mais comment ?

La bonne revient.

Maria – Je peux me remettre à faire les poussières ?

Carlota – Allez-y…

La bonne se met à faire la poussière avec un plumeau. Marika la regarde avec insistance, au point que la bonne en est un peu gênée.

Marika – Maria, vous trouverez à l’office l’uniforme que la bonne qui vous a précédé a laissé en partant.

Maria – Un uniforme ?

Marika – Vous savez bien… Le tailleur noir, le petit tablier blanc, la coiffe…

Carlota – Vous n’avez jamais regardé au théâtre ce soir ?

Maria – Ma foi non, Madame.

Marika – Ici, nous sommes très attachées aux traditions, et nous tenons à ce qu’une bonne ressemble à une bonne.

Maria – Bien Mademoiselle.

Marika – Et bien allez !

Maria – Tout de suite ?

Marika – Tout de suite.

Maria – Bien Mademoiselle.

La bonne sort.

Carlota – Vous auriez dû lui dire aussi de s’épiler la moustache…

Marika – C’est affreux…

Carlota – Oui, j’en conviens. C’est quand même plus voyant que les poils dans le dos…

Marika – Vous vous rendez compte ? S’il y avait eu une erreur à la maternité, je pourrais être la bonne, et Maria… votre fille.

Carlota – Mais non, voyons… Cessez de vous tourmenter avec cette histoire à dormir debout ! Vous ne parlez pas le portugais, n’est-ce pas ?

Marika – Non.

Carlota – Et bien vous voyez ! Et puis l’élégance naturelle que les gens de notre condition reçoivent en héritage… Ça ne trompe pas, croyez-moi. Vous voyez bien que cette fille n’a pas le port altier d’une Baronne de Casteljarnac.

Marika – Tout de même. Je ne serai tranquille que lorsque j’aurais vérifié cela par moi-même…

Marika sort. La baronne reste seule et soupire. Le téléphone sonne et elle décroche.

Carlota – Carlota de Casteljarnac, j’écoute ? Oui… Oui, oui, je sais… Non, je vous assure que ce petit découvert sera très vite comblé. Combien, vous dites ? Ah, oui, quand même… Écoutez, nous attendons une rentrée d’argent et… À quoi ça sert d’avoir un compte dans une banque mutualiste, si on ne peut pas compter sur la solidarité des clients plus fortunés que nous ? Très bien… Et puis en dernier recours, nous vendrons quelques tableaux… D’accord, je fais le nécessaire et je vous rappelle…

Elle raccroche, visiblement préoccupée. Et entreprend de ramasser le vase et les fleurs que Franck a fait tomber en partant. Marika revient.

Marika – La bonne a bien un grain de beauté sur le bas de la fesse…

Carlota – Pardon ?

Marika – J’ai débarquée à l’office pendant qu’elle enfilait sa tenue de soubrette. Pour vérifier.

Carlota – Quelle fesse ?

Marika – La gauche.

Carlota – Eh bien vous voyez ! Pour les Casteljarnac, c’est sur la fesse droite.

Marika – Vous m’avez dit tout à l’heure que cela pouvait sauter de génération ! Ça peut aussi sauter de fesse !

Carlota – Mais enfin, Marika…

Marika – Moi, la fille de Madame Da Silva…

Carlota – Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?

Marika – Je crois que je vais aller vomir…

Marika s’en va et croise la bonne qui revient, en tenue de soubrette tailleur noir et tablier blanc.

Maria – La dernière fois que j’ai vu ce genre de tenue c’était sur une chaîne cryptée, et croyez-moi, ce n’était pas dans au Théâtre Ce Soir…

Carlota – Ah oui…

Maria – Et votre fille Marika, elle n’est pas un peu…

Carlota – Un peu quoi ?

Maria – Elle a débarqué pendant que j’enfilais ça pour me mater les fesses…

Marika revient.

Maria – Ça n’a pas l’air d’aller, Mademoiselle Marika. Vous êtes toute blanche…

Marika – Ça va passer.

Maria – Tout de même, c’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère…

Marika semble encore plus mal.

Carlota – Très bien, Maria, laissez-nous…

La bonne sort.

Marika – Maman… Auriez-vous quelque chose à me cacher ?

Carlota – Mais pas du tout, mon enfant ! Qu’est-ce que vous allez chercher ?

Marika – Vous souvenez-vous au moins si lorsque vous avez accouché, il y avait là un autre bébé du nom de Maria ?

Carlota – Comment voulez-vous que je le sache ! Ils étaient tous là alignés les uns à côté des autres dans leurs couveuses, comme des poussins en batterie… Je me souviens qu’on vous avait placée sous une lampe parce que vous aviez la jaunisse. D’ailleurs vous avez toujours gardé ce teint un peu jaune…

Marika – Merci…

Carlota – Après comment différencier un bébé d’un autre ? C’est vrai qu’on peut confondre…

Marika – Me voilà complètement rassurée…

Carlota – Non mais c’est pour ça qu’on leur met un bracelet !

Marika – Un bracelet électronique ?

Carlota – Pas encore, à cette époque-là, non. Un bracelet avec le nom du bébé dessus.

Marika – C’est dingue, ça… Pour une voiture, il y a un numéro d’immatriculation, un numéro de moteur, un numéro de châssis, des gravages de pare-brise, toutes sortes de tatouage antivol, sans parler des système d’alarme, et pour un bébé, c’est seulement un bracelet avec un nom dessus… C’est quand même plus facile de confondre, non ?

Carlota – Surtout qu’entre Marika et Maria, il n’y a qu’un lettre de différence. Pour peu que le bébé ait rongé un peu son bracelet à cet endroit là…

Marika – Et mon bracelet, tu l’as gardé ?

Carlota – Ben non, pourquoi je l’aurais gardé ?

Marika – Je ne sais pas. Comme souvenir…

La bonne revient, très excitée.

Maria – Je le sentais, j’en étais sûre !

Carlota – Quoi encore ?

Maria – Je viens d’avoir ma mère au téléphone.

Marika – Et alors ?

Maria – Elle m’a avoué qu’elle se doutait depuis toujours que je n’étais pas vraiment sa fille biologique.

Carlota – Dans ce cas, pourquoi ne vous a-t-elle rien dit jusqu’ici ?

Maria – Pour ne pas me traumatiser !

