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Troisième semestre

À Austin, l’année universitaire s’achève en mai. Ou plutôt le deuxième semestre, car en réalité, l’université ne ferme jamais tout à fait, et il y a un semestre d’été. Comment douter encore de la grandeur de l’Amérique alors que ces gens arrivent à caser trois semestres dans une année ? Pendant l’été, toutefois, l’université tourne au ralenti. Ce troisième semestre est surtout destiné aux étudiants qui auraient des matières à rattraper, parce qu’ils ont échoué aux examens ou parce qu’ils n’ont pas pu les passer tous par manque de temps. Certains, en effet, doivent travailler pour payer leurs études, et ils profitent de l’été pour compléter leur cursus.

Pour moi, ce mois de mai devrait marquer la fin de mon séjour à Austin. Je n’ai de contrat et de visa que pour un an. Apparemment, pour l’instant, tout le monde semble content de moi. Chaque enseignant a droit une fois par an à une inspection dans sa classe par le professeur américain chargé de l’encadrement des lecteurs. A priori, rien de traumatisant. Nous sommes prévenus à l’avance, et le professeur en question, que nous connaissons tous, est d’une grande bienveillance. Mais tout de même. Jusque là, aucun témoin extérieur n’a jamais assisté à un de mes cours. Et si on se rendait compte tout à coup de mon incompétence ?

Pour ne pas mettre mes étudiants mal à l’aise, et pour ne pas avoir l’air de leur demander la faveur d’un comportement exemplaire, je ne les ai pas prévenus. En arrivant en classe, cependant, et en voyant s’asseoir tout au fond un type en cravate qui pourrait être leur père, et dont je feins d’ignorer l’existence, ils voient bien qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Ils doivent aussi sentir que je suis un peu plus nerveux que d’habitude. Comme ils m’adorent et qu’ils sont extrêmement bien élevés, je les sens tout à coup aussi nerveux que moi. Ils sont encore plus attentifs qu’à l’ordinaire, ils évitent tout bavardage ou toute plaisanterie. Bref ils sont sages comme des images, et s’efforcent de se comporter en élèves-modèles.

Pour montrer qu’elle participe activement au cours, l’une de mes étudiantes se hasarde même à poser une question, en anglais, bien sûr. Cette intervention n’est absolument pas destinée à me mettre en défaut, mais au contraire à me valoriser. Le problème, comme souvent, c’est que je ne comprends rien à la question. Je la fais répéter mais, tétanisé par la présence de mon inspecteur, je ne comprends toujours pas. La fille est tout aussi embarrassée que moi. Elle pensait me rendre service, et me voilà planté là, tel un comédien victime d’un trou de mémoire au beau milieu d’un spectacle.

Elle tente de retirer sa question. Trop tard. Mon inspecteur vient poliment à mon secours en me donnant la traduction afin que je puisse répondre. Mais évidemment, je suis mort de honte. Mes étudiants n’ouvriront plus la bouche jusqu’à la fin du cours. L’inspecteur parti, ils viendront me voir aussitôt pour me demander qui était ce type. La fille s’excuse de m’avoir mis bien involontairement dans l’embarras. Plus tard, l’inspecteur, sans mentionner cet incident, me couvrira d’éloges, surtout pour la qualité exceptionnelle de la relation que j’entretiens avec mes étudiants. S’il savait qu’il m’arrive de fumer des joints avec eux après la classe…

À la fin de chaque semestre, les étudiants, pour leur part, ont le devoir d’évaluer leurs enseignants de façon anonyme, en leur attribuant une note, assortie d’un commentaire libre. Là encore, les propos sont très sympathiques à mon égard, voire tellement dithyrambiques que cela en devient suspect. Je suis donc apprécié à la fois par ma hiérarchie et par mes élèves. Le Directeur du Département constitue déjà son équipe de lecteurs pour la rentrée, et il me propose de rempiler. Je n’ai pas l’impression d’être allé au bout de mon expérience aux États-Unis. J’accepte la proposition.

J’ai presque trois mois de vacances devant moi, et je décide de rentrer en Europe. Non pas que la France me manque vraiment, mais pour garder un minimum de contact avec mes proches, pour ne pas couper tous les ponts avec ma vie d’avant, et assurer mes arrières au cas où.

Et puis quelqu’un m’attend à Rijeka en Croatie. J’ai rencontré Nada deux mois avant de partir aux États-Unis, et elle est venue me voir quelques jours à Paris juste avant mon départ pour Austin. Elle était prête à me suivre jusqu’au bout du monde, mais je ne pouvais pas l’emmener. Cette première traversée de l’Atlantique, c’était pour moi un saut dans l’inconnu, pour ne pas dire un saut dans le vide. Et on ne saute pas dans le vide en tenant quelqu’un par la main.

À Paris, elle ouvrait de grands yeux émerveillés et s’étonnait de tout, mais à l’évidence, cette jeune fille élevée dans la Yougoslavie de Tito, et qui n’avait jamais quitté son pays avant de me connaître, n’était pas armée pour survivre dans le monde capitaliste, sauf à dépendre entièrement de moi. Quant à m’accompagner aux États-Unis… Je ne savais déjà pas comment j’allais me débrouiller tout seul, comment aurais-je pu m’occuper aussi d’une étudiante aux Beaux-Arts de Rijeka, ne parlant pas un mot de français, et dont l’anglais était encore plus mauvais que le mien ? De toute façon, n’ayant pas de contrat de travail, elle n’aurait jamais pu obtenir autre chose qu’un visa de tourisme pour quelques mois.

Et puis pour être parfaitement sincère, je partais en Amérique pour vivre une grande aventure. Et les grandes aventures se vivent rarement en couple. Néanmoins, même si je n’avais pas fait vœu de chasteté, et que des aventures, justement, j’en avais eu plusieurs pendant cette année plutôt intense, je restais fidèle à ma parole. Notre histoire ne pouvait pas finir avant d’avoir vraiment commencé. Et tout simplement j’avais envie de la voir, elle qui incarnait si bien la douceur dans ce monde de brutes. Je décidais de passer ce troisième semestre avec elle. Même si, comme chacun sait, les troisièmes semestres, c’est comme la Quatrième Dimension, ça n’existe qu’aux États-Unis.

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El Chepe

Après le stop et le bus, ne m’étant toujours pas résigné à prendre l’avion, je décide de quitter Chihuahua en train pour rejoindre la côte pacifique la plus proche, à Los Mochis. Comme d’habitude, pour déterminer mon itinéraire, je consulte uniquement la carte, et je ne me réfère à aucun guide, pas même celui du Routard. Par définition, un vrai routard ne saurait laisser un guide lui imposer sa route, c’est à lui seul de faire son chemin en marchant et, comme Don Quichotte, d’inventer des merveilles plutôt que de se contenter d’un réel simplement pittoresque.

Cette fois, le hasard fait cependant bien les choses, car si Los Mochis ne présente pas plus d’intérêt touristique que Chihuahua, je découvre en arrivant à la gare que le train qui relie ces deux villes est un train de légende surnommé El Chepe, d’après les lettres initiales de Chihuahua et du Pacifique. Depuis Chihuahua, située à près de 2500 mètres au-dessus du niveau de l’océan, la ligne ferroviaire plonge comme un long toboggan de 600 kilomètres vers le Pacifique, en passant sur de multiples ponts vertigineux et à travers autant de tunnels aussi obscurs qu’interminables. Bref, El Chepe, c’est un mélange entre le petit train de la mythique publicité Nescafé, qui rendit populaire La Colegiada, et le train fantôme.

À bord se trouvent donc quelques courageux touristes amateurs de sensations fortes et désireux de s’éloigner des sentiers battus. À côté de moi est assis un Canadien, beaucoup plus routard que moi, mais qui a néanmoins le mérite d’être étranger lui aussi, et potentiellement à la recherche de compagnons de route. On discute un peu. Pendant la moitié de l’année, il fait des petits boulots au Canada, et le reste du temps il voyage en Amérique Latine. On décide de prendre une chambre ensemble à Los Mochis, à la fois pour partager les frais et pour limiter les risques. Car cette fois, pas question de descendre dans un hôtel étoilé.

