Absurde

Coup de foudre à Casteljarnac

 Lovestruck at Swindlemore Hall –  Amores a Ciegas – O amor é cego  

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 femmes – 1 homme

Afin de redorer son blason, la baronne de Casteljarnac cherche pour sa fille,
pas très gâtée par la nature, un prétendant aussi riche que peu regardant.
Elle pense avoir trouvé le gendre idéal…


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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Coup de Foudre à Casteljarnac

Personnages :

Baronne de Casteljarnac

Marika, sa fille

Maria, sa bonne

Franck, son gendre

Acte 1

Le salon du château délabré de Casteljarnac. Mobilier d’époque mais en piteux état. Murs cachant leur décrépitude derrière quelques portraits de famille accrochés de travers. Marika de Casteljarnac arrive, peu gracieuse et mal fagotée.

Marika – Maria ? Où est-elle encore passée, cette idiote ? Maria ! Mais c’est tout à fait insensé !

Entre la baronne Carlota de Casteljarnac, sa mère, femme plutôt pulpeuse, très maquillée, et d’une élégance un peu voyante. Elle porte un plateau de petit déjeuner.

Marika – Ah, bonjour mère… Mais où est donc la bonne ?

Carlota – Elle vient de partir…

Marika – Partir ? Mais où ça ? Et quand reviendra-t-elle ?

Carlota – Pas de si tôt, je le crains…

Marika – Comment ça ? Mais j’ai besoin d’elle ! (Prise d’un doute) Ne me dites pas qu’elle est encore partie en congé au Portugal ?

Carlota – Pire que ça…

Marika – Vous voulez dire qu’elle a pris congé tout simplement ?

Carlota – C’est malheureusement ce qui finit par arriver avec les domestiques lorsqu’on ne leur paie pas leurs gages…

Marika – Ces gens n’ont vraiment aucune éducation… Elle aurait au moins pu me servir mon petit déjeuner avant de s’en aller… Enfin, une bonne de perdue dix de retrouvées… De toute façon, elle était incapable de faire cuire correctement un œuf à la coque…

La baronne pose le plateau sur une table.

Carlota – Tenez, aujourd’hui exceptionnellement, c’est moi qui vous l’ai préparé… Bon anniversaire ma chérie !

Marika – Vous y avez pensé ? Vous êtes un amour, maman…

Carlota – Pour le cadeau, on verra ça un peu plus tard. Vous savez qu’en ce moment, nous avons quelques problèmes de trésorerie…

Marika s’assied et commence à déjeuner, en attaquant l’œuf à la coque.

Marika – Ne vous tourmentez pas pour ça, mère. En tout cas, le vôtre est très réussi, bravo !

Carlota – Le mien ?

Marika – Votre œuf à la coque !

Carlota – Ah, oui, bien sûr… Au moins, si nos finances venaient à se dégrader encore un peu plus, je pourrais toujours chercher à me placer comme gouvernante dans un château alentour…

Marika – Vous êtes drôle.

Carlota – J’ai engagé une autre bonne, mais si nous n’avons pas de quoi la payer, je crains qu’elle ne reste guère plus longtemps que la précédente…

Marika continue à déjeuner, mais elle remarque bientôt le regard attentif que sa mère pose sur elle.

Marika – Tout va bien, mère ? Vous avez l’air soucieuse… Si c’est au sujet de Maria, ne vous inquiétez pas. Je peux me passer de camériste pendant un jour ou deux.

Carlota – Marika, il faut que je vous parle sérieusement.

Marika – Vous me faites peur… Ça m’a l’air sérieux en effet… Mais je vous écoute…

Carlota – Marika, vous n’êtes plus une enfant. Il y a maintenant des choses que vous pouvez comprendre… Comme vous le savez depuis votre sortie du Couvent des Oiseaux, notre situation financière est des plus délicates. Nous ne pouvons plus payer le personnel, et ce château tombe en ruine.

Marika – Je voulais justement vous en parler. Vous connaissez ces vers célèbres de Chantal Goya : « Il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville » ?

Carlota – C’est de Verlaine, je crois.

Marika – Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, ce serait plutôt : « Il pleut dans ma chambre quand il pleut sur le toit ».

Carlota – Eh bien Marika, j’ai peut-être trouvé le moyen de colmater durablement les brèches dans notre trésorerie, et de faire restaurer ce château avant qu’il ne s’effondre sur nos têtes.

Marika – Vous pensez à un de ces jeux de la loterie nationale dont on fait la publicité sur les ondes, qui peut faire d’un manant un parvenu en un seul tirage ?

Carlota – C’est à un autre genre de tirage que je pensais, ma chère enfant. Et plutôt aux jeux de l’amour qu’à ceux du hasard. Croyez-en mon expérience, c’est beaucoup plus sûr…

Marika – Je crains de ne pas comprendre…

Carlota – À votre âge, il serait temps de vous chercher un mari… Vous n’y avez jamais songé ?

Marika – Ma foi…

Carlota – Je sais, de nos jours, pour une jeune fille de bonne famille, il n’est pas si facile de trouver un prétendant digne de ce nom. Surtout lorsque l’on met la barre un peu haut. La fille de la Baronne de Casteljarnac ne peut pas se marier avec n’importe qui !

Marika – C’est clair.

Carlota – Un jour, c’est vous qui hériterez de mon titre de baronne. Je crains d’ailleurs que d’ici là, ce ne soit tout ce que j’ai à vous léguer…

Marika – Allons, nous n’en sommes pas encore là… Quoi qu’il en soit, comme vous le dites, de nos jours les princes charmants ne courent pas les rues…

Carlota – Et c’est précisément pourquoi en cette matière, l’intervention discrète d’une mère peut être utile…

Marika – Vraiment ?

Carlota – Une mère… un peu aidée par les nouvelles technologie de la communication, bien sûr…

Marika – Vous m’avez inscrite à mon insu sur un de ces sites de rencontre ?

Carlota – Un site très haut de gamme, je vous rassure. Même si j’ai dû pour cela gonfler un peu votre dote potentielle et retoucher votre portrait avec Photoshop…

Marika – Ma photo ?

Carlota – Fort heureusement, notre nom est en lui même un capital inaliénable. Beaucoup d’hommes fortunés seraient flattés d’épouser une Baronne de Casteljarnac, même sans le sou, afin d’atteindre par cette alliance à une respectabilité que l’argent ne suffit pas à acquérir.

Marika – Mais enfin, mère… Vous voulez donc me marier avec un roturier ?

Carlota – Hélas, il faut se rendre à l’évidence, ma chère enfant. Les gens de notre condition sont tout aussi fauchés que nous…

Marika – De là à caser votre fille avec un parvenu pour redorer le blason de la famille…

Carlota – Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution… J’ai cherché sur Google un site du genre « J’adopte un noble point com » mais je n’en ai pas trouvé… Croyez-moi, nous n’avons plus le choix…

Marika – Ne pourrions-nous pas vendre quelque chose ?

Carlota – J’ai déjà utilisé tous les expédients possibles, je vous assure… C’est cela ou nous défaire de Casteljarnac. Le château de notre famille depuis sept générations…

Marika – Mais je ne veux pas vous quitter, mère !

Carlota – Vous pourriez habiter ici avec votre mari. La château est grand. Il suffit de trouver quelqu’un d’assez accommodant… Et aussi riche que peu regardant…

Marika réfléchit un instant.

Marika – Bon… Après tout pourquoi pas ? Nous ne voyons jamais personne. Cela peut être assez divertissant de recevoir quelques prétendants. Nous jugerons sur pièce…

Carlota – Votre premier rendez-vous sera là d’une minute à l’autre.

Marika – Mon premier rendez-vous ? J’ai l’impression d’entendre une secrétaire médicale ! Et qu’il s’agit de se faire arracher une dent ! Ne me dites pas que la salle d’attente est déjà pleine.

Carlota – Rassurez-vous, vous n’avez à ce jour qu’un seul prétendant. Et croyez-moi, cela n’a pas été si facile de le trouver…

Marika – Mais enfin, mère, je ne suis même pas coiffée !

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas la peine.

Marika – Plaît-il ?

Carlota – Je veux dire, vous êtes très bien comme ça, ma chère.

Marika – Et il est comment, ce garçon ?

Carlota – C’est l’unique héritier d’un magnat de l’immobilier auvergnat qui a fait fortune en Californie.

Marika – Je voulais dire… physiquement.

On sonne.

Carlota – Ah, je crois que vous allez pouvoir en juger par vous-même…

Marika – Oh mon Dieu ! Mais vous auriez dû me prévenir avant !

Carlota – Je n’étais pas sûre de votre réaction. J’ai préféré vous faire la surprise. Bon je vais ouvrir moi-même. Puisque nous n’avons plus de bonne…

Carlota sort. Marika semble à la fois inquiète et excitée. Elle tente de se recoiffer un peu. Mais sa mère revient aussitôt, précédant le nouveau venu.

Carlota – Entrez, entrez, je vous en prie. Ne faites pas attention au désordre, la bonne a pris sa journée…

Le prétendant arrive. Il porte un costume sombre, des lunettes noires et se guide à l’aide d’une canne blanche. Il a dans la main un bouquet de fleurs. Marika en reste muette de stupéfaction.

Carlota – Marika, je vous présente Monsieur Lesourd.

Franck – Bonjour Marika.

Marika – Bonjour Monsieur…

Franck s’approche d’elle en tendant son bouquet de fleurs. Ce faisant, il heurte un guéridon et renverse un vase posé dessus. Marika reste un instant sidérée.

Franck – Je vous en prie, appelez-moi Franck.

Marika prend le bouquet de Franck pendant que sa mère ramasse le vase.

Marika – Bienvenue à Casteljarnac, Franck…

Carlota – Oh pour les fleurs, il ne fallait pas… Elles sont vraiment magnifiques… N’est-ce pas Marika ?

Marika – Oui, magnifiques… Merci beaucoup…

Carlota – Nous allons les mettre dans un vase tout de suite…

Carlota ramasse le vase tombé par terre, et Marika met les fleurs dedans.

Carlota – Voilà… Je peux vous offrir un café, Monsieur Lesourd ? Je n’en ai jamais fait moi-même, mais je peux toujours essayer…

Franck – Merci, ça ira… J’arrive directement de Los Angeles J’ai pris mon petit déjeuner dans l’avion.

Carlota – Ma fille avait hâte de vous rencontrer… J’imagine que vous allez rester quelques jours en France…

Franck – Eh bien… Pour toujours, je l’espère… Mais cela dépendra un peu de votre fille, en réalité…

Carlota se tourne vers Marika, attendant une réaction, mais celle-ci reste de marbre.

Carlota – Elle est un peu timide, vous savez… Elle sort à peine du couvent… Enfin, elle n’était pas bonne sœur, je vous rassure.

Franck – Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de la brusquer.

Carlota – Elle a fait ses études au Couvent des Oiseaux, comme Chantal Goya et Martine Aubry…

Franck – Pas à la même époque, j’espère.

Carlota éclate bruyamment de rire.

Carlota – Vous êtes drôle… C’est cocasse, n’est-ce pas ma chérie ?

Mais Marika ne se déride toujours pas.

Carlota – Bien entendu, c’est un peu difficile pour vous d’en juger, mais croyez-moi sur parole : Marika est une jeune fille absolument charmante…

Franck – Je vous crois, Madame la Baronne. Et puis ne dit-on pas que l’amour est aveugle ?

Carlota rit à nouveau bruyamment.

Carlota – C’est tordant. Mais dites quelque chose, Marika. Ou bien Monsieur Lesourd va penser que vous êtes muette.

Marika – Vous… Je veux dire comment…?

Carlota – Ma fille n’ose sans doute pas vous demander comment vous êtes devenu… Vous êtes né comme ça, ou bien…

Franck – Eh bien… En réalité… J’ai été foudroyé à l’âge de 18 ans.

Carlota – Un coup de foudre… Mon Dieu, comme c’est romantique. N’est-ce pas ma chérie ?

Franck – Croyez-en mon expérience, si un jour vous êtes surprises dans la campagne en plein orage, ne tentez pas de vous mettre à l’abri derrière un de ces crucifix en fer forgé qu’on trouve parfois à la croisée des chemins.

Marika – Et pourquoi donc.

Franck – Mais parce que cela attire la foudre, Mademoiselle.

Carlota – Les crucifix sont de véritables paratonnerres, c’est connu.

Franck – Parfois, j’ai l’impression que c’est le Seigneur lui-même qui m’a infligé cette épreuve, en pénitence pour tous mes péchés…

Carlota – Vous êtes donc croyant…

Franck – La foi est une de mes dernières consolations en ce bas monde…

Carlota – J’ai moi-même veillé à ce que ma fille soit élevée selon les principes de notre sainte religion catholique et romaine…

Silence pesant.

Franck – Écoutez, Marika, je n’irai pas par quatre chemins, car le temps m’est compté. Je sais que je n’ai guère d’atouts pour moi, hormis la pureté de mes intentions et mon immense fortune.

Carlota – Ce qui compte énormément pour nous, croyez-le bien, Monsieur Lesourd… Je parlais de la pureté de vos intentions, bien sûr…

Franck – Une fortune que je déposerai en offrande aux pieds de ma future femme… Celle qui saura deviner l’immense besoin d’amour qui se cache derrière ces lunettes noires…

Carlota – Ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l’âme ! Malheureusement, dans votre cas, les volets sont fermés. Mais je suis sûre que vous trouverez bientôt qui saura les ouvrir pour faire entrer un peu d’air frais dans cette maison…

Franck – Marika, vous avez hérité avec votre nom de la noblesse et de la grâce. Et vous avez reçu une éducation décente. Je cherche à épouser une jeune femme désintéressée, qui sera mon guide dans la vie. Et vous comprendrez que dans mon état, la douceur du caractère importe davantage que le physique…

Carlota – Tant mieux, tant mieux, Monsieur Lesourd…

Marika la fusille du regard.

Carlota – Je veux dire, c’est très noble de votre part, Franck. Ma fille, comme vous le savez, héritera un jour de mon titre de Baronne de Casteljarnac… Une famille qui, comme vous pouvez le voir sur ces quelques portraits de famille, s’est illustrée tout au long de l’histoire de France…

Marika – Maman…

Carlota – Pardon, j’avais oublié que…

Franck – Aucune importance, Chère Madame.

Carlota – Mais je vous en prie, appelez-moi Carlota.

Franck – Et pourquoi cela ?

Carlota – Mais parce que c’est mon prénom !

Franck – Je plaisantais, Chère Madame. Je veux dire Carlota.

Carlota – Il est impayable ! N’est-ce pas Chérie ? Jamais je n’aurais pensé qu’un handicapé puisse être aussi drôle… (Se rendant compte de l’énormité de ses propos) Enfin, je veux dire…

On sonne.

Carlota – Je vous prie de m’excuser, ça doit être la bonne nouvelle… Je veux dire la nouvelle bonne…

Franck – Vraiment ? Je pensais que la vôtre avait seulement pris sa journée…

Carlota – C’est vrai, mais j’ai décidé de m’en défaire pour cette même raison… Elle prenait beaucoup trop de congés… Vous savez ce que c’est, maintenant avec les 35 heures… Je vous abandonne un instant. Profitez en pour faire un peu connaissance…

Carlota sort. Marika reste un instant seule en compagnie de Franck, ne sachant pas quoi dire.

Franck – En tout cas, vous avez une très jolie voix…

Marika – Merci…

Nouveau silence.

Franck – J’aimerais seulement avoir le plaisir de l’entendre davantage… Vous pouvez me poser des questions, vous savez. Cela vous permettra de me connaître un peu mieux…

Marika – Je ne sais pas, je… Vous jouez du piano ?

Franck – Euh, non… Pourquoi cela ?

Embarras de Marika.

Marika – Excusez-moi un instant, j’ai deux mots à dire à ma mère…

Marika sort. Franck la suit du regard à son insu. Il relève ses lunettes noires et se met à examiner la pièce et le mobilier comme pour une expertise. Il affiche un air circonspect devant la misère du lieu. Puis il regarde attentivement les tableaux et semble plus satisfait par cet examen. Carlota et Marika reviennent accompagnées par la nouvelle bonne. Franck remet aussitôt ses lunettes noires sur son nez et recompose son personnage de non voyant.

Carlota – Pardon de vous avoir laissé seul un moment… Voici Maria, notre nouvelle bonne…

Marika – Elle s’appelle aussi Maria ?

Carlota – Et oui, comme celle à qui nous avons donné congé. Après tout ce sera plus pratique, n’est-ce pas ?

Maria – Ouh la, j’ai pris la saucée en traversant le parc.

Maria, une jeune femme d’un charme un peu vulgaire, se dirige vers Franck.

Carlota – J’ai d’ailleurs pu observer par moi-même qu’au moins une bonne sur deux s’appelle Maria. J’ignore à quoi c’est dû…

Maria –Bonjour Monsieur…

Franck – Bonjour Madame.

Maria – Mademoiselle… Et ben vous êtes du genre optimiste, vous ! Ce n’est pourtant pas un temps à mettre des lunettes de soleil…

Elle tend la main à Franck qui fait mine de ne pas la voir. Carlota échange un regard consterné avec Marika.

Carlota – Excusez-la… Vous savez, c’est tellement difficile de trouver du personnel de nos jours…

Maria semble ne pas comprendre pourquoi Franck ne sert pas la main qu’elle lui tend.

Carlota – Eh bien Maria, si vous alliez voir ce qui se passe à l’office… Nous nous verrons tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Maria – Bien Madame…

Carlota – Mais j’y pense, maintenant que nous avons retrouvé une bonne, Monsieur Lesourd prendra peut-être un vrai café ? (Comme en aparté) Entre nous, les domestiques portugaises n’ont pas que des qualités, mais il faut reconnaître qu’elles savent faire le café…

Franck – Ne vous dérangez pas pour moi… D’ailleurs, je vais vous laisser…

Carlota – Vous nous quittez déjà, Monsieur Lesourd ?

Franck éternue.

Franck – Excusez-moi, je suis allergique au pollen… Ça doit être les fleurs que j’ai apportées…

Maria – Vous êtes sûr que ce n’est pas à la poussière, plutôt ? (Maria jette un regard sur la pièce). Parce qu’il y a du boulot, hein ? Ouh la la ! Il vaut mieux voir ça que d’être aveugle, pas vrai Monsieur Lesourd ?

Franck – Je dois partir, mais je reviendrai bientôt… Marika, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance…

Marika – Moi de même, Franck.

Franck – Mes amis m’appellent Francky…

Marika – Au revoir Francky.

Carlota – Ma fille va vous raccompagner… N’est-ce pas ma chérie ?

Franck reprend sa canne blanche et se lève pour partir. Maria comprend qu’il est aveugle.

Maria – Ah d’accord… Excusez-moi Monsieur Lesourd, je n’avais pas vu que vous étiez aveugle.

Franck – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Maria – Mais rassurez-vous, je n’ai rien contre les handicapés, hein ? D’ailleurs, je trouve ça scandaleux, ces gens qui prennent les places de stationnement réservées aux aveugles sur les parkings, pas vous ?

La baronne et sa fille échangent à nouveau un regard atterré.

Carlota – À très bientôt, Franck.

Franck – Merci pour votre accueil, Madame la Baronne.

Marika sort avec Franck en le tenant par le bras.

Maria – Alors comme ça, vous êtes baronne ?

Carlota – Oui, en effet. Je suis la Baronne de Casteljarnac. La septième du nom.

Maria – Eh ben… Je n’avais jamais vu une baronne avant vous.

Carlota – Bon et bien maintenant que vous m’avez vue, vous allez pouvoir vous mettre au travail, n’est-ce pas ? Vous vous appelez comment, déjà ?

Maria – Maria.

Carlota – C’est ça. Et bien Maria, pourquoi ne commenceriez-vous pas par débarrasser ce plateau et faire un peu de ménage ?

Marika revient. Maria la fixe du regard.

Maria – C’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère.

Carlota – Merci de ne pas avoir dit ça devant son prétendant… D’ailleurs, à l’avenir, je vous invite à ne pas vous adresser directement aux personnes que nous recevons ici, n’est-ce pas ? Alors Marika, qu’en pensez-vous ?

Maria – C’est incroyable. Et en plus nous portons le même prénom !

Marika – Euh… Pas exactement… Moi c’est Marika.

Maria – Ah pardon, j’avais compris Maria. Il n’empêche que vous lui ressemblez, c’est dingue. On dirait que vous êtes de la famille.

Marika – Quel est le patronyme de votre mère ?

Maria – Le quoi ?

Carlota – Son nom de famille !

Maria – Fernandez. Elle s’appelle Fernandez, comme moi.

Carlota – Dans ce cas, il est peu probable que nous soyons apparentés. D’ailleurs la branche de notre famille qui était liée au trône du Portugal s’est éteinte sous la révolution…

Maria – Le Portugal ? Ah mais je ne suis pas portugaise.

Marika – Vous n’êtes pas portugaise ?

Maria – Ben non, je suis espagnole.

Carlota – Oui, bon c’est pareil…

Maria – Ah non, ce n’est pas pareil du tout… (Hilare) D’ailleurs, vous savez ce que ça veut dire Marika, en espagnol ?

Carlota – Non, et on s’en contrefiche, figurez-vous.

Maria – Il n’empêche que je n’aimerais pas m’appeler Marika…

Carlota – Si vous débarrassiez ce plateau et que vous alliez voir ce qui se passe à la cuisine ?

Maria – Très bien Madame La Baronne. (Maria sort, hilare) Marika… En espagnol, ça veut dire tapette… En tout cas, moi je n’aimerais pas m’appeler Tapette…

Les deux autres la regardent sortir avec un air consterné.

Carlota – Alors ? Qu’en pensez-vous ?

Marika – De la nouvelle bonne ?

Carlota – De votre prétendant ! Ça s’est plutôt bien passé, non ?

Marika (explosant) – Bien passé ? Il est aveugle et il ne joue même pas de piano !

Carlota – Bon d’accord, ce n’est peut-être pas le mari idéal… Mais je vous assure que d’un point de vue financier, c’est le gendre idéal. Il est milliardaire ! C’est la solution à tous nos problèmes !

Marika – Vous n’avez qu’à l’épouser vous-même…

Carlota – Il est mal voyant, d’accord, mais pas au point de s’apercevoir que j’ai plutôt l’âge d’être sa mère que sa femme. Nous n’avons plus le choix, ma chérie, je vous assure ! C’est ça ou se mettre à cuisiner et à faire le ménage nous-mêmes. Parce que cette bonne-là, il va falloir la payer si on veut qu’elle reste.

Marika – On n’a qu’à vendre encore quelques meubles…

Carlota – Si nous en vendons encore, c’est par terre qu’il faudra nous asseoir… Il faut être aveugle pour ne pas voir dans quel état se trouve déjà ce château…

Marika – Vendons les portraits de famille ?

Carlota – Ça jamais !

Marika – Alors c’est moi que vous préférez vendre ?

Carlota – Allons Marika, vous n’êtes plus une enfant… Ne me dites pas que vous croyez encore au Prince Charmant… Vous n’êtes pas obligée d’aimer votre mari ! Et si vous voulez prendre un amant, songez que d’être mariée avec un mal voyant est un avantage considérable.

Marika – Vous avez une drôle de conception du mariage, mère…

Carlota – Tout ce qu’il demande en contrepartie des millions qu’il va déposer à vos pieds, c’est un peu de compagnie et quelqu’un pour le guider dans la vie.

Marika – Mais enfin, mère… Je ne suis pas un chien d’aveugle !

Carlota – Vous pourrez toujours apprendre à aboyer… Je plaisante. Et puis c’est vrai qu’un peu de sang neuf dans cette famille, ça ne pourra que régénérer un peu la race.

Marika – Du sang neuf ? Un handicapé ?

Carlota – En tout cas, cela régénérera notre compte en banque…

Marika – Non vraiment, mère. Vous ne pouvez pas exiger de moi ce sacrifice…

Carlota – Je vous demande quand même de prendre le temps d’y réfléchir, ma chère… Soyez raisonnable… Songez qu’il sera peut-être difficile de vous caser avec quelqu’un de plus regardant… D’ailleurs, il n’a pas encore dit oui…

Marika – Un fiancé aveugle, je m’attendais quand même à mieux que cela pour mon anniversaire…

Maria revient avec un plumeau pour faire les poussières.

Maria – C’est votre anniversaire, Mademoiselle Marika ?

Marika – Oui, pourquoi ? Vous voulez me faire un cadeau, vous aussi ?

Maria – C’est incroyable !

Marika – Quoi encore ?

Maria – C’est mon anniversaire aussi ! J’ai vingt ans aujourd’hui (ou selon l’âge de la comédienne). Et vous ?

Marika – Moi aussi.

Maria – Et nous sommes nées le même jour !

Carlota – Oui, enfin… Plusieurs millions de personnes dans le monde sont nées ce jour-là. Cela n’a rien de si étonnant que cela.

Maria – Dans le monde, peut-être, mais en France.

Carlota – Vous n’êtes pas née au Portugal ?

Maria – C’est mon père et ma mère qui sont espagnols. Moi je suis née dans les Bouches du Rhône, à Beaucon-le-Château.

Marika – À Beaucon-le-Château…?

Maria – Ne me dites pas que…

Carlota – C’est vrai que c’est un hasard étonnant. Mais plusieurs personnes sont nées aussi à la maternité de Beaucon-le-Château ce jour-là.

Maria – Pas des personnes ressemblant autant à ma mère ! Tenez, j’ai une photo !

Maria sort de sa poche une photo qu’elle met sous le nez de Marika, qui l’examine, troublée.

Marika – Ah oui… Il y a… Comme un air de famille…

Carlota – Bon Maria, si vous alliez faire le ménage dans les chambres pour le moment ?

Maria – Bien Madame la Baronne. Mais on ne m’empêchera pas de penser que tout ça n’est pas banal…

Maria sort en omettant de reprendre sa photo.

Carlota – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’en défaire tout de suite, de cette bonne…

Marika – Tout de même, c’est troublant, cette histoire…

Carlota – Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi !

Marika tend la photo à sa mère.

Marika – C’est vrai que la ressemblance est frappante, non ?

Carlota – Mais enfin, vous voyez bien que cette fille est complètement folle ! Comment quelqu’un de votre rang pourrait ressembler à une bonne portugaise ou à sa mère ?

Marika – En tout cas, c’est un fait que je ne vous ressemble pas du tout.

Carlota – Les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs parents. Où voulez-vous en venir ?

Marika – Ce genre de choses arrivent. J’ai même vu un film là dessus. Deux enfants qu’on avait échangé par erreur à leur naissance à la maternité…

Carlota – Il arrive que les cigognes soient victimes d’une erreur des aiguilleurs du ciel…

Marika – Je me souviens… Le sang bleu échoue dans un HLM de banlieue, tandis que la racaille se retrouve dans un Hôtel Particulier à Neuilly.

Carlota – Vous regardez trop la télévision, ma chère… Non mais c’est dément. Alors d’après vous, je serai la maman de la bonne ? Vous trouvez qu’elle me ressemble ?

Marika – Non, évidemment…

Carlota – Eh bien vous voyez !

Marika – Tout de même… Il y a ce grain de beauté sur la fesse gauche qui est la marque de fabrique des Casteljarnac… et que je n’ai pas hérité de vous. Moi, ma marque de fabrique, ce serait plutôt les poils dans le dos…

Carlota – C’est un hasard génétique. Parfois, ça peut sauter une génération. C’est comme le génie ou la beauté. Il paraît que le fils d’Einstein était un crétin, et il n’est pas dit que si Marylin avait eu une enfant, elle n’aurait pas été laide comme un pou.

Marika (pensive) – Tout de même… J’aimerais bien voir les fesses de la bonne…

Carlota reste un instant interloquée. On sonne.

Carlota (ailleurs) – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Marika – Pourquoi, il est quelle heure ?

Carlota – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça…

La bonne revient, guidant Franck en le tenant par le bras.

Maria – Monsieur Lesourd a oublié ses gants…

Franck – C’est vrai, mais je vous avoue qu’il y a une autre raison à mon retour précipité…

Maria attend, visiblement curieuse, d’en savoir plus.

Carlota – Bien, vous pouvez nous laisser, Maria…

Maria – Bien, Madame la Baronne.

Maria s’en va à regret.

Franck – Votre fille est là ?

Marika fait signe que non.

Carlota – Je peux l’appeler, si vous voulez…

Marika s’apprête à sortir discrètement, mais Franck en avançant lui coupe la route.

Franck – En fait, je crois que ce serait mieux si je commençais par me confier à vous…

Carlota – Une confession… Vous auriez donc déjà quelque chose à vous faire pardonner ?

Franck – C’est un peu embarrassant, mais voilà… En fait, je ne vous ai pas dit la vérité tout à l’heure…

Carlota – Vous n’êtes pas le milliardaire que vous prétendez être ?

Franck – Non, non rassurez-vous, il ne s’agit pas de cela. C’est au sujet de la cause de ma cécité.

Carlota – Vous m’avez peur… Je veux dire… La cause de votre…

Franck – Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais été frappé par la foudre divine… En réalité, ce n’est pas la cause de ma cécité…

Carlota – Nous avons tous nos petites coquetteries, mob cher Franck. Ce n’est pas à une femme que vous allez apprendre qu’on arrange parfois un peu la vérité par de pieux mensonges…

Franck – L’origine de mon handicap est hélas beaucoup plus trivial. Je suis atteint d’une maladie incurable…

Carlota – Incurable… Vous voulez dire qu’il n’y a aucun remède possible ?

Franck – Oui, c’est en effet ce que je voulais dire en employant le mot incurable.

Carlota – Mais incurable ne veut pas forcément dire mortel…

Franck – Dans mon cas si, malheureusement. Il y a un an, j’ai été diagnostiqué d’une tumeur au cerveau très mal placée, qui a d’abord affecté le nerf optique. Mais hélas, le reste va suivre. En fait, mon médecin ne me donne pas plus de six mois à vivre…

Carlota – C’est affreux… Vous m’en voyez vraiment désolée… Mais… que puis-je faire pour vous ? Je ne suis pas médecin…

Franck – Voilà, je vais mourir, et je n’ai aucun héritier. C’est aussi pour cela que je souhaiterais me marier très rapidement. Pour avoir quelqu’un qui m’accompagne dans mes derniers instants. Et pour lui laisser ma fortune après ma mort. Plutôt que cela parte à la Croix Rouge ou aux impôts…

Carlota (reprenant espoir) – C’est une décision très sage de votre part, Monsieur Lesourd… Et si je peux me permettre très généreuse…

Franck – Je sais que ma demande vous semblera précipitée, mais vous comprenez maintenant pourquoi… Je voulais savoir si vous seriez favorable à ce que je demande la main de votre fille, qui m’a fait très bonne impression tout à l’heure. Ainsi que vous bien sûr. J’ai eu le sentiment de trouver une famille en entrant dans ce château…

Carlota et Marika échangent un regard embarrassé.

Carlota – Eh bien en effet… Tout cela est si soudain… C’est le coup de foudre, on dirait… Love at first sight, comme on dit chez vous en Californie. Pardon, j’oublie toujours que…

Franck – Ne vous tourmentez pas pour cela…

Carlota – Écoutez, bien entendu, c’est à ma fille de décider, mais… Pour ma part, si elle était d’accord, je ne verrais que des avantages à cette union…

Franck – Je vous remercie infiniment pour votre soutien, chère Madame. Dans ce cas, je disparais…

Carlota – Vous disparaissez…?