Marika – Mais comment est-ce que…

Maria – Nous étions toutes les deux l’une à côté de l’autre dans la couveuse, d’après ce que m’a dit ma mère. Mais elle m’a raconté que l’autre bébé était tellement laid et chétif… Inconsciemment elle s’est dit que ça ne pouvait pas être sa fille…

Carlota – Tout ça, ce ne sont que des délires de bonnes portugaises…

Maria ménage un instant son effet.

Maria – Ma mère a gardé mon petit bracelet, et elle vient de vérifier. C’est bien Marika qui est écrit dessus, et non pas Maria.

Le téléphone sonne.

Carlota – Et bien répondez !

Maria – Marika de Casteljarnac, j’écoute. Je ne vous entends pas bien… Ah oui, bonjour Monsieur Lesourd…

Carlota, furieuse, lui arrache le combiné.

Carlota – Oui Franck… Non, pas encore, je… Ah vraiment ? Très bien, je lui en parle tout de suite et je vous rappelle sans tarder…

Elle raccroche.

Carlota – C’était Franck… Pour demander la réponse à sa demande en mariage. Il ne peut pas attendre. Il doit repartir en Californie pour le traitement de la dernière chance.

Maria – Eh mais je m’en fous moi de vos projets de mariage ! Je me fais arnaquer depuis ma naissance. C’est moi la Baronne !

Carlota – Oh doucement ma fille ! Pour l’instant il n’y a qu’une Baronne ici et c’est moi !

Maria – N’empêche que j’ai droit à mon l’héritage ! Ce château me reviendra quand vous serez morte !

Marika – Pour l’instant vous n’êtes que la bonne portugaise…

Maria – C’est vous qui devriez être à ma place ! C’est vous la bonne !

Marika se décompose.

Carlota – Calmons-nous, voyons…

Maria – Vous avez raison… Oublions les titres et l’argent. C’est une mère que je retrouve…

Elle se précipite dans les bras de Carlota embarrassée.

Carlota – Allons, allons… Quoi qu’il en soit, ma pauvre fille…

Marika – Vous pourriez arrêter de l’appeler ma fille ?

Carlota – Les caisses sont vides, Maria. Sans ce mariage, nous n’aurons même pas de quoi payer la bonne, qui que ce soit. Il ne nous reste que ce château en ruine et quelques tableaux de famille.

Maria – Dans ce cas, c’est moi qui vais épouser le milliardaire. Après tout c’est le titre qu’il épouse. Pour le reste, il ne verra même pas la différence. Et il ne perdra pas forcément au change.

Marika et Maria se défient. Carlota s’interpose.

Carlota – Laissez-nous un instant, Maria. Nous rediscuterons de tout cela dans un moment.

Maria – Très bien… Mais je vous préviens, je ne me laisserai pas rouler dans la farine…

La bonne sort.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – C’est pourquoi ça devient urgent que vous acceptiez la proposition de Lesourd.

Marika – Vous croyez vraiment que c’est ce qu’il y a de plus urgent ?

Carlota – Sinon la poule aux œufs d’or va nous échapper ! Et nous serons sans le sou.

Marika – Et je ne serais peut-être même plus baronne…

Carlota – Qui voudra encore de vous si vous n’êtes n’avez même pas de sang bleu ? Il n’y aura plus aucune excuse à votre laideur… Ni aucune contrepartie…

Marika est effondrée.

Carlota – Ne vous en faites pas. Vous resterez ma fille quoi qu’il arrive. La chair de ma chair. Il n’est pas possible que cette mégère soit baronne… même si c’est ma fille biologique.

Marika – Mais que faire avec Franck ?

Carlota – Il faut que vous l’épousiez tout de suite, avant qu’il ne se rende compte que vous n’êtes peut-être pas tout à fait celle qu’il croit… Après il sera trop tard.

Marika – Vous avez raison…

Carlota – Vous allez appeler Lesourd immédiatement pour lui dire que vous acceptez sa demande en mariage.

Marika – Et après ?

Carlota – Vous le traînez à Las Vegas pour une cérémonie éclair. Et vous faites le voyage de noces dans la foulée.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – Je m’occupe de la bonne pendant ce temps-là…

Marika – Très bien. Alors j’y vais… Je fais don de ma personne pour sauver le nom et le château de Casteljarnac.

Carlota – Bon sang ne saurait mentir ! Je reconnais bien là l’esprit chevaleresque dont les Casteljarnac ont toujours fait montre tout au long de l’histoire.

Marika – À l’amour comme à la guerre !

Elles sortent.

Noir.

Acte 2

Carlota est en train de faire le ménage en tenue de soubrette. Maria, look BCBG, est assise en train de lire Jour de France dont la une est consacrée à une tête couronnée.

Carlota – Ouh la la… Je ne me rendais pas compte à quel point c’était épuisant de faire le ménage…

Maria – Vous verrez, le pire, c’est les carreaux. Il reste toujours des traces. Mais je vous donnerai un truc, si vous voulez…

Carlota – Ah oui…

Maria – Le mieux, pour les vitres, c’est le vinaigre… Le vinaigre blanc, pour les carreaux, c’est le top.

Carlota – Vous ne voulez vraiment pas m’aider plutôt ?

Maria – Vous voyez bien que je suis en train de lire ! Si je veux tenir dignement mon rang à l’avenir, j’ai encore beaucoup à rattraper. Notamment en ce qui concerne la vie des têtes couronnées. Je ne me rendais pas compte à quel point la vie de ces gens-là était compliquée.

Carlota – Vous n’imaginez pas à quel point…

Maria – Et tous ces nobles avec des noms à rallonge. Moi qui pensais qu’on les avait tous raccourcis à la Révolution…

Carlota – Heureusement, il nous reste encore quelques privilèges… Moi aussi, je vous donnerai quelques trucs, si vous voulez…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Pour voyager à l’œil, par exemple. Quand vous arrivez dans un trou perdu, il suffit d’aller sonner à la porte du château du coin. C’est forcément un cousin éloigné. Il y a toujours une chambre d’amis qui vous attend.

Maria – Je vois… Genre Relais et Châteaux.

Carlota – Voilà, mais en moins bien chauffé.

Maria – Alors si je comprends bien, vous êtes tous cousins…

Carlota – Oui…

Elle jette un dernier regard à sa revue.

