Comédie de situation

Coup de foudre à Casteljarnac

 Lovestruck at Swindlemore Hall –  Amores a Ciegas – O amor é cego  

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 femmes – 1 homme

Afin de redorer son blason, la baronne de Casteljarnac cherche pour sa fille,
pas très gâtée par la nature, un prétendant aussi riche que peu regardant.
Elle pense avoir trouvé le gendre idéal…


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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Coup de Foudre à Casteljarnac

Personnages :

Baronne de Casteljarnac

Marika, sa fille

Maria, sa bonne

Franck, son gendre

Acte 1

Le salon du château délabré de Casteljarnac. Mobilier d’époque mais en piteux état. Murs cachant leur décrépitude derrière quelques portraits de famille accrochés de travers. Marika de Casteljarnac arrive, peu gracieuse et mal fagotée.

Marika – Maria ? Où est-elle encore passée, cette idiote ? Maria ! Mais c’est tout à fait insensé !

Entre la baronne Carlota de Casteljarnac, sa mère, femme plutôt pulpeuse, très maquillée, et d’une élégance un peu voyante. Elle porte un plateau de petit déjeuner.

Marika – Ah, bonjour mère… Mais où est donc la bonne ?

Carlota – Elle vient de partir…

Marika – Partir ? Mais où ça ? Et quand reviendra-t-elle ?

Carlota – Pas de si tôt, je le crains…

Marika – Comment ça ? Mais j’ai besoin d’elle ! (Prise d’un doute) Ne me dites pas qu’elle est encore partie en congé au Portugal ?

Carlota – Pire que ça…

Marika – Vous voulez dire qu’elle a pris congé tout simplement ?

Carlota – C’est malheureusement ce qui finit par arriver avec les domestiques lorsqu’on ne leur paie pas leurs gages…

Marika – Ces gens n’ont vraiment aucune éducation… Elle aurait au moins pu me servir mon petit déjeuner avant de s’en aller… Enfin, une bonne de perdue dix de retrouvées… De toute façon, elle était incapable de faire cuire correctement un œuf à la coque…

La baronne pose le plateau sur une table.

Carlota – Tenez, aujourd’hui exceptionnellement, c’est moi qui vous l’ai préparé… Bon anniversaire ma chérie !

Marika – Vous y avez pensé ? Vous êtes un amour, maman…

Carlota – Pour le cadeau, on verra ça un peu plus tard. Vous savez qu’en ce moment, nous avons quelques problèmes de trésorerie…

Marika s’assied et commence à déjeuner, en attaquant l’œuf à la coque.

Marika – Ne vous tourmentez pas pour ça, mère. En tout cas, le vôtre est très réussi, bravo !

Carlota – Le mien ?

Marika – Votre œuf à la coque !

Carlota – Ah, oui, bien sûr… Au moins, si nos finances venaient à se dégrader encore un peu plus, je pourrais toujours chercher à me placer comme gouvernante dans un château alentour…

Marika – Vous êtes drôle.

Carlota – J’ai engagé une autre bonne, mais si nous n’avons pas de quoi la payer, je crains qu’elle ne reste guère plus longtemps que la précédente…

Marika continue à déjeuner, mais elle remarque bientôt le regard attentif que sa mère pose sur elle.

Marika – Tout va bien, mère ? Vous avez l’air soucieuse… Si c’est au sujet de Maria, ne vous inquiétez pas. Je peux me passer de camériste pendant un jour ou deux.

Carlota – Marika, il faut que je vous parle sérieusement.

Marika – Vous me faites peur… Ça m’a l’air sérieux en effet… Mais je vous écoute…

Carlota – Marika, vous n’êtes plus une enfant. Il y a maintenant des choses que vous pouvez comprendre… Comme vous le savez depuis votre sortie du Couvent des Oiseaux, notre situation financière est des plus délicates. Nous ne pouvons plus payer le personnel, et ce château tombe en ruine.

Marika – Je voulais justement vous en parler. Vous connaissez ces vers célèbres de Chantal Goya : « Il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville » ?

Carlota – C’est de Verlaine, je crois.

Marika – Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, ce serait plutôt : « Il pleut dans ma chambre quand il pleut sur le toit ».

Carlota – Eh bien Marika, j’ai peut-être trouvé le moyen de colmater durablement les brèches dans notre trésorerie, et de faire restaurer ce château avant qu’il ne s’effondre sur nos têtes.

Marika – Vous pensez à un de ces jeux de la loterie nationale dont on fait la publicité sur les ondes, qui peut faire d’un manant un parvenu en un seul tirage ?

Carlota – C’est à un autre genre de tirage que je pensais, ma chère enfant. Et plutôt aux jeux de l’amour qu’à ceux du hasard. Croyez-en mon expérience, c’est beaucoup plus sûr…

Marika – Je crains de ne pas comprendre…

Carlota – À votre âge, il serait temps de vous chercher un mari… Vous n’y avez jamais songé ?

Marika – Ma foi…

Carlota – Je sais, de nos jours, pour une jeune fille de bonne famille, il n’est pas si facile de trouver un prétendant digne de ce nom. Surtout lorsque l’on met la barre un peu haut. La fille de la Baronne de Casteljarnac ne peut pas se marier avec n’importe qui !

Marika – C’est clair.

Carlota – Un jour, c’est vous qui hériterez de mon titre de baronne. Je crains d’ailleurs que d’ici là, ce ne soit tout ce que j’ai à vous léguer…

Marika – Allons, nous n’en sommes pas encore là… Quoi qu’il en soit, comme vous le dites, de nos jours les princes charmants ne courent pas les rues…

Carlota – Et c’est précisément pourquoi en cette matière, l’intervention discrète d’une mère peut être utile…

Marika – Vraiment ?

Carlota – Une mère… un peu aidée par les nouvelles technologie de la communication, bien sûr…

Marika – Vous m’avez inscrite à mon insu sur un de ces sites de rencontre ?

Carlota – Un site très haut de gamme, je vous rassure. Même si j’ai dû pour cela gonfler un peu votre dote potentielle et retoucher votre portrait avec Photoshop…

Marika – Ma photo ?

Carlota – Fort heureusement, notre nom est en lui même un capital inaliénable. Beaucoup d’hommes fortunés seraient flattés d’épouser une Baronne de Casteljarnac, même sans le sou, afin d’atteindre par cette alliance à une respectabilité que l’argent ne suffit pas à acquérir.

Marika – Mais enfin, mère… Vous voulez donc me marier avec un roturier ?

Carlota – Hélas, il faut se rendre à l’évidence, ma chère enfant. Les gens de notre condition sont tout aussi fauchés que nous…

Marika – De là à caser votre fille avec un parvenu pour redorer le blason de la famille…

Carlota – Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution… J’ai cherché sur Google un site du genre « J’adopte un noble point com » mais je n’en ai pas trouvé… Croyez-moi, nous n’avons plus le choix…

Marika – Ne pourrions-nous pas vendre quelque chose ?

Carlota – J’ai déjà utilisé tous les expédients possibles, je vous assure… C’est cela ou nous défaire de Casteljarnac. Le château de notre famille depuis sept générations…

Marika – Mais je ne veux pas vous quitter, mère !

Carlota – Vous pourriez habiter ici avec votre mari. La château est grand. Il suffit de trouver quelqu’un d’assez accommodant… Et aussi riche que peu regardant…

Marika réfléchit un instant.

Marika – Bon… Après tout pourquoi pas ? Nous ne voyons jamais personne. Cela peut être assez divertissant de recevoir quelques prétendants. Nous jugerons sur pièce…

Carlota – Votre premier rendez-vous sera là d’une minute à l’autre.

Marika – Mon premier rendez-vous ? J’ai l’impression d’entendre une secrétaire médicale ! Et qu’il s’agit de se faire arracher une dent ! Ne me dites pas que la salle d’attente est déjà pleine.

Carlota – Rassurez-vous, vous n’avez à ce jour qu’un seul prétendant. Et croyez-moi, cela n’a pas été si facile de le trouver…

Marika – Mais enfin, mère, je ne suis même pas coiffée !

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas la peine.

Marika – Plaît-il ?

Carlota – Je veux dire, vous êtes très bien comme ça, ma chère.

Marika – Et il est comment, ce garçon ?

Carlota – C’est l’unique héritier d’un magnat de l’immobilier auvergnat qui a fait fortune en Californie.

Marika – Je voulais dire… physiquement.

On sonne.

Carlota – Ah, je crois que vous allez pouvoir en juger par vous-même…

Marika – Oh mon Dieu ! Mais vous auriez dû me prévenir avant !

Carlota – Je n’étais pas sûre de votre réaction. J’ai préféré vous faire la surprise. Bon je vais ouvrir moi-même. Puisque nous n’avons plus de bonne…

Carlota sort. Marika semble à la fois inquiète et excitée. Elle tente de se recoiffer un peu. Mais sa mère revient aussitôt, précédant le nouveau venu.

