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Un succès de librairie

Un Succès de Librairie

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

Un succès de librairie théâtre comédie texte télécharger

De 14 à 22 personnages très variable en sexe
Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

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Un Succès de Librairie

Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

Les 14 personnages

Charles : le romancier

Marguerite : sa femme

Brigitte : sa fille

Vincent : son gendre

Fred : son petit-fils (ou petite-fille)

Catherine : sa sœur

Josiane : son ex-collègue

Alice : la libraire

Gérard : l’inconnu

Alban : le journaliste

Jacques : l’adjoint au maire et policier

Sofia (ou Socrate) : l’épicière-libraire

Eve : la poétesse

Irène : la chercheuse

Certains personnages peuvent être indifféremment masculins ou féminins.

Certains des personnages intervenant dans le deuxième acte

(les deux lectrices, les deux policiers, le délinquant, la poétesse, la chercheuse)

peuvent ou non être ceux qui sont déjà intervenus dans le premier.

La distribution est donc très modulable en nombre (de 14 à plus de 20)

et en sexe (avec un minimum de 5 hommes)

 

La devanture d’une librairie, avec au milieu la porte d’entrée (le tout pouvant être figuré par une toile peinte avec néanmoins la possibilité de passer par la porte). On supposera que la boutique donne sur une petite place ou un large trottoir sur lequel on a sorti d’un côté une table garnie d’un buffet, de l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la cinquantaine ou la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, autour de la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicière discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles de champagne vides, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Fred, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Fred !

Fred – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Fred.

Fred – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Fred, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Fred – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Fred – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Fred – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Fred – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Fred – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Fred – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Fred – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Fred – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Fred – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Fred – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Fred – Bien sûr…

Le portable de Fred sonne et il répond.

Fred – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Fred (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Fred (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si le journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Eve, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Eve l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Eve – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Eve – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Eve – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Eve – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Eve – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Eve – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Eve – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Eve – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Eve (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Brigitte, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Brigitte – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Brigitte – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Brigitte – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Brigitte – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Brigitte – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Brigitte – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Brigitte – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Brigitte – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Brigitte – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Brigitte – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Brigitte – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Brigitte – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Brigitte – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Brigitte – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Brigitte – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Brigitte – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Brigitte – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Brigitte, ma chérie !

Vincent (en aparté à Brigitte) – Et merde…

Brigitte – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Brigitte – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Brigitte – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Brigitte – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Brigitte – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Brigitte – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Brigitte, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Brigitte – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Brigitte – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Fred. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Brigitte – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Brigitte – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Brigitte – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Brigitte – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Brigitte – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Brigitte… Un facteur, un homme de lettres…

Brigitte – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Brigitte) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Brigitte – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Brigitte – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – Enfin, vous savez, mes fonctions à la mairie sont purement bénévoles. Je suis commissaire de police.

Charles – Je suis désolé. Mon livre n’est pas un roman policier.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Fred.

Brigitte – Ah voilà Fred ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Brigitte – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Brigitte – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Fred – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Fred !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Fred – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Fred – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Fred à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Fred – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Il m’inquiète… Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Fred – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Fred – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Fred – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Brigitte – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Charles (à Fred) – Tu ne veux pas commencer tout de suite à faire le service ?

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Fred) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Fred – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Fred – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Fred – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Fred – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Fred – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Fred – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Fred – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Fred – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Fred. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Fred – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Fred… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Fred – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Fred s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Alban, le journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Alban !

Charles – Alban ?

Alice – Le journaliste de La Gazette…

Alban – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Alban – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venu, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Alban – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Alban – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Alban – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Josiane arrive, en tenue étriquée de petite employée de bureau.

Josiane – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Josiane ! On n’attendait plus que toi…

Josiane – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Josiane, une ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licenciée comme moi…

Alice – Enchantée Josiane…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Josiane – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Josiane – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Josiane – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Fred reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Fred – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord remercier…

Fred (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Fred – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Brigitte – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Brigitte – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Brigitte – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Brigitte – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Brigitte – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Fred – Il me propose 10 millions.

Brigitte – D’euros ?

Fred – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Fred – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Fred – Ouais, faut voir…

Brigitte – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Fred – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Fred regarde son écran.

Fred – Steve Jobs…

Josiane – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Josiane – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Fred regarde à nouveau son écran.

Fred – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Brigitte – On t’avait dit de ne pas rêver, Fred…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Josiane.

Alice – Tenez, Josiane, buvez quelque chose.

Josiane – Merci.

Alban – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Josiane – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Josiane – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Josiane – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Josiane – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Josiane – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Alban prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Alban – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Josiane) Pardon, je reviens tout de suite…

Josiane semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Josiane – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Josiane) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Alban – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Alban – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Alban – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Alban – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Alban – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Alban – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Alban ?

Alban – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Alban – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Josiane s’approche de Fred.

Josiane – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Fred – Non…

Josiane – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Fred a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Fred – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Josiane quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. On appelait ça le Péril Jaune… Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Fred – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Josiane s’approche de Alban.

Josiane – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Alban – Oui…

Josiane – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Fred – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Fred – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Fred – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Fred – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Fred – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Fred – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Brigitte – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Fred – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Brigitte – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Fred – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Fred – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Brigitte – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes un espion, c’est ça ? Ou un détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe pas aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Josiane (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Josiane) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Josiane sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Brigitte – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Fred – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Alban) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Alban – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Brigitte – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Tout dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Eve, la cliente, revient.

Eve – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Eve – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Eve – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Eve – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Josiane revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Alban – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Josiane sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Alban – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Josiane…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Brigitte – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. Ce n’est pas inflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Alban – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Alban – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Alban vide machinalement.

Alban – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Brigitte – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Brigitte – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Brigitte – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Brigitte – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Brigitte – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Alban – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Fred – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Fred. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Fred – On va niquer le système, Pépé !

Alban – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit goût de gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Josiane revient. Alban s’approche de lui.

Alban – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Josiane – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Alban sonne.

Alban – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Josiane) Je suis désolé, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Alban s’apprête à partir. Eve, la cliente, revient.

Eve – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Eve – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Fred – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Eve s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Eve – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Eve poursuit son chemin vers Charles.

Eve – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Eve – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Eve – Eve.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Eve. Vous pourrez le lire sur la plage…

Eve – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Eve – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Eve – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Eve – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Fred – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Fred semble offusquée.

Eve – M’aider ?

Fred – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Eve – Ah oui, bien sûr…

Fred – Je vous écoute.

Eve – 01 47 20 00 01.

Fred – 84% ! Excellent…

Eve – C’est le numéro de Jean Mineur.

Fred – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Eve.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Josiane s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Josiane – Désolée, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Josiane… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Josiane – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Josiane qui lit la dédicace

Josiane – À mon amie Josiane… Merci, c’est gentil…

Josiane s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Charles s’éloigne avec Alice.

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Fred.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Arrive Sofia, qui se dirige vers Alice.

Sofia – Alice ?

Alice – Oui.

Sofia – Je suis Sofia. Je viens au sujet de l’annonce.

Alice – Ah oui…

Sofia – Vous n’avez pas l’air ravie de me voir. Je vous dérange ?

Alice – Non, non, pas du tout. Mais vous savez, cette librairie c’était toute ma vie. Alors m’en séparer… Enfin, il faut savoir tourner la page ! Vous avez déjà une certaine expérience de ce genre de commerce ?

Sofia – J’ai fait des études de philosophie, et mes parents tenaient une épicerie.

Alice – Au bout du compte, vendre des navets ou des torchons écrits par la dernière célébrités médiatiques à la mode… Et croyez-moi, pour tenir une librairie, de nos jours, être un peu philosophe, ça ne peut pas nuire… Je vous offre un verre pour célébrer ça ?

Sofia – Pourquoi pas…?

Noir. Aménagement du décor. Éventuel entracte.

 

ACTE 2

La devanture de la même boutique, avec la porte d’entrée au milieu. D’un côté des cageots de fruits et légumes disposés sur des présentoirs. De l’autre des caisses contenant des livres façon bouquiniste. Près de la porte une balance. Pour l’heure le devant de la scène, qui figure un trottoir ou une place, est vide. Arrive Josiane, tirant un chariot à roulettes. Elle se plante devant les primeurs et se met à les inspecter. Elle prend une banane, la tâte et, insatisfaite du résultat de sa palpation, la remet en place. Catherine arrive à son tour.

Catherine – Faut pas vous gêner !

Josiane – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Catherine – Vous tripotez cette banane, et vous la reposez dans le cageot…

Josiane – Et alors ? Moi les bananes, je les aime bien fermes, je n’ai pas le droit ?

Catherine – Avouez que ce n’est quand même pas très hygiénique pour celles qui passent derrière !

Josiane – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Catherine – Si vous avez les mains sales…

Josiane – Les mains sales ! (Changeant de ton du tout au tout) Tiens justement je viens de lire le livre…

Catherine – Quel livre ?

Josiane – La pièce de théâtre ! De Jean-Paul Sartre.

Catherine – Ah oui… Et alors, qu’est-ce que vous en avez pensé ?

Josiane – Entre nous, ce n‘est pas bien fameux…

Catherine – Sartre, ça a beaucoup vieilli.

Josiane – On ne devrait pas laisser les philosophes écrire des pièces de théâtre.

Catherine – Si vous vous voulez mon avis, on ne devrait pas non plus les laisser écrire des traités de philosophie…

Josiane – Est-ce que Socrate a écrit Le Banquet ou La République ?

Catherine – Pas plus que Dieu n’a écrit l’Ancien Testament ou Jésus Christ le Nouveau.

Josiane – Depuis Héraclite, on n’a rien inventé…

Catherine – Non… Mais malheureusement, on a beaucoup écrit…

Josiane – Beaucoup trop !

Catherine – Les livres de philosophie sont de plus en plus épais, pour un contenu de plus en plus mince.

Josiane – Et de plus en plus fumeux ! Pour allumer le feu, ça va encore, mais pour emballer les légumes… Les feuilles ne sont pas assez larges…

Catherine – Depuis les grecs, la philosophie va de mal en pis.

Josiane – Un tas de bouquins complètement creux empilés depuis des millénaires dans nos bibliothèques poussiéreuses…

Catherine – La philosophie est une construction hasardeuse.

Josiane – Si on arrivait à escalader ce château de cartes sans se casser la gueule, on atteindrait sûrement les régions les plus hautes de la stratosphère.

Catherine – Pour ne pas dire le vide intersidéral.

Josiane – La philosophie est une imposture. Je ne sais plus qui a dit que nous étions des nains juchés sur des épaules de géants…

Catherine – Bernard de Chartres.

Josiane – C’est ça… Mais ça ne vaut que pour les disciplines scientifiques, qui impliquent une idée de progrès. Or la philosophie n’est pas une science, mais une opinion !

Catherine – Les philosophes d’aujourd’hui ne sont que des nains juchés sur les épaules de tous les nains qui les ont précédés.

Josiane – Ça me fait penser à ces pyramides humaines que les catalans montent dans les rues pendant leurs fêtes folkloriques. Les plus grands sont en dessous et les plus petits tout en haut.

Catherine – Hélas, les pyramides de nains, c’est beaucoup moins esthétiques que les pyramides d’Egypte.

Josiane – Et beaucoup moins stable.

Catherine – Sans compter que tout ce que font les catalans n’est pas forcément un exemple à suivre.

Josiane – Se monter dessus les uns sur les autres en pleine rue comme ça… Avec les plus jeunes qui grimpent sur les plus vieux… Il faut vraiment être catalans…

Catherine – Ça peut même être dangereux, ces pyramides des âges…

Josiane – Je crois qu’ils appellent ça des châteaux, en Espagne.

Catherine – Et les catalans français, ils font des châteaux aussi ?

Josiane – Oh, je ne crois pas quand même…

Catherine – En France, ça doit être interdit… Bon alors vous la prenez, cette banane ?

Josiane – Je vais plutôt prendre celle-là, elle est plus verte.

Catherine – Moi les bananes, je les aime bien mûres.

Josiane – Chacun son goût…

Catherine se met elle aussi à examiner l’étalage.

Catherine – Je vais prendre une livre de carottes, moi…

Josiane – C’est pour faire une soupe ou des carottes râpées ?

Catherine – Je vous en pose des questions, moi ?

Josiane – Vous avez raison, les questions, c’est à Sofia qu’il faut les poser…

Catherine – Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses Saints…

Josiane (appelant) – Sofia !

L’épicière apparaît, sortant de son échoppe.

Sofia – Mesdames… Que puis-je faire pour vous ?

Catherine (lui tendant les carottes) – Tenez, Sofia, vous pouvez me peser ça ?

Josiane – Eh, il ne faut pas vous gêner ! J’étais avant vous, non ?

Catherine – Je pensais que vous n’aviez pas encore fait votre choix… Vous ne voulez pas les tâter encore un peu, ces bananes ?

Josiane hausse les épaules et tend ses bananes à Sofia.

Josiane – Voilà…

Sofia prend les bananes que lui tend Josiane et les pose sur la balance.

Josiane – Je voulais aussi vous poser une question…

Sofia – Allez-y…

Josiane – Alors… Attendez, je l’ai noté sur ma liste de course… (Elle sort un papier froissé, le déplie laborieusement et le lit) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Sofia – Et tout ça pour le prix d’une livre de bananes…

Josiane – Vous nous avez toujours dit que toutes les questions se valaient !

Sofia – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien…

Josiane – Alors ?

Sofia – En réalité, la réponse est très simple.

Catherine – Vous permettez que j’écoute aussi ?

Josiane – Mais je vous en prie…

Sofia – Lorsqu’une question d’ordre philosophique ne peut à l’évidence trouver aucune réponse, c’est forcément que la question est mal posée.

Josiane – C’est évident…

Sofia – Ou encore que la question a été délibérément formulée de façon à ne rendre possible aucune réponse.

Josiane – Euh… Oui.

Sofia – Tout d’abord pourquoi ?

Catherine – Pourquoi quoi ?

Sofia – Le pourquoi de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».

Catherine – Ah oui, bien sûr…

Josiane – Eh ! Je vous ai dit que vous pouviez écouter la réponse de Sofia, mais c’est à moi qu’il parle, d’accord ? Ce sont mes bananes après tout, occupez-vous de vos oignons ! Ou de vos carottes…

Sofia – Ça y est ? Je peux continuer ?

Catherine – Excusez-moi…

Sofia – Donc le pourquoi, dans cette question, pose déjà problème. Il suppose que l’existence du monde devrait absolument avoir une finalité, et qui plus est une finalité humainement concevable parce qu’elle se confondrait avec la finalité propre de l’humanité.

Catherine – Ce qui à l’évidence est un point de vue très anthropocentrique.

Sofia – L’homme n’est qu’une partie de l’univers, et il est évident que la partie ne peut pas comprendre le tout.

Josiane – Bien sûr…

Sofia prend une orange dans un cageot.

Sofia – Prenez cette orange, imaginez que ce soit le berceau de l’humanité et que nous en soyons les pépins. Pensez-vous sérieusement que ces pépins pourraient comprendre quelque chose à la façon dont tourne la boutique ?

Josiane – Non, évidemment…

Sofia – Moi-même, qui en suis la patronne, je me demande parfois comment elle tourne, cette boutique…

Josiane – Et pourtant, elle tourne.

Catherine – Je ne sais plus qui disait « La Terre est bleue comme une orange »…

Josiane – Quel rapport ? On parle des pépins, là !

Sofia – Plantez ce pépin, il deviendra un oranger qui produira d’autres oranges. Avec quelques manipulations génétiques ou poétiques, vous pourrez toujours faire des oranges bleues. Mais un pépin d’orange ne produira jamais un bananier.

Josiane – Et surtout : un pépin d’orange n’ouvrira jamais un magasin de primeurs.

Sofia – Venons-en maintenant au « rien » inclus dans cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Josiane – Tout à fait.

Sofia – Rien est quelque chose qui n’existe pas, nous sommes bien d’accord ?

Josiane – Comment ne pourrait-on pas être d’accord avec ça ?

Sofia – Il en résulte donc que se demander si rien pourrait exister à la place de quelque chose est une contradiction dans les termes.

Catherine – Ce que les philosophes appellent un sophisme.

Josiane lui lance un regard incendiaire, et Catherine fait profil bas.

Sofia – En réalité, rien est un concept vide de sens. Puisque rien n’existe pas, pourquoi en parler comme d’une possible alternative à quelque chose ?

Josiane – Cela va de soi…

Sofia – Rien est une illusion inventée par ceux qui, comme les tenants de toutes les religions monothéistes, veulent nous faire avaler le mythe de la création.

Josiane – Mythe impliquant l’idée d’un commencement avant lequel il n’y avait rien.

Sofia – Une idée qui, vous l’avouerez, est d’une rare naïveté.

Catherine – Pourquoi cela ?

Sofia – Mais parce qu’il est évident que si quelque chose existe, ce quelque chose a toujours existé sous une forme ou une autre !

Josiane – Comme dit Lavoisier : « Rien ne se perd, ne se crée, tout se transforme ».

Sofia – Vous savez que j’ai pour principe de ne jamais faire de citation…

Catherine – Comme Socrate.

Josiane – Qui Socrate aurait-il bien pu citer ?

Catherine – Les présocratiques…

Josiane – Et les présocratiques ?

Catherine – Personne.

Josiane – Et pourtant, ils ne disaient pas que des conneries !

Sofia– Quant à la notion de commencement elle n’a été inventée par l’homme que pour tenter de mettre l’univers en conformité avec sa propre vision anthropocentrique du monde.

Josiane – Je vois : Puisque l’homme naît et meurt, il devrait absolument en être de même pour l’univers.

Sofia – Et pourquoi pas d’ailleurs ! À condition de postuler qu’il n’y a pas de naissances seulement des renaissances, et pas de morts mais seulement des remords.

Catherine – Que le temps n’est pas linéaire mais circulaire, que le big bang est un mouvement perpétuel, et l’univers un moteur à explosion !

Sofia – Pourquoi entre deux hypothèses choisir systématiquement la moins probable, sous prétexte qu’elle correspond mieux aux limitations de notre pensée mythologique étriquée ?

Josiane – Pour ensuite s’étonner que les questions qu’engendrent cette improbable hypothèse ne peuvent que rester insolubles…

Sofia – Sauf à inventer d’autres mythologies pour expliquer ces mystères, et ainsi de suite. Cette longue errance de la pensée qu’on appelle les religions.

Catherine – Les philosophies orientales, tout du moins, sont parvenues à éviter cet écueil… Vous êtes donc bouddhiste ?

Sofia – Je le serai peut-être si le bouddhisme n’avait pas réussi lui aussi, à partir d’une conception du monde sans transcendance, à inventer malgré tout cet effroyable système d’oppression qu’est celui des castes.

Josiane – Une autre façon de justifier les privilèges des maîtres, en faisant miroiter à leurs esclaves que dans une autre vie, au lieu d’être la plaie ils seront le couteau. Pour citer Baudelaire…

Catherine – Lorsqu’il s’agit d’asseoir leur domination sur les masses, les religions ne manquent jamais d’imagination.

Josiane – Hélas, pour la religion comme pour la philosophie, passé les précurseurs parfois sincères, on passe sans transition à la décadence et la récupération.

Catherine – Et puis les religions ne peuvent pas s’empêcher de verser dans le folklore pour attirer le chaland.

Josiane – Sans parler du fait qu’elles engendrent toujours un art kitch d’un extrême mauvais goût.

Catherine – Personnellement, pour moi, entre la Chapelle Sixtine et la Grotte de Lascaux, il n’y a pas photo…

Catherine – Le Catholicisme Romain est à Jésus Christ ce que le Stalinisme bureaucratique est à Karl Marx.

Josiane – Et le Vatican est son Kremlin.

Sofia – Certains hommes ont toujours trouvé avantage à poser des questions sans réponse…

Catherine – Justement, à ce propos, je voulais vous demander si…

Josiane – Quand ce sera votre tour, d’accord ?

Sofia – Finissons-en avec le dernier élément de cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quelque chose. C’est tout ce qui reste quand on a éliminé tous les éléments parasites contenus dans cette interrogation, qui du coup devient une affirmation. Quelque chose : voilà tout ce que l’on peut dire.

Josiane – Mais est-ce encore bien nécessaire de le dire ?

Catherine – Ça me rappelle l’histoire de Fernand Reynaud à propos de ce slogan publicitaire, là : « Ici on vend de belles oranges pas chères »… Une fois retiré tout ce qui est tautologique dans cet argumentaire de vente, il ne reste plus que l’évidence des oranges.

Sofia – Fernand Reynaud était le plus grand philosophe de tous les temps…

Catherine – Alors finalement, on en revient à la phrase de Descartes : Je pense donc je suis…

Sofia – C’est là encore une phrase tautologique empreinte d’un grand égocentrisme. Et pourquoi pas je pense donc je pense ? Ce n’est pas nous qui pensons. C’est le monde qui se pense à travers nous. Et il faut croire que le monde pense souvent de travers, lui aussi…

Un temps pendant lequel les deux femmes mesurent la profondeur de tout ce qui vient d’être dit.

Josiane – C’est quand même incroyable que vous vous appeliez Sofia… C’est un prénom prédestiné, non ? (À Catherine) Sofia, c’est la sagesse, en grec.

Catherine – Oui, merci, je sais…

Sofia– Ai-je répondu à votre question ?

Josiane – Absolument, Sofia.

Sofia (revenant aux bananes de Josiane sur la balance) – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Josiane – Qu’est-ce que c’est ?

Sofia – Le Discours de la Méthode. C’est tellement idiot que c’en est presque drôle. Question suivante ?

Catherine – Maintenant, je ne sais pas si…

Sofia – Allez-y, nous verrons bien…

Catherine – Voilà, je… Allez, je me lance… Est-ce que Dieu existe ?

Socrate et Josiane lui lancent un regard navré.

Sofia – Je croyais avoir déjà répondu à cette question…

Catherine (penaude) – Oui, c’est ce que je me disais aussi, mais… (À Josiane) Si vous n’aviez pas posé votre question avant la mienne, aussi ! C’est facile, maintenant de me faire passer pour une imbécile…

Sofia – Allons, allons, je vais répondre à votre question malgré tout.

Catherine – Merci…

Catherine lance un regard mauvais à Josiane.

Sofia – Est-ce que Dieu existe ? Selon qui la pose, c’est une question d’une extrême stupidité, ou d’une grande perversité.

Catherine – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Sofia – Se demander si Dieu existe suppose qu’on ait au préalable défini ce qu’est Dieu. Comment se demander si quelque chose existe alors qu’on ne sait pas ce que c’est ? Or je vous mets au défi de me donner une définition de Dieu autre que Dieu est Dieu.

Embarras de Catherine, et regard ironique de Josiane.

Catherine – Oui, oh, ça va…

Sofia – Dieu étant considéré comme un concept qu’aucun autre concept ne peut définir, la seule chose qu’on puisse se demander à propos de Dieu c’est s’il existe ou non. Mais se demander si Dieu existe est aussi la seule façon de faire exister ce concept de façon hypothétique. Vous me suivez, cette fois ?

Catherine – J’essaie…

Sofia – Les licornes existent-elles ? Répondez !

Catherine – Les licornes ? Eh bien… Non, évidemment.

Sofia – Et malgré cela, se demander si les licornes existent, c’est déjà leur donner une existence virtuelle. On peut dès lors raconter à propos des licornes des histoires à dormir debout, en faire des livres pour enfants et même peindre des tableaux exposés dans les musées. Vous avez déjà vu au Louvre des tableaux représentant des dinosaures ?

Catherine – Ma foi non.

Sofia – Et pourtant les dinosaures, eux, ont vraiment existé. Pour les hommes, une fable récente a souvent plus de réalité qu’une lointaine vérité.

Josiane – Donc Dieu existe dans l’imaginaire de l’homme qui l’a créé, autant que les licornes.

Sofia – Quant à savoir si Dieu existe, cela revient à se demander si on a besoin de cette hypothèse pour appréhender le monde tel que nos pauvres moyens nous permettent de l’appréhender.

Catherine – Et ?

Sofia – C’est là où j’ai déjà répondu à cette question.

Josiane – L’idée de Dieu n’est nécessaire que si on adhère à cette improbable hypothèse d’un temps linéaire, supposant un commencement et une création du monde par une cause première et pour une finalité dernière.

Catherine – Donc Dieu n’existe pas et Pascal a perdu son pari…

Sofia – C’était un pari stupide…

Josiane – Un temps circulaire… Alors la création du monde, c’est un peu le problème de l’œuf et de la poule.

Sofia – C’est la poule qui philosophe (Prononcé à la manière de « qui fait les eufs »)… Mais le dindon de la farce, c’est vous… Vous les prenez ces carottes ?

Josiane – Oui, oui, bien sûr…

Sofia pèse les carottes.

Sofia – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Catherine – Qu’est-ce que c’est ? Les Pensées de Pascal ?

Sofia – C’est un livre de cuisine. Cela vous sera beaucoup plus utile pour savoir comment cuisiner ces carottes, croyez-moi…

Josiane lui tend quelques pièces. Sofia les prend.

Sofia – Mesdames…

Sofia rentre dans sa boutique, laissant les deux femmes sans voix.

Catherine – Quel femme !

Josiane – Ça on peut dire qu’elle a su élever le commerce des primeurs au rang d’une maïeutique.

Catherine – Bon ben je vais aller faire ma soupe.

Josiane – Tiens je ne sais pas ce que j’ai fait de mon chien, moi… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

Catherine – Je ne savais même pas que vous aviez un chien…

Josiane – Dieu !

Catherine – Votre chien s’appelle Dieu ?

Josiane – Lui au moins, je suis sûre qu’il existe. Et quand je l’appelle, il vient.

Catherine – La preuve…

Josiane – Dieu ! Viens ici mon chien.

Catherine – Il n’y a que la foi qui sauve…

Josiane – Où est-ce qu’il est encore passé, ce clébard. Je vais te ramener à la SPA moi, tu vas voir, ça ne va pas être long…

Josiane – Bon allez je vous laisse… À la revoyure…

Catherine s’en va. Josiane s’éloigne aussi en continuant à appeler son chien.

Josiane – Allez, aux pieds ! Je ne vais pas me mettre à genoux, quand même ! Dieu ! Tu vas voir la trempe que je vais te mettre si je t’attrape…

Fred arrive, look de racaille, et l’air sur le qui vive. Il porte un bonnet. Après avoir regardé à droite et à gauche, il baisse sur ses yeux son bonnet qui s’avère être une cagoule, sort de sa poche un revolver et pénètre dans la boutique. Il ne se passe rien pendant quelques instants. On entend un chien aboyer, un crissement de pneu, puis plus rien. Fred ressort, l’air penaud. Il n’a plus sa cagoule, et il est suivi par Sofia, qui tient le revolver par le canon.

Sofia – Allez, pour une fois, je me laisserai aller à une citation, mon jeune ami. Vous connaissez le proverbe : Qui vole un œuf vole un bœuf ?

Fred – Mon instituteur nous le répétait souvent, à l’école, pendant les leçons de morale.

Sofia – Visiblement, vous n’avez pas bien retenu la leçon…

Fred – Je suis vraiment désolé, Madame.

Sofia – Et à votre avis, que veut dire cette maxime ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Il n’y a que le premier pas qui coûte… On commence par voler un œuf, et ensuite on vole le bœuf tout entier…

Sofia – Donc ?

Fred – Donc il vaut mieux ne jamais rien voler, même un œuf…

Sofia – C’est sans doute l’interprétation de ce proverbe que vous donnait votre instituteur, en effet.

Fred – Ce n’est pas ça que ça veut dire ?

Sofia – On peut voir ça comme ça, oui… Mais ça peut aussi vouloir dire le contraire.

Fred – Le contraire ?

Sofia – Qui vole un œuf, vole un bœuf, cela signifie aussi que voler un œuf, c’est la même chose que de voler un bœuf, n’est-ce pas ? Que c’est aussi grave…

Fred – Euh… Oui…

Sofia – Après l’école, je suis sûre que vous alliez au catéchisme, je me trompe ?

Fred – J’ai même été enfant de chœur… C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à voler du vin de messe…

Sofia – Et que disent les Tables de la Loi à propos du vol ?

Fred – Tu ne voleras point… Je crois me souvenir que c’est le Septième Amendement…

Sofia – Le Septième Commandement, en tout cas. Le Septième Amendement, dans la Constitution Américaine, c’est le droit à un procès équitable. Mais ça revient à peu près au même, c’est vrai.

Fred – Un procès équitable…

Sofia – Quoi qu’il en soit, la Bible ne dit pas « Tu ne voleras pas un œuf et encore moins un bœuf ». La Bible ne fait pas dans le commerce de détail. Tu voles un œuf ou tu voles un bœuf, c’est le même tarif, quelle que soit la taille du bœuf. C’est un péché mortel et point barre. Croix de bois, croix de fer, si tu voles tu vas en enfer, pas vrai mon garçon ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Et du point de vue du code pénal, c’est pareil. Un vol c’est un vol. La sanction est exactement la même quel que soit le montant du butin, non ?

Fred – J’imagine…

Sofia – Si c’est un vol à main armée, ce sont les assises. Et en cas de récidive, c’est la perpétuité…

Fred – La… Ah, oui, quand même…

Sofia – Tu crois que c’est bien malin de risquer perpète pour les quelques dizaines d’euros que tu aurais trouvé dans mon tiroir caisse ?

Fred – Non, pas très…

Sofia – Bien… Tu commences à devenir raisonnable… Alors tu vois la banque, là-bas ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Quitte à risquer de finir ta vie en prison, tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux repartir avec le contenu de son coffre ?

Fred – Si, bien sûr…

Sofia – Un peu d’ambition, que Diable ! Il faut voir plus grand, mon vieux ! Mais attention, sans violence inutile. Parce que pour le cinquième amendement, c’est idem. Tu ne tueras point, on ne précise pas que ça te coûtera moins cher si le type que tu as refroidi n’était de toute façon pas bien fréquentable, et que personne ne le regrettera…

Fred – J’ai compris Monsieur, je vous jure…

Sofia range l’arme dans sa poche.

Sofia – Allez, je garde ton revolver pour l’instant…

Fred – Je peux m’en aller alors ? Vous n’allez pas appeler la police ?

Sofia – Vas-y, mon gars. Et souviens-toi : Qui vole un œuf vole un bœuf. Alors autant voler directement un bœuf.

Fred – Un bœuf…

Sofia – Une poule, si tu préfères jouer petit bras. Au moins tu auras des œufs tous les matins, sans avoir à risquer la prison tous les jours.

Fred – Une poule, vous croyez ?

Sofia – Pourquoi tu crois qu’on parle toujours des voleurs de poules et pas des voleurs d’œufs ?