Maria – Ça ne m’étonne pas que vous ayez tous l’air aussi dégénérés… À propos, vous avez des nouvelles de votre fille ? Enfin, je veux dire de Marika…

Carlota – Malheureusement non… Dans ces cas-là, pendant les premières semaines, il est recommandé d’éviter tout contact avec la famille.

Maria – Tiens donc… Je l’ignorais

Carlota – Mais elle va bien finir par rentrer à la maison…

Carlota – Bon, pour l’instant je vais aller prendre un bain moi, ça va me détendre. Parce que tout ça m’a épuisée…

Carlota – Je comprends…

Maria s’apprête à sortir.

Maria – Quand vous aurez fini les poussières, vous attaquerez l’argenterie ? Je ne voudrais pas vous vexer, mais cette maison était une vraie porcherie quand je suis arrivée…

Carlota – Je ne suis pas votre bonne, tout de même…

Maria – À quoi ça sert d’avoir une bonne quand on a déjà une mère !

Maria sort.

Carlota – Bon, ben je vais attaquer les carreaux, alors…

Franck et Marika arrivent, revenant visiblement de voyage. Marika porte deux valises. Elle a changé de look et semble plus épanouie, assumant en tout cas beaucoup mieux sa féminité. Franck semble également en meilleure forme et est habillé de façon plus gaie.

Carlota – Bonjour mes enfants ! Mais vous auriez dû m’avertir que vous arriviez aujourd’hui ! J’aurais préparé votre chambre…

Marika – Maman ? Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Carlota – Quoi donc ?

Marika – Ne me dites pas que vous êtes en train de faire le ménage !

Carlota – Ah ça… Ne vous inquiétez pas, ma chère, je vous expliquerai…

Franck – Bonjour Madame La Baronne.

Carlota – Comment allez-vous mon cher gendre ?

Franck – Mieux. Beaucoup mieux…

Carlota (pas ravie) – Ah oui… Il semblerait que le mariage vous réussisse.

Franck – J’ai beaucoup moins mal à la tête, c’est vrai. Et parfois, j’ai presque l’impression d’avoir des éclairs de lucidité…

Carlota – Vous savez ce qu’on dit ? L’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue… Mais quand vous dites mieux, vous voulez dire… que vous n’allez pas mourir tout de suite ?

Franck – On dirait que cela vous décevrait, belle-maman…

Carlota – Il est taquin… Mais non, voyons !

Franck – Nous allons tous mourir un jour, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – Disons que dans mon cas, j’ai le sentiment que ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Carlota – Et bien c’est merveilleux ! N’est-ce pas ma chérie ?

Marika – Oui, bien sûr…

Carlota – Alors, ce voyage de noces ? C’est beau Las Vegas ?

Marika – Vous n’avez pas reçu notre faire-part ?

Carlota – Mon Dieu non, pas encore. Mais vous savez, depuis les États Unis d’Amérique…

Marika – Finalement, nous nous sommes mariés à La Bourboule, dans la plus stricte intimité…

Franck – À la fin du voyage de noces pour respecter le délai de publication des bans.

Carlota – Ah très bien… L’Auvergne, c’est aussi dépaysant que la Californie, pas vrai ? Vous avez eu beau temps ?

Marika – Il a plu pendant trois semaines d’affilée. Nous sommes à peine sortis de notre chambre à l’Hôtel Ibis. (Marika se rapproche amoureusement de Franck) Mais finalement, je ne regrette pas Las Vegas…

Franck – Moi non plus. Apparemment, l’air du Massif Central m’a fait plus d’effet que le traitement miracle que je devais recevoir dans cette clinique aux USA.

Carlota – Je vois ça…

Franck – Franck m’a quand même emmenée une fois au casino de La Bourboule.

Carlota – Ah quand même…

Marika lance à Franck un regard tendrement complice.

Marika – Mais à quoi bon aller au casino, quand on peut avoir le grand jeu sans sortir de son lit…

Franck (amoureusement) – Je crois que j’ai tiré le bon numéro.

Carlota – Eh bien… Il ne reste plus à espérer que nous toucherons bien 35 fois la mise…

Franck – Bon, je vous laisse bavarder un moment toutes les deux. Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter. Entre mère et fille… Je vais allez me rafraîchir un peu.

Carlota – Je vais vous accompagner…

Franck – Ne vous inquiétez pas, je peux me débrouiller tout seul…

Carlota – Vous connaissez déjà la maison, pas vrai ?

Franck – C’est un peu la mienne, maintenant, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – À tout à l’heure mon amour… Vous ferez porter ma valise dans ma chambre tout à l’heure ?

Marika – À tout de suite, mon cœur…

Carlota jette un regard inquiet vers sa fille. Franck sort en renversant à nouveau le guéridon et le vase.

Carlota – Eh bien ? On dirait que vous avez survécu à cette épreuve, ma chère…

Marika – Oui, je dois dire que ce n’était pas si terrible que je l’avais imaginé… Je vous avoue que j’ai même éprouvé un certain plaisir à…

Carlota – Merci de m’épargner le récit de votre nuit de noces… Vous me raconterez ça en détail cet hiver à la veillée. Mais nous avons des affaires plus urgentes à régler…

Marika – Des affaires ?

Carlota – Ne me dites pas que vous avez déjà oublié le contexte un peu particulier de ce mariage d’amour…

Marika – Non, bien sûr…

Carlota – Figurez-vous que j’attendais le retour de ce gendre providentiel pour payer quelques factures… Si nous ne faisons pas très vite un virement à la Banque Populaire, c’est le château qui va être saisi !

Marika – Nous sommes à la Banque Populaire ?

Carlota – Hélas, ce sont les seuls qui veulent encore bien de nous depuis que la Banque Rothschild a résilié notre compte… Et si nous ne trouvons pas d’oseille très rapidement, ce n’est à la Banque Populaire que nous serons clients, c’est à la Soupe Populaire !

Marika – J’en toucherai un mot à Franck, je vous le promets…

Carlota – Très bien… Alors dans mes bras, ma fille…

Elles s’étreignent un instant.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – C’est le deuxième problème que nous avons à régler… J’ai tout fait pour la calmer. Mais elle commence à en prendre un peu à ses aises.

Marika – Vous ne l’avez donc pas encore congédiée ?

Carlota – C’est que maintenant, elle prétend faire partie de la famille ! Comme vous pouvez le constater à ma tenue, j’ai dû faire quelques concessions… Et quand elle va savoir que…

Justement Maria arrive, suivie de Franck.

