Mort

L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Série Blanche et Humour Noir

ou « L’Hôpital Était Presque Parfait »

White Coats Dark Humour – Batas blancas y humor negro (español)Batas brancas e humor negro (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 comédiens et/ou comédiennes

10 : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 1H/9F, 10F
11 : 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 1H/10F, 11F
12 : 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 1H/11F, 12F
13 : 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F, 1H/12F, 13F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir.


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TEXTE INTÉGRAL

Série Blanche et Humour Noir

L’hôpital était presque parfait…

Personnages :

Le docteur : Gunter
Les 2 infirmières : Sœur Emmanuelle et Barbara
Les 3 patients (ou patientes) : Thelma, Louis(e), Berthe (ou Bertrand)
Les 5 visiteurs (ou visiteuses) : Jack, Sandy, Fred, Angela (ou Angelo), Alex
Les 2 policiers (ou policières) : Commissaire Ramirez et Adjoint Sanchez
Patients, visiteurs et policiers peuvent indifféremment être masculins ou féminins.

Le petit salon de réception de l’hôpital, destiné à recevoir les visiteurs. Sœur Emmanuelle, brune à la beauté discrète en tenue d’infirmière religieuse, décore en chantonnant un sapin de Noël malingre posé dans un coin sur une table. Devant le sapin, sur la table, est installée une crèche. Derrière Emmanuelle arrive Gunter, beau médecin genre play boy, blouse blanche et stéthoscope autour du cou. Ambiance Série Blanche Harlequin.

Gunter – Bonjour Sœur Emmanuelle, tout va bien ?

Emmanuelle sursaute, surprise et un peu troublée.

Emmanuelle – Bonjour Docteur Müller. Vous m’avez fait peur…

Gunter – Je suis vraiment désolé. Mais appelez-moi Gunter…

Emmanuelle – Et pourquoi cela, Docteur Müller ?

Gunter – Mais parce que c’est mon prénom, Emmanuelle !

Emmanuelle – Bien sûr… Mais si vous permettez, je continuerai à vous appeler Docteur Müller. Cela me semble plus convenable. Et je préférerais que vous m’appeliez Sœur Emmanuelle…

Gunter – Comme vous voudrez, ma sœur… Ah, mais vous avez fait des merveilles avec ce sapin ! Il est vraiment magnifique…

Emmanuelle considère avec satisfaction l’arbre de Noël en fin de vie que quelques guirlandes en mauvais état ont du mal à égayer un peu.

Emmanuelle – Nos patients ont bien besoin d’un peu de réconfort, en cette période de fête où ils ne sont pas tous entourés de l’amour de leur famille…

Gunter – Bien sûr…

Emmanuelle – À ce symbole laïc qu’est le sapin de Noël, je me suis permis d’ajouter une crèche. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient, Docteur ?

Gunter – Cela fait aussi partie de la magie de Noël ! Même les grands magasins du Boulevard Haussman ont une crèche, pourquoi pas notre hôpital ? Après tout, nous aussi nous sommes une entreprise commerciale !

Emmanuelle – Il est important que tous nos patients qui n’ont pas de famille sachent qu’ils peuvent compter malgré tout sur l’amour de notre Seigneur…

Gunter – C’est clair…

Emmanuelle se penche vers la crèche pour installer les figurines dedans.

Emmanuelle – Voulez-vous m’aider à mettre le petit Jésus dans la crèche ?

Gunter – Euh… oui.

Gunter s’approche d’Emmanuelle pour lui donner un coup de main et ils se frôlent.

Emmanuelle – Tenez, voilà le bœuf et l’âne… Bien dans le fond…

Gunter – Parfait.

Emmanuelle – Et voilà la Sainte Vierge.

Arrive Barbara, aussi blonde qu’Emmanuelle est brune, et vêtue d’une blouse mettant ses charmes beaucoup plus en avant.

Barbara (ironique) – J’imagine que ce n’est pas de moi dont vous parliez, ma sœur…

Gunter – Ah, Barbara, je vous cherchais, justement…

Barbara – Ce n’est pas dans une crèche que vous me trouverez…

Gunter – Voilà, ma sœur… J’ai réussi à les caser tous, mais j’ai eu du mal…

Barbara – Ce n’est pas toujours facile de trouver une place en crèche…

Gunter – Bonjour Barbara. J’allais commencer ma visite. Vous me suivez ?

Barbara – Comme les Rois Mages suivaient l’Étoile du Berger, Gunter. Vous le savez bien, où vous irez, j’irai…

Gunter – Je vous laisse Emmanuelle… Je veux dire Sœur Emmanuelle…

Barbara lance à Emmanuelle un regard jaloux. Emmanuelle, embarrassée, juge préférable de s’éclipser.

Emmanuelle – J’ai à faire, moi aussi…

Emmanuelle sort.

Gunter – On y va, Barbarella ? Je veux dire Barbara…

Gunter et Barbara sortent. Poussée par Angela, habillée de façon gothique, Louise arrive assise dans un fauteuil roulant surplombé par une poche de perfusion.

Angela – Alors Joyeux Noël, Tante Louise !

Louise – Merci, Angela… Je ne sais pas si je verrai le prochain…

Angela – Allez, ne dis pas ça… (Elle sort de son sac une bouteille de Champagne et deux coupes). Tiens, j’ai amené de quoi trinquer pour célébrer ça…

Louise – Oh, mais c’est de la folie…

Angela ouvre la bouteille et emplit les coupes. Puis elle sort un paquet de biscuit de son sac.

Angela – Je t’ai aussi apporté des langues de chat, je sais que tu aimes bien…

Louise – Tu es vraiment un ange, Angela, mais avec mon estomac. Enfin ce qui m’en reste… J’aurais préféré des biscuits à la cuillère…

Angela – Tu n’auras qu’à les tremper dans ton champagne pour les ramollir. Tiens, voilà ton cadeau…

Angela tend à Louise une enveloppe.

Louise – Merci ! Qu’est-ce que c’est ?

Angela – Surprise !

Louise – Une enveloppe… Ce n’est pas de l’argent, au moins… C’est bien la seule chose dont je ne manque pas… À mon âge, ce qui me manque, c’est plutôt le temps pour le dépenser…

Angela – Eh oui… (Plus bas) Comme quoi la vie est mal faite… Moi du temps, je n’ai que ça…

Louise, qui n’a pas entendu, entreprend avec difficulté d’ouvrir le paquet. Pendant ce temps, Angela verse le contenu d’une petite fiole dans la coupe de sa tante. Louise parvient enfin à extraire de l’enveloppe un papier.

Louise – Qu’est-ce que c’est que ?

Angela – Un abonnement d’un an au magazine Pleine Vie !

Louise – Un an ! Je ne sais pas si j’en profiterai jusqu’au bout…

Angela (à mi-voix) – Oui, je ne suis pas sûre non plus.

Louise – Comment ?

Angela sort de son sac un exemplaire du magazine qu’elle tend à Louise.

Angela – Tiens, voilà le premier numéro… Ça te fera de la lecture…

Louise – Merci Angela !

Angela – Si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir aussi, ma tante…

Elles se font la bise.

Angela – Alors on trinque ?

Louise – Je ne sais pas si c’est très raisonnable ?

Angela – Allez, un petit verre pour Noël, ça ne peut pas faire de mal !

Louise – Oh, mais tu m’en as mis beaucoup trop…

Angela – Mais non !

Louise – Tu peux me passer mon châle, s’il te plaît ?

Angela se retourne pour prendre le châle sur un fauteuil. Louise en profite pour intervertir les verres afin d’avoir celui qui est le moins rempli.

Angela – Tiens le voilà…

Louise – Merci, c’est gentil… Heureusement que tu es là, toi au moins… Sinon personne ne viendrait me voir…

Angela – Mais c’est normal, je suis ta nièce… (Grand sourire) Alors Tata, tu as réfléchi à ce qu’on s’était dit la dernière fois ?

Louise – Quoi ?

Angela – Au sujet de ton testament, tu sais… Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de tout laisser à l’Abbé Pierre…

Louise – Ce n’est pas l’Abbé Pierre, c’est le Docteur Müller ! Enfin sa fondation ! Une fondation qui s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents…

Angela – Oh tu sais, maintenant, tout le monde a sa fondation, même les tueurs en série… Et puis moi aussi, je serai un peu orpheline quand tu ne seras plus là…

Louise – Toi tu as tes parents, tout de même. Ils ne sont pas dans le besoin, ils sont dentistes tous les deux… Et puis tu sais bien que ta mère a toujours eu une dent contre moi… D’ailleurs, elle ne vient jamais me voir…

Angela – Mais moi je suis là !

Louise – C’est pour ça que j’avais d’abord rédigé ce premier testament en ta faveur… Il est dans le tiroir de ma table de nuit… Mais le Docteur Müller m’a convaincue de… Et puis je sais bien que si tu viens me voir, ce n’est pas pour mon argent…

Angela – Bien sûr…

Louise – Tu as une famille, toi. Tu peux faire des études. Et être dentiste, comme tes parents. Tandis que ces pauvres orphelins. Si ce bon Docteur Müller n’avait pas les moyens de s’occuper d’eux…

Angela – Écoute, fais ce que tu voudras… Après tout c’est ton argent ! Mais ce nouveau testament, tu l’as déjà rédigé ?

Louise – Pas encore… Je vais m’en occuper tout à l’heure…

Sourire d’Angela.

Angela – Parfait… Allez, à ta santé !

Elles boivent.

Louise – Il est bien frais…

Angela – Oui, c’est du bon…

Louise jette un regard à l’étiquette en plissant les yeux.

Louise – La Veuve Tricot… Tiens, je ne la connaissais pas, celle-là…

Angela – Une langue de chat, pour faire passer tout ça ?

Louise – Merci, je les goûterai peut-être tout à l’heure quand tu seras partie…

Angela – C’est ça… En lisant Pleine Vie… Bon, je vais te laisser, Tata… Tu dois sûrement être un peu fatiguée…

Louise – Ça va… Tu ne veux pas faire un Cluedo avant de partir ?

Angela – Désolée, mais je n’ai vraiment pas le temps… Je reviendrai pour te souhaiter la bonne année…

Elles se font la bise.

Louise – Allez, amuse-toi bien… Et merci d’être passée voir ta vieille tante pour Noël… Ah, au fait, moi aussi j’ai un cadeau pour toi ! Tiens, il est sous la table là…

Angela prend le paquet, l’ouvre et en sort un truc en laine.

Angela – Qu’est-ce que c’est ?

Louise – Ben c’est une écharpe ! Je l’avais tricoté pour une amie, mais elle est morte avant de pouvoir la porter. Elle te plaît ?

Angela – Beaucoup… Allez, à bientôt Tata… Et Joyeux Noël !

Angela s’en va.

Louise – Drôle de look, quand même… À chaque fois qu’elle vient me voir, j’ai l’impression d’être déjà en enfer… (Soupir) Alors, voyons voir ça…

Louise ouvre Pleine Vie et se met à le feuilleter tout en trempant une langue de chat dans son champagne. Elle plisse les yeux.

Louise – Qu’est-ce que j’en ai encore fait de mes lunettes, moi…? J’ai dû les laisser dans ma chambre…

Louise repart dans sa chaise roulante. Sœur Emmanuelle arrive, tenant Berthe par le bras. Elle l’aide à s’installer dans le fauteuil.

Emmanuelle – Tenez, installez-vous un peu ici, Berthe. Ce n’est pas bon de rester toute la journée allongée…

Berthe – Oh, vous savez, le Boulevard des Allongés, ce sera ma prochaine adresse, alors…

Emmanuelle – Et bien raison de plus, vous avez bien le temps. Vous voulez faire un scrabble, pour vous dégourdir un peu ?

Berthe – Me dégourdir quoi ?

Emmanuelle – Les méninges !

Berthe – D’accord…

Emmanuelle dispose le jeu.

Emmanuelle – Tenez, voilà vos lettres… Vous commencez ?

Berthe – Oh vous savez, je ne sais pas si je vais y arriver, je n’ai plus toute ma tête…

Emmanuelle – Essayez toujours…

Berthe – Bon, je vais faire ça alors… (Berthe aligne toutes ses lettres sur le plateau) OXYDIEZ du verbe oxyder. Alors, 35 avec le x qui compte double 45 multiplié par 2 égale 90 plus 50 qui font 120…

Emmanuelle – Eh ben… Vos neurones, au moins, elles ne sont pas encore trop oxydées…

Un couple débarque, Sandy et Jack, fille et gendre de Berthe.

Emmanuelle – Ah, je crois que vous avez de la visite, Berthe… Je vous laisse en famille… Messieurs Dames…

Sandy (à Emmanuelle) – Bonjour ma sœur…

Berthe – C’est votre sœur ?

Emmanuelle (avec indulgence) – Non Berthe, c’est votre fille…

Emmanuelle échange un sourire avec Sandy et sort.

Sandy – Alors maman, comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Oh, tu sais, à mon âge…

Jack – Bonjour belle-maman…

Berthe – C’est qui celui-là ?

Sandy – Mais enfin, maman, c’est Jack, mon mari !

Berthe – Tu es mariée ? Depuis quand ?

Sandy – Ça va faire une vingtaine d’années.

Berthe – Tu aurais au moins pu m’envoyer un faire-part…

Sandy – Mais tu as assisté à notre mariage, maman ! (Elle sort une photo de son portefeuille) Tiens regarde, c’est toi là, sur la photo, à la sortie de la mairie.

Berthe – Ah, oui… Et celui qui te tient par le bras, là, avec son costume trop grand, c’est qui ?

Jack – C’est moi, belle maman. Jack, votre gendre !

Berthe le regarde.

Berthe – Ouh là… Qu’est-ce qu’il a vieilli ! Ça ne m’étonne pas que je ne l’ai pas reconnu…

Jack – Eh oui, on vieillit tous…

Sandy tend à sa mère une boîte.

Sandy – Tiens je t’ai apporté une boîte de pâtes de fruits.

Berthe – Merci… Ce n’est pas trop dur au moins ? Parce qu’avec mes dents…

Jack – Ce sont des pâtes de fruits, belle-maman… C’est tout mou…

Berthe (en aparté à Sandy) – Pourquoi est-ce qu’il m’appelle belle-maman ?

Jack préfère changer de sujet..

Jack – Alors Berthe, on a bien dormi, cette nuit ?

Berthe – J’ai fait un rêve bizarre…

Jack – Ah oui ? Quoi donc ?

Berthe – Oh, ça n’a plus grande importance, maintenant…

Sandy – Dis toujours… (Plus bas) Ça nous fera au moins un sujet de conversation…

Berthe – J’ai rêvé de ces lingots que ma mère m’avait offerts pour Noël juste avant de mourir…

Sandy et Jack, sidérés, échangent un regard.

Sandy – Des lingots ?

Jack – Vous voulez dire des lingots d’or, belle-maman ?

Berthe – Comment ?

Sandy – Ta mère t’a donné des lingots ? Tu ne nous avais jamais parlé de ça avant !

Berthe – Ça ne vous regardait pas… Et puis comme je ne savais plus du tout ce que j’en avais fait… C’est cette nuit, seulement, que ça m’est revenu…

Jack – Et alors ?

Berthe – Vous savez comment c’est, les rêves, dès qu’on se réveille, on en oublie la moitié.

Sandy – Et de quelle moitié tu te souviens ?

Berthe – Je me souviens de la boîte… Et de tous les lingots à l’intérieur.

Sandy – Tous les lingots ? Parce qu’en plus, il y en avait beaucoup ?

Jack – Et cette boîte, vous ne vous souvenez plus où vous l’avez cachée ?

Berthe – Cachée ?

Jack – Faites un effort, belle maman !

Sandy – Tu les as peut-être enterrés quelque part dans le jardin ?

Berthe – Quoi donc ?

Jack (pétant les plombs) – Les lingots, putain ! Les putains de lingots !

Berthe – Ah, ça, j’ai complètement oublié…

Sandy – Essaie de te souvenir…

Berthe – Oui, je me souviens bien de la boîte. (Désignant la boîte de pâtes de fruits) Un peu plus grosse que celle-là, quand même.

Le Docteur Müller repasse par là. Sandy et Jack paraissent embarrassés par l’arrivée de ce témoin gênant.

Gunter – Bonjour Berthe, alors comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Bonjour Docteur.

Gunter – Ah, mais je vois qu’on est allé chez le coiffeur pour le réveillon ! Ça vous va très bien…

Berthe – Flatteur…

Gunter – Messieurs Dames… Tout va bien ?

Jack – Bonjour Docteur Müller…

Sandy – Oui, oui, tout va bien. Hein, maman ? (Plus bas) Elle perd de plus en plus la mémoire, mais à part ça, ça va…

Gunter – Votre mère est solide, croyez-moi. Elle nous enterrera tous ! N’est-ce pas Berthe ?

Jack – Et pour la mémoire, vous n’avez pas quelque chose de…

Sandy – Même si l’effet n’était que passager.

Gunter – Pour la mémoire, voyons voir, j’essaie de me souvenir… Si, je prends moi-même quelque chose de très efficace, mais… Je n’arrive pas du tout à me rappeler le nom de ce médicament… (Sandy et Jack le regardent interloqués) Je plaisante, bien sûr… Ici, il faut bien rigoler un peu, vous savez, sinon… On aurait vite fait de se suicider. Non, malheureusement, pour les pertes de mémoire, il n’existe aujourd’hui aucun remède…

Jack – Je vois… Il s’agit sans doute d’une maladie dégénérative…

Dans sa chaise roulante, Berthe s’assoupit lentement.

Gunter – Et voilà ! Une longue maladie dégénérative dont hélas nous souffrons tous dès notre naissance…

Jack – Et qui s’appelle ?

Gunter – La vie, cher Monsieur ! La vie ! Une maladie génétique dont l’issue est toujours fatale à plus ou moins longue échéance. (Le bip du Docteur retentit) Et bien chers amis, le devoir m’appelle. Je vous souhaite un Joyeux Noël !

Sandy secoue un peu sa mère pour la réveiller.

Sandy – Réveille-toi, on va aller faire un petit tour dans le parc…

Jack – L’air frais, ça va peut-être lui rafraîchir la mémoire…

Sandy – Allez, maman ! Lève-toi et marche !

Sandy, Jack et Berthe sortent. Louise revient en chaise roulante et se remet à lire Pleine Vie. Thelma arrive, marchant avec difficulté, agrippée d’une main au portique à roulettes de sa perfusion, et tenant de l’autre un ordinateur portable.

Thelma – Alors Louise, vous n’êtes pas encore morte ?

Louise – Sacrée Thelma, toujours le mot pour rire… Quand vous ne serez plus là, on va s’ennuyer…

Thelma – Avec un peu de chance, vous partirez avant moi… Qu’est-ce que vous lisez ?

Louise – Pleine Vie. C’est un cadeau de ma petite nièce…

Thelma – Au moins, elle a le sens de l’humour… Et c’est intéressant ?

Louise – Oui, mais qu’est-ce qu’il y a comme pubs… Sonotones, fauteuils monte-escalier, conventions obsèques…

Thelma – Ça a l’air sympa…

Thelma s’assied dans un fauteuil, et ouvre le capot de son ordinateur portable.

Louise – Il y a le wifi, ici ?

Thelma – Ça capte mieux du côté de la chambre mortuaire, mais là c’est occupé.

Louise – Ah, oui ? Par qui ?

Thelma – Je croyais que c’était vous, mais apparemment non…

Thelma allume son ordinateur.

Louise – C’est peut-être Berthe…

Thelma – Vous croyez ?

Louise – C’est toujours les meilleurs qui partent les premiers…

Thelma – Je préfère être une peau de vache… Ça conserve…

Louise – Pauvre Berthe… Pourtant, elle n’avait pas l’air si mal en point… Je n’aurais pas parié que ce serait elle qui nous quitterait en premier.

Thelma – Moi oui…

Louise – Pardon ?

Thelma – J’avais parié sur elle.

Louise – Non ?

Thelma – Cinquante euros… Puisque ce n’est pas vous, dans la chambre mortuaire, ça me laisse encore une chance…

Louise – Tant que vous ne pariez pas que je serai la prochaine sur la liste…

Thelma examine le dossier médical suspendu au fauteuil roulant de Louise.

Thelma – Voyons voir… Ah oui, quand même… Sans vouloir vous flatter, vous avez plutôt un bon dossier…

Louise lui lance un regard inquiet.

Louise – Vous trouvez ?

Thelma se met à pianoter sur son clavier

Thelma – Ça va… J’ai deux barres…

Louise – Deux barres ?

Thelma – Pour le wifi !

Louise – Ah, oui…

Thelma continue de pianoter sur son ordinateur. Louise se remet à sa lecture.

Thelma – Ouah ! Il est pas mal, celui-là ! Regardez ça !

Thelma tourne un instant l’écran vers Louise.

Louise – Vous êtes sur quel genre de site ?

Thelma – Un site de rencontre… Mon pseudo, c’est Thelma…

Louise – Thelma, ce n’est pas votre vrai nom ?

Thelma – Mon vrai nom, c’est Henriette… Mais pour rencontrer quelqu’un sur le net, Henriette, ce n’est pas un prénom facile.

Louise – Vous croyez vraiment que dans notre état, on peut encore rencontrer quelqu’un ?

Thelma – À part quelqu’un qui soit chargé de nous administrer les derniers sacrements, de constater le décès ou de procéder à l’autopsie, vous voulez dire ? On peut toujours rêver… Mais là, je dois dire que j’ai un coup de cœur…

Louise – Avec la tension que vous avez… Un coup de cœur, ça tourne vite à la crise cardiaque..

Thelma se remet à pianoter.

Thelma – J’hésite…

Louise – Dans l’état où on est, il vaut mieux ne pas hésiter trop longtemps.

Thelma – Allez, je tente ma chance…

Louise – Je ne voudrais pas vous décourager, mais quand il va voir votre photo…

Thelma lui montre à nouveau l’écran.

Thelma – Tenez, la voilà, ma photo…

Louise – Mais… c’est Sœur Emmanuelle !

Thelma – Elle n’est pas super sexy, mais c’est tout ce que j’avais sous la main… Je l’ai prise avec mon portable hier en lui disant que je voulais avoir une photo d’elle sur ma page d’accueil…

Louise – J’espère qu’elle ne surfe pas sur le net, elle aussi…

Thelma – Une religieuse… En tout cas, elle ne doit pas fréquenter des sites de rencontre… Et puis comme ça au moins, ça fait plus crédible…

Louise – Quoi ?

Thelma – La photo ! Il ne faut pas exagérer, non plus, les hommes savent bien que quand on a le physique d’une femme de footballeur, on n’a pas besoin d’aller sur ce genre de site pour avoir le ballon…

Louise – Remarquez, vous avez raison… Ce petit air niais et un peu naïf, il y en a que ça peut attendrir…

Thelma – On lui donnerait le bon Dieu sans confession…

Louise – Ah, quand on parle du loup…

Sœur Emmanuelle arrive. Thelma ferme précipitamment le capot de son ordinateur.

Thelma – Bonjour ma sœur !

Emmanuelle – Thelma et Louise ! Toujours inséparables, alors ! Comment ça va, aujourd’hui ?

Louise – Comme dit le Docteur Müller, la vie est une longue maladie dégénérative…

Thelma – Disons que nous on serait plutôt au stade terminal…

Emmanuelle – Ici ou ailleurs, nous ne sommes que de passage sur terre… Et le Seigneur nous attend tous en son paradis.

Thelma – Vous vous rendez compte, ma sœur ? Avec nous, c’est la première génération internet qui va arriver là-haut… Vous croyez qu’il y a du réseau, au paradis ?

Emmanuelle – Si c’est le paradis, il y a sûrement du wifi…

Thelma – C’est sûrement pour ça que ça capte déjà mieux du côté de la chambre mortuaire…

Emmanuelle – Est-ce que je peux faire quelque chose pour votre bien être, Mesdames ?

Thelma – Le haschich n’est toujours pas admis dans cet établissement même à usage thérapeutique ?

Emmanuelle – Je crains que non…

Thelma – Alors tant pis.

Emmanuelle – Bien, alors je repasserai tout à l’heure pour votre cours de gym… Bonne journée, Mesdames.

Louise – Bonne journée à vous, ma sœur.

Thelma – Et encore merci pour la photo… Je l’ai mise aussitôt sur ma… page d’accueil.

Emmanuelle – Si cela peut vous être d’un petit réconfort…

Thelma – Croyez-moi, ma sœur, grâce à vous, plusieurs de mes prières ont déjà été exaucées…

Emmanuelle sort. Louise range sa revue et commence à rouler son fauteuil pour partir.

Louise – Allez, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais il faut que j’aille faire mes devoirs…

Thelma – Vos devoirs ? Vous avez repris des cours ?

Louise – Non, mais c’est pour ne pas être prise de court, justement. Je dois rédiger mon testament…

Thelma – C’est vous qui avez raison, Louise, à nôtre âge, c’est plus facile de coucher quelqu’un sur son testament que dans son lit… Et qui est l’heureux élu ?

Louise – Je ne me suis jamais très bien entendu avec ma famille… Alors je me demande si je ne vais pas tout léguer au Docteur Müller… Il est tellement gentil…

Thelma – Et plutôt bel homme…

Louise – À tout à l’heure, Thelma.

Thelma rouvre le capot de son ordinateur.

Thelma – Adieu, Louise.

Louise sort. Thelma se remet à pianoter sur son ordinateur. Arrive un jeune homme, façon rappeur.

Alex – Salut Mémé, ça roule ?

Thelma ferme à nouveau le capot de son ordinateur.

Thelma – Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler Mémé.

Ils se font la bise.

Alex – Qu’est-ce que tu mates sur ton ordi ?

Thelma – Rien de spécial, pourquoi ?

Alex – Tu fermes la page quand j’arrive, c’est chelou.

Thelma – Tu es passé à la pharmacie pour mon ordonnance ?

Alex – T’inquiètes, j’ai ça là…

Il ouvre une poche de son blouson et tend à Thelma un petit truc dans une feuille d’aluminium.

Thelma – Ce n’est pas un générique au moins ?

Alex – Je me fournis directement chez un herboriste afghan… (Comme Thelma s’apprête à prendre la chose, il l’en empêche) Pas si vite ! Je ne fais pas le tiers payant.

Thelma lui tend un billet de cinquante.

Thelma – Tiens, je les ai honnêtement gagnés.

Alex – Ah ouais, comment ?

Thelma – J’ai gagné un pari.

Thelma range son petit paquet en aluminium et sort un joint qu’elle allume.

Alex – Tu as parié sur quoi ?

Thelma – Tu ne le croirais pas…

Thelma tire sur le joint.

Alex – Tu penses qu’un jour ils vont légaliser la beuh, Mémé ?

Thelma – Pour les vieux, peut-être. En soins palliatifs.

Alex – C’est relou.

Thelma – Et tes parents, comment ça va ?

Alex – Ça roule. Tu fais tourner ?

Thelma – Eh, je suis ta grand-mère quand même ! Je ne vais pas te pousser à te droguer.

Alex – Parce que toi, tu me donnes le bon exemple, peut-être ?

Thelma – Moi c’est différent, c’est pour soulager mes douleurs…

Alex – C’est ça, ouais…

Thelma est surprise par le retour de Sœur Emmanuelle. Elle refile le joint à Alex qui fait de son mieux pour le planquer.

Emmanuelle – Ah bonjour Alex ! C’est gentil de venir rendre visite à votre grand-mère.

Alex – Oui, je… Bonjour ma sœur…

Emmanuelle – Ça sent l’eucalyptus ici, non ? C’est vous qui fumez des cigarettes à l’eucalyptus, Thelma ?

Thelma – C’est à dire que…

Emmanuelle – Vous savez que c’est strictement interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement, même si ce sont des cigarettes pour dégager les bronches… Allez, je vous laisse en famille. Au revoir Alex…

Alex – Au revoir ma sœur…

Thelma – Allez on s’arrache.

Alex – Où est-ce qu’on peut-être tranquille ?

Thelma – Suis-moi, tu verras. Et en plus, c’est un endroit où on capte très bien le wifi…

Alex – Cool…

Ils sortent, mais Thelma oublie son ordinateur portable. Gunter, le médecin, repasse en compagnie de Barbara.

Gunter – Bon, et bien cela ne va pas trop mal, ce matin, n’est-ce pas Barbara ?

Barbara – Tous nos patients répondent à l’appel. Ça n’arrive déjà pas si souvent que ça. Cela tiendrait presque du miracle…

Gunter – C’est curieux, j’avais pourtant cru apercevoir quelqu’un dans la chambre mortuaire…

Barbara – Un oubli, peut-être… Il y a aussi des morts que personne ne vient réclamer…

Gunter – Je vais m’occuper de ça…

Barbara (provocante) – Vous ne voulez pas vous occuper de moi, plutôt ?

Gunter – C’est à dire que… On ne peut pas laisser un corps abandonné, comme ça…

Barbara – Un corps abandonné… Vous en avez un devant vous, Docteur Müller… Êtes-vous aveugle à ce point ?

Gunter aperçoit l’ordinateur et saisit le prétexte pour se dégager.

Gunter – Mais que vois-je ?

Barbara – Quoi ?

Gunter – Un ordinateur à la pomme…

Barbara (déçue) – Cruel, je vous lancerai bien cette pomme à la figure…

Gunter – An Apple a day, keep the doctor away…

Barbara – Vous parlez anglais, Gunter ? Je pensais que vous étiez allemand…

Gunter – Mon grand-père a émigré en Argentine à la fin de la guerre, mais j’ai été élevé dans un collège anglais en Suisse.

Barbara – Je vois…

Gunter – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le genre de chose à laisser traîner… C’est à vous ?

Barbara – Non…

Gunter – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de voleurs ici, mais bon…

Le regard de Barbara est attiré par l’image sur l’écran.

Barbara – Ah oui, comme vous dites… C’est d’autant moins à laisser traîner quand on surfe sur ce genre de site…

Gunter – Quel genre de site ?

Barbara – Un site de rencontre !

Gunter – Ce ne sont quand même pas nos patients qui…

Barbara – Mais… c’est la photo de Sœur Emmanuelle !

Gunter – Vous plaisantez…

Barbara – Si ce n’est pas elle, cela lui ressemble beaucoup…

Gunter – Faites voir…

Barbara – Elle se fait appeler Thelma.

Gunter – Non ?

Barbara – C’est clair que quand on s’appelle Sœur Emmanuelle, sur ce genre de site, il vaut mieux prendre un pseudo pour ne pas risquer de tomber sur des pervers…

Sœur Emmanuelle arrive. Gunter et Barbara, stupéfaits, la regardent avec d’autres yeux.

Emmanuelle – Tout va bien ?

Gunter – Très bien…

Barbara – Très, très bien…

Emmanuelle – Parfait…

Barbara – Vous êtes sûre que vous n’oubliez rien, ma sœur ?

Emmanuelle – Je ne vois pas, non ? Alors à plus tard…

Sœur Emmanuelle continue son chemin, un peu gênée par le regard insistant des deux autres, et elle sort.

Gunter – Je n’aurais jamais cru ça d’elle… Elle a l’air tellement…

Barbara – Eh oui… On croit connaître les femmes…

Gunter – Elle n’a pas repris son ordinateur…

Barbara – Elle n’a pas osé… Cette Sainte Nitouche…

Gunter – C’est vrai que ç’aurait été un peu gênant.

Barbara – Tu m’étonnes…

Gunter – On va le laisser ici, elle viendra le reprendre discrètement…

Barbara s’apprête à sortir.

Barbara – Vous venez ?

Gunter – Oui, oui, je vous rejoins tout de suite…

Barbara sort. Gunter hésite un instant, puis se met à pianoter fébrilement sur l’ordinateur. Thelma revient. Gunter s’éclipse.

Thelma – Ouah… C’est de la bonne… (Elle aperçoit l’ordinateur) Ah, il me semblait bien aussi que je l’avais oublié là…

Berthe revient accompagnée de Sandy et Jack.

Thelma – Berthe ? Je croyais que vous étiez décédée !

Berthe – Et bien non, vous voyez…

Thelma – Encore cinquante euros de perdu… Mais alors c’est qui dans la chambre mortuaire ?

Le regard de Thelma est attiré par l’écran de l’ordinateur.

Thelma – Tiens, une nouvelle proposition… Décidément, je suis très sollicitée… (Elle pianote sur le clavier et regarde l’écran) Non, le Docteur Müller…

Thelma sort tout en regardant son écran. Arrive Fred, la deuxième fille (ou le deuxième fils) de Berthe.

Fred – Bonjour maman… (Plus froidement) Sandy… Jack…

Berthe (à Sandy) – Tiens voilà ta mère.

Sandy – C’est toi ma mère. Elle c’est ma sœur…

Berthe – Tu es sûre ? Elle a l’air tellement vieille…

Jack – On va vous laisser, hein, Sandy ?

Fred – Je ne vous chasse pas, j’espère…

Sandy – On allait partir.

Sandy embrasse Berthe.

Fred – Tiens, je t’ai amené des pâtes de fruits…

Berthe – Ah, merci… Ce n’est pas ta sœur qui m’en aurait apportées… Elle ne m’apporte jamais rien…

Sandy – On t’en a apporté une boîte, maman, elle est là…

Jack – À la prochaine, Berthe…

Jack et Sandy sortent, après avoir échangé un regard hostile avec Fred. Fred lui tend la boîte qu’elle a apportée.

Fred – Prends donc une pâte de fruits…

Berthe – Merci… (Elle prend une pâte de fruits et la mange) Elles sont moins bonnes que celles de ta sœur…

Fred – Alors, maman, tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé la dernière fois ?

Berthe – Quoi ?

Fred – Au sujet de cette boîte contenant des lingots, que tu aurais caché quelque part dans la maison…

Berthe – Ah, ça…

Fred – Tu te souviens de ce que tu en as fait ?

Berthe – Oui.

Fred – Et alors ?

Berthe – Alors quoi ?

Fred – Qu’est-ce que tu en as fait ?

Berthe – Ben je l’ai mise dans le grenier, je crois.

Fred – Non ?

Berthe – Si, mais je viens de le dire à ta sœur…

Fred – La salope…

Fred sort en trombe. Louise arrive.

Louise – Vous voulez un chocolat ? C’est le Docteur Müller qui me les a offerts parce que je viens de lui léguer toute ma fortune…

Berthe – C’est vraiment très gentil de sa part… Qu’est-ce que c’est comme chocolat ?

Louise – Des lingots.

Berthe – Ah oui, je vais en prendre un. Ça me rappellera ma jeunesse. Ma mère m’en offrait souvent quand j’étais petite. Je me souviens, j’ai encore toutes les boîtes dans le grenier…

Thelma arrive à son tour. Par derrière, elle coupe avec une pince à linge le tuyau du goutte à goutte de Louise. Berthe la voit. Tout en affichant un sourire hilare, Thelma lui fait signe d’un geste de se taire.

Thelma – Je ne devrais pas, je sais, mais je trouve ça tellement marrant…

Berthe commence à tourner de l’œil. Sœur Emmanuelle revient, dans une tenue de gymnastique très voyante, avec un gros lecteur de CD sur l’épaule façon rappeur des rues. Comme une collégienne prise en faute, Thelma retire discrètement la pince à linge et Louise recouvre ses esprits.

Emmanuelle – Allons Mesdames, il faut bouger un peu ! C’est l’heure de votre cours de gymnastique.

Thelma – Oh, non, pas la gym…

Sœur Emmanuelle appuie sur la touche du lecteur et lance une bande son entraînante façon step.

Emmanuelle – Allons, tous avec moi !

Emmanuelle, un peu exaltée, se met à faire des mouvements de step de façon assez spectaculaire, que les patientes mal en point imitent mollement.

Emmanuelle – Allez, un peu plus d’entrain !

Thelma coupe à nouveau avec la pince à linge la perfusion de Louise, qui recommence à tourner de l’œil.

Berthe – Sœur Emmanuelle… On dirait que Louise a un peu forcé…

Emmanuelle – Bon, d’accord, on va peut-être arrêter là pour aujourd’hui, alors…

Thelma retire la pince à linge la perfusion de Louise, qui recouvre peu à peu ses esprits.

Thelma – On s’en sort bien…

Emmanuelle – Ça va mieux, Berthe ?

Berthe – Ça va… J’ai dû faire un petit malaise…

Les trois patientes sortent. Gunter arrive et découvre la tenue plutôt moulante et flashy de Sœur Emmanuelle, en train d’éteindre son lecteur de CD pour partir.

Gunter – Et bien… Décidément, je vous découvre sous un autre jour, Emmanuelle…

Emmanuelle – C’est une tenue de gymnastique… Vous trouvez que c’est un peu trop…?

Gunter – Je ne pensais pas que sous votre blouse blanche se cachait un tel feu d’artifice… Vous avez bien reçu mon message ?

Emmanuelle – Quel message ?

Le bip de Gunter se fait entendre.

Gunter – Excusez-moi, on m’a bipé… Mais nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Gunter s’en va. Barbara arrive.

Barbara – Alors, Sœur Emmanuelle, on mouille le maillot ?

Emmanuelle – Je sais, je ne devrais pas trop les surmener, mais en même temps…

Barbara – Vous devriez surtout être un peu plus discrète…

Emmanuelle – Discrète ?

Barbara – Nous nous comprenons, n’est-ce pas… Mais je vous préviens, pour ce qui est de Gunter, c’est chasse gardée !

Sœur Emmanuelle sort. Gunter revient catastrophé, en poussant un chariot devant lui sur lequel est allongé un corps recouvert d’un drap blanc.

Gunter – Je viens de découvrir un cadavre dans la salle mortuaire !

Barbara – Ça n’a rien de très extraordinaire, non ? En moyenne, on en dénombre deux ou trois tous les matins…

Gunter – Non mais là ce n’est pas un de nos patients. J’en suis même à me demander si c’est vraiment un être humain. On dirait un zombie. Regardez…

Gunter lève un coin du drap et on reconnaît Angela, la gothique. Louise revient en chaise roulante et aperçoit le cadavre.

Louise – Angela !

Barbara – Vous la connaissez ?

Louise – C’est ma nièce, elle est venue me voir tout à l’heure !

Barbara – Où est-ce que vous l’avez trouvée, Docteur ?

Gunter – Dans la chambre mortuaire, je vous dis !

Barbara – Astucieux, pour dissimuler un cadavre. C’est le dernier endroit on penserait à regarder…

Gunter recouvre à nouveau le corps avec le drap.

Gunter – Vous pensez qu’il pourrait s’agir d’un meurtre ?

Barbara – Allez savoir… Oh, mon Dieu ! Le criminel se trouve peut-être encore parmi nous ! Il faut prévenir la police !

Gunter – C’est fait, je viens d’appeler le commissariat… D’ailleurs les voilà…

Le (ou la) commissaire arrive, avec son adjoint (ou adjointe).

Commissaire – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez… J’espère que personne n’a touché à rien.

Gunter – J’ai seulement transporté le corps jusqu’ici sur ce chariot à roulettes…

Commissaire – Très bien, cela nous évitera un changement de décor inutile. (Soulevant le drap pour jeter un coup d’œil) Ouh là… Ce n’est pas beau à voir… Le producteur n’a pas lésiné sur les effets spéciaux…

Adjoint – Ah oui, cette bave verte qui lui sort de la bouche… On se croirait dans l’Exorciste…

Commissaire – Le décès remonte à combien de temps, Docteur ?

Gunter – Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas médecin légiste…

Adjoint – Ne vous inquiétez pas, ça viendra sûrement…

Commissaire (apercevant Louise) – Ça va Mémé, la soupe est bonne, ici ? J’espère que pour Noël, on améliore un peu l’ordinaire à la cantine ? Vous avez eu droit à une bûche glacée au moins ?

Barbara – C’est la tante de la victime, Commissaire. Elle doit être sous le choc…

Commissaire – Ah, très bien… Donc nous connaissons déjà l’identité du cadavre… Ça nous fera gagner du temps. Sanchez, soyez gentil, roulez-moi ce chariot de viande froide un peu plus loin, j’ai l’impression que ça commence déjà à cocoter un peu…

Louise – Pauvre petite… Elle est venue me voir il y a à peine une heure, vous vous rendez compte ?

Commissaire – Donc c’est encore tout frais… Remarquez, peut-être qu’elle sentait déjà mauvais de son vivant…

Louise – Vous êtes sûrs qu’elle est morte, au moins ?

Sanchez s’apprête à rouler le cadavre dans les coulisses.

Adjoint – Ou alors, c’est bien imité… La dernière fois que j’ai vu quelqu’un baver comme ça, c’était un pauvre type mordu par sa belle-mère atteinte de la rage…

Commissaire – Allons, Sanchez, je vous prie de respecter le deuil de cette pauvre femme qui vient de perdre sa nièce dans des conditions particulièrement atroces.

Sanchez – Pardon, Commissaire. Autant pour moi…

Sanchez sort avec le corps sur le chariot à roulettes.

Commissaire – Donc, chère Madame, votre nièce est la dernière personne à vous avoir vue vivante…

Louise – Ce ne serait pas plutôt le contraire, Commissaire ? Je ne suis pas encore tout à fait morte…

Commissaire – N’essayez pas de m’embrouiller, je connais mon métier… Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ? Ça ça nous ferait gagner encore plus de temps…

Louise – C’est une animation, pour le réveillon de Noël, Docteur Müller ? Un Cluedo en live ? Monsieur est comédien ?

Gunter – Je crains que non, ma chère Berthe… Ou alors c’est un très mauvais comédien…

Le commissaire prend Gunter à part.

Commissaire – Remarquez, Docteur, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça…

Gunter – Quoi ?

Commissaire – Et si vous faisiez croire à vos patients qu’il s’agit d’un jeu de rôles ? Ce serait moins traumatisant pour eux, non ? D’un point de vue psychologique…

Gunter – Enfin… Je pense quand même que Louise se rendra compte à un moment donné que sa nièce est vraiment morte.

Commissaire – Pensez-vous… Dans l’état où elle est ! Dans un quart d’heure elle aura même oublié qu’elle avait une nièce… Enfin, c’est vous qui voyez. Mais c’est important, la psychologie, vous savez…

Adjoint – Voilà, commissaire, c’est fait.

Commissaire – Très bien. Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ? Que je sache où vous l’avez fourré si je veux mettre la main dessus un peu plus tard ?

Adjoint – Je l’ai mise dans la chambre froide.

Commissaire – Ah, vous avez une chambre froide ? Très bien, c’est pratique. Nous aussi on a ça à l’institut médico-légal…

Barbara – Oui, enfin, nous c’est dans les cuisines…

Adjoint – Je me disais aussi… Pourquoi est-ce que qu’ils stockent autant de carcasses d’animaux dans une morgue ?

Commissaire – Bon, on essayera de faire l’autopsie avant que la victime soit complètement congelée, sinon il va falloir y aller au pic à glace…

Adjoint – Ou au micro-onde…

Commissaire – Et donc, vous ne savez pas du tout de comment elle a été assassinée ?

Barbara – Comment le saurions-nous, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi… Vous êtes médecins, vous avez l’habitude de tuer des gens, non ? Je blague…

Adjoint – Qui a bien pu faire ça ?

Commissaire (lui posant la main sur l’épaule) – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez…

Adjoint – Vous avez un plan, Commissaire ?

Commissaire – Virez-moi tout ce petit monde d’ici, sauf la vioque. On va l’interroger tout de suite, et après elle pourra aller déjeuner. Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. Nous savons que les personnes âgées ont l’habitude de déjeuner tôt…

Barbara (à mi-voix) – On la nourrit par perfusion, Commissaire, nous avons dû lui enlever l’estomac la semaine dernière…

Commissaire – Eh bien comme, au moins, elle n’a plus de problème de digestion… Allez, tout le monde dehors, on vous appellera par votre numéro quand ce sera votre tour, comme aux ASSEDIC.

Gunter et Barbara sortent.

Commissaire – Sanchez, pendant que j’interroge Madame, vous allez me perquisitionner cette taule de la cave au grenier. Et vous mandatez quelqu’un d’ici comme médecin légiste pour procéder à l’autopsie. On ne va pas y passer les fêtes, non plus…

Adjoint – Bien Commissaire.

Sanchez sort.

Commissaire – Alors Mémé ? Vous ne voulez pas avouer tout de suite ? Ça soulagerait votre conscience, et moi je pourrais réveillonner ce soir en famille.

Louise – Je lui avais fait cadeau d’une écharpe en laine. C’est avec ça qu’elle s’est pendue ?

Commissaire – Ça ressemble plutôt à un empoisonnement, si j’en crois la couleur de la bave qui lui sort de la bouche… Vous avez mangé quelque chose ensemble, quand elle vous a rendu visite ?

Louise – On a mangé des langues de chat…

Commissaire – Apparemment, ça ne lui a pas réussi… Pauvres bêtes… Des chats noirs, je parie… Mais c’était quoi, un repas de Noël ou un rite satanique ?

Louise – Enfin ce n’était pas des vraies langues de chat… Elles venaient de chez Auchan. Et puis on a bu un peu de Champagne…

Commissaire – Eh ben, on ne se refuse rien ! Si vous croyez qu’avec ma retraite, moi, j’aurai de quoi me payer du Champagne…

Louise – Nous aussi, on a cotisé ! Et puis ce n’est pas Noël tous les jours… Et dans l’état où je suis, je ne suis même pas sûre de fêter le prochain…

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez… Moi, Noël, ça m’a toujours foutu un peu le bourdon… Déjà, quand j’étais petit…

Louise – Bon, ça va, vous n’allez pas me raconter votre enfance malheureuse, non plus…

Commissaire – Bien… Est-ce que vous diriez que vous aviez des relations conflictuelles avec votre nièce, chère Madame ?

Louise – Oh… Elle venait me voir dans l’espoir de toucher l’héritage, mais bon… Quand on n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’on a quelques millions sur son compte, vous savez, ça devient difficile de croire aux visites désintéressées…

Commissaire – Ça pourrait expliquer qu’elle ait voulu abréger vos souffrances, mais pas l’inverse… Et vous l’avez effectivement couchée sur votre testament pour la remercier de son dévouement ?

Louise – Tu parles d’un dévouement…

Commissaire – Reconnaissez que d’aller voir des mourants à l’hosto, ce n’est quand même pas une partie de plaisir ! Sans parler des frais : fleurs, confiseries, magazines… Ça mérite bien une petite compensation, non ?

Louise – J’ai tout légué au Docteur Müller.

Commissaire – Et vous avez bien raison… Ce Docteur Müller m’a l’air d’être un Saint Homme…

Sanchez revient.

Adjoint – Commissaire, on vient d’identifier le véhicule de la victime. Une voiture noire de couleur grise, garée dans le parking de l’hôpital sur une place handicapé…

Commissaire – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Adjoint – Eh bien… La victime n’était pas handicapée…

Commissaire – Ça c’est l’autopsie qui nous le dira… À propos, vous avez mis quelqu’un là dessus.

Adjoint – Oui, Commissaire… Le Docteur Müller s’en occupe…

Sanchez reste là.

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – Je me disais que… On tenait peut-être le mobile du crime…

Commissaire – Quel mobile ?

Adjoint – Un handicapé qui aurait voulu se venger qu’on lui ait pris sa place de parking ?

Commissaire – Bravo Sanchez, nous ne manquerons pas d’exploiter cette piste. En attendant, vous me débarrassez de la vieille, et vous m’envoyez le témoin suivant…

Adjoint – Quel témoin, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi ! Celui qui vous tombera sous la main… (Sanchez embarque Louise). Ces jeunes, il faut tout leur expliquer…

Le commissaire examine les lieux. Il ramasse par terre une fiole, et essaie vainement de lire l’étiquette. Sanchez revient avec Sœur Emmanuelle.

Commissaire – Qu’est-ce que vous lisez là dessus, Sanchez, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes…

Adjoint – Poison, Commissaire… Vous pensez que cela pourrait avoir quelque chose à voir avec cette affaire d’empoisonnement ?

Commissaire – Franchement, ça m’étonnerait… Mais on va quand même envoyer ça au labo pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un produit toxique…

Adjoint – Bien Commissaire…

Sanchez prend la fiole et repart.

Commissaire – Alors, ma sœur, à nous… Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir religieuse. Une belle fille comme vous…

Emmanuelle – Je suis mariée avec Notre Seigneur… Je consacre ma vie à aider les autres…

Commissaire – Dans ce cas, nous faisons un peu le même métier.

Emmanuelle – Par d’autre voies, tout de même…

Commissaire – Les voies du Seigneur sont impénétrables… Auriez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans le coin, ces temps-ci…

Emmanuelle – Par exemple ?

Commissaire – Vous même, vous ne pratiqueriez pas la sorcellerie : messes noires, sacrifices humains, exorcismes ?

Emmanuelle – Non, Commissaire.

Commissaire – Une petite euthanasie de temps en temps, peut-être…?

Emmanuelle – C’est tout à fait contraire aux principes de ma religion, Commissaire.

Commissaire – Tiens donc ? Je l’ignorais. Il faudra que je relise le Coran, un de ces jours…

Emmanuelle – Et puis ce n’est pas un de nos patients en fin de vie qui est décédé, mais une jeune femme qui venait rendre visite à l’un d’entre eux…

Commissaire – On croit abréger les souffrances d’un mourant et on cueille une jeune vie dans la fleur de l’âge. Personne n’est à l’abri d’une erreur médicale…

Emmanuelle – Je suis infirmière diplômée…

Commissaire – Allons ma sœur… Ne me dites que ce n’est jamais arrivé ici qu’un patient vienne pour se faire enlever les hémorroïdes et reparte avec une jambe en moins…

Emmanuelle – Vous avez d’autres questions à me poser, Commissaire ? Mes malades ont besoin de moi…

Commissaire – Ce sera tout pour l’instant, mais je vous demanderais de rester à la disposition de la police jusqu’à nouvel ordre.

Emmanuelle – C’est à dire ?

Commissaire – On va essayer d’éviter le bracelet électronique pour l’instant, mais si vous aviez prévu un petit voyage dans un pays n’ayant pas d’accord d’extradition avec la France, comme Les Bahamas ou les Îles Caïman, je vous demanderais de le reporter…

Emmanuelle – J’avais juste prévu un pèlerinage à Lourdes pour le Nouvel An…

Commissaire – C’est dans l’espace Schengen ?

Emmanuelle – C’est en France, en tout cas…

Commissaire – Très bien, on vous fera un ausweis pour aller saluer Bernadette Soubirous…

Emmanuelle – Merci Commissaire.

Commissaire – Allez dans la paix du Seigneur, belle enfant.

Emmanuelle sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors, cette perquisition, qu’est-ce que ça donne, Sanchez ?

Adjoint – La routine, Commissaire… Un peu de marijuana, des armes de poing, du liquide sous les matelas… J’ai même trouvé de la morphine…

Commissaire – De la morphine… Où va-t-on ? Dans un hôpital, vous vous rendez compte ? Mais quand vous dites du liquide sous les matelas…?

Adjoint – Je parle de cash, Commissaire : Euros, Francs Suisse, Lires Italiennes… J’ai même trouvé quelques Pesetas…

Commissaire – Ah, les pesetas ! C’était le bon temps, n’est-ce pas, Sanchez ? La Costa Brava à un prix encore abordable, les gardes civils avec leurs drôles de tricornes, le Général Franco à la télé avec ses lunettes de soleil… Quel orateur, tout de même ! Ça ne nous rajeunit pas, Sanchez…

Adjoint – Mais ce qui m’inquiète, Commissaire, c’est plutôt ça…

Il sort et revient avec dans les bras une pile de boîtes.

Commissaire – Qu’est-ce que c’est que ça, Sanchez ? Vous croyez que c’est le moment de faire vos courses de Noël ? On a une enquête à résoudre, bon sang !

Adjoint – Des pâtes de fruits, Commissaire. Vingt-quatre boîtes exactement…

Commissaire – Je vois le topo… Et vous avez trouvé ça où ?

Adjoint – Sous le lit d’une patiente. La dénommée Berthe. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas un pseudo… Plus personne ne s’appelle Berthe, de nos jours…

Commissaire – Je suis de votre avis, Sanchez… Là je crois qu’on tient une piste sérieuse. Vous m’envoyez ça au labo aussi… Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Adjoint – En tout cas la plupart de ces produits ont dépassé la date limite de consommation.

Commissaire – Et cette Berthe, vous l’avez interrogée ?

Adjoint – Une vrai tête de mule, je n’ai rien pu en tirer… Je me suis dit que vous, vous sauriez davantage y faire… Tout le monde connaît vos qualités de psychologue lorsqu’il s’agit d’interroger les témoins les plus retors… Je vous l’ai amenée…

Commissaire – Vous avez bien fait, Sanchez… Introduisez Madame…

Sanchez sort un instant et revient avec Berthe.

Commissaire – Asseyez-vous là, Berthe, je vous en prie…

Sanchez repart. D’entrée, le commissaire flanque une baffe à Berthe.

Berthe – Mais ça ne va pas, non ?

Commissaire – Je préférais les bottins, mais de nos jours, avec internet, c’est devenu très difficile à trouver… Alors, vous allez parler ?

Berthe – Vous ne m’avez même pas encore posé de questions !

Commissaire – C’est ça… Et ces pâtes de fruits, bien sûr, vous allez me dire que c’était pour votre consommation personnelle ?

Berthe – Tout le monde s’entête à m’amener des pâtes de fruits, Commissaire… J’ai horreur de ça… Vous aimez ça vous, les pâtes de fruits…

Commissaire – Ma foi… (Il en prend une et la goûte) Oui, ce n’est pas si mauvais que ça…

Berthe – Ce que j’aime, moi, c’est les lingots… Ma mère m’en donnait quand j’étais petite. Vous aimez les lingots, Commissaire…

Commissaire – Les lingots ?

Fred, la fille de Berthe, arrive.

Fred – Ah, maman… Pardonnez-moi de faire irruption, Monsieur le Commissaire, mais il fallait que je vous parle… (Elle le prend à part et s’adresse à lui à mi-voix) Vous êtes parvenu à lui faire cracher le morceau ?

Commissaire – À propos de quoi, chère Madame…

Fred – Les lingots ! Elle vous a dit où elle les avait planqués, oui ou non ?

Commissaire – Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Faites confiance à la police…

Fred – N’hésitez pas à employer des méthodes un peu… musclées. Je pensais que c’était ma sœur qui les avait trouvés, mais elle m’assure que non…

Commissaire – Vraiment ?

Fred – Je vous laisse faire votre travail… Vous me tenez au courant ?

Commissaire – Je n’y manquerais pas, chère Madame.

Fred sort.

Commissaire – Quelle cupidité, tout de même… S’entredéchirer comme ça en famille… Tout ça pour des chocolats…

Sanchez revient.

Adjoint – J’ai pris la liberté d’interroger moi-même quelques témoins, Commissaire, et toutes les déclarations concordent : on mange très mal dans cet établissement…

Berthe – Ah, oui, ça je vous le confirme ! C’est infect !

Adjoint – J’ai même trouvé de la viande avariée dans le frigo.

Commissaire – En plus de notre cadavre, vous voulez dire ? Je rigole…

Adjoint – J’y retourne et je vous préviens s’il y a du nouveau…

Commissaire – Bon, débarrassez-moi de cette sorcière, et amenez-moi la Poupée Barbie.

Adjoint – Barbara, l’infirmière ?

Commissaire – C’est ça…

Sanchez sort avec Berthe. Barbara arrive.

Commissaire – Ah, chère Madame… Asseyez-vous, je vous en prie…

Barbara – Vous pouvez m’appeler Barbara. (Barbara s’assied en face de lui en croisant les jambes, ce qui déstabilise évidemment son interlocuteur). Vous aviez une question à me poser, Commissaire ?

Commissaire – Euh… oui. Mais bizarrement, là tout de suite, ça ne me revient pas…

Barbara – J’ai tout mon temps…

Commissaire – Ah si, voilà… Avez-vous des raisons de soupçonner votre patron, le Docteur Müller, de se livrer sur ses patients à des essais médicaux prohibés ?

Barbara – Comme les médecins nazis, vous voulez dire ?

Commissaire – Il a un nom à consonance germanique… et il est médecin. Reconnaissez que c’est une hypothèse à ne pas négliger… Même si ça n’est qu’une hypothèse…

Barbara – Le Docteur Müller ? Je ne crois pas Commissaire. D’ailleurs Gunter est Suisse…

Commissaire – Il y avait aussi des nazis en Suisse… En Suisse Allemande, en tout cas…

Barbara – C’est une page de l’histoire que j’ignorais complètement, Commissaire…

Commissaire – Admettons… Mais le Docteur Müller pourrait aussi administrer à ses patients à leur insu du maïs transgénique pour voir s’ils développent des tumeurs ? On connaît bien les liens parfois incestueux que le corps médical entretient avec les laboratoires pharmaceutiques…

Barbara – Il est vrai que presque tous nos patients ont déjà des tumeurs… Mais cela ne cadre guère avec le personnage, Monsieur le Commissaire… Le Docteur Müller est un médecin tout à fait désintéressé. Vous avez entendu parler de sa fondation au profit des orphelins qui n’ont pas de parents ?

Commissaire – Oublions ça, chère amie… Il s’agissait d’un simple interrogatoire de routine et je ne vous retiendrai pas plus longtemps… (Barbara se lève et s’apprête à sortir) Ah Barbara, une dernière petite question…

Barbara – Oui Inspecteur Colombo…

Commissaire – Surtout après avoir mangé des plats épicés, comme du couscous ou du chorizo, j’ai de terribles démangeaisons… à un endroit que la bienséance m’empêche de nommer dans une pièce de théâtre… Vous sauriez de quoi il peut s’agir ?

Barbara – De votre postérieur, j’imagine…

Commissaire – Non, je veux dire, de quelle maladie… Vous pensez que c’est grave ?

Barbara – Simple petit problème d’hémorroïdes probablement… Je vais vous arranger un rendez-vous avec le Docteur Müller pour après les fêtes. En attendant, évitez les excès…

Commissaire – Merci, Barbara, je me sens déjà soulagé…

Barbara sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors Sanchez, que donnent vos investigations ?

Adjoint – Cet hôpital est un vrai foutoir, Commissaire : trafic de stupéfiants, paris clandestins, abus de faiblesse, blanchiment d’argent, call girls recrutées sur le net…

Commissaire – Et l’autopsie ?

Adjoint – De ce côté-là, on a pas mal avancé aussi. L’autopsie révèle que la victime avait absorbé des langues de chat en grande quantité.

Commissaire – Pas de pâtes de fruits, vous êtes sûr ?

Adjoint – Uniquement des langues de chat, dont la date limite de consommation était dépassée de plus d’une semaine… J’ai retrouvé l’emballage dans une poubelle.

Commissaire – Bravo Sanchez ! C’est sûrement la raison du décès… Les langues de chat pas fraîches, ça ne pardonne pas. Reste à savoir s’il s’agit d’un empoisonnement ou d’une simple intoxication accidentelle…

Adjoint – Il y a autre chose Commissaire…

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – L’autopsie a révélé que la victime n’était pas vraiment morte avant l’autopsie…

Commissaire – Et alors ?

Adjoint – Ben… Le Docteur Müller a essayé de tout remettre à peu près en place…

Commissaire – La victime a été découverte dans une chambre mortuaire… C’est sûrement ça qui a induit les médecins en erreur. Comme quoi, Sanchez, il faut toujours se méfier des conclusions hâtives…

Adjoint – Une dernière chose, Commissaire… J’ai procédé à l’examen des ordinateurs…

Commissaire – Et ?

Adjoint – Bingo ! Je viens d’arrêter un type qui avait rendez-vous avec un membre du personnel de cet hôpital rencontré sur Internet…

Commissaire – Introduisez, Sanchez, introduisez…

Sanchez introduit Gunter et Emmanuelle.

Commissaire – Vous, Docteur Müller ? Et vous ma sœur ?

Gunter – Je peux tout vous expliquer Commissaire…

Commissaire – Confessez-vous à moi, Docteur…

Gunter – Je suis secrètement amoureux de Sœur Emmanuelle depuis son arrivée dans notre établissement. Lorsque j’ai appris par hasard qu’elle s’était inscrite sur un site de rencontre, j’ai pris un pseudo et je lui ai proposé un rendez-vous… Elle a accepté sans savoir qui j’étais… (Se tournant vers Emmanuelle) Emmanuelle, j’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Emmanuelle – Mais cela ne peut être qu’une machination du Diable, Commissaire ! Je ne fréquente pas de sites de rencontre, je vous l’assure !

Commissaire – Allons, ma sœur, inutile de jouer les vierges effarouchées… Vous savez, on a tous un jour où l’autre surfé sur ce genre de sites…

Sanchez arrive.

Adjoint – Je vous amène la victime, Commissaire… Croyez-moi, c’est une véritable résurrection… J’ai assisté moi-même à l’autopsie, il y avait des organes aux quatre coins de la pièce…

Commissaire (à Gunter) – Bravo ! Le Docteur Frankenstein n’aurait pas fait mieux…

Arrive Angela plus zombie que jamais, et la bave colorée au coin de la bouche.

Gunter – J’ai fait ce que j’ai pu, mais si vous voulez l’interroger, je vous conseille de ne pas trop traîner…

Commissaire – Vous avez raison… Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’interroger la victime d’un meurtre…

Angela (voix d’outre-tombe) – Allez tous brûler en enfer !

Emmanuelle sursaute.

Emmanuelle – C’est l’Antéchrist, et le Seigneur m’a désignée pour l’affronter. (Elle ouvre sa blouse sous laquelle elle a sa tenue fluo de gymnastique, et se met en position de karaté avant d’esquisser quelques mouvements d’intimidation). Vade retro Satanas !

Emmanuelle décoche un coup fatal à Angela. Sanchez se penche vers le corps.

Adjoint – Cette fois, je crois qu’elle est vraiment morte, Commissaire…

Emmanuelle – Les Forces du Bien ont triomphé des Forces du Mal… Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez…

Commissaire – Ne me tentez ma sœur… Mais pour ce qui est du cadavre que vous venez d’assassiner, on en restera à la version officielle… On dira que la victime était déjà morte avant l’autopsie…

Adjoint – Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. On ne va pas mettre en prison une religieuse.

Commissaire – Surtout une religieuse qui vient de rencontrer le grand amour grâce à internet…

Barbara arrive, furieuse, suivie de Thelma.

Thelma – Mais puisque je vous dis que Thelma, c’est moi !

Barbara (à Emmanuelle) – Salope. Je t’avais dit de ne pas t’approcher de Gunter !

Barbara se jette sur Emmanuelle et elles se crêpent le chignon.

Adjoint – Vous ne croyez pas qu’on devrait les séparer, Commissaire ?

Commissaire (fasciné) – Attendez encore un peu…

Berthe et Louise arrivent.

Thelma – Je parie sur la brune et vous ?

Berthe – Cinquante euros sur la blonde…

Fred, Jack et Sandy arrivent, en pleine rixe eux aussi.

Fred – Qu’est-ce que tu as fait des lingots, morue ?

Sandy – Attends, je vais t’étrangler, garce !

Jack – Ne vous inquiétez pas Commissaire, c’est juste un petit différend familial…

Jack se joint à la rixe.

Commissaire – Je crois que nous pouvons considérer cette affaire comme résolue, Sanchez. Nous représentons ici les forces de l’ordre, et je crois qu’on peut dire que l’ordre est rétabli.

Adjoint – Bravo Commissaire. Encore une enquête rondement menée. Beau travail…

Commissaire – Merci Sanchez. Vous réveillonnez en famille, ce soir ?

Adjoint – Hélas, Commissaire, je suis un orphelin de la police. Je n’ai plus de famille.

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez, Sanchez…

Adjoint – Mon père est mort en service. Je peux vous l’avouer maintenant, il servait sous vos ordres, et il en était fier… C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à rejoindre votre unité, Commissaire.

Commissaire – Ce que vous me dites me bouleverse, Sanchez. Je vous considère comme un fils, vous le savez, et je ne vous laisserai pas tomber un jour comme celui-là.

Adjoint – Je savais que je pouvais compter sur vous, Commissaire…

Commissaire – Tenez, voici le Docteur Müller. Avec sa Fondation, financée par de généreux donateurs en fin de vie comme Berthe, il s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents, comme vous. Il a sûrement une solution pour que vous ne restiez pas seul un soir de réveillon. N’est-ce pas, Docteur ?

Adjoint – Merci Commissaire.

Commissaire – Je vous abandonne, Sanchez… On m’attend à la maison. Et c’est moi qui suis chargé de fourrer la dinde… Joyeux Noël à tous !

Le commissaire sort tandis que la moitié de ceux qui restent continuent à se battre, et les autres à les regarder. Sirènes d’ambulance et de police mêlées…

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-42-0

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Bienvenue à bord

Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…

Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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8 personnages : 2H/6F

8 personnages : 3H/5F

8 personnages : 4H/4F

9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F

9 personnages : 4H/5F

10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

 

 


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Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bienvenue à bord

10 personnages

(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)

Les jeunes
Nathalie : directrice

Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante

Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire

Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire

Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.

Matin

Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.

Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…

Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…

Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…

Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…

Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…

Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…

Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !

Dominique – Ta mère a un portable ?

Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…

Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.

Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?

Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.

Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?

Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…

Dominique – Hélas…?

Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…

Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.

Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…

Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…

Christiane (cassante) – Oui, ben, non !

Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.

Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !

Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.

Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.

Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.

Nathalie – Nathalie Saint Maclou.

Dominique – Comme la moquette ?

Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.

Dominique – Saint Maclou, évidemment.

Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.

Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…

Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…

Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…

Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?

Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…

Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.

Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…

Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…

Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…

Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…

Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?

Dominique – Bien sûr…

Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?

Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…

Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.

Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.

Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.

Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…

Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.

Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?

Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…

Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.

Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…

Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…

Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.

Dominique – C’est important, l’humour.

Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.

Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…

Christiane – Ah, oui, c’est curieux…

Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…

Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…

Christiane le fusille du regard.

Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…

Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…

Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…

Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…

Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…

Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?

Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?

Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?

Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?

Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…

Blanche – Même les Juifs ?

Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…

Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.

Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.

Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…

Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?

Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…

Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !

Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.

Silence embarrassé.

Dominique – Voilà, voilà…

Christiane – Bon ben alors euh…

Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…

Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.

Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?

Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.

Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…

Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…

Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.

Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?

Nathalie la regarde un peu embarrassée.

Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.

Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…

Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…

Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.

Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?

Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.

Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.

Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?

Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.

Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?

Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?

Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !

Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?

Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…

Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !

Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.

Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?

Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…

Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.

Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.

Claude – Quoi ?

Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.

Claude – On venait de fêter son anniversaire.

Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.

Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?

Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…

Claude – Quand même, ça fait un choc.

Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.

Claude – Pas encore, malheureusement…

Henriette – Pas encore ?

Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…

Henriette – Quel article ?

Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.

Henriette – Des méduses ?

Claude – La Turritopsis Nutricula.

Henriette – Une tartine de Nutella ?

Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.

Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »

Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?

Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !

Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.

Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…

Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !

Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?

Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?

Claude – Comment ?

Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?

Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…

Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.

Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…

Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.

Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.

Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.

Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?

Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…

Solange – Comment ?

Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…

Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…

Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.

Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…

Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.

Claude – Ah, d’accord…

Henriette – C’est quoi un iPod ?

Claude – Aucune idée…

Solange – Vous connaissez la nouvelle ?

Henriette – Quelle nouvelle ?

Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henriette – Il s’est passé quelque chose ?

Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.

Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !

Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.

Solange – Adèle est partie ?

Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.

Claude – Et précipité.

Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.

Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.

Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.

Claude – Elle est morte.

Solange – Elle est morte, Adèle ?

Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…

Henriette – Tiens ben la voilà, justement…

Solange – Adèle ?

Claude – La nouvelle !

Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?

Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !

Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.

Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.

Blanche (renfrognée) – Mmm…

Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.

Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.

Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.

Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…

Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.

Henriette – C’est son siège fétiche…

Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?

Solange – J’y étais…

Blanche – Où ça ?

Solange – Sur le Titanic !

Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…

Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.

Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.

Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?

Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.

Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,

Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…

Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?

Blanche – La Turritopsis Nutricula…

Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…

Solange – Une croisière ? En bateau ?

Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…

Henriette regarde le magazine.

Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?

Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.

Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?

Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !

Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.

Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…

À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.

Solange – Bonjour capitaine !

Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.

Blanche – Blanche… de Bruges.

Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…

Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.

Claude (servile) – Honoré est un peu baron.

Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.

Honoré – Mon nom est de Montélimar.

Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.

Les autres semblent plutôt choqués.

Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.

Solange – Il commandait un bateau.

Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.

Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…

Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.

Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?

Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.

Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…

Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.

Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…

Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.

Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?

Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.

Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?

Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…

Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !

Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.

Blanche – Tu parles d’une devise à la con…

Solange – Le déjeuner est servi à midi.

Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.

Claude – On ne voit pas les journées passer…

Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…

Henriette – À notre table ?

Claude – À la table du capitaine ?

Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?

Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.

Claude – C’était prévu comme ça…

Henriette – Il y a une liste d’attente…

Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…

Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.

Honoré – Vous permettez ?

Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.

Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…

Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.

Henriette – On sait ce que ça veut dire…

Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henriette – Une comédienne, tu parles…

Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…

Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.

Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Solange – Faites voir…

Henriette – Ça ne me dit rien…

Claude – Un thermomètre jetable ?

Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.

Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…

Claude – Pas un sex-toy, quand même…

Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…

Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…

Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?

Henriette – Allez savoir…

Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…

Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…

Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…

Henriette – Ou demander à quelqu’un.

Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?

Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…

Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…

Claude – Et le père, ce serait qui alors…?

Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.

Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?

Claude – Ça peut aller, Docteur…

Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?

Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.

Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…

Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?

Henriette – Ça peut aller…

Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.

Solange – À notre âge, vous savez…

Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.

Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.

Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…

Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !

Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.

Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…

Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…

Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.

Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.

Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.

Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…

Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.

Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.

Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?

Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.

Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.

Claude – C’est bientôt le déjeuner.

Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.

Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.

Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…

Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !

Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.

Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…

II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.

Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !

Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…

Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.

Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…

Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !

Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.

Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?

Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…

Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?

Ils commencent à s’en aller tous les deux.

Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…

Ils sortent.

Noir.

Après-midi

Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.

Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…

Solange – J’y compte bien…

Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?

Solange – C’est une surprise…

Claude – Et c’est pour qui ?

Solange – Pour vous peut-être…

Blanche arrive avec Honoré.

Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?

Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…

Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…

Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?

Claude – C’est une écharpe, je crois.

Blanche – Pas pour moi, j’espère.

Solange – Allez savoir…

Claude – C’est une surprise.

Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?

Claude – Une corde en laine ?

Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.

Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.

Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…

Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.

Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…

Caroline se met à faire un peu de ménage.

Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?

Honoré – On ne sait pas.

Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.

Solange – L’important, c’est que ce soit solide…

Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.

Henriette arrive.

Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…

Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?

Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…

Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.

Blanche – C’est moi !

Henriette – C’est vous quoi ?

Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !

Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?

Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !

Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !

Solange – Heureux au jeu…

Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…

Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?

Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…

Solange – Il y a peut-être une patinoire.

Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?

Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…

Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?

Blanche – Allez savoir…

Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…

Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?

Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.

Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?

Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.

Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.

Roberto – Très bien, très bien…

Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.

Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.

Henriette – En privé…

Roberto – Hun, hun…

Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.

Henriette – C’est positif ou négatif ?

Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?

Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…

Roberto – Claude ?

Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…

Roberto semble inquiet.

Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…

Henriette – Vous me tenez au courant…

Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !

Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.

Caroline – C’est le règlement…

Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.

Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?

Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.

Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?

Caroline – Pardon ?

Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?

Il lui montre le test.

Caroline – Et si ça l’était ?

Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?

Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.

Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.

Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.

Nathalie arrive. Caroline s’en va.

Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.

Nathalie – Oui, moi aussi…

Roberto – Vous êtes enceinte ?

Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?

Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.

Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?

Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…

Nathalie – Quelle naissance ?

Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…

Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…

Roberto – C’est à propos d’Adèle.

Nathalie – Adèle ?

Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.

Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…

Nathalie – Quels indices ?

Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.

Nathalie – Non…?

Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.

Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.

Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…

Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !

Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.

Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.

Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…

Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?

Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…

Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…

Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?

Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…

Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…

Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.

Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?

Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?

Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…

Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?

Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.

Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…

Nathalie – Vous trouvez ?

Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…

Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?

Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…

Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.

Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?

Blanche – Ben je pars en croisière.

Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.

Blanche – Pourquoi pas ?

Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…

Roberto – Il faut signer une décharge.

Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !

Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…

Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…

Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?

Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.

Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.

Honoré, Claude et Solange arrivent.

Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?

Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?

Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?

Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.

Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.

Henriette arrive.

Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?

Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.

Henriette – Adèle a été assassinée !

Claude – Non !

Henriette – Je le tiens de la direction…

Solange – Ils vous l’ont dit ?

Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.

Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?

Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?

Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…

Solange – Un tueur en série ?

Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?

Claude – Qui ça pourrait bien être…?

Honoré – Un membre du personnel, peut-être…

Caroline arrive.

Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?

Henriette – Un tueur… ou une tueuse.

Claude – Non, merci, ça ira.

Henriette – Moi non plus merci…

Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…

Caroline repart.

Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…

Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.

Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !

Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?

Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?

Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…

Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.

Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.

Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…

Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.

Honoré – Très bien…

Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.

Claude – Une main innocente ?

Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.

Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.

Blanche – Claude.

Claude semble soulagé.

Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…

Caroline revient, suivi de près par Roberto.

Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?

Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.

Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?

Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.

Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…

Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.

Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.

Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…

Caroline – Et pourquoi pas ?

Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.

Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?

Roberto – Combien ?

Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.

Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?

Caroline – Vingt mille ?

Roberto – Dix mille.

Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.

Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.

Roberto – J’ai votre parole ?

Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…

Caroline s’en va.

Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…

Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.

Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?

Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.

Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?

Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…

Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.

Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.

Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.

Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.

Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?

Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?

Christiane – Au courant de quoi ?

Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !

Nathalie arrive.

Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…

Christiane – Vous êtes sûre ?

Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…

Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?

Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…

Dominique – Ah, oui, c’est réussi.

Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…

Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…

Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…

Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.

Christiane embrasse sa mère.

Christiane – Allez, au revoir, maman…

Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…

Christiane – Bien sûr, maman…

Dominique embrasse à son tour Blanche.

Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…

Dominique – On va faire comme ça…

Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…

Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.