Fred – Je ne sais pas Monsieur…

Sofia – C’est sûrement comme ça qu’a commencé le capitalisme, d’ailleurs. Tu piges ? Un type a volé une poule, et il s’est mis à vendre des œufs.

Fred – Où est-ce qu’on peut voler une poule ?

Sofia – Tu as raison, les poules, c’est de plus en plus difficile à trouver, surtout en ville. Alors comme tu m’as tout l’air d’être un gland, va plutôt braquer l’écureuil…

Fred – Merci Madame.

Sofia prend un poireau sur son étalage et le tend à Fred.

Sofia – Tiens, prends ça. Ça peut toujours servir…

Fred – Merci…

Sofia – Et n’oublie pas : la propriété c’est le vol !

Fred – Oui, Madame…

Sofia – Va dans la paix du Seigneur, mon fils… (Sofia le bénit d’un signe de croix et Fred repart passablement déboussolé). Ces jeunes… On se demande ce qu’on leur apprend à l’école…

Sofia rentre dans sa boutique. Eve arrive. Elle s’arrête devant les caisses de livres et se met à les regarder. Arrive Irène, un plan à la main et qui semble perdue. Charles aperçoit Eve.

Irène – Excusez-moi, je cherche l’Impasse du Progrès… Je crois que ce n’est pas très loin d’ici, mais…

Eve – L’Impasse du Progrès ? Ça me dit vaguement quelque chose, mais je ne sais pas trop…

Irène – D’après mon plan, il faut suivre l’Allée Robespierre, et continuer sur la Rue Karl Marx jusqu’à l’Avenue Jean Jaurès. L’impasse du Progrès donnerait sur la Place de l’Amitié entre les Peuples…

Eve – Ouh là… Mais mon pauvre Madame, vous n’y êtes pas du tout. Il date de quand votre plan ?

Irène – Je ne sais pas… Mais en centre ville, les rues ne changent pas beaucoup, non ?

Eve – Les rues, non… Faites voir… (Elle prend le plan et l’examine) 1955 ! Vous vous rendez compte !

Charles – Quoi ?

Eve – Mais depuis 1955, le Mur de Berlin est tombé ! La municipalité a changé de bord et les rues ont changé de noms…

Irène – Et alors ?

Eve – Alors vous allez prendre l’Allée Louis Philippe, et continuer sur la Rue Karl Lagerfeld jusqu’à l’Avenue Jean-Paul II. L’Impasse du Progrès donne sur la Place de la Nation.

Irène – Au moins l’Impasse du Progrès n’a pas changé de nom.

Eve – Vous allez où exactement ?

Irène – Au Centre National de la Recherche Scientifique.

Eve – Impasse du Progrès ? Ah mais ça n’existe plus !

Irène – Ça n’existe plus ?

Eve – C’est l’Église de Scientologie, maintenant.

Irène – Non ?

Eve – Le CNRS, ils ont déménagé. C’est Sentier des Frères Bogdanov, maintenant.

Irène – Et c’est où, ça ?

Eve – Vous allez tout droit, première à gauche, et vous verrez le cimetière. C’est juste en face.

Irène – Bon, et bien merci alors.

Eve – Il n’y a pas de quoi…

Irène s’en va. Eve se remet à examiner les livres. Sofia sort de sa boutique.

Sofia– Vous cherchez quelque chose en particulier ?

Eve – Non, je regarde…

Sofia – Prenez votre temps… Mais je vous conseille plutôt les primeurs, ils sont de saison. Par là, sauf exception, vous ne trouverez que de vieilles idées frelatées…

Eve – Merci.

Sofia – Vous vous appelez comment ?

Eve – Eve.

Sofia – Tenez, prenez une pomme ?

Sofia prend une pomme sur un étalage, et la tend à Eve.

Eve – Merci… (Elle croque dans la pomme et continue un moment à regarder les livres) En fait, si… J’essaie de trouver un livre depuis des années… Mais ce serait un miracle que vous l’ayez.

Sofia – Les miracles, c’est ma spécialité.

Eve – Un livre qui n’est plus édité. Je regarde à tout hasard chez tous les bouquinistes devant lequel il m’arrive de passer. Mais il s’en est vendu tellement peu d’exemplaires…

Sofia – Dites toujours…

Eve – C’est un recueil de poèmes intitulé Rimes Orphelines.

Sofia – Rimes Orphelines…

Eve – Un petit livre paru à compte d’auteur il y a déjà pas mal de temps…

Sofia – Il n’y a pas de petits livres, il n’y a que de petits auteurs… Les Editions Confidentielles, c’est bien ça ?

Eve – Vous connaissez ce bouquin ?

Sofia – Je l’ai eu entre les mains il y a peu de temps, en effet. Je l’ai même feuilleté…

Eve – Et vous l’avez encore ?

Sofia – Malheureusement, je l’ai échangé la semaine dernière contre une livre de courgettes. Il faut bien payer les fournisseurs…

Eve – Ce n’est vraiment pas de chance… Et vous vous souvenez à qui vous l’avez vendu ?

Sofia – Comme les prostituées, j’ai quelques clients réguliers, mais celui-là était un occasionnel. En tout cas, je ne l’ai pas revu depuis…

Eve – Je peux vous laisser mon numéro de téléphone, au cas où ?

Sofia – Il arrive en effet que mes lecteurs me ramènent leurs bouquins une fois qu’ils les ont lus, parce qu’ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent…

Eve lui tend sa carte de visite, qu’il prend.

Eve – Et comment ça se passe, dans ces cas-là ?

Sofia – Je leur reprend le bouquin contre une livre de primeurs.

Eve – Vous êtes un drôle d’épicière…

Sofia – Je troque, je vends, j’achète… C’est ce qu’on appelle le petit commerce… Une livre de carotte pour un livre de poche. Ça peut aller jusqu’au kilo de haricots verts pour un bouquin relié en cuir. Ou même de truffes pour une édition dorée sur tranche.

Eve – Le livre que je recherche était imprimé sur du papier recyclé…

Sofia – Ça dépend aussi du contenu, bien sûr… Le papier peut être recyclé, tant que les idées qui sont imprimées dessus ne le sont pas également.

Eve – Donc une livre de courgettes pour Rimes Orphelines.

Sofia – En fait, c’est à la tête du client… Il faut croire que celui-là m’a paru sympathique. Il m’arrive également de donner ou de refuser de vendre, vous savez. Et puis tout ce qui est rare n’est pas forcément cher. S’il n’y a aucune demande, comme pour la poésie… Vous avez lu Adam Smith ?

Eve – Non…

Sofia – C’est un économiste écossais… Pour l’économie, les écossais, il n’y a pas mieux… (Voyant que son interlocutrice a la tête ailleurs) D’accord, si je revois ce Monsieur, je vous appelle.

Eve – Merci… Et ce livre, vous dites que vous l’avez feuilleté ?

Sofia – J’ai lu quelques poèmes… Je me souviens d’un en particulier :

Le coquelicot rêve au bord du chemin, hors champ,

là où nulle moisson ne l’attend.

Imparfait comme une ébauche de fleur,

il est déjà couvert de la poussière du monde,

comme d’une farine.

Son produit n’est pas de bon pain blanc,

mais de croissant de lune.

Eve – Bravo ! Quelle mémoire… Alors ça vous a plu, ce coquelicot ? Enfin, je veux dire, pas suffisamment pour résister à l’envie de l’échanger contre une livre de courgettes, mais…

Sofia – Ça m’a paru sincère, en tout cas… Le minimum qu’on puisse demander à un livre, c’est la sincérité. Malheureusement, la plupart des bouquins qui sont édités aujourd’hui semblent avoir été concoctés en suivant la recette d’un livre de cuisine littéraire.

Eve – Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps…

Sofia – C’est ce qu’on dit en général quand on commence à s’ennuyer.

Eve – Alors à bientôt, j’espère…

Eve s’apprête à partir. Sofia prend quelque chose dans un cageot.

Sofia – Tenez… Un bouquet de persil… C’est un cadeau de la maison…

Eve – Merci, ça fait très longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert un bouquet…

Elle s’en va. Arrive Fred, en courant, et l’air paniqué, visiblement poursuivi. Sofia comprend la situation sans qu’il soit nécessaire de prononcer un mot.

Sofia – On dirait que votre retrait à la banque s’est avéré problématique… (Fred le regarde avec désarroi) La remise, dans le fond du magasin.

Fred se précipite à l’intérieur. Jacques, le commissaire, arrive accompagné de son adjoint Vincent.

Jacques – Bonjour Madame. Je suis le Commissaire Ramirez, et voici mon nouvel adjoint Sanchez, qui nous vient directement de l’ANPE.

Sofia – Bonjour Messieurs, quel bon vent vous amène ?

Jacques – La routine, Chère Madame… Un braquage à la Caisse d’Épargne…

Sofia – Je suis sûr qu’à vous deux vous allez arrêter le coupable sans délai.

Jacques – Nous le cherchons justement, vous ne l’auriez pas vu passer, par hasard ?

Sofia – Ça dépend… Il ressemble à quoi ?

Jacques se tourne vers Vincent.

Vincent – Il avait une cagoule, chef.

Sofia – Je n’ai vu passer personne avec une cagoule… Il y a des blessés ?

Jacques – Pensez-vous ! Un amateur. Il s’est enfui en abandonnant son arme sur place.

Vincent – On pensait que c’était un fusil à canon scié qu’il planquait sous son manteau. Mais on s’est rendu compte que ce n’était qu’un poireau…

Sofia – Un poireau ?

Jacques – Il ne viendrait pas de chez vous, par hasard ?

Sofia – Vous savez, des poireaux, j’en vends beaucoup. C’était un poireau de quel calibre ?

Jacques prend un poireau dans un cageot et le montre.

Jacques – Comme ceux-là à peu près.

Sofia – Ah oui, ça peut déjà faire pas mal de dégâts… (Voyant que l’attention de Vincent est attirée par les caisses de livres) Vous voulez un bon livre pour vous changer les idées ?

Vincent – Vous avez des romans policiers ?

Jacques lui lance un regard désapprobateur.

Jacques – De toutes façons, on n’a pas le temps. On est en service, là.

Sofia – Le braqueur au poireau… Ça ferait un bon titre de polar, non ?

Jacques – Donc vous n’avez rien vu ?

Sofia – Si j’étais vous, j’irai faire un tour du côté du cimetière. J’ai aperçu un drôle de type tout à l’heure qui courait dans cette direction.

Vincent – C’est maintenant que vous le dites…

Sofia – Je pensais qu’il faisait son footing. Mais maintenant que vous m’en parlez, il me semble qu’il courait très vite.

Jacques – Merci quand même.

Jacques et Vincent s’en vont en direction du cimetière. Sofia rentre dans la boutique, et en ressort quelques instants après. Il jette un coup d’œil à droit et à gauche avant d’inviter d’un geste Fred à sortir. Il lui indique la direction opposée de celle dans laquelle le commissaire est parti.

Sofia – Pars plutôt de ce côté-là si tu ne veux pas faire de mauvaises rencontres.

Fred – Merci.

Sofia – Et si tu veux mon avis, laisse tomber la carrière de voleur, même de voleur de poules. Visiblement, tu n’as pas de dispositions particulières pour ce noble métier…

Fred – Je vous le promets.

Sofia – Je ne te dis de te mettre à travailler, ce serait exagéré, mais je ne sais pas moi…

Fred apercevant les livres.

Fred – Peut-être que je devrais m’instruire un peu…

Sofia – Franchement, je te déconseille la lecture… À ton âge, si tu commences maintenant, ça pourrait te tuer…

Fred – Bon, je ferais bien d’y aller avant que les flics reviennent…

Sofia – Tu es sûr de ne rien oublier ?

Fred, à regret, sort de ses poches trois paquets de Pépitos qu’il a pris à l’intérieur de l’épicerie.

Fred – Désolé, un réflexe…

Sofia récupère les paquets de biscuits et tend un fruit à Fred.

Sofia – Prends plutôt une poire. Tu sais que pour rester en bonne santé, il faut manger cinq fruits et légumes par jour. Avec le poireau, ça t’en fera déjà deux. Tu as déjà l’air d’avoir meilleure mine. Allez file…

Fred s’en va. Sofia rentre dans la boutique pour remettre en place les paquets de Pépitos. Alban arrive et se met à regarder les livres. Eve repasse devant la boutique, et s’arrête pour jeter cette fois un coup d’œil sur les primeurs. Alban l’aperçoit et est visiblement sensible à son charme. Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Excusez-moi, je peux vous demander quelque chose ?

Eve (méfiante) – Oui…

Alban – J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.

Eve – C’est tout ce que vous avez trouvé ?

Alban – Pour ?

Eve – Pour me draguer !

Alban – Mais je ne vous drague pas… Enfin, si mais… Il n’empêche que j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Ce n’est pas incompatible non ? Pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas le droit de draguer quelqu’un qu’on a l’impression d’avoir déjà vu quelque part ?

Eve – En tout cas, moi je ne vous connais pas, alors si vous permettez…

Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Attendez une minute ! J’ai une autre question à vous poser…

Eve – La dernière alors… Je vous préviens, c’est votre joker… Je vous écoute…

Alban – C’est à dire que… J’ai dit ça comme ça, juste pour vous retenir et gagner un peu de temps… J’ai tellement peur de ne plus jamais vous revoir… Mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit là tout de suite… Si vous me donnez encore quelques secondes, je vais certainement trouver quelque chose à vous demander…

Eve – Je serai déjà partie…

Alban – Ou alors, vous me laissez votre adresse, et je vous poserai ma question par écrit quand ça me reviendra. Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre réponse par la poste…

Eve – Alors là, bravo ! C’est la première fois qu’un inconnu me propose d’emblée une relation épistolaire.

Elle commence à partir.

Alban – Non ! Voilà, ça y est ! (Il se tourne vers les légumes) Je voulais vous demander comment on fait un gratin dauphinois.

Eve – Un gratin dauphinois ?

Alban – Pourquoi pas ? C’est très bon le gratin dauphinois… Ce n’est pas très léger, d’accord, mais c’est très bon…

Eve – Alors comme ça, simplement parce que je suis une femme, la première chose que vous pensez à me demander, c’est la recette du gratin dauphinois ? Mais vous êtes un horrible macho !

Alban – Là c’est vous qui êtes de mauvaise foi… Ce n’est pas la première chose qui m’est venue à l’esprit, mais vous avez refusé de répondre à ma première question…

Eve – Qui était si je me souviens bien : est-ce qu’on ne se serait pas déjà vus quelque part ? Vous arrivez parfois à vos fins avec une technique de drague aussi nulle ?

Alban – Rarement à vrai dire, mais c’est mon style. Qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas…

Eve – Le style, c’est l’homme. C’est aussi mon avis. C’est pourquoi je vous dis adieu…

Alban – Dites-moi au moins votre prénom…

Eve – Eve…

Alban – Moi, c’est Alban. Et je ne vous dis pas adieu, car je suis sûr que nous sommes faits l’un pour l’autre. Ce qui implique bien sûr que nous sommes appelés à nous revoir très bientôt…

Eve – Et qu’est-ce qui vous rend si confiant ?

Alban – Alban et Eve ! C’est un signe, non ?

Eve – N’importe quoi…

Alban – Eve… Je soupirerai votre nom, le soir, en m’endormant tout seul dans mon lit.

Eve s’en va, en cachant un sourire amusé.

Alban – Je vous ai vue ! Vous avez souri !

Eve (off) – Dans vos rêves.

Sofia ressort avec à la main un paquet de Pépitos ouvert.

Sofia – Vous voulez un Pépito ?

Alban – Merci, mais j’évite de grignoter entre les repas.

Sofia – Moi aussi, mais comme j’adore grignoter, j’ai préféré supprimer les repas. On s’est déjà vu, non ?

Alban – La dernière personne à qui j’ai posé cette question a prétendu que je la draguais.

Sofia – Rassurez-vous, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Alban – Je vous ai acheté un bouquin il y a quelques temps.

Sofia – Rimes Orphelines.

Alban – C’est çà.

Sofia – Vous l’avez lu, ça ne vous a pas plu, et vous venez pour me le revendre…

Alban – Pas du tout. J’ai beaucoup aimé au contraire. C’est même devenu mon livre de chevet :

Nos yeux, moitiés d’orange pressées,

ruissellent vers le creux de l’absence.

Ils scintillent un moment, étonnés

par la montée de l’imminence du départ.

Sofia – Les oranges ont toujours beaucoup inspiré les poètes…

Alban – En fait, je voulais savoir si vous aviez quelque chose d’autre du même auteur.

Sofia – Je crois que c’est son seul livre, mais sait-on jamais, il y en aura peut-être un deuxième. Tant qu’un auteur n’est pas mort, on n’est jamais à l’abri d’une récidive. Donc vous l’avez toujours ?

Alban – Bien sûr, pourquoi ?

Sofia – Une jeune femme est passée, tout à l’heure. Elle le cherchait.

Alban – C’est curieux, ce n’est pas un livre très connu. En tout cas, moi je n’en avais jamais entendu parler avant de le feuilleter chez vous. J’ai fait une recherche sur Google pour savoir en savoir plus sur l’auteur, mais je n’ai rien trouvé.

Sofia – Andy Warhol disait que chacun avait droit à son quart d’heure de célébrité. Aujourd’hui c’est l’anonymat le plus total qui est devenu un privilège réservé à quelques uns… Vous seriez prêt à me le revendre ?

Alban – Vous êtes un drôle de bouquiniste…

Sofia – On me le dit souvent. Et comme marchand de primeurs, je ne vous raconte même pas… Je vous en donne un kilo de tomates. Si j’ai bonne mémoire, je vous l’avais vendu pour une livre de courgettes.

Alban – Vous ne devez pas faire de gros bénéfices.

Sofia – Pour les connaisseurs, je vends aussi quelques champignons qui vous font voir la vie avec d’autres couleurs. Ils sont dans l’arrière boutique… Si vous êtes amateur… Évidemment, c’est un peu plus cher, mais je vous garantis que ça vaut le voyage…

Alban – Désolé, les champignons, je les préfère en omelette… Je n’avais pas l’intention de me séparer de ce livre, mais si votre cliente y tient tellement… Je pourrais garder une photocopie et lui laisser l’original.

Sofia – Très bien, je vais l’appeler. Vous pouvez revenir vers quelle heure ?

Alban – Je passerai vous le déposer en fin de matinée. (Il examine les primeurs) Elles sont bonnes, vos tomates ?

Sofia – C’est la pleine saison.

Alban – Et vos melons, ils viennent vraiment de Cavaillon ?

Sofia – Avec un peu de chance, ils y font escale, en tout cas. Si le camion qui les ramène du Maroc passe par là. C’est ce qu’on appelle la délocalisation, il paraît…

Alban – Je prendrai plutôt un melon, alors. Vous m’en mettez un de côté ?

Sofia – Pas de problème. (Tandis qu’Alban s’apprête à s’en aller, Sofia prend un livre dans une caisse et lui tend) Tenez, vous trouverez sûrement là dedans la recette du gratin dauphinois…

Alban sourit, prend le livre et s’en va. Sofia sort son portable et rentre dans la boutique en composant un numéro. Jacques et Vincent reviennent. Vincent porte un sac poubelle sur l’épaule.

Vincent – Bravo Commissaire ! Voilà une affaire promptement résolue…

Jacques – Vous êtes sûr que tout y est ?

Vincent – Ça… Le légiste nous le dira quand il aura réussi à recoller les morceaux… Vous vous rendez compte ? Si les ménagères de plus de cinquante ans se mettent à braquer les Caisses d’Épargne, maintenant… Où va-t-on ?

Jacques jette un regard vers la boutique.

Jacques – Vous saviez que cette épicerie arabe était tenu par un portugaise ?

Vincent – Non…

Jacques – Notre métier est de tout savoir, Vincent. Tout innocent est un coupable qui s’ignore…

Vincent (regardant la boutique à son tour) – Vous avez raison, patron… Ça aussi, c’est louche…

Jacques et Vincent sortent. Sofia ressort de la boutique, portable à l’oreille.

Sofia – Très bien, alors je vous attends tout à l’heure…

Il range son portable. Catherine revient.

Catherine – Vous n’êtes pas au courant ?

Sofia – Ça dépend… De quoi ?

Catherine – Ben pour Josiane !

Sofia – Josiane ?

Catherine – La dame à qui vous avez fourgué Le Discours de la Méthode tout à l’heure !

Sofia – Je ne savais pas qu’elle s’appelait Josiane, sinon, je ne lui aurais même pas vendu de bananes…

Catherine – Et pourquoi ça ?

Sofia – J‘ai pour principe de ne jamais avoir commerce avec les Josianes… Mais bon, le mal est fait. Et alors, ça ne lui a pas plu, Descartes ?

Catherine – Elle est morte !

Sofia – Pas d’ennui, j’espère ? Je me sentirais un peu responsable…

Catherine – Elle est passée sous un chasse neige !

Sofia – Un chasse neige ? On est au mois d’août !

Catherine – À ce qu’on m’a dit, ils l’amenaient au garage municipal pour le réparer…

Sofia– Ce que c’est que le destin… À moins qu’il ne s’agisse d’un suicide…

Catherine – Croyez-moi, ce n’était pas beau à voir. Si je n’avais pas vu qu’elle tenait ce bouquin à la main, je n’aurais jamais su que c’était elle. C’est moi qui ait identifié le corps… Enfin quand je dis le corps…

Josiane arrive à son tour.

Josiane – Vous en faites une tête… On dirait que vous venez de voir un mort ?

Stupeur des deux autres.

Sofia – Quand je vous disais que la vie était un éternel recommencement…

Catherine – Ben vous n’êtes pas décédée ?

Josiane (à Sofia) – Pourquoi, j’ai l’air décédée ?

Sofia – Pas plus que d’habitude…

Josiane – Les gens ont toujours tendance à exagérer…

Catherine – Mais je vous ai vu tout à l’heure du côté garage, avec votre bouquin sous le bras. Sauf que votre bras était d’un côté de la route et le reste du corps en plusieurs morceaux de l’autre côté…

Josiane (à Sofia) – Ah, votre bouquin, parlons-en ! Je vous avoue que je ne suis pas arrivée rentrer dedans. Il m’est tombé des mains au bout de trois pages…

Sofia – Et vous voulez que je vous le reprenne.

Josiane – Non, je l’ai donné à un pauvre type qui passait par là. Ça a eu l’air de le passionner, parce qu’il s’est plongé dedans illico. Je lui ai dit que ce n’était pas bien prudent de lire en marchant dans la rue comme ça, mais qu’est-ce que vous voulez…

Catherine – Pour le chasse-neige, ça doit être lui…

Josiane – Il m’a dit que le Discours de la Méthode, ça l’aiderait sûrement à se restructurer…

Catherine – Maintenant, d’après ce que j’ai vu, il serait plutôt déstructuré.

Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma soupe, moi.

Catherine – Et moi mon bœuf-carottes Vichy…

Josiane – Je connaissais les carottes Vichy, mais ça… Un plat que faisait votre grand-mère ?

Catherine – Mon grand-père. Il était gendarme. C’est lui qui a inventé la recette pendant la guerre…

Elles s’en vont. Sofia range un peu son étalage, puis rentre dans sa boutique. Eve revient, au moment même où arrive Irène.

Eve – Alors, vous avez trouvé le CNRS ?

Irène – Oui, oui, je vous remercie. Sentier des Frères Bogdanov, c’était bien ça.

Eve – Vous êtes une scientifique, alors ?

Irène – Au départ, oui… J’ai longtemps travaillé sur la théorie du Big Crunch.

Eve – Ça doit être passionnant.

Irène – Vous savez ce que c’est ?

Eve – Non, mais je n’osais pas vous le demander, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile… Le seul Crunch que je connais, c’est une marque de chocolat, mais j’imagine que cela n’intéresse pas le CNRS.

Irène – Le Big Crunch, c’est une sorte de Big Bang, mais à l’envers.

Eve – C’est extraordinaire…

Irène – Malheureusement, c’est une théorie complètement démodée.

Eve – Je suis vraiment désolée…

Irène – Aux dernières nouvelles, il semblerait que la vitesse d’expansion de l’univers soit en accélération constante.

Eve – Ça va peut-être s’arranger, non ?

Irène – Alors on nous a coupé tous nos crédits de recherche…

Eve – En tout cas, si je peux faire quelque chose pour vous…

Irène – À moins que vous ne puissiez inverser la vitesse d’expansion de l’univers.

Eve – Pour ça, je préfère ne rien vous promettre, quand même…

Irène – Alors maintenant, je fais des extras pour la police.

Eve – La police ?

Irène – La police scientifique… On m’a demandé d’identifier l’auteur original de l’univers à propos d’une affaire de plagiat…

Eve – Mais c’est encore plus passionnant !

Irène – Vous trouvez ?

Eve – Non, je disais seulement ça pour vous faire plaisir…

Irène – De plus, c’est contraire à toutes mes convictions… J’ai toujours violemment combattu la thèse du créationnisme.

Eve – Je comprends…

Irène – Bon, je vous laisse… Malheureusement, il faut que j’y retourne…

Eve – Bonne chance pour vos recherches !

Irène repart, désespérée. Arrive Alban. Il tombe nez à nez avec Eve.

Alban – Ça y est, je me souviens maintenant ! Vous êtes l’auteure de Rimes Orphelines !

Eve – Comment le savez-vous ?

Alban – Il y a votre photo en dernière de couverture.

Eve – Je pensais que personne n’avait jamais lu ce livre…

Alban – Moi, je l’ai lu. Et apparemment, je ne suis pas le seul, puisque j’ai rendez-vous ici avec quelqu’un qui veut me racheter ce bouquin à prix d’or. On commence à se l’arracher, vous voyez ? C’est le début de la gloire…

Eve – Vous croyez…

Alban – En tout cas, je ne mentais pas quand je vous disais que je vous avais déjà vue quelque part !

Eve – C’est moi.

Alban – Vous ?

Eve – C’est moi qui veut vous racheter ce bouquin.

Alban – Mais pourquoi un auteur voudrait-il acheter son propre livre ?

Eve – Ma maison a coulé…

Alban – Votre maison d’édition, vous voulez dire ?

Eve – Quand on s’édite à compte d’auteur, c’est la même chose…

Alban – Et donc votre… maison a fait faillite.

Eve – Elle a coulé, je vous dis ! J’habitais sur une péniche.

Alban – D’accord… Un naufrage donc…

Eve – Je n’ai plus aucun exemplaire de cet ouvrage. Je voulais au moins en récupérer un. C’est une partie de moi-même, vous comprenez ?

Alban – Je comprends…

Eve – Alors ?

Alban – Alors quoi ?

Eve – Vous voulez bien me le revendre ?

Alban – Ça dépend à quel prix…

Eve – Vous êtes un gentleman, vous n’allez pas abuser de la situation ?

Alban – Je croyais que j’étais un affreux macho…

Eve – Combien en voulez-vous ?

Alban – On m’en a récemment offert un kilo de tomates.

Eve – Et ça ne vous suffit pas…

Alban – Disons qu’en plus, j’exige un dessus de table.

Eve – On dit un dessous de table.

Alban – Pas dans ce cas-là. Je vous échange ce livre contre une invitation à dîner. Nous pourrons partager ce melon sur une table.

Eve – La vôtre, par exemple…

Alban – Vous venez de me dire que vous n’aviez plus de maison… C’est oui ?

Eve – Je tiens beaucoup à récupérer ce livre.

Alban – Et je ne vais pas m’en séparer facilement.

Eve – Très bien. Discutons-en autour d’un melon.

Alban prend un melon dans l’étalage et ils s’en vont. Sofia sort de sa boutique.

Sofia – L’amour, toujours l’amour…

Arrive le commissaire Jacques et son adjoint Vincent.

Jacques – C’est pour nous que vous dites ça ?

Sofia – Alors commissaire, ça avance cette enquête ?

Jacques – L’affaire est dans le sac.

Vincent – On a retrouvé le fugitif.

Jacques – Il est mort. Écrasé par un chasse-neige en panne.

Vincent – L’autopsie a établi qu’il s’agissait d’un travesti se faisant appeler Josiane.

Jacques – Il tenait ça à la main. (Jacques tend à Sofia Le Discours de la Méthode) Ça ne viendrait pas de chez vous par hasard ?

Vincent – Comme le poireau…

Sofia – Le Discours de la Méthode…

Vincent – Comme quoi on peut être truand et philosophe à la fois.

Sofia – Cela vaut dans les deux sens, d’ailleurs. La philosophie est le plus souvent une escroquerie intellectuelle…

Josiane revient, affolée.

Josiane – Oh mon Dieu, Commissaire, je suis contente de tomber sur vous. J’ai perdu mon chien…

Jacques – C’est à dire que… d’habitude, ce n’est pas le genre de disparition qui relève de la mission de la Police Nationale.

Josiane – Je vous en prie, Commissaire… Mon grand-père était de la maison. Et je sais que vous êtes un ami des animaux.

Vincent – Il était de quelle couleur, votre chien ?

Josiane – Orange.

Vincent – Orange ? Vous voulez dire qu’il portait un manteau orange ?

Josiane – Un manteau ! En cette saison ! Quelle drôle d’idée…

Vincent – On voit tellement de chose, vous savez…

Josiane – Non, c’est le pelage de mon chien qui est orange.

Jacques – Donc, vous lui faites des colorations ?

Josiane – Mais pas du tout ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? C’est sa couleur naturelle !

Sofia – Vous permettez que je lui pose une question, Commissaire ?

Jacques – Mais je vous en prie. Si c’est de nature à faire avancer notre enquête…

Sofia – De quelle couleur sont les cheveux de Monsieur le Commissaire, chère Madame ?

Josiane – Eh bien violet, évidemment !

Sofia – Je crois avoir percé ce mystère, Commissaire.

Josiane – Mais ça ne me rend pas mon chien !

Jacques – Vincent, occupez-vous de cette affaire, voulez-vous.

Vincent part avec Josiane.

Vincent – Comment s’appelle votre chien, chère Madame ?

Ils sortent.

Sofia – On dirait que quelque chose vous préoccupe, Commissaire.

Jacques – J’enquête sur une affaire énorme… Je vous en parle sous le sceau du secret… Et seulement parce que j’affectionne particulièrement les Portugais. (Avec un air entendu) Vous voyez ce que je veux dire ?

Sofia – Pas du tout… Mais je serai muet comme une tombe, je vous le promets.

Jacques – Il s’agit d’une affaire de plagiat.

Sofia – Concernant un de mes livres ?

Jacques – Oui, entre autres…

Sofia – Entre autres ?

Jacques – Vos primeurs, aussi…

Sofia – Un plagiat concernant des fruits et légumes ?

Jacques – Je vous ai dit que c’était une affaire énorme… Tenez-vous bien, ce plagiat concernerait la totalité de l’univers.

Sofia – Non ?

Jacques – Tout ça ne serait qu’une gigantesque contrefaçon.