Après mon aventure avec Charles, j’aurais dû réfléchir à deux fois avant d’accepter de partager ma chambre avec un inconnu, mais comme aucune jeune femme dans ce train ne semble disposée à me tenir compagnie, je n’ai pas le choix si je ne veux pas passer une soirée de plus tout seul.

Arrivé à Los Mochis, qui comme prévu ne ressemble à rien, nous prenons une chambre pour deux dans un hôtel à peu près propre, mais de très modeste catégorie. Nous sommes logés au rez-de-chaussée, à côté des cuisines. Ça ne me ravit pas, mais c’est finalement ce qui me sauvera. Car le danger, cette fois, ne viendra pas des ardeurs de mon compagnon de chambrée. Au beau milieu de la nuit, nous sommes réveillés par des cris et nous apercevons de la fumée. À la hâte, nous sortons de la chambre dans la cour et je vois des flammes sortir des étages supérieurs. Au troisième, une femme hurle à la fenêtre, hésitant entre se jeter dans le vide et griller sur place.

Des pompiers ne tardent pas à arriver, mais leur intervention n’est pas franchement décisive. Ils ont à la main un tuyau d’arrosage trop court dont le jet ne parvient même pas jusqu’aux fenêtres du premier. Finalement, deux d’entre eux empruntent l’escalier, et ils redescendent quelques minutes plus tard avec un corps inerte sur une civière. Je ne sais pas si c’est la femme qui hurlait à la fenêtre, si elle a survécu ou pas, et s’il y a d’autres victimes. Quoi qu’il en soit, je commence à me demander si je ne devrais pas lever un peu le pied sur l’aventure si je veux revenir vivant de ce voyage au Mexique.

Je décide de rallier Mexico au plus vite, en espérant que mon ancienne élève de l’École de Sémiotique de Paris voudra bien m’accueillir. Arrivé à Mexico, je l’appelle, et elle m’invite aussitôt à prendre un taxi pour me rendre chez elle où elle propose de m’héberger. Par la vitre du taxi, j’ai le temps d’apercevoir quelques quartiers complètement rasés, nombre de bâtiments en ruines, et d’immenses cathédrales dont les clochers penchent comme la Tour de Pise. Mexico a souffert l’année précédente d’un très sévère tremblement de terre. Décidément, j’ai de la chance.

Beatriz, c’est son nom, habite chez sa tante, qui se trouve occuper un poste très important au Ministère de l’Éducation. Elle n’est pas tout à fait ministre, mais elle a tout de même une équipe d’une vingtaine de personnes sous ses ordres, tous spécialistes en sciences de l’éducation. C’est une femme cultivée et attentionnée, bien que dotée d’un caractère très affirmé et d’une grande autorité. Apparemment, Beatriz m’a présenté comme un des plus proches assistants de Greimas, et donc comme un grand connaisseur de la sémiotique. Passionnée de culture européenne, sa tante me demande aimablement de faire une intervention devant tous les membres de son équipe, afin qu’ils puissent bénéficier des lumières d’un maître venu directement de Paris en passant par le Texas. Je suis son hôte, je ne peux pas refuser.

C’est un chauffeur qui nous emmène le surlendemain au Ministère. Beatriz et sa tante en profitent pour me montrer les fresques de Diego Ribera qui ornent l’intérieur de ce bâtiment monumental, fresques que personne n’a l’occasion de voir à part ceux qui ont le privilège de travailler là. J’arrive dans la salle de conférence. Une vingtaine d’hommes et de femmes sont assis en face de moi, prêts à recevoir ma parole comme les fidèles le Saint-Sacrement. Je n’étais déjà pas très à l’aise pour parler de sémiotique devant quelques étudiants dans le cadre de mon atelier rue Monsieur-le-Prince, voilà que je dois le faire maintenant en espagnol dans un ministère à Mexico. Ils m’écoutent religieusement, me posent quelques questions assez pertinentes, ils m’applaudissent à la fin, et nous repartons. Et dire que si j’avais grillé comme une sardine dans mon hôtel à Los Mochis quelques jours plutôt, ces pauvres gens n’auraient jamais eu le privilège de m’entendre, et seraient morts dans l’ignorance…

Mon voyage se poursuivra encore pendant deux semaines. Ensuite, j’ai prévu pour rentrer à Austin de prendre l’avion. Je me dis que ce sera plus sûr. C’est pourtant à la douane pour revenir aux États-Unis que j’aurai la plus grande frayeur de mon voyage. Quand j’ai franchi par la route la frontière mexicaine depuis le Texas, assis dans la benne d’un pick-up, j’étais apparemment dans une zone franche, la véritable frontière se trouvant beaucoup plus loin. Aucun douanier n’a donc apposé de tampon sur mon passeport. Le douanier texan me fait remarquer avec un air suspicieux qu’il n’y a aucune trace officielle de mon départ du territoire des États-Unis, sur lequel je prétends à présent pénétrer à nouveau. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais en gros, si je ne suis pas parti, comment pourrais-je revenir ?

Je m’appelle Martinez. Au Mexique, personne ne me prenait pour un Mexicain, mais je lis dans son regard qu’il me soupçonne d’être un clandestin. Je me vois déjà refoulé à l’entrée des États-Unis, et renvoyé dans mon pays d’origine, la France, alors que je suis à moins de 300 kilomètres d’Austin. Cela finira par s’arranger, et c’est avec un certain soulagement que je retrouverai l’université, mes collègues et mes étudiants.

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Chihuahua

J’arrive à Ojinaga en fin de matinée, et je reprends aussitôt un bus pour Chihuahua, capitale de l’État du même nom. Pourquoi Chihuahua, me direz-vous ? Sans doute suis-je à nouveau victime de mon démon de l’onomastique. De même qu’Alpine me faisait penser à une station helvétique, le nom de Chihuahua m’évoque non pas un petit clébard pour mémé, mais la quintessence de la mexicanité. Si je voulais éviter les hôtels de luxe et les plages paradisiaques de Cancún, c’est réussi, mais pour le reste Chihuahua ne présente aucun intérêt touristique et, à l’exception de sa cathédrale, c’est une ville aussi moderne qu’Austin, en beaucoup plus déglinguée.

Surtout, à peine descendu du bus, en plein jour et en plein centre-ville, je suis pris pour la première fois d’un étrange sentiment d’insécurité. Une insécurité que je n’avais pas éprouvée en pleine nuit dans les rues désertes d’Alpine, seulement quadrillées par une milice armée. Je comprends vite que ce malaise a pour cause le fait d’être l’objet de tous les regards. Petit, brun, bronzé, mal rasé et mal fringué, comprenant parfaitement l’espagnol et le parlant correctement, je m’étais dit bêtement qu’au Mexique, je passerais plus ou moins inaperçu et que je pourrais me fondre dans la masse, plus encore qu’aux États-Unis. Je me trompais. Dans les rues de Chihuahua, je me sens comme un Blanc perdu dans un souk au fin fond de l’Afrique, dont il suffit de voir le visage blafard pour comprendre qu’il n’est pas du continent, ou comme une blonde qui se promènerait en minijupe sur un marché à Kaboul.

Pas un Mexicain ou une Mexicaine qui ne se retourne sur moi en me donnant du gringo. Moi qui aux États-Unis avais le sentiment d’être un alien, il aura suffi que j’arrive au Mexique pour devenir Américain. A priori, aucune agressivité particulière n’est liée à ce vocable de gringo, mais plutôt une curiosité amusée avec un brin de convoitise. Bref, j’ai la désagréable impression d’être une cible. Voire une proie. Où que j’aille en ville, on saura où je suis, et on me suivra peut-être, en attendant l’occasion propice pour me dépouiller, ou pire encore. C’est en tout cas le film que je me fais, et ce film n’est clairement pas une comédie romantique. Si je descends seul dans un hôtel ordinaire, comme j’avais prévu de le faire, je sens que cette première nuit au Mexique va être la plus longue de ma vie, en espérant que ce ne soit pas aussi la dernière. La seule spécialité touristique connue dans le Nord du Mexique, c’est l’enlèvement contre rançon. Et qui pourrait bien verser une rançon pour obtenir ma libération ? Je pense donc opportun de revenir provisoirement sur la promesse que je m’étais faite de vivre au Mexique comme le Mexicain basané de la chanson de Marcel Amont. J’ai passé la nuit précédente à errer dans Alpine, j’ai besoin de me poser un peu, de prendre une douche et de dormir dans un endroit sûr. Je monte dans un taxi, et je demande au chauffeur de m’amener jusqu’au meilleur établissement de la ville. Il obtempère, et me dépose devant un hôtel qui a l’air à peu près correct, bien que ce ne soit sans doute pas le meilleur.