Christiane se tourne vers Dominique.

Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…

Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.

Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?

Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…

Dominique enlace Christiane pour la réconforter.

Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.

Dominique – Quoi ?

Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…

Dominique (aux anges) – Non ?

Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.

Dominique – Mais c’est merveilleux !

Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…

Dominique – Une fille ? Un garçon ?

Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !

Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !

Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.

Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…

Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.

Christiane – Je pensais au bébé…

Dominique range son cigare.

Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.

Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…

Dominique – Déjà ?

Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !

Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…

Christiane – Comment ça aussi… ?

Dominique et Christiane s’en vont.

Roberto et Nathalie arrivent.

Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?

Roberto – Une aide-soignante…

Nathalie – Caroline…?

Roberto – Pourquoi pas ?

Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…

Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.

Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…

Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.

Nathalie – Une tueuse à gage ?

Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.

Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.

Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…

Nathalie – La fille de Blanche…?

Roberto – Ou son… compagnon.

Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.

Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.

Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?

Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.

Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?

Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.

Nathalie – Autre chose d’intéressant ?

Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…

Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.

Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…

Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?

Roberto – Spaghettis.

Nathalie – Encore !

Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.

Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.

Noir.

Soir

Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.

Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.

Henriette – Ben oui.

Nathalie – Sur les lieux du crime ?

Henriette – Ben non.

Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?

Henriette – Ben à la cantine !

Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.

Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.

Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.

Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…

Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.

Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.

Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…

Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.

Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !

Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.

Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…

Henriette – À propos de quoi ?

Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?

Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.

Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.

Roberto – Solange…

Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?

Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.

Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…

Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.

Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…

Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…

Henriette s’en va en râlant.

Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…

Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.

Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.

Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…

Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.

Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…

Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?

Solange – Oui.

Claude – C’est pour qui ?

Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.

Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.

Roberto – Là on tient notre flag…

Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.

Claude – Mais enfin…

Roberto – Casse-toi, on te dit.

Claude s’en va.

Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?

Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?

Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?

Nathalie – Je ne sais pas.

Roberto – La livrer à la police, à son âge ?

Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.

Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…

Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…

Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?

Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…

Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…

Roberto – Tu t’en tires bien salope…

Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…

Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…

Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.

Noir.

Un an après

Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.

Nathalie – Je n’en peux plus…

Roberto – Et il est à peine midi…

Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…

Nathalie – Vivement la retraite…

Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.

Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !

Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.

Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?

Honoré – On a rajeuni de vingt ans.

Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…

Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…

Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !

Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.

Christiane – Bonjour, bonjour…

Nathalie – Messieurs dames…

Dominique – Madame la Directrice…

Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…

Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…

Dominique – Votre petit-fils, Blanche.

Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…

Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.

Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…

Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?

Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…

Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.

Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?

Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…

Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?

Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?

Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.

Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.

Ils trinquent.

Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !

Musique. Ils entament quelques pas de valse.

Noir. Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Bienvenue à bord Lire la suite »

Erreur des Pompes Funèbres en votre faveur

False exit – Error de la funeraria a tu favorErro da funerária a teu favor

Comédie de Jean-Pierre Martinez

8 à 11 comédiens
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F, 4H/4F

Alban a organisé une petite réception pour honorer les cendres de son grand-père qui vient de disparaître.Mais suite à une erreur des Pompes Funèbres, c’est son propre nom qui figure sur le faire-part…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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VERSION À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION ALTERNATIVE  À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 3H/5F, 4H/4F

VERSION ALTERNATIVE 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H /6F, 4H/5F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


EDPF
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Erreur des Pompes Funèbres en votre faveur

11 personnages :

Alban : le petit-fils du défunt
Eva : sa femme
Victoire : sa belle-mère
Yvette : sa grand-mère
Jacques (ou Jacqueline) : son (ou sa) propriétaire
Gonzague (ou Gabrielle) : son (ou sa) galeriste
Antoine : un ami
Gloria : une amie
Charles ou Charline : le travesti (homme ou femme)
Martial (ou Martine) : le (ou la) croque-mort
Le Père François : un curé

Les rôles du propriétaire, de la galeriste, du croque-mort et du travesti peuvent être indifféremment masculins ou féminins. Un(e) comédien(ne) peut interpréter plusieurs de ces rôles. La distribution est donc très modulable. À titre indicatif :

Le séjour d’un loft bobo genre artiste. Quelques tableaux abstraits sont adossés contre les murs. Alban arrive avec des verres qu’il pose sur une table où est disposé un buffet, comme pour une petite réception. Eva arrive à son tour, vêtue de façon plutôt stricte.

Eva (parlant de sa tenue) – Ça ira, comme ça ?

Alban – Mais oui.

Eva – Je me demandais si ce n’était pas un peu…

Alban – Non, c’est discret… C’est passe-partout…

Eva – C’est la robe que j’avais mise pour le mariage de mon frère.

Alban – Pour l’incinération de mon grand-père, ça devrait aller aussi. Tu crois que ça suffira, les cacahuètes ?

Eva – De toute façon, on n’a pas les moyens de leur servir des petits fours.

Alban – On va essayer d’éviter le mot four aujourd’hui…

Eva – Oui, tu as raison. Où est-ce qu’on va le mettre, au fait ?

Alban – Sur ce petit guéridon, là ? Qu’est-ce que tu en penses ? On n’a qu’à retirer le pot de fleurs…

Eva – Oui, pourquoi pas.

Eva retire le pot de fleurs et le met ailleurs.

Eva – J’ai croisé le propriétaire tout à l’heure, dans l’escalier.

Alban – Tu ne l’as pas invité, j’espère.

Eva – Je lui ai promis qu’on lui paierait les loyers en retard demain matin sans faute.

Alban – Demain ?

Eva – Il fallait bien que je lui dise quelque chose pour le faire patienter.

Alban – Oui, tu as bien fait. Qu’on ait au moins la paix aujourd’hui.

Eva – Mmm… Parce qu’il commence à parler d’expulsion, figure-toi. Je crois même que le mot d’huissier a été prononcé une ou deux fois dans la conversation…

Alban – Demain sera un autre jour.

Eva – Tu vas peut-être enfin réussir à vendre une toile…

Alban – Aujourd’hui ? C’est une crémation, pas un vernissage.

Eva – Je me demande si tu n’as pas raison pour les cacahuètes…

Alban – En même temps, si ça se trouve, personne ne va venir.

Eva – Avec la circulation alternée, en plus…

Alban – Ah oui, dis donc, j’avais oublié ça… Avec un peu de chance, ils auront tous une plaque qui se termine par un numéro pair. Ça leur fera une bonne raison de rester chez eux…

Eva – Ils auraient pu prévenir, tout de même…

Alban – Ils passeront sûrement un petit coup de fil pour les condoléances.

Eva – Je parle de la circulation alternée ! Ils auraient pu nous prévenir un peu à l’avance, on se serait organisé.

Alban – En même temps, une crémation… On n’avait pas trop le choix sur les dates…

Eva – Enfin, c’est pour protéger les plus fragiles… Les enfants, les personnes âgées…

Alban – Va savoir. C’est peut-être ce pic de pollution qui l’a achevé, Pépé…

Eva – Il avait quel âge, déjà ?

Alban – Cent deux ans.

Eva – Ah oui, quand même…

Alban – À cet âge-là, on est plus sensible à la qualité de l’air qu’on respire, forcément.

Eva – C’est clair…

Alban – En tout cas, j’espère que le corbillard aura le bon numéro.

Eva – Le bon numéro ?

Alban – Un numéro pair !

Eva – Ah oui…

Alban – Sans parler de l’incinération.

Eva – Quoi ?

Alban – Ils ont peut-être aussi instauré une incinération alternée, va savoir… Pour échelonner les rejets d’oxyde de carbone dans l’atmosphère…

Eva – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça, c’était ton grand-père tout de même.

Alban – Je ne vais pas faire semblant de pleurer, non plus. Je n’ai jamais eu de relations très chaleureuses avec lui de son vivant.

Eva – Va savoir. Tu auras peut-être des relations plus chaleureuses avec ses cendres.

Alban – Allez, on ne va pas se laisser abattre… Tiens, on va boire un coup, ça va nous mettre en train avant que nos invités arrivent.

Eva – S’ils arrivent…

Alban sert deux verres de rouge et en donne un à Eva.

Alban – Moi je dis que passé cent ans, les enterrements, ça devrait être facultatif. On risque trop de faire un bide. La preuve.

Eva – Il faut bien faire son deuil.

Alban – On peut aussi bien faire son deuil des gens de leur vivant.

Eva – Oui, tu as raison, c’est moins triste, remarque.

Alban – Reconnais que cent deux ans, c’est un âge raisonnable pour se décider à mourir…

Eva – Je plains celui qui a acheté sa maison en viager…

Alban – Oh lui, il n’est plus à plaindre. Il est mort il y a dix ans. Son fils aussi, d’ailleurs. C’est son petit-fils qui continuait à payer la rente.

Eva – Quelle santé… J’espère pour toi que ton grand-père t’aura au moins légué ça. Allez, à ta santé !

Ils trinquent.

Alban – À la tienne.

Ils boivent une gorgée.

Eva – Un peu jeune, non ?

Alban – C’est du Beaujolais nouveau. Enfin c’était…

Eva – C’était ?

Alban – Du Beaujolais nouveau qui nous restait de l’année dernière. Ou de celle d’avant, je ne sais plus.

Eva – Ah d’accord. Alors c’est ça, ce petit arrière-goût de vinaigre.

Alban – Le Beaujolais nouveau, ce n’est pas un vin de garde.

Ils sirotent un instant en silence.

Eva – Cent deux ans… Tu te rends compte ? Plus d’un siècle…

Alban – Sacré Pépé. C’est vrai qu’il a toujours réussi à passer entre les gouttes. Il a survécu à deux guerres mondiales. Il a même réussi à avoir la Légion d’Honneur…

Eva – Un héros de guerre ?

Alban – Un résistant de la dernière heure, en tout cas.

Eva – Un collabo ?

Alban – Disons plutôt un homme de compromis. C’était un grand admirateur du Maréchal, mais il a toujours su retourner sa veste au bon moment. La croix gammée d’un côté, la croix de Lorraine de l’autre…

Eva – Qu’est-ce qu’il faisait, exactement ?

Alban – Des affaires… On n’a jamais trop su lesquelles. Je n’ai jamais osé demander à mon père. Et comme il est mort avant lui.

Eva – Si au moins il t’avait laissé un petit héritage. On aurait pu payer les loyers et les factures en retard…

Alban – Jusqu’aux années 80, il avait bien géré l’argent qu’il avait gagné honnêtement au marché noir pendant la guerre. Malheureusement, juste avant de prendre sa retraite, il a eu la mauvaise idée de placer toute sa fortune en actions Eurotunnel.

Eva – Pour rejoindre Londres plus facilement en Eurostar lors de la prochaine guerre, peut-être…

Alban – J’ai dû refuser la succession pour ne pas avoir à payer l’ardoise qu’il a laissée dans sa maison de retraite. Tu sais que c’est plus cher que le Club Med, ces mouroirs ? Non, je te jure, pour être centenaire, aujourd’hui, faut avoir les moyens…

On sonne.

Alban – Ça doit être eux.

Eva – Tu crois ?

Alban – A moins que ce soit le livreur de pizzas. J’ai commandé une Quatre Saisons il y a plus d’une heure, je ne sais pas ce qu’ils font. Le livreur ne doit pas avoir la bonne plaque pour son scooter…

Eva – En tout cas, ça ne te coupe pas l’appétit tout ça…

Alban – On ne va pas se laisser mourir de faim, non plus !

Eva – Je vais ouvrir…

Elle sort.

Eva – Oui, oui, c’est ici, entrez je vous en prie…

Alban – Alors, c’est le four à pizzas qui était tombé en panne ?

Entre Martial, un employé des Pompes Funèbres, suivi par Eva. Il porte une tenue de fonction et tient dans les mains une urne funéraire, en affectant une mine de circonstance. L’urne ressemble à un vase chinois.

Martial – Bonjour Monsieur.

Alban – Oh, pardon, je croyais que c’était… Non visiblement, vous n’êtes pas livreur de pizza… Et comme je n’ai pas commandé chinois…

Martial – Monsieur Delaroche, permettez-moi de vous présenter, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances…

Alban – Merci… Croyez bien que j’y suis très sensible.
Martial – Où dois-je poser les cendres du défunt ?

Alban – Ah oui… (Hésitant) Euh, non, pas sur le buffet, quand même…

Eva – Par terre non plus, les gens vont prendre ça pour un porte-parapluie..

Alban (désignant le guéridon) – Mettez ça là, je vous en prie.

Martial pose l’urne sur le guéridon dans un geste très cérémonial, avant de s’incliner légèrement pour rendre hommage au défunt.

Eva – Merci…

Martial – Nous restons à votre entière disposition pour la suite.

Alban – Ne parlez pas de malheur ! J’espère que le prochain décès dans la famille ne sera pas pour tout de suite.

Eva – Vous n’allez pas nous proposer une carte de fidélité au moins ?

Martial – Je faisais allusion à ce que vous envisagez de faire pour les cendres de votre aïeul…

Eva – Bien sûr.

Alban – Nous n’avons pas encore décidé mais…

Martial – Il est toujours possible de les disperser dans un jardin du souvenir, mais nous pouvons aussi vous proposer d’autres formules.

Alban – Merci. Nous allons y réfléchir…

Martial – Bien entendu, il n’y a pas d’urgence. Plus maintenant…

Martial sort de sa poche une enveloppe qu’il lui tend.

Martial – Voici le reliquat des faire-part. Nous avons envoyé les autres aux adresses que vous nous aviez communiquées.

Alban – Merci. Je ne suis pas sûr de pouvoir les réutiliser, mais on ne sait jamais.

Eva – Si c’était des faire-part de mariage, encore. Il arrive qu’on se marie plusieurs fois avec la même personne.

Martial – Hélas, on ne meurt qu’une fois, vous avez raison…

Martial sort un document de la poche de sa veste.

Martial – Je vais vous demander une petite signature…

Alban – Tout à fait.

Alban sort un stylo de sa poche et signe. Martial récupère le document et le stylo avec.

Martial – Je vous remercie. Et encore une fois, toutes nos condoléances…

Eva – Je vous raccompagne…

Elle sort avec Martial. Alban considère l’urne avec une certaine perplexité.

Eva (off) – Merci encore…

Elle revient. Son regard se porte également sur l’urne.

Eva – Ça fait un drôle d’effet, d’avoir ça au milieu de son salon…

Alban – Oui.

Eva – C’est original, pour une urne.

Alban – Oui, ça change un peu.

Eva – C’est japonais ou chinois ?

Alban – Je ne sais pas trop.

Eva – Ton grand-père avait une passion particulière pour l’Asie ?

Alban – Pas à ma connaissance. Mais ce modèle-là était en promo. Une gamme qui n’aura pas su rencontrer son public, probablement…

Eva – Ou un client asiatique qui se sera décommandé au dernier moment…

Ils restent un instant recueillis devant l’urne.

Alban – Il m’a barboté mon stylo, dis donc…

Eva – Ton grand-père ?

Alban – Le croque-mort ! Le stylo que m’avait offert ta mère pour mon anniversaire. Tu te rends compte ?

Eva – Tu le détestais, ce stylo… Tu disais que ça faisait cadeau de première communion.

Alban – Tout de même… Un stylo avec une plume en plaqué or. Comme si tout ça ne nous coûtait pas déjà assez cher. Les Pompes Funèbres, c’est un véritable racket.

Eva – Ils savent qu’on n’a pas le choix, alors évidemment…

Alban – C’est vrai. On devrait pouvoir faire ça soi-même. En famille…

Eva – Soi-même ?

Alban – Comment ils faisaient, les hommes préhistoriques ?

Eva – Je ne sais pas… Ils invitaient leurs amis et ils faisaient un barbecue ?

On sonne à nouveau, mais ils restent tous les deux les yeux fixés sur l’urne.

Alban – J’espère qu’elles sont encore chaudes… (Eva lui lance un regard perplexe) Je parlais des pizzas. Cette fois, ça doit être le livreur.

Eva – Eh bien va ouvrir !

Alban sort.

Alban – Ah oui, merci… Non, non pas de problème.

Alban revient.

Alban – Tu vois, j’étais médisant. Il m’a rendu mon stylo…

Ils regardent encore l’urne qui trône sur le guéridon.

Alban – Je commence à avoir la dalle…

Eva – Moi je suis déjà bourrée, dis donc… Il tape, ce beaujolpif, non ?

Alban – Ouais… Il est un peu champagnisé, on dirait.

Eva – Il faudrait que je mange quelque chose, moi aussi. Si tes invités arrivent et qu’ils me trouvent ivre morte. C’est vrai, c’est une crémation, pas une pendaison de crémaillère.

Alban – Tu crois qu’on a bien fait de le faire incinérer ?

Eva – Pourquoi pas ?

Alban – Ce n’est pas très catholique.

Eva – C’est moins cher… (Un temps) Pourquoi, pas très catholique ?

Alban – La résurrection des corps, tout ça… Avec des cendres, ça doit marcher beaucoup moins bien, forcément…

Eva – Il était très croyant, ton grand-père ?

Alban – Je ne sais pas… En tout cas, le seul ami que je lui connaissais était curé…

Eva – Ah oui, quand même… Tu aurais peut-être dû prévoir une messe, alors ?

Alban – Ça coûte cher, une messe ?

Eva – Tu crois qu’il va venir, ce curé ?

Alban – Je ne sais pas… Je lui ai envoyé un faire-part, mais il est peut-être déjà mort…

Eva – Si il vient, ça craint…

Alban – Tu crois ?

Eva prend un faire-part.

Eva (lisant) – Les obsèques auront lieu dans la plus stricte intimité, mais vous pourrez lui rendre un dernier hommage chez nous autour du verre de l’amitié…

Alban – Le verre de l’amitié ?

Eva – C’est toi qui as rédigé cette partie…

Alban – C’est vrai que ça fait un peu invitation à un barbecue.

Eva – Pour l’instant, personne n’est là, de toute façon.

Alban – Ça fait vingt ans qu’il était en maison de retraite. Tout le monde avait oublié son existence. Même moi.

Eva – Il devait bien lui rester quelques connaissances…

Alban – Cent deux ans ! Les gens qui le connaissaient sont sûrement tous morts avant lui.

Eva – Il n’avait plus de famille, à part toi ?

Alban – Sinon, pourquoi je me serai occupé de ses obsèques ?

Eva – Mais sa femme est toujours vivante. Ta grand-mère, elle ne pouvait pas s’en occuper ? Tu m’as dit qu’elle était plus jeune que lui ?

Alban – Être plus jeune qu’un centenaire, tu sais, ce n’est pas très difficile… Elle est dans une maison de retraite du côté de Nice. Je lui ai envoyé un faire-part, mais je n’ai pas de nouvelles. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête…

Eva – Va savoir. Si ça se trouve, elle ne se souvenait même plus qu’elle avait encore un mari.

Alban – Possible…

Eva – Sinon pourquoi elle aurait choisi une maison de retraite à mille kilomètres de celle de ton grand-père.

Alban – À partir d’un certain âge, on a bien le droit de préférer la Côte d’Azur à son mari…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je crois qu’on va s’enfiler les cacahuètes tous les deux… Je te ressers un verre de Beaujolais nouveau de l’année dernière ?

Eva – Allez, il faut le finir. Je crois que ce ne serait pas raisonnable de le garder une année de plus…

Alban – On va se saouler pour oublier qu’un jour, nous aussi on finira dans un vase chinois…

Ils trinquent.

Eva – En même temps, on ne va pas garder ça ici éternellement, non ?

Alban – Le vase encore… Mais ce qu’il y a dedans…

Eva – Qu’est-ce qu’on va faire des cendres ?

Alban – Le Jardin du Souvenir… Ça sent un peu l’arnaque, non ?

Eva – À mon avis, il doit y avoir un supplément…

Alban – On pourrait les disperser depuis un pont dans la Seine. C’est gratuit et ça peut avoir de la gueule… Si le vent ne souffle pas du mauvais côté…

Eva – C’est autorisé ?

Alban – Ce sera son dernier acte de résistance… À titre posthume…

Le téléphone sonne. Eva répond.

Eva – Oui ? Ah oui, bonjour… Merci, c’est gentil… Oui, je sais, mais c’est arrivé tellement vite… Non, non, pas de problème, je vous assure… C’est juste une petite réunion pour… On ne fera pas trop de bruit, je vous le promets…

On sonne.

Alban – J’y vais…

Alban sort.

Eva – Oh, vous savez à son âge, je ne pense pas qu’on meurt de quelque chose en particulier… Mais vous voulez que je vous passe… Bon, très bien… Alors merci d’avoir appelé…

Eva repose le combiné à sa place. Alban revient avec deux boîtes de pizzas.

Alban – Cette fois, c’était bien les pizzas. Et au téléphone, c’était qui ?

Eva – C’était le proprio… au sujet de la mort de ton grand-père. C’est curieux, il avait l’air bouleversé…

Alban – Peut-être qu’il pense qu’avec l’héritage, on pourra lui payer nos loyers en retard… Je comprends que ça lui arrache une larme… Mais comment il est au courant ?

Eva – Je l’avais ajouté sur la liste pour les faire-part… Je pensais que ça pourrait l’amadouer un peu pendant quelques jours… Ça a l’air de marcher, il ne m’a pas reparlé du loyer…

Alban – Il t’en a parlé quand tu l’as croisé tout à l’heure.

Eva – J’avais mis le faire-part dans sa boîte ce matin. Il a dû le lire entre temps.

On sonne à nouveau à la porte.

Alban – Je crois qu’on ne pourra jamais la bouffer, cette pizza. Je vais la poser à la cuisine.

Eva – Je vais ouvrir…

Alban – On la fera réchauffer au four un plus tard…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Madame Michon… Comment allez-vous ? Moi ça va, je vous remercie. Mais entrez cinq minutes, je vous en prie… Bon d’accord… C’est gentil, merci, mais il ne fallait pas… Ah non, mais ce n’est pas… Non, non, attendez…

Eva revient avec un pot de chrysanthème. Alban revient.

Alban – C’était qui ?

Eva – La voisine, mais elle n’a pas voulu entrer. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête elle aussi… Elle pensait que c’était toi qui étais mort… D’après elle, c’est le proprio qui lui a dit ça…

Alban – Ah oui, en effet. J’aurais dû aller ouvrir la porte, pour voir sa réaction.

Eva regarde le faire-part.

Eva – Dis donc, Alban, je suis prise d’un horrible doute, tout d’un coup…

Alban – Hein ?

Eva – Tu as vu ça ?

Alban – Quoi ?

Elle lui tend le faire-part.

Eva – Regarde…

Il jette un regard au faire-part.

Alban – Et ?

Eva – Il n’y a rien qui te frappe ?

Alban (lisant) – …ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Merde.

Eva – Monsieur Alban Delaroche !

Alban – Ce n’est pas possible…

Eva – Ils auraient inversé ton nom et celui de ton grand-père ?

Alban – En fait, je porte le même prénom que mon grand-père… C’est pour ça que j’avais ajouté « à l’âge de 102 ans », ce qui était supposé lever toute ambiguïté.

Eva – Tu parles d’une ambiguïté…

Alban – Mais au lieu de 102 ans, ils ont mis 32 ans ! À l’âge de 32 ans !

Eva – Ah oui, là c’est tout de suite beaucoup plus ambigu…

Le téléphone sonne à nouveau.

Alban – Je crois que pour l’instant, il vaut mieux que ce soit toi qui répondes…

Eva répond.

Eva – Allo… Oui… Non, c’est à dire que… Oui, je vous remercie… Non, non, ce n’est pas grave… Oui, oui, on vous attend…

Eva raccroche.

Eva – Je ne sais pas si c’était ambigu mais apparemment, tout le monde a préféré comprendre que c’était toi le défunt…

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit au téléphone ?

Eva – C’était ta grand-mère ! Comment voulais-tu que je lui annonce comme ça, au téléphone, que c’est son mari à elle qui est mort ?

Alban – Tu préfères la laisser croire que c’est son petit-fils qui n’est plus de ce monde ?

Eva – Apparemment, elle s’est déjà faite à cette idée…

Alban – Il va bien falloir lui annoncer ça d’une façon ou d’une autre.

Eva – Elle m’a dit qu’elle arrivait. Tu vas pouvoir t’en charger.

Ils échangent un regard catastrophé.

Alban – Je crois que là, on est vraiment dans la merde…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas, moi. C’est toi la veuve, après tout…

Eva – On pourrait déjà rappeler le type des pompes funèbres pour lui demander des explications.

Alban – Tout le monde pense que c’est moi qui suis mort ! C’est à nos invités qu’il va falloir donner des explications, non ?

Eva – Tu as raison. Oh mon Dieu ! Heureusement que personne n’est encore arrivé…

Alban – Tu imagines ? On les invite à un pot de crémation, et c’est le défunt qui sert les petits fours.

Eva – Bon, on va bien trouver une solution. Au pire on annule, et on enverra un rectificatif pour les faire-part.

Alban – Ok, j’appelle le croque-mort.

Eva – C’est vrai, quoi ! Il a quand même une responsabilité dans cette histoire, non ?

Alban – Tiens, on pourrait déjà refuser de lui payer sa facture, ce sera toujours ça d’économisé.

Eva – On n’avait pas de quoi la payer de toute façon…

Alban sort. On sonne à la porte. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Madame Delaroche… Euh… Si, si, entrez, je vous en prie… Mais je dois vous prévenir que…

Eva revient avec Yvette, la grand-mère d’Alban, qui porte une valise.

Yvette – Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Ma pauvre petite. Alors vous êtes la veuve d’Alban, c’est bien ça ?

Eva – Oui, vous étiez venue à notre mariage, vous vous souvenez ?

Yvette – Non…

Eva – Enfin, je veux dire, oui, je suis bien la femme d’Alban. Mais sa veuve…

Yvette – Je suis vraiment désolée pour ce pauvre Alban. C’est vrai qu’il a toujours eu une santé fragile. C’est le seul enfant que je connaisse qui ait réussi à attraper les oreillons deux fois de suite.

Eva – Ah oui…

Yvette – Je crois qu’il n’y a pas une maladie qu’il n’ait pas attrapée. C’est bien simple, quand il était petit, on l’avait surnommé Bouillon de Culture. Et croyez-moi, ce n’était pas à cause de ses résultats scolaires…

Eva – Non ?

Eva prête à Yvette une attention distraite, car Alban passe la tête par la porte. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Yvette – Et puis avec la vie qu’il a menée quand il était encore célibataire… et même après. C’est même étonnant qu’il ne soit pas mort avant d’une maladie honteuse. Vous voyez ce que je veux dire…

Eva écoute soudain Yvette avec plus d’attention.

Eva – Euh… Non, pas vraiment…

Yvette – Je suis venue dès que j’ai su, vous pensez bien. J’ai sauté dans le TGV en marche et me voilà. Je n’arrive pas trop tard, au moins ? Je veux dire, pour l’enterrement du petit… Enfin, de votre mari…

Eva – Non, non… C’est à dire que…

Yvette – Je comprends que vous soyez bouleversée. Moi aussi j’adorais mon petit-fils. Je ne devrais pas vous dire ça, mais c’était mon préféré.

Eva – Vous en aviez d’autres ?

Yvette – Non, pas que je me souvienne.

Eva – Il faut quand même que je vous dise une chose, Madame Delaroche…

Yvette – Yvette. Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Mon mari n’est pas là ?

Eva – Euh… Si justement… Enfin non… Pas exactement…

Yvette – Il faut l’excuser, vous savez. À l’âge qu’il a, je ne sais pas s’il sera en état de se déplacer.

Eva – Bien sûr…

Yvette – Mon mari a beau être centenaire, et même si on ne se voit plus beaucoup, moi aussi ça me ferait un choc si j’apprenais qu’il est mort comme ça. Tout d’un coup.

Eva – Je comprends… Toutes mes condoléances… Je veux dire pour la mort d’Alban… Enfin de…

Yvette – Je passerai quand même lui dire un petit bonjour dans sa maison de retraite. Je ne suis pas sûre qu’il me reconnaisse encore, mais bon. Il commence à perdre un peu la mémoire, vous savez. Au fait il est mort de quoi ?

Eva – Qui ?

Yvette – Je crois qu’avec tout ça, ma pauvre petite, c’est vous qui commencez à perdre un peu la tête. Alban, voyons ! Mon petit-fils. Votre mari ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Eva – Ah oui… Eh bien…

Yvette – Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète… C’est encore tellement frais… Vous me parlerez de ça plus tard, si vous préférez. Il ne s’est pas pendu au moins ?

Eva – Non, pas encore…

Yvette – Il faut vous dire qu’on se pend beaucoup dans la famille…

Eva – Tiens donc ?

Yvette – Surtout les hommes… Je ne sais pas pourquoi, la pendaison, ce n’est pas quelque chose de très féminin…

Alban fait une nouvelle apparition. Eva lui fait signe de venir, mais il reste prudemment à couvert. Yvette aperçoit l’urne.

Yvette – Alors comme ça, vous l’avez fait incinérer ?

Eva – Oui, c’était… C’était ce qu’il voulait, je crois. J’espère que ça ne vous dérange pas…

Yvette – Comme ça, au moins, vous êtes sûre que ses microbes ne lui survivront pas…

Eva – Oui…

Yvette – C’est chinois ou japonais ?

Eva – Eh bien c’est… On ne sait pas, en fait… En tout cas, c’est asiatique…

Yvette – Ah oui…

Eva – Vous voulez quelque chose à boire ? Il y a du jus d’orange… ou du Beaujolais nouveau.

Yvette – Je ne voudrais pas vous déranger. Personne n’est encore arrivé… Je dois être un peu en avance, pardon.

Eva – Euh, non, non, vous êtes juste à l’heure… C’est simplement que… En fait, on se demandait même si on n’allait pas annuler… Enfin, je veux dire…

Yvette – Ne vous inquiétez pas. Moi non plus, je n’aime pas trop les cérémonies. Mais bon. Il faut bien marquer le coup. C’était votre mari, quand même… Écoutez, je vais passer voir le Père François à son presbytère, et je repasse tout à l’heure, d’accord ?

Eva – Je vous raccompagne…

Yvette – C’est un vieil ami de la famille que j’ai bien connu autrefois. Ah, j’oubliais… J’ai demandé au Père François de venir bénir les cendres de mon petit-fils…

Eva – Le père François ?

Yvette – C’était un grand ami de mon mari. C’est lui qui nous a mariés à Vichy pendant la guerre. Et c’est le Maréchal lui-même qui était notre témoin.

Eva – Ah oui.

Yvette se tourne vers l’urne et se signe.

Yvette – Croyez-moi, en uniforme, c’est un homme qui avait de l’allure… J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que le Père François dise une messe pour le repos de son âme…

Eva – L’âme du Maréchal ?

Yvette – L’âme de mon petit-fils !

Eva – Ah oui, bien sûr ! Si ça peut aider…

Yvette – En tout cas, ça me donnera une occasion de revoir ce saint homme. À nos âges, vous savez… Malheureusement, on ne voit plus ses amis qu’aux enterrements…

Eva – Bien sûr…

Yvette – C’est bien simple, on en arrive presque à espérer que quelqu’un meurt pour avoir l’occasion de revoir ceux qui restent.

Eva – Eh oui…

Eva et Yvette sortent.

Eva – Alors à tout à l’heure, Yvette !

Alban revient. Eva réapparaît aussi.

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit que je n’étais pas mort ?

Eva – Elle ne m’a pas laissé en placer une ! Et puis je ne savais pas comment lui annoncer que c’était son mari à elle qui était mort !

Alban – Oh putain…

Eva – Et toi ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas sorti de ta cachette ?

Alban – J’avais peur qu’elle ait une crise cardiaque en me voyant !

Eva – Il faut pourtant trouver un moyen d’en finir avec cette situation absurde…

Alban – Remarque, ça n’a pas que des inconvénients d’être mort… Tu as entendu ? Elle a dit que j’étais son petit-fils préféré.

Eva – Elle n’en a pas d’autre !

Alban – Peut-être, mais quand même… Moi ça me fait plaisir de savoir que ma grand-mère a de l’affection pour moi.

Eva – Elle a aussi dit que tu étais un véritable dépravé… contaminé par toutes sortes de maladies sexuellement transmissibles.

Alban – Tu sais, elle commence à perdre un peu la tête. En tout cas, c’était avant de te rencontrer.

Eva – Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle a dit…

On sonne.

Alban – Encore des condoléances, sûrement…

Eva – Tu as raison… Il vaut mieux que tu restes planqué en attendant que je prépare le terrain pour ta résurrection.

Alban – J’ai l’impression d’être un zombie que sa femme est obligée de cacher dans un placard quand il y a des invités.

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, on vous attendait justement ! On a quelques questions à vous poser, figurez-vous…

Elle revient accompagnée de Martial.

Eva – Dracula, tu peux sortir de ton caveau, c’est le croque-mort !

Alban revient.

Martial – Bonjour Monsieur Delaroche, et encore une fois, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances. J’étais encore dans le quartier chez un autre client, alors je me suis dit que ce serait plus simple de repasser.

Alban – Donc vous avez eu mon message.

Martial – Oui, mais je n’ai pas bien compris quel était votre problème. Que puis-je faire pour vous, Monsieur Delaroche ?

Alban lui met le faire-part sous le nez.

Alban – Ce que vous pouvez faire pour moi ? Regardez ! Le voilà, mon problème…

Martial (parcourant le faire-part) – Je ne vois pas très bien…

Alban – C’est moi, Alban Delaroche !

Martial – Alban Delaroche, c’est vous ?

Alban – D’après votre faire-part, le défunt, c’est moi !

Martial – Je vois… (Il regarde à nouveau le faire-part) Et vous dites que vous n’êtes pas mort ?

Alban est au bord de l’apoplexie.

Alban (à Eva) – Vas-y toi, parce que sinon il va y avoir un deuxième cadavre…

Eva – Enfin vous voyez bien que mon mari n’est pas mort !

Martial se tourne vers l’urne.

Martial – Mais qui est dans cette urne, alors ?

Eva – C’est Alban Delaroche, son grand-père !

Martial – Ah oui, je comprends mieux… Un petit problème d’homonymie, donc.

Alban – Un petit problème ? Tout le monde me croit mort !

Martial – Oui, c’est fâcheux, en effet. Vous auriez dû préciser sur le faire-part qu’il s’agissait de votre grand-père…

Alban – Mais c’est ce qu’on a fait ! J’avais ajouté « à l’âge de 102 ans » !

Eva – Regardez ! Au lieu de ça, vous avez écrit « à l’âge de 32 ans »…

Martial – Ça doit une petite faute de frappe. Nous venons d’engager une nouvelle secrétaire.

Alban – Une petite faute de frappe ? Moi j’appelle ça une grosse faute professionnelle, oui !

Eva – Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Martial – Là vous me prenez un peu de court…

Alban – Et nous, vous croyez qu’on n’est pas pris de court ? On attend des tas de gens pour cette émouvante cérémonie d’adieux, et il y a juste une petite erreur sur l’identité du défunt !

Eva – On attendrait pour le moins un petit geste commercial…

Martial sort son Smartphone.

Martial – Attendez une seconde… J’ai ici le courrier électronique que vous m’aviez envoyé pour le faire-part… Tenez, regardez…

Alban regarde.

Martial – Vous voyez ? Il y a bien écrit « à l’âge de 32 ans »…

Alban – C’est toi qui t’en étais occupée, non ?

Eva – Ça va être de ma faute, maintenant ! Tu n’avais qu’à le faire toi-même, hein ? Est-ce que moi je te demande de faire incinérer ma mère ?

Alban – Ta mère est encore vivante ! Malheureusement…

Eva – Je vais le tuer…

Martial bat prudemment en retraite.

Martial – Je vais vous laisser régler ce petit différend en famille… Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Martial sort.

Alban – Déclarer le décès de son propre mari… Tu parles d’un acte manqué…

Eva – Ça va, hein ! Tout le monde peut se tromper, non ?

Alban – Tout de même, entre 102 et 32…

Eva – Oh et puis ça suffit… Tu n’avais qu’à t’en occuper toi-même ! Après tout, c’est ton grand-père, ce n’est pas le mien !

Alban – J’avais autre chose à faire, figure-toi.

Eva – C’est ça ! Monsieur travaille… Monsieur est un artiste… Moi je ne suis bonne qu’à rédiger les faire-part.

Alban – Et ben non, justement. Même pas. La preuve…

Au regard assassin que lui lance Eva, Alban regrette aussitôt sa sortie, mais c’est trop tard. Eva, hors d’elle, hésite une seconde avant de réagir, regardant autour d’elle ce qu’elle pourrait casser.

Alban – Excuse-moi, je…

Eva finit par saisir l’urne chinoise et la brandit comme si elle voulait la briser en la lançant par terre.

Eva – Tiens, tu sais ce que j’en fais de ton grand-père collabo ?

Alban – Non, pas ça, je t’en prie. Pas pépé !

Eva – Le mien de grand-père, il était résistant !

Alban – Tu m’as dit qu’il était entré dans la résistance quand les blindés du Général Leclerc étaient déjà à la Porte d’Orléans ! Je sais qu’il y avait un peu d’embouteillage ce jour-là du côté du périphérique, mais bon…

Eva – Tu oses insulter la mémoire de mon grand-père, maintenant ?

Alban – Je dis simplement que ton grand-père non plus n’était pas vraiment un résistant de la première heure…

Eve – Je ne sais pas ce qui me retient de…

La sonnerie de la porte d’entrée arrête le geste d’Eva. Alban en profite pour reprendre l’urne des mains de Eva.

Alban – Tu permets que je récupère Pépé ?

Alban repose l’urne sur le guéridon.

Eve – Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Alban – On est un peu sur les nerfs, c’est normal.

La sonnerie de la porte résonne à nouveau.

Alban – Tu ferais mieux d’aller ouvrir.

Eve – J’y vais…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eve – Ah, bonjour maman…

Victoire – Ma pauvre chérie ! J’imagine l’état dans lequel tu dois être…

Eva revient avec Victoire, sa mère.

Victoire – Je suis venue dès que j’ai su, évidemment.

Eva – Merci, mais il ne fallait pas. D’ailleurs…

Victoire – Je suis désolée, je n’ai pas eu le temps d’acheter des fleurs…

Eva – Oh tu sais, ce n’est pas la peine. En fait, je le connaissais à peine…

Victoire – Je suis contente que tu le prennes comme ça. Mais tout de même, apprendre par un faire-part que son gendre est mort… Tu aurais pu m’appeler !

Eva – Ah non, mais il faut que je te dise…

Victoire – C’est triste, mais je t’ai toujours dit que ce n’était pas un homme pour toi.

Eva – Mais pourquoi tu dis ça ?

Victoire – Les artistes, c’est bien beau. Mais si tu n’avais pas été là pour remplir le frigo avec ton salaire d’esthéticienne.

Eva – Il n’y pas que l’argent, dans la vie.

Victoire – Peut-être, mais pour payer son loyer, ça aide quand même un peu… Enfin, maintenant qu’il n’est plus là, si tu veux que je te fasse une petite avance sur ton héritage…

Eva – Mon héritage ?

Victoire – Je parle du mien, évidemment. Parce lui, j’imagine qu’il ne va pas te laisser grand chose. À part des dettes et des mycoses, ou pire. (Désignant du regard les tableaux) Je ne parle même pas de toutes ces croûtes. Il n’a jamais réussi à en vendre une seule de son vivant.

Eva – Tu m’avais dit que tu étais déjà à découvert ! Que tu ne pouvais pas nous prêter un centime !

Victoire – Oui, mais ça c’était avant…

Eva – Ah d’accord… Donc si je te demandais de me faire un chèque, là tout de suite…

Victoire – Je suis ta mère, tout de même. Alors maintenant que te voilà veuve.

Eva – Veuve… J’ai un peu de mal avec ce mot, malgré tout.

Victoire – Tu sais ce qu’on dit : un de mort dix de retrouvés.

Eva – Tu es vraiment sûre qu’on dit ça ?

Victoire – En tout cas, maintenant, tu vas pouvoir te remarier…

Eva – Me remarier ? Mais c’est monstrueux, ce que tu dis !

Victoire – Excuse-moi. C’est encore un peu tôt, c’est vrai… Mais à ton âge, il ne faut pas trop perdre de temps, tu sais…

Eva – Merci… Ça me remonte vraiment le moral…

Victoire avise l’urne.

Victoire – C’est quoi ? Une de ses dernières œuvres ?

Eva – On peut dire ça, oui…

On sonne.

Eva – Qu’est-ce que c’est encore ?

Victoire – Tu as invité des gens, non ? C’est normal qu’ils viennent rendre un dernier hommage à ton mari ! Plus tôt ce sera fait, plus tôt tu pourras passer à autre chose…

Eva sort.

Eva – Ah Gonzague… Je suis désolée, mon mari n’est pas là…

Gonzague – Bien sûr, je suis au courant. J’ai bien reçu votre faire-part. Mais vous auriez dû m’appeler…

Eva revient avec Gonzague.

Eva – Non mais il s’agit d’un malentendu…

Victoire – Bonjour Monsieur…

Eva – Gonzague, je vous présente ma mère. Maman, voici Gonzague, le galeriste d’Alban…

Victoire – Enchantée…

Gonzague – Bonjour Madame. Et toutes mes condoléances. Votre gendre avait un immense talent. Hélas, il nous a quitté avant d’avoir pu bénéficier de la consécration du public, comme c’est souvent le cas avec les génies d’avant-garde…

Victoire – Alors vous croyez vraiment que toutes ces croûtes peuvent se vendre un bon prix ?

Gonzague – Vous savez, c’est triste à dire, mais un peintre mort, ça se vend toujours beaucoup mieux…

Victoire – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Gonzague – Notamment parce qu’on est sûr, hélas, qu’un peintre une fois mort ne peindra plus jamais d’autres tableaux.

Victoire – Dans le cas de mon gendre, je me demande si ce n’est pas plus mal… (Elle rit bruyamment sous le regard consterné des deux autres) Je plaisante…

Eva – Je vous sers un petit jus d’orange ?

Victoire – Oui, volontiers.

Eva – Je parlais à Monsieur…

Gonzague – Merci, je ne vais pas vous déranger. Je vais vous laisser partager votre deuil en famille.

Victoire – Mais vous ne nous dérangez pas du tout, n’est-ce pas Eva ? Alors comme ça, vous êtes marchand de tableaux ?

Gonzague – Je possède une galerie d’art, en effet.

Victoire – Non, parce que j’ai acheté une toile, il y a très longtemps, dans une brocante, et je me demandais combien ça pouvait valoir exactement… Des fois on fait des affaires, sans le savoir… Ils ont parlé d’une histoire comme ça à la télé, il y a quelques jours, vous vous souvenez ?

Eva – Bon, maman, tu pourrais nous laisser ?

Victoire – Je ne serai pas loin. Je vais aller acheter un petit bouquet de fleurs pour marquer le coup. (Voyant que sa fille la fusille du regard) Si tu as besoin de moi, tu m’appelles, d’accord ?

Eva raccompagne sa mère jusqu’à la porte. Gonzague en profite pour jeter un coup d’œil aux toiles posées contre les murs. Eva revient.

Eva – Excusez-moi…

Gonzague – Je n’avais pas vu ses dernières toiles, c’est vraiment remarquable. (Apercevant l’urne) Et à ce que je vois, il s’était aussi lancé dans la céramique. C’est chinois ou japonais ?

Eva – C’est une urne funéraire.

Gonzague – Ah oui… (Comprenant) Ah, je vois… Donc c’est… On est vraiment peu de chose, n’est-ce pas ?

Eva – Prenez des cacahuètes…

Gonzague – Écoutez, je ne voudrais pas vous brusquer, mais je pensais qu’on aurait pu organiser une rétrospective de son œuvre.

Eva – Hier encore, vous lui refusiez une simple exposition… Vous disiez qu’il n’était pas encore prêt…

Gonzague – Maintenant, je crois qu’il est prêt…

Eva – Parce qu’il est mort ?

Gonzague – Je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais nous pourrions profiter de l’émotion momentanée provoquée par sa disparition pour permettre au public de redécouvrir son œuvre. Enfin de la découvrir, en tout cas…

Alban s’apprête à sortir de sa cachette mais, en entendant cette dernière phrase, il se ravise.

Eva – Bon, je vais en discuter avec… Je veux dire… Oui, je vais y penser…

Gonzague – D’accord, je vous laisse réfléchir… Mais il ne faudrait pas trop tarder quand même. Appelez-moi…

Eva – Je n’y manquerai pas…

Gonzague sort un chèque de sa poche et lui tend.

Gonzague – Tenez, c’est une petite avance au cas où vous diriez oui… Vous n’aurez qu’à me rendre le chèque si vous changez d’avis…

Eva – Merci…

Gonzague – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin…

Gonzague s’en va. Alban revient.

Alban – Je savais que ta mère m’adorait, mais à ce point…

Eva – Le bon côté de ton décès, c’est que maintenant elle est prête à me faire un chèque pour rembourser nos dettes.

Alban – Et Gonzague t’en a déjà fait un !

Eva – C’est dingue. Maintenant que tu es mort, tout le monde veut me donner de l’argent.

Alban – Fais voir… (Il prend le chèque) Non…?

Eva – Et il a dit que c’était seulement une avance…

Alban – Et si on attendait un peu pour démentir…

Eva – Tu plaisantes ?

Alban – Mon galeriste est prêt à organiser une rétrospective de l’ensemble de mon œuvre !

Eva – Oui, enfin… À titre posthume, je te rappelle !

Alban – Gonzague a raison, un peintre mort, ça se vend beaucoup mieux qu’un peintre vivant. Mon décès, c’est une occasion inespérée de rebondir dans la vie !

Eva – Attends, tu peux me redire ça ? Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette phrase…

Alban – Cette expo, ça pourrait vraiment me lancer !

Eva – Te lancer ? Tu seras un peintre mort !

Alban – C’est toujours mieux qu’un peintre inconnu…

Eva – Et après l’expo, qu’est-ce que tu comptes faire ? Disparaître ? Te suicider ? Ressusciter ?

Alban – Je ne sais pas moi… On improvisera…

Eva – Ok… (Désignant l’urne) Et lui, là, qu’est-ce qu’on en fait ?

Alban – Ah oui, c’est vrai, je l’avais oublié celui-là…

Eva – Oui, parce que ton grand-père, lui, il est vraiment mort !

Alban – En même temps, mon grand-père, tout le monde s’en fout, non ?

Eva – À part sa femme, peut-être…

Alban – D’accord, il va falloir gérer la grand-mère… Mais elle n’est pas si pressée que ça d’être veuve. Qu’elle apprenne le décès de son mari maintenant ou dans quelques jours…

Eva – Quelques jours ? Tu crois que ça suffira pour organiser la rétrospective de l’ensemble de ton œuvre ?

Alban – Disons un mois.

Eva – Parfait. Et qu’est-ce que tu vas faire, pendant un mois ? Continuer à te cacher dans la salle de bain ?

Alban – Je te rappelle que tout ça, au départ, c’est un peu de ta faute.

Eva pianote sur son portable.

Eva – Tiens. J’ai retrouvé le mail que j’ai envoyé aux Pompes Funèbres…

Alban – Et ?

Eva – Ok, je me suis plantée sur l’âge. Mais j’ai quand même précisé qu’il s’agissait de ton grand-père…

Alban regarde l’écran du téléphone qu’elle lui montre.

Alban – Ah oui… « Alban, son grand-père, à l’âge de 32 ans ».

Eva – Avoue que ça aurait dû leur mettre la puce à l’oreille… Grand-père à 32 ans !

Alban – Au lieu de ça, ils ont supprimé « son grand-père » et ils ont laissé « à l’âge de 32 ans »… Non mais quelle bande de cons !

Eva lui lance un regard soupçonneux.

Eva – Ôte-moi d’un doute… Tu ne l’as pas fait exprès, au moins ?

Alban – Non mais ça ne va bien, non ?

On sonne.

Eva – On n’attendait personne pour la mort de ton grand-père, mais tu vois, apparemment, l’annonce de ta disparition suscite davantage d’émotion…

Alban – C’est de bonne augure pour mon expo à titre posthume, ça… Je retourne dans la salle de bain.

Eva – Et si quelqu’un demande à aller se laver les mains ?

Alban – Tu as raison… Je vais me planquer dans le placard.

Alban ouvre la porte d’un placard et s’y engouffre.

Eva – Espérons que personne n’aura l’idée d’y mettre son manteau…

Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Monsieur Lambert…

Jacques – Appelez-moi, Jacques, je vous en prie. Vous permettez que j’entre cinq minutes ?

Eva – Mais bien sûr ! Vous êtes chez vous après tout…

Eva revient avec Jacques, qui tient un bouquet de fleurs.

Jacques – Je ne vous dérangerai pas très longtemps, je voulais juste vous dire que…

Eva – Oui, je sais… Je suis vraiment désolée pour ce petit retard de paiement…

Jacques – Ne parlons pas de ça, je vous en conjure. Il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Eva – Euh… Oui, c’est sûr…

Jacques lui tend le bouquet.

Jacques – Tenez, c’est pour vous.

Eva affiche un large sourire, pensant que c’est vraiment pour elle.

Eva – Merci, c’est très galant de votre part… Il y a longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert des fleurs…

Jacques – Enfin quand je dis pour vous, c’est surtout pour…

Eva (comprenant sa méprise) – Bien sûr, où avais-je la tête… Mais ce n’était vraiment pas la peine. Tenez, je vais les mettre là en attendant…

Elle met le bouquet dans l’urne.

Jacques – Pour ce qui est du loyer, ne vous inquiétez surtout pas. Vous avez déjà bien assez de soucis comme ça en ce moment, non ?

Eva – Euh… Oui…

Jacques – Vous me payerez quand vous pourrez. Dans votre situation…

Eva – Ma situation…

Jacques – Moi aussi, j’ai perdu mon conjoint il y a quelques années. Croyez-moi, je sais ce que c’est…

Eva – Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Je ne savais pas… Et comment est-ce arrivé ?

Jacques – Je parle très rarement de ça, mais vous au moins vous pouvez me comprendre… Mon ami était dans cet avion qui s’est abîmé en mer et dont on n’a jamais retrouvé l’épave…

Eva – Oh mon Dieu, c’est terrible… Ça ne doit pas être facile de faire son deuil quand on ne retrouve même pas les boîtes noires… Et comment s’appelait votre amie ?

Jacques – Charles.

Eva – Ah oui, d’accord…

Jacques – Mais pour votre mari, comment qu’est-ce qui s’est passé ? Je l’ai croisé dans l’escalier il y a à peine une semaine. Il avait l’air en pleine forme…

Eva – Oui… Ça nous a tous pris de court…

Jacques – Vous n’avez pas envie d’en parler maintenant, je le conçois très bien. Mais sachez que j’avais beaucoup d’estime pour votre mari.

Eva – Je vous sers un petit remontant ?

Jacques – Malheureusement, comme cela arrive souvent, je suis sûr que c’est après sa mort que son talent sera reconnu à sa juste valeur.

Eva – Oui, c’est ce que me disait justement son galeriste.

Jacques – Son galeriste ?

Eva – Il vient juste de sortir d’ici. Il veut organiser une grande exposition pour…

Jacques – C’est une très bonne idée. Je suis sûr que les toiles de votre mari vont s’arracher à présent. Et que sa cote va exploser.

Eva – Oui, certainement… Mon mari vous appréciait beaucoup lui aussi. Je suis sûre qu’il aurait aimé… Mais je pense à une chose, je ne sais pas si je devrais vous le dire…

Jacques – Je suis votre ami, oui ou non ?

Eva – Combien est-ce que nous vous devions, exactement ?

Jacques – Je vous en prie, je vous ai déjà dit que… 6.263 euros.

Eva – Écoutez, voilà… Est-ce qu’en paiement de cette somme, vous accepteriez une toile de mon défunt mari.

Jacques – Euh… Pourquoi pas… Après tout… Maintenant que vous êtes veuve, en plus… Je ne reverrai sans doute jamais cet argent alors…

Eva – Vous ne le regretterez pas croyez-moi. Lequel voulez-vous ?

Jacques regarde les toiles et en prend une un peu au hasard.

Jacques – Pourquoi pas celle-ci ?

Eva – Je vois que vous avez un sacré coup d’œil…

Jacques – Ce tableau aura avant tout pour moi une valeur sentimentale.

Eva – Et je suis sûre qu’en plus vous ne faites pas une mauvaise affaire.

Jacques – Je l’espère… 6.263 euros, tout de même, c’est une somme… Bon, je vais vous laisser. Mais si vous avez besoin de quelque chose… Vous savez où me trouver.

Eva – Je suis très sensible à… Merci. Vraiment, merci… Je vous raccompagne…

Eva raccompagne Jacques qui emporte son tableau. Eva revient. Alban aussi.

Alban – Oh putain ! 6000 euros ! Mon premier client ! Alors là, chapeau !

Eva – Tu as raison, c’est génial, d’être la veuve de Van Gogh. Il n’a jamais été aussi gentil avec moi. C’est dingue, je crois que si je lui avais demandé de l’argent en plus de ce qu’on lui doit déjà, il me l’aurait prêté à taux zéro.

Alban – Tu aurais peut-être dû lui demander… Parce qu’il faut voir les choses en face : je ne vais pas rester mort éternellement.

Eva – C’est clair…

On sonne.

Alban – Les affaires reprennent… Je retourne dans mon caveau…

Alban retourne dans le placard. Eva sort.

Eva – Ah, Antoine !

Eva revient avec Antoine, qui porte une couronne avec la mention : À mon meilleur ami.

Antoine – Ma pauvre chérie… Dès que j’ai reçu ton faire-part, je suis venu. Mais tu aurais dû m’appeler !

Eva – Je… Je ne voulais pas te déranger.

Antoine – J’ai toujours été là pour toi, tu le sais. Et maintenant plus que jamais…

Eva – Tout ça est encore si…

Antoine – Je comprends… J’aimais beaucoup Alban. Sans me vanter, je crois que j’étais son meilleur ami… Tiens, d’ailleurs, j’ai amené ça…

Antoine tend la couronne à Eva qui la prend, un peu embarrassée.

Eva – Merci, c’est gentil… Tu veux boire quelque chose ? J’ai du Beaujolais nouveau.

Antoine – Ah oui, tiens pourquoi pas ?

Elle lui sert un verre et lui tend. Il boit en silence et fait un peu la grimace.

Antoine – Moi aussi, sa disparition me fait vraiment quelque chose, tu sais. Je te jure, j’en ai l’estomac tout retourné…

Eva – C’est peut-être le Beaujolais…

Antoine – Mais il faut que tu surmontes cette épreuve. (Il la prend dans ses bras et la serre contre lui) La vie continue, Eva !

Eva – Oui, bien sûr.

Alban passe la tête depuis son placard et montre son agacement. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Eva – J’ai un peu de mal à respirer, là…

Antoine relâche son étreinte.

Antoine – Pardon excuse-moi… (Il jette un regard autour de lui) Ce sont ses dernières toiles ?

Eva – Oui…

Antoine – Quel talent. Je crois qu’il nous aurait tous étonné s’il avait vécu.

Eva – Il pourrait bien encore t’étonner, crois-moi…

Antoine – Mais bon… Il faut passer à autre chose.

Eva – C’est encore un peu tôt, non ?

Antoine – J’attendrai, Eva…

Eva – Pardon ?

Antoine – Tu sais très bien de quoi je parle, mais je ne veux pas brusquer les choses… Entre nous, je ne devrais pas te dire ça parce que c’était mon ami, mais Alban ne te méritait pas.

Eva – Je ne sais pas comment je dois le prendre, en effet…

Antoine – Comme un compliment, je t’assure. Si je te disais tout ce que je sais sur Alban…

Eva – Ah oui ?

Antoine – Mais je préfère que tu gardes une bonne image de ton mari… tant que ses cendres sont encore tièdes. En tout cas, si tu as besoin de parler à quelqu’un, un soir… Même en pleine nuit…

Eva – Bien sûr… J’ai ton numéro, Antoine… Maintenant, il va falloir que…

Antoine – Tu as envie d’être un peu seule, je comprends…

Eva – Merci…

Antoine – Écoute Eva, quand je te vois comme ça, tellement…

Eva – Tellement ?

Antoine – Tellement…

Il hésite puis, brusquement, il essaie de l’embrasser. Surprise, elle se laisse un peu faire puis se dégage mollement.

Eva – Mais enfin, Antoine…

Antoine – Excuse moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Eva – Tu ne crois pas que tu vas un peu vite, quand même ?

Antoine – Tu as raison… Je repasserai un peu plus tard, d’accord ?

Eva – D’accord.

Antoine – Ne te dérange pas, je connais le chemin…

Antoine s’en va. Eva, encore troublée, remet un peu d’ordre dans sa tenue. Alban sort de son placard, furieux.

Alban – Eh ben… Il ne perd pas de temps, celui-là… Mon meilleur copain, tu parles…

Eva – Qu’est-ce que tu veux… Il me croit veuve.

Alban – Et toi, on ne peut pas dire que tu l’aies violemment repoussé, non plus !

Eva – C’est vrai que ce n’est pas désagréable, cette sensation d’être à nouveau sur le marché…

Alban – Non mais vas-y ! Dis tout de suite que tu préférerais que je sois vraiment mort !

Eva – Mais non ! C’est juste que…

On sonne.

Eva – Tu ferais mieux de ne pas rester là…

Alban – Tu as raison… C’est peut-être un autre de tes nouveaux prétendants…

Alban repart se cacher. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Gloria. Ça me fait plaisir de te voir.

Eva revient avec Gloria.

Eva – Tu ne peux pas savoir ce qui nous arrive.

Gloria – Je suis au courant, Eva. C’est ta mère qui m’a prévenue. Mais tu aurais dû m’envoyer un faire-part.

Eva – Ah non, mais c’est parce que…

Gloria – Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas ! Je comprends que tu aies la tête ailleurs. D’ailleurs, j’ai croisé Antoine dans l’escalier, il m’a un peu raconté…

Eva – Ah non, mais ce n’est pas du tout ce que tu crois…

Gloria – Pour Antoine et toi, tu veux dire ? Ah non mais moi je ne crois rien…

Eva – Ah oui, mais non… Je ne parlais pas d’Antoine… Écoute, je vais tout t’expliquer…

Gloria – Laisse-moi parler d’abord… Je comprends ta douleur, bien sûr. Mais j’ai toujours pensé qu’Alban n’était pas un type pour toi…

Eva – Ah bon ? Toi non plus. Et pourquoi ça ?

Gloria – Je ne sais pas si je devrais te dire ça maintenant, mais je pense que ça peut t’aider à faire ton deuil…

Eva – Quoi ?

Gloria – Mais Alban était un coureur, Eva ! Il te trompait avec tout ce qui bouge !

Eva – Alban ? Tu es sûre…

Gloria – Je suis bien placée pour le savoir, crois-moi…

Eva – Tu as couché avec Alban ?

Gloria – Non, je ne t’aurais jamais fait ça. Tu es ma meilleure amie. Mais crois-moi, si j’avais voulu…

Eva – Donc Alban t’a fait des avances ?

Gloria – Mais il en faisait à toutes les femmes ! Et quand je dis les femmes…

Eva – Pardon ?

Gloria – Antoine ne t’a pas dit ?

Eva – Ne me dis pas que Alban a aussi couché avec Antoine !

Gloria – Non… Mais Antoine m’a raconté qu’un soir, pendant une de leurs virées entre potes, Alban était tellement bourré qu’il s’est tapé un travelo. Il ne s’en est rendu compte que le lendemain matin.

Eva – Ah oui ?

Gloria – Écoute, ça n’a plus d’importance maintenant. Et puis qu’est-ce que tu veux ? Les hommes sont comme ça. Enfin pas tous, heureusement.

Eva – Je suis effondrée…

Gloria – On le serait à moins, évidemment… Mais comme dit ta mère, un de mort, dix de retrouvés. Alors franchement, si tu as envie de te taper Antoine pour te consoler, moi à ta place, je n’hésiterais pas !

Eva lance un regard assassin du côté du placard.

Eva – Je vais y penser… Merci du conseil, en tout cas…

Gloria – Sinon à quoi ça servirait d’avoir une meilleure copine ? Bon, il faut absolument que je file là, mais je repasse un peu plus tard, d’accord ?

Eva – Mais je t’en prie… Là où il est, Alban ne peut pas se sauver comme ça…

Gloria repart. Alban ne revient pas spontanément aussi vite. Il réapparaît cependant.

Eva – Je vais te tuer, comme ça je n’aurais même pas de faire-part à envoyer !

Alban – Je te jure que ce n’est pas vrai !

Eva – Pourquoi salirait-on comme ça la mémoire d’un mort ?

Alban – Pour le plaisir ! Et parce qu’il n’est plus là pour se défendre… Voilà pourquoi !

Eva – C’est ça oui. Ta grand-mère a raison, tu n’es qu’un dépravé ! Alors comme ça, tu te tapes aussi des travelos ?

Alban – Elle m’avait dit qu’elle s’appelait Charline ! Le lendemain matin, comme j’avais un doute, j’ai fouillé dans son sac à main. C’est vrai qu’apparemment, sur son permis poids lourd, c’était plutôt Charles.

Eva – Donc, tu reconnais !

Alban – Je te dis que je ne savais pas que c’était un mec !

Eva – Mais je m’en fous si c’était avec un homme, une femme, ou quelque chose entre les deux ! L’important, c’est que tu m’aies trompée !

Alban – Eh, ce n’est pas toi qui vas la ramener alors que tu te laisses déjà tripoter par mon meilleur ami alors que mes cendres sont encore chaudes !

Ils sont visiblement prêts à en venir aux mains. Un curé en soutane débarque au milieu de cette scène de ménage.

Curé – La porte était ouverte. J’ai frappé, mais comme personne ne répondait… Je me suis permis d’entrer…

Eva – Mais enfin qui êtes vous ? Un exorciste ? (Désignant Alban) Vous venez pour libérer cet obsédé sexuel du démon qui l’habite ?

Curé – Je suis le Père François. (À Alban) C’est votre grand-mère qui… (Se signant) Mais je vous croyais mort ! Je venais justement prier pour le salut de votre âme…

Alban – C’est à dire que… (À Eva) Mais dis quelque chose, toi !

Eva – Si… Mon mari est bien mort… Mais Monsieur est… son frère jumeau. Armand…

Curé – Tiens donc… J’ignorais qu’Alban junior avait un frère jumeau.

Eva – C’est très récent… Enfin, je veux dire… Moi aussi, j’ignorais que j’avais un beau-frère… Il vient d’arriver de Marseille. Il nous a fait la surprise…

Curé – Ah oui, en effet, la ressemblance est frappante. En même temps, la dernière fois que j’ai vu votre frère, c’était pour son baptême… Bonjour Monsieur.

Ils se serrent la main.

Alban – Je vous en prie, mon Père, appelez-moi Artaban.

Curé – Je croyais que c’était Armand.

Alban – Armand, bien sûr. Qui pourrait être fier de s’appeler Artaban ? Mais je suis tellement bouleversé. Dès que j’ai su pour mon frère, je suis venu tout de suite. Et dire que je ne pourrais jamais le rencontrer autrement que… (Avec un regard du côté de l’urne) comme un tas de cendres.

Curé – Ah vous l’avez fait incinérer…

Eva – Oui, je sais, ce n’est pas très catholique, mais cet imbécile des Pompes Funèbres ne nous a rien dit quand on a passé la commande.

Curé – Alors vous aviez un frère jumeau et vous ne le saviez pas ?

Alban – Je venais tout juste de l’apprendre. Je retrouve un frère et le destin me l’arrache aussitôt ! C’est une véritable tragédie grecque. Pour quel péché les Dieux veulent-ils me punir ainsi ? Le savez-vous, mon Père ?

Curé – Désolé, mon fils, mais en ce qui concerne Dieu, je n’en connais qu’un seul…

Eva – Bien sûr… Enfin Armand, vous savez bien que le Père François est monothéiste.

Curé – Mais enfin comment peut-on ignorer qu’on a un frère jumeau ?

Alban – Une obscure histoire de sperme congelé, de trafic d’embryons et de fécondation in vitro. Ce serait un peu trop long à vous expliquer. Mais la vérité finit toujours par sortir du puits, n’est-ce pas, mon Père ? Comme vous dites en latin : In vitro veritas…

Curé – Euh, oui…

Alban dirige son regard vers les tableaux.

Alban – En tout cas, c’était un immense artiste…

Le curé jette un coup d’œil aux toiles.

Curé – Je n’y connais pas grand chose en peinture, mais…

Alban – Certes, son style n’était pas très conformiste. Mais je suis sûr qu’au fond de lui, il avait un profond respect pour la religion. Tout comme moi.

Curé – Dieu reconnaîtra les siens.

Alban – D’ailleurs, il y a quelque chose de mystique dans sa peinture, vous ne trouvez pas ?

Le curé ne semble pas convaincu.

Curé – Oui enfin… (Apercevant l’urne) Donc voici les cendres de…

Eva – Oui.

Le curé bénit les cendres d’un signe de croix.

Curé – Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit…

Alban – Amen.

Curé – Je ferai dire une messe dimanche dans ma paroisse pour le repos de son âme.

Alban – Ah oui, une messe. C’est une bonne idée. Qu’en pensez-vous, Eva ?

Eva – Oui, si c’est ça que tu veux… Je veux dire, oui. Une messe. Avec tout ce que mon mari avait à se reprocher, ça ne peut pas faire de mal, après tout. N’est-ce pas Armand ?

Alban – Donc, vous étiez un ami de ma grand-mère ? C’est curieux, elle ne m’a jamais parlé de vous…

Curé – À vrai dire, elle ne m’avait jamais dit non plus qu’elle avait un deuxième petit-fils… Donc, si je comprends bien, vous connaissiez votre grand-mère, mais pas votre frère jumeau ? J’avoue que je suis un peu perdu…

Alban – Oui, moi aussi…

Eva croit bon d’intervenir pour détourner la conversation.

Eva – Et vous-même, mon Père ? Comment avez-vous fait la connaissance d’Yvette ? Je veux dire de la grand-mère de mon mari ?

Curé – J’étais son confesseur lorsqu’elle était encore adolescente. Je lui ai fait faire sa première communion. Et c’est moi qui l’ai mariée.

Alban – Alors vous connaissiez aussi mon grand-père.

Eva – Oui, puisque monsieur le Curé te dit qu’il les a mariés…

Alban – Bien sûr…

Curé – Bon, je crois qu’il est temps de vous laisser. J’ai quelques paroissiens à qui je dois rendre visite…

Alban – Allons, mon Père, vous allez bien célébrer le Beaujolais nouveau avec nous.

Curé – Je ne pensais pas que ce genre de bacchanales était d’actualité en un moment pareil…

Eva – Croyez-moi, le Beaujolais nouveau, c’est toujours de saison. C’est bien simple, moi j’en bois toute l’année. (Eva vide à nouveau son verre cul sec et semble déjà passablement ivre) Ah, ça fait du bien…

Le curé les regarde l’un et l’autre avec un regard inquiet comme s’ils étaient des démons.

Alban – Allons ! Laissez-vous tenter, Don Patillo ! Ces visites à vos paroissiens, ça peut bien attendre un peu, non ?

Curé – Je crains que non, mon fils, il s’agit d’une extrême onction.

Eva – Ah… Dans ce cas, mon Père… Je vous accorde mon pardon.

Alban – Allez dans la paix du Seigneur.

Le curé bat prudemment en retraite.

Curé – Je reviendrai dans un petit moment pour saluer Yvette.

Alban – Ah oui… Yvette… Mémé… Elle sera certainement très surprise de nous voir réunis tous les trois.

Curé – Ne vous dérangez pas… Je fermerai la porte en partant…

Le curé s’en va.

Alban – Un saint homme.

Eva – Oui. Moi aussi, j’aimerais bien qu’on dise une messe pour moi de mon vivant.

Alban – Ça doit être très émouvant d’assister à ses propres funérailles…

Eva – De voir pleurer devant ses cendres tous ces gens qui vous détestaient quand vous étiez en vie.

Alban – Je pourrais peut-être me débrouiller pour assister incognito à la messe en me cachant derrière un pilier dans le fond de l’église avec des lunettes noires ?

Eva – Il faudrait mettre de la musique, ce serait plus émouvant… Mozart ? Qu’en penses-tu ?

Alban – Ça me ferait vraiment plaisir d’entendre une dernière fois le Requiem de Mozart. Tu sais ce qu’il a dit à propos à propos de cette œuvre ?

Eva – Je crains de composer ce requiem pour moi-même.

Alban – Quelques mois après, il était mort.

Moment de flottement.

Eva – Tu te rends compte qu’on est en train d’organiser tes propres funérailles, là ?

Alban – Oui, et ça commence à me foutre un peu les jetons.

Ils s’efforcent tous les deux de reprendre leurs esprits.

Eva – Bon, ça suffit, il faut en finir tout de suite avec cette comédie, sinon on va vraiment devenir fous.

Alban – Je crois surtout qu’on est déjà un peu bourrés. Mais tu as raison. Je vais tous les appeler un par un.

Eva – Tu as conscience qu’il va falloir rendre son chèque à ton galeriste, renoncer à celui que voulait me faire ma mère, et trouver un autre moyen pour payer nos loyers en retard ?

Alban – Qu’est-ce que tu veux ? Les meilleures choses ont une fin. Même la mort…

Eva – Je n’aurais jamais pensé t’entendre dire ça un jour.

Alban sort. On sonne. Eva va ouvrir. Arrivent Antoine, Gloria et Charline, cette dernière un bouquet de fleurs à la main. Charline peut être une femme ou un homme travesti. Quoi qu’il en soit, son genre sera volontairement ambigu.

Antoine – Bonjour Eva… C’est encore nous…

Gloria – On n’allait pas te laisser toute seule un jour pareil !

Antoine – Eva, je te présente Charline.

Eva – Charline ?

Antoine – C’était… une amie d’Alban. Elle tenait absolument à lui rendre un dernier hommage…

Charline – Bonjour Madame. C’est Antoine qui m’a appris la nouvelle, et… (Elle lui tend son bouquet de fleurs) Tenez, c’était ses fleurs préférées…

Eva – Vraiment ?

Charline – Je l’ai connu aux Beaux Arts. C’était quelqu’un de très délicat. Il arrivait toujours aux séances de pose avec un bouquet.

Eva – Tiens donc ? Je ne savais que mon mari peignait aussi des fleurs…

Charline – En fait, c’était plutôt des nus…

Eva – Ah oui, là je comprends déjà mieux.

Charline – Je posais pour lui lorsque j’étais étudiante. Pour me faire un peu d’argent de poche. C’est comme ça que j’ai connu votre mari. Il avait beaucoup de talent.

Eva – Vous posiez nue pour lui, et il ne s’est rendu compte de rien ? Je sais que l’amour rend aveugle, mais tout de même. Je pensais que les peintres étaient supposés avoir une bonne vue…

Charline – Euh… Oui…

Eva – À moins qu’il ne s’agisse encore d’un problème d’homonymie… Excusez-moi de vous demander ça, Charline, mais… Est-ce que vous avez votre permis poids lourd ?

Les autres semblent un peu pris de court. Heureusement, l’arrivée de Victoire fait diversion. 

Victoire – Bonjour tout le monde. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis la belle-mère de notre cher disparu…

Charline tend la main à Victoire.

Charline – Bonjour Madame. Charline…

Charline sert la main de Victoire, qui grimace un peu.

Victoire – Une femme à poigne…

Charline – Je vous présente toutes mes condoléances…

Eva – Charles posait nu pour Alban.

Victoire déshabille Charline du regard.

Victoire (avec un air entendu) – Je vois… Si ce n’est pas malheureux…

Gloria – Oui, c’est une grande perte pour nous tous.

Antoine – C’était mon meilleur ami.

Victoire (tendant un chèque à Eva) – Tiens, je t’ai fait un chèque… Si ça peut contribuer à atténuer ta douleur d’être veuve…

Eva – Merci, mais…

Victoire – En tout cas ça devrait suffire pour payer les frais de l’incinération.

Antoine – Allez, on va se taper un verre de beaujolpif, ça nous remontera le moral. Et je suis sûr qu’Alban n’aurait pas voulu qu’on soit triste à ses funérailles.

Il se sert un verre de Beaujolais, sans servir les autres.

Gloria – C’est vrai. Il aimait tellement la vie, non ?

Eva – Si bien sûr mais…

Charline – Là où il est, je suis sûre qu’il nous regarde en ce moment, et qu’il n’aimerait pas nous voir pleurer.

Alban sort la tête de son placard mais, apercevant Charline, rentre aussitôt dans sa cachette. Antoine lève son verre.

Antoine – À la vie qui continue ! Sans lui…

Ils trinquent.

Gloria – Je sais que ce n’est pas évident pour toi de parler de ça, mais il est mort comment ?

Eva – Je ne sais pas très bien comment vous dire ça mais…

Gloria – Trente-deux ans, c’est quand même très jeune pour mourir…

Charline – Il avait trente-deux ans ?

Victoire – Il était déjà un peu dépressif, non ?

Gloria – Vous voulez dire que…? Non ? Ne me dis pas que… Il s’est suicidé ?

Eva – C’est un peu plus compliqué que ça…

Antoine – Je ne devrais pas dire ça, mais quelque part ça ne m’étonne pas…

Eva – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Antoine – On ne peut pas dire que sa vie était une franche réussite, non ?

Eva – Ah d’accord…

Gloria – Ne le prends pas comme ça… On veut seulement dire qu’il était plutôt du genre… artiste maudit.

Victoire – Enfin surtout maudit.

Charline – Vous savez, Eva, Van Gogh s’est suicidé aussi. Et c’était un immense artiste.