Franck – Je veux dire, je prends congé… Provisoirement…

Carlota – Bien sûr. Mais au fait, et vos gants ?

Franck – Je ne porte jamais de gants… À très bientôt, Madame la Baronne…

Il tente de partir en s’aidant de sa canne mais renverse à nouveau le guéridon avec le vase et les fleurs.

Carlota – Ne partez pas si vite, je vous en prie… Maria !

Maria, visiblement cachée derrière la porte, apparaît aussitôt.

Maria – Oui, Madame La Baronne ?

Carlota – Veuillez raccompagner Monsieur…

Maria – Bien Madame.

Carlota – À très bientôt Monsieur Lesourd.

Franck sort guidé par Maria.

Carlota – Cette fois, nous sommes au pied du mur…

Marika – C’est un cauchemar.

Carlota – Ce type est milliardaire en dollars ! Et il n’en a plus que pour quelques mois… J’appelle ça un miracle ! C’est comme de gagner au loto, croyez-moi. Et c’est beaucoup plus sûr.

Marika – Je parlais de cette incertitude sur ma naissance ! Comment pourrais-je épouser cet homme, et découvrir demain que je suis la fille de Madame Dos Santos.

Carlota – Ce n’est pas Rodriguez ?

Marika – Vous trouvez que c’est mieux ?

Carlota – Non bien sûr. Mais rien ne dit que cela soit le cas. Alors que décidez-vous, pour Franck, ma chère ?

Marika – Je dois en avoir le cœur net avant de vous donner une réponse définitive.

Carlota – Le cœur net ? Mais comment ?

La bonne revient.

Maria – Je peux me remettre à faire les poussières ?

Carlota – Allez-y…

La bonne se met à faire la poussière avec un plumeau. Marika la regarde avec insistance, au point que la bonne en est un peu gênée.

Marika – Maria, vous trouverez à l’office l’uniforme que la bonne qui vous a précédé a laissé en partant.

Maria – Un uniforme ?

Marika – Vous savez bien… Le tailleur noir, le petit tablier blanc, la coiffe…

Carlota – Vous n’avez jamais regardé au théâtre ce soir ?

Maria – Ma foi non, Madame.

Marika – Ici, nous sommes très attachées aux traditions, et nous tenons à ce qu’une bonne ressemble à une bonne.

Maria – Bien Mademoiselle.

Marika – Et bien allez !

Maria – Tout de suite ?

Marika – Tout de suite.

Maria – Bien Mademoiselle.

La bonne sort.

Carlota – Vous auriez dû lui dire aussi de s’épiler la moustache…

Marika – C’est affreux…

Carlota – Oui, j’en conviens. C’est quand même plus voyant que les poils dans le dos…

Marika – Vous vous rendez compte ? S’il y avait eu une erreur à la maternité, je pourrais être la bonne, et Maria… votre fille.

Carlota – Mais non, voyons… Cessez de vous tourmenter avec cette histoire à dormir debout ! Vous ne parlez pas le portugais, n’est-ce pas ?

Marika – Non.

Carlota – Et bien vous voyez ! Et puis l’élégance naturelle que les gens de notre condition reçoivent en héritage… Ça ne trompe pas, croyez-moi. Vous voyez bien que cette fille n’a pas le port altier d’une Baronne de Casteljarnac.

Marika – Tout de même. Je ne serai tranquille que lorsque j’aurais vérifié cela par moi-même…

Marika sort. La baronne reste seule et soupire. Le téléphone sonne et elle décroche.

Carlota – Carlota de Casteljarnac, j’écoute ? Oui… Oui, oui, je sais… Non, je vous assure que ce petit découvert sera très vite comblé. Combien, vous dites ? Ah, oui, quand même… Écoutez, nous attendons une rentrée d’argent et… À quoi ça sert d’avoir un compte dans une banque mutualiste, si on ne peut pas compter sur la solidarité des clients plus fortunés que nous ? Très bien… Et puis en dernier recours, nous vendrons quelques tableaux… D’accord, je fais le nécessaire et je vous rappelle…

Elle raccroche, visiblement préoccupée. Et entreprend de ramasser le vase et les fleurs que Franck a fait tomber en partant. Marika revient.

Marika – La bonne a bien un grain de beauté sur le bas de la fesse…

Carlota – Pardon ?

Marika – J’ai débarquée à l’office pendant qu’elle enfilait sa tenue de soubrette. Pour vérifier.

Carlota – Quelle fesse ?

Marika – La gauche.

Carlota – Eh bien vous voyez ! Pour les Casteljarnac, c’est sur la fesse droite.

Marika – Vous m’avez dit tout à l’heure que cela pouvait sauter de génération ! Ça peut aussi sauter de fesse !

Carlota – Mais enfin, Marika…

Marika – Moi, la fille de Madame Da Silva…

Carlota – Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?

Marika – Je crois que je vais aller vomir…

Marika s’en va et croise la bonne qui revient, en tenue de soubrette tailleur noir et tablier blanc.

Maria – La dernière fois que j’ai vu ce genre de tenue c’était sur une chaîne cryptée, et croyez-moi, ce n’était pas dans au Théâtre Ce Soir…

Carlota – Ah oui…

Maria – Et votre fille Marika, elle n’est pas un peu…

Carlota – Un peu quoi ?

Maria – Elle a débarqué pendant que j’enfilais ça pour me mater les fesses…

Marika revient.

Maria – Ça n’a pas l’air d’aller, Mademoiselle Marika. Vous êtes toute blanche…

Marika – Ça va passer.

Maria – Tout de même, c’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère…

Marika semble encore plus mal.

Carlota – Très bien, Maria, laissez-nous…

La bonne sort.

Marika – Maman… Auriez-vous quelque chose à me cacher ?

Carlota – Mais pas du tout, mon enfant ! Qu’est-ce que vous allez chercher ?

Marika – Vous souvenez-vous au moins si lorsque vous avez accouché, il y avait là un autre bébé du nom de Maria ?

Carlota – Comment voulez-vous que je le sache ! Ils étaient tous là alignés les uns à côté des autres dans leurs couveuses, comme des poussins en batterie… Je me souviens qu’on vous avait placée sous une lampe parce que vous aviez la jaunisse. D’ailleurs vous avez toujours gardé ce teint un peu jaune…

Marika – Merci…

Carlota – Après comment différencier un bébé d’un autre ? C’est vrai qu’on peut confondre…

Marika – Me voilà complètement rassurée…

Carlota – Non mais c’est pour ça qu’on leur met un bracelet !

Marika – Un bracelet électronique ?

Carlota – Pas encore, à cette époque-là, non. Un bracelet avec le nom du bébé dessus.

Marika – C’est dingue, ça… Pour une voiture, il y a un numéro d’immatriculation, un numéro de moteur, un numéro de châssis, des gravages de pare-brise, toutes sortes de tatouage antivol, sans parler des système d’alarme, et pour un bébé, c’est seulement un bracelet avec un nom dessus… C’est quand même plus facile de confondre, non ?

Carlota – Surtout qu’entre Marika et Maria, il n’y a qu’un lettre de différence. Pour peu que le bébé ait rongé un peu son bracelet à cet endroit là…

Marika – Et mon bracelet, tu l’as gardé ?

Carlota – Ben non, pourquoi je l’aurais gardé ?

Marika – Je ne sais pas. Comme souvenir…

La bonne revient, très excitée.

Maria – Je le sentais, j’en étais sûre !

Carlota – Quoi encore ?

Maria – Je viens d’avoir ma mère au téléphone.

Marika – Et alors ?

Maria – Elle m’a avoué qu’elle se doutait depuis toujours que je n’étais pas vraiment sa fille biologique.

Carlota – Dans ce cas, pourquoi ne vous a-t-elle rien dit jusqu’ici ?

Maria – Pour ne pas me traumatiser !

Marika – Mais comment est-ce que…

Maria – Nous étions toutes les deux l’une à côté de l’autre dans la couveuse, d’après ce que m’a dit ma mère. Mais elle m’a raconté que l’autre bébé était tellement laid et chétif… Inconsciemment elle s’est dit que ça ne pouvait pas être sa fille…

Carlota – Tout ça, ce ne sont que des délires de bonnes portugaises…

Maria ménage un instant son effet.

Maria – Ma mère a gardé mon petit bracelet, et elle vient de vérifier. C’est bien Marika qui est écrit dessus, et non pas Maria.

Le téléphone sonne.

Carlota – Et bien répondez !

Maria – Marika de Casteljarnac, j’écoute. Je ne vous entends pas bien… Ah oui, bonjour Monsieur Lesourd…

Carlota, furieuse, lui arrache le combiné.

Carlota – Oui Franck… Non, pas encore, je… Ah vraiment ? Très bien, je lui en parle tout de suite et je vous rappelle sans tarder…

Elle raccroche.

Carlota – C’était Franck… Pour demander la réponse à sa demande en mariage. Il ne peut pas attendre. Il doit repartir en Californie pour le traitement de la dernière chance.

Maria – Eh mais je m’en fous moi de vos projets de mariage ! Je me fais arnaquer depuis ma naissance. C’est moi la Baronne !

Carlota – Oh doucement ma fille ! Pour l’instant il n’y a qu’une Baronne ici et c’est moi !

Maria – N’empêche que j’ai droit à mon l’héritage ! Ce château me reviendra quand vous serez morte !

Marika – Pour l’instant vous n’êtes que la bonne portugaise…

Maria – C’est vous qui devriez être à ma place ! C’est vous la bonne !

Marika se décompose.

Carlota – Calmons-nous, voyons…

Maria – Vous avez raison… Oublions les titres et l’argent. C’est une mère que je retrouve…

Elle se précipite dans les bras de Carlota embarrassée.

Carlota – Allons, allons… Quoi qu’il en soit, ma pauvre fille…

Marika – Vous pourriez arrêter de l’appeler ma fille ?

Carlota – Les caisses sont vides, Maria. Sans ce mariage, nous n’aurons même pas de quoi payer la bonne, qui que ce soit. Il ne nous reste que ce château en ruine et quelques tableaux de famille.

Maria – Dans ce cas, c’est moi qui vais épouser le milliardaire. Après tout c’est le titre qu’il épouse. Pour le reste, il ne verra même pas la différence. Et il ne perdra pas forcément au change.

Marika et Maria se défient. Carlota s’interpose.

Carlota – Laissez-nous un instant, Maria. Nous rediscuterons de tout cela dans un moment.

Maria – Très bien… Mais je vous préviens, je ne me laisserai pas rouler dans la farine…

La bonne sort.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – C’est pourquoi ça devient urgent que vous acceptiez la proposition de Lesourd.

Marika – Vous croyez vraiment que c’est ce qu’il y a de plus urgent ?

Carlota – Sinon la poule aux œufs d’or va nous échapper ! Et nous serons sans le sou.

Marika – Et je ne serais peut-être même plus baronne…

Carlota – Qui voudra encore de vous si vous n’êtes n’avez même pas de sang bleu ? Il n’y aura plus aucune excuse à votre laideur… Ni aucune contrepartie…

Marika est effondrée.

Carlota – Ne vous en faites pas. Vous resterez ma fille quoi qu’il arrive. La chair de ma chair. Il n’est pas possible que cette mégère soit baronne… même si c’est ma fille biologique.

Marika – Mais que faire avec Franck ?

Carlota – Il faut que vous l’épousiez tout de suite, avant qu’il ne se rende compte que vous n’êtes peut-être pas tout à fait celle qu’il croit… Après il sera trop tard.

Marika – Vous avez raison…

Carlota – Vous allez appeler Lesourd immédiatement pour lui dire que vous acceptez sa demande en mariage.

Marika – Et après ?

Carlota – Vous le traînez à Las Vegas pour une cérémonie éclair. Et vous faites le voyage de noces dans la foulée.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – Je m’occupe de la bonne pendant ce temps-là…

Marika – Très bien. Alors j’y vais… Je fais don de ma personne pour sauver le nom et le château de Casteljarnac.

Carlota – Bon sang ne saurait mentir ! Je reconnais bien là l’esprit chevaleresque dont les Casteljarnac ont toujours fait montre tout au long de l’histoire.

Marika – À l’amour comme à la guerre !

Elles sortent.

Noir.

Acte 2

Carlota est en train de faire le ménage en tenue de soubrette. Maria, look BCBG, est assise en train de lire Jour de France dont la une est consacrée à une tête couronnée.

Carlota – Ouh la la… Je ne me rendais pas compte à quel point c’était épuisant de faire le ménage…

Maria – Vous verrez, le pire, c’est les carreaux. Il reste toujours des traces. Mais je vous donnerai un truc, si vous voulez…

Carlota – Ah oui…

Maria – Le mieux, pour les vitres, c’est le vinaigre… Le vinaigre blanc, pour les carreaux, c’est le top.

Carlota – Vous ne voulez vraiment pas m’aider plutôt ?

Maria – Vous voyez bien que je suis en train de lire ! Si je veux tenir dignement mon rang à l’avenir, j’ai encore beaucoup à rattraper. Notamment en ce qui concerne la vie des têtes couronnées. Je ne me rendais pas compte à quel point la vie de ces gens-là était compliquée.

Carlota – Vous n’imaginez pas à quel point…

Maria – Et tous ces nobles avec des noms à rallonge. Moi qui pensais qu’on les avait tous raccourcis à la Révolution…

Carlota – Heureusement, il nous reste encore quelques privilèges… Moi aussi, je vous donnerai quelques trucs, si vous voulez…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Pour voyager à l’œil, par exemple. Quand vous arrivez dans un trou perdu, il suffit d’aller sonner à la porte du château du coin. C’est forcément un cousin éloigné. Il y a toujours une chambre d’amis qui vous attend.

Maria – Je vois… Genre Relais et Châteaux.

Carlota – Voilà, mais en moins bien chauffé.

Maria – Alors si je comprends bien, vous êtes tous cousins…

Carlota – Oui…

Elle jette un dernier regard à sa revue.

Maria – Ça ne m’étonne pas que vous ayez tous l’air aussi dégénérés… À propos, vous avez des nouvelles de votre fille ? Enfin, je veux dire de Marika…

Carlota – Malheureusement non… Dans ces cas-là, pendant les premières semaines, il est recommandé d’éviter tout contact avec la famille.

Maria – Tiens donc… Je l’ignorais

Carlota – Mais elle va bien finir par rentrer à la maison…

Carlota – Bon, pour l’instant je vais aller prendre un bain moi, ça va me détendre. Parce que tout ça m’a épuisée…

Carlota – Je comprends…

Maria s’apprête à sortir.

Maria – Quand vous aurez fini les poussières, vous attaquerez l’argenterie ? Je ne voudrais pas vous vexer, mais cette maison était une vraie porcherie quand je suis arrivée…

Carlota – Je ne suis pas votre bonne, tout de même…

Maria – À quoi ça sert d’avoir une bonne quand on a déjà une mère !

Maria sort.

Carlota – Bon, ben je vais attaquer les carreaux, alors…

Franck et Marika arrivent, revenant visiblement de voyage. Marika porte deux valises. Elle a changé de look et semble plus épanouie, assumant en tout cas beaucoup mieux sa féminité. Franck semble également en meilleure forme et est habillé de façon plus gaie.

Carlota – Bonjour mes enfants ! Mais vous auriez dû m’avertir que vous arriviez aujourd’hui ! J’aurais préparé votre chambre…

Marika – Maman ? Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Carlota – Quoi donc ?

Marika – Ne me dites pas que vous êtes en train de faire le ménage !

Carlota – Ah ça… Ne vous inquiétez pas, ma chère, je vous expliquerai…

Franck – Bonjour Madame La Baronne.

Carlota – Comment allez-vous mon cher gendre ?

Franck – Mieux. Beaucoup mieux…

Carlota (pas ravie) – Ah oui… Il semblerait que le mariage vous réussisse.

Franck – J’ai beaucoup moins mal à la tête, c’est vrai. Et parfois, j’ai presque l’impression d’avoir des éclairs de lucidité…

Carlota – Vous savez ce qu’on dit ? L’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue… Mais quand vous dites mieux, vous voulez dire… que vous n’allez pas mourir tout de suite ?

Franck – On dirait que cela vous décevrait, belle-maman…

Carlota – Il est taquin… Mais non, voyons !

Franck – Nous allons tous mourir un jour, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – Disons que dans mon cas, j’ai le sentiment que ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Carlota – Et bien c’est merveilleux ! N’est-ce pas ma chérie ?

Marika – Oui, bien sûr…

Carlota – Alors, ce voyage de noces ? C’est beau Las Vegas ?

Marika – Vous n’avez pas reçu notre faire-part ?

Carlota – Mon Dieu non, pas encore. Mais vous savez, depuis les États Unis d’Amérique…

Marika – Finalement, nous nous sommes mariés à La Bourboule, dans la plus stricte intimité…

Franck – À la fin du voyage de noces pour respecter le délai de publication des bans.

Carlota – Ah très bien… L’Auvergne, c’est aussi dépaysant que la Californie, pas vrai ? Vous avez eu beau temps ?

Marika – Il a plu pendant trois semaines d’affilée. Nous sommes à peine sortis de notre chambre à l’Hôtel Ibis. (Marika se rapproche amoureusement de Franck) Mais finalement, je ne regrette pas Las Vegas…

Franck – Moi non plus. Apparemment, l’air du Massif Central m’a fait plus d’effet que le traitement miracle que je devais recevoir dans cette clinique aux USA.

Carlota – Je vois ça…

Franck – Franck m’a quand même emmenée une fois au casino de La Bourboule.

Carlota – Ah quand même…

Marika lance à Franck un regard tendrement complice.

Marika – Mais à quoi bon aller au casino, quand on peut avoir le grand jeu sans sortir de son lit…

Franck (amoureusement) – Je crois que j’ai tiré le bon numéro.

Carlota – Eh bien… Il ne reste plus à espérer que nous toucherons bien 35 fois la mise…

Franck – Bon, je vous laisse bavarder un moment toutes les deux. Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter. Entre mère et fille… Je vais allez me rafraîchir un peu.

Carlota – Je vais vous accompagner…

Franck – Ne vous inquiétez pas, je peux me débrouiller tout seul…

Carlota – Vous connaissez déjà la maison, pas vrai ?

Franck – C’est un peu la mienne, maintenant, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – À tout à l’heure mon amour… Vous ferez porter ma valise dans ma chambre tout à l’heure ?

Marika – À tout de suite, mon cœur…

Carlota jette un regard inquiet vers sa fille. Franck sort en renversant à nouveau le guéridon et le vase.

Carlota – Eh bien ? On dirait que vous avez survécu à cette épreuve, ma chère…

Marika – Oui, je dois dire que ce n’était pas si terrible que je l’avais imaginé… Je vous avoue que j’ai même éprouvé un certain plaisir à…

Carlota – Merci de m’épargner le récit de votre nuit de noces… Vous me raconterez ça en détail cet hiver à la veillée. Mais nous avons des affaires plus urgentes à régler…

Marika – Des affaires ?

Carlota – Ne me dites pas que vous avez déjà oublié le contexte un peu particulier de ce mariage d’amour…

Marika – Non, bien sûr…

Carlota – Figurez-vous que j’attendais le retour de ce gendre providentiel pour payer quelques factures… Si nous ne faisons pas très vite un virement à la Banque Populaire, c’est le château qui va être saisi !

Marika – Nous sommes à la Banque Populaire ?

Carlota – Hélas, ce sont les seuls qui veulent encore bien de nous depuis que la Banque Rothschild a résilié notre compte… Et si nous ne trouvons pas d’oseille très rapidement, ce n’est à la Banque Populaire que nous serons clients, c’est à la Soupe Populaire !

Marika – J’en toucherai un mot à Franck, je vous le promets…

Carlota – Très bien… Alors dans mes bras, ma fille…

Elles s’étreignent un instant.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – C’est le deuxième problème que nous avons à régler… J’ai tout fait pour la calmer. Mais elle commence à en prendre un peu à ses aises.

Marika – Vous ne l’avez donc pas encore congédiée ?

Carlota – C’est que maintenant, elle prétend faire partie de la famille ! Comme vous pouvez le constater à ma tenue, j’ai dû faire quelques concessions… Et quand elle va savoir que…

Justement Maria arrive, suivie de Franck.

Maria (furieuse) – Monsieur Lesourd vient de m’apprendre la nouvelle de son mariage… Et vous qui m’aviez dit que votre fille était en cure de désintoxication !

Marika – Vous lui avez dit ça ?

Carlota – Il fallait bien que je lui dise quelque chose.

Maria – Alors vos petits mensonges et votre soudaine amabilité, c’était pour ça ? Pour donner à cette bâtarde le temps de me faire un enfant dans le dos…

Carlota – Voyons, ne nous énervons pas…

Franck – Je vous avoue que moi non plus, Madame La Baronne, je n’en crois pas mes oreilles… Vous confirmez donc les propos de votre bonne ?

Maria – Eh, je ne suis pas la bonne !

Franck – Je veux dire… votre fille biologique. Mais c’est ignoble ! Comment peut-on faire de son propre enfant une esclave domestique ?

Marika – Bon, ce n’est pas Cendrillon, non plus…

Franck – Quant à moi, comprenez que je me sente un peu roulé dans la farine…. Je croyais épouser une future baronne…

Maria – Et il se retrouve marié avec une bâtarde.

Marika – Bâtarde toi-même !

Les deux femmes sont prêtes à en venir aux mains.

Carlota – Voyons… Un peu de dignité, Mesdames… L’une d’entre vous au moins a le sang bleu…

Maria et Marika renoncent à se battre. Marika se dirige vers Franck.

Maria – La fille de la baronne, c’est moi ! C’est avec moi que vous auriez dû vous marier ! (Elle s’approche de Franck pour lui faire des avances) Et croyez-moi, au lit, vous n’auriez pas perdu au change…

Marika – Que tu dis, pétasse.

Carlota – Évitons de nous laisser aller, sous le coup de la colère, à des propos que nous pourrions tous regretter.

Franck – Quoi qu’il en soit, compte tenu de ces éléments nouveaux, je me demande si je ne ferais pas mieux de demander le divorce.

Carlota – N’en faites rien, cher ami ! Il y a sûrement un moyen de dissiper ce petit malentendu…

Franck – Un petit malentendu, comme vous y allez… Je ne sais même plus avec qui je suis marié. La femme qui m’a dit oui ou celle qui portera demain le nom de Baronne de Casteljarnac ?

Carlota – J’ai déjà un peu réfléchi à tout cela, car je me doutais que ça provoquerait quelques tensions passagères…

Maria – Sans blague…

Carlota – Voilà ce que je propose… Franck vient de se marier avec Marika. Il gardera sa femme, qui héritera de mon titre de Baronne de Casteljarnac.

Maria – Et moi, je sens le pâté ?

Carlota – Maria, en compensation, héritera à ma mort du château et de tout ce qu’il contient.

Marika – Le titre, c’est tout ?

Carlota – Ne me dites pas que vous préférez la richesse matérielle au prestige d’un nom comme le nôtre ?

Marika – Non bien sûr, mais…

Carlota – Et puis beaucoup de Français ont hérité de sang bleu par les soubrettes, vous savez. Si on faisait une recherche génétique, on se rendrait sûrement compte que la plupart des bonnes sont nos cousines.

Maria, sceptique, désigne du regard Franck et Marika.

Maria – Et s’ils ont des enfants ? Ils pourraient réclamer l’héritage…

Carlota – Bien entendu, Marika sera dispensée du devoir conjugal afin de ne pas risquer d’avoir une descendance. C’est de toute façon un service à rendre à ces pauvres enfants…

Marika – Le devoir conjugal ? D’après le souvenir que j’ai de notre nuit de noces, je n’ai pas l’impression que c’était une corvée pour mon mari…

Maria – Ah oui ?

Nouvelle tension entre les deux femmes.

Carlota – Bon, nous y voyons un peu plus clair, n’est-ce pas mon cher gendre ?

Maria – Alors moi, je ne serai jamais Baronne ?

Marika – On vous laisse le château, de quoi vous plaignez-vous ?

Carlota – Et puis vous serez quand même la Baronne Consort.

Maria – La Baronne qu’on sort ?

Carlota – La Baronne Consort ! Comme on dit le Prince Consort pour parler du mari de la Reine d’Angleterre. Vous n’aurez pas le titre, mais vous serez considérée comme de la famille. Et si ma fille meurt, vous serez baronne à sa place.

Marika – Charmant.

Carlota – Quant à Monsieur Lesourd, de toute façon, il n’était pas intéressé par la dote de ma fille. Il est milliardaire. Ce qu’il voulait, c’était épouser une jeune fille de bonne famille. De ce point vue, on ne peut pas dire qu’il soit trompé sur la marchandise…

Maria – Une marchandise avariée, oui…

Carlota (à Maria) – Je vous traiterai comme ma deuxième fille, et Marika vous traitera comme une sœur.

Maria – Tu parles d’une sœur…

Carlota – Qu’en pensez-vous, Franck ?

Franck – Et avec qui accomplirais-je… mon devoir conjugal ? Je suis marié, quand même… Cela me donne certains privilèges. Je découvre déjà que ma femme n’est pas une vraie baronne, en plus de ne pas être une vraie jeune fille. Si en plus je dois faire ceinture !

Carlota – Vous pourrez toujours coucher avec la bonne. Ça se serait probablement terminé comme ça de toute façon, comme dans toutes les comédies de boulevard…

Marika – Eh je n’ai pas dit que j’étais d’accord !

Maria – Moi non plus !

Carlota – Ne soyez pas si collet monté ? Nous serons une famille recomposée… C’est très dans l’air du temps…

Maria – Ouais…

Franck – Et qui fera les corvées ?

Maria – Pas moi, en tout cas !

Carlota – Il reste donc à trouver une bonne… Mais Franck est riche, non ? Et maintenant, c’est l’homme de la maison… Il pourvoira aux besoins de toute la famille !

Franck – Oui enfin, l’immobilier ne va pas très fort en ce moment, vous savez… Même en Californie… Depuis la crise des subprimes…

Carlota – Vous venez déjà de m’apprendre que finalement vous n’étiez plus mourant, ne me dites pas qu’en plus vous êtes ruiné !

Franck – Hélas si, Belle-Maman… Mais l’important dans un mariage, c’est l’amour, n’est-ce pas !

Carlota est au bord de l’évanouissement.

Carlota – Je crois que je vais me trouver mal…

Marika – Excusez-nous un instant…

La baronne se retire avec sa fille. Resté seul avec Maria, Franck ôte ses lunettes et lui tombe dans les bras. On comprend qu’ils sont complices.

Franck – Et voilà le travail !

Maria – À nous la vie de château !

Franck – Et comment, Madame La Baronne Consort !

Ils s’embrassent.

Maria – La mauvaise nouvelle c’est qu’en ton absence, j’ai découvert que le château est hypothéqué.

Franck – Ne me dis pas que je me suis marié pour rien avec cette erreur de la nature ?

Maria – Tu n’as pas trop profité de la nuit de noces, au moins ?

Franck – Tu parles… Tu as vu l’engin ?

Maria – Ce n’est pas ce qu’elle disait tout à l’heure…

Franck – Bon, il nous reste quand même les tableaux…

Maria – Ça doit valoir de l’argent, tout ça…

Elle va pour examiner un tableau qui se casse la figure.

Maria – Merde. Aide-moi à remettre ça en place…

Franck s’approche. En ramassant le tableau, Maria regarde au dos.

Maria – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Franck – Quoi ?

Maria – Il y a une inscription au dos du tableau…

Franck – C’est peut-être une signature prestigieuse… Ça arrive parfois qu’un tableau d’un peintre anonyme soit finalement attribué à Michel Ange ou Leonardo ?

Maria – Leonardo ? L’acteur ou le footballeur ?

Franck – Leonardo, le peintre ! Bon, alors qu’est-ce que tu lis ?

Maria se penche sur l’inscription.

Maria – Je n’arrive pas à lire… Je n’ai pas mes lunettes… Vas-y toi, tu as de bons yeux…

Franck regarde l’inscription.

Franck – Made in China…

Maria – Made in China, tu es sûr ?

Franck – Ce sont des faux.

Franck – Des faux ?

Maria – Je ne pense pas qu’à l’époque, les nobles faisaient réaliser leurs portraits de famille en Chine Populaire !

Franck – Je me suis marié avec cette fin de race pour de faux tableaux ?

Moment d’abattement.

Maria – Il ne reste que quelques meubles de style… On ne va pas aller loin avec ça…

Franck – Je n’y crois pas…

Maria – On s’est fait avoir…

Franck – Ouais… On dirait que c’est l’histoire de l’escroqueur escroqué…

Maria – Mais si ces portraits sont des faux, alors…

Franck – Le titre de noblesse de la Baronne serait bidon aussi…

Maria – Non ?

Franck sort son smartphone.

Franck – Attends… Je regarde sur internet… Baronne de Casteljarnac… C’est pas vrai… Regarde ça…

Il montre l’écran de son portable à Maria.

Maria – Non…

Franck – Casteljarnac… On aurait dû se méfier…

Maria – On aurait dû vérifier avant ses lettres de noblesse…

Franck – À qui se fier de nos jours ?

Maria – On se le demande…

Franck – Mais comment se fait-il que sa fille n’ait jamais eu l’idée de taper son propre nom sur Google ?

Maria – Ces gens-là vivent encore au Moyen Âge ! Et la fille sort du Couvent des Oiseaux ! Je suis sûre que sa mère ne lui donne accès à internet qu’avec un filtre parental…

Franck – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Maria – On se tire ! Il y a quelques bijoux dans la chambre de la vioque, là haut. Je les prends, et on met les voiles avant que ces deux mythomanes reviennent.

Franck – Moi, je n’ai même pas encore défait ma valise, ce sera encore plus pratique.

Maria sort. En attendant, Franck regarde sur son écran de smartphone pour chercher d’autres détails sur la biographie de Carlota.

Franck – C’est pas vrai… Eh ben… Remarquez la baronne, avec quelques années de moins…

Il est surpris par le retour de Carlota et Marika.

Carlota – Je n’en crois pas mes yeux.

Marika – Franck, tu n’es pas aveugle ?

Franck – C’est à dire que… Je viens de retrouver la vue ! C’est un miracle !

Maria revient alors et interpelle Franck avant d’apercevoir les deux autres.

Maria – Francky ? Ça y est, j’ai les bijoux, j’espère que ce n’est pas aussi des faux…

Franck se dirige vers Maria les bras en avant pour essayer de donner le change.

Franck – Je vous découvre enfin, ma chère femme !

Marika – C’est moi, ta femme…

Franck (déçu) – Non…? Je me demande si c’est vraiment un miracle, finalement…

Carlota – C’est ça… Prenez-nous pour des imbéciles… Alors vous étiez complices depuis le début, c’est ça ?

Marika – Vous êtes un couple d’escrocs ?

Franck – Escrocs… Tout de suite les grands mots…

Carlota – Alors vous n’êtes ni aveugle, ni milliardaire… et cette pouffiasse n’est pas ma fille biologique…

Maria – Eh, doucement la Baronne, ou je t’en colle une, moi…

Carlota – Et tout ça, c’était pour nous convaincre de conclure ce mariage au plus vite !