Même si je suis un gringo, je ne dois pas avoir le look de quelqu’un qui descend dans les palaces. C’est juste une tour en verre avec une réception à l’entrée. Assez pour espérer que personne ne pourra pénétrer dans ma chambre sans y avoir été invité. Enfin, je peux poser mon sac, et prendre ma première douche depuis deux jours. Il fait nuit maintenant et je regarde par la fenêtre de mon vingtième étage les lumières blafardes de Chihuahua. Comment en suis-je arrivé là ? Je n’ai rien à faire ici. Je n’y connais personne. Personne ne me connaît. Et je n’ai aucun espoir d’y faire la moindre rencontre. Je suis au bout du monde et au bout de la solitude, là où j’espérais me rencontrer moi-même, sans doute. Mais la solitude, c’est comme l’apnée, à un moment il faut remonter à la surface si on ne veut pas finir noyé. Demain dès l’aube, à l’heure où blanchissent les dollars de la coke dans le Nord du Mexique, je partirai. Moi personne ne m’attend nulle part, même pas dans un cimetière. Sauf la mort, peut-être…

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Rio Grande

Je n’ai pas le choix, je ne peux pas rester planté à cet arrêt de bus dans le noir complet en attendant que le jour se lève. Je marche sur la route en espérant trouver l’entrée de la ville, et je finis par apercevoir quelques habitations. En fait, Alpine ressemble plus à une station-service avec quelques maisons autour, qu’à une station de ski des Alpes. Les commerces sont rares, et évidemment tout est fermé. Il n’est pas loin d’une heure du matin, et le bus qui pourrait m’emmener jusqu’à la frontière mexicaine est à 17 heures. Je ne vais pas passer toute la nuit à errer dans les rues désertes de cette ville-fantôme, sans parler de la journée du lendemain. Tant pis, je repère la direction d’Ojinaga, la ville frontière, et je décide de tenter l’auto-stop.

Le stop, ce n’est déjà pas toujours évident, mais quand aucune voiture ne passe, ça l’est encore moins. Enfin, au bout d’un quart d’heure, je vois avancer lentement vers moi une voiture assez déglinguée, tous feux éteints. J’hésite à lever le pouce, mais je n’ai même pas à faire cet effort. La voiture s’arrête à ma hauteur et sans même descendre de son véhicule, un type à la mine patibulaire me demande mes papiers. Il y a deux ou trois autres cow-boys comme lui dans la bagnole. Même s’ils sont en civil, je présume que ce sont des flics. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas en position de refuser de leur montrer mon passeport. Le type l’examine. C’est sans doute la première fois qu’il voit un passeport français. À part moi, qu’est-ce qu’un touriste pourrait bien aller foutre en pleine nuit à Alpine ? Il me rend mon passeport et me demande où je vais. Je lui explique que j’essaie d’aller au Mexique. Même si son visage que je distingue à peine reste totalement impassible, je devine sa perplexité. Un Français, avec un nom espagnol, qui fait du stop en pleine nuit pour quitter les États-Unis et passer au Mexique. Visiblement, je ne corresponds pas vraiment au profil de ses clients habituels, et le trafic se fait plutôt dans l’autre sens.

Il me rend mon passeport. Comme il ne sait pas quoi dire, il ne dit rien, et la voiture repart. Au moins, je ne passerai pas le reste de la nuit dans une cellule. Mais ma situation est-elle vraiment plus enviable ? Dix minutes se passent encore avant que se profile une autre voiture. J’aurai peut-être plus de chance. En fait non, car c’est exactement le même scénario qui se reproduit. Je raconte à nouveau mon invraisemblable histoire, et le type me rend mes papiers. Mais je comprends vite qu’il est inutile de rester au bord de cette route à cette heure, où seules des voitures de police banalisées patrouillent. Je demande au cow-boy s’il y a un bar ouvert en ville, car jusque là je n’en ai vu aucun. Il me dit que oui, et m’indique le chemin. J’y vais. Si je dois passer la nuit ici, autant que ce soit au chaud, car en plus je commence à me les geler.

Le bar est tout juste éclairé depuis l’extérieur. J’entre, et j’aperçois à l’intérieur une quinzaine de types comme ceux à qui je viens d’avoir affaire. Ils ont tous un Stetson sur la tête et un revolver à la ceinture. J’ai l’impression d’avoir poussé la porte d’un saloon. Lequel dégainera le premier ? Jusque là, des cowboys, je n’en avais vu que dans les soirées country à Austin, maintenant je sais où sont les vrais. D’ailleurs, je ne comprends toujours pas très bien qui sont ces gens. Flics en civil ? Miliciens bénévoles ? Ou simples fermiers du coin ? La question, c’est qu’est-ce qu’ils foutent tous là en pleine nuit dans ce bled totalement désert, à boire des coups au saloon quand ils ne patrouillent pas en ville ? Je ne pensais pas qu’à presque cent kilomètres de la frontière, la chasse au Mexicain était déjà ouverte, mais je ne vois pas d’autre explication.

Évidemment, mon entrée ne passe pas inaperçue. Tous les regards se tournent vers moi, et on me jauge avec un air suspicieux. Puis les cowboys continuent leurs conversations à voix basse. Je prends un café et j’attends que ça se passe. Avec tout ça, il est presque cinq heures, et le jour commence vaguement à poindre. Je décide de retenter ma chance avec le stop. Qu’est-ce que je pourrais bien faire d’autre ? Le bar est à côté d’une station d’essence. Je me dis que c’est le bon endroit pour faire du stop. Aux États-Unis, c’est quand on n’a même pas de voiture qu’on est vraiment un SDF, et en levant le pouce, c’est comme si je tendais la main. Mais la chance, cette fois, semble être avec moi. J’ai à peine levé le bras qu’une voiture qui venait de faire le plein s’arrête à ma hauteur. Le conducteur me fait signe de monter. D’habitude il ne prend pas d’autostoppeur, mais il m’a vu au café, et ça l’a rassuré.

Je me demande quand même si ce n’est pas moi qui devrais avoir peur. Pour le moins d’avoir un accident. Le type est très vieux. Il tremblote. La boîte à gants déborde de boîtes de médocs, et le siège du passager en est couvert aussi. Il repousse un peu tout ça pour que je puisse m’asseoir, avant de s’enfiler avec son café quelques pilules supposées le ressusciter un peu. La bonne nouvelle c’est qu’il va jusqu’à la frontière. Il m’explique qu’il est représentant de commerce, et inévitablement, ce pauvre vieux bonhomme à bout de course, qui devrait déjà être à la retraite depuis une dizaine d’années, me fait penser à la pièce d’Arthur Miller Mort d’un commis voyageur. J’espère qu’il ne mourra pas au volant avant de m’avoir déposé à la frontière.