Gloria – Bon, il ne faut pas trop rêver non plus. Il ne suffit pas de se suicider pour devenir un génie de la peinture.

Antoine – Ce n’est pas faux, malheureusement… On peut aussi réussir son suicide après avoir raté sa vie.

Gloria – C’est clair…

Eva est outrée.

Eva – Alors c’est comme ça que vous voyez mon mari ? Un raté ! Au point que sa vie ne vaille même pas la peine d’être vécue ?

Gloria – Pas du tout !

Antoine – On n’a pas dit ça.

Victoire – Reconnais quand même que son suicide, c’est tout ce qu’il aura réussi dans sa vie.

Eva respire un grand coup avant de se lancer.

Eva – D’accord… Et bien je vais tous vous décevoir ! J’ai quelque chose à vous dire…

Gloria – Oui…?

Eva – Alban n’est pas mort. Il est caché dans ce placard. Il va venir nous rejoindre, mais je préférais vous prévenir avant pour vous éviter un choc trop violent…

Elle attend une réaction qui ne vient pas.

Gloria – Bien sûr, Alban est avec nous dans nos cœurs. Et il le restera toujours, n’est-ce pas ?

Antoine – C’est évident.

Eva – Non, je veux dire… Il est vraiment dans ce placard. Vivant.

Les autres échangent un regard embarrassé.

Victoire – Enfin, Eva ! Alban n’est pas dans ce placard à balais, vivant. Il est dans ce vase chinois, mort.

Tous les regards se portent vers l’urne. Alban en profite pour sortir de son placard et sort vers la chambre.

Antoine – Je crois qu’il vaut mieux ne pas la contrarier.

Victoire – Tout à fait…

Gloria lui tend un verre.

Gloria – Tiens, bois quelque chose, ça va te faire du bien. (Plus bas) Je me demande si j’ai bien fait de lui dire que son mari la trompait avec des travelos camionneurs…

Charline – C’est juste un petit passage à vide, Eva. Après un tel choc, c’est normal.

Gloria – Il va te falloir un peu de temps pour faire ton deuil, mais tu verras. Tu finiras par l’oublier.

Eva – Très bien vous l’aurez voulu. (Eva ouvre le placard sans regarder à l’intérieur). Alors ?

Les autres regardent le placard vide. Eva se tourne vers le placard et ne voit pas non plus son mari.

Eva – Allez, Alban, ne fais pas l’enfant, sors de là.

Eva examine le placard et elle est prise de court.

Eva – Je ne comprends pas… Alban ! Mais où est-ce qu’il est passé ?

Embarras général.

Gloria – Mais enfin, Eva, ton mari est mort…

On sonne.

Victoire – Je vais ouvrir…

Victoire sort.

Curé – Bonjour ma fille. Yvette n’est pas encore arrivée ?

Victoire revient avec le curé.

Victoire – Ah Monsieur le curé, vous allez pouvoir nous aider. Je crois que ma fille ne parvient pas encore à accepter qu’elle est veuve…

Eva – Mon Père, vous l’avez vu, vous, le jumeau d’Alban ?

Victoire (au curé en aparté) – Je me demande si ce type ne l’avait pas envoûtée. Vous pourriez peut-être faire quelque chose, vous ? Genre un truc avec un crucifix et de l’eau bénite, comme on voit dans les films d’horreur…

Le curé est un peu dépassé par la situation.

Eva – Armand, son jumeau ! Eh bien ce n’est pas son jumeau. C’est lui… C’est Alban !

Curé – Son jumeau… Ah oui, bien sûr… Artaban…

Eva – Oui bon, Artaban, si vous préférez. Eh bien Artaban n’existe pas !

Tous regardent Eva avec un air navré.

Eva – Mais puisque je vous dis que c’est son grand-père qui est mort !

Antoine – Le grand-père d’Artaban ?

Charline – Mais c’est qui Artaban ?

Eva – Bon écoutez, c’est ridicule. Il ne doit pas être bien loin. Alban ! Alban !

Personne ne vient. Eva sort.

Charline – La pauvre…

Gloria – Ce salopard l’aura vraiment rendue folle…

Antoine – Je crois qu’on ferait mieux de la laisser se reposer un peu.

Gloria – On vous la confie, mon Père.

Curé – Je ferai de mon mieux, mais je vous préviens, je ne fais pas de miracles…

Antoine, Gloria et Charline s’en vont.

Victoire – Eva !

Victoire sort. Le portable du curé sonne, avec une musique religieuse (style orgue ou chants grégoriens).

Curé – Allo ? Ah Yvette ! Oui, oui, j’y suis. Vous vous êtes perdue ? Mais où êtes-vous ? Très bien, ne bougez pas. Je viens vous chercher.

Le curé sort. Alban arrive. Eva revient aussi.

Eva – Pourquoi tu n’es pas venu quand je t’ai appelé ?

Alban – Écoute, je ne voulais pas trop les brusquer en surgissant comme ça tout d’un coup d’un placard !

Eva – Alors tu préfères me laisser passer pour une folle ?

Alban – Avoue qu’il y a de quoi avoir une attaque cardiaque ! Même Jésus Christ, il a attendu trois jours avant de sortir du tombeau. Et encore, avant il a fait courir le bruit de sa résurrection pour ne traumatiser personne…

Eva – C’est ça… Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec cette Charline ou ce Charles, plutôt ?

Alban – Je t’assure, il vaut mieux faire ça en douceur…

Eva – Ne bouge pas de là. Ma mère va revenir, pour la douceur, tu vas pouvoir t’entraîner ! Je vais la chercher.

Eva sort.

Alban – Peut-être une occasion de me débarrasser de ma belle-mère, je crois qu’elle a le cœur fragile.

Alban s’allonge par terre, et se recouvre avec un drap (qui peut être une nappe). Martial revient.

Martial – Il y a quelqu’un ?

Martial aperçoit Alban.

Martial – Monsieur Delaroche ?

Victoire revient.

Martial – Alors finalement, il est mort quand même ?

Victoire (interloquée) – Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Je pensais que sa femme avait opté pour l’incinération ?

Martial – Apparemment, elle a changé d’avis…

Victoire – Comment peut-on changer d’avis après une incinération ?

Martial – En tout cas, pour le faire-part, on ne change rien… Bon et bien je repasserai tout à l’heure…

Martial s’en va.

Victoire – Eva !

Eva revient. Alban reste allongé par terre.

Eva – Alors tu vois bien, qu’il est vivant !

Victoire – Regarde toi-même…

Eva – Ce n’est pas vrai !

Victoire – Tu ne l’as pas fait incinérer ? Mais qui est dans cette urne, alors.

Eva – Oh non… Alban !

Alban se lève tel Dracula.

Alban – Ouuuuh…

Victoire – Seigneur Dieu !

Victoire tombe dans les pommes en entraînant dans sa chute l’urne qui tombe par terre.

Eva – Maman ! (Paniquée)Tu crois qu’elle est morte ?

Alban – Je crains que non…

Eva – Tu es un monstre !

Alban – Elle l’a bien cherché, non ?

Eva – Ramasse au moins ton grand-père. Pendant que je ramasse ma mère…

Alban – Pour Pépé, je vais peut-être aller chercher l’aspirateur…

Victoire revient un peu à elle, et aperçoit Alban.

Victoire – Mais alors c’est vrai, vous n’êtes pas mort ?

Alban – Désolé de vous décevoir, Belle-Maman.

Eva – Ne t’inquiète pas, c’est juste une petite erreur des Pompes Funèbres. (À Alban) Va chercher un gant mouillé, toi, tu vois bien qu’elle ne se sent pas bien !

Victoire – Oh, mon Dieu !

Victoire retombe dans les pommes. Alban sort. La grand-mère revient avec le curé.

Yvette – Je voulais passer voir mon mari à sa maison de retraite, mais la standardiste m’a dit qu’hélas, il les avait quitté il y a quelques jours. Je ne sais pas où il a bien pu aller…

Eva – Ils ne vous l’ont pas dit ?

Yvette – Non… Ils avaient l’air un peu embarrassés… Je me demande s’il n’a pas une maîtresse…

Curé – Tout de même, à son âge…

Yvette – On voit que vous ne connaissez pas les hommes… Enfin, je veux dire… En tout cas, merci d’être venu nous soutenir dans cette épreuve, mon Père. C’est un grand réconfort pour nous.

Eva – Oui, n’est-ce pas ?

Yvette (soupirant) – Malheureusement, ce pauvre Alban, lui, nous a quitté pour toujours.

Eva – Pour toujours… Allez savoir…

Curé – Pardon ?

Eva – Un miracle est toujours possible… Jésus lui-même n’est-il pas ressuscité trois jours après sa mort ?

Curé – Oui… Mais lui, on ne l’avait pas fait incinérer.

Yvette – La pauvre enfant… Je crois qu’elle ne parvient pas encore à réaliser…

On entend un bruit à côté. Victoire reprend connaissance.

Eva – Je vous sers un petit remontant ? Je crois que vous n’allez pas tarder à en avoir besoin…

Curé – Merci, mais je ne bois que du vin de messe.

Victoire – Oui, moi je veux bien.

Eva sert un verre à sa mère.

Eva – Prenez des cacahuètes, mon Père.

Le curé prend une poignée de cacahuètes et se met à les manger.

Curé – Cette chère Yvette. (À Eva) Dire que je l’ai fait sauter sur mes genoux. Vous n’avez pas du tout changé.

Yvette – Flatteur…

Curé – Mais dites-moi, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez deux petits-fils.

Yvette – Deux petits-fils ?

Curé – Ben oui, les jumeaux !

Yvette – Des jumeaux ? (En aparté à Eva) Je crois que ce pauvre curé commence à perdre un peu la tête… Vous permettez que j’utilise votre salle de bain pour me refaire une beauté ?

Eva – Mais je vous en prie…

Yvette sort. Le propriétaire arrive.

Jacques – J’ai entendu quelque chose de lourd tomber, je m’inquiétais… Tout va bien, Eva ?

Eva – Quelque chose de lourd… Euh… Oui, ne vous inquiétez pas… C’était juste ma mère…

Victoire – Merci pour moi…

Alban revient, un gant de toilette dans chaque main en faisant le fantôme.

Alban – Ouuuuh…

Il se fige en voyant Jacques.

Le curé se signe.

Curé – Jésus, Marie, Joseph…

Jacques – Monsieur Delaroche ? Alors vous n’êtes pas mort ?

Alban – C’est à dire que… Pas tout à fait…

Curé – Je savais bien qu’Alban n’avait pas de frère jumeau…

Jacques – Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Alban – C’est un petit malentendu… Ceci dit, je vous assure que je ne me sens pas très bien, là tout de suite…

Jacques – Mais c’est monstrueux. Faire croire que vous êtes mort simplement pour avoir un délai de paiement pour le loyer ?

Eva – Ce n‘est pas du tout ce que vous croyez, je vous assure…

Jacques – Vous ça va, hein ? Et pour la croûte que vous m’avez refilée tout à l’heure, vous pouvez la garder ! Dès demain, je vous envoie les huissiers.

Il sort.

Victoire – Mais alors qui est mort ?

Eva – Personne.

Alban – Enfin si, mais…

Eva – Ce n’est pas quelqu’un de la famille…

Alban – Ben si, quand même…

Eva – On ne va pas s’en sortir.

Gonzague arrive.

Gonzague – Alors Eva, vous avez réfléchi à ma proposition ? J’ai préparé un projet de faire-part pour le vernissage et…

Il aperçoit Alban.

Gonzague – Alban ! Tu n’es pas mort ?

Alban – Si… Enfin, je veux dire, je l’étais, mais…

Gonzague – Ne me dis pas que tu as organisé ce simulacre d’incinération seulement pour que j’accepte d’organiser la rétrospective de ton œuvre ?

Alban – C’est un peu plus compliqué que ça, je t’assure…

Gonzague – Non mais tu es un vrai psychopathe…

Alban – Mais on la fait quand même cette expo, non ?

Gonzague – Je ne veux plus te voir dans ma galerie, c’est clair ?

Alban – Mais tu disais tout à l’heure que j’étais un génie méconnu !

Gonzague – Je disais ça parce que je te croyais mort !

Gonzague sort. Antoine revient, avec Charline.

Antoine – Charline avait oublié son sac à main… et comme elle a son permis de conduire dedans… (Apercevant Alban) Alban ? Tu n’es pas mort ?

Alban – Eh ben non, désolé.

Antoine – Tu me déçois, Alban… Tu me déçois beaucoup… Mais enfin… Comment as-tu osé nous jouer à tous cette sinistre comédie. Et surtout à moi, ton meilleur ami !

Alban – Mon meilleur ami, tu parles ! Je ne suis pas mort depuis cinq minutes qu’il est déjà en train d’essayer de se taper ma femme !

Antoine – En tout cas, moi, je sais reconnaître une femme quand j’en vois une…

Alban – Salopard !

Alban se jette sur Antoine. Charline s’interpose. Le curé se signe.

Charline (soudain hors d’elle) – Tu vas le lâcher, oui !

Charline empoigne fermement Antoine et l’envoie voler dans le décor, au grand étonnement de tous.

Charline (reprenant son calme) – Je ne supporte pas la violence…

Eva – Ah oui, ça se voit…

Antoine – Je préfère encore m’en aller, tiens… Mais sache que désormais je ne suis plus ton meilleur ami. D’ailleurs, je ne suis plus du tout ton ami.

Charline – Et sachez qu’on peut très bien rester féminine quand on a son permis poids lourd.

Antoine et Charline sortent. Alban semble complètement abattu.

Alban – J’ai la désagréable impression que tout le monde m’en veut de ne pas être mort...

Eva – Tout va rentrer dans l’ordre, tu vas voir…

Alban – Tu parles… On est au bord du divorce, on est fâché avec ce qui nous restait de famille, on a perdu tous nos amis, je n’ai plus de galeriste, les huissiers seront là demain…

Curé – Et si c’était en mon pouvoir, je vous ferai excommunier sur le champ ! C’est une honte…

Yvette revient de la salle de bain mais ne voit pas tout de suite Alban.

Yvette – Eh ben vous en faites une tête.

Eva (en aparté à Alban) – Il reste encore à annoncer à ta grand-mère qu’elle est veuve…

Yvette aperçoit Alban.

Yvette – Bonjour Monsieur… (Elle reconnaît Alban) Oh mon Dieu ! Mais alors c’était vrai, mon Père ! Alban a un frère jumeau ?

Alban – Euh… Non, Mémé… Pas exactement…

Yvette – Mais alors ça veut dire que… Alban ? Tu es vivant !

Eva – Oui… Hein ? C’est amusant.

Curé – Je dirais même plus, c’est un vrai miracle…

Yvette – Mon petit-fils, ressuscité après avoir été incinéré ! C’est vous qui êtes responsable de ce miracle, mon Père ?

Curé – Hélas non Yvette, si j’avais ce pouvoir, on m’aurait déjà canonisé depuis longtemps… Il faudra quand même me préciser pour qui je dois dire une messe dimanche.

Eva – C’est juste un petit malentendu…

Curé – En attendant, vous permettez que j’aille me laver les mains ? Je ne fais pas de miracles, mais les extrêmes onctions, ça peut aussi être extrêmement salissant, parfois.

Eva – Je vous en prie, mon père, c’est par ici…

Curé – Ah moins que ce soit les cacahuètes…

Le curé sort. Yvette regarde l’urne.

Yvette – Mais alors qui est dans le vase chinois ?

Alban – Quelqu’un que tu ne connais pas.

Eva – Ben si quand même.

Martial revient et s’adresse à Eva.

Martial – Ah, Madame Delaroche. Je voulais savoir ce que vous aviez décidé en ce qui concerne le corps de votre mari. (Martial aperçoit Alban) Monsieur Delaroche ? Mais je vous croyais mort. Il faudrait quand même finir par vous décider…

Alban – Puisque je vous dis que c’est mon grand-père, le défunt !

Yvette – Ton grand-père ?

Eva – Oui, votre mari, Yvette.

Yvette – Ah d’accord…

Eva – Désolée, vraiment. Nous ne savions pas comment vous annoncer ça.

Martial – Donc pour finir, voilà la veuve… Chère Madame, au nom des Pompes Funèbres, je vous présente toutes nos condoléances.

Alban – Bon, vous pouvez nous laisser, s’il vous plaît ?

Martial – J’y vais… Et pour la facture, je…

Alban lui lance un regard assassin.

Martial – Nous verrons cela plus tard, vous avez raison…

Martial sort. Yvette n’a pas l’air très affectée. Elle tend son verre.

Yvette – Eh bien moi, je prendrai bien un petit coup de rouquin.

Eva la sert.

Alban – Ça n’a pas l’air de te bouleverser, Mémé, d’apprendre que tu es veuve…

Eva – Dire qu’on a fait tout ça aussi pour la ménager…

Yvette – Il faut bien partir un jour… Et puis il était très vieux, non ?

Eva – Cent deux ans.

Yvette – Écoute, Alban. Je peux bien te le dire, maintenant qu’il est mort…

Alban – Quoi encore ?

Yvette – Ton grand-père… n’était pas vraiment ton grand-père.

Alban accuse le coup.

Alban – Comment ça, pas vraiment mon grand-père ?

Yvette – Disons que… ton père n’était pas le fils biologique de ton grand-père.

Alban – Alors mon grand-père n’était pas vraiment mon grand-père.

Yvette – C’est ce que j’essayais de te dire, en effet.

Alban – C’est curieux, tu vois, mais alors ça, ça me soulagerait plutôt, de ne pas avoir un grand-père collabo…

Eva – Donc, si je comprends bien, le père d’Alban est le fruit d’une relation extraconjugale.

Yvette – Ton vrai grand-père est un homme que j’ai connu bibliquement quelques mois avant mon mariage à l’église.

Eva – Et j’imagine que c’est ça qui a un peu précipité la cérémonie…

Alban – Je vois… Donc, avec le Vichyssois, c’était plus un mariage de raison qu’un mariage d’amour.

Eva – Et c’est pour ça que tant d’années après vous ne partagiez pas la même maison de retraite.

Alban – Mais alors c’est qui, mon grand-père ?

Yvette – C’est… C’est difficile à dire…

Alban – Ne me dis pas que c’était un officier SS et que tu as épousé Pépé pour éviter de te faire tondre à la libération…

Yvette – Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher…

Alban – Ou bien que je suis le petit-fils caché du Maréchal Pétain ! Tu m’as dit qu’il était témoin à votre mariage…

Yvette – En fait, ton grand-père est toujours vivant.

Eva – Tu vois Alban, finalement, c’est une bonne nouvelle… Tu perds un grand-père mort, mais tu en retrouves un autre bien vivant.

Alban – Alors je vais pouvoir le rencontrer ?

Yvette – En fait, tu l’as déjà rencontré.

Alban – Ah oui…?

Yvette – Mais ton grand-père n’est pas au courant qu’il a un petit-fils.

Eva – On se croirait dans les Feux de l’Amour…

Alban – Ah d’accord… Mais je vais pouvoir le voir quand même…

Yvette – Dès qu’il sera revenu de la salle de bain.

Stupeur d’Alban.

Eva – Je comprends mieux quand vous disiez l’avoir connu bibliquement.

Yvette – Vu son état, tu comprendras qu’il est préférable qu’il continue à ignorer qu’il a un petit-fils.

Le curé revient de la salle de bain.

Curé – Je ne sais pas si le moment est bien choisi pour vous dire ça, mais je me permets de vous signaler que vous avez une petite fuite sous le bénitier de la salle de bain…

Alban – Le bénitier ?

Curé – J’ai dit le bénitier ? Pardon, je voulais dire le lavabo, bien sûr.

Alban – Une fuite… Si, si, le moment est très bien choisi, mon Père, au contraire…

Eva (en aparté à Alban) – Tu ne pourras pas l’appeler grand-père, mais tu pourras toujours l’appeler mon Père…

Curé – Bon, je crois que nous allons vous laisser, mes enfants. Nous avons tous eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui…

Alban – C’est ça. Au revoir mon Père…

Curé – Vous venez Yvette ?

Yvette – Je vous suis, mon Père…

Curé (à Alban) – Je ferai aussi une prière pour vous. Il me semble que vous en avez bien besoin…

Yvette – Bon, et bien j’ai été ravie de te revoir à l’occasion de ta crémation, Alban.

Yvette et le curé s’en vont.

Alban – Je pensais être le petit-fils d’un collabo, je suis celui d’un curé intégriste… Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change.

Ils restent un instant abattus tous les deux.

Eva – Au moins, on va enfin pouvoir bouffer notre pizza tranquillement… Je vais la remettre au four…

Le portable d’Eva sonne.

Alban – Tu vois, tu as parlé un peu vite…

Eva regarde l’écran de son téléphone.

Eva – C’est un SMS… Un message des Pompes Funèbres…

Alban – Je crains le pire.

Eva – Non, non, tu vas rire mais c’est plutôt une bonne nouvelle.

Alban – Une bonne nouvelle de la part des Pompes Funèbres ? Je serais curieux de savoir ce que ça peut bien être.

Eva (lisant) – « Erreur des Pompes Funèbres en Votre Faveur »…

Alban – On dirait une carte chance au Monopoly.

Eva – Ils ont étudié notre dossier, et ils reconnaissent une partie de leurs torts. Ils sont prêts à faire un geste commercial.

Alban – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’ils proposent ? Si au moins ça pouvait nous permettre de payer une partie de nos loyers en retard et d’éviter l’expulsion…

Eva – Ils nous font cadeau du vase chinois.

Alban – Comme tu disais tout à l’heure… On pourra toujours en faire un porte-parapluie…

Eva – Reste à savoir ce qu’on va faire de ton grand-père pétainiste.

Alban – Remarque, finalement, ce n’est pas vraiment mon grand-père. C’est seulement le mari de ma grand-mère.

Eva – Un mari cocu.

Alban – Doublé d’un collabo…

Perplexes, ils considèrent un instant tous les deux l’urne chinoise.

Eva – Ok, je vais chercher l’aspirateur…

Alban – J’irai vider le sac.

Eva – Ça fait toujours du bien de vider son sac…

Noir. Bruit d’aspirateur.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-56-7

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Sans Fleur Ni Couronne

In lieu of flowers –  Sin flores ni coronas –  Sem flores nem coroas –  Non fiori ma opere di bene 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

5 personnages : 5 F  – 4 F/1H – 3F/2H – 2F/3H – 1F/4H – 5H

La crémation de Jean-Luc est prévue à 15H35 précises. Quelques proches assistent à la cérémonie, peu nombreux, car le cher disparu ne laisse pas que de bons souvenirs. Mais un auteur, dit-on, continue à vivre à travers ses œuvres. Et si ces funérailles étaient sa meilleure comédie? 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Sans Fleur Ni Couronne

5 personnages :

Fred – Alex – Manu – Sacha – Justin(e)

Ici dans une version pour un homme et quatre femmes,
mais tous les rôles peuvent être interprétés
par des hommes ou des femmes.

Distributions possibles :5F, 1H/4F, 2H/3F, 3H/2F, 4H/1F, 5H

Une salle d’accueil dont les murs sont ornés de posters évoquant l’idée d’une sérénité intemporelle. Décor zen. Urnes de styles divers disposées sur une étagère. Musique planante. Arrive Justine, habillée dans un style futuriste (genre combinaison gris métal). On pourrait se croire dans un magasin de design ou dans l’antre d’une secte. Justine met un peu d’ordre dans la pièce et réarrange des fleurs disposées dans un vase façon ikebana. Son portable sonne. Elle coupe le son de la sono à l’aide d’une télécommande et répond.

Justine – Crématorium de Beaucon-le-Château, à votre service… Monsieur Jean-Luc Ramirez ? Attendez, je consulte mon planning… (Elle prend un agenda et tourne quelques pages) Oui Madame, je vous le confirme, c’est bien ici qu’aura lieu l’incinération. C’est cela, à 15 heures 35 précises. Très bien Madame… À votre service Madame… À bientôt Madame…

Justine range son portable.

Justine – Jean-Luc Ramirez… Tu parles d’un nom à la con… Enfin… Paix à ses cendres.

Elle sort une petite boîte de sa poche, verse un peu de coke sur la tranche de sa main gauche et sniffe le tout.

Justine – Ouah, ça réveillerait un mort !

Ragaillardie, elle quitte la pièce. Entre Fred, look show biz, un portable dans une main et une rose dans l’autre.

Fred – Non, apparemment je suis le premier, et ça ne m’étonnerait pas que je sois le seul. Vu son immense notoriété en tant qu’auteur, à moins que tous ses créanciers se soient donné rendez-vous ici… Oh non, pas dans l’espoir d’être remboursés. Il y a peu de chance qu’il laisse derrière lui autre chose que des ardoises un peu partout. Non, juste pour le plaisir de le voir disparaître une bonne fois pour toutes… Et moi pourquoi je suis là ? Franchement, je commence à me le demander… Un vieux relent d’éducation judéo-chrétienne, j’imagine. On ne laisse pas partir un proche en fumée sans lui dire un dernier adieu. En fait, je voulais surtout vérifier moi aussi que cette fois, il était bien mort. Il a tellement souvent promis de se suicider… J’ai dit promis ? Oui menacé de se suicider, si tu préfères… (Il regarde sa montre) Mais il ne faudrait pas non plus que ça s’éternise, cette histoire. J’ai un TGV dans deux heures à la Gare de Lyon. Ce genre de trucs, ça doit être plié en une demi-heure, non ? Ce n’est pas comme si il y avait une messe, et tout le tralala… Oui, au moins, il nous aura épargné ça… Euh… Sinon, qu’est-ce que je veux dire… Tu as réfléchi à ma proposition de casting pour ta pièce ? Oui, je sais, il n’est pas encore très connu en tant que comédien, mais il est très connu en tant que footballeur. Je suis sûr que c’est une pièce pour lui. Oui, je sais, c’est pour le rôle de Hamlet. Justement ! Déjà quand il était en Équipe de France, ce type avait quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot, tu ne trouves pas ? Ok, tu réfléchis et on se rappelle ? Là j’ai une crémation sur le feu, de toute façon… D’accord, on fait comme ça. Allez je t’embrasse, ma poule…

Il range son portable en soupirant.

Fred – Quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot… Qu’est-ce qu’il ne faut pas raconter comme conneries…

Il examine la pièce avec un air circonspect.

Fred – Oh putain, c’est quoi ça ? Je ne voyais pas ça comme ça, un crématorium. J’espère que je ne me suis pas trompé d’adresse. J’ai l’impression d’être dans la quatrième dimension…

Il saisit une urne de style moderne assez surprenant et d’assez mauvais goût, et l’examine.

Fred – On dirait un pot de chambre dessiné par Philippe Starck… Ou une poubelle de table de chez Ikea… Si c’est pour finir là dedans… Ça ne donne pas envie de se faire incinérer…

Justine revient sans un bruit pendant que Fred lui tourne le dos.

Justine – Bonjour Monsieur.

Surpris, il sursaute et se retourne vers elle en manquant de laisser tomber l’urne.

Fred – Vous m’avez fait peur…

Justine – Monsieur…?

Fred – Bitaudeau.

Justine – Pardon.

Fred – Frédéric Bitaudeau, c’est mon nom.

Justine – Ah oui…

Elle lui reprend l’urne de crainte qu’il ne la casse.

Justine – Zénitude. C’est un modèle de notre toute dernière collection. Il nous est déjà très demandé…

Fred – Ah oui, ça ne m’étonne pas… Donc, vous êtes de la maison, j’imagine…

Justine – Justine… Je peux vous renseigner…

Fred – Oui… C’est-à-dire que… J’ai un ami qui se fait incinérer chez vous et… Je veux dire, il est déjà mort, évidemment… Enfin je suppose… C’est bien un crématorium, ici, non ?

Justine – Tout à fait, Monsieur. Et si je peux me permettre, un des meilleurs de la région.

Fred – Un des meilleurs de… Sans blague… Ne me dites pas que pour les crématoriums aussi, il y a un Guide Michelin, avec un système de notation par étoiles… Ou avec des épis, comme pour les chambres d’hôtes.

Justine – Nous nous efforçons seulement d’offrir le meilleur service possible aux clients qui nous font confiance…

Fred – Remarquez, en ce moment, avec tous ces accidents d’avions en série, on se demande si à partir d’un certain nombre de miles, ils ne devraient pas offrir en promo un cercueil gratuit… Moi-même, je prends l’avion souvent, et je vous avoue que…

Justine (l’interrompant) – Votre cher défunt a fait le bon choix, croyez-moi. Comment s’appelle-t-il ?

Fred – Jean-Luc. Jean-Luc Ramirez. Oui, je sais, on devrait pouvoir faire un procès à ses parents pour vous avoir appelé Jean-Luc. Surtout quand on s’appelle déjà Ramirez… Je lui ai demandé plusieurs fois de prendre un pseudo, mais il n’a jamais voulu. En fait, je me demande si ce n’était pas déjà un pseudo…

Justine – Vous êtes de la famille, j’imagine…

Fred – Je suis son agent. Enfin je veux dire, j’étais… Vous savez qu’à une certaine époque, c’était un auteur de théâtre assez connu… Enfin, autant qu’on puisse être connu en tant qu’auteur de théâtre… Vous le connaissiez de réputation ?

Justine – Je vais très peu au théâtre…

Fred – Malheureusement, plus personne ne va au théâtre. Et il faut bien avouer que Jean-Luc Ramirez n’est sans doute pas complètement étranger à cette baisse générale de fréquentation qui affecte le spectacle vivant… Entre nous, ses pièces étaient très mauvaises. Et selon la formule bien connue : Il n’y a rien de plus dramatique qu’une comédie pas drôle…

Justine – Pour la rose, il ne fallait…

Fred – Ah non ?

Justine – Le faire-part précisait « sans fleurs et sans couronnes »…

Fred – Oui, Jean-Luc était quelqu’un de très modeste… Il avait quelques bonnes raisons de l’être, d’ailleurs… Mais après tout… ce n’est qu’une rose.

Justine – Sa fleur préférée, sans doute.

Fred – Oui… Sans doute… Mais dites-moi, il n’y a pas grand monde.

Justine – Le faire part disait aussi « dans la plus stricte intimité ».

Fred – En tant qu’auteur de théâtre, il n’a fait que des fours. J’ai l’impression que celui-là sera son dernier. J’espère quand même que je ne vais pas être le seul dans la salle. Ça doit quand même être assez flippant, une crémation, non ?

Justine – D’autres personnes vont sûrement arriver, ne vous inquiétez pas. Et puis nous avons encore un peu le temps. La crémation est à 15H35 précises.

Fred – Ah oui, en effet, c’est… C’est très précis… Enfin, j’imagine que vous êtes obligés d’enchaîner. C’est comme pour les mariages à la mairie… Non, je veux dire, la crémation… c’est un peu comme le mariage à la mairie, par rapport au mariage à l’église. Le résultat est tout aussi définitif, mais la cérémonie dure moins longtemps. Moins longtemps qu’un enterrement à l’église, je veux dire. C’est vrai, c’est incroyable, non ? Quand on voit tous ces couples en train de faire la queue à l’hôtel de ville pour passer devant Monsieur le Maire. Et après, c’est expédié en cinq minutes. Je veux dire… Donc là ça ne va pas durer très longtemps ?

Justine – Vous savez, à présent, votre ami a toute l’éternité devant lui.

Fred – Il a bien de la chance. Moi pas, malheureusement. J’ai une boîte à faire tourner…

Justine – À 15H45 ça devrait être terminé. Nous avons un autre défunt à 15H50.

Fred – Dix minutes, nickel… Très bien, alors je vais attendre…

Justine – Je peux vous proposer un café pour patienter ?

Fred – Merci, ça ira. J’ai déjà pris une ligne de coke. Je plaisante…

Justine – Dans ce cas, je vous abandonne un petit instant. Nous sommes un peu débordés en ce moment. C’est la haute saison…

Fred – Ah oui ? Ah non, je ne savais qu’il y avait des variations saisonnières dans votre activité aussi. Au théâtre, c’est pareil, mais nous c’est le contraire… L’hiver, ça va encore… Mais pour le spectacle vivant, l’été c’est la saison morte…

Justine – Excusez-moi…

Fred – Mais je vous en prie, allez-y… Je ne voudrais pas vous retarder…

Elle sort.

Fred – Plutôt baisable… Pour un croque-mort…

Ne sachant pas quoi faire de sa rose, Fred la place dans une des urnes en exposition. Arrive Alex, habillée de façon plutôt excentrique et l’air survoltée. Elle tient elle aussi une rose à la main.

Alex – Oh mon Dieu ! Ne me dites pas que j’arrive trop tard…

Fred – Trop tard ? C’est à dire que… Monsieur Ramirez est déjà décédé, vous ne le saviez pas ?

Alex – Pour la crémation !

Fred – Ah, pardon ! Non, non, rassurez-vous. Ça commence à 15H35.

Alex – Vous êtes tout seul ?

Fred – Il faut croire que la presse people n’a pas encore eu vent de la disparition de Jean-Luc Ramirez…

Alex flanque sa rose avec celle de Fred dans l’urne et regarde sa montre.

Alex – Il y a peut-être encore un moyen d’arrêter ça…

Fred – Arrêter quoi ?

Alex – La crémation de mon frère !

Fred – Ah vous êtes sa sœur… Je ne savais pas qu’il avait une sœur…

Alex – Alexandra Smirnoff, mais on m’appelle Alex.

Fred – Smirnoff ? Et vous êtes apparentée avec…

Alex – Je vous ai dit que c’était mon frère.

Fred – Ah, non, je pensais plutôt à… Smirnoff, c’est une marque de Vodka, non ?

Alex – C’est le nom de mon mari. Il faut croire que nous étions faits l’un pour l’autre… Et vous vous êtes qui ?

Fred – Frédéric Bitaudeau, mais vous pouvez m’appelez Fred.

Alex – Bitaudeau ? Ne me dites pas que pour vous aussi, c’était un nom prédestiné ?

Fred – En ce qui concerne mes relations avec votre frère, j’en arrive parfois à me le demander… Je suis… Enfin, j’étais son agent.

Alex – Je ne savais pas qu’il avait un agent.

Fred – Oui, c’est vrai que c’est assez étonnant qu’un agent ait accepté de s’occuper d’un auteur comme lui, mais qu’est-ce que vous voulez ? Moi non plus, à l’époque, je n’avais pas trop le choix… En tout cas, je vous présente toutes mes condoléances.

Alex – Bon, il faudrait que je vois un responsable d’urgence…

Fred – Je ne suis pas sûr qu’il y ait un service d’urgence dans ce genre d’établissement, vous savez…

Fred fait le tour de la salle d’accueil en essayant différentes portes.

Alex – C’est dingue. Toutes les portes sont fermées à clefs.

Fred – Ils n’ont sûrement pas envie que les visiteurs aillent traîner dans l’arrière cuisine… Ce n’est peut-être pas toujours beau à voir…

Alex – Vous avez vu quelqu’un ?

Fred – Oui j’ai… Une jeune femme, dans une sorte de combinaison spatiale hyper moulante… Elle avait l’air de sortir d’un épisode de Star Trek…

Alex – Je ne vous demande pas comment elle était habillée ! Elle est où maintenant ?

Fred – Je pense qu’elle ne va pas tarder à revenir… Et puis on ne sait jamais. Si elle a des super pouvoirs, elle va peut-être réussir à ressusciter Jean-Luc…

Alex lui lance un regard interloqué.

Fred – Vous avez raison, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment souhaitable… Donc vous êtes contre la crémation… Pour des raisons confessionnelles, peut-être ?

Alex – Non pourquoi ça ?

Fred – Vous disiez que vous vouliez arrêter ça…

Alex – Ah non, mais je m’en fous, moi, de la crémation en général. C’est juste qu’il avait promis de me donner son foie…

Fred – Son foie ?

Alex – Oui enfin… Un morceau… Et quand je dis donner…

Fred – Vous voulez dire vendre, j’imagine ?

Alex – Comment le savez-vous ?

Fred – J’étais son agent, mais il me considérait aussi comme un ami sur qui on peut compter…

Alex – Je vois… Il vous devait quelque chose, à vous aussi…

Fred – Il vous en avait parlé ?

Alex – Non. Mais sinon pourquoi est-ce que vous seriez là ?

Fred – Cela m’embarrasse un peu de vous demander ça, mais… Avant de nous quitter pour… rejoindre sa dernière demeure, votre frère ne vous aurait pas chargée de rembourser tous ses créanciers, par hasard ? Histoire qu’il puisse partir l’âme en paix, je veux dire…

Alex – Je vous dis qu’il m’a vendu un morceau de foie, et qu’il est parti sans honorer ma commande.

Fred – Je vois, c’était juste pour vérifier au cas où… (Un temps) Mais pour le foie… C’est un peu tard, non ?

Alex – Vous croyez qu’il est déjà dans…

Fred – Je ne sais pas, mais un foie… Si on ne le conserve pas au frigo… Jean-Luc… Je veux dire votre cher défunt… Il ne doit déjà plus être très frais, non ?

Alex – Le salopard…

Fred – Personnellement, j’ai toujours ma petite carte sur moi… En cas d’accident et de mort cérébrale… Si mes organes peuvent sauver la vie de quelqu’un d’autre… Vous souffrez d’une maladie de foie ?

Alex sort une bouteille de Vodka de son sac et en prend une rasade au goulot.

Alex – Cirrhose… Mon médecin m’a dit : soit vous arrêtez de boire, soit c’est la greffe de foie… Je me suis dit que la greffe, ce serait moins dur…

Fred – Je comprends ça… J’essaie d’arrêter de fumer, moi aussi. (Il sort un paquet de cigarettes) J’aurais peut-être dû demander à votre frère de me léguer ses poumons en dédommagement… (Il s’apprête à allumer une cigarette, mais se ravise en voyant le regard qu’elle lui lance) Euh… J’imagine qu’ici aussi, c’est interdit de fumer…

Alex – Oui, probablement…

Fred – C’est incroyable… Même dans les crématoriums, on n’a plus le droit de fumer, maintenant… Vous croyez qu’ils ont installé aussi un pot catalytique à la sortie du…

Alex – La sortie de quoi ?

Fred (embarrassé) – Ben à la sortie de…

Alex à la tête ailleurs.

Alex – Alors vous pensez que pour mon foie, c’est mort ?

Fred – Je ne sais pas… À moins qu’ils les gardent au frigo avant de…

Alex – Quel enfoiré ! Ça lui aurait coûté quoi de me léguer son foie avant de se suicider ?

Fred – Donc Jean-Luc a mis fin à ses jours… C’est bien ce que je pensais, mais je n’osais pas vous le demander… C’est très courant chez les écrivains… Encore que chez les auteurs de comédies un peu moins…

Alex – Ah non, mais je n’en sais rien en fait… J’imagine… Il avait quand même pas mal de raisons de se suicider, non ? Déjà quand on s’appelle Jean-Luc…

Fred – C’est vrai qu’à sa place, c’est sans doute ce que j’aurais fait depuis longtemps… Moi-même, je vous avoue que j’y songe, parfois…

Alex – Pourquoi ne le faites-vous pas ? Avec votre carte de donneur d’organes, vous pourriez faire un heureux…

Fred – Disons que passé un certain âge et une certaine somme d’emmerdements, l’optimisme reprend le dessus. On se dit qu’après tout, on sera sûrement mort avant d’avoir fini de payer la note…

Alex – C’est vrai que vu comme ça, c’est nettement plus encourageant…

Arrive Manu, tenue sexy plutôt vulgaire façon prostituée, et en tout cas pas vraiment adaptée pour des funérailles. Cela peut également être un homme travesti. Elle a elle aussi une rose à la main.

Manu – J’espère que je n’ai pas manqué le début ! Je suis venue dès que j’ai su. Je reviens d’un petit voyage en Arabie Saoudite… J’ai trouvé le faire-part en ouvrant ma boîte.

Fred – Non, non, rassurez-vous, vous n’avez rien raté. C’est à 15H35…

Manu – Ah d’accord… En fait, je venais surtout pour récupérer un certificat de décès… Mais bon, puisque je suis là, je vais attendre la fin de la cérémonie…

Alex – Hun, hun…

Manu – J’espère quand même que ça ne va pas durer trop longtemps, je suis garée en double file…

Alex sort de son sac sa bouteille de Vodka dont elle prend une autre rasade, sous le regard un peu interloqué des deux autres.

Alex – À la vôtre…

Manu – Merci…

Fred – Alors vous aussi, vous êtes venue avec une rose… Pourtant c’était bien précisé sur le faire-part : « sans fleurs ni couronnes ».

Alex (avec un regard vers Manu ) – Ils auraient dû aussi mentionner « tenue correcte exigée »…

Fred juge préférable d’enchaîner.

Fred – Oui, pour la rose, on dirait que tout le monde s’est passé le mot… Ça doit être de la transmission de pensée…

Manu pose sa rose dans l’urne avec les deux autres.

Manu – Même s’il ne m’en a jamais offert, je sais que c’était sa fleur préférée.

Fred – C’est sûrement pour ça qu’on est tous venus avec une rose…

Alex – C’est peut-être aussi à cause du vendeur Pakistanais qui est installé devant le tabac d’en face et qui les brade à un euro la pièce… (À Fred) C’est qui celle-là, au fait ?

Manu – Pardon… Je suis Manu… La veuve…

Alex – La veuve ? Je ne savais pas que j’avais une belle-sœur.

Manu – Je vous avoue que moi non plus.

Fred – Eh oui… On perd un être cher et on se découvre une famille…

Alex – Remarquez, il n’est pas venu à mon mariage. Il n’a pas dû juger utile de m’inviter au sien.

Manu – Vous êtes mariée ?

Alex – Ça vous étonne ?

Manu – Comme vous êtes venue seule… Mais votre mari n’est peut-être pas amateur de crémation…

Alex – Le vendredi, mon mari mange un couscous avec sa mère, ce n’est pas négociable. En contrepartie, il me laisse boire tous les jours de la semaine.

Fred – Pour qu’un mariage dure, il faut savoir faire des concessions réciproques.

Manu – Vous avez raison… Un mariage qui dure, ça commence par des concessions provisoires, et ça finit par une concession perpétuelle.

Fred (à Alex) – Bon, il ne vous a pas invitée à son mariage, mais au moins, il vous a invitée à sa crémaillère… Je veux dire à sa crémation… (À Manu) Alors comme ça, vous êtes la femme de Jean-Luc ?

Manu – Oui, même si apparemment, il l’avait un peu oublié…

Fred – Les hommes sont parfois assez distraits pour ce genre de choses…

Manu – À sa décharge, il faut dire qu’on s’est marié très rapidement après notre première rencontre, et qu’on n’a jamais vraiment vécu ensemble. En fait, ce n’était pas vraiment un mariage en blanc, mais plutôt…

Fred – Un mariage blanc, je vois très bien…

Alex – Donc c’est comme ça que Jean-Luc a acquis la nationalité française…

Fred – Mais il était de quelle origine, au départ, exactement ?

Alex – Jean-Luc avait la nationalité Guatémaltèque. Je n’ai jamais trop compris pourquoi. Pourtant j’étais sa sœur jumelle…

Manu – Il m’avait promis trois mille euros… en cadeau de mariage.

Fred – Et il ne vous a jamais payée…

Manu – Non…

Fred – Et quand vous avez voulu obtenir le divorce, c’est lui qui vous a réclamé trois mille euros.

Manu – Six mille, pour être exact. Mais comment le savez-vous ?

Fred – Je crois pouvoir dire que j’étais un fin connaisseur de la psychologie de Jean-Luc…

Manu – Bref, dès qu’il a obtenu son titre de séjour, j’ai voulu reprendre ma liberté.

Fred – Et c’est alors qu’il vous a fait cet odieux chantage au divorce…

Manu – Comme je n’avais pas l’argent qu’il me demandait, je me suis dit que j’allais attendre un peu. Et puis quand j’ai réussi à réunir la somme, à la sueur de mes fesses, il avait déménagé.

Fred – C’est quelqu’un qui déménageait beaucoup.

Alex – Plus déménageur que lui, il n’y a que les gens du voyage.

Manu – Ça ne m’arrangeait pas du tout de ne plus avoir de nouvelles de Jean-Luc, parce que j’avais prévu de me remarier avec un homme un peu plus âgé que moi…

Fred – Je vois… Un vieux bourré de tunes atteint d’un cancer de la prostate…

Alex – À qui vous aviez omis de préciser que vous étiez déjà mariée.

Manu – Alors vous pensez bien, quand j’ai reçu ce faire-part, je me suis dit…

Fred – Que vous alliez économiser six mille euros.

Alex – Et pas mal de tracasseries administratives.

Manu – À condition que je puisse obtenir très rapidement un certificat de décès. Vous savez de quoi il est mort, au fait, Jean-Luc ?

Fred – On espérait un peu que vous nous le disiez…

Alex – Mais alors si aucun de nous trois ne s’est occupé d’organiser ses funérailles, qui s’en est chargé ? Je ne vois personne d’autre…

Manu – Un mystère de plus…

Fred – Jean-Luc était un maître du suspens… Sauf dans ses pièces, malheureusement…

Arrive Sacha, femme d’un âge incertain, en tenue de deuil, un crucifix autour du cou, et le visage partiellement caché par un voile. Elle se dirige d’abord vers Alex.

Sacha – Bonjour Madame. Vous devez être Alexandra, la sœur de Jean-Luc ?

Alex – Ça dépend… Qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais être sa sœur ?

Sacha – La ressemblance physique, j’imagine. Vous êtes tout le portrait de ce pauvre Jean-Luc.

Manu – Je ne sais pas si vous devez le prendre comme un compliment…

Alex – Et pourquoi est-ce vous tenez tant que ça à ce que je sois sa sœur, au juste ? Vous espérez que je vous rembourse ce qu’il vous doit, vous aussi.

Sacha – Jean-Luc ? C’est moi qui lui dois beaucoup, croyez-moi.

Fred – Sans blague ?

Manu – Combien, à peu près ?

Sacha – Ce que je dois à Jean-Luc a trop de valeur pour pouvoir être mesuré en euros…

Fred – Ah oui… Ça m’étonnait aussi…

Alex – Mais dites-moi, vous avez l’air très en deuil… Vous êtes sûre que vous n’en faites pas un peu trop ?

Fred – C’est vrai, vous êtes qui au juste, par rapport à Jean-Luc, pour être en deuil à ce point-là ?

Sacha – En fait je suis… Enfin, j’étais…

Manu – Ne me dites pas que vous êtes sa veuve… Ou alors c’est que cet escroc était aussi polygame…

Sacha – Pas devant la loi, malheureusement. Nous avions le projet de faire consacrer notre union prochainement, mais le destin en a décidé autrement.

Fred – C’est beau ce que vous dites. Vous parlez comme dans les Feux de l’Amour.

Sacha – Quoi qu’il en soit, c’est moi qu’il a chargé d’organiser ses funérailles. Et de régler sa succession…

Fred – Sa succession ?

Alex – C’est une plaisanterie…

Fred – Je pencherais plutôt pour une arnaque post mortem.

Manu (à Sacha) – En tout cas, si dans un grand élan de générosité posthume Jean-Luc vous a couchée sur son testament, je vous conseille de ne rien accepter que sous bénéfice d’inventaire.

Sacha – Manu, sans doute… Vous êtes sa première épouse, n’est-ce pas ?

Manu – Pourquoi, il en avait tant que ça ?

Sacha – Il m’a beaucoup parlé de vous.

Manu – C’était un mariage blanc !

Sacha – Tout de même, je crois pouvoir dire qu’il vous aimait beaucoup.

Fred – Bien, et en quoi consiste exactement ces… dispositions testamentaires ?

Alex – Il ne m’aurait pas légué son foie, par hasard ?

Le portable de Fred sonne.

Fred – Je vous prie de m’excuser… Je reviens tout de suite… (En sortant) Oui, Christelle… Qui ? Non ? Et qu’est-ce qu’il a dit au juste ?

Fred sort.

Sacha – Tout d’abord, je tiens à vous rassurer, Jean-Luc n’a pas souffert.

Alex – Bon…

Manu – Bien…

Alex – Nous voilà rassurées.

Manu – On n’était pas vraiment inquiètes, mais bon… Et il est mort de quoi, exactement à peu près ?

Sacha – Ah vous n’êtes pas au courant ?

Alex – Si on vous le demande…

Manu – Et comme vous dites que vous étiez très proche de lui…

Sacha – Jean-Luc a été écrasé par un camion de déménagement.

Alex – C’est le risque quand on déménage beaucoup.

Manu – Et vous dites qu’il n’a pas souffert ?

Sacha – C’était un gros camion. Il est mort sur le coup.

Alex – Et bien entendu, j’imagine que le corps est en très mauvais état. Sans parler du foie…

Manu – C’est sans doute pour ça que Madame a opté pour l’incinération. Il y avait trop de travail pour rassembler les morceaux et lui redonner figure humaine.

Fred revient, tout sourire.

Fred – C’est incroyable !

Manu – Madame vient de nous dire que Jean-Luc était passé sous un quinze tonnes.

Fred – Ah merde…

Alex – Mais il paraît qu’il n’a pas souffert.

Fred – Tant mieux…

Manu – Et vous, qu’est-ce qui vous rend si hilare ? Vous avez une autre bonne nouvelle à nous apprendre ?

Fred – Euh… Oui, vu l’état de mes finances, on peut dire ça comme ça. Mon assistante vient de me prévenir qu’un producteur de théâtre avait essayé de me joindre. Il veut monter la dernière pièce que Jean-Luc a écrite…

Alex – Je ne savais pas qu’il avait écrit une pièce récemment…

Fred – Moi non plus… Il n’a rien écrit depuis des années malgré toutes les avances qu’il m’a demandées…

Justine revient.

Justine – Bonjour à tous, et encore une fois, toutes nos condoléances. Je n’ai pas eu le privilège de connaître personnellement votre cher défunt, mais d’après les témoignages de tous ceux qui l’ont connu, je sais que c’était un être rare…

Manu – Oui…

Alex – Ce n’est pas le premier mot qui me serait venu à la bouche pour le décrire, mais on peut dire en effet que c’était un être rare.

Manu – C’est vrai que ces derniers temps, il se faisait même de plus en plus rare… Personnellement, ça fait des mois que j’essaie de mettre la main dessus.

Sacha – En tout cas, aujourd’hui, Jean-Luc n’a pas manqué le dernier rendez-vous qu’il avait avec vous.

Fred – Bon… Donc on va pouvoir commencer, alors ?

Justine – Justement, c’est de ça dont je voulais vous parler…

Alex – Je crains le pire…

Sacha – En ce qui concerne Jean-Luc, le pire est déjà arrivé, non ? Il est mort…

Manu – Croyez-moi, avec Jean-Luc, on n’est jamais sûr d’avoir touché le fond…

Sacha – Alors qu’est-ce qui se passe, Mademoiselle ?

Justine – Je préfère ne pas entrer dans des détails techniques qui seraient ici totalement déplacés vu les circonstances, mais nous avons un petit problème qui risque d’entraîner un léger différé en ce qui concerne cette émouvante cérémonie d’adieux.

Alex – Un léger différé ? Ne me dites pas que la cérémonie est transmise en direct sur le câble avec un commentaire de Frédéric Mitterrand.

Manu – S’il ne s’agit que de la cérémonie, on pourrait peut-être simplifier un peu non ?

Manu – Oui, tout à fait.

Fred – C’est que j’ai un TGV à prendre, moi… Je n’avais pas prévu…

Justine – Hélas, il ne s’agit pas seulement de la cérémonie, c’est pourquoi j’ai évoqué avec le plus de délicatesse possible la survenue inopinée d’un petit problème technique néanmoins très contrariant.

Sacha – Allez-y, avec le soutien de la foi, nous sommes prêts à tout entendre…

Manu – Oui, au point où on en est.

Justine – La porte est bloquée.

Fred – La porte ?

Alex – Quelle porte ?

Justine – La porte de notre appareil de crémation…

Manu – Vous voulez dire la porte du four ?

Fred – Oh putain, c’est un cauchemar…

Alex – Et on ne peut pas la débloquer ?

Justine – Nous avons appelé le service après vente. Le technicien ne devrait pas tarder à arriver…

Fred – Le service après vente ? Ne me dites pas que vous avez acheté votre four chez Darty, parce que je les connais…

Alex – Vous n’avez qu’à la défoncer, cette porte !

Justine – Ça ne devrait pas être trop long, je vous assure…

Manu – Oh non, il ne manquait plus que ça… J’ai un client dans trois quarts d’heure, moi…

Alex – C’est pour ça que vous êtes venue en tenue de travail…

Fred – Un crématorium trois épis, tu parles…

Justine – Cela vous donnera un peu plus de temps pour vous retrouver en famille… Nous faisons au mieux, je vous le promets. Je reviens vers vous le plus rapidement possible…

Justine sort.

Fred – Un problème technique, je rêve…

Alex – Mon frère a toujours été un dur à cuire.

Manu – Décidément… Il nous aura emmerdé jusqu’au bout.

Sacha – Allons, je vous en prie… Il faut savoir pardonner, comme nous l’enseigne Jésus-Christ… Jean-Luc a commis beaucoup d’erreurs dans sa vie, c’est vrai… Mais je vous assure, il a beaucoup changé.

Alex – Passer sous un poids lourd, ça vous change un homme, c’est sûr.

Sacha – Je veux dire… Il avait beaucoup changé. C’est pourquoi sa disparition soudaine semble tellement injuste.

Fred – Oui, enfin…

Sacha – Ma plus grande fierté est d’avoir réussi à le ramener à Dieu…

Alex – Vous voulez dire que c’est vous qui l’avez poussé sous ce camion ?

Sacha – Non, mais je l’avais ramené à la foi chrétienne. C’était un autre homme, je peux en témoigner. Malheureusement, cet homme nous a quitté sitôt après que Notre Seigneur l’a remis dans le droit chemin….

Fred – Comme quoi… Ce ne sont pas toujours les meilleurs qui partent en premier.

Sacha (écrasant un sanglot) – Dieu l’a rappelé à lui.

Manu – Peut-être qu’il lui devait de l’argent à lui aussi.

Alex – Petit, déjà, il pillait les troncs dans les églises avec une ficelle et un chewing-gum.

Sacha – Si vous l’aviez connu pendant les derniers mois de sa vie… Il avait renoncé à la sodomie. Il allait à la messe tous les jours. Il avait même arrêté les mots croisés et il s’était remis à écrire.

Moment de stupeur. Le portable de Fred sonne à nouveau.

Fred – Oui ? Oui, c’est bien moi… Pardon, je ne vous entends pas bien… (Aux autres) Excusez-moi encore une minute… Oui, je vous écoute…

Il sort.

Manu – Bon, je ne suis pas venue pour entendre le récit de la rédemption présumée de Jean-Luc, moi. Je voulais juste m’assurer que ce fils de pute était bien mort…

Alex – Vous êtes tellement pressée d’être veuve ? J’espère que vous ne comptez pas sur une pension de réversion…

Manu – Je dois me marier, je vous l’ai dit. Vous savez comment il faut faire pour obtenir un certificat de décès ?

Sacha – Je m’en occuperai, si vous voulez. Vous n’aurez qu’à me laisser votre adresse… Mais je dois vous préciser que Jean-Luc avait signé les papiers du divorce que vous lui aviez fait parvenir il y a longtemps déjà. Il était prêt à vous les envoyer lorsqu’il a eu ce terrible accident.

Manu – Ah bon ? Mais alors qu’est-ce que je fais, moi ? Je suis veuve ou divorcée ?

Sacha – Les papiers du divorce sont antérieurs au décès, mais c’est un peu à vous de choisir.

Manu – Ben je ne sais pas, moi… Veuve, divorcée… Qu’est-ce que vous me conseillez ?

Sacha – Le divorce, ça ira plus vite, même si ce n’est pas ce que préfère l’Église…

Alex – L’Église dit quelque chose à propos de divorcer d’un homme mort ?

Manu – Bon, si ça va plus vite, alors. Parce que je suis un peu prise par le temps…

Alex – Votre voyage de noces est déjà programmé ? Où est-ce que vous allez, cette fois ? À La Mecque ?

Manu – Eh ben oui, figurez-vous ! Enfin, pas à La Mecque, mais… Et puis qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Vous tout ce qui vous intéresse, c’est son foie !

Sacha – À ce propos, Alex, il faudra aussi que je vous parle…

Alex – Ah oui ?

Fred revient enthousiaste.

Fred – C’est dingue !

Manu – Quoi encore ?

Fred – Je viens d’avoir un appel d’un producteur de théâtre du Guatemala. Il est prêt à me signer un gros chèque pour obtenir les droits exclusifs de la dernière pièce de Jean-Luc !

Alex – Vous croyez qu’on pourrait en tirer un peu de fric…

Fred – Jean-Luc est totalement inconnu en France, mais il paraît que c’est une véritable vedette au Guatemala.

Manu – C’est vrai qu’il avait la nationalité guatémaltèque… Avant son mariage blanc avec moi…

Fred – Bon, mais pour les droits, ça dépend…

Alex – De quoi ?

Fred – Ben… De qui est l’ayant droit, justement.

Manu – L’ayant droit ?

Fred – Celui ou celle à qui revient ses droits d’auteur après son décès.

Alex – Bon… Et c’est qui ?

Fred – Ça peut être sa sœur. Sa veuve. Dans certains cas son agent…

Manu – Sa veuve, vous croyez ?

Alex – C’était un mariage blanc, et vous vouliez divorcer !

Manu – Oui, et bien je ne l’ai pas fait. Et vous avez entendu Madame ? Jean-Luc avait beaucoup de tendresse pour moi…

Alex – Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre… Madame vous l’a dit. Il avait signé les papiers du divorce, alors ses droits reviennent à sa sœur, c’est évident ! Il n’avait pas d’autre famille…

Manu – Combien, le chèque ?

Fred – 50.000 euros… Et il paraît que ça ne serait qu’une avance… Apparemment, c’est un producteur qui a le bras très long au Guatemala…

Manu – En même temps, ce n’est que le Guatemala… Vu la dimension du pays, avec le bras très long, on doit vite se retrouver avec une main à l’international…

Alex – Le Guatemala, ce n’est pas très loin du Panama, non?

Manu – Il a dû faire fortune dans le trafic de coke.

Fred – C’est vrai que blanchir l’argent de la drogue en investissant dans le spectacle vivant, c’est une idée assez baroque, mais bon… En tout cas, il envisage aussi de tourner un film sur la vie de Jean-Luc… À Hollywood…

Alex – À Hollywood ?

Moment de stupeur.

Manu – Les papiers du divorce, je peux aussi faire comme si je ne les avais jamais reçus… Madame m’a dit que j’avais le choix…

Alex – Mais c’est de l’escroquerie ! D’abord ils sont où, ces papiers ?

Sacha – C’est moi qui les ai.

Alex – Donnez-les moi.

Sacha – Ils sont dans mon sac, mais je ne sais pas si…

Manu – Mais ça ne va pas, non ! Si quelqu’un doit les avoir, ces papiers, c’est moi. Et j’en ferai ce que j’en voudrai !

Alex – Salope !

Manu – Je l’aimais bien, moi, Jean-Luc…

Alex – Nécrophile !

Elles sont sur le point d’en venir aux mains.

Fred – Je vous en prie, mesdames… Un peu de dignité…

Manu – Vampire ! Tout ce que tu veux, c’est son foie !

Sacha – Et rassurez-vous, Alex, vous allez l’avoir.

Alex se fige.

Alex – Pardon ?

Sacha – Jean-Luc m’avait avertie de son projet de vous léguer ses organes en cas de décès. Et il m’avait remis un papier signé pour l’hôpital, au cas où…

Manu – Ah oui ?

Sacha – Juste après l’accident, les médecins ont donc prélevé son foie. Par miracle, c’est à peu près le seul de ses organes qui restait intact…

Alex – Non ? Dieu existe !

Manu – Eh ben vous voyez… Jean-Luc va vous laisser quelque chose, à vous aussi…

Fred – Et vous savez ce qu’on dit ? Tant qu’on a la santé…

Alex – Mais il est où, ce foie ?

Sacha – Sur la banquette arrière de ma voiture. Dans une glacière. Comme je n’étais pas sûre de vous revoir après…

Justine revient avec un grand sourire avec une sorte d’urne.

Fred – Alors ça y est, c’est fait, finalement ?

Alex – Vous avez réussi à débloquer la porte ?

Fred – Et vous avez préféré nous épargner le temps de cuisson, pour essayer de recoller à votre planning.

Sacha – Vous avez bien fait. Je ne sais pas si j’aurais pu supporter ce spectacle…

Justine – Ah non, pardon, je suis désolée… Il ne s’agit pas des cendres de votre cher défunt…

Alex – Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse, alors ? Si c’est les cendres de quelqu’un d’autre ?

Justine – En fait, ce n’est pas une urne funéraire, mais un tronc.

Fred – Un tronc ?

Sacha – Monsieur Ramirez a demandé à ce qu’une collecte soit effectuée au profit des auteurs de théâtre nécessiteux…

Alex – Les auteurs de théâtre nécessiteux ? Je pensais qu’ils l’étaient tous, non ?

Justine – Vous pouvez glisser vos dons dans cette boîte, elle sera remise à l’Association des Écrivains Assistés du Théâtre…

Manu – C’est à dire que…

Fred – Je ne suis pas sûr d’avoir de la monnaie…

Justine – Rassurez-vous, nous pouvons vous en faire, si vous le souhaitez. Nous prenons aussi la Carte Bleue. Votre don sera reversé automatiquement en liquide à l’association.

Fred – Ça ira merci.

Ils glissent chacun à regret un billet ou quelques pièces dans le tronc.

Justine – Merci pour eux… Ah, j’ai quand même une bonne nouvelle à vous annoncer…

Alex – Une bonne nouvelle ? C’est curieux comment une expression aussi banale peut résonner bizarrement dans un crématorium…

Justine – Le dépanneur du service après-vente vient de repartir. La cérémonie va pouvoir commencer tout bientôt…

Fred – Pourquoi pas tout de suite ?

Justine – Juste le temps de remettre tout ça en ordre. En fait il y a eu un petit incident lors de la précédente incinération. Notre dernier client a explosé dans le four…

Fred – Un attentat suicide ? Dans un crematorium ?

Justine – On demande pourtant aux gens de nous prévenir quand leur cher défunt porte un pace maker… Mais il arrive de temps en temps que submergés par l’émotion, ils oublient de nous le dire… Les piles au lithium, à partir d’une certaine température, ça ne pardonne pas…

Fred – Bon, ben on va attendre…

Justine – Pardon de vous demander ça, mais Jean-Luc n’avait pas de pacemaker ?

Alex – Je n’en sais rien, c’est son foie qui m’intéressait…

Justine – Ne vous inquiétez pas, nous vérifierons.

Justine s’apprête à partir.

Alex – Excusez-moi, il y a du café, ici ?

Justine – Une machine Nespresso est à votre disposition, là derrière.

Alex – Merci…

Justine – Ça marche avec des pièces de deux euros…

Alex – Ça m’aurait étonnée…

Justine sort.

Fred – Deux euros… Ce n’est pas donné…

Alex – Vous avez de la monnaie ?

Sacha – J’ai tout mis dans le tronc…

Alex – Bon ben je vais rester à la Vodka, alors.

Alex ressort sa bouteille et en prend une rasade.

Manu (à Fred) – Avec tout ce qu’elle s’enfile, si on ne veut pas risquer une autre explosion, il vaudrait mieux qu’elle ne s’approche pas trop du four, non ?

Fred – Bon, si on revenait à nos moutons ? Alors ? Qui est l’ayant droit de Jean-Luc? J’ai un contrat à signer, moi. Il va quand même falloir se décider…

Manu – Alors vous aussi, vous êtes pressé…

Fred – Jean-Luc m’a laissé sur la paille ! Ce montage au Guatemala, ça pourrait me sauver de la ruine !

Sacha – Je vous rassure, Jean-Luc avait aussi pris des dispositions concernant la gestion de ses œuvres après sa mort.

Fred – Des dispositions ? Décidément… En effet, il avait beaucoup changé…

Sacha – Monsieur Ramirez a confié la gestion de ses droits à une Fondation : la Fondation Jean-Luc Ramirez.

Alex – Sans blague ?

Sacha – Jean-Luc m’a fait l’honneur de me nommer Présidente de la Fondation qui porte son nom ? Cette noble institution perpétuera sa mémoire et contribuera au rayonnement de ses œuvres après sa mort…

Fred – En clair ?

Sacha – La moitié de ses droits iront à ses héritiers légitimes, et l’autre moitié à sa Fondation.

Fred – Dans l’intérêt de tous, il faudrait quand même arriver rapidement à un arrangement.

Alex – Ok, je suis d’accord pour partager avec la veuve joyeuse… Et maintenant, je peux récupérer mon foie ?

Sacha – Bien sûr, je vais le chercher tout de suite…

Sacha sort.

Fred – C’est curieux, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, la veuve noire. Pas vous ?

Manu – Oui… Quelque chose dans la voix, peut-être.

Un temps.

Alex – Je me demande comment ils vont vérifier…

Manu – Vérifier quoi ?

Alex – Pour le pace maker…

Manu – Maintenant, ils sont équipés, j’imagine. Ils vont lui faire une échographie…

Fred – Je pensais que les échographies, c’était pour les femmes enceintes.

Manu – Ça doit marcher aussi sur les cadavres.

Alex – En tout cas, c’est bien compliqué, tout ça. J’espère qu’ils vont réussir à le faire marcher, leur four. On ne va pas y passer la nuit, non plus.

Manu – Sinon, on le fait nous-mêmes. J’ai toujours un bidon d’essence dans mon coffre au cas où.

Fred – C’est vrai qu’en Inde, c’est beaucoup plus simple. J’ai vu un reportage là-dessus sur Arte. Ils font ça en famille, le dimanche au bord du Gange, façon barbecue. Quelques fagots, et c’est parti.

Manu – Eh oui… Comme pour Jeanne d’Arc.

Alex – Ça limite le risque de panne, c’est sûr. À moins que les allumettes soient mouillées.

Fred – Enfin, Jeanne d’Arc, elle était vivante, elle.

Manu – Mmm… Vous ne m’avez pas cru, vous m’aurez cuite…

Un temps.

Manu – Vous savez comment marche la crémation, exactement ?

Alex – Comment ça, comment ça marche ?

Manu – Ben oui… C’est vrai que ça reste un peu mystérieux, tout ça. Ce n’est pas comme en Inde, justement. On n’assiste pas à l’opération, quoi… Ils emmènent le cercueil, ils nous ramènent un tas de cendre qu’on ne voit même pas dans un pot. Techniquement, je veux dire…

Fred – Tiens, je vais regarder sur Wikipedia… On n’a rien d’autre à foutre de toutes façons… Alors, crémation…

Il pianote sur son portable.

Fred (lisant) – Dans la pratique, la crémation se déroule dans un four à une température de 850 degrés…

Alex – Ah oui, quand même…

Manu – Et pendant combien de temps ?

Fred (lisant) – La durée d’une crémation est d’environ 90 minutes pour une personne moyenne. Oh non, putain, une heure et demie !

Manu – Pour une personne moyenne… Vous croyez qu’on peut dire que Jean-Luc était une personne moyenne ?

Alex – Ils parlent de la corpulence, j’imagine. C’est au poids, comme pour les gigots.

Fred – Jean-Luc, c’était plutôt le genre gringalet, non ?

Manu – Oui… Limite efféminé, je dirais…

Alex – C’est vrai que petit, déjà, il adorait s’habiller en fille…

Fred – Disons une cinquantaine de kilos, tout mouillé… Avec un peu de chance, en une demi-heure, ce sera plié…

Manu – Une demi-heure… Faut pas trop rêver, quand même…

Un temps.

Manu – Et qu’est-ce qui reste, alors ? Après tout ça…

Fred – Après la mort, vous voulez dire ? Ben rien… Il ne reste rien…

Alex – Ne me dites pas que vous croyez à la résurrection des corps, vous aussi ?

Manu – Après l’incinération !

Fred (regardant à nouveau l’écran de son portable) – Alors… Le bois du cercueil, les vêtements, les chairs, tout est transformé en gaz ou en poussières évacués avec les fumées.

Manu – Donc, il ne reste rien non plus. Alors qu’est-ce qu’ils nous refilent, dans l’urne ? C’est une arnaque, en fait. Il ne reste que du vent…

Alex – Déjà quand il s’agit d’urnes… C’est toujours un peu du vent et ça sent l’arnaque, non ?

Fred (lisant) – Pour les adultes, ce que l’on retrouve dans l’appareil est constitué des restes calcinés des os.

Manu – Pour les adultes ?

Fred (lisant) – Lors de la crémation d’un bébé, la calcification n’étant pas encore complète, il n’y a pas de résidus…

Un temps.

Manu – Si je comprends bien, la crémation est déconseillée pour les enfants de moins d’un an…

Alex – Je me demande comment on faisait quand Wikipedia n’existait pas encore…

Sacha revient en portant une glacière.

Sacha – Voici votre foie.

Alex – Merci… Croyez-moi, j’en prendrai soin comme s’il s’agissait du Saint Sacrement…

Sacha – C’est le plus beau cadeau qu’un frère puisse faire à sa sœur, non ?

Alex – En tout cas, c’est bien le seul cadeau qu’il m’aura fait de sa vie…

Elle se ravise avant de lui donner la glacière.

Sacha – Mais votre frère a tenu à ce que cet acte de générosité en entraîne un aussi de votre part…

Alex – Ça m’aurait étonnée…

Sacha – Il vous demande de faire un don symbolique à une association des greffés du foie…

Alex – C’est obligatoire ?

Sacha – Ce sont les dernières volontés de Monsieur Ramirez…

Alex – Combien ?

Sacha – Disons 5000…

Alex – On ne doit pas avoir la même notion du symbolique…

Manu – Ah oui, ça fait cher du kilo… Et dire que dans les boucheries, le foie, c’est seulement pour les chats…

Alex fait le chèque et le tend à Sacha, qui lui donne la glacière en échange.

Sacha – Je vous conseille de le garder au frais et de ne pas trop tarder à joindre l’hôpital…

Justine revient.

Manu – Alors ?

Justine – Cette fois on va pouvoir y aller. Mais j’ai une dernière question à vous poser…

Alex – Ouais ?

Justine – Qui a prévu de s’occuper de la petite note ?

Manu – Quelle note ?

Justine – Il y a des frais, comme vous pouvez l’imaginer. J’ai préparé la facture. Qui va la régler ?

Fred prend la facture.

Fred – Vous êtes sûre de ne pas vous être trompée d’un zéro ?

Alex lui prend la facture des mains et y jette également un regard.

Alex – Quoi ? Ah non, pas question !

Manu – Il nous a déjà coûté assez cher comme ça, non ?

Justine – Ah, je suis vraiment désolée, mais dans ce cas, on ne va pas pouvoir procéder à…

Manu – Mais c’est du chantage !

Sacha – Sinon, il n’y a qu’à partager…

Moment de flottement.

Alex – Au point où on en est…

Manu – Bon, allons-y… Sinon, on ne va jamais s’en sortir…

Fred – C’est bien parce que j’ai un TGV à prendre…

Sacha – Divisé en trois, ça fait…

Manu – En trois ?

Sacha – Je n’étais pas officiellement sa femme… Je ne fais pas vraiment partie de la famille…

Fred – Et moi donc ?

Sacha – Il vous considérait comme son meilleur ami… Il me l’a dit souvent… C’est un immense honneur, qui comporte certaines obligations…

Alex – Allez, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes.

Sacha – Après tout ce qu’il a fait pour vous, je crois que vous lui devez bien ça…

Manu – Un mot de plus et je vous étrangle…

Ils sortent chacun leur carnet de chèque.

Justine – Allez, je ramasse les copies…

Justine prend les chèque et sort.

Sacha – J’ai préparé un petit discours en hommage à Jean-Luc… Je voulais vous le soumettre…

Manu – Oh non, pas le discours…

Sacha – Vous ne voulez vraiment pas que je vous lise le début ?

Alex – On préfère avoir la surprise…

Fred – Bon, et pour avoir les droits de la dernière comédie de Jean-Luc, combien ?

Sacha – Vous me faites un chèque de 10.000 euros, à l’ordre de la Fondation Jean-Luc Ramirez, et vous pourrez avoir le manuscrit de la pièce et ses droits exclusifs.

Fred – Est-ce que j’ai le choix ?

Il sort son carnet de chèque.

Sacha – Je mettrai l’ordre. Nous avons un tampon…

Elle veut prend le chèque, mais il l’éloigne de sa main.

Fred – Et le texte ?

Sacha – Le voici.

Elle sort de son sac un manuscrit qu’elle lui donne. Il lui donne le chèque.

Fred – Merci… (Lisant le titre) Sans Fleur Ni Couronne…

Sacha – C’est le titre qu’il a choisi…

Alex – C’était prémonitoire…

Fred – Et vous êtes sûre que c’est une comédie ?

Sacha – C’est très drôle, vous verrez…

Fred – Venant de vous, je ne sais pas si ça doit me rassurer.

Justine revient.

Justine – Et voilà, nous allons pouvoir procéder… Quelqu’un veut-il dire un petit mot d’adieu. Pas trop long si cela ne vous dérange pas, parce que nous avons déjà pris pas mal de retard sur notre planning…

Sacha se tourne vers les trois autres.