Marika – Dans le but de nous dépouiller !

Carlota – Je n’en reviens pas…

Franck – Bon… Et maintenant que les choses sont claires pour tout le monde, qu’est-ce qu’on fait ?

Carlota – Qu’est-ce qu’on fait ? Mais c’est très simple. Vous dégagez tous les deux ! Et je vais porter plainte.

Franck – Oh, on se calme, d’accord. Ok, je ne suis ni aveugle ni milliardaire. Mais ce n’est pas puni par la loi, que je sache. Et maintenant, que vous le vouliez ou non, je suis votre gendre !

Maria – C’est vrai, après tout, c’est bien vous qui vouliez marier votre fille avec un pauvre aveugle en stade terminal pour capter son héritage ! Hein ? C’est pas joli-joli non plus, ça ?

Carlota – Vous la bonne, on ne vous a pas sonné.

Maria – D’abord, je n’ai jamais été bonne. Et puis c’est vous la grosse mito ! Votre château est hypothéqué, et ces portraits de famille sont des faux !

Marika – Des faux ?

Carlota (embarrassée) – C’est ridicule…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Vous voyez bien que ces gens n’y connaissent rien en peinture. Des faux ! Et vous ? Je parie que vous n’êtes même pas vraiment portugaise…

Franck – Pas plus que vous Baronne…

Marika – Pardon ?

Franck (à Carlota) – Vous non plus vous n’avez pas dit toute la vérité sur vos origines…

Carlota semble embarrassée.

Carlota – Moi ?

Franck – Votre mari était acteur de films X. Et c’est sur un plateau de tournage que vous l’avez rencontré ! Tout est sur Wikipedia…

Carlota – J’ai demandé plusieurs fois la suppression de cet article…

Marika – Je croyais que papa était un champion d’équitation, et qu’il était mort en tombant de cheval ?

Franck – On peut dire ça comme ça, oui… Elle a seulement oublié de vous préciser qui était la monture…

Maria – Et les conditions un peu particulières de ce rodéo movie…

Franck – Sachez seulement que le film était une version X de la Chevauchée Fantastique.

Carlota – Il y avait quand même un scénario…

Maria – Ouais… Et c’est sûrement grâce aux cachets que vous avez pris pour tourner ces films d’auteur que vous avez pu acheter ce château.

Franck – Ce que c’est que le besoin de respectabilité…

Marika – Oh mon Dieu… Mais dites-moi que ce n’est pas vrai ! Moi qui croyais que le pire qui puisse m’arriver était d’être la fille d’une bonne portugaise… Mais alors… qui sont vraiment mes parents ? Et qui suis-je ?

Maria – Rassurez-vous, vous n’êtes pas née sous X. Vous êtes bien la fille de votre mère… Quant à votre père…

Franck pianote sur son smartphone.

Franck – Il n’est pas exclu que vous ayez été conçue sous X pendant le tournage d’un de ces films cultes comme… (Montrant l’écran à Marika) Les Canons de la Baronne… Chef d’œuvre du septième art dans lequel pour la première fois Carlota porte le titre de Baronne…

Maria – C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’elle porte dans ce film.

Carlota – Je suis passée à un doigt du Hot d’Or pour celui-là…

Frank – Alors vous voyez que moi aussi, je pourrais avoir l’impression qu’on m’a un peu menti sur le pedigree de mon chien d’aveugle.

La baronne est embarrassée.

Marika – Mais dites quelque chose, mère…

Carlota – C’est vrai, j’ai un peu arrangé notre histoire familiale…

Marika – Alors vous n’êtes pas Baronne de Casteljarnac… Mais ces portraits de famille ?

Carlota – Ils sont absolument authentiques, je vous le garantis. Enfin je veux dire, ceux qui ont servi de modèles… Seulement… ce n’est pas notre famille.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – La bonne nouvelle, c’est que c’est que vous êtes vraiment ma fille.

Marika – Une fille de pute ! Tu parles d’une consolation…

Carlota – Je préfère actrice de film X, si tu permets…

Marika – Ah oui, c’est beaucoup mieux en effet.

Carlota – J’avais quand même le statut d’intermittente du spectacle !

Marika (ironique) – C’est vrai que nous ne sommes plus au Moyen Âge. Nous n’avons plus à considérer les comédiennes comme des prostituées…

Maria – Bon, quand vous aurez fini cette touchante scène familiale…

Carlota – Il y a peut-être moyen de s’entendre ? Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais divorce.

Marika – S’entendre ?

Carlota – La vérité c’est que nous n’avons même pas les moyens de nous payer une bonne. Et que désormais nous ne pouvons plus trop compter sur notre présumée noblesse pour décrocher un gendre idéal…

Franck – D’autant que votre fille est déjà mariée, je vous le rappelle…

Carlota – Vous voyez bien, ma chérie, que nous sommes condamnés à trouver un terrain d’entente…

Marika – On ne peut même plus vendre ces tableaux. Ce sont des copies, ça ne vaut rien !

Franck – On pourrait louer le château pour le tournage de film X ? Madame doit avoir gardé des contacts dans le milieu.

Carlota – Que diraient nos amis… Sans parler de Monsieur le Curé… Non, je verrais quelque chose de plus convenable… Je ne sais pas moi… Tiens, un festival de musique classique, par exemple !

Maria – Ah, oui… On pourrait demander une subvention à la mairie et au Conseil Général…

Carlota – Rendre la musique classique accessible aux classes les plus défavorisées, c’est très tendance.

Maria – C’est ça… Un concert de musique classique accessibles aux handicapés de la culture. On va aller loin avec ça…

Franck – Dans ce cas, pourquoi ne pas ouvrir des chambres d’hôtes à thème ? Les gens adorent les châteaux, et une baronne, ça fait toujours bien dans le décor.

Marika – On pourrait s’en occuper mon mari et moi. Et Maria ferait les chambres…

Maria – Eh, Franck c’est mon homme, d’accord !

Marika – Mais c’est mon mari. Et maintenant que je sais que Monsieur Lesourd n’est pas aveugle… Après tout, il est plutôt bel homme… Et je sais aussi qu’il n’est pas manchot…

Marika et Maria sont sur le point de se battre. Franck les sépare.

Carlota – Allons, il y a sûrement moyen de trouver un arrangement sur ce point aussi. Entre gens de notre condition, on arrive toujours à s’arranger, n’est-ce pas ?

Marika – Par gens de notre condition, vous voulez dire escrocs ?

Carlota – Aussi, oui…

Noir

Épilogue

Marika, en tenue de soubrette, fait les poussières à l’aide d’un plumeau. Les trois autres sont installés dans des fauteuils et prennent le thé dans une ambiance très mondaine.

Maria – Je reprendrais volontiers un peu de thé…

Marika la sert maladroitement, les dents serrées.

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ma chère, demain ce sera votre tour d’être Baronne.

Franck – Et au sien d’être la bonne.

Carlota – On a dit un jour sur deux…

Franck – Belle-maman, je crois que nous venons d’inventer le mariage alterné.

Carlota – Et la démocratie tournante.

Franck – Même plus besoin de tromper sa régulière avec la soubrette comme dans une mauvaise pièce de boulevard : demain la bonne sera ma femme !

Carlota – Et votre femme la bonne.

Franck – Un vrai conte de fée.

Carlota – En somme, vous aviez raison, mon cher gendre… C’est la vie de château… N’est-ce pas Mesdames ?

Marika et Maria échangent un regard.

Maria – Ma chère Baronne consœur, je me demande parfois si finalement, nous ne serions pas les dindes de cette farce…

Carlota – À propos de dinde, n’oublions pas que Noël approche.

Franck – Je me réjouis par avance que nous passions pour la première fois ces fêtes en famille.

Carlota – La famille, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) À propos, je profite que nous sommes tous réunis pour vous annoncer une grande nouvelle, Franck.

Franck – Ah oui ? Quoi donc ?

Carlota – La famille va s’agrandir…

Franck – Un enfant pour Noël ? C’est merveilleux ! Mais qui est la mère ?

Marika et Maria échangent un regard assassin, avant de tourner les yeux vers leur mère avec un air suspicieux. Carlota semble à peine embarrassée.

Carlota – Un nouveau miracle, apparemment…

Franck (pour détendre l’atmosphère) – Si nous mettions un peu de musique ?

Carlota – Parfait ! Mais de la musique classique alors.

Franck – La grande musique, il n’y a que ça de vrai.

Carlota – Et il paraît que cela adoucit les mœurs.

Franck appuie sur une télécommande pour lancer un morceau de musique classique, au choix (par exemple l’Hymne à la Joie).

Pendant que le niveau de la musique augmente, la lumière diminue sur cette touchante scène de bonheur familial.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-50-5

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

 

Coup de foudre à Casteljarnac Lire la suite »

Elle et Lui, Monologue Interactif

Him and Her, Interactive – Ella y El, Monólogo Interactivo  –  Ela e Ele –  Ona a OnAi dhe Ajo – Тя и Той

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

1 homme / 1 femme (ou plusieurs hommes et femmes)

Les hommes et les femmes peuvent-ils vraiment se comprendre surtout lorsqu’ils vivent en couple ? Mieux vaut en rire…

Cette comédie à sketchs a déjà été montée en France, en Belgique, en Bulgarie, au Luxembourg, en Macédoine, en Iran, en Uruguay, à Hong Kong…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Pour les achats en nombre, cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison avec un délai d’une semaine environ.


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Le mot de l’auteur

“Elle et Lui, monologue interactif” est une comédie à saynètes sur le couple. Mais ce n’est pas une succession de sketchs comme on en a déjà écrits beaucoup sur les travers réciproques des hommes et des femmes, prétextes à d’infinies scènes de ménage certes comiques mais assez conventionnelles et sans grande profondeur. Si avec “Elle et Lui” l’humour est bien au rendez-vous, il s’agit dans cette pièce (comme l’indique le sous titre “monologue interactif”) moins des petits arrangements et autres compromissions rendant possible au quotidien la vie à deux, que de l’espoir illusoire, pour rompre notre solitude existentielle, de tout simplement pouvoir parler à l’autre avec quelques chances d’être compris, et d’écouter ce qu’il a à nous dire avec quelques chances de le comprendre. Hélas, même au sein du couple, ce qu’on appelle dialogue n’est souvent que l’entrecroisement de deux monologues. Ce qu’on nomme parfois un dialogue de sourds…

Le couple quel qu’il soit (marié ou non, hétérosexuel ou pas, avec ou sans enfant) est un des éléments fondamentaux de la vie en société. Le couple moderne, cependant, constitue le cadre privilégié d’une communication libérée de ces conventions sociales toujours de mise avec les voisins, les amis voire le reste de la famille. En couple, on peut presque tout se dire, cette franche sincérité étant aussi supposée tout excuser. Dans le couple fusionnel, on n’est finalement plus qu’un, et parler avec l’autre, c’est un peu se parler à soi-même. Le dialogue en intérieur tend à devenir un dialogue intérieur. Le partenaire est alors un confident plus ou moins conciliant, qu’il faut néanmoins ménager un tant soit peu pour maintenir la pérennité du couple.

L’humour de cette pièce repose donc avant tout sur le caractère très désinhibé des échanges au sein de ce couple, que cette désinhibition relève d’une confiance un peu naïve dans la bienveillance supposée du conjoint à l’égard des faiblesses qu’on lui confesse, ou bien révèle une certaine cruauté dans le regard que l’on porte sur lui quand la politesse qui est de mise avec les autres n’est plus là pour adoucir le propos. Évidemment, le couple peut aussi être le lieu de tous les mensonges lorsque notamment l’ombre de la trahison ultime qu’est l’adultère menace son existence même.

Ainsi, la difficulté, la grandeur et les petites bassesses de la vie en couple peuvent donner lieu à d’innombrables situations comiques, soit dans le huis-clos un peu absurde du ménage à deux, soit par l’irruption perturbatrice des « autres » dans l’intimité de ce cocon à la fois rassurant et mortifère qu’est l’espace intime du couple…

Et l’amour dans tout ça ? Si selon la formule consacrée l’amour est aveugle, cette comédie tend surtout à démontrer qu’il est si ce n’est sourd du moins malentendant. Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de s’entendre pour s’aimer, bien au contraire. S’aimerait-on encore si on se connaissait vraiment ? Et si l’amour n’était finalement qu’un doux malentendu ?

Les hommes et les femmes peuvent-ils se comprendre, surtout lorsqu’ils vivent en couple ? Mieux vaut en rire…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Elle et Lui, Monologue Interactif

Entrée des artistes

1 – Nuit de noces

2 – Le temps des cerises

3 – Panne de télé

4 – Quarantaine

5 – Définition de l’amour (par défaut) et Retrouvailles

6 – Tiens, voilà du Boudin !

7 – Disparition

8 – L’Equipe

9 – Où est-ce qu’on va quand on est mort ?

10 – La saison des pluies

11 – Petit commerce

12 – Coup de vieux

13 – Cauchemar

14 – Les meubles

Sortie de secours


Entrée des artistes

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

Lui – Excusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope…

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… C’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

Lui – Pas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

Elle – Elle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

Elle – J’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Elle et Lui…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça n’a pas l’air très gai…

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Noir dans la salle.

 

1 – Nuit de noces

Elle et lui s’affalent sur le canapé, visiblement exténués.

Elle – J’ai cru qu’ils ne partiraient jamais…

Lui – Il paraît que sept couples sur dix ne baisent pas pendant leur nuit de noces. Je comprends pourquoi…

Elle – On pourrait peut-être essayer de faire mentir les statistiques…

Lui – Tu oublies qu’on décolle à 6H45… De Beauvais…

Elle – De Beauvais  ?

Lui – Je t’ai dit ! J’ai eu les billets avec une enchère sur eBay…

Elle – Pourquoi les compagnies low cost décollent de la ville la plus déprimante de France… ? D’un autre côté, c’est vrai que quand tu pars de Beauvais, ça fait rêver d’atterrir n’importe où. Même à Bratislava…

Lui – Il paraît que c’est très beau, Bratislava… Au printemps…

Elle – Tu ne confonds pas avec Prague… ?

Lui – C’est à côté, non  ?

Elle – Les Seychelles c’est beau toute l’année… Et je te rappelle que le printemps, c’est que dans deux mois…

Lui – Oh, Les Seychelles… Tout le monde y va…

Elle – C’est sûr qu’un voyage de noces à Bratislava, c’est beaucoup plus original… On ne risque pas de croiser beaucoup de jeunes mariés dans l’avion… Le seul couple qui avait confondu Bratislava avec Brasilia a revendu ses billets sur eBay…

Lui – On se paiera Les Seychelles dans quelques années… Pour notre anniversaire de mariage…

Elle – C’est ça, pour nos noces d’argent… Quand je ne pourrai plus rentrer dans mon maillot de bain… (Soupir) La vie est mal faite. On devrait hériter à 20 ans, commencer à travailler à 50 à la fin de sa retraite, et faire des gosses à 70, histoire de pas vieillir tout seul… Et le mariage ferait office de dernier sacrement…

Lui – D’un autre côté, une vie sans belle-mère… Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’être vécue…?

Elle – Tu crois que je t’aimerai encore, dans 20 ans ?

Lui – Est-ce que tu auras encore le choix…? Quand tu ne rentreras plus dans aucun maillot de bain…

Elle – Je connais une fille qui a dit non le jour de son mariage. Pour déconner. Elle voulait dire oui tout de suite après… Mais ça n’a pas du tout faire rire le maire. Elle a dû attendre six mois avant de pouvoir se représenter à la mairie… Il y a un délai de prescription, il paraît. C’est comme pour le permis de conduire. Tu peux pas le repasser tout de suite après l’avoir raté. Tu savais  ?

Lui – Non…

Elle – C’était chiant, ce mariage, non  ?

Lui – On ne se marie pas pour s’amuser…

Elle – Ne me dis pas que c’est pour partir à Bratislava depuis Beauvais au milieu de la nuit, parce que là, je commencerais vraiment à me demander si j’ai bien fait de dire oui… C’est dans quel pays, au fait, Bratislava ?

Lui – Je ne sais pas trop… Prague, c’était la capitale de la Tchécoslovaquie…

Elle – Alors tu ne sais même pas dans quel pays tu m’emmènes en voyage de noces ! Ma mère a raison, je ne sais vraiment pas où je vais, avec toi…

Lui – Attends… Prague, c’est la capitale de la Tchéquie… Bratislava, ça doit être la capitale de la Slovaquie. Ou de la Slovénie… En tout cas, c’est dans la zone euro ! On n’aura même pas à changer d’argent…

Elle – Et toi, tu m’aimeras encore, dans 20 ans… ?

Lui – Comment ne pas aimer toute la vie une fille qui accepte de me suivre dans un pays inconnu de la zone euro… ?

Elle – Si c’est une épreuve, alors…

Séquence émotion, interrompue par lui.

Lui – Je ne voudrais pas te presser, mais notre avion décolle dans deux heures. Et Beauvais, ce n’est pas la porte à côté…

2 – Le temps des cerises

Un couple, assis sur un canapé.

Elle – Tu as vu ? Le cerisier est en fleurs.

Lui – Encore une année de passée…

Silence.

Elle – On est heureux… ?

Lui – Oui… (Un temps) On s’emmerde, non ?

Elle – Ensemble ?

Lui – En général.

Elle réfléchit.

Elle – On pourrait changer de canapé…

Lui – Qu’est-ce qu’on ferait de l’ancien ?

Elle – Partir en vacances…

Lui – Ce n’est pas la saison.

Elle – Faire une fête…

Lui – Pour fêter quoi ?

Elle (réfléchissant) – La floraison du cerisier !

Lui – Il paraît que les Japonais font ça, au printemps. Ils invitent des amis à admirer leur cerisier, en sirotant du thé, sans rien dire…

Elle – Il faudrait se dépêcher. Les premières pétales tombent déjà.

Lui – C’est masculin.

Elle – Quoi ?

Lui – Pétale. C’est masculin. Les premiers pétales. (Un temps) Et qui est-ce qu’on inviterait ?

Elle – Des amis.

Lui – Les gens ne sont jamais libres…

Elle – Il suffit de les prévenir à l’avance!

Lui – Tu leur proposes de prendre l’apéritif, ils sortent leur agenda. Au lieu de boire l’apéro, on discute d’une date éventuelle. La semaine d’après, ils te rappellent pour annuler et fixer une nouvelle date… (Un temps) Moi, quand j’ai envie de boire un coup, c’est tout de suite. Dans trois semaines, je n’aurai peut-être plus soif. Il n’y a plus aucune improvisation!

Elle – C’est peut-être parce que les gens ont peur de s’ennuyer, justement…

Lui – Tu verras! Ils ne seront pas libres. Ils te proposeront une date. En attendant, les pétales du cerisier seront par terre.

Elle – Un tapis de pétales, c’est joli aussi.

Lui – Aujourd’hui il fait beau. Quel temps il fera dans un mois ? En plus de faire coïncider les agendas, il faudrait consulter Météo France. Inviter des amis, ça devient encore plus compliqué que de prévoir une éclipse. (Un temps) Non… Plutôt que de risquer de m’amuser avec des tas de gens dans un mois, je préfère encore être sûr de m’ennuyer tout de suite avec toi.

Elle – C’est gentil…

Lui – La dernière fois, mon meilleur ami me laisse un message. Ça faisait six mois que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Je le rappelle aussitôt et je lui propose de prendre un café. Il me répond qu’il n’est pas libre, qu’il m’appellera pour fixer une date. J’attends toujours. Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait téléphoné…

Elle – Il avait peut-être un coup de cafard… ?

Lui – Je ne sais pas si après son coup de fil, il s’est senti beaucoup moins seul. Dans six mois il me rappellera, et ce sera la même chose. Alors c’est ça qu’on appelle des amis, maintenant ? (Un temps) Internet, c’est pareil, hein ? On nous dit que c’est «convivial». Tu n’adresses pas la parole à ton voisin, mais avec ça, tu vas pouvoir bavarder avec les Chinois en espéranto. Tu en connais beaucoup, toi, des Chinois ?

Elle – Quand j’étais petite, avec mon voisin d’en face, on essayait de communiquer en morse, la nuit, avec des lampes électriques. Ça ne marchait déjà pas très bien…

Lui – Les gens sont surbookés en permanence. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à faire de tellement intéressant, au point de ne jamais avoir le temps de prendre un verre avec leur meilleur ami à l’improviste. Moi, j’essaie de rester disponible. Mais personne n’est jamais libre. Alors je m’emmerde… Tu ne t’ennuies pas, toi ?

Elle – Avec toi, jamais…

Silence.

Lui – Et si on se le prenait quand même, cet apéro ?

Elle – Tous les deux ?

Lui – Tu serais libre ?

Elle – Quand ?

Lui – Tout de suite.

Elle – Pas de problème.

Lui – Je vais chercher les verres.

Elle – Je m’occupe des cacahuètes.

On sonne.

Lui – On attend quelqu’un ?

Elle – Non. Qui ça peut bien être à cette heure-ci ? On va bientôt passer à table.

Il fait signe qu’il ne sait pas.

Lui – Les gens sont d’un sans gêne. On ne peut pas être tranquille cinq minutes, même le week-end.

Elle – Je vais aller ouvrir…

Lui – Je ne suis là pour personne.

Elle se retourne vers lui.

Elle – Et si c’est un ami ?

Il réfléchit.

Lui – Tu lui dis que notre cerisier du Japon est encore en fleurs… Et qu’il repasse quand il aura des cerises.

3 – Panne de télé

Un couple assis sur un canapé. La pièce est vide de tout autre meuble. Ils ne font rien, ne disent rien, et regardent fixement droit devant eux.

Elle – Qu’est-ce qu’il y a, ce soir, à la télé ?

Lui – Je ne sais pas. Pourquoi ?

Elle – Pour savoir… (Un temps) Tu ne veux vraiment pas qu’on en rachète une ?

Lui – Quand on avait la télé, on ne pouvait pas s’empêcher de la regarder!

Elle – C’est fait pour ça, non  ?

Lui – On était complètement abrutis! On ne faisait rien d’autre!

Ils regardent toujours fixement droit devant eux.

Elle (ironique) – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

Elle – Rien…

Lui – C’est déjà mieux que de regarder la télé… (Un temps) Quand il n’y avait qu’une chaîne, encore, ça allait. Maintenant avec le câble…

Elle (nostalgique) – Quand j’étais petite, on n’avait pas la télé. J’allais la regarder chez mon voisin…

Lui – Tu veux que je demande au voisin si tu peux aller regarder la télé chez lui ?

Silence.

Elle – On pourrait discuter.

Il lui lance un regard inquiet.

Elle – Puisqu’on n’a plus de télé, on pourrait en profiter pour discuter.

Lui – Vas-y, commence.

Elle réfléchit.

Elle – Tu m’aimes ?

Lui (interloqué) – On pourrait peut-être commencer plus progressivement…

Il réfléchit.

Lui – Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

Elle – Mercredi, c’est le jour du poisson.

Lui – Normalement, c’est le vendredi…

Elle – Le vendredi, c’est poulet.

Lui – C’est pas très catholique, tout ça…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que je prends comme poisson ?

Elle – J’irai. Il faut que j’achète des lentilles.

Lui – Chez Picard ?

Elle – Chez l’opticien… Je ne suis pas trop surgelés, en ce moment…

Lui – A propos de surgelé, tu as entendu parler de ce type qui s’est fait congelé ?

Elle – Il devait déjà être un peu givré. Si je prenais des maquereaux au poivre ?

Lui – C’est pas trop épicé ?

Elle – C’est poivré.

Silence.

Lui – Si un jour tu me trompais, tu me le dirais ?

Elle le regarde, surprise.

Elle – Tu veux dire : si tu me trompais, est-ce que je voudrais que tu me le dises ?

Lui – Aussi, oui…

Elle – Pourquoi tu me demandes ça ?

Lui – Comme ça, pour parler… Comme on n’a plus la télé.

Elle réfléchit.

Elle – Comment veux-tu que je réponde à cette question ?

Lui – Par oui ou par non.

Elle – Tu crois vraiment que c’est aussi simple que ça ?

Lui – Non ?

Elle – Répondre, c’est accepter déjà la possibilité que tu me trompes.

Lui – Et alors ?

Elle – C’est comme si tu me demandais : si je t’assassinais, tu préférerais que j’aille me livrer à la police après ou que j’essaie d’échapper à la justice ?

Il n’a pas l’air de comprendre le rapport.

Elle – Ça suppose que j’envisage tranquillement la possibilité que tu m’assassines. C’est ça la vraie question. La deuxième, est annexe.

Lui – Un adultère, ce n’est pas un crime, tout de même.

Elle – L’adultère conduit parfois au crime…

Il réfléchit, un peu inquiet.

Lui – Si je te trompais, tu pourrais me tuer ?

Elle – En tout cas, si je le faisais, j’irais certainement me livrer à la police après. La justice a toujours été très clémente pour les crimes passionnels…

Silence.

Elle – Donc, tu envisages tranquillement la possibilité de me tromper.

Lui – 95% des animaux sont polygames. Le reste ne vit en couple que le temps d’élever les gosses. Ça prouve bien que la fidélité, ce n’est pas un truc naturel…

Elle – On n’est pas des animaux.

Lui – Il y a quand même 5% d’animaux monogames. Ça ne fait pas d’eux des humains pour autant. Pourquoi la fidélité serait un critère d’humanité ?

Elle – C’est le fondement de la famille, qui est le fondement de la société.

Lui – Alors tu m’es fidèle par civisme ?

Silence.

Elle – Ça te pèse tant que ça, la fidélité ?

Lui – Non… Je me demande seulement si la fidélité a le même sens pour les hommes et pour les femmes.

Elle – Et alors ? Pourquoi les hommes sont fidèles, à ton avis ? Quand ils le sont, bien sûr…

Il réfléchit.

Lui – Pour éviter les complications… ?

Silence.

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de racheter une télé.

4 – Quarantaine

Elle est assise sur le canapé. Il arrive.

Lui – C’est dingue, je viens encore d’avoir un coup de fil d’un ami d’enfance qui m’invite pour ses 40 ans. C’est incroyable, non ?

Elle – Si vous aviez 20 ans à la même époque, ce n’est pas très étonnant que 20 ans après vous en ayez 40 à peu près en même temps.

Lui – Non, ce qui est dingue, c’est que je n’avais plus aucune nouvelle de tous ces gens depuis des années… Et là, le téléphone n’arrête pas de sonner!

Silence.

Elle – Tu vas y aller ?

Lui – Ça me fait un peu peur. Ils ont dû changer, depuis tout ce temps.

Elle – Physiquement, tu veux dire ?

Lui – Physiquement, moralement… J’espère qu’ils ne sont pas trop décrépis.

Elle (minaudant) – Et moi ? Tu es sûr que je suis pas trop décrépie ?

Lui – Toi, j’ai eu le temps de m’habituer petit à petit. Mais eux, comme ça, tout d’un coup… C’est carrément Le Retour des Morts Vivants… C’est bizarre, ce besoin subi de se rassembler à l’approche de la quarantaine.

Elle – Ça s’appelle un anniversaire, non ?

Lui – On dit que les animaux se rapprochent des hommes en sentant venir la fin. Ça doit être quelque chose ça. Une sorte d’instinct grégaire. (Un temps) Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui offrir à celui-là, encore ?

Elle – Une convention-obsèques… ?

Lui – C’est cher, non ?

Elle – Je plaisante… Et toi ?

Lui – Moi aussi.

Elle – Non, je veux dire : Et toi, tu comptes faire quelque chose pour tes 40 ans ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu as une idée pour empêcher ça ? En tout cas, je t’en prie, tu ne me prépares pas de fête surprise, hein… ? Si je ne vois plus tous ces gens depuis 20 ans, il y a sûrement une bonne raison.

Silence.

Lui – Tu as quel âge, toi, exactement ?

Elle le regarde, offusquée, mais ne répond pas.

Elle – Il faudrait peut-être qu’on invite les voisins à dîner, un de ces soirs.

Lui – Pourquoi ?

Elle – Pour rien!

Lui – Eux, ils ne nous ont jamais invités.

Elle – Avec des raisonnements comme ça…

Silence.

Lui – Ce n’est pas parce qu’on est voisins qu’on est obligés d’être amis.

Elle – Tous nos amis habitent à cinq cents kilomètres ! C’est sympa d’avoir des amis à côté de chez soi…

Lui – Oui, c’est pratique… Ça limite les frais de déplacement. Donc la pollution. On pourrait presque dire que c’est écologique, de sympathiser avec ses voisins.

Silence.

Lui – Qu’est-ce qu’il fait, lui, au juste ?

Elle – Je ne sais pas exactement. Je le vois partir tous les matins avec une mallette. Je ne sais pas où il va. La prochaine fois, je lui demanderai, si tu veux…

Lui – Et elle ?

Elle – Ils sont très discrets…

Lui – Ça risque d’être joyeux, ce dîner. Si on ne veut pas paraître intrusifs…

Elle – Tu pourras toujours parler de toi.

Lui – Ils ont des enfants, non ?

Elle – Tous les jours, il y en a trois qui sortent de chez eux pour aller à l’école. Je suppose que ce sont les leurs.

Lui – Ah oui… Un petit, un moyen et un grand… (Inquiet) Il faudra les inviter aussi ?

Elle – Non! On leur précisera que c’est une soirée entre adultes. Ça les mettra à l’aise.

Lui (pris d’un doute) – Tu me parlais bien des voisins d’en face ?

Elle – Des voisins d’à côté! Les voisins d’en face, ils ont déménagé il y a six mois, après leur divorce. Tu n’as pas vu le panneau à vendre ?

Lui – Non.

Elle – D’ailleurs, ils n’avaient pas d’enfants.

Lui – Ah, ouais… ?

Silence.

Elle – Ce ne serait pas la semaine ménage, par hasard ?

Lui – Ce n’est pas impossible. (Soupirant) Le ménage, c’est le ciment du couple… La preuve, un couple, on appelle ça un ménage. Quand on est trois, un ménage à trois.

Elle – Trois, ça peut aussi être un couple avec un enfant…

Lui – Chacun ses fantasmes.

Silence.

Elle – Alors ?

Lui – Tu crois vraiment qu’on a les moyens d’avoir un enfant en ce moment  ?

Elle – Ce n’est pas une question d’argent, tu le sais bien… Et puis on n’est pas si pauvre que ça…

Lui – On le sera avec une ribambelle de gosses…! Regarde ce qui se passe en Afrique, avec la natalité galopante… J’ai lu un bouquin, il y a des années : «L’Afrique Noire est mal partie». Eh ben ça ne s’est pas arrangé depuis… Aujourd’hui, plus personne ne pense sérieusement que l’Afrique pourrait aller quelque part… Sauf avec la dérive des continents… Plus les gens ont d’enfants plus ils sont pauvres…

Elle – Tu es sûr que ce n’est pas l’inverse  ?

Lui – En tout cas, si les pauvres ne faisaient pas d’enfants, au bout d’une génération, tout le monde serait riche… Prends les chinois. Ils n’ont plus droit qu’à un enfant. Eh bien ça va déjà mieux…

Elle – Alors commençons par en faire un…

Lui – Quand est-ce qu’on s’en occuperait, de cet enfant ? On n’a déjà pas le temps de passer un coup de balai ?