On arrivera finalement sans encombre, mais comme le type ne va pas au Mexique, je dois refaire du stop. Un pick-up mexicain s’arrête. Ils sont déjà plusieurs à l’avant. Le conducteur me fait signe de monter à l’arrière. C’est comme ça que je franchis le Rio Grande pour entrer au Mexique, assis sur le plateau d’un pick-up, sans qu’aucun douanier ne me demande quoi que ce soit. Dans l’autre sens, ça ne doit pas être aussi simple. Et de fait, en rentrant aux États-Unis, cette arrivée clandestine au Mexique me causera quelques soucis…

Rio Grande

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Alpine

Quand jusqu’à l’âge de trente ans, comme moi, on n’a jamais quitté la France que pour visiter les pays limitrophes, on se lève le matin avec des repères géographiques bien établis. Au Nord les Pays du Nord, au Sud les Pays du Sud, à l’Est les Pays de l’Est, à l’Ouest l’océan et au-delà de l’océan des terres qu’on ne connaît que par la télévision, le cinéma, les livres ou les journaux. Des lieux mythiques comme le Texas et ses fameux champs de pétrole, dont on ignore s’ils existent vraiment en dehors du feuilleton Dallas. Oui, on peut dire qu’en ce qui concerne le Texas, l’essence précède l’existence.

En me réveillant chaque matin, à Austin, il me faut quelques instants pour intégrer ces nouveaux repères. En haut un pays immense, l’Amérique profonde, dont je ne connais que les contours, puis un autre pays encore plus grand, le Canada, dont je ne connais rien. À droite Houston, d’où partent les fusées pour la Lune ou pour Mars. À gauche, très loin, la Californie, et au-delà un océan inconnu. En bas le Mexique, plus proche dans tous les sens du terme, et qui curieusement me semble plus familier. Pour commercer on y parle espagnol, la langue d’une partie de mes ancêtres. Mais surtout, le Mexique s’inscrit bien davantage que les États-Unis dans une histoire ancrée au plus profond de l’architecture de ses villes.

Austin, la capitale du Texas, a été fondée vers le milieu du XIXème, et son édifice le plus ancien encore debout, une simple masure, doit dater de 1898, une plaque étant là pour nous signaler l’existence de ce monument historique. En France au contraire, et sur le vieux continent en général, l’histoire se donne à voir partout où se porte le regard. Pas un village sans son église du Moyen-Âge. Pas une bourgade sans son château-fort. Pas une ville sans ses hôtels particuliers de la Renaissance. Pas une grande ville sans son amphithéâtre romain. Et même à la campagne, pas une ferme sans son chêne multi-centenaire. Le paysage européen est un palimpseste, et on ne risque pas d’oublier d’où l’on vient tant les couches successives sont encore apparentes.

Aux États-Unis, et plus encore dans ces États neufs comme le Texas, rien de tout cela. On s’émerveille en France de La Défense, îlot de modernité qui fait exception. Aux USA, la modernité est la règle, et tous les downtowns ressemblent à La Défense. Austin, c’est Cergy-Pontoise, dans un État grand comme la France où n’existent que des villes nouvelles. Après quelques mois, cette absence totale de profondeur historique et cette modernité uniforme, y compris lorsqu’elle singe les styles du passé, devient insupportable pour un Européen. Il m’est arrivé d’aller dans un des quelques musées de la ville, non pas pour admirer leurs collections, mais dans le seul but de voir n’importe quelle croûte pourvu qu’elle ait plus d’un siècle.

Le Mexique est donc le pays le plus proche du Texas qui soit doté d’une véritable histoire pré-coloniale ayant laissé des traces monumentales comme les pyramides, et où les colons en l’occurrence espagnols aient laissé fortement leur empreinte partout en bâtissant églises et cathédrales, monastères et couvents, palais et forteresses.

À l’université, aux États-Unis, les vacances de Noël durent un mois. Je n’avais aucune envie de rentrer en France comme certains de mes collègues lecteurs, déjà victimes du mal du pays. Je décide d’aller au Mexique, pour renouer avec la civilisation. J’ai par ailleurs l’adresse à Mexico d’une étudiante que j’ai croisée au séminaire de Greimas, et qui était aussi une de mes élèves de l’Atelier de Sémiotique Publicitaire.

Au plus près, la frontière nord du Mexique est à moins de 300 kilomètres d’Austin. Mais les Américains, et notamment les étudiants, qui se rendent dans ce pays vont le plus souvent au sud, dans le Yucatan, pour profiter des plages paradisiaques. Ils ne connaissent du pays que l’aéroport de Cancún et les hôtels de luxe à prix bradés de la côte. Les seuls Mexicains parfaitement anglophones qu’ils rencontreront jamais sont les serveurs qui leur apportent leurs cocktails et les femmes de ménage qui nettoient leur vomi après leurs beuveries. Par esprit de contradiction, je décide d’attaquer le Mexique par le Nord, et par la voie terrestre, sans aucune réservation d’hôtel, bien sûr.

Lorsque j’annonce mon projet à mes étudiants, ils tentent d’abord de me décourager. Le Nord du Mexique n’est pas une région touristique, c’est la partie la plus dangereuse du pays, et faire autre chose que de la survoler est une folie. Bref, ils ne connaissent personne qui soit revenu vivant d’un tel voyage. Sans doute parce qu’ils ne connaissent personne qui ait eu l’idée saugrenue de l’entreprendre. Je persiste et, après avoir consulté la carte, j’opte pour un itinéraire théorique au moins jusqu’à la frontière mexicaine. Après j’improviserai.

Le bus qui va d’Austin à Los Angeles passe par une petite ville au nom étrangement familier et bucolique, Alpine. Il me vient l’image d’une station de montagne helvétique. Ça m’inspire confiance, et c’est à moins de 100 kilomètres de la frontière située à Ojinaga. Je n’ai pas d’information particulière sur les correspondances, mais il doit bien y en avoir une. Je monte dans le bus de Los Angeles en fin d’après-midi et vers minuit, le bus s’arrête en rase campagne devant un panneau Alpine.

J’hésite à descendre. Il fait nuit noire, et l’arrêt de bus n’est pas éclairé. Je ne vois pas de montagnes qui pourraient ressembler aux Alpes, et pire encore, je n’aperçois pas non plus la moindre maison. Vous êtes sûr que c’est ici ? C’est bien là, me confirme le chauffeur. Et le bus pour la frontière ? Oui, il y en a un, mais il part à 17 heures. Vous ne préférez pas continuer jusqu’à Los Angeles ? J’hésite encore une seconde, mais comme d’habitude, je choisis le saut dans la nuit et dans l’inconnu. Je descends du bus avec mon petit sac. Le bus repart. Je suis seul en pleine nuit au milieu de nulle part, et personne au monde ne sait que je suis là…

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Fort Alamo

Comme tout le monde me prend pour le petit ami de Charles, la joyeuse bande de folles latino-américaines qui remplissent la maison me laisse plus ou moins tranquille. C’est déjà ça. On nous a mis tous les deux dans la même chambre, mais Charles semble s’être enfin résigné : je suis irrémédiablement hétéro. Je suis d’ailleurs le seul parmi la trentaine de gays ou de travestis rassemblés ce soir-là pour fêter je ne sais quoi, et je fais pour la première fois de ma vie l’expérience difficile d’appartenir à une minorité sexuelle.

Je reviendrai toutefois sain et sauf de ce week-end très gai à Houston. De retour à Austin, dans sa coop, Charles aura le bon goût de raconter ma mésaventure à son amie allemande, elle en étouffera de rire, et cela ne fera finalement que favoriser notre rapprochement franco-germanique. Il paraît que les femmes, il faut les faire rire. Et pour ça j’ai pas mal de dispositions. Je n’ai aucun mérite, le plus souvent c’est involontaire, et parfois même à mes dépens. Mon aventure avec le sosie d’Hanna Schygulla tournera court, cependant. Elle a laissé un petit ami à Düsseldorf, et il doit venir lui rendre visite bientôt à Austin.

Ayant sagement pris quelques distances avec Charles et la communauté gay, je suis donc à nouveau livré à moi-même. Quelques-uns de mes étudiants me proposent avec insistance des afters après la classe. Je ne peux plus refuser sans être grossier. Ça commence par des verres dans les bars de la ville. Ça se prolonge chez l’un ou l’autre. Ils fument tous du cannabis, parfois en compagnie de leurs propres parents. Ils m’en proposent. Par politesse, je ne peux pas refuser. Histoire de les initier un peu à la culture française, je leur montre comment on roule un joint conique dans notre pays. Eux roulent de simples cigarettes toutes droites. Ça leur semble aussi exotique qu’un jambon-beurre comparé à un hamburger. Pour l’anniversaire de l’un d’entre eux, on me demande de rouler un joint géant à la française, avec une dizaine de feuilles. Je m’exécute encore, par courtoisie. Malheureusement ou pas, les smartphones n’existent pas encore, et il n’y a pas de photos pour immortaliser l’image de cet énorme joint digne de figurer dans le livre des records.