Sacha – Non ? Alors je me lance… (Elle sort un papier de sa poche qu’elle déplie avant de commencer à lire) Jean-Luc Ramirez naquit dans un petit village de la banlieue de Guatemala City en mille neuf cent…

Fred – Excusez-moi, mais si on pouvait passer la bio… J’ai un TGV à prendre, et comme l’a fait remarquer notre hôtesse, on est déjà à la bourre…

Alex – C’est vrai que j’aurais été curieuse de savoir dans quelles circonstances mon frère jumeau a pu naître au Guatemala alors que je suis née en Suisse, mais moi aussi je suis un peu pressée. J’ai un foie dans une glacière, et la glace ne va pas tarder à fondre…

Sacha range son papier.

Sacha – Vous avez raison, parfois il vaut mieux laisser parler son cœur…

Alex – Je ne sais pas ce que lui dirait mon cœur, mais mon foie lui déjà dit merci…

Sacha s’éclaircit la voix.

Sacha – Je ferai donc bref… Non, Jean-Luc n’a pas vécu une existence exemplaire. Mais qui d’entre nous peut prétendre avoir toujours vécu selon les préceptes de notre Seigneur ?

Manu – Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre… Bon, on va peut-être abréger…

Sacha – En tout cas, avant de mourir, Jean-Luc aurait pu dire comme nous tous, si ce camion lui en avait laissé le temps : J’ai fait de mon mieux…

Fred – Hun, hun…

Manu – Voilà une épitaphe qui ne mange pas de pain.

Alex – Et qui a le mérite de la concision.

Justine – Et voilà, le moment est venu… Adieu Jean-Luc…

Moment d’émotion. Justine ouvre un rideau côté jardin ou côté cour (si on veut que la scène reste off) ou encore côté fond de scène (si on veut projeter une vidéo) .

Justine – Le moment de dire adieu à votre cher disparu, et de lui souhaiter bon vent pour son dernier voyage.

Elle appuie sur une télécommande et on entend un bruit de mécanique se mettant en marche. Moment de recueillement.

Fred – Je ne savais pas que ça se passait comme ça…

Alex – Ah oui, c’est impressionnant, tout de même…

Manu – Alors on voit ça à travers une vitre ? Comme à la télé…

Alex – On ne voit pas grand chose en fait…

Manu – On voit quand même une flamme.

Fred – Ça doit être les feux de l’enfer…

Manu – Ce n’est pas les Feux de l’Amour, en tout cas…

Alex – Qu’est-ce que vous vous attendiez à voir ? Une lumière au bout d’un tunnel ?

Résonne une petite sonnerie comme celle des timers de fours.

Manu – Je crois que cette fois, pour Jean-Luc, les carottes sont cuites.

Fred – C’est la même sonnerie que sur mon micro-ondes.

Justine ferme le rideau.

Justine – Voilà… Jean-Luc Ramirez a été rappelé au ciel… Mais il est mort entouré de l’amour des siens…

Alex – Il est mort écrasé par un poids lourd. Et je n’ai pas le souvenir que quelqu’un de la famille ait assisté à la scène…

Justine – Je voulais dire que l’amour des siens l’a accompagné dans ses derniers instants…

Sacha – Paix à ses cendres…

Justine – D’ailleurs, je vous confirme que vous pourrez les récupérer dans un instant.

Justine sort.

Sacha – Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés…

Tous (en chœur) – Amen…

Sacha (se signant) – Jean-Luc aura réparé en mourant la plupart de ses fautes. Manu est enfin libre de refaire sa vie… Alex a un foie tout neuf… Fred signe un gros contrat…

Manu – Oui, finalement, sa mort n’aura fait que des heureux…

Alex – J’espère qu’au moins vous nous enverrez un faire-part pour votre mariage.

Manu – Vous pourrez toujours nous offrir en cadeau votre foie usagé.

Fred – En tout cas, je ne manquerai pas de vous envoyer une invitation pour la première de sa pièce.

Alex – Au Guatemala… Vous ne prenez pas beaucoup de risques.

Moment de flottement.

Fred – Allez… Au fond, il avait aussi des côtés sympathiques.

Alex – C’est vrai, c’était un être attachant malgré tous ses défauts.

Sacha – Sinon, nous ne serions pas tous rassemblés ici pour saluer sa mémoire.

Silence de circonstances.

Manu – Bon maintenant que c’est fait, je vais peut-être y aller quand même, moi. Si je ne veux pas avoir un PV.

Fred (regardant l’écran de son portable) – Moi aussi, mon TGV est annoncé avec un quart d’heure de retard au départ. J’ai encore le temps de sauter dedans…

Sacha – Vous n’attendez pas qu’on nous ramène ses cendres ?

Alex – Ah oui, merde, les cendres, c’est vrai.

Sacha – Ça ne devrait pas tarder, rassurez-vous.

Alex avale une nouvelle rasade de sa bouteille de Vodka, sous le regard étonné des autres.

Alex – Maintenant que je sais que je vais avoir un nouveau foie, je n’ai pas de raison de ménager celui-là.

Justine revient avec l’urne.

Fred – Ah le verdict des urnes…

Manu – On va pouvoir procéder au dépouillement.

Alex – Wikipedia disait une heure et demie… Au moins, c’est rapide…

Fred (en aparté) – Ils doivent un four ultra moderne à cuisson rapide. La fille m’a dit que c’était un crématorium trois étoiles…

Alex – Elle vous a dit ça ?

Justine – À qui dois-je confier les cendres du défunt ?

Alex – Moi je ne suis pas trop fan… Et puis je n’ai pas de jardin…

Fred – Je n’étais que son argent. Je veux dire son agent…

Justine – La veuve peut-être ? À moins que vous ne vouliez partager… Comme pour la petite note…

Alex – C’est bon, je vais les prendre.

Sacha – Dans ce cas, le moment est venu de nous séparer.

Fred – Oui, ce n’est pas que je m’ennuie, mais…

Sacha – Mais avant de nous dire adieu, j’ai une dernière chose à vous donner…

Manu – Nous donner ? Vous êtes sûre ?

Sacha – Jean-Luc avait préparé une petit mot pour chacun de vous.

Alex – Je croyais qu’il était mort sur le coup ?

Sacha – Oui… mais il devait avoir un mauvais pressentiment…

Fred – C’était peut-être un suicide déguisé. Pour ne pas faire de peine à ses proches…

Sacha – Allez savoir… Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Sacha leur distribue à chacun une enveloppe.

Alex (lisant) – À ma sœur bienaimée.

Manu – À ma fidèle épouse.

Fred – À mon agent dévoué. C’est peut-être un chèque…

Ils ouvrent l’enveloppe.

Alex – C’est un ticket de Tacotac…

Fred – Moi aussi…

Manu – Pareil. Il y a un petit mot avec…

Alex (lisant) – Bonne chance…

Sacha – Ce n’est pas grand chose, mais je crois que c’est tout ce qu’il pouvait vous offrir.

Manu – Quelle attention délicate…

Alex – Oui… Au moins, le fait de rencontrer Dieu ne lui avait pas fait perdre son sens de l’humour…

Sacha – Je vous laisse… Et encore une fois… Merci pour lui d’être venus aujourd’hui… Là où il est, je suis sûre que ça le touche beaucoup… Adieu, donc…

Sacha s’en va, après avoir étreint chacun avec émotion. Les trois autres s’apprêtent à partir à leur tour. Alex s’approche de l’urne pour la prendre.

Alex – Tiens, on dirait qu’il y a quelque chose de gravé dessus.

Manu – C’est peut-être consigné…

Alex se rapproche et lit.

Alex – Pardon.

Manu – Pardon ?

Fred – Il nous demande pardon…

Manu – Vous vous rendez compte ? Il est là-dedans et il nous demande pardon…

Alex – C’est vrai que ça fait quelque chose, quand même…

Fred – Oui… J’ai l’impression qu’un génie va sortir de ce pot de chambre et nous demander d’exaucer trois vœux…

Moment d’émotion.

Alex – C’était mon frère après tout… Enfin, je crois… J’en aurais presque des remords d’avoir été aussi dure avec lui.

Fred – Oui, moi aussi…

Manu – On peut rester encore un moment pour lui rendre hommage…

Fred – Tant pis, je prendrai le TGV suivant.

Manu – Et moi j’aurais une contravention.

Alex – Mon vieux foie peut bien tenir encore quelques heures.

Fred – Et si cette Sacha disait vrai ? Il avait peut-être vraiment changé…

Ils se recueillent un instant devant l’urne.

Fred – Pardon… C’est étrange, tout de même…

Un temps.

Alex – Oui… Ça paraît trop beau, non ?

Manu – C’est aussi ce que j’étais en train de me dire…

Fred – C’est vrai… Pardon pour quoi ?

Alex – Pour tout ce qu’il nous doit ? Et tout ce qu’il nous a fait ?

Fred – Mais il ne savait pas qu’il allait mourir. Et ça ne peut pas être lui qui a gravé ça là dessus.

Manu – Encore que…

Alex – Et si c’était sa dernière arnaque ?

Fred – Jean-Luc ne serait pas vraiment mort ?

Manu – Quand même, un crematorium ne se prêterait pas à une telle farce…

Un temps.

Alex – Mais sommes-nous bien dans un crématorium ?

Manu – Non ?

Fred – Au festival d’Avignon, on transforme une boucherie chevaline en théâtre d’avant-garde avec quelques planches et une pancarte au dessus de la porte…

Manu – Mais ce n’est pas possible ! Et mon certificat de décès ?

Alex – S’il n’est plus mort, vous n’êtes plus veuve, c’est clair…

Alex – Et mon foie ?

Manu – Ça pourrait aussi bien être un foie de veau. Il faudrait le montrer à un vétérinaire… ou un boucher.

Fred – Et la pièce dont je viens d’acheter les droits ?

Alex – Vous ne l’avez même pas regardée. Ça peut être aussi bien être le texte de Hamlet.

Fred – Etre ou ne pas être Jean-Luc, telle est la question…

Manu – Il y a quand même les cendres ?

Alex – On n’a même pas regardé dans le pot. C’est peut-être de la litière pour chat.

Manu – Vous pourrez toujours lui donner le foie à boulotter…

Fred – Je vais vérifier l’adresse sur internet…

Fred regarde son portable.

Fred – C’est l’adresse d’un garde-meuble…

Moment de stupeur.

Fred – Alors là, chapeau l’artiste…

Manu – Monter une escroquerie autour de sa propre mort. C’est vrai qu’il fallait y penser…

Alex – Remarquez, si on y réfléchit bien… C’est l’idée de la mort qui a engendré toutes les religions, et autres enfumages intellectuels en tous genres…

Fred – Sans parler du prix exorbitant des pompes funèbres, on en sait quelque chose.

Manu – C’est vrai… On peut dire que la mort est la plus grande escroquerie de tous les temps.

Fred – Finalement, Jean-Luc n’a fait que surfer sur la vague.

Manu – Sacré Jean-Luc… Je comprends mieux maintenant pourquoi il y avait précisé sur le faire-part « sans fleurs ni couronnes »…

Alex – Il préférait qu’on ne gaspille pas notre argent chez le fleuriste pour mieux nous rincer après.

Ils restent tous un moment accablés. Fred jette un regard au manuscrit que lui a vendu Sacha.

Fred – Sans Fleur Ni Couronne… Finalement, ce sera sa meilleure pièce…

Ils reprennent chacun leur rose et, passant à tour de rôle devant l’urne supposée contenir les cendres de Jean-Luc, ils glissent leur rose dedans.

Fred – Je vous offre un verre ?

Manu – Je vous rappelle que finalement, je suis encore une femme mariée.

Alex – Moi je ne suis pas sûre que mon foie supporte un verre de plus. Et malheureusement, je n’ai plus l’espoir d’en avoir un de rechange dans un avenir proche…

Fred – C’est vrai, j’avais oublié… Moi-même, après ce que vient encore de m’escroquer Jean-Luc, je ne suis même pas sûr d’avoir encore de quoi vous offrir un verre…

Manu – Ah, il nous reste encore une chance…

Les deux autres la regardent avec un air interrogateur. Elle sort son Tacotac et gratte.

Manu – Perdu…

Alex en fait de même.

Alex – Perdu aussi…

Fred gratte à son tour.

Fred – C’est mon jour de chance…

Alex – Combien ?

Fred – Trois euros. Finalement, j’ai de quoi vous offrir un café.

Ils sortent. Un temps. Musique funèbre. Justine revient, avec une valise, qu’elle pose par terre. Elle se fait un autre rail de coke.

Justine – Ouf ! Ça dégage les sinus. Jean-Luc !

Sacha revient.

Sacha – Je t’ai dit de ne plus m’appeler Jean-Luc. Je m’appelle Sacha, maintenant…

Justine – En tout cas, on ferait mieux de ne pas traîner ici…

Sacha – Notre avion décolle à quelle heure ?

Justine – 17H35 précises. C’est beau le Guatemala ?

Sacha – Je ne sais pas, je n’y suis jamais allée.

Justine – Je croyais tu étais née là-bas ?

Sacha – Tu croyais aussi que je m’appelais Jean-Luc…

Justine – Tu ne t’appelles pas Jean-Luc ?

Sacha – C’est une longue histoire, je t’expliquerai ça dans l’avion.

Justine – J’ai hâte d’écouter ça…

Sacha – Tu as mis tout le fric dans la valise ?

Justine – Oui, oui, tout est là…

Sacha – Alors on fait comme on a dit, on se retrouve à Orly en zone d’embarquement. Il vaut mieux qu’on nous voit pas ensemble, tu comprends…

Justine – Ça baigne, à tout à l’heure…

Justine se refait une ligne de coke et s’apprête à prendre la valise. Sacha l’arrête d’un geste.

Sacha – Je m’occupe de la valise…

Justine – Ah, ok. Alors à tout à l’heure…

Justine sort. Sacha saisit son portable.

Sacha – Roissy ? Je voudrais savoir à quelle heure est votre prochain vol pour Bruxelles…

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Août 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-59-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Diagnostic réservé

Critical but stable – Pronóstico Reservado –  Prognóstico reservado –  Prognosi Riservata –  OPATRNĚ S DIAGNÓZOU 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

5 ou 6 personnages (hommes et/ou femmes)

Patrick est dans un coma profond suite à un accident de Velib. Ses proches depuis longtemps perdus de vue sont appelés à son chevet pour décider de son sort afin d’éviter tout acharnement thérapeutique. Mais cette décision collégiale est d’autant plus difficile à prendre que le patient s’avère ne pas être exactement celui qu’on croyait et qu’il est détenteur d’un secret qui pourrait rapporter gros…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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LE MOT DE L’AUTEUR SUR LA PIÈCE

Pour espérer faire la meilleure des comédies, il faut prendre pour sujet le pire des drames… Il y a un sujet de société qui revient régulièrement sur le tapis (ou en l’occurrence sur le billard), c’est celui de l’euthanasie. Je me suis donné comme défi, avec cette pièce, de faire rire en prenant comme point de départ un homme qui est dans un coma profond. À partir de là, bien sûr, il faut trouver le biais pour produire du comique avec une situation aussi tragique. Quand quelqu’un est dans le coma, ses proches sont consultés pour savoir s’il faut ou non maintenir le patient artificiellement en vie. Dans cette comédie, ce sont le frère et la soeur qui sont convoqués par le médecin. Mais ces proches supposés n’étaient en fait plus en relation avec cette victime collatérale depuis longtemps. Ils ne savent donc pas trop quoi décider. D’autant qu’ils s’en foutent un peu, et qu’ils ont d’autres soucis en tête. Par là-dessus arrive la présumée compagne du patient dans le coma et, par elle, on va en apprendre un peu plus sur les circonstances de l’accident qui a conduit le patient à l’hôpital. Ces éléments nouveaux, distillés au goutte à goutte, vont très cyniquement faire pencher les proches tantôt vers le maintien en vie du patient, tantôt vers la décision de précipiter sa fin. La vie est une farce. Et quand quelqu’un meurt ou qu’il est sur le point de mourir, il semble que cet événement cristallise tous les éléments de cette tragi-comédie, à travers l’hypocrisie sociale à laquelle nous sommes tous contraints de nous conformer en des moments aussi solennels. La société, en effet, nous oblige à respecter voire à sacraliser la mort. Le problème c’est que tous les vivants, à l’exception des papes, ne deviennent pas automatiquement des saints du simple fait de leur passage de vie à trépas. D’autant plus que quand les gens meurent, ils laissent souvent de l’argent derrière eux. Parfois aussi de l’argent sale… Cet aspect tragi-comique de la vie fait qu’il est parfois difficile de garder son sérieux devant la perspective de la mort. Les meilleurs fous rires sont ceux qu’on peut avoir à un enterrement. Ou encore au théâtre. J’espère avoir écrit une comédie à mourir de rire…


LIRE LE TEXTE INTÉGRAL

Diagnostic Réservé

6 personnages (masculins ou féminins) :

Alban(e) : le frère (ou la sœur) de Patrick
Louise : la sœur (ou le frère) de Patrick
Josiane : la compagne de Patrick
Docteur Mahler : le (ou la) médecin
Lajoie : l’infirmière (ou l’infirmier)
Sanchez : le commissaire

Une chambre d’hôpital. Sur un lit à roulettes repose le corps d’un patient en position inclinée, relié à un goutte à goutte ainsi qu’à de multiples appareillages électriques. Son visage est couvert d’un drap. Ce rôle n’étant que de figuration, le patient sera un mannequin. Le Docteur Mahler (homme ou femme) et Mademoiselle (ou éventuellement Monsieur) Lajoie, son infirmière (ou infirmier) entrent, tous deux en blouses blanches.

Mahler – Il fait une chaleur, dans ces hôpitaux. Ça donne envie d’ouvrir une clinique privée rien que pour avoir la clim.

Lajoie – Et après on s’étonne que les microbes prolifèrent.

Mahler – On nous rebat les oreilles avec le déficit de la Sécurité Sociale. Si on commençait déjà par arrêter le chauffage en été dans les hôpitaux publics, on réduirait déjà notre facture de fioul.

Lajoie – Et on ralentirait aussi la propagation des maladies nosocomiales, (prononcer Malheur) Docteur Mahler.

Mahler – D’ailleurs, je me demande si je ne couve pas un petit staphylocoque doré, moi. À moins qu’il ne s’agisse d’une maladie tropicale. En tout cas vous, Mademoiselle Lajoie, vous avez une mine resplendissante.

Lajoie – Merci Docteur. C’est la carotène. Je ne suis pas trop orange au moins ?

Mahler – Mais non, mon lapin. Alors, qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?

Elle lui tend un dossier médical.

Lajoie – Patrick Mariani, quarante ans. Le patient est dans un coma profond suite à un accident de Velib.

Le médecin jette un regard au dossier.

Mahler – Le port du casque, en vélo, ça devrait être obligatoire.

Lajoie – Dans le cas présent, la victime portait bien un casque. Malheureusement, cela n’a pas suffit. Il a percuté un bus de plein fouet.

L’infirmière relève le drap et on découvre que la tête du patient est couverte d’un casque intégral.

Mahler – Mais ici, il ne risque plus rien, à part tomber de son lit. Pourquoi ne lui a-t-on pas retiré son casque ?

Lajoie – C’est tellement en vrac là-dedans… On n’a pas osé lui enlever de crainte que le cerveau ne se répande sur l’oreiller.

Mahler – J’en conclus qu’il y a peu de chance pour qu’il se réveille prochainement…

Lajoie – Arrêt respiratoire ayant probablement entraîné un manque d’oxygénation du cerveau.

Le médecin regarde à nouveau le dossier.

Mahler – Je vois… Encéphalogramme plat. Mort cérébrale apparente. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux abréger ses souffrances tout de suite ?

Lajoie – C’est vrai que ça libérerait un lit, mais…

Mahler – Vous avez raison, il vaudrait mieux consulter les proches avant. La famille a été prévenue ?

Lajoie – Oui, ils ne devraient pas tarder.

Mahler – Parfait.

Lajoie – Pas d’autres recommandations au sujet de ce patient, Docteur ?

Mahler – Laissez-moi réfléchir… Veillez à laisser la visière du casque bien fermée pour éviter que les mouches ne puissent entrer à l’intérieur.

Lajoie – Vous êtes impayable, Docteur Mahler…

Mahler – Impayable, c’est le mot ! C’est pourquoi je vais bientôt opter pour la médecine à deux vitesses, ma chère. Le public n’a plus les moyens de rémunérer mon talent à sa juste valeur… Ça vous dirait de me suivre dans ma nouvelle clinique, si j’avais besoin d’une bonne infirmière en chef ?

Lajoie – Je vous suivrais jusqu’au bout du monde, Docteur Mahler… Même dans un dispensaire gratuit au fin fond de l’Afrique. Alors pourquoi pas dans une clinique bien climatisée à Neuilly ?

Mahler – Je sens que nous allons faire de grandes choses ensemble, Mademoiselle Lajoie… Il ne me reste plus qu’à trouver quelques généreux donateurs pour rassembler les fonds nécessaires à la réalisation de mon projet !

Lajoie – J’ai peut-être une idée à ce sujet…

Mahler – Vraiment ? Vous êtes merveilleuse, Mademoiselle Lajoie.

Elle replace le drap sur le casque intégral.

Mahler – Mais pourquoi est-ce que vous lui couvrez la tête avec ce drap ? Tout à l’heure, j’ai cru qu’il était déjà mort…

Lajoie – Parfois, il ouvre les yeux. Ça doit être nerveux. C’est pour le protéger de la lumière…

Mahler – C’est vrai que ces néons, c’est très agressif… Dans notre clinique, je ferai installer une lumière d’ambiance. C’est beaucoup plus agréable.

Lajoie – Surtout pour ces pauvres gens en fin de vie.

Mahler – Rassurez-vous, ma clinique n’accueillera que des patients solvables et en parfaite santé. Je pense plutôt me recycler dans la chirurgie esthétique…

Lajoie – Les gens riches aussi ont le droit qu’on s’occupe un peu de leurs petits défauts… Moi même, je sais bien que je ne suis pas tout à fait parfaite. Qu’est-ce que vous pensez de ma poitrine, Docteur ?

Ils commencent à partir.

Mahler – Le plus grand bien, Mademoiselle Lajoie. Le plus grand bien. Mais si vous le souhaitez, je regarderai cela de plus près tout à l’heure, n’est-ce pas ? Patient suivant ?

Lajoie – Un SDF que le Samu Social a retrouvé dans la rue cette nuit en coma éthylique. Lui non plus, il n’y a guère de chances pour qu’il se réveille maintenant.

Mahler – Avec la chaleur qu’il fait ici, il ne faudrait pas le garder trop longtemps, sinon ça ne va pas tarder à sentir… Il ne reste pas une petite place dans le congélateur à la cuisine ? Au moins, lui, il serait au frais…

Lajoie – Vous allez me faire mourir de rire, Docteur ! Avec vous, au moins, on ne s’ennuie pas…

Mahler – Avec le métier qu’on fait, il faut bien rigoler un peu…

Ils quittent la chambre.

Aussitôt après, Alban (ou éventuellement Albane selon les besoins de la distribution), un homme (ou une femme) au look bobo, entre dans la pièce, téléphone portable vissé sur l’oreille.

Alban – Écoute, je ne sais pas du tout. Je viens juste d’arriver à l’hôpital, mais je me suis trompé de chambre. Je suis tombé sur un pauvre type en hypothermie qui ne sentait pas très bon. Mais là ça y est, je suis devant lui…

Il aperçoit le patient sur son lit.

Alban – Et il n’a pas l’air d’aller très bien non plus, dis donc… Il y a des fils et des tuyaux partout… On dirait un transformateur électrique. Remarque, je ne suis encore complètement sûr que c’est lui. Il y a un drap qui recouvre son visage… Oui, tu as raison, souvent ce n’est pas très bon signe… Enfin, le médecin ne va pas tarder à passer, j’en saurai un peu plus…

Louise, look bcbg, arrive à son tour.

Alban – Excuse-moi, je vais devoir te laisser. Ma sœur vient d’arriver. D’accord, je t’appelle quand j’ai du nouveau, mais ne m’attends pas pour déjeuner… Moi aussi, je t’embrasse…

Il range son portable et fait la bise à sa sœur.

Louise – Bonjour Alban.

Alban – Bonjour Louise.

Elle aperçoit le patient sur son lit recouvert d’un drap.

Louise – Oh mon Dieu ! Ne me dis pas que j’arrive trop tard… Il est mort ?

Alban – Je pense que s’il était mort, ils auraient débranché tout ça.

Louise – Tu es sûr que c’est lui, au moins ? J’ai commencé par me tromper de chambre…

Alban – Ah toi aussi ? Il faut dire qu’entre la chambre 13 et la 13 bis…

Louise – Espérons que ça lui portera chance quand même…

Alban – Quoi ?

Louise – Le numéro 13 !

Il regarde la feuille de soin accroché au pied du lit.

Alban – Patrick Mariani. Oui, c’est bien ça.

Louise – On pourrait peut-être lui enlever ce drap qu’il a sur la tête, non ?

Alban – C’est vrai que ça ressemble un peu à un suaire, mais bon… Je ne sais pas si…

Louise – Tu as raison. Il vaut mieux ne toucher à rien avant que la police arrive.

Alban – Tu veux dire le médecin…

Louise – Je l’ai croisé dans le couloir, il m’a dit qu’il venait tout de suite.

Alban – Quelle histoire… Ça fait tellement longtemps que je n’avais pas de ses nouvelles… Le retrouver aujourd’hui comme ça… Dans cet état… Et toi, ça va ?

Louise – Oui, oui, ça peut aller…

Silence embarrassé.

Alban – Tu habites toujours à Fontenay-sous-Bois ?

Louise – Je n’ai jamais habité à Fontenay-sous-Bois.

Alban – Sans blague ?

Louise – C’est Fontenay-aux-Roses

Alban – Ah oui, bien sûr…

Nouveau silence embarrassé.

Louise – Et toi, toujours dans la publicité ?

Alban – Je suis dans la finance.

Louise – Ah oui, c’est vrai…

Alban – Et Patrick, tu avais de ses nouvelles ?

Louise – Pas plus que toi… La dernière fois que je l’ai vu, c’est à l’enterrement de papa. Auquel tu n’es pas venu, si ma mémoire est bonne.

Alban – Un empêchement de dernière minute. Mais il faut bien reconnaître que dans la famille… on n’a jamais trop eu le sens de la famille.

Louise – C’est terrible… Décidément. Il n’aura jamais eu de chance.

Alban – Non… Pauvre Patrick… Déjà avec son prénom…

Louise – Quoi ?

Alban – Tu n’as jamais trouvé ça curieux qu’il s’appelle Patrick ?

Louise – Plein de gens s’appellent Patrick.

Alban – Pas des gens de notre milieu. Et pas des gens de son âge.

Louise – C’est vrai… Et à ma connaissance, on n’a aucun grand-père ou aucun oncle qui s’appelle Patrick.

Alban – Je ne sais pas… Il a peut-être été adopté…

Louise – Remarque, ça expliquerait pas mal de choses…

Alban – C’est vrai que ça a toujours été le vilain petit canard…

Louise – Oui… On ne peut pas dire qu’il nous ressemble beaucoup.

Alban – Il a un petit côté asiatique, non ?

Louise – Asiatique, tu crois ?

Alban – Non mais léger, hein.

Louise – Tu crois qu’il aurait été adopté, et qu’on lui aurait laissé son prénom d’origine ?

Alban – En même temps, des Chinois qui s’appellent Patrick…

Louise – Ah oui…

Un temps.

Alban – L’avantage, si finalement on n’était pas vraiment de la même famille, c’est que s’il avait besoin d’un rein, on ne serait pas compatible…

Louise – Oui…

Alban – Ah, tiens… Voilà le médecin, justement… (En aparté) Et vu son nom à lui, ça m’étonnerait qu’il soit porteur de bonnes nouvelles…

Le médecin et l’infirmière entrent avec une mine de circonstances.

Mahler (prononcé Malheur) – Docteur Mahler. Et voici mon infirmière, Mademoiselle Lajoie.

Louise – Bonjour Docteur.

Alban – Mademoiselle…

Louise – Nous sommes venus dès que l’hôpital nous a prévenus.

Mahler – Vous êtes ses frère et sœur, je crois ?

Alban – Oui, enfin…

Mahler – Je suis vraiment désolé pour votre frère.

Louise – Alors c’est si grave que ça ?

Mahler – Je ne vous cacherai pas que son état est extrêmement préoccupant, et que le pronostic vital est engagé.

Louise – Vous pensez qu’il y a encore un espoir ?

Mahler – Monsieur Mariani a subi un traumatisme très violent à la tête. Hélas, la boîte crânienne est gravement endommagée. Il se trouve actuellement plongé dans un coma profond, et il est maintenu en vie artificiellement. Nous allons poursuivre les examens, mais il est à craindre qu’il soit d’ores et déjà en état de mort cérébral.

Alban – C’est un légume, quoi…

Mahler – J’ai fait 14 années d’études supérieures. Je me devais de développer un peu en employant ce jargon médical pour justifier mon salaire astronomique. Mais oui, on peut résumer ça comme ça.

Louise – Donc il n’y a aucune chance qu’il sorte un jour du coma ?

Mahler prend la radio que Lajoie vient de sortir d’un dossier, et leur montre.

Mahler – Voici une radio du crâne de Monsieur Mariani. Comme vous pouvez le constater, les lésions sont nombreuses et les fractures multiples.

Alban et Louise font mine de regarder et d’y comprendre quelque chose.

Louise – Ah oui, en effet, ce n’est pas beau à voir.

Alban – Pourtant, le crâne a l’air en bon état… La courbe est parfaite…

Mahler – Non, ça ce n’est pas le crâne. C’est son casque.

Louise – Son casque ?

Lajoie – La boîte crânienne est tellement endommagée que nous avons préféré lui laisser son casque pour l’instant afin de maintenir le cerveau en place.

Mahler – Enfin ce qu’il en reste…

Alban – Vous voulez dire que sans ça…

Mahler – Imaginez un tas de spaghettis contenu dans une passoire fêlée, le tout contenu dans un casserole. Disons que nous avons jugé plus prudent de laisser la casserole sous la passoire pour éviter que les spaghettis ne se répandent dans l’évier.

Alban – Ah oui, je comprends beaucoup mieux comme ça…

Mahler range ses radios.

Mahler – Je suis vraiment désolé de vous demander ça aussi brutalement, mais… À votre connaissance, Monsieur Mariani avait-il émis des souhaits particuliers pour ce qui est de la marche à suivre dans l’hypothèse où, comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui, il en viendrait à être maintenu artificiellement en vie ?

Louise – Je ne sais pas… Nous n’avions jamais eu l’occasion d’aborder ce sujet ensemble… Il faut dire qu’on ne se voyait pas très souvent… (À Alban) Il t’en avait parlé à toi ?

Alban – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était à ton mariage. J’imagine que les circonstances n’étaient pas très favorables pour aborder ce genre de sujet. Encore que… Au moment de la danse des canards, qui peut affirmer sans mentir n’avoir jamais songé au suicide assisté…

Mahler – Je ne vous presse pas, bien sûr. Mais il faudra que vous y pensiez pour ce qui est de votre frère.

Lajoie – Et le cas échéant, il y aura aussi un choix à faire en ce qui concerne un éventuel don d’organe.

Alban – Un don d’organe ? Ah non, mais… Il faut vous préciser, Docteur… Nous avons de bonnes raisons de supposer que Patrick n’est que notre frère adoptif… Nous ne sommes donc probablement pas compatibles pour un don d’organe…

Lajoie – Je crois que le Docteur Mahler pensait plutôt au fait de donner les organes de Patrick…

Alban – Les organes de… Bien sûr… C’est évident… Et personnellement, j’y suis tout à fait favorable. Si cela peut sauver une vie…

Mahler – Quoi qu’il en soit, évidemment, il faudra aussi prendre l’avis de Madame Mariani. Elle vient de nous appeler, et elle ne devrait pas tarder à arriver.

Louise – Madame Mariani…

Lajoie – Son épouse. Votre belle-sœur.

Alban – Bien sûr…

Mahler – Je vous laisse avec votre frère… Vous pouvez lui parler, évidemment, mais je ne peux pas vous garantir qu’il soit en mesure de vous entendre…

Alban – Merci Docteur.

Mahler – Je reste à votre entière disposition… Et en cas de besoin, vous pouvez aussi sonner. Une infirmière viendra… Ou le cas échéant un prêtre…

Le médecin et l’infirmière sortent. Alban et Louise jettent un regard vers le patient.

Louise – Tu savais qu’il était marié ?

Alban – Non…

Louise – Il aurait au moins pu nous envoyer un faire-part. Je ne sais pas si je serai allée à son mariage, mais bon… Ça se fait, non ?

Alban – C’est curieux, je ne l’imagine pas marié.

Louise – Ouais… Je serai curieux de savoir à quoi ressemble sa femme…

Alban – D’après ce que dit le médecin, on ne devrait pas tarder à le savoir…

Justement Josiane, l’épouse présumée de Patrick, arrive. Le personnage peut être incarné par une femme au look et à l’attitude peu féminine, ou encore par un homme travesti en femme.

Josiane – Oh mon Dieu ! Patrick !

Alban et Louise échangent un regard intrigué.

Josiane – Ne me dites pas que j’arrive trop tard ?

Alban – Rassurez-vous, il est encore en vie. Enfin si on peut dire…

Josiane – Josiane. Je suis la compagne de Patrick. Mais qui êtes-vous ?

Alban – Je suis son frère…

Louise – Et moi sa sœur…

Josiane – C’est curieux… Il ne m’avait jamais parlé de vous…

Alban – Il ne nous avait pas dit non plus qu’il était marié…

Josiane – C’était un garçon très discret. Enfin, je veux dire… C’est toujours un garçon très discret.

Alban – C’est sûr que dans l’état où il est, pour la discrétion.

Josiane – Le médecin vous a dit s’il y avait encore un espoir ?

Louise – Il ne nous a guère rassuré, à vrai dire… Croyez bien que nous sommes aussi désolés que vous… Vous aviez des enfants ?

Josiane – Pas encore, hélas… J’aurais au moins pu garder un souvenir de lui…

Louise – Bien sûr.

Josiane – Mais ils vont essayer de le soigner, quand même ?

Alban – Je crois qu’ils nous ont surtout fait venir pour savoir si on était d’accord pour abréger ses souffrances…

Josiane – Abréger ses souffrances ?

Louise – Patrick est malheureusement plongé dans un coma profond suite à son accident.

Josiane – Son accident ? Mais qu’est-ce qui s’est passé, au juste ?

Alban – C’est vrai, ça… Qu’est-ce qui lui est arrivé, au fait ?

Louise – On a oublié de demander…

Alban – Un accident de la route, peut-être.

Josiane – Patrick n’avait pas son permis.

Alban – Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que le Docteur Mahler n’attend plus que notre feu vert pour le débrancher…

Josiane – Le débrancher ? On dirait que vous parlez d’un grille-pain. C’est votre frère, tout de même…

Louise – Pour tout vous dire, cela fait des années qu’on ne se voyait plus…

Alban – Je me demande même pourquoi on nous a fait venir.

Louise – Certes, nous sommes sa seule famille à part vous, mais prendre une décision pareille…

Alban – Moi je ne suis pas croyant, alors l’euthanasie, je n’ai rien contre. C’est le mot qui n’est pas très vendeur. Surtout la deuxième moitié.

Josiane – La deuxième moitié ?

Alban – Nazi !

Louise – C’est vrai que les Allemands ne nous ont pas laissé un bon souvenir de l’euthanasie…

Alban – Ce qui nuit beaucoup à l’image de cette pratique pourtant bien utile dans des cas comme celui-ci.

Louise – Il vaudrait peut-être mieux que ce soit vous qui preniez la décision. C’est vrai, vous le connaissiez mieux que nous, au fond…

Josiane se met à sangloter de façon assez peu convaincante.

Josiane – Non, je ne suis pas prête à… le débrancher comme vous dites… Pas pour l’instant en tout cas…

Louise – Nous respectons tout à fait votre décision, croyez-le. N’est-ce pas Alban ?

Alban – Évidemment… (Il jette un regard à sa montre) D’ailleurs, je ne vais pas tarder à vous laisser… Puisqu’on ne peut rien faire pour l’instant…

Louise – Moi aussi… J’ai un dîner ce soir et…

Alban – Je ne pense pas que dans l’état où il est, de toute façon, notre présence fasse une grande différence…

Josiane – Je vais rester auprès de lui, si vous le permettez…

Louise – Mais bien sûr… Vous êtes sa femme après tout…

Alban et Louise s’apprêtent à décamper mais l’infirmière revient.

Lajoie – Ah, vous devez être Madame Mariani, je présume…

Josiane – Oui… Vous pouvez me donner quelques précisions sur l’état dans lequel se trouve Patrick ?

Lajoie – Nous attendons les derniers résultats d’analyses, mais je ne vous cacherais pas que nous ne sommes pas très optimistes.

Josiane – Son état empire ?

Lajoie – Non, on ne peut vraiment pas dire ça. Disons que son état est stationnaire.

Josiane – Dans ce cas, il y a peut-être encore un espoir.

Lajoie – Malheureusement, chère Madame, stationnaire dans le cas présent ne signifie rien de bon.

Alban – L’état d’un légume aussi peut être stationnaire.

Lajoie – Monsieur Mariani se trouve en effet dans un état végétatif. Et il y a hélas peu de chances pour qu’il en sorte un jour.

Josiane – Vous êtes sûre ?

Lajoie – Malheureusement, je crois qu’il faudrait aussi que vous envisagiez ce qui vous paraît le mieux pour lui.

Louise – Vous croyez qu’il souffre ?

Lajoie – C’est difficile à dire, mais… vous conviendrez que survivre dans ces conditions… ce n’est pas une vie.

Louise – Madame a raison, Josiane. Je comprends votre douleur, mais on ne peut pas le laisser comme ça…

Lajoie – Il y a un moment où il faut faire son deuil. Le départ d’un être cher, c’est une épreuve que le Seigneur nous envoie, bien sûr. Mais quand le moment est venu, autant ne pas retarder l’échéance et affronter les choses en face. Il y a des tas de paperasses à remplir. Et puis il y a la succession, évidemment. Mieux vaut ne pas laisser traîner tout ça inutilement.

Alban – La succession ?

Louise – C’est vrai, la succession, on avait oublié ça…

Alban – Et les héritiers, c’est qui ?

Lajoie – Eh bien au premier chef… (À Josiane) C’est vous sa femme, non ?

Josiane – Oui, enfin…

Lajoie – Si votre mari venait à décéder, c’est vous qui hériterez, bien sûr… D’ailleurs, en tant qu’épouse du patient, j’aurais quelques papiers à vous faire signer dès maintenant…

Josiane – C’est à dire que… En fait, on n’était pas encore mariés…

Lajoie – Ah… Et vous n’aviez pas d’enfants non plus ?

Josiane – Non…

Lajoie – Dans ce cas, ce sont ses frère et sœur qui hériteront… Mais je me doute que ce n’est pas votre principal souci en ce moment…

Alban (rêveur) – Non, bien sûr…

Lajoie – Je vous laisse réfléchir à tout ça en famille…

L’infirmière s’en va.

Josiane – Je crois que j’ai besoin de me rafraîchir un peu…

Josiane sort vers la salle de bain.

Alban – Alors ce serait nous, les héritiers…

Louise – On était sa seule famille, alors s’il n’est pas marié…

Alban – C’est dingue…

Louise – Oui…

Alban – Tu crois qu’il avait beaucoup de fric ?

Louise – Ça m’étonnerait, mais bon… Va savoir… On ne l’avait pas vu depuis des années…

Alban – Je ne sais même pas ce qu’il faisait comme métier, Patrick.

Louise – Je ne sais pas pourquoi, mais je l’imagine plutôt au chômage, pas toi ?

Alban – Si… Et même en fin de droit, non ?

Louise – Certainement pas redevable de l’ISF, en tout cas.

Alban – Il faudrait demander à sa femme… Enfin à Josiane… Elle doit bien savoir, elle…

Josiane revient.

Louise – Ça va mieux ?

Josiane semble chercher quelque chose. 

Josiane – Ça va… Vous savez où ils ont rangé ses affaires ?

Louise – Ses affaires ?

Josiane – Il n’avait pas une valise, en arrivant ici ?

Alban – S’il a été hospitalisé à la suite d’un accident, je ne pense pas qu’il ait eu le temps de faire sa valise…

Louise – Comme dans le cas d’un accouchement…

Alban – Pourquoi voulez-vous savoir s’il a une valise ? Je ne crois pas qu’il en ait beaucoup besoin en ce moment…

Josiane – Non, bien sûr… Excusez-moi, c’est les nerfs…

Alban – Et sinon… vous qui viviez avec lui, vous pourriez nous donner un peu de ses nouvelles ? Je veux dire, comme on ne l’avait pas vu depuis très longtemps…

Louise – Oui, comment ça marchait pour lui ?

Josiane – Comment ça marchait ?

Louise – Les affaires… Il avait un métier ?

Josiane (ailleurs) – Un métier ? Patrick ?

Alban – Je me disais aussi…

Josiane semble préoccupée par autre chose.

Josiane – Je vais quand même demander à l’infirmière s’ils ont rangé sa valise quelque part…

Elle sort.

Alban – Elle a l’air passablement perturbée, non ?

Louise – On le serait à moins.

Alban – En tout cas, apparemment, il n’avait pas fait fortune… Alors question succession…

Louise – Il n’a peut-être pas fait fortune… mais il y a trois ans, quand notre mère est morte, il a quand même touché sa part de l’héritage de nos parents.

Alban – Merde, c’est vrai, tu as raison…

Louise – Ça nous permettrait de récupérer ça… Je veux dire, c’est normal que ça nous revienne. Après tout, pourquoi est-ce que ça sortirait de la famille ?

Alban – Surtout que Patrick n’était peut-être même pas vraiment de la famille. Si nos parents l’ont adopté en Chine. Ou même dans le Treizième arrondissement.

Louise – Je t’avoue que moi, en ce moment, ça m’arrangerait assez, une petite rentrée d’argent. On vient d’acheter une maison en Provence, juste à côté de celles de Charles Aznavour…

Alban – Non ? Ah oui, c’est très beau la Provence.

Louise – Le problème c’est qu’il y a pas mal de travaux avant que ça ressemble à la maison de Charles Aznavour, tu vois. Pour l’instant, ça ressemblerait plutôt à un moulin en ruines…

Alban – C’est sûr que là, il est comme un légume…

Louise – Ce serait un geste de compassion, en somme.

Ils restent pensifs un instant.

Alban – Et s’il avait déjà tout claqué ?

Louise – Tu crois ?

Alban – C’est Patrick, quand même…

Josiane revient.

Josiane – Non, apparemment, il n’avait pas de valise…

Louise – Mais sinon, ça allait ? Il n’avait de problèmes financiers au moins ?

Josiane – Des problèmes financiers ?

Alban – Je crois qu’il avait récemment touché un petit héritage. J’espère qu’il l’a géré en bon père de famille…

Josiane – En père de famille ? Je vous ai dit qu’on n’avait pas d’enfants.

Louise – Ah oui, c’est vrai…

L’infirmière revient.

Lajoie – Alors ? Vous avez pu débattre en famille de ce qui serait le mieux pour la fin de vie de l’être aimé ?

Alban – C’est à dire que…

Louise – Nous n’avons pas encore pris notre décision.

Alban – Et nous ne sommes pas forcément tous d’accord…

Louise – Madame n’est pas encore tout à fait prête à ce que…

Josiane semble toujours chercher quelque chose.

Josiane – Donc, il n’avait pas de valise en arrivant ici, nous sommes bien d’accord ?

Elle regarde même sous le lit.

Lajoie – Ceci dit, si Monsieur Mariani n’était pas marié, c’est à ses frère et sœur qu’il revient de décider de ce qui est le mieux pour lui.

Alban – En fait… nous aimerions avoir encore quelques informations supplémentaires.

Lajoie – Vous voulez dire… sur son état médical, j’imagine. Et bien comme je vous le disais tout à l’heure…

Alban – Nous pensions aussi à l’aspect financier.

Lajoie – Ne vous inquiétez pas pour ça. L’euthanasie n’est pas encore remboursée par la Sécurité Sociale, mais nous considérerons cet acte médical comme un geste de charité chrétienne entièrement désintéressé. Maintenant, si vous tenez absolument à faire un don, le Docteur Mahler a le projet de créer une fondation à Neuilly pour…

Louise – Nous pensions plutôt à l’aspect successoral…

Lajoie – La succession, je vois… Et c’est bien normal.

Alban – Vous savez si Monsieur Mariani était à l’aise financièrement ?

Lajoie – En tout cas, il était suffisamment à l’aise pour se payer un abonnement Velib… Mais il faudrait plutôt demander cela à sa dernière compagne…

Josiane a la tête ailleurs, mais réagit en entendant qu’on parle d’elle.

Josiane – Pardon ?

Lajoie – Maintenant, il faut que vous sachiez qu’en acceptant l’héritage de votre frère, vous acceptez aussi de prendre en charge ses dettes éventuelles. Notamment ses frais d’hospitalisation…

Louise – Sans blague ?

Alban et Louise considèrent un instant le malade et tout le dispositif médical qui l’entoure.

Alban – Ça doit coûter un max ces soins intensifs, non ?

Lajoie – Ah oui, une fortune. En principe, c’est assez bien remboursé. Mais quand on n’a pas une bonne mutuelle…

Louise – Et Patrick, il a une bonne mutuelle ?

Lajoie – Il faudra que je vois cela avec la comptabilité… Mais en cas de doute, vous pouvez toujours refuser l’héritage, et vous désister au profit de la fondation du Docteur Mahler…

Alban – Ah, oui, évidemment…

Lajoie – En tout cas, pour ce qui est de son maintien en vie, je vous conseille quand même de bien peser le pour et le contre… Car bien sûr s’il restait des années dans le coma, ça ne fera qu’augmenter la facture…

Louise – Dans ce cas, il faudrait peut-être songer à abréger rapidement ses souffrances. Qu’est-ce que tu en penses, Alban ?

Lajoie – Je vous laisse réfléchir encore un peu…

Elle sort.

Louise (à Josiane) – Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Josiane – Il y a encore une petite chance qu’il sorte du coma, non ?

Alban – Après tout, si on refuse l’héritage, qu’il reste en vie ou pas…

Louise – Oui, on ne va peut-être pas précipiter sa fin. Ce n’est pas très chrétien…

Alban – Il faudra que je demande à mon avocat, mais même si on refuse l’héritage, je me demande si les frais d’hospitalisation ne restent pas à la charge de la famille. Ils appellent ça le devoir d’assistance.

Louise – Le devoir d’assistance ? Mais on le connaît à peine, Patrick !

Il s’approche du patient.

Alban – Vous croyez qu’il nous entend ?

Josiane – Allez savoir…

Louise – Et pour ce qui est de donner ses organes, qu’est-ce que vous en pensez ?

Alban – Donner ses organes ?

Louise – Quoi ? Tu veux les vendre ?

Alban – Je ne sais pas… On pourrait en tirer combien ?

Louise – Ça pourrait peut-être rembourser les frais d’hospitalisation… Je déconne. C’est les nerfs.

Alban – Tu es sûre qu’il ne nous entend pas ?

Louise (à Josiane) – Vous savez quelle position il avait en ce qui concerne les dons d’organes ?

Josiane – Non…

Moment de flottement.

Louise (à Josiane) – Et ça vous dirait d’épouser Patrick, avant qu’on le débranche ?

Alban – Et avant qu’on lui retire ses organes, bien sûr.

Louise – Comme ça vous pourriez porter son nom. Ça vous ferait un souvenir.

Alban – À défaut d’enfants.

Louise – Oui, je pense qu’il ne serait pas raisonnable d’aller jusqu’à l’insémination post mortem.

Alban – Maintenant, je ne sais pas si on peut épouser quelqu’un dans le coma… Il faudrait aussi que je pose la question à mon avocat…

Josiane – C’est ça, oui… Je vous vois venir avec vos gros sabots… Tout à l’heure, je ne faisais pas partie de la famille. Et maintenant vous voulez que je l’épouse pour que ce soit moi qui règle la facture de l’hosto…

Louise – Il ne faut pas voir les choses comme ça, voyons…

Le Docteur Mahler arrive.

Mahler – Alors ? Tout va bien, ici ? Enfin je veux dire… Compte tenu des circonstances. On vous a proposé un café ? Une viennoiserie ?

Louise – Ah Docteur ! Justement, nous aurions bien besoin de vos conseils…

Mahler – Mais je vous en prie. Nous sommes là pour vous aider.

Alban – C’est au sujet de la mutuelle de Patrick.

Mahler – Hélas, votre frère n’avait pas de mutuelle. Et sans vouloir vous affoler, il n’était plus couvert non plus par la Sécurité Sociale depuis plus de six mois. Mais je ne voudrais pas vous inquiéter avec ça pour l’instant…

Louise – Je vous rassure, nous sommes déjà passablement inquiets…

Mahler – Je comprends… Voir son frère… ou son compagnon dans un état pareil… C’est très difficile à vivre, je le sais.

Josiane – Mais vous pensez qu’il y a encore une chance pour qu’il puisse reparler un jour ?

Mahler – Reparler ? Mon Dieu… Un miracle est toujours possible. Mais pour les miracles, je le crains, il faudra vous adresser plus haut. Les miracles, c’est moins sûr que l’euthanasie, mais contrairement aux soins intensifs, c’est pris en charge à cent pour cent par l’Église…

Louise – Merci pour ces paroles réconfortantes, Docteur…

Mahler – Ah j’oubliais, un policier vient de se présenter à l’accueil.

Josiane – Un policier ?

Mahler – Je lui ai dit que le patient n’était pas en état de répondre à ses questions, mais il souhaiterait entendre les proches. Je lui ai dit de monter… En tout cas, si vous changez d’avis pour le café et les viennoiseries, n’hésitez pas à sonner le room service…

Le médecin s’en va.

Alban – Un policier ? Pourquoi un policier ?

Louise – Ils font peut-être une enquête pour établir les circonstances exactes de l’accident, c’est normal…

Alban – C’est vrai. On ne sait toujours pas comment c’est arrivé, cet accident.

Louise – L’infirmière a parlé d’un abonnement Velib…

Alban – Alors vous non plus, vous savez comment ça s’est passé ?

Josiane – C’est à dire que… Enfin non, pas exactement.

Louise – Ce policier nous en dira sûrement plus.

Alban (voyant le malaise de Josiane) – Vous n’avez pas envie de savoir ?

Josiane – Écoutez, je n’ai pas le temps de vous expliquer, mais s’il vous plaît, ne parlez pas de moi à la police, d’accord ?

Alban – Et pourquoi ça ?

Josiane – Je… Je ne suis pas la femme de Patrick… Je veux dire, je n’étais pas vraiment sa compagne non plus.

Louise – Ah bon ? Mais alors vous êtes qui ?

Josiane – Disons que… nous étions en affaires, voilà.

Alban – En affaires ? Quelles genres d’affaires ?

Louise – Le genre d’affaires dont la police ne doit pas être au courant, apparemment…

On frappe à la porte.

Josiane – Je vous expliquerai tout à l’heure. Je vais me planquer dans la salle de bain en attendant que le flic soit parti…

Le commissaire Sanchez (homme ou femme) arrive.

Sanchez – Commissaire Sanchez. (S’épongeant le front) Il fait une chaleur ici, non ? Vous devez être la famille, j’imagine…

Alban – Son frère et sa sœur, oui.

Sanchez – J’enquête sur l’affaire dans laquelle votre frère est impliqué.

Louise – L’affaire ? C’est un accident de Velib, non ? Ce n’est quand même pas le naufrage du Costa Concordia…

Sanchez – C’est un peu plus compliqué que ça, en fait…

Alban – Vraiment ?

Sanchez – Je pensais que vous étiez déjà au courant… Votre frère est dans le coma à la suite d’un braquage.

Louise – Un braquage ?

Sanchez – Le braquage du Crédit Mutuel près duquel il habitait.

Alban – Je vois. Patrick a toujours eu l’esprit mutualiste.

Louise – Surtout lorsqu’il s’agissait de nous taper de l’argent.

Alban – Il passait par là en vélo, et il a pris une balle perdue, c’est ça ?

Louise – Quelque part, ça ne m’étonne pas.

Alban – Notre frère n’a jamais eu de chance…

Sanchez – En fait, ça ne s’est pas passé exactement comme ça… Votre frère a bien été impliqué dans une affaire de braquage mais… c’était lui le braqueur.

Sidération des deux autres.

Louise – Patrick ? Il a braqué Le Crédit Mutuel ?

Sanchez – Oui. Enfin, avec un complice.

Alban – Un braquage… Ça ne lui ressemble pas…

Louise – Un braquage en Velib ? Avec un casque intégral sur la tête ?

Alban – Ah oui remarquez ça, ça lui ressemblerait davantage…

Sanchez – Vous saviez quelque chose de ses activités illicites ?

Louise – Ça fait des années qu’on ne le voyait plus…

Alban – En Velib… Il devrait avoir les circonstances atténuantes, non ? Somme toute Patrick vient d’inventer le braquage écolo…

Louise – Donc ce n’est pas un accident de la route ?

Sanchez – Oui et non… Votre frère a heurté un bus de plein fouet après une course poursuite avec la police dans les rues de Paris.

Alban – Une course poursuite ? Il était en Velib ! Et les policiers ? Ils étaient en rollers ?

Sanchez – Ce n’est pas une plaisanterie Monsieur Mariani. Nous parlons d’une attaque à main armée.

Louise – Nous en sommes bien conscients, Monsieur l’Inspecteur. D’ailleurs je vous rappelle que notre frère est entre la vie et la mort…

Sanchez – J’en suis désolé, croyez-le bien… Surtout que sans cet accident, il aurait pu nous donner le nom de sa complice…

Alban – Sa complice ? Donc c’est une femme…

Sanchez leur met une feuille sous les yeux.

Sanchez – Voici son portrait robot. Ce visage vous dit quelque chose ?

Alban – Malheureusement, je n’ai pas sur moi mes lunettes pour voir de près… (Il fait semblant d’avoir des difficultés à lire) Vous savez ce que c’est, quand on devient presbyte…

Sanchez (à Louise) – Et vous ?

Louise – Qui ? Moi ? Alors là, vous savez… Il n’y a pas moins physionomiste que moi… Les gens, je les confonds tous. C’est bien simple. Vous m’emmèneriez dans un club échangiste, je serais fichu de coucher avec mon mari parce que je ne l’aurais pas reconnu…

Sanchez – Je vois…

Alban – Vous avez bien de la chance…

Sanchez s’approche du lit.

Sanchez – Je me suis entretenu tout à l’heure avec le médecin… D’après lui, il y a peu de chances que le suspect sorte du coma dans un avenir prévisible.

Alban – S’il en sort, c’est pour aller en prison… Ça ne risque pas de le motiver beaucoup pour sa résurrection.

Louise – Qu’est-ce qu’il risque au juste ?

Sanchez – S’il nous donnait le nom de sa complice et qu’il rendait le butin, les juges seraient peut-être enclin à la clémence, mais bon…

Alban – Combien ?

Sanchez – L’arme était factice, mais sur le papier, c’est le même tarif. En théorie, ça va chercher dans les vingt ans.

Alban – Non, je voulais le butin… Combien ?

Sanchez – Trois millions.

Alban – Trois millions d’euros ?

Louise – Ah oui, quand même…

Alban – Moi qui pensais que Patrick n’avait aucune ambition… Il remonterait presque dans mon estime…

Louise – Et vous dites qu’on n’a pas retrouvé ces trois millions d’euros ?

Sanchez – Des témoins ont confirmé que c’est bien votre frère qui avait la mallette après le braquage au Crédit Mutuel… Mais quand on l’a retrouvé après son accident, la mallette n’était plus là…

Alban – Comment ça s’est passé, exactement ?

Sanchez – Les deux complices se sont enfuis chacun de leur côté après le braquage pour brouiller les pistes. Elle, on a perdu sa trace. Votre frère, on a fini par le localiser du côté de la Gare Saint Lazare.

Louise – Le relocaliser…

Sanchez – Un type en Velib avec un casque intégral, c’est quand même assez visible…

Alban – Apparemment pas assez pour le chauffeur de bus qui lui est passé dessus…

Sanchez – En tout cas, avant son accident, il a eu le temps de se débarrasser de la valise.

Louise – La valise…

Sanchez – Vous savez quelque chose à propos de cette valise ?

Louise – Non, non, rien…

Sanchez – Quoi qu’il en soit, sachez que votre frère est sous mandat d’arrestation. En principe, je devrais rester ici faire le planton au cas où il se réveille, mais…

Alban – Dans l’état où il est, il ne risque pas de s’échapper…

Sanchez – Et puis pour tout vous dire, je déteste les hôpitaux… Ça me déprime.

Alban – Oui… Et il paraît que c’est bourré de microbes résistants à tous les antibiotiques.

Louise – Vous connaissez le proverbe : L’hôpital, on sait quand on y entre, on ne sait jamais si on en sortira vivant.

Alban – Même quand on vient seulement pour rendre visite à un malade… ou même à une femme qui vient d’accoucher. Personnellement, rien que pour çà, j’ai refusé d’assister à la naissance de mes trois enfants.

Sanchez – Non ?

Louise – C’est clair qu’en termes de microbes et de virus, l’hôpital, c’est un véritable bouillon de culture.

Alban – Le service des maladies tropicales est juste à côté. Le Docteur Mahler me racontait que la semaine dernière, ils ont même eu un cas de Malaria.

Louise – Il n’a pas dit la fièvre Ébola ?

Alban – Ah oui, peut-être…

Sanchez – Il vous a dit ça ?

Louise – Gardez-le pour, mais à mon avis, cet hôpital devrait déjà être en quarantaine. Il paraît que les infirmières tombent comme des mouches…

Sanchez semble maintenant pressé de partir.

Sanchez – Bon, dans ce cas, je vais vous laisser… Je reviendrai prendre des nouvelles de temps en temps…

Alban – Merci de votre sollicitude, Inspecteur.

Alban lui tend une main qu’il ne peut pas refuser de serrer.

Sanchez – Vous permettez que je me lave les mains avant de partir ?

Louise – Où ça ?

Sanchez – Dans la salle de bain !

Consternation des deux autres.

Alban – C’est à dire que…

Sanchez – Il y a un problème ?

Louise – Non, non, aucun problème…

Sanchez entre dans la salle de bain. Les deux autres échangent un regard inquiet.

Alban – On n’aura qu’à dire qu’elle a menacé de nous tuer si on parlait d’elle…

Louise – Avec son arme factice ?

Alban – On n’était pas supposé savoir !

Sanchez revient.

Sanchez – J’ai vraiment très chaud depuis que je suis arrivé ici. J’espère que je n’ai pas déjà attrapé une saloperie… En tout cas, vous me prévenez si votre frère se réveille, d’accord ?

Louise – Nous n’y manquerons pas, Inspecteur…

Sanchez s’en va.

Louise – Comment elle a fait ?

Alban – Elle s’est peut-être planquée derrière le rideau de douche. J’ai vu faire ça dans un film d’horreur…

Alban – En tout cas, je crois que côté héritage, on peut oublier. Si Patrick en était à braquer Le Crédit Mutuel en Velib, c’est que la période ne devait pas être très faste.

Louise – Reste le butin du braquage…

Alban – Ah oui… La valise…

Louise – Voilà pourquoi Josiane refuse de débrancher Patrick avant qu’il lui ait dit ce qu’il avait fait du fric…

Alban – Je comprends maintenant pourquoi elle tenait absolument à savoir si Patrick avait des bagages en arrivant ici…

Josiane revient.

Josiane – Heureusement, la salle de bain communique avec la chambre d’à côté.

Alban – Le patient qui l’occupe n’a pas été surpris de vous voir ?

Josiane – Il est dans le coma, lui aussi…

Louise – Ah oui, la 13 bis…

Josiane – Ok, j’ai tout entendu…

Louise – Alors ?

Josiane – D’accord, la complice c’est moi.

Alban – Sans blague… D’ailleurs, votre portrait robot est d’une ressemblance saisissante.

Louise – On va avoir du mal à expliquer à l’inspecteur qu’on ne vous ait pas reconnue s’il apprend qu’on vous a rencontrée ici…

Josiane – Alors merci pour votre discrétion…

Alban – Il n’empêche qu’on pourrait avoir de gros ennuis…

Louise – Et qu’est-ce qu’on gagne ?

Josiane – D’accord, si vous m’aidez à remettre la main sur ce fric on partage. Ça fait un million chacun…

Louise – On partage en trois ?

Alban – Et qu’est-ce qu’on fait de Patrick ?

Josiane – Dans l’état où il est de toute façon…

Louise – Justement. Ça ne va pas être facile de lui faire dire ce qu’il a fait du magot.

Josiane – Il se confiera peut-être plus facilement à sa famille.

Alban – Et ensuite ?

Josiane – Si on arrive à lui faire cracher le morceau, on peut toujours le débrancher après. Plutôt que de le laisser vivre comme un légume. Et puis trois millions divisés en quatre… Vous conviendrez que ça ne fait pas un compte rond…

Alban – Sans compter que ça lui éviterait de vous dénoncer à la police, pas vrai ?

Josiane – J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas très liés. Vous ça vous évitera de payer ses frais médicaux pendant des années…

Louise – J’aimerais être vraiment sûre qu’il ne nous entend pas…

Alban – Tu crois qu’il pourrait simuler ?

Josiane – Simuler un coma profond ? C’est possible ?

Louise – Il avait quand même des dispositions naturelles, non ? Tu te souviens quand on était gamins ? Parfois il avait le sommeil tellement profond… Le matin on se demandait s’il n’était pas dans le coma.

Ils s’approchent tous les trois du lit.

Josiane – Peut-être que ce salopard veut garder le fric pour lui tout seul…

Louise – Patrick, tu nous entends ?

Alban – Avec le casque intégral, ce n’est pas très commode.

Louise – Le médecin a dit que si on lui enlevait, le cerveau risquait de se répandre sur l’oreiller…

Josiane – On n’a qu’à simplement ouvrir la visière.

Elle ouvre la visière.

Alban – Patrick, c’est moi ton frère, Alban…

Josiane le secoue un peu rudement.

Josiane – Patrick ? Mais putain, tu vas parler ! Où est-ce que tu as foutu l’oseille ?

Louise – Doucement, vous allez le tuer !

Alban – Il a ouvert la bouche…

Josiane – Merde, c’est vrai.

Louise – On dirait qu’il veut nous dire quelque chose…

Alban – C’est peut-être nerveux…

Josiane – Regardez, on croirait… Il a quelque chose dans la bouche !

Louise – Ah oui, en effet…

Josiane met sa main dans la fente du casque.

Josiane – Mais crache, bon sang !

Alban – Doucement quand même.

Josiane – Ah le salaud, il m’a mordu…

Alban – J’espère pour vous qu’il n’est pas contagieux…

Louise – Et alors, qu’est-ce que c’est ?

Josiane sort de la bouche de Patrick une clef qu’elle brandit.

Josiane – Oh putain ! Une clef !

Louise – Une clef ?

Josiane – Ça ressemble à une clef de consigne… Il a peut-être eu le temps de planquer la mallette dans une consigne de gare…

Louise – Et il a essayé d’avaler la clef en voyant qu’il allait être rattrapé par la police.

Alban – Les gares, ce n’est pas ça qui manque à Paris…

Josiane – Le flic a dit qu’il avait eu son accident près de la Gare Saint Lazare.

Alban – C’est dingue… On se croirait dans un film policier.

Louise – Ou dans une pièce de théâtre…

Josiane – Moi je ne peux pas y aller. Les flics me recherchent, et ils ont mon portrait robot.

Alban – Très ressemblant, d’ailleurs.

Josiane (à Louise) – Vous n’avez qu’à y aller, vous.

Louise – Moi ?

Josiane – Avec votre look de bourgeoise coincée, vous passerez plus inaperçue.

Louise – Merci bien… Et si je me fais arrêter ?

Alban – On parle de trois millions d’euros, là… Pense à tous les travaux que tu pourrais faire au noir dans ta maison en Provence.

Louise – Et pourquoi on n’y va pas tous les deux ?

Josiane – C’est ça, pour que vous partiez avec l’oseille. Pas question. (Elle sort un flingue et le braque sur eux) Lui il reste ici.

Louise – Ouais oh ça va, pas à nous… Le flic a dit que c’était une arme factice.

Josiane – Ok, mais n’essayez pas de m’embrouiller, hein ?

Alban – Et puis il faut bien que l’un de nous reste au chevet de Patrick. Sinon, ça paraîtrait bizarre.

Louise – Je ne sais pas trop, quand même… Vous ne pensez pas que ce serait mieux de prévenir la police ?

Josiane – Pour que j’aille en taule ?

Alban – Et puis il n’y a peut-être rien dans cette consigne. Si on trouve quelque chose, il sera toujours de temps de savoir ce qu’on en fait.

Louise – En attendant, ça s’appelle du recel…

Alban – Pense à tout ce que tu pourrais faire avec un million d’euros.

Louis – Ouais…

Alban – Tu pourrais faire de ton moulin en ruine un château ! Avec une piscine encore plus grande que celle de Charles Aznavour !

Louise – J’y vais.

Elle sort. Les deux autres échangent un regard embarrassé.

Le portable de Alban sonne, il répond. Josiane s’approche du patient.

Alban – Oui… Non, je suis toujours à l’hôpital là… C’est à dire que… Disons que c’est un peu plus compliqué que prévu… Écoute, à toute chose malheur est bon, ça pourrait aussi être une bonne nouvelle, finalement… Patrick ? Ah, non, lui il est toujours dans le coma… Écoute, je te raconterai… Je ne peux pas te parler, là… Non, non, ne m’attends pas pour dîner… Ok, moi aussi…

Josiane – On dirait qu’il respire mieux, depuis qu’on lui a retiré cette clef de la gorge, non ?

Alban – On lui a peut-être sauvé la vie…

Josiane – Ne nous emballons pas, quand même.

Alban – Il faudrait prévenir le médecin, non ?

Josiane – Pour que les flics le mettent en taule ?

Justement, l’infirmière fait une brève apparition.

Lajoie – Tout va bien ?

Josiane – Disons que… c’est stationnaire.

Lajoie – N’hésitez pas à sonner si vous avez besoin de moi.

Elle repart.

Alban – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Josiane – Pour l’instant on attend.

Ils s’installent chacun sur une chaise et commencent à somnoler. On suppose qu’ils s’assoupissent pendant un moment. Ellipse qui peut être suggérée par un changement de lumière. Le portable de Alban sonne à nouveau. Il se réveille en sursaut. Josiane continue à dormir.

Alban – Ah Louise… Alors ça y est, tu as trouvé la consigne ? Une mallette ! Oh putain… Non, tu as raison, il vaut mieux ne pas l’ouvrir dans le métro, c’est bourré de pickpockets. Alors si la valoche est pleine de billets de banque… Josiane ? Non, elle roupille, là… Écoute, je ne sais pas si… Je ne peux filer à l’anglaise, comme ça, sans rien lui dire ? On a passé un deal avec elle, quand même… Ok, voler une voleuse, ce n’est pas vraiment voler, mais…

Josiane se réveille et entend la fin de la conversation. Alban s’en rend compte et change de ton.

Alban – Je crois qu’il vaut mieux que tu rappliques ici, et on verra ça tous ensemble, d’accord ? Ok, à tout de suite…

Il range son portable. Josiane lui lance un regard méfiant.

Josiane – Vous ne cherchez pas à me doubler, au moins ?

Alban – Mais pas du tout ! Louise a la mallette ! Elle arrive…

Le médecin revient.

Mahler – Quel touchant tableau de famille… Patrick a vraiment de la chance d’avoir des proches aussi aimants pour le veiller comme ça… Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas, vous savez…

Alban – Oui, je… Mais après tout, on ne meurt qu’une fois, n’est-ce pas ?

Le médecin examine un peu les appareils entourant le patient.

Mahler – Hélas, je ne vois guère d’évolution. L’encéphalogramme est toujours plat.

Alban – Remarquez, je ne suis pas sûr qu’avant son accident son encéphalogramme avait beaucoup plus de reliefs, mais bon… Je plaisante.

Mahler – Vous avez raison. Ça aide à dédramatiser. Et puis comme je dis toujours à mes patients en soins palliatifs : Nous ne sommes que de passage sur terre…

Alban – Comme vous savez trouver les mots qui apaisent, Docteur Mahler. Ça doit sûrement beaucoup leur remonter le moral, en effet…

Mahler – C’est un métier… Presque un sacerdoce… Vous savez où me trouver si vous avez besoin de moi…

Josiane – Merci Docteur…

Le médecin s’apprête à sortir. Louise revient avec une mallette et tombe nez à nez avec lui. Moment de flottement.

Mahler – Ah, vous êtes allé lui chercher quelques affaires. C’est très gentil. Je ne suis pas sûr que dans son état… Mais je vous laisse en famille.

Le médecin sort. Louise pose la mallette sur le lit au pied du patient. Ils la regardent, fascinés.

Alban – Alors ? Tu as regardé ce qu’il y avait dedans…

Louise – Je préférais l’ouvrir ici, c’est plus prudent, non ?

Josiane – Vous avez bien fait.

Louise – Et puis il y a un code…

Alban – Un code ? Ce con de Patrick… Il devait avoir peur des voleurs…

Louise – Comment on va faire ?

Josiane – Rassurez-vous, je connais le code.

Josiane prend la mallette et marque le code.

Alban – 007 ? Quelle imagination…

Josiane ouvre la mallette. La déception se lit sur les visages. Louise fait l’inventaire du contenu de la mallette.

Louise – Quelques fringues… Un maillot de bain…

Alban – Et une méthode Assimil pour apprendre le Wallon…

Josiane – Ce salopard a essayé de me doubler. Il voulait sûrement partir en Belgique avec le fric.

Louise – De la Gare Saint Lazare ?

Josiane – En tout cas, le fric n’est pas là…

Alban (à Louise) – Ce n’est pas toi qui essaie de nous doubler, au moins ?

Louise – Moi ? Mais puisque je t’ai dit que je n’avais pas le code !

Josiane – Allons, voyons, restons calmes… C’est votre sœur, tout de même… Et nous sommes presque une famille…

Louise s’approche du patient.

Louise – Il a ouvert les yeux !

Alban – Tout espoir n’est pas perdu.

Louise – Pour retrouver le fric, tu veux dire ?

Alban – Aussi, oui…

Josiane – C’est peut-être nerveux…

Louise – Patrick, tu nous entends ?

Alban – Il a cligné des yeux !

Louise – C’est peut-être pour dire oui…

Alban – Ah oui, tu as raison. C’est comme ça qu’on fait pour parler au gens qui sont dans le coma. J’ai vu ça dans un film. Une fois pour oui, deux fois pour non. Ou l’inverse, je ne sais plus…

Louise – Patrick ? Écoute-moi bien et essaie de répondre à cette question par oui ou par non : Est-ce que tu t’appelles Patrick ?

Alban – C’est con, comme question…

Louise – C’est juste pour savoir si il a compris le code.

Alban – Il a cligné des yeux ou pas ?

Josiane – C’est vrai qu’à travers le casque, c’est pas très pratique. On pourrait essayer de lui enlever…

Louise – Vous voulez l’achever, c’est ça ?

Josiane – Mais pas du tout !

Alban – Et puis ça pourrait être très salissant…

L’infirmière arrive dans la chambre. Josiane rabat brusquement la visière du casque.

Lajoie – Je voulais juste vous prévenir que l’Inspecteur Sanchez est en bas. Il sera là dans un instant…

Louise – Très bien, merci de nous avoir prévenu Mademoiselle Lajoie…

L’infirmière s’en va.

Alban – Je crois qu’il vaut mieux aller vous planquer.

Josiane – Oui, je vais prendre la mallette, pour qu’il ne la voit pas.

Louise – On va la mettre sous le lit, plutôt.

Elle prend la mallette et la glisse sous le lit. Josiane semble dépitée.

Louise – Bon ben allez !

Josiane sort se planquer dans la salle de bain.

Sanchez arrive. Il peut être couvert de plaques rouges ou de boutons.

Alban – Inspecteur Sanchez, comment allez-vous ?

Sanchez – Pas très bien, à vrai dire… J’ai toujours des bouffées de chaleur…

Louise – Mais je vous prie, asseyez-vous Sanchez…

Sanchez – En fait je suis revenu pour consulter le Docteur Mahler… Vous ne l’auriez pas aperçu, par hasard ?

Alban – Il doit être dans les parages. Vous devriez demander à Mademoiselle Lajoie, ils ont l’air très liés.

Louise – D’où tu tiens qu’ils sont très liés ?

Alban – Je ne sais pas… L’intuition masculine… Et puis en arrivant, je me suis trompé de porte, et j’ai cru voir le Docteur Mahler besogner Mademoiselle Lajoie dans la chambre 13 bis.

Louise – Quelle honte… Heureusement que le patient qui occupe cette chambre est lui aussi dans le coma…

Sanchez – Et votre frère, comment ça évolue ?

Louise – À vrai dire, ça n’évolue pas dans le bon sens.

Alban – Je crois que si ça continue, on va être obligé de le faire piquer…

Louise – Et de votre côté, cette enquête, ça avance ?

Sanchez – C’est clair qu’on est loin de Bonny and Clyde. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que votre frère avait le QI d’une huître. Il semble se confirmer que c’est la complice qui a tout organisé. C’est elle le cerveau de la bande.

Alban – Le cerveau ? Oui. Ça ne m’étonne pas beaucoup, remarquez.

Louise – Son cerveau à lui, même avant son accident…

Sanchez – Cette garce l’a envoyé au feu en espérant récupérer le butin juste après. Malheureusement pour elle… et pour votre frère, les choses ont mal tourné.

Alban – Je vois…

Louise – Décidément, il n’aura jamais eu de chance.

Alban – Autre chose ?