Elle – On prendrait une femme de ménage.

Lui – Où est-ce qu’on le mettrait, ce bébé ?

Elle – Tu pourrais installer ton bureau en bas.

Lui – Ça commence bien… Et toi ? Tu comptes arrêter de travailler ?

Elle – On prendra une nourrice.

Lui – En plus de la femme de ménage ? Ce n’est plus un ménage à trois, là, c’est une PME! Je ne suis pas sûr d’avoir l’esprit d’entreprise…

Silence.

Lui – On ne pourra plus sortir le soir.

Elle – On prendra une baby-sitter.

Lui – Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point la natalité avait un effet direct sur l’emploi.

Elle – Et sur la consommation…

Lui – Couches, petits pots, jouets, soins médicaux…

Elle – Nouvelle voiture…

Lui – Finalement, tu as raison, je crois que cet enfant est capable de sortir le pays de la crise… 

 

5 – Définition de l’amour (par défaut)

Lui (à une interlocutrice imaginaire) – Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? (Inquiet) Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

Et Retrouvailles

Elle arrive, avec un grand sourire.

Elle (ravie) – Tu me reconnais ?

Lui (se retournant embarrassé) – Non.

Elle (avec un air entendu) – C’était il y a quelques années, mais bon…

Lui – Ah, oui, peut-être…

Elle (un peu offusquée) – Peut-être ?

Lui – Si, si, ça me revient, oui… Comment ça va ?

Elle – Ça va. Qu’est-ce que tu fous là ?

Lui – Ben, rien. Et toi ?

Elle (inquiète) – J’ai changé à ce point là ?

Lui – Non, pourquoi ?

Elle – Tu n’avais pas tellement l’air de me reconnaître, tout à l’heure.

Lui – Excuse-moi, je ne m’attendais pas à te revoir, c’est tout.

Elle – En tout cas, toi, tu n’as pas changé, hein ?

Lui – Merci…

Elle – Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Lui – Bof, toujours pareil…

Elle – Toujours aussi bavard, hein ?

Il ne sait pas quoi dire.

Elle – Tu es revenu il y a longtemps ?

Lui – D’où ?

Elle – Ben, de là-bas!

Lui – Ah, euh… Oui. Enfin, non.

Ils se sourient bêtement, gênés.

Elle (émue) – Ça m’a fait plaisir de te revoir.

Lui (gêné) – Moi aussi…

Elle (sur un ton entendu) – Il faut que j’y aille, là, on m’attend.

Après une hésitation.

Elle – On s’embrasse ?

Lui – Ok…

Le prenant par surprise, elle lui roule un patin.

Elle (pathétique) – A une autre fois, peut-être.

Lui (perturbé) – Peut-être, ouais…

Elle – Bon ben, salut Paul!

Elle se détache de lui, les larmes aux yeux.

Lui – Ouais, salut.

Elle s’en va. Ils se font des petits signes. Il reste seul.

Lui (interloqué) – Paul ?

6 – Tiens, voilà du Boudin !

Un couple, admirant contre un mur invisible quelque chose qu’on ne voit pas.

Lui – C’est Bonnard, hein  ?

Elle – Non, c’est…

Elle s’approche et, se penchant, lit le nom du peintre sous le tableau.

Elle – Picasso.

Lui – Ah, oui…

Ils admirent longuement le tableau, puis passent à un autre.

Elle (joueuse) – Tu essaies de deviner ?

Lui – Si tu veux…

Il regarde le tableau attentivement.

Lui – Miro ?

Elle – C’est toi qui deviens miro. Faudrait penser au double foyer…

Lui – Milo ?

Elle – Milo! Tu veux dire Millet ?

Lui – Ah, oui! Je confonds toujours. L’Angélus de Millet, et la Venus de Milo.

Ils passent à un autre tableau.

Lui – A toi ?

Elle regarde avec attention.

Elle – Manet… ?

Il regarde le nom sous le tableau.

Lui (corrigeant) – Monet!

Elle – Oh…! C’est un peu pareil, non ?

Ils passent à un autre tableau.

Elle (très sérieusement) – Tiens, voilà du Boudin…

Il la regarde, interloquée, puis ils regardent tous les deux le tableau.

Elle – C’est bien, hein ?

Lui – Oui, c’est…

Elle – C’est du Boudin.

Lui – Oui…

Silence.

Elle (pensif) – Je me demande toujours…

Lui – Quoi ?

Elle – Si je ne savais pas que c’était du Boudin, est-ce que je trouverais ça aussi bon.

Il la regarde sans comprendre.

Elle – Si j’ignorais que ces tableaux valent des milliards! Franchement, imagine que tu n’aies jamais entendu parler de La Joconde. Tu tombes dessus dans une brocante. À vendre. Cinq cents balles. Est-ce que tu peux affirmer, sincèrement, que tu l’accrocherais au-dessus de ta cheminée ? Cette gourde avec son sourire idiot ?

Il réfléchit.

Lui – On n’a pas de cheminée, de toute façon…

Elle – Non, il faut être honnête, on a beau avoir visité des dizaines de musées et des centaines d’expositions, est-ce qu’on ferait vraiment la différence entre une croûte et un chef-d’oeuvre… ?

Lui – On ne saura jamais. On ne voit que des chefs-d’oeuvre, dans les musées. C’est un tort, d’ailleurs. Dans chaque musée, ils devraient réserver une salle pour exposer exclusivement des croûtes. Le principe du test placebo, tu vois ? Histoire de vérifier si les autres tableaux sont vraiment beaux, ou si on les trouve beaux seulement parce qu’on nous a dit qu’ils l’étaient.

Elle – Oh… De toute façon, les musées, c’est comme les églises, hein  ? On y va surtout pour l’ambiance.

Lui – On n’a pas besoin d’être croyant pour être pratiquant, heureusement… C’est comme pour l’amour…

Elle le regarde, pas sûre de bien comprendre.

Lui – Non, je veux dire, c’est comme pour le mariage… Regarde-nous… On s’est bien mariés à l’église… Et pourtant on ne croit pas vraiment en Dieu…

Silence.

Elle – Tu te souviens de notre premier rendez-vous  ? Tu m’avais emmenée au musée Picasso…

Lui (nostalgique) – Ah, oui…

Elle – On était tellement émus… Ce n’est qu’à mi-parcours qu’on s’est rendu compte que c’était le musée Carnavalet…

Lui – Eh, oui… Ils sont tous les deux dans le Marais…

Elle (amusée) – Je commençais à me demander pourquoi les préliminaires duraient si longtemps…

Lui – Les préliminaires… ?

Elle – Enfin, je veux dire, euh… Picasso… Sa première période…

Lui – Ah, oui…

Silence. Ils commencent à s’éloigner.

Elle – Tu as entendu parler de cet artiste qui peint sous la mer ?

Il ne comprend pas bien.

Elle – Il a une combinaison d’homme-grenouille, il plante son chevalet sur les fonds marins et il peint des coraux.

Lui – Des Corots ?

7 – Disparition

Un couple, assis sur un canapé. Ils ne parlent pas et ne se regardent pas. Ils semblent s’emmerder. Il se met à chercher quelque chose, mais ne le trouve pas.

Lui – Tu n’aurais pas vu la télécommande ? Elle a disparu…

Elle le regarde, étonnée.

Elle – Mais… on n’a plus de télé!

Lui – Ah oui, c’est vrai…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que tu ferais si je disparaissais ?

Elle le regarde, interloquée.

Elle – Comme la télécommande ?

Lui – Mais non, pas comme la télécommande! Si je disparaissais, tu vois ce que je veux dire…

Elle – Tu ne te sens pas bien ?

Lui – Si, si, ça va. C’est juste une hypothèse.

Elle – Tu n’as pas une hypothèse plus gaie ?

Lui – Je suis plus vieux que toi. Je partirai sûrement avant.

Elle – On n’a que trois ans de différence…

Lui – Les femmes vivent plus longtemps que les hommes! Et puis je peux avoir un accident. Une crise cardiaque. Un cancer.

Elle – Moi aussi!

Lui – Oui, mais c’est moi qui ai posé la question le premier.

Elle – Je ne sais pas. Il sera toujours temps d’y penser.

Lui – Il vaut mieux prévenir…

Elle le regarde, ne comprenant pas.

Lui – Je veux dire, il vaut mieux prévoir.

Silence.

Lui – En tout cas, je te préviens, je préfère être incinéré.

Elle – Pourquoi tu me dis ça maintenant ?

Lui – Ben, je ne vais pas te le dire après, hein ? (Un temps) C’est ma hantise, ça. D’être enterré vivant. Pas toi ?

Elle – Ça ne doit pas arriver très souvent.

Lui – Il suffit d’une fois.

Elle – Et d’être brûlé vif, ça ne t’angoisse pas ?

Il la regarde, inquiet.

Lui – Je n’avais jamais pensé à ça… (Un temps) Tu crois qu’il y a une vie après la mort ?

Elle – Est-ce que c’est vraiment à souhaiter… ?

Lui – Tu n’aurais aucun souci à te faire du point de vue financier, tu sais…

Elle (surprise) – S’il y avait une vie après la mort, tu veux dire ?

Lui – Si je venais à disparaître!

Elle – Ah, oui… Je n’étais pas inquiète.

Silence.

Lui – Je ne t’en voudrais pas si tu te remariais.

Elle – Merci.

Lui – Enfin, vous n’êtes pas obligés de vous marier, non plus.

Elle – Qui ça, nous ?

Lui – Toi et lui. Le type avec qui tu te recaserais. Autant garder ton indépendance.

Elle – Quelle indépendance ?

Lui – C’est marrant, j’ai du mal à t’imaginer avec un autre mec, quand même…

Elle (vexée) – Tu crois que personne ne voudrait de moi ?

Lui – Si, si. justement. En fait, je pense que je serais jaloux.

Elle – Quand tu seras mort, tu seras jaloux ?

Lui – Oui…

Elle – Et si je disparaissais avant toi ?

Lui (de mauvaise foi) – Là, tu me prends de court. (Un temps) Si je me recasais, tu m’en voudrais ?

Elle – Je ne serais pas là pour le voir.

Lui – Mais tu serais jalouse… ?

Elle le regarde, méfiante, mais ne répond pas.

Lui – Avec qui tu me verrais ?

Elle – Tu veux que je te présente une copine, au cas où, c’est ça ?

Lui – Ben, pour les enfants, il y a les parrains et les marraines… Pour les députés, c’est pareil. Il y a les suppléantes. S’il y en a un qui meurt ou qui démissionne, on a immédiatement une remplaçante. C’est prévu…

Elle – Oui… Pour les voitures, il y a les roues de secours. En cas de crevaison… (Inquiète) Tu n’es pas en train de me dire que tu m’as déjà trouvé une suppléante… ?

Lui – Ben, ce n’est pas si évident, que ça, hein ?

Silence.

Lui – L’avantage avec la bigamie, c’est qu’en cas de décès, on n’est qu’à moitié veuf.

Elle le regarde, sidérée.

Elle – Oui…

 

8 – L’Equipe

Elle lit Elle. Il s’emmerde, hésite et ouvre L’Equipe. Elle le remarque et paraît surprise.

Elle – Tu achètes L’Equipe, maintenant ?

Lui (comme pris en faute) – Pourquoi je n’achèterais pas L’Equipe ?

Elle (incrédule) – Et… tu comptes le lire.

Lui – Je le feuillette… Pour voir…

Elle – Pour voir quoi ?

Lui – Je ne sais pas. Tous les mecs lisent ça, dans le métro. J’étais curieux de savoir ce qu’il y avait de si passionnant là-dedans…

Elle – Et tu as trouvé ?

Lui – Non…

Elle a l’air consternée.

Elle – Tu t’intéresses au sport ?

Lui – Très peu…

Elle – Alors ce n’est pas étonnant que tu ne vois pas l’intérêt de lire L’Equipe…

Il pose son journal.

Lui – Oui, enfin… S’intéresser au sport, c’est une chose. De là à éprouver tous les matins le besoin impérieux de savoir si Bordeaux a battu Bègles 3 – 2 ou s’ils ont fait match nul… (Un temps) Je ne sais même pas où c’est, Bègles…

Elle – C’est à côté de Bordeaux…

Lui (surpris) – Comment tu sais ça, toi…,

Elle (comme une évidence) – Ben, à cause de Mamère !

Lui – Ta mère habite à côté de chez nous !

Elle – Mamère, le maire… Le maire de Bègles, tu sais bien…

Lui – Ah oui…

Silence. Elle se replonge dans son magazine.

Lui – Qu’est-ce que tu en penses, toi  ?

Elle – Oh, moi, tu sais, le foot…

Lui – Du mariage homosexuel !

Elle – Ah… Oh, je me demande si c’est vraiment la solution…

Lui – Pour qui  ?

Elle (surprise) – Ben pour les homosexuels !

Il se replonge dans L’Équipe. Elle commence à être sérieusement inquiète.

Elle – Mais pourquoi ça te travaille tellement, tout d’un coup, de comprendre pourquoi les hommes lisent L’Equipe ?

Lui – Il faut croire que j’ai besoin d’être rassuré sur ma virilité…

Elle – Eh ben c’est raté!

Lui – Merci…

Elle (pour le réconforter) – Ecoute, on peut être un homme sans lire L’Equipe !

Lui – Tu crois… ?

Elle réfléchit.

Elle – Je ne sais pas… Tu veux que je t’abonne à Auto-Magazine  ?

Il la regarde, se demandant si elle se fout de lui. Elle reprend la lecture de Elle.

Lui – Et toi ?

Elle – Quoi, moi  ?

Lui – Quel intérêt tu trouves à lire Elle  ?

Elle le regarde.

Elle – Tu le lis aussi…

Lui – Oui, oh… C’est juste pour rigoler un peu…

Elle – Moi je ne lis pas L’Equipe… Même pour rigoler un peu…

Lui (perturbé) – Tu me trouves efféminé, c’est ça  ?

Elle – Mais non… Presque tous les hommes lisent les magazines féminins de leurs femmes. C’est connu. Pourquoi tu crois qu’il y a des pubs de bagnoles, dans Elle  ?

Lui (songeur) – C’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup de pubs de machines à laver dans L’Equipe.

Elle – Et pourtant, le foot c’est très salissant… Il n’y a qu’à voir le nombre de footballeurs dans les pubs de machines à laver.

Elle reprend sa lecture de Elle. Il a toujours l’air préoccupé. Elle le remarque.

Elle – Il y a encore quelque chose qui te tracasse  ?

Lui – Non, je repensais à la différence entre les hommes et les femmes…

Elle – Oui…

Lui – Prends les vêtements, par exemple… Le pantalon n’est plus l’apanage des hommes, mais la jupe continue à être réservée aux femmes.

Elle le regarde, incrédule.

Lui – Pour les couleurs, c’est la même chose. Vous pouvez porter du gris comme du rose. Nous, on n’a droit qu’au gris. Ou au marron… (Un temps) Vous nous reprochez de ne pas aimer le shopping… Mais est-ce que vous vous rendez compte de la tristesse d’un magasin de chaussures pour hommes  ?

Elle a l’air inquiète.

Elle – Tu voudrais pouvoir mettre une mini-jupe rose avec des talons aiguilles ?

Lui – Mais non! C’est une juste constatation… Vous nous avez piqué le meilleur de nos attributs masculins, et on n’a rien reçu en échange. (Il rouvre L’Equipe, rageur) Heureusement qu’il nous reste L’Equipe.

 

9 – Où est-ce qu’on va quand on est mort  ?

Ils sont assis sur le canapé.

Lui – Le courrier est passé  ?

Elle – Tu attends une lettre  ?

Lui – Pas spécialement… Mais j’espère toujours un miracle en ouvrant la boîte. On m’annoncerait que j’ai remporté un concours auquel je n’ai pas participé. Qu’une vieille tante richissime dont j’ignorais l’existence est morte sans héritier. Que le Prix Nobel m’a été attribué par anticipation pour mon oeuvre à venir… Tous les jours, en ouvrant la boîte, je suis comme un gamin au pied du sapin, le matin de Noël.

Elle – C’est vrai… En grandissant, on ne croit plus au Père Noël, mais on croit toujours au facteur. D’ailleurs, il y a des similitudes… Ils ont tous les deux un uniforme. Ils passent avec une hotte. Ils déposent des pochettes surprises, et on ne les voit ni l’un ni l’autre…

Lui – Enfin, le facteur, c’est justement à Noël qu’on le voit, quand il vient chercher ses étrennes… (Soupirant) J’ai horreur de Noël. Tous les ans ça sent un peu plus le sapin… Et dans la boîte, il y a de plus en plus de faire-part… (Un temps) Mais pourquoi j’attends le facteur comme le messie, alors là… ? Remarque, le père du messie, c’était peut-être le facteur, hein ? Parce que le coup de l’immaculée conception… Il ne faut pas croire au Père Noël, quand même…!

Elle – Pour avoir des lettres, il faut en écrire. La plupart des gens ne reçoivent que des réponses. Si tu n’envoies jamais de lettres, il ne faut pas t’étonner de ne pas en recevoir… Je crois que je n’ai jamais reçu une seule lettre de toi…

Lui (ironique) – Tu veux qu’on s’écrive, de temps en temps  ?

Elle le regarde, indécise.

Lui – Qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir à se dire  ? J’aurais l’impression de m’écrire à moi-même. D’ailleurs, on s’écrit toujours un peu à soi-même, non  ? Il y a des gens à qui on écrit des lettres interminables… Quand on les voit, on se rend compte qu’on n’a rien à leur dire. Non, il y a un côté onaniste, dans l’écriture…

Elle se sert un verre et allume une cigarette.

Lui – Tu fumes maintenant ?

Elle (surprise) – Oui… Ça fait bien vingt ans. Tu n’avais jamais remarqué  ?

Un temps.

Lui – Tu savais que chaque cigarette raccourcissait la vie de dix minutes  ? (Elle ne répond pas) Tu fumes combien de cigarettes par jour, toi ?

Elle (ironique) – D’après mes calculs, je devrais déjà être morte depuis six mois. Je ne comprends pas…

Silence.

Lui – C’est comme le téléphone portable, hein  ? Ce n’est pas très bon pour la santé. Il paraît qu’au-dessus d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur assurée. Tu as intérêt à ne pas dépasser le forfait… (Un temps) A propos, tu sais ce que m’a demandé ta fille ce matin, pendant que je me brossais les dents ?

Elle – Non.

Lui – Où est-ce qu’on va quand on est mort… ?

Elle – Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Lui – A ton avis ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Oui. C’est exactement ce que je lui ai répondu.

Elle – Et alors ?

Lui – Elle m’a dit : Mais papa, quand on est mort, on va au cimetière!

Elle – Et après ?

Lui – Après, elle est repartie bouffer ses corn-flakes. Apparemment, elle était très contente de m’avoir appris quelque chose. Et un peu surprise qu’à mon âge, je ne sois pas encore au courant… (Un temps) C’est incroyable, non ?

Elle – Qu’elle ait posé cette question ?

Lui – Non, que les enfants aient cette capacité d’accepter des réponses simples à des questions simples. Un prof de philo aurait parlé de métaphysique, d’immanence, de transcendance, tout le bordel… De Dieu, dans le pire des cas. Les enfants sont beaucoup plus pragmatiques. D’ailleurs, ils sont naturellement athées.

Elle – Ils croient au Père Noël.

Lui – Oui… Parce que leurs parents leur disent qu’il existe et qu’il va leur apporter des cadeaux. Sinon, ils n’auraient pas été l’inventer tout seuls. Si on te disait qu’un bienfaiteur anonyme va te verser une prime de Noël tous les ans, tu ne serais pas pressée de remettre en cause son existence. (Un temps) Mais Dieu, il ne nous a jamais rien apporté à Noël, pourtant certains adultes y croient encore… Tu y crois, toi ?

Elle – Au Père Noël ?

Silence.

Lui – Ce qui est incroyable, aussi, c’est que ça ne lui fasse pas peur du tout, la perspective de finir enterrée. Nous, ça nous fout un peu les boules… Pourquoi ça ne lui fait pas peur, à elle ? (Un temps) Il faudra que je lui demande, ce soir, ce qu’elle entend exactement par «quand on est mort, on va au cimetière»… (Un temps) Qu’est-ce que tu entends par là, toi ?

Elle le regarde, étonnée.

Lui – Non, je veux dire, qu’est-ce que tu crois qu’elle entend par là ?

Elle – Ben… Ça.

Lui – Quoi, ça ?

Elle – Quand on est mort, on va au cimetière.

Il la regarde, interloquée.

Lui – Alors toi aussi, tu crois ça ?

Elle – Pourquoi, tu n’y crois pas, toi ?

Lui – Si… Je veux dire…

Il se marre.

Lui – Attends, ne me dis pas que pour toi aussi, c’est aussi simple!

Elle – Ben… D’une certaine façon, si.

Il la regarde, goguenard.

Elle – Je ne sais pas, tout à l’heure, tu trouvais ça merveilleux de ne pas se prendre la tête. De se contenter de réponses simples à des questions simples.

Lui – Oui, mais… Tu n’as pas cinq ans!

Elle – Bon, ben vas-y, toi. Je te pose la question : où est-ce qu’on va quand on est mort ?

Il est pris de court.

Lui – Ben… Ce n’est pas aussi simple que ça, hein ?

Elle – Mais encore… ?

Lui – Je ne sais pas, c’est… C’est la question du sujet…

Elle le regarde, attendant des précisions.

Elle – La question du sujet… ? Tu veux dire le sujet de la question ?

Il est désemparé.

Lui (pensif) – Où est-ce qu’on va quand on est mort ? (Il fait un geste d’ignorance) On va nulle part.

Elle – Ben, si…

Lui – Oui, si tu veux.

Elle – Même si je ne veux pas…

Lui – Non, mais… On va au cimetière, on va au cimetière…! Ça ne veut rien dire! On peut aussi aller au cimetière de son vivant, faire un petit tour, repartir et aller se taper un couscous. Qu’est-ce que ça veut dire, aller au cimetière ? Et puis on peut très bien mourir et ne pas aller au cimetière. Hein ? Quand on ne retrouve pas le corps! Alors là, on ne peut pas dire : quand on est mort, on va au cimetière. Tu vois bien que ce n’est pas aussi simple que ça.

Elle – Bon… Alors si ta fille te repose la question, qu’est-ce que tu répondras ?

Lui – Je ne sais pas… (Il réfléchit) Je répondrai… Quand on est mort, on va au cimetière… en général. Si on retrouve le corps… Quand on est vivant, on peut aussi aller au cimetière… Mais quand on est mort, c’est définitif.

Elle (hoquet) – Hips…

 

10 – La saison des pluies

Il est là, pas très réveillé, ni de très bonne humeur. Elle arrive, pleine d’entrain.

Elle (joyeuse, en regardant vers la salle) – Tu as vu ? Ils sont revenus !

Lui – Qui ? Les spectateurs ?

Elle – Ben oui, pas Les Envahisseurs !

Il la regarde avec un air las.

Elle – J’ai une de ces pêches, moi, ce matin.

Lui – Ah, ouais…?

Elle – J’ai super bien dormi.

Lui – Tant mieux…

Elle – Il y a des jours, comme ça… J’ai dû me lever du bon pied.

Lui – Mmm…

Elle – J’ai une de ces faims ! Pas toi ?

Lui – Non…

Elle – J’ai l’impression d’avoir bouffé des amphétamines. Ça doit être le printemps. Ça ne te fait pas cet effet là, toi ?

Lui – Je ne sais pas… Je n’ai jamais bouffé d’amphétamines…

Elle – Moi, un rayon de soleil, et hop ! Je vois la vie en rose.

Lui – T’as de la chance.

Elle – J’aurais dû naître dans un pays où il fait beau toute l’année.

Lui – Ça existe ?

Elle – Sous les Tropiques !

Lui – Il y a la saison des pluies.

Elle – Ah, ouais…

Lui – Ça dure six mois.

Elle – Tant que ça !

Lui (désignant les spectateurs) – Pourquoi tu crois qu’ils vont tous sur la Costa Brava au mois d’août ? Sous les Tropiques, c’est l’hiver, qu’il fait beau. L’été, il fait un temps pourri.

Elle – Au moins, il fait beau la moitié de l’année, et tu sais quand. C’est mieux organisé qu’ici. Là-bas, tu ne te demandes pas tous les matins si tu dois prendre ton parapluie ou pas. Et quand tu le prends, tu sais que c’est pour six mois.

Lui – En Antarctique, c’est pareil. L’année est divisée en deux. Il fait jour en été, et il fait nuit en hiver.

Elle – Tu as toujours la solution d’hiberner, comme les ours blancs.

Lui – Ouais… Mais maintenant, avec la fonte des glaces… Tu te couches fin octobre, et tu te réveilles le premier avril en train de dériver sur un iceberg au large des Canaries…

Elle soupire.

Elle – Et un pays où il y a 365 jours d’été, avec l’hiver réparti sur les 365 nuits, ça n’existe pas ? On s’en fout qu’il fasse beau la nuit. On dort.

Lui – Existe pas.

Elle – J’aurais dû naître sur une autre planète.

Lui – Parfois, je me demande si ce n’est pas le cas…

Un temps. Ils observent l’horizon.

Elle – On dirait que ça se couvre, non ?

Lui – Tu crois…?

Elle – Regarde ces gros nuages, là-bas. Le vent les ramène vers nous.

Lui – On vit dans un climat tempéré… En langage météo, ça veut dire que le pire est toujours possible. Et même probable, à court terme.

Elle – La météo… Tu as entendu leur dernière trouvaille ? Ils ne parlent plus en degrés Celsius ou Fahrenheit, mais en température ressentie… Ressentie par qui ? Par les frileuses comme moi ou par ceux qui n’ont jamais froid ? Par celles qui ont oublié de mettre un pull ou par ceux qui ont mis leur Damart… Je voudrais bien savoir quel thermomètre mesure ça, la température ressentie…

Lui – C’est comme le moral des Français… Il paraît qu’on a encore perdu deux points cette semaine.

Elle – Ça me déprime.

Lui – Ça y est, il flotte.

Elle – Je préfère ne pas voir ça… Tiens, je vais téléphoner à ma mère, pour savoir s’il fait beau à Toulouse.

Lui – Qu’est-ce que je disais ?

Elle – Quoi ?

Il mime le geste de ET le doigt pointé vers le ciel.

Lui – Téléphoner maison…

11 – Petit commerce

Elle lit. Il regarde fixement devant lui dans le vide. Elle le remarque.

Elle (surprise) – Qu’est-ce que tu regardes, comme ça  ?

Lui – La télé…

Elle – On n’en a plus !

Lui (soupirant) – Je sais, mais… C’est comme si on m’avait amputé des deux jambes et que j’avais encore des fourmis dans les pieds….

Elle écarquille les yeux, puis se replonge dans son bouquin, avant de se raviser.

Elle – Tiens, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu un appel pour toi sur mon portable…

Lui – Ah oui, excuse-moi, j’ai complètement oublié de te prévenir. J’ai laissé ton numéro sur mon répondeur professionnel, pour qu’on puisse me joindre pendant les vacances…

Elle – Les vacances  ? Mais on ne part que dans une semaine !

Lui – Ben… Comme ça, ils l’auront.

Elle (sidérée) – Mon numéro de portable !  Et en attendant, pendant une semaine, je vais recevoir des appels de tes clients ?

Lui – Je ne sais pas, moi… Tu leur dis qu’ils me rappellent pendant les vacances…

Elle – Ça ne serait pas plus simple que tu t’en achètes un  ?

Lui – Un portable  ? Pfff… Quand je sors, c’est que je veux être un peu tranquille. Je n’ai pas envie qu’on me harcèle…

Elle – Tu préfères que ce soit moi qui reçoive tes coups de fil professionnels  ? J’étais en plein conseil de classe, un type m’appelle pour me demander quand je comptais… Enfin quand tu comptais lui livrer ton article intitulé “Faut-il Légiférer Contre le Port du String à l’Ecole”  ? Tu crois que ça ne me dérange pas, moi  ?

Lui – Tu ne coupes pas ton portable, pendant les conseils de classe  ?

Elle (ironiquement) – Excuse-moi, j’avais oublié… Ecoute, un portable, c’est quelque chose de très personnel. Ça ne se prête pas. Même entre mari et femme. Je ne sais pas, moi… C’est comme une brosse à dents !

Lui – Une brosse à dents  ? Alors là… Si tu veux te servir de ma brosse à dents pendant les vacances, il n’y pas de problème…

Elle – Un ordinateur, si tu préfères ! Tu me prêterais ton ordinateur, toi, si je n’en avais pas  ?

Son silence est éloquent.

Elle – Et après les vacances  ?

Il fait mine de ne pas comprendre.

Elle – Je continuerai à recevoir des appels pour toi ! ? Heureusement que tu n’as rien à cacher…

Lui – Après les vacances, je dirai que je l’ai perdu, ce foutu téléphone. Ou qu’on me l’a volé, tiens ! C’est très courant, les vols de portables.

Elle – Parfait ! Comme ça, si on m’appelle quand même, je me ferai traiter de voleuse… Je te rappelle qu’il est à moi, ce téléphone !

Lui – Si tu y tiens tellement, tu n’as qu’à me le laisser, ton portable. Tu t’en rachèteras un…

Elle – C’est ça ! Et ensuite, les gens qui voudront me téléphoner tomberont sur toi…

Lui – Je leur donnerai ton nouveau numéro, et puis voilà…

Elle – Tu as raison, c’est beaucoup plus simple que d’acheter directement un portable pour toi. (Un temps, soupçonneuse) Ça ne serait pas pour t’éviter cette peine que tu aurais décidé de coloniser le mien, par hasard… ?

Il hausse les épaules, avec une certaine mauvaise foi. Silence.

Lui – Tu sais comment m’a appelé le boucher, ce matin  ?

Elle n’en a visiblement aucune idée.

Lui – “Le p’tit monsieur”… (Imitant le boucher) “Qu’est-ce qui veut, le p’tit monsieur  ?”. C’est la première fois qu’il m’appelle comme ça…

Elle – Mmmm… Oui, c’est l’équivalent masculin de “Qu’est-ce que je lui sers à la p’tite dame  ?”.

Lui – Ça fait peur, non  ? Que le boucher puisse nous voir comme “le p’tit monsieur et la p’tite dame”  ? Heureusement qu’on ne fait pas les courses ensemble. Il serait foutu de nous appeler “le p’tit couple”. (Imitant à nouveau le boucher) “Qu’est-ce qui veut, le p’tit couple  ?”. Là, je crois que je deviens tout de suite végétarien.

Un temps.

Lui – La viande, ça m’a toujours un peu dégoûté, de toute façon. Pas toi  ?

Replongée dans son bouquin, elle ne répond pas. Il poursuit malgré tout.

Lui – Le poulet, à la rigueur… (Un temps) C’est vrai, c’est effrayant, une boucherie, si on y pense. Cette chair sanguinolente étalée partout. Ces carcasses d’animaux entiers dans la chambre froide. Toutes ces vaches innocentes qu’on enferme dans des camps à la campagne, entourés de fil de fer barbelé, parfois même électrifié. En attendant de les conduire à l’abattoir et de les démembrer… Pauvres bêtes. Heureusement, elles, elles ne sont pas au courant de ce qui les attend. Quand je les vois, avec cette espèce de suaire blanc sur la tête, sortir les cadavres de leurs victimes du camion frigorifique en les portant sur leurs dos…

Elle ne réagit toujours pas. Il se tourne à nouveau vers elle.