Maria (furieuse) – Monsieur Lesourd vient de m’apprendre la nouvelle de son mariage… Et vous qui m’aviez dit que votre fille était en cure de désintoxication !

Marika – Vous lui avez dit ça ?

Carlota – Il fallait bien que je lui dise quelque chose.

Maria – Alors vos petits mensonges et votre soudaine amabilité, c’était pour ça ? Pour donner à cette bâtarde le temps de me faire un enfant dans le dos…

Carlota – Voyons, ne nous énervons pas…

Franck – Je vous avoue que moi non plus, Madame La Baronne, je n’en crois pas mes oreilles… Vous confirmez donc les propos de votre bonne ?

Maria – Eh, je ne suis pas la bonne !

Franck – Je veux dire… votre fille biologique. Mais c’est ignoble ! Comment peut-on faire de son propre enfant une esclave domestique ?

Marika – Bon, ce n’est pas Cendrillon, non plus…

Franck – Quant à moi, comprenez que je me sente un peu roulé dans la farine…. Je croyais épouser une future baronne…

Maria – Et il se retrouve marié avec une bâtarde.

Marika – Bâtarde toi-même !

Les deux femmes sont prêtes à en venir aux mains.

Carlota – Voyons… Un peu de dignité, Mesdames… L’une d’entre vous au moins a le sang bleu…

Maria et Marika renoncent à se battre. Marika se dirige vers Franck.

Maria – La fille de la baronne, c’est moi ! C’est avec moi que vous auriez dû vous marier ! (Elle s’approche de Franck pour lui faire des avances) Et croyez-moi, au lit, vous n’auriez pas perdu au change…

Marika – Que tu dis, pétasse.

Carlota – Évitons de nous laisser aller, sous le coup de la colère, à des propos que nous pourrions tous regretter.

Franck – Quoi qu’il en soit, compte tenu de ces éléments nouveaux, je me demande si je ne ferais pas mieux de demander le divorce.

Carlota – N’en faites rien, cher ami ! Il y a sûrement un moyen de dissiper ce petit malentendu…

Franck – Un petit malentendu, comme vous y allez… Je ne sais même plus avec qui je suis marié. La femme qui m’a dit oui ou celle qui portera demain le nom de Baronne de Casteljarnac ?

Carlota – J’ai déjà un peu réfléchi à tout cela, car je me doutais que ça provoquerait quelques tensions passagères…

Maria – Sans blague…

Carlota – Voilà ce que je propose… Franck vient de se marier avec Marika. Il gardera sa femme, qui héritera de mon titre de Baronne de Casteljarnac.

Maria – Et moi, je sens le pâté ?

Carlota – Maria, en compensation, héritera à ma mort du château et de tout ce qu’il contient.

Marika – Le titre, c’est tout ?

Carlota – Ne me dites pas que vous préférez la richesse matérielle au prestige d’un nom comme le nôtre ?

Marika – Non bien sûr, mais…

Carlota – Et puis beaucoup de Français ont hérité de sang bleu par les soubrettes, vous savez. Si on faisait une recherche génétique, on se rendrait sûrement compte que la plupart des bonnes sont nos cousines.

Maria, sceptique, désigne du regard Franck et Marika.

Maria – Et s’ils ont des enfants ? Ils pourraient réclamer l’héritage…

Carlota – Bien entendu, Marika sera dispensée du devoir conjugal afin de ne pas risquer d’avoir une descendance. C’est de toute façon un service à rendre à ces pauvres enfants…

Marika – Le devoir conjugal ? D’après le souvenir que j’ai de notre nuit de noces, je n’ai pas l’impression que c’était une corvée pour mon mari…

Maria – Ah oui ?

Nouvelle tension entre les deux femmes.

Carlota – Bon, nous y voyons un peu plus clair, n’est-ce pas mon cher gendre ?

Maria – Alors moi, je ne serai jamais Baronne ?

Marika – On vous laisse le château, de quoi vous plaignez-vous ?

Carlota – Et puis vous serez quand même la Baronne Consort.

Maria – La Baronne qu’on sort ?

Carlota – La Baronne Consort ! Comme on dit le Prince Consort pour parler du mari de la Reine d’Angleterre. Vous n’aurez pas le titre, mais vous serez considérée comme de la famille. Et si ma fille meurt, vous serez baronne à sa place.

Marika – Charmant.

Carlota – Quant à Monsieur Lesourd, de toute façon, il n’était pas intéressé par la dote de ma fille. Il est milliardaire. Ce qu’il voulait, c’était épouser une jeune fille de bonne famille. De ce point vue, on ne peut pas dire qu’il soit trompé sur la marchandise…

Maria – Une marchandise avariée, oui…

Carlota (à Maria) – Je vous traiterai comme ma deuxième fille, et Marika vous traitera comme une sœur.

Maria – Tu parles d’une sœur…

Carlota – Qu’en pensez-vous, Franck ?

Franck – Et avec qui accomplirais-je… mon devoir conjugal ? Je suis marié, quand même… Cela me donne certains privilèges. Je découvre déjà que ma femme n’est pas une vraie baronne, en plus de ne pas être une vraie jeune fille. Si en plus je dois faire ceinture !

Carlota – Vous pourrez toujours coucher avec la bonne. Ça se serait probablement terminé comme ça de toute façon, comme dans toutes les comédies de boulevard…

Marika – Eh je n’ai pas dit que j’étais d’accord !

Maria – Moi non plus !

Carlota – Ne soyez pas si collet monté ? Nous serons une famille recomposée… C’est très dans l’air du temps…

Maria – Ouais…

Franck – Et qui fera les corvées ?

Maria – Pas moi, en tout cas !

Carlota – Il reste donc à trouver une bonne… Mais Franck est riche, non ? Et maintenant, c’est l’homme de la maison… Il pourvoira aux besoins de toute la famille !

Franck – Oui enfin, l’immobilier ne va pas très fort en ce moment, vous savez… Même en Californie… Depuis la crise des subprimes…

Carlota – Vous venez déjà de m’apprendre que finalement vous n’étiez plus mourant, ne me dites pas qu’en plus vous êtes ruiné !

Franck – Hélas si, Belle-Maman… Mais l’important dans un mariage, c’est l’amour, n’est-ce pas !

Carlota est au bord de l’évanouissement.