J’ai conscience de jouer avec le feu. On pourrait me mettre en taule ou en tout cas me renvoyer de l’université pour avoir dévoyé ces jeunes heureusement tous majeurs, alors que c’est eux qui me débauchent. Je pars plusieurs fois à San Antonio avec un de mes étudiants d’origine irlandaise. Avant de partir en soirée, son père lui passe les clefs de sa voiture de collection, dont la principale originalité est de ne pas avoir de boîte automatique, et son American Express. On fait la tournée des bars, et on rentre vomir chez lui à pas d’heures. Le lundi matin, je retrouve devant moi en classe ces étudiants avec qui j’ai fumé ou bu la veille. Ils restent pourtant toujours d’une extrême courtoisie, et n’essayeront jamais d’en tirer avantage.

Tout de même, ça commence à craindre. Et puis ce genre de soirées, ce n’est plus du tout mon truc depuis une bonne dizaine d’années. Je juge plus prudent de lever le pied avec les étudiants. Mais je suis également très sollicité par certaines étudiantes… Plusieurs me proposent carrément ce qu’on appelle là-bas un date, une sorte de rendez-vous amoureux obéissant à des règles assez mystérieuses pour un French Lover. En gros, ça relève plus de l’entretien d’embauche que du rendez-vous romantique, mais pour une fois, c’est moi qui suis à mon corps défendant du côté de l’employeur potentiel.

Chaque semestre, au moins deux étudiantes par classe, toutes majeures je le précise, me proposent un de ces dates. Je ne peux pas toujours décliner, mais je n’embauche pas, craignant à juste titre de me trouver dans une position très inconfortable le lendemain en classe, par rapport à l’heureuse élue, et encore plus par rapport à celle dont je n’aurais pas retenu la candidature, et qui pourrait se montrer jalouse. Ignorant tout des coutumes locales, je ne sais pas si ces sollicitations permanentes sont dues à mon charme en particulier, qui n’avait pourtant pas l’air d’opérer beaucoup à Paris, ou à un attrait pour les Français en général.

Un jour je vais dîner avec des amis dans un restaurant tex-mex. Le personnel est principalement composé d’étudiants et surtout d’étudiantes qui travaillent le soir pour payer leurs frais de scolarité exorbitants. L’addition arrive. Il y a quelques mots écrits dessus à la main en mauvais français : « Pour l’homme à lunettes, une admiratrice ». Étant le seul à table à porter des lunettes, je suis bien obligé de supposer que ce mot doux m’est destiné. C’est un garçon qui nous apporte la note. Comme c’est signé une admiratrice, j’en conclus qu’il ne s’agit pas d’une de mes nouvelles conquêtes masculines, mais plutôt de la serveuse qui est restée derrière le bar.

Comment résister à une telle déclaration ? Et au moins, celle-là, je ne l’aurai pas demain devant moi en classe. J’aurai héroïquement résisté pendant des mois, mais aucun bastion n’est imprenable, et ce restaurant mexicain sera mon Fort Alamo. Elle me donne son nom, en me précisant de façon très romantique que son numéro se trouve dans l’annuaire. C’est là que j’irai le chercher. On dînera une fois ensemble, et quand je la raccompagnerai jusqu’à sa porte, elle me gratifiera d’un french kiss. Sans doute pour me remercier d’avoir payé l’addition. Notre aventure n’ira pas plus loin. Cette fois, c’est ma candidature qui n’a pas été retenue. Aujourd’hui encore, je reste très perplexe sur la façon de nouer une relation amoureuse avec une Américaine…

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Hanna Schygulla

Avant de céder à la tentation coupable de nouer avec mes étudiants, voire mes étudiantes, des relations extra-scolaires, je décide d’explorer davantage les possibilités de sorties, autres qu’en groupe, avec mes compatriotes du Département de Français, en privilégiant ceux qui sont installés sur place depuis plusieurs années déjà, et qui sont donc mieux intégrés dans la société américaine. Il y a parmi eux un garçon un peu plus âgé que les autres, c’est-à-dire plus ou moins de mon âge, Charles, qui termine une thèse en littérature, alors que la plupart des autres lecteurs français ne sont là que pour un an, en faisant une pause dans leurs études. Lui, au moins, garde comme moi quelques distances avec la communauté française.

Il vit pas très loin du campus dans ce qu’on appelle là-bas une coop, c’est-à-dire une maison collective où chacun a sa chambre, mais où les tâches ménagères sont gérées collectivement à tour de rôle selon un planning bien précis. Même si ce mode d’hébergement ne conviendrait pas du tout à mon caractère individualiste, je trouve le concept amusant. La plupart des pensionnaires sont des étudiants étrangers, mais peu d’entre eux sont français. Il y a là entre autres une Allemande qui ressemble à Hanna Shygulla au temps de sa splendeur. En attendant de pouvoir me rapprocher d’elle, et je parviendrai par la suite à m’en rapprocher de très près, je dois me contenter de sortir avec Charles, qui la connaît bien. Charles est le seul Français sur le campus à avoir déjà entendu parler de sémiotique, et le seul aussi avec qui je puisse disserter sur autre chose que le meilleur endroit en ville pour manger tex-mex ou écouter de la country. Charles présente aussi un énorme avantage en tant qu’ami, en dehors du fait de connaître le sosie de Hanna Shygulla : il a une voiture, et qui plus est une américaine des années 60.

Charles me propose de partir en week-end avec lui à Houston, ville dont je ne connais que l’aéroport, et où il a des amis. C’est l’occasion pour moi de faire un petit voyage dans cette belle américaine en compagnie d’un type que je connais bien, et qui au moins a de la conversation. Nous voilà partis pour Houston. À mi-distance, dans une ligne droite, ce qui n’est pas une précision très nécessaire dans ce pays qui compte sans doute le moins de tournants au monde, nous entendons résonner derrière nous la sirène d’une moto de police. Comme dans un film, le motard nous dépasse et nous fait signe de nous arrêter. Nous obtempérons, évidemment. Il descend lentement de sa moto et comme au ralenti, s’approche de notre voiture. Charles a déjà baissé la vitre. Le policier est impeccablement mis, les bottes bien astiquées et la moustache bien taillée. Je m’attends déjà à ce qu’il nous demande de descendre du véhicule, et qu’il nous fouille au corps avant de nous passer les menottes et de nous tabasser avec sa matraque. Il se contente très poliment de demander au conducteur ses papiers et ceux de son véhicule. Après quoi il lui donne du Charles pour lui demander toujours avec une extrême courtoisie s’il avait une raison particulière d’être en excès de vitesse. Comme je ne suis pas une femme enceinte et que je n’ai pas encore de contractions, Charles est bien obligé de reconnaître qu’il n’a aucune excuse. Le policier hésite un instant. Nous ne sommes pas noirs, et la nationalité inscrite sur nos passeports ne nous range pas parmi les ennemis de l’Amérique, sauf quand elle veut raser l’Irak sous un prétexte fallacieux. Finalement, le type nous sermonne un peu, rend son permis à Charles, et nous souhaite bonne route en nous engageant à rouler prudemment. Il enfourche sa moto et repart comme il était venu.