Lui – Tu savais que les sikhs étaient strictement végétariens  ?

Elle lève enfin le nez de son bouquin.

Elle – Ah, au fait, ce n’est pas la peine de passer au bazar, pour le néon de la salle de bain. J’y suis allée cet après-midi. (Un temps) J’ai croisé la voisine. Elle était en train d’acheter une valise…

Il la regarde sans comprendre. Le portable de la femme sonne.

Elle – Oui… ?

Son visage se fige.

Elle (avec une amabilité affectée) – Non, c’est sa secrétaire, mais ne quittez pas, je vous le passe tout de suite. Qui dois-je annoncer  ? (Lui tendant son portable, excédée) C’est pour toi. Ton copain Marc…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Lui – Allo !

Il ne sait pas très bien se servir de l’engin.

Lui – Comment ça marche, ce truc… ?

 

12 – Coup de vieux

Elle est à jardin, prenant congé de sa fille qu’on ne voit pas. Il est un peu en retrait, observant la scène d’adieu avec un sourire sur les lèvres.

Elle – Allez, amusez-vous bien. Mais ne faites pas de bêtises. Et vous ne me la ramenez pas trop tard, hein, je vous fais confiance ?

La fille s’en va, et le couple revient au centre de la scène, en échangeant un sourire plein de sous-entendus, à la fois amusé et ému.

Elle – Sa première sortie avec un garçon…

Lui – Ça nous rajeunit pas.

Elle – Ouais… Ça me file un coup au moral.

Un temps.

Lui – Comment il s’appelle, déjà ?

Elle – Jean-Marie.

Un temps.

Elle – C’est bizarre, non ?

Lui – Quoi ?

Elle – Qu’il s’appelle Jean-Marie !

Lui – Je m’appelle bien Jean-Sébastien.

Elle – Justement ! C’est un nom de vieux…

Lui – C’est peut-être un vieux pervers déguisé en ado boutonneux. Comme on voit à la télé dans les pubs contre les dangers d’internet. À l’heure qu’il est, il doit être en train d’enlever son masque.

Elle (retournée) – Plaisante pas avec ça…

Lui – Ou alors ses parents sont au Front National. C’est pour ça qu’ils l’ont appelé Jean-Marie.

Elle – Tes parents t’ont appelé Jean-Sébastien, et ils ne jouaient pas de piano.

Il fait un geste pour la réconforter.

Lui – Allez, il va bien falloir que tu t’y fasses. Ce n’est que le début. Dans un an ou deux, on va se retrouver seuls à la maison, comme un couple de vieux cons.

Elle – Merci. C’est tout à fait ce que j’avais envie d’entendre pour me remonter le moral…

Lui (espiègle) – Je t’ai préparé une surprise pour t’aider à passer ce cap difficile.

Elle – Tu m’invites au restaurant ?

Lui – Mieux que ça.

Il sort un joint de sa poche et lui montre.

Elle (amusée, tentée, mais partagée) – Non… Tu crois…? Ça fait au moins quinze que j’ai pas fumé, même une cigarette. Tiens, la dernière fois que j’ai essayé de tirer sur une Malboro light, j’ai cru que j’allais mourir d’une overdose…

Lui – Ça nous rappellera notre jeunesse. Et puis je te rappelle que notre premier joint, on l’a fumé ensemble. Est-ce qu’on serait mariés aujourd’hui si on n’avait pas été complètement défoncés quand on s’est rencontrés ?

Elle – Sûrement pas…

Il allume le joint, tire dessus avec avidité, et lui passe.

Lui – Wouha… Ça fait du bien…

Elle tire sur le joint à son tour, et semble également aux anges. Avant que son sourire béat ne se fige soudainement.

Elle – Et si il lui proposait de la drogue…?

Lui – Si il s’appelait Djamel encore… Mais pas Jean-Marie…

Elle – Tu t’appelais Jean-Sébastien, et c’est toi qui m’a fait fumer mon premier joint.

Lui – Ça se terminera peut-être par un mariage… Allez, détends-toi un peu…

Elle – Tu as raison… On n’y peut rien, de toute façon… Il va bien falloir vivre avec…

Lui – Tu veux dire sans…

Le téléphone sonne. Elle tire une autre bouffée du joint, le passe à son mari, et répond avec nonchalance. Pendant qu’il tire à nouveau sur le joint.

Elle (barré) – Ouais… (Se reprenant soudain) Oui, ma chérie, qu’est-ce qui se passe ? Oh, tu m’as fait peur. J’ai cru que vous aviez eu un accident… Mais si, je me rends compte. Mais bon, c’est quand même moins grave qu’un accident de voiture. Tu ne veux pas aller voir le film quand même ? Ça te changera les idées… Je ne sais pas, moi, tu ne veux pas proposer à une copine de t’accompagner…? Mais si, bien sûr, viens. On va en parler. Ok, on t’attend…

Elle raccroche.

Lui – Qu’est-ce qui se passe ?

Elle – Elle s’est fait larguée par Jean-Marie…

Lui – Je ne le sentais pas, ce mec… C’est toi qui avais raison. Jean-Marie, c’est vraiment un prénom à la con…

Elle – Évidemment, elle est bouleversée… Son premier chagrin d’amour…

Lui – Bon, c’est pas si grave… Ce sera pas le dernier… (Lui tendant le joint) Tiens, tire plutôt là-dessus. C’est de la bonne, moi je te le dis…

Elle (ignorant le joint) – Elle arrive… Je suis sa mère… Il faut bien que je la console… Oh, putain, j’ai la tête qui tourne… J’ai envie de vomir… Pourquoi tu m’as fait fumer cette merde…

Il semble complètement barré et sourit comme un idiot.

Lui – Moi ça me fait un bien fou. Tu peux pas savoir…

Elle – Oh, la, la… Et puis ça sent l’herbe dans toute la maison…

Elle essaie de dissiper la fumée avec un magazine. On sonne.

Elle – Oh, non… C’est déjà elle !

Lui – Putain… Il ne pouvait pas attendre après le ciné pour la larguer, le Jean-Marie. Moi qui pensais passer enfin une soirée tranquille, pour une fois…

Elle – Ouais, ben tu vois, c’est pas encore pour tout de suite…

On sonne à nouveau.

Elle – Ouvre les fenêtres pour aérer un peu. Je vais essayer de la retenir un moment sur le palier… (On sonne encore) Oui, oui, j’arrive tout de suite, ma chérie… (Elle se retourne une dernière fois vers lui, qui a encore son joint au coin de la bouche) Et éteins-moi cette saloperie, bon sang !

 

13 – Cauchemar

Il entre avec une perruque blonde et un ballon de foot. Elle arrive après lui par derrière avec une veste d’homme et des moustaches façon Hitler ou Charlot.

Elle – Guten Tag…

Il sursaute en la voyant.

Lui – Mais… Vous êtes qui, vous  ?

Elle – Je suis… la baby-sitter.

Il a l’air terrifié. Elle sort un paquet de cigarettes.

Elle (lui tendant le paquet) – Vous fumez  ?

Lui (il s’apprête à en prendre une avant de se raviser prudemment) – Non, merci.

Elle – Natürlich. C’est interdit… Il y a un cendrier, mais ça ne veut rien dire ! C’est seulement pour que les contrevenants ne brûlent pas la moquette… C’est très français, ça. On fait des lois, mais on prévoit toujours un plan B au cas probable où… (Elle sort un paquet de chewing-gum) Vous voulez un chewing-gum  ?

Lui – Ça me balonne un peu…

Elle – Vous savez pourquoi les grillons du métro sont en voie de disparition  ?

Lui – Il y a des grillons dans le métro  ?

Elle – Ou des criquets, je ne sais plus. C’est parce que ces animaux se nourrissaient de mégots. Alors depuis que c’est interdit de fumer dans le métro, ils dépérissent. Vous vous rendez compte  ? C’est tout un écosystème qui a été bouleversé… Remarquez, ils pourraient se mettre à mâcher des vieux chewing-gums…

Lui – J’ai vu une expo sur la vie animale en milieu urbain, au Parc Floral. On ne le sait pas, mais il y a une faune incroyable, dans Paris. Il paraît même qu’il y a des loups. Mais des centaines, hein  ?

Elle – Des loups  ?

Lui – Non, mais ils ne sortent que la nuit, dans les parcs…

Elle – Vous voulez dire… des renards… ?

Lui – Ah, oui, peut-être… En tout cas, je n’en n’ai jamais vu…

Elle – C’est parce que les parcs sont fermés, la nuit…

Bruit d’une porte qui se ferme.

Il a l’air très inquiet.

Elle – La femme de ménage a fermé en partant… et elle a emporté la clef.

Lui – Il n’y a aucune fenêtre… On ne peut même pas appeler au secours…

Elle – Vous n’avez pas de téléphone portable… ?

Il fouille dans ses poches. Son visage s’illumine quand il en extirpe quelque chose.

Lui – Ah, si ! (Sa mine s’obscurcit en constatant que ce n’est pas un portable). Mince, c’est la télécommande que je cherchais partout…

Elle – Mais… il n’y a pas la télé !

Lui – Bon ben… Le facteur nous délivrera demain matin…

Elle – Demain… c’est Noël !

Lui – Ah, oui, c’est vrai, merde…!

Elle – Vous voulez peut-être vous allonger… ?

Il la regarde terrorisé. Elle sort un drap blanc.

Elle – Si on doit réveillonner ensemble, autant s’installer confortablement… Vous préférez quel côté  ?

Lui – Je n’ai pas de préférence.

Elle – Alors, je vais prendre celui-là…

Elle se glisse sous le drap. Il s’installe aussi. Ils s’apprêtent à dormir.

Elle – Eh ben… Joyeux Noël, alors !

Lui – C’est ça, Joyeux Noël…

Un temps. Il pousse un cri, et se réveille en sursaut. Elle se réveille aussi. Il n’a plus sa perruque et elle n’a plus sa moustache.

Elle – Ça va chéri  ?

Lui – Oui, oui, ça va… J’ai dû faire un cauchemar. J’ai rêvé que c’était Noël…

Elle (le regardant, interloquée) – Mais chéri… C’est Noël !

 

14 – Les meubles

Un couple. Pas de décor. Il est là, elle arrive.

Elle (regardant autour d’elle, sidérée) – Mais… Où sont passés les meubles ?

Lui (fier de lui) – Tu ne devineras jamais.

Elle le regarde, attendant une explication.

Lui – Un type a sonné à la porte, ce matin. Un antiquaire!

Elle (inquiète) – Et alors ?

Lui – Je lui ai d’abord dit qu’on avait rien à vendre…

Elle – Et après… ?

Lui – Je me suis dit que ça ne coûtait rien de faire évaluer tout ça. L’estimation était gratuite. Tu ne devineras jamais combien il m’a proposé pour toutes ces vieilleries.

Elle – Combien… ?

Lui – Largement de quoi en racheter d’autres.

Elle – Alors pourquoi tu les as vendues ?

Lui – Pour changer un peu! Tu m’as dit que tu voulais acheter un autre canapé.

Elle – Et alors… ?

Lui – Tu sais très bien que si on avait changé le canapé, on aurait dû racheter une table qui aille avec. Après, il aurait fallu changer les chaises, et ainsi de suite…

Elle – Oui, peut-être…

Lui – Ça nous aurait coûté une fortune! Et qu’est-ce qu’on aurait fait de nos vieux meubles ?

Elle ne dit rien.

Lui – Là, c’est beaucoup plus simple.

Elle – Et en attendant ?

Lui – En attendant quoi ?

Elle – Qu’on en achète d’autres…

Il regarde autour de lui la pièce vide.

Lui – Personnellement, je n’ai jamais aimé les pièces surchargées.

Elle – C’est sûr que là, ce n’est plus surchargé du tout…

Lui – Tu n’es pas contente ?

Elle – De ne plus avoir de meubles… ?

Lui – Mais c’est toi qui m’as dit que tu n’aimais pas notre vieux canapé!

Elle – Je ne t’ai pas dit que je ne voulais plus de meubles du tout. On n’a même plus de lit!

Lui – Mais je viens de t’expliquer que… Moi, je croyais te faire plaisir!

Elle (conciliante) – Ecoute, on va aller au restaurant ce soir. On dormira à l’hôtel, et demain on va racheter des meubles. D’accord ?

Lui – D’accord…

Silence.

Lui – Reste à choisir le style.

Elle – Tant qu’à changer, on ferait mieux de mettre du moderne, non ?

Lui – Oui… Mais alors là, il faudrait refaire les peintures…

Elle – Tu ne crois que tu es un peu trop perfectionniste ?

Lui – Du mobilier moderne avec ces peintures crasseuses, ça va jurer…

Elle (ironique) – On ferait peut-être mieux carrément de changer d’appartement.

Lui – Tu crois ? (Un temps) Remarque, le déménagement serait vite fait… On coupe l’eau et l’électricité en partant, on n’a même pas besoin de revenir.

Elle est soudain prise d’un doute.

Elle – Tu as bien vidé les tiroirs ?

Lui – Evidemment.

Elle – Et ton alliance ?

Lui – Mon alliance ?

Elle – Celle que tu gardais dans le tiroir de la table de nuit!

Lui – Merde…

Elle ne dit rien, mais on voit qu’elle est anéantie. Il est très mal aussi.

Lui – Elle était là depuis tellement longtemps. Je ne me souvenais même plus…

Silence.

Elle – Tu as l’adresse de cet antiquaire ?

Lui – Non… Il m’a payé en liquide, il a tout mis dans son camion et il est parti. (Un temps, n’y croyant pas) S’il la retrouve, il nous téléphonera sûrement…

Elle (amère) – Oui… Et puis si tu ne la retrouves pas, tu pourras toujours changer de femme… Tu en prendras une plus moderne, qui se marie bien avec les nouvelles peintures et le nouveau mobilier.

Lui – Je suis désolé…

Elle – Pourquoi tu ne l’as jamais mise, cette alliance ?

Lui – Je l’ai mise! (Un temps) Avant qu’on se marie… Tu te souviens ? Je les avais achetées dans un bazar au Yémen. Pour faire croire qu’on était déjà mariés. Sinon, ils ne voulaient pas nous louer de chambre, dans les hôtels.

Elle – Maintenant que tu as revendu tous nos meubles, y compris le lit conjugal, on va bien être obligés d’y aller, à l’hôtel, cette nuit…

Lui – Ne t’inquiète pas, on est en France. Ils ne demanderont pas à voir notre livret de famille…

Elle – Et après le mariage ? Pourquoi tu la laissais dans cette table de nuit, ton alliance ?

Lui – Ben… J’avais peur de la perdre.

Elle – C’est réussi…

Silence.

Lui – Tu m’en veux… ?

Elle ne répond pas.

Lui – Allez viens, on y va!

Elle – Où ?

Lui – A l’hôtel! Ce sera un peu comme un deuxième voyage de noces… Plus d’alliance, plus de meubles, bientôt plus d’appartement. On repart à zéro!

Elle – Moi, j’ai toujours mon alliance…

Lui – Tu ferais mieux de la retirer.

Elle – Pourquoi ?

Lui – Tu as l’air mariée, moi pas. A l’hôtel ils vont croire à un adultère…

Elle – J’ai le choix entre le retour au célibat et une liaison illégitime, c’est ça ?

Ils s’en vont.

Elle – Tu as une drôle de conception du mariage…

Sortie de secours

Lumière sur un couple dans la salle. Il remet son manteau. Elle sort une cigarette.

Elle (enthousiaste) – Alors… ?

Lui (catégorique) – Nul.

Elle (outrée) – Nul ?

Lui – Complètement nul.

Elle – T’as rien compris, alors ?

Lui – Parce qu’il y avait quelque chose à comprendre ?

Elle – Ah ouais, d’accord…

Il lui lance un regard interrogateur.

Elle – Tu te venges…

Lui – Je me venge… ?

Elle – Là j’ai aimé, alors toi tu n’aimes pas… C’est petit, hein ?

Lui – Attends, je n’ai pas aimé, je n’ai pas aimé. Je ne vais pas te dire que j’ai aimé simplement pour te faire plaisir!

Elle – Tu n’as pas dit que tu n’avais pas aimé, tu as dit que c’était nul. Ce n’est pas pareil!

Lui – Je ne vois pas trop la différence…

Elle – C’était nul, j’ai aimé, donc je suis nulle.

Lui – C’est toi qui le dis…

Elle – Ce n’est pas moi, c’est Platon.

Lui – Platon a dit que tu étais nulle  ?

Elle – Ça s’appelle un syllogisme. Toutes les femmes sont mortelles, je suis une femme, donc je suis mortelle.

Lui – Si c’est Platon qui le dit, alors… Moi, c’est ce truc que j’ai trouvé mortel. (Un temps) D’ailleurs, je ne suis même pas sûr qu’il tienne debout, ton syllogisme.

Elle – C’est ça, vas-y, continue…

Lui – Mais qu’est-ce qui t’a plu  ?

Elle – Tout !

Lui – C’est vague.

Elle – Et toi, qu’est-ce que tu n’as pas aimé  ?

Lui – Ecoute, je préfère ne pas rentrer dans les détails. Tu vas encore te vexer…

Elle – Moi, me vexer  ? Attends, je m’en fous que tu n’aies pas aimé ! Moi ça m’a plu, c’est tout. Tant pis pour toi si tu t’es ennuyé…

Silence.

Lui – On ne va pas s’engueuler pour ça…

Elle – Des fois, je me demande ce qu’on fait ensemble.

Il fait un geste vers elle.

Elle – J’espère que la prochaine fois, on aimera tous les deux…

Lui – Ou en tout cas qu’on sera du même avis…

Elle lui lance un regard interrogateur.

Lui (précisant) – Peut-être qu’on s’emmerdera tous les deux.

Elle – Oui… C’est minimaliste, comme vision de l’harmonie du couple…

Ils s’en vont.

Noir.

 Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur : www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-09-3

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Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Is there a pilot in the audience ? – Zona de Turbulencias – Há um piloto a bordo ? 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme et 1 femme, ou 2 hommes, ou 2 femmes

Lorsque la rédactrice en chef d’un magazine à sensation rencontre un thanatopracteur détenant un scoop sensationnel, elle peut espérer un tirage record. Les choses se corsent lorsque cette rencontre fortuite a lieu dans un avion Paris-Tokyo : douze heures de vol en huis clos sans aucun moyen de communiquer avec l’extérieur ! Détenir le scoop du siècle et ne pas pouvoir le publier… Un véritable supplice japonais ! Une comédie de boulevard qui se termine en fable sur les travers de notre société.


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VIDÉO DU SPECTACLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

NNN

 


Le mot de l’auteur sur la pièce

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Y a-t-il un pilote dans la salle ?


PROLOGUE (facultatif)

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps, assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop-corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

LuiExcusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop-corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop-corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop-corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop-corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop-corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… c’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

LuiPas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

ElleElle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop-corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

ElleJ’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Y a-t-il un pilote dans la salle…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça a l’air un peu débile, non ?

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Il pose la main sur son épaule, elle a un mouvement de recul, sans toutefois se dégager.

Noir dans la salle.

ACTE 1

Elle et lui sont assis côte à côte dans un avion en classe affaires. On ne recherchera pas forcément le réalisme dans le décor, en assumant pleinement la convention théâtrale. Le rideau séparant la salle de la scène figure celui qui sépare la classe affaires de la classe tourisme. Elle, genre businesswoman, somnole, des écouteurs à l’oreille. Lui, plutôt beauf, est bien réveillé et sirote une coupe de champagne.

Lui – Vous savez à quelle altitude on est, là ?

Elle ôte ses écouteurs, un peu surprise.

Elle – Euh… Non… Et je ne suis pas sûre de vouloir le savoir.

Lui – Le pilote vient juste de le dire !

Elle (surprise) – Désolée, je n’ai pas écouté… J’essayais de dormir un peu…

Lui – À votre avis ?

Elle – Je dirais…huit mille.

Lui – Dix mille mètres ! Vous vous rendez compte ? Dix kilomètres !

Elle – Oui, j’avais compris… Dix mille mètres…

Lui – La distance entre le centre de Paris et Gennevilliers, mais à la verticale !

Elle – Vous habitez Gennevilliers

Lui – Comment vous savez ça ?

Elle – Une intuition…

Lui – Vous allez rire, mais c’est la première fois que je prends l’avion.

Elle – Hun, hun…

Lui – J’ai gagné un concours… Un voyage pour deux personnes à Tokyo !

Elle – Pour un baptême de l’air, vous avez touché le gros lot. C’est juste aux antipodes. J’espère que vous n’avez pas d’appréhension en avion, comme moi…

Lui – Bon, je n’ai rien fait d’extraordinaire. C’était un tirage au sort…

Elle – Ah, oui…

Lui – En première classe, vous vous rendez compte ? Du coup, je ne sais même pas à quoi ça ressemble en deuxième classe…

Elle – Eh, oui…

Il fait un geste du menton en direction de la salle.

Lui – Vous savez comment c’est, vous, là-bas ?

Elle – Au Japon ?

Lui – En deuxième classe !

Elle – Ah ! Euh…

Lui – J’imagine qu’eux, ils n’ont pas droit au champagne.

Elle – Certainement pas, non… Et on ne leur donne sûrement pas d’eau non plus…

Lui – Mince ! Et comme on nous prend tout ce qui est liquide avant d’embarquer au cas où ce serait des explosifs… Vous vous rendez compte ? Douze heures à rester assis comme ça sans rien boire !

Elle – Assis ? Vous rigolez ! Ils n’ont pas assez de sièges pour s’asseoir tous en même temps, là-dedans… Non, la plupart voyagent debout, comme dans le métro… Agrippés à la barre pour les plus chanceux. Et ils s’assoient à tour de rôle…

Lui – Non ?

Elle – C’est pour ça que les hôtesses les laissent dans le noir derrière le rideau… Pour nous épargner ce spectacle affligeant… Mais on devine qu’ils sont là, malgré tout… Tout à l’heure, je crois avoir entendu un bébé pleurer… De soif, sans doute…

Lui – Mais c’est épouvantable !

Un temps pendant lequel elle le regarde, étonnée par sa crédulité.

Elle – Non, mais je plaisante, là…

Lui – Ah, d’accord…

Elle – La classe tourisme, ce n’est pas si différent que ça de la classe affaires, vous savez. Les sièges sont peut-être un peu moins larges, et encore. Et le champagne est en supplément, c’est tout.

Lui – Mais alors pourquoi vous voyagez en première classe, vous ?

Elle – Pourquoi ?

Lui – Vous n’avez même pas pris de champagne !

Elle – C’est vrai, c’est idiot. Disons qu’habituellement, en première classe, comme vous dites, on est un peu plus tranquille…

Lui – Vous voulez dire qu’habituellement, on n’y croise pas des gens comme moi…

ElleDésolée, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… C’est mon assistante qui s’occupe de mes billets d’avion. J’imagine qu’elle n’a jamais eu l’idée de me prendre une place en deuxième classe, pour changer un peu…

Lui – Non, non, c’est moi… Je ne sais pas pourquoi… J’imaginais que c’était comme sur le Titanic…

Elle – Le Titanic ?

Lui – Vous avez vu le film ?

Elle – Oui, comme tout le monde… Disons que j’évite de trop y repenser quand je prends l’avion pour aller à Tokyo.

Lui – Alors vous allez à Tokyo, vous aussi ?

Elle – C’est un vol sans escale, je crois que tout le monde y va, non ? À moins qu’une partie de l’avion aille directement à Bangkok ou à Singapour… La classe tourisme, peut-être…

Lui – C’est vrai, je suis bête… On n’est pas dans le TGV, où des fois il y a une partie du train qui… Remarquez, je dis ça, je n’en sais rien, je n’ai jamais pris le TGV non plus…

Elle – Vous n’êtes pas un grand voyageur, si je comprends bien… Mais vous avez déjà pris un train normal, quand même ? Ou, je ne sais pas moi, le RER ?

Lui – Ah, oui, quand même ! Le RER, je le prends tous les matins. À Gennevilliers, justement. Pour aller au boulot.

Elle – Et… où est-ce que vous vouliez en venir avec le Titanic ? À part finir de me rassurer, bien sûr.

Lui – Vous vous souvenez, sur le Titanic, lui, il voyageait en troisième classe ! Et elle en première ! Et visiblement, à l’époque, il y avait une sacrée différence de standing ! D’après ce qu’on voit dans le film en tout cas.

Elle – C’est sûrement pour ça qu’ils ont supprimé la troisième classe dans les avions. Et la deuxième classe dans le métro !

Lui – La démocratisation des transports…

Elle – On pourrait presque dire la fin de la lutte des classes.

Lui – C’est marrant, maintenant que j’y pense, lui aussi il avait gagné son billet au jeu…

ElleLui ?

Lui – Di Caprio ! C’est en jouant aux cartes qu’il gagne son billet pour l’Amérique ! Et c’est comme ça que sur le bateau, il rencontre Kate Winslet, juste au moment où elle allait se suicider !

Elle – Le prolétaire arriviste et la milliardaire dépressive. Une autre façon de mettre fin à la lutte des classes…

Lui – Le début d’une grande histoire d’amour, en tout cas…

Elle – Grande… qui se termine plutôt mal, quand même.

Lui – Ah, oui ? Leur histoire d’amour se termine mal ?

Elle – On a beau ne pas se souvenir de tous les détails du film… Une histoire d’amour qui commence sur le Titanic peut difficilement se terminer bien, si…?

Lui – Ça fait deux heures qu’on est partis. On ne va pas tarder à survoler la Sibérie, non ?

Elle – Mmm…

Lui – Dix kilomètres à la verticale… Vous avez bien écouté, les consignes de sécurité, tout à l’heure ? Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris…

Elle – De toute façon, en cas de chute en piqué sur la Sibérie, vous savez… Je ne sais pas si c’est en se mettant une bouée autour de la taille qu’on s’en sortirait…

Lui – Vous êtes sûre que vous ne voulez pas de champagne ? Allez savoir, c’est peut-être la dernière fois qu’on en boit…

Elle – Non, merci.

Lui – Ce n’est pas trop tard, vous savez ? Je crois qu’en appuyant sur ce bouton, là, on peut faire venir l’hôtesse de l’air…

Elle – J’ai pris un petit relaxant avant d’embarquer. Je préfère autant ne pas faire de mélange…

Lui – C’est bien la première fois que je pourrais faire apparaître une jolie femme devant moi, prête à accéder gratuitement à tous mes désirs, juste en appuyant sur un bouton. J’avoue que je suis assez tenté. Je suis peut-être déjà au paradis…

Elle – Les temps changent, vous savez… Maintenant qu’il y a aussi des femmes comme passagères en classe affaires. Et parfois, c’est un steward qui vient lorsque vous appuyez sur le bouton…

Lui – Tant qu’il nous apporte du champagne.

Elle – Désolée, mais je ne peux vraiment pas vous accompagner. Il faut que j’aie les idées claires en arrivant à Tokyo. Et avec le Xanax en plus du décalage horaire, ce n’est déjà pas gagné…

Lui – Ah, oui, le décalage horaire ! Ça aussi, c’est nouveau pour moi… Le plus loin que j’étais allé jusqu’ici, c’est à La Bourboule, en voyage de noces, alors évidemment… Je ne me souviens plus. À Tokyo, c’est dix heures de plus ou dix heures de moins ?

Elle – De plus.

Lui – Donc c’est comme si on perdait dix heures de notre vie ! C’est dingue, si on y pense !

Elle – Euh, oui…

Lui – Mais alors où est-ce qu’on les passe, ces dix heures ? Dans la Quatrième Dimension !

Elle – La Quatrième Dimension… ?

Lui – Cette vieille série américaine, vous savez ? En noir et blanc…

Il fredonne la musique de la Quatrième Dimension.

Lui – Tin lin lin lin, tin lin lin lin, tin lin lin lin…

Elle commence à être un peu inquiète.

Elle – Oui, oui, je vois…

Lui – Bon, eh bien il y a un épisode qui se passe dans un avion…

Elle – Après le Titanic, la Quatrième Dimension… Vous avez vraiment décidé de me faire flipper…

Lui – Pardon… Je ne vous raconterai pas ce qui se passait dans cet épisode, c’est promis… Mais je peux vous dire que c’était très flippant, en effet…

Elle – Mais dites-moi, vous m’avez bien dit que vous aviez gagné un voyage à Tokyo pour deux personnes ?

Lui – Oui.

Elle – Qu’est-ce que vous avez fait de votre femme ? Elle voyage debout en deuxième classe ? Ou elle a déjà disparu dans la Quatrième Dimension ?

Lui – Ma femme est décédée.

Elle – Je suis vraiment dessalée… Je veux dire désolée…

Lui – En fait, c’était ma femme qui s’était inscrite à ce concours… Elle est morte juste après la proclamation des résultats…

Elle – L’émotion, sans doute…?

Lui – On ne sait pas exactement.

Elle – Vous n’êtes pas obligé de me raconter…

LuiElle était magasinière chez un grossiste en surgelés… Quand on l’a appelée sur son portable pour lui dire qu’elle avait gagné, elle était en train de ranger des palettes de steaks hachés dans la chambre froide. C’était un vendredi soir. Ses collègues ne se sont rendu compte de rien. Elle a dû avoir un malaise…

Elle – C’est épouvantable…

Lui – Moi j’étais parti chez ma mère à Clermont-Ferrand. J’y vais deux fois par mois. Je ne me suis pas inquiété non plus. Quand on l’a retrouvée le lundi matin, elle était dure comme de la pierre. Toujours avec son portable à la main… J’ai même envisagé de la conserver comme ça en attendant qu’on puisse la ranimer un jour.

Elle – Quand la médecine aurait fait des progrès…

Lui – Mais… ma femme était de corpulence assez forte. Notre congélateur n’aurait pas été assez grand. Et puis il aurait quand même fallu faire quelques démarches administratives pour que je puisse la garder comme ça chez nous. Je suis un peu du métier, mais bon. Je n’aime pas trop ramener du travail à la maison…

Elle – Vous travaillez dans l’électroménager ?

Lui – Et puis je me suis dit que ce n’était pas forcément un service à lui rendre. Vous avez vu Hibernatus ?

Elle – Ah, oui, ce film… avec Louis De Funès ?

Lui – Vous imaginez que notre avion s’écrase dans le nord de la Sibérie, qu’on soit pris dans la glace, et qu’on nous décongèle dans deux ou trois cents ans ?

Elle – Pas bien, non… Je crois que je vais prendre un autre Xanax…

Passablement flippée, elle avale un cachet.

Lui – Et c’est comme ça que je me suis retrouvé en première classe.

Elle – Comme ça ?

Lui – Ben, du coup je partais tout seul, forcément. Vous pensez bien qu’en si peu de temps, trouver quelqu’un pour remplacer ma femme… Alors au lieu de deux billets de seconde, ils m’ont proposé un billet de première.

Elle – Vous ne me faites pas marcher, au moins ? Comme moi tout à l’heure avec la deuxième classe ?