Sanchez – Des témoins auraient vu Patrick déposer une mallette dans une consigne Gare Saint Lazare. On a fouillé. Mais on n’a rien trouvé de ce côté là…

Louise – Saint Lazare… Espérons que cela lui portera bonheur…

Sanchez – Pardon ?

Louise – Saint Lazare ! Ressuscité d’entre les morts par Jésus Christ, Notre Seigneur !

Sanchez – Bien sûr… Bon et bien je vais essayer de trouver ce médecin de malheur… (S’épongeant avec son mouchoir) Parce que j’ai de plus en plus chaud, moi… Je vous tiens au courant si j’ai du nouveau…

Alban – Merci Inspecteur… Et surtout, prenez soin de vous…

Sanchez sort. L’infirmière arrive.

Lajoie – Je ne voudrais pas vous brusquer, mais il va falloir prendre une décision au sujet de votre frère… Nous venons de recevoir une demande pour un foie. Cela pourrait sauver une vie…

Louise – Très bien… Je vous promets que nous allons vous donner une réponse positive. Laissez nous seulement lui faire un dernier adieu en famille…

Lajoie – Mais bien sûr…

Elle sort.

Louise, pétant les plombs, secoue Patrick pour le réveiller.

Louise – Mais bon sang, Patrick, réveille-toi ! Tu veux vraiment finir avec un poumon en moins ?

Les deux autres la regardent un peu inquiets.

Alban – Elle a dit le foie, je crois bien, non ?

Josiane – Bon, je vais vous laisser en famille… Et puis autant que je file avant que ce flic revienne…

Alban – Peut-être qu’il fait le mort pour ne pas aller en prison ?

Louise – Et pour garder le magot pour lui tout seul !

Josiane – Vous permettez que j’emmène la mallette ? Pour vous, ce n’est rien, et pour moi, elle a une valeur sentimentale…

Alban – Une valeur sentimentale ?

Josiane – Cette mallette, c’est… C’est un cadeau de Patrick…

Louise – Depuis le début, vous vous intéressez à cette mallette.

Alban – Oui, avant même qu’on en retrouve la clef.

Louise – Donc vous saviez que l’argent était dedans…

Josiane – Mais vous avez bien vu qu’il ne l’est plus !

Louise – Est-ce qu’on a bien regardé, au moins…

Louise tente de saisir la mallette. Josiane résiste. Elle tire chacune de leur côté et la mallette se casse en deux morceaux. Alban s’approche.

Alban – Il y a un double fond…

Louise – Le fric est dedans.

Alban – Vous le saviez, et vous avez voulu nous rouler !

Josiane – Ok, je le savais… Et alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Louise – On partage, comme prévu !

Josiane – Pourquoi est-ce que je partagerais avec vous ?

Alban – Pour éviter qu’on vous dénonce à la police, par exemple. Et que vous sortiez de cet hôpital pour aller croupir pendant vingt ans à La Santé.

Josiane – Bon d’accord…

Alban sort quelques billets de la mallette.

Alban – Trois millions d’euros.

Louise – J’ai l’impression d’avoir gagné au loto…

Josiane – Je vous rappelle quand même que c’est de l’argent sale.

Alban – Sale mais en petites coupures usagées.

Louise – Pour payer mes travaux au noir dans ma villa en Provence, ce sera parfait…

L’infirmière revient avec un piqûre. Josiane remet en hâte le fric dans la mallette.

Lajoie – Voilà, la piqûre est prête…

Alban – La piqûre ?

Louise – Mon Dieu, Patrick ! C’est notre frère quand même…

Lajoie (avec un air inquiétant) – Ne vous inquiétez pas. Personne ne s’est jamais plaint de mes piqûres…

Noir.

Josiane – Qu’est-ce qui se passe ?

Lajoie – Une panne d’électricité. Je ne comprends pas, le système de secours aurait dû prendre la relève aussitôt… Je vais voir ce qui se passe…

Alban – Oui, je crois que c’est plus prudent. Parce que dans l’obscurité… Il ne s’agirait pas que vous vous trompiez de patient pour la piqûre…

L’infirmière sort.

Louise – En tout cas, on ne va pas tarder à savoir s’il avait vraiment besoin de tous ces appareils électriques pour rester en vie…

Alban – Moi je ne reste pas là dans le noir avec un mort-vivant, ça me fout les jetons.

Louise – Moi aussi.

Josiane – Allons-nous en…

Ils sortent.

On entend un message d’attente genre les Quatre Saisons de Vivaldi. Ellipse.

La lumière revient. Alban, Louise et Josiane reviennent. L’infirmière aussi.

Lajoie (bouleversée) – Oh mon Dieu ! Le circuit de secours aussi est tombé en panne. Normalement, cela ne devrait jamais arriver… Maintenant, c’est résolu, mais…

Alban – Quoi ?

Lajoie – Votre frère était maintenu en vie grâce à plusieurs appareils… qui bien entendu fonctionnent tous à l’aide du courant électrique…

Louise – Et ?

Lajoie – Et bien je crains fort que la question de l’euthanasie ne se pose plus vraiment.

Josiane – Il est mort ?

Lajoie – On ne peut pas vraiment dire qu’il était encore très vivant, mais là… Je crains en effet qu’il ne soit complètement mort. Je vais quand même vérifier…

Elle s’approche du patient et l’ausculte rapidement.

Lajoie – Oui, c’est fini… Cela ne s’est pas passé exactement comme nous le prévoyions, mais après tout, c’est aussi bien comme ça, non ? Je vous laisse. Le médecin passera vous voir dans un instant…

Elle sort. Les autres sont interloqués.

Louise – C’est terrible…

Alban – C’était notre frère, malgré tout…

Josiane s’approche du lit.

Josiane – Je crois que maintenant, on peut lui retirer son casque.

Alban – Je ne sais pas si c’est très prudent… On va en mettre partout…

Louise – On ne pourra quand même pas l’enterrer avec un casque intégral…

Josiane – Je vais au moins ouvrir la visière… Pour qu’on puisse lui faire un dernier adieu…

Elle ouvre la visière.

Alban – Tu te souvenais qu’il avait les yeux verts ?

Louise – Ce serait bien le seul de la famille…

Alban – Ce qui tendrait aussi à prouver qu’il n’est peut-être pas vraiment de la famille…

Josiane s’approche et regarde à son tour.

Josiane – Non !

Alban – Quoi encore ?

Josiane – Ce n’est pas Patrick !

Louise – Ce n’est pas Patrick ? Mais tout à l’heure, c’était Patrick.

Alban s’approche.

Alban – Ouais ben là ce n’est plus Patrick.

Louise – Mais alors c’est qui ?

Josiane – Ce type ressemble beaucoup au mort-vivant que j’ai vu dans la chambre d’à côté tout à l’heure.

Alban – Ah oui, en effet, je l’ai aperçu aussi en arrivant. C’est bien lui !

Louise – Il n’est quand même pas venu ici tout seul…

Josiane – Alors où est Patrick ?

Alban regarde sous le lit.

Alban – Il n’y a pas que Patrick qui a disparu…

Louise – La mallette ! Elle n’est plus là !

Sanchez arrive.

Sanchez – Le Docteur Mahler a décidé de me garder en observation pour un check up… C’est vous qui aviez raison : L’hôpital, on sait quand on y entre…

Sanchez tombe nez à nez avec Josiane.

Sanchez – C’est curieux, vous ressemblez beaucoup à quelqu’un dont j’ai le portrait dans ma poche…

Josiane – C’est vous qui m’avez donné aux flics ? Et qui avez planqué l’oseille ?

Louise – Mais pas du tout !

Alban – Je vous assure qu’on ne sait absolument pas de quoi elle parle.

Sanchez (soupçonneux) – Vous m’aviez dit tout à l’heure que vous ne la connaissiez pas.

Louise – Mais on ne la connaît absolument pas. C’est la première fois qu’on la voit. Hein Alban ? D’ailleurs c’est qui ?

Alban – Nous sommes un peu bouleversés, Inspecteur, vous pouvez le comprendre.

Louise – Et je vous demanderais de respecter notre douleur.

Alban – Notre frère vient de mourir.

Sanchez – Lui au moins, il n’ira pas en prison. Mais celle-là, je l’embarque. Ok, en ce qui vous concerne, on verra ça plus tard. Je vous demanderais de passer au poste pour faire une déposition. Pour l’instant, je vous présente toutes mes condoléances.

Louise – Merci, Inspecteur.

Sanchez (à Josiane) – Quant à vous, comme on dit dans les séries policières américaines, vous avez le droit de garder le silence, mais tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous…

Sanchez passe les menottes à Josiane, et s’en va avec elle.

Alban – C’est à n’y rien comprendre.

Louise – Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

Alban – Tu crois qu’il aurait pu faire semblant d’être dans le coma pendant tout ce temps ?

Louise – Et il aurait profité de la panne d’électricité pour mettre le cadavre du SDF à sa place, pour qu’on croit qu’il était mort et qu’on l’oublie ?

Alban – Ça expliquerait que ses yeux aient changé de couleur…

Louise – Ça expliquerait surtout que le fric ait disparu…

Alban – Finalement, il n’était peut-être pas si con que ça, Patrick.

Louise – Oui, c’est ça qui m’étonne un peu, d’ailleurs.

Alban – Il avait les yeux de quelle couleur, exactement ?

Louise n’a pas l’air de savoir.

Louise – Il était roux, je crois… Je ne vois pas un roux avec les yeux verts…

Alban – Patrick était roux ?

Louise – Non…?

Le médecin arrive.

Mahler – Je suis vraiment désolé pour ce qui s’est passé. Et je tiens à vous présenter au nom de l’hôpital, toutes nos excuses . Et bien sûr toutes nos condoléances.

Louise – Merci…

Mahler – Comme une aide au départ était de toute façon envisagée dans le cas de votre frère, j’espère que vous ne porterez pas plainte contre l’hôpital pour ce petit désagrément… qui après tout vous a épargné d’avoir à prendre une décision bien douloureuse…

Alban – Rassurez-vous. On a déjà assez de soucis comme ça…

Mahler – Considérons que c’est le destin… Pour ne pas dire la main de Dieu…

Alban – N’exagérons pas. Ce n’est quand même pas la main de Dieu qui a coupé le compteur électrique de l’hôpital, non ?

Mahler – Celle de la CGT, plutôt… Je crois qu’il s’agit d’une grève sauvage à EDF…

Alban – En contrepartie de notre mansuétude, Docteur Mahler, vous conviendrez avec nous qu’un geste commercial serait le bienvenu…

Mahler – Un geste commercial ?

Alban – Pour ce qui est des frais d’hospitalisation de notre cher défunt. Reconnaissez que si on s’en tenait à la formule satisfait ou remboursé…

Mahler – Bien entendu. C’est offert par la maison, cela va sans dire.

Louise – Nous vous demandons aussi, si c’est possible, d’épargner à notre frère une autopsie. Je crois qu’il a déjà assez souffert comme ça, non ?

Mahler – Bien sûr. Merci pour votre compréhension, et revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous.

Le médecin s’en va, soulagé. Ils tournent tous les deux le regard vers le lit.

Louise – Enfin, pour lui au moins tout est bien qui finit bien.

Alban – Mais puisque ce n’est pas lui !

Louise – Justement ! Ça veut dire qu’il n’est pas mort !

Alban – Tu as raison. Mais comme la police le croit mort, on lui foutra la paix.

Louise – Et avec ses trois millions, il y a peu de chance qu’on le revoit bientôt.

Alban – C’est dommage, je commençais presque à le trouver sympathique…

Moment de flottement. On pourra éventuellement passer ici en bande son un extrait de la chanson de Maxime Le forestier : Toi le frère que je n’ai jamais eu, sais-tu si tu avais vécu ce que nous aurions fait ensemble…

Louise – En tout cas, il nous a bien roulé dans la farine, ce frère qu’on n’a jamais eu.

Alban – Et oui… Comme dirait l’autre : C’est quand la mer se retire qu’on voit les gens qui se baignent à poil.

Louise – Michel Audiard ?

Alban – Warren Buffet.

Louise – Un nouveau philosophe…

Alban – Un milliardaire américain qui a fait fortune en spéculant en bourse… Mais les rois de la finance ne sont-ils pas les philosophes du 21ème siècle ?

Louise – Tout de même. Faire ça à ses frère et sœur. Quelle ingratitude…

Alban – Ce type n’a jamais eu le sens de la famille, je te dis.

Ils commencent à s’en aller.

Alban – C’est où exactement ta maison en Provence, à côté de celle de Charles Aznavour ?

Louise – À Beaucon-Les-Deux-Châteaux.

Alban – Tiens, c’est marrant, je ne connais pas…

Ils sortent.

Le médecin et l’infirmière reviennent. Elle pousse un petit chariot médical recouvert d’un linge blanc.

Lajoie – Ça y est, ils sont partis.

Mahler – Ce n’est pas trop tôt… Je peux voir le bébé ?

L’infirmière ôte le linge qui recouvre le chariot et apparaît la mallette pleine de billets.

Lajoie – Je crois que cette fois, on va pouvoir l’ouvrir notre clinique privée, Mademoiselle Lajoie !

Mahler – Je crois qu’à présent, vous pouvez m’appeler Joséphine…

Mahler l’embrasse.

Mahler – Joséphine, vous êtes mon ange gardien ! Alors comme ça, vous saviez depuis le début qu’il n’était pas dans le coma ?

Lajoie – J’ai passé un deal avec Patrick dès qu’on l’a admis ici. On validait le diagnostic du coma pour lui éviter d’aller en taule. Et en échange on partageait le magot en trois.

Mahler – Le coup du casque intégral, c’était une idée de génie. Moi-même, j’ai bien failli m’y laisser prendre, au début…

Ils rient.

Lajoie – Mais aller à la gare, c’était vraiment trop risqué. Il valait mieux se faire livrer le cash à domicile !

Mahler – En leur mettant la clef de la consigne sous le nez…

Lajoie – Ou plutôt bien en évidence sur la langue de Patrick !

Mahler – Et lui, qu’est-ce qu’on en fait, maintenant ? Je veux dire le vrai Patrick, celui qui est dans la chambre d’à côté…

Lajoie – Quand il sera d’aplomb, et que la police l’aura un peu oublier, on pourra toujours lui donner un poste de jardinier dans notre nouvelle clinique de chirurgie esthétique à Neuilly.

Mahler – Après lui avoir refait le visage à l’œil, bien sûr…

Lajoie – Ce sera notre premier patient ! Vous pourrez vous faire un peu la main sur lui…

Mahler – Vous avez raison. Après tout, on lui a quand même promis qu’il serait actionnaire minoritaire…

Ils rient.

Mahler – Et votre idée de la fausse panne de courant, alors là ! Non, vraiment, vous auriez dû écrire des romans policiers !

Lajoie – Ou des pièces de théâtre !

Mahler – Je vous le disais, on va faire de grandes choses ensemble, Mademoiselle Lajoie.

Lajoie – Joséphine, je vous en prie…

Ils s’embrassent. Noir.

Mahler – Mais là, ce n’est plus la peine, pour les pannes d’électricité, non ? Vous êtes sûre que vous n’en faites pas un peu trop ?

Lajoie – Je crains que cette fois, Docteur Mahler, ce soit une vraie panne.

Mahler – Et ce pauvre Patrick qui était encore sous assistance respiratoire…

Lajoie – Oui… Pour peu que le courant ne revienne pas tout de suite… Je crois que finalement, on n’aura pas à partager avec lui…

Mahler – Dans ce cas-là, il n’y a plus qu’à attendre…

Ils s’embrassent à nouveau. On entend Les Quatre Saisons de Vivaldi.

Ils sortent.

Lumière.

Pour un happy end, on peut voir Patrick avec son casque intégral sur la tête (joué par exemple par le comédien qui incarnait Alban) faire une apparition dans la chambre en provenance de la salle de bain avant de s’enfuir vers le couloir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Février 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-54-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

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Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Alban et Delphine sont sur le point de vendre leur maison à des amis, avant de partir à l’étranger pour commencer une nouvelle vie. Mais à peine la promesse signée, ils découvrent qu’il y a un os. Assez gros pour faire capoter la vente…


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TEXTE INTÉGRAL

Un os dans les dahlias

Personnages : AlbanDelphineJérômeChristelle

Le salon d’un pavillon de banlieue, seulement meublé de quelques cartons de déménagement. La pièce donne sur un jardin (côté salle). Delphine arrive avec un carton de taille moyenne, sous le poids duquel elle semble crouler. Elle le pose par terre avec difficulté et pousse un soupir de soulagement.

Delphine (off) – C’est gentil de m’avoir laissé le petit carton, mais qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Ça pèse une tonne…

Alban arrive avec un énorme carton qui semble très léger et qu’il porte sans effort.

Alban – Je ne sais plus… Ça doit être marqué dessus… J’ai tout noté pour qu’on puisse s’y retrouver quand il faudra déballer tout ça…

Delphine regarde sur le carton.

Delphine (lisant) – Assiettes… Ah d’accord… C’est le service en faïence que nous a offert ta mère quand on s’est marié. On ne s’en est jamais servi…

Alban – Un service de 24 pièces en faïence de Sarreguemines… Il faut avoir une grande famille…

Delphine – Je suis fâchée avec la mienne… et de ton côté, ils sont tous morts ou disparus.

Alban – Mmm…

Delphine – Ta mère devait nous imaginer avec beaucoup d’enfants…

Alban – Pour tous les deux, c’est un peu surdimensionné, c’est sûr… Ou alors il faut avoir beaucoup d’amis…

Alban pose sans effort son gros carton à côté du petit.

Delphine – On aura peut-être davantage l’occasion de s’en servir là-bas… Et dans le tien, qu’est-ce qu’il y a ?

Alban fait mine de découvrir ce qu’il y a d’écrit sur son carton.

Alban – Garnitures de couettes.

Delphine – Ah oui… Ça prend plus de place, mais c’est nettement moins lourd…

Alban – C’était les deux derniers cartons.

Delphine – On va en garder quelques-uns ici pour pouvoir s’asseoir et prendre l’apéro.

Alban – Et surtout pour signer la promesse de vente… Ils viennent à quelle heure ?

Delphine – Ils devraient déjà être là… Ils ne vont sûrement pas tarder.

Alban – J’espère qu’ils n’ont pas changé d’avis…

Alban s’affale sur un carton, l’air épuisé.

Alban – Je suis crevé.

Delphine – Pas autant que moi…

Delphine s’apprête à s’asseoir sur un autre carton.

Alban – Attends… (Il jette un regard sur le carton) Non pas celui-là, c’est la télé…

Delphine s’immobilise.

Delphine – Et tu crois qu’une télé ne pourrait pas supporter mon poids ?

Alban – C’est un écran plat…

Delphine pose une main sur son ventre, un peu inquiète.

Delphine – Mon ventre aussi, il est plat… Pour l’instant…

Alban – Assieds-toi plutôt là-dessus, c’est mes bouquins. Ça ne craint rien.

Delphine (ironique) – Merci… (Elle s’assied) Ça fait drôle d’être là au milieu de tous ces cartons… Savoir qu’on ne dormira plus jamais dans cette maison…

Alban – Mmm…

Delphine regarde en direction du jardin.

Delphine – Tu as vu, les dahlias sont en fleurs.

Alban – Mmm…

Delphine – Je ne savais même pas qu’il y avait des dahlias dans le jardin.

Alban – Il y en avait avant. Je pensais qu’ils étaient tous morts…

Delphine – Ça ne te fait pas quelque chose, à toi ?

Alban – Quoi ? Que les dahlias connaissent une nouvelle jeunesse ?

Delphine – De quitter cette maison ! Cette vie…

Alban – Tu regrettes ?

Delphine – Non, pas du tout ! Mais on a passé de bons moments, ici, non ?

Alban – Ouais…

Delphine – Cache ta joie…

Alban va s’asseoir sur le même carton qu’elle et la prend par l’épaule.

Alban – Mais oui, bien sûr… Je ne regrette pas une seule seconde les années qu’on a passées ensemble dans cette maison. Mais bon, je crois qu’il était temps de passer à autre chose…

Delphine – Je sais…

Alban – On n’a pas d’enfant, pas de chien, même pas un poisson rouge… On n’a rien qui nous retient ici.

Delphine – Moi aussi, je suis très heureuse de démarrer une nouvelle vie… Avec toi…

Alban – C’est un peu le saut dans le vide, mais bon. Avec un élastique quand même…

Delphine – Un élastique, tu crois ?

Alban – Qu’est-ce qu’on risque ? Si on ne se plaît vraiment pas là-bas, on peut toujours revenir.

Delphine – On n’aura plus de maison…

Alban – On en achètera une autre ! Ou un appartement à Paris. De toutes façons, cette maison était trop grande pour nous deux.

Delphine – On avait un jardin… Si près de Paris, c’est rare…

Alban – On n’y mettait jamais les pieds, dans le jardin ! Vu le temps qu’il fait dans la région parisienne… Une terrasse, ça nous suffirait largement.

Delphine – C’est vrai qu’on n’a pas la main verte…

Alban – À chaque fois qu’on a essayé de planter quelque chose dans ce jardin, ça a crevé…

Delphine – Mais les dahlias ont brusquement ressuscité…

Alban – Ah non ! Tu ne vas pas me dire que c’est un miracle ! Le signe que Dieu nous envoie pour nous indiquer qu’il préférerait qu’on reste ici !

Delphine – Tu as raison, si on ne bouge pas maintenant, on ne le fera jamais.

Alban – Et puis je n’en pouvais plus, moi, de cette baraque… Elle est trop chargée de souvenirs.

Delphine – De souvenirs ?

Alban – Je parle de ma famille… Et là, ce n’est pas que des bons souvenirs, crois-moi…

Delphine – Je comprends…

Alban – Et puis quand bien même… Bons ou mauvais, on ne peut pas vivre en permanence avec ses souvenirs… C’est mortifère. Mes grands parents habitaient déjà ici. Moi j’ai passé toute mon enfance dans cette maison avant d’en hériter. Je suis pratiquement né dans cette baraque. Je ne préférerais ne pas y mourir, tu comprends ?

Delphine – Ce départ, ça nous donnera un nouvel élan… À tous les deux.

Le portable de Delphine sonne. Elle regarde l’écran mais ne prend pas l’appel.

Alban – Tu ne réponds pas ? C’est peut-être eux…

Delphine – C’est un numéro masqué, ça doit être de la pub. Depuis qu’on a résilié notre abonnement à Canal Plus, ils n’arrêtent pas de me harceler… Pas toi ?

Alban – Non.

Semblant un peu embarrassée, Delphine se lève.

Delphine – Bon, il faut quand même le préparer un peu cet apéro… Je vais aller voir ce qu’il y a dans la cuisine…

Alban – Tu as besoin d’aide ?

Delphine – Non, non, ce n’est pas la peine. J’ai mis une bouteille de blanc au frigo et il nous reste un peu de liqueur de cassis. Ce sera kir pour tout le monde, et puis voilà…

Elle part.

Alban – Ok.

Alban sort son portable pour consulter ses messages.

Delphine (off) – En revanche, je n’ai pas pensé à garder un tire-bouchon pour ouvrir la bouteille de blanc…

Alban (sans se détourner de son écran) – Ce n’est pas grave, on pourra toujours boire le cassis…

Delphine (off) – Non, sérieux… Cherche un peu ! Je les ai invités pour l’apéritif, pas pour le digestif…

Alban – Je ne sais pas où il est, ce tire-bouchon, moi !

Delphine (off) – Tu veux qu’ils la signent, cette promesse de vente, oui ou non ?

Alban abandonne à regret son portable.

Alban – D’accord, je vais voir…

Il va directement au bon carton. Il l’ouvre et en sort un tire-bouchon qu’il brandit sous le nez de Delphine, de retour de la cuisine avec un plateau sur lequel est posé tout ce qu’il faut pour prendre l’apéritif.

Delphine – Bravo ! Tu peux ouvrir la bouteille de blanc…

Alban – On n’attend pas qu’ils soient là ?

Delphine – Débouche la bouteille, je te dis, ça les fera venir.

Alban débouche la bouteille.

Alban – Ils n’avaient pas dit qu’ils viendraient un peu en avance pour nous donner un coup de main avec le déménagement ?

Delphine – Ils ont dû avoir un empêchement…

Alban – Ils n’ont rien foutu, mais il faut encore leur offrir l’apéro…

Delphine – Ils nous achètent la maison… Il faut bien marquer le coup…

Alban – Elle est prof de quoi, déjà ?

Delphine – Christelle ? Prof de gym.

Alban – Ah oui, je me disais aussi…

Delphine – Quoi ?

Alban – Non, non, je… Je me demandais ce qu’elle pouvait bien enseigner… (Delphine préfère ne pas relever) Et Jérôme ? Je sais qu’il est VRP, mais je ne sais plus ce qu’il vend ?

Delphine – On dit commercial, maintenant… VRP, c’est légèrement méprisant, tu vois…

Alban – Ah oui ?

Delphine – Il travaille chez Gillette, il me semble…

Alban – D’accord… Donc, il vend des lames de rasoirs. Ça doit être pour ça qu’il l’est autant…

Delphine – Autant quoi ?

Alban – Rasoir !

Delphine – Si tu pouvais éviter ce genre de blagues, tout à l’heure… J’ai l’impression qu’inconsciemment, tu ne veux pas la vendre, cette maison de famille…

Alban – Non, non, tu as raison… Je vais faire un effort pour me montrer aimable…

Delphine – Je crains le pire…

Alban – En même temps, s’ils nous achètent cette baraque, ce n’est pas seulement pour nous faire plaisir…

Delphine – C’est un fait que ça nous rend bien service.

Alban – N’empêche… Ils ne font pas une mauvaise affaire.

Delphine – Tu trouves qu’on ne leur vend pas assez cher ?

Alban – Je pense qu’on aurait pu en tirer un peu plus, oui.

Delphine – On était pressés… Et puis ce sont des amis…

Alban – Oui, enfin, des amis… Christelle, c’est juste une collègue de travail, non ?

Delphine – Même à ce prix-là, les acheteurs ne se sont pas bousculés.

Alban – Mouais… C’est vrai que c’est plus simple comme ça…

Delphine – C’est juste un apéro… Le temps de signer la promesse… Après on quitte la France… De toutes façons, on ne les reverra plus…

Alban – Ok. Mais je me demande vraiment de quoi je pourrais bien parler avec lui… Pas de littérature, en tout cas. Et comme je m’intéresse très peu au foot, aux chiens et aux bagnoles…

Delphine – Tu n’auras qu’à parler de politique. Bizarrement, maintenant, c’est devenu un sujet très consensuel : tout le monde est contre la politique du gouvernement, même si c’est pour des raisons totalement opposées.

Alban – Finalement, notre président aura réussi à faire l’union nationale… contre lui.

On entend la sonnerie de la porte d’entrée.

Delphine – Ah les voilà !

Alban – Ce n’est pas trop tôt…

Delphine sort pour aller ouvrir.

Delphine (off) – Bonjour, bonjour…

On entend un chien aboyer.

Alban – Oh putain, ils ont amené leur clébard en plus…

Jérôme (off) – Milou, tais-toi !

Christelle (off) – Je t’avais dit de le laisser dans la voiture…

Delphine (off) – Pauvre bête… Vous n’avez qu’à le laisser gambader dans le jardin, il sera mieux.

Jérôme – Allez va, Milou !

Delphine revient avec Jérôme (allure générale d’un beauf) et Christelle (du genre blonde à la fois sexy et sportive).

Christelle – Tu es sûre que ça ne vous dérange pas ?

Delphine – Mais pas du tout. Et puis après tout, cette maison est déjà presque la vôtre…

Jérôme (plaisantant) – Ah, on n’a pas encore signé la promesse de vente…

Alban – Bonjour Christelle, bonjour Jérôme…

Christelle – Bonjour, bonjour…

Jérôme – Salut Alban. J’ai lâché Milou dans le jardin, ça ne craint pas ?

Alban – Mais pas du tout ! Il faut bien qu’il visite la maison, lui aussi.

Christelle – C’est un luxe d’avoir un jardin si près de Paris.

Jérôme – C’est sûr que pour Milou, ce sera mieux.

Alban – Qu’est-ce que c’est comme marque chien ?

Jérôme – Un fox terrier à poil dur.

Alban – Ah ben oui, forcément… Milou !

Jérôme – Dis donc, Alban, en parlant de poils durs… Tu pourrais te raser quand tu as des invités !

Alban – Ah oui, j’ai… Avec ce déménagement, je n’ai même pas eu le temps de…

Jérôme – Je rigole… (Jérôme brandit un paquet qu’il tend à Alban). Tiens, cadeau ! Au cas où tu ne trouves pas de lames de rasoirs dans le pays de sauvages où vous allez vous installer…

Christelle – Certains arrivent avec des fleurs, lui c’est des rasoirs…

Alban – Eh bien merci, Jérôme.

Delphine – J’espère que ce n’est pas en t’offrant un rasoir qu’il t’a séduite…

Christelle (n’ayant pas l’air de comprendre) – Ah oui…

Delphine – Ça peut-être vexant d’offrir un rasoir à une fille…

Christelle (riant bruyamment) – Ah oui !

Alban – Ça me gêne un peu… Je ne sais pas ce que je pourrais t’offrir, moi. (Il regarde autour de lui et prend un livre dans un carton qu’il tend à Jérôme) Tiens, c’est mon dernier roman.

Jérôme – Merci…

Alban – Tu verras, c’est tout aussi rasoir…

Jérôme (lisant le titre) – Je ne comprends même pas le titre, dis donc…

Delphine juge préférable de changer de sujet.

Delphine – Mais asseyez-vous, je vous en prie ! Faites comme chez vous…

Jérôme et Christelle jettent un regard sur les cartons, se demandant sur quoi ils pourraient bien s’asseoir.

Christelle – Ah oui, désolée, toutes les chaises sont déjà en caisse en prévision du déménagement…

Alban – Mais vous verrez, les cartons sont très confortables.

Ils s’asseyent.

Delphine – Je vous préviens, on n’a que du kir…

Jérôme – Bon ben… Un kir, alors !

Delphine – Allez…

Elle commence à faire le service.

Christelle – Juste de l’eau, pour moi, merci. J’ai arrêté l’alcool…

Delphine – Je te laisse te servir…

Alban – Des cacahuètes ?

Jérôme – Merci…

Il en prend une poignée dans le bol que lui tend Alban, qui présente ensuite le bol à Christelle.

Christelle – Non merci… Les cacahuètes, ce n’est que du gras et du sel… J’essaie d’éviter…

Delphine – Tu crois ?

Christelle – Tu devrais faire attention, toi aussi… Tu n’as pas un peu pris ?

Delphine – Je ne sais pas…

Jérôme est très occupé à consulter sa messagerie sur son portable. Alban et Delphine échangent un regard consterné.

Christelle – Oh dis donc, ça me fait penser à la fille qui te remplace au collège…

Delphine – Quoi ?

Christelle – Non mais tu n’as pas idée… Elle est énorme ! Alors elle, elle a dû s’en enfiler, des kilos de cacahuètes…

Delphine – Ah oui ?

Christelle – Non mais je ne sais pas, moi, quand on est comme ça, on essaie de faire un peu d’exercice, au moins… J’ai cru qu’elle n’allait pas passer par la porte de la classe…

Alban – Parfois, c’est génétique…

Christelle – Génétique ou pas, un peu de sport et un petit régime, ça n’a jamais fait de mal à personne…

Alban – Tout à fait… D’ailleurs, c’est pour vous donner l’occasion de faire un peu d’exercice qu’on vous attendait un peu plus tôt…

Jérôme lâche enfin son portable.

Jérôme – Ah oui, désolé de ne pas avoir pu te donner un coup de main pour les cartons, mais j’avais plein de boulot. C’est de la folie, à la boîte, en ce moment.

Alban – Eh oui, crise ou pas, les gens doivent bien continuer à se raser… Même les chômeurs. Si ils veulent espérer retrouver du travail…

Jérôme – Ah ouais, c’est clair…

Moment de flottement

Delphine – En tout cas, on est vraiment ravis que ce soit vous qui rachetiez cette maison. Vous êtes toujours décidés au moins ?

Christelle – Jérôme trouvait que c’était un peu grand, mais j’ai réussi à le convaincre. Et puis on ne sait jamais, la famille pourrait s’agrandir…

Jérôme, à nouveau concentré sur son écran de portable, ne percute pas.

Delphine – Ah oui ?

On entend le chien aboyer.

Alban – Vous envisagez d’adopter un deuxième chien ?

Delphine le fusille du regard.

Delphine – En tout cas, le jardin a l’air de plaire à Milou ?

Alban – Et Tintin, qu’est-ce qu’il en pense ?

Delphine lui lance à nouveau un regard noir.

Jérôme – Hein ?

Delphine – Vous voulez la revoir une dernière fois ?

Christelle – Non, ça va… On la connaît par cœur, cette maison. On a déjà l’impression d’être chez nous… Hein Jérôme ?

Jérôme abandonne à regret son portable.

Jérôme – Ah, oui, elle est très bien cette maison… Moi je trouvais ça un peu grand, mais…

Alban fait un signe discret à Delphine.

Delphine – Bon… Alors, on la signe cette promesse ? Comme ça ce sera fait…

Christelle – Allez…

Delphine sort les papiers qu’elle a préparés et les pose sur le carton servant de table. Jérôme fouille dans ses poches.

Jérôme – Ah, je n’ai pas de stylo…

Christelle – Moi non plus.

Alban (à Delphine) – Et toi ?

Delphine – J’en avais un tout à l’heure… Je ne sais pas ce que j’en ai fait… Tu n’en as pas un, toi ?

Jérôme – Un écrivain, ça a toujours un stylo sur lui, non ?

Alban – Moi, j’écris sur ordinateur.

Christelle – C’est vrai que maintenant, avec tous ces écrans… Les stylos, on n’en verra bientôt plus que dans les musées…

Delphine – Dans quel carton tu as mis les stylos ?

Alban – Je ne sais plus… Ça m’étonnerait que j’ai fait un carton pour les stylos… Ah, si, il doit y en avoir un dans le carton où il y a les feuilles d’impôts. Mes déclarations de revenus, c’est un des derniers trucs que j’écris encore à la main… (À Christelle) Pardon, je crois que tu es assise dessus…

Christelle se lève. Il ouvre le carton et en sort un stylo.

Alban (triomphant) – Et voilà !

Il tend le stylo à Jérôme. Jérôme prend le stylo et fait mine de signer.

Jérôme – Ah, on dirait qu’il ne marche pas… (Alban et Christelle se figent) Mais non, je déconne.

Il signe, et passe le stylo à Christelle, qui signe également. En deux exemplaires. Alban tend un exemplaire à Jérôme.

Alban – Et voilà, un pour vous, un pour nous…

Jérôme – Très bien.

Delphine – Bon… Et bien on va pouvoir arroser ça ! Je vous ressers ?

Jérôme – Allez !

Delphine fait le service.

Delphine – À votre nouvelle vie dans cette maison qui est désormais la vôtre.

Jérôme – À votre nouvelle vie là-bas de l’autre côté du Pacifique.

Christelle – C’est l’Atlantique.

Ils trinquent et boivent.

Jérôme – Quand même, le Paraguay… Je ne sais même pas où c’est, exactement…

Alban – C’est l’Uruguay.

Jérôme – Vous êtes vraiment sûrs de ne pas faire une connerie ?

Alban – Non, en fait, on n’est pas sûr du tout, mais bon…

Delphine – Alban avait envie de changer de vie… De trouver de nouvelles sources d’inspiration, et moi…

Christelle – C’est vrai qu’écrire des romans, on peut le faire partout.

Alban – Voilà…

Delphine – Et enseigner le Français aussi.

Jérôme – Moi, la littérature, ça s’arrête à Tintin…

Christelle – Il les a tous lus.

Alban – Et tu les as tous lus ?

Delphine lui jette à nouveau un regard réprobateur.

Jérôme – Et ça t’est venu d’où, cette idée d’écrire des bouquins ? C’est vrai, ce n’est pas banal…

Christelle – C’est une tradition familiale, ou bien… Ton père était déjà écrivain ?

Jérôme – Attends, Christelle, écrivain, ce n’est pas comme épicier ou garagiste, non plus. Ce n’est pas du petit commerce, c’est du grand art. On ne se refile pas le métier de père en fils, comme ça, comme une boucherie…

Alban – Mon père était cascadeur pour le cinéma.

Christelle – Ah, remarque… Du cinéma à la littérature… Il y avait déjà quelque chose, quand même… Tu étais très proche de ton père ?

Alban – Je ne l’ai presque pas connu, en fait. Il était toujours à l’étranger pour des tournages.

Christelle – Ça n’a pas dû être évident pour ta mère.

Alban – Non… Surtout qu’il la trompait avec tout ce qui bouge.

Christelle – Quand on est séparé trop longtemps comme ça, évidemment… Surtout que dans le monde du cinéma, il y a beaucoup de tentations…

Alban – Eh oui… Il faut croire que lui, il ne savait pas trop résister à la tentation… Un jour, il est parti et il n’est plus revenu… J’étais très jeune… Je ne sais même pas s’il est encore vivant.

Jérôme – Super… Mais pourquoi l’Uruguay ? Vous connaissiez déjà, ou bien…?

Delphine – Pas du tout… Mais j’ai trouvé un poste là-bas, au Lycée Français de Montevideo.

Jérôme – Montevideo…?

Alban – La capitale de l’Uruguay.

Jérôme – Ah oui…

Alban – On avait envie de partir en Amérique Latine… Alors on s’est dit pourquoi pas l’Uruguay ?

Delphine – Alban est un passionné de littérature latino-américaine…

Alban – Et puis il y a tous les sites d’archéologie précolombienne.

Delphine – C’est un projet un peu fou… Ça fait un moment qu’on en parlait… Et puis on s’est décidés comme ça… Très rapidement… Mais si on réfléchit trop, on ne fait jamais rien, non ?

Jérôme – Ouais…

Alban – Maintenant, il y en a aussi qui ne réfléchissent jamais et qui ne font rien non plus.

Delphine – C’est l’aventure, évidemment, mais en même temps, c’est ce qu’on voulait.

Alban – En tout cas, on est très excités à l’idée de partir…

Jérôme – Et vous avez déjà un logement là-bas ?

Delphine – Le lycée nous fournit un appartement de fonction, le temps de nous organiser un peu.

Alban – Ensuite on essayera de trouver une maison… Il paraît que c’est très facile, là-bas.

Christelle – Pour trois fois rien, tu peux avoir une villa avec vue sur la mer.

Jérôme – Il y a la mer, en Uruguay ?

Alban – Il faut croire… Ou alors c’est que les maisons sont très hautes…

Delphine – Vous viendrez nous voir !

Alban lui lance un regard réprobateur.

Christelle – Pourquoi pas ? Hein, Jérôme ?

On entend à nouveau le chien aboyer.

Christelle – Qu’est-ce qu’il veut encore, ce chien ?

Jérôme – Tu vas voir ce qu’il a, chérie ?

Christelle – Vas-y, toi ! C’est ton chien, après tout !

Alban – Tu l’as mal dressé, Jérôme… Je parlais du chien, évidemment…

Jérôme se lève et sort.

Christelle – Il me rend dingue, ce clébard… Moi, je n’en voulais pas… Mais Jérôme l’avait déjà quand on s’est marié.

Delphine – Ah, les familles recomposées, ce n’est pas toujours évident…

Alban – Mais vous êtes mariés depuis pas mal de temps, non ? Il n’a pas l’air si vieux que ça, ce chien…

Christelle – Ah non, mais ce n’était pas celui-là. Celui-là, c’est le troisième.

Alban – Le troisième de la même marque ?

Delphine – Pour un chien, on dit « de la même race », Alban…

Christelle – Que des fox à poil dur…

Alban – Et ils s’appellent tous Milou ?

Christelle – Celui-là, c’est Milou numéro 3… Mais on l’appelle Milou, comme les autres…

Jérôme revient avec un os dans la main.

Christelle – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jérôme – Un os, apparemment.

Christelle – Et où est-ce que tu as trouvé ça ?

Jérôme – Ce n’est pas moi qui l’ait trouvé, c’est Milou ! Il l’avait dans la gueule quand je suis allé le voir. C’est pour ça qu’il aboyait. Il voulait nous le montrer…

Delphine – C’est vrai qu’un os comme ça, ça n’arrive qu’une fois dans la vie d’un chien…

Alban – Ah oui… Je suis sûr que les deux premiers Milou n’ont jamais déniché un os de cette taille… Bravo, Milou ! Champion du monde…

Christelle – C’est incroyable ! Et il a trouvé ça dans le jardin ?

Jérôme – Où veux-tu qu’il l’ait trouvé ?

Christelle – C’est énorme, pour un os de gigot…

Jérôme – Tu as fait griller un sanglier dans ton jardin récemment ? Tu aurais pu nous inviter au barbecue !

Christelle – On ne fait jamais de barbecue…

Moment de flottement.

Christelle – C’est curieux… Cet os ressemble furieusement à un tibia humain, vous ne trouvez pas ?

Delphine – Tu déconnes ?

Christelle – Non…

Alban – Tu as déjà vu un tibia humain, toi ? Je veux dire, sans la viande autour ?

Christelle – Tu sais, pour faire prof de sport, on a quand même quelques cours d’anatomie… C’est un peu loin, tout ça, et je séchais souvent les cours, mais oui… Ça ressemble beaucoup à ça…

Delphine – C’est dingue… Oh non, ça ne peut pas être un tibia, quand même…

Jérôme – Attendez, je vais regarder sur Wikipedia…

Il sort son portable et pianote dessus. Il regarde l’os avec un air sceptique.

Jérôme – Ah non, un tibia, ça ne ressemble pas du tout à ça…

Delphine – Ouf… Je me disais aussi…

Jérôme continue de pianoter sur son portable.

Jérôme – En revanche, cet os ressemble comme deux gouttes d’eau à un fémur…

Les autres le regardent avec consternation. Il brandit l’écran de son portable en leur direction pour leur montrer l’image.

Delphine – Merde… C’est vrai…

Moment de stupeur.

Jérôme – C’est dingue…

Christelle – Vous saviez que vous aviez des ossements humains dans votre jardin ?

Delphine – Non…

Christelle – Et dire qu’on vient de signer la promesse…

Alban – Attends, ce n’est qu’un tibia !

Jérôme – Un fémur, je te dis.

Alban – Et encore, on n’en est même pas sûr…

Jérôme montrant à nouveau son écran de portable.

Jérôme – Là, je crois qu’il n’y a pas photo.

Christelle – Mais d’où il peut bien venir cet os ?

Delphine – Je ne sais pas… La maison a peut-être été bâtie sur un ancien cimetière…

Christelle – Ce n’est pas très vendeur, comme argument. Si on avait su…

Delphine – Tu as entendu parler de quelque chose comme ça, toi, Alban ?

Alban – Un cimetière, ici ? Non.

Delphine – Ça doit être beaucoup plus ancien, alors.

Jérôme – Tu veux dire un cimetière romain, ou un truc dans le genre ?

Delphine – Va savoir…

Jérôme – Oh putain ! Tu imagines ? Si on trouve le squelette de Toutankhamon dans le jardin.

Alban – Oui, enfin… Toutankhamon, c’est plutôt l’Egypte…

Jérôme – En tout cas, les Monuments Historiques vont nous tomber dessus…

Christelle – C’est clair.

Jérôme – Je connais quelqu’un à qui s’est arrivé… Ils sont venus avec des pelleteuses pour retourner tout le jardin…

Christelle – Et comment ça s’est terminé ?

Jérôme – Finalement, ils n’ont trouvé que quelques amphores qu’ils ont mises dans un musée, et ils leur ont rendu la maison…

Alban – Tu es sûr que tu n’as pas lu ça dans Tintin plutôt ?

Jérôme – En attendant, ils n’ont pas pu habiter leur baraque pendant des années…

Christelle – Non ?

Delphine – Non, mais c’est quand même très improbable que ce soit une nécropole romaine… Il n’a pas l’air si vieux, cet os.

Christelle – Ah bon, et à quoi tu vois ça, toi ?

Delphine – Tu sais ce qu’il y avait, ici, avant que ton grand-père fasse construire la maison ?

Alban – Des champs, probablement. Des champs qui ont été labourés pendant des siècles. S’il y avait des ossements ou des restes archéologiques, on les aurait trouvés depuis longtemps.

Christelle – Donc c’est beaucoup plus récent…

Delphine – Ça date peut-être de la dernière guerre…

Jérôme – Un pote du soldat inconnu, tu veux dire ?

Delphine – Il y a eu des combats, ici, pendant la dernière guerre ?

Alban – Pas à ma connaissance…

Christelle – Alors c’est encore plus récent…

Delphine – Plus récent que la guerre ? On n’enterre pas quelqu’un dans son jardin comme ça, c’est interdit. Des cendres à la rigueur, mais pas un cadavre.

Christelle – Dans ce cas, il ne reste qu’une hypothèse.

Delphine – Quoi ?

Christelle – Un crime.

Alban – Un crime ?

Jérôme – Tu vois une autre raison d’enterrer quelqu’un dans son jardin ?

Alban – Je ne sais pas… Je n’avais encore jamais réfléchi à ça jusqu’à aujourd’hui, figure-toi… Maintenant, c’est vrai que les Pompes Funèbres pratiquent des prix tellement indécents… Peut-être quelqu’un qui aura voulu faire des économies sur les obsèques d’un de ses proches…

Christelle – Qu’est-ce qu’on fait, on appelle la police ?

Delphine – On ne va pas s’emballer trop vite, quand même…

Alban – C’est sûr que ça risque de faire des complications.

Jérôme – Ben oui mais maintenant qu’on sait…

Christelle – On ne peut pas faire comme si on ne savait pas…

Jérôme – Ce serait du recel de cadavre.

Alban – De cadavre… Vous êtes sûr que vous n’exagérez pas un peu ? Ce n’est qu’un os…

Christelle – On ne perd pas un tibia comme ça…

Jérôme – Un fémur.

Christelle – Oui bon un fémur.

Jérôme – C’est que le reste du squelette n’est pas loin…

Christelle – On ne peut pas acheter une maison avec un cadavre enterré dans le jardin…

Alban – En même temps… On a déjà signé le compromis…

Delphine – Et nous on est sur le départ !

Jérôme – Vous peut-être, mais nous on n’est pas si pressés.

Delphine – Vous ne pouvez pas nous faire ça !

Alban – Vous n’avez pas le droit !

Delphine – Vous avez signé la promesse…

Christelle – Ah ben oui, mais là… Ce n’est pas évident…

Jérôme – C’est un cas de force majeure pour casser une promesse de vente, non ?

Christelle – Des ossements humains…

Jérôme – C’est plus grave que si on n’avait pas réussi à obtenir notre crédit ou quelque chose comme ça…

Christelle – Allez savoir… Il y en a peut-être d’autres aux quatre coins du jardin.

Jérôme – Et le jardin est grand…

Delphine – Quelle histoire… Je ne sais pas quoi vous dire…

Christelle – Je ne sais pas… Je ne me vois pas habiter une maison avec un cadavre dans le jardin…

Jérôme – Peut-être plusieurs…

Delphine – Plusieurs ?

Jérôme – Et vous vous n’avez jamais rien remarqué ?

Delphine – On ne va jamais dans le jardin…

Alban – Et on n’a pas de chien qui déterre les os…

Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je vais aller voir.

Jérôme – Je ne sais pas s’il faut toucher à quoi que ce soit…

Christelle – Si c’est une scène de crime…

Delphine – Votre chien, en tout cas, il ne s’est pas gêné…

Alban – C’est ça, on dira que c’est le chien. J’y vais. Il faut qu’on en ait le cœur net.

Jérôme – Je t’accompagne.

Alban – Tu n’as pas confiance, c’est ça ? Tu as peur que je fasse disparaître les preuves ?

Jérôme – Je t’accompagne, c’est tout…

Alban et Jérôme sortent. Christelle lance à Delphine un regard embarrassé.

Christelle – Il faut nous comprendre, aussi… On préférerait être rassurés…

Delphine – Non, non, mais je comprends, je t’assure. C’est normal…

Le portable de Delphine sonne. Après une hésitation, elle répond.

Delphine – Je t’avais dit de ne pas m’appeler sur mon portable… Non encore moins sur mon fixe ! C’est ça, je t’avais dit de ne pas m’appeler du tout !

Elle range son portable, furieuse.

Christelle – C’était lui ?

Delphine – Oui… Merci de n’avoir rien dit à Alban au sujet de mon petit dérapage lors de la soirée de fin d’année avec le prof de philo…

Christelle – On est amies, non ? Mais rassure-moi, ce n’est pour ça que tu pars, quand même ?

Delphine – Disons que c’est pour ça que je ne me suis pas opposée à ce départ, et que j’ai tout fait pour accélérer les choses…

Christelle – Non parce que changer d’établissement, c’était quand même plus simple que de vendre la maison et de partir en Uruguay, non ? C’est si sérieux que ça avec ce prof de philo ?

Delphine – Mais non, pas du tout ! C’était juste un petit accident. J’étais un peu déprimée ce soir-là… et pas mal bourrée. Mais il n’arrête pas de me coller depuis. Je te jure, je ne sais pas comment m’en débarrasser.

Alban revient.

Alban – Se débarrasser de qui ?

Delphine – Le… Le type de Canal Plus…

Christelle – Et Jérôme ?

Alban – Je m’en suis débarrassé, moi aussi. Je l’ai assommé d’un coup de pelle, et je l’ai enterré dans le jardin à côté de l’autre.

Moment de stupeur, interrompu par l’arrivée de Jérôme.

Jérôme – On n’a rien trouvé. Le chien a creusé un trou dans le massif de dahlias, mais on ne voit pas de squelette…

Christelle – Il faut peut-être creuser plus profond.

Alban – On n’a qu’à faire ça, le week-end prochain, on loue un tractopelle et on retourne le jardin…

Delphine – Et si on disait qu’on ne l’a jamais trouvé, cet os ? Et on maintient la vente…

Christelle – Mmm…

Jérôme – Faut voir…

Christelle – Qu’est-ce que tu en penses, Jérôme ?

Jérôme – Ouais… Je ne sais pas… Mais avec un sérieux rabais alors…

Alban – Quoi ?

Delphine – Un rabais ?

Alban – Mais c’est du chantage !

Delphine – Et puis on a déjà fixé le prix sur la promesse.

Alban – Vous avez signé !

Jérôme – Une promesse, ce n’est qu’un bout de papier… On peut toujours en signer une autre… J’avais amené un exemplaire vierge au cas où…

Alban – Ah d’accord… Monsieur avait tout prévu…

Lourd silence.

Delphine – Et combien vous proposeriez, par curiosité ?

Christelle – Je ne sais pas, moi…

Jérôme – Il me semble qu’un rabais de 25%…

Delphine – 25% !

Alban – Il n’est pas marchand de tapis pour rien.

Jérôme – Oh ça va, toi, avec tes grands airs ! On n’est peut-être pas aussi intellos que vous, mais on n’est pas assez cons pour acheter une baraque avec une scène de crime au milieu du jardin…

Christelle – C’est vrai qu’on parle d’un cadavre, quand même…

Alban – Un cadavre… Ce n’est qu’un os !

Jérôme – Oui, ben justement. Je crois que là, il y a un os. Et un gros…

Christelle – Et puis entre nous, vous ne nous avez pas fait un prix d’amis, non plus…

Alban – Ah d’accord… Il n’y a pas de petit profit, hein ? Il ne perd pas le nord, celui-là…

Moment de tension.

Delphine – Bon… Je vais aller rechercher des amuse-gueule, on va tous se calmer, et on va trouver une solution, d’accord ?

Jérôme – Ok…

Alban – Tu viens m’aider, Alban…

Alban – Tu n’as pas peur qu’ils volent l’argenterie, pendant qu’on a le dos tourné ? Ou le service en porcelaine de Sarreguemines…

Delphine (autoritaire) – Viens je te dis !

Ils sortent.

Christelle – 25% tu ne crois pas que tu exagères un peu ?

Jérôme – On peut toujours essayer, on verra bien…

Christelle – À ce prix-là on faisait déjà une bonne affaire.

Jérôme – Oui, ça me paraissait suspect, d’ailleurs. Je pensais que ta copine t’avait fait ce prix d’ami parce qu’elle te devait quelque chose.

Christelle – Mais non, je t’assure…

Jérôme – Tu sais quand même qu’elle se tape le prof de SVT, c’est toi qui m’as dit que tu les avais vus en train de se tripoter dans la salle de bain le jour de la fête de fin d’année…

Christelle – C’est le prof de philo, pas le prof de SVT.

Jérôme – Ouais bon, ça revient au même, non ?

Christelle – Et tu crois qu’elle me ferait un prix d’ami pour ça ?

Jérôme – Tu aurais pu la dénoncer à son mari…

Christelle – Non, je ne crois pas qu’elle a accepté notre proposition pour ça.

Jérôme – Ouais, ben maintenant je comprends mieux pourquoi… Dans cette maison, il n’y a pas seulement un amant dans le placard, il y a aussi un cadavre dans le jardin…

Christelle – N’empêche que 25%… Il ne faudrait pas y aller trop fort, non plus… Il ne s’agirait pas qu’ils changent d’avis…

Jérôme – Tu crois ?

Christelle – Le mieux est l’ennemi du bien, Jérôme. Si on déchire la promesse et qu’ils décident de vendre à quelqu’un d’autre…

Jérôme – Ils ont l’air pressés, non ? Surtout elle…

Christelle – Une maison comme ça… On n’en retrouvera pas une de si tôt.

Jérôme – Qu’est-ce que tu veux ? Une négo, c’est toujours une partie de poker menteur…

Christelle – Mais j’y tiens à cette maison, moi !

Jérôme – Même avec un cadavre enterré dans le jardin ?

Ils se taisent en voyant arriver Alban et Delphine.

Delphine – Ok, on est d’accord pour vous faire 10%.

Christelle – 10%… Jérôme ?

Jérôme – Alors vous avouez…

Alban – Quoi ? Mais pas du tout !

Delphine – C’est juste… un geste commercial.

Jérôme – 10% pour complicité de meurtre, ce n’est pas lourd…

Delphine – Vous ne croyez pas que vous abusez un peu de la situation, là ?

Christelle – Ça y est… Ça va être de notre faute, maintenant.

Jérôme – Oh et puis d’ailleurs, je ne sais pas si on va signer tout court…

Christelle – Une maison qui a peut-être appartenu à un serial killer…

Alban – C’est une maison de famille !

Jérôme – Ça… C’est toi qui connais ta famille…

Christelle – À moins que ce crime soit beaucoup plus récent…

Delphine – Tu accuses mon mari d’être un serial killer ?

Christelle – Il n’y a pas de fumée sans feu…

Jérôme – Et il n’y a pas de fémur sans cadavre…

Jérôme – De toute façon, je trouvais ça bizarre, ce départ précipité…

Alban – Quoi ?

Jérôme – C’est vrai, pourquoi vous êtes si pressés de partir à l’étranger ?

Christelle – Et de vendre la maison à des « amis »… Plutôt que de passer par une agence, comme tout le monde.

Jérôme – En Uruguay, en plus, un pays qui n’a pas d’accord d’extradition avec la France.

Alban – N’importe quoi, non mais on nage en plein délire, là !

Delphine – Ça fait des années qu’on en parlait de ce projet de départ !

Jérôme – Ça rajoute juste la préméditation…

Delphine – D’accord… Alors on est soi-disant amis, et cinq minutes après, parce que votre chien a trouvé un os dans le jardin, vous nous accusez d’être des criminels ?

Jérôme – Ouais, oh, amis…

Moment d’extrême tension.

Christelle – Bon… Je crois qu’on s’est tous un peu laissés emporter… On va respirer un bon coup et on va se calmer, d’accord ?

Delphine – Mouais…

Christelle – Et puis on n’a pas dit que c’était vous… (À Alban) Tu as dit que c’était une maison de famille. C’est peut-être ton père. Puisqu’il a disparu, lui aussi… Il n’a pas disparu ?

Alban – Si…

Christelle – Il s’est peut-être enfui à cause de ça… Pour échapper à la justice…

Alban – Mon père ?

Christelle – Ou ton grand-père ! Tiens, il a peut-être tué un allemand pendant la guerre et il l’a enterré dans le jardin. Si ça se trouve, ton grand-père est un héros ! Et il sera décoré de la Légion d’Honneur à titre posthume…

Alban – Mon grand père était un grand admirateur du Maréchal… Et la seule médaille qu’il ait reçue, c’est la Francisque…

Jérôme – Ah d’accord…

Alban – De toutes façons, tout ça est parfaitement ridicule… Et on n’a pas de compte à vous rendre… Vous êtes de la police ?

Jérôme – Tu veux qu’on l’appelle, la police ?

Christelle – Jérôme, je t’en prie… On va régler ça entre nous, non ?

Alban – Non mais c’est vrai. Il se prend pour qui, Tintin ?

Delphine – Alban, n’en rajoute pas, toi non plus…

Alban – Et après tout, pourquoi il ne viendrait pas de chez vous cet os ?

Jérôme – De chez nous ?

Alban – C’est ton chien qui l’a apporté. Il l’a peut-être trouvé dans ton jardin, il l’a mis dans la voiture et il est venu l’enterrer ici.

Delphine – Ah tiens, c’est vrai ça… Pourquoi pas ?

Jérôme – Non mais tu entends ça, Christelle ? Ça y est, ça va être de la faute de Milou, maintenant…

Alban – Dans ce cas, le serial killer, ce serait toi !

Delphine – C’est peut-être dans votre jardin, qu’il faudrait creuser avec un tractopelle !

Christelle – On n’a pas de jardin de toutes façons !

Jérôme – Ils n’aiment pas les animaux, ça se voit. Et les bêtes elles le sentent, quand on ne les aime pas.

Christelle – C’est sûrement pour ça qu’il est allé déterrer cet os dans leur jardin…

Jérôme – N’empêche que sans lui, on n’aurait jamais su, pour le cadavre…

Delphine – Non, mais vous voyez bien que tout ça est absurde ! Enfin, réfléchissez un peu ! Si Alban avait tué quelqu’un et l’avait enterré dans le jardin, je le saurais.

Jérôme – Tu le savais peut-être…

Alban – Mais j’y pense… Pourquoi ce ne serait pas Tintin qui l’aurait apporté volontairement ici cet os ?

Christelle – Pourquoi on aurait fait ça ?

Delphine – Pour obtenir un rabais…

Jérôme – Quoi ?

Alban – Je trouvais ça louche, aussi, qu’il sorte immédiatement de sa manche un deuxième exemplaire vierge de la promesse de vente. On dirait qu’il avait tout prévu, le salopard…

Jérôme se lève et défie Alban.

Christelle – Enfin, vous n’allez pas vous battre, quand même !

Delphine – Toi la fausse blonde, ça va !

Christelle – La fausse blonde ?

Delphine – Vous nous accusez d’être un couple diabolique, et on ne devrait rien dire !

Jérôme – Et vous, vous nous accusez d’être des escrocs !

Christelle – Et puis après tout, Alban n’est peut-être au courant de rien. Pourquoi ce ne serait pas toi, Delphine ?

Delphine – Moi ?

Christelle – Peut-être que tu tues tes amants, et que tu les enterres dans le jardin pour t’en débarrasser quand ils deviennent trop encombrants !

Alban – Quels amants ?

Jérôme – C’est vrai. Ça fait un moment qu’on ne l’a pas vu, ce prof de SVT.

Alban – Il n’y a que moi qui ne sois au courant de rien, si je comprends bien.

Delphine – Ce n’est pas le prof de SVT, c’est le prof de philo ! Il s’est mis en congé maladie. Il est en dépression !

Alban – Ça ne vous dérange pas trop que je participe à la conversation ?

Delphine – Christelle était là quand il m’a appelé tout à l’heure ! Comment son squelette pourrait être enterré dans le massif de dahlias ?

Alban – Qui a appelé ? Attendez, ça me regarde un peu quand même…

Christelle – Tu n’auras qu’à demander à ta femme…

Alban se tourne vers Delphine.

Delphine – Non mais elle dit n’importe quoi, tu vois bien…

Jérôme – Bon, on va vous laisser régler vos problèmes en famille…

Christelle – Et pour la maison, vous trouverez un autre acheteur !

Jérôme – Moi je n’étais pas pour, de toute façon. Je la trouvais trop chère. Je l’avais dit à Christelle, mais elle ne voulait pas marchander avec des amis…

Alban – Eh ben comme ça, on n’est plus amis, c’est beaucoup plus simple.

Jérôme – Allez viens Christelle. On s’en va…

Jérôme et Christelle sortent. Alban et Delphine restent là, sonnés.

Alban – Bon… Alors c’est quoi cette histoire avec le prof de philo ?

Delphine – Mais rien… Elle invente n’importe quoi pour se venger, tu n’as pas compris !

Alban – Elle dit que ce type t’a téléphoné, tout à l’heure… Il ne s’appellerait pas Canal Plus, par hasard, ton amant ? C’est lui qui te harcèle ?

Delphine – Écoute Alban, tu ne crois pas qu’il y a plus urgent qu’une crise de jalousie, là ? Si on ne vend pas cette maison avant de partir en Uruguay, on est dans la merde ! On comptait sur cet argent pour s’installer là-bas !

Alban – C’est vrai…

Delphine – Et ce n’est pas avec les ventes phénoménales de ton dernier roman qu’on va pouvoir se payer une villa avec vue sur la mer à Montevideo !

Alban – Merci de me le rappeler…

Delphine – Ben oui, excuse-moi !

Alban – Mais quand on aura réglé ce problème, il faudra quand même qu’on reparle de ton abonnement Canal Plus.

Delphine – Bon, en attendant, comment on va faire avec la maison ?

Alban – Je ne sais pas moi… On peut trouver un nouvel acheteur…

Delphine – En si peu de temps… Ça ne va pas être évident.

Alban – Ouais… Et en espérant que ces collabos ne nous dénoncent pas à la police entre temps…

Delphine – Tu crois qu’ils pourraient aller jusque là ?

Alban – Pendant la guerre, je suis sûr que c’était le genre à dénoncer les Juifs à la Gestapo pour récupérer un appartement plus grand.

Delphine – On devrait peut-être devancer l’appel et se dénoncer nous-mêmes pour montrer notre bonne foi…

Alban – Comment ça, se dénoncer ? Mais on n’est pas coupable !

Delphine – Non, bien sûr… Je veux dire… On devrait peut-être prévenir la police nous-mêmes, pour montrer qu’on a rien à se reprocher.

Alban – Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée…

Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas…

Alban remplit deux verres.

Alban – Tiens, on va boire un coup, ça va nous éclaircir les idées…

Ils boivent en silence.

Delphine – Et pour l’os, tu n’as pas une petite idée ?

Alban – Tu ne vas pas m’accuser toi aussi ?

Delphine – Non évidemment, mais ce fémur n’est pas venu là tout seul à pied non plus !

Alban – Et pourquoi ce serait à moi de trouver l’explication de ce mystère ? De ce côté-là Christelle a raison. Ça pourrait aussi bien être toi !

Delphine – Non mais tu me vois en train de tuer quelqu’un et l’enterrer dans le jardin ?

Alban – Tu m’y vois bien, toi !

Delphine – Je ne sais pas moi… C’est ta maison de famille… Les secrets de famille, ça existe. Tu ne me cacherais pas quelque chose ?

Alban – Mais pas du tout !

Delphine – Tu n’as jamais su mentir…

Alban – Contrairement à toi, tu veux dire ?

Delphine – Je suis sûre que tu me caches quelque chose.

Alban – C’est curieux, j’ai exactement la même impression avec toi… Mais pas sur le même sujet…

Delphine – Tu es vraiment sûr que tu ne sais rien ?

Un temps.

Alban – C’est vrai qu’on a déjà trouvé des os dans le jardin…

Delphine – Quoi ?

Alban – Mais il y a des os partout, non ? La vie est apparue sur terre il y trois milliards d’années. On vit sur un tas d’os !

Delphine – Pas des ossements humains !

Alban – Je ne savais pas que c’était des ossements humains, moi…

Delphine – Mais qui ça peut-être ?

Alban – Je ne sais pas…

Delphine – Après tout, Jérôme a peut-être raison… Et si c’était ton père ?

Alban – Mon père ? S’il avait tué quelqu’un, la police aurait fini par le retrouver, non ?

Delphine – Pas si c’est lui la victime.

Alban – Qui aurait bien pu vouloir tuer mon père et l’enterrer dans son propre jardin ?

Delphine – Ta mère.

Alban – Ma mère ?

Delphine – Une femme a toujours une bonne raison de vouloir tuer son mari…

Alban – Et vice versa…

Delphine – Tu m’as dit qu’il avait disparu pas très longtemps après ta naissance. C’est peut-être ta mère qui l’a tué lors de sa dernière visite et elle l’a enterré ici…

Alban – Pourquoi elle aurait fait ça ?

Delphine – Tu dis toi-même qu’il la trompait avec tout ce qui bouge.

Alban – Heureusement, l’adultère ne conduit pas forcément au crime…

Delphine – Et les os que tu as trouvés, ça ne t’as pas fait réfléchir ?

Alban – Je ne sais pas… J’ai pensé que c’était des os de vache…

Delphine – Des vaches, dans la banlieue parisienne ?

Alban – Du temps de mon grand-père, il y avait encore des fermes, par ici.

Delphine – Quand je pense que tu as vu un psychanalyste deux fois par semaine pendant plus de dix ans ! Et que pendant ce temps-là, tu ne t’es pas douté qu’avec tous les os que tu trouvais dans ton jardin, tu aurais pu reconstituer le puzzle de ton père disparu… Franchement, si j’étais toi, je demanderai à être remboursé.

Alban – Oui, ben je vais faire ça tiens…

Delphine – Non mais tu te rends compte ? À 50 euros la séance ! On n’aurait même pas eu à vendre la maison pour partir en Uruguay !

Alban – Si on n’avait pas vendu la maison, on ne serait jamais parti !

Delphine – D’ailleurs, elle n’est pas encore vendue…

Alban – Et puis tu crois que c’est si facile que ça d’envisager que ta mère ait pu tuer ton père et l’enterrer dans le massif de dahlias ?

Delphine regarde vers le jardin.

Delphine – En tout cas, les dahlias, ça a l’air de leur avoir profité…

Alban – Il faut croire que mon père, il n’avait pas que la main verte.

Moment de flottement. Ils se rasseyent, abattus.

Delphine – C’est quoi le truc le plus gros que tu aies tué dans ta vie ?

Alban – Je ne sais pas… Je ne suis pas chasseur… Une araignée…

Delphine – Une araignée ?

Alban – Non, mais une grosse…

Delphine – Je parlais au moins d’un mammifère… Les insectes, ça ne compte pas…

Alban – Non, je ne vois pas… Ah si, c’est vrai… Je crois qu’un jour j’ai roulé sur un hérisson qui traversait la route.

Delphine – Tu ne t’es pas arrêté ?

Alban – Un hérisson ! Ce n’est pas comme un chat ou… C’est un animal sauvage.

Delphine – J’espère au moins qu’il est mort sur le coup.

Alban – C’était un homicide involontaire… Et puis c’était un petit hérisson… Tu me vois arriver chez un vétérinaire avec un hérisson à moitié aplati.

Delphine – Pauvre petit hérisson…

Alban – C’était sur l’autoroute. J’aurais pu me tuer, en roulant sur ce hérisson ! Un pneu qui éclate, à cette vitesse-là, tu imagines. Ça ne pardonne pas. Et toi, tu ne penses qu’au hérisson ?

Delphine – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Un vétérinaire, ça me donne une idée ! Et si on allait montrer l’os à Pierre ?

Delphine – Pierre ?

Alban – Le libraire d’à côté !

Delphine – Pourquoi un libraire s’y connaîtrait plus que nous en matière d’os ? Il est spécialisé dans les livres de religion et de mythologie… Si c’était un os de licorne, encore…

Alban – Avant d’être libraire, il était vétérinaire.

Delphine – Ah bon ? Je ne savais pas. Quelle drôle d’idée…

Alban – Bon, ce n’est pas le problème. Lui, il saura nous dire avec certitude si c’est un os de vache ou pas.

Delphine – En même temps… On est en ville, il ne devait soigner que des chats ou des chiens… Peut-être des perroquets, de temps en temps…

Alban – Il a fait des études, quand même. On doit leur apprendre à reconnaître un fémur d’homme et un fémur de vache.

Delphine – Tu crois ?

Alban – Il faut en avoir le cœur net. On ne va pas vendre la maison sans savoir… Imagine que les nouveaux propriétaires découvrent d’autres ossements en bêchant le jardin…

Delphine – Tu as raison… Et puis ta mère est morte, si c’est elle qui a tué ton père, elle ne risque plus rien…

Alban – Oui, bon, j’aimerais autant pas, quand même… Ça la fiche mal, non ?

Delphine – De toute façon, on s’en va en Uruguay… Alors les voisins…

Alban – Mmm… Et puis après tout, même si le libraire nous confirme que c’est un os humain… On pourra toujours garder le secret pour nous…

Delphine – Sauf si ton vétérinaire nous dénonce à la police…

Alban – Ils sont tenus au secret médical, non ?

Delphine – Pas en cas de meurtre… Ce sont les médecins, qui sont tenus au secret médical. Pas les vétérinaires. Et puis il est libraire, maintenant…

Alban – Il est très catho…

Delphine – Dans ce cas, on peut toujours miser sur le secret de la confession…

Alban – Je vais plutôt lui envoyer une photo avec mon portable, ce sera moins compromettant… (Il regarde autour de lui) Au fait il est où cet os ?

Delphine – Il était là tout à l’heure…

Alban – C’est peut-être ces salopards qui l’ont emmené comme pièce à conviction…

La sonnette d’entrée retentit.

Delphine – Ça y est… C’est la Gestapo… Ils viennent nous chercher…

Alban – Tu veux dire la police…

Delphine – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Alban – Ce n’est pas ce que j’ai entendu…

Delphine – De toute façon, il est trop tard pour s’enfuir. Où veux-tu qu’on aille ?

Alban – En Uruguay ? Jérôme dit qu’il n’y a pas d’accord d’extradition avec la France… (Elle le regarde avec un air interloqué) Ok, je vais voir…

Il sort et revient un instant après avec Jérôme et Christelle qui affichent un air penaud.

Christelle – Je crois qu’on vous doit des excuses…

Jérôme – C’est vrai qu’on s’est peut-être un peu emballé.

Delphine – On est tous nerveux, c’est normal. Avec notre départ. La vente de cette maison…

Jérôme – Je crois que les mots ont un peu dépassé notre pensée.

Christelle – On ne va pas se fâcher pour ça, ce serait dommage…

Alban reste prudemment silencieux. Jérôme lui fait face et lui tend la main. Alban accepte de lui serrer.

Jérôme – On ne veut pas vous attirer des complications.

Christelle – Et puis on y tient à cette maison…

Jérôme – On va s’en tenir à ce qu’il y a dans cette promesse de vente, d’accord ?

Alban – Alors c’est pour ça que vous êtes revenus ?

Jérôme – Oui…

Christelle – Et puis on est venu aussi vous rapporter ça.

Elle sort l’os de son sac à main.

Christelle – On l’a retrouvé dans la voiture…

Jérôme – C’est sûrement le chien qui l’a emporté sans qu’on s’en rende compte…

Christelle – Comme quoi… Les os ça peut voyager loin, avec un chien.

Jérôme – C’est vrai… Après tout, on ne sait pas d’où il vient cet os… Il peut venir de n’importe où…

Alban – Oui, c’est justement ce que je disais tout à l’heure… Je vous trouve bien conciliants, tout d’un coup… Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Delphine – Il y a autre chose ?

Jérôme et Christelle échangent un regard embarrassé.

Jérôme – Milou avait un peu rongé l’os, alors j’ai regardé de plus près à l’endroit où il avait fait une entaille avec ses dents…

Delphine – Et alors ?

Christelle – En fait… C’est un os en plastique.

Delphine – Pardon ?

Jérôme – C’est bien un fémur humain, mais c’est un fémur en plastique.

Alban – Vous êtes sûrs ?

Jérôme – J’ai mis mon briquet en dessous pour vérifier, et il n’y a pas de doute. C’est du plastique. (Il tend l’os) Tenez, on sent encore l’odeur.

Delphine met son nez sur l’os.

Delphine – Ah oui, dites donc. On sent bien le plastique. (À Alban) Tu veux sentir ?

Alban – Ça ira, merci…

Delphine – Un os en plastique ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Christelle – Quelqu’un qui aura voulu vous faire une farce ?

Alban – Je ne sais pas…

Jérôme – Ça vient peut-être d’un de ces squelettes qu’on utilisait autrefois dans les écoles pour enseigner l’anatomie aux enfants…

Christelle – Mais pourquoi enterrer un squelette en plastique dans son jardin…

Delphine – Il y avait une école autrefois dans le coin ?

Alban – Mon grand père était instituteur…

Jérôme – Eh ben voilà !

Alban – Maintenant, je me souviens… Quand j’étais gamin, je voyais souvent ce squelette à la maison. On l’appelait Martin…

Delphine – Eh ben tu vois… Finalement, ta psychanalyse aura donné quelques résultats… Mais tu n’aurais pas pu t’en souvenir plus tôt ? Ça nous aurait épargné ce petit malentendu…

Alban – Ça me revient seulement maintenant. Je n’avais pas fait le rapprochement. Et puis je n’étais pas complètement sûr que ce soit un souvenir réel. J’en parlais souvent à mon psy… Mais je pensais que Martin, c’était un ami imaginaire…

Christelle – Un squelette ?