Franchement, rien que pour voir ça, ça valait presque l’amende à laquelle nous venons d’échapper. Je pousse malgré tout un soupir de soulagement. J’ai évité le pire. Enfin c’est ce que je crois. Peut-être émoustillé par ce motard moustachu qui avait l’air de sortir d’une boîte gay de San Francisco, Charles me livre quelques détails sur la destination, pour ne pas dire le but, de notre petit voyage. Les amis chez qui nous allons sont tous homosexuels, me dit-il. J’espère que ça ne te gêne pas. Je le rassure aussitôt sur mon extrême tolérance à l’égard de tous les types possibles d’orientation sexuelle, mais c’est moi qui maintenant suis à nouveau inquiet, en prenant soudain conscience de tout ce qui aurait dû me sauter aux yeux depuis longtemps. Ce que je prenais chez Charles seulement pour de la sophistication aurait aussi bien pu me laisser penser qu’il était un peu efféminé. Et il me semble à présent évident que s’il a autant d’amis homosexuels, c’est qu’il l’est aussi. Évidemment, ça ne me dérange en rien qu’il soit homo. La question c’est plutôt de savoir si lui ça le dérange que je ne le sois pas. Ai-je vraiment fait quelque chose pour lui donner à penser que ce trip à Houston pourrait être un week-end romantique ? Je juge utile de lui préciser que si je ne suis en rien homophobe, je ne suis pas non plus homosexuel. Il me sort alors du tac au tac la phrase qu’on a coutume de servir aux enfants pour les faire bouffer des épinards ou des blettes : « Comment est-ce que tu peux savoir que tu n’aimes pas ça si tu n’as jamais essayé ? » Je reste un instant sans voix avant de trouver comment répondre à cet argument-massue. C’est vrai, il y a des tas de choses que je n’ai encore jamais faites. Mais tant qu’à faire, pourquoi ne pas commencer par essayer celles qui me font envie ? Et en matière de sexualité, bizarrement, maintenant que j’ai enfin pu expérimenter sur le tard l’amour avec une femme, je serais davantage tenté par une expérience avec plusieurs plutôt qu’avec un homme.

S’il garde le silence, il ne semble pas avoir renoncé à me convaincre, et je ne suis guère plus rassuré. Hélas, impossible de faire machine arrière. Nous arrivons à Houston, qui se trouve à près de 300 kilomètres d’Austin. Je suis dans sa voiture, et je n’ai aucun autre endroit où dormir que la « Cage aux Folles ». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je me fourre à mon insu dans ce genre de situations pour le moins ambigües. Comme je n’ai pas d’affinités particulières avec les machos, et que je préfère parler de littérature que de voitures, je sympathise plutôt avec des hommes raffinés et sensibles… qui s’avèrent parfois être homos sans que j’en prenne conscience avant qu’il ne soit trop tard.

Je sens que le week-end va être long, mais il y a pire. Si j’ai décidé de sympathiser avec Charles, c’est aussi pour me rapprocher du sosie d’Hanna Schygulla, sa colocataire à la coop. Que va-t-elle penser de moi en apprenant que je suis parti passer le week-end en amoureux à Houston avec son ami homo ? Parfois je me demande si ce ne serait pas plus simple que je devienne homosexuel moi aussi. Et si c’était Charles qui avait raison ? C’est vrai que les blettes, finalement, j’aime bien ça. Les blettes, oui, mais alors les tripes ? Je crois que je ne suis pas encore prêt…

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Psychose

Le lendemain matin, je retourne à l’université pour rencontrer le Directeur du Département de Français. Il s’appelle Jean-Pierre, comme moi. Il doit avoir des origines françaises, et il parle parfaitement notre langue, sans aucun accent. C’est donc en français que nous échangeons. Au moins, il ne s’apercevra pas tout de suite de mon niveau catastrophique en anglais. Il est très courtois et, malgré la distance qu’impose sa fonction, il se montre attentionné. Je m’attendais à un entretien d’embauche, sa première question est pour savoir où je loge. Je lui parle du motel sur Congress Avenue. Il me regarde avec un air inquiet, comme si je venais de lui annoncer que j’étais descendu dans le motel de Psychose. Il décroche immédiatement son téléphone pour appeler un de ses lecteurs français qui enseigne ici depuis plusieurs années. Après avoir raccroché, il m’informe que le type arrive tout de suite. Pas question que je passe une nuit de plus dans ce motel.

Mon compatriote m’accompagnera en voiture récupérer mes affaires, et je dormirai quelques jours chez lui le temps de trouver un logement, ce qui au Texas ne semble pas être un problème. Je n’aurai passé qu’une seule nuit à l’hôtel, et je suis désormais placé sous la protection de la communauté française d’Austin. De fait, deux jours plus tard, j’emménage dans le confortable studio qu’on m’a aidé à trouver à proximité du Département de Français. L’appartement est déjà à peu près meublé. J’y pose mes deux sacs en arrivant. Je les reprendrai en partant deux ans plus tard. Je ne suis pas du genre à m’installer pour si peu de temps.

Je sais maintenant qu’être lecteur, c’est tout simplement être professeur de français pour débutant à l’université. J’aurai seul la charge de deux classes, à raison de deux séances pour chacune par semaine. Je serai en totale autonomie, devant des étudiants ne parlant pas un mot de français, moi qui en sais à peine plus en anglais, et qui n’ai jamais été professeur de langue. Les résultats de mon test TOEFL, qui tomberont quelques semaines plus tard, confirmeront d’ailleurs mon incompétence. Je n’ai aucune légitimité pour occuper cette fonction. Je suis à nouveau un imposteur, et j’appréhende évidemment le moment où pour la première fois je vais devoir faire face à des étudiants pas forcément motivés et peut-être indisciplinés.

Le moment fatidique arrive. L’université est riche, les droits d’inscription très élevés, et les étudiants désireux d’apprendre le français ne sont pas légion. Les classes sont donc loin d’être surchargées, une petite vingtaine d’étudiants en moyenne. Aucun problème de discipline, c’est déjà ça. Ils ont entre dix-sept et vingt-cinq ans pour la plupart. Certains plus âgés, qui reprennent leurs études après une interruption pendant laquelle ils ont travaillé pour payer les frais de scolarité faramineux dans cette université pourtant publique. Ils sont généralement issus de milieux favorisés, mais les moins fortunés doivent malgré tout travailler pendant leurs études. Les filles le plus souvent comme serveuses dans les nombreux bars et restaurants d’Austin, réputée pour être une party town, c’est-à-dire une ville très animée où on peut faire la fête, notamment la nuit. Bref, ces étudiants ont payé cher le droit d’être dans ma classe, et ils ne viennent pas pour bavarder ou foutre le bordel. Ou alors ils sont juste bien élevés. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas vraiment là pour apprendre le français, mais d’abord pour valider une unité de valeur qui contribuera à l’obtention de leur diplôme.

En classe, je fais de mon mieux, avec un engagement total pour compenser mon incompétence. J’ai donc tendance à préparer davantage mes cours que les autres lecteurs, plus habitués que moi à l’enseignement, plus à l’aise en anglais et sans doute un peu plus flemmards. En quelques jours, je connais les prénoms de tous mes étudiants par cœur. Je ne reste jamais assis à mon bureau, et je leur pose des questions simples, préparées d’avance, auxquelles ils doivent apporter des réponses simples, leur permettant ainsi d’acquérir les notions au programme. Ça a l’air de marcher. Ils ont l’air contents, même s’il m’arrive très souvent de ne rien comprendre du tout quand par malchance ce sont eux qui me posent une question. Ils se montrent cependant très bienveillants à mon égard. Ils sont très respectueux du professeur que je suis pendant la classe mais, le cours terminé, certains se montrent amicaux, proposant de me faire découvrir les joies de la vie étudiante à Austin. Je décline poliment tout d’abord, craignant de me mettre dans une position délicate. Mais je suis à peine plus âgé que certains d’entre eux, et je sens que ça va vite devenir compliqué de garder très longtemps la bonne distance.