Sofia – Et c’est l’auteur de l’œuvre originale qui a porté plainte ?

Jacques – L’auteur ? On est aussi à sa recherche, figurez-vous… On a mis la police scientifique sur le coup…

Sofia – C’est incroyable, en effet… Et qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, Commissaire.

Jacques – Là encore, tout ce que je vous dis est classé confidentiel défense. Mais je sais que je peux compter sur votre discrétion, n’est-ce pas ?

Sofia – Bien sûr…

Sanche – Le Ministère des Armées vient de nous signaler la présence dans la région d’une licorne divaguant par monts et par vaux…

Sofia – Une licorne ?

Jacques – Apparemment, elle se serait échappée du troupeau… Vous comprenez qu’un monde dans lequel des troupeaux de licornes se baladent en liberté ne peut être qu’une contrefaçon…

Sofia – Évidemment.

Jacques – À moins que…

Sofia – Oui ?

Jacques – À votre avis, qu’est-ce qui explique que cette dame, là, qui a perdu son chien, voit à ce point la vie en couleurs ?

Vincent – Elle est peut-être daltonienne… Et en plus, elle se prénomme Josiane…

Jacques – Ou bien elle a absorbé une substance hallucinogène… Vous permettez que je jette un coup d’œil dans votre boutique ? Je suis amateur de champignons, et un de mes indicateurs m’a signalé que les vôtres étaient du genre atomiques…

Sofia – Mais je vous en prie, après vous…

Ils entrent. Eve et Alban repassent par là et s’arrêtent un instant devant la boutique.

Eve – Votre melon était excellent.

Alban – C’est un melon de Cavaillon.

Eve – Vous avez raison, il faut se méfier des imitations… Merci pour cette invitation… et pour le livre.

Alban – J’ai beaucoup aimé vos Rimes Orphelines…

Eve – Pourtant, je n’en ai vendu que trois exemplaires. Et je soupçonne ma mère de les avoir acheté tous les trois. Avant de les revendre pour faire bouillir la marmite.

Alban – On peut donc avoir une mère et écrire des rimes orphelines.

Eve – À moins de mourir avant ses parents, nous sommes tous destinés à devenir orphelins tôt ou tard, non ?

Alban – C’est pourquoi j’imagine nous cherchons tous l’âme sœur… En espérant qu’elle, elle ne meurt pas avant nous.

Ils s’éloignent en se tenant par la main tout en souriant bêtement. Jacques ressort avec Sofia, menotté.

Jacques – Des champignons prohibés dans votre réserve, et un calibre dans votre tiroir caisse…

Sofia – Si je vous disais que j’ai confisqué ce revolver à un gamin pour l’empêcher de faire des bêtises, vous ne me croiriez pas.

Jacques – Vous savez ce que vous risquez ?

Sofia – Vous allez me condamner à boire la ciguë ?

Jacques – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sofia– Un poison. Celui que Socrate, le père de la philosophie, a dû boire après sa condamnation.

Jacques – Et de quoi était-il accusé ?

Sofia – Impiété et corruption de la jeunesse… Il eut l’occasion d’échapper à la mort, mais il préféra l’accepter, pour démontrer que la soumission à la loi est le fondement de la justice.

Jacques – Une attitude un peu pétainiste, en effet, mais ce n’est pas un policier comme moi qui va prêcher la désobéissance civile…

Sofia – Dès le début, le ver était dans le fruit de la philosophie. Socrate déjà se prenait pour Jésus-Christ …

Jacques – Ce goût du sacrifice ostentatoire leur a quand même permis d’atteindre une certaine forme de célébrité.

Sofia – Les hommes ont toujours adoré les martyrs. Ils en ont un pour chaque jour du calendrier. Vous savez pourquoi vous allez me retirer ces menottes ?

Jacques – Je ne savais même pas que j’allais le faire.

Sofia – Vous allez le faire, croyez-moi.

Jacques – Pour ne pas faire de vous un martyr ?

Sofia – Parce que vous n’êtes pas un vrai commissaire de police.

Jacques – Vraiment ?

Sofia – Pas plus que je ne suis épicière ou bouquiniste.

Jacques – Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas commissaire ?

Sofia – Vous venez de me dire que le monde entier était une contrefaçon… C’est donc que vous aussi qui conduisez l’enquête n’êtes pas un vrai policier.

Jacques – C’est un raisonnement qui se tient..

Sofia – Et puis je suis allé au théâtre hier soir, et vous jouiez déjà le rôle d’un commissaire.

Jacques – C’est mon emploi, paraît-il. Et le second rôle, vous le trouvez comment ?

Sofia – Votre assistant ? Très mauvais aussi…

Jacques retire les menottes de Sofia.

Jacques – Ce n’était pas de vraies menottes, de toutes façons. Vous croyez qu’on va nous lancer des tomates ?

Sofia – J’espère… Il faut bien que je renouvelle mon stock de primeurs…

Noir.

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-65-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Le Pire Village de France

The worst village in England  –  El pueblo más cutre de EspañaA pior aldeia de Portugal

Comédie de Jean-Pierre Martinez

9 ou 10 personnages distribution très variable en sexe

presque tous les personnages pouvant être masculins ou féminins

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…


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LE PIRE VILLAGE DE FRANCE
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Le Pire Village de France

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…

10 personnages

Robert (ou Roberta) : patron(ne) du café

Ginette : patronne du café

Charlie : instituteur (ou institutrice)

Félicien : curé du village

Honoré (ou Honorine) : maire du village

Jean-Claude (ou Jeanne-Claude) : idiot(e) du village

 Wendy : productrice de téléréalité

Laurence (ou Laurent) : journaliste

Ramirez : commissaire

Sanchez : inspecteur

Distribution très variable par sexe

presque tous les rôles pouvant être masculins ou féminins

Acte 1

Un bistrot de village, le Café du Commerce, à Beaucon-la-Chapelle. Derrière le comptoir, Robert, le patron style bidochon, feuillette le journal local, tandis que Ginette, la patronne un peu plus pimpante, essuie des verres avec un air absent. Arrive Honoré de Marsac, le maire, genre noble fin de race habillé avec une élégance désuète et des vêtements élimés.

Honoré – Bonjour Robert. Madame Ginette, mes hommages.

Robert, un peu renfrogné, se contente de lever un instant les yeux de son journal. Ginette semble sortir de sa rêverie et son visage s’éclaire un peu.

Ginette – Monsieur le Maire… Comment va ?

Honoré s’installe debout au comptoir.

Honoré – Ma foi… J’ai une légère céphalée, depuis ce matin. Je ne sais pas pourquoi…

Robert – Avec ce que tu tenais hier soir, ce n’est pas très étonnant. On appelle ça la gueule de bois…

Ginette lance à Robert un regard désapprobateur.

Ginette (très aimablement) – Qu’est-ce que je vous sers, Honoré ?

Honoré – Je vais prendre un Fernet-Branca. Ça me fera du bien…

Robert – Tu as raison… Il faut soigner le mal par le mal…

Ginette sert Honoré, qui la remercie d’un sourire.

Honoré – Vous êtes très en beauté, aujourd’hui, ma chère.

Ginette – Je me suis fait une couleur. Mon mari, lui, il n’a rien remarqué…

Honoré – Ah oui, c’est…

Robert – Bleu.

Honoré – Décidément, votre mari ne vous mérite pas, ma chère Ginette. En tout cas, cela vous sied à ravir.

Ginette – Ça change un peu…

Robert considère ce badinage d’un regard agacé.

Robert – La couleur de tes cheveux, c’est bien la seule chose qui change encore de temps en temps à Beaucon-la-Chapelle… (Il repose le journal sur le comptoir). C’est dingue ! Il ne se passe tellement rien, dans ce bled… On n’est même plus répertorié dans le sommaire du canard local.

Ginette – Sans blague ?

Robert – Tiens, regarde ! Avant, même si on ne parlait jamais de nous, Beaucon-la-Chapelle, c’était là, entre Beauchamp-la-Fontaine et Beaucon-les-deux-Églises. Maintenant plus rien. On ne figure même plus sur le menu !

Honoré (soupirant) – Eh oui, mon pauvre Robert… Qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes des naufragés de l’exode rural. On nous raye du menu, en attendant de nous rayer de la carte. Bientôt, on ne figurera plus sur aucun plan, comme une île déserte perdue au milieu du Pacifique, à l’écart de toutes les routes maritimes.

Ginette – Si au moins on avait la plage… Vous avez raison, Honoré. Des naufragés au milieu des champs de patates, voilà ce qu’on est.

Honoré – En attendant que le petit bout terre auquel on s’accroche encore soit submergé par la montée des eaux…

Robert – Ici, on risquerait plutôt d’être emportés par une coulée de boue…

Honoré boit son Fernet-Branca.

Ginette – C’est bien triste… Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ?

Honoré – Maire… Je ne suis pas sûr de l’être encore très longtemps…

Robert – Tu as peur de ne pas être réélu ? Il n’y a jamais eu d’autres candidats que toi à Beaucon-la-Chapelle. Et vu le nombre d’électeurs qui restent ici, si tu votes pour toi, tu as déjà presque vingt pour cent des suffrages exprimés.

Honoré – Ce n’est pas ça… Mais je viens de recevoir une lettre à la mairie… Ils parlent de rattacher la commune au bourg d’à côté.

Robert – Beaucon-les-deux-Églises ?

Ginette – Mais c’est à plus de vingt kilomètres !

Honoré – Vingt-trois, à vol d’oiseaux… et vingt par la route.

Robert – C’est vrai qu’à travers champs, la route est tellement droite…

Ginette – Il n’y a tellement rien, par ici. On se demande ce que la route pourrait bien avoir à contourner pour justifier un virage ?

Robert – Si encore on avait une colline, un bois ou même un bosquet.

Honoré – Oui… Si la commune devait se doter d’un blason, je ne sais pas ce qu’on pourrait mettre dessus…

Robert – Une patate.

Honoré – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moment de pavoiser. Et c’est peut-être mon dernier mandat. L’intercommunalité, qu’ils appellent ça.

Robert – Toi qui étais maire depuis plus de trente ans…

Ginette – Alors comment on va vous appeler, maintenant, si on ne peut plus vous appeler Monsieur le Maire ?

Honoré – Monsieur de Marsac, je suppose… Mais vous, Ginette, vous pourrez toujours m’appeler Honoré…

Robert – On n’avait déjà plus de pissotières ni de cabine téléphonique. Maintenant, on n’aura même plus la mairie.

Honoré – C’est la mort du service public…

Ginette – Vous qui aviez tellement fait pour Beaucon-la-Chapelle…

Robert – Ouais, enfin…

Ginette – Quoi ?

Robert – C’est surtout tes petites affaires, que ça ne risque pas d’arranger, tout ça, hein, Honoré ?

Honoré – Mes affaires ? Quelles affaires ?

Robert – D’accord, en tant que Premier Magistrat, tu as fait beaucoup pour la commune. C’est sûrement pour ça qu’ils envisagent de la supprimer aujourd’hui…

Ginette – Là tu es injuste, Robert. Il faut avouer qu’on a peu d’atouts à mettre en avant, à Beaucon.

Robert – Toujours est-il que tu as bien profité de tes prérogatives de maire, non ?

Honoré – Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

Robert – Je parle de la subvention que tu as réussi à obtenir du Conseil Général…

Honoré – Ah oui…

Robert – Pour restaurer un manoir dans lequel, selon une légende dont personne n’avait jamais entendu parler jusque là, Jeanne d’Arc aurait dormi une nuit en 1429.

Honoré – Je peux te montrer le livre où cette légende est mentionnée !

Robert – C’est toi qui l’as écrit !

Honoré – Si on n’a plus le droit d’écrire des livres d’histoires, maintenant…

Robert – Un manoir qui se trouve comme par hasard être à toi, et qui a été entièrement refait à neuf aux frais du contribuable soit disant pour en faire des chambres d’hôtes… Des chambres où personne n’a jamais dormi, évidemment. À part La Pucelle d’Orléans…

Honoré – Être propriétaire d’un monument historique, tu n’as pas idée de la charge que c’est, mon pauvre Robert…

Robert – Jeanne d’Arc… Si encore elle avait été dépucelée dans ton lit.

Ginette – Robert, je t’en prie…

Robert – Sans parler de la subvention pour restaurer la chapelle du village.

Honoré – Beaucon-la-Chapelle se devait quand même d’avoir une chapelle digne de ce nom !

Robert – Une chapelle dont ton propre cousin se trouve être le curé. Le presbytère a été entièrement restauré avec nos impôts. On dirait un ryad marocain. Il y a même un jacuzzi dans le patio…

Honoré – Un jacuzzi… Tout de suite les grands mots… C’est un simple bassin d’agrément.

Robert – On va dire un bassin à remous, alors.

Honoré – Franchement, Robert, je ne vois pas du tout où tu veux en venir…

Robert – Je ne sais pas, moi… Avec cet argent là, on aurait pu faire quelque chose pour la commune…

Honoré – Ah oui ? Quoi, par exemple ?

Robert – Tiens, on aurait pu installer des caméras de surveillance.

Honoré – Pour surveiller quoi ? Les champs de patates ?

Robert – On aurait pu restaurer l’école !

Arrive Charlie, l’instituteur, visiblement gay.

Charlie – Messieurs Dames…

Ginette – Ah, quand on parle du loup. Voilà l’instituteur, justement. Bonjour Charlie.

Charlie – Eh ben… Il y a foule, aujourd’hui, au Café du Commerce.

Robert – Eh oui… On est presque au complet.

Charlie – La noblesse et le tiers état. Il ne manque plus que le curé, et on pourra réunir les États Généraux…

Honoré – Vous ne croyez pas si bien dire, Charlie. La République est en danger.

Robert – Et Jeanne d’Arc n’est plus là pour la défendre…

Charlie (à Honoré) – Vous allez enfin être mis en examen, Monsieur le Maire ? Vous savez, en ce moment, c’est très tendance.

Ginette – Si ce n’était que ça…

Charlie – Vous allez devoir prononcer votre premier mariage gay ? Pourtant, que je me souvienne, personne ne m’a encore demandé ma main… Enfin, pas dans l’idée de me passer une bague au doigt, en tout cas…

Honoré – Beaucon-la-Chapelle va être annexé par le bourg d’à côté.

Charlie – Non ?

Ginette – Et ce n’est que le début, vous verrez.

Honoré – Le début de la fin, en tout cas.

Robert – Hitler a commencé par envahir la Pologne, et le reste a suivi. Si on ne réagit pas…

Charlie – Malheureusement, vous ne croyez pas si bien dire.

Charlie s’installe au bar, visiblement préoccupé.

Ginette – Vous avez reçu des mauvaises nouvelles, vous aussi ?

Charlie – Il est question de fermer l’école, figurez-vous.

Ginette – Non ?

Robert – En même temps, depuis qu’il n’y a plus aucun élève, il fallait s’y attendre. Quand on n’aura plus de clients, nous aussi il faudra bien qu’on ferme…

Ginette – Plus d’élèves ? Alors Jean-Claude a enfin réussi à décrocher son certificat d’études ?

Charlie – Le certificat d’études… ça n’existe plus depuis le siècle dernier, ma pauvre Ginette. Mais à 18 ans passés, je ne pouvais pas décemment le faire redoubler une année de plus en CM2.

Ginette – Ils ont aussi supprimé le certificat d’études ? Mais où est-ce qu’on va, je vous le demande ? Qu’est-ce que je te sers, Charlie ?

Charlie – Un perroquet, comme d’habitude.

Ginette le sert.

Ginette – Mais alors qu’est-ce qu’il va faire, Jean-Claude, maintenant ?

Charlie – Ça…

Ginette – D’ailleurs, on ne l’a pas encore vu ce matin. Je ne sais pas où il se cache encore, celui-là.

Robert – En tout cas, si ils ferment l’école, toi non plus tu n’es pas prêt de retrouver un poste dans l’Éducation Nationale, hein, Charlie ?

Honoré – Il paraît qu’on manque d’enseignants…

Robert – Peut-être, mais avec son casier judiciaire…

Charlie – Un casier… Tout de suite, les grands mots.

Robert – C’était une affaire de mœurs, malgré tout…

Charlie – Oui mais… Ça n’a rien à voir avec les enfants…

Ginette – Tout de même.

Charlie – J’aimais bien venir de temps en temps faire la classe habillé en femme. Ça ne faisait de mal à personne…

Ginette – Ça devait quand même les perturber un peu, les gamins. Un jour un maître, le lendemain une maîtresse…

Robert – Comment est-ce qu’ils t’appelaient, déjà ?

Charlie – Madame Doubtfire.

Honoré – C’est sûrement pour ça qu’ils t’ont muté dans une école sans élèves… En attendant de statuer sur ton cas.

Félicien, le curé, arrive à son tour. Il ressemble davantage à un vieux beau qu’à un prêtre, si ce n’est la croix qu’il porte discrètement au revers de sa veste.

Charlie – Ah Monsieur le Curé ! On n’attendait plus que vous pour prendre La Bastille.

Félicien – Bonjour mes enfants.

Robert – Mes enfants… Avec un curé comme ça, on se demande toujours si on ne doit pas prendre ça au pied de la lettre.

Ginette – Robert…

Robert – Tu vois, Charlie, la vie est mal faite. C’est toi qui aurait dû faire curé. Dans ce métier là au moins, un homme peut porter la robe sans être inquiété par la justice. Alors que celui-là, on ne l’a jamais vu en soutane.

Charlie – C’est dommage. Je suis sûr que cela vous irait très bien, Félicien.

Ginette – Qu’est-ce que je vous sers, mon Père ?

Félicien – Un petit blanc sec.

Honoré – Alors Monsieur le Curé ? J’espère que vous, au moins vous nous apportez de bonnes nouvelles.

Félicien – J’aimerais vous dire oui, Monsieur le Maire… Hélas…

Robert – Je ne te demande pas si quelqu’un est mort. À part Jean-Claude, tous les survivants de ce village fantôme sont ici.

Félicien – Pire que ça… L’évêché parle de supprimer ma paroisse…

Ginette – Non ?

Félicien – Hélas, Dieu est en cessation de paiement… Il paraît que nous aussi, on doit procéder à des restructurations.

Ginette – Quelle misère… Vous verrez que bientôt, les Chinois vont prendre des participations dans le capital du Vatican.

Félicien – Il faut dire que plus personne ne vient à la messe à Beaucon.

Robert – Malgré tout le mal que tu t’es donné pour repeupler la paroisse.

Ginette – Robert… Respecte au moins la religion…

Robert – Lui, ce n’est pas les pains qu’il multiplie, c’est les bâtards…

Honoré – Plus de mairie, plus d’école, plus d’église… Il ne nous reste plus que le Café du Commerce.

Robert – Et pour combien de temps ?

Charlie – Vous n’allez pas fermer, au moins ?

Ginette – Moi ça ne me dérangerait pas de vendre. Si on trouvait un repreneur…

Félicien – Allez, vous n’allez pas partir vous aussi… Qu’est-ce que vous feriez, Ginette, si vous n’aviez plus ce café ?

Ginette – Je commencerai par prendre des vacances, tiens. Vous n’allez pas le croire, mais je n’ai jamais vu la mer.

Robert – Autant attendre que la mer arrive jusqu’ici avec la fonte de la calotte glaciaire. Parce qu’avant de trouver un repreneur…

Charlie – Un pigeon, tu veux dire.

Robert – Qui pourrait bien acheter un bistrot dans un coin pareil ? On n’a plus aucun client…

Honoré – Les derniers agriculteurs consanguins et alcooliques qui restaient dans le coin, ils les ont remplacés par des drones pilotés depuis la Seine Saint Denis.

Ginette – Il faudrait pouvoir attirer quelques touristes, au moins à la belle saison.

Charlie – Mais qu’est-ce qui pourrait bien attirer les touristes dans un trou pareil ? Il n’y a rien strictement à visiter dans un rayon 100 kilomètres à la ronde.

Honoré – C’est sûr que pour se reposer, c’est l’endroit idéal.

Robert – Ouais… En attendant le repos éternel…

Félicien – Des champs de patates à perte de vue. Quelques corbeaux. C’est vrai qu’il faut vraiment avoir la foi pour rester dans le coin…

Charlie – Des champs de patates avec des corbeaux… On dirait le titre d’un tableau de Van Gogh…

Ginette – Si au moins Van Gogh était venu se suicider ici, ça nous aurait fait un peu de publicité.

Robert – Ça c’est une idée, remarquez. Si on en venait à légaliser le suicide assisté en France, sûr que Beaucon-la-Chapelle serait en pôle position pour l’implantation de la première officine.

Charlie – C’est vrai que si les dépressifs de la France entière affluaient ici pour se suicider en masse, ça pourrait redonner un peu de vie à notre charmante commune…

Félicien – Allons, mes enfants, gardons la foi. Dieu finira bien par nous venir en aide…

Robert – En attendant, c’est ma tournée. On va boire un coup pour oublier que le monde entier, même Dieu, nous a abandonnés au milieu d’un océan de patates… Tiens Ginette, sort une bouteille de mousseux.

Honoré regarde sa montre à gousset.

Félicien – Bon, mais vite fait, alors.

Honoré – Ouh la… Il est déjà cette heure-là.

Robert – Pourquoi, vous êtes surbookés à ce point, tous les deux ?

Ginette ouvre un placard et pousse un cri en voyant Jean-Claude recroquevillé à l’intérieur.

Ginette – Oh, non… Un jour, j’aurai une crise cardiaque…

Honoré – Ça lui arrive souvent ?

Ginette – Depuis qu’il est tout petit, iI a la manie de se cacher dans les endroits les plus inattendus.

Robert – Une fois, on l’a même retrouvé dans la machine à laver. Mais maintenant, il est trop grand…

Ginette – Je ne m’y ferai jamais… Sors de là, toi !

Jean-Claude sort du placard. Il a tout de l’idiot du village. Il est supposé avoir dans les dix-huit ans (mais peut aussi être joué par un adulte plus âgé habillé en plus jeune voire en garçonnet, ce qui accentuera son côté demeuré).

Jean-Claude (à Robert-) – Bonjour Tonton.

Robert répond par un hochement de tête.

Charlie – Bonjour Jean-Claude.

Honoré – Il ne s’arrange pas, ton cousin…

Félicien – Je croyais que c’était ton neveu.

Ginette – C’est un peu compliqué. Moi-même je m’y perds un peu…

Ginette sort une bouteille de mousseux et la met dans un seau à glace.

Charlie – Ah oui… Ça expliquerait son léger retard mental…

Robert – Comme je suis aussi son parrain, disons que c’est mon filleul.

Ginette – Enfin, on l’appelle Jean-Claude, c’est plus simple.

Charlie – Ou JC, c’est plus court.

Félicien – Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux leur appartient.

Honoré – Le dernier jeune qui reste au village…

Charlie – C’est sûr qu’il a l’air d’avoir une lourde hérédité…

Robert – Selon une légende dont j’ai découvert l’existence récemment, ce serait le descendant de Jeanne d’Arc en ligne directe…

Félicien – Je lui ai quand même fait faire sa communion, l’année dernière, au cas où…

Ginette – Maintenant que le certificat d’étude n’existe plus, c’est sûrement le seul diplôme qu’il décrochera dans sa vie…

Charlie – Selon une étude d’un sociologue du CNRS, les Jean-Claude qui sont nés après l’an 2000 ont seulement une chance sur cent d’avoir le bac avec mention.

Honoré – Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant, mon grand ?

Félicien – S’il s’en va aussi, je n’aurai même plus d’enfant de chœur…

Robert – Et maintenant que tu n’as plus de paroissiennes sous la main…

Jean-Claude – Je voudrais monter à Paris pour me présenter au concours.

Honoré – Au concours ? Quel concours ?

Charlie – Sciences Po ? L’ENA ?

Honoré – Peut-être qu’il veut devenir facteur, comme son père.

Félicien – Son père était facteur ?

Robert – Pourquoi ? Tu croyais qu’il était curé ?

Ginette – Non, il s’est mis en tête de participer à la sélection des candidats pour une émission de téléréalité.

Charlie – Quelle émission ?

Robert – La France a un Incroyable Talent.

Félicien – Non ?

Honoré – Mais quel talent il pourrait bien avoir, cet abruti ?

Ginette – Il est contorsionniste. Enfin c’est ce qu’il dit.

Robert – C’est vrai qu’un jour, les éboueurs l’ont retrouvé endormi dans une poubelle jaune. Pour un peu, il partait directement au recyclage dans la benne à ordures.

Ginette – Peut-être que ses parents voulaient se débarrasser des encombrants…

Jean-Claude s’éloigne un peu pour jouer aux fléchettes avec un certain manque d’habileté qui pourrait même être dangereux pour les autres. Honoré finit son verre.

Honoré – Bon, je crois que le mousseux, ce sera pour une autre fois… J’ai une affaire urgente à régler à la mairie.

Robert – Urgente ?

Honoré – Il faut que je réponde à ce courrier.

Charlie – Ah oui… L’OPA lancée par Beaucon-les-deux-Églises sur Beaucon-la-Chapelle…

Félicien – Je vous accompagne, Monsieur le Maire. Moi aussi, il faut que j’aille prêcher pour ma chapelle…

Le maire et le curé s’en vont. Ginette montre la bouteille de mousseux à Charlie.

Ginette – Un petit coup de mousseux ?

Ce dernier fait signe qu’il y renonce aussi.

Charlie – Merci, vraiment. Et puis il n’est même pas encore midi…

Ginette – Bon, je la garde au frais, alors. Pour une grande occasion…

Robert dirige son regard vers l’entrée du café, visiblement surpris.

Robert – Je me demande si ce jour n’est pas déjà arrivé…

Wendy et Laurence entrent. Leur look très bobos parisiens contraste totalement avec celui des habitants du cru. Wendy, genre star dépressive, se cache derrière des lunettes noires. Laurence est habillée de façon élégante mais un peu plus sobre et moins féminine. Laurence se montrera aussi volontairement positive et enthousiaste, que Wendy est pessimiste voire suicidaire. Wendy jette un regard autour d’elle.

Wendy – On se croirait dans le prégénérique d’un épisode de La Quatrième Dimension…

Laurence – Tu veux t’asseoir cinq minutes ?

Wendy ne répond pas mais se laisse choir sur une chaise.

Laurence – Bonjour Messieurs… Madame… Excusez-moi d’interrompre votre petite réunion, mais … je peux vous poser une question…

Ginette – Oui…?

Laurence – On est où, ici, exactement ?

Blanc.

Robert – Exactement ? Eh bien chère Madame, vous êtes très précisément à Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Ah oui, c’est…

Charlie – Au milieu de nulle part…

Laurence jette un regard à l’écran de son smartphone.

Laurence – En tout cas, je n’ai pas ça sur mon GPS…

Ginette – C’est un petit coin tranquille…

Laurence – C’est clair… Je pensais qu’on était à… En fait je crois qu’on s’est un peu perdues…

Charlie – C’est assez rare que quelqu’un arrive ici de son plein gré, vous savez…

Laurence lance un regard un peu effaré autour d’elle, notamment en direction de Jean-Claude, qui joue toujours aux fléchettes avec un certain manque de talent.

Robert – Je vous sers quelque chose ?

Laurence – Euh… Oui, pourquoi pas ? Wendy, tu veux boire quelque chose… (Wendy ne répond pas) On va prendre deux cocas. Sans glace, s’il vous plaît.

Ginette – Ça tombe bien, je n’ai pas encore rebranché le congélo. Avec le temps qu’il fait…

Robert – Oui, le printemps n’est pas très en avance, cette année.

Charlie – L’année dernière, ici, il est arrivé vers le 15 août, et après on est passé directement à l’automne.

Ginette leur sert deux cocas.

Robert (s’efforçant d’être aimable) – Vous êtes en vacances dans la région ?

Laurence – Oui… Enfin, disons que… On fait un petit break, plutôt… (Plus bas en aparté) Mon amie a eu… un petit coup de fatigue. On avait besoin de couper un peu les ponts…

Charlie – Dans ce cas, vous êtes bien tombées…

Ginette – Beaucon-la-Chapelle, c’est le lieu parfait pour se reposer un peu…

Charlie – Il faut dire qu’on n’a pas beaucoup de tentations…

Laurence – Oui, c’est… C’est charmant, hein Wendy ?

Wendy – Mmm… C’est le bon endroit pour finir ses jours…

Ginette – Oui, on a beaucoup de retraités, par ici…

Wendy – En fait, je voulais plutôt dire le bon endroit pour mettre fin à ses jours…

Un ange passe.

Ginette – Vous envisagez de vous installer à la campagne ?

Laurence – On n’a pas encore eu beaucoup le temps d’y penser mais… Pourquoi pas… C’est vrai qu’on ressent ici une forme de sérénité… Un peu comme dans une église…

Wendy – Oui… Ou un cimetière.

Robert – Nous n’avons qu’une chapelle, mais vous verrez, elle a été entièrement refaite à neuf. On dirait qu’elle a été construite hier…

Laurence – La vie à Paris, c’est tellement stressant… Parfois on se demande si on ne serait pas mieux dans un petit village loin de tout…

Wendy – C’est sûr que là on est loin de tout… On ne sait même pas où on est…

Wendy avale plusieurs cachets et prend une gorgée de Coca pour faire passer le tout.

Laurence – Tu sais ce qu’a dit le médecin ? Pas plus d’un cachet à la fois.

Wendy – Tu as raison… D’ailleurs, je crois que je vais aller vomir…

Charlie – Oui, ça m’a fait ça, moi aussi, la première que je suis arrivé ici… Et après on s’y fait, vous verrez…

Ginette, inquiète pour son carrelage, lui montre le chemin des toilettes.

Ginette – Par ici, je vous en prie…

Wendy sort. Laurence a l’air un peu gênée.

Laurence – Ça doit être le changement d’air…

Robert – C’est vrai qu’ici, on respire mieux qu’à Paris.

Laurence – Oui, nos poumons sont plutôt habitués au monoxyde de carbone. Il doit y avoir un temps d’adaptation…

Elle éternue.

Charlie – Ou alors c’est les pesticides dont ils bombardent les champs de patates. Quand on n’est pas habitué…

Laurence – Des pesticides ?

Charlie – Ah si vous avez l’occasion d’assister à ça, vous verrez, c’est spectaculaire. C’est une des rares attractions qui existent dans le coin. Quand les hélicos débarquent pour larguer leurs produits Monsanto, avec la musique à fond, on se croirait dans Apocalypse Now…

Laurence – Et ce n’est pas nocif ?

Charlie – Ils disent que non, mais… Je me demande si pour Jean-Claude, ce ne serait pas un peu à cause de ça aussi… En plus de la consanguinité, évidemment…

Robert lui lance un regard furibard. On entend à côté un bruit de vomissement bruyant. Léger embarras.