Alban – On ne choisit pas toujours ses amis… Même ses amis imaginaires…

Jérôme – Mais pourquoi ton grand-père a hérité de ce squelette, si c’était celui de l’école ?

Alban – Peut-être qu’on lui a offert en souvenir comme cadeau de départ à la retraite.

Christelle – Oui…

Jérôme – Ça n’explique pas pourquoi il l’a enterré dans le jardin…

Delphine – Pour s’en débarrasser, peut-être.

Alban – Ou pour nous faire une farce… Comme vous disiez tout à l’heure… Mon grand-père était très farceur…

Jérôme – Je croyais que c’était un grand ami du Maréchal.

Alban – Mitterrand aussi… Ça n’empêche pas d’avoir de le sens de l’humour…

Moment de perplexité.

Christelle – Et où est passé le reste ?

Alban – Le reste ?

Christelle – Le reste du squelette en plastique !

Alban – Ça…

Jérôme – Si on le retrouve, on vous le mettra de côté.

Delphine – Comme ça au moins tu retrouveras un ami.

Alban – Enfin, le principal, c’est que ce n’est pas vraiment un os.

Delphine – Sans os, pas de cadavre. Et sans cadavre pas de crime.

Christelle – Oui, tout est bien qui finit bien…

Soulagement général, mêlé d’une certaine gêne.

Delphine – Bon, alors on s’en tient à cette promesses de vente ?

Jérôme – Une promesse est une promesse.

Christelle – Et puis on est toujours amis, non ?

Silence un peu embarrassé.

Delphine – Un dernier verre, pour célébrer ça ?

Jérôme – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Christelle – On va y aller. On a eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui.

Jérôme – Alors à bientôt, pour la signature définitive ?

Alban – On a donné procuration à notre notaire. On part en Uruguay la semaine prochaine…

Christelle – Bon… Alors bon voyage…

Jérôme – On viendra vous voir, comme on a dit ?

Alban – C’est ça…

Jérôme et Christelle partent dans une ambiance glaciale.

Delphine – Je vous raccompagne…

On entend des aboiements. Delphine revient.

Delphine – Ouf…

Alban – Oui… J’ai cru qu’on n’arriverait jamais à s’en débarrasser…

Delphine – Tu parles de la maison ou de Jérôme et Christelle.

Alban – Les deux…

Ils s’asseyent sur un carton, épuisés.

Delphine – C’est incroyable, cette histoire de squelette en plastique…

Alban – Oui… Incroyable, c’est le mot…

Delphine – Je ne savais pas que ton grand-père était instituteur…

Alban – Mon grand-père était charcutier.

Delphine – Quoi ?

Alban – Il a acheté cette maison avec le fric qu’il a gagné pendant la guerre en vendant des saucisses au marché noir.

Delphine – Mais pourquoi tu leur as dit que…?

Alban – Il fallait bien trouver quelque chose. On veut la vendre cette maison ou pas ?

Delphine – Mais je ne comprends pas… L’os est bien en plastique, regarde !

Alban – Oui. Mon père avait un fémur en plastique.

Delphine reste un instant interloquée.

Delphine – C’était une sorte de cyborg ou bien…?

Alban – Je t’ai dit qu’il était cascadeur… À la suite d’un grave accident, on lui a posé un fémur en plastique…

Delphine – Alors tu crois que…

Alban – Je ne sais pas… Peut-être que ma mère a versé de la chaux sur le cadavre pour le faire disparaître et que seul le fémur en plastique a résisté…

Delphine – Mais pourquoi elle aurait fait ça ?

Alban – À cause de ses nombreuses infidélités, j’imagine… Tu sais qu’il y a des gens très jaloux qui sont prêts à tuer quand ils apprennent qu’ils sont cocus ?

Delphine – Alors tu crois que c’est ça ? C’est le fémur de ton père ?

Alban – Après pas mal de galipettes, ma mère lui a fait faire sa dernière cascade…

Ils contemplent l’os, songeurs.

Delphine – Tu as raison, il vaut mieux oublier tout ça…

Alban (brandissant l’os) – Au moins, maintenant, j’aurais un souvenir de papa…

Delphine – La victime et son assassin sont morts.

Alban – Et il y a prescription depuis longtemps.

Delphine – Ce n’est pas toujours bon d’aller fouiller dans le passé… Déterrer les cadavres… Il faut savoir pardonner… Oublier… Il faut aller de l’avant !

Alban – Mmm…

Delphine – En tout cas, bravo pour cette histoire d’instituteur et de cours d’anatomie… Tu n’es pas romancier pour rien. Et ce squelette qui s’appelait Martin… Où est-ce que tu vas chercher tout ça ?

Alban – Tu n’as jamais vu Les Disparus de Saint Agil ?

Delphine – Ah oui, c’est vrai… Il y a un squelette dans la salle de classe…

Alban – Et le squelette s’appelle Martin.

Delphine – J’espère que Jérôme et Christelle n’ont pas vu le film…

Alban – Et puis va savoir… Ce n’est peut-être pas le fémur en plastique de mon père…

Delphine – Mais alors d’où viendrait cet os ?

Alban – C’est peut-être ici qu’on a tourné Les Disparus de Saint Agil…

Delphine – Mouais…

Alban – Si tu permets, je préfère laisser ouverte cette possibilité.

Le portable de Delphine sonne.

Alban – Tu ne réponds pas ?

Delphine – Non…

Alban – C’est encore Canal Plus…

Delphine – Oui…

Alban – Et tu es allée jusqu’où, avec Canal Plus… Tu avais un abonnement ? Ou c’était à la demande ?

Delphine – C’était juste un petit dérapage d’un soir, je te jure.

Alban – Pourquoi tu ne m’en as pas parlé. On s’était promis de tout se dire, si quelque chose comme ça devait nous arriver à l’un ou à l’autre. Tout plutôt que de se mentir.

Delphine – Oui, mais le moment était mal choisi.

Alban – Je ne sais pas s’il y a un bon moment pour s’avouer ce genre de choses. Mais pourquoi ?

Delphine – Parce que j’avais une autre nouvelle à t’annoncer.

Alban – Tu me quittes ?

Delphine – Je suis enceinte…

Alban – De qui ?

Delphine – Voilà… C’est pour ça que je disais que le moment était mal choisi… Je voulais éviter d’entendre cette question…

Alban – Elle est quand même un peu légitime, non ?

Delphine – Il n’y a absolument aucune chance que quelqu’un d’autre que toi soit le père, je te le jure sur la tête de cet enfant que je porte.

Alban – Elle doit être encore toute petite, cette tête… Et comment tu peux être aussi sûre ?

Delphine – Parce je n’ai pas couché avec… Canal Plus. Je te jure !

Alban – Ok, admettons… Mais ne me dis pas que c’est pour t’éloigner de la scène de crime que tu as précipité notre départ en Uruguay ?

Delphine – Non… Même s’il y a aussi un peu de ça…

Alban – Si on a décidé de partir, c’est parce qu’on avait rien pour nous retenir ici. Peut-être qu’avec un enfant, on aurait décidé de rester…

Delphine – C’est aussi pour ça que je ne t’ai rien dit avant la signature… Pour que ça ne nous empêche pas de commencer une nouvelle vie, justement. Je ne veux pas que cet enfant représente un renoncement… Je veux que ce soit un nouveau départ.

Alban – Alors notre enfant va naître en Uruguay… Ça ne te fait pas peur ?

Delphine – Il y a des hôpitaux aussi en Uruguay. Des tas d’enfants y naissent tous les jours… Avec toi à mes côtés, je n’ai peur de rien…

Alban – Vu mes antécédents familiaux… Tu n’as pas peur de finir au fond d’un jardin dans un massif de dahlias…

Delphine – Je te fais confiance… Je sais que tu n’as pas la main verte…

Alban – Alors tu m’as trompé ou tu ne m’as pas trompé ?

Delphine – Techniquement non, je t’assure…

Alban – Techniquement ? Je ne sais pas si ça me rassure. Ça commence où, tromper, pour toi ?

Delphine – Viens, je vais te montrer où ça commence, de tromper son mari… Avant que je ne sois grosse comme une vache…

Elle l’enlace et commence à l’entraîner vers les coulisses.

Alban – Excuse-moi mais… Je te rappelle qu’on n’a plus de lit.

Delphine – Parfait… Comme ça… Ça ressemblera encore plus à un adultère….

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-60-4

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Un Os dans les Dahlias Lire la suite »

Un Cercueil Pour Deux

Casket for two –  Un Ataúd para Dos – Um caixão  para dois

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Quand deux candidats aux élections, le jour même du scrutin doivent aussi incinérer leurs conjoints respectifs, on risque le bourrage d’urnes. Surtout lorsque le directeur des pompes funèbres a recruté une intérimaire…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Adaptation et mise en scène de ma pièce UN CERCUEIL POUR DEUX au Сатиричен театър « Алеко Константинов » de Sofia par le génial Teddy Moskov qui, pour le Festival d’Avignon IN en 1999 et en 2002, présenta deux spectacles à l’Opéra. Je devrai peut-être un jour à un Bulgare l’honneur d’un spectacle dans le IN à Avignon, ma ville d’adoption…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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TEXTE INTÉGRAL

Un Cercueil pour Deux

Personnages : Edmond – Samantha – Francis – Chantal

ACTE 1

Face au mur d’un cimetière, recouvert de panneaux électoraux, la réception déserte d’une entreprise de pompes funèbres, ressemblant à celle de n’importe quelle autre entreprise. Sur le bureau, un téléphone sonne avec insistance. Edmond, le patron, vêtu d’une façon très stricte, arrive en maugréant.

Edmond – Oui, oui, j’arrive… Qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui à être aussi pressés… Ce n’est pas encore les soldes… Ah, non, je vous jure, ils finiront par avoir ma peau… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? (Avec une amabilité commerciale) Oui Monsieur Dumortier, nous allons le recevoir ce matin… Parfaitement, en chêne avec des poignées dorées et un capitonnage vert pomme… La collection automne-hiver, c’est cela… Mais vous savez, le modèle Elisabeth 2, c’est un classique. C’est indémodable. Ce n’est pas le moins cher, c’est vrai, mais je sais que Madame Dumortier était très coquette. Croyez-moi, avec ce modèle-là, on n’est jamais déçu. En tout cas, on n’a jamais eu de réclamation, n’est-ce pas… Mardi, c’est entendu… Au plaisir Monsieur Dumortier… Enfin, je veux dire, euh… À mardi, Monsieur Dumortier… Et encore une fois, toutes nos condoléances… (Il raccroche) Je commence vraiment à fatiguer, moi… (Mais le téléphone sonne à nouveau, ne lui laissant aucun répit) Et merde… (Il décroche) Picard Pompes Funèbres à votre service…? Ah, c’est toi, Yvonne… Alors le docteur est passé… ? La grippe évidemment…? Avec l’épidémie qui sévit cet hiver… C’est qu’elle est très virulente, cette année… Ici, le téléphone n’arrête pas de sonner… Heureusement qu’on me livre la nouvelle collection ce matin, parce que si j’avais un imprévu… Je ne dis pas ça pour toi, bien sûr… Mais c’est vrai que je suis complètement débordé. Non, ce n’était vraiment pas le moment que tu tombes malade toi aussi… Tout seul ici, je ne m’en sors pas, moi… Non, l’intérimaire n’est pas encore arrivée. Je ne sais pas ce qu’elle fait, d’ailleurs. Elle devait être là à neuf heures. Ça commence bien, je te jure… (Jetant un regard par la vitrine) Ah, je vois quelqu’un arriver, ça doit être elle. Bon il faut que je te laisse. Soigne-toi bien. Moi aussi, je t’embrasse…

Entre Samantha, une jeune femme au look à l’évidence peu approprié au poste qu’elle vient occuper (au choix : outrageusement sexy ou au contraire grunge ou gothique, par exemple).

Samantha – Bonjour ! Je suis un peu en retard, je sais…

Edmond – En effet… Une panne d’oreiller, dès le premier jour ?

Samantha – Même pas ! Non, le réveil a sonné à l’heure, je me suis bien levée, et tout. C’est dans l’autobus que je me suis rendormie. Le chauffeur m’a réveillée au terminus. Alors le temps de reprendre la ligne dans l’autre sens…

Edmond – Bon… Vous vous appelez comment ?

Samantha – Samantha.

Edmond – Samantha ?

Samantha – Ça pose un problème.

Edmond – Non, non… C’est à dire que… Samantha, ça fait un peu… Enfin vous voyez ce que je veux dire…

Samantha – Non…

Edmond – Disons que dans notre profession, on est habitué à des prénoms plus discrets.

Samantha – Genre ?

Edmond – Je ne sais pas, moi… Josiane, Martine… Christelle à la rigueur… Ou Yvonne. Ma femme s’appelle Yvonne… Vous croyez vraiment pouvoir la remplacer…?

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Alors vous tenez vraiment à vous faire appeler Samantha ?

Samantha – C’est mon nom.

Edmond – Bon… Et votre tenue là… On vous a dit que vous aurez à faire à la clientèle ?

Samantha – Ben… Oui…

Edmond – Vous comprenez bien que pour travailler ici, une tenue plus… classique serait quand même plus appropriée.

Samantha – Ah bon…

Edmond – Vous avez une formation, au moins ? Une première expérience dans notre domaine d’activité ?

Samantha – J’ai un CAP d’esthéticienne. Et j’ai fait une mission comme vendeuse chez Leclerc il y a trois mois.

Edmond – Esthéticienne… Oui, ça pourrait à la rigueur nous dépanner un peu…

Samantha – Ah bon…?

Edmond – Mais, Leclerc… Vous voulez dire dans la branche funéraire.

Samantha (surprise) – Ben non… Au rayon charcuterie, pourquoi ?

Edmond – Non, parce qu’autant vous dire que chez Picard, on ne fait pas dans le discount. Et pourquoi pas la vente par correspondance ou la vente en ligne, aussi ?

Samantha – Ah, oui, pourquoi pas…

Edmond – Leclerc et nous, on ne fait pas le même métier, d’accord ?

Samantha – D’accord…

Le téléphone sonne.

Edmond – Bon, et bien c’est le moment de me montrer ce que vous savez faire… Autant vous jeter à l’eau tout de suite, parce que je vous préviens, on est à flux tendu en ce moment. Je n’aurais pas le temps de vous former.

Samantha – Pas de problème… (Elle s’empare du téléphone et décroche avec assurance) Picard Surgelé, j’écoute…? Ah, non, Madame, je suis désolée, mais apparemment, vous avez fait un faux numéro… Mais je vous en prie, Madame… Pas de problème Madame… Au revoir Madame…

Samantha, visiblement contente d’elle, se tourne en souriant vers Edmond, qui la regarde pétrifié.

Samantha – Qu’est-ce qu’il y a ?

Edmond – C’est une blague ? C’est pour la Caméra Cachée, c’est ça ?

Samantha – Quoi ? C’était une bonne femme en pleurs qui croyait téléphoner aux pompes funèbres…

Edmond – Nous SOMMES une entreprise de pompes funèbres !

Samantha (anéantie) – Non…?

Edmond – L’agence d’intérim ne vous a rien dit ?

Samantha – Ils m’ont juste parlé de viande froide… Et comme la boîte s’appelait Picard…

Edmond – C’est un cauchemar… (Prenant sur lui) Bon, malheureusement, je n’ai plus le choix.

Samantha – Et donc, ici, c’est une entreprise de…

Edmond – Écoutez, vous vous contentez de répondre au téléphone et de prendre les messages. Quand un visiteur se présente, vous m’appelez. Et surtout, vous ne prenez aucune initiative, d’accord ?

Samantha – D’accord.

Edmond – Maintenant, je dois retourner m’occuper de mon député…

Samantha – Le député ?

Edmond – Delamare. Les législatives anticipées… Vous n’avez pas vu les panneaux électoraux contre le mur du cimetière ? C’est le premier tour de scrutin aujourd’hui !

Samantha – Et le député sortant est ici ?

Edmond – Ah oui, cette fois, on peut même dire que c’est une sortie définitive. Je suis en train d’essayer de lui refaire une beauté, là-bas derrière. Et croyez-moi, il y a du boulot…

Samantha – Madame Delamare ? Pourtant, sur les affiches, elle a l’air pas trop mal conservée…

Edmond – Son mari ! C’est lui le député sortant. Sa femme se présente aux élections pour lui succéder à l’Assemblée Nationale.

Samantha – Ah, d’accord…

Edmond – Les obsèques de Monsieur Delamare ont lieu aujourd’hui. Mais j’ai bien du mal à lui redonner une allure présentable. C’est que le corps a séjourné longtemps dans l’eau, alors évidemment…

Samantha (horrifiée) – Dans l’eau.

Edmond – D’ailleurs, si vous voulez vous charger du dernier coup de polish. D’habitude, c’est ma femme qui s’occupe de ça, mais comme elle n’est pas là…

Samantha – C’est à dire que…

Edmond – Vous m’avez bien dit que vous aviez un CAP d’esthéticienne ?

Samantha – Oui, enfin…

Edmond – Je vois… Bon… Vous croyez pouvoir vous en sortir avec le standard ?

Samantha – Oui, oui, bien sûr…

Edmond – Dans ce cas, je vous laisse. (Se retournant une dernière fois) Ah, au fait, j’attends une livraison ce matin. Quand la marchandise arrive, vous me prévenez tout de suite, d’accord…

Samantha – Une livraison…

Edmond – La nouvelle collection ! Vous avez le catalogue sous les yeux !

Edmond sort. Samantha jette un regard sur le catalogue, et reste estomaquée. Le téléphone sonne.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute… Oui… Oui… (Écrivant sur un bloc) La promotion du mois, parfaitement… Le modèle Sapin Basique… À 99 euros TTC… Très bien, je lui dirai, Madame Delamare… Vous pouvez compter sur moi… Au revoir Madame Delamare…

Elle raccroche et soupire de soulagement. Un soulagement très momentané, puisqu’un homme entre par la porte et s’approche du bureau.

Samantha – Vous venez pour la livraison…?

Francis – Euh… Non… Francis Martino. J’ai rendez-vous avec Monsieur Picard. Pour choisir un modèle…

Samantha (avec un sourire commercial) – Je vais l’appeler… Vous voulez jeter un coup d’oeil sur notre catalogue en attendant… (Elle lui tend le catalogue) C’est pour offrir ?

Francis – C’est pour ma femme…

Samantha – Pardonnez-moi, mais… il me semble vous avoir déjà vu quelque part…

Francis – Oui… Ma photo est placardée sur tous les murs de la ville…

Samantha – Vous êtes recherché par la police ?

Francis – Pas encore… Pour l’instant, je me présente seulement aux élections… (Avec un geste en direction des panneaux électoraux contre le mur du cimetière) Sur les affiches, là, c’est moi…

Samantha – Francis Martino ! L’adversaire de Madame Delamare, parfaitement !

Francis – Disons son challenger…

Samantha – La liste divers droite, c’est bien ça ?

Francis – Ah, non, ça c’est Madame Delamare… Moi je suis centriste. Mais vous savez ce qu’on dit : le centre est partout et sa circonscription nulle part…

Samantha – Mmm… Alors vous avez perdu votre conjoint, vous aussi ?

Francis – Oui…

Samantha – Ah… Bataille !

Francis – Pardon ?

Samantha – Avec un décès dans sa famille entre les deux tours, Madame Delamare partait avec un avantage. Là ça remet les compteurs à zéro…

Francis – Oui…

Samantha – Si la grand-mère d’Obama n’était pas morte juste avant le scrutin, est-ce qu’un noir serait Président des États Unis aujourd’hui ?

Francis – Bien sûr…

Samantha – Et si Ségolène avait perdu ne serait que son caniche avant les présidentielles, l’histoire de France en aurait peut-être été changée…

Francis – Peut-être…

Samantha – Malheureusement pour elle, non seulement son infidèle compagnon n’est pas mort entre les deux tours, mais il a été folâtrer ailleurs. Qu’est-ce que vous voulez ? Les Français n’aiment pas les cocus, c’est comme ça…

Francis – Je vois que vous êtes une fine observatrice de la vie politique française… Euh… Monsieur Picard est là ?

Samantha – Oui, bien sûr, je l’appelle tout de suite. (Elle jette un regard au clavier de son standard et lit les différentes indications) Alors… Chambre froide… Coin cuisine… Thanatopraxie… Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je vais essayer ça… (Elle compose le numéro et attend un instant avant que Edmond finisse par répondre) Bingo ! Monsieur Picard ? Francis Martino vient d’arriver… (Elle raccroche) Il vient tout de suite…

Silence un peu embarrassé. Francis feuillette le catalogue pour se donner une contenance.

Francis – Et vous, vous avez déjà fait votre choix ?

Samantha – Pour…?

Francis – Le scrutin d’aujourd’hui ! Vous avez déjà voté ?

Samantha – Euh… Non, pas encore…

Francis – Ah, j’ai encore une chance, alors… Vous connaissez notre programme ?

Samantha – Vous avez un programme ? Je croyais que vous étiez centriste ?

Edmond arrive.

Edmond – Bonjour Monsieur Martino. Et toutes mes condoléances…

Francis affiche à nouveau une mine de circonstances.

Francis – Qu’est-ce qu’on y peut…? C’est le destin, n’est-ce pas…?

Edmond – Au moins, elle a eu une belle mort.

Francis – Vous trouvez…?

Edmond – Non ?

Francis – Elle a été broyée par un train corail…

Edmond – Excusez-moi, je dois confondre avec Madame Dumortier… Elle est morte dans son lit pendant son sommeil. Elle avait 91 ans…

Francis – Ah, oui… Ma femme était un peu plus jeune…

Edmond se rend compte que Samantha écoute leur conversation avec une curiosité peu discrète.

Edmond – Si vous alliez nous chercher deux cafés, Sandra…

Samantha – Samantha…

Edmond – Oui, bon… Vous savez faire du café…?

Samantha – Je peux essayer…

Francis – Serré, pour moi, s’il vous plaît.

Samantha – Serré… Comme le scrutin d’aujourd’hui, pas vrai Monsieur Martino…?

Vague sourire de Francis. Edmond est visiblement exaspéré.

Edmond – La machine à expresso, c’est par là…

Samantha disparaît.

Edmond – On a tellement de mal à trouver du personnel compétent aujourd’hui… Et ma femme est clouée au lit avec la grippe. Vous savez qu’elle est très virulente, cette année…

Francis – Oui… Ma femme en est morte…

Edmond – Je croyais qu’elle s’était fait renverser par un train.

Francis – En allant chercher son vaccin anti-grippe à la pharmacie…

Edmond – J’ai toujours pensé qu’il y avait un problème avec ce vaccin… Et croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir… D’ailleurs j’ai interdit à ma femme de se faire vacciner…

Francis – Madame Picard va bien ?

Edmond – Un léger refroidissement, mais elle sera sur pied dans quelques jours. Mieux vaut laisser faire la nature, pas vrai ?

Francis – Bien sûr…

Edmond – Vous avez déjà fait votre choix, Monsieur Martino ? Comme vous pouvez le voir sur notre catalogue, la nouvelle collection est absolument superbe…

Francis (jetant un regard rapide sur le catalogue) – Mmm…

Edmond – Comme je dis toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers…

Francis – Je pensais à quelque chose de très simple, en fait…

Edmond – Je vois… Quelque chose d’élégant, mais discret en même temps… Vous avez une idée du modèle ?

Francis (montrant sur le catalogue) – Pourquoi pas celui-ci…

Edmond (pas ravi) – Sapin Basique. Notre modèle d’entrée de gamme. En promotion en ce moment. À 99 euros TTC. Très bien Monsieur Martino…

Francis – Je me suis dit que pour une crémation…

Edmond – Le sapin, ce sera bien suffisant… Vous avez de la chance, il ne nous en reste plus qu’un en réserve. C’est un modèle qui part très vite en ce moment… En ce qui concerne les options, nous pouvons vous proposer…

Francis – Le modèle de base.

Edmond – Sapin Basique sans option. Parfaitement. Vous vouliez voir autre chose ?

Francis – Pour l’instant ça ira…

Edmond – Parfait, Monsieur Martino. Alors c’est noté.

Samantha arrive avec le café. Elle tend une tasse à Francis et l’autre à Edmond.

Francis – Merci Mademoiselle…

Samantha (minaudant) – Samantha…

Francis vide sa tasse d’un trait et fait la grimace. Edmond, intrigué, trempe les lèvres dans son café et lance un regard furieux en direction de Samantha.

Edmond (avec un regard d’excuse à Francis) – Un peu trop serré, peut-être…

Francis – Ah, oui, ça…

Edmond – Ça réveillerait un mort…

Le téléphone portable de Francis sonne avec un bruit de réveil.

Francis – Excusez-moi… (Prenant l’appel) Oui…? Alors, vous avez les premières estimations ? Oui… Oui… oui… Ah… Bon, très bien, j’arrive tout de suite… Non, la cérémonie a lieu à onze heures… C’est ça, dans une heure… Mais vous savez, ce sera dans la plus stricte intimité… Je ne voudrais pas exploiter le drame qui me frappe pour m’attirer la sympathie des électeurs… Vous avez tout de même pensé à prévenir la presse ? Très bien, merci… À tout de suite…

Edmond – Alors ? Et cette campagne électorale Monsieur Martino ? Comment ça se présente ?

Francis pose machinalement son portable sur le bureau de la réception et sort de sa poche deux tracts électoraux.

Francis – Comme vous le savez, normalement, c’était ma femme qui devait se présenter à cette élection. Mais en raison de cette tragédie…

Edmond – Bien sûr…

Samantha – Il arrive qu’on fasse voter les morts, mais même en Corse, on n’a encore jamais réussi à en faire élire un à l’assemblée…

Edmond – Remarquez, vu le taux d’absentéisme au parlement, je ne suis pas sûr qu’on s’en apercevrait tout de suite, pas vrai…?

Francis (tendant les tracts à Edmond et à Samantha) – Tenez, je vous laisse quand même quelques informations sur notre programme.

Edmond – Ah, vous avez un programme… Je pensais que vous étiez… Non, rien…

Francis – À vrai dire, je n’ai aucune expérience en politique. Mais le parti centriste a tellement de mal à trouver des candidats…

Samantha – Oui… C’est sûrement le seul parti en France qui a encore moins d’électeurs que de candidats…

Edmond la fusille du regard.

Francis – Bref, on m’a un peu forcé la main, et je me suis laissé faire… Bon, je vais devoir vous laisser… Un petit problème à régler…

Edmond – Rien de grave, j’espère ?

Francis – Comme je ne trouvais personne d’autre, j’ai dû prendre la fille de ma femme de ménage comme suppléante. Mais on me dit qu’elle vient de se faire arrêter pour racolage sur la voie publique…

Edmond – Si les candidats aux élections n’ont plus le droit de proposer leurs charmes aux électeurs sur les marchés, où va la démocratie ?

Francis – N’est-ce pas…?

Samantha – Si vous cherchez une nouvelle suppléante, je peux vous dépanner…

Francis – Pourquoi pas…? Je vais y réfléchir, c’est promis…

Edmond – Alors tout à l’heure pour la cérémonie…

Francis – Parfait.

Francis s’en va. Edmond tourne un regard de reproche vers Samantha.

Samantha – Ah, j’ai oublié de vous dire. Vous allez être fière de moi, je viens de faire ma première vente au téléphone.

Edmond (inquiet) – Je vous avais dit de ne prendre aucune initiative…

Samantha – Madame Delamare a appelé. La veuve du député. Elle a choisi le modèle Sapin Basique.

Edmond – Sapin Basique !

Samantha – Oui, je sais, c’est le moins cher, mais bon… C’est quand même une vente.

Edmond – Il ne nous en reste plus qu’un en stock, et je viens de le promettre à Monsieur Martino pour sa femme !

Madame Delamare arrive.

Chantal – Ah, Monsieur Picard. Je voulais vous voir.

Edmond – Bonjour Madame Delamare… et toutes mes condoléances pour votre époux. Mais je suis sûr qu’il approuverait votre choix.

Chantal – Pour le cercueil, vous voulez dire ? C’est vrai que c’était un homme très près du peuple, et qu’il avait des goûts très simples…

Edmond – Au sujet de votre candidature ! Pour lui succéder au parlement…

Chantal – Oh, vous savez, je n’ai pas beaucoup la tête à la politique en ce moment. (Elle en profite néanmoins pour gratifier Edmond et Samantha de deux tracts électoraux) Si les électeurs de mon mari n’avaient pas insisté pour que je me présente afin de sauver son siège à l’assemblée… Mais je voulais vous parler de l’organisation des obsèques, justement…

Edmond – Vous avez changé d’avis sur le modèle, peut-être… C’est vrai que le Sapin Basique, pour un député…

Chantal – Non, non, pas du tout. Le sapin, ça me convient très bien. D’autant que j’ai opté pour l’incinération…

Edmond – Ah, vous aussi…

Chantal – Pardon ?

Edmond – Non, je veux dire… C’est une pratique qui se développe beaucoup en ce moment… Vous ne voulez pas jeter un nouveau coup d’oeil sur notre catalogue ?

Samantha (commercial) – Un petit coup d’oeil, ça n’engage à rien…

Edmond (lui montrant le catalogue) – Regardez. Le modèle Louis Philippe, par exemple… En acajou… Garanti trente ans…

Chantal jette un regard distrait sur le catalogue.

Chantal – Non merci, vraiment… D’ailleurs, excusez-moi, mais… Louis Philippe, Elisabeth 2, Marie Antoinette… Ça ne fait pas très républicain, tout ça…

Samantha – D’un autre côté, Sapin Basique… Ça fait un peu Ikéa, non ?

Chantal – Le Sapin Basique, ça ira très bien…

Edmond – C’est à dire que…

Chantal – Il y a un problème ?

Edmond – Je suis vraiment désolé, Madame Delamare, mais nous sommes momentanément en rupture de stock sur ce produit…

Chantal – Mais… cette jeune femme m’a dit au téléphone tout à l’heure que…

Edmond – Entre temps, j’avais promis le dernier exemplaire qui me restait à Monsieur Martino…

Chantal – Martino ? Mon adversaire aux élections !

Edmond – C’est un regrettable malentendu, et je vous prie d’accepter toutes mes excuses… Cette jeune personne débute dans le métier et…

Chantal – Il n’en est pas question !

Edmond – Je peux vous proposer un autre modèle… Je vous ferai une ristourne… Un surclassement, en quelque sorte…

Chantal – Vous n’avez qu’à proposer ça à Martino.

Justement, Martino revient.

Francis – Je crois que j’ai oublié mon téléphone portable chez vous. (Il est surpris de reconnaître Chantal). Madame Delamare…

Edmond – Vous vous connaissez, je crois…

Chantal – Un peu… Madame Martino s’était déjà présentée aux dernières élections contre mon mari…

Edmond – Ah… C’est presque une histoire de famille, alors…

Francis – J’en profite pour vous présenter toutes mes condoléances…

Edmond – Monsieur Martino est un gentleman. Il acceptera sans doute de se désister en votre faveur…

Francis – Pardon ?

Chantal – Il semblerait que nous ne soyons pas concurrent seulement pour ce fauteuil de député…

Edmond – Sandra a promis le dernier Sapin Basique qui nous restait à Madame Delamare…

Samantha – Samantha…

Edmond (enjoué) – Allez, ne me dites pas que vous aussi, les politiques, il ne vous arrive pas quelque fois de promettre la même chose à tout le monde pour vous faire élire…

Samantha – Je suis vraiment désolée…

Francis – On va sûrement trouver un arrangement à l’amiable… N’est-ce pas, Monsieur Picard ?

Edmond – Mais bien sûr… On doit justement me livrer la nouvelle collection d’une minute à l’autre…

Le téléphone sonne et Samantha répond.

Samantha – Picard Sur… Pompes Funèbres Picard, j’écoute. Ne quittez pas, je vous le passe. (À Edmond) Pour vous…

Edmond – Pardonnez-moi un instant… (Prenant le combiné) Oui…? Non…! Votre livreur à la grippe ? C’est une plaisanterie ? Quand ? Cet après-midi ? Mais il sera trop tard ! Ah, vous entendrez parler de moi, je vous le garantis…

Il raccroche consterné.

Francis – Si cela peut rendre service à Madame Delamare, je suis tout à fait disposé à opter pour un autre modèle… Qu’est-ce que vous me proposez ?

Edmond – C’est à dire que… Je viens d’apprendre que la livraison que j’attendais ce matin est repoussée de quelques heures…

Francis – Et ?

Edmond – Le Sapin Basique, c’était le dernier cercueil qui nous restait en magasin…

Francis – Le dernier ?

Edmond – Désolé, je n’en ai plus aucun autre de disponible dans l’immédiat… À moins de remettre Madame Dumortier au frigo… Mais elle est déjà dans la chambre funéraire avec sa famille…

Consternation générale.

Chantal – Les obsèques de mon mari doivent avoir lieu ce matin à 11 heures !

Francis – Ceux de ma femme également.

Edmond (pour lui même accablé) – Un cercueil pour deux… Il ne manquait plus que ça…

Chantal – Vous ne voulez quand même pas qu’on place mon mari et la femme de monsieur dans le même cercueil ?

Francis – Ah, oui… Ce ne serait pas très convenable…

Edmond – On pourrait peut-être remettre une des deux cérémonies à demain…?

Samantha – Après tout, maintenant, ils ne sont pas si pressés…

Chantal – Mais moi, si !

Francis – Ah, non, demain, ça ne va pas être possible pour moi non plus…

Chantal – La presse est déjà prévenue… Il n’y a aucune raison pour que je laisse la vedette à mon adversaire !

Edmond – Cet après-midi, alors ?

Francis – Je vous rappelle que ce soir, on dépouille.

Edmond – On dépouille…?

Francis (à Samantha) – À propos, vous n’êtes pas libre ce soir ?

Samantha – Pour…?

Francis – Pour le dépouillement !

Noir.

ACTE 2

Francis et Chantal attendent ensemble à la réception avec une mine de circonstances. Francis jette un regard discret sur sa montre.

Francis – Vous pensez qu’il y en a encore pour longtemps…?

Chantal – Je ne sais pas… Je n’ai pas trop l’habitude…

Francis – C’est bizarre… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’être à la maternité, en train d’attendre un heureux événement…

Chantal (lui jetant un regard inquiet) – Oui, c’est bizarre…

Francis – Vous savez déjà ce que vous allez en faire ?

Chantal – Pardon ?

Francis – Les cendres de votre mari… Vous allez les mettre où ?

Chantal – Je n’ai pas encore décédé… Décidé… (Un temps) C’est… C’est volumineux ?

Francis – Je ne sais pas… Ça tient dans une urne, en tout cas…

Chantal – Une urne…?

Francis – Une urne funéraire…

Chantal – Ah oui, bien sûr…!

Francis – Oui… Quelle ironie pour un député… Finir dans une urne…

Chantal – Et vous ?

Francis – Je ne vais pas les garder sur le rebord de la cheminée, en tout cas… Ce serait un peu spécial, non ?

Chantal – Oui…

Francis – Peut-être les répandre dans le jardin… On a le droit ?

Chantal – Je crois, oui… En tout cas, personne n’est jamais allé en prison pour avoir dispersé les cendres de son conjoint dans son jardin…

Francis – Sauf le Docteur Petiot, évidemment…

Chantal – Mmm…

Francis – En même temps, je ne sais pas… Savoir que son conjoint est répandu sur le gazon entre la niche du chien et le barbecue… C’est un peu spécial aussi, non ?

Chantal – Oui…

Francis – C’est une décision lourde de sens. Il vaut mieux bien y réfléchir avant. Parce qu’après, c’est trop tard…

Chantal – C’est sûr… À part l’aspirateur…

Francis – Et on est vraiment obligés de repartir avec ?

Chantal – Je crois, oui… C’est comme à la maternité…

Justement, Edmond et Samantha arrivent en portant chacun une urne.

Edmond – Je ne vois pas la plaque. Le député, c’est laquelle ?

Samantha – Mince… Les plaques…

Edmond – Quoi ?

Samantha – J’ai oublié de les mettre…

Edmond – Mais je vous avais dit de… J’avais mis un post it avec le nom sur chaque urne ! Vous n’aviez qu’à visser les plaques !

Samantha – Je suis vraiment désolé…

Edmond – Mais vous savez dans quelle urne se trouve le député ?

Le silence embarrassé de Samantha est un aveu. Mais Edmond n’a pas le temps de réagir. Francis et Chantal tournent vers eux un regard de circonstance. Après une petite hésitation, Edmond tend son urne à Chantal, et Samantha la sienne à Francis.

Edmond – Nous vous laissons vous recueillir un instant sur les cendres de vos conjoints respectifs…

Edmond sort en lançant un regard incendiaire à Samantha.

Edmond – Je ne sais pas ce qui me retient de vous incinérer vous aussi…

Samantha – En même temps, si je n’étais pas allée chez Leclerc pour qu’il nous dépanne d’un cercueil en sapin…

Edmond – Un cercueil à monter soi-même, je ne savais même pas que ça existait…

Samantha – Eux, ils n’étaient pas en rupture de stock, au moins…

Edmond – Oui, bon, ça va…

Samantha – Et puis maintenant, Picard ou Leclerc, hein ? On ne voit plus la différence…

Edmond – Oui, ça vous pouvez le dire… Il y a une chance sur deux pour qu’en ce moment, Madame Delamare soit en train de se recueillir sur les cendres de Madame Martino.

Samantha – Et Monsieur Martino sur celles de Monsieur Delamare…

Edmond – Pas facile à monter, d’ailleurs, ces cercueils en kit…

Samantha – Oui… De ce côté là aussi, ça ressemble beaucoup à du Ikéa…

Ils sortent. Francis et Chantal regardent leur urne respective, plongés dans leurs pensées.

Francis – Nous ne sommes que poussière…

Chantal – Et nous retournerons à la poussière.

Francis – Il est mort comment, exactement, votre mari ?

Chantal – Noyé…

Francis – Noyé…?

Chantal – C’était un grand pêcheur devant l’Éternel. Il a dû tomber de son bateau. On n’a retrouvé le corps que six semaines après…

Francis – Et il ne savait pas nager…

Chantal – Il ne me l’avait jamais dit… Mais c’est vrai que je ne l’ai jamais vu nager de son vivant.

Francis – Peu de gens se vantent de ne pas savoir nager…

Un temps.

Chantal – Et votre femme ?

Francis – Un accident de la route.

Chantal – Ah, oui…

Francis – À un passage à niveaux dangereux… Sa voiture a calé au milieu des rails… Elle n’a pas eu le temps de redémarrer…

Chantal – Si je suis élue, je vous promets de faire aménager ce passage à niveau.

Francis – Merci… De mon côté, si j’ai la faveur des électeurs, je vous promets de faire passer une loi pour obliger tous les pêcheurs à passer un brevet de natation…

Ils restent un instant silencieux, contemplant les urnes.

Chantal – Et dire qu’ils s’étaient présentés l’un contre l’autre aux dernières élections. Voilà où ils en sont. Chacun dans son urne…

Chantal – Oui…

Francis – Ça… On peut dire que la politique ne leur a pas réussi…

Chantal – Non…

Francis – J’espère qu’on ne finira pas de la même façon.

Chantal – Enfin pas tout de suite…

Francis – À propos, vous avez vu les derniers sondages sortie d’urnes ?

Chantal – Oui…

Francis – Le deuxième tour s’annonce très serré.

Chantal – Mais je devrais être en ballottage favorable… Mon mari peut reposer en paix…

Francis – Mmm… Au dernier scrutin, on avait soupçonné vos amis d’avoir bourré les urnes…

Edmond et Samantha reviennent.

Edmond – Ils ont l’air de sympathiser, finalement…

Samantha – Vous verrez, ça se terminera par un mariage. (Edmond lui lance un regard réprobateur) Ils sont veufs tous les deux, non ?

Francis et Chantal les aperçoivent.

Chantal – Bon, on va peut-être vous laisser…

Edmond – Prenez votre temps… Vous pouvez rester le temps que vous voulez…

Samantha – Et vous serez toujours les bienvenus chez nous…

Edmond lui lance un regard réprobateur.

Francis – Je peux vous déposer quelque part ? J’ai un break…

Chantal – Je ne sais pas si…

Francis – Vous avez raison, excusez-moi… Ça pourrait faire jaser…

Samantha s’approche de Chantal.

Samantha – Je vais vous aider… Parce que c’est quand même un peu lourd…

Chantal – Ça ira, merci.

Samantha fait un geste maladroit pour saisir l’urne de Chantal. Ce faisant, elle bouscule celle de Francis qui tombe par terre. Son contenu se répand en partie sur le sol. Edmond regarde la scène effaré.

Chantal – Oh mon Dieu !

Edmond (anéanti) – C’est un cauchemar…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Je vais réparer ça tout de suite…

Edmond – Ne touchez à rien, je m’en occupe…

Edmond disparaît.

Samantha – C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure…

Edmond revient avec un tablier fantaisie, un balai et une pelle.

Edmond – Je vais arranger ça…

Sous le regard consterné des trois autres, il balaie les cendres, les pousse vers la pelle, et s’apprête à les remet dans l’urne. Mais il se trompe d’urne.

Francis – Euh, non, là c’est le mari de Madame.

Edmond – Autant pour moi… (Edmond remet les cendres dans l’autre urne). Voilà, ce petit accident est réparé…

Samantha se penche et ramasse quelque chose par terre.

Samantha – Tiens… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Edmond (embarrassé) – Ça arrive parfois qu’il reste quelques… Des plombages, par exemple…

Samantha – Ah, oui, en effet… On peut dire que la personne qui est là-dedans s’est vraiment fait plomber. On dirait une balle… Et du gros calibre, encore…

Consternation générale.

Edmond (examinant la balle) – Ah, oui…? Votre femme est morte d’un accident de chasse ?

Francis – Euh, non… Je vous l’ai dit, d’un accident de vaccin…

Samantha – Ah, oui, mais là c’est un sacré suppositoire, hein ?

Edmond – Je dirais de la chevrotine…

Samantha – C’est que là, Monsieur Martino… Si c’est vous qui avez confondu votre femme avec un sanglier… Ce ne serait pas bon du tout pour votre élection à l’assemblée.

Francis prend la balle des mains de Samantha et la regarde.

Francis (embarrassé) – Je ne comprends pas, je vous assure…

Silence embarrassé.

Samantha – En même temps… Je vous avoue que je ne suis pas complètement sûr qu’il s’agisse des cendres de votre femme…

Francis – Pardon ?

Samantha – Je me suis un peu mélangée dans les plaques…

Edmond – Elle veut dire que ce pruneau pourrait aussi bien provenir de l’urne de Monsieur le Député…

Francis lance un regard vers Chantal, qui semble anéantie.

Francis – Je vois…

Chantal – Je peux tout vous expliquer…

Francis (étonnée) – Vraiment…?

Chantal (à Edmond et Samantha) – Veuillez nous laisser un instant, je vous prie.

Edmond et Samantha s’éclipsent discrètement.

Francis – Vous avez quelque chose à me dire ?

Chantal fait un geste pour arracher la balle des mains de Francis.

Chantal – Donnez-moi ça !

Francis – Pas si vite…

Chantal se décompose.

Chantal – Ok, c’est moi qui l’ai tué…

Francis – Vous ?

Chantal – Mon mari n’est pas mort noyé.

Francis – Et vous avez maquillé son meurtre en accident…

Chantal – Oui…

Francis – Mais pourquoi ?

Chantal – Pour qu’on ne me jette pas en prison, évidemment !

Francis – Non, je veux dire… Pourquoi l’avoir tué ?

Chantal – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Francis – Au courant de quoi ?

Chantal – Mon mari me trompait.

Francis – Et pourquoi est-ce que je devrais être au courant.

Chantal – Mais parce qu’il me trompait avec votre femme ! Vous ne le saviez pas ?

Francis (consterné) – Non…

Chantal – J’ai tué mon mari avec son fusil de chasse. Et je me suis arrangée pour faire passer ça pour un accident de pêche…

Francis – Ah, oui, c’est tordu…

Chantal – Ça a failli marcher… Si le corps était resté au fond, comme prévu…

Francis – Malheureusement, le passé finit toujours par remonter à la surface…

Chantal – Je pensais qu’en choisissant la crémation, je serai tranquille une bonne fois pour toute… Hélas, apparemment, la balle a résisté à la chaleur…

Francis – Mais il n’y a pas eu d’autopsie ?

Chantal – C’est mon médecin de famille qui a signé le permis d’inhumer. Il est assez âgé. Plutôt myope. Il n’a pas été très regardant.

Francis – Je vois… Mais un crime passionnel, ça se plaide très bien, non ? Ce ne serait pas plutôt pour prendre sa place au parlement que vous auriez assassiné votre mari ?

Chantal – Si je me présente aux élections, c’est surtout pour bénéficier d’une immunité parlementaire, au cas où je viendrais à être inquiétée…

Francis – Une assurance tous risques, en quelque sorte… Les impunités électives…

Chantal – Vous allez me dénoncer ?

Francis – Ça dépend un peu de vous. (Montrant la balle) Il n’y a que moi qui suis au courant…

Chantal s’approche de lui avec un air lascif.

Chantal – Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez… Je serai votre chose…

Poursuivant ses avances, Chantal renverse aussi l’urne de Francis dont le contenu se répand en partie sur le sol.

Francis – Si vous commenciez par vous désister en ma faveur…

Noir.

ACTE 3

Edmond est occupé à la réception. Samantha arrive.

Samantha – Bonjour, bonjour…!

Edmond – Il y a du progrès… Vous n’avez qu’une demi-heure de retard… Vous ne vous êtes pas rendormie dans le bus aujourd’hui ?

Samantha – Si… Mais je me suis réveillée un peu avant le terminus… Vous ne pouvez déjà plus vous passer de moi, c’est ça ?

Edmond – Mmm…

Samantha – Alors, Monsieur Picard ? Comment vont les affaires ?

Edmond – Plutôt calme en ce moment. Après le coup de feu de la semaine dernière.

Samantha – Le coup de feu ?

Edmond – C’est une façon de parler…

En retirant son manteau, elle jette un regard vers les panneaux électoraux.

Samantha – Ah, vous avez vu ? Finalement, c’est le centriste qui est passé au deuxième tour.

Edmond – Oui… Madame Delamare s’est désistée en sa faveur…

Samantha – Mais il l’a prise comme suppléante…

Edmond – Dommage pour vous. La place n’est plus à prendre.

Samantha – Je vous l’avais dit que ça finirait par un mariage.

Edmond – Vous êtes vraiment très perspicace…

Samantha – Votre femme est là ?

Edmond – Elle est à côté.

Samantha (déçue) – Vous n’avez plus besoin de moi alors.

Edmond – Enfin, je veux dire… Elle est là mais… Ma femme a succombé à la grippe finalement…

Samantha – Je suis vraiment désolée… Toutes mes condoléances…

Edmond – Merci.

Samantha – C’est arrivé quand ?

Edmond – Cette nuit. J’aurais peut-être dû la faire vacciner, finalement…

Samantha – Au moins, avec vous, elle aura un bel enterrement…

Edmond – Mouais…

Samantha – Vous pourrez lui prouver combien vous l’aimiez. Comme vous dites toujours : c’est au prix du cercueil qu’on évalue combien nos défunts nous étaient chers… Vous avez choisi quel modèle ?

Edmond – Sapin Basique…

Samantha – Ah, oui, c’est… Le bois naturel, c’est très chaleureux.

Edmond – Très calorifuge, surtout. J’ai opté pour l’incinération, moi aussi.

Samantha – Bien sûr.

Edmond – Alors maintenant, évidemment… Je vais devoir la remplacer… Définitivement.

Samantha – La remplacer…?

Edmond – Ici, à la boutique.

Samantha – Ah, oui, bien sûr… Vous me passez en CDI alors…?

Edmond – Je peux vous prendre à l’essai, en tout cas. Du coup, j’ai un poste de thanatopracteur qui se libère…

Samantha – Thanatopracteur…

Edmond – Moi ma spécialité, c’est plutôt le gros oeuvre. C’est que parfois, ça relève carrément du puzzle… Et encore, on n’a pas toujours toutes les pièces…

Samantha – Comme avec Madame Martino… C’est vrai que là, vous aviez fait des miracles…

Edmond – Vous pouvez le dire… Quand on nous l’a amenée, après qu’elle soit passée sous le train avec sa voiture… On aurait dit une sculpture de César…

Samantha – César… L’empereur romain ?

Edmond – Bref… C’était ma femme qui faisait la finition… Alors maintenant qu’elle n’est plus là… Si ça vous tente…

Samantha – Je ne sais pas si je saurais…

Edmond – Ce n’est pas très compliqué, vous savez. C’est un peu comme esthéticienne, mais les clientes sont toujours contentes…

Samantha – Pourquoi pas…

Edmond – Et puis c’est un métier plein d’imprévu, contrairement à ce qu’on pense. Vous avez pu en juger vous même, on ne s’ennuie jamais ici…

Samantha – Et on côtoie parfois du beau monde…

Edmond – C’est qu’un jour ou l’autre, riche ou pauvre, célèbre ou anonyme, tout le monde passe entre nos mains…

Samantha commence à passer un coup de balai.

Samantha – Et pour la balle qu’on a trouvée dans l’urne du député, vous allez faire quelque chose ?

Edmond – Pensez-vous… On n’est pas de la police… Et puis on est liés par le secret professionnel… Dans notre métier, forcément, on pénètre dans l’intimité des familles…

Samantha – Ah, oui…?

Edmond – Vous n’avez pas idée de tout ce qu’on peut trouver dans les poches des défunts… Une fois j’ai même trouvé un Tacotac gagnant.

Samantha – C’est la veuve qui a dû être contente…

Edmond – Vous pensez bien que j’ai préféré ne pas lui en parler. Ça m’aurait paru déplacé…

Samantha – Bien sûr…

Edmond – C’est comme ça que j’ai acheté la machine expresso, d’ailleurs… À propos, vous voulez un petit café ?

Samantha – Pourquoi pas…?

Edmond disparaît un instant pour aller chercher le café..

Edmond (off) – Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, dans les cendres de Madame Dumortier, j’ai trouvé une paire de ciseaux…

Samantha – Elle a été assassinée, elle aussi ?

Edmond – Des ciseaux de chirurgien ! Elle venait de se faire opérer de l’appendicite… Et elle est morte des suites opératoires…

Samantha – Vous me donnerez quand même le nom de la clinique… Au cas où je doive subir une intervention…

Edmond revient avec le café.

Samantha – Merci de me donner ma chance, en tout cas. Vous verrez, vous ne serez pas déçu…

Edmond – J’ai déjà un aperçu de vos talents…

Samantha remarque quelque chose dans la poussière qu’elle est en train de balayer.

Samantha – Tiens, qu’est-ce que c’est que ça…

Edmond s’approche et regarde l’objet qu’elle lui tend.

Edmond – Une deuxième balle ?

Samantha (avec un air pénétré) – Il y aurait donc eu un deuxième tireur pour ce qui est de l’assassinat de Monsieur Delamare… Ce n’est plus un coup de feu, c’est une véritable fusillade !

Edmond – Vous regardez trop la télé, Samantha… Il était député, c’est vrai, mais ce n’était pas Kennedy, tout de même. (Réfléchissant à son tour) Et si cette balle provenait de la deuxième urne…

Samantha – Bravo inspecteur… Vous croyez que Monsieur Martino aussi aurait pu plomber sa dinde…

Edmond – Avant de s’arranger pour lui faire prendre le corail de cinq heures vingt-trois…

Samantha – De plein fouet… dans sa voiture.

Edmond – Oui, c’est une possibilité…

Samantha – Mais pourquoi…?

Edmond – La jalousie ! Vous savez ce qu’on disait de la femme de Martino, en ville ?

Samantha – Non ?

Edmond – Madame Martino, il n’y a que le train qui ne soit pas encore passé dessus…

Samantha – À moins qu’il ait tué sa femme seulement pour apitoyer les électeurs… et se faire élire plus facilement.

Edmond – Allez savoir…

Samantha – En tout cas, maintenant, il bénéficie de l’immunité parlementaire…

Edmond jette un regard du côté de la vitrine.

Edmond – Ah, quand on parle du loup…

Samantha – C’est qu’il y a un loup.

Francis et Chantal arrivent dans la boutique.

Samantha – On dirait que les affaires reprennent.

Edmond – Monsieur Martino, Madame Delamare. Quel bon vent vous amène ? Pas un autre décès dans la famille, j’espère ?

Francis – Non, non, rassurez-vous…

Edmond – Cela me donne en tout cas l’occasion de vous féliciter pour votre élection, Monsieur Martino.

Francis – Merci, Edmond.

Samantha (à Chantal) – Pas trop déçue ?

Chantal – Je suis quand même suppléante… Ce qui veut dire que s’il arrivait malheur à Monsieur Martino, son fauteuil de député me reviendrait d’office. C’est pourquoi je ne le quitte plus d’une semelle…

Edmond – Un viager, en quelque sorte, Monsieur Martino…

Samantha – Faites attention à vous… Une balle perdue, c’est si vite arrivé, quand on va à la pêche.

Edmond – Ou quand on attend tranquillement à un passage à niveau…

Chantal lance un regard suspicieux en direction de Francis, qui préfère changer de sujet.

Francis – Non, cette fois, c’est nous qui venions vous présenter nos condoléances, monsieur Picard.

Edmond – Pour…?

Chantal – Votre femme !

Edmond – Ah, oui, c’est vrai… Pardonnez-moi, je suis tellement bouleversé en ce moment…

Francis – Enfin, la vie continue…

Chantal – Et justement, nous venions aussi vous annoncer un heureux événement.

Samantha – Vous attendez un bébé ?

Chantal – Pas encore…

Francis – Chantal et moi-même allons nous marier.

Chantal – Sous le régime de la communauté réduite aux aguets, comme on dit.

On entend le signal sonore d’un four de cuisine dont la minuterie est arrivée à son terme.

Chantal – Vous faites de la cuisine ? Vous feriez bien d’aller voir, on dirait que c’est en train de brûler.

Edmond – Euh, non, c’est… ma femme.

Francis – Votre femme ?

Edmond – Ses cendres, en tout cas.

Chantal – Ah, d’accord…

Edmond – Vous voulez bien aller voir, Samantha ? Je n’ai vraiment pas le cœur à m’occuper de ça…

Samantha – Bien sûr, Monsieur Picard.

Francis – Bon, et bien je crois que nous allons vous laisser.

Chantal – Nous venions seulement pour la couronne.

Edmond – Une couronne ? Pour votre mariage ?

Chantal – Pour les obsèques de votre épouse.

Francis – Au nom de Monsieur le Député.

Chantal – Et de sa suppléante.

Edmond – Bien sûr.

Francis – Je vous laisse choisir… Vous n’aurez qu’à envoyer la facture à ma permanence.

Edmond – Merci Monsieur le Député. Madame la Suppléante. Croyez bien que je suis très sensible à cette délicate attention dans le malheur qui me frappe aujourd’hui.

Chantal – Au revoir Monsieur Picard.

Francis (lui serrant la main) – Edmond…

Francis et Chantal s’en vont.

Edmond – Bon ben ça c’est fait…

Samantha revient.

Samantha – Ils sont partis ?

Edmond – C’est vous qui aviez raison… Ça se termine par un mariage…

Samantha jette un regard par la vitrine.

Samantha – Ils vont tellement bien ensemble… Ça se voit tout de suite…

Edmond – Mmm… Et nous, on ne va pas trop mal ensemble, non ?

Samantha – Vous trouvez ?

Edmond – Et maintenant que je suis veuf…

Samantha – Ah, à propos, j’ai trouvé ça dans les cendres de Madame Picard… (Elle montre une troisième balle) Je croyais que votre femme était morte de la grippe…

Edmond – Je vous l’ai dit… la grippe est très virulente, cette année…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-19-2

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Photo de famille

Family portrait –  Foto de Familia (español)Retrato de família (portugués) – تحميل مجاني 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Deux frères et deux sœurs qui ne se voient plus guère se retrouvent une dernière fois dans la maison de vacances familiale pour la vendre, après le décès de leurs parents.  Mais les comptes qu’ils ont à régler ne sont pas seulement financiers…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Photo de Famille

Personnages : Pierre – Josiane – Jeff – Frédérique

Matin

La salle de séjour d’une maison de vacances, meublée très simplement. Dans le fond, une petite cheminée où ne brûle aucun feu. Pierre, look intellectuel de gauche, arrive de la cuisine avec une casserole d’eau chaude qu’il pose sur la table, à côté d’un pot familial de Nescafé. Pierre explore tous les compartiments d’un meuble à vaisselle. Dans le dernier, il trouve une tasse qu’il pose sur la table. Même manège avec les tiroirs à la recherche d’une petite cuillère. Pierre s’assoit, se sert un café et attaque les quelques Pépitos restant d’un paquet. On entend une sonnerie de portable, off. Pierre sirote son café et termine les biscuits en lisant La Vie Financière. Les gros titres du journal permettent de situer le moment de l’action : Bug de l’An 2000 : les marchés inquiets à l’aube du nouveau millénaire… Un temps. Jeff arrive, en pyjama rayé, l’air pas réveillé et marchant au radar.

Jeff (bâillant) – Déjà habillé ?

Pierre (continuant à lire sa revue) – J’ai horreur de traîner en pyjama. Il y a de l’eau chaude et du Nes…

Sous l’œil étonné de Pierre, Jeff sort une tasse et une petite cuillère du meuble en ouvrant directement les bons compartiment et tiroir, s’assoit et se sert un café. Il prend le paquet de biscuits, plein d’espoir mais, constatant qu’il est vide, le repose la mine défaite.

Jeff – Il n’y a plus de Pépitos…?

Pierre, qui s’est probablement enfilé tout le paquet, n’a même pas l’air d’avoir des remords.

Pierre – Ben non, tu vois…!

Jeff n’a pas l’air content, mais ne dit rien. Pierre en rajoute.

Pierre – Tu me rappelles maman… Quand on lui disait « Il n’y a plus de chocolat ? », elle nous répondait « Évidemment, quand il y en a vous le mangez… ».

Jeff préfère ne pas répondre. Pierre passe à autre chose.

Pierre (soupirant) – Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Avec cet orage…

Jeff – Quel orage ?

Pierre (incrédule) – Ne me dis pas que tu n’as rien entendu ! On aurait dit des coups de canons…

Absence de réaction de Jeff, dont Pierre observe le comportement avec un regard d’ethnologue.

Pierre – Tu es toujours un peu somnambule, toi, non ?

Pour toute réponse, Jeff se met à tourner mécaniquement son café.

Pierre – Je me souviens, une fois, on t’avait réveillé à onze heures du soir en te faisant croire que tu n’avais pas entendu le réveil. On t’a laissé prendre ton petit-déjeuner… C’est maman qui t’a rattrapé dehors. Tu partais à l’école en pyjama. Un dimanche du mois d’août…

Jeff commence à siroter son café, sans répondre.

Pierre (revenant au présent) – Je venais à peine de me rendormir, j’ai été réveillé par le camion-poubelle ! Il passe toujours à la même heure… Cinq heures du mat. Quand on avait vingt ans, il ne nous réveillait pas, c’est sûr. On rentrait en même temps que les poubelles…

Jeff – Mmm…

Pierre (étonné) – Alors toi, tu as bien dormi ?

Jeff – Un peu crevé. Ça fait quand même un paquet de kilomètres… quand on est seul à conduire. Pourquoi tu n’as jamais passé ton permis ?

Pierre – Je l’ai passé, mais je l’ai raté.

Jeff – Une fois ! Tu aurais pu insister un peu…

Pierre – Je ne supporte pas les échecs. Je ne devais pas être fait pour conduire, c’est tout. Et puis quand je vois tous ces cons sur la route… Tu as vu hier ? Même toi tu as failli t’énerver ! Prends n’importe quel type, poli, gentil, parfaitement équilibré. Tu lui mets un volant entre les mains, au bout de dix minutes, il insulte tout le monde et il est prêt à se battre avec n’importe qui. Comment tu expliques ça toi ?

Désarçonné par le manque de réaction de son frère, occupé à tourner son café, Pierre se lève et examine les lieux d’un regard circulaire.

Pierre – Rien n’a changé. Il y a au moins quinze ans que je n’étais pas venu ici. Et toi ?

Jeff – Deux ans, avec Catherine et les enfants. Mais jamais en hiver.

Pierre s’approche de la cheminée en soufflant dans ses mains pour les réchauffer.

Pierre – Je comprends pourquoi…

Il s’arrête devant la cheminée sur laquelle trône une grosse boîte d’allumettes, une lampe à acétylène et une photo d’école en noir et blanc colorisée des deux frères en tablier bleu et des deux sœurs en tablier rose.

Pierre – Tu crois qu’elle marche ?

Jeff – On venait toujours au mois d’août… Personne ne s’en est jamais servi…

Pierre – Ça ne veut pas dire qu’elle ne marche pas…

Pierre cherche du regard.

Pierre – On a déjà les allumettes. Il ne manque plus que le bois…

Jeff lui fait signe de laisser tomber. Pierre commence à faire le tour de la pièce, en l’inspectant comme pour un état des lieux.

Pierre – On signe quand, chez le notaire ?

Jeff – À trois heures. Si l’acheteur n’a pas changé d’avis.

Pierre se frotte à nouveau les mains pour les réchauffer.

Pierre – S’il a visité en été, ce n’est pas impossible…

Il jette au passage un regard par la fenêtre.

Pierre – Tu sais qui c’est, ce type ?

Jeff – Quel type ?

Pierre – L’acheteur !

Jeff – Je l’ai eu une fois au téléphone. C’est un parisien. Un kiné, je crois…

Pierre – Il est sympa ?

Jeff – Qu’est-ce que ça change ?

Pierre – Rien…

Un temps.

Pierre (avec une certaine réticence) – Frédérique et Josiane viennent ensemble ?

Jeff – Josiane a pris le train de nuit. Elle devrait arriver ce matin. Frédérique vient de m’appeler de l’aéroport. C’est ça qui m’a réveillé…

Pierre – Elle fera l’aller-retour dans la journée ?

Jeff – Je ne sais pas.

Jeff sirote son café. Pierre, à nouveau devant la cheminée après avoir fait le tour de la pièce, saisit le portrait des quatre enfants.

Pierre – Je ne me souvenais plus de cette photo. Comment elle est arrivée là…?

Jeff – C’est maman qui l’avait apportée, je crois. La dernière fois qu’elle est venue ici avec papa. Juste avant qu’il reparte en Amazonie…

Pierre examine de près la photo avec un sourire mi-ironique mi-amer.

Pierre – C’est drôle, tu as vu ? C’est du noir et blanc colorié au crayon. On faisait ça à l’époque. La photo en couleur, ça devait encore être expérimental.

Jeff – Ça ne nous rajeunit pas…

Pierre – Non. Je me sens comme un vieux film colorisé.

Pierre se concentre cette fois sur le motif et non plus sur le procédé.

Pierre – C’est bizarre de revoir cette photo… Tout est déjà là, non ?

Jeff a du mal à suivre. Il préférerait prendre son café tranquillement et se réveiller en douceur.

Jeff – Là quoi…?

Pierre – Sur cette photo ! On voit déjà ce que chacun de nous allait devenir… Frédérique avec son sourire artificiel. Josiane avec son regard ironique. Toi on dirait que tu t’en fous et moi j’ai un air de chien battu.

Jeff continue de boire son café sans répondre. Apparemment, il est habitué aux réflexions étranges de son frère et n’y prête guère attention.

Pierre – Tu te souviens du moment où elle a été prise?

Jeff – Non.

Pierre – Moi non plus. C’est marrant, je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. D’ailleurs, je n’ai pas beaucoup de photos de moi enfant pour m’aider à me rappeler.

Jeff – À l’époque, on ne prenait pas autant de photos qu’aujourd’hui.

Pierre – C’est vrai, c’est agaçant cette manie qu’on a maintenant de tout photographier. Tu savais que Jérôme avait filmé l’accouchement de Frédérique au caméscope ? Je ne sais pas s’ils se repassent la cassette souvent le samedi soir… Ils auraient dû filmer aussi le moment de l’accouplement et monter l’ensemble en documentaire. Tu vois, genre La Vie des Animaux… J’adore les reportages animaliers. Les commentaires ont toujours un côté rassurant. Edifiant. Du style « c’est quand même bien fait la nature, on n’a rien inventé », « les gros bouffent les petits, mais c’est pour pas qu’il y en ait de trop », « les plus faibles sont condamnés, c’est triste, mais c’est pour préserver la pureté de la race ».

Pierre observe à nouveau la photo.

Pierre – En tout cas, moi j’aurais bien aimé savoir à quoi je ressemblais quand j’étais bébé. Je crois que cette photo est une des plus anciennes que j’ai vues de moi. Je devais déjà avoir au moins cinq ans… (Ironique) Si ça se trouve, les parents m’ont adopté à cet âge-là et ils n’ont jamais osé me le dire. J’ai déjà vu ça dans un téléfilm. Dans ce cas, vous ne seriez pas vraiment mes frère et sœurs…

Un temps.

Jeff – Il me semble qu’un photographe était venu à l’école.

Pierre – On nous avait réunis pour la photo. Tu te rappelles, les classes n’étaient pas encore mixtes. Même à la récré, la cour était divisée en deux par une frontière imaginaire. Les garçons d’un côté en blouse bleue, les filles de l’autre en rose. Avec interdiction absolue de traverser la ligne de démarcation. Sauf pour aller aux toilettes, qui se trouvaient du côté des filles. J’étais amoureux d’une gamine que je ne pouvais voir qu’en passant, en allant pisser. Je devais pisser souvent. Mais je ne lui ai jamais parlé. Je me demande ce qu’elle est devenue. Je ne connais même pas son nom…

Un temps.

Jeff – Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Josiane et Frédérique ?

Pierre repose le portrait.

Pierre – Depuis l’enterrement de maman… Ça me fait drôle de dire ça. Je n’arrive pas à réaliser qu’elle est morte… C’est pas que ça me rende particulièrement triste, hein ? Mais ça me fait drôle… d’être orphelin.

Jeff – Papa n’est pas mort…

Pierre – Ça on n’en sait rien. On ne l’a pas revu depuis des années. Il n’est même pas venu à l’enterrement de sa femme. Tu crois que si des cannibales l’avaient bouffé, ils nous enverraient un faire-part…?

Jeff – Il y a encore des cannibales, en Amazonie ?

Pierre – Y’a des piranhas… Il paraît qu’un banc de piranhas, ça peut bouffer une vache en cinq minutes. Ils ne laissent que les os. Alors papa, t’imagines… Oh, et puis il n’a jamais vraiment été là, de toute façon, non ? Entre nous, sa mort, ça ne fera pas une grosse différence. Comme une formalité, quoi. Tu sais, c’est comme ces gens qui se marient après trente ans de vie commune, pour « officialiser la chose ». Lui, quand il mourra, ce sera pour officialiser sa disparition…

Un temps.

Pierre – J’ai un ami qui a fait quinze ans d’analyse pour essayer de renouer le dialogue avec son père. Quinze ans, tu te rends compte ?

Jeff – Ça a marché ?

Pierre – Ben… Malheureusement, au bout de quinze ans, son père était mort

Jeff – Oh, il ne faut pas exagérer… On n’est pas des martyrs, non plus. On a eu des parents au moins…

Pierre – Oui… Oui, on trouve toujours plus malheureux que soi, c’est sûr. Mais c’est curieux, ça ne m’a jamais vraiment consolé, ce genre de philosophie. C’est comme de dire à un unijambiste « ne vous plaignez pas, vous pourriez être cul-de-jatte ».

Un temps.

Pierre – Tu sais ce que j’ai appris par l’oncle Alberto, il y a quelques années ?

Jeff – Quoi ?

Pierre – Que c’est lui qui avait choisi mon prénom. Maman venait d’accoucher. Papa devait être trop occupé, comme d’habitude. Alors c’est l’oncle Alberto qui est allé me déclarer à la mairie. Apparemment, on lui avait donné carte blanche pour le nom. Après tout ce n’était qu’un détail.

Jeff – C’était une autre époque…

Pierre – Même à cette époque-là, il y avait des parents qui se déplaçaient jusqu’à la mairie pour donner un prénom à leur enfant.

Jeff – C’est sûr que dans la famille, on a toujours eu un problème avec les noms. Qu’est-ce que je dirais, moi ! Pendant dix ans tout le monde a cru que je m’appelais Christophe. Jusqu’au jour où maman s’est rendu compte, en demandant un extrait de naissance à la mairie, que papa ne m’avait pas déclaré sous ce nom-là.

Pierre – Au moins, il t’a donné un nom. Il t’a même donné son nom à lui…

Jeff – Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change… Jésus, ce n’est pas très facile à porter, comme prénom.

Pierre – En Espagne, c’est très courant…

Jeff – En France, moins. Jésus ! Et dire qu’il ne nous a même pas fait baptiser…

Pierre – Ne te plains pas, il y a bien des Juifs qui s’appellent Judas.

Jeff – Ah bon ?

Pierre – Ou des Allemands qui s’appellent Adolf, si tu veux…

Jeff – De toute façon, on m’a toujours appelé Jeff. Je ne sais pas pourquoi… Tout le monde pense que c’est pour Jean-François.

Silence.

Jeff – Tu viens à la maison pour Noël ?

Pierre (soudain agressif) – Pour quoi faire ? Pour applaudir les discours antisémites et homophobes de mon beauf ?

Jeff – C’est de la provoc…

Pierre – Ecoute, entre Jérôme qui défend les idées du FN en prétendant voter blanc et Frédérique qui vote pour le FN en condamnant ses idées… Couplés, ils font quand même les deux moitiés d’un électeur d’extrême-droite.

Jeff (mollement) – Arrête, le parrain de leur fille est juif…

Pierre – Ah, ça, c’est l’alibi suprême ! On n’est pas raciste, puisqu’on a des amis juifs. Très sympas d’ailleurs. Pour des Juifs… Ils roulent comme nous en Mercedes. Ils vont skier en Autriche et ils ont appelé leur fille Ingrid. Il y a des cons chez les Juifs aussi, hein ! Il y en a même au Front National. Je veux dire, des Juifs. Des juifs cons. Ou des cons juifs, si tu préfères.

Jeff (amusé) – Tu es en forme, toi, ce matin.

Pierre esquisse aussi un sourire, visiblement satisfait de sa diatribe, et se ressert un café. Il aime parler et s’écoute un peu.

Pierre – Il y a des limites, tu ne trouves pas ?

Jeff – C’est sûr que parfois, il pourrait s’abstenir…

Pierre – Alors pourquoi tu n’as rien dit, la dernière fois ?

Jeff – Toi non plus, tu n’as rien dit…

Pierre – Mais moi, je suis parti…

Jeff (se levant) – Partir, c’est pas toujours la solution…

Jeff s’éloigne vers le couloir. Pierre le regarde partir, sidéré. Puis il se remet à lire La Vie Financière. Son téléphone portable sonne.

Pierre – Oui ? (Souriant) Oui… Oui, ça va… Non, il n’y avait pas grand monde sur la route… Non, elles arrivent ce matin… (Faussement détaché) Alors, tu as eu les résultats du labo…? (Déçu) Ce soir…? Non, non, je préfère te rappeler… Je ne suis pas inquiet, mais quand on n’a jamais fait le test…

La porte d’entrée s’ouvre. Le visage de Pierre se fige. Josiane arrive tirant une valise à roulettes, un sourire figé sur les lèvres. Elle porte une tenue extravagante, genre poncho mexicain. Cette folie vestimentaire, cependant, n’est pas due à un anticonformisme assumé, mais plutôt à un souci d’élégance hélas non guidé par un bon goût naturel.

Pierre (embarrassé) – Excuse-moi, il faut que je te laisse. Josiane vient d’arriver… Oui, oui, je leur dirai… quand ça sera le moment… Moi aussi… Je t’embrasse…

Pierre raccroche.

Josiane (fort) – Vous êtes arrivés quand ?

Pierre se lève et lui fait la bise, sans chaleur.

Pierre – Hier soir. Tard…

Josiane gare sa valise dans un coin et jette un regard sur la pièce.

Josiane – Ah cette baraque !

Pierre la regarde, attendant un commentaire qui ne vient pas.

Josiane – On se gèle, hein ? Je ne comprends pas pourquoi les parents n’ont jamais fait installer le chauffage…

Pierre – Peut-être parce qu’on ne venait qu’au mois d’août…

Josiane – Ton frère est là ?

Pierre – C’est aussi le tien, non ? Il est dans sa chambre…

Josiane – C’est vrai que ce n’est pas un lève-tôt…

Pierre – Pourquoi voulais-tu qu’il se lève tôt. On ne signe que cet après-midi…

Josiane – Alors ? Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent ?

Pierre – Je ne sais pas…

Josiane avise la Vie Financière sur la table.

Josiane – Tu lis la Vie Financière, maintenant?

Pierre – Je fais des opérations de bourse… par internet.

Josiane (impressionnée) – La bourse… C’est pas trop risqué…?

Pierre – C’est comme l’amour… Si tu veux pas qu’on te fasse un enfant dans le dos, faut savoir te retirer à temps.

Josiane – Et ça rapporte ?

Pierre – Pas mal.

Josiane – Il faudra que tu me donnes des conseils, alors. Pour placer mon héritage…

Pierre (ironique) – Oh, ce n’est pas très compliqué, tu sais. Avec un peu de bon sens… Un hiver rigoureux comme celui-là, tu achètes des actions Damart. Juste avant la fête des mères tu les revends et tu achètes des actions Moulinex.

Josiane – Moulinex ? Ce n’est pas en faillite ?