Carlota – Je crois que je vais me trouver mal…

Marika – Excusez-nous un instant…

La baronne se retire avec sa fille. Resté seul avec Maria, Franck ôte ses lunettes et lui tombe dans les bras. On comprend qu’ils sont complices.

Franck – Et voilà le travail !

Maria – À nous la vie de château !

Franck – Et comment, Madame La Baronne Consort !

Ils s’embrassent.

Maria – La mauvaise nouvelle c’est qu’en ton absence, j’ai découvert que le château est hypothéqué.

Franck – Ne me dis pas que je me suis marié pour rien avec cette erreur de la nature ?

Maria – Tu n’as pas trop profité de la nuit de noces, au moins ?

Franck – Tu parles… Tu as vu l’engin ?

Maria – Ce n’est pas ce qu’elle disait tout à l’heure…

Franck – Bon, il nous reste quand même les tableaux…

Maria – Ça doit valoir de l’argent, tout ça…

Elle va pour examiner un tableau qui se casse la figure.

Maria – Merde. Aide-moi à remettre ça en place…

Franck s’approche. En ramassant le tableau, Maria regarde au dos.

Maria – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Franck – Quoi ?

Maria – Il y a une inscription au dos du tableau…

Franck – C’est peut-être une signature prestigieuse… Ça arrive parfois qu’un tableau d’un peintre anonyme soit finalement attribué à Michel Ange ou Leonardo ?

Maria – Leonardo ? L’acteur ou le footballeur ?

Franck – Leonardo, le peintre ! Bon, alors qu’est-ce que tu lis ?

Maria se penche sur l’inscription.

Maria – Je n’arrive pas à lire… Je n’ai pas mes lunettes… Vas-y toi, tu as de bons yeux…

Franck regarde l’inscription.

Franck – Made in China…

Maria – Made in China, tu es sûr ?

Franck – Ce sont des faux.

Franck – Des faux ?

Maria – Je ne pense pas qu’à l’époque, les nobles faisaient réaliser leurs portraits de famille en Chine Populaire !

Franck – Je me suis marié avec cette fin de race pour de faux tableaux ?

Moment d’abattement.

Maria – Il ne reste que quelques meubles de style… On ne va pas aller loin avec ça…

Franck – Je n’y crois pas…

Maria – On s’est fait avoir…

Franck – Ouais… On dirait que c’est l’histoire de l’escroqueur escroqué…

Maria – Mais si ces portraits sont des faux, alors…

Franck – Le titre de noblesse de la Baronne serait bidon aussi…

Maria – Non ?

Franck sort son smartphone.

Franck – Attends… Je regarde sur internet… Baronne de Casteljarnac… C’est pas vrai… Regarde ça…

Il montre l’écran de son portable à Maria.

Maria – Non…

Franck – Casteljarnac… On aurait dû se méfier…

Maria – On aurait dû vérifier avant ses lettres de noblesse…

Franck – À qui se fier de nos jours ?

Maria – On se le demande…

Franck – Mais comment se fait-il que sa fille n’ait jamais eu l’idée de taper son propre nom sur Google ?

Maria – Ces gens-là vivent encore au Moyen Âge ! Et la fille sort du Couvent des Oiseaux ! Je suis sûre que sa mère ne lui donne accès à internet qu’avec un filtre parental…

Franck – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Maria – On se tire ! Il y a quelques bijoux dans la chambre de la vioque, là haut. Je les prends, et on met les voiles avant que ces deux mythomanes reviennent.

Franck – Moi, je n’ai même pas encore défait ma valise, ce sera encore plus pratique.

Maria sort. En attendant, Franck regarde sur son écran de smartphone pour chercher d’autres détails sur la biographie de Carlota.

Franck – C’est pas vrai… Eh ben… Remarquez la baronne, avec quelques années de moins…

Il est surpris par le retour de Carlota et Marika.

Carlota – Je n’en crois pas mes yeux.

Marika – Franck, tu n’es pas aveugle ?

Franck – C’est à dire que… Je viens de retrouver la vue ! C’est un miracle !

Maria revient alors et interpelle Franck avant d’apercevoir les deux autres.

Maria – Francky ? Ça y est, j’ai les bijoux, j’espère que ce n’est pas aussi des faux…

Franck se dirige vers Maria les bras en avant pour essayer de donner le change.

Franck – Je vous découvre enfin, ma chère femme !

Marika – C’est moi, ta femme…

Franck (déçu) – Non…? Je me demande si c’est vraiment un miracle, finalement…

Carlota – C’est ça… Prenez-nous pour des imbéciles… Alors vous étiez complices depuis le début, c’est ça ?

Marika – Vous êtes un couple d’escrocs ?

Franck – Escrocs… Tout de suite les grands mots…

Carlota – Alors vous n’êtes ni aveugle, ni milliardaire… et cette pouffiasse n’est pas ma fille biologique…

Maria – Eh, doucement la Baronne, ou je t’en colle une, moi…

Carlota – Et tout ça, c’était pour nous convaincre de conclure ce mariage au plus vite !

Marika – Dans le but de nous dépouiller !

Carlota – Je n’en reviens pas…

Franck – Bon… Et maintenant que les choses sont claires pour tout le monde, qu’est-ce qu’on fait ?

Carlota – Qu’est-ce qu’on fait ? Mais c’est très simple. Vous dégagez tous les deux ! Et je vais porter plainte.

Franck – Oh, on se calme, d’accord. Ok, je ne suis ni aveugle ni milliardaire. Mais ce n’est pas puni par la loi, que je sache. Et maintenant, que vous le vouliez ou non, je suis votre gendre !

Maria – C’est vrai, après tout, c’est bien vous qui vouliez marier votre fille avec un pauvre aveugle en stade terminal pour capter son héritage ! Hein ? C’est pas joli-joli non plus, ça ?

Carlota – Vous la bonne, on ne vous a pas sonné.

Maria – D’abord, je n’ai jamais été bonne. Et puis c’est vous la grosse mito ! Votre château est hypothéqué, et ces portraits de famille sont des faux !

Marika – Des faux ?

Carlota (embarrassée) – C’est ridicule…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Vous voyez bien que ces gens n’y connaissent rien en peinture. Des faux ! Et vous ? Je parie que vous n’êtes même pas vraiment portugaise…

Franck – Pas plus que vous Baronne…

Marika – Pardon ?

Franck (à Carlota) – Vous non plus vous n’avez pas dit toute la vérité sur vos origines…

Carlota semble embarrassée.