Si en effet la plupart ne s’intéressent pas au français, ce Français les intrigue. De mon côté, mes étudiants sont les seuls Américains avec lesquels j’ai la possibilité d’avoir un échange. Le Département de Français est un petit bout de France, et ceux qui le fréquentent parlent exclusivement la langue de Molière. La quinzaine de lecteurs en poste, pour commencer, qui ne vont pas se mettre à parler anglais entre eux, et tous les autres enseignants de nationalité américaine, qui en profitent pour pratiquer. En dehors du Département de Français, les lecteurs, et au-delà la communauté française d’Austin, forment une grande famille. Le week-end, il y a toujours une fête quelque part, où nous sommes tous conviés. Si l’un d’entre nous a un problème, il sait qu’il peut compter sur tous les autres. Mais à l’inverse, on ne peut rien faire sans que tout le monde soit au courant, et décliner une invitation peut vite être considéré comme un geste inamical. Comment espérer améliorer mon anglais si je suis en permanence avec des Français ? Si je veux revenir en ayant appris quelque chose sur l’Amérique et sur les Américains, il va bien falloir que j’accepte les invitations de certains de mes élèves à sortir avec eux en dehors des cours. Une pente qui peut vite s’avérer dangereuse…

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Paris Texas

Austin, c’est un peu le bout du monde. En tout cas, pour y arriver, je dois changer trois fois d’avion. Des avions de plus en plus petits, à mesure que je me rapproche de ma destination finale. Pour une raison que j’ignore, nous commençons par rester une bonne heure cloués au sol sur le tarmac de Roissy après avoir embarqué. Ce sera le début d’un long périple. Correspondance à Londres, avant d’attaquer la traversée de l’Atlantique. Ce n’est pas un vain mot pour moi. À plus de trente ans, je n’ai encore pris l’avion qu’entre Paris et quelques capitales européennes. Et encore pas très souvent. Cinq siècles après Christophe Colomb, je découvre donc l’Amérique. Et un an avant Claude Nougaro, j’atterris à New York. Dès l’aérogare, comme lui, je ressens le choc.

En principe, moi, je n’étais pas supposé aller plus loin que l’aérogare. New York ne devait être qu’une escale mais, sans doute en raison du retard accumulé, l’avion qui doit nous emmener jusqu’à Houston n’est pas là. La compagnie, royalement, nous offre quelques heures de repos dans un hôtel à proximité de l’aéroport. Compte tenu du décalage horaire, et de l’ambiance lunaire qui règne dans cette banlieue aéroportuaire, je ne sais déjà plus quel jour on est, et sur quelle heure régler ma montre pour être sûr de ne pas rater mon prochain avion. Autant dire que je ne dors pas beaucoup, et que je ne vois pas grand chose non plus de la grosse pomme.

Les taxis jaunes qui m’amènent à l’hôtel avant de me ramener à l’aéroport, en empruntant de gigantesques échangeurs autoroutiers, me rappellent néanmoins que je suis bien aux États-Unis. Je suis sur un autre continent, totalement inconnu. Je ne connais personne, je suis seul, et je ne parle que quelques mots d’anglais. Christophe Colomb, lui, il n’était pas tout seul.

J’arrive enfin à Houston, et j’ai encore l’impression d’avoir changé de monde. L’aéroport de New York était plutôt sale, et totalement bondé. Celui de Houston est flambant neuf, on mangerait sur les dalles de marbre qui recouvrent le sol, et il n’y a presque personne dans le hall et sur les tapis roulants. Je croise quelques hommes d’affaires coiffés d’un Stetson. Dallas et son univers impitoyable ne sont pas loin. Désormais je vais vivre dans un série américaine.

C’est un avion minuscule qui nous emmène à Austin. Il vole à très basse altitude, il n’y a aucun nuage en ce mois d’août, et on distingue parfaitement le sol. Ce qui me frappe d’abord, ce sont les milliers de piscines qui scintillent un peu partout, pratiquement une pour chaque maison.

L’aéroport d’Austin est encore plus petit que celui de Houston. Je suis arrivé, enfin, mais je ne sais absolument pas où aller. C’est dimanche, je crois. Ou lundi, plutôt. Par précaution, j’arrive bien avant la date de la rentrée à l’Université d’Austin. Le passage de la climatisation du hall de l’aéroport à la fournaise du dehors est brutal. C’est peu de dire qu’il fait chaud au mois d’août à Austin. Je ne saurai jamais exactement quelle température il fait, malgré les panneaux qui l’indiquent un peu partout, car c’est affiché en degrés Fahrenheit, et que je n’ai pas de calculette sur moi pour convertir ça en Celsius. Mais pour vous donner une idée, Austin est à peu près à la même latitude qu’Agadir. Moi ça ne m’avance pas beaucoup, je ne suis jamais allé à Agadir, encore moins au moins d’août.

Personne ne m’attendait à l’aéroport avec une petite pancarte Jean-Pierre Martinez. Et personne ne m’attend ailleurs avant une bonne semaine. Je monte dans un taxi et je lui demande de me conduire à un hôtel pas trop cher en centre-ville. À supposer que le mot centre-ville ait vraiment un sens dans une ville américaine. Le taxi me dépose devant un motel sur Congress Avenue, à trois kilomètres environ du campus. C’est là où, pour la première fois depuis presque trois jours, je peux enfin poser mon sac et, en me rasant, prendre le temps de réfléchir à la merde dans laquelle je me suis volontairement fourré.

J’avais un boulot, un logement, une famille malgré tout, une petite amie même si elle était restée en Croatie… Je suis seul dans un motel glauque au Texas. Il doit faire 15 degrés dans la chambre et pas loin de 50 dehors. Je n’ai absolument aucun contact ici hormis le nom du Directeur du Département de Français, dont j’ai toutes raisons de supposer qu’il a autre chose à faire que de s’occuper de moi. Dans une semaine, je prends mes fonctions en tant que lecteur, sans savoir ce que j’aurai à faire exactement et si je serai vraiment payé pour ça.

Le motel est au milieu de nulle part. Je décide d’aller en reconnaissance à pied du côté de l’université. Il fait une chaleur à crever. Je passe devant le congrès, copie conforme, en plus petit, de celui de Washington. Le campus commence un peu plus loin derrière. En réalité, l’université d’Austin, c’est une ville dans la ville. Plus de 300 hectares, 50.000 étudiants, des musées, une banque, des puits de pétrole, et même un réacteur nucléaire. Cependant, la ville étant plutôt calme et aérée, avec très peu de buildings, et le campus étant très verdoyant, on a l’impression d’être dans un grand parc.

Le French and Italian Department est un bâtiment autonome, assez grand, d’architecture néo quelque chose. On est dans un pays neuf, et dans un État, le Texas, qui l’est encore plus. Rien à part les gratte-ciel ne saurait donc être d’époque. On est en plein mois d’août, le campus est désert, je ne sais même pas s’il y a quelqu’un dans ce bâtiment ou même s’il est ouvert. Mais je n’ai parlé à personne depuis mon arrivée aux États-Unis il y a trois jours, à part quelques mots échangés avec des douaniers, des hôtesses de l’air ou des chauffeurs de taxis. Je ne me vois pas retourner dans ce motel sans avoir au moins essayé de parler à quelqu’un. Qu’est-ce que je risque ?

Je pousse la porte. C’est ouvert. Au bout d’un couloir, je trouve le secrétariat du Directeur, et à l’intérieur deux jeunes femmes, une blonde et une brune. La brune parle français, l’autre pas. Je me présente. Elles sont charmantes avec moi, et je me sens tout de suite un peu moins seul. Hélas, le directeur n’est pas là. Elles vont le prévenir. Je pourrai le voir demain. La brune s’en va. La blonde s’inquiète de savoir où je vais dormir. Je lui explique. Elle semble avoir pitié de moi, ou bien c’est mon charme français qui opère déjà. Elle m’invite à pique-niquer avec elle le soir-même sur les hauteurs du Colorado. Mon premier pique-nique au Texas. Ce sera aussi le dernier. Le coucher de soleil est magique. Pour voir la meilleure part du Texas, il faut lever les yeux au ciel.

Jane, c’est son nom, est d’une extrême gentillesse et d’une grande douceur. Elle me raconte un peu sa vie, comme si nous étions de vieux amis. Un peu de réconfort après ce long périple depuis Paris où j’ai laissé tous mes repères. Paris Texas. J’ai l’impression d’être dans un film. Je garderai cette impression tout le temps que durera mon séjour aux États-Unis.