Lui – Je ne plaisanterais pas avec ça, croyez-moi… C’était quand même ma femme…

Elle – Excusez-moi, mais comme vous n’avez pas l’air très…

Lui – Très affecté…? Écoutez, je vais vous faire une confidence  : ma femme et moi, on était déjà un peu en froid, depuis quelques années… On ne peut pas dire que c’était quelqu’un de très… chaleureux. C’est curieux que je dise ça vu qu’elle a fini congelée entre deux piles de steaks surgelés, non ? Vous croyez que la mort de chacun a un sens ? Je veux dire… par rapport à la façon dont il a vécu ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – Bref, je suis navré pour elle qu’elle soit morte, évidemment, mais… je ne peux pas dire que je suis effondré, je l’avoue. Alors pourquoi faire semblant, hein ?

Elle – La vie continue.

Lui – Et puis ce baptême de l’air, ça me change un peu les idées. Même si c’est vrai qu’au départ, c’est avec elle que je devais partir à Tokyo…

Elle – Surtout que c’est elle qui l’avait gagné, ce voyage.

Lui – Oui.

Elle – Et… c’était quoi, ce concours ?

Lui – Oh, une case à cocher dans un magazine. Il fallait juste renvoyer le coupon de participation au tirage au sort. Et il a fallu que ça tombe sur elle…

Elle – Un magazine, vous dites ?

Lui – Un magazine à sensation, oui.

Elle – Quel magazine ?

Il lui montre la couverture du magazine posé par terre à ses pieds.

Lui – Tenez, celui que vous lisez, justement !

Elle – Ah…

Lui – Ne me dites pas que vous aussi, vous avez gagné un voyage à Tokyo, et que votre mari a eu une crise cardiaque en l’apprenant !

Elle – Euh… Non…

Lui – Non, parce que là, on pourrait vraiment parler d’un signe du destin. La preuve qu’on était faits pour se rencontrer…

Elle – En fait, c’est… C’est moi qui l’ai organisé, ce concours. Enfin, mon journal…

Lui – Votre journal…?

ElleSensationnelle… C’est moi la rédactrice en chef…

Lui – Non ? C’est incroyable ! Sensationnelle, c’est vous ? Mais c’est… sensationnel.

Elle – Je suis vraiment désolée pour votre femme… Du coup, je me sens un peu responsable…

Lui – C’est vrai que sans ce concours, c’est peut-être ma femme qui serait là assise à mes côtés. (Entreprenant) Au lieu de vous…

Elle (sur la défensive) – Oui, enfin… D’un autre côté, sans ce concours, vous n’auriez jamais pris cet avion pour Tokyo…

Lui – Vous avez raison… Et même si ma femme n’était pas restée pétrifiée en apprenant qu’elle avait gagné, c’est derrière ce rideau qu’on serait assis tous les deux elle et moi. En deuxième classe ! Au lieu de ça, je suis assis là à côté de vous en première !

Elle – Disons que c’est le destin, alors…

Lui – N’empêche, c’est un drôle de hasard, non ?

Elle – Drôle, je ne sais pas si c’est le mot, mais…

Lui – Et qu’est-ce que vous allez faire au Japon, alors ? Puisque vous n’êtes pas en vacances !

ElleSensationnelle va créer une édition japonaise du magazine. Je vais à Tokyo pour le lancement du premier numéro. C’est très important pour nous. On a beaucoup misé sur ce projet. C’est aussi pour ça que je suis si nerveuse…

Lui (prenant le magazine en main) Sensationnelle… Alors comme ça, vous vous occupez des potins du monde et de la beauté des femmes.

Elle – Oui, c’est à peu près la ligne éditoriale de notre magazine, en effet.

Lui – Remarquez, on fait un peu le même métier, tous les deux…

Elle – Ah, oui ? Vous vous occupez aussi de la beauté des femmes et des potins du monde ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes coiffeur ?

Lui – Entre autres, oui… Les femmes, je les manucure, je les maquille, je les coiffe… Mais seulement lorsqu’elles sont mortes…

Elle – Pardon ?

Lui – Je suis thanatopracteur.

Elle – Tiens donc…

Lui – Ça c’est pour la beauté des femmes. Enfin, souvent, il s’agit surtout de leur redonner figure humaine… Et pour ce qui est des potins du monde, eh bien croyez-moi, en cas de décès d’une célébrité, je suis souvent au courant avant la presse…

Elle – Intéressant…

Lui – Forcément, quand quelqu’un meurt, célèbre ou pas, après la police, c’est nous qui arrivons les premiers sur les lieux… On sait quand, où, comment, avec qui…

Elle – Ah, oui… Je n’avais jamais pensé à contacter des croque-morts comme informateurs pour un magazine people féminin, mais j’avoue que c’est tentant… Vous me laisserez votre carte…

Lui – Mais attention, on est tenus au secret professionnel ! Comme les médecins, les curés ou les prostituées.

Elle – Bien sûr… Mais vous savez qu’en tant que journalistes, nous avons le droit de ne pas divulguer nos sources.

Lui – C’est quand même incroyable qu’on soit assis l’un à côté de l’autre dans cet avion, non ? Vous croyez au destin ?

Elle – Le destin… C’est le nom que les gens superstitieux donnent au hasard, non ?

Lui – C’est beau, ce que vous dites… Ça ressemble à un proverbe japonais…

Elle – Oui… Il arrive que sous Xanax, j’en invente quelques-uns…

Lui – J’ai bien envie de téléphoner à ma mère pour lui dire à côté de qui je suis assis en ce moment. C’est une lectrice très fidèle de Sensationnelle, vous savez… Ça ne vous dérange pas de lui dire deux mots ? Sinon, elle ne va jamais me croire…

Il sort son portable.

Elle – J’en serais ravie… Mais je crains que vous ne deviez attendre d’être arrivé à Tokyo pour appeler votre maman.

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Mais parce que le portable ne passe pas en avion !

Lui – Ah, bon… ? Alors là… Je ne savais pas… C’est vraiment la Quatrième Dimension…

Il range son portable.

Elle – Douze heures sans pouvoir passer un appel ou envoyer un SMS… Pour certaines, croyez-moi, c’est pire que douze heures sans manger et sans boire…

Lui – Eh oui… Surtout pour la rédactrice en chef d’un magazine à sensation, j’imagine… Alors si vous appreniez quelque chose de sensationnel, là, tout de suite, vous ne pourriez le dire à personne ?

Elle – Quelque chose de sensationnel… ?

Lui – Un scoop, comme on dit dans votre métier.

Elle – En même temps, je ne vois pas trop quel genre de scoop on pourrait apprendre dans un avion totalement coupé du monde.

Lui – Ah… Allez savoir…

Elle – À part si le pilote nous annonce qu’on vient de perdre un réacteur, et qu’on est sur le point de se crasher au milieu de la Sibérie, évidemment.

Lui (mystérieux) – Hun, hun…

Elle – Et encore, il faudrait qu’il y ait au moins une ou deux célébrités à bord pour que ça puisse intéresser les lecteurs et les lectrices de Sensationnelle.

Lui – Qui vous dit qu’il n’y en a pas ?

Elle – Vous m’intriguez…

Lui – Et si moi, je vous racontais quelque chose que personne ne sait encore…

Elle – Vous ?

Lui – Je vous l’ai dit… Il y a certaines choses qu’un croque-mort est parmi les premiers à savoir…

Elle – Dites toujours…

Lui – Vous me promettez qu’il n’y a aucun moyen pour vous de faire sortir ce scoop de cet avion tant qu’il ne s’est pas posé à Tokyo ?

Elle – Malheureusement… Même si c’est le scoop du siècle…

Lui – Croyez-moi, c’est du lourd… Quelque chose que les médias n’apprendront que dans une douzaine d’heures.

Elle – J’avoue que vous êtes parvenu à exciter ma curiosité… Je vous écoute…

Lui – Tenez-vous bien : Mireille Mathieu n’est plus de ce monde.

Elle – Mireille Mathieu ?

Lui – Mireille Mathieu.

Elle – C’est ça, votre scoop ?

Lui – Mireille Mathieu !

ElleElle ne chante plus depuis au moins trente ans.

Lui – En France, oui.

Elle – Ben oui, en France.

LuiElle a quand même chanté Place de la Concorde le jour de l’élection de Sarkozy.

Elle – La mort de Mireille Mathieu… Si on fait la couverture de Sensationnelle là-dessus, c’est sûr que nos lecteurs vont être très surpris. Les plus jeunes se demanderont qui est mort, et les plus vieux se diront : « Ah bon, je croyais qu’elle était déjà morte ».

Lui – Attendez, vous savez ce que représente Mireille Mathieu au Japon ?

Elle – Quoi ?

Lui – C’est tout simplement la célébrité française la plus connue des Japonais. Ils lui vouent un véritable culte. Mireille Mathieu, pour les Japonais, c’est comme, je ne sais pas moi… Kim Jong-il pour les Nord-Coréens.

Elle – Peut-être parce qu’elle lui ressemble un peu… C’est vrai qu’avec la mèche et les lunettes de soleil, elle lui ressemble un peu…

Lui – Vous ne vous rendez pas compte ! Lorsque les Japonais vont apprendre la disparition de Mireille Mathieu, ils vont décréter trois jours de deuil national !

Elle réfléchit et semble prendre conscience de l’importance de la nouvelle.

Elle – C’est vrai qu’elle est très populaire là-bas… Beaucoup plus qu’en France, en tout cas.

Lui – Mireille Mathieu ! C’est la seule chose que la France a réussi à exporter au Japon ! Vous imaginez le scoop pour le lancement de la version japonaise de votre magazine Sensationnelle !

Elle – Vous avez raison… Ce serait un truc énorme… Un coup de pub extraordinaire… Et totalement gratuit… Un véritable scoop… Un scoop japonais, en tout cas.

Lui – Un scoop planétaire, vous voulez dire. Parce qu’elle est aussi très populaire en Russie. Même en Sibérie !

Elle – Et vous êtes sûr qu’elle est morte ?

Lui – J’ai fait sa toilette moi-même, avant de l’incinérer. Croyez-moi, je suis bien placé pour savoir qu’elle est vraiment morte.

Elle – Et pourquoi est-ce qu’on cacherait son décès, alors ?

Lui – Quelques heures seulement. C’est très courant, vous savez. Le temps que la famille puisse faire son deuil tranquillement. Et organiser les obsèques en évitant les débordements. Savoir si on l’enterre au Panthéon ou…

Elle – Ou… ?

Lui – Ça, c’est le deuxième scoop.

Elle – Mireille Mathieu va être enterrée au Panthéon, à côté de Jean Moulin ?

Lui – Justement non. Pour remercier le public japonais de sa fidélité sans faille pendant toutes ces années, où le public français l’avait déjà enterrée, elle a expressément demandé dans son testament à ce que ses cendres soient dispersées au dessus du Mont Fukushima.

Elle – Vous voulez dire du Mont Fujiyama, j’imagine… Alors on va transférer ses cendres au Japon ?

Lui – Et c’est là que j’en arrive au troisième et dernier scoop…

Elle – Ah, parce que ce n’est pas fini… ?

Lui – Je vous conseille de boucler votre ceinture de sécurité pour ne pas sauter au plafond, parce que c’est du lourd… Du super lourd…

Elle – Quoi  encore?

LuiElle est à bord de cet avion !

Elle – Qui ?

Lui – Mireille Mathieu !

Elle – Je croyais qu’elle était morte ! Faut que j’arrête le Xanax, moi…

Lui – Ses cendres !

ElleNon… ?

Lui – C’est sûrement aussi pour empêcher ses fans français de s’opposer à ce transfert que son impresario a décidé de garder le secret jusqu’à l’arrivée de l’urne au Japon.

Elle – L’urne ? Quelle urne ?

Lui – Non mais vous le faites exprès ou quoi ? L’urne contenant les cendres de Mireille Mathieu ! Si son Fan Club avait su qu’on allait transférer ses cendres au Japon, il y aurait sûrement eu des débordements ! J’imagine déjà les plus enragés, couchés en travers sur la piste pour empêcher l’avion de décoller…

Elle – Je vois… Comme ces trains qui transportent des déchets nucléaires, et qui sont bloqués par les écolos…

Lui – Mireille Mathieu, ça fait quand même partie du patrimoine national ! C’est un monument historique ! En ruine, peut-être, mais un monument historique !

Elle – Bien sûr…

Lui – En revanche, vous imaginez les scènes d’hystérie collective à l’aéroport de Tokyo si les Japonais savaient qu’elle était à bord de cet avion ?

Elle – Vous n’êtes pas en train de vous foutre de moi ?

Lui – Ses cendres sont dans la soute de cet appareil, je vous dis ! Juste là, sous nos pieds !

Elle – Sous nos pieds…?

Lui – Sur la tête de ma femme !

ElleParce que le corps de votre femme est aussi dans la soute ?

Lui – Mais non… Je veux dire, je vous le jure sur la tête de ma femme !

Elle – Et comment vous avez appris qu’elle était à bord de cet avion ?

Lui – Ça en revanche, c’est tout à fait par hasard. J’ignorais complètement qu’elle prenait le même avion que moi. Mais quand j’ai enregistré mes bagages, j’ai reconnu son impresario juste devant moi. Et surtout, j’ai reconnu le paquet !

Elle – Le paquet ?

Lui – L’urne ! Je l’ai emballée moi même. Vous pensez bien que c’est assez fragile. Et pas question de prendre ça en bagage accompagné…

Elle – Ils vont la faire tourner sur le tapis roulant à l’arrivée comme une vulgaire valise ?

LuiElle a beau voyager incognito, je pense qu’ils prennent des dispositions spéciales…

Elle – Je vois… Comme quand on transporte un organe à transplanter d’urgence, par exemple, dans une petite glacière. Un cœur ou un rein…

Lui – Oui, enfin, là, c’est des cendres… C’est pas des tranches de foie ou des steaks hachés surgelés…

Elle semble digérer peu à peu toute la portée de ces informations.

Elle – Ah, oui, c’est un sacré scoop, en effet.

Lui – C’est sûr que pour le premier numéro de votre magazine au Japon, ça cartonnerait… 130 millions d’habitants, vous vous rendez compte ? Deux fois plus qu’en France…

Elle – Ce serait un numéro collector, c’est sûr. Un truc qui n’arrive qu’une fois dans la vie d’un magazine. Alors sortir un scoop pareil dès le premier numéro de Sensationnelle au Japon…

Lui – Malheureusement, pas de téléphone, pas de scoop… Vous n’avez aucun moyen de transmettre l’info à votre rédaction… Pas avant notre arrivée à Tokyo, dans une dizaine d’heures…

Elle – À ce moment-là, le magazine sera déjà imprimé. Ils sont en plein bouclage à l’heure qu’il est. C’est maintenant qu’il faudrait que je puisse les joindre… Dans dix heures, il sera trop tard !

Lui – Et puis dans une dizaine d’heures, ce ne sera probablement plus un scoop…

Elle – Vous croyez…?

Lui – Vous pensez bien qu’on ne peut quand même pas garder un truc comme ça secret pendant très longtemps…

Elle semble complètement déprimée.

Elle – Il doit bien y avoir un moyen…

Lui – En même temps, si je vous ai dit ça, c’est parce que j’étais sûr que ça ne sortirait pas d’ici… Je vous l’ai dit, je suis lié par le secret professionnel. Je risque mon boulot, moi…

Elle – Mmm…

Lui (se levant) – Bon, vous m’excuserez, mais il faut que je passe aux toilettes.

Elle (ailleurs) – Hun, hun…

Lui (désignant le fond de la salle) – Je vais aller à celles qui sont au fond là-bas, comme ça je pourrais voir au passage à quoi ça ressemble la deuxième classe…

Il se lève.

Elle – Quel est le crétin qui a décidé qu’on ne pourrait pas téléphoner en avion, surtout sur les vols long-courriers ?

Lui – Au théâtre non plus, on n’a pas le droit de téléphoner. Et parfois ça dure aussi pendant des heures…

Il traverse la salle en observant au passage les rangées de spectateurs avec un air curieux et un peu narquois. Suit une adresse au public qui peut être partiellement modifiée ou complétée par une improvisation en fonction de l’inspiration du comédien et des réactions de la salle.

Lui – Tout le monde a réussi à s’asseoir, finalement… (À un spectateur) Ça va, vous n’êtes pas trop serrés ? (À un autre) Ne vous dérangez pas, je ne fais que passer. Je vais aux toilettes. (À un troisième) Vous avez le droit de les utiliser, vous, ou bien…? (À un quatrième) J’espère que vous avez pris vos précautions avant d’embarquer… (À un cinquième) Ah, il faudra penser à rattacher votre ceinture, vous. Non, non, pas la ceinture de sécurité, votre ceinture quoi… (À un sixième) Ah, vous c’est la braguette…

Il sort.

Elle (avec une tête de folle) – Mireille Mathieu… Mais c’est dément ! (Elle avale un autre cachet) Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter les antidépresseurs…

Noir.

ACTE 2

La lumière revient, tandis qu’une voix d’hôtesse se fait entendre dans un haut parleur.

Hôtesse (avec une extrême amabilité) – Nous allons bientôt traverser une zone de turbulences. Tous les passagers sont invités à regagner leurs sièges, à boucler leurs ceintures de sécurité, et à rester assis jusqu’à l’extinction du signal lumineux. Merci pour votre compréhension.

Il retraverse la salle, feignant de tanguer un peu. Il tient à la main une coupe de champagne, avec laquelle il nargue les spectateurs.

Hôtesse (sèchement) – Eh, vous là-bas, vous comprenez le français ? Vous retournez à votre place et vous la bouclez, d’accord !

Il presse le pas et, titubant encore en raison des mouvements supposés de l’appareil, il renverse un peu du précieux liquide sur un des spectateurs.

Hôtesse (à nouveau aimable) – Ah… Excusez-moi Monsieur, je n’avais pas vu que vous étiez un passager de la classe affaires…

Il revient s’asseoir à côté d’elle.

Lui – Vous avez raison, ce n’est pas très différent de la première classe. Mais alors un monde ! Ils sont tous serrés comme des sardines, là-dedans. Les fauteuils sont tout petits et il n’y a pas moyen d’allonger les jambes.

Elle – Hun, hun…

Lui – Tenez, je vous ai quand même rapporté une coupe de champagne. Enfin, ce que j’ai pu en sauver. Je vous avoue que c’était surtout pour le plaisir de traverser toute la deuxième classe avec une coupe de champagne à la main.

Ailleurs, elle saisit machinalement la coupe de champagne qu’il lui tend.

Elle – Merci…

Lui – Vous pensez toujours à ce que je vous ai dit, c’est ça… J’aurais mieux fait de ne pas vous en parler…

Elle – Il y a beaucoup de magazines comme le mien qui paieraient cher pour avoir un scoop comme ça avant tous les autres, vous savez ?

Lui – Et moi qui vous ai donné l’info gratuitement…

Elle (hystérique) – Mais si je ne peux pas la publier, ça ne vaut rien ! (Se calmant) C’est la pire torture qu’on peut infliger à la directrice d’un journal à sensation ! Lui donner un scoop sensationnel qu’elle est dans l’incapacité de publier…

Lui – Oui, j’imagine… Un véritable supplice japonais… (Elle lui lance un regard incendiaire) Vous devriez essayer de dormir un peu…

Elle (à nouveau hystérique) – Parce que vous croyez que maintenant, je vais réussir à dormir ? (Se calmant) Il doit bien y avoir un moyen…

Lui – À part vous faire larguer en parachute au-dessus de la Sibérie… en espérant atterrir sur le toit d’une cabine téléphonique. Parce que je ne suis pas sûr que la couverture réseau soit excellente dans ce genre de contrées désertiques.

Elle – Vous croyez que le pilote serait d’accord pour ouvrir la porte de l’appareil en plein vol ?

Lui – Vous avez déjà sauté en parachute ?

Elle – Ça ne doit pas être très compliqué…

Lui – Je ne suis même pas sûr qu’il y ait des parachutes à bord… C’est idiot, d’ailleurs, parce que c’est vrai que dans un avion, au-dessus de la Sibérie, ce serait plus utile en cas d’avarie que des bouées de sauvetage…

Elle – Et si l’avion faisait une escale quand même ?

Lui – À moins d’une situation d’urgence, ça ne va pas être facile de convaincre le pilote de poser son appareil à Irkoutzk ou à Novossibirsk.

Elle – Je pensais plutôt… à un détournement.

Lui – Détourner un avion et forcer le pilote à se poser, seulement pour passer un coup de fil ? C’est peut-être un peu excessif,  non ?

Elle – Vous trouvez aussi…

Lui – Et puis avec quoi vous comptez menacer le pilote ? Avec la petite cuillère en plastique que vous a donné l’hôtesse tout à l’heure pour tourner votre café ?

Elle réfléchit.

Elle – Vous vous souvenez de ce barbu qui avait planqué une bombe dans ses chaussures ?

Lui – Oui…

Elle – Je pourrais dire au steward que j’ai une bombe dans ma culotte et que je suis prête à la faire exploser si l’avion ne se pose pas immédiatement.

Lui – Ouais… mais vous n’êtes pas barbue. Pourquoi la rédactrice en chef de Sensationnelle détournerait un avion pour se poser en Sibérie ?

Elle – Je ne sais pas, moi… Pour demander l’asile politique…

Lui – L’asile politique ?

Elle – L’asile fiscal ?

Lui – Même si on vous croyait… Vous seriez immédiatement arrêtée dès votre descente de l’avion, avant même d’avoir pu passer un coup de fil à votre avocat…

Elle – C’est pas faux…

Lui – Ah, le signal lumineux vient s’éteindre !

Elle – Et si c’était vous, le terroriste ?

Lui – Pardon ?

Elle – C’est vous qu’on arrête, et comme ça, je peux appeler ma rédaction  tranquillement !

Lui – Eh, oh ! Je n’ai pas envie de passer les vingt prochaines années de ma vie au goulag ou à Guantanamo, moi ! Seulement pour que vous puissiez faire votre une de demain sur la disparition de la plus grande chanteuse japonaise de tous les temps.

Elle – C’est pourtant vrai qu’elle a un petit air japonais, non ?

Lui – Physiquement, vous voulez dire ?

Elle – La coupe de cheveux, la couleur anthracite, les yeux bridés… Ça c’est sûrement à force de se faire tirer, mais bon…

Lui – Se faire tirer…?

Elle – Les liftings ! Ça tire la peau…

Hôtesse  (enjôleuse) – Monsieur Jacques Dumortier est invité à se présenter auprès de l’une de nos hôtesses pour la prestation de son choix.

Lui (excité) – C’est moi ! Je vais devoir vous abandonner à nouveau un instant. Ça fait partie du voyage que j’ai gagné…

Elle – Vous avez gagné le droit de vous taper une hôtesse ?

Lui – Malheureusement, je suis seulement invité à faire un tour dans la cabine de pilotage…

ElleElle a parlé de la prestation de votre choix… 

Lui – Je pouvais choisir entre tenir un moment le manche du pilote ou une cartouche de pipes détaxées. Mais comme j’ai arrêté de fumer…

Elle – Ah, d’accord…

Lui – C’est vous qui l’avez organisé, ce concours ! Vous ne vous souvenez pas ?

Elle – Nom de Dieu, le pilote !

Lui – Quoi…?

ElleLui, il peut communiquer avec le sol !

Lui – Ah, oui, évidemment.

Elle – Il pourrait faire passer un message à la tour de contrôle.

Lui – Quel genre de message ? Allô Papa Tango Charlie ! Attention ! Mireille Mathieu est morte ! Je répète, Mireille Mathieu est morte !

Elle – Pourquoi pas ?

Lui – Si elle n’est pas morte dans l’avion… Ça risque de ne pas trop intéresser la tour de contrôle…

Elle – Vous avez raison… (Elle réfléchit) Bon, alors on dit au pilote qu’on a besoin de joindre d’urgence notre famille à Tokyo… et on en profite pour faire passer l’info à mon journal.

Lui – Notre famille ?

Elle – Je me fais passer pour votre sœur.

Lui – Je n’ai pas de sœur.

Elle – Ils ne sont pas censés le savoir, si ?

Lui – Admettons… Mais notre famille… À Tokyo ? Ni vous ni moi on a tellement le type asiatique.

Elle – Je ne sais pas, moi… On leur explique qu’on a été adoptés ensemble à la naissance par un couple de Japonais.

Lui – Comment ça, à la naissance ? Il est quand même évident qu’on n’est pas jumeaux…

Elle – Et alors ?

Lui – Alors on n’a pas pu être adoptés ensemble à la naissance !

Elle – Bon, dans ce cas. Vous y allez seul, et vous leur dites que vous avez absolument besoin de joindre tout de suite votre femme !

Lui – Alors là, ma femme, ils savent bien qu’elle est morte : c’est pour ça qu’ils m’ont surclassé en première !

Elle – Non mais vous le faites exprès, ou quoi ? Peu importe le baratin qu’on leur raconte, on va bien trouver quelque chose !

Lui – Je vous écoute.

Elle – Ils vous ont dit que vous aviez droit à la prestation de votre choix ! Je vous donne le numéro à appeler de ma part à Tokyo. Vous faites comme si vous appeliez votre mère pour lui faire un petit coucou depuis la cabine de pilotage, et puis voilà…

Lui – Ma mère habite Clermont Ferrand.

Elle – J’ai trouvé ! On va donner dans le mélodrame…

Lui – Vous me faites peur.

Elle – Vous leur dites que votre mère a un cancer en phase terminale, et qu’elle est allée au Japon se faire soigner par le meilleur spécialiste. Vous alliez la voir, mais l’opération a dû être avancée parce que son état s’est brusquement aggravé.

Lui – Ma pauvre maman…

Elle – C’est parfait, vous avez raison, il faut absolument les apitoyer… Donc vous avez peur que votre mère ne sorte pas vivante du bloc opératoire, et vous voulez absolument lui dire un dernier adieu, au cas où.

Lui – Oh mon Dieu…

Elle – Je vous rappelle que c’est juste une histoire.

Lui – Vous avez raison.

Elle – Et au téléphone, vous en profitez pour glisser aussi discrètement que possible dans la conversation que Mireille Mathieu est morte.

Lui – Alors ça… Ça ne va pas être évident à placer dans la conversation. Ma mère déteste Mireille Mathieu. Presqu’autant qu’elle détestait ma femme…

Elle – Mais ce n’est pas votre mère, que vous aurez au bout du fil, c’est la rédactrice en chef de la version japonaise de Sensationnelle !

Lui – Ah, oui, c’est vrai…

Elle – Vous croyez que vous pouvez vous en sortir ?

Lui – Combien ?

Elle – Pardon ?

Lui – Vous m’avez dit que n’importe quel magazine serait prêt à payer une fortune pour avoir cette info avant les autres…

Elle – C’était quand je pensais qu’il n’y avait aucun moyen de transmettre ce scoop au magazine…

Lui – Alors ?

Elle – Mille ? (Il n’a pas l’air satisfait) Dix mille ?

Lui – Il s’agit de la réussite ou de l’échec du lancement de votre magazine au Japon.

Elle – OK, j’irai jusqu’à cinquante mille, mais pas plus.

Lui – Pour ce prix là, je suis prêt à poser moi-même cet avion sur le toit d’une cabine téléphonique.

Elle prépare le chèque, mais elle est soudain prise d’un doute avant de lui donner.

Elle – Et comment je saurai que vous avez vraiment transmis le message ? Si je ne peux pas venir avec vous dans la cabine de pilotage…

Lui – Je peux être très persuasif, quand je veux, croyez-moi… C’est à prendre ou à laisser.

Elle lui donne le chèque. Puis elle griffonne quelque chose sur une carte de visite avant de la lui tendre aussi.

Elle – Vous appelez ce numéro de ma part, et vous dites à la personne que vous aurez au bout du fil de préparer d’urgence la nécro de Mireille Mathieu. Elle comprendra.

Lui (philosophe) – C’est triste, mais après tout, nous allons tous mourir un jour, pas vrai ? (Elle lui lance un regard impatient) J’y vais…

Il repart, cette fois vers les coulisses. Elle l’interpelle avant sa sortie.

Elle (à voix basse) – Et pas un mot aux passagers de deuxième classe, hein ?

Dans un état second, passablement survoltée, elle vide cul sec la coupe de champagne pour faire passer un autre cachet.

Elle (au public) – Vous avez bien éteint vos portables, au moins ? Non parce que c’est une question de sécurité ! Ça peut être très dangereux, vous savez. Ça perturbe la régie… On risque une coupure de réseau ! Et je ne vous raconte pas les conséquences d’une panne à l’altitude où on est. Parce que ça vole haut, là. Très haut ! Si ça disjoncte, on va tous péter les plombs…

Noir.

ACTE 3

Elle somnole, son magazine sur les genoux, et se réveille quand des bruits confus se font entendre dans le haut parleur. Des bruits de lutte sourde, des coups, des cris étouffés, suivis d’un crachouillis de micro, puis le silence. L’autre revient, les vêtements en désordre et passablement ébouriffé.

Elle – Ne me dites pas que finalement, vous vous êtes quand même tapé l’hôtesse de l’air sans son consentement ?

Lui – Non, non, c’est pas ça, malheureusement…

Elle – Le pilote n’a pas voulu vous laisser téléphoner ?

Lui – Si, si… J’ai appelé ma mère à Clermont-Ferrand pour lui faire un petit coucou depuis la cabine de pilotage, comme convenu…

Elle – À Clermont-Ferrand ?

Lui – Et je lui ai bien dit que Mireille Mathieu était morte. Rassurez-vous, elle était en train de regarder les nouvelles sur France 3 et personne n’est encore au courant…

Elle – Non, mais dites moi que c’est pas vrai ! Dites-moi que je rêve ! C’est un cauchemar !

Lui – C’est après que je me suis rendu compte que je n’avais pas appelé le bon numéro…

Elle – Et alors ?

Lui – J’ai demandé au pilote si je pouvais passer un autre appel… Il m’a dit que c’était une cabine de pilotage, pas une cabine téléphonique. C’est à partir de là que ça a un peu dégénéré.

Elle – Dégénéré ?

Lui – Il a mal parlé de maman…

Une hôtesse fait une nouvelle annonce.

Hôtesse – Mesdames et Messieurs, votre attention s’il vous plaît. Le pilote et le copilote ont eu… un petit malaise. Mais ne vous inquiétez pas, on va certainement réussir à en ranimer un avant d’avoir perdu trop d’altitude. S’il y a un médecin dans la salle, il est prié de se manifester sans tarder auprès de nos hôtesses. (Un temps) S’il y a un pilote dans la salle, il est prié de se manifester aussi. D’urgence…

Elle – Oh, mon Dieu !

Lui – J’ai peut-être eu la main un peu lourde… Mais c’est de votre faute aussi. Cinquante mille euros, c’est une somme… Ça m’est un peu monté à la tête, forcément. Avec ça, j’aurais pu acheter un énorme congélateur…

Elle – Un congélateur…?

Lui – Pour maman… Au cas où elle serait vraiment atteinte d’un cancer incurable, comme vous dites.

Elle – Ah oui…

Lui – Je la décongèlerai quand on aura trouvé un remède définitif contre la mort. Il paraît qu’on vient de tester sur les rats une nouvelle enzyme ! Vous saviez que certaines méduses sont immortelles ?