Carlota – Moi ?

Franck – Votre mari était acteur de films X. Et c’est sur un plateau de tournage que vous l’avez rencontré ! Tout est sur Wikipedia…

Carlota – J’ai demandé plusieurs fois la suppression de cet article…

Marika – Je croyais que papa était un champion d’équitation, et qu’il était mort en tombant de cheval ?

Franck – On peut dire ça comme ça, oui… Elle a seulement oublié de vous préciser qui était la monture…

Maria – Et les conditions un peu particulières de ce rodéo movie…

Franck – Sachez seulement que le film était une version X de la Chevauchée Fantastique.

Carlota – Il y avait quand même un scénario…

Maria – Ouais… Et c’est sûrement grâce aux cachets que vous avez pris pour tourner ces films d’auteur que vous avez pu acheter ce château.

Franck – Ce que c’est que le besoin de respectabilité…

Marika – Oh mon Dieu… Mais dites-moi que ce n’est pas vrai ! Moi qui croyais que le pire qui puisse m’arriver était d’être la fille d’une bonne portugaise… Mais alors… qui sont vraiment mes parents ? Et qui suis-je ?

Maria – Rassurez-vous, vous n’êtes pas née sous X. Vous êtes bien la fille de votre mère… Quant à votre père…

Franck pianote sur son smartphone.

Franck – Il n’est pas exclu que vous ayez été conçue sous X pendant le tournage d’un de ces films cultes comme… (Montrant l’écran à Marika) Les Canons de la Baronne… Chef d’œuvre du septième art dans lequel pour la première fois Carlota porte le titre de Baronne…

Maria – C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’elle porte dans ce film.

Carlota – Je suis passée à un doigt du Hot d’Or pour celui-là…

Frank – Alors vous voyez que moi aussi, je pourrais avoir l’impression qu’on m’a un peu menti sur le pedigree de mon chien d’aveugle.

La baronne est embarrassée.

Marika – Mais dites quelque chose, mère…

Carlota – C’est vrai, j’ai un peu arrangé notre histoire familiale…

Marika – Alors vous n’êtes pas Baronne de Casteljarnac… Mais ces portraits de famille ?

Carlota – Ils sont absolument authentiques, je vous le garantis. Enfin je veux dire, ceux qui ont servi de modèles… Seulement… ce n’est pas notre famille.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – La bonne nouvelle, c’est que c’est que vous êtes vraiment ma fille.

Marika – Une fille de pute ! Tu parles d’une consolation…

Carlota – Je préfère actrice de film X, si tu permets…

Marika – Ah oui, c’est beaucoup mieux en effet.

Carlota – J’avais quand même le statut d’intermittente du spectacle !

Marika (ironique) – C’est vrai que nous ne sommes plus au Moyen Âge. Nous n’avons plus à considérer les comédiennes comme des prostituées…

Maria – Bon, quand vous aurez fini cette touchante scène familiale…

Carlota – Il y a peut-être moyen de s’entendre ? Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais divorce.

Marika – S’entendre ?

Carlota – La vérité c’est que nous n’avons même pas les moyens de nous payer une bonne. Et que désormais nous ne pouvons plus trop compter sur notre présumée noblesse pour décrocher un gendre idéal…

Franck – D’autant que votre fille est déjà mariée, je vous le rappelle…

Carlota – Vous voyez bien, ma chérie, que nous sommes condamnés à trouver un terrain d’entente…

Marika – On ne peut même plus vendre ces tableaux. Ce sont des copies, ça ne vaut rien !

Franck – On pourrait louer le château pour le tournage de film X ? Madame doit avoir gardé des contacts dans le milieu.

Carlota – Que diraient nos amis… Sans parler de Monsieur le Curé… Non, je verrais quelque chose de plus convenable… Je ne sais pas moi… Tiens, un festival de musique classique, par exemple !

Maria – Ah, oui… On pourrait demander une subvention à la mairie et au Conseil Général…

Carlota – Rendre la musique classique accessible aux classes les plus défavorisées, c’est très tendance.

Maria – C’est ça… Un concert de musique classique accessibles aux handicapés de la culture. On va aller loin avec ça…

Franck – Dans ce cas, pourquoi ne pas ouvrir des chambres d’hôtes à thème ? Les gens adorent les châteaux, et une baronne, ça fait toujours bien dans le décor.

Marika – On pourrait s’en occuper mon mari et moi. Et Maria ferait les chambres…

Maria – Eh, Franck c’est mon homme, d’accord !

Marika – Mais c’est mon mari. Et maintenant que je sais que Monsieur Lesourd n’est pas aveugle… Après tout, il est plutôt bel homme… Et je sais aussi qu’il n’est pas manchot…

Marika et Maria sont sur le point de se battre. Franck les sépare.

Carlota – Allons, il y a sûrement moyen de trouver un arrangement sur ce point aussi. Entre gens de notre condition, on arrive toujours à s’arranger, n’est-ce pas ?

Marika – Par gens de notre condition, vous voulez dire escrocs ?

Carlota – Aussi, oui…

Noir

Épilogue

Marika, en tenue de soubrette, fait les poussières à l’aide d’un plumeau. Les trois autres sont installés dans des fauteuils et prennent le thé dans une ambiance très mondaine.

Maria – Je reprendrais volontiers un peu de thé…

Marika la sert maladroitement, les dents serrées.

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ma chère, demain ce sera votre tour d’être Baronne.

Franck – Et au sien d’être la bonne.

Carlota – On a dit un jour sur deux…

Franck – Belle-maman, je crois que nous venons d’inventer le mariage alterné.

Carlota – Et la démocratie tournante.

Franck – Même plus besoin de tromper sa régulière avec la soubrette comme dans une mauvaise pièce de boulevard : demain la bonne sera ma femme !

Carlota – Et votre femme la bonne.

Franck – Un vrai conte de fée.

Carlota – En somme, vous aviez raison, mon cher gendre… C’est la vie de château… N’est-ce pas Mesdames ?

Marika et Maria échangent un regard.

Maria – Ma chère Baronne consœur, je me demande parfois si finalement, nous ne serions pas les dindes de cette farce…

Carlota – À propos de dinde, n’oublions pas que Noël approche.

Franck – Je me réjouis par avance que nous passions pour la première fois ces fêtes en famille.

Carlota – La famille, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) À propos, je profite que nous sommes tous réunis pour vous annoncer une grande nouvelle, Franck.