Robert – Et vous faites quoi, dans la vie, à Paris ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Laurence – Je suis journaliste.

Robert – Journaliste ? Non ?

Ginette – Et vous allez faire un reportage sur la région ?

Laurence – On est en vacances, mais bon, qui sait ? Si je trouve un sujet intéressant… En fait, j’envisage plutôt d’écrire un livre…

Robert – Ah oui, un livre, c’est bien aussi…

Ginette – Nous avons un maire qui écrit des livres également.

Laurence – Tiens donc…

Robert – Enfin lui, c’est plutôt des livres d’histoire.

Ginette – Et votre dame ? Enfin, je veux dire, votre amie ? Elle est journaliste aussi ?

Laurence – Pas exactement… C’est une productrice de télévision. (Sur un ton confidentiel) WC Productions, c’est elle…

Ginette – WC ?

Laurence – Vous ne connaissez pas Wendy Crawford ? Ce sont ses initiales…

Robert – Alors elle travaille à la télé ?

Laurence – Vous connaissez l’émission La France a un Incroyable Talent, quand même ?

Ginette – Un Incroyable Talent, vous plaisantez ? Si on connaît ?

Laurence – Eh bien c’est elle ! C’est la productrice de l’émission.

Jean-Claude – Un Incroyable Talent ?

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude, dont on avait oublié la présence. Mais il ne dit rien d’autre.

Laurence – Ça fait déjà dix ans que ce programme est à l’antenne. C’est une grosse pression, évidemment. Elle a fait un burn out.

Ginette – Un burn out…? C’est quoi ça ? Une brûlure au troisième degré ?

Robert – Un accident de barbecue ?

Charlie – Du temps où le certificat d’étude existait encore, on appelait ça une dépression nerveuse.

Laurence – En fait, la chaîne a décidé d’arrêter l’émission. Si elle ne veut pas mettre la clef sous la porte, Wendy doit leur proposer quelque chose de plus moderne. Malheureusement, sa dernière émission n’a pas tellement marché…

Robert – Ah oui…

Laurence – Sans parler de cet accident de sous-marin, dans la Mer Baltique… J’imagine que vous en avez entendu parler…

Robert – Oui je… Peut-être bien…

Laurence – C’était un nouveau concept d’émission… On avait réuni dans un sous-marin jaune une brochette de célébrités des années 70 souffrant toutes de claustrophobie, pour leur permettre de faire face à leurs angoisses et de les surmonter.

Ginette – Je crois avoir lu quelque chose là dessus chez le coiffeur.

Laurence – Hélas, le pilote du sous-marin était un ancien pilote de ligne un peu dépressif, et c’est lui qui n’a pas réussi à refaire surface…

Ginette – C’est terrible… Enfin, qu’est-ce que vous voulez, c’est la fatalité…

Charlie (avec emphase) – La grandeur de l’homme libre est d’accepter son destin, sans croire en sa fatalité.

Laurence – Vous êtes professeur ?

Charlie – Oui… Professeur des écoles… Mais là je suis en disponibilité…

Laurence – Bref, WC est dans la merde. Alors j’ai décidé de la mettre au vert pendant un moment, pour éviter qu’elle pète une canalisation…

Nouveau bruit de vomissement.

Charlie – J’espère au moins qu’elle va tirer la chasse.

Laurence – Peut-être qu’en s’éloignant un peu de Paris, elle trouvera son nouveau concept d’émission. Mais pour l’instant, elle a plutôt envie de tout plaquer, et de repartir à zéro.

Robert – Je comprends ça… Nous aussi, parfois, on aimerait bien repartir à Zéro.

Charlie – Mais comme on est déjà à zéro depuis longtemps. On aimerait juste repartir d’ici…

Laurence – En fait, j’ai le projet écrire un biopic.

Robert – Un biopic ?

Laurence – Sur WC. Pour raconter sa vie… C’est passionnant, vous savez, la vie d’une productrice de télé. Alors si on trouvait un endroit tranquille où se poser pendant quelques mois, loin du tumulte parisien…

Ginette – Ah ici vous pouvez être tranquille. Question mobile et internet, on est dans une zone blanche…

Charlie – Parfois, on se demande même si on n’est pas dans un trou noir…

Laurence – Ou une maison de campagne à acheter, pourquoi pas… Histoire de s’enraciner un peu.

Ginette – Vous verrez, ici, on prend vite racine… Et après on ne peut plus en repartir…

Jean-Claude – Je vous montre comment je peux me cacher dans un frigo ?

Ginette (sur un ton de reproche) – Jean-Claude…

Moment de flottement.

Laurence – C’est vraiment spécial, ici, hein ? Je n’ai jamais rien vu d’aussi…

Robert – Authentique.

Laurence – Ce n’est pas le mot que je cherchais, mais…

Robert – Pourquoi ne pas vous installer dans notre village pour quelques jours… ou même plus ?

Laurence – Vous faites hôtel, aussi ?

Robert – On peut toujours s’arranger….

Ginette et Charlie le regardent avec un air étonné. Wendy revient.

Laurence – Tu entends ça, Wendy ? Monsieur propose de nous louer une chambre au Café du Commerce. Qu’est-ce que tu en penses ?

Wendy – Ça me donne envie de retourner vomir…

Ginette – Qui sait, vous finirez peut-être par le racheter, ce bistrot…

Laurence – Ce café est à vendre ? Wendy, tu entends ça ? Ce serait cocasse, non ?

Wendy – Au moins, on ne serait pas dérangés par les clients…

Robert – Tout de suite, là, c’est un peu calme. Mais les touristes ne vont pas tarder à débarquer…

Ginette – C’est bientôt la haute saison…

Laurence (étonnée) – Au mois de mars ? À cause de…?

Robert (ne sachant pas quoi répondre) – C’est à dire que… au printemps…

Charlie – Les champs de pommes de terre sont en fleurs. C’est très romantique, vous verrez…

Laurence – Les pommes de terre… Comme c’est curieux… Tu entends ça, Wendy ?

Wendy – Je ne savais même pas que les patates faisaient des fleurs. Mais si tu veux un bouquet pour ton anniversaire…

Charlie – Ou même un parfum, pourquoi pas ? Patate de Givenchy. Il faut avouer que ce serait original.

Laurence – C’est vrai, on pense aux tulipes, en Hollande, mais les pommes de terre…

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Mais alors la saison ne doit pas durer très longtemps, dites donc…

Ginette – Ça dépend des variété de patates.

Robert – En fait, ça fleurit un peu toute l’année.

Charlie – Surtout les patates transgéniques, qui sont la spécialité de Beaucon.

Ginette – Non, on ne peut pas dire qu’on ait vraiment une basse saison.

Jean-Claude approche.

Jean-Claude – J’arrive aussi à tenir dans une poubelle, vous voulez voir ?

Ginette – Voyons, Jean-Claude… Tu vois bien que tu embêtes la dame… Si tu allais t’entraîner dehors, hein ? Justement, je viens de la sortir, la poubelle.

Robert met Jean-Claude dehors.

Ginette – Excusez-le… Il est un peu simplet.

Robert – C’est une belle affaire, vous savez.

Laurence – Wendy a raison… C’est un peu mort, non ?

Charlie – C’est vrai que depuis qu’ils ont fait l’autoroute et la déviation…

Ginette – C’est parce que c’est l’heure de la sieste.

Wendy – Il n’est même pas encore midi… Ils font la sieste de bonne heure par ici…

Ginette – En tout cas, vous seriez venues il y a une heure, c’était le coup de feu…

Robert – Sinon, vous pouvez en faire une maison de campagne, pour recevoir vos amis de Paris. Il y a beau logement juste au dessus.

Laurence – Dans un authentique bistrot, c’est vrai que ce serait tordant, non ?

Wendy – Vous avez quelque chose de fort.

Ginette – Vous voulez goûtez une spécialité du pays ?

Robert – Ici, c’est l’alcool de pomme de terre.

Charlie – Croyez-moi, la première fois, c’est une expérience unique.

Robert – Comme l’amour.

Charlie – Et comme l’amour, ça rend parfois aveugle…

Wendy – Je crois que je me laisser tenter.

Robert la sert.

Laurence – Avec tes cachets, tu ne devrais pas…

Wendy – Il faut bien mourir de quelque chose…

Robert – Ça vous dit ?

Charlie – La recette a été inventée par un moine défroqué qui aurait dépucelé Jeanne d’Arc au fond d’une grange lors de son passage dans notre charmante commune en 1429.

Robert – La première tournée est offerte par la maison…

Ils vident leurs verres.

Laurence – Ah, oui, c’est du brutal…

Wendy – On sent bien le goût de la pomme de terre.

Charlie – Oui, quand ça ne vous tue pas tout de suite, ça file la patate.

Robert – Rien que des produits naturels.

Charlie – 100% bio… Biochimique, en tout cas…

Ginette les ressert.

Ginette – La deuxième tournée est offerte par l’Office de Tourisme de Beaucon-la-Chapelle.

Robert – Avec ça, croyez-moi, plus besoin de cachets.

Wendy – C’est sûr que pour se suicider, ça doit être beaucoup plus rapide.

Robert – Mais attention, c’est entièrement légal.

Charlie – C’est le maire qui distille cet élixir dans sa cave avec son alambic clandestin.

Honoré – Et ce divin breuvage est béni une fois par an par notre curé. Un Saint Homme…

Jean-Claude revient, l’air abruti, et couvert de détritus.

Jean-Claude – Je n’ai pas réussi à rentrer dans la poubelle, Tonton. Elle est déjà pleine.

Robert – Non mais il est con, celui-là…

Wendy – Il veut peut-être boire un coup de cette potion magique, lui aussi ?

Ginette – Pas question. Lui, il est tombé dedans quand il était petit.

Robert – Allez, retourne jouer dehors, toi. Tu vois bien qu’on discute !

Jean-Claude (désappointé) – Je m’en fous, un jour j’irai à Paris…

À la surprise de tous, Jean-Claude, désappointé, se met à entonner un couplet de la célèbre chanson de Charles Aznavour « Je m’voyais déjà », tout en esquissant quelques pas de danse façon music-hall :

Rien que sous mes pieds de sentir la scène

De voir devant moi un public assis j’ai le coeur battant

On m’a pas aidé, je n’ai pas eu d’veine

mais au fond de moi je suis sûr au moins que j’ai du talent…

Jean-Claude repart. Les autres ne commentent pas, pensant peut-être à une hallucination dû à l’alcool de pomme de terre.

Ginette – C’est une belle région, vous savez.

Robert (avec un regard appuyé à Laurence) – Qui ne dévoile pas ses charmes tout de suite, comme une belle femme.

Ginette – Et puis cafetier, c’est un beau métier. Le contact avec la clientèle, tout ça.

Roger (à Wendy) – Ça égaierait sûrement une dépressive comme vous, plutôt que de rester dans son coin à ruminer.

Laurence – C’est un peu dingue, mais ça pourrait être marrant, non ? Toi qui voulais changer de vie…

Wendy – Oui enfin… Tant qu’à faire, je parlais plutôt de changer pour une vie meilleure…

Tout le monde commence à être passablement bourré.

Ginette – Allez, je vous fais visiter le logement du dessus. Vous allez voir, c’est très coquet…

Charlie – Et très pratique. Zéro transport. Vous n’avez qu’à descendre l’escalier pour aller au boulot. Ça vous changera du RER.

Ginette entraîne Laurence et Wendy vers l’escalier qui monte à l’étage.

Ginette – Après vous, je vous en prie…

Robert – Attention, l’escalier est un peu raide.

Wendy (titubant) – Je crois que moi aussi, je suis un peu raide.

Elles sortent.

Robert – Là, c’est le Bon Dieu qui les envoie…

Charlie – C’est vrai que ça tient du miracle.

Robert – Et je crois qu’elles ne sont pas insensibles à la magie du lieu.

Charlie – Ou alors c’est l’effet de l’alcool de pomme de terre. Moi aussi, une fois, ça m’a donné des hallucinations.

Robert – Il faut absolument les retenir ici pour cette nuit.

Charlie – Bon allez, je te laisse. Je vais me changer…

Robert – Tu as raison, on a intérêt à faire bonne impression.

Charlie sort. Honoré et Félicien reviennent.

Honoré – C’est qui, ces deux charmantes jeunes femmes que j’ai vu entrer dans ton établissement ?

Félicien – Et qu’est-ce que tu en as fait ?

Robert – Des gens de Paris. Ginette leur fait visiter l’appartement du dessus.

Honoré – De Paris ?

Robert – Il y en a une qui est journaliste, et l’autre qui bosse pour la télé ! Vous vous rendez compte ?

Félicien – Et qu’est-ce qu’elles font là haut ?

Robert – Si elles s’installaient ici, elles pourraient faire de Beaucon-la-Chapelle ce que la Princesse de Monaco a fait avec Saint-Rémy-de-Provence ! La capitale de Boboland !

Honoré – Tu crois ?

Robert – En attendant, j’essaie de leur refourguer mon café.

Félicien – Ah oui, ça ce n’est pas gagné, quand même…

Honoré – Tu penses vraiment qu’elles pourraient avoir envie de s’installer ici ?

Robert – Celle qui bosse dans la téléréalité a l’air complètement à l’ouest, dans le genre dépressive. Et l’autre c’est pareil, mais c’est le contraire.

Félicien – Comment ça, c’est pareil mais c’est le contraire ?

Robert – Ben elle est complètement à la masse, comme l’autre, mais elle trouve tout formidable ! Même Beaucon-la-Chapelle ! Vous imaginez ?

Félicien – Mais comment elles ont fait pour atterrir ici ?

Robert – C’est le Bon Dieu qui nous les envoie, je vous dis. J’en ai presque retrouvé la foi ! Elles cherchent un coin tranquille pour se refaire une santé mentale et écrire leurs mémoires.

Honoré – Tranquille ? Ah oui, elles ne pouvaient pas mieux tomber. Alors tu crois vraiment que…

Un individu masqué en costume de Zorro pénètre alors dans le bistrot, un pistolet à la main (on apprendra peu après que c’est Jean-Claude).
Jean-Claude – Haut les mains. C’est un hold up.

Robert – Oh putain, il ne manquait plus que ça…

Honoré – Un hold-up, maintenant…

Félicien – Décidément, il s’en passe des trucs à Beaucon depuis ce matin…

Honoré – Et toi qui leur as dit que c’était un petit coin tranquille.

Robert – Qu’est-ce qu’il branle ce guignol ? Il va tout faire foirer.

Jean-Claude – Les biftons, et plus vite que ça…

Robert – Tout de suite, mon petit gars, ne t’énerve pas…

Robert se penche sous le comptoir, sort un fusil et le braque sur l’homme qui le met en joue avec un revolver.

Félicien – Ah… Bataille !

Jean-Claude – Eh, ne déconne pas ! Le mien c’est un jouet.

Robert – Je sais, c’est moi qui te l’ai offert pour ta première communion, imbécile ! Avec ta panoplie de Zorro et ta montre de plongée.

L’individu ôte son masque de Zorro. C’est Jean-Claude. Robert range son fusil.

Honoré – Non mais quel crétin…

Robert – Les bobos ne vont pas tarder à redescendre, qu’est-ce qu’on va faire de cet abruti ?

Jean-Claude – Je voulais juste un peu de tune pour prendre le train et me présenter au concours à Paris

Félicien – Au concours ?

Jean-Claude – Un Incroyable Talent…

Félicien – Il faudrait peut-être appeler la gendarmerie, non ?

Honoré – Ou l’asile psychiatrique…

Robert – On n’a pas le temps. Et puis on ne va pas effrayer ces dames avec l’arrivée de la maréchaussée…

Robert montre à Jean-Claude le congélo.

Robert – Rentre là-dedans toi !

Jean-Claude – Là-dedans ?

Robert – Tu es contorsionniste ou pas ?

Jean-Claude – Oui, mais…

Robert – Ça va sûrement beaucoup impressionner la dame de la télé que tu puisses te cacher dans un congélateur…

Jean-Claude – Tu crois ?

Robert – Tu veux participer à cette émission, oui ou non ?

Jean-Claude – Bon d’accord…

Félicien – Il n’est pas contrariant, au moins…

Honoré – Oui… Ça m’étonne moins maintenant que ses parents aient réussi à le faire entrer dans une poubelle jaune…

Jean-Claude entre dans le congélo.

Robert – Ne vous inquiétez pas, il est débranché. On y met les eskimos en été, mais ce n’est pas encore la saison.

Ginette redescend avec Laurence et Wendy. Robert s’empresse de refermer le couvercle du congélateur.

Robert – Mesdames, je vous présente Monsieur le Maire, qui tenait à vous souhaiter personnellement la bienvenue dans notre charmante commune…

Laurence – Monsieur… Très honorée.

Honoré – Ah ! C’est amusant parce que justement, je me prénomme Honoré…

Laurence – Ah, oui…

Robert – Et voici notre curé, qui…

Félicien – Ma sœur…

Robert – Qui passait par là.

Robert – Alors, ça vous plaît, ce petit nid d’amour ?

Laurence – Oui, c’est…

Wendy – Comment vous dites déjà ?

Ginette – C’est coquet.

Laurence – C’est ça… C’est coquet. Hein Laurence ?

Wendy – Oui, c’est… C’est tout à fait le mot…

Moment de flottement.

Robert – Ça doit vous changer de Paris, évidemment.

Laurence – D’un autre côté, puisque tu cherches un nouveau concept de téléréalité… Un petit séjour ici, ça te permettrait de renouer avec la France profonde.

Wendy – C’est sûr que là… Plus profond, il faut une pelle… Pour creuser sa tombe soi-même…

Ginette – Il y a quelques travaux de rafraîchissement à prévoir, bien sûr, mais…

Laurence – On peut réfléchir, hein Wendy ?

Wendy – C’est ça, on va réfléchir… En attendant, il faut qu’on trouve un endroit pour dormir… Je tombe de sommeil, moi…

Laurence – Vous savez s’il y a un hôtel, dans le coin ? Parce qu’ici, quand même…

Wendy – Comme vous disiez, il y a quelques travaux à prévoir… Comme l’installation d’une salle de bain, par exemple…

Honoré – Hélas… Pour l’instant, nous n’avons qu’un hôtel de ville… et quelques chambres d’hôtes. Mais je me ferai un plaisir de…

Félicien – Pour une nuit ou deux, je peux vous offrir l’hospitalité au presbytère.

Laurence – Au presbytère…? Qu’est-ce que c’est ça ?

Félicien – Je suis le modeste berger de ce troupeau de pauvres pécheurs.

Laurence – Un berger qui garde des pécheurs ?

Wendy – Monsieur essaie de t’expliquer qu’il est ecclésiastique…

Laurence – Curé, bien sûr ! Vous me l’avez dit tout à l’heure… Mais comme vous n’êtes pas habillé en…

Félicien – Ah… L’habit ne fait pas le moine…

Laurence – Mais c’est très galant de votre part… Enfin, je veux dire… Un presbytère… C’est génial, non ?

Wendy – Oui. Passer la nuit dans un presbytère, c’est sûrement un truc qu’une femme doit faire au moins une fois dans sa vie…

Félicien – Mais c’est tout naturel. Simple charité chrétienne.

Laurence – Et puis chez un curé, qu’est-ce qu’on risque ?

Robert – Ça… C’est vous qui voyez…

Honoré – Bon, alors c’est arrangé comme ça. Vous verrez, vous ne serez pas déçues…

Félicien – Si vous voulez bien me suivre…

Laurence et Wendy suivent Félicien. Et ils s’apprêtent à sortir tous les trois. Ils croisent Charlie qui revient, habillé en femme. Laurence ne le reconnaît pas. Wendy le regarde avec méfiance.

Laurence – Madame…

Charlie (à Wendy) – On dirait que l’air du coin vous a fait déjà du bien…

Wendy (à Laurence) – Tu es sûre qu’ils ne nous emmènent pas dans le motel de Psychose, plutôt ?

Ils sortent.

Robert – Une journaliste et une productrice de télé ! C’est inespéré !

Honoré – Tu crois vraiment que ces deux bobos vont acheter un bistrot en faillite à Beaucon-la-Chapelle ?

Ginette – C’est très courant les gens du show biz qui rachètent un bistrot pour en faire la cantine du show-biz.

Charlie – Depardieu a même acheté une boucherie.

Honoré – Sans parler de ceux qui s’installent à la campagne pour retrouver leurs racines paysannes…

Ginette – Jean Reno fait son huile d’olive. Et Depardieu son vin de pays.

Charlie – Mais bizarrement, on ne connaît aucune vedette qui cultive des patates transgéniques.

Ginette – Ce serait une première…

Robert – Bon, tu as raison, elles ne vont pas acheter ce bistrot pourri. Mais elles travaillent pour la presse et pour la télé ! Elles pourraient parler de notre village et le faire un peu connaître.

Honoré – Je ne vois pas trop ce qui pourrait les intéresser ici…

Ginette – On va bien trouver. Il y a des tas de village en France qui n’ont aucun charme particulier, mais qui sont connus pour quelque chose…

Honoré – Ah ouais ?

Robert – Tiens, Bethléem ou Colombey-les-deux-Églises, par exemple !

Honoré – Colombey-les-deux-Églises, ils avaient De Gaulle…

Ginette – Et à Bethléem, Jésus Christ.

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle, on n’a que Jean-Claude…

Robert – L’important, c’est de trouver un moyen pour qu’on parle de nous ! Ça attirerait un peu de monde.

Ginette – Au moins, les gens sauraient où on se trouve sur la carte.

Charlie – Et il ne serait plus question qu’on se fasse annexer par le bourg d’à côté !

Honoré – On garderait notre maire, notre instituteur, notre curé…

Ginette – Et nous on récupérerait quelques clients !

Robert – Dans l’immédiat, ce qu’il faudrait, c’est trouver une idée pour les retenir ici.

Ginette – Au moins momentanément…

Charlie – Le temps de les convaincre que l’endroit le plus animé de Beaucon-la- Chapelle, ce n’est pas le cimetière une fois par an à la Toussaint…

Honoré – Oui… Il faudrait pouvoir attirer du monde pour mettre un peu d’ambiance… Mais comment ?

Ils réfléchissent.

Robert – Un happy hour ?

Charlie – Il n’y a pas un client à 20 kilomètres à la ronde… Qui ferait 40 bornes aller-retour pour boire un deuxième verre d’alcool de pomme de terre à l’œil ?

Charlie – S’il arrive à survivre au premier…

Ginette – Bon, ben je vous laisse réfléchir… Je vais faire mes courses, moi… Si on doit avoir du monde, il faut que je réapprovisionne… Et ce n’est pas la porte à côté…

Ginette s’en va. Félicien revient.

Honoré – Alors ?

Félicien – Je les ai laissées dans le jacuzzi…

Robert – Je croyais que c’était un bassin d’agrément…

Félicien – En tout cas, elles ont l’air de se plaire…

Honoré – De là à ce qu’elles s’installent ici, il ne faut pas rêver, non plus.

Robert – On a déjà les médias, il ne reste plus qu’à trouver quelque chose pour faire parler de Beaucon…

Félicien – On pourrait organiser une kermesse ?

Robert – Putain, avec ça… Et pourquoi pas une procession, aussi ?

Charlie – Non, ce qu’il faudrait, c’est un bon fait divers bien croustillant.

Honoré – Tu as raison ! Ça, ça pourrait attirer du monde si les journaux en parlaient.

Charlie – C’est vrai… Le port où a coulé le Costa Concordia ne désemplit pas depuis le naufrage. C’est devenu un véritable lieu de pèlerinage !

Robert – Ouais, mais il y a peu de chance qu’un paquebot vienne s’échouer à Beaucon…

Charlie – Aucune chance pour un crash aérien non plus. Même les avions ne survolent pas Beaucon-la-Chapelle.

Félicien – Sauf les avions qui déversent des pesticides sur les champs de patates.

Charlie – Et aucun pilote de ligne n’est assez déprimé pour venir s’écraser volontairement ici…

Honoré – Non, il faut voir les choses en face… Nous on est plutôt dans la catégorie film à petit budget. Il faudrait quelque chose de moins grandiose, mais de très insolite…

Félicien – Un accident…

Robert – Ou même un crime épouvantable…

Félicien – On ne va pas tuer quelqu’un, et le découper en morceau, juste pour faire venir du monde à Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – On vient d’échapper à un hold up, c’est peut-être une piste.

Charlie – Un gogol armé d’un pistolet en plastoc et d’un masque de Zorro… J’ai peur que ça ne suffise pas pour faire la une des journaux nationaux…

Ils entendent des coups.

Robert – Merde, on a oublié Jean-Claude dans le congélo…

Robert ouvre la porte du congélateur et aide Jean-Claude à en sortir.

Jean-Claude – Alors ? J’étais comment ?

Robert – Bien, très bien…

Charlie – Heureusement que le congélo n’était pas branché.

Honoré – Ouais…

Robert – Nom de Dieu ! Ça me donne une idée !

Félicien – Tu me fais peur…

Robert – Vous pensez à ce que je pense ?

Charlie – C’est vrai qu’un cadavre retrouvé dans un congélateur…

Honoré – Ah oui, un congélo, c’est bien ça… Et puis ça reste dans nos moyens…

Félicien – Pour faire venir les touristes, un cadavre dans le congélateur d’un bistrot de pays… Vous êtes sûr que c’est vraiment vendeur ?

Charlie – Il suffit d’inventer une belle histoire autour.

Robert – Je vois déjà le gros titre du journal.

Honoré – Dramatique accident à Beaucon-la-Chapelle : Fan de l’émission Un Incroyable Talent, il meurt congelé en s’entraînant pour le concours !

Robert – Ça plairait à nos bobos qui travaillent pour la télé, ça !

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude.

Jean-Claude – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Félicien – Mais enfin, vous n’y pensez pas ! On ne va pas sacrifier ce pauvre innocent, simplement pour faire un peu de pub pour notre village…

Robert – Non, mais il ne serait pas vraiment mort. Enfin pas complètement.

Félicien – Comment ça, pas complètement ?

Robert – Jean-Claude, ça te dirait de devenir célèbre ?

Jean-Claude – Célèbre, Tonton ? Tu veux dire, passer à la télé, tout ça ?

Robert – Ouais… Peut-être même dans Ouest France ou Le Dauphiné libéré.

Jean-Claude – Et qu’est-ce que je dois faire ?

Honoré – Trois fois rien…

Charlie – Juste d’être mort.

Jean-Claude – Ah non, mais moi, je veux être connu de mon vivant !

Robert – Bon, tu préfères ça ou qu’on appelle les flics ? Attaque à main armée, tu sais dans les combien ça va chercher, ça ?

Jean-Claude – Non, combien ?

Robert – Je n’en sais rien, mais ce n’est pas la question.

Honoré – Et puis tu ne seras pas vraiment mort.

Robert – On ne mettra pas le congélo à fond.

Jean-Claude semble hésiter.

Jean-Claude – Et tu me donneras un peu d’argent pour acheter mon billet de train pour Paris ?

Robert – C’est promis Jean-Claude. Tu as confiance en ton parrain, oui ou non ?

Jean-Claude – D’accord… Mais je n’ai pas bien compris. Je serai mort pendant combien de temps ?

Honoré – Tu seras mort au début.

Robert – Mais après, non.

Jean-Claude – Comme Jésus alors, hein Monsieur le Curé ?

Félicien – C’est ça… Comme Jésus…

Charlie – Tout va bien se passer, tu verras…

Honoré – Et à la fin, tu ressusciteras, comme Jésus.

Charlie – On va tout filmer, et on mettra ça sur You Tube, ça va être mortel.

Félicien – Tu vas faire le buzz mon frère. Ça va être viral !

Robert – Jean-Claude, c’est le moment de nous montrer à tous ton incroyable talent…

Jean-Claude – Bon, d’accord…

Jean-Claude rentre à nouveau dans le congélateur. Charlie filme avec son téléphone portable. Robert rebranche le congélateur.

Félicien – Vous allez vraiment le brancher ?

Robert – Ne t’inquiète pas, on va le mettre au minimum. Il sera seulement en légère hypothermie, pour que ce soit plus crédible.

Honoré – Juste un peu givré, ça ne le changera pas beaucoup…

Robert – Je vais le mettre sur deux…

Félicien – Et si il meurt vraiment ? Vous y avez pensé ? C’est toi qui seras accusé de meurtre, Robert ! C’est ton congélo, quand même !

Honoré – Mais il ne va pas mourir ! Au pire il s’en sortira avec un gros rhume.

Charlie – Un ou deux doigts gelés au maximum. Comme ces alpinistes qui partent à la conquête de l’Himalaya. Quand on veut être un héros, il faut savoir faire des sacrifices…

Félicien – Oui enfin là, il s’agit simplement de rester enfermé dans un congélo…

Charlie – Entre nous, pour ce qu’il fait de ses doigts… Si on lui en coupe deux ou trois, il lui en restera bien assez pour se les mettre dans le nez…

Robert – C’est juste le temps de faire un peu de foin autour de ça et faire parler de notre village dans les médias.

Charlie – Mais les flics, ils vont bien voir qu’il n’est pas mort !

Robert – C’est vrai que là, c’est peut-être le point faible de notre plan.

Honoré – Les flics ? Tu les connais ! Avec un petit verre dans le nez, ils prendraient ta femme pour Miss France…

Robert lance à Honoré un regard menaçant.

Robert – Je ne sais pas comment je dois le prendre…

Charlie – Il veut dire qu’à jeun, ils la prendraient pour Miss Monde.

Robert – On mettra quelques glaçons par dessus, pour que ce soit plus crédible…

Jean-Claude ressort la tête du congélateur.

Jean-Claude – Ça va, je suis bien coiffé ?

Robert – Mais oui, ne t’inquiète pas.

Jean-Claude – Et mon T shirt, ça va ?

Charlie continue à filmer.

Robert – Allez, rentre dans ta boîte, toi. Ginette ne va pas tarder à rentrer…

Jean-Claude – Il ne fait pas très chaud là dedans.

Robert – C’est un congélateur, abruti !

Jean-Claude – Et il n’y a pas beaucoup de lumière…

Félicien – Je me suis toujours demandé si quand on fermait la porte d’un frigo, la lumière s’éteignait vraiment.

Charlie – Vous feriez mieux de vous demander s’il y a vraiment une vie après la mort…

Honoré – En tout cas, là, on aura un témoin oculaire… Enfin si on arrive à le décongeler…

Robert – Au pire, la journaliste pourra toujours faire un article là-dessus…

Charlie – J’entends déjà Jean-Pierre Pernaud au journal de 13 heures : Vous vous êtes toujours demandé si la lumière s’éteignait vraiment quand vous fermez la porte de votre congélo ? Un courageux habitant de Beaucon-la-Chapelle a accepté de se prêter à une curieuse expérience pour apporter une réponse définitive à cette angoissante question…

Jean-Claude – Le journal de 13 heures ? Ok, j’y retourne…

Jean-Claude rentre dans le congélateur. Robert prend le seau à glaçon et en déverse le contenu dans le congélateur.