Pierre – Ça c’est à cause des féministes. Maintenant, les enfants n’osent même plus offrir un moulin à légumes ou un fer à repasser pour la fête des mères…

Josiane (sur le ton de la confidence) – À propos, tu es au courant ?

Pierre – Au courant de quoi ?

Josiane – Pour Jésus ! Il va déposer le bilan…

Pierre (exaspéré) – Tu ne peux pas l’appeler Jeff, comme tout le monde ? C’est lui qui te l’a dit ?

Josiane – C’est sa femme. Le pauvre garçon… Je ne sais pas ce qu’il va faire maintenant.

Pierre – Tu n’as qu’à lui demander.

Josiane – À Catherine ?

Pierre – Non à lui ! À ton frère Jeff !

Josiane – Il n’était pas fait pour être patron, ça se voyait !

Pierre – Ah bon ? À quoi ?

Josiane – Tu as vu à quelle heure il se lève ! Moi, en tout cas, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il y avait un monde dans ce train ! Evidemment, il a fallu que je tombe sur une tribu de portos avec une ribambelle de gosses. Y’en a un qui avait les oreillons, il a braillé toute la nuit. Le reste de la famille a bouffé de la pastèque et du chorizo jusqu’au lendemain matin pour passer le temps…

Pierre, qui n’arrive pas à s’habituer aux délires xénophobes de sa sœur, contient sa colère et opte pour l’ironie.

Pierre – Ils ne t’en ont pas proposé ?

Josiane – Si ! Mais je n’en ai pas voulu ! Ça empestait dans le compartiment. J’en avais des haut-le-cœur…

Pierre – Je te rappelle que nous on est d’origine espagnole. Ton nom de jeune fille, c’est Fernandez…

Josiane – Oh, mon nom de jeune fille, tu sais ! Ça fait longtemps que je ne suis plus une vraie jeune fille ! Bon, je vais aller me rafraîchir un peu. J’ai l’impression de sentir encore le chorizo.

Elle sort. Pierre referme sa revue et sort à son tour avec la casserole en direction de la cuisine. Jeff arrive, habillé. Il porte un costume assez strict mais sans élégance, genre directeur de PME qui a fait un effort vestimentaire pour un rendez-vous important. Au bout d’un instant, Josiane revient, emmitouflée dans un gros pull, Le Chasseur Français sous le bras. Jeff et Josiane s’embrassent sans chaleur.

Jeff (apercevant la revue de Josiane, étonné) – Tu te mets à la chasse ?

Josiane répond sans aucune gêne, avec un air entendu.

Josiane – Je dirai plutôt en chasse. C’est pour les petites annonces…

Jeff – Les petites annonces…?

Josiane – Les annonces matrimoniales !

Jeff est à la fois surpris et un peu gêné.

Jeff – Et alors ?

Josiane – Oh tu sais, c’est comme pour les voitures.

Jeff – Ah ?

Josiane – Il faut faire des essais comparatifs…

Jeff – Et tu as trouvé le modèle que tu voulais ?

Josiane – Pas encore. Malheureusement, à mon âge, je dois me limiter au marché de l’occasion. Et toi?

Jeff – Quoi, moi ?

Josiane – Comment ça va ta femme ?

Jeff – Ça va.

Josiane – Et les enfants ?

Jeff (froidement) – Tu peux dire mes enfants. Ils portent mon nom maintenant…

Josiane – Oh, ce n’est quand même pas pareil. Tes enfants aussi, c’est un peu de l’occasion…

Silence de Jeff, qui visiblement se retient pour ne pas exploser.

Josiane – Et les affaires ?

Jeff – Ça va…

Josiane (riant) – Avec toi, ça va toujours, hein ?

Jeff (un peu énervé malgré tout) – Je n’ai pas dit que c’était merveilleux. J’ai dit que ça allait…

Josiane – Et Pierre ?

Jeff – Quoi, Pierre ?

Josiane – Son boulot ! J’ai vu un de ses feuilletons à la télé l’autre jour. C’est mon fils qui m’avait dit de regarder. Quelle connerie !

Jeff – C’est pour les jeunes… En tout cas ça paye bien.

Josiane – C’est le principal. J’aurais dû faire ça, moi, au lieu de passer mon CAPES à cinquante ans pour essayer d’alphabétiser tous ces gogols…

Elle se replonge dans la lecture de ses petites annonces. Un temps. Pierre revient avec de l’eau chaude. Pierre, Jeff et Josiane reprennent du café.

Josiane (sourire aux lèvres) – Ah ce Nescafé, c’est vraiment infâme !

Les deux autres, qui n’avaient pas besoin de ce genre d’encouragements pour ingurgiter le breuvage, la regardent avec un air réprobateur. Mais Josiane continue sur sa lancée.

Josiane – Heureusement, le pot est presque vide. Ça doit faire des années qu’il est là. Un grand pot familial comme ça. (Comme si elle faisait un calcul mental) À raison d’une cuillerée par tasse un mois par an en été…

Pierre repousse définitivement sa tasse. La porte s’ouvre. Entre Frédérique, foulard Hermès, bijoux en or et sac Vuitton, look très bcbg.

Frédérique – Bonjour.

Pierre (sans se lever) – Salut.

Josiane et Jeff se lèvent pour embrasser leur sœur.

Jeff – Tu as fait bon voyage?

Pierre – Il y a à peine une heure de vol. C’est pas très éprouvant comme voyage…

Frédérique – Toujours aussi aimable…

Josiane (le pot de Nescafé à la main) – Tu veux un café ?

Frédérique – Merci, j’ai déjeuné dans l’avion.

Josiane – Tu as bien fait.

Jeff – Il reste une chambre pour toi. Mais il faudra peut-être changer les draps.

Frédérique – Ce n’est pas la peine, je repars ce soir…

Josiane – Ah bon ? C’est dommage. Faire autant de kilomètres pour si peu…

Pierre – Oh, ça fera dans les deux cent mille chacun…

Les autres le regardent d’un air interloqué.

Pierre – Frédérique est venue comme nous pour la vente, non ? Elle ne fait pas deux mille bornes dans la journée pour passer quelques heures en famille, au bord de la mer, au mois de décembre…

Frédérique – Parce que tu ne viens pas pour ça, toi ?

Pierre – Si… C’est ce que je viens de dire. On vient tous pour ça.

Josiane – 200.000 francs chacun… (Prise d’un doute, à Jeff) Tu es sûr qu’on la vend assez cher, cette baraque ?

Jeff – Ça faisait déjà un an qu’elle était en vente. Même à ce prix-là, les acheteurs ne se sont pas bousculés. Si ce kiné ne m’avait pas appelé il y a un mois…

Josiane (sur un ton de reproche) – Il aurait peut-être fallu faire un peu de publicité. Je ne sais pas, moi. Passer quelques annonces…

Jeff – Personne ne t’empêchait de le faire. Tiens, dans le Chasseur Français, par exemple…

Josiane – Oui, mais comme c’est toi qui t’en occupais !

Jeff – Qui est-ce qui a décidé que c’était à moi de m’en occuper ? Je n’ai pas que ça à faire, moi non plus. Et je n’étais pas sur place.

Josiane (ne l’écoutant déjà plus) – Ah cette baraque ! Enfin, ce soir on en sera débarrassés.

Josiane reprend une gorgée de son café.

Josiane – Froid, c’est encore plus infâme ! (Regardant les autres avec un air avenant) Vous en revoulez ?

Pierre et Jeff échangent un regard navré.

Jeff – Je vais voir si je trouve des journaux.

Pierre – Je t’accompagne. On en profitera pour prendre un vrai café.

Josiane – Tu me ramènes le Nouvel Obs ? Il sort aujourd’hui.

Regard étonné de Pierre vers sa sœur.

Pierre – Tu lis le Nouvel Observateur, maintenant ?

Josiane (sur un ton entendu) – C’est pour les annonces…

Pierre la regarde sans comprendre, mais n’insiste pas.

Jeff (à Frédérique) – Tu veux qu’on te ramène quelque chose ?

Frédérique – J’ai pris Madame Figaro dans l’avion.

Pierre – Si on trouve L’Humanité Madame, on te le prendra.

Pierre et Jeff sortent.

Frédérique – Il ne s’arrange pas.

Josiane – Jeff ?

Frédérique – Non, Pierre !

Josiane – Oh, il faut le prendre comme il est. Il n’a jamais rien fait comme tout le monde. Tu ne te souviens pas ? Petit déjà, il avait appris à tricoter. Il m’avait même fait une écharpe…

Frédérique ne s’en souvient visiblement pas.

Josiane – Tu ne trouves pas ça bizarre ? On ne l’a jamais vu avec une fille…

Frédérique – Il n’avait peut-être pas envie de nous les présenter…

Frédérique semblant s’en foutre un peu, Josiane change de sujet.

Josiane – Et toi, comment ça va tes enfants ?

Frédérique – Ça va… Charlotte a l’air de se plaire dans son école. J’espère que ça va marcher cette fois, parce que ce n’est pas donné…

Josiane – Ah bon ?

Frédérique – Maintenant, tu sais, si tu n’es pas prête à payer…

Josiane – Combien ?

Frédérique – 5000.

Josiane – Par an ?

Frédérique – Par mois…

Josiane – 5.000 balles par mois ! Ben dis donc ! C’est quasiment ce que je gagne en étant prof au lycée !

Frédérique – Je sais, c’est cher, mais qu’est-ce que tu veux ? Pour avoir quelque chose de bien, il faut y mettre le prix.

Josiane – La fac, c’est gratuit.

Frédérique – Pour aller à la fac, il faut le bac. Mais le bac, ce n’était pas son truc, à Charlotte. Au bout de trois ans, on a compris. Avec elle, il faut que ce soit concret. Et puis franchement, pour se retrouver à l’université avec le tout venant. Maintenant tout le monde va à la fac… Il n’y a plus aucune sélection !

Un temps.

Josiane – Et Maximilien ?

Frédérique – Il est en stage pour trois mois. Par son école de commerce.

Josiane – Ah bon ? Où ça ?

Frédérique – Chez Mac Donald… (Un temps) À Miami.

Josiane – À Miami !

Frédérique – Oui, il a choisi la section internationale.

Josiane – Ça doit encore vous coûter une fortune !

Frédérique – Ça tu peux le dire. Surtout que le stage n’est pas rémunéré. Avec le billet et l’hébergement, ça va chercher dans les 60.000. Enfin, l’école s’occupe de tout. Ils ont un réseau de placement très efficace. Maintenant, pour obtenir un stage… Sans relations…

Josiane – Mais qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Il s’occupe du marketing ?

Frédérique – Non, il est à la vente.

Josiane – À la vente…?

Frédérique – Oui, enfin, il sert les clients. La philosophie américaine, dans les affaires, c’est qu’il faut commencer à la base. Pour bien comprendre comment ça se passe.

Josiane (interloquée) – Tu veux dire que tu paies 60.000 francs pour que ton fils serve des hamburgers dans un Mac Do pendant trois mois ?

Frédérique – En Floride ! Tu sais, là-bas, les places sont chères. Ils ne prennent pas n’importe qui. Et puis comme ça, il perfectionnera son anglais. C’est son point faible…

Silence.

Frédérique – Et Bruno, où il en est ?

Josiane – Ben, il est en classe prépa. Ça a l’air de marcher. Il a de très bonnes notes en philo…

Frédérique – La philo, de nos jours… Ça mène nulle part, non ? Qu’est-ce qu’il veut faire après ?

Josiane – Il veut tenter Normale Sup, je crois… Au moins, c’est gratuit ! Il paraît même qu’ils sont payés pour faire leurs études… (Un temps) Cet été, ils vont le reprendre comme magasinier à Auchan. Ce n’est pas très passionnant, mais ça lui fait un peu d’argent de poche. Et puis comme ça, il sait ce qui l’attend s’il rate son agrégation de philo…

Un temps.

Josiane – Il a trouvé une petite copine… Je suis contente qu’il s’en sorte. Ça n’a pas toujours été facile pour lui. Avec mon divorce…

Frédérique – Parfois, il vaut mieux un bon divorce qu’un mauvais mariage…

Josiane – Quand même. Quand ils sont petits, comme ça, ça les marque. On a beau dire, un enfant, ça a besoin de sa mère et de son père.

Frédérique – Mais vous n’arrêtiez pas de vous engueuler avec Gérard ! Je suis venue chez vous trois fois en dix ans. Les trois fois j’ai eu droit à une scène de ménage. Je suppose que c’était pas en mon honneur. Ça ne m’a pas tellement incitée à revenir…

Un temps.

Frédérique – Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment un type qui était psychanalyste pouvait s’y prendre aussi mal pour élever son gosse. Vous n’étiez jamais d’accord sur rien, surtout pour l’éducation de Bruno, et vous en discutiez devant lui…

Josiane (plaisantant pour dédramatiser) – Tu connais le proverbe. C’est toujours les cordonniers les plus mal chaussés. D’ailleurs, en ce qui concerne l’éducation des enfants, Freud a dit : « Faites ce que vous voulez, de toute façon ce sera mal ».

Frédérique – Tout de même. On se sent toujours un peu responsable…

Frédérique jette un regard circulaire sur la pièce.

Frédérique – C’est triste de penser que la maison va être vendue. On y a quelques bons souvenirs malgré tout… C’est bizarre. Toute l’année, on s’entassait dans un trois pièces sans salle de bain, avec des parents abrutis de travail qui faisaient la gueule, et un mois par an, on vivait dans une maison confortable, avec des parents presque normaux…

Un temps.

Josiane – Miami Playa… Tu parles d’un nom, pour une baraque qui n’est même pas vraiment au bord de la mer…

Frédérique – Ça devait lui rappeler l’Espagne… Pourquoi il n’y est jamais retourné, au fait ?

Josiane – Ça… Faudra lui demander… Si on le revoit un jour… Au début, je crois que c’était à cause des papiers. Il avait peur qu’on ne le laisse pas revenir en France. Après, il a dû trouver que ça faisait trop loin…

Frédérique – Ouais… C’est sûrement pour ça qu’il a préféré s’installer à Manaus… Je l’aurais bien rachetée cette maison. Mais Jérôme n’était pas d’accord. De toute façon, ce n’était pas le moment…

Josiane – Oh, même à ce prix-là, je ne suis pas sûre que tu aurais fait une bonne affaire…

Silence.

Frédérique – Je ne comprends pas pourquoi Pierre m’en veut comme ça. Je ne lui ai rien fait, pourtant. Ça aussi, ça me fait de la peine. On s’entendait bien avant, non ?

Josiane – Avant quoi ?

Frédérique (désarçonnée) – Je ne sais pas… Avant.

Josiane, qui n’écoute plus, jette à son tour un regard sur la pièce.

Josiane – Il faudra faire un peu de ménage avant de partir. Qu’est-ce qu’il y a comme poussière!

Noir.

Midi

Les quatre rentrent du dehors et enlèvent leurs manteaux.

Josiane (à Jeff) – Eh ben, merci pour ton invitation, Jeff… Alors ? Comment vous avez trouvé le restaurant ?

Frédérique – Le cadre était pas mal…

Josiane – Oui, hein ? C’était vraiment typique. Le patron avait une de ces têtes ! Et puis on a pas mal mangé. Pour le prix…

Jeff – Evidemment, ce n’est pas un restaurant gastronomique. Mais dans le coin, il n’y a pas grand chose.

Josiane – C’est sûr que le poisson ne devait pas être de la dernière marée… C’est incroyable de servir du poisson surgelé, à quelques kilomètres de la mer.

Pierre (agacé) – Ecoute, la prochaine fois, c’est toi qui nous invites, d’accord…? Et tu choisiras le restaurant.

Josiane – J’espère qu’on ne va pas être malades, au moins. Avec les surgelés, on ne sait jamais. Des fois, il y a des ruptures dans la chaîne du froid…

Pierre et Jeff échangent un regard affligé.

Josiane – Je vais voir si j’ai un Alkaseltzer. Je ne me sens pas très bien…

Pierre – C’est ça, vas-y.

Frédérique – Je crois que j’en ai.

Josiane et Frédérique partent en direction des chambres. Un temps.

Pierre – Elle ne s’arrange pas. Il paraît que dans chaque famille, l’aîné est toujours plus fragile, psychologiquement…

Jeff – Elle a toujours été comme ça. Elle ne va plus changer à son âge.

Pierre (pensif) – Elle a quel âge au fait ?

Jeff ne répond pas.

Pierre – Bon, qu’est-ce qu’on fait ce soir ? (Plaisantant) On va en boîte ?

Jeff – Je suis un homme marié. Mais vas-y, toi, si tu veux.

Pierre – En cette saison, tout doit être fermé. Tu te souviens, on passait toutes nos soirées en boîte pendant les vacances. J’étais persuadé que c’était le meilleur endroit pour draguer. Puisque tout le monde venait là pour ça. Ça paraissait logique, statistiquement. Pourtant, je n’ai jamais fait une conquête en boîte. Au lavomatic, dans le métro, chez le dentiste, oui. En boîte jamais…

Un temps.

Pierre – Les filles ne doivent pas trouver ça assez romantique. Pour s’envoyer en l’air un soir avec un inconnu, à la rigueur. Mais pas pour rencontrer l’homme de leur vie. Le genre de mecs qui draguent en boîte comme elles, ça ne doit pas leur inspirer confiance. D’ailleurs, je ne connais aucun couple marié qui se soit rencontré en boîte. Tu en connais, toi ?

Jeff – Oui… J’ai rencontré Catherine en boîte.

Pierre (pris de court) – Bon, je ferais mieux d’aller faire la sieste…

Jeff – Il faut toujours que tu généralises, c’est ça ton problème. Ta vie, ce n’est pas des statistiques. Les statistiques, c’est la vie des autres.

Pierre (étonné) – Tu sais que c’est puissant ce que tu viens de dire ?

Jeff (agacé) – Non, je ne sais pas, évidemment. Quand je sors quelque chose de sensé, c’est par hasard. Je ne le fais pas exprès. Heureusement que tu es là pour me le faire remarquer.

Pierre – Excuse-moi…

Jeff – Ça c’est ton autre problème, Pierre. Tu as un peu trop tendance à prendre les gens pour des cons.

Jeff se lève pour aller prendre une revue et Pierre l’imite. Josiane et Frédérique reviennent elles aussi avec des revues.

Jeff (à Josiane) – Ça va mieux ?

Josiane – J’ai tout vomi.

Pierre (consterné) – Ça va mieux alors…

Josiane – Pas vraiment. J’ai l’impression que cette tranche de thon me pèse encore sur l’estomac…

Frédérique – C’est peut-être une allergie. C’est très courant les allergies au thon frais.

Pierre – Finalement, ça doit être ça. Il était trop frais, ce poisson.

Jeff lit Le Point. Pierre la Vie Financière, Frédérique Madame Figaro. Josiane finit le Chasseur Français avant d’attaquer le Nouvel Obs. Pierre lève la tête de son magazine et regarde, surpris, ceux que lit Josiane.

Pierre – Tu cherches un mari ?

Josiane (riant) – Oh, tu sais, je ne suis pas sûre de trouver. À mon âge…

Pierre (ironique) – En tout cas, entre le Chasseur Français et le Nouvel Obs, tu ratisses large… Tu devrais aussi te faire un site sur internet, comme ça tu couvrirais la planète entière.

Josiane réellement intéressée, lève les yeux de son journal.

Josiane – Tu crois…?

Pierre n’en revient pas que sa sœur le prenne au sérieux.

Pierre – Oui, tu mets ton portrait, avec un message accrocheur. Tu pourrais même retoucher un peu la photo. Maintenant, on fait des trucs extraordinaires avec le numérique…

Josiane – Tu as peut-être raison. Il faudrait que je me mette au multimédia… Mais je ne sais pas si je saurais. Tu t’y connais, toi ?

Avant que Pierre ne puisse répondre, un téléphone portable sonne. Josiane se précipite sur le sien.

Josiane (minaudant) – Ça doit être le mien… Je viens de m’en offrir un pour Noël. (Riant) Il faut bien vivre avec son temps…

Elle prend la communication avec une certaine maladresse. Visiblement, elle n’est pas habituée à ce genre d’appareil.

Josiane (énervée, appuyant violemment sur les touches) – Merde, comment ça marche, déjà…

Pierre la regarde, épaté.

Josiane (avec une amabilité affectée, parlant très fort) – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… Oui… Oui, la cinquantaine…

Elle se rend compte que les autres l’entendent malgré eux.

Josiane – Enfin, plus près de cinquante que de soixante… Oui, je suis tombée sur votre annonce par hasard dans le Chasseur Français et… Euh, non, je ne chasse pas. J’ai dû feuilleter ça chez la coiffeuse… Divorcée, c’est ça… Et vous…? (Se figeant) Ah… Et elle est morte de quoi…? (Riant) Si ce n’est pas indiscret, bien sûr… Oh la la… Qu’est-ce qu’elle a dû souffrir… Moi je dis que dans ces cas-là, on devrait les faire piquer…

Les autres la regardent interloqués.

Josiane – Oui, ça a dû vous faire un vide… Non, moi je n’ai pas d’animaux… Seulement un fils… (Riant) Mais ça fait des saletés aussi, vous savez…! Vous aimez les enfants…? Non, je crois que pour ça c’est un peu tard, hein…? À nos âges, il ne serait sûrement pas normal…

Josiane s’éloigne vers les chambres pour être plus tranquille. On n’entend plus la conversation.

Pierre – Pauvre gosse. Vous vous rendez compte ? À dix ans, sa mère en aurait presque soixante-dix !

Frédérique (revendicative) – Ça c’est bien un raisonnement de mec. Les hommes eux, ça ne les dérange pas de quitter leur femme à cinquante ans pour aller repeupler la planète.

Pierre (mi-sérieux, mi-provocateur) – Pour les hommes, ce n’est pas tout à fait pareil…

Frédérique (véhémente) – Ah oui ? Et en quoi ? Je vous rappelle que les femmes vivent plus longtemps. Ça serait logique qu’elles puissent faire des enfants plus tard.

Pierre – La différence c’est qu’en général, les hommes de cinquante ans font des enfants avec des petites jeunes. Ça fait une moyenne. Josiane, elle doit plutôt taper dans les seniors, non ?

Frédérique – Qu’est-ce que vous en savez ?

Jeff, embarrassé, tente en vain de faire comprendre à Pierre qu’il vaudrait mieux changer de sujet.

Pierre – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de mecs de vingt ans qui passent des annonces dans le Chasseur Français…

Frédérique semble plus affectée que de raison par cette conversation qui, à l’évidence, la touche personnellement.

Frédérique – Vous êtes bien tous les mêmes !

Frédérique s’en va.

Pierre (surpris) – Je ne savais pas qu’elle était aussi féministe ! Qu’est-ce qui lui prend ? Je m’en fous moi, si Josiane veut se taper des petits jeunes.

Jeff – Je crois que le problème, c’est plutôt les hommes de cinquante ans qui trompent leurs femmes avec des filles plus jeunes. Il vaut mieux éviter le sujet…

Pierre, étonné, essaie de comprendre. Josiane et Frédérique reviennent.

Josiane – À quelle heure on a rendez-vous?

Jeff – L’agence a dit 15 heures.

Josiane (pensive) – 800.000 francs… Finalement, ça ne fait vraiment pas très lourd... Surtout divisés par quatre…

Pierre – Oh, ne t’inquiète pas, va. L’un de nous peut encore mourir avant cet après-midi.

Josiane (se tenant la tête) – Ça pourrait bien être moi. Je ne me sens vraiment pas très bien. (Essayant de rire) Vous ne m’auriez pas empoisonnée au moins ?

Josiane tombe en arrêt devant le portrait des quatre enfants posé sur la cheminée.

Josiane – Qu’est-ce qu’on va en faire de cette photo ?

Les autres la regardent sans comprendre.

Josiane – On ne va pas la laisser là quand la maison sera vendue. Qui est-ce qui va la prendre ?

Frédérique – On pourrait la faire retirer…

Josiane – Tu penses que le négatif a disparu depuis longtemps !

Pierre (ironique) – On n’a qu’à la découper en quatre. Chacun repartira avec son portrait. (À Josiane) Tu pourras scanner le tien et le mettre sur ton site internet histoire de racoler quelques pervers…

Josiane (regardant le portrait, sans percevoir l’ironie) – Oh, ce serait dommage de la découper. Une belle photo comme ça.

Pierre – Oui, tu as raison. Sur une cheminée, c’est décoratif…

Josiane – On n’a qu’à la tirer à la courte paille. Tiens, il y a une boîte d’allumettes là.

Les autres paraissent choqués mais pas assez pour s’opposer à cette idée. D’ailleurs, Josiane a déjà saisi la boîte d’allumettes posée sur le rebord de la cheminée à côté de la photo. Elle prend quatre allumettes, en casse trois et se retourne avec les quatre allumettes dépassant de sa main.

Josiane (excitée) – Celui qui a le bout rouge a gagné… Jeff, tu commences.

Jeff obtempère sans enthousiasme. Il tire une allumette sans bout rouge.

Josiane – À toi Frédérique !

Frédérique s’exécute à son tour, partagée entre l’espoir de gagner et le vague sentiment d’une incongruité. Pierre observe la scène consterné. Frédérique tire également une allumette sans bout. Une vague déception s’affiche sur son visage, vite effacée par un sourire forcé.

Josiane (de plus en plus excitée) – Maintenant, Pierre, c’est entre toi et moi.

Pierre se lève avec nonchalance.

Pierre – Il n’y a pas une histoire comme ça dans la Bible. Des malfrats qui jouent le Saint Suaire aux dés ?

Frédérique (ironique) – Je ne savais pas que tu lisais la Bible…

Pierre (sèchement) – C’est de la culture générale.

Pierre tire l’allumette avec le bout rouge. Une déception enfantine s’affiche sur le visage de Josiane, mauvaise joueuse.

Josiane – Zut ! Je n’ai jamais de chance aux jeux, moi !

Pierre sort une cigarette et ostensiblement, l’allume avec son allumette. Il tire une bouffée avec satisfaction. Josiane le regarde.

Josiane – Tu fumes maintenant ?

Pierre – Oui… Oui, ça fait une bonne vingtaine d’années. Tu n’avais pas remarqué ?

Josiane – J’ai lu dans une revue, l’autre jour, que chaque cigarette raccourcissait la vie de dix minutes.

Après un temps, à Pierre.

Josiane – Tu fumes combien de cigarettes par jour, toi ?

Pierre – D’après mes calculs, je devrais déjà être mort depuis six mois. Je ne comprends pas.

Josiane – Et toi, Frédérique ? Tu ne fumes pas ?

Frédérique – De temps en temps. Des light.

Pierre – Frédérique, même si elle fumait des joints, ce serait des light.

Josiane – Oh, tu sais, les light, c’est aussi nocif que les autres, hein ! Peut-être même plus.

Pierre – Je ne sais plus qui comparait la vie à une bouteille de gnaule, ou quelque chose comme ça. Chacun en reçoit une en naissant. Certains en boivent une petite goutte tous les jours pour digérer, d’autres la vident cul sec et se paie une bonne biture.

Frédérique (ironique) – Ce n’est pas La Fontaine, dans La Cigale et La Fourmi…?

Pierre – Les grands thèmes sont universels… Evidemment, on peut aussi être successivement cigale et fourmi. Dans les années 70, toi aussi tu t’habillais en babe, tu ne te rappelles pas ? Tu avais un petit copain aux cheveux longs qui jouait de la guitare. Comment il s’appelait déjà ? Ah oui, Paul ! Il était instit. Tu te souviens ? Tu étais peut-être même un peu de gauche à cette époque-là. Si ça se trouve, tu fumais des joints sans filtres…

Frédérique – Tous les joints ont des filtres.

Pierre – C’était pour voir si tu t’en souvenais… Eh oui, Paul a chanté quelques étés et puis l’hiver d’après tu as épousé l’anesthésiste.

Frédérique – Il s’appelle Jérôme.

Pierre – Carpentier, oui. Frédérique Carpentier, ça sonne quand même mieux que Frédérique Fernandez…

Frédérique – Tu voulais que je garde mon nom de jeune fille ? Je ne revendique pas mes origines espagnoles, si c’est ça que tu veux dire.

Pierre – N’empêche. Tu aurais pu apprendre à tes enfants qu’ils étaient vaguement cousins avec leur femme de ménage portugaise. Ils ont l’air de croire que c’est une race à part, les femmes de ménage.

Frédérique – Tu délires !

Pierre (riant) – Tu te rends compte à quoi tu as échappé ? Papa a bien appelé Jeff Jésus. Il aurait pu t’appeler Mercedes. Je veux dire, ça aurait été con de porter le même nom que la voiture de ton mari.

Josiane a l’air de moins en moins bien, mais dans le feu de la dispute, personne ne fait vraiment attention à elle.

Josiane – Oh la la, ça tourne… J’ai la tête comme une pastèque…

Pierre – Eh oui ! Tu as bien changé depuis les années 70. Je me souviens que l’année du référendum de De Gaulle en 69, tu t’étais engueulée avec papa parce qu’il votait oui. Tu disais que c’était un plébiscite. Tu avais dû apprendre ce mot-là au lycée la veille. Mais ça m’avait épaté. Que tu oses traiter De Gaulle de dictateur devant papa. Je t’avais admirée pour ça…

Frédérique – On ne peut pas rester toute sa vie adolescent. D’ailleurs, on ne peut pas dire que tu sois devenu un marginal, toi non plus. À l’époque tu lisais Rock&Folk. Maintenant tu lis la Vie Financière…

Pierre – Mais je ne vote pas pour le Front National…

Frédérique – Oh, ça va ! Une fois ! C’était un vote de protestation…

Pierre – Tu n’avais qu’à protester en votant pour la Ligue Communiste Révolutionnaire ou pour le Vol Yogique. C’est vrai, pourquoi justement le Front National ? Puisque tu ne partages pas du tout ses idées.

Frédérique – Je n’ai pas à me justifier.

Jeff (pour calmer le jeu) – Bon ben, on va pouvoir y aller…

Pierre (regardant sa montre) – C’est dans une heure !

Jeff – Si c’est pour la passer à s’engueuler…

Josiane (d’une voix faible) – Il a raison. Pour une fois qu’on est tous réunis, tu pourrais faire un effort, Pierre !

Pierre – Eh ben non ! J’en ai marre de faire des efforts, justement. Et puis arrête, hein ! Réunis ! Qu’est-ce qui nous réunit ? On est venus chercher notre chèque. Dans une heure on l’aura. Chacun repartira de son côté et on ne se reverra sûrement plus jamais. Il faut arrêter avec cette hypocrisie !

Jeff – Ça ne sert à rien de s’engueuler.

Pierre – Ecoute, Jeff. Tu es gentil. Mais redescend un peu sur terre! Tu sais ce qu’elles disent de toi, dans ton dos, tes chères sœurs ? Ben que tu es un gentil, justement, mais que tu as coulé la boîte de papa parce que tu n’arrives pas à te lever le matin.

Jeff se fige.

Frédérique (se levant) – Je n’ai jamais dit ça !

Pierre – C’est vrai. C’est comme en politique, tu n’as même pas le courage de tes opinions. Josiane, au moins, elle a le mérite de dire ce qu’elle pense.

Josiane (s’éventant avec le Chasseur Français) – Je ferais peut-être mieux d’aller prendre l’air…

Frédérique – Attends, qui tu es, toi, pour donner des leçons à tout le monde…?

Pierre – Je ne suis peut-être pas grand chose, mais ce que j’ai, je ne me suis pas contenté de dire oui devant monsieur le maire pour l’obtenir.

Frédérique (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

Pierre – Tu te crois supérieure à nous parce que tu as du gazon anglais, une cheminée rustique et des poutres apparentes. Mais hormis le fait que je trouve ta vie de nouveau riche complètement affligeante, qu’est-ce que tu as fait pour avoir tout ça ? Epouser un anesthésiste et lui faire deux enfants mal élevés ! La vie, ce n’est pas une anesthésie générale…

Frédérique (se levant pour lui faire face) – Et toi, qu’est-ce que tu as fait de tellement extraordinaire dans ta vie ? Tu te prends pour un écrivain parce que tu as traduit trois romans à l’eau de rose. Pour un scénariste parce que tu as pondu quelques sitcoms débiles.

Pierre – Ce sont tes enfants qui les regardent, ces sitcoms débiles. Et ces romans à l’eau de rose, si tu n’avais pas honte de les acheter, tu les lirais aussi. D’ailleurs, tu n’as pas besoin. Ta vie entière est un Harlequin. Mais tu as remarqué, dans la Série Blanche, l’histoire s’arrête quand la jeune infirmière épouse le riche médecin. Rien sur la vie exaltante des femmes de notable au foyer. Ou alors c’est Madame Bovary…

Frédérique – C’est sûr que toi, tu n’es pas près de te marier… Tu as toujours vécu comme un égoïste. Je me demande quel genre de femme voudrait bien de toi. Tu finiras vieux garçon…

Pierre – Je préfère finir vieux garçon que vieux con.

Frédérique – Ce n’est pas exclusif…

Josiane semble prête à tourner de l’œil, mais personne ne le remarque.

Josiane – J’espère que je ne vais pas me trouver mal… J’ai les oreilles qui bourdonnent…

Pierre – Tu vois, ce que je ne supporte pas, chez toi, ce n’est pas que ton niveau de vie soit surdimensionné par rapport à ton quotient intellectuel, c’est que tu trouves encore le moyen de penser que le SMIC des arabes qui ramassent tes poubelles grève ton budget vacances. Tes vacances au Club Med, avec quelques sorties organisées en dehors du camp pour aller observer les mœurs des autochtones. Sans descendre du quatre-quatre, façon Touari.

Frédérique et Pierre se toisent du regard. Soudain Josiane s’effondre. Les trois autres, interloqués, se tournent enfin vers elle et se précipitent à son chevet.

Frédérique – Josiane ? Ça va ?

Frédérique flanque des gifles de plus en plus fortes sur les joues de sa sœur pour la ranimer. Josiane réagit mais reste plus ou moins inconsciente.

Pierre – Il vaudrait peut-être mieux l’emmener à l’hôpital.

Noir.

Après-midi

Les quatre rentrent. Frédérique donne le bras à Josiane.

Josiane – Oh, ça va maintenant, tu sais.

Jeff – Tu devrais aller t’étendre un peu, non…?

Josiane – Il faut qu’on reparte chez le notaire, là. On doit déjà être en retard. Et vous avez besoin de ma signature.

Jeff – J’ai passé un coup de fil à l’agence pour repousser le rendez-vous. Tu peux aller te reposer.

Josiane – Bon…

Josiane se dirige vers la chambre, accompagnée de Frédérique.

Pierre – Tu crois que c’est notre engueulade de tout à l’heure qui l’a mise dans cet état ? Je savais pas qu’elle était aussi sensible…

Jeff – Je ne comprends pas. Moi aussi j’en ai mangé, du thon, et c’est très bien passé… Frédérique a raison, c’est peut-être une allergie.

Pierre – Je pense que si elle était allergique au thon, à son âge, elle s’en serait déjà rendu compte. Ce n’est pas la première fois de sa vie qu’elle bouffe du thon. Si c’était, je ne sais pas, moi, un steak de panda à l’huile d’eucalyptus, je veux bien. Mais une tranche de thon à la sauce provençale…

Jeff – Qu’est-ce qu’il a dit le médecin ?

Pierre – Je ne sais pas. C’est Frédérique qui était avec elle.

Frédérique revient.

Jeff – Alors ? C’est une allergie ?

Frédérique – Non…

Pierre – Une intoxication alimentaire ?

Frédérique – Ça n’a rien à voir avec ce qu’elle a mangé…

Les deux autres commencent à être un peu intrigués.

Jeff – Je m’en doutais un peu…

Pierre (ironique) – Alors qu’est-ce que c’est ? Les premiers symptômes de la ménopause…?

Frédérique – Josiane a les oreillons… Le médecin lui a donné des antibiotiques…

Jeff (étonné) – Les oreillons ? Ce n’est pas une maladie infantile ?

Pierre (plaisantant) – Et alors ? Vu son âge mental…

Devant le regard réprobateur des deux autres, Pierre essaie de dédramatiser.

Pierre – Bon, ça va… Ce n’est pas la mort.

Frédérique – Non, mais Jérôme dit que quand on attrape des maladies infantiles à l’âge adulte, il peut y avoir des complications.

Jeff – Quel genre de complications ?

Frédérique – Des malformations du fœtus pour les femmes enceintes dans le cas de la rubéole…

Pierre (hilare) – S’il n’y a que ça… Dans le cas de Josiane…

Frédérique (perfide) – Pour les oreillons, une infection des testicules entraînant parfois une stérilité définitive.

Pierre se fige et digère cette information. Silence.

Pierre (à Jeff, faussement détaché) – Tu as eu les oreillons, quand tu étais petit, toi ?

Jeff – Oui… Pas toi ?

Pierre – Je ne sais pas…

Josiane revient. Pierre a un mouvement de recul.

Josiane – Je n’arrive pas à dormir, alors…

Jeff – On est en avance. J’ai dit qu’on serait là-bas vers dix-sept heures.

Le portable de Josiane sonne. Elle répond, parlant toujours très fort, avec la même amabilité affectée que lors du premier coup de fil.

Josiane – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… (Changeant de ton, plus naturelle) Ah, excuse-moi, Pascal, je n’avais pas reconnu ta voix. Comment ça va…? (Catastrophée) Ta femme…? Un accident de voiture… Ah, mince… Je suis vraiment désolée… Ah, oui, d’accord… Et elle avait quel âge…? Ah, oui, ça ne fait pas beaucoup… Et elle est vraiment morte…? Ben, oui, s’ils te l’ont dit… Ecoute, l’assurance va te rembourser… À l’Argus… Elle avait combien de kilomètres au compteur ? Ah, quand même… Et ta femme, elle n’a rien ? Bon, ben c’est le principal, hein ? Elle n’était pas en tort, au moins…? Oh, si on ne peut même plus s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence pour répondre au téléphone…! Il faudrait savoir ce qu’ils veulent… Vendredi ? Oui… Oui, d’accord, Pascal… Au revoir.

Elle raccroche.

Josiane – C’était mon dentiste.

Les autres la regardent, sidérés. Josiane s’en rend compte.

Josiane – Enfin, je dis mon dentiste parce qu’il est dentiste. On fait du théâtre ensemble…

Un moment de stupeur.

Jeff – Tu fais du théâtre avec ton dentiste ?

Josiane – Oui. En amateur, hein… Il monte «Les Femmes Savantes».

Frédérique – Ton dentiste monte les femmes savantes…?

Josiane – Ben oui.

Pierre – Un dentiste qui fait du théâtre… Je pensais que c’était génétiquement impossible. Ça doit être un mutant.

Frédérique – Tu es sûre qu’il est dentiste ?

Pierre – Il ne dirait pas ça pour se vanter, quand même… Enfin, si il ne monte que les femmes savantes, t’as pas de soucis à te faire…

Josiane – C’est pour mes dents de devant que je me fais du souci… Il m’a cimenté tout ça, mais je ne sais pas combien de temps ça va tenir… Qu’est-ce que tu veux… On a tous des dents pourries, dans la famille.

Pierre – Une tare de plus qu’on a héritée de nos parents.

Frédérique – Avec ton héritage, tu pourras te payer des implants. Comme moi…

Josiane – Mammaires ?

Frédérique – Dentaires !

Josiane – Ah… En même temps, je ne sais pas si ça vaut encore le coup… À partir de la soixantaine, tu sais, on s’installe dans le provisoire. Quand on se fait refaire quelque chose, c’est comme pour les voitures. On se dit, bon. Si ça tient encore quelques années, il y aura peut-être une autre pièce qui lâchera avant…

Pierre – C’est marrant, je ne te connaissais pas cette passion pour l’automobile…

Jeff (regardant sa montre) – Bon ben, cette fois, il va vraiment falloir y aller. Josiane, tu es sûre que ça va aller ?

Josiane (se levant, pleine d’énergie) – Mais oui ! Je ne suis pas encore morte, hein ! Pas avant d’avoir touché mon héritage…

Jeff – Tu as le livret de famille des parents ? Le notaire en voulait une photocopie…

Josiane fouille dans son sac, en sort le document et l’exhibe.

Josiane – Il est là !

Pierre (intrigué) – Je peux le voir ?

Josiane semble avoir une hésitation.

Josiane – Pourquoi…?

Les autres la regardent, intrigués aussi par sa réticence.

Pierre – Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… Je ne suis même pas sûr de connaître le troisième prénom de ma grand-mère paternelle…

Josiane lui tend le livret de famille, et Pierre le feuillette, pendant que les autres se préparent à partir.

Pierre (amusé) – Tiens, je parie que vous savez pas à quelle heure je suis né…? Vous ne vous souvenez déjà pas de la date de mon anniversaire…

Les autres ignorent l’ironie de Pierre. Il continue à feuilleter le livret de famille et son sourire se fige.

Pierre (lisant) – Cinquième enfant…

Pierre, qui ne plaisante plus, se tourne vers les autres, figés eux aussi.

Pierre – Vous saviez qu’on avait été cinq ?

Josiane (après un temps) – Oui…

Frédérique (émue) – Je crois que oui… Je n’étais pas sûre…

Jeff, pas vraiment bouleversé, fouille dans ses poches.

Jeff – Qu’est-ce que j’ai fait de mes clefs, encore…

Pierre – C’est tout l’effet que ça te fait, d’apprendre en même temps que tu as eu une petite sœur et qu’elle est morte…

Jeff cesse de chercher ses clefs de voiture, se rendant compte de la gravité de cette information. Frédérique se penche sur le livret de famille par-dessus l’épaule de Pierre.

Frédérique (lisant) – Emilie. Décédée le… (Elle compte de tête) Elle avait quinze jours…

Pierre (les larmes aux yeux) – C’est long, quinze jours… On a le temps de s’attacher… (À Josiane) Alors toi, tu savais ? Pourquoi tu ne nous as jamais rien dit ?

Josiane (émue aussi) – Maman n’en parlait jamais… Qu’est-ce que ça aurait changé ?

Silence pesant.

Noir.

 

Soir

Les quatre frères et sœurs entrent dans la pièce, venant du dehors. Ils enlèvent leurs manteaux en silence. Pierre et Frédérique s’asseyent.

Josiane (avec une gaieté affectée) – Bon, ben, ça s’arrose, non ?

Les autres la regardent. On sent une atmosphère lourde. Ils sont partagés entre la satisfaction d’avoir réglé une affaire importante et le sentiment qu’une page de leur vie vient de se tourner. Josiane, qui ne semble pas percevoir ces subtilités, cherche dans un placard.

Josiane – Je crois que j’ai vu une bouteille de mousseux, par là. On ne va pas leur laisser. Il doit être un peu tiède, mais enfin…

Elle sort la bouteille du placard, puis quatre verres.

Frédérique (réticente) – Je crois que je vais m’abstenir. Le mousseux, ça ne me réussit pas trop…

Josiane (ouvrant la bouteille) – Allez, tu vas trinquer avec nous !

Josiane lui sert un verre d’office. Frédérique laisse faire. Josiane distribue les verres.

Pierre (ironique) – À quoi on trinque ?

Jeff (sans gaieté) – À la vente.

Josiane – À nos chèques !

Ils trinquent.

Josiane – Il était mignon, ce kiné… (À Jeff) Il est marié ?

Jeff – Je ne crois pas…

Frédérique – Il avait l’air un peu efféminé, non ?

Josiane – En tout cas, je lui aurais bien demandé de me faire quelques massages… Mais ça aurait été dommage de lui refiler les oreillons. Il paraît que parfois, chez les hommes… Hein Frédérique ?

Pierre (agacé) – Oui, bon, ça va…

Frédérique – En tout cas, il n’était pas très vieux. C’est curieux d’acheter une maison de campagne à cet âge là… (Émue) Ça fait drôle de penser que cette maison est vendue. Qu’on n’y reviendra plus…

Jeff – Oui. C’était sympa, l’été…

Pierre – Ça faisait déjà longtemps qu’on n’y venait plus trop…

Frédérique – En tout cas, ça fait longtemps qu’on n’y était pas venus ensemble…

Josiane – Quatorze ans.

Les autres la regardent, surpris.

Josiane (avec un sourire figé) – La dernière fois qu’on s’est trouvés ici tous les quatre. Ça fait quatorze ans.

Les trois autres restent interloqués de cette précision, témoignant de la part de Josiane d’une sensibilité généralement bien cachée.

Josiane – On avait fêté l’anniversaire de Bruno. Il m’en reparle encore, quand on regarde les photos. On lui avait fait une belle fête… C’était un an avant mon divorce… Moi aussi, à cette époque-là, j’aurais bien aimé vous voir plus souvent.

Les autres se taisent, gênés. Même si Josiane conserve son sourire.

Josiane – Tu repars ce soir, Frédérique ?

Frédérique – Oui, normalement… Enfin, je ne suis pas obligée. J’ai un retour open…

Jeff – Tu peux rester avec nous jusqu’à demain. On te déposera à l’aéroport au passage.

Pierre (ironique) – Enfin, si tu es vraiment pressée, vas-y… Tout le monde sait que tu es très occupée…

Jeff (avec autorité) – Pierre…

Pierre fait un signe pour dire qu’il s’incline.

Frédérique – Bon, d’accord.

Josiane – Voilà, comme ça on passe la soirée ensemble ! En famille…

Silence.

Pierre – Vous voulez aller au resto ? C’est mon jour de bonté, je vous invite. Sur mon chèque…

Frédérique – Quelle générosité…

Pierre fait un effort pour ne pas répondre à la provocation.

Pierre – Bon, pas au restau d’à midi, en tout cas… C’est vrai que c’était assez dégueulasse… Quelle idée d’ouvrir un restaurant dans un endroit pareil…

Josiane – C’est plus sympa de manger ici, non ? Ce sera la dernière fois.

Jeff – Manger quoi ?

Josiane – On va bien trouver. On va vider les placards.

Jeff fouille dans le placard et en sort ce qu’il trouve.

Jeff (façon serveur d’un grand restaurant) – Spaghettis de dix ans d’âge accompagnés d’une petite sauce en boîte limite périmée.

Josiane – Oh, nous aussi on commence à dépasser la date limite de fraîcheur.

Frédérique disparaît dans la cuisine avec les provisions. Josiane lui emboîte le pas. Pierre et Jeff restent seuls. Un temps.

Pierre – Je suis au courant pour l’entreprise… Qu’est-ce que tu vas faire ?

Jeff – Je ne sais pas. Il y a encore beaucoup de choses à régler.

Silence.

Jeff – Alors c’est ce que tu penses, toi aussi. Que j’ai coulé la boîte parce que je n’avais pas la carrure ?

Pierre – Je pense que cette boîte ne pouvait tourner qu’avec quelqu’un qui accepte de s’y consacrer quinze heures par jour. Comme papa. Mais papa, c’était une autre époque. Tu n’avais pas envie de ça, je trouve ça normal. Aucun de nous ne l’aurait fait.

Jeff – Je n’aurais pas dû accepter de prendre la relève.

Pierre – Il fallait bien un bouc émissaire…

Un temps.

Jeff – Je vais peut-être ouvrir un restaurant…

Pierre (interloqué) – Un restaurant ? Mais tu ne sais même pas faire cuire des spaghettis…

Jeff – Pas un restaurant gastronomique. Je pensais plutôt à une pizzeria. Pour faire des pizzas, il n’y a pas besoin de savoir faire la cuisine. Et puis je prendrai du personnel, évidemment.

Pierre (inquiet) – Tu as déjà une idée en tête ?

Jeff (hésitant) – Oui… Le resto où on a mangé à midi. Le propriétaire veut le vendre… C’est pour ça que je vous ai emmenés là-bas. Pour avoir votre avis.

Pierre, embarrassé, ne répond pas.

Jeff – Alors ?

Pierre – Pourquoi ici ?

Jeff – Pourquoi pas ? Catherine et moi, on en avait marre de la région parisienne. Et puis pour les enfants ce sera très bien. Il y a un logement au-dessus. On respirera l’air de la campagne. Maintenant que l’entreprise va fermer… Il faut bien que je me recycle. Qu’est-ce que tu en penses ?

Pierre (gêné) – Ben… Ce n’est pas super bien placé, non ?

Jeff – C’est à côté de la gare.

Pierre – Il n’y a que deux trains par jour.

Jeff – Il y a une terrasse.

Pierre – Oui. Coincée entre la voie ferrée et la route nationale. C’est un peu dommage, à la campagne. Et puis la terrasse, c’est seulement quand il fait beau. Ici, en été, ça va. Mais le reste de l’année, il n’y a pas grand monde, non ? On n’était pas les uns sur les autres, à midi… Pourquoi tu crois qu’il revend, le propriétaire ?

Jeff (déçu par le manque d’enthousiasme de son frère) – Avec des raisonnements comme ça, on ne ferait jamais rien… Il faut faire venir les gens et les fidéliser, c’est sûr. Mais il n’y a aucune pizzeria dans la région. Je suis sûr que ça peut marcher. Ce n’est pas parce qu’on est au bord de la mer qu’on a envie de manger du poisson tous les jours.

Pierre – Des pizzas non plus…

Un temps.

Pierre (de plus en plus inquiet) – Tu t’es déjà engagé sur cette affaire de restaurant ?

Jeff – J’ai signé la promesse… J’ai appris que le resto était à vendre quand je suis venu m’occuper de la maison. Il fallait faire vite. On s’est décidés…

Pierre – Alors maintenant qu’est-ce que tu veux que je te dise. Si tu voulais me demander mon avis, pourquoi tu ne l’as pas fait avant ?

Jeff (s’emportant) – Parce que j’étais sûr que tu critiquerais. Evidemment, toi, tu sais toujours tout. Tout te réussit.

Pierre (soupirant) – Arrête. Il y a plus d’un an que je n’ai rien écrit ou en tout cas rien vendu… Ce n’est pas mon genre de me plaindre, c’est tout. Mais des échecs, j’en ai connus pas mal, crois-moi. Et pas seulement dans le domaine professionnel…

Pierre voit bien que son frère est vexé.

Pierre – Excuse-moi, Jeff. Tu me demandes mon avis, je te le donne. Mais je ne suis pas un spécialiste de la restauration non plus. Je peux me tromper. Je ne demande qu’à me tromper…

La tension retombe.

Pierre – Alors toi aussi tu penses comme Frédérique, que je suis un égoïste et un prétentieux ?

Jeff – Je pense que tu devrais essayer d’être un peu plus indulgent… De comprendre les autres…

Pierre – Je sais. Je n’aurais pas dû parler comme ça à Frédérique, tout à l’heure.

Jeff – Tu as toujours été le poil à gratter de la famille… Mais tu as raison. Ce n’est pas bon non plus de toujours tout accepter sans rien dire.

Pierre – J’aurais seulement voulu qu’on reste un peu plus proches les uns des autres. Un peu plus solidaires.

Jeff – On n’a jamais été très solidaires, tu sais… C’est que tu ne te souviens pas bien… Quand on était gamins, on se faisait les pires vacheries. Une fois, tu nous as même poursuivis dans le jardin avec un marteau… Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je pense toujours à ça quand j’entends la chanson de Claude François…

Pierre le regarde sans comprendre.

Jeff (chantant) – Si j’avais un marteau…

Pierre (continuant) – Je taperai mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs. (En chœur avec Jeff) Oh, oh ! Ce serait le bonheur…

Jeff (plus sérieusement) – J’ai toujours voulu te le demander. Si tu m’avais rattrapé ce jour-là, tu m’aurais vraiment fracassé le crâne ?

Pierre feint de réfléchir.

Pierre – Je ne crois pas. Mais j’étais tellement content de vous avoir foutu la trouille. J’étais le petit dernier. Pour une fois que quelqu’un avait peur de moi, c’était grisant. Après Frédérique m’a dit que j’étais fou. Elle avait l’air tellement convaincue que pendant longtemps, je me suis demandé si je ne l’étais pas vraiment. Des fois, je me le demande encore… Tu as raison, on ne s’est jamais très bien entendu tous les quatre. C’est le mythe du bon vieux temps. Finalement rien n’a changé…

Jeff – Ce qui a changé c’est qu’à l’époque, on était bien obligés de se supporter. Après la vente de la maison, rien ne nous oblige plus à le faire. C’est maintenant qu’il va falloir s’entendre. Si on veut que nos enfants aient des oncles et des tantes.

Pierre – Nos enfants… Qu’est-ce qu’il nous reste en commun ?

Jeff – Rien. Rien qu’on ne puisse pas diviser en quatre.

Pierre – Tu regrettes qu’on ait vendu la maison ?

Jeff – De toute façon, c’est trop tard.

Pierre – Ça l’était déjà avant qu’on signe, non ? Je me voyais mal passer mes vacances d’été ici avec Jérôme, à pleurer sur le trou de la Sécu et sur les impôts qui étranglent les professions libérales en France… Ça m’étonne qu’il n’ait jamais fait le rapprochement, d’ailleurs. C’est vrai, si la Sécu est en déficit, c’est bien parce que ces gens-là gagnent trop d’argent, non ?

Soudain la lumière s’éteint.

Jeff – Merde, une panne d’électricité.

Pierre – Il y a des allumettes sur la cheminée.

Jeff – C’est de l’eau qu’il faudrait…

Pierre – Quoi ?

Jeff – Passe-moi la bouteille d’eau qui est sur la table.

Pierre lui passe la bouteille, sans comprendre. Jeff remplit le réservoir de la lampe à carbure posée sur la cheminée, craque une allumette et allume la lampe. Une faible lueur éclaire la pièce.

Pierre – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jeff – Tu te souviens pas ?

Pierre – Non…

Jeff – Il avait plu toute la journée. C’est plutôt rare ici au mois d’août. Papa avait décidé de nous emmener aux escargots. Il nous a traînés dans toutes les quincailleries du coin pour trouver cet engin.

Pierre – Ah oui, la lampe à carbure…

Jeff – Alors qu’on avait deux ou trois lampes de poche à la maison. Je me demande pourquoi il lui fallait une lampe à carbure pour aller aux escargots. Ça devait lui rappeler sa jeunesse.

Pierre – Comment ça marche ?

Jeff – Le carbure, c’est une sorte de charbon. L’eau coule dessus goutte à goutte et ça dégage un gaz qui brûle.

Pierre – Je ne me souvenais pas de ça.

Jeff – Finalement, tu n’es pas venu avec nous. Papa nous a réveillés à quatre heures. Mais ce matin-là, c’est toi qui n’as pas réussi à sortir du lit…

Un temps.

Jeff – On y est allés tous les deux. C’était drôle. Il parlait à voix basse, comme s’il avait peur que les escargots s’enfuient en nous entendant arriver. On en a ramené un plein seau… Le lendemain matin, il y en avait partout dans la maison. On avait oublié de mettre un couvercle sur le seau. Mine de rien, ça fait du chemin un escargot, en une nuit…

Un temps.

Jeff – Je crois que papa était déçu que tu ne sois pas venu avec nous…

La lumière se rallume.

Pierre – Ça n’a pas été long.

Jeff éteint la lampe. Silence. Pierre, embarrassé, change de sujet.

Pierre – Et ta petite famille, comment ça va ?

Jeff – Catherine a commencé une formation d’aide-comptable. Comme ça, elle pourra tenir les comptes au restaurant. Je crois que je ne suis pas trop fait pour ça…

Pierre – Et tes enfants ? Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus…

Jeff – Ça va.

Pierre – C’est marrant. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir, mais je n’ai jamais vu des enfants aussi bien élevés.

Jeff – C’est parce que tu ne les vois pas souvent…

Pierre (souriant) – C’est toi qui as raison. On devrait pouvoir choisir ses enfants. Et les enfants leurs parents…

Jeff (amusé) – Tu sais que c’est très con, ce que tu viens de dire ?

Pierre – Je sais. C’est parce que je n’ai pas d’enfant. Ça me ferait peur, d’ailleurs, d’en avoir un. Surtout un garçon. Des fois qu’il me ressemble… Je ne suis pas sûr que je saurais vraiment lui dire pourquoi la vie mérite d’être vécue. Finalement, je suis comme papa. Je ne saurais pas dire ça à mon fils…

Jeff – Ça sera peut-être une fille…

Pierre se lève, troublé.

Pierre – Excuse-moi, il faut que je passe un coup de fil.

Pierre sort son téléphone portable et va pour sortir. Comme Jeff se dirige vers les chambres, Pierre reste dans la pièce.

Pierre – C’est moi… Oui, je sais… mais ce n’était pas le moment de leur annoncer ça. Je me suis encore engueulé avec ma sœur… Oh, comme d’habitude, mais là je lui ai sorti tout ce que j’avais en travers de la gorge. Je n’aurais pas dû, mais ça soulage… (Changeant de ton, avec une fausse décontraction) Alors, tu as appelé le labo…? Négatif ! (Soupirant, soulagé) Ouah… je suis quand même plus rassuré ! J’avoue que j’avais une petite appréhension. On a beau ne pas prendre de risques, à cinquante ans, statistiquement, un célibataire comme moi. Même avec la vie monacale que j’ai menée avant de te rencontrer… (À nouveau inquiet) À propos, quand tu seras à la maison, tu pourras regarder, dans mon carnet de santé qui est dans le tiroir du bas de mon bureau, si j’ai déjà eu les oreillons ?

Jeff revient et se réinstalle confortablement dans un fauteuil. Pierre, gêné, s’éloigne vers les chambres pour terminer sa conversation téléphonique. Frédérique arrive de la cuisine, une éponge à la main.

Pierre (s’éloignant) – Non, je t’expliquerai… Non, c’est pas urgent mais…

Pierre disparaît vers les chambres. Frédérique essuie la table. Elle regarde Jeff assis impassiblement pendant qu’elle s’active.

Frédérique (plaisantant) – Ça va, ce n’est pas trop dur.

Jeff (soucieux) – Ça va.

Un temps.

Jeff (cherchant ses mots) – Tu sais, il ne faut pas trop en vouloir à Pierre…

Frédérique (blessée) – Cette fois, il a passé les bornes. Personne ne m’avait jamais parlé comme ça. Tu crois que je peux accepter sans broncher ce qu’il m’a dit tout à l’heure ?

Jeff – Lui aussi, souvent, il a dû supporter pas mal de choses sans rien dire… Et pour être franc, il n’est pas le seul…

Frédérique le regarde, un peu étonnée.

Jeff – Ecoute, Frédérique, moi non plus je n’ai pas apprécié le numéro que nous a fait Jérôme, avec ses blagues de corps de garde, le soir de l’enterrement de maman. On aurait pu en profiter pour se retrouver un peu… en famille. C’était pas un repas de chasse, et ça ne concernait pas directement ton mari. C’était à toi de lui rappeler… (Un temps, avec une colère rentrée) Il aurait dû rester à sa place et la prochaine fois il y restera, ou bien il prendra mon poing sur la gueule.

Frédérique est surprise de cet accès d’autorité inhabituel de la part de Jeff.

Frédérique (troublée) – Excuse-moi… Je sais, il a été odieux. Je lui ai dit, après, je t’assure…

Jeff – Après, c’était trop tard…

Frédérique – De toute façon, ça ne se reproduira pas…

Jeff – Ça c’est sûr, Frédérique. On n’enterre pas deux fois ses parents… (Se levant) Il y a des rendez-vous qu’on ne peut pas se permettre de manquer. On en a raté trop, tous les quatre…

Frédérique (essayant de revenir à la charge) – Mais lui, aussi, tu ne crois pas qu’il pourrait être un peu plus tolérant…?

Jeff – Pour une fois, c’est moi qui vais faire un bon mot. La tolérance, il y a des maisons pour ça… Chez moi, à Noël, si vous venez, je ne veux pas que ce soit le bordel.

Frédérique – D’accord…

Jeff – Je vais mettre une nappe.

Pierre revient de sa chambre. Josiane arrive avec un appareil photos.

Josiane – Et si on faisait une dernière photo de tous les quatre, ici ? J’ai un déclencheur automatique !

Les autres paraissent un peu embarrassés, mais Josiane a déjà posé l’appareil sur la table après avoir réglé le déclencheur. Les quatre prennent place devant la cheminée, dans la même position et avec le même air coincé que sur le portrait d’école. Le flash se déclenche. Ils se séparent. Josiane range son appareil.

Josiane – Je la ferai tirer en quatre exemplaires et je les ferai encadrer… Ça sera votre cadeau de Noël.

Un temps.

Josiane – Bon, je vais mettre à cuire les spaghettis.

Jeff et Frédérique se lèvent aussi.

Jeff – Je vais ouvrir la boîte.

Frédérique – Je mets la table.

Pierre (plaisantant) – Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire…

Frédérique – Tu peux m’aider à mettre le couvert…

Jeff et Josiane disparaissent dans la cuisine. Frédérique et Pierre mettent la table en silence, puis s’asseyent. Pierre a l’air plutôt gai. Il sifflote.

Frédérique – Tu m’as l’air bien joyeux, tout d’un coup… C’est la vente de la maison ou la perspective de ne plus jamais nous revoir qui te réjouit à ce point-là ?

Pierre – Pour les oreillons, on doit me rappeler, mais je viens d’apprendre que je n’étais pas séropositif…

Frédérique est un peu surprise.

Pierre – J’ai rencontré quelqu’un. On a fait le test…

Frédérique (froidement) – Félicitations… Mais méfie-toi. La vie de couple, c’est le début de l’embourgeoisement. Ce n’est pas ce que tu pensais il n’y a pas si longtemps ?

Pierre – D’accord, excuse-moi pour tout à l’heure. Mais il fallait que ça sorte. Ça doit être la crise de la cinquantaine.

Un temps.

Pierre – Tu sais, moi non plus je ne suis pas vraiment devenu ce que j’aurais rêvé d’être.

Silence.

Frédérique – Tu auras essayé, au moins…

Pierre – Oui. Oui, j’aurais essayé. Mais je n’ai pas réussi. J’aurais peut-être dû persévérer dans l’erreur…

Un temps.

Pierre – Tu sais ce que je te reproche, au fond ?

Frédérique – Ah, parce que ce n’est pas fini ?

Pierre – De ne pas avoir fait la part des choses. Il y a trente ans, on était au moins d’accord sur un point, c’est qu’on ne voulait pas vivre comme nos parents. Mais en voulant faire exactement le contraire, je pense que tu t’es trompée aussi.

Frédérique, retenant ses larmes, regarde la cheminée.

Frédérique – J’ai froid.

Pierre – Dommage qu’il n’y ait pas de bois…

Frédérique – Elle n’a jamais servi. Ce serait dommage de la salir maintenant…

Silence embarrassé.

Pierre – Tu savais que l’entreprise était en liquidation ?

Frédérique – Quelle entreprise ?

Pierre – L’entreprise de papa ! Enfin de Jeff…

Frédérique – Non…

Pierre – Josiane m’a dit ça ce matin. Tu l’aurais su, de toute façon.

Frédérique – Je me doutais bien que ça se terminerait comme ça.

Pierre – C’est sans doute pas plus mal, au fond.

Frédérique – C’est sûr qu’il n’était pas vraiment fait pour les affaires…

Pierre – Surtout les affaires de famille.

Frédérique – Avec l’argent de la maison, ça lui permettra peut-être de redémarrer quelque chose à lui…

Pierre – Oui…

Silence.

Frédérique – Jérôme et moi, on va divorcer…

Pierre (interloqué) – Ah bon…? Pourquoi…?

Frédérique – Oh… Son assistante aussi s’appelle Frédérique. Disons qu’il a tendance à nous confondre… À la clinique, il la prend pour sa femme, en plus jeune. Et à la maison, il me prend pour sa bonne…

Pierre (ne sachant trop quoi dire) – Je suis désolé…

Frédérique (amusée) – Ne me dis pas que ça te fend le cœur de ne plus voir Jérôme…

Pierre (se détendant un peu) – Me fendre le cœur, non. Ce serait exagéré…

Frédérique – Pour moi aussi, je crois que ce n’est pas plus mal. Les enfants sont grands. Je vais pouvoir exister un peu par moi-même.

Pierre – Ah, exister par soi-même ! Méfie-toi, ce n’est pas tous les jours facile. C’est un futur ex-vieux garçon qui te le dit !

Frédérique – Tu sais, la vie à deux, c’est pas toujours rose non plus, tu verras. C’est une future ex-femme au foyer qui te le dit… Mais je ne voudrais pas te décourager. J’espère seulement que toi, au moins, tu ne quitteras pas ta femme pour une plus jeune dans dix ans.

Pierre (amusé) – Ma femme…? De toute façon, dans dix ans j’en aurai presque soixante. Et puis de ce côté-là, aucun risque. J’ai sauté une étape. Je pars directement avec quelqu’un de plus jeune…

Frédérique (intriguée) – Quel âge ?

Pierre – Vingt-huit…

Frédérique – Tu les prends au berceau…

Pierre – Je les prends toujours au même âge. C’est moi qui vieillis…

Frédérique – Ça ne m’empêchera pas de venir à ton mariage. Si tu m’invites…

Pierre – Le mariage, ce n’est sûrement pas pour tout de suite. Mais à mon pacs, peut-être…

Un temps. Ils se regardent. Frédérique, bouleversée, croit comprendre.

Pierre – Tu es la première de la famille à qui j’annonce ça…

Frédérique (très émue) – Pourquoi moi ?

Pierre – Il faut croire que je ne te déteste pas autant que j’en ai l’air. Et puis je me souviens que c’était aussi à moi que tu avais annoncé ton mariage en premier. Ou plutôt tu m’avais dit que Jérôme t’avait demandée en mariage. Tu attendais ma bénédiction pour dire oui. Oh, je savais que ce n’était qu’un jeu. Il n’empêche. J’étais content que tu m’accordes cette marque de confiance. (Un temps, avec un sourire) Comme un con, je t’ai dit que tu pouvais l’épouser ! Si j’avais su… Il faut dire qu’il était plus sympa à cette époque-là.

Frédérique – Oui…

Pierre – Il avait les cheveux longs… Enfin, il avait des cheveux… C’est dingue, la propension qu’ont les choses à dégénérer. Pour moi, au début, vous étiez l’image de la famille idéale.

Frédérique – Tu sais, la famille idéale, je ne suis pas sûre que ça existe…

Josiane revient avec un plat de spaghettis. Jeff la suit avec quelques morceaux de bois dans les bras.

Jeff – Il y avait une vieille chaise dans la cuisine, complètement bouffée par les vers. On va pouvoir faire un peu de feu.

Pierre – Il y a des vieux Harlequin, là, pour allumer.

Josiane – D’ailleurs, je propose qu’on brûle tous les meubles. Pour ce qu’ils valent ! Le déménagement sera plus vite fait !

Jeff allume le feu. Ils regardent tous les flammes, pensifs.

Pierre – Ça me rappelle une image qu’il y avait dans mon livre d’histoire, quand j’étais en primaire. Je ne sais pas pourquoi, ça m’a marqué. Ça représentait Bernard Palissy, un céramiste de la Renaissance, en train de casser ses meubles, chez lui, pour ne pas laisser mourir son four à bois et faire cuire ses émaux. C’était présenté comme un acte héroïque. L’artiste désargenté sacrifiant tout à son art. C’est marrant. Je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. Pourquoi je me souviens de ça ?

Frédérique (regardant brûler les Harlequin dans la cheminée) – Moi ça me rappelle une chanson : les livres au feu, la maîtresse au milieu ! C’est le premier slogan subversif que j’ai appris, à la maternelle. Je pensais que ça se passerait vraiment comme ça à la fin de ma première année d’école. Et puis non… On est simplement rentrés chez nous, et on s’est emmerdés pendant tout l’été.

Pierre – Et toi, Josiane, ça te fait bien penser à quelque chose…

Josiane (regardant brûler les bouquins) – J’avais un prof de français quand j’étais au lycée. Un type sans âge. Pas très vieux mais complètement éteint. J’ai appris qu’en 68, il avait brûlé tous les bouquins de sa bibliothèque, en public. Une sorte d’autodafé, dans une bouffée d’enthousiasme révolutionnaire. Après je ne le voyais plus de la même façon. Je l’observais en cours. Je me demandais ce qui lui restait de ce grain de folie.

Un temps.

Pierre – Jeff ?

Jeff (souriant) – Moi j’ai allumé le feu. Ça ne vous suffit pas ?

Ils regardent encore le feu en silence. Josiane prend un morceau de chaise pour le mettre dans la cheminée. Elle arrête son geste, intriguée, examine le morceau de bois et le soupèse.

Josiane – C’est bizarre. C’est tout léger. On dirait que c’est complètement bouffé de l’intérieur…

Les autres, toujours dans leur rêverie, ne prêtent pas attention à elle.

Josiane – J’ai lu un truc sur les termites, dans le Chasseur Français. Il paraît que c’est terrible. On ne les voit pas. Ça bouffe tout en silence, petit à petit, pendant des années. Tout ce qui est en bois. Jusqu’à la charpente… Et un beau jour, le toit de la baraque vous tombe dessus, sans prévenir.

Les trois autres se regardent, ne sachant pas trop s’il faut rire ou s’inquiéter. Ils regardent le plafond. Jeff prend le morceau de bois et l’examine.

Frédérique – Alors ?

Jeff (dubitatif) – Ce n’est peut-être que des vers. Mais je ne sais pas. Des termites, je n’en ai jamais vues… Ça ressemble à quoi?

Pierre (à Josiane) – Il n’y avait pas une photo, dans ton article ?

Josiane – Je n’ai pas fait attention. Ça vit en communauté, comme les fourmis ou les abeilles.

Pierre – Mais ça ne fait pas de miel…

Josiane examine la chaise sur laquelle elle est assise.

Josiane – Celle-là aussi est déjà bien attaquée.

Les autres lancent un regard inquiet vers leur chaise, comme s’ils avaient soudain peur qu’elle ne s’écroule sous leur poids.

Pierre – Il faudrait peut-être aller jeter un coup d’œil à la charpente dans le grenier.

Jeff (se levant) – Je ne sais pas si on a une échelle.

Pierre se lève à son tour et sort avec Jeff. Josiane et Frédérique les regardent partir, inquiètes.

Frédérique – Mince ! Ce serait la tuile !

Josiane – C’est le cas de le dire. Si on prend le toit sur la tête cette nuit.

Un temps.

Josiane – Heureusement qu’on vient de signer.

Frédérique la regarde, outrée.

Frédérique – Attends ! Si c’est vraiment ça, on ne peut faire comme si on ne savait pas.

Josiane – On ne savait pas quand on a signé…

Frédérique – Ce serait de l’escroquerie ! Et puis on ne peut pas prendre une responsabilité pareille ! Imagine que les nouveaux propriétaires meurent ensevelis sous les décombres. Ils ont peut-être des enfants…

Josiane – Oh, ça c’est leur problème, hein… Quand on achète une maison, on vérifie la charpente…

Un temps.

Josiane – Ou alors on fout le feu avant de partir. L’assurance paiera. Des incendies, il y en a tous les jours…

Frédérique – Le lendemain de la vente de la maison ? Ils trouveront ça bizarre. Il y aura une enquête. Une escroquerie à l’assurance, ça peut coûter cher.

Jeff et Pierre reviennent.

Josiane – Alors ?

Jeff – Difficile à dire. On ne voit pas grand chose. C’est sûr que la charpente est un peu vermoulue, mais elle n’est pas de la première jeunesse, non plus. Il faudrait faire examiner ça par un spécialiste.

Frédérique – Ce serait quand même mieux, non ? On pourrait avoir des ennuis…

Pierre – Je ne sais pas quelle est la législation là-dessus. Mais c’est sûr que l’acheteur pourrait nous attaquer. S’il se rend compte qu’on lui a vendu une baraque minée par les termites. Rien que de refaire la charpente, ça lui coûterait la moitié du prix de la maison.

Josiane – Et nous, si on doit repayer une charpente, ce n’est plus la peine de la vendre, cette baraque.

Pierre (soupirant) – Je me disais bien aussi que c’était trop simple.

Frédérique – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Jeff – On verra demain, mais il vaudrait mieux suspendre la vente en attendant une expertise. On serait plus tranquilles. Si c’est pour se retrouver dans un an avec un procès sur les bras.

Frédérique – Avec dommages et intérêts à la clef…

Josiane – Bonjour l’héritage ! Je me demandais d’où venait toute cette poussière, aussi…

Frédérique (se levant) – Je crois qu’on ferait mieux d’aller se coucher.

Josiane (inquiète) – Vous croyez que c’est bien prudent de dormir ici ? On ferait peut-être mieux d’aller à l’hôtel ?

Pierre – Statistiquement, ça serait bien le diable que cette baraque nous tombe sur la gueule justement cette nuit. Alors qu’on n’y est pas venus ensemble depuis quatorze ans.

Ils s’apprêtent à sortir en direction des chambres.

Jeff (plaisantant) – Essayez quand même de ne pas éternuer trop fort.

Ils rient.

Noir.

 

Lendemain matin

Frédérique, assise seule dans la salle de séjour, fume une cigarette en finissant son café. Elle est déjà habillée et maquillée. Josiane arrive en chemise de nuit et n’a pas l’air très fraîche. Elle essaie de se déboucher les oreilles avec son petit doigt.

Josiane – J’ai les portugaises ensablées… Je suis sûre que c’est ce petit tos qui m’a refilé les oreillons…

Frédérique (perplexe) – Qui ?

Josiane – Dans le train !

Frédérique préfère ne pas insister.

Josiane – Et puis ça m’a donné soif, ces spaghettis. J’espère que la sauce n’était pas périmée depuis trop longtemps. (Se servant un verre d’eau, et regardant sa sœur) Oh, toi aussi, tu as une sale tête…

Frédérique (froissée) – J’ai mal dormi, c’est tout…

Josiane – Ce n’est pas à cause de ta dispute avec Pierre hier midi ? Tu le connais, il faut toujours qu’il dise tout haut ce que les autres pensent tout bas…

Frédérique la regarde, interloquée, mais préfère ne pas relever. Josiane se sert une tasse de café.