Elle le regarde interloquée, quand le haut-parleur redonne de la voix.

HôtesseMesdames et Messieurs, en l’absence de pilotes opérationnels pour le moment, je vais tenter moi-même un atterrissage d’urgence à Novossibirsk. Mais je vous préviens, accrochez-vous, parce que je ne sais déjà pas faire un créneau avec ma Fiat Uno… (Pour elle-même) C’est où la pédale de frein…? Ah, non, celle-là ça doit être l’embrayage… Je confonds tout le temps… Au moins, j’ai le manche du pilote bien en main… Gloups… Ah, non, c’est pas ça non plus…

Elle (hystérique) – Un atterrissage d’urgence ! Mais c’est génial ! Je vais enfin pouvoir appeler ma rédaction à Tokyo !

Lui – Je crois que là, c’est le moment ou jamais de mettre nos bouées de sauvetage.

Ils sortent des bouées en forme de canard et les passent autour de leur taille. Bruit d’un avion qui part en piqué.

Noir.

ACTE 4

Premières notes du générique de la Quatrième Dimension. La lumière se fait sur un décor apocalyptique. Désordre général. Sièges renversés. Tenues chamboulées. Fumée si possible. La voix de l’hôtesse se fait à nouveau entendre dans le haut parleur.

Hôtesse (sirupeuse) – Le vol 714 en provenance de Paris et à destination de Tokyo vient d’atterrir… quelque part. Le metteur en scène et son équipage vous souhaitent un bon séjour. Nous espérons que vous avez passé un excellent voyage, et prions pour vous revoir bientôt à nouveau en vie sur nos lignes.

Ils reprennent connaissance peu à peu.

Lui – Vous croyez qu’on est morts ?

Elle essaie de téléphoner avec son portable.

Elle – En tout cas, il n’y a pas de réseau…

Lui – On est peut-être dans la Quatrième Dimension…

Elle – Ou alors on a fait un cauchemar, tout simplement, et on n’est pas encore complètement réveillés…

Elle repère quelque chose dans le désordre ambiant et le prend dans ses mains. C’est l’urne contenant les cendres de Mireille Mathieu, avec sa photo dessus. Ils échangent un regard perplexe.

Lui – C’est désert, mais ça ne ressemble pas tellement à la Sibérie.

Elle – Vous croyez qu’on est les seuls survivants ?

Lui – Malheureusement, je ne crois pas…

Il lui fait un signe discret pour qu’elle regarde du côté du public.

Elle (à voix basse) – C’est qui tous ces gens, là-bas, dans le noir ?

Lui – C’est pas ceux de la classe touriste ?

Elle – La classe touriste ?

Lui – Ceux de la deuxième classe !

Elle – On dirait qu’ils nous regardent…

Lui – Ils ne bougent pas…

Elle – Vous croyez qu’ils sont morts, eux aussi ?

Lui – Ou alors ils dorment.

Elle – Comme ça arrive, parfois, au théâtre…

Lui – Je crois qu’il vaudrait mieux éviter de les réveiller.

Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Surtout pas de gestes brusques… On reste calmes… Et on se dirige doucement vers la sortie…

Elle – Quelle sortie ? Cour ? Jardin ?

Lui J’aurais une préférence pour la sortie de secours…

Elle (très perturbée) – Je crois que j’ai encore besoin d’un petit relaxant avant… (Elle fouille dans son sac) Oh, mon Dieu, on m’a volé tous mes cachets !

Lui (emphatique) Quand on est au théâtre et qu’on a la chance d’avoir des cachets, mieux vaut ne pas les laisser traîner n’importe où…

Elle – Le producteur est un escroc. Il a dû nous refiler un somnifère dans le champagne avant de se barrer avec la caisse…

Lui – Quelle histoire ! Vous croyez qu’on parlera de nous dans la presse ?

Elle – Il faudrait encore qu’il y ait un journaliste dans la salle.

Elle – J’espère au moins qu’il y a encore une hôtesse en régie.

Lui – Pour quoi faire ?

Elle – Pour tirer le rideau entre la première et la deuxième classe !

Ils battent prudemment en retraite vers les coulisses.

Hôtesse – Pourvu que ça ne disjoncte pas encore !

Noir.

Hôtesse – Et merde ! Ça a disjoncté

Éventuellement premières mesures d’une chanson de Mireille Mathieu ou de Piaf de préférence en japonais. Rideau si possible.

ACTE 5

La lumière revient sur scène et/ou le rideau s’ouvre à nouveau, comme pour le salut des comédiens. Mais on découvre une mise en scène similaire à celle du premier acte : deux sièges côte à côte, qui pourraient aussi bien être ceux d’un théâtre. Il est assoupi à côté de la même femme que précédemment, mais qui a troqué son ensemble tailleur de businesswoman contre une tenue beaucoup plus banale. Au choix du metteur en scène et selon la dimension et les possibilités de la salle, elle et lui pourront aussi dans cet épilogue être assis parmi les spectateurs, comme au début du spectacle. Elle le secoue un peu pour le réveiller.

Elle – Michel… Eh Michel… (Comme il ne réagit pas, elle le secoue plus violemment) Michel !

Il se réveille en sursaut, comme s’il sortait d’un cauchemar.

Lui (paniqué) – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?

Elle – Ben c’est fini !

Lui – On est morts ?

Elle – Ah… Je ne crois pas, non. (Plus bas) Ou alors c’est que l’expression mourir d’ennui n’est pas une simple métaphore.

Lui – Mais on est où ?

Elle Où on est…? On est au théâtre ! Et il faut qu’on s’en aille là, tu vois, parce la pièce est finie. Je ne te demande pas si ça t’a plu…

Il regarde sa femme, revenant peu à peu à la réalité.

Lui – Monique ! C’est toi ?

Elle – Ben oui, c’est moi… Ta femme… Qui veux-tu que ce soit ?

Lui – C’est dingue.

Elle – Quoi ?

Lui – J’ai rêvé que tu étais morte.

Elle – Ça fait toujours plaisir…

Lui – On avait gagné un concours. Un voyage à Tokyo pour deux personnes. Comme tu étais morte, on m’avait surclassé en première, et je voyageais à côté de la rédactrice en chef d’un magazine féminin !

Elle – Ah ouais…

Lui – Et au lieu de ça, je me réveille à côté de toi au théâtre…

Elle – Ben tu vois… Le rêve est terminé… Bon on y va ?

Elle se lève.

Lui – Attends, ce n’est pas fini. Ça me revient maintenant… Mireille Mathieu était morte aussi !

Elle – Mireille Mathieu ?

Lui – Rassure-moi, elle n’est pas morte, au moins ?

Elle – Je ne sais pas… C’est vrai qu’on n’entend plus beaucoup parler d’elle… Bon, tu viens ?

Il se lève, encore un peu secoué.

Lui – Mais qu’est-ce qu’on fout au théâtre ? On n’y va jamais, au théâtre !

Elle – Tu commences vraiment à m’inquiéter… Tu te rappelles quand même qu’on bosse ensemble chez Viandard Surgelés ?

Lui – Ah oui, c’est vrai, merde… C’est la femme du patron qui joue dans la pièce. C’est lui qui nous a invités.

Elle – C’est le genre d’invitation qu’on ne peut pas vraiment refuser… Il faut dire que s’il n’avait pas invité tous ses employés, le boss, il n’y aurait sûrement pas grand monde dans la salle.

Lui – C’était si mauvais que ça ?

Elle – En tout cas, il faut qu’on se dépêche, il doit déjà nous attendre à la sortie pour savoir ce qu’on a pensé du spectacle.

Lui – C’est un cauchemar… Mais tu n’aurais pas pu me réveiller, toi aussi ?

Elle – Je ne savais pas que tu dormais, moi !

Lui – Et ça parle de quoi, cette pièce, en gros ?

Elle – En gros ?

Lui – Tu me dis à peu près de quoi ça parle, et puis… On improvisera !

Elle – Ben, c’est assez difficile à résumer.

Lui – Ouais ?

Elle – L’intrigue est un peu compliquée, tu vois… Je dirais même assez confuse…

Lui – Vas-y toujours…

Elle – Écoute, je vais te faire une confidence… Je me demande si moi aussi, je n’ai pas piqué un petit roupillon entre la fin du premier acte et le début du cinquième…

Lui – Non ?

Elle – Ou alors c’est que la pièce était vraiment très courte…

Lui – Putain… Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir leur dire ?

Elle – Comme tu dis… On improvisera… Bon, il faut y aller. On ne va pas les faire attendre, en plus.

Lui – C’est un cauchemar, je te dis… On va sûrement se réveiller…

Elles se dirigent vers la sortie.

Noir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-24-6

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Le Joker

The Joker – El Joker – O Joker – تحميل مجاني 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

 2 hommes ou 2 femmes

Pour une version 2 femmes, il suffit d’inverser les sexes de tous les personnages présents ou mentionnés dans la pièce.

Un scénariste en panne d’ordinateur et d’inspiration voit surgir devant lui un étrange dépanneur. On a tous droit, une fois dans sa vie, à un joker…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Le Joker

Personnage : Alex et Le Joker

Un bureau en désordre. Alex est assoupi à sa table de travail, la tête sur le clavier de son ordinateur. La sonnerie de son portable le réveille en sursaut. Il répond.

Alex (dans un demi sommeil) – Ouais…? Qui ça…? (Se réveillant tout à fait) Non, non, bien sûr, excusez-moi, je… Non, non, je ne dormais pas. Pas du tout, je… Je réfléchissais, justement… Oui, je sais, ce n’est plus le moment de réfléchir, mais je veux dire… Avant demain matin huit heures, absolument… Comme convenu… Oui, je sais, je vous ai déjà dit ça hier, mais cette fois, c’est promis… Le tournage commence la semaine prochaine, je sais… Et c’est difficile de diffuser un épisode spécial Noël début février, je comprends bien votre point de vue… Non, non, j’ai presque terminé. Il me manque juste la dernière scène et… J’y passerai la nuit, s’il le faut, mais vous aurez le scénario complet pour demain matin, sans faute. Peut-être même avant, si j’ai terminé ce soir… Ok, demain matin, si vous préférez… D’accord… Sinon, je suis viré, je sais… Merci de me le rappeler, je crois que ça va m’aider… Alors à très vite !

Il raccroche et soupire, déprimé.

Alex – Bon sang… Quel crétin… (Il se lève et regarde sa montre). Mais il va vraiment falloir que je m’y mette, moi…

Au lieu de commencer à travailler, cependant, il se lève et allume la télé avant de s’effondrer dans un fauteuil. Il saisit un paquet de chips et commence à les manger tandis qu’on entend à la télé une émission d’un haut niveau culturel, au choix, du type Après le 20 heures C’est Cantelou.

Alex – Faudrait que j’arrête avec la télé… Si je ne bosse que pendant les pauses publicitaires, ça ne va pas avancer…

La sonnerie de Skype retentit sur son ordinateur.

Alex – Et merde… Si on me dérange tout le temps aussi, je ne vais jamais y arriver…

Il éteint la télé et va se rasseoir à sa table devant l’ordinateur.

Alex – Oui Fred, comment tu vas ma chérie ?

Fred (off) – Bonjour Alex. Alors c’est toujours moi qui dois t’appeler… Qu’est-ce que tu fais ?

Alex – Ben tu vois, je suis vissé à mon bureau là, je bosse…

Fred – Tu viens après ? C’est pour toi que j’ai acheté ce grand lit chez Ikéa. Et je dors toute seule dedans.

Alex – Écoute, ce soir, je crois que ça va être dur…

Fred – Dur ? Tu dis ça à chaque fois ! Ça finit par être vexant… C’est si dur que ça de passer la nuit avec moi ?

Alex – J’ai un scénario à terminer, là, et…

Fred – Ah oui, le fameux scénario…

Alex – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Fred – Ça fait des mois que tu m’en parles de ce scénario… Tu pourrais au moins trouver autre chose… Je ne sais pas moi… L’imagination, c’est ton métier, non ?

Alex – Ouais, ben justement, je ne suis pas très inspiré en ce moment, tu vois… Je préférerais passer la soirée dans ton lit Ikéa avec toi, crois-moi…

Fred – Tu termines ce fichu scenario et tu viens après !

Alex – Ok, je vais essayer… mais je ne te promets rien.

Fred – Allez…

Alex – Bon alors je m’y remets tout de suite, et je te rappelle quand j’ai fini, d’accord ?

Fred – Promis ?

Alex – Promis.

Fred – Ok, alors je te laisse travailler. Je t’embrasse…

Alex – Moi aussi.

Fred – Tu me manques…

Alex – Tu me manques aussi.

Fred – Je t’attends… Je compte sur toi ?

Alex – Ok… (Alex met fin à la conversation et soupire à nouveau) Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à compter sur moi, comme ça ? On ne peut pas compter sur moi ! Même moi, je n’ai jamais pu compter sur moi… Je ne suis pas quelqu’un sur qui on peut compter, voilà… Quand est-ce qu’ils se mettront ça dans la tête ?

Alex se penche sur son ordinateur et pose la main dessus.

Alex – Ma parole, il chauffe cet ordi… Je me demande si j’ai bien fait de débrancher le ventilo, mais ça faisait un tel boucan. Pire qu’un réacteur d’Airbus au décollage. J’ai besoin de calme pour travailler, moi ! Oh la… Le clavier aussi il est brûlant. Ce n’est pourtant pas pour ce que je m’en sers que je vais faire fondre les touches… Tu ne vas pas me lâcher au moins, dis ? Pas maintenant ! Je compte sur toi, hein ? Bon, si je veux tenir le coup toute la nuit, il me faut un petit remontant, moi…

Alex met en route une cafetière électrique. Il s’assied ensuite à nouveau devant sa table de travail.

Alex – Bon alors où j’en étais… (Lisant ce qu’il y a sur l’écran). Ce n’est pas possible ! C’est vraiment moi qui ai écrit ça avant de m’endormir ? Trois lignes ! Je crois que j’aurais mieux fait de ne jamais me réveiller…

Son portable sonne à nouveau.

Alex – Oui… Ah oui… Oui, bonjour Monsieur… Oui, oui, je sais… Non, mais je vous assure que je vais combler très rapidement ce petit découvert… Combien vous dites ? Ah oui quand même. Je comprends que vous soyez un peu inquiet… Si, si, moi aussi, ça m’inquiète, bien sûr, mais… Écoutez, je m’apprête à rendre un scénario, là, et j’aurai un gros chèque à déposer dès demain matin… Oui… Absolument… Tout à fait… Merci… Oui, demain matin sans faute, je vous le promets… Bonne soirée à vous… Et merci au Crédit Mutuel, qui forme avec ses clients une grande famille, solidaire avec ses membres momentanément dans le besoin. (Il range son portable) Je crois que le café ne va pas suffire…

Il se relève et sniffe une petite ligne de coke. Après quoi il se dirige vers la cafetière.

Alex – C’est ce que je viens de me fourrer dans le pif, ou elle dégage une odeur de cramé, cette cafetière ? C’est pourtant du Café Grand-Mère, comme d’habitude…

Alex se rend compte que c’est l’ordinateur qui se met à fumer. Il hésite un instant, ne sachant pas quoi faire. Puis il s’empare de la cafetière et jette son contenu sur l’ordinateur pour éteindre l’incendie.

Alex (soupirant) – Ouf… Heureusement que j’ai eu le bon réflexe…

Il se ravise et s’approche de l’ordinateur pour l’examiner.

Alex – Je me demande si c’était vraiment le bon réflexe, finalement… (Il appuie sur plusieurs touches du clavier) Ça ne marche plus… Tout à l’heure quand j’appuyais là dessus, il y avait des lettres qui apparaissaient sur l’écran, et là plus rien…

Il se lève, désemparé.

Alex – Dans un sens, heureusement que je n’avais encore rien écrit, j’aurais tout perdu… On peut dire que dans mon malheur, j’ai encore eu de la chance… Bon, ce n’est pas avec ce qu’il me reste sur mon compte en banque que je vais pouvoir m’acheter un autre ordi. Et surtout, je n’ai plus le temps. (Il se penche à nouveau sur l’ordinateur) Ouh la la… Incendie plus inondation… C’est Fukushima, là dedans… J’espère que c’est réparable quand même…

Il saisit un annuaire et le consulte.

Alex – Voyons voir… Informatique… Réparation… Dépannage… Ah, voilà ! Joker Dépannage… Ça ou autre chose… (Il compose le numéro sur son portable) Oui… Oui, bonjour, je… J’ai une petite panne sur mon ordinateur et… Ça ne doit pas être grand chose, mais… Tout de suite ? Parfait… Oui, je suis au 9 rue Jules Ferry à… C’est ça, oui… Ah vous connaissez ? Très bien alors je vous attends…

Il range son portable.

Alex – Je crois que ce n’était pas le bon moment non plus pour arrêter de fumer…

Il sort la dernière cigarette d’un paquet et la place entre ses lèvres.

Alex (plus gravement) – Ce sera ma dernière cigarette… (Froissant le paquet vide) La cigarette du condamné… Jusqu’à maintenant, j’ai toujours réussi à m’en sortir d’une façon ou d’une autre à la dernière minute, mais là… Pourquoi j’ai l’impression désagréable que cette fois, j’ai touché le fond ? Je me sens comme un joueur de poker qui aurait déjà abattu tous ses atouts et qui n’aurait plus droit à un joker. Oui, je sais, les atouts c’est à la belotte et les jokers… Je suis vraiment trop nul…

Il sort un revolver d’un tiroir, et se plaque le canon contre la tempe. Un homme surgit alors brusquement devant lui. Quelques détails dans son allure rappellent Alex, en plus âgé, avec une touche délirante, qui fait que le personnage évoque aussi l’idée d’un joker au sens théâtral (un bouffon). Il porte un bonnet façon joker et un T-Shirt avec écrit dessus Joker.

Joker – Non, ne faites pas ça !

Alex sursaute.

Alex – Vous êtes dingue ! J’ai failli mourir d’une crise cardiaque…

Joker – Justement… C’est pour vous empêcher de faire une bêtise que je suis là.

Alex – Une bêtise ? Je ne vous ai pas attendu pour en faire, malheureusement…

Il dirige le revolver vers l’intrus.

Alex – Mais au fait vous êtes qui, vous ? Et comment vous êtes entré ?

Joker – La porte était ouverte… Je suis là pour vous aider, croyez-moi. Je suis votre joker…

Alex – Mon joker ?

Joker – Joker Dépannage ! Je suis le réparateur informatique…

Alex – Le dépanneur ? Déjà ?

Joker – J’ai pensé que c’était une urgence…

Alex – Vous m’avez fait peur…

Alex allume sa cigarette avec le revolver qui s’avère être un briquet…

Joker – Vous aussi… Mais je me suis peut-être un peu emballé…

Alex – Non, non, c’est une urgence, je vous assure… (Alex jette un regard à son revolver briquet et comprend). Ah, d’accord, vous avez cru que… Non mais on ne se suicide pas à cause d’une panne informatique, quand même…

Joker – Vous savez, dans mon métier, on voit toutes sortes de choses…

Alex le regarde avec un air suspicieux.

Alex – Mais vous n’êtes pas un peu vieux pour un informaticien… Je m’attendais à voir débarquer un geek qui ressemblerait à mon neveu… Mais vous vous ressemblez plutôt à mon père…

Joker – Oui, on me le dit souvent…

Alex écarquille les yeux.

Alex – Souvent ?

Joker – Si on jetait un coup d’œil à cet ordinateur…

Alex – Vous avez raison… Mais je vous préviens, ce n’est pas beau à voir… (Lui montrant la chose) Voilà, c’est celui-là…

Le joker s’approche de l’ordinateur pour l’examiner.

Joker – Ouh la… Mais qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette pauvre machine ? Elle a tenté de s’immoler par le feu ?

Alex – Avant d’essayer de se noyer, oui… C’est grave, docteur ?

Joker – Je ne vous cacherai pas que mon diagnostic est pour le moins réservé.

Alex – Mais vous allez pouvoir faire quelque chose pour la sauver ?

Joker – Les organes vitaux sont encore sous tension, mais à première vue, cet ordinateur est en mort cérébrale. Je crains que sa mémoire ne soit perdue à tout jamais…

Alex – Mais j’ai tout mon travail là dessus !

Joker – Qu’est-ce que vous faites comme métier ?

Alex – J’écris des séries débiles pour la télévision.

Joker – Ça doit être passionnant.

Alex – Je crois que dans ma réponse, l’adjectif débile vous a échappé…

Joker – J’essaie toujours de voir le bon côté des choses…

Alex – Et pour mon ordinateur alors, ce serait quoi la version optimiste ?

Joker – Je ne suis pas Jésus Christ, non plus… Je ne fais pas de miracles…

Alex – Moi qui pensais que les réparateurs informatiques étaient des sortes de marabouts des temps modernes… Je vous avoue que je suis déçu… Alors comment je fais pour récupérer mon scénario ?

Joker – Apparemment, cette machine a souffert d’une insuffisance ventilatoire, qui a entraîné une augmentation fatale de la température. Je ne sais pas si on va pouvoir sauver le disque dur pour le transplanter sur une autre unité centrale.

Alex – Une transplantation… Je n’avais encore jamais entendu parler de ce genre d’opérations pour un ordinateur…

Joker – Une opération qui de toute façon s’avérerait très délicate. Il faut dire que cet ordinateur était déjà en fin de vie. Un héritage, peut-être ?

Alex – Disons… un attachement sentimental doublé d’un souci d’économie.

Joker – Et vous aviez votre scénario sur cette antiquité ?

Alex – Oui… Enfin celui que j’aurais dû écrire… En fait, je n’ai pas commencé… C’est l’histoire de ma vie…

Joker – C’était une auto-fiction…

Alex – Non, je veux dire, ne jamais réussir à commencer quelque chose… C’est ça l’histoire de ma vie…

Joker – Ah oui…

Alex – Je dois rendre ce scénario demain matin au plus tard… Malheureusement, il n’y a pas que l’ordinateur qui est en panne. Moi aussi…

Joker – Panne d’inspiration…

Alex – Je dirais même burn out… Comme cet ordinateur, justement. La surchauffe, vous voyez ? (Désignant du doigt sa tête) Ça fume là dedans… C’est Tchernobyl… Le système de refroidissement est en dérangement… Et le disque dur est à la limite de la fusion nucléaire…

Joker – Je vois ça.

Alex – J’imagine que Joker Dépannage ne peut rien faire pour moi…

Joker – Vous n’avez jamais songé à changer de métier ? Je veux dire… Tout en restant dans l’écriture… Je ne sais pas, moi… Au lieu d’écrire des séries débiles… Vous pourriez travailler pour le théâtre…

Alex (sceptique) – Le théâtre… Pas avant d’avoir rendu mon dernier scénario, en tout cas…

Joker – Je comprends… Le respect de la parole donnée, c’est important… Vous vous êtes engagé sur ce scénario, et vous ne pouvez pas laisser tomber tous ces gens qui vous ont fait confiance…

Alex – Oui… Et surtout, ils m’ont déjà payé la moitié de la somme pour que je l’écrive, ce foutu scénario…

Joker – Dans ce cas, vous n’avez qu’à les rembourser.

Alex – Oui… Mais j’ai déjà dépensé la moitié que j’ai touchée… plus celle que je n’encaisserai qu’à la livraison.

Joker – Ah…

Alex – Sans parler de mon dernier tiers provisionnel que je n’ai pas pensé à provisionner. Il me resterait bien une solution…

Joker – Écrire ce scénario ?

Alex – Me mettre au lit et ouvrir le gaz…

Joker – Je sens qu’il y aussi un mais ?

Alex – Dolce Vita vient de me couper le gaz parce que je n’ai pas payé la facture.

Joker – D’accord…

Alex – Maintenant, vous comprenez pourquoi j’aurais préféré que vous sachiez faire des miracles… Je ne sais pas moi, vous n’avez pas apporté avec vous quelques-uns de ces grigris dont on entend parler à la télé à propos des guerres civiles en Afrique ? De ceux qui rendent invisibles et qui protègent des balles ?

Le portable d’Alex sonne et il répond.

Alex – Oui chérie… Non, je n’ai plus de skype. Mon ordinateur vient de faire une tentative de suicide… Oui, je sais, il était en fin de vie. Il a sûrement préféré partir dans la dignité pendant qu’il en avait encore le choix… Je ne sais pas, je t’avoue que jusqu’ici, j’ignorais tout de la psychologie informatique, mais je crois qu’il était déjà très déprimé. (Prononcé à la française) Nervous breakdown, comme dit Jean Lefebvre dans Les Tontons Flingueurs. Et moi je n’en suis pas très loin non plus… Écoute, ça va être difficile, là. Je suis avec le réparateur informatique et… Enfin, ce n’est pas du tout sûr que ce soit réparable… Non je suis vraiment désolé, mais à moins d’un miracle… Oui, je sais, je ne suis pas fiable. Ma mère aussi me le répétait tout le temps… Écoute, je fais de mon mieux et je te rappelle, d’accord ?

Il range son portable.

Alex – Donc, c’est foutu ?

Joker – C’est sûr que le plus simple, ce serait d’en racheter un autre.

Alex – Avec quoi ? J’ai déjà tellement abusé de la solidarité du Crédit Mutuel… Même Dolce Vita me refuse le gaz qui me permettrait de partir dans la dignité, moi aussi. La main sur le clavier de mon plus fidèle compagnon : mon vieil ordinateur. Partir ensemble, ce serait beau, non ? Pour éviter le malheur d’être séparés après tant d’années de vie commune…

Joker – Allez, il y a toujours une lumière au bout du tunnel.

Alex – Quand on est mort, vous voulez dire ?

Joker – Vous n’êtes pas du genre optimiste, vous…

Alex – Donnez-moi une raison pour laquelle là, tout de suite, je devrais être optimiste !

Joker – C’est vous qui le disiez tout à l’heure ! On ne se suicide pas à cause d’un petit problème informatique.

Alex – Remarquez, je me demande si ce n’est pas une bonne nouvelle, finalement, que cet ordinateur soit définitivement mort.

Joker – Ah oui ?

Alex – Au moins, maintenant, j’ai une excuse valable pour ne pas rendre mon script demain matin…

Joker – Ah oui, vu comme ça…

Alex – Je dirai que l’ordinateur a pris feu instantanément juste au moment où je mettais le point final à mon scénario.

Joker – Et vous pensez qu’on va vous croire ?

Alex – C’est la vérité, non ? À part que je n’avais encore rien écrit… Mais j’aurais très bien pu avoir écrit un scénario complet, et le résultat final aurait été exactement le même. Qu’est-ce que ça change, au fond ?

Joker – Rien, vous avez raison. Malheureusement, comme vous le savez, même la vérité n’est pas toujours crédible.

Alex – Sauf si vous me faites un certificat !

Joker – Un certificat ?

Alex – Genre certificat médical, mais pour ordinateur. En l’occurrence un certificat de décès, plutôt. Je dirai que mon scénario était là dessus et que j’ai tout perdu. Vous savez, comme ces gens qu’on interviewe devant leurs maisons en ruine après un incendie ou une inondation… Ne vous faites pas d’illusions : eux aussi, pour se faire mieux rembourser, ils ne se privent pas de déclarer à leur assurance la perte de biens qu’ils ne possédaient pas…

Joker – Vous êtes sûr que ce ne serait pas plus simple de l’écrire, ce scénario ?

Alex – Franchement, vu les circonstances… Au point où j’en suis, même si je voulais, je ne pourrais pas…

Joker – Vous savez quoi ? Je commence à me demander si vous ne seriez pas un peu du genre velléitaire et procrastinateur.

Alex – Vous êtes informaticien ou psychologue ?

Joker – Pour être dépanneur, il faut être un peu psychologue.

Alex – C’est dingue… Procrastinateur… Je croirais entendre mon père. D’ailleurs, c’est incroyable ce que vous lui ressemblez… Je vous l’ai déjà dit ?

Joker – Oui…

Alex – Exceptionnellement, cette année, on ne se verra pas pour Noël… Mes parents tenaient un magasin de jouets, alors vous pensez bien qu’ils ne pouvaient jamais prendre de vacances à Noël. Mais ils ont pris leur retraite il y a six mois. Pour fêter ça, ils ont décidé de se payer un voyage cette année…

Joker – Le voyage de noces qu’ils n’avaient pas pu s’offrir quand ils se sont mariés il y a quarante ans…

Alex – Comment vous savez ça ?

Joker – J’ai dit ça comme ça… Je veux dire… Il y a quarante ans, on ne faisait pas de voyages de noces comme aujourd’hui. On se contentait d’un repas au restaurant du coin ou d’un week end à La Bourboule…

Alex – Vous êtes marié ?

Joker – Pas encore…

Alex (dévisageant son interlocuteur) – En tout cas, j’espère que je ne ressemblerai pas à mon père en vieillissant.

Joker – Avec le temps, on finit tous par ressembler de plus en plus à ses parents… Et à ressembler de moins en moins à soi-même. Vous verrez, arrivé à un certain âge, en se regardant dans la glace, on ne se reconnaît même plus…

Alex prend un miroir et se regarde dedans.

Alex – C’est vrai, ce que vous dites… Il y a des matins, en me regardant dans le miroir avant de me raser, j’ai du mal à mettre un nom sur mon visage…

Alex se rend soudain compte que le réparateur, qui est juste derrière lui, n’apparaît pas dans le miroir.

Alex – Tiens, c’est curieux ça…

Joker (embarrassé) – Quoi donc ?

Il bouge le miroir pour essayer de capter l’image de l’autre, qui semble se défiler.

Alex – Venez un peu par là pour voir… Je ne vous vois dans la glace !

Joker – Simple effet d’optique, j’imagine… Et puis votre miroir, là, ce n’est pas celui de la belle-mère de Blanche Neige, hein ? Il faudrait penser à lui passer un coup de chiffon de temps en temps…

Alex – C’est incroyable ! Mettez-vous là, je vous dis !

Joker – Vous êtes sûr d’être prêt à faire ça ?

L’autre accepte enfin de se placer devant la glace.

Alex – Votre reflet n’apparaît pas dans ce miroir !

Joker – Non, en effet… Pas encore…

Alex – Pas encore ?

Joker – Pour l’instant, tu es le seul à pouvoir me voir. Je dirais même me prévoir…

Alex – Alors on se tutoie, maintenant ? Vous prévoir ? Mais enfin, vous êtes qui ?

Joker – Je suis… Tu vas avoir du mal à le croire.

Alex – Vous êtes le fantôme de mon père, c’est ça ? Je me disais bien qu’il y avait comme un air de famille… Papa, c’est toi ?

Joker – C’est un peu plus compliqué que ça…

Alex – Ça me paraît déjà assez compliqué, non ? Alors quoi ? Un ami imaginaire ? Une sorte d’ange gardien ?

Joker – En fait, ce serait plutôt toi mon père. Après tout, l’enfant est d’une certaine façon le père de l’adulte qu’il deviendra. Et il est responsable de son avenir… comme un père est responsable de l’avenir de son enfant.

Alex – Bon, on pourrait arrêter avec les devinettes, maintenant ?

Joker – Je suis toi… en plus vieux.

Alex – Moi ?