Félicien – Vous allez le laisser combien de temps, là dedans.

Honoré – Une nuit, ça suffira.

Robert – On va laisser Ginette en dehors de ça, et c’est elle qui le découvrira demain matin. Ce sera plus crédible. Elle est très mauvaise comédienne…

Honoré – Ne t’inquiète pas Félicien. Tu vois bien, s’il y a un problème, il peut sortir tout seul…

Honoré – Bon, maintenant vous feriez mieux d’y aller avant que Ginette revienne. Je ne suis pas sûr que vous soyez très bons comédiens vous non plus…

Ils sortent tous. Ginette revient avec les courses, qu’elle commence à ranger.

Ginette – Je vais m’occuper des eskimos avant qu’ils fondent… (Elle met les glaces dans le congélateur sans voir Jean-Claude) Il faut que je rebranche le congélo… Ah, Robert y a déjà pensé… Mais il ne l’a pas mis assez fort… Je vais le mettre à 10… (Elle referme la porte du congélateur et pose dessus un sac de patates qu’elle a ramené) Bon, je m’occuperai des frites demain matin, je suis crevée, moi…

Elle s’apprête à partir, mais jette un dernier regard vers le congélo.

Ginette – C’est marrant, je me suis toujours demandé si la lumière du congélo s’éteignait vraiment quand on fermait la porte… Enfin…

Elle éteint la lumière et s’en va. On entend des coups dans le congélateur.

Noir. Ellipse de la nuit. Possible entracte.

Acte 2

Lumière. Ginette arrive en baillant, et met le bistrot en route, comme tous les matins. Elle prend le sac de patates sur le congélo et commence à en éplucher quelques unes en frites.

Ginette – Des frites, des frites, des frites…

Robert arrive.

Robert – Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ?

Elle lui lance un regard interloqué.

Ginette – Ça ne va pas, tu es malade ?

Robert – Si, si, tout va très bien. Qu’est-ce que tu fais ?

Ginette – Ben tu vois, j’épluche des patates.

Robert – Ah oui…

Ginette – Je vais mettre des frites à congeler. On en aura pour tout l’été…

Robert – Tu veux que je t’aide à les éplucher ?

Ginette le regarde à nouveau avec un air soupçonneux.

Robert – Comme ça tu pourras préparer le breakfast des parisiennes…

Robert se met à éplucher les patates. Ginette le regarde avec stupéfaction.

Ginette – Tu es sûr que ça va ?

Robert – Ben oui, pourquoi ?

Ginette – Je ne sais pas… C’est la première fois que je te vois éplucher des patates.

Robert (avec un regard vers la porte) – Tiens, les voilà justement…

Ginette – Un breakfast… Et pourquoi pas un brunch, aussi…

Laurence et Wendy arrivent.

Robert – Bonjour Mesdames ! Alors ? Bien dormi ?

Laurence – Comme une souche !

Wendy ne répond pas, mais la nuit n’a pas l’air de lui avoir beaucoup profité.

Robert – Je vous l’avais dit, vous finirez par prendre racine.

Wendy – En attendant, je vais prendre un thé citron.

Laurence – La même chose pour moi.

Ginette – Je vous fais ça tout de suite…

Ginette prépare le thé.

Laurence – Vous avez des croissants ?

Ginette – Ah non… Mais je peux vous faire des frites, si vous voulez. Elles sont toutes fraîches…

Wendy – Merci, ça ira…

Ginette – Deux thés citron, ça roule… Mais je vous préviens, on n’a pas de citron.

Laurence – Du moment que l’eau est chaude, ce sera parfait…

Robert – Ne vous inquiétez pas… De toute façon, ici, on la fait toujours bouillir… C’est plus prudent…

Ginette – Pendant que l’eau chauffe, je vais voir si mon congélo est assez froid pour que je puisse surgeler mes patates…

Robert affiche un sourire idiot.

Robert – Asseyez-vous, je vous en prie. Ça ne va pas tarder…

Les deux parisiennes s’asseyent à une table.

Wendy (en aparté à Laurence) – Tu as raison, on ne va pas s’attarder ici… C’est typique, mais bon… Ils ont l’air un peu dégénérés, tous autant qu’ils sont…

Laurence – C’est vrai que quand le curé est venu nous rejoindre hier soir dans le jacuzzi, c’était un peu spécial…

Wendy – Si encore il avait mis un maillot de bain…

Robert continue d’éplucher ses patates.

Robert – Je crois que ça va être une belle journée.

Elles sourient poliment.

Wendy – Regarde-le, celui-là, avec son grand couteau, en train couper ses patates transgenre…

Laurence – Transgénique, tu veux dire.

Wendy – On se demande combien de clients de passage il a déjà égorgés avec… Comment ça s’appelle déjà, ce bistrot ? L’auberge Rouge ?

Laurence (riant nerveusement) – Arrête, tu vas finir par me faire peur…

Wendy – Je me demande où ils planquent les corps…

Laurence – Dans la cave, peut-être…

Wendy – Ou dans le congélateur.

Elles étouffent un rire nerveux.

Laurence – Allez… On avale notre thé, et on s’en va…

Laurence sursaute en entendant le cri que pousse Ginette en ouvrant le congélateur.

Ginette – Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Robert (feignant la surprise) – Qu’est-ce qui se passe ?

Ginette – Il y a un macchabée dans le congélo !

Robert – Quoi ?

Laurence lance un regard effaré à Wendy.

Robert (jouant mal la surprise) – Un macchabée ? Mais c’est qui ?

Ginette – Je ne sais pas… Je n’ai pas osé regarder ! J’ai juste aperçu deux yeux qui me regardaient fixement à travers les glaçons !

Charlie arrive.

Charlie – Qu’est-ce qui se passe ?

Robert – Ginette vient de trouver un cadavre dans le congélo !

Charlie – Pas possible ! Quelqu’un qu’on connaît ?

Robert – On ne sait pas encore…

Charlie filme avec son portable.

Laurence – C’est des dingues… Allez viens, on s’en va…

Wendy – Ah non, attends un peu ! Maintenant que ça commence à être intéressant…

Ginette – Il faut prévenir la police…

Robert – Quelle histoire…

Wendy – Je pourrais avoir mon thé, après ?

Robert – Je m’en occupe tout de suite… The tea must go on…

Ginette décroche le téléphone.

Ginette – Oui, le commissariat ? Il faut venir tout de suite. Il y a de la viande froide dans le congélo. Non, pas un bébé, vous pensez bien que je ne vous dérangerais pas pour si peu.

Robert sert le thé.

Robert – Un nuage de lait ?

Ginette – Oui, à Beaucon-la-Chapelle. Où c’est…? Disons, au kilomètre 22 entre Beaucon-les-deux-Églises et Beauchamp-la-Fontaine… Merci, on vous attend…

Robert – Alors ?

Ginette – Ils envoient tout de suite deux spécialistes de la police scientifique…

Laurence – La police scientifique ? On se croirait dans une mauvaise série télé à la française…

Charlie – Pourquoi est-ce que cette expression sonne comme un pléonasme…?

Wendy – Les Experts à Beaucon-la-Chapelle… Forcément, ça sonne moins bien que Les Experts à Miami…

Laurence – En tout cas, je crois qu’on va bientôt parler de ce bled dans le canard local…

Wendy – Comme disait Andy Warhol : tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité…

Honoré et Félicien arrivent.

Honoré – Alors Mesdames, tout se passe bien ?

Charlie – On vient de trouver un cadavre dans le congélateur.

Félicien – Un cadavre ? Tu veux dire un cadavre humain ?

Charlie – Ben oui, pas un cadavre de bœuf réparti en steaks hachés surgelés.

Ginette ouvre à nouveau la porte du congélateur.

Ginette – Regardez ! Il a laissé une lettre sur la porte du congélo, à l’intérieur…

Félicien – Une lettre ?

Robert – Non ?

Ginette – Enfin, c’est plutôt un message gravé sur la glace. Un lettre d’adieux, peut-être…

Honoré – Alors ce serait un suicide ?

Charlie – À ma connaissance, ce serait la première fois que quelqu’un se suicide en s’enfermant volontairement dans un congélateur.

Honoré – Oui… Dans un sauna, c’est déjà arrivé, je crois, mais dans un congélo…

Charlie s’approche du congélateur.

Charlie – Ou alors, il a laissé ce message pour désigner à la police le nom de son assassin…

Honoré – Non…

Robert (à Ginette) – Eh ben lis !

Ginette – C’est bourré de fautes d’orthographe…

Charlie – C’est curieux… Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?

Ginette – J’ai du mal à comprendre le début…

Félicien – L’instituteur saura peut-être mieux déchiffrer ces gribouillis, il a l’habitude.

Charlie regarde dans le congélateur.

Charlie – C’est curieux… Cette écriture m’est étrangement familière…

Robert – Alors ?

Charlie – Attendez que je regarde… Ah oui, ça y est : Robert m’a tué…? (Consternation de tous les autres, qui regardent Robert) Non, je déconne…

Ginette – Allons, Monsieur l’instituteur, ce n’est pas le moment de plaisanter.

Charlie – Voyons voir… (Lisant) J’ai un incroyable talent… mais je commence à me les geler.

Tous se regardent, consternés. On entend un bruit de retors d’hélicoptère.

Félicien – Qu’est-ce que c’est que ça ? Habituellement, Monsanto ne bombarde pas en cette saison ?

Ramirez et Sanchez, les deux flics, arrivent. Ils ont plutôt l’air de ploucs que de policiers d’élite. Ramirez, le commissaire, peut ressembler vaguement à Columbo.

Robert – Ah, voilà la police scientifique…

Ginette – Eh ben, ils sont rapides.

Charlie – C’est les forces spéciales. Ils ont dû les parachuter…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici l’inspecteur Sanchez. On est venus en hélico, pour aller plus vite, mais on a eu du mal à le trouver, votre foutu bled.

Sanchez – De là haut, pour se repérer, on a suivi la route. Mais elle s’arrête au beau milieu d’un champ de patates.

Honoré – Ah oui, c’est l’ancienne route nationale. Elle a été déclassifiée en chemin vicinal il y a quelques années quand ils ont construit l’autoroute.

Robert – Ce qui a fait beaucoup de tort aux commerces de Beaucon, croyez-moi.

Ramirez – Des commerces ? Quels commerces ?

Sanchez – On ne savait même pas qu’il y avait encore des gens qui habitaient ici.

Félicien – Avant guerre, on avait encore une épicerie… Enfin, c’est ce qu’on dit…

Honoré – Maintenant, on va une fois par mois chez Carrefour et on met tout au congélateur.

Ramirez – Ah, justement… Alors ce congélateur ?

Sanchez – Where is the body ? Comme disent nos collègues américains…

Robert – C’est par là, mais vous avez bien le temps de prendre un petit remontant avant, non ?

Ginette – Parce que je vous préviens, ce n’est pas beau à voir…

Ramirez – Je ne sais pas si… À ce point-là ?

Honoré – Il est dans le congélo ! Il ne risque pas de s’abîmer…

Ramirez – Dans ce cas… Allez, un petit alors. Pour nous donner un peu de coeur à l’ouvrage, pas vrai Sanchez ?

Robert – Mesdames, ça vous tente ? Pour remplacer le citron dans votre thé ?

Wendy – Pourquoi pas…

Laurence – Au point où on en est.

Robert verse une dose dans chacune des tasses et repart. Laurence regarde sa tasse.

Laurence – Tu as vu ? Le thé est devenu transparent comme de l’eau.

Wendy – Ah oui…

Laurence – C’est peut-être toxique.

Wendy – On alors, c’est qu’ils ont oublié de mettre le thé dans l’eau chaude.

Laurence – En tout cas, l’eau s’est remise à bouillir…

Elles échangent un regard inquiet.

Ramirez – Ce n’est pas mauvais…

Sanchez – En tout cas, on le sent bien passer.

Ramirez – Ça réveille…

Sanchez – Je vois un peu trouble, c’est normal ?

Charlie – Ne vous inquiétez pas, en général, c’est passager.

Félicien – On a rapporté quelques cas de cécité permanente, mais c’est extrêmement rare.

Sanchez – Ah oui, c’est plutôt une drogue dure, dites donc.

Ramirez – Enfin, tant que ça reste légal…

Sanchez – Ça dégage bien les bronches, aussi.

Ramirez – Ce n’est pas inflammable, au moins ?

Charlie – Je connais un cracheur de feu qui utilisait ça à la place du super sans plomb parce que c’était moins cher.

Honoré – Moi-même j’en mets parfois un peu dans mon Quatre Quatre et je n’ai pas remarqué que ça marchait moins bien.

Ramirez – En effet… Je n’ai jamais bu de Diesel, mais je crois que ça doit avoir un goût similaire.

Félicien – C’est vrai que si on buvait du Destop après ça, on aurait sûrement l’impression de boire de l’eau bénite.

Ils finissent tous leurs verres.

Ramirez – Bon, alors ce cadavre humain ?

Robert – Par ici Commissaire, je vous en prie…

Ramirez – Allez-y, Sanchez. Vous savez que moi, je supporte très mal de voir un mort. (Aux autres) Je crois que si j’arrête ce métier un jour, ce sera à cause de ça…

Robert ouvre la porte du congélateur. L’instituteur filme.

Sanchez – Ah oui, dites donc, il est dur comme du bois.

Honoré – Pardon ?

Sanchez – Venez voir, Chef.

Ramirez – Non, non, je vous fais confiance.

Robert, Honoré et Félicien s’approchent pour vérifier.

Félicien – Nom de Dieu, il est vraiment congelé…

Ramirez – Vous avez l’air surpris, mon Père… Pourtant, vous, vous avez l’habitude d’en voir, des macchabées…

Robert – Je ne comprends pas ! Je l’avais mis au minimum…

Consternation de Robert, Honoré, Félicien et Charlie.

Ginette – C’est moi qui l’ai mis sur dix hier soir. Pour congeler les frites, ce matin…

Sanchez – Et si c’était une affaire de bébés congelés, chef ?

Ramirez – C’est un bébé ?

Sanchez – Non. Ça a plutôt l’air d’être un homme d’une vingtaine d’années…

Ramirez – Eh ben alors ?

Sanchez – Il a peut-être survécu jusqu’à cet âge-là en mangeant ce qu’il y avait dans le congélo. Et quand il n’y a plus rien eu il est mort de faim ?

Ramirez – C’est une piste intéressante, Sanchez… Qu’est-ce qu’il y avait dans ce congélo ?

Ginette – Rien. Il est resté débranché tout l’hiver…

Ramirez – Je vois…

Sanchez – Chef, je crois qu’il a aussi essayé de dessiner quelque chose sur le couvercle.

Ramirez – Non ? Là il faut quand même que je vois ça…

Ramirez s’approche.

Ramirez – Ah oui, dites donc… C’est la Grotte de Lascaux, là dedans… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Sanchez – Je ne sais pas… On dirait des hiéroglyphes…

Ramirez – Prenez tout ça en photo, Sanchez. Et refermez la porte avant que ça fonde. On fera analyser ça par un égyptologue.

Sanchez – Pour quoi faire Chef ?

Ramirez – Pour cerner la personnalité de la victime.

Sanchez – Généralement, on cherche plutôt à cerner la personnalité de l’assassin…

Ramirez – Ne commencez pas à m’embrouiller, Sanchez. Vous voulez m’apprendre mon métier ?

Sanchez – Mais pas du tout, Chef. Je prends ça en photo tout de suite…

Ramirez – On demandera au labo une datation au carbone 14. Quand on saura quand il est mort, on pourra faire des hypothèses sur les circonstances du décès…

Robert – Vous nous soupçonnez, Commissaire ?

Ramirez – C’est quand même chez vous qu’on a retrouvé le corps.

Ginette – Mais c’est nous qui avons appelé la police !

Ramirez – Si vous saviez le nombre d’assassins qui appellent eux-mêmes la police après avoir commis leur crime, vous seriez surpris.

Honoré – Et à votre avis, Commissaire, la mort remonte à combien de temps ?

Ramirez – Le problème, avec les surgelés, c’est que c’est toujours difficile à dire. Ce type peut être là depuis hier comme depuis six mille ans.

Sanchez – J’espère que vous avez tous un bon alibi entre le Jurassique et le Crétacé…

Ginette – Puisque je vous dis que ce congélateur n’est branché que depuis hier soir…

Sanchez – Qu’est-ce qu’on fait, patron, on le sort du congélo ?

Ramirez – Pour l’instant il est bien là… Vous savez, avec les surgelés, il faut éviter toute rupture dans la chaîne du froid…

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Qu’est-ce qui vous prend, Sanchez ?

Sanchez – Quoi Patron ?

Ramirez – Jusqu’à maintenant, vous m’appeliez Chef. Pourquoi est-ce que vous vous mettez à m’appeler Patron. Je n’aime pas beaucoup ces familiarités.

Sanchez – Pardon Chef, vous avez raison.

Ramirez – On n’est pas dans un épisode de Navarro, Sanchez. Nous représentons l’élite de la Police : la police scientifique !

Sanchez se met au garde-à-vous.

Sanchez – Chef, oui Chef !

Ramirez – Repos.

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Fouillez-moi plutôt ce taudis… (En aparté) Et n’hésitez pas à foutre un maximum de bordel même si ce n’est pas nécessaire, ça impressionne toujours les suspects.

Sanchez – Bien, Chef.

Sanchez commence à fouiller le café en remuant un maximum de choses et en faisant un maximum de bruit.

Ramirez (à Ginette) – Alors comme ça, chère Madame, vous êtes la dernière personne a avoir vu la victime vivante ?

Ginette – Euh… non. Je suis la première à l’avoir vu morte.

Ramirez – Oui, c’est aussi ce que je voulais dire. Donc c’est vous qui avez découvert le corps. Ce qui fait de vous le suspect numéro un.

Robert – Mais enfin, Commissaire !

Ramirez – Vous, je vous conseille de la fermer. Vous l’ouvrirez quand on vous le demandera, d’accord ?

Sanchez – Chef, je crois que j’ai trouvé l’arme du crime.

Il sort de derrière le comptoir le pistolet en plastique que Robert a confisqué à Jean-Claude.

Ramirez – C’est un jouet, Sanchez. Vous voyez bien.

Sanchez – Vous avez raison, chef… Et puis la victime n’est pas morte par balle…

Ramirez – Ça, ce sera à l’autopsie de le confirmer. On a très bien pu le tuer avec ce revolver et le mettre ensuite au frais dans le congélateur.

Sanchez – Mais vous disiez vous même que c’était un pistolet en plastique…

Ramirez – Ne recommencez pas à m’embrouiller, Sanchez. (Il se fige comme en proie à une vision) Je viens d’avoir un flash… Et il me semble que cette affaire est beaucoup plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

Sanchez – Pour moi, elle avait l’air déjà assez compliquée…

Charlie – Méfiez-vous, Commissaire, pour le flash, c’est peut-être un effet de l’alcool de patate…

Sanchez continue à fouiller.

Sanchez – Sinon, on a ça, aussi.

Il sort le fusil de chasse.

Ramirez – C’est à vous, ce fusil ?

Robert – Quoi, c’est interdit de chasser ?

Ramirez – Non… Mais c’est louche. Qui vole un oeuf, vole un boeuf. Qui tue un sanglier, est un meurtrier. Il y a un logement, au dessus ?

Robert – Oui.

Ramirez – Venez, Sanchez, on va jeter un coup d’œil là-haut… (Avec un regard vers les deux parisiennes) Ce bistrot m’a tout l’air d’être un hôtel de passe…

Sanchez – En attendant, personne ne bouge d’ici, d’accord ?

Ramirez – Vous la mère maquerelle, vous passez devant.

Ginette – Si vous voulez bien me suivre, Commissaire…

Ramirez désigne du menton les deux parisiennes.

Ramirez (à Sanchez) – On interrogera les deux putes tout à l’heure.

Laurence et Wendy échangent un regard consterné. Les deux policiers sortent avec Ginette. Robert, Honoré et Charlie sont emmerdés. Ils en oublient la présence des deux parisiennes qui depuis un bon moment assistent à tout ça sans rien dire.

Robert – Il ne manquait plus que ça… Maintenant, on a un mort sur les bras.

Honoré – On ? Moi je n’ai rien fait !

Robert – Quoi ? Mais on était tous d’accord !

Charlie – C’est vrai que c’était plutôt ton idée, Robert…

Stupéfaction de Wendy et Laurence.

Laurence – Mais alors vous êtes au courant ?

Wendy – Vous êtes tous complices !

Laurence – Complices d’un crime…

Les autres se tournent vers elles, pris en faute.

Honoré – Non mais… Ce n’est pas du tout ce que vous croyez…

Charlie – C’est vrai que les apparences sont trompeuses…

Félicien – Et que vous avez pu mal interpréter nos propos…

Honoré – Mais c’est tout au plus un homicide involontaire.

Robert – Pour ne pas dire un accident de travail.

Laurence – C’est vous qui avez mis ce type dans ce congélo, oui ou non ?

Charlie – C’est un peu plus compliqué que ça…

Robert – C’était juste pour mettre un peu d’ambiance.

Honoré – Pour vous montrer qu’il se passait aussi des choses à Beaucon-la-Chapelle.

Charlie – Pour que vous ayez matière à écrire un petit article sur nous.

Félicien – En fait, c’était plutôt pour vous rendre service, quoi.

Honoré – Malheureusement, les choses ont mal tourné.

Laurence – C’est des dingues, je te dis…

Robert – Mais vous n’allez pas nous dénoncer à la police, hein ?

Laurence – Viens, Wendy, on s’en va…

Elles se lèvent pour partir. Les flics redescendent alors avec Ginette.

Ramirez – Personne ne sort d’ici sans mon autorisation.

Les deux parisiennes se rasseyent.

Ramirez – Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Oui, c’est coquet…

Ramirez – Je ne vous parle pas de la déco, abruti ! Je vous parle de notre enquête !

Sanchez – Ah pardon… Ce que j’en pense, Patron… Franchement…

Ramirez – Je vois… Il va encore falloir que je trouve moi-même la clef de cette énigme, en m’en fiant à mon seul instinct.

Ramirez se tourne vers les autres et perçoit le malaise.

Ramirez – Et mon instinct me dit que tous ces abrutis ont tous de bonnes têtes de coupables. Croyez-en mon expérience, Sanchez.

Sanchez – Vous avez raison, Chef. Je dirais même plus : des têtes d’assassins…

Félicien – Mais enfin, Messieurs, je vous en prie ! Vous parlez à un ministre du culte.

Ramirez – Ne vous laissez pas impressionner, Sanchez. Le ministre du culte est à la hiérarchie catholique ce que le maréchal des logis est à la hiérarchie militaire : un titre ronflant pour désigner un simple sous-off du bas clergé.

Honoré – Enfin Commissaire, je suis, en ce qui me concerne, le premier magistrat de cette commune.

Sanchez – C’est ça. Et moi je suis un gardien de la paix. Pourquoi pas Casque Bleu, aussi ?

Ramirez (à tous les autres) – Bon assez rigolé. Si vous avez quelque chose à me dire, bande de ploucs, c’est maintenant.

Robert – Eh bien…

Honoré – C’est-à-dire que…

Charlie – Non, je ne vois pas…

Sanchez – Je pencherai pour le curé, Patron. On lui donnerait le Bon Dieu sans conviction, mais il a une belle tête de maquereau…

Ramirez – Très bien, puisque personne ne veut se mettre à table, on va procéder à la reconnaissance du corps. Ça vous rafraîchira peut-être les idées…

Il ouvre le couvercle du congélo.

Ginette – Attendez, je vais retirer les frites…

Ramirez (à Robert) – Viens un peu par ici, toi. Tu reconnais la victime, oui ou non ?

Robert – Avec la couche de glace qu’il a sur le visage, comment savoir ?

Sanchez – On ne va pas attendre le dégel, non plus…

Ramirez aperçoit les deux parisiennes.

Ramirez – Bon, alors on va procéder autrement… C’est qui, ces deux pouffes ?

Sanchez – Vous êtes proxénète à vos heures perdues, c’est ça ? Pour arrondir vos fins de mois.

Robert – Ce sont des touristes de passage dans la région, Commissaire.

Ramirez – Des touristes ? À qui tu voudrais faire avaler ça ? Les derniers touristes qu’on a vu dans le coin, c’était des allemands. Ils portaient des uniformes, et ils sont repartis d’eux-mêmes au bout d’une semaine tellement ils étaient déprimés.

Sanchez – Cette affaire est de plus en plus louche, chef.

Ginette – Ce qui est sûr c’est qu’avant l’arrivée de ces deux bonnes femmes, ici, c’était un petit village sans histoire.

Charlie – Et on pourrait presque dire sans géographie.

Laurence – Alors vous, vous ne manquez pas de culot !

Ramirez – Vous, les deux putes, amenez un peu votre cul par ici.

Laurence s’approche, suivie de Wendy. Ramirez force Laurence à mettre la tête dans le congélo.

Ramirez – Alors vous non plus, vous ne connaissez pas la victime ?

Laurence – Quelle horreur !

Wendy regarde aussi.

Wendy – C’est vrai que son visage me dit quelque chose…

Sanchez – Ça doit être quelqu’un du coin, Chef. Il a l’air un peu demeuré. Et puis on n’arrive pas dans un trou pareil par hasard.

Ramirez considère à nouveau les deux parisiennes.

Ramirez – Des touristes…

Robert – Je vous assure, Commissaire. Elles viennent de Paris. Il y en a une qui travaille pour la presse et l’autre pour la télé.

Ramirez – On peut très bien être une pute et travailler pour la télé. Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Moi je pencherai plutôt pour une affaire de fesse.

Ramirez (à Honoré) – C’était l’amant de ta femme, c’est ça ? C’est pour ça que tu l’as tué ?

Honoré – Je ne suis pas marié, Commissaire.

Sanchez – Dommage pour toi. Tu aurais pu plaider le crime passionnel…

Ramirez – Alors c’est toi, le cocu ?

Sanchez – C’est vrai qu’il a une belle tête de cocu.

Robert – Mais enfin pas du tout ! Enfin si, mais… C’est le curé, l’amant de ma femme !

Ramirez – Je vois… (Il se tourne vers les deux parisiennes) Et vous vous n’avez rien vu, évidemment ? Pour des journalistes, vous n’êtes pas très observatrices, dites-moi…

Laurence – En fait si… Depuis la fenêtre de l’appartement du dessus, j’ai cru voir un homme, genre Zorro, rentrer dans le café.

Sanchez – Zorro ?

Ramirez – Qu’est-ce que vous foutiez là-haut ?

Sanchez – Peut-être qu’elle se tapait le patron…

Wendy – Madame nous faisait visiter son appartement qui est à vendre.

Ramirez – Donc, vous avez vu Zorro rentrer dans le Café du Commerce… (Ironiquement) C’est peut-être lui l’assassin, hein Sanchez ? Regarde-moi voir si ce Don Diego de la Vega n’est pas déjà fiché par nos services…

Sanchez – Très bien chef… Vous pouvez me répétez le nom ?

Ramirez soupire.

Laurence – Je voulais dire un homme masqué, Commissaire.

Wendy – C’est peut-être un braquage qui a mal tourné ?

Laurence – Ils pourront toujours plaider la légitime défense.

Ramirez – Vous voulez faire l’enquête à ma place ?

Laurence – Pas du tout Commissaire.

Wendy – Même si je crois que l’enquête avancerait plus vite…

Ramirez – Bon, Sanchez, tu vas procéder à un prélèvement ADN pour identifier la victime…

Sanchez – Je m’en occupe tout de suite, Chef…

Ramirez – Il faudra aussi un prélèvement ADN de tous les suspects.

Sanchez – Pour quoi faire, Chef ?

Ramirez – À ton avis ?

Sanchez – Pour savoir qui est le père du bébé congelé qui a grandi dans ce congélo ?

Ramirez – Non, pour savoir lequel d’entre eux est Zorro, imbécile… Emmène-les à la mairie pour faire les prélèvements… et tu envoies les échantillons au labo.

Sanchez – Allez, suivez-moi…

Les deux parisiennes s’apprêtent à le suivre.

Ramirez – Non, pas vous… J’ai encore quelques questions à vous poser…

Les autres sortent.

Ramirez – Bon, maintenant que nous sommes seuls, si vous me disiez ce que vous faites vraiment dans le coin ? C’est rare que la presse soit là avant la police sur les lieux d’un crime. Surtout dans un coin pareil…

Laurence – C’est un pur hasard, Commissaire, je vous assure…

Ramirez – C’est ça, oui… Au mauvais endroit au mauvais moment… (À Wendy) Et vous vous n’avez rien d’autre à me dire ? Pour une productrice de télé, vous manquez sérieusement d’imagination. Vous travaillez pour quelle chaîne ?

Wendy – Principalement pour France Télévision…

Ramirez – Je vois… France 2, France 3, France 4, France 5… C’est vrai que l’imagination, apparemment, ce n’est pas ce qu’on demande à une productrice chez France Télévision.

Laurence – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’on lui demande, à votre avis ?

Ramirez – Ses mensurations ?

Wendy – Là c’est vous qui versez dans le cliché, Commissaire. Si je puis me permettre.

Ramirez – Ne me dites pas que vous êtes venue ici pour un casting…

Laurence – Encore que, vous savez, il y a ici une galerie de portraits. Non mais vous avez vu ces gueules d’abrutis ?

Ramirez – Oui… Remarquez, ce n’est pas faux.

Wendy – Vous-même Commissaire… On vous a déjà dit que vous aviez un physique à faire de la télévision ?

Ramirez – Vous trouvez ?

Wendy – Ah oui… Du cinéma, peut-être pas, mais de la télé… Je vous laisserai ma carte, si vous voulez.

Ramirez observe un instant les deux femmes.

Ramirez – Je peux vous demander de quelle nature sont vos rapports à toutes les deux, exactement ?

Wendy – Nos rapports ?

Ramirez – Oui enfin… Vous voyez ce que je veux dire…

Laurence – Est-ce qu’il y a… un rapport avec votre enquête ?

Ramirez – Aucun, simple curiosité malsaine…

Robert, Honoré, Charlie et Félicien reviennent, l’air embarrassé.

Ramirez – Bon allez, vous pouvez circulez, mais vous ne quittez pas le territoire de la commune jusqu’à nouvel ordre…

Wendy et Laurence s’éloignent.

Honoré – Il faudrait qu’on vous parle, Commissaire… Et en tant que Premier Magistrat de cette commune…

Ramirez – Tu peux m’épargner les préliminaires…

Honoré – On est un peu dépassés par la situation… Et après en avoir discuté entre nous, nous pensons qu’il y a certaines choses que vous devriez savoir…

Ramirez – Voyez-vous ça…

Robert – Nous savons qui est la victime.