Josiane – Moi non plus je n’ai pas bien dormi. C’est à cause de ces termites. J’ai rêvé qu’elles nous bouffaient nous aussi pendant la nuit. En commençant par la cervelle

Regard perplexe de Frédérique. Josiane trempe les lèvres dans son café et fait la moue en se tenant l’estomac.

Josiane – Ça me donne la nausée, ce café… (Un temps) Je crois que je vais aller vomir…

Josiane sort et croise Pierre qui arrive, pas très réveillé.

Pierre – Ouh la ! T’as pas l’air fraîche, toi non plus.

Frédérique (pincée) – Merci. Josiane vient de me dire la même chose.

Pierre se sert un café.

Pierre – Je parlais pour moi aussi… Passé cinquante ans, quand Cendrillon se couche après minuit… Le lendemain matin, c’est la tête qu’elle a comme une citrouille…

Frédérique – Tu te prends pour Cendrillon…?

Pierre – Vous, les femmes, vous pouvez toujours vous maquiller avant de sortir dans la rue.

Frédérique – Je suis déjà maquillée…

Pierre touille son café.

Pierre – Excuse-moi. C’est l’approche de Noël. Ça me déprime. Faut que je sois désagréable avec tout le monde, je ne sais pas pourquoi. Enfin, je m’en doute un peu…

Silence.

Frédérique – Un jour, papa m’a prise à part dans sa voiture avant d’aller travailler. Je devais avoir cinq ou six ans. Il m’a annoncé que le Père Noël n’existait pas. Comme ça. Je ne lui avais rien demandé. Au début, j’étais plutôt fière. Ça faisait de moi une grande. Mais je n’ai pas tardé à comprendre ce qu’il entendait par là…

Pierre – À chaque fois qu’il voulait nous rappeler à quel point on était naïfs, il nous balançait sur un ton ironique : Tu crois au Père Noël !

Frédérique – Pour me venger, à mon tour, j’ai révélé à la fille de l’institutrice que le Père Noël n’existait pas. Le lendemain matin, sa mère m’a collé deux baffes… Non seulement le Père Noël n’existait pas, mais il fallait que je le garde pour moi !

Pierre – Est-ce qu’on doit toujours pardonner à ses parents… sous prétexte qu’eux aussi ont peut-être eu une enfance malheureuse ?

Frédérique – J’ai cru qu’en devenant mère à mon tour, je deviendrai plus indulgente avec la mienne. Et puis non. Ça m’a juste permis de mesurer toute l’étendue de l’affection qu’ils n’ont pas su nous donner.

Josiane revient, habillée, un sac poubelle à la main.

Josiane – Jeff n’est pas encore prêt ? Décidément, c’est toujours le dernier levé… Bon, je vais jeter le restant des spaghettis, sinon ça va empester. Avec cette sauce, ça sentait déjà pas très bon quand on les a mangés… (Un temps) Et puis j’ai vomi dans le sac, pour pas boucher le lavabo…

Stupéfaction des deux autres. Josiane sort avec le sac poubelle. Jeff arrive à son tour. Comme la veille, il marche au radar. Mais il est habillé et prêt à partir. Il se sert un café.

Frédérique – C’est le moment de dire adieu à cette maison… C’est la dernière fois qu’on y prend le petit-déjeuner ensemble. Comme quand on était petits…

Silence embarrassé.

Frédérique – Rien ne nous empêche de nous revoir quand même…

Pierre – Oui… (Amer) Mais est-ce que ça nous fait vraiment du bien…?

Josiane revient en hâte.

Josiane (sur un ton dramatique) – On nous a volé la poubelle !

Pierre (ironique) – Il y avait quelque chose de précieux, à l’intérieur ?

Jeff, intrigué, sort pour voir.

Josiane – C’est incroyable ! Vous vous rendez compte, on vole même les poubelles maintenant. Et encore, on est à la campagne !

Un temps. Jeff revient.

Jeff – On ne nous l’a pas volée, elle a brûlé. Comme c’est du plastique, il ne reste plus rien. Encore heureux que ça n’ait pas foutu le feu à la maison…

Jeff tourne un regard suspicieux vers Josiane.

Jeff – Tu n’aurais pas mis les cendres de la cheminée dans la poubelle hier soir ?

Frédérique et Pierre se tournent également vers Josiane.

Josiane – Je pensais qu’il n’y avait plus de braises…

Jeff – Il faut croire que ça couvait encore sous la cendre.

Pierre – On ne prévient pas à la police alors…?

Josiane – C’est incroyable que ça s’enflamme comme ça, ces poubelles. C’est dangereux.

Les autres échangent à peine un regard, habitués à la mauvaise foi de Josiane.

Pierre – Il vaudrait peut-être mieux enterrer tout ça dans le jardin, cette fois. Avec les émanations de la sauce bolognaise, le rendu de Josiane et les charbons ardents… Ça pourrait entraîner une réaction chimique imprévisible…

Jeff (ailleurs) – Y’a une pelle dans la cabane à outils.

Tous le regardent.

Jeff (comprenant le message, résigné) – Ok, j’y vais…

Josiane poursuit le cours de ses pensées tortueuses.

Josiane – Il avait un prénom bizarre, ce kiné…

Pierre – William.

Josiane – C’est ça, William… Remarquez, c’est bien un nom de poire… Pour acheter cette baraque en ruine… Je lui aurais bien laissé mon numéro de téléphone, mais… C’est vrai qu’il avait l’air un peu…

Pierre – Un peu quoi…?

Josiane – Tu n’as pas vu que c’était une tapette ?

Frédérique, mal à l’aise, observe la réaction de Pierre, qui se décide à parler.

Pierre – J’ai un truc à vous dire… Autant que je vous le dise maintenant…

Josiane l’écoute. Frédérique lui sourit pour l’encourager.

Pierre – Ce kiné, qui a racheté la maison. William. C’est mon ami…

Frédérique, qui ignorait cet aspect de la question, est aussi surprise que Josiane. D’autant qu’elle s’attendait à un autre genre de coming-out.

Frédérique (à nouveau un peu pincée) – Eh ben, tu as décidé de nous étonner…

Josiane (larguée) – Le kiné pédé, c’était un homme de paille ?

Frédérique – Pourquoi tu as fait ça ? On aurait pu s’arranger si tu voulais la garder, cette maison…

Pierre – Je craignais que ce soit compliqué…

Frédérique (ironique) – C’est sûr que là, c’est beaucoup plus simple.

Josiane – Et puis tu ne fais pas une mauvaise affaire, finalement…

Pierre – La maison est restée en vente pendant plus d’un an. Personne n’en voulait…

Mutisme des autres, perturbés chacun à sa façon par cette révélation.

Pierre – Attendez, je vous rappelle que vous venez de nous vendre une baraque qui est peut-être complètement bouffée par les termites…

Josiane (comprenant de moins en moins) – De vous vendre…? Vous la rachetez ensemble…?

Frédérique vient au secours de Pierre.

Frédérique – C’est son ami… On ne va pas te faire un dessin…

Josiane comprend enfin.

Josiane (amusée) – Ah d’accord ! Je me disais bien aussi…

Frédérique (ironique) – Oui, l’intuition féminine…

Pierre – Vous serez toujours chez vous dans cette maison…

Jeff revient alors du jardin.

Jeff – C’est dingue !

Frédérique – Ça tu peux le dire…

Mais Jeff parle d’autre chose.

Jeff – Regardez ce que vient de trouver en creusant dans le jardin pour enterrer les ordures !

Il exhibe un os.

Josiane – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pierre – Ça ressemble furieusement à un fémur…

Frédérique – Tu veux dire… un ossement humain ?

Pierre (à Jeff) – Y’avait tout le squelette avec ?

Jeff – J’ai pas continué à creuser. Je ne sais pas ce que vous avez foutu dans ce sac poubelle, mais ça sentait pas la rose. J’ai balancé tout ça dans le trou et j’ai rebouché vite fait.

Josiane – On pourrait prévenir la police, mais… Vous vous rendez compte ? Un cadavre enterré dans notre jardin ! On pourrait avoir des ennuis…

Frédérique a l’air un peu embarrassée.

Frédérique – Si c’est vraiment un mort, qui ça pourrait bien être ?

Un temps.

Pierre – C’est peut-être papa…

Les autres le regardent, outrés qu’il puisse plaisanter. Mais Pierre ne plaisante pas.

Pierre – La dernière fois que maman est venue ici, c’était avec lui. Et après, on ne l’a plus jamais revu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il est vraiment retourné en Amazonie après…?

Josiane (à Pierre) – Oh, la, la… Heureusement que c’est ton copain homo, qui l’a racheté, cette baraque. Au moins, ça reste dans la famille !

Jeff (largué) – Qui est homo…?

Josiane – Pierre !

Frédérique (plus très sûre de rien) – Sympathisant, en tout cas…

Jeff digère cette information. Pierre reste impassible, soit qu’il ne veut pas démentir, soit qu’il n’a pas entendu cette dernière réplique, absorbé qu’il est dans la contemplation du présumé fémur.

Frédérique – Bon, on ne va pas s’emballer, non plus. Si ça se trouve, c’est un os de vache.

Pierre – Ça ressemble quand même furieusement à un fémur…

Frédérique – Tu t’y connais, en fémur, toi ?

Pierre – Mon copain est kiné… C’est moi qui lui faisais réviser ses examens…

Jeff – Et puis pourquoi on aurait enterré une vache dans notre jardin…?

Josiane – Ou alors le voisin est un serial killer, et il enterre ses victimes chez nous, pour pas se faire repérer…

Pierre – Si on doit repasser des vacances ici, je préférerais encore que maman ait assassiné papa… C’est moins risqué qu’un voisin psychopathe…

Frédérique – Bon, on ne va pas régler ça maintenant… Je propose qu’on foute le camp d’ici. On ramène l’os à Paris et on verra bien.

Tous opinent. Pour penser à autre chose, ils se remettent en mouvement pour les derniers préparatifs en prévision du départ. Chacun va chercher ses bagages. Josiane revient avec un gros sac en plus de la valise qu’elle avait en arrivant.

Pierre (suspicieux) – Tu n’avais pas qu’une valise, en arrivant ?

Josiane – Je ramène quelques souvenirs ! C’est toujours ça que les termites ne boufferont pas…

Jeff (à Pierre) – Tu as fermé le compteur ?

Pierre – Oui… (Après une hésitation) Je vais vérifier.

Pierre disparaît un instant pour vérifier.

Pierre – C’est bon, on peut y aller.

Les quatre frères et sœurs s’apprêtent à quitter la maison, leurs bagages à la main.

Jeff (avec un dernier regard circulaire) – On n’a rien oublié…?

Pierre – Je prends le fémur… Je le montrerai à William…

Jeff – C’est qui William ?

Frédérique – On t’expliquera plus tard…

Josiane – Dire qu’on était venus ici pour régler des problèmes de succession… J’ai l’impression qu’on n’est pas sortis de l’auberge…

Jeff, Frédérique et Josiane sortent. Pierre est le dernier. Son petit sac à la main, il vient prendre le portrait de famille sur la cheminée et le regarde un instant avec un sourire amer.

Pierre – Les souvenirs… Ça prend pas beaucoup de place, mais c’est lourd à porter.

On l’appelle du dehors.

Frédérique (off) – Pierre ?

Jeff (off) – Tu viens ?

Josiane (off) – Qu’est-ce qu’il fait ?

Pierre remet le portrait à sa place.

Pierre – C’est bon, j’arrive ! (Il prend l’os posé sur la table) J’avais oublié le fémur de papa ! (Pour lui-même) Maintenant, la famille est enfin réunie… (Regardant l’os) Enfin c’est un début…

Pierre s’en va.

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-08-6

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Quatre étoiles

Four Stars –  Cuatro Estrellas – Quatro Estrelas – Vier Sterne 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Une comédie très space qui ne manque pas d’air…  Quatre passagers qui n’ont rien en commun participent à un voyage touristique dans l’espace. La cohabitation se passe plus ou moins bien jusqu’au moment où la tour de contrôle leur annonce qu’en raison d’une fuite d’oxygène, ils vont devoir être rapatriés d’urgence. Problème : il n’y aura pas assez d’air pour tout le monde. L’un d’eux doit se sacrifier, sinon ils périront tous. Ils ont une heure pour trouver celui ou celle qui acceptera d’endosser l’étoffe d’un héros…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Quatre Étoiles

Personnages : Edouard – Kimberley – Natacha – Igor

Acte 1

Le module principal d’un vaisseau spatial. S’agissant d’une comédie, on ne s’interdira pas un futurisme kitch façon science fiction de série Z. Le mur du fond peut être recouvert d’une toile peinte figurant le ciel étoilé visible depuis la baie vitrée. De part et d’autre deux cloisons, avec d’un côté le terminal de la radio de bord en forme de téléphone muni d’une lampe rouge clignotante, et de l’autre une hachette également rouge derrière une vitre comme dans les trains (avec la mention « à ne briser qu’en cas d’urgence »). Le quatrième mur figure aussi une baie vitrée offrant aux passagers une vue imprenable sur la terre, la lune et les étoiles, selon la rotation du vaisseau. Côté cour une sortie vers le poste de commandement et le laboratoire, côté jardin une autre vers les cabines. Edouard, debout face aux spectateurs, admire émerveillé le spectacle.

Edouard – C’est incroyable, regardez, Kimberley ! On voit la France !

Kimberley, semblant chercher quelque chose, lance un regard distrait dans sa direction.

Kimberley – Ah, oui… C’est vraiment tout petit…

Edouard – On distingue nettement la côte bretonne, l’estuaire de la Gironde, le bassin d’Arcachon… Pour un peu, on verrait mon yacht ! C’est là qu’il est amarré…

Kimberley – Avec Google Earth, Edouard, vous le verriez. Si je retrouve mon portable…

Edouard – C’est dingue… On a beau savoir que les mappemondes d’aujourd’hui sont strictement fidèles à la réalité, contrairement aux cartes du Moyen-Age qui ne mentionnaient pas l’Amérique… Là on en a la preuve visuelle !

Kimberley – Ne me dites pas que vous avez payé une fortune pour participer à ce vol seulement pour vérifier que l’Amérique existait vraiment ?

Edouard – Mais regardez, on voit même la Corse ! (Il s’approche de la baie vitrée) Ah non… Ça, c’est une chiure de mouche sur le pare-brise… (Il se recule et reprend son observation) La botte, là, c’est l’Italie…

Kimberley (jetant quand même un coup d’oeil) – C’est marrant, d’ici, on ne voit pas du tout les frontières…

Edouard – Vous vous attendiez à quoi ? Les voir dessinées en pointillés comme sur une carte Michelin ? Il paraît qu’à l’époque, on pouvait voir le mur de Berlin, depuis l’espace.

Kimberley – Ah oui, c’est dommage qu’il n’existe plus.

Edouard – Il reste la Grande Muraille de Chine. Ça au moins c’est du solide…

Kimberley – Oui…

Edouard – Et vous ? Pourquoi est-ce que vous avez fait ce voyage, alors ?

Kimberley – C’était le premier prix d’un concours organisé par TF1.

Edouard – Et vous avez gagné ! Bravo !

Kimberley – Il fallait donner le nom de la candidate qui avait été éliminée la veille dans une émission de téléréalité.

Edouard – Et dire qu’à moi, ce petit voyage dans l’espace m’a coûté un million de dollars…

Kimberley – Bon, après, il y avait un tirage au sort… On était plus d’un million à avoir trouvé la bonne réponse. Mais pour tout vous dire, j’aurais préféré gagner le deuxième prix.

Edouard – C’était quoi ?

Kimberley – Une Twingo.

Edouard – Ah oui…

Kimberley – Mais neuve, hein ! Avec toutes les options : vitres électriques, autoradio, clim… Il fait un peu chaud ici, non ?

Edouard se remet à contempler le spectacle qui s’offre à lui.

Edouard – C’est vraiment incroyable ! Pas besoin de regarder la météo à la télé. Je peux tout de suite vous dire que d’ici une heure, un gros cyclone va dévaster le Nicaragua. Et croyez-moi, ça va faire du grabuge. Qu’est-ce que c’est marrant…

Kimberley, toujours préoccupée par ses recherches, regarde un peu partout dans la cabine, sauf vers la baie vitrée.

Kimberley – Je l’avais dans les mains tout à l’heure. Il ne s’est pas envolé, quand même…

Elle tombe nez à nez avec Igor, le commandant de bord, qui arrive du poste de commandement.

Kimberley (minaudant) – Ah, Igor !

Igor – Vous cherchez quelque chose, Kimberley ?

Kimberley – Oui. Mon iPhone.

Igor (lui tendant son iPhone) – Je l’ai retrouvé qui flottait au plafond dans les toilettes. On a une petite panne du système de gravité artificielle dans cette partie du vaisseau. Je vais essayer de réparer ça…

Kimberley – Ah, merci commandant !

Igor – Malheureusement, ce n’était pas le seul OVNI qui flottait dans les toilettes… Mais qu’est-ce que vous comptez en faire ?

Kimberley – Ben passer un coup fil !

Igor – Ah, je crois que ça ne va pas être possible, Kimberley.

Kimberley – Dans les avions, c’est seulement au moment du décollage qu’il faut couper son portable, non ?

Igor – Oui. Mais là on est dans une navette spatiale. Vous pouvez toujours rebrancher votre iPhone. Mais ça m’étonnerait fort qu’à 180 kilomètres d’altitude vous captiez un réseau. Ou alors, vous me donnerez le nom de votre opérateur…

Kimberley – Oh, non… Alors ce n’est pas possible de téléphoner pendant toute la durée du… C’est pire qu’au théâtre, alors !

Igor – Désolé…

Kimberley – Ne me dites pas qu’on est totalement coupés du monde !

Igor – Coupés du monde, pas forcément… Disons seulement que dans l’espace, si votre iPhone venait à sonner, ce ne serait pas un terrien au bout du fil…

Le téléphone de Kimberley se met à sonner, et elle répond, interloquée.

Kimberley – Allo…? (Se reprenant) C’est la fonction réveil, j’ai oublié de changer l’heure.

Igor – Il faut reconnaître que quand on est en orbite autour de la terre, ce n’est pas facile de décider quelle heure il est vraiment.

Kimberley – Mais je ne sais pas moi. En cas d’urgence, par exemple. Alors on ne pourrait même pas appeler les pompiers ?

Igor désigne le terminal mural de la radio de bord.

Igor – En cas d’urgence, nous sommes reliés à la tour de contrôle par la radio de bord. Mais si c’est pour changer un rendez-vous avec votre coiffeuse, j’ai peur que ça ne doive attendre jusqu’à notre retour sur terre…

Kimberley soupire.

Kimberley – Je ne sais même pas quoi mettre ce soir… C’est une soirée habillée ?

Igor – Moi je viendrai plutôt habillé, mais après, c’est comme vous le sentez…

Kimberley (minaudant à nouveau) – Oh, commandant…

Natacha arrive, et croise Kimberley qui sort.

Natacha (froidement distante) – Bonjour Kimberley. Ça va comme vous voulez ?

Kimberley (imitant ET) – Téléphoner maison…

Tête de Natacha. Kimberley s’en va.

Edouard – Regardez, de ce côté-ci, on voit la lune !

Igor regarde partir Kimberley en fixant plutôt son attention sur sa chute de reins. Ce qui n’échappe pas à Natacha.

Natacha – De ce côté-là aussi… (À Igor) Qu’est-ce qu’elle voulait, la shampouineuse ?

Igor – L’adresse de votre coiffeur. Mais rassurez-vous, je n’ai rien dit. Il faudrait d’abord me passer sur le corps…

Natacha n’a pas le temps de répondre.

Edouard – Alors Igor ! C’est la soirée du commandant aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous nous avez mijoté de bon ? C’est quand même la Saint Sylvestre, que diable ! On ne va pas se taper encore vos plats lyophilisés arrosés d’eau tiède…

Igor – Rassurez-vous, Edouard, tout est prévu pour fêter dignement la nouvelle année. Ce sera de la dinde au marron… lyophilisée, arrosée de notre meilleur champagne russe… tiède.

Edouard (soupirant) – Au prix où j’ai payé mon billet pour ce séjour quatre étoiles, j’espérais au moins avoir droit à du caviar français !

Igor – Vous auriez dû emporter quelques unes de vos fameuses saucisses, Edouard…

Edouard – J’en avais une pleine valise, figurez-vous ! Mais on m’a dit que j’étais en excédent de bagages… C’était ça ou mon lecteur de DVD et ma collection complète des Simpsons…

Natacha – Et comme vous êtes un homme de goût…

Edouard – Bon, en attendant, histoire de me mettre un peu en appétit, je vais refaire un petit tour dans la salle d’apesanteur. Je ne m’en lasse pas…

Igor – Je comprends ça… (En aparté à Natacha) C’est le seul endroit où il arrive à ne pas être lourd…

Edouard – Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond ! (Tête de Natacha qui ne connaît visiblement pas les Simpsons). Alors, Natacha ? Ça avance, vos recherches ?

Natacha – Dieu n’a pas créé le monde en un jour… Donnez-moi une petite semaine pour essayer de comprendre comment il a fait.

Edouard – Vous travaillez sur quoi, déjà ?

Natacha – Le Big Bang.

Edouard (sceptique) – Ah… Si vous déposez un brevet, faites-moi signe quand même (Edouard s’en va en chantonnant sur l’air du film Les Simpsons). Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond !

Igor – Il a fait fortune dans la charcuterie industrielle.

Natacha – Il est marrant.

Igor – Il est lourd.

Natacha – Il pèse un milliard de dollars. Et sans ces nouveaux riches prêts à payer des sommes astronomiques pour apercevoir la terre vue du ciel, je ne pourrais plus continuer mes recherches…

Igor – Penser que le mystère de la création du monde sera peut-être élucidé grâce au sponsoring d’une marque de saucisses…

Natacha – Et vous ? Sans le financement des chaînes de télévision, vous en seriez réduit à piloter des charters pour les Baléares plutôt qu’une navette spatiale… Il s’agit de quoi, cette fois ?

Igor – TF1 réfléchit à un nouveau concept de téléréalité. Une sorte de loft en apesanteur… Ou alors une nouvelle version de l’Ile de la Tentation, mais sur la Lune.

Natacha – La Lune de la Tentation. Tout un programme… Alors c’est pour ça que… Kimberley est là ?

Igor – Ils veulent vérifier qu’en dessous de 60 de QI, le cerveau humain résiste bien à l’absence de gravité. Pas question de mettre en danger la vie des futurs candidats…

Natacha – Ils auraient pu faire l’expérience avec une vraie dinde.

Igor – Au moins, on aurait pu se la taper pour le réveillon.

Natacha – Ça, pour vous, c’est peut-être encore possible…

Igor – Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment mon genre.

Natacha – À voir comment vous la reluquiez tout à l’heure, on aurait pu en douter…

Igor (ironique) – Jalouse…?

Natacha – Parce que vous croyez vraiment que vous, vous pourriez être mon genre ?

Igor – Au moins pour le réveillon, je n’ai pas beaucoup de concurrence… À moins que Monsieur Cochonou soit vraiment votre type d’homme…

Natacha (souriant) – Rassurez-moi, votre Ile de la Tentation version Star Trek, ce n’est pas déjà commencé ?

Igor s’apprête à répondre lorsque le terminal mural de la radio de bord, en forme de téléphone, se met à clignoter en rouge.

Igor – Ah, excusez-moi… (Il décroche le combiné) Capitaine Spock, j’écoute… (Natacha s’apprête à partir mais, intriguée par l’inquiétude qu’elle lit sur le visage de Igor, elle se ravise) Oui… Oui… Ok… Non, non… Ok, tenez-moi au courant…

Igor remet le combiné en place.

Natacha – Un problème ?

Igor – Le centre de contrôle vient de déceler une fuite sur le système d’alimentation en oxygène…

Natacha – Grave ?

Igor – On ne sait pas encore… Ils me rappellent dès qu’ils en savent un peu plus… En attendant, il faut brancher l’alimentation de secours…

Kimberley revient. Elle a passé une robe de soirée très sexy.

Kimberley – Vous pensez que je peux mettre ça ce soir ?

Igor, préoccupé, ne semble plus prêter attention à elle.

Igor (à Kimberley) – Excusez-moi, j’ai un petit problème à régler… (En aparté à Natacha) Inutile d’inquiéter les deux touristes avec ça pour l’instant…

Igor sort. Kimberley semble déçue.

Kimberley – Il ne m’a même pas regardée… J’ai l’impression d’être transparente, avec lui… Vous me trouvez transparente, vous ?

Natacha – Votre robe l’est, en tout cas…

Kimberley – Ce n’est pas un peu…?

Natacha – Ah si, ça l’est même beaucoup, mais bon… Le réveillon de Noël, la Saint Sylvestre, ce n’est qu’une fois par an ! C’est la seule période de l’année où une femme a le droit de s’habiller successivement dans la même semaine en sapin de Noël et en pute. Il faut bien en profiter, non ?

Kimberley – Vous n’aimez pas…

Natacha – J’ai dit ça ?

Edouard revient, toujours en chantonnant.

Edouard – Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond… Ah, non, c’est trop génial ! Mais je préfère quand même faire ça avant de m’enfiler la dinde.

Kimberley l’interpelle.

Kimberley – Et vous Edouard, comment vous me trouvez ?

Edouard – Ah, non, mais je ne parlais pas de vous… Je ne me serais jamais permis.

Kimberley – Ma robe !

Edouard – Ah, oui, c’est… Ça vous dit de grimper au plafond avec moi ? Je suis sûr qu’à deux, ça doit être encore plus marrant…

Igor revient, dispensant Kimberley de répondre. Natacha remarque qu’il a l’air encore plus préoccupé.

Natacha – Tout va bien Capitaine Spock ?

Kimberley (à Edouard) – Je pensais qu’il était commandant, et qu’il s’appelait Igor…

Igor – Tout va bien. J’ai branché le système d’aération de secours…

Edouard – Le système de secours ?

Igor (affichant un sourire rassurant) – Un petit problème technique, mais ce sera réglé d’une minute à l’autre… Rassurez-vous, nous allons pouvoir réveillonner comme prévu.

Edouard – Tant mieux, tant mieux… Mais au fait, commandant, étant donné que nous tournons autour de la terre presque à la même vitesse que le soleil… Enfin vous voyez ce que je veux dire… À quel moment exactement pourrons-nous considérer qu’il est minuit ?

Igor (avec un sous-entendu) – Croyez moi, Edouard, ça va être le réveillon le plus long de votre vie…

Air inquiet de Natacha.

Edouard – Quelle folie, ce voyage, tout de même… Enfin, c’est un truc qu’on ne fait qu’une seule fois dans sa vie.

Natacha – Vous ne croyez peut-être pas si bien dire…

Edouard – C’est vrai qu’il fait un peu chaud, ici, non ? (À Kimberley) Vous avez raison, vous auriez dû prendre la Twingo. Au moins, il y avait la clim…

Le terminal mural de la radio de bord se remet à clignoter. Igor échange un regard avec Natacha et va décrocher le combiné, pendant que Natacha s’efforce de faire diversion en pointant son doigt vers la baie vitrée côté spectateur.

Natacha – Regardez, on survole la Chine !

Igor (dans le combiné) – Oui…?

Natacha – On voit même la Grande Muraille !

Edouard – Où ça ?

Kimberley – Je ne vois rien…

Natacha – Mais si, là !

Edouard – Ah, oui, peut-être…

Igor (dans le combiné) – Non…?

Edouard – Ah, oui, ça y est, je la vois !

Kimberley – Moi je ne vois toujours rien. Je commence vraiment à me demander ce que je suis venue faire ici.

Igor (dans le combiné) – Ok…

Igor raccroche le combiné, et échange un regard inquiet avec Natacha.

Edouard – C’est le plus beau jour de ma vie !

Natacha – Oui… Et peut-être le dernier…

Igor (à Kimberley) – Allez, Kimberley ! Je vous rappelle qu’aujourd’hui, vous n’avez pas encore fait votre séance de gymnastique en salle d’apesanteur. Vous vous souvenez que cela fait partie de notre programme quotidien…

Kimberley (soupirant) – Ça me donne mal au cœur, moi, de marcher au plafond comme une mouche. Je ne suis pas une mouche ! Pourquoi est-ce que je suis obligée de faire ça ?

Edouard – Je vous accompagne. Vous allez voir, c’est très marrant ! (Il part avec Kimberley tout en chantonnant) Spider Cochonne, Spider Cochonne, elle peut marcher au plafond…

Igor reste seul avec Natacha.

Natacha – Alors ?

Igor – C’est un peu plus grave que prévu…

Natacha – Vous me devez la vérité, commandant. Je vous rappelle qu’au delà de ma mission scientifique, je fais office de copilote de ce vaisseau.

Igor – Le système d’aération principal est définitivement hors service. On va devoir se débrouiller avec le système de secours.

Natacha – Combien de temps d’autonomie ?

Igor – Quatre heures.

Natacha – Suffisamment pour rentrer sur terre en partant tout de suite. Mais pas assez pour pouvoir passer le réveillon ici. Les deux touristes vont être déçus mais bon, ce n’est pas si grave. Edouard sera remboursé, et Kimberley aura sa Twingo…

Igor – Ce n’est pas si simple, malheureusement…

Natacha – Je m’en doutais un peu. Sinon, pourquoi vous feriez cette tête de cocker. Qu’est-ce qui déconne encore, dans cette épave ? Si c’est au sujet des Alien qui flottent dans les toilettes, je suis déjà au courant…

Igor – Le système d’oxygène de secours n’est prévu que pour trois personnes…

Natacha (effarée) – C’est une blague ?

Igor – Pourquoi je ferais cette tête de cocker si c’en était une…

Natacha – Mais… pourquoi ?

Igor – Vous l’avez dit vous-même, ce vaisseau est une épave. Le propulseur a été récupéré de la navette que les Américains viennent de mettre à la casse, l’habitacle de la Station Spatiale Internationale que les Européens viennent d’abandonner… et le module de secours dans lequel nous nous trouvons a été bricolé à partir d’une ancienne capsule russe Soyouz…

Natacha (atterrée) – Conçue pour trois personnes… Mais alors comment ont-ils osé nous laisser partir à quatre ?

Igor – Spider Cochon a payé son billet un million de dollars. Sans lui, le vol était annulé faute des crédits nécessaires… et vous n’auriez jamais pu mener à bien vos recherches.

Natacha – Alors vous le saviez !

Igor – Je vous l’ai dit. C’était notre seule chance de faire ce voyage. Si vous aviez su, est-ce que vous auriez renoncé à cette occasion unique de vérifier vos théories sur le Big Bang ?

Natacha – Non.

Igor – Non. Parce que si vous réussissez, ça vous vaudra probablement le Prix Nobel. Alors ça vous aurait avancée à quoi de savoir ?

Natacha – Admettons, mais les deux surdoués, là, ils ne sont pas nobélisables. Ils avaient le droit de savoir.

Igor – Eux, c’est si ils avaient su qu’ils ne seraient pas venus…

Natacha – Spider Cochon aurait choisi le Club Med de Bora Bora à la place…

Igor – Et Bécassine la Twingo. Avec l’air conditionné…

Natacha – Bravo… Et maintenant qu’est-ce qu’ils proposent, les Gentils Organisateurs, en bas ?

Igor – Rien… On est seuls maîtres à bord, paraît-il. Mais l’équation est simple. On a de l’air pour quatre heures. À trois… Soit on meurt tous asphyxiés avant d’arriver sur terre. Soit l’un d’entre nous doit arrêter de respirer. Pendant une heure…

Natacha – Et comment on fait ça ?

Igor – Avec une capsule de cyanure, par exemple.

Natacha – Pardon ?

Igor – On a aussi récupéré l’armoire à pharmacie de la capsule Soyouz. En cas de coup dur, c’était le plan B.

Natacha – Génial… Reste à trouver le volontaire assez philosophe pour accepter de boire la ciguë.

Igor – J’ai bien une petite idée, mais ça ne va pas vous plaire…

Natacha – Dites toujours…

Igor – Un peu de cyanure en poudre, avec la dinde aux marrons lyophilisée, ça passe très bien. Elle ne se rendrait compte de rien…

Natacha – Elle ?

Igor – La dinde.

Natacha – Vous plaisantez, j’espère.

Igor – Vous préférez Spider Cochon ?

Natacha – Il s’agirait d’un homicide, commandant ! Même si notre conscience pouvait s’en accommoder, je vous rappelle que c’est un acte réprouvé par la loi.

Igor – Mais faire monter quatre personnes dans une épave volante avec seulement trois parachutes, ça c’est légal…

Natacha – Sauver notre peau, d’accord. Mais si c’est pour finir en prison… ou vivre avec ça sur la conscience pendant le restant de nos jours.

Igor – Très bien. Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Edouard et Kimberley reviennent alors, visiblement d’excellente humeur, en fredonnant la chanson de Boris Vian.

Kimberley – Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, envoie-moi au ciel…

Edouard – Je ne ferais pas de mal à une mouche…

Kimberley – Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, je ne suis pas une mouche…

Edouard – Alors, commandant ? C’est l’heure de l’apéro, non ? J’ai les crocs moi !

Kimberley – Moi aussi, j’ai une faim de loup.

Natacha (à Igor) – En tout cas, ça va être difficile de leur cacher plus longtemps la vérité… Sans les affoler inutilement, bien sûr…

Igor – Annoncer à ces deux abrutis que l’un d’entre eux est en excédent de bagages. Mais sans les affoler inutilement, vous dites. Alors là, je suis curieux de voir ça…

Natacha (embarrassée) – Je peux toujours essayer…

Igor – Si vous arrivez à faire ça, vous méritez aussi le Nobel de Psychologie…

Noir.

Acte 2

Un cri strident poussé par Kimberley dans le noir. Un bruit de verre cassé. Puis la lumière se fait. Natacha et Igor s’affairent autour de la jeune femme évanouie afin de la réveiller. Edouard se tient devant eux les yeux exorbités. Il tient à la main la hachette précédemment fixée derrière la vitre qu’il vient de briser.

Igor (à Natacha) – Je crois que finalement, vous devrez vous contenter du Nobel de Physique…

Edouard (brandissant la hachette d’une façon menaçante) – Je ne sais pas ce qui me retient de vous fendre le crâne à tous les deux !

Igor – Le fait que nous sommes les deux seuls à pouvoir ramener ce vaisseau sur terre, peut-être…

Edouard – Je pourrais n’en tuer qu’un ! Vous par exemple…

Igor – Est-ce que vous en seriez capable, au moins ?

Edouard – J’ai fait fortune en dirigeant un abattoir…

Igor – Je ne suis pas un mouton. Mais rien ne vous empêche d’essayer. Je pourrais toujours plaider la légitime défense…

Natacha – Vous croyez vraiment que c’est le bon moment ?

Edouard – Ah oui ? Et ce sera quand le bon moment ? Quand on sera tous morts asphyxiés ?

Igor – Vous nous pompez l’air, Edouard. Je propose que vous arrêtiez de respirer. Ça résoudrait notre problème.

Natacha – Ça y est, elle revient à elle.

Igor – Dommage. Ça aussi, ça aurait pu résoudre notre problème…

Kimberley – Dites-moi que c’est un cauchemar… Et que j’ai gagné la Twingo…

Natacha – Hélas non, Kimberley. Vous avez bien gagné le gros lot…

Edouard – Vous n’êtes pas dans une Twingo avec air conditionné, mais dans un cercueil volant avec air rationné.

Kimberley – Alors c’est vrai ? On va tous mourir !

Natacha – Tous non, je vous assure.

Igor – Vous au moins, vous savez voir le bon côté des choses. Je reconnais bien là votre optimisme…

Kimberley – Il y a quand même une solution, alors ?

Edouard – Oui. (Ironique) La capsule…

Kimberley – On a une capsule de secours ? Alors on est sauvés !

Edouard – La capsule de cyanure ! Vous n’avez pas encore compris ? L’un de nous est de trop, ici. Et on a une petite heure pour décider qui.

Kimberley – Oh, mon Dieu, j’étais sûre que je n’aurais jamais dû quitter la terre. J’aurais dû écouter ma mère. La place d’une femme du monde n’est pas dans l’espace. C’est sûrement un châtiment divin ! Souvenez-vous de la chute d’Icare…

Edouard – C’est qui, celui-là, encore ?

Kimberley – Un personnage de la mythologie grecque ! Il a la prétention de voler comme un oiseau jusqu’au ciel. Mais les Dieux, pour le punir, font fondre ses ailes au soleil…

Igor (à Natacha) – Mais dites-leur, vous, que Dieu n’existe pas. Vous travaillez sur le Big Bang, vous êtes bien placée pour savoir que ce n’est pas le vieux barbu qui a créé le monde !

Natacha – Reste à savoir qui a allumé la mèche du Big Bang…

Igor – Bon, on n’a pas beaucoup de temps pour philosopher, malheureusement, alors qu’est-ce qu’on fait ? On tire ça à la courte paille ?

Edouard – Ah, non ! Ce serait trop facile !

Igor – Si vous commenciez par poser cette hache…

Edouard pose la hache à contrecœur.

Edouard – C’est vous le pilote, non ? C’est vous qui nous avez foutu dans cette merde. Vous êtes le seul qui saviez et vous ne nous avez rien dit ! C’est à vous d’assumer vos responsabilités ! Sur un bateau, c’est le capitaine qui sombre avec son navire. Après avoir fait embarquer tous ses passagers sur les canots de sauvetage !

Igor – Eh, Spider Cochon, redescends sur terre !

Edouard – J’aimerais bien figurez-vous. Et je vous interdis de me tutoyer !

Igor – On n’est pas au cinéma, mon vieux !

Kimberley – Pourtant on est bien sur le Titanic…

Igor – Je ne suis qu’un subalterne, moi. J’ai obéi aux ordres.

Edouard – C’est ce que disaient les kapo dans les camps de la mort…

Les deux hommes sont au bord de l’affrontement. Natacha s’interpose.

Natacha – Ça ne sert à rien de s’énerver. Si ce n’est à brûler inutilement le peu d’oxygène qui nous reste… Mais Igor a raison. Ce serait injuste de chercher un coupable. Et quand bien même nous en trouverions un, je vous rappelle que la peine de mort a été abolie dans la plupart des pays démocratiques.

Edouard (désignant la baie vitrée côté spectateurs) – On n’a qu’à attendre de survoler la Chine ou les États-Unis.

Natacha – Les vrais coupables sont en bas, nous le savons. Et nous savions tous en entreprenant ce voyage que c’était plus dangereux qu’une semaine en hôtel club en Tunisie.

Kimberley – Je suis allée à Djerba l’année dernière, je suis revenue avec la turista…

Les trois autres la regardent un peu déconcertés.

Edouard – Ok, on oublie le tribunal populaire. Alors comment on fait ? (Silence de mort) On pourrait essayer d’identifier celui ou celle d’entre nous dont la perte serait la moins grande pour l’humanité ?

Igor (ironique) – Quelque chose me dit que vous avez des raisons de vous croire indispensable.

Edouard – Je dirige une société qui emploie plus de 200.000 personnes à travers le monde.

Igor – Et vous croyez vraiment que votre usine de saucisses ne vous survivrait pas ? Les actionnaires désigneraient un autre PDG et puis voilà.

Edouard – Et vous ? Vous avez des raisons de vous croire plus indispensable que moi ?

Igor – Pour commencer, je sais piloter ce vaisseau.

Natacha – Moi aussi…

Edouard – Alors vous voyez ? L’un de vous deux suffira bien pour faire le chauffeur et assurer le room service. L’autre peut tout à fait disparaître. (À Natacha) Pourquoi pas vous ?

Igor – Vous vous croyez plus utile à l’humanité qu’un futur Prix Nobel ?

Edouard – Pourquoi pas ?

Igor – Vous avez raison. S’il y avait un Prix Nobel pour les saucisses, je suis sûr qu’il serait pour vous.

Edouard – Mes saucisses nourrissent près d’un tiers de l’humanité. (À Natacha) Vous travaillez sur quoi, déjà ?

Natacha – L’origine du monde.

Edouard – Ça sert à quoi ?

Natacha – À rien.

Edouard – Et vous avez trouvé la réponse à vos questions ?

Natacha – Non.

Igor – Dans ce cas, toute nobélisable que vous êtes, je ne vois pas ce qui vous permet de dire que vous êtes plus utile que nous.

Natacha – Je n’ai jamais dit ça…

Nouveau silence.

Edouard (à Kimberley) – Et vous ?

Kimberley – Quoi, moi ?

Edouard – Donnez-nous une seule bonne raison de penser que si vous ne reveniez pas sur terre vivante, le sort du monde en serait changé…

Kimberley (pathétique) – J’ai deux chats et un canari qui m’attendent à la maison… Sans parler de ma mère…

Natacha – Ça suffit ! On ne s’en sortira pas comme ça non plus ! C’est monstrueux de discuter de la valeur d’une vie par rapport à une autre ! C’est vrai, je n’ai peut-être pas découvert grand chose, mais je sais au moins qu’aucune vie n’est moins précieuse qu’une autre.

Edouard – Parfait. Alors votons !

Kimberley – Quoi ?

Edouard – Vous m’opposiez la démocratie, tout à l’heure. Et il peut y avoir une certaine grandeur à se sacrifier pour les autres. Alors votons pour désigner celui d’entre nous que nous estimons le plus digne d’assumer cet honneur !

Natacha – Je ne suis pas d’accord !

Edouard – Rien ne vous oblige à participer au vote. On est en démocratie. Mais rien ne nous empêche non plus de voter pour vous, sinon, c’est trop facile…

Edouard prend un bloc note et un crayon.

Edouard – Chacun inscrit un nom sur une feuille, la plie, et Natacha procédera au dépouillement. Igor ?

Igor – Vous jurez de vous conformer au résultat de ce vote ?

Edouard – Je le jure.

Igor – Très bien. J’y veillerai…

Edouard inscrit un nom sur une feuille, l’arrache, la plie et la pose sur la table. Puis il passe le bloc et le crayon à Igor.

Edouard – À vous.

Igor – Vous êtes donc tellement sûr de votre popularité ?

Edouard – Et vous ?

Igor fait la même chose que Edouard puis passe le bloc et le crayon à Kimberley.

Edouard – En tout cas, Kimberley, je vous promets que si nous nous en sortons tous les deux, vous aurez votre Twingo. J’y veillerai personnellement…

Igor lui lance un regard assassin. Kimberley hésite, puis marque un nom sur une feuille, arrache la feuille, la plie et la pose sur la table.

Edouard – Natacha… À vous l’honneur de proclamer les résultats du scrutin.

À contrecœur, Natacha saisit un papier et lit.

Natacha – Igor… (Dans une tension est palpable, elle saisit un autre papier) Edouard… (Elle saisit le troisième papier) Kimberley… (Soulagée) Le vote ne permet de dégager aucun élu au martyre…

Igor (à Edouard) – J’ai voté contre vous… Vous avez voté contre moi… Alors qui a voté contre Kimberley ?

Kimberley – C’est moi…

Natacha – Vous êtes volontaire pour vous sacrifier ?

Kimberley – Je me suis trompée… Je croyais qu’on votait pour celui de nous trois qui devait être sauvé…

Regards affligés des trois autres.

Edouard – Très bien, alors ne décidons rien !

Igor – Dans ce cas, nous mourrons tous. (Il regarde sa montre) Dans deux heures environ…

Edouard – Au fait, pourquoi est-ce qu’on est là à discuter, au lieu d’entamer la redescente au plus vite ?

Igor – Parce que la position du vaisseau ne sera favorable à une rentrée dans l’atmosphère que dans une demi-heure environ.

Natacha – Plus tôt, nous rebondirions sur une orbite plus éloignée, et nous serions tous condamnés à tourner éternellement autour de la terre.

Edouard – Et dire qu’on m’a vendu ce voyage sans retour comme un séjour d’agrément…

Igor – Il nous reste donc une petite demi-heure pour décider qui de nous quatre a l’étoffe d’un héros.

Natacha – C’est un choix digne d’une tragédie grecque. Si aucun d’entre nous n’accepte de mourir, nous mourrons tous. Chacun d’entre nous n’a donc le choix qu’entre mourir seul pour sauver les trois autres, ou mourir pour rien avec les trois autres…

Kimberley – Ou faire profil bas en espérant qu’un autre se sacrifie à sa place…

Natacha – Quoi qu’il en soit, on ne s’en sortira pas en désignant un bouc émissaire. Celui qui mourra pour sauver les trois autres doit être volontaire…

Edouard – Parfait… Un candidat…

Silence.

Natacha – Je suis volontaire.

Les trois autres accusent le coup. Mais Edouard est le premier à réagir.

Edouard – Très bien. Alors c’est réglé. Et il nous reste à vous remercier. Même si après tout, comme vous dites, c’était ça ou mourir tous les quatre…

Igor (à Natacha) – Pourquoi vous feriez cela ? Vous vous prenez pour Jésus-Christ ? Vous ne croyez même pas en Dieu…

Edouard – On vous a demandé quelque chose, à vous ? Puisque Madame vous dit qu’elle est d’accord… En tout cas, je vous promets de prendre en charge tous les frais pour vos obsèques. Vous avez des envies particulières ?

Igor – Toi la ferme. Natacha, vous n’allez pas vous sacrifier pour un marchand de saucisses et… une saucisse tout court.

Kimberley – Quelle saucisse ?

Natacha – Qui vous dit que je ne me sacrifie pas pour vous ?

Igor – Je n’en vaux pas la peine, croyez-moi.

Natacha – Disons que c’est un acte d’orgueil, alors. Quitte à mourir, je préfère le faire avec panache. C’est mon côté Cyrano…

Igor – Je ne vous laisserai pas faire ça.

Natacha – Et comment comptez-vous m’en empêcher ?

Igor – C’est moi qui ai la clef de l’armoire à pharmacie. Et si quelqu’un doit se sacrifier ici, c’est moi.

Edouard – Bon, vous n’allez pas vous battre, maintenant…

Natacha – Vous seriez prêt à vous sacrifier pour moi ? Pourquoi ?

Igor – Parce que vous le valez bien…

Edouard – Ce qui est sûr, c’est que vous ne pouvez pas mourir tous les deux. Il faut bien que l’un de vous ramène ce vaisseau à terre. (Parlant de Kimberley) J’ai seulement le permis poids lourd. Et cette charmante jeune femme serait à peine capable de rentrer sa Twingo dans son garage…

Kimberley – Je ne suis pas d’accord.

Edouard – Excusez-moi, pour la Twingo, je retire ce que j’ai dit.

Kimberley – Je ne suis pas d’accord pour que Natacha ou Igor se sacrifie pour nous.

Edouard – Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi. On était sur le point d’y arriver.

Kimberley – Comment pourrions-nous continuer à vivre avec ça ?

Edouard – Très bien, croyez-moi. (Regardant sa montre) Et il ne nous reste plus qu’un quart d’heure pour nous décider !

Igor – Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Kimberley – Le hasard… C’est la seule solution qui me semble juste.

Edouard – Juste, mais risquée…

Natacha – Je me demande si ce n’est pas Kimberley qui a raison, finalement. Si tout le monde est d’accord…

Edouard – J’ai le choix ?

Igor – Pas vraiment…

Kimberley – Reste à trouver l’instrument du hasard.

Igor – Je vous proposerais bien la roulette russe. Dans une cabine Soyouz, ce serait de circonstances. Mais les armes à feu, hélas, sont interdites à bord. De plus, si une balle traversait le cerveau et finissait dans une cloison, on risquerait tous une dépressurisation. Ce serait trop bête…

Kimberley – On a une hache…

Natacha – Ah, oui… Et comment on joue à la roulette russe avec une hache…?

Silence. Ils réfléchissent.

Edouard – On pourrait faire ça au poker ? J’ai amené des cartes… Chaque allumette représente un litre d’air. Et le perdant doit arrêter de respirer…

Kimberley – Je ne sais pas jouer au poker.

Natacha – Moi non plus.

Edouard – Je vous apprendrai ! Vous verrez, c’est très simple…

Igor – N’essayez pas encore de nous embrouiller. Le poker n’est pas un jeu de hasard.

Edouard – Vous avez une meilleure idée…

Igor – Peut-être…

Igor s’apprête à sortir. Edouard s’interpose.

Edouard – Où allez-vous ?

Igor – Chercher des rafraîchissements. Vous avez bien dit que j’étais chargé du room service, non ?

Edouard – Je propose qu’on reste groupés. Qu’est-ce qui nous dit que vous ne préparez pas un coup en douce.

Igor – Vous avez ma parole. Et vous devrez vous en contenter. À moins que vous ne prétendiez m’empêcher de sortir. Physiquement…

Ils se défient du regard, et Edouard finit par s’écarter.

Edouard – Très bien. Nous sommes entre gens bien élevés, après tout…

Igor sort de la pièce. Nouveau silence. Natacha regarde les étoiles par la baie vitrée.

Natacha – Vous allez trouver ça étrange, pour une astrophysicienne, mais je n’avais jamais pris le temps de regarder les étoiles de cette façon. Désintéressée…

Edouard (indifférent) – Ah, oui…

Natacha – Je me demande si la réponse n’est pas là, finalement…

Kimberley – La réponse ?

Edouard – À quelle question ?

Natacha – L’origine du monde ! Et si la réponse n’était pas scientifique, mais purement esthétique. Si Dieu était un artiste…?

Edouard hausse les épaules. Kimberley regarde aussi le ciel étoilé.

Kimberley – C’est vrai que c’est beau.

Natacha (à Edouard) – Vous aussi, si vous avez fait ce voyage, c’est bien pour voir les étoiles de près, non ?

Edouard – Mouais…

Natacha – Je pense qu’en venant ici, on savait tous que pour ce qui est de monter au ciel, on avait déjà fait la moitié du chemin…

Kimberley – Ça va vous paraître étrange, mais finalement, je ne regrette même plus la Twingo. Même si je dois mourir tout à l’heure, j’aurais au moins vu ça avant… Je ne me suis jamais sentie aussi vivante…

Natacha – On disparaîtra tous un jour. On devrait en avoir conscience en se levant chaque matin. Ça nous aiderait à vivre. Après tout, les étoiles meurent aussi. Et le soleil lui-même, un jour, ne se lèvera plus.

Kimberley – Alors nous ne sommes que des étoiles parmi d’autres étoiles ?

Natacha – Quatre étoiles, oui. Et une en trop…

Edouard – Quatre étoiles pour cette épave ? Une en trop, tu m’étonnes…

Natacha (regardant à nouveau le ciel étoilé) – Une étoile en trop, mais laquelle ? Oui, c’est peut-être ça le mystère de l’univers. Du mouvement perpétuel. Un immense puzzle qu’on ne parvient jamais à reconstituer… parce qu’à la fin, il y a toujours une pièce en trop.

Edouard – Mais qu’est-ce qu’il fout, ce con, bordel !

Igor revient en portant un plateau avec quatre coupes de champagne.

Igor – Et si nous trinquions à la nouvelle année ?

Edouard – Vous croyez vraiment que c’est le moment ?

Igor – L’une de ces coupes contient du cyanure.

Silence des trois autres.

Edouard – Vous savez laquelle ! C’est vous avez qui tout préparé !

Igor – C’est pourquoi je prendrai la dernière coupe. À vous l’honneur, Edouard…

Il avance le plateau vers Edouard, afin qu’il prenne une coupe. Edouard hésite.

Edouard – Vous savez vraiment laquelle c’est ?

Igor – Non. Sinon ce ne serait pas drôle.

Edouard se résout à prendre une coupe. Igor tend ensuite le plateau à Kimberley, qui hésite elle aussi.

Kimberley – Je ne supporte pas le champagne. Ca me donne des gaz…

Igor – Désolé…

Kimberley se résoudre à prendre une coupe. Igor tend le plateau à Natacha, qui saisit une coupe sans hésiter. Igor prend donc la dernière coupe. Ils se rapprochent tous les quatre et lèvent leur verre pour trinquer.

Igor – À la santé des survivants !

Ils vident tous les quatre leurs coupes d’un trait.

Kimberley – Il est bien frais… On n’a pas de cacahuètes ?

Noir.

Acte 3

Ils sont tous les quatre assis autour de la table. L’ambiance est lourde.

Kimberley – Je pensais que c’était beaucoup plus bruyant que ça, une fusée. Vous entendez ce silence ? Quand on n’est pas habitué… Ça fait presque mal aux oreilles…

Edouard – Heureusement, sinon on pourrait croire qu’on est déjà mort.

Kimberley – Il y a encore moins de bruit que chez ma grand-mère. Elle habite à Limoges…

Natacha – Le son ne peut pas se propager dans le vide. C’est pour ça qu’on n’entend rien.

Kimberley – À Limoges ?

Natacha – Dans l’espace !

Igor – Pourtant, le cosmos, c’est tout sauf calme. La plupart de ces étoiles que vous voyez briller dans le ciel ont déjà disparu il y a des millénaires, dans un grand feu d’artifice nucléaire. Si Dieu existe, croyez-moi, il ressemble sûrement plus au Docteur Folamour qu’à Georges Moustaki…

Nouveau silence.

Kimberley – Alors les étoiles meurent aussi…

Igor – Oui. Et elles meurent en silence.

Silence.

Edouard – On ne pourrait pas mettre un peu de musique… Ça fout les jetons, non ?

Natacha – Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie…

Edouard – Oui, c’est un peu ce que je voulais dire.

Natacha – C’est de Pascal.

Edouard – Pascal ?

Igor – Un philosophe qui a dit à peu près la même chose que vous. Avec ses mots à lui…

Kimberley reprend une bouchée de son assiette.

Kimberley – Ce n’est pas si mauvais que ça, finalement, la dinde lyophilisée…

Edouard – Ça me donne une idée, tiens. Si je me lançais dans la saucisse déshydratée ? C’est beaucoup plus pratique à transporter, surtout à l’export. (Montrant la taille avec ses doigts) Une petite saucisse comme ça, toute fripée. Juste avant le repas, vous la plongez dans l’eau et hop ! Ça devient une énorme saucisse…

Kimberley – Les marrons, en revanche, c’est quand même meilleur frais.

Igor – Ça ressemble à quoi, des marrons frais ?

Kimberley – À des marrons glacés ?

Edouard – À des châtaignes grillées, plutôt, non ?

Silence.

Natacha – Je ne ressens encore aucun symptôme. Et vous ?

Kimberley – Moi non plus…

Igor – Il faut le temps que le poison agisse.

Edouard – Combien de temps ?

Igor – Un petit quart d’heure, je suppose.

Kimberley – C’est douloureux, le cyanure ?

Igor – Je ne sais pas. Je n’en ai jamais absorbé. Avant aujourd’hui, je veux dire…

Natacha – Pourquoi ce serait vous ? Vous disiez que vous ne saviez pas dans quel verre était le poison.

Igor – Disons… une intuition.

Natacha – D’après mes souvenirs, un empoisonnement au cyanure provoque d’abord des convulsions, une perte de connaissance, puis un coma profond…

Edouard – Ah, oui, quand même… Vous ne nous aviez pas parlez de tous ces effets secondaires…

Natacha – S’agissant d’un produit hautement toxique, le principal effet secondaire, c’est la mort, qui intervient généralement par arrêt du cœur…

Chacun avale sa salive.

Igor – C’était le poison favori de l’aristocratie nazie. Göring s’est suicidé comme ça pour échapper à son exécution après le procès de Nuremberg.

Edouard – Se suicider pour échapper à une exécution… Je ne vois pas trop le bénéfice…

Natacha – Quoi qu’il en soit, l’un d’entre nous sera mort dans les minutes qui viennent. Je propose que chacun raconte ce qu’il voudrait changer dans sa vie s’il avait la chance de revenir vivant sur terre. On ne pourra pas continuer exactement comme avant, non ?

Igor – Très bien… Vous d’abord…

Natacha – Eh bien… Je crois que je retournerai dans ce magasin hors de prix où j’avais vu une petite paire de chaussures à mourir…

Edouard – C’est tout ?

Natacha – Je trouvais le prix tout à fait indécent, à l’époque… Mais cette aventure m’aura appris toute l’importance de la frivolité… Et vous, Edouard ?

Edouard – Pour commencer, je ne quitterai plus jamais le plancher des vaches… Les étoiles, finalement, c’est aussi beau d’en bas. À vouloir trop s’en approcher, on se brûle les ailes, comme votre pote, là… (Regard interrogatif des trois autres) Icare !

Natacha – Ah, oui… Et après ?

Edouard – Je créerai une fondation…

Igor – Vous ?

Edouard – Pourquoi pas ? Comme Bill Gates !

Natacha – Et quel serait le but de cette fondation ?

Edouard – Je ne sais pas, moi… En finir avec la faim dans le monde, par exemple…

Igor – Ah, oui, c’est… C’est bien.

Edouard – Je n’ai pas toujours été aussi riche, vous savez. Je ne suis pas né avec une cuillère en or dans la bouche, comme on dit.

Kimberley – On ne dit pas une cuillère en argent, plutôt ?

Edouard – C’est ça, oui… Moi c’était plutôt une cuillère en argent. Mon père faisait partie de la branche cadette. Alors quand mon grand-père est mort, je n’ai hérité que d’un cinquième de sa fortune environ. Bon, ça faisait déjà un joli paquet, mais… C’est seulement quand mon oncle est mort que j’ai hérité de son empire dans la charcuterie industrielle…

Igor – Au, fond, vous avez eu une enfance malheureuse, vous aussi…

Edouard – Je crois que si je suis devenu le roi de la saucisse, au fond, c’était dans l’idée de nourrir l’humanité toute entière… À ma manière, je suis un idéaliste, moi aussi…

Igor – Et dire que personne n’a vu le révolutionnaire qui sommeille en vous… Promis, si c’est vous qui mourez, on vous fera ériger une statue. Et vous Kimberley ?

Kimberley – Je reprendrai mes études aux Langues O.

Natacha – Vous avez fait des études ?

Kimberley – Ça vous étonne tant que ça ?

Natacha – Non, je veux dire… Des études de langues orientales ?

Kimberley – Oui, je voulais être interprète. Mais j’ai arrêté quand j’ai passé le concours de Miss France…

Edouard – Vous avez été élue Miss France ?

Kimberley – J’aurais pu ! Mais j’ai dû démissionner juste avant la finale… Un de mes ex a ressorti sur internet un film à petit budget que j’avais tourné il y a très longtemps… Une erreur de jeunesse…

Edouard la regarde avec d’autres yeux.

Edouard – Nan…?

Igor – Alors comme ça vous parlez plusieurs langues ?

Kimberley – Le japonais et le mandarin couramment. Et je me débrouille pas mal en russe.

Igor – Si j’avais su, j’aurais fait appel à vos compétences tout à l’heure pour m’y retrouver dans cette armoire à pharmacie. J’ai eu un mal fou à trouver le cyanure. C’était marqué en coréen… Enfin je crois…

Kimberley – Oui, j’ai quelques notions aussi. C’est une très belle langue, le coréen. Très musicale.

Edouard – Surtout le coréen du sud, j’imagine.

Kimberley – Ah, oui, pourquoi ça ?

Edouard – L’accent méridional ! C’est plus chantant, non ?

Kimberley – Oui…

Natacha – Et vous, Igor ?

Igor (visiblement pas dans son assiette) – Je crois que pour moi, le moment est mal choisi pour faire des projets d’avenir…

Kimberley – Oh mon Dieu ! Vous ressentez les premières contractions ? Je veux dire convulsions…

Igor – Je vous laisse finir de réveillonner tranquillement… (Il se lève avec difficulté, et tend une lettre à Natacha) Tenez, je vous avais écrit un petit mot, au cas où… (Natacha prend mécaniquement la lettre) Vous lirez ça quand je ne serai plus là. Je n’aime pas les adieux…

Natacha (bouleversée) – Je vous accompagne.

Igor – Non, merci. Je préfère partir seul… Je vous souhaite à tous un bon voyage…

Kimberley – Vous aussi…

Il quitte la pièce, et les trois autres restent seuls, pétrifiés.

Edouard – C’est toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers.

Natacha se lève, saisit la coupe vide de Igor, examine le fond, et la porte à son nez pour la sentir.

Natacha – Il n’y avait pas de cyanure dans son verre.

Edouard – Comment le savez-vous ?

Natacha – Le cyanure dégage une légère odeur d’amande amère. Je le sais. J’en ai parfois manipulé en laboratoire. Et j’ai l’odorat très fin…

Kimberley s’empare du verre et le sent à son tour.

Kimberley – Ah, oui, moi aussi. J’ai un savon anti-allergénique qui sent exactement comme ça !

Edouard (inquiet) – Alors c’est seulement la dinde qu’il a mal digérée, et c’est l’un de nous trois qui va mourir…?

Natacha sent les trois autres verres.

Natacha – Aucune de ces quatre coupes ne contenait de cyanure.

Kimberley – Pourtant, il avait vraiment l’air très mal…

Edouard – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Natacha – Ça veut dire qu’il a absorbé le poison avant même de remplir les coupes. Délibérément. D’ailleurs, vous avez bien vu. Il savait que c’était lui qui allait mourir. Sinon, pourquoi aurait-il écrit cette lettre…?

Kimberley – Mais… pourquoi ?

Natacha – Il s’est sacrifié pour nous. Volontairement. Mais il ne voulait pas que nous le sachions…

Edouard – Pourquoi il aurait fait ça ? Ça n’a aucun sens !

Natacha – Pour nous laisser bonne conscience, sans doute. En nous laissant croire que c’était le sort qui nous avait sauvé, et non pas son suicide. Et puis les vrais héros qui ne cherchent pas les honneurs…

Kimberley – Mon Dieu…

Edouard – Quel homme…

Natacha – Oui…

Edouard – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette lettre ?

Natacha – Je préfère la lire plus tard, si vous permettez…

Edouard – Ben oui, mais… C’est peut-être important… C’était lui le pilote, quand même… Je ne sais pas moi… C’est peut-être des instructions pour l’atterrissage…

Natacha se résigne à ouvrir l’enveloppe et commence à lire en silence, sous le regard intrigué des deux autres.

Kimberley – Alors ?

Natacha – C’est une sorte de testament…

Edouard – Il nous a légué quelque chose ? C’est vraiment très généreux de sa part…

Kimberley lui lance un regard de reproche.

Natacha – Un testament moral plutôt…

Edouard – Ah, moral… Et alors ?

Natacha – Il voudrait que vous donniez son nom à votre fondation…

Edouard – Quelle fondation ? (Les deux autres lui lancent un regard consterné) Ah, oui, bien sûr… La… La fondation…

Kimberley – Oh, mon Dieu…

Natacha – Vous aussi, Kimberley, il voudrait que vous teniez votre promesse…

Kimberley – Ma promesse ?

Natacha – Celle de reprendre vos études… Il vous lègue le contenu de son Livret de Caisse d’Épargne pour vous permettre de le faire…

Edouard – Combien ?

Natacha – Quinze mille euros.

Edouard – Ah oui, quand même…

Kimberley – Il y a bien un petit mot pour vous aussi…

Natacha – Quelques recommandations pour l’atterrissage, en effet. La seconde craque un peu, et…

Edouard – Et…?

Natacha (bouleversée) – Le reste est très personnel…

Edouard et Kimberley échangent un regard embarrassé en voyant Natacha aux bord des larmes. Soudain, le terminal mural de la radio de bord se met à nouveau à clignoter en rouge. Natacha, dans un état second, décroche mécaniquement.

Natacha – Oui…? (Décomposée) Non…? Et c’est maintenant que vous nous le dites ? Ok, je vous rappelle…

Edouard et Kimberley lui lancent un regard interrogateur.

Edouard – Qu’est-ce qui se passe encore ?

Natacha – Ils ont réussi à réparer la fuite sur le système d’aération principal…

Edouard – En clair ?

Natacha – Nous avons suffisamment d’oxygène pour rentrer tous sur terre sains et saufs.

Kimberley – Génial ! (Réalisant) Oh, mon Dieu ! Igor…

Natacha sort précipitamment.

Natacha – Je vais voir s’il est encore temps de faire quelque chose pour lui…

Edouard et Kimberley restent seuls.

Edouard – Déplorable, cette organisation… Ils vont m’entendre, en bas. On nous avait présenté ça comme un train de luxe genre Orient Express… Du bricolage, oui. Le propulseur de la navette américaine, l’habitacle de la station européenne, le système d’aération russe…

Kimberley – L’armoire à pharmacie nord-coréenne.

Edouard – C’est la Tour de Babybel, cette fusée ! Ah, non, moi je demande à être remboursé. Enfin, le principal, c’est que nous, on est vivants ! Ça y est, on est tiré d’affaire, Kimberley ! Vous vous rendez compte ? Vous n’avez pas l’air contente…

Kimberley – Pauvre Igor…

Edouard – Eh, oui… Voilà ce que c’est que de vouloir jouer les héros… Vous voyez, on a bien fait de ne pas devancer l’appel…

Kimberley – Tout de même… Quel courage… Et puis c’est vrai qu’il était bel homme…

Edouard – Mais je suis là, moi ! Bien en vie ! (Guilleret) Alors comme ça, étant jeune, vous avez tourné dans un film porno ? Franchement, je vous redécouvre, Kimberley… Et en plus vous êtes polyglotte !

Kimberley – Merci.

Edouard – Dites-moi, Kimberley, toute cette aventure m’a fait réfléchir. Mûrir, dirais-je même. Alors j’ai une proposition à vous faire. J’aurais besoin de quelqu’un de confiance pour diriger…

Kimberley (enthousiaste) – Votre fondation ?

Edouard – Quelle fondation ?

Kimberley – Votre fondation contre la faim dans le monde !

Edouard – Ah, ça… Non, je pensais plutôt… Enfin, ça revient au même… Je cherche un responsable des ventes pour attaquer le marché asiatique…

Kimberley – Le marché asiatique…?

Edouard – Je suis sûr que vous feriez une formidable ambassadrice de la saucisse dans cette partie du monde.

Kimberley – Vous croyez…?

Edouard – Vous parlez presque autant de langues que le pape, mais avec votre physique… C’est important, le physique, à notre époque ! Comment voulez-vous que le Vatican arrive à exporter en Chine avec cette vieille chose fripée qui ressemble à une saucisse déshydratée ?

Kimberley – Une saucisse déshydratée ?

Edouard – Un milliard de Chinois qui aujourd’hui ne bouffent que des nems et des rouleaux de printemps ! Vous vous rendez compte si vous parveniez à les convertir à la saucisse ? On ferait un carnage !

Kimberley – Mmm…

Edouard – Et pour ce qui est de la publicité, entre nous, il m’est venu une idée géniale en admirant le ciel avec vous tout à l’heure…

Kimberley – Ah, oui…?

Edouard fait un geste théâtral en direction de la lune pour illustrer le caractère grandiose de son projet.

Edouard – Projeter avec un laser depuis un satellite l’image de ma saucisse sur la surface de la lune, avec mon nom dessus en grosses lettres ! Vous imaginez l’impact ? Ce serait visible de la terre entière ! On est à l’ère de la mondialisation, bordel !

Kimberley, interloquée, n’a pas le temps de répondre. Natacha revient, anéantie.

Natacha – Il est allongé inconscient sur sa couchette… Impossible de le faire revenir à lui… Alors j’ai décidé d’aller le rejoindre…

Edouard – Comment ça, d’aller le rejoindre ?

Kimberley prend des mains de Natacha les tubes de cachets qu’elle tient.

Kimberley – Oh, mon Dieu… Elle a avalé une capsule de cyanure, elle aussi…

Edouard – Oh, non ! Mais alors on va tous mourir ! (Kimberley lui lance un regard étonné) Qui va piloter le vaisseau jusqu’à terre ?

Natacha – Désolée, je n’avais pas pensé à ça… Adieu. Et soyez très heureux ensemble. Moi aussi je vais rejoindre l’homme que j’aime. Pour l’éternité… Mais je vais d’abord faire un détour par les toilettes…

Natacha sort.

Edouard (anéanti) – Ils nous auront tout fait…

Kimberley – Quand même, c’est bouleversant, non…?

Edouard – Quoi ?

Kimberley – Igor… Natacha… Il a accepté de mourir pour la sauver, et elle va le rejoindre dans la mort. C’est follement romantique !

Edouard – C’est surtout très con.

Kimberley – C’est du Shakespeare ! Quelles preuves d’amour ! Vous accepteriez de mourir pour moi, vous, Edouard ?

Edouard – Je crois que maintenant, je n’ai plus le choix, de toute façon. On va tous mourir.

Igor revient juste à ce moment en titubant, avec un tube de médicament entre les mains lui aussi.

Kimberley (interloquée) – Là, ils nous refont carrément Roméo et Juliette…

Igor – Je ne comprends pas, j’ai avalé deux capsules de cyanure, et je ne me sens que légèrement somnolent…

Kimberley examine avec curiosité le tube que Igor a dans la main.

Kimberley – Ce n’est pas du Nord Coréen, c’est du Sud Vietnamien… (Elle regarde à nouveau le tube) Et ce n’est pas du cyanure, c’est un somnifère… périmé depuis 1973.

Edouard – Pas étonnant qu’il ne soit plus très efficace. Mais alors on est sauvés ! Il va pouvoir piloter le vaisseau jusqu’à terre. Si on arrive à le tenir éveillé pendant encore une petite heure…

Igor – Où est Natacha ?

Kimberley (embarrassée) – C’est à dire que…

Edouard – Vous vous sentez en état de conduire ? Sinon montrez-moi ça vite fait avant de vous rendormir. Ça ne doit pas être si compliqué que ça de conduire une fusée… Je vous ai dit, j’ai passé le permis poids lourd à l’armée…

Igor – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Kimberley – Nous sommes sauvés, commandant. Ils ont réussi à réparer le système d’aération principal. Nous pouvons rentrer à la maison…

Igor – Et Natacha ? Dites-moi la vérité !

Kimberley – C’est à dire que…

Edouard – Allez, une de perdue, dix de retrouvée.

Kimberley – Comme elle vous croyait mort…

Igor aperçoit le tube que Natacha a laissé sur la table et le prend.

Igor – Ne me dites pas que…

Kimberley – Hélas si, Igor… Mais vous pouvez au moins être sûr d’une chose. Elle vous aimait aussi…

Igor – Oh, mon Dieu… Je préfère en finir, moi aussi…

Igor prend le tube que Natacha a laissé sur la table.

Edouard – Oh, non ! Ça ne va pas recommencer ! Ça finit par être lassant !

Kimberley prend le tube des mains de Igor et l’examine.

Kimberley – Edouard a raison. Si j’étais vous je ne ferai pas ça… (Igor et Edouard lui lancent un regard interrogatif) Ce n’est pas du Nord Coréen non plus, c’est du Tibétain… (Elle regarde à nouveau le tube) Et ce n’est pas du cyanure, c’est un puissant laxatif à base de plantes…

Edouard – Périmé ?

Kimberley – Hélas non…

Edouard – Avec les toilettes en apesanteur…

Kimberley – Ça va être un véritable tsunami…

Natacha revient juste à cet instant.

Natacha – Vous ne sauriez pas où se trouve la réserve de papier toilette dans ce vaisseau… (Apercevant Igor) Igor ? Alors vous n’êtes pas mort !

Igor – Non, Natacha ! C’est un miracle ! Nous sommes sauvés ! J’ai seulement pris un somnifère ! Et vous, vous en serez quitte avec une bonne turista !

Natacha – Mais c’est merveilleux !

Igor – Je vous aime, Natacha. Depuis le premier le premier instant où je vous ai vue. Voulez-vous être ma femme ?

Natacha – Oui, Igor… (Elle s’apprête à l’embrasser sous le regard attendri des deux autres) Mais excusez-moi un instant, je reviens tout de suite…

Elle sort précipitamment en se tenant le ventre. Et Igor retombe dans un profond sommeil.

Edouard – Je crois qu’ils ne seront pas trop de deux pour ramener cette poubelle au garage…

Kimberley, au bord des larmes, se réfugie dans les bras de Edouard.

Kimberley – Oh Seigneur ! Avec toutes ces émotions… Je crois que mon pauvre cœur va finir par lâcher…

Edouard (troublé) – Vous avez raison… Moi aussi, tout ça m’a fait prendre conscience que la vie courte… Et après tout ce que nous venons de vivre ensemble… Voulez-vous m’épouser, Kimberley ?

Kimberley – Vous seriez prêt à m’épouser, Edouard ? Malgré mes erreurs de jeunesse…

Edouard – Nous avons déjà vécu le pire. Il nous reste le meilleur ! Je vous promets la lune, Kimberley !

Kimberley – La lune ?

Edouard – En vous épousant, je vous donne mon nom ! Vous vous souvenez ? Le laser ! Le nom du roi de la saucisse projeté en gros sur la lune ! Voulez-vous être ma reine, Kimberley ?

Kimberley – Et je pourrais aussi avoir ma Twingo ?

Edouard – Ce sera votre cadeau de mariage ! Avec toutes les options ? Même l’allume-cigare et la rôtissoire à saucisses !

Kimberley – Oh, Edouard… Alors oui… J’accepte d’être votre femme…

Ils s’apprêtent à s’embrasser, mais le téléphone mural se met à clignoter en rouge. Ils échangent un regard inquiet. Edouard se décide à décrocher.

Edouard – Oui…? (Il écoute un instant avec gravité, puis se tourne vers Kimberley avec un grand sourire) Ils ont aussi réussi à déboucher les toilettes !

Kimberley – Alors tout est bien qui finit bien…

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-21-5

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