Joker – Celui que tu deviendras si tu ne commets pas l’irréparable… Tu comprendras que j’ai tout intérêt à t’en dissuader.

Alex reste un instant interdit. Machinalement, il sort un nouveau paquet de cigarettes d’un tiroir et s’apprête à en allumer une.

Alex (dans un état second) – Vous avez du feu ? J’ai vraiment besoin de m’en griller une…

Joker (toussant) – Si tu pouvais aussi arrêter de fumer… Je n’ai pas envie d’avoir un cancer de la gorge, moi ! Non mais tu regardes, des fois, les images qu’il y a sur les paquets de cigarettes ?

Alex – Je crois que je devrais aussi arrêter la coke… Je délire, c’est ça ? Je fais un mauvais trip… Et vous êtes là pour… J’y suis ! Vous êtes médecin et vous êtes venu pour me soigner ?

Joker – D’une certaine façon, oui. Je suis là pour t’aider, en tout cas.

Alex – Non mais vous êtes docteur ou pas ? Qui vous envoie ? SOS Médecins ou SOS Fantômes ?

Joker – D’une certaine façon, c’est toi qui m’as appelé. Tu voulais avoir droit à un joker. Et bien me voilà…

Alex – Non mais attends, quand j’ai dit ça, je pensais plutôt à un génie sortant d’une bouteille. Même une bouteille de whisky. Ou je ne sais pas moi… Superman ou Joséphine Ange Gardien…

Joker – Désolé, mais je crois que tu regardes trop la télé… À ton âge, tu devrais savoir que Mimi Mathy n’existe pas vraiment…

Alex – Moi en plus vieux… Mais en quoi est-ce que ça peut m’aider ? On est loin de Superman, c’est sûr… Alors c’est à ça que je ressemblerai dans trente ans ?

Joker – Si tu te mettais à faire un peu de sport, aussi, je serais peut-être un peu plus en forme. Et je ne te parle même pas de mon taux de cholestérol. Tu devrais essayer de te nourrir avec autre chose que des chips et du Nutella… Tu as déjà entendu parler de la règle des cinq fruits et légumes par jour ?

Alex – Réparateur informatique ? C’est comme ça que je vais finir, alors ? Et tu voudrais que je n’ai pas envie de me suicider au Nutella ?

Joker – Non mais je ne suis pas forcément réparateur informatique.

Alex – Vu l’état de mon ordinateur, remarque, dans l’immédiat, ça m’aurait arrangé que tu le sois…

Joker – Ce que je suis, ça dépend de toi, en vérité. Tout ce que je serai dépend de toi, en fait…

Alex – Je vois… Et tu pourrais me faire une petite avance sur ma pension de retraite pour que je puisse me faire remettre le gaz ?

Joker – La retraite… Si tu savais…

Alex – Ah parce qu’en plus, je n’aurais même pas de retraite… Non mais je croyais que tu étais là pour m’aider ? C’est comme ça que tu comptes me remonter le moral ?

Joker – Rassure-toi, je suis venu, un peu comme Jésus Christ, apporter une bonne nouvelle.

Alex – Jésus Christ ? Une bonne nouvelle ? Je ne sais pas si ça doit me rassurer… À l’époque, tous les membres de son fan club ont fini cloués sur une croix ou bouffés par les lions dans un cirque. Alors c’est quoi ta bonne nouvelle, à toi ?

Joker – J’ai envoyé une de tes pièces de théâtre à un producteur, et ça l’intéresse. Une nouvelle vie va commencer pour toi ! Fini les séries débiles pour la télé, comme tu dis ! Tu vas enfin devenir un véritable auteur !

Alex – Une pièce ? Quelle pièce ?

Joker – Celle que tu as écrite il y a quelques années, et que tu n’as jamais osé envoyer à personne. Tu te souviens ?

Alex – Ma pièce ? Mais elle aussi elle est sur mon ordinateur ! Celui que tu n’es pas capable de réparer, tu te souviens.

Joker – Heureusement, tu avais fait une sauvegarde sur disquette.

Alex – Une disquette ? Et pourquoi pas un 78 tours aussi ? Où est-ce que tu serais allé trouver un lecteur de disquette… Surtout si tu vis en 2050 !

Joker – Tu en avais fait aussi un tirage sur papier recyclé que j’ai pu récupérer. Je l’ai retrouvé dans un tiroir de ton bureau… Tiens, ce bureau-là, justement.

Il ouvre un tiroir et en sort un document broché.

Alex – Les Amants du Lutetia… Et ça intéresse quelqu’un ça ?

Joker – Le Théâtre des Champs Élysées veut la monter. Avec Romain Duris et Cécile de France dans les rôles principaux !

Alex – Les jeunes premiers de l’Auberge Espagnole ? Mais c’est l’histoire d’un couple de vieux qui décide de se suicider ensemble dans la chambre d’un palace pour éviter que l’un d’eux ne survive à l’autre !

Joker – Ils ne sont pas encore tout à fait fixés sur le casting… Et puis maintenant avec le maquillage et les effets spéciaux, on fait des miracles…

Alex – Tu ne serais pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Joker – Croix de bois, croix de fer, si je mens, tu vas en enfer.

Alex – C’est incroyable… Et tu es sûr que…?

Joker – Ils sont emballés…

Alex – Au point de me signer un à valoir tout de suite ?

Joker – Leur seule crainte, c’est qu’un autre théâtre te fasse une meilleure offre…

Alex – Non ? Remarque, j’ai toujours pensé que ma pièce méritait mieux que de finir au fond d’un tiroir… Mais bon, je pensais que le public n’était pas encore prêt…

Joker – Et bien tu vois… Les temps changent… C’est une nouvelle carrière qui s’ouvre devant toi, je t’assure.

Alex – Dramaturge… Comme Shakespeare ou Laurent Ruquier… Alors moi aussi j’aurai droit à ma page dans Wikipedia ? Mais c’est génial !

Son portable sonne et il répond.

Alex – Oui… Non… Non, je n’ai pas écrit ce putain de scénario, je n’ai même pas commencé et je ne l’écrirai pas, voilà. J’ai décidé que je valais mieux que ça ! Non, ce n’est pas vous qui me virez, c’est moi qui démissionne ! C’est ça ! Allez vous faire foutre… et joyeux Noël

Il raccroche.

Alex – C’était mon producteur… Bon sang, ça fait du bien ! Depuis le temps que j’avais envie de faire ça…

Joker – Ah oui…

Alex – Je lui rembourserai l’argent qu’il m’a déjà versé avec mon à-valoir sur la pièce…

Joker – Bien sûr…

Alex – Je ne suis pas un mercenaire, après tout, merde ! Je suis un auteur !

Joker – Bravo ! Mais…

Alex – Vous me reprochiez d’être un irrémédiable pessimiste et de ne jamais prendre de décisions, et bien là je reprends le contrôle de ma vie !

Joker – Ah oui, c’est sûr…

Alex – Je suis le maître de mon destin ! Je suis le capitaine de mon âme ! Bordel ! Je n’ai pas raison ?

Joker – Si, si, bien sûr…

Le téléphone d’Alex sonne à nouveau.

Alex – Oui ? Non ! Non, Fred, je ne viendrai pas chez toi ce soir. Ni demain soir, ni après demain d’ailleurs. Écoute, j’ai longuement réfléchi, et je crois qu’on n’est pas fait pour vivre ensemble, finalement. Tu me reprochais de ne jamais rien décider ? Et bien maintenant c’est décidé : je te quitte ! J’ai une œuvre à écrire, moi, figure-toi ! Et je sens que mon talent va être enfin reconnu. Écoute, sans vouloir te faire de la peine, je ne suis pas taillé pour dormir dans un lit Ikéa. Je suis fait de l’étoffe des rêves, moi, et le ciel de mon lit à baldaquin, je le vois rempli d’étoiles ! Pas de toiles d’araignées ! C’est ça. Moi aussi. Bonne nuit toi même !

Il range son portable.

Alex – Et voilà ! Plus de patron, et plus de meuf pour me faire chier ! Je n’ai pas raison ?

Joker – Si, si, bien sûr… Tout ça va dans le bon sens, évidemment. Mais il faut quand même que je te précise une chose…

Alex – Quoi ?

Joker – Ce que je viens de te dire… La bonne nouvelle…

Alex – Ouais ?

Joker – Et bien… Ce n’est pas tout à fait vrai. Enfin, pas encore…

Alex – Comment ça pas encore ? Qu’est-ce qui n’est pas encore vrai ?

Joker – Et bien cette pièce de théâtre que ce producteur a accepté, tu ne lui as pas encore envoyée, en fait…

Alex – Quoi ? Mais je croyais que c’était toi qui l’avais envoyée !

Joker – C’est moi qui l’ai envoyée, oui, quand j’avais quelques années de plus que toi. Mais tu n’es pas encore moi…

Alex – Mais vous êtes dingue !

Joker – En plus, je dois t’avouer que ta pièce, en l’état, ils n’en ont pas voulu… Il faut dire que c’est assez déprimant… Il faudrait que tu reprennes un peu tout ça, mais plus dans le genre comédie, tu vois. Même dans trente ans, ce sera encore la crise tu sais. Quand les gens vont au théâtre, ils ont envie de rigoler !

Alex – De rigoler ? Mais je vais l’étrangler…

Alex saisit l’autre par le cou et commence à serrer. L’autre parvient à se dégager et lui échappe en passant de l’autre côté du bureau.

Joker – Allons, allons… Essaie de voir les choses positivement…

Alex – Mais pourquoi ? Pourquoi m’avoir raconté une pareille salade ?

Joker – Pour te faire réagir ! Pour te secouer un peu !

Alex – Dans ce cas, c’est parfaitement réussi. Qu’est-ce que tu en penses ? Je n’ai pas l’air complètement secoué ?

Joker – J’ai bien senti que tu traversais une mauvaise passe… Il faut croire en toi, mon vieux !

Alex – Tu peux éviter de m’appeler mon vieux ?

Joker – Je vais t’aider à reprendre confiance en toi !

Alex – Non mais c’est une blague ? M’aider ? Avant que tu arrives, tout allait bien dans ma vie, à quelques détails près ! Maintenant, je n’ai plus de boulot ! Et plus de petite amie… Merci de ton aide !

Joker – Je te rappelle que je t’ai quand même sauvé du suicide…

Alex – Ce n’était pas un revolver, c’était un briquet ! Maintenant, oui, j’ai vraiment de bonnes raisons de me suicider !

Joker – Allons, ne sois pas si négatif…

Alex – Il y a sûrement un moyen de rattraper le coup… Je vais rappeler mon producteur. Et ma petite amie. Je pourrais dire qu’on m’avait fait boire ou prendre de la drogue. Que je n’étais pas dans mon état normal.

Joker – Je ne suis pas sûr que ça va marcher, tu sais…

Alex – Merci de tes encouragements, vraiment… Alors qu’est-ce que je fais ?

Joker – C’est vrai, il faut voir la réalité en face, ta première pièce était nulle… Mais tu peux en écrire une autre ! Une comédie ! Les gens adorent, les comédies !

Alex – Une comédie ! Comment veux-tu que j’écrive une comédie alors que grâce à toi, j’ai seulement envie de me jeter sous un train ? C’est du délire…

Joker – Fais un effort, bon sang ! Et entre nous, si tu pouvais garder une petite amie plus de six mois… Je n’ai pas envie de finir ma vie tout seul, moi… Tu sais, passé cinquante ans, on ne rencontre plus aucune tête nouvelle… Ou alors aux enterrements, les petits enfants du défunt…

Alex – Je vais le tuer…

Joker – Ce qui serait une autre forme de suicide…

Alex reste un instant anéanti.

Alex – Mais je ne sais pas moi, si tu viens de l’avenir, il doit y avoir des choses que tu sais qu’on pourrait monnayer aujourd’hui ?

Joker – Genre ?

Alex – Les résultats du loto, les cours de la bourse, l’évolution des prix de l’immobilier… Tu n’as pas ramené avec toi le journal de demain, par hasard, avec le numéro gagnant du prochain Euromillion ?

Joker – Non mais je ne viens pas de l’avenir dans ce sens là…

Alex – Parce qu’il y a plusieurs sens pour venir de l’avenir ?

Joker – Je veux dire, ce n’est pas le voyage dans le temps, non plus. On n’est pas dans un téléfilm.

Alex – Sans blague ?

Joker – Comment t’expliquer ça… Je ne suis qu’une virtualité, tu comprends ? Une virtualité susceptible de changer à chaque instant en fonction des choix que tu fais toi au présent. Je veux dire… Il ne faut pas exagérer, non plus… Je ne viens pas d’un avenir stable auquel on pourrait se fier…

Alex – Je vois… Alors si je comprends bien, tu n’est pas quelqu’un de fiable toi non plus ! On ne peut pas compter sur toi !

Joker – Tu ne vas pas me faire une scène ? Pas toi ?

Alex – Bon, très bien… Alors qu’est-ce que tu suggères ? Puisque tu es là pour m’aider…

Joker – Il n’y a pas trente-six solutions, tu sais. Il faut que tu écrives cette pièce !

Alex – Quelle pièce ?

Joker – Celle que le Théâtre des Champs Élysées accepterait de monter !

Alex – Mais je suis un raté ! Tu es bien placé pour le savoir ! Un minable ! Je ne suis même pas fichu d’écrire un épisode de Plus Belle La Vie… Je n’écrirai jamais de pièce de théâtre !

Joker – Ne sois pas aussi dur avec toi-même…

Alex – Tu dis ça seulement parce que tu ne veux pas une fin de vie minable, tout seul, dans une maison de retraite pour scénaristes désargentés. Désolé, mais je ne peux rien pour toi, vieux débris !

Joker – Ce n’est pas gentil, ça… Je suis plus vieux que toi… Tu me dois le respect, tout de même…

Alex – Et puis une pièce de théâtre, entre nous… Tu veux finir auteur de théâtre, toi ? Dramaturge, non mais tu rigoles ? Quand on lui fait l’honneur de jouer sa pièce dans un théâtre, après les retenues en cascade de la SACD, l’auteur gagne moins d’argent que l’ouvreuse.

Joker – Ne sois pas aussi terre à terre… Je ne sais pas, moi… Tu ne veux pas passer à la postérité ?

Alex – Ce n’est pas vrai, je rêve ! La postérité, maintenant ! Mais quand on parle d’une pièce de théâtre au 20 heures à la télé, on ne cite même pas le nom de l’auteur !

Joker – J’aime bien, le théâtre, moi…

Alex – Parfait… Tu n’as qu’à l’écrire toi-même, cette putain de pièce de théâtre ! Ou mieux, écris-moi déjà le scénario que je dois rendre pour demain matin ! Ça me permettra au moins de ne pas rembourser l’argent qu’on m’a déjà versé…

Joker – Et pourquoi pas ?

Alex – Et bien vas-y.

Il s’assied au bureau.

Joker – Je t’aurais bien aidé, mais… Sans ordinateur, ça ne va pas être évident…

Alex ouvre un tiroir et en sort un bloc et un stylo qu’il jette sur le bureau.

Alex – Tu n’as qu’à faire ça à l’ancienne ! Avec un stylo et du papier…

Joker – Ah oui, c’est vrai, pourquoi pas ? Après tout, Macbeth a été écrit avant Macintosh !

Alex – Super…

Joker – Ok, j’y vais…

Il se met à réfléchir et essaie d’écrire. Pendant que l’autre fait les cent pas.

Joker – Tu pourrais arrêter de tourner en rond ? Je n’arrive pas à me concentrer…

Alex – Tu vois ? Pas si facile, hein ? C’est un métier.

Joker – Ça va, laisse-moi cinq minutes, non ?

Alex – Ok, en attendant, je vais fumer une cigarette, pour cultiver ton cancer…

Alex sort une cigarette sans l’allumer. Joker soupire.

Joker – D’accord, je n’ai pas d’idée non plus…

Alex – On est dans la merde, mon vieux ! Je dois 30.000 euros à la Banque Populaire, et je n’ai plus de boulot !

Joker – Je croyais que c’était le Crédit Mutuel ?

Alex – Oui, mais avant le Crédit Mutuel, j’ai laissé une ardoise à la Banque Populaire… Qu’est-ce que tu veux ? J’ai l’esprit mutualiste…

Joker – Allez… Tu vas t’en sortir, hein ?

Alex – Si je ne m’en sors pas, tu ne t’en sors pas non plus ! Ce n’est pas à la Banque Populaire que tu finiras, c’est à la soupe populaire…

Silence.

Joker – Et si on s’y mettait tous les deux ? Je serai ta muse…

Alex – Tu parles d’une muse ! Une buse oui ! Et puis je n’ai même plus d’ordinateur. Je n’écris pas à la main, moi. On n’est plus au Moyen-Age. Tu n’as même pas été foutu de me le réparer, mon ordinateur !

Joker – Je ne suis pas vraiment réparateur informatique.

Alex – Très bien, je vais essayer de le réparer moi-même, alors… Ça ne doit pas être si compliqué que ça… Une fois, ma cafetière électrique est tombée en panne, et j’ai réussi à lui redonner une deuxième vie…

Il s’approche de l’ordinateur et commence à bricoler.

Joker – Tu es sûr de ce que tu fais ?

Alex – Tu as dit qu’il était toujours sous tension, non ?

Joker – J’ai dit ça comme ça…

Alex plonge les mains sous le capot de l’ordinateur et soudain se contorsionne comme s’il était victime d’une électrocution.

Joker – Visiblement, j’avais raison. Il était toujours sous tension…

Alex s’effondre, foudroyé.

Joker – Oh mon Dieu, non ?

Il se précipite vers Alex pour le secourir.

Joker – Si cet abruti ne s’en remet pas, c’est moi qui meurs !

Il lui donne des claques.

Joker – Mais réveille-toi !

L’autre ne bouge pas.

Joker – Bon, je n’ai pas le choix…

Il lui fait un bouche à bouche. Alex se réveille en sursaut, horrifié.

Alex – Mais ça ne va pas, non ! Vieux pervers narcissique !

Joker – Ça va, tu pourrais me remercier, au moins. Je viens de te sauver la vie pour la deuxième fois…

Alex – Tu parles… Te sauver la vie à toi-même, tu veux dire, oui…

Ils reprennent tous les deux leurs esprits.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Joker – Pour commencer, je crois qu’il vaut mieux que tu arrêtes le bricolage…

Alex – Tu as raison…

Joker – Et si tu t’inscrivais à une formation d’informaticien ?

Alex – Ah oui, en voilà une idée qu’elle est bonne. Surtout qu’on a tout notre temps, hein ? D’ici six mois ou un an, je devrais être capable de démonter et remonter cette machine les yeux fermés…

Joker – Pas toi, mais moi oui !

Alex – Pardon ?

Joker – Souviens-toi ! Je suis toi en plus vieux ! Ce que je suis dépend de ce que tu fais. Si tu t’inscris à une formation d’informatique aujourd’hui, moi je saurai réparer cet ordinateur dès maintenant !

Alex – Ah oui, ça se tient… Tu crois que ça peut marcher ?

Joker – Logiquement, ça devrait marcher.

Alex – Ouais… Mais je te rappelle que quand cet ordinateur marchait encore, c’est moi qui étais déjà en panne d’inspiration… Je suis un autodidacte, mon vieux ! Pire, un imposteur ! On m’a confié mon premier boulot parce que je couchais avec la secrétaire de Laurent Ruquier, et après ça s’est enchaîné. Mais je n’ai aucune formation ! Je pourrais être arrêté à tout moment pour exercice illégal de l’écriture dramatique !

Joker – Et si tu t’inscrivais aussi à une formation de scénariste ?

Alex – Pardon ?

Joker – Comme ça je deviens un vrai scénariste et je peux écrire ce scénario à ta place !

Alex – Après tout, au point où on en est, qu’est-ce qu’on risque ?

Joker – L’idéal, ce serait de trouver une formation combinée informaticien-scénariste… Pour que je puisse aussi réparer l’ordinateur…

Alex – Il ne faut peut-être pas trop en demander, quand même…

Alex prend son portable, et fait une recherche sur Google.

Alex – Conservatoire Américain d’Écriture Télévisuelle… Ça sonne un peu bidon, non ?

Joker fait une moue dubitative.

Joker – En même temps, on n’a pas trop le choix.

Alex fait le numéro.

Alex – Allo… Oui, je voudrais m‘inscrire au… Deux ans ? Ah oui, quand même… Ah, parce qu’en plus, il y a un concours… Oui, j’attends…

Joker – Un concours… Ça c’est la tuile… J’espère que tu ne vas pas le rater…

Alex – Je croyais que tu avais confiance en moi… Oui ? Ah… D’accord… Donc, il y a aussi une limite d’âge… Malheureusement, je crains d’avoir déjà dépassé la date limite de fraîcheur… Merci quand même…

Alex pose son portable.

Joker – J’aurais dû venir te voir avant que tu ne sois trop vieux… Je me demande s’il n’est pas déjà trop tard…

Alex – Il faut se rendre à l’évidence, je crois que je ne serais jamais un grand scénariste hollywoodien…

Joker – Il doit y avoir d’autres formations… Il suffit peut-être de mettre la barre un peu moins haut…

Alex regarde sur son écran de portable.

Alex – Joker Scénario… C’est une formation de script doctor en trois semaines…

Joker – Script doctor ?

Alex – Docteur pour scénario, si tu préfères… C’est un peu comme dépanneur informatique, mais tu dépannes des scénaristes en panne d’inspiration…

Joker – Au point où on en est…

Alex compose le numéro.

Alex – Allo ? Oui, ce serait pour m’inscrire à votre prochaine cession de formation en Script Doctoring… D’accord… Ok… Combien, vous dites ? Ah, d’accord… Mon nom ? Alex Dumas… D’accord, je vous envoie le chèque par la poste… (Il repose son portable) Je vous remercie… Ça y est, je suis inscrit…

Joker – Mais ?

Alex – Ça coûte 8.000 euros…

Joker – Je crois que je n’ai pas fini de rembourser tes dettes… J’espère au moins que c’est un bon investissement…

Alex – Ça c’est à toi de nous le dire… Tu as des idées, maintenant ?

Joker – Ça n’est qu’une formation de dépanneur scénaristique…

Alex – Tu pourrais essayer d’adapter ma pièce…

Joker – Les Amants du Lutetia ?

Alex – Tu voulais qu’on réécrive ça en comédie. On pourrait essayer d’en faire un épisode de série. Celui que je dois rendre pour demain matin…

Joker – L’histoire des deux vieux qui se suicident ?

Alex – Tu es script doctor, ou pas ?

Joker – J’espère que c’est une bonne formation… Fais voir quand même…

Alex lui tend le texte broché.

Alex – Tiens…

Joker – Je ne sais pas moi… Imagine que les deux vieux ratent systématiquement toutes leurs tentatives de suicide. Ça peut être drôle…

Alex – Mmm… Comique de répétition… Mais ils restent vieux et suicidaires quand même… Ce n’est pas tellement dans l’esprit de Noël…

Joker – Je sens que ça vient… J’ai une meilleure idée… Après avoir absorbé une dose de poison mortel, ils s’allongent sur le lit et regardent la télé pour passer le temps en attendant que le poison fasse son effet. C’est le tirage du loto, et ils apprennent que le numéro qu’ils jouaient sans succès depuis quarante vient de sortir. Ils ont gagné 300 millions d’euros.

Alex – Et c’est drôle, ça ?

Joker – Tu as raison… Ça ne va pas être évident d’en faire une comédie…

Alex – Tu sais quoi ? Je me demande si on ne s’est pas fait avoir avec cette formation de script doctor à 8.000 euros…

Un temps.

Joker – Ou alors il faut assumer que c’est un drame, et en faire quelque chose de très émouvant, avec un message sur la solitude des personnes âgées, et le droit à mourir dans la dignité… Ça peut être très beau…

Alex – Ouh la la… Le drame, moi, ça me déprime…

Joker – Oui, mais c’est peut-être là où tu devrais passer un cap, tu vois… Accepter de voir que la vie est complètement déprimante…

Alex – Heureusement que tu es là pour me remonter le moral…

Le téléphone sonne.

Alex – Oui… C’est moi, oui… Non ? Ce n’est pas possible ! Mais c’est arrivé quand ? Bon… Merci de m’avoir prévenu…

Alex pose son téléphone.

Joker – Qu’est-ce qui se passe ?

Alex – Tu avais raison, la vie est une tragédie… Mes parents viennent de mourir tous les deux dans l’hôtel où ils fêtaient leur deuxième nuit de noces…

Joker – Morts ? Mais comment ?

Alex – On les a retrouvés tous les deux allongés sur le lit main dans la main, avec la télé allumée. Et il y avait un billet de loto posé sur la table de nuit…

Joker – Ah, oui, là c’est le gros lot…

Un temps.

Joker – Je t’avoue que moi aussi, je commence à avoir un peu de mal à apercevoir la lumière au bout du tunnel…

Alex – Il faudrait que Dieu nous envoie un signe…

Joker – Une raison d’espérer…

Un temps.

Alex – Ça sent le souffre, non ? On dirait que ça vient de la cuisine…

Joker – C’est peut-être le signe qu’on attendait…

Alex disparaît dans la cuisine.

Alex (off) – C’est un miracle ! Dolce Vita nous a remis le gaz !

Joker – Je crois que Dieu nous a clairement fait comprendre quelle était la solution…

Le vieux s’éclipse, en laissant son bonnet de joker sur le bureau. Alex revient, et ne voit personne. Il reste interloqué.

Noir. Musique d’ambiance.

Épilogue

Alex dort sur l’ordinateur comme au début. Le téléphone sonne. Il répond.

Alex (dans un demi sommeil) – Ouais…? Qui ça…? (Se réveillant tout à fait) Non, non, bien sûr, excusez-moi, je… Non, non, je ne dormais pas. Pas du tout, je… Je réfléchissais, justement… Oui, je sais, ce n’est plus le moment de réfléchir, mais je veux dire… Avant demain matin huit heures, absolument… Comme convenu… Oui, je sais, je vous ai déjà dit ça hier, mais cette fois, c’est promis… Le tournage commence la semaine prochaine, je sais… Et c’est difficile de diffuser un épisode spécial Noël début février, je comprends bien votre point de vue… Non, non, j’ai presque terminé. Il me manque juste la dernière scène et… J’y passerais la nuit, s’il le faut, mais vous aurez le scénario complet pour demain matin, sans faute. Peut-être même avant, si j’ai terminé ce soir… Ok, demain matin, si vous préférez… D’accord… Sinon, je suis viré, je sais… Merci de me le rappeler, je crois que ça va m’aider… Alors à très vite !

Il range son portable.

Alex – Pourquoi j’ai l’impression d’avoir déjà eu cette conversation…

On sonne.

Alex – Tiens, qui ça peut-être ?

Il va ouvrir.

Alex (off) – Papa ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais mort ?

Alex revient accompagné de l’homme qui jouait précédemment le joker, mais habillé de façon beaucoup plus conventionnelle, et porteur d’un gros paquet cadeau.

Père – Je sais qu’on ne s’est pas vus depuis quelque temps, mais quand même… Je passais dans le coin, alors comme exceptionnellement, on ne sera pas là à Noël, ta mère et moi, je me suis dit que j’allais t’apporter ton cadeau…

Alex – Ah oui… C’est marrant, je pensais à toi, justement. Enfin, à vrai dire, c’était plutôt un rêve…

Père – Un rêve ?

Alex – Ou un cauchemar, je ne sais pas très bien. En fait tu étais mort, et maman aussi, mais tu revenais me voir sous la forme d’un dépanneur informatique. Et à la fin, je m’apercevais que le dépanneur, c’était moi. Mais en plus vieux…

Père (largué) – Les rêves, tu sais…

Alex – Ouah ! Ça a l’air volumineux, en tout cas ! Je peux l’ouvrir maintenant ?

Père – Bien sûr…

Alex déballe le cadeau.

Alex – Un ordinateur !

Père – Comme tu m’avais dit que le tien était en bout de course…

Alex – Ah, c’est sûr… Là tu ne pouvais pas mieux tomber…

Père – Si ça peut te dépanner, tant mieux…

Alex – Ça me fait plaisir de te voir, tu sais, parce qu’en ce moment là, j’ai un petit coup de mou… J’ai l’impression qu’il faudrait que je prenne des décisions importantes si je ne veux pas finir vieux con, mais je n’arrive pas à me décider.

Père – Qu’est-ce que tu veux ? Comme dit ta mère, tu as toujours été velléitaire et procrastinateur. Mais tu veux que je te donne un conseil ?

Alex – Je le connais, ton conseil, tu me l’as déjà répété cent fois. Quand tu as une décision importante à prendre, dans la vie, demande-toi si le vieux que tu seras un jour pourra te dire : je suis fier de toi.

Père – Tu te seras peut-être planté, mais au moins tu auras essayé.

Alex – Ouais… Mais là, tout de suite, j’ai l’impression de ne pas avoir les bonnes cartes en mains.

Père – On a tous droit à un joker… En revanche, rappelle-toi une chose…

Alex – On n’a droit qu’à une seule partie.

Père – Allez, je te laisse travailler…

Alex – Je te raccompagne. Et où est-ce que vous allez, alors, pour votre deuxième voyage de noces ?

Père – Finalement, plutôt que de partir une semaine quelque part au soleil, on va se payer une nuit dans un palace ! C’est une idée de ta mère… Elle veut s’offrir une vraie nuit de noces…

Alex – À Paris ?

Père – Au Lutetia !

Alex – Ah oui…

Père – Pour finir en beauté…

Alex – Finir en beauté ?

Père – Je parlais de notre départ en retraite ! Tu es sûr que ça va ?

Alex – Oui, oui… Si, si… Bon et bien… Bon séjour alors… Allez, au revoir papa. Et tu embrasseras maman de ma part.

Alex revient, un peu perturbé.

Alex – Bon, je crois que cette fois, il faut que je m’y mette…

Il branche son nouvel ordinateur et s’assied devant. Le téléphone sonne.

Alex – Oui ? Oui, Fred, écoute… Non, c’est moi qui suis désolé pour tout à l’heure quand tu m’as appelé… Je me suis laissé emporté… Tu n’as pas appelé ? Ah… Non, alors j’ai dû rêver… Enfin, c’était plutôt un cauchemar… Mon ordinateur avait cramé et… Ce serait trop long à t’expliquer, mais crois-moi, ça ferait une bonne pièce de théâtre… Non, finalement mon père est passé et il m’a offert un nouvel ordi. Oui, oui, ça va, ils partent en voyage de noces… J’espère que ça va bien se passer… Qu’est-ce que tu en penses, si j’écrivais une pièce de théâtre ? Tu crois vraiment ? Ok… Merci de tes encouragements, en tout cas . Oui… Moi aussi … Je t’embrasse… Ok, je te rappelle…

Il raccroche. Son regard tombe sur son ancien ordinateur sinistré. Puis sur le bonnet de joker, qu’il prend dans la main, songeur.

Alex – Bon ben alors… Rendez-vous dans trente ans, mon vieux… J’espère que tu seras fier de moi…

Il se met à frapper sur le clavier de son nouvel ordinateur. D’abord de façon hésitante, puis plus rapidement.

Noir.

 Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger. Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur : www.comediatheque.net

 Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-51-2

 

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