Ramirez – Tiens donc… Alors ça vous revient maintenant.

Félicien – C’est Jean-Claude, son neveu.

Honoré – Tu veux dire son cousin.

Robert – Bref mon filleul.

Honoré – Depuis des années, il s’entraîne pour un Incroyable Talent.

Félicien – Il est contorsionniste.

Robert – Un jour on l’a retrouvé dans une valise.

Ramirez – Oui ben maintenant, il pourrait jouer dans Hibernatus.

Charlie – En fait, c’est un accident…

Ramirez – C’est vous qui l’avez mis ce congélateur oui ou non ?

Robert – Oui…

Félicien – Enfin non…

Robert – Je pensais que le congélo était débranché.

Ramirez est sceptique.

Ramirez – Si vous étiez à ma place et qu’on vous racontait une histoire pareille, qu’est-ce que vous en penseriez ?

Sanchez revient, suivi de Ginette.

Ramirez – Bon, pour l’instant, on va tous vous embarquer en hélicoptère jusqu’au poste, et vous nous expliquerez tout ça. Vous serez peut-être un peu plus bavard après quelques coups de bottin sur la tronche.

Charlie – Vous croyez vraiment qu’on va tous tenir dans cet hélico, Commissaire ?

Honoré – Sinon, vous pouvez commencer par torturer les patrons de ce café. Après tout, il s’agit de leur congélateur.

Félicien – Et de leur filleul. Somme toute, c’est une affaire de famille..

Robert – Je n’en attendais pas moins de vous, mon Père. En ce qui concerne la vôtre, de famille, les De Marsac sont curés et collabos de père en fils.

Félicien – Monsieur le Commissaire, je vous demande de faire preuve d’humanité. Laissez-moi au moins donner à ce pauvre innocent une dernière bénédiction.

Ramirez – D’accord, mais vite fait alors.

Honoré s’approche de Ramirez avec un air de conspirateur.

Honoré – En attendant, on peut peut-être s’arranger pour éviter des complications. La justice est déjà tellement surchargée…

Ramirez – De mieux en mieux… Corruption de fonctionnaire ?

Honoré – Pas du tout, Commissaire ! Puisque nous sommes tous les deux au service de la République ! Techniquement, on ne peut se corrompre entre serviteurs de l’état. Je vous propose seulement un arrangement allant dans le sens des intérêts de la Nation…

Ramirez – C’est vrai que vu comme ça… Combien ?

Honoré – Disons…

Félicien ouvre le couvercle du congélateur, et esquisse un signe de croix.

Félicien – Oh mon Dieu !

Ramirez – Quoi encore ?

Félicien – Le cadavre… Il est ressuscité…

Sanchez examine le corps décongelé.

Sanchez – Ah oui, Chef. Il a ouvert un œil…

Robert – On dirait que la glace a fondu.

Ginette – Le congélo a dû tomber en panne. Heureusement que je n’y avais pas encore mis toutes mes frites.

Ramirez – Il n’a pas l’air très frais, tout de même.

Charlie – Comme vous disiez tout à l’heure… Quand il y a une rupture dans la chaîne du froid…

Jean-Claude sort du congélateur, comme Dracula de son cercueil.

Félicien – Seigneur Dieu ! (Il se signe) On dirait Jésus Christ se levant du tombeau…

Charlie – Revu et corrigé pour une publicité Findus.

Jean-Claude – Aboule le fric, Tonton !

Sanchez – Ça ce n’est pas très catholique, en revanche…

Ginette – Quel fric ?

Robert – Je t’expliquerai, Ginette…

Ramirez – C’est plutôt à la police que vous devriez expliquer cette farce.

Honoré – Excusez-nous, Commissaire, il s’agissait simplement d’un pari stupide.

Félicien – On voulait mettre la vidéo sur You Tube.

Ramirez – Et lui ? Il était consentant ?

Sanchez (à Jean-Claude) – Vous désirez porter plainte ?

Jean-Claude – Ce que veux, c’est passer à la télé.

Charlie – Non mais vous voyez bien qu’il n’a rien, Commissaire.

Sanchez – Il a quand même l’air un peu perturbé. Il pourrait garder des séquelles…

Ginette – Ah non, mais ça, c’est son air normal, Commissaire.

Honoré – Je dirais même plutôt qu’il a l’air plus éveillé que d’habitude, non ?

Robert – Un petit alcool de patate, ça va finir de le décongeler…

Ginette sert plusieurs verres.

Charlie – Moi-même, je m’en sers comme antigel, pour le radiateur de ma voiture. C’est très efficace.

Robert donne la bouteille à Jean-Claude, qui boit au goulot.

Ramirez – Bon, on n’a plus rien à faire ici, Sanchez… S’il n’y a plus de cadavre, il n’y a plus de crime…

Ginette – Je vous en ressers un aussi, Commissaire ?

Ramirez – Ma foi, ce n’est pas de refus.

Ginette donne un verre à Ramirez qui le vide d’un trait.

Ramirez – Ah oui, c’est sûr, ça réveillerait un mort.

De fait, Jean-Claude revient à la vie. Il fait quelques pas hésitants.

Félicien – Vous vous rendez compte ? Il marche ! C’est un miracle.

Charlie – Un miracle ? Vous croyez qu’il est homologable ?

Félicien – Un cas de décongélation miraculeuse ? Je ne sais pas…

Honoré – Mais oui… Un miracle ! C’est peut-être ça qu’il nous fallait !

Robert – Comme pour Jésus Christ ! Un type qu’on croyait mort, et qui ressuscite !

Ginette – Vous croyez que ça pourrait marcher ?

Laurence – La dernière fois qu’on a fait ça, c’était il y a 2000 ans, et ça se vend toujours très bien.

Robert – Là c’est du lourd, je le sens… JC revenu d’entre les morts…

Wendy – Là ce serait plutôt revenu d’entre les steaks surgelés, mais bon…

Honoré – Vous avez raison… C’est un signe du ciel. Le coup de pouce qu’on attendait du Très haut. On va faire de Beaucon-la-Chapelle un lieu de pèlerinage…

Ginette – Qu’est-ce que vous en pensez, mon Père ?

Félicien – Mais… c’est un faux miracle, on est bien placés pour le savoir.

Robert – D’un autre côté, les vrais miracles, ça n’existe pas, non ?

Félicien regarde Jean-Claude.

Félicien – Après tout vous avez raison. C’est Dieu qui nous l’envoie. Jésus n’a-t-il pas dit : Heureux les simples d’esprit…

Honoré – On va faire de ce demeuré un Saint. Saint Jean-Claude. Et on fera de ce village un nouveau Lourdes.

Charlie – Jean-Claude. Dit JC. C’était un nom prédestiné.

Honoré – Je vois déjà la Une de Vie Catholique et de VSD : Victime des pesticides et d’un accident de congélation, il revient miraculeusement à la vie !

Félicien – Monsanto Subito !

Robert – Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Une nouvelle ère s’ouvre pour Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – Mes amis, nous vivons un moment historique.

Charlie – L’An Un après J-C.

Félicien – Pour le pèlerinage, il faudrait prévoir de lui faire ériger une statue…

Charlie – Jean-Claude sortant de son congélateur, tel Jésus Christ sortant de son tombeau ? C’est vrai que ça aurait de la gueule.

Honoré – C’est sûr que si on avait la presse avec nous…

Robert – Et la presse est là !

Félicien – Grâce à Dieu, ce village va enfin connaître une deuxième vie !

Laurence et Wendy assistent à cette agitation, un peu dépassées.

Laurence – C’est un village de dingues, je te dis… Ils sont en plein délire sectaire… Viens on se barre avant qu’ils aient l’idée d’égorger un poulet ou de faire un sacrifice humain…

Mais Wendy semble revivre elle aussi.

Wendy – Tu es folle ! Tu te rends compte ? Tu devrais faire un article là dessus !

Laurence – Tu crois ?

Wendy – Fais-moi confiance. Dans trois jours, ici, c’est la grotte de Bethléem. Et on est les premiers sur les lieux. Tu imagines les tirages de la presse, si un journaliste avait été sur place à l’époque !

Laurence – Tu as raison… C’est un truc qui n’arrive qu’une fois tous les deux mille ans. On ne peut pas passer à côté de ça…

Laurence s’approche de Jean-Claude.

Laurence – Bonjour Jean-Claude. On vous appelle déjà le messie de Beaucon-la-Chapelle. Pensez-vous fonder une nouvelle religion ?

Jean-Claude – Je pourrais passer à la télé ?

Wendy – Et comment ! Si on s’y prend bien, vous pourrez même avoir votre propre émission.

Jean-Claude – Comme Michel Drucker ?

Laurence – Peut-être même votre propre chaîne…

Le téléphone de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Inspecteur Sanchez, j’écoute… Affirmatif… D’accord, je transmets… (Il range son portable) On a le résultat des tests génétique, Chef.

Ramirez – Et alors ? On sait déjà qui est la victime. En tout cas on sait qui est son parrain.

Sanchez – Oui, mais grâce à la génétique, là on sait qui est le père…

Ginette – Le père de Jean-Claude ? Et c’est Qui ?

Sanchez – Apparemment, Monsieur le Curé…

Tous les regards se tournent vers Félicien.

Félicien – Je ne comprends pas… Ça doit être une erreur…

Ramirez – Ou un autre miracle…

Laurence soupire.

Laurence – C’est vraiment le pire village de France…

Wendy – Ça y est, moi aussi, j’ai trouvé !

Laurence – Quoi ?

Wendy – Mon nouveau concept de téléréalité !

Laurence – Bienvenue au Presbytère ?

Wendy – Le Pire Village de France ! Toutes les communes de l’hexagone pourront concourir. Et à la fin, on invitera des personnalités à passer un mois dans le bled qui aura été désigné comme le trou du cul du monde… Qu’est-ce que tu en penses ?

Laurence – Ah oui, ça pourrait cartonner encore plus que La Ferme des Célébrités.

Wendy – Alléluia ! WC Productions est sauvé de la faillite !

Laurence – Excuse-moi une minute, je crois que c’est le bon moment pour une autre interview exclusive…

Laurence s’approche de Félicien.

Laurence – On dit de vous que vous seriez le père du nouveau messie… Vous ne voulez pas vous mettre à votre compte, par hasard ?

Félicien – À mon compte ?

Wendy – Ça fait trente ans que vous travaillez pour la maison mère, le Vatican.

Félicien – Et en guise de remerciement, ils voulaient supprimer ma paroisse…

Wendy – En tant que père du messie, vous pourriez vous installer comme auto-entrepreneur…

Laurence – Et si c’est le cas, vous aurez besoin d’une bonne attachée de presse.

Jean-Claude regarde Félicien avec un air stupide.

Jean-Claude – Papa ?

Wendy – Et puis pour l’émission, lui, il va vraiment avoir besoin d’un coach…

Laurence – Vous êtes prêt à tenter l’aventure, mon Père ?

Félicien – En tout cas, ma sœur, pour vous, je suis prêt à me défroquer tout de suite.

Noir

Fin

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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www.comediatheque.com

 

Le Pire Village de France Lire la suite »

Comme un poisson dans l’air

Journal intime d’un comique ordinaire

Monologues poétiques, psychanalytiques et néanmoins humoristiques

La vie, ce n’est pas la mer à boire, mais on s’en fait souvent une montagne. De ces montagnes à l’envers que sont les gouffres les plus profonds et qui, alimentés par des cascades de rires et des torrents de larmes, en reviennent encore et toujours à la mer. Sans être philosophe, et sans s’allonger sur le divan d’un psy, à nos moments perdus, chacun d’entre nous s’interroge sur le sens de la vie. En tout cas le sens de la sienne. L’existence ordinaire d’un être qu’on voudrait moins banal. À travers ces monologues croisés qu’on appelle dialogue, nous nous posons ainsi de petites questions sans grandes réponses. Ou même de grandes questions sans un petit début de réponse. À moins que le train train quotidien ne vienne soudain à dérailler pour nous précipiter, pris de vertige, au bord du vide insondable du sens. Comme le décrit Freud dans son célèbre essai « Psychopathologie de la vie quotidienne », c’est à partir d’un simple coq à l’âne qu’un fond tourmenté peut remonter à la surface, pour laisser entrevoir entre les vagues, tel un monstre marin, un sens interdit… qui constitue l’essence tragi-comique de nos existences ordinaires.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Spectacle du Festival d’Avignon Off 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE (À LIRE OU IMPRIMER) 


COMME UN POISSON DANS L’AIR

Jean-Pierre Martinez


1 – Sans titre

2 – Richophobie

3 – Divan

4 – Les petites heures

5 – Salles obscures

6 – Auto-stop

7 – Il était une dernière fois

8 – Définition de l’amour (par défaut)

9 – La volupté de l’ennui

10 – Sur le fil

11 – Le ménage

12 – Comme avant

13 – Le remplaçant

14 – Parler du beau temps

15 – Notre père qui êtes en nous

16 – Faire tomber la neige

17 – Demi-vœux à la Nation

18 – Death Valley 

19 – Ici ou là

20 – Laissez-moi rire

21 – Retour à Ithaque


1 – Sans titre

Il y a quelqu’un ? Non… Alors vous êtes comme moi. Vous non plus, vous n’avez pas vraiment réussi à devenir quelqu’un. Etre le fils de personne, ça va encore. Certains sont même devenus très célèbres. Il y a des précédents. Mais qui se souvient encore des parents du fils de personne ? Personne. Moi, depuis que je suis arrivé au monde, on m’a toujours dit : si tu veux devenir quelqu’un, dans la vie, il ne faut pas faire n’importe quoi. Et croyez-moi, tous ceux qui m’ont dit ça, ça n’était pas n’importe qui. Alors j’ai essayé de faire quelque chose de moi. Pour devenir quelqu’un, comme eux. Mais je ne suis arrivé à rien, je le sais bien. Je n’ai jamais su quoi faire de ma peau. Je ne suis qu’un numéro, comme on dit. Un drôle de numéro, même, à ce que disent certains. Je n’ai pas dû faire ce qu’il faut. Alors je fais ce que je peux. Je fais mon numéro, justement. Je suis un comique, comme ils disent : Oh, celui-là, c’est un comique ! Est-ce qu’un comique peut vraiment devenir quelqu’un ? Pour ça, il faudrait qu’on le prenne au sérieux… Mais même moi, je n’arrive pas à me prendre au sérieux. Mon médecin, quand je vais le voir pour un arrêt de maladie, il me répète toujours : Arrêtez de jouer la comédie ! Sans parler de mon banquier qui me prend pour un clown. Est-ce que vous prêteriez de l’argent à un clown, vous ? qu’il me dit tout le temps. Surtout à taux zéro… Quand on prête à rire, on n’est pas sûr d’être remboursé, c’est sûr… C’est pour ça que les comiques finissent rarement propriétaires de leur dernière demeure. Moi non plus, je n’ai pas de chez moi. Il paraît même que j’ai l’air de ne pas savoir où j’habite. Si encore j’avais rencontré quelqu’un dans la vie. Tu devrais essayer de rencontrer quelqu’un, comme ils disent. Mais si vous croyez que c’est facile de nouer une relation sérieuse avec une personne qui ne sait même pas où elle habite. Je ne demandais pourtant pas grand chose. Pas forcément quelqu’un de… Si au moins j’avais tiré le bon numéro. Mais non. Je n’ai tiré que de sacrés numéros, croyez-moi. Aucune relation stable. Quelques intermittentes parfois. Beaucoup de faux numéros. Mais jamais le numéro complémentaire. Alors le numéro gagnant… Et maintenant, c’est trop tard, hein ? Je n’en ai plus pour longtemps, je le sais. Et je sais bien qu’après ma disparition, personne ne dira : celui-là, c’était quelqu’un. Est-ce qu’on peut même parler de disparition s’agissant d’une personne qui n’a jamais réussi à devenir quelqu’un ? Non, à mon enterrement, on dira : celui-là, c’était un comique. S’il y a quelqu’un à mon enterrement, bien sûr. Vous avez remarqué, à l’enterrement des gens célèbres, il y a toujours une foule d’anonymes, comme ils disent dans les journaux ? La foule des anonymes… Mais sur la tombe des inconnus, il n’y a jamais personne. Et surtout pas des célébrités. Ou alors, il faut être soldat sans papier, mourir au champ d’honneur, et avoir beaucoup de chance à titre posthume. Non, en temps de paix, il ne faut pas rêver. Personne ne ranimera jamais la flamme de tous les morts qui n’ont jamais réussi à devenir quelqu’un de leur vivant…

2 – Richophobie

Pardon, mais avant de commencer, je voudrais vous poser une petite question. Non mais rassurez-vous, ce n’est pas pour un sondage. Parce que j’en connais des comédiens comme moi, qui profitent du système. On le connaît tous, le truc. Ils prétendent faire un one man show, ils rameutent leurs amis dans un théâtre en leur vendant des places sur billetreduc. En réalité, ils travaillent pour un institut de sondage, et ils en profitent pour vous administrer un questionnaire interminable. Il faut bien dire que le système entretient la confusion, aussi : maintenant tous ceux qui font des petits boulots sont payés comme intermittents. Il paraît que ça coûte moins cher à la société. Ça doit être ça qu’on appelle la société du spectacle. Bref, je vous rassure, ma question est parfaitement gratuite et tout à fait désintéressée. Alors voilà. Est-ce qu’il y a des riches dans cette salle ? Personne ? Non, mais rassurez-vous, je ne suis pas non plus payé pour dénoncer au Trésor Public ceux qui auraient oublié de payer leur ISF. Non, vraiment ? Aucun riche ? Bon. Dans ce cas, je vais pouvoir vous exposer mon petit problème sans choquer personne. Alors voilà. Parfois, je me demande si je suis tout à fait normal. Tout le monde est supposé envier les riches, non ? Vous aussi, j’imagine. Et bien pour moi, je ne sais pas pourquoi, la richesse c’est un peu comme une maladie honteuse. Une maladie socialement transmissible, si vous préférez. Une saloperie qu’on attrape par des rapports non protégés avec de pauvres gens déjà atteints de cette affection. Je ne sais pas, la richesse, ça me dégoûte un peu. Oui. Les riches m’inspirent une sorte de mépris apitoyé. C’est ça qu’on appelle la condescendance, je crois. Oui, c’est ça. Je porte sur les gens riches un regard condescendant. Non mais j’ai bien conscience que c’est absolument déplacé. Ce sont les riches qui devraient me regarder de haut. Puisque je n’ai pas réussi à devenir comme eux. Tout le monde a envie de devenir riche, non ? À part ceux qui le sont déjà, évidemment. Et encore. Ceux-là ont sûrement envie d’être encore plus riches. C’est addictif, l’argent, vous savez ? Et on est toujours le pauvre de quelqu’un. Regardez, à chaque fois qu’un Président de la République est élu en France, il commence par relever le seuil de l’ISF juste au-dessus du montant supposé de son propre patrimoine. Histoire qu’on ne l’accuse pas de faire partie des gens riches, justement. La preuve que ce n’est pas si glorieux que ça. Mais j’en reviens aux riches, les vrais. Pas ceux qui ont juste atteint le seuil de la richesse, comme d’autres s’enfoncent sous le seuil de la pauvreté. Non, ceux pour lesquels il n’y a pas photo. Les millionnaires, comme on disait autrefois, du temps des anciens francs. Eh oui, à cette époque-là, c’était beaucoup plus facile d’être millionnaire, évidemment. Cent fois plus facile qu’avec les nouveaux francs. Donc presque sept cents fois plus facile que depuis le passage à l’euro. Vous vous rendez compte ? À cette époque là, on était millionnaire pour à peine plus de 150.000 euros. Vous êtes toujours sûrs qu’il n’y a aucun millionnaire dans la salle ? Même en anciens francs ? Même à crédit ? Dans ce cas, c’est que vous êtes locataires et que vous habitez dans un HLM. Parce que maintenant, si vous êtes propriétaire d’une chambre de bonne à Paris, vous êtes forcément millionnaire en anciens francs. Au prix où est le mètre carré dans la capitale. Ce n’est pas formidable, ça ? On n’a peut-être pas réussi à inverser la courbe du chômage, mais aujourd’hui, une simple bonne, propriétaire de sa chambre mansardée au septième étage sans ascenseur est virtuellement millionnaire. À condition de la revendre à un autre millionnaire pour aller prendre sa place sous les ponts, bien sûr… C’est pour ça que les millionnaires, c’est fini. Pour être riche, aujourd’hui, il faut être milliardaire. En ancien francs en tout cas. C’est l’inflation. La bulle immobilière, comme on dit. Mais les bulles, on sait bien à qui ça profite. Pendant que les pauvres se contentent d’une aspirine effervescente non remboursée par la Sécu pour faire passer leur gueule de bois, les riches s’enfilent des magnums de champagne duty free pour faire passer leur caviar. La bulle immobilière, c’est surtout le rétablissement de l’esclavage, oui. Au temps d’Autant en emporte le vent, les esclaves, au moins, ils étaient en CDI. Les Noirs travaillaient gratuitement pour un vaste domaine colonial. Les esclaves d’aujourd’hui travaillent au noir pour rembourser le crédit de leur minuscule appartement. Et pour espérer être affranchis, ils doivent payer leur vie durant deux smic par mois à leur banque… alors qu’ils n’en gagnent qu’un seul. Bon, mais où je voulais en venir, avec tout ça ? Ah oui, les riches ? Non mais franchement. Vous les enviez vraiment, vous, ces pauvres gens ? Après un déjeuner à la Tour d’Argent, pour rentrer à Neuilly, devoir remonter toute la rue du Faubourg Saint Honoré en Ferrari, alors qu’on a déjà du mal à circuler en Vélib ? Merci, très peu pour moi. D’accord, ça m’amuserait sûrement de pouvoir aller dormir dans un palace comme le Hilton à Paris. Surtout s’il porte mon nom, et que je n’ai même pas à payer la note, comme Paris Hilton. Mais bon, pour ça, à la rigueur, je peux toujours casser mon Livret A et aller passer une nuit à l’Hôtel Martinez à Cannes. Je ne suis pas si pauvre que ça, non plus. Mais après ? Non, et puis il y a un gros inconvénient à être riche, c’est qu’on ne peut plus fréquenter que des gens riches. Ben oui, quand vous êtes milliardaire, vous ne pouvez pas partir en vacances avec un pote smicard. Ça fausse les rapports, forcément. D’accord, quand vous êtes pauvres, c’est pareil. Vous êtes condamnés à rester entre vous. Mais moi je dis que les pauvres sont beaucoup plus marrants. Il y en a même de très sympas, j’en connais. Pas prétentieux, ni rien. Ok, tous les riches ne sont pas pareils, c’est vrai. Il y en a qui sont pires que les autres. Le nouveau riche, surtout, qui n’a pas encore l’habitude. La richesse, c’est un mode de vie, vous comprenez. Ça s’apprend. Alors le nouveau riche, lui, il ne sait pas. Il commet des impairs évidemment, et les autres ne se gênent pas pour le lui faire sentir. Vous vous voyez, vous, dîner à la Tour d’Argent ? On ne saurait pas comment se comporter. Vous arrivez, vous descendez de votre Ferrari, un voiturier vous tend la main pour prendre vos clefs de bagnole et aller la mettre au garage pendant que vous vous tapez la cloche avec un top model. Vous vous imaginez donner les clefs de votre Twingo à un inconnu avant d’aller vous taper le boudin à l’ardoise au bistrot du coin ? Vous auriez trop peur qu’il ne revienne jamais avec votre caisse pourrie dont vous n’avez même pas fini de payer les traites. Alors une Ferrari, vous pensez bien… Non, la richesse, ça ne s’improvise pas. Ça nécessite un apprentissage. Tandis que la pauvreté, c’est naturel. Personne n’a jamais reproché à un nouveau pauvre de manquer de tact en fréquentant pour la première fois les Restos du Cœur. On sait tout de suite quelle cuillère on doit prendre pour la soupe ou pour le Flamby, il n’y en a qu’une. Et puis les nouveaux pauvres, ça n’existe pas trop, en fait. Quand on est pauvre de naissance, on le reste toute sa vie, et pour les riches, c’est pareil. Il y a des riches qui font faillite, bien sûr. Mais un riche une fois ruiné, c’est encore un type qui a beaucoup plus d’argent que vous. Ce qui m’amène d’ailleurs à vous poser une deuxième question… Est-ce qu’il y a des pauvres dans cette salle ? Oui, je sais, si vous êtes là, c’est que vous avez pu vous payer une place de théâtre sans empiéter sur votre budget coquillettes, mais bon. Il pourrait aussi y avoir quelques invités. Non, parce que les pauvres, entre nous, il y en a des cons aussi… Pourquoi croyez-vous que les gens se traitent de pauvre con à longueur de journée ? Le pire, il me semble, c’est le pauvre militant. Le prolétaire encarté, vous voyez ? Celui qui est pauvre, fier de l’être, et qui voudrait que tout le monde le soit avec lui, par solidarité. Non parce qu’il n’y a pas de raison d’avoir honte d’être pauvre, d’accord, mais il n’y a pas non plus de quoi se vanter. On ne leur reproche pas d’être pauvres, ils n’ont rien fait pour mériter ça. Mais alors il faut être juste. Il ne faut pas reprocher aux riches d’être riches. La plupart d’entre eux n’ont rien fait non plus pour le devenir. L’idéal, évidemment, ce serait qu’il n’y ait ni pauvres ni riches. Que des gens comme nous, quoi. À l’aise, sans plus. Juste un million en dessous du seuil de l’ISF. Mais ça n’arrivera pas, si ? On a déjà essayé. En Russie ou en Chine. Ça finit toujours par quelques millions de morts, et à la fin les pauvres sont encore plus pauvres et les riches encore plus riches. Et puis surtout, ce ne serait pas juste. Les pauvres n’ont pas besoin des riches pour savoir qu’ils sont pauvres, c’est un fait. Mais les riches, eux, ils ont besoin de sentir qu’il y a des pauvres pour profiter pleinement de leur richesse. Non, vous avez raison, je devrais être plus tolérant avec les riches. Et puis on ne sait jamais. Le xénophobe, il s’en fout. Il ne risque pas de devenir étranger du jour au lendemain. À condition de ne pas trop s’éloigner de chez lui. Mais le richophobe, allez savoir. Personne n’est complètement à l’abri de devenir riche. Même les comédiens… Même quand ils travaillent du chapeau… et qu’ils sont payés au chapeau. Alors ? Vous me la montrez, la couleur de votre argent ?

3 – Divan

Je m’allonge ou…? Ok… Je ne sais pas très bien par où commencer… J’ai trouvé vos coordonnées dans l’annuaire… On peut demander à un ami si il connaît un bon dentiste pas trop cher et qui ne fait pas mal, mais… quelqu’un comme vous. Alors, j’ai consulté les pages jaunes… Et puis j’ai choisi votre nom au hasard dans la liste… Plutôt longue, la liste, hein ? Un job payé en liquide, par les temps qui courent… Il paraît qu’on n’a pas besoin de diplôme pour faire votre métier ? Qu’il suffit d’avoir été client pour se mettre à son compte… C’est vrai ? Alors moi aussi, après, si je veux… Je vais considérer que je suis en formation alors. Mais ça ne vous fout pas un peu les boules que tous vos clients deviennent des concurrents potentiels ? Vous imaginez ? Je vais voir mon boucher, je prends une tête de veau, et en sortant j’ouvre une boucherie juste en face… Ça ne risque pas d’arriver, remarquez, j’ai horreur de la viande… Même avec les œufs, j’ai du mal. Bon, j’en mange de temps en temps, mais… Il paraît que les oiseaux sont les descendants des dinosaures… Alors un œuf, c’est un peu un fœtus de dinosaure, non ? En fait, je n’ai pas choisi votre nom tout à fait par hasard… Vous étiez le dernier sur la liste… Comme votre patronyme commence par un Z… J’ai sûrement voulu réparer une injustice… C’est mon côté Zorro. Oui, j’imagine que les autres choisissent toujours le premier de la liste… Monsieur Aa, Madame Ab, ou Monsieur Bb… Je me doute de ce que vous avez dû endurer pendant vos études… Si vous en avez fait… Toujours le dernier à passer à la casserole… Moi, ça va. Je suis dans les M… Plutôt dans le peloton de queue, mais bon… Tiens, c’est marrant, moi c’est à la fin de mon nom qu’il est le Z… Mon père était espagnol… Je ne sais pas pourquoi je dis « était », parce qu’il l’est toujours… Je veux dire, vivant. Enfin, je crois… Mais est-ce qu’on peut dire qu’il est encore espagnol ? Il a été naturalisé… Naturalisé français, je veux dire… Pas empaillé… Ou congelé… C’est dingue, toutes ces bonnes femmes qui mettent leurs marmots au congélateur, non ? Entre le poisson pané et les esquimaux… Si seulement les enfants pouvaient faire la même chose avec leurs parents… Les conserver comme ça au congélo en attendant de savoir quoi en faire… Pourquoi je vous raconte tout ça, moi…? Ah, oui, le Z ! Alors il faut que je vous raconte tout depuis le début, c’est ça ? De A à Z. Ou plutôt de M à Z… Puisque pour moi ça commence à M… Je n’ai jamais aimé mon prénom… Vous avez remarqué, à la télé, dans les films ? L’abruti de service s’appelle toujours Jean-Pierre… Comme dans Ma Sorcière Bien Aimée, par exemple. Vous connaissez ? Mais si, le mari de Samantha ! Eh ben le con, dans l’affaire, c’est lui. Elle, elle rame toute la journée pour lui éviter la honte de passer pour le con qu’il est vraiment. Et elle n’a pas trop de tous ses pouvoirs magiques pour empêcher ça. Bon, elle l’aime, son Jean-Pierre, parce qu’il est gentil. Gentil, mais con. C’est l’idée qu’on se fait des Jean-Pierre, en général. Moi aussi, j’ai une fille. J’aurais dû l’appeler Tabatha. Je ne veux pas dire par là que ma femme est une sorcière. Ce serait plutôt une fée… Pour arriver à me supporter… C’est ce que ma mère lui dit toujours, d’ailleurs : Comment vous faites pour le supporter ? Elle est normande, ma mère. Comme les vaches. Alors le lait, le beurre, la crème… Qu’est-ce qu’on a pu en bouffer… Je ne digère pas, moi, le beurre. Je dois tenir ça de mon père. En Espagne, c’est plutôt l’huile d’olive. Il lui disait toujours : Pourquoi tu mets autant de crème dans la soupe ? Il aurait mieux fait de lui demander pourquoi elle ne mettait pas plus de soupe dans sa crème… C’était plus fort qu’elle, apparemment… L’atavisme… Finalement, mon père a trouvé quelqu’un d’autre pour lui servir la soupe… À la maison, maintenant, c’est moi qui cuisine. Comme ça, au moins, je sais ce que je mange. Vous ne dites rien, hein ? Mais vous n’en pensez pas moins. Vous vous demandez sûrement pourquoi je suis venu vous voir. Si je le savais, je ne serai pas venu, j’imagine. Enfin si, il y a quand même quelque chose. Comment vous dire ça ? Plus ça va… plus je me sens proche du minéral. Je ne sais pas pourquoi. Vous connaissez la formule : plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien ? Moi, plus le temps passe, plus les gens m’ennuient. Les chiens aussi, d’ailleurs. C’est avec les pierres que je me sens vraiment à l’aise… Une vie d’homme… C’est trop court, non ? Alors une vie de chien… Tandis qu’une pierre, ça ne vieillit pas… Même les arbres, ça ne me dit plus rien. Pourtant, il y en a qui ont plus de mille ans. Mais un arbre aussi ça finit par mourir. Ça peut même avoir des maladies. Et puis c’est bouffé par les vers, comme le reste. Ça finit par réintégrer la chaîne alimentaire. Une pierre, non. Personne ne mange de cailloux ! Sauf les poules, c’est vrai… Pour fabriquer la coquille de leurs œufs. Vous avez raison, on ne peut pas dire non plus que les pierres soient vraiment éternelles… Vous croyez que les dinosaures aussi bouffaient des cailloux pour fabriquer leurs œufs ? Dans ce cas, à quoi bon être une pierre ? Si c’est pour finir en coquilles vides après une omelette… Alors pourquoi j’aime les pierres, docteur ? Je veux dire Monsieur Z. Vous croyez que ça a quelque chose à voir avec mon nom ? Jean Pierre M.