Carlota – Entrez, entrez, je vous en prie. Ne faites pas attention au désordre, la bonne a pris sa journée…

Le prétendant arrive. Il porte un costume sombre, des lunettes noires et se guide à l’aide d’une canne blanche. Il a dans la main un bouquet de fleurs. Marika en reste muette de stupéfaction.

Carlota – Marika, je vous présente Monsieur Lesourd.

Franck – Bonjour Marika.

Marika – Bonjour Monsieur…

Franck s’approche d’elle en tendant son bouquet de fleurs. Ce faisant, il heurte un guéridon et renverse un vase posé dessus. Marika reste un instant sidérée.

Franck – Je vous en prie, appelez-moi Franck.

Marika prend le bouquet de Franck pendant que sa mère ramasse le vase.

Marika – Bienvenue à Casteljarnac, Franck…

Carlota – Oh pour les fleurs, il ne fallait pas… Elles sont vraiment magnifiques… N’est-ce pas Marika ?

Marika – Oui, magnifiques… Merci beaucoup…

Carlota – Nous allons les mettre dans un vase tout de suite…

Carlota ramasse le vase tombé par terre, et Marika met les fleurs dedans.

Carlota – Voilà… Je peux vous offrir un café, Monsieur Lesourd ? Je n’en ai jamais fait moi-même, mais je peux toujours essayer…

Franck – Merci, ça ira… J’arrive directement de Los Angeles J’ai pris mon petit déjeuner dans l’avion.

Carlota – Ma fille avait hâte de vous rencontrer… J’imagine que vous allez rester quelques jours en France…

Franck – Eh bien… Pour toujours, je l’espère… Mais cela dépendra un peu de votre fille, en réalité…

Carlota se tourne vers Marika, attendant une réaction, mais celle-ci reste de marbre.

Carlota – Elle est un peu timide, vous savez… Elle sort à peine du couvent… Enfin, elle n’était pas bonne sœur, je vous rassure.

Franck – Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de la brusquer.

Carlota – Elle a fait ses études au Couvent des Oiseaux, comme Chantal Goya et Martine Aubry…

Franck – Pas à la même époque, j’espère.

Carlota éclate bruyamment de rire.

Carlota – Vous êtes drôle… C’est cocasse, n’est-ce pas ma chérie ?

Mais Marika ne se déride toujours pas.

Carlota – Bien entendu, c’est un peu difficile pour vous d’en juger, mais croyez-moi sur parole : Marika est une jeune fille absolument charmante…

Franck – Je vous crois, Madame la Baronne. Et puis ne dit-on pas que l’amour est aveugle ?

Carlota rit à nouveau bruyamment.

Carlota – C’est tordant. Mais dites quelque chose, Marika. Ou bien Monsieur Lesourd va penser que vous êtes muette.

Marika – Vous… Je veux dire comment…?

Carlota – Ma fille n’ose sans doute pas vous demander comment vous êtes devenu… Vous êtes né comme ça, ou bien…

Franck – Eh bien… En réalité… J’ai été foudroyé à l’âge de 18 ans.

Carlota – Un coup de foudre… Mon Dieu, comme c’est romantique. N’est-ce pas ma chérie ?

Franck – Croyez-en mon expérience, si un jour vous êtes surprises dans la campagne en plein orage, ne tentez pas de vous mettre à l’abri derrière un de ces crucifix en fer forgé qu’on trouve parfois à la croisée des chemins.

Marika – Et pourquoi donc.

Franck – Mais parce que cela attire la foudre, Mademoiselle.

Carlota – Les crucifix sont de véritables paratonnerres, c’est connu.

Franck – Parfois, j’ai l’impression que c’est le Seigneur lui-même qui m’a infligé cette épreuve, en pénitence pour tous mes péchés…

Carlota – Vous êtes donc croyant…

Franck – La foi est une de mes dernières consolations en ce bas monde…

Carlota – J’ai moi-même veillé à ce que ma fille soit élevée selon les principes de notre sainte religion catholique et romaine…

Silence pesant.

Franck – Écoutez, Marika, je n’irai pas par quatre chemins, car le temps m’est compté. Je sais que je n’ai guère d’atouts pour moi, hormis la pureté de mes intentions et mon immense fortune.

Carlota – Ce qui compte énormément pour nous, croyez-le bien, Monsieur Lesourd… Je parlais de la pureté de vos intentions, bien sûr…

Franck – Une fortune que je déposerai en offrande aux pieds de ma future femme… Celle qui saura deviner l’immense besoin d’amour qui se cache derrière ces lunettes noires…

Carlota – Ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l’âme ! Malheureusement, dans votre cas, les volets sont fermés. Mais je suis sûre que vous trouverez bientôt qui saura les ouvrir pour faire entrer un peu d’air frais dans cette maison…

Franck – Marika, vous avez hérité avec votre nom de la noblesse et de la grâce. Et vous avez reçu une éducation décente. Je cherche à épouser une jeune femme désintéressée, qui sera mon guide dans la vie. Et vous comprendrez que dans mon état, la douceur du caractère importe davantage que le physique…

Carlota – Tant mieux, tant mieux, Monsieur Lesourd…

Marika la fusille du regard.

Carlota – Je veux dire, c’est très noble de votre part, Franck. Ma fille, comme vous le savez, héritera un jour de mon titre de Baronne de Casteljarnac… Une famille qui, comme vous pouvez le voir sur ces quelques portraits de famille, s’est illustrée tout au long de l’histoire de France…

Marika – Maman…

Carlota – Pardon, j’avais oublié que…

Franck – Aucune importance, Chère Madame.

Carlota – Mais je vous en prie, appelez-moi Carlota.

Franck – Et pourquoi cela ?

Carlota – Mais parce que c’est mon prénom !

Franck – Je plaisantais, Chère Madame. Je veux dire Carlota.

Carlota – Il est impayable ! N’est-ce pas Chérie ? Jamais je n’aurais pensé qu’un handicapé puisse être aussi drôle… (Se rendant compte de l’énormité de ses propos) Enfin, je veux dire…

On sonne.

Carlota – Je vous prie de m’excuser, ça doit être la bonne nouvelle… Je veux dire la nouvelle bonne…

Franck – Vraiment ? Je pensais que la vôtre avait seulement pris sa journée…

Carlota – C’est vrai, mais j’ai décidé de m’en défaire pour cette même raison… Elle prenait beaucoup trop de congés… Vous savez ce que c’est, maintenant avec les 35 heures… Je vous abandonne un instant. Profitez en pour faire un peu connaissance…

Carlota sort. Marika reste un instant seule en compagnie de Franck, ne sachant pas quoi dire.

Franck – En tout cas, vous avez une très jolie voix…

Marika – Merci…

Nouveau silence.

Franck – J’aimerais seulement avoir le plaisir de l’entendre davantage… Vous pouvez me poser des questions, vous savez. Cela vous permettra de me connaître un peu mieux…

Marika – Je ne sais pas, je… Vous jouez du piano ?

Franck – Euh, non… Pourquoi cela ?

Embarras de Marika.

Marika – Excusez-moi un instant, j’ai deux mots à dire à ma mère…

Marika sort. Franck la suit du regard à son insu. Il relève ses lunettes noires et se met à examiner la pièce et le mobilier comme pour une expertise. Il affiche un air circonspect devant la misère du lieu. Puis il regarde attentivement les tableaux et semble plus satisfait par cet examen. Carlota et Marika reviennent accompagnées par la nouvelle bonne. Franck remet aussitôt ses lunettes noires sur son nez et recompose son personnage de non voyant.

Carlota – Pardon de vous avoir laissé seul un moment… Voici Maria, notre nouvelle bonne…

Marika – Elle s’appelle aussi Maria ?

Carlota – Et oui, comme celle à qui nous avons donné congé. Après tout ce sera plus pratique, n’est-ce pas ?

Maria – Ouh la, j’ai pris la saucée en traversant le parc.

Maria, une jeune femme d’un charme un peu vulgaire, se dirige vers Franck.

Carlota – J’ai d’ailleurs pu observer par moi-même qu’au moins une bonne sur deux s’appelle Maria. J’ignore à quoi c’est dû…

Maria –Bonjour Monsieur…

Franck – Bonjour Madame.

Maria – Mademoiselle… Et ben vous êtes du genre optimiste, vous ! Ce n’est pourtant pas un temps à mettre des lunettes de soleil…

Elle tend la main à Franck qui fait mine de ne pas la voir. Carlota échange un regard consterné avec Marika.

Carlota – Excusez-la… Vous savez, c’est tellement difficile de trouver du personnel de nos jours…

Maria semble ne pas comprendre pourquoi Franck ne sert pas la main qu’elle lui tend.

Carlota – Eh bien Maria, si vous alliez voir ce qui se passe à l’office… Nous nous verrons tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Maria – Bien Madame…

Carlota – Mais j’y pense, maintenant que nous avons retrouvé une bonne, Monsieur Lesourd prendra peut-être un vrai café ? (Comme en aparté) Entre nous, les domestiques portugaises n’ont pas que des qualités, mais il faut reconnaître qu’elles savent faire le café…

Franck – Ne vous dérangez pas pour moi… D’ailleurs, je vais vous laisser…

Carlota – Vous nous quittez déjà, Monsieur Lesourd ?