Franck – Ah oui ? Quoi donc ?

Carlota – La famille va s’agrandir…

Franck – Un enfant pour Noël ? C’est merveilleux ! Mais qui est la mère ?

Marika et Maria échangent un regard assassin, avant de tourner les yeux vers leur mère avec un air suspicieux. Carlota semble à peine embarrassée.

Carlota – Un nouveau miracle, apparemment…

Franck (pour détendre l’atmosphère) – Si nous mettions un peu de musique ?

Carlota – Parfait ! Mais de la musique classique alors.

Franck – La grande musique, il n’y a que ça de vrai.

Carlota – Et il paraît que cela adoucit les mœurs.

Franck appuie sur une télécommande pour lancer un morceau de musique classique, au choix (par exemple l’Hymne à la Joie).

Pendant que le niveau de la musique augmente, la lumière diminue sur cette touchante scène de bonheur familial.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-50-5

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

 

Coup de foudre à Casteljarnac Lire la suite »

Strip Poker

Strip Poker (english) –  Strip Poker (español) –  Strip Poker (portugués) –  Strip Poker (deutsch) –  Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech)

Comédie de Jean-Pierre Martinez 

2 hommes – 2 femmes

Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Strip Poker

 

Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline

ACTE 1

Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.

Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…

Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.

Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…

Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.

Marie – Ça sent le gaz, non…?

Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.

Marie (gaiement) – Salut !

Pierre (sinistre) – Salut…

Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?

Pierre – Je vais être licencié…

Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?

Pierre – Délocalisation…

Marie – Oh, mince… Je suis désolée…

Il s’effondre sur le canapé.

Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.

Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…

Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…

Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…

Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…

Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…

Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…

Marie (catastrophée) – Non ?

Pierre – Si…

Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…

Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…

Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…

Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.

Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?

Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.

Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…

Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !

Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !

Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?

Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !

Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.

Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…

Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?

Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !

Marie – Non…

Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !

Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…

Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !

Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…

Pierre – La télé est en panne ?

Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…

Pierre – Tu me prives de télé…?

Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.

Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?

Marie – Les voisins.

Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…

Marie – Les nouveaux voisins !

Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !

Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.

Pierre – Pour quoi faire ?

Marie – Pour les connaître, c’est tout.

Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?

Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…

Pierre – Des services…? Quel genre de services ?

Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…

Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.

Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…

Pierre soupire.

Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?

Marie – Trois, je crois…

Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?

Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…

Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?

Marie – Et puis c’est juste à côté…

Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?

Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?

Pierre – Non…

Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…

Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?

Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…

Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?

Elle hausse les épaules.

Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…

Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…

Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?

Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?

Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…

Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.

Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !

Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.

Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?

Pierre – Qui ?

Marie – Les voisins !

Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…

Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.

Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?

Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.

Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?

Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.

Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?

Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?

Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…

Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.

Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?

Marie (pas très emballée) – Ça ira…

Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.

Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…

Elle lui lance un regard intrigué.

Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…

Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…

Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.

Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…

Regard excédé de Marie.

Pierre – Ok, salut, Patrick…

Il raccroche.

Pierre – Quel emmerdeur.

Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?

Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…

Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?

Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?

Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…

Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !

Marie – À côté…

Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !

Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…

Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…

Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…

Un temps.

Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…

Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…

Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?

Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…

Pierre – Paic ?

Dénégation de Marie.

Pierre – Bonux ?

Nouvelle dénégation de Marie.

Pierre – Pas Omo, quand même.

Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…

Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?

Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?

Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…

Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…

Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…

Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…

Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…

Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?

Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?

Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…

Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…

Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.

Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?

Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…

Marie – J’y vais…

Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.

Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…

Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…

Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.

Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?

Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !

Céline (gênée) – Des tulipes…

Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !

Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…

Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.

Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…

Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…

Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.

Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…

Les deux maris se serrent la main.

Pierre (sinistre) – Enchanté…

Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?

Jacques (souriant) – Jacques…

Marie – Jacques tout court, très bien…

Jacques tend sa bouteille à Pierre.

Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…

Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…

Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?

Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…

Pierre emporte la bouteille à la cuisine.

Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?

Têtes des voisins qui habitent à côté.

Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?

Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…

Pierre revient.

Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?

Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.

Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.

Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…

Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?

Petite gêne.

Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?

Pierre – Comme la lessive…

Jacques – Mariel.

Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !

Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.

Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…

Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…

Marie le fusille du regard.

Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…

Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?

Marie – Safran…

Jacques – Ah, dommage…

Pierre et Marie ne comprennent pas.

Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !

Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.

Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?

Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…

Nouveau malaise…

Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?

Noir.

ACTE 2

Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.

Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…

Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.

Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?

Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.

Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…

Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !

Marie éclate à nouveau de rire.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !

Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.

Jacques – C’est là…

Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.

Jacques – Cigarette ?

Pierre – Merci, je ne fume pas…

Jacques tend alors le paquet à Marie.

Marie – J’ai arrêté ce matin…

Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.

Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…

Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?

Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !

Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.

Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !

Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…

Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?

Pierre et Marie font mine de se le demander.

Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?

Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…

Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !

Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…

Marie – Ah, mais pas du tout…!

Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?

Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…

Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.

Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…

Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?

Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.

Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…

Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.

Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…

Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…

Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?

Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…

Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…

Silence embarrassé.

Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…

Pierre – Elle déteste que je raconte ça…

Marie – Je vous sers un autre apéritif ?

Céline – Bon… Un doigt, alors…

Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?

Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.

Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?

Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.

Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…

Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?

Un temps.

Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…

Pierre – Moi ? Rien…

Tête de circonstance des voisins.

Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?

Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.

Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…

Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…

Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?

Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?

Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…

Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?

Jacques n’a pas l’air de trop savoir.

Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.

Jacques – Euh… Oui, peut-être…

Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…

Jacques (désarçonné) – Non…?

Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.

Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?

La sonnette de la porte se fait entendre.

Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?

Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…

Pierre va ouvrir.

Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…

Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.

Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…

Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?

Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…

Jacques – Ah…

Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…

Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.

Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…

Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?

Jacques – Non… Pensez-vous…

Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.

Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…

Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.

Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?

Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.

Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…

Jacques – Merci…

Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.

Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…

Pierre revient.

Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…

Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…

Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…

Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…

Marie – Mais je vous en prie…

Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…

Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…

Jacques et Céline sortent.

Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…

Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.

Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !

Marie se rend compte, mais tente de minimiser.

Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…

Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…

Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.

Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…

Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.

Pierre lui tend la bouteille.

Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…

Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.

Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…

Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.

Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…

Céline – Le forfait…?

Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…

Céline (compatissante) – Le cerveau…

Pierre – Pire…

Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.

Pierre – Les testicules…

Céline (horrifié) – Non…!

Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…

Céline – Je suis vraiment désolée…

Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…

Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…

Consternation de Céline.

Pierre – Encore un peu de vin ?

Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.

Céline – Ah, c’est du bon, hein ?

Pierre – Prenez des cacahuètes…

Céline se sert.

Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…

Céline – Un donneur…?

Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.

Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…

Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…

Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.

Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…

Elle sort précipitamment.

Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…

Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…

Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !

Pierre – Nous…

Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…

Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.

Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…

Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…

Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.

Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…

Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?

Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…

Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…

Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.

Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?

Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…

Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.

Marie sort. Jacques revient.

Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…

Pierre – Strip Poker…?

Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !

Jacques prend Pierre par les épaules.

Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !

Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?

Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…

Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…

Jacques (intrigué) – Oui ?

Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?

Jacques (sidéré) – Vaguement…

Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…

Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.

Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…

Tête de Jacques, que remarque Céline.

Céline – Ça ne va pas ?

Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?

Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…

Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux

Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…

Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.

Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?

Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.

Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…

Marie s’apprête à servir Pierre.

Pierre – Non merci…

Marie – Tu n’as pas faim ?

Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?

Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.

Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…

Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.

Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…

Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…

Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?

Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.

Incompréhension de Pierre et Marie.

Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…

Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?

Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…

Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !

Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…

Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…

Céline (rectifiant) – Du libre échange…

Jacques – Euh… Oui, bien sûr…

Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?

Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…

Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…

Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.

Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?

Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…

Pierre s’étrangle.

Pierre – La Bibliothèque Nationale…!

Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…

Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…

Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.

Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?

Jacques se lève.

Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…

Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…

Pendant que Jacques et Céline sortent.

Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…

Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…

Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…

Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…

Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…

Marie – Pardon ?

Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…

Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…

Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…

Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.

Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.

Marie aspire une bouffée goulûment.

Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…

Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.

Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…

Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?

Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…

Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?

Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…

Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…

Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…

Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…

Marie – Oui…?

Pierre – Strip Poker !

Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?

Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.

Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?

Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…

Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…

Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?

Marie – Pas spécialement, mais…

Pierre – Eh ben alors !

Jacques et Céline reviennent.

Jacques – Ah, ça va mieux !

Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…

Embarras de Jacques.

Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…

Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…

Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.

Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?

Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?

Noir.

ACTE 3

Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.

Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…

Les autres opinent.

Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…

Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…

L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.

Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?

Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…

Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…

Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…

Jacques – À côté…

Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…

Air embarassé de Jacques.

Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!

Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.

Pierre – Deux cartes…

Marie lui donne ses cartes.

Céline – Trois…

Jacques – Une…

Marie – Servie…

Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.

Pierre – J’abandonne…

Jacques – Moi aussi…

Céline – Deux de mieux.

Marie – Pour voir…

Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.

Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?

Marie (défaite) – Brelan de valets…

Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.

Céline – À moi de poser une question…

Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.

Céline – À Marie, donc !

Soulagement de Pierre et Jacques.

Céline – Vous devez nous dire la vérité…

Marie (inquiète) – Allez-y…

Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?

Marie est presque soulagée.

Marie – Oui… Une fois… Une tente…

Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?

Marie – Mais non ! Une tente !

Céline – Un homosexuel…?

Marie – Une tente de camping !

Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?

Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…

Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…

Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…

Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…

Têtes des autres imaginant la situation.

Céline – C’est vraiment la seule fois ?

Marie – Oui…

Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…

Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…

Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?

Marie – Là, c’est une autre question…

Jacques – D’accord…

La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.

Céline – Une carte…

Jacques – Servi…

Marie – Servie…

Pierre – Deux carte…

Ils misent à nouveau.

Céline – Je suis…

Jacques – Plus un…

Marie – J’abandonne…

Pierre – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Pierre (triomphant) – Full !

Jacques – Flush !

Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.

Marie – Eh ben… Ça commence bien…

Jacques rafle la mise.

Jacques – À moi de poser une question…

Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.

Jacques – À Pierre…

Air résigné de Pierre.

Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?

Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?

Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…

Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.

Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…

Céline – Céline Robert…

Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…

Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…

Pierre – Non…!?

Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.

Jacques – Bon… On s’en refait une petite.

Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.

Jacques – J’abandonne.

Marie – Servie…

Pierre – J’abandonne aussi.

Céline – Dix de plus…

Marie – Je suis. Et je remise vingt…

Céline (misant) – Pour voir.

Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.

Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…

Inquiétude de Céline.

Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?

Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.

Noir.

La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.

Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?

Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.

Céline (très bas) – Oui…

Marie – Pardon ?

Céline – Oui !

Marie – Laquelle ?

Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?

Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.

Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…

L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.

Jacques (amusé) – Une église…?

Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.

Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?

Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…

Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…

Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.

Céline – En ouvrant le gaz…

Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!

Céline – Pardon ?

Pierre – Non, rien…

Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…

Jacques la console.

Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?

Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.

Marie – Oui, ça suffit, peut-être…

Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…

Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.

Pierre – Bon…

Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.

Marie – Carte…

Pierre – Servi…

Céline – Je suis…

Jacques – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Céline – J’ai une paire…

Jacques – Brelan…

Marie – Carré de dames…

Pierre (triomphant) – Carré de roi !

Malaise des autres.

Pierre – Jacques…

Masque de Jacques.

Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…

Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.

Pierre – Vous devez nous dire la vérité…

Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.

Noir.

La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.

Pierre – Alors, ce chat ?

Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.

Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.

Marie fond en larmes.

Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…

Malaise.

Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…

Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.

Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.

Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.

Pierre – Carte.

Céline – Carte.

Jacques – Servi.

Marie – Carte.

Jacques mise tous ses boutons.

Jacques – Banco !

Marie – J’abandonne…

Pierre – J’abandonne…

Céline – Moi aussi…

Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.

Jacques – À moi de poser une question…

Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!

Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !

Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.

Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…

Malaise de Marie.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.

Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…

Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.

Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.

Pierre est décomposé.

Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?

Marie – Si on veut, oui…

Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.

Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…

Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…

Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?

Marie – Non…

Céline – Pourquoi ?

Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…

Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.

Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…

Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?

Jacques, content de lui, montre ses cartes.

Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…

Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…

Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…

Pierre – La partie est finie.

Jacques – Je vous ai montré ma paire…

Pierre – Allez y toujours…

Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?

Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…

Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?

Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…

Céline encaisse le coup.

Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…

Marie – Mais je vous en prie…

Céline s’éloigne vers la cuisine.

Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…

Céline revient.

Jacques – Alors à bientôt ?

Pierre (à Céline) – À demain…?

Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.

Le portable de Marie se met à sonner.

Pierre – Tu ne réponds pas ?

Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…

Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…

Embarras de Marie.

Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?

Marie (mal) – Jérôme…

Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…

Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.

Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?

Pierre – Banco !

Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.

Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.

Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..

Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.

Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.

Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

www.sacd.fr

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