4 – Les petites heures

Les petites heures, vous connaissez ? Un, deux, trois, quatre… À cinq, on serait déjà tiré d’affaire. Il suffirait de patienter un peu en écoutant la radio. Mais on se réveille, et on regarde par la fenêtre. Pas une lueur. On tend l’oreille. Pas un chant d’oiseau. Les diurnes dorment encore, les nocturnes sont déjà couchés. Aucun espoir de lendemain proche. On est au plus profond de l’obscurité, dans la contrée d’aucun homme, la nuit des dormeurs éveillés. Bien sûr, un effort suffirait pour se lever, et marcher. Mais ce serait prématuré. Presque contre nature. Voir la nuit avant d’avoir vu le jour… Alors on doit rebrousser chemin. Repasser la frontière. Revenir là où rien ne peut encore nous atteindre. Où rien ne peut nous attendre. Où personne ne peut nous entendre. L’au-delà est l’en deçà d’un éternel réversible. Je compte jusqu’à cent. À l’envers. Quatre-vingt dix-neuf, quatre-vingt dix-huit… Espérant qu’avant la fin de ce compte à rebours, j’aurai cessé de compter. Les nuits de grande insomnie, je commence à sept milliards. Six milliards neuf cent quatre-vingt dix neuf millions neuf cent quatre-vingt dix neuf mille neuf cent quatre-vingt dix neuf autres, avant que mon tour vienne dans cette vaste salle d’attente à ciel ouvert qu’est le monde des vivants. Combien de temps pour effeuiller une à une toutes ces existences qui ne sont pas la mienne, pour me reconnaître dans cette foule et trouver mon sommeil ? Une nuit pour savoir qui on est. Ce qui nous distingue des autres. Une vie pour découvrir tout ce qui n’est pas nous. Mourir. Se fondre à nouveau dans l’indistinct. Dormir. Lâcher prise. Avec la peur de se réveiller un autre. Dans une obscurité qui serait un cauchemar sans espoir de matin. Ce qui me tient en vie, qui me tient en éveil, c’est la peur de sombrer par une mauvaise nuit, dans le mauvais sommeil, la fatigue éternelle. L’insomnie est une course immobile contre le temps. Une victoire provisoire. Quatre, trois, deux, un… Suspendues entre la torpeur de la nuit et la brutalité du réveil, les petites heures égrènent le temps compté des insomniaques.

5 – Salles obscures

Vous vous demandez ce que je fais, non ? Eh ben je suis comme vous. J’attends… Qu’il se passe quelque chose… Quoi ? Je n’en sais rien moi… Si je savais… J’attends que ça s’améliore… Je pourrais me lever, et aller faire un tour en attendant, vous me direz… Vous aussi, d’ailleurs… Mais non… Je ne pense pas que ce soit très prudent… Des fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant pendant notre absence… Ok, pour l’instant, il ne se passe rien. Mais ça peut redémarrer au moment où on s’y attend le moins. Subitement… Vous savez, c’est comme quand on est au cinéma, et que le film s’arrête tout d’un coup, parce que la pellicule a fondu sous la chaleur du projecteur. La lumière se rallume et on est là comme des cons, éblouis, comme si on nous avait brutalement tiré d’un rêve. On reprend peu à peu ses esprits et on se met à attendre. À espérer que le film reparte le plus vite possible. Qu’on nous replonge dans notre coma artificiel en relançant la bobine. Et puis on se rend compte qu’on ne sait absolument pas combien de temps va durer la panne. Peut-être que c’est plus grave que ça, et que la séance va être annulée. En fait, on n’est même pas sûr qu’il y ait vraiment quelqu’un en cabine pour recoller les morceaux. Et si le projectionniste s’était barré juste après avoir lancé le film ? Au bout d’un moment, le plus courageux des spectateurs se lève pour aller voir ce qui se passe. Sous le regard admiratif de tous les autres, restés lâchement assis à attendre que quelqu’un se décide. Mais le héros ne sait pas où aller pour sauver du naufrage ses camarades d’infortune. C’est très mystérieux, une cabine de projection. Il n’y a pas de fenêtre. Juste une meurtrière pour laisser passer la lumière du projecteur. On ne sait même pas où est la porte d’accès dérobée de cette citadelle interdite. Alors le type sort de la salle, retourne jusqu’à l’entrée du cinéma et demande ce qui se passe à la caissière de garde, qui évidemment n’est pas au courant. Elle ne sait pas non plus où est le projectionniste. Apparemment, personne ne l’a jamais vu. Mais elle dit qu’elle va se renseigner. Le type revient dans la salle après cet acte de bravoure, se préparant à rendre compte et s’attendant à être applaudi pour son initiative audacieuse, malgré le résultat plus qu’incertain de sa démarche. Mais quand il ouvre la porte, il s’aperçoit que la salle est à nouveau plongée dans le noir. Le film a déjà redémarré ! Sans lui ! Il s’est fait avoir. Il se dit qu’il aurait mieux fait d’attendre tranquillement avec les autres que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Avec tout ça, il a raté un bout du film. Quelques secondes, pas plus. Mais c’était peut-être une scène clef. Imaginez que dans Citizen Kane, vous ratiez la luge d’entrée… Sans compter que ces quelques images manquées s’ajoutent à celles probablement sacrifiées par le projectionniste pour bricoler une réparation à la va vite en ressoudant les deux bouts fondus de la pellicule. Maintenant, je vais être définitivement largué, se dit le revenant dont les yeux ne se sont pas encore réhabitués à l’obscurité. Il regagne son siège à tâtons, et demande en chuchotant à sa voisine de lui résumer ce qui s’est passé pendant son absence. La fille s’apprête à lui répondre à contrecœur, craignant à son tour de rater une réplique essentielle pendant cette remise à niveau, quand derrière eux une voix agacée crie : Chuuuut ! Alors la fille, soulagée, lance un regard désolé au gêneur avant de tourner à nouveau vers l’écran ses beaux yeux fascinés, tout en replongeant avec volupté la main dans son paquet de pop corn. The show must go on ! Mais le pauvre zombie, lui, ne comprend plus rien au film… Alors je préfère attendre... (Un temps). Vous savez combien ça rapporte, un livret A, en ce moment…? Trois pour cent par an… Vous placez votre SMIC à la caisse d’épargne, vous vous faites congeler pendant cinq cents ans. On vous passe au micro-onde, et vous êtes multimillionnaire. Là, ça vaut le coup d’attendre, non ? 

6 – Auto-stop

Vous allez où ? Vous ne savez pas…? Bon, ben… Montez, je vous emmène. Vous n’avez que ça comme bagages ? Vous avez raison. Quand on ne sait pas où on va, pas la peine de se charger. Moi, j’ai juste un petit sac. Une brosse à dents. Des chaussettes de rechange. Un maillot de bain, au cas où… Oubliez pas d’attacher votre ceinture, il y a des contrôles, parfois. Moi non plus, d’ailleurs, je ne sais pas très bien où je vais. J’ai pris quelques jours. Je vais essayer de trouver un endroit calme, pour faire le point. J’ai une vague idée de roman… Avec les ordinateurs portables, maintenant, c’est pratique. On peut écrire où on veut. Même chez soi. J’ai aussi internet, là-dessus ! Quand je quitte la maison, j’emmène la boîte aux lettres. C’est pas mal, ce coin, non ? Dommage qu’ils annoncent un temps pourri. J’aime bien rouler, comme ça. Déjà parti, pas encore arrivé. J’ai l’impression d’exister un peu. Ça doit être pour ça que je ne finis jamais rien. Le nombre de romans que j’ai pu commencer ! Quand j’étais gosse, ce que je préférais, c’était le trajet entre chez moi et l’école. Je faisais durer le plaisir, en allant le plus lentement possible. Mais… on a beau prendre son temps, on finit toujours par arriver quelque part. Il faut absolument que je mette de l’essence, là. Vous me dites si vous voyez une pompe ? Ouais… Quand j’étais gamin, j’étais terrifié par la certitude que j’allais mourir un jour. C’est le destin de tout le monde, hein ? Alors j’ai d’abord tenté de me persuader que je n’étais pas comme tout le monde. Mais très vite, j’ai dû me faire à l’idée que je n’étais pas Jésus Christ. Seul un temps élastique me séparait d’une mort certaine. Peut-être même prématurée ! Non seulement j’étais sûr de mourir, mais je ne savais pas quand. Bref, ça devenait urgent de ralentir pour ne pas mourir de façon précipitée. Qu’est-ce qu’il a à klaxonner comme ça, celui-là ? Double, si tu es tellement pressé ! Je disais quoi ? Oui, donc, faute de pouvoir arrêter le temps, après, j’ai essayé de retenir chaque instant. Pour qu’il s’écoule moins vite, voyez. Avec l’espoir secret qu’un souvenir plus dense finirait par enrayer le sablier. Pour commencer, j’ai choisi un moment, au hasard, et j’ai décidé arbitrairement de le retenir toute ma vie. Et ça a marché ! La première fois… Un moment inoubliable ! Quoique absolument sans intérêt… Je n’ai jamais pu réitérer cet exploit. De toute façon, depuis le temps, j’ai changé de point de vue sur l’existence, hein ? On meurt, bien sûr, mais on ne disparaît jamais complètement. Rien ne se perd, rien ne se crée. Hélas, avec le temps, cette certitude d’un éternel retour me terrorise encore plus que celle d’une fin définitive. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Et qu’est-ce qu’on va devenir quand on sera mort ? C’est vrai, c’est effrayant, la réincarnation, si on y pense. Même si on n’est pas complètement satisfait de sa vie actuelle, rien ne dit qu’une fois ressuscité, on ne va pas se retrouver dans la peau de quelqu’un encore plus malheureux que soi… Il y a tellement de misère, dans le monde. Ça ne vous fout pas les jetons, à vous, cette roulette russe ? Non, on ne sait pas où on va. On ne sait même pas d’où on vient ! Est-ce qu’un papillon se souvient d’avoir été une chenille ? L’homme ne se souvient même pas d’avoir été un singe. Ah, une pompe à essence ! J’ai bien cru qu’on allait tomber en panne sèche. Si vous voulez en profiter pour vous dégourdir les jambes. Ou passer aux toilettes. Prenez votre temps, on n’est pas pressés. On ne sait pas où on va…

7 – Il était une dernière fois

Il faut s’attendre à tout, dans la vie. Se tenir prêt. Le matin, on se lève. Comme tous les jours. On ne sait jamais si ce ne sera pas le dernier matin du dernier jour de sa vie. Bon, il y a des fois où on peut s’en douter un peu, hein…? Quand on ne se lève même plus, par exemple. Qu’on est atteint d’une longue maladie, une longue maladie qui tire plutôt vers sa fin, voyez, et que l’aumônier de l’hôpital est passé à tout hasard pour vous demander si vous n’aviez vraiment besoin de rien. Là, on se dit que si ce n’est pas pour aujourd’hui, en tout cas, ça ne va pas tarder. Quand on s’apprête à sauter de l’avion en plein vol, en regardant vers le ciel pour ne pas voir en bas, et qu’on imagine ce qui se passerait si le parachute ne s’ouvrait pas. Alors on vérifie une dernière fois que l’anneau n’est pas coincé. Que la toile n’est pas déchirée. Que par mégarde, on ne s’apprête pas à se jeter dans le vide avec son sac de couchage. Même si on n’est pas croyant, on fait son signe de croix au cas où. Ça ne mange pas de pain. Et puis, toute honte bue, on peut toujours décider de ne pas sauter. Rester dans l’avion, sonner l’hôtesse, et commander un whisky. En attendant que l’avion se pose en douceur. Ou qu’on s’écrase. Mais tous ensemble. Quand on est matador, et qu’on s’apprête à tuer six taureaux d’affilée, de cinq à sept. Et si l’un d’eux ne l’entendait pas de cette oreille ? Ni une ni deux, le bœuf qu’il a failli être pourrait se rebiffer. Combien de temps survivra-t-on encore à cette boucherie à ciel ouvert ? Depuis la nuit des temps, tuer pour vivre, c’est un métier à risque. Dans le couloir de la mort, quand on entend des bruits de pas derrière la porte, aux petites heures, et que le room service vous apporte sur un plateau le petit déjeuner continental, servi dans de la vaisselle fine, au lieu du jus de chaussette habituel dans un quart en fer blanc. Alors là, on sait qu’il faudra libérer la chambre avant midi, que l’addition ne va pas tarder, et qu’on n’y coupera pas. Quand on saute à l’élastique, et qu’on sait qu’il peut craquer. Quand on craque et qu’on saute sans élastique. Quand on saute avec un préservatif et qu’il craque. Quand on craque et qu’on saute sans préservatif, parce que le pape a dit que non. Que celui qui a déjà pêché lui lance la première capote usagée. Quand on se lève le matin, et qu’on ne sait plus pourquoi. Quand on pense qu’à vivre, on n’y survivrait pas. Quand on préfère mourir pour quelque chose, plutôt que de vivre pour rien. Quand on meurt de faim, qu’on ne pèse déjà plus rien, et qu’on ne peut pas faire autrement. Quand on nous a trop souvent dit d’aller nous faire pendre. Oui. Il y a des fois où on peut se douter qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Et puis il y a les fois où on ne voit rien venir. Les fois où on s’en va comme on est venu. Par accident. Où on meurt comme on a vécu. Bêtement. Les fois où on décède par hasard. Sans préavis. Où on meurt par erreur. Sans faire-part. Un jour on se lève le matin, et il n’y en aura pas d’autres. Et on ne le sait pas. Il y a des fois où on meurt sans prévenir.

8 – Définition de l’amour (par défaut)

Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

9 – La volupté de l’ennui

Je m’ennuie, pas vous ? Non, mais je ne m’ennuie pas spécialement avec vous. Je m’ennuie en général. Avec ou sans vous. Je me suis toujours beaucoup ennuyé, d’ailleurs. Depuis que je suis tout petit. Je ne sais pas pourquoi… Au début, ça m’ennuyait un peu. Et puis je m’y suis fait. Ma femme, elle, elle ne s’ennuie jamais. Elle a de la chance. Elle dit qu’elle a toujours quelque chose à faire. Et quand elle n’a vraiment plus rien à faire, elle dort. Moi, je dors très mal. Je me réveille à trois heures du matin, et je ne peux plus me rendormir. Alors je m’ennuie. Même la nuit. Pendant que ma femme dort à poings fermés. Bon, le jour, je pourrais travailler, vous me direz. Ça me permettrait peut-être de mieux dormir la nuit. Mais si vous croyez que c’est beaucoup plus marrant de travailler que de s’ennuyer… Le travail, c’est juste bon pour s’occuper pendant la journée. C’est comme la télé le soir, les mots croisés le dimanche ou les boules pendant les vacances. Ça permet seulement d’oublier provisoirement qu’on ne sait pas quoi faire de sa peau. Non, moi, je m’ennuie à plein temps… et le pire, c’est que je me demande si je n’en retire pas une certaine satisfaction. Parce qu’il y a une volupté à s’ennuyer, hein ? Comme il y a un plaisir à être triste. Une sorte de noblesse, même. Déjà pour s’ennuyer, il faut en avoir le loisir. Et pouvoir se le permettre. C’est un luxe qui n’est pas donné à tout le monde. L’ennui, c’est une liberté fondamentale qui n’est limitée par aucun passe-temps. D’ailleurs, m’ennuyer… Je me demande si je ne préfère pas ça que de m’amuser, finalement. C’est vrai, s’amuser, c’est lassant, à la longue. On finit toujours par refaire les mêmes choses. Revoir les mêmes gens. Refaire les mêmes choses avec les mêmes gens. Tandis que… il y a mille façons, de s’ennuyer… Et puis s’amuser, entre nous, c’est un peu vulgaire, non ? C’est plus bruyant, pour commencer. Vous avez déjà entendu des gens qui s’amusent ? Les éclats de rire, les éclats de voix… C’est comme les éclats d’obus. Moi, personnellement, ça me casse les oreilles. La fête, la musique… La fête de la musique ! Est-ce qu’il fallait vraiment faire ça en plein air, pour que tout le monde en profite ? Et ceux qui n’aiment pas la fête ? Qui n’aiment pas les flonflons ? Les gens qui s’ennuient, eux, au moins, ils ne dérangent personne. Enfin, je veux dire, les gens qui sont capables de s’ennuyer tout seul dans leur coin, et qui ont la décence de le faire en silence. Pas ceux qui vous répètent toutes les cinq minutes qu’ils ne savent pas quoi faire. Comme certains enfants. Les miens, par exemple… C’est vrai, quoi. Ce n’est pas parce qu’on a fait des enfants qu’on a une vocation d’animateur (ou animatrice) de centre de loisirs. Ou alors, il faudrait faire passer le BAFA à tous les gens qui se marient et qui pensent procréer… Non, l’avantage, quand on aime s’ennuyer, c’est qu’on peut le faire partout. Et qu’on n’a besoin de personne. Moi, j’arrive à m’ennuyer n’importe où. Même au théâtre. Et avec n’importe qui. Même ma femme. Surtout avec ma femme (mon mari). Pour tout vous dire, c’est encore en sa compagnie que je préfère m’ennuyer. Parce qu’il ne faut pas croire, mais on ne peut pas s’ennuyer bien avec tout le monde ! Encore faut-il tomber sur quelqu’un d’assez discret… Et le plus beau, c’est que ça l’amuse, ma femme (mon mari), quand je lui dis ça. Je m’ennuie et elle (lui), elle (il) s’amuse… Bon, ce n’est pas que je ne m’ennuie pas avec vous, mais il va falloir que vous m’excusiez. J’ai un truc à faire, là. Un truc très ennuyeux, d’ailleurs. Comme quoi, on peut aussi s’ennuyer en faisant quelque chose… Allez. Ennuyez-vous bien…

10 – Sur le fil

Vous allez rire, je ne sais pas du tout ce que je fais là… Et vous ? Non, je veux dire, et vous, vous savez ce que je dois faire ? Ce que je suis supposé dire ? Si vous le savez, n’hésitez pas à me le faire savoir, hein ? Moi, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis planté là comme un ordinateur qu’on aurait débranché sans prévenir, pour brancher l’aspirateur à la place. Ou alors, c’est une panne de secteur. Une coupure de courant. J’aurais dû faire une sauvegarde. Mais comment je pouvais deviner qu’on allait me couper l’alimentation ? J’ai peut-être oublié de payer la facture… Je ne parle pas d’un simple trou de mémoire, hein ? Dans ce cas là, j’improviserais. En attendant que ça me revienne. En attendant de retrouver le fil. Ou je demanderais au souffleur, tiens. Ah, il n’y a plus de souffleur, c’est vrai… Il n’y a même plus de texte, et plus d’auteur. Compression de personnel. Vous verrez que bientôt, on supprimera aussi le filet pour les funambules, et les mots pour le dire. Quand on supprimera les filets pour les pêcheurs, et les toiles pour les araignées, là il faudra vraiment s’inquiéter… Priez pour nous pauvres pêcheurs. On nous mène en bateau, et c’est encore à nous de payer le gasoil. Des funambules avec une araignée au plafond… C’est un peu ce qu’on est tous, non ? Tant qu’on garde l’équilibre et qu’on marche bien droit sur la corde raide, ça va encore. Mais quand on perd le fil… Quand on ne sait plus quoi dire, on peut vite raconter n’importe quoi. On peut dire ce qu’il ne fallait pas. Et après… On pourra seulement dire : excusez-moi ça m’a échappé. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. C’est même tout à fait ce que je voulais taire. Ça m’est passé par la tête, et les mots sont sortis de ma bouche malgré moi. Parce qu’en même temps, il faut bien dire quelque chose, hein ? Il faut bien meubler. Le silence, c’est pire que tout, vous savez. C’est tout à fait intolérable. Surtout quand les gens ont fait le déplacement pour entendre ce que vous aviez à dire, et qu’ils ont payé leurs places. Quand je vous parle de silence, je ne parle pas seulement de parler, hein ? Rien de plus bavard qu’un mime. Et je ne sais pas si vous avez déjà pris le bus avec une bande de sourds-muets, mais il faut voir le raffut. Non, être là sans parler, c’est bien plus dur que de parler pour ne rien dire, croyez-moi. Mais parler pour parler, là ça en dit long. Un trou de mémoire, c’est comme un toboggan. Comme un trou noir. On sait qu’on sera sur le cul en arrivant, mais on ne sait pas où on va arriver. La seule chose qu’on sait, c’est qu’une fois parti, on ne peut plus s’arrêter. Alors c’est normal qu’avant de se laisser glisser, on ait une petite appréhension, non ? Pourquoi je vous raconte tout ça moi ? Où est-ce que je veux en venir ? Vous ne dites rien, hein ? Vous ne m’aidez pas beaucoup… Remarquez, j’ai l’habitude. Je sors de chez mon psy. Lui non plus ne dit jamais rien. Vous me direz, ça lui évite de dire des conneries. Bizarrement, tous les psys que j’ai entendu dire quelque chose m’ont paru plus dérangés que moi. Quand même. Lui, je n’ai jamais entendu le son de sa voix. En dix ans. Alors je viens de lui dire qu’on ferait mieux d’en rester là, justement. Non, ça me coûtait vraiment trop d’essayer toutes les semaines de trouver quelque chose à lui dire. Surtout avec le passage à l’euro… Alors quand c’est passé à deux fois par semaine… Je ne vous en parle même pas. Et puis je n’ai plus vraiment besoin de m’allonger, maintenant que je suis là, hein ? Ici, je suis un peu comme sur le divan. Avec plusieurs rangées de psys pour m’écouter en silence. Et là, au moins, c’est vous qui allongez les billets à chaque séance…

11 – Le ménage

Faire le ménage, ce n’est pas que ça m’amuse. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas un de ces vieux garçons maniérés, adeptes de l’encaustique, qui s’adonnent dans l’intimité de leur chez soi aux plaisirs du patin sur parquet. Il me semble, néanmoins, qu’il y a une certaine grandeur discrète à balayer devant sa porte. À tenir fermement le manche à balai, on reste bien arrimé à la réalité. Poussières nous sommes et nous retournerons faire les poussières. Récurer soi-même la cuvette de ses chiottes, surtout, oblige à une certaine humilité. À une certaine modestie. J’ose le dire, même, faire son propre ménage relève d’une bonne hygiène mentale, et préserve de bien des folies. Je ne parle pas des petites manies individuelles. Le Docteur Petiot était plutôt un homme d’intérieur, Monsieur Landru du genre homme au foyer, et ça ne les a pas empêchés de se laisser aller à quelques excès. Mais dans un cadre strictement privé ! Non, je parle de la défense de la démocratie. La serpillière, c’est le dernier rempart contre la tyrannie. Hitler aurait-il envahi la Pologne s’il avait dû passer un coup d’aspirateur avant ? Pol Pot aurait-il exterminé son propre peuple avec autant d’entrain, s’il avait pu chez lui s’employer à chasser les moutons au plafond ? Non, on n’a jamais vu un dictateur faire la popote lui-même. Prendre un employé de maison, c’est se rêver déjà en tyran domestique. C’est le premier pas vers la mégalomanie. C’est l’annexion symbolique de la Pologne… ou en l’occurrence du Portugal ! Le génie, en revanche, n’est nullement l’ennemi des arts ménagers. On imagine très bien Archimède ayant l’idée de son théorème debout devant son évier avec ses gants en caoutchouc : toute main plongée dans l’eau de vaisselle subit une poussée verticale de bas en haut égale au poids de l’eau de vaisselle déplacée… Et s’il y a autant de plats à fruits, d’épluchures de légumes et autres steaks saignants parmi les natures mortes qu’on voit dans les musées, c’est que les grands maîtres de la peinture passaient sûrement pas mal de temps dans leur cuisine. Embaucher une femme de ménage, croyez-moi, c’est une paresse intellectuelle. Que dis-je ? C’est le péché originel ! Le premier renoncement à ses responsabilités d’homme, qui ouvre la porte à toutes les démissions futures. Le petit arrangement avec sa conscience qui autorise toutes les compromissions à venir. C’est l’origine du capitalisme ! Le début de l’exploitation de l’homme par l’homme. Enfin de la femme de ménage par l’homme… ou par l’executive woman, qui vous en conviendrez, n’est déjà plus tout à fait une femme. Car il faut au moins avoir l’honnêteté de contempler la vérité en face : le grand ménage que vous refusez de faire chez vous par crainte de vous salir les mains, il faudra bien qu’un autre le fasse à votre place. La pierre ponce que vous rechignez à saisir par crainte de vous abîmer l’épiderme, un autre Pilate devra la manier pour vous. Un autre que vous mépriserez pour sa servilité, ou pour le moins que vous regarderez avec condescendance, afin de lui faire payer votre propre lâcheté. Pourquoi, à votre avis, paye-t-on toujours sa femme de ménage au noir ? Et sans aucun scrupule, de surcroît. Parce qu’on ne peut pas envisager sérieusement que de faire le ménage chez les autres soit un véritable métier. Encore moins un travail méritant salaire et ouvrant à des droits sociaux. Alors on cherche un alibi. On se dit que si on n’avait pas mieux à faire, sûr qu’on s’y collerait soi-même, à laver les carreaux de la salle à manger et à briquer la lunette des toilettes. Que si on préfère laisser ça à une tierce personne, ce n’est pas par fainéantise, au contraire. C’est par dévouement. Presque par abnégation ! Pour ne pas léser le reste de l’humanité des nombreux bienfaits qu’on ne pourrait pas lui apporter si on était obligé de faire le ménage à la place. Vous voyez où je voulais en venir quand je parlais d’humilité… D’accord, on ne peut pas aller contre la nature, non plus. Il est évident qu’un homme, normalement constitué, n’est pas génétiquement équipé pour manier le fer à repasser à vapeur. Mais bon… C’est bien pour ça que la société a inventé le mariage. Se répartir les tâches ménagères, oui. Mais que chacun conserve sa dignité. Alors, dans cette noble servitude domestique partagée, le couple pourra redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un ménage. Voltaire n’a-t-il pas dit qu’il fallait cultiver son jardin ? Il n’a pas cru bon d’ajouter qu’il fallait aussi éplucher ses légumes, se servir la soupe, et nettoyer les bols après, mais c’était sous-entendu. En vérité je vous le dis, la femme de ménage n’est pas du tout l’avenir de l’homme. Et quand les grands de ce monde seront contraints par la constitution à faire eux-mêmes leurs petites lessives, c’est l’humanité toute entière qui sentira bon la lavande.

12 – Comme avant

Vous vous souvenez ? C’était le bon temps… Enfin, c’est ce qu’on dit. C’est ce qu’on croit. Est-ce que c’était aussi bien que ça avant ? En tout cas, c’était le commencement. Le début des haricots. Le premier des Mohicans. La religion est la ritualisation d’une mémoire imaginaire. On commence par rêver devant les vitrines des grands restaurants, les salles interdites aux moins de dix-huit ans, et quand on a enfin le droit d’y entrer, c’est la faim du début qui nous manque. Le bon vieux temps où on avait encore de l’appétit. Où la curiosité ne nous faisait pas encore un vilain défaut. L’ataraxie n’est pas une maladie infantile, c’est l’alibi qui aide les vieux à se faire une raison. Pour échapper à cette fatalité, il faudrait pouvoir inverser l’ordre des plats que l’histoire nous repasse. Se mettre à table les poches vides. Que l’appétit vienne en mangeant. Et rester sur sa faim. Hélas, par monts et par vaux, ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Les petits vaisseaux, les grandes artères. On attend toute sa vie l’accident heureux qui en changera le cours. Et quand cet événement arrive, le cœur n’y est plus. Quand ce n’est pas un accident cardiaque… La vieillesse est un naufrage qui ne se termine pas toujours bien. Sauvez nos âmes. Ou trouvez leur une île déserte où s’échouer sur la plage. Et tout recommencer depuis le début. Où est-ce qu’on a bien pu merder ? Aujourd’hui encore, je me pose cette question : ce gigantesque gâchis résulte-t-il d’un lointain malentendu, qu’une franche explication, même tardive, aurait pu dissiper, ou n’est-ce finalement que la conséquence logique d’un interminable dialogue de sourds ? Allez, en y réfléchissant bien, si on est un peu malin, on pourra peut-être se remémorer d’avoir été un singe. Ou même une liane. Parfois, dans cette jungle, je me souviens du temps où j’étais souple comme une liane. Quand cette seule exultation suffisait à faire de mon désir un accomplissement.