Franck éternue.

Franck – Excusez-moi, je suis allergique au pollen… Ça doit être les fleurs que j’ai apportées…

Maria – Vous êtes sûr que ce n’est pas à la poussière, plutôt ? (Maria jette un regard sur la pièce). Parce qu’il y a du boulot, hein ? Ouh la la ! Il vaut mieux voir ça que d’être aveugle, pas vrai Monsieur Lesourd ?

Franck – Je dois partir, mais je reviendrai bientôt… Marika, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance…

Marika – Moi de même, Franck.

Franck – Mes amis m’appellent Francky…

Marika – Au revoir Francky.

Carlota – Ma fille va vous raccompagner… N’est-ce pas ma chérie ?

Franck reprend sa canne blanche et se lève pour partir. Maria comprend qu’il est aveugle.

Maria – Ah d’accord… Excusez-moi Monsieur Lesourd, je n’avais pas vu que vous étiez aveugle.

Franck – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Maria – Mais rassurez-vous, je n’ai rien contre les handicapés, hein ? D’ailleurs, je trouve ça scandaleux, ces gens qui prennent les places de stationnement réservées aux aveugles sur les parkings, pas vous ?

La baronne et sa fille échangent à nouveau un regard atterré.

Carlota – À très bientôt, Franck.

Franck – Merci pour votre accueil, Madame la Baronne.

Marika sort avec Franck en le tenant par le bras.

Maria – Alors comme ça, vous êtes baronne ?

Carlota – Oui, en effet. Je suis la Baronne de Casteljarnac. La septième du nom.

Maria – Eh ben… Je n’avais jamais vu une baronne avant vous.

Carlota – Bon et bien maintenant que vous m’avez vue, vous allez pouvoir vous mettre au travail, n’est-ce pas ? Vous vous appelez comment, déjà ?

Maria – Maria.

Carlota – C’est ça. Et bien Maria, pourquoi ne commenceriez-vous pas par débarrasser ce plateau et faire un peu de ménage ?

Marika revient. Maria la fixe du regard.

Maria – C’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère.

Carlota – Merci de ne pas avoir dit ça devant son prétendant… D’ailleurs, à l’avenir, je vous invite à ne pas vous adresser directement aux personnes que nous recevons ici, n’est-ce pas ? Alors Marika, qu’en pensez-vous ?

Maria – C’est incroyable. Et en plus nous portons le même prénom !

Marika – Euh… Pas exactement… Moi c’est Marika.

Maria – Ah pardon, j’avais compris Maria. Il n’empêche que vous lui ressemblez, c’est dingue. On dirait que vous êtes de la famille.

Marika – Quel est le patronyme de votre mère ?

Maria – Le quoi ?

Carlota – Son nom de famille !

Maria – Fernandez. Elle s’appelle Fernandez, comme moi.

Carlota – Dans ce cas, il est peu probable que nous soyons apparentés. D’ailleurs la branche de notre famille qui était liée au trône du Portugal s’est éteinte sous la révolution…

Maria – Le Portugal ? Ah mais je ne suis pas portugaise.

Marika – Vous n’êtes pas portugaise ?

Maria – Ben non, je suis espagnole.

Carlota – Oui, bon c’est pareil…

Maria – Ah non, ce n’est pas pareil du tout… (Hilare) D’ailleurs, vous savez ce que ça veut dire Marika, en espagnol ?

Carlota – Non, et on s’en contrefiche, figurez-vous.

Maria – Il n’empêche que je n’aimerais pas m’appeler Marika…

Carlota – Si vous débarrassiez ce plateau et que vous alliez voir ce qui se passe à la cuisine ?

Maria – Très bien Madame La Baronne. (Maria sort, hilare) Marika… En espagnol, ça veut dire tapette… En tout cas, moi je n’aimerais pas m’appeler Tapette…

Les deux autres la regardent sortir avec un air consterné.

Carlota – Alors ? Qu’en pensez-vous ?

Marika – De la nouvelle bonne ?

Carlota – De votre prétendant ! Ça s’est plutôt bien passé, non ?

Marika (explosant) – Bien passé ? Il est aveugle et il ne joue même pas de piano !

Carlota – Bon d’accord, ce n’est peut-être pas le mari idéal… Mais je vous assure que d’un point de vue financier, c’est le gendre idéal. Il est milliardaire ! C’est la solution à tous nos problèmes !

Marika – Vous n’avez qu’à l’épouser vous-même…

Carlota – Il est mal voyant, d’accord, mais pas au point de s’apercevoir que j’ai plutôt l’âge d’être sa mère que sa femme. Nous n’avons plus le choix, ma chérie, je vous assure ! C’est ça ou se mettre à cuisiner et à faire le ménage nous-mêmes. Parce que cette bonne-là, il va falloir la payer si on veut qu’elle reste.

Marika – On n’a qu’à vendre encore quelques meubles…

Carlota – Si nous en vendons encore, c’est par terre qu’il faudra nous asseoir… Il faut être aveugle pour ne pas voir dans quel état se trouve déjà ce château…

Marika – Vendons les portraits de famille ?

Carlota – Ça jamais !

Marika – Alors c’est moi que vous préférez vendre ?

Carlota – Allons Marika, vous n’êtes plus une enfant… Ne me dites pas que vous croyez encore au Prince Charmant… Vous n’êtes pas obligée d’aimer votre mari ! Et si vous voulez prendre un amant, songez que d’être mariée avec un mal voyant est un avantage considérable.

Marika – Vous avez une drôle de conception du mariage, mère…

Carlota – Tout ce qu’il demande en contrepartie des millions qu’il va déposer à vos pieds, c’est un peu de compagnie et quelqu’un pour le guider dans la vie.

Marika – Mais enfin, mère… Je ne suis pas un chien d’aveugle !

Carlota – Vous pourrez toujours apprendre à aboyer… Je plaisante. Et puis c’est vrai qu’un peu de sang neuf dans cette famille, ça ne pourra que régénérer un peu la race.

Marika – Du sang neuf ? Un handicapé ?

Carlota – En tout cas, cela régénérera notre compte en banque…

Marika – Non vraiment, mère. Vous ne pouvez pas exiger de moi ce sacrifice…

Carlota – Je vous demande quand même de prendre le temps d’y réfléchir, ma chère… Soyez raisonnable… Songez qu’il sera peut-être difficile de vous caser avec quelqu’un de plus regardant… D’ailleurs, il n’a pas encore dit oui…

Marika – Un fiancé aveugle, je m’attendais quand même à mieux que cela pour mon anniversaire…

Maria revient avec un plumeau pour faire les poussières.

Maria – C’est votre anniversaire, Mademoiselle Marika ?

Marika – Oui, pourquoi ? Vous voulez me faire un cadeau, vous aussi ?

Maria – C’est incroyable !

Marika – Quoi encore ?

Maria – C’est mon anniversaire aussi ! J’ai vingt ans aujourd’hui (ou selon l’âge de la comédienne). Et vous ?

Marika – Moi aussi.

Maria – Et nous sommes nées le même jour !

Carlota – Oui, enfin… Plusieurs millions de personnes dans le monde sont nées ce jour-là. Cela n’a rien de si étonnant que cela.

Maria – Dans le monde, peut-être, mais en France.

Carlota – Vous n’êtes pas née au Portugal ?

Maria – C’est mon père et ma mère qui sont espagnols. Moi je suis née dans les Bouches du Rhône, à Beaucon-le-Château.

Marika – À Beaucon-le-Château…?

Maria – Ne me dites pas que…

Carlota – C’est vrai que c’est un hasard étonnant. Mais plusieurs personnes sont nées aussi à la maternité de Beaucon-le-Château ce jour-là.

Maria – Pas des personnes ressemblant autant à ma mère ! Tenez, j’ai une photo !

Maria sort de sa poche une photo qu’elle met sous le nez de Marika, qui l’examine, troublée.

Marika – Ah oui… Il y a… Comme un air de famille…

Carlota – Bon Maria, si vous alliez faire le ménage dans les chambres pour le moment ?

Maria – Bien Madame la Baronne. Mais on ne m’empêchera pas de penser que tout ça n’est pas banal…

Maria sort en omettant de reprendre sa photo.

Carlota – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’en défaire tout de suite, de cette bonne…

Marika – Tout de même, c’est troublant, cette histoire…

Carlota – Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi !

Marika tend la photo à sa mère.

Marika – C’est vrai que la ressemblance est frappante, non ?

Carlota – Mais enfin, vous voyez bien que cette fille est complètement folle ! Comment quelqu’un de votre rang pourrait ressembler à une bonne portugaise ou à sa mère ?

Marika – En tout cas, c’est un fait que je ne vous ressemble pas du tout.

Carlota – Les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs parents. Où voulez-vous en venir ?

Marika – Ce genre de choses arrivent. J’ai même vu un film là dessus. Deux enfants qu’on avait échangé par erreur à leur naissance à la maternité…

Carlota – Il arrive que les cigognes soient victimes d’une erreur des aiguilleurs du ciel…

Marika – Je me souviens… Le sang bleu échoue dans un HLM de banlieue, tandis que la racaille se retrouve dans un Hôtel Particulier à Neuilly.

Carlota – Vous regardez trop la télévision, ma chère… Non mais c’est dément. Alors d’après vous, je serai la maman de la bonne ? Vous trouvez qu’elle me ressemble ?

Marika – Non, évidemment…

Carlota – Eh bien vous voyez !

Marika – Tout de même… Il y a ce grain de beauté sur la fesse gauche qui est la marque de fabrique des Casteljarnac… et que je n’ai pas hérité de vous. Moi, ma marque de fabrique, ce serait plutôt les poils dans le dos…

Carlota – C’est un hasard génétique. Parfois, ça peut sauter une génération. C’est comme le génie ou la beauté. Il paraît que le fils d’Einstein était un crétin, et il n’est pas dit que si Marylin avait eu une enfant, elle n’aurait pas été laide comme un pou.

Marika (pensive) – Tout de même… J’aimerais bien voir les fesses de la bonne…

Carlota reste un instant interloquée. On sonne.

Carlota (ailleurs) – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Marika – Pourquoi, il est quelle heure ?

Carlota – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça…

La bonne revient, guidant Franck en le tenant par le bras.

Maria – Monsieur Lesourd a oublié ses gants…

Franck – C’est vrai, mais je vous avoue qu’il y a une autre raison à mon retour précipité…

Maria attend, visiblement curieuse, d’en savoir plus.

Carlota – Bien, vous pouvez nous laisser, Maria…

Maria – Bien, Madame la Baronne.

Maria s’en va à regret.

Franck – Votre fille est là ?

Marika fait signe que non.

Carlota – Je peux l’appeler, si vous voulez…

Marika s’apprête à sortir discrètement, mais Franck en avançant lui coupe la route.

Franck – En fait, je crois que ce serait mieux si je commençais par me confier à vous…

Carlota – Une confession… Vous auriez donc déjà quelque chose à vous faire pardonner ?

Franck – C’est un peu embarrassant, mais voilà… En fait, je ne vous ai pas dit la vérité tout à l’heure…

Carlota – Vous n’êtes pas le milliardaire que vous prétendez être ?

Franck – Non, non rassurez-vous, il ne s’agit pas de cela. C’est au sujet de la cause de ma cécité.

Carlota – Vous m’avez peur… Je veux dire… La cause de votre…

Franck – Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais été frappé par la foudre divine… En réalité, ce n’est pas la cause de ma cécité…

Carlota – Nous avons tous nos petites coquetteries, mob cher Franck. Ce n’est pas à une femme que vous allez apprendre qu’on arrange parfois un peu la vérité par de pieux mensonges…

Franck – L’origine de mon handicap est hélas beaucoup plus trivial. Je suis atteint d’une maladie incurable…

Carlota – Incurable… Vous voulez dire qu’il n’y a aucun remède possible ?

Franck – Oui, c’est en effet ce que je voulais dire en employant le mot incurable.

Carlota – Mais incurable ne veut pas forcément dire mortel…

Franck – Dans mon cas si, malheureusement. Il y a un an, j’ai été diagnostiqué d’une tumeur au cerveau très mal placée, qui a d’abord affecté le nerf optique. Mais hélas, le reste va suivre. En fait, mon médecin ne me donne pas plus de six mois à vivre…

Carlota – C’est affreux… Vous m’en voyez vraiment désolée… Mais… que puis-je faire pour vous ? Je ne suis pas médecin…

Franck – Voilà, je vais mourir, et je n’ai aucun héritier. C’est aussi pour cela que je souhaiterais me marier très rapidement. Pour avoir quelqu’un qui m’accompagne dans mes derniers instants. Et pour lui laisser ma fortune après ma mort. Plutôt que cela parte à la Croix Rouge ou aux impôts…

Carlota (reprenant espoir) – C’est une décision très sage de votre part, Monsieur Lesourd… Et si je peux me permettre très généreuse…

Franck – Je sais que ma demande vous semblera précipitée, mais vous comprenez maintenant pourquoi… Je voulais savoir si vous seriez favorable à ce que je demande la main de votre fille, qui m’a fait très bonne impression tout à l’heure. Ainsi que vous bien sûr. J’ai eu le sentiment de trouver une famille en entrant dans ce château…

Carlota et Marika échangent un regard embarrassé.

Carlota – Eh bien en effet… Tout cela est si soudain… C’est le coup de foudre, on dirait… Love at first sight, comme on dit chez vous en Californie. Pardon, j’oublie toujours que…

Franck – Ne vous tourmentez pas pour cela…

Carlota – Écoutez, bien entendu, c’est à ma fille de décider, mais… Pour ma part, si elle était d’accord, je ne verrais que des avantages à cette union…

Franck – Je vous remercie infiniment pour votre soutien, chère Madame. Dans ce cas, je disparais…

Carlota – Vous disparaissez…?

Franck – Je veux dire, je prends congé… Provisoirement…

Carlota – Bien sûr. Mais au fait, et vos gants ?

Franck – Je ne porte jamais de gants… À très bientôt, Madame la Baronne…

Il tente de partir en s’aidant de sa canne mais renverse à nouveau le guéridon avec le vase et les fleurs.

Carlota – Ne partez pas si vite, je vous en prie… Maria !

Maria, visiblement cachée derrière la porte, apparaît aussitôt.

Maria – Oui, Madame La Baronne ?

Carlota – Veuillez raccompagner Monsieur…

Maria – Bien Madame.

Carlota – À très bientôt Monsieur Lesourd.

Franck sort guidé par Maria.

Carlota – Cette fois, nous sommes au pied du mur…

Marika – C’est un cauchemar.

Carlota – Ce type est milliardaire en dollars ! Et il n’en a plus que pour quelques mois… J’appelle ça un miracle ! C’est comme de gagner au loto, croyez-moi. Et c’est beaucoup plus sûr.

Marika – Je parlais de cette incertitude sur ma naissance ! Comment pourrais-je épouser cet homme, et découvrir demain que je suis la fille de Madame Dos Santos.

Carlota – Ce n’est pas Rodriguez ?

Marika – Vous trouvez que c’est mieux ?

Carlota – Non bien sûr. Mais rien ne dit que cela soit le cas. Alors que décidez-vous, pour Franck, ma chère ?

Marika – Je dois en avoir le cœur net avant de vous donner une réponse définitive.

Carlota – Le cœur net ? Mais comment ?

La bonne revient.

Maria – Je peux me remettre à faire les poussières ?

Carlota – Allez-y…

La bonne se met à faire la poussière avec un plumeau. Marika la regarde avec insistance, au point que la bonne en est un peu gênée.

Marika – Maria, vous trouverez à l’office l’uniforme que la bonne qui vous a précédé a laissé en partant.

Maria – Un uniforme ?

Marika – Vous savez bien… Le tailleur noir, le petit tablier blanc, la coiffe…

Carlota – Vous n’avez jamais regardé au théâtre ce soir ?

Maria – Ma foi non, Madame.

Marika – Ici, nous sommes très attachées aux traditions, et nous tenons à ce qu’une bonne ressemble à une bonne.

Maria – Bien Mademoiselle.

Marika – Et bien allez !

Maria – Tout de suite ?

Marika – Tout de suite.

Maria – Bien Mademoiselle.

La bonne sort.

Carlota – Vous auriez dû lui dire aussi de s’épiler la moustache…

Marika – C’est affreux…

Carlota – Oui, j’en conviens. C’est quand même plus voyant que les poils dans le dos…

Marika – Vous vous rendez compte ? S’il y avait eu une erreur à la maternité, je pourrais être la bonne, et Maria… votre fille.

Carlota – Mais non, voyons… Cessez de vous tourmenter avec cette histoire à dormir debout ! Vous ne parlez pas le portugais, n’est-ce pas ?

Marika – Non.

Carlota – Et bien vous voyez ! Et puis l’élégance naturelle que les gens de notre condition reçoivent en héritage… Ça ne trompe pas, croyez-moi. Vous voyez bien que cette fille n’a pas le port altier d’une Baronne de Casteljarnac.

Marika – Tout de même. Je ne serai tranquille que lorsque j’aurais vérifié cela par moi-même…

Marika sort. La baronne reste seule et soupire. Le téléphone sonne et elle décroche.

Carlota – Carlota de Casteljarnac, j’écoute ? Oui… Oui, oui, je sais… Non, je vous assure que ce petit découvert sera très vite comblé. Combien, vous dites ? Ah, oui, quand même… Écoutez, nous attendons une rentrée d’argent et… À quoi ça sert d’avoir un compte dans une banque mutualiste, si on ne peut pas compter sur la solidarité des clients plus fortunés que nous ? Très bien… Et puis en dernier recours, nous vendrons quelques tableaux… D’accord, je fais le nécessaire et je vous rappelle…

Elle raccroche, visiblement préoccupée. Et entreprend de ramasser le vase et les fleurs que Franck a fait tomber en partant. Marika revient.

Marika – La bonne a bien un grain de beauté sur le bas de la fesse…

Carlota – Pardon ?

Marika – J’ai débarquée à l’office pendant qu’elle enfilait sa tenue de soubrette. Pour vérifier.

Carlota – Quelle fesse ?

Marika – La gauche.

Carlota – Eh bien vous voyez ! Pour les Casteljarnac, c’est sur la fesse droite.

Marika – Vous m’avez dit tout à l’heure que cela pouvait sauter de génération ! Ça peut aussi sauter de fesse !

Carlota – Mais enfin, Marika…

Marika – Moi, la fille de Madame Da Silva…

Carlota – Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?

Marika – Je crois que je vais aller vomir…

Marika s’en va et croise la bonne qui revient, en tenue de soubrette tailleur noir et tablier blanc.

Maria – La dernière fois que j’ai vu ce genre de tenue c’était sur une chaîne cryptée, et croyez-moi, ce n’était pas dans au Théâtre Ce Soir…

Carlota – Ah oui…

Maria – Et votre fille Marika, elle n’est pas un peu…

Carlota – Un peu quoi ?

Maria – Elle a débarqué pendant que j’enfilais ça pour me mater les fesses…

Marika revient.

Maria – Ça n’a pas l’air d’aller, Mademoiselle Marika. Vous êtes toute blanche…

Marika – Ça va passer.

Maria – Tout de même, c’est incroyable ce que vous ressemblez à ma mère…

Marika semble encore plus mal.

Carlota – Très bien, Maria, laissez-nous…

La bonne sort.

Marika – Maman… Auriez-vous quelque chose à me cacher ?

Carlota – Mais pas du tout, mon enfant ! Qu’est-ce que vous allez chercher ?

Marika – Vous souvenez-vous au moins si lorsque vous avez accouché, il y avait là un autre bébé du nom de Maria ?

Carlota – Comment voulez-vous que je le sache ! Ils étaient tous là alignés les uns à côté des autres dans leurs couveuses, comme des poussins en batterie… Je me souviens qu’on vous avait placée sous une lampe parce que vous aviez la jaunisse. D’ailleurs vous avez toujours gardé ce teint un peu jaune…

Marika – Merci…

Carlota – Après comment différencier un bébé d’un autre ? C’est vrai qu’on peut confondre…

Marika – Me voilà complètement rassurée…

Carlota – Non mais c’est pour ça qu’on leur met un bracelet !

Marika – Un bracelet électronique ?

Carlota – Pas encore, à cette époque-là, non. Un bracelet avec le nom du bébé dessus.

Marika – C’est dingue, ça… Pour une voiture, il y a un numéro d’immatriculation, un numéro de moteur, un numéro de châssis, des gravages de pare-brise, toutes sortes de tatouage antivol, sans parler des système d’alarme, et pour un bébé, c’est seulement un bracelet avec un nom dessus… C’est quand même plus facile de confondre, non ?

Carlota – Surtout qu’entre Marika et Maria, il n’y a qu’un lettre de différence. Pour peu que le bébé ait rongé un peu son bracelet à cet endroit là…

Marika – Et mon bracelet, tu l’as gardé ?

Carlota – Ben non, pourquoi je l’aurais gardé ?

Marika – Je ne sais pas. Comme souvenir…

La bonne revient, très excitée.

Maria – Je le sentais, j’en étais sûre !

Carlota – Quoi encore ?

Maria – Je viens d’avoir ma mère au téléphone.

Marika – Et alors ?

Maria – Elle m’a avoué qu’elle se doutait depuis toujours que je n’étais pas vraiment sa fille biologique.

Carlota – Dans ce cas, pourquoi ne vous a-t-elle rien dit jusqu’ici ?

Maria – Pour ne pas me traumatiser !

Marika – Mais comment est-ce que…

Maria – Nous étions toutes les deux l’une à côté de l’autre dans la couveuse, d’après ce que m’a dit ma mère. Mais elle m’a raconté que l’autre bébé était tellement laid et chétif… Inconsciemment elle s’est dit que ça ne pouvait pas être sa fille…

Carlota – Tout ça, ce ne sont que des délires de bonnes portugaises…

Maria ménage un instant son effet.

Maria – Ma mère a gardé mon petit bracelet, et elle vient de vérifier. C’est bien Marika qui est écrit dessus, et non pas Maria.

Le téléphone sonne.

Carlota – Et bien répondez !

Maria – Marika de Casteljarnac, j’écoute. Je ne vous entends pas bien… Ah oui, bonjour Monsieur Lesourd…

Carlota, furieuse, lui arrache le combiné.

Carlota – Oui Franck… Non, pas encore, je… Ah vraiment ? Très bien, je lui en parle tout de suite et je vous rappelle sans tarder…

Elle raccroche.

Carlota – C’était Franck… Pour demander la réponse à sa demande en mariage. Il ne peut pas attendre. Il doit repartir en Californie pour le traitement de la dernière chance.

Maria – Eh mais je m’en fous moi de vos projets de mariage ! Je me fais arnaquer depuis ma naissance. C’est moi la Baronne !

Carlota – Oh doucement ma fille ! Pour l’instant il n’y a qu’une Baronne ici et c’est moi !

Maria – N’empêche que j’ai droit à mon l’héritage ! Ce château me reviendra quand vous serez morte !

Marika – Pour l’instant vous n’êtes que la bonne portugaise…

Maria – C’est vous qui devriez être à ma place ! C’est vous la bonne !

Marika se décompose.

Carlota – Calmons-nous, voyons…

Maria – Vous avez raison… Oublions les titres et l’argent. C’est une mère que je retrouve…

Elle se précipite dans les bras de Carlota embarrassée.

Carlota – Allons, allons… Quoi qu’il en soit, ma pauvre fille…

Marika – Vous pourriez arrêter de l’appeler ma fille ?

Carlota – Les caisses sont vides, Maria. Sans ce mariage, nous n’aurons même pas de quoi payer la bonne, qui que ce soit. Il ne nous reste que ce château en ruine et quelques tableaux de famille.

Maria – Dans ce cas, c’est moi qui vais épouser le milliardaire. Après tout c’est le titre qu’il épouse. Pour le reste, il ne verra même pas la différence. Et il ne perdra pas forcément au change.

Marika et Maria se défient. Carlota s’interpose.

Carlota – Laissez-nous un instant, Maria. Nous rediscuterons de tout cela dans un moment.

Maria – Très bien… Mais je vous préviens, je ne me laisserai pas rouler dans la farine…

La bonne sort.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – C’est pourquoi ça devient urgent que vous acceptiez la proposition de Lesourd.

Marika – Vous croyez vraiment que c’est ce qu’il y a de plus urgent ?

Carlota – Sinon la poule aux œufs d’or va nous échapper ! Et nous serons sans le sou.

Marika – Et je ne serais peut-être même plus baronne…

Carlota – Qui voudra encore de vous si vous n’êtes n’avez même pas de sang bleu ? Il n’y aura plus aucune excuse à votre laideur… Ni aucune contrepartie…

Marika est effondrée.

Carlota – Ne vous en faites pas. Vous resterez ma fille quoi qu’il arrive. La chair de ma chair. Il n’est pas possible que cette mégère soit baronne… même si c’est ma fille biologique.

Marika – Mais que faire avec Franck ?

Carlota – Il faut que vous l’épousiez tout de suite, avant qu’il ne se rende compte que vous n’êtes peut-être pas tout à fait celle qu’il croit… Après il sera trop tard.

Marika – Vous avez raison…

Carlota – Vous allez appeler Lesourd immédiatement pour lui dire que vous acceptez sa demande en mariage.

Marika – Et après ?

Carlota – Vous le traînez à Las Vegas pour une cérémonie éclair. Et vous faites le voyage de noces dans la foulée.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – Je m’occupe de la bonne pendant ce temps-là…

Marika – Très bien. Alors j’y vais… Je fais don de ma personne pour sauver le nom et le château de Casteljarnac.

Carlota – Bon sang ne saurait mentir ! Je reconnais bien là l’esprit chevaleresque dont les Casteljarnac ont toujours fait montre tout au long de l’histoire.

Marika – À l’amour comme à la guerre !

Elles sortent.

Noir.

Acte 2

Carlota est en train de faire le ménage en tenue de soubrette. Maria, look BCBG, est assise en train de lire Jour de France dont la une est consacrée à une tête couronnée.

Carlota – Ouh la la… Je ne me rendais pas compte à quel point c’était épuisant de faire le ménage…

Maria – Vous verrez, le pire, c’est les carreaux. Il reste toujours des traces. Mais je vous donnerai un truc, si vous voulez…

Carlota – Ah oui…

Maria – Le mieux, pour les vitres, c’est le vinaigre… Le vinaigre blanc, pour les carreaux, c’est le top.

Carlota – Vous ne voulez vraiment pas m’aider plutôt ?

Maria – Vous voyez bien que je suis en train de lire ! Si je veux tenir dignement mon rang à l’avenir, j’ai encore beaucoup à rattraper. Notamment en ce qui concerne la vie des têtes couronnées. Je ne me rendais pas compte à quel point la vie de ces gens-là était compliquée.

Carlota – Vous n’imaginez pas à quel point…

Maria – Et tous ces nobles avec des noms à rallonge. Moi qui pensais qu’on les avait tous raccourcis à la Révolution…

Carlota – Heureusement, il nous reste encore quelques privilèges… Moi aussi, je vous donnerai quelques trucs, si vous voulez…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Pour voyager à l’œil, par exemple. Quand vous arrivez dans un trou perdu, il suffit d’aller sonner à la porte du château du coin. C’est forcément un cousin éloigné. Il y a toujours une chambre d’amis qui vous attend.

Maria – Je vois… Genre Relais et Châteaux.

Carlota – Voilà, mais en moins bien chauffé.

Maria – Alors si je comprends bien, vous êtes tous cousins…

Carlota – Oui…

Elle jette un dernier regard à sa revue.

Maria – Ça ne m’étonne pas que vous ayez tous l’air aussi dégénérés… À propos, vous avez des nouvelles de votre fille ? Enfin, je veux dire de Marika…

Carlota – Malheureusement non… Dans ces cas-là, pendant les premières semaines, il est recommandé d’éviter tout contact avec la famille.

Maria – Tiens donc… Je l’ignorais

Carlota – Mais elle va bien finir par rentrer à la maison…

Carlota – Bon, pour l’instant je vais aller prendre un bain moi, ça va me détendre. Parce que tout ça m’a épuisée…

Carlota – Je comprends…

Maria s’apprête à sortir.

Maria – Quand vous aurez fini les poussières, vous attaquerez l’argenterie ? Je ne voudrais pas vous vexer, mais cette maison était une vraie porcherie quand je suis arrivée…

Carlota – Je ne suis pas votre bonne, tout de même…

Maria – À quoi ça sert d’avoir une bonne quand on a déjà une mère !

Maria sort.

Carlota – Bon, ben je vais attaquer les carreaux, alors…

Franck et Marika arrivent, revenant visiblement de voyage. Marika porte deux valises. Elle a changé de look et semble plus épanouie, assumant en tout cas beaucoup mieux sa féminité. Franck semble également en meilleure forme et est habillé de façon plus gaie.

Carlota – Bonjour mes enfants ! Mais vous auriez dû m’avertir que vous arriviez aujourd’hui ! J’aurais préparé votre chambre…

Marika – Maman ? Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Carlota – Quoi donc ?

Marika – Ne me dites pas que vous êtes en train de faire le ménage !

Carlota – Ah ça… Ne vous inquiétez pas, ma chère, je vous expliquerai…

Franck – Bonjour Madame La Baronne.

Carlota – Comment allez-vous mon cher gendre ?

Franck – Mieux. Beaucoup mieux…

Carlota (pas ravie) – Ah oui… Il semblerait que le mariage vous réussisse.

Franck – J’ai beaucoup moins mal à la tête, c’est vrai. Et parfois, j’ai presque l’impression d’avoir des éclairs de lucidité…

Carlota – Vous savez ce qu’on dit ? L’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue… Mais quand vous dites mieux, vous voulez dire… que vous n’allez pas mourir tout de suite ?

Franck – On dirait que cela vous décevrait, belle-maman…

Carlota – Il est taquin… Mais non, voyons !

Franck – Nous allons tous mourir un jour, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – Disons que dans mon cas, j’ai le sentiment que ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Carlota – Et bien c’est merveilleux ! N’est-ce pas ma chérie ?

Marika – Oui, bien sûr…

Carlota – Alors, ce voyage de noces ? C’est beau Las Vegas ?

Marika – Vous n’avez pas reçu notre faire-part ?

Carlota – Mon Dieu non, pas encore. Mais vous savez, depuis les États Unis d’Amérique…

Marika – Finalement, nous nous sommes mariés à La Bourboule, dans la plus stricte intimité…

Franck – À la fin du voyage de noces pour respecter le délai de publication des bans.

Carlota – Ah très bien… L’Auvergne, c’est aussi dépaysant que la Californie, pas vrai ? Vous avez eu beau temps ?

Marika – Il a plu pendant trois semaines d’affilée. Nous sommes à peine sortis de notre chambre à l’Hôtel Ibis. (Marika se rapproche amoureusement de Franck) Mais finalement, je ne regrette pas Las Vegas…

Franck – Moi non plus. Apparemment, l’air du Massif Central m’a fait plus d’effet que le traitement miracle que je devais recevoir dans cette clinique aux USA.

Carlota – Je vois ça…

Franck – Franck m’a quand même emmenée une fois au casino de La Bourboule.

Carlota – Ah quand même…

Marika lance à Franck un regard tendrement complice.

Marika – Mais à quoi bon aller au casino, quand on peut avoir le grand jeu sans sortir de son lit…

Franck (amoureusement) – Je crois que j’ai tiré le bon numéro.

Carlota – Eh bien… Il ne reste plus à espérer que nous toucherons bien 35 fois la mise…

Franck – Bon, je vous laisse bavarder un moment toutes les deux. Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter. Entre mère et fille… Je vais allez me rafraîchir un peu.

Carlota – Je vais vous accompagner…

Franck – Ne vous inquiétez pas, je peux me débrouiller tout seul…

Carlota – Vous connaissez déjà la maison, pas vrai ?

Franck – C’est un peu la mienne, maintenant, n’est-ce pas ?

Carlota – Eh oui…

Franck – À tout à l’heure mon amour… Vous ferez porter ma valise dans ma chambre tout à l’heure ?

Marika – À tout de suite, mon cœur…

Carlota jette un regard inquiet vers sa fille. Franck sort en renversant à nouveau le guéridon et le vase.

Carlota – Eh bien ? On dirait que vous avez survécu à cette épreuve, ma chère…

Marika – Oui, je dois dire que ce n’était pas si terrible que je l’avais imaginé… Je vous avoue que j’ai même éprouvé un certain plaisir à…

Carlota – Merci de m’épargner le récit de votre nuit de noces… Vous me raconterez ça en détail cet hiver à la veillée. Mais nous avons des affaires plus urgentes à régler…

Marika – Des affaires ?

Carlota – Ne me dites pas que vous avez déjà oublié le contexte un peu particulier de ce mariage d’amour…

Marika – Non, bien sûr…

Carlota – Figurez-vous que j’attendais le retour de ce gendre providentiel pour payer quelques factures… Si nous ne faisons pas très vite un virement à la Banque Populaire, c’est le château qui va être saisi !

Marika – Nous sommes à la Banque Populaire ?

Carlota – Hélas, ce sont les seuls qui veulent encore bien de nous depuis que la Banque Rothschild a résilié notre compte… Et si nous ne trouvons pas d’oseille très rapidement, ce n’est à la Banque Populaire que nous serons clients, c’est à la Soupe Populaire !

Marika – J’en toucherai un mot à Franck, je vous le promets…

Carlota – Très bien… Alors dans mes bras, ma fille…

Elles s’étreignent un instant.

Marika – Et la bonne ?

Carlota – C’est le deuxième problème que nous avons à régler… J’ai tout fait pour la calmer. Mais elle commence à en prendre un peu à ses aises.

Marika – Vous ne l’avez donc pas encore congédiée ?

Carlota – C’est que maintenant, elle prétend faire partie de la famille ! Comme vous pouvez le constater à ma tenue, j’ai dû faire quelques concessions… Et quand elle va savoir que…

Justement Maria arrive, suivie de Franck.

Maria (furieuse) – Monsieur Lesourd vient de m’apprendre la nouvelle de son mariage… Et vous qui m’aviez dit que votre fille était en cure de désintoxication !

Marika – Vous lui avez dit ça ?

Carlota – Il fallait bien que je lui dise quelque chose.

Maria – Alors vos petits mensonges et votre soudaine amabilité, c’était pour ça ? Pour donner à cette bâtarde le temps de me faire un enfant dans le dos…

Carlota – Voyons, ne nous énervons pas…

Franck – Je vous avoue que moi non plus, Madame La Baronne, je n’en crois pas mes oreilles… Vous confirmez donc les propos de votre bonne ?

Maria – Eh, je ne suis pas la bonne !

Franck – Je veux dire… votre fille biologique. Mais c’est ignoble ! Comment peut-on faire de son propre enfant une esclave domestique ?

Marika – Bon, ce n’est pas Cendrillon, non plus…

Franck – Quant à moi, comprenez que je me sente un peu roulé dans la farine…. Je croyais épouser une future baronne…

Maria – Et il se retrouve marié avec une bâtarde.

Marika – Bâtarde toi-même !

Les deux femmes sont prêtes à en venir aux mains.

Carlota – Voyons… Un peu de dignité, Mesdames… L’une d’entre vous au moins a le sang bleu…

Maria et Marika renoncent à se battre. Marika se dirige vers Franck.

Maria – La fille de la baronne, c’est moi ! C’est avec moi que vous auriez dû vous marier ! (Elle s’approche de Franck pour lui faire des avances) Et croyez-moi, au lit, vous n’auriez pas perdu au change…

Marika – Que tu dis, pétasse.

Carlota – Évitons de nous laisser aller, sous le coup de la colère, à des propos que nous pourrions tous regretter.

Franck – Quoi qu’il en soit, compte tenu de ces éléments nouveaux, je me demande si je ne ferais pas mieux de demander le divorce.

Carlota – N’en faites rien, cher ami ! Il y a sûrement un moyen de dissiper ce petit malentendu…

Franck – Un petit malentendu, comme vous y allez… Je ne sais même plus avec qui je suis marié. La femme qui m’a dit oui ou celle qui portera demain le nom de Baronne de Casteljarnac ?

Carlota – J’ai déjà un peu réfléchi à tout cela, car je me doutais que ça provoquerait quelques tensions passagères…

Maria – Sans blague…

Carlota – Voilà ce que je propose… Franck vient de se marier avec Marika. Il gardera sa femme, qui héritera de mon titre de Baronne de Casteljarnac.

Maria – Et moi, je sens le pâté ?

Carlota – Maria, en compensation, héritera à ma mort du château et de tout ce qu’il contient.

Marika – Le titre, c’est tout ?

Carlota – Ne me dites pas que vous préférez la richesse matérielle au prestige d’un nom comme le nôtre ?

Marika – Non bien sûr, mais…

Carlota – Et puis beaucoup de Français ont hérité de sang bleu par les soubrettes, vous savez. Si on faisait une recherche génétique, on se rendrait sûrement compte que la plupart des bonnes sont nos cousines.

Maria, sceptique, désigne du regard Franck et Marika.

Maria – Et s’ils ont des enfants ? Ils pourraient réclamer l’héritage…

Carlota – Bien entendu, Marika sera dispensée du devoir conjugal afin de ne pas risquer d’avoir une descendance. C’est de toute façon un service à rendre à ces pauvres enfants…

Marika – Le devoir conjugal ? D’après le souvenir que j’ai de notre nuit de noces, je n’ai pas l’impression que c’était une corvée pour mon mari…

Maria – Ah oui ?

Nouvelle tension entre les deux femmes.

Carlota – Bon, nous y voyons un peu plus clair, n’est-ce pas mon cher gendre ?

Maria – Alors moi, je ne serai jamais Baronne ?

Marika – On vous laisse le château, de quoi vous plaignez-vous ?

Carlota – Et puis vous serez quand même la Baronne Consort.

Maria – La Baronne qu’on sort ?

Carlota – La Baronne Consort ! Comme on dit le Prince Consort pour parler du mari de la Reine d’Angleterre. Vous n’aurez pas le titre, mais vous serez considérée comme de la famille. Et si ma fille meurt, vous serez baronne à sa place.

Marika – Charmant.

Carlota – Quant à Monsieur Lesourd, de toute façon, il n’était pas intéressé par la dote de ma fille. Il est milliardaire. Ce qu’il voulait, c’était épouser une jeune fille de bonne famille. De ce point vue, on ne peut pas dire qu’il soit trompé sur la marchandise…

Maria – Une marchandise avariée, oui…

Carlota (à Maria) – Je vous traiterai comme ma deuxième fille, et Marika vous traitera comme une sœur.

Maria – Tu parles d’une sœur…

Carlota – Qu’en pensez-vous, Franck ?

Franck – Et avec qui accomplirais-je… mon devoir conjugal ? Je suis marié, quand même… Cela me donne certains privilèges. Je découvre déjà que ma femme n’est pas une vraie baronne, en plus de ne pas être une vraie jeune fille. Si en plus je dois faire ceinture !

Carlota – Vous pourrez toujours coucher avec la bonne. Ça se serait probablement terminé comme ça de toute façon, comme dans toutes les comédies de boulevard…

Marika – Eh je n’ai pas dit que j’étais d’accord !

Maria – Moi non plus !

Carlota – Ne soyez pas si collet monté ? Nous serons une famille recomposée… C’est très dans l’air du temps…

Maria – Ouais…

Franck – Et qui fera les corvées ?

Maria – Pas moi, en tout cas !

Carlota – Il reste donc à trouver une bonne… Mais Franck est riche, non ? Et maintenant, c’est l’homme de la maison… Il pourvoira aux besoins de toute la famille !

Franck – Oui enfin, l’immobilier ne va pas très fort en ce moment, vous savez… Même en Californie… Depuis la crise des subprimes…

Carlota – Vous venez déjà de m’apprendre que finalement vous n’étiez plus mourant, ne me dites pas qu’en plus vous êtes ruiné !

Franck – Hélas si, Belle-Maman… Mais l’important dans un mariage, c’est l’amour, n’est-ce pas !

Carlota est au bord de l’évanouissement.

Carlota – Je crois que je vais me trouver mal…

Marika – Excusez-nous un instant…

La baronne se retire avec sa fille. Resté seul avec Maria, Franck ôte ses lunettes et lui tombe dans les bras. On comprend qu’ils sont complices.

Franck – Et voilà le travail !

Maria – À nous la vie de château !

Franck – Et comment, Madame La Baronne Consort !

Ils s’embrassent.

Maria – La mauvaise nouvelle c’est qu’en ton absence, j’ai découvert que le château est hypothéqué.

Franck – Ne me dis pas que je me suis marié pour rien avec cette erreur de la nature ?

Maria – Tu n’as pas trop profité de la nuit de noces, au moins ?

Franck – Tu parles… Tu as vu l’engin ?

Maria – Ce n’est pas ce qu’elle disait tout à l’heure…

Franck – Bon, il nous reste quand même les tableaux…

Maria – Ça doit valoir de l’argent, tout ça…

Elle va pour examiner un tableau qui se casse la figure.

Maria – Merde. Aide-moi à remettre ça en place…

Franck s’approche. En ramassant le tableau, Maria regarde au dos.

Maria – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Franck – Quoi ?

Maria – Il y a une inscription au dos du tableau…

Franck – C’est peut-être une signature prestigieuse… Ça arrive parfois qu’un tableau d’un peintre anonyme soit finalement attribué à Michel Ange ou Leonardo ?

Maria – Leonardo ? L’acteur ou le footballeur ?

Franck – Leonardo, le peintre ! Bon, alors qu’est-ce que tu lis ?

Maria se penche sur l’inscription.

Maria – Je n’arrive pas à lire… Je n’ai pas mes lunettes… Vas-y toi, tu as de bons yeux…

Franck regarde l’inscription.

Franck – Made in China…

Maria – Made in China, tu es sûr ?

Franck – Ce sont des faux.

Franck – Des faux ?

Maria – Je ne pense pas qu’à l’époque, les nobles faisaient réaliser leurs portraits de famille en Chine Populaire !

Franck – Je me suis marié avec cette fin de race pour de faux tableaux ?

Moment d’abattement.

Maria – Il ne reste que quelques meubles de style… On ne va pas aller loin avec ça…

Franck – Je n’y crois pas…

Maria – On s’est fait avoir…

Franck – Ouais… On dirait que c’est l’histoire de l’escroqueur escroqué…

Maria – Mais si ces portraits sont des faux, alors…

Franck – Le titre de noblesse de la Baronne serait bidon aussi…

Maria – Non ?

Franck sort son smartphone.

Franck – Attends… Je regarde sur internet… Baronne de Casteljarnac… C’est pas vrai… Regarde ça…

Il montre l’écran de son portable à Maria.

Maria – Non…

Franck – Casteljarnac… On aurait dû se méfier…

Maria – On aurait dû vérifier avant ses lettres de noblesse…

Franck – À qui se fier de nos jours ?

Maria – On se le demande…

Franck – Mais comment se fait-il que sa fille n’ait jamais eu l’idée de taper son propre nom sur Google ?

Maria – Ces gens-là vivent encore au Moyen Âge ! Et la fille sort du Couvent des Oiseaux ! Je suis sûre que sa mère ne lui donne accès à internet qu’avec un filtre parental…

Franck – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Maria – On se tire ! Il y a quelques bijoux dans la chambre de la vioque, là haut. Je les prends, et on met les voiles avant que ces deux mythomanes reviennent.

Franck – Moi, je n’ai même pas encore défait ma valise, ce sera encore plus pratique.

Maria sort. En attendant, Franck regarde sur son écran de smartphone pour chercher d’autres détails sur la biographie de Carlota.

Franck – C’est pas vrai… Eh ben… Remarquez la baronne, avec quelques années de moins…

Il est surpris par le retour de Carlota et Marika.

Carlota – Je n’en crois pas mes yeux.

Marika – Franck, tu n’es pas aveugle ?

Franck – C’est à dire que… Je viens de retrouver la vue ! C’est un miracle !

Maria revient alors et interpelle Franck avant d’apercevoir les deux autres.

Maria – Francky ? Ça y est, j’ai les bijoux, j’espère que ce n’est pas aussi des faux…

Franck se dirige vers Maria les bras en avant pour essayer de donner le change.

Franck – Je vous découvre enfin, ma chère femme !

Marika – C’est moi, ta femme…

Franck (déçu) – Non…? Je me demande si c’est vraiment un miracle, finalement…

Carlota – C’est ça… Prenez-nous pour des imbéciles… Alors vous étiez complices depuis le début, c’est ça ?

Marika – Vous êtes un couple d’escrocs ?

Franck – Escrocs… Tout de suite les grands mots…

Carlota – Alors vous n’êtes ni aveugle, ni milliardaire… et cette pouffiasse n’est pas ma fille biologique…

Maria – Eh, doucement la Baronne, ou je t’en colle une, moi…

Carlota – Et tout ça, c’était pour nous convaincre de conclure ce mariage au plus vite !

Marika – Dans le but de nous dépouiller !

Carlota – Je n’en reviens pas…

Franck – Bon… Et maintenant que les choses sont claires pour tout le monde, qu’est-ce qu’on fait ?

Carlota – Qu’est-ce qu’on fait ? Mais c’est très simple. Vous dégagez tous les deux ! Et je vais porter plainte.

Franck – Oh, on se calme, d’accord. Ok, je ne suis ni aveugle ni milliardaire. Mais ce n’est pas puni par la loi, que je sache. Et maintenant, que vous le vouliez ou non, je suis votre gendre !

Maria – C’est vrai, après tout, c’est bien vous qui vouliez marier votre fille avec un pauvre aveugle en stade terminal pour capter son héritage ! Hein ? C’est pas joli-joli non plus, ça ?

Carlota – Vous la bonne, on ne vous a pas sonné.

Maria – D’abord, je n’ai jamais été bonne. Et puis c’est vous la grosse mito ! Votre château est hypothéqué, et ces portraits de famille sont des faux !

Marika – Des faux ?

Carlota (embarrassée) – C’est ridicule…

Maria – Ah oui ?

Carlota – Vous voyez bien que ces gens n’y connaissent rien en peinture. Des faux ! Et vous ? Je parie que vous n’êtes même pas vraiment portugaise…

Franck – Pas plus que vous Baronne…

Marika – Pardon ?

Franck (à Carlota) – Vous non plus vous n’avez pas dit toute la vérité sur vos origines…

Carlota semble embarrassée.

Carlota – Moi ?

Franck – Votre mari était acteur de films X. Et c’est sur un plateau de tournage que vous l’avez rencontré ! Tout est sur Wikipedia…

Carlota – J’ai demandé plusieurs fois la suppression de cet article…

Marika – Je croyais que papa était un champion d’équitation, et qu’il était mort en tombant de cheval ?

Franck – On peut dire ça comme ça, oui… Elle a seulement oublié de vous préciser qui était la monture…

Maria – Et les conditions un peu particulières de ce rodéo movie…

Franck – Sachez seulement que le film était une version X de la Chevauchée Fantastique.

Carlota – Il y avait quand même un scénario…

Maria – Ouais… Et c’est sûrement grâce aux cachets que vous avez pris pour tourner ces films d’auteur que vous avez pu acheter ce château.

Franck – Ce que c’est que le besoin de respectabilité…

Marika – Oh mon Dieu… Mais dites-moi que ce n’est pas vrai ! Moi qui croyais que le pire qui puisse m’arriver était d’être la fille d’une bonne portugaise… Mais alors… qui sont vraiment mes parents ? Et qui suis-je ?

Maria – Rassurez-vous, vous n’êtes pas née sous X. Vous êtes bien la fille de votre mère… Quant à votre père…

Franck pianote sur son smartphone.

Franck – Il n’est pas exclu que vous ayez été conçue sous X pendant le tournage d’un de ces films cultes comme… (Montrant l’écran à Marika) Les Canons de la Baronne… Chef d’œuvre du septième art dans lequel pour la première fois Carlota porte le titre de Baronne…

Maria – C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’elle porte dans ce film.

Carlota – Je suis passée à un doigt du Hot d’Or pour celui-là…

Frank – Alors vous voyez que moi aussi, je pourrais avoir l’impression qu’on m’a un peu menti sur le pedigree de mon chien d’aveugle.

La baronne est embarrassée.

Marika – Mais dites quelque chose, mère…

Carlota – C’est vrai, j’ai un peu arrangé notre histoire familiale…

Marika – Alors vous n’êtes pas Baronne de Casteljarnac… Mais ces portraits de famille ?

Carlota – Ils sont absolument authentiques, je vous le garantis. Enfin je veux dire, ceux qui ont servi de modèles… Seulement… ce n’est pas notre famille.

Marika – C’est un cauchemar…

Carlota – La bonne nouvelle, c’est que c’est que vous êtes vraiment ma fille.

Marika – Une fille de pute ! Tu parles d’une consolation…

Carlota – Je préfère actrice de film X, si tu permets…

Marika – Ah oui, c’est beaucoup mieux en effet.

Carlota – J’avais quand même le statut d’intermittente du spectacle !

Marika (ironique) – C’est vrai que nous ne sommes plus au Moyen Âge. Nous n’avons plus à considérer les comédiennes comme des prostituées…

Maria – Bon, quand vous aurez fini cette touchante scène familiale…

Carlota – Il y a peut-être moyen de s’entendre ? Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais divorce.

Marika – S’entendre ?

Carlota – La vérité c’est que nous n’avons même pas les moyens de nous payer une bonne. Et que désormais nous ne pouvons plus trop compter sur notre présumée noblesse pour décrocher un gendre idéal…

Franck – D’autant que votre fille est déjà mariée, je vous le rappelle…

Carlota – Vous voyez bien, ma chérie, que nous sommes condamnés à trouver un terrain d’entente…

Marika – On ne peut même plus vendre ces tableaux. Ce sont des copies, ça ne vaut rien !

Franck – On pourrait louer le château pour le tournage de film X ? Madame doit avoir gardé des contacts dans le milieu.

Carlota – Que diraient nos amis… Sans parler de Monsieur le Curé… Non, je verrais quelque chose de plus convenable… Je ne sais pas moi… Tiens, un festival de musique classique, par exemple !

Maria – Ah, oui… On pourrait demander une subvention à la mairie et au Conseil Général…

Carlota – Rendre la musique classique accessible aux classes les plus défavorisées, c’est très tendance.

Maria – C’est ça… Un concert de musique classique accessibles aux handicapés de la culture. On va aller loin avec ça…

Franck – Dans ce cas, pourquoi ne pas ouvrir des chambres d’hôtes à thème ? Les gens adorent les châteaux, et une baronne, ça fait toujours bien dans le décor.

Marika – On pourrait s’en occuper mon mari et moi. Et Maria ferait les chambres…

Maria – Eh, Franck c’est mon homme, d’accord !

Marika – Mais c’est mon mari. Et maintenant que je sais que Monsieur Lesourd n’est pas aveugle… Après tout, il est plutôt bel homme… Et je sais aussi qu’il n’est pas manchot…

Marika et Maria sont sur le point de se battre. Franck les sépare.

Carlota – Allons, il y a sûrement moyen de trouver un arrangement sur ce point aussi. Entre gens de notre condition, on arrive toujours à s’arranger, n’est-ce pas ?

Marika – Par gens de notre condition, vous voulez dire escrocs ?

Carlota – Aussi, oui…

Noir

Épilogue

Marika, en tenue de soubrette, fait les poussières à l’aide d’un plumeau. Les trois autres sont installés dans des fauteuils et prennent le thé dans une ambiance très mondaine.

Maria – Je reprendrais volontiers un peu de thé…

Marika la sert maladroitement, les dents serrées.

Carlota – Ne vous inquiétez pas, ma chère, demain ce sera votre tour d’être Baronne.

Franck – Et au sien d’être la bonne.

Carlota – On a dit un jour sur deux…

Franck – Belle-maman, je crois que nous venons d’inventer le mariage alterné.

Carlota – Et la démocratie tournante.

Franck – Même plus besoin de tromper sa régulière avec la soubrette comme dans une mauvaise pièce de boulevard : demain la bonne sera ma femme !

Carlota – Et votre femme la bonne.

Franck – Un vrai conte de fée.

Carlota – En somme, vous aviez raison, mon cher gendre… C’est la vie de château… N’est-ce pas Mesdames ?

Marika et Maria échangent un regard.

Maria – Ma chère Baronne consœur, je me demande parfois si finalement, nous ne serions pas les dindes de cette farce…

Carlota – À propos de dinde, n’oublions pas que Noël approche.

Franck – Je me réjouis par avance que nous passions pour la première fois ces fêtes en famille.

Carlota – La famille, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) À propos, je profite que nous sommes tous réunis pour vous annoncer une grande nouvelle, Franck.

Franck – Ah oui ? Quoi donc ?

Carlota – La famille va s’agrandir…

Franck – Un enfant pour Noël ? C’est merveilleux ! Mais qui est la mère ?

Marika et Maria échangent un regard assassin, avant de tourner les yeux vers leur mère avec un air suspicieux. Carlota semble à peine embarrassée.

Carlota – Un nouveau miracle, apparemment…

Franck (pour détendre l’atmosphère) – Si nous mettions un peu de musique ?

Carlota – Parfait ! Mais de la musique classique alors.

Franck – La grande musique