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Franc-tireur

Le retour au travail, après cette idylle en Croatie, est un peu morose. Au-delà de ce conflit larvé avec la direction d’Ipsos, qui veut absolument faire de moi un cadre à plein temps, et rentable de surcroît, j’ai le sentiment d’être une nouvelle fois à la croisée des chemins. J’en sais maintenant assez en sémiotique pour ne plus faire tapisserie au séminaire de Greimas, mais je n’ai pas l’intention de passer ma vie entière à essayer de devenir un éminent spécialiste de cette discipline, de soutenir une thèse d’état sur un sujet abscons à plus de cinquante ans, tout ça pour finir chargé de cours dans une université de Province, après avoir intrigué pendant des décennies afin d’avoir ce poste qui couronnerait ma carrière à quelques années de la retraite. Je n’ai pas non plus envie de consacrer tout mon temps de cerveau disponible à l’École Sémiotique de Paris, ni de servir de secrétaire particulier à Greimas, comme son fidèle lieutenant Joseph Courtès qui, en remerciement des services rendus, s’est vu rabroué comme un gamin par son maître lors de sa soutenance à la Sorbonne.

La sémiotique appliquée est une expérience passionnante, mais au-delà de ce qu’on appelle désormais avec un certain mépris la théorie standard, la recherche en sémiotique peut vite devenir une quête aussi vaine que celle du Graal. La vraie vie est ailleurs, et je pense avoir atteint les limites de ce que pouvait m’apporter l’étude des sciences humaines en général. Pour légitimer ma présence à l’EHESS, j’ai dû valider à la va-vite un mémoire de DEA avec Greimas. Pour ce faire, je me suis contenté de reprendre une étude réalisée chez Ipsos pour le compte d’un laboratoire médical, sur un thème suffisamment complexe et ennuyeux pour ressembler à un sujet de recherche universitaire : l’analyse du discours des médecins sur la sénescence cérébrale. Mais c’est un sujet pour moi, ça, plaisante le vieux Greimas toujours malicieux. C’est une pure formalité, je ne présente même pas mon mémoire devant lui, il le valide probablement sans l’avoir lu, et me voilà avec mon DEA en poche, après une année passée à enseigner à des thésards.

Reste à me trouver un sujet de thèse, moi aussi. Cette fois je ne coupe pas à un entretien rapide avec le maître. Je lui parle d’une analyse comparée de la notion de valeur en économie et en linguistique. Il ne comprend pas trop où je veux en venir, fait mine de s’intéresser, me pose quelques questions pour la forme, et valide mon sujet. Me voilà tranquille de ce côté-là pour plusieurs années. J’ai quand même dû ne pas lui faire trop mauvaise impression car quelques semaines plus tard, j’apprends qu’il m’a bombardé sans me prévenir rédacteur en chef de la Revue de sémiotique internationale qu’il vient de créer. C’est sans doute parce que personne ne refuse ce genre d’honneur qu’il n’a pas jugé utile de me demander mon avis. Je flaire le piège encore une fois, et je refuse.

Peu de temps après, Greimas sera d’ailleurs rattrapé non pas par la sénescence cérébrale, mais par un cancer de la gorge. Il faut dire qu’il fume Gitane sur Gitane depuis toujours. Il revient quelques mois plus tard avec un foulard cachant une cicatrice, fumant toujours ses Gitanes, mais cette fois avec bouts-filtres. Il n’a rien perdu de ses facultés intellectuelles, mais c’est déjà la fin de la route pour lui. Et le début d’une autre route pour moi. Reste à trouver laquelle.

Démissionner d’Ipsos, oui, mais pour quoi faire ? Et comment gagner ma vie en conservant un minimum d’indépendance ? Je ne veux ni être cadre, ni être chercheur. Je pourrais toujours bosser comme sémiologue free-lance dans le domaine de la publicité et du marketing, mais pour l’instant, je veux réaliser un autre rêve que le début chaotique de mes études universitaires ne m’a pas encore permis d’accomplir : partir pour un an dans une fac à l’étranger.

Nous sommes fin juin. Je me renseigne à la hâte sur les organismes proposant des programmes d’échanges, et j’en trouve un du côté du Jardin du Luxembourg. Je m’y rends un mercredi en fin d’après-midi, sans rendez-vous, plein d’espoir mais sans trop d’illusion. Le petit bureau s’apprête à fermer. Une femme accepte de me recevoir et je lui explique ma demande. Elle me rappelle poliment que nous sommes en juin, que tous les dossiers pour l’année scolaire suivante sont déjà bouclés depuis longtemps, et que si ma candidature était acceptée, ce ne serait au mieux que pour un départ l’année d’après. Je ne me projette pas aussi loin. Maintenant que j’ai décidé de démissionner d’Ipsos, je sais que je ne tiendrai plus très longtemps là-bas. Je veux partir tout de suite. Elle semble avoir une idée derrière la tête et me la soumet. Elle vient d’avoir une défection pour un poste de lecteur à Austin au Texas, et elle cherche un remplaçant en urgence. Il faut être là-bas à la mi-août, car l’année universitaire commence très tôt aux États-Unis.

Lecteur ? Ça veut dire quoi ? Je n’ai été qu’un élève de seconde langue médiocre au lycée, je ne parle donc presque pas un mot d’anglais. Je comptais partir aux États-Unis pour apprendre la langue, pas pour enseigner. J’essaie de me rassurer. Les quelques lecteurs que j’ai croisés dans le secondaire ou à l’université n’avaient pas vraiment charge de cours. C’était des étudiants venus en France pour compléter leur cursus. En l’échange d’une bourse, on les exhibait de temps en temps dans les classes comme des animaux de foire, et on les faisait parler un peu pour montrer aux élèves, habitués à l’accent de merde de leur prof, à quoi ressemblait vraiment l’anglais quand il est parlé par un autochtone. Ils nous racontaient de façon informelle la vie dans leur pays d’origine, on leur posait quelques questions idiotes, ils répondaient de la même façon, et on les renvoyait à leurs chères études. La femme que j’ai devant moi n’est pas capable de me donner beaucoup de précisions sur la nature du poste. Ou bien elle préfère ne pas m’en dire trop pour ne pas m’effrayer. Elle n’est même pas en mesure de me dire si je serai payé, et combien. Peu importe, j’ai réussi à faire quelques économies qui me permettront de tenir quelques mois, après on verra. Ce qui est sûr, c’est que si elle n’envoie pas un remplaçant à Austin, l’étudiant américain participant à cet échange ne pourra pas non plus venir en France, et l’organisme y perdra une partie de son crédit.

Le niveau requis en anglais pour partir doit être validé par un Test of English as a Foreign Language. Je préfère jouer franc-jeu. Je ne parle pas un mot d’anglais, je vais rater le test. Ne vous inquiétez pas, me dit-elle. Vu les délais, les résultats du TOEFL tomberont quand vous serez déjà au Texas. Ils ne vont pas vous renvoyer pour ça. Très rassurant en effet. En quelques jours, mon dossier est bouclé. Je passe le test deux semaines plus tard. De fait, quand je recevrai les résultats à Austin, il s’avérera que je n’ai pas du tout le niveau. Mais comme elle l’avait prévu, on ne me renverra pas chez moi.

Pour assurer mes arrières au cas où, je préfère conserver le studio que j’ai enfin pu louer rue Daguerre grâce à mes feuilles de paie de jeune cadre dynamique. Une amie étudiante accepte de le sous-louer pendant un an. Cette fois, c’est mon tour : c’est moi qui pars !

Il ne me reste plus qu’à démissionner de mon boulot et à acheter un billet d’avion. L’avion, je ne l’ai pas encore pris très souvent dans ma vie. Et jamais pour traverser l’Atlantique. D’ailleurs, c’est où le Texas ? Je regarde sur une carte. C’est à la frontière avec le Mexique. Je ne trouve guère de détails concernant Austin. Dans l’encyclopédie que je consulte, car internet n’existe pas encore, on mentionne juste la tour de l’université, où quelques années auparavant un sniper s’était retranché pour tirer sur ses petits camarades, faisant plusieurs victimes. Il y a une photo de la tour. Ça a l’air sympa, le campus d’Austin… Après tout, moi aussi je suis un franc-tireur, et j’ai envie de tirer sur tout ce qui bouge.

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