13 – Le remplaçant

Bonjour ! Je suis le remplaçant. Alors je me présente, parce que je ne suis pas sûr que tout le monde me connaisse. (Il inscrit son nom sur un tableau noir). Je suis Dieu. Non, mais restez assis, hein. Ne vous dérangez pas. Je sais, au début, c’est un peu impressionnant, mais vous verrez, on se fait très vite à ma présence. Bientôt vous ne me verrez même plus et vous ferez comme si je n’existais pas. Comme avec mon prédécesseur. Alors évidemment, vous vous demandez comment on devient Dieu, c’est normal. Vous vous dites, ok, il s’est échappé de l’asile, avec son copain qui se prend pour Napoléon. Non, mais moi, je ne me prends pas pour Jésus-Christ, hein ? Tout le monde sait qu’il est mort il y a 2000 ans, Jésus-Christ. Et puis Jésus, je n’avais pas le physique. Ça n’aurait pas été crédible. Ça n’aurait pas été vrai, surtout ! Mais Dieu… Il ne ressemble à rien. Il est partout, mais on ne le voit nulle part. Quand on s’adresse à lui, il ne répond pas. Et entre nous, il y a bien longtemps qu’il ne fait plus grand chose de très significatif, hein ? Il n’y a qu’à voir comment l’Église galère pour faire homologuer un miracle ou deux à titre posthume… Et encore, rien qui casse la baraque. Genre, j’avais perdu les clefs de mon 4×4, et après avoir vu le pape à la télé, elles ont miraculeusement réapparu dans la doublure de ma veste… Ou alors, j’avais un cancer du colon, et après 23 chimios, une ablation totale de l’intestin, et un voyage à Lourdes, je m’en suis miraculeusement sorti avec une sonde dans l’estomac et un anus artificiel. On est loin de la Mer Rouge qui s’ouvre en deux ou du ski nautique sur le Lac de Tibériade, pieds nus et sans hors bord. Ça, entre nous, ça avait quand même de la gueule. On comprend qu’à l’époque, ça ait pu susciter des vocations. Ok, Dieu a créé le monde. Le Big Bang, Adam et Eve, les dinosaures, tout ça en une petite semaine. C’est vrai qu’au début, il a fait fort. Mais depuis…? Maintenant, Dieu, c’est plutôt un titre honorifique. Tout puissant, tu parles… Il a à peu près autant de pouvoir que la Reine d’Angleterre, oui. Alors je me suis dit, Bernard, il y a une place à prendre. Oui, je ne devrais pas vous le dire, mais avant d’être Dieu, je m’appelais Bernard… Ok, c’est un job bénévole, mais bon… Le pape non plus, il ne fait pas ça pour le pognon. Non, mais pour faire pape, il faut quand même faire des études. Il faut faire acte de candidature, il y a des élections… Pour être Dieu, tu ne t’emmerdes pas avec tout ça… Bon, commencer à être Dieu, c’est comme arrêter de fumer. Au début, ce n’est pas évident… Après il faut s’y tenir, c’est tout… C’est une question de volonté, quoi. Il suffit d’y croire. Si on ne croit pas en soi-même… Alors je sais bien pourquoi vous êtes venus, hein. Pas pour la petite quête à la fin. Ce que vous attendez en vous tournant vers moi, c’est que je vous apporte la bonne parole. Par exemple que je vous souffle dans le tuyau de l’oreille la combinaison gagnante du prochain loto sportif, si possible avec le numéro complémentaire. Non, mais ça ne marche pas comme ça. Ce n’est pas pour me faire prier, mais bon… Si il suffisait de demander, ça se saurait. Non, je ne ferai pas plus que celui que je remplace, mais je vous promets d’être sur le coup. Vous ne me verrez pas non plus, mais je serai toujours là à vos côtés, comme lui. Alors vous me faites signe un peu avant. Un enfant malade, un plan social en perspective, un décès dans la famille… Vous me passez un petit coup de fil, et j’arrive. De jour comme de nuit. Par tous les temps. Je vous laisserai mon numéro de portable à l’accueil. Il faut payer la communication, mais bon… Si vous avez un forfait. Si ça ne répond pas, vous laissez un message sur ma boîte vocale… (Regardant sa montre) Ouh, la… Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend ailleurs. Je peux être partout, ok, mais pas en même temps, quand même. Allez, je vous assure. Au bout d’une semaine ou deux, vous ne verrez pas la différence avec l’autre.

14 – Parler du beau temps

Drôle de temps, non ? On ne sait pas comment s’habiller. Est-ce qu’on va vers le mieux, ou est-ce que le pire est déjà sûr ? Est-ce que ça vaut même encore le coup de s’habiller ? Un temps de saison, comme on dit. Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Mais il faut bien sortir, non ? Il faut bien parler. Par tous les temps. Ne serait-ce que pour vider la poubelle, et remplir le frigo. Si on s’écoutait, des fois. On resterait bien chez soi. On resterait bien au lit. À se parler du beau temps et à se parler de la pluie. Mais il paraît que dans la vie, on passe déjà trente ans à dormir. Alors imaginez un peu. Si on faisait la grasse matinée. En tout cas, dans une vie, on passe pas mal d’années à se parler à soi-même. Et à parler tout seul. Quand on est enfant, et qu’on parle à des gens qui auraient dû exister. Quand on est vieux, et qu’on parle à des gens qui n’existent plus. Entre les deux, adulte, on s’écouterait plutôt parler. L’autre n’est là que pour renvoyer l’écho. On parle à des murs qui n’ont pas d’oreilles. On parle à des chiens qui n’ont pas la parole. On braille à la face des sourds, et on parle aux aveugles en langage des signes. Tout le monde parle en même temps. Et quand il n’y a plus rien à dire, tout le monde s’écoute en même temps. On parle tout seul, parce qu’on a peur du noir. On parle aussi dans le vide, pour essayer de le remplir. Si on a la chance d’avoir quelque chose à se dire, on peut aussi se parler à soi-même. Se prêter une oreille attentive. Écouter ce qu’on a à se dire, c’est aussi important que d’écouter ce que les autres ont à se dire. Alors on se parle, et on s’écoute parler. Mais on ne se dit pas tout, on se ment à soi-même. Et quand on est très convaincant, on finit même par se croire quelqu’un… Trente ans à dormir. La vie est un songe, en tout cas la moitié. L’autre moitié un mensonge. Avec quelques moments de vérité pas toujours bonne à dire. On dirait que ça s’éclaircit, non ? Il va faire beau cette nuit. Regardez, on voit les étoiles. On dirait qu’elle nous parlent. Je suis sûr qu’il y a quelqu’un, là haut. Avec des oreilles, mais pas Dieu. Des gens qui se parlent entre eux, ou qui ne se parlent pas. Des gens qui se parlent à eux-mêmes, ou qui ne se parlent plus. Des gens qui se racontent des histoires, et qui finissent par les croire. Des gens qui parlent aussi dans le vide. La nuit, parfois, je tends l’oreille vers ces habitants du ciel. Vous croyez qu’un jour on pourra leur parler ? Leur parler du beau temps, et leur parler de la pluie ?

15 – Notre père qui êtes en nous

Si on se croisait dans la rue tel qu’on sera dans trente ans, vous croyez qu’on se reconnaîtrait ? Pas sûr, hein…? Ah, non mais je ne parle pas de vous et moi. On se connaît à peine. Il y a peu de chance que je me souvienne de vous. Surtout que dans trente ans, vous aurez pris un sacré coup de vieux. Vous serez probablement méconnaissables. Si vous êtes encore là… Non, je veux dire moi, si demain, dans un ascenseur, je tombais par hasard sur moi-même tel que je serais avec trente ans de plus… Est-ce que ma tête me dirait quelque chose ? Il y a trente ans, j’avais les cheveux longs, je faisais de la moto, et je lisais Rock & Folk. Si je me croisais aujourd’hui dans le métro le crâne dégarni en train de lire la Vie Financière, est-ce que je ferai le rapprochement ? Est-ce qu’au moins je me dirais : Tiens, c’est marrant, sa tête m’est familière à ce vieux con. Il ressemble un peu à mon père. Là, je n’aurais sûrement plus du tout envie de m’adresser la parole… On change quand même pas mal en trente ans. Pour le pire, en général. Est-ce qu’on est encore tout à fait le même… ou est-ce qu’on a irrémédiablement tendance à devenir son propre père ? On a tous peur de mourir un jour, mais on a bien tort de s’en faire. On ne meurt pas en un jour. Ou alors seulement par accident. Quand on meurt de vieillesse, on décède un peu tous les jours. Et on finit même par s’oublier. On est tous appelés à devenir des soldats inconnus. Si vous avez la chance de vivre encore une trentaine d’années, ce n’est pas vous qu’on enterrera, c’est un autre. Un autre que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais rencontré, et que a priori vous ne rencontrerez jamais. Un étranger qui ne vous serait peut-être même pas sympathique. Parce qu’il faut voir les choses en face : on s’arrange rarement en vieillissant. Dites-vous bien que si vous ne vous aimez déjà pas beaucoup aujourd’hui, dans trente ans vous détesterez sûrement celui que serez devenu. Peut-être même que vous souhaiterez sa mort. On désire tous plus ou moins la mort de son père, non ? Vous lui reprocherez de ne pas vous avoir chéri comme un fils. Et il vous en voudra de ne pas avoir su réaliser ses rêves. Notre père, pour le comprendre, il faudrait l’avoir connu enfant. Et encore… Déjà que le matin, quand je me regarde dans la glace, j’ai du mal à me reconnaître et je ne trouve rien d’intéressant à me dire. Alors vous imaginez un peu si j’avais en face un type comme moi avec trente ans de plus… Un type qui n’existera peut-être jamais, d’ailleurs. Si on connaissait en naissant la date de sa mort, on saurait quand on a vécu la moitié de sa vie… Non, franchement, la communication intergénérationnelle, même avec soi-même, ce n’est pas très évident. Mais je vous donne quand même un conseil : si par miracle vous vous croisez demain tel que vous serez dans trente, quarante ou cinquante ans, adressez-vous cette prière : Notre père qui êtes en nous, que notre nom vous reste familier, que votre fin de règne soit paisible, que votre manque de volonté ne condamne pas trop tôt nos rêves, donnez-nous chaque jour une raison de vivre jusqu’à vôtre âge, pardonnez nos errances comme nous devrons pardonner aussi votre démission, laissez-nous succomber à la tentation, et délivrez-vous des remords.

16 – Faire tomber la neige

Un homme (ou une femme) arrive, en survêtement.

Vous pouvez rester assis ! Je suis… votre nouveau professeur de philosophie. Je sais, jusqu’à maintenant, vous me connaissiez plutôt en tant moniteur d’éducation physique… Mais Madame Zarbi, je veux dire Madame Zerbi, s’étant comme vous le savez suicidée hier soir en s’immolant par le feu dans sa baignoire remplie de super sans plomb… Ah, vous ne le saviez pas ? Autant pour moi. Bref, comme l’Académie de Créteil est momentanément en rupture de stock pour ce qui est des profs de philo… Allez savoir pourquoi, les profs de philo, c’est comme les curés, il y a une crise de vocation… Bref, la Directrice m’a demandé de remplacer Madame Zarbi. Zerbi. Vous savez, maintenant, il faut être polyvalent, dans notre métier… Il faut savoir s’adapter… Vous aussi, lorsque vous aurez un boulot, si vous arrivez à en trouver un, on vous demandera de savoir vous adapter. On appelle ça l’employabilité. Enfin, c’est ce que m’a dit Madame la Directrice. Je sais, vous avez le bac à la fin de l’année, mais… C’était moi, ou rien… Alors autant apprendre à vous adapter tout de suite. Bien, si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer. Bon alors finalement, la philosophie, c‘est quoi ? Ce n’est pas si compliqué que ça, non ? C’est se poser les questions de base. Je veux dire, les questions fondamentales. Enfin, les questions qui ne servent à rien, quoi. Genre… Je ne sais pas moi… C’est quoi ce bordel qui nous entoure ? Comment est-ce que ce foutoir a bien pu commencer ? Est-ce que tout ce merdier finira un jour ? Là où elle est maintenant, Madame Zarbi a peut-être enfin les réponses à toutes ces questions… Malheureusement, elle ne peut pas revenir pour nous dire si il y a une existence après l’essence. Elle est complètement carbonisée. Alors pour le bac, il y va falloir qu’on se débrouille tout seul, hein ? Bref, ça fait des millénaires que tous les philosophes se posent ce genre de questions à la con, sans être foutus de trouver une explication qui tienne à peu près la route. Eh ben ça va peut-être vous surprendre dans la mesure où je n’ai jamais fait d’études de philo, mais moi, je pense avoir trouvé la réponse. Enfin… un début de réponse… Ce qu’il faut, c’est reprendre le problème à la base. Vous verrez, en cherchant bien, vous découvrirez que la réponse est en vous. Et que vous n’avez pas besoin de vous farcir tous ces bouquins aux titres imbitables qui figurent sur la bibliographie que Madame Zarbi vous a distribuée au début de l’année. Je ne sais pas si elle-même les avait tous lus, mais vous voyez où ça l’a menée… Non, croyez-moi, il vaut mieux que chacun reparte de sa propre expérience, en puisant dans ses propres souvenirs. Je suis sûr qu’à un moment ou un autre de votre vie vous êtes déjà passés à côté de la vérité sans même vous en rendre compte. Moi, personnellement, c’est en allant en pèlerinage au Mont Saint-Michel que j’ai eu… ce qu’on pourrait appeler une révélation. Au début, d’ailleurs, je n’étais pas très chaud. Je veux dire pour aller au Mont Saint-Michel. C’est plutôt ma femme qui… Mais bon, le Mont Saint-Michel, c’est quand même un truc à voir au moins une fois dans sa vie, non ? Et comme le voyage en car était offert par la mairie. Bref, on débarque là-bas sur le parking avec ma femme vers midi après trois heures de route en plein brouillard sans même pouvoir s’arrêter dans une station service pour pisser. Il n’y avait pas de temps à perdre, parce qu’on devait revenir le soir même à Créteil, alors c’était plutôt ambiance commando, voyez ? Donc tout le monde descend du car fissa, et commence à faire mouvement vers la basilique au pas de charge. On a beau ne pas trop croire en Dieu, c’est vrai qu’il y a là-bas une atmosphère propice à la méditation… Bref, on était à peu près à mi-chemin quand ma femme me dit : « Tu te rends compte ? Le Mont Saint-Michel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, et si on ne fait rien, dans quelques années, ce ne sera même plus une île ». Sur le moment, j’avoue que je n’ai pas très bien compris où elle voulait en venir. C’était marée basse, alors le Mont Saint-Michel, dans le brouillard, ça ressemblait plutôt à une grosse merde posée là au milieu de la plage. Mais c’est vrai que ça m’a fait réfléchir. Et je suis parti comme ça à me poser des questions. Pourquoi le Mont Saint-Michel plutôt que rien ? Pourquoi ma femme plutôt qu’une autre ? Pourquoi la possibilité d’une île à marée haute, et plus à marée basse ? Entre-temps, on était presque arrivé à la basilique. Il faisait un froid ! C’était au mois de décembre, quelques jours avant Noël. Ça a peut-être aussi un rapport avec ça. Donc à mesure que je grimpais la pente, je sentais monter en moi quelque chose de… zarbi. J’avais la conviction qu’en ce lieu sacré, j’allais trouver la réponse à toutes les questions que je ne m’étais jamais posées jusque là. Mais comme j’étais un peu essoufflé, que je me les gelais, et que j’avais promis à ma belle-mère de lui ramener quelque chose du Mont Saint-Michel, j’ai eu l’idée d’entrer dans un magasin de souvenirs. Il faut dire que ça ne manque pas, là-bas, les souvenirs… Bref, je regarde dans la boutique si je pouvais trouver une bricole pas trop chère pour ma belle doche. Et là, comme par miracle, je tombe sur un de ces petits dômes en verre rempli d’eau avec le Mont Saint-Michel à l’intérieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils font la même chose à Paris avec la Tour Eiffel. Machinalement je prends le truc dans ma main et là, comme poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me mets à le secouer. Vous n’allez pas le croire, mais la neige se met à tomber ! Je veux dire dans la boule de cristal d’abord, évidemment. Mais je me tourne vers la porte. Il s’était mis à neiger dehors aussi ! C’est là que ça m’est venu tout d’un coup. Cette boule de cristal, c’était l’univers en modèle réduit ! Le monde que je tenais entre mes mains. J’étais comme illuminé par cette révélation ! Je regardais la boule. Je regardais dehors. Plus je secouais la boule, plus il neigeait sur le Mont Saint-Michel. J’étais tout puissant. J’étais Le Tout-Puissant ! Bon, au bout d’un moment, comme le vendeur commençait à me regarder de travers, j’ai dû reposer la boule. Peu à peu toute la neige est retombée, et je suis revenu à la réalité. Mais depuis ce moment là, je sais : le monde est une boule de cristal dans laquelle on peut lire le passé comme l’avenir. On secoue la boule, c’est comme le big bang. Les flocons ne tombent jamais au même endroit, dans le même ordre, ni à la même vitesse, mais au bout du compte, toute la neige finit toujours par retomber par terre. Après il suffit de secouer la boule encore une fois, et ça recommence. C’est toujours différent, mais au bout du compte ça revient au même. Il n’y a pas deux flocons identiques, ils suivent tous une trajectoire distincte, mais il y a toujours la même quantité de neige, et tout finit toujours par se casser la gueule, vous pigez ? Bon, alors je n’ai pas encore réussi à comprendre qui secouait le machin, et pourquoi, mais… J’ai quand même ma petite idée. Pourquoi, à votre avis, tous les cons qui rentrent dans une boutique de souvenirs au Mont Saint-Michel éprouvent le besoin irrépressible de secouer le machin dont je vous parle ? Pour le plaisir de voir tomber la neige ! Alors pourquoi Dieu, s’il existe, n’aurait pas envie de faire pareil ? Et tenez-vous bien, parce que ce n’est pas fini… Et si Dieu, finalement, c’était moi ? Je veux dire, vous aussi, si vous voulez. Enfin, la somme de tous les cons de notre espèce, quoi ! Avouez que ça vous en bouche un coin, non ? C’est pour ça que quand la Directrice m’a demandé si j’avais quelques notions de philosophie pour remplacer Madame Zarbi, j’ai dit oui tout de suite. Je crois que c’était un signe du destin, vous comprenez ? L’occasion pour moi de faire partager au plus grand nombre le savoir que j’ai pu modestement acquérir sur les mystères du monde qui nous entoure… Bon, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui. Il ne faut quand même pas mettre la barre trop haut pour une première fois. Allez, maintenant tous à plat ventre ! On va faire quelques pompes tous ensemble pour terminer. Un esprit sain dans un corps sain, comme dit Madame la Directrice. Et les pompes, pour le bac, ça peut toujours servir, pas vrai ? Noir

17 – Demi-Vœux à la Nation

Chers Compatriotes, mes vœux seront moitié plus courts que d’habitude, car en ce 31 décembre à 20 heures, il y a état d’urgence et le temps nous est compté. Pour commencer, j’ai une dinde qui m’attend à la maison, et elle est plutôt dure à cuire. J’ai peut-être vu un peu grand : je ne suis même pas sûr de réussir à la faire entrer dans le four en un seul morceau. Quoi qu’il en soit, à raison d’une heure de cuisson par kilo, je ne pourrais sans doute pas me la taper avant la mi-janvier. Bon, oublions cette grosse dinde et revenons à nos moutons, c’est à dire vous, mes chers compatriotes. Mon devoir en tant que Chef de l’État, est de vous alerter sur la situation catastrophique de notre pays au moment où je vous parle. Lorsque cette année a commencé, elle comptait 365 jours. Il n’en reste plus qu’un seul aujourd’hui. C’est dire si le déficit de la France continue à se creuser inexorablement de jour en jour, année après année. Rassurez-vous, je viens de prier Dieu afin que, dans son immense miséricorde, il nous accorde dès demain une nouvelle ligne de crédit de quelques mois. Mais je dois vous avertir : la France ne peut pas continuer à dépenser ainsi son temps sans compter. C’est pourquoi j’ai décidé, à partir du premier janvier, de ne plus remplacer qu’un jour sur deux partant aux oubliettes. L’année qui vient ne comptera donc que six mois. Elle commencera le premier janvier pour s’achever le 30 juin, date à laquelle je me présenterai à nouveau devant vous pour vous vous souhaiter la bonne année. Certes, je conçois que ces changements, dont la France a tant besoin, vous demanderont quelques efforts d’adaptation. Mais rassurez-vous, en raison du réchauffement général de la planète, vous ne verrez bientôt plus la différence entre les saisons, et toutes les années vous paraîtront identiques. C’est à peine si celles qui ne comporteront aucun été vous sembleront un peu plus pourries que les autres. En parfaite cohérence avec cette réforme, qui aura aussi le mérite de doubler le rendement de tous les impôts recouvrés annuellement par l’État, j’ai par ailleurs décidé d’une mesure forte : la suppression du passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver, qui depuis des années divisait la Nation. Désormais, il n’y aura plus qu’une seule heure, mais six mois par an seulement ! Mes Chers compatriotes, je vous souhaite une excellente demi-année. Je crois au bon côté de la force, et je ne vous quitterai pas. Vive la République des moutons et à moitié vive la France.

18 – Death Valley

Derrière nous, infiniment, la route se perd. Le bus s’immobilise sur le bas-côté et on en descend en titubant, aveuglés par le grand soleil, et engourdis par cette éternité passée à regarder droit devant nous jusqu’au terminus qu’est ce nouveau départ. Sans un mot, nous avançons dans le paysage lunaire. Nous n’avons plus devant nous que le désert. Nous nous baissons pour ramasser quelques cailloux, que nous lançons vers d’autres cailloux tous semblables, tous différents. Nous évitons de nous regarder. Nous avons tant parlé déjà auparavant. Nous étions ivres de paroles. Et maintenant, nous avons mal au cœur. Nous restons là un long moment silencieux, la gorge serrée, puis peu à peu nous réapprenons à parler. À faire des projets. À rêver notre vie encore une fois comme un rébus.

Mon premier ira à Sofia. Pour y être un poète raté. Y a-t-il des poètes réussis ? Vaguement alcoolique. Mon premier n’est jamais allé à Sofia. Personne ne va là-bas. On n’a pas de raison d’y aller. C’est pour ça qu’il ira. Dans des arrière-salles de cafés enfumés, devant des tables couvertes de cadavres de bouteilles, il poursuivra sans fin les mots d’une langue étrangère pour en faire de mauvais vers. Il ne passera pas à la postérité. Même pas à la postérité bulgare. Il sera poète, c’est tout. Parce qu’on n’est pas poète. Parce qu’un poète, ça n’existe pas, dans la réalité. Encore moins à Sofia. Et puis un jour, trop imbibé d’alcool et de nicotine, il s’affalera sur sa table au milieu d’un long poème inachevé. Mais il sera resté fidèle à sa parole. Jusqu’au bout.

Mon deuxième ira à Paris. Il ouvrira une épicerie rue Alexandre Dumas. Une épicerie semblable à celles tenues par les Arabes ou les Chinois. Toujours ouverte. La nuit, le samedi, le dimanche. Mon deuxième ne sortira jamais de son magasin. Il servira les clients en leur faisant la conversation et en plaisantant. Toujours la même conversation. Les mêmes plaisanteries. Chaque fois plus insensées. Et puis un jour, les mots qu’il emploiera, toujours les mêmes pourtant, ne voudront plus rien dire du tout, seront comme une langue morte inconnue de tous et de lui-même. Alors il fermera l’épicerie : Fermé pour cause d’aphasie. Il ira à la gare de l’Est. Il prendra le train pour Bucarest. Au matin, après une nuit sans rêve, il s’éveillera sur un quai crasseux mais ensoleillé, peuplé de gens pressés et de vendeurs de sodas made in Romania.

C’est alors que dans le flot des voyageurs en mouvement, mon deuxième apercevra mon premier immobile, miraculeusement ressuscité, en fait jamais mort, tout bronzé, en short et en espadrilles. Alors mon premier aura retrouvé mon deuxième. Nos mots de nouveau auront un sens, et seront comme un long poème toujours recommencé, jamais fixé sur le papier. Alors je sortirai de cette gare et m’assoirai à une terrasse. Je commanderai du café à la turque, et le temps que le marc dépose, je verrai mon destin en face. Je veillerai tard dans une nuit qui n’aura plus qu’un lendemain. Et quand le jour se lèvera, ce sera le matin. Devant moi infiniment la route se perdra.

19 – Ici ou là

J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

20 – Laissez-moi rire

Faites l’amour, pas la guerre… Vous vous souvenez ? On disait ça pendant la Guerre du Vietnam. Hélas, avant le Vietnam, l’amour, la guerre, on ne se privait déjà pas de faire ça en même temps. Et on a continué après, bien sûr. L’amour se marie très bien avec la guerre, vous savez. Ces deux-là ont toujours fait très bon ménage. Prenez la Guerre de Troie, par exemple. Celle qui a bien eu lieu. La première guerre à peu près digne de ce nom. C’est une histoire d’amour ! Enfin, une histoire de cul, ça revient au même. Pâris se tape la belle Hélène. Afin de récupérer cette poire, Ménélas commence par refiler un cheval de Troie à son rival pour contrarier son programme, et le cocu finit par raser toute la ville. Parce que je ne sais pas si vous êtes au courant, mais la ville de Troie, ça n’existe plus. Rayée de la carte. Si vous comptiez y aller en vacances cet été ou en voyage de noces cet hiver, il faudra trouver une autre destination. À propos de lune de miel, il ne faut pas croire non plus que d’être amoureux, ça vous dissuade de vouloir envahir la Pologne ou d’exterminer la moitié de l’humanité qui vous ressemble le moins. Je suis sûr qu’Adolphe était très amoureux d’Eva. La preuve, ils se sont suicidés ensemble, juste après leur mariage. Ils ont dû se dire que le meilleur était déjà derrière eux, et qu’il valait mieux faire l’économie du pire. Deux allers simples pour l’enfer. Drôle de voyage de noces. Non, quand ce n’est pas le repos éternel, l’amour, c’est juste le repos du guerrier. Pendant une permission, un petit coup vite fait derrière l’église, entre deux boucheries, avant de retourner au front. Bon, ça c’est pour les amoureux qui font la guerre comme en 14, deux ou trois fois par siècle, la grande guerre entre petits soldats, en rase campagne ou en rasant des villes. Mais alors la guerre entre les gens qui s’aiment, la guerre de tous les jours, la guéguerre d’intérieur, la guérilla domestique, ça marche très bien aussi. À votre avis, quelle est la première cause d’homicide à travers le monde en temps de paix ? Les crimes passionnels et les violences conjugales. Pour deux amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, combien se refilent des pruneaux ou des marrons sur le canapé du salon une fois mariés ? Faites l’amour pas la guerre… Laissez-moi rire. Non, si vous voulez mon avis, on devrait plutôt dire : faites l’humour, pas la guerre. Vous avez déjà vu deux soldats s’éventrer tout en se bidonnant ? Ou deux amants se refiler des torgnoles entre deux éclats de rire ? Moi jamais. Ou alors, c’est qu’il n’y en a qu’un seul des deux qui se marre. Celui qui est du bon côté du manche. Il faut reconnaître que les tyrans ou les sadiques sont des gens qui aiment beaucoup rire, en société ou en privé. Ça ne veut pas dire qu’ils ont le sens de l’humour. Vous avez remarqué ? C’est toujours les gens les moins drôles qui rient le plus fort. Mais seulement de leur propre connerie. Non, l’humour, ce n’est ni un plaisir solitaire, ni un rapport imposé. L’humour, ce n’est pas de vouloir rire de n’importe quoi devant n’importe qui, en se disant que l’hilarité est une affection socialement transmissible. On ne rit jamais de bon cœur aux dépends de son prochain. L’humour, c’est un cadeau de consolation qu’on se fait à soi-même, et qu’on partage ensuite avec les autres. Par charité républicaine. Pour séduire une femme, paraît-il, il faut d’abord la faire rire. Les femmes se disent sans doute que ceux qui prennent la peine de les faire rire, au lieu de rire de leurs propres blagues, auront aussi la délicatesse de partager avec elles le plaisir qu’elles voudront bien leur donner. L’amour, la guerre ? Les deux mon général ! Faites l’amour, pas la guerre ? Sans blague… Faites l’humour pas la guerre ! Et pour le reste, en général… Foutez-nous la paix.

21 – Retour à Ithaque

L’écriture est une Odyssée. Redessiner son parcours de mémoire dans l’espoir vain de retrouver le chemin du retour. Jusqu’à l’origine. Pour s’apercevoir enfin que le voyage est dans les cartes, que l’origine n’est pas le point de départ, et que le jeu de la vérité est une partie de poker menteur avec soi-même. Mon paradis perdu, c’est la Méditerranée. Enfant de l’exil, j’ai longtemps voulu voir en mon père un héros. Un résistant glorieusement défait. Pourtant, en 1939, mon père n’était qu’un adolescent. Une victime déplacée. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu mon père dire du mal de Franco. Mais je me rêvais tellement en fils de l’utopie. Pour mon père, à vrai dire, le Général Franco, c’était plutôt une sorte de Général De Gaulle. L’ordre moral, la paix sociale, et le miracle économique. L’apparentement des patronymes, sans doute. Franco. La France. De Gaulle. La Gaule. Oui, plus tard, parmi les réfugiés aussi, de retour au pays en touristes, il y en avait pour dire qu’avec Franco, on vivait mieux… J’ai longtemps tiré gloire du fait que mon père ne m’avait pas fait baptiser. J’aimais voir là un acte de résistance symbolique. Ce n’était hélas qu’une négligence. Mon père, qui n’était pas allé à la mairie pour me donner un nom, pourquoi m’aurait-il conduit à l’église pour recevoir le baptême ? Non, ne pas croire en Dieu ne fait pas d’un réfugié un résistant. Et j’aurais dû douter de l’anticléricalisme de ce père qui m’interna pendant sept ans dans un pensionnat catholique…. C’est mon oncle qui, à la mairie, improvisa mon prénom. J’entends encore le rire malicieux de ce brave ouvrier de chez Simca en racontant cette anecdote : Jean-Pierre Belmondo ! J’aurais donc dû m’appeler Jean-Paul. Mon nom de famille est le dégât collatéral d’une guerre civile et d’une défaite. Mon prénom le produit d’une indifférence et d’un lapsus. Drôle de baptême républicain. Malentendus. Erreurs. Contradictions. Tous ces hasards font-ils un destin ? Certes, mon père n’était pas franquiste non plus. C’était seulement un survivant, pas un héros. Pas un maquisard, seulement un débrouillard. Beaucoup d’ambition, et un peu de marché noir. Trois ans de guerre civile, et un exode. Six ans de guerre mondiale, et un exil. Ça forme une jeunesse. Pas un combat, mais de nombreuses déroutes. Pas une blessure, mais beaucoup de cicatrices. Ça vous rend résistant. Ça ne fait pas de vous un résistant. Et moi ? Plutôt Gaulliste aussi, enfin, gaulliste de gauche. Franco-gaulois de Barcelone et pas même catalan. Fils d’un républicain fantasmé et de la République Française. Avant même de savoir écrire, j’ai su qu’écrire serait ma seule patrie. Je suis l’auteur de mes jours. L’écriture est une Odyssée, un long parcours de retour vers soi-même. J’aurais fait ce voyage contre vents et marées, y jouant ma vie pour y gagner ma liberté.

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Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-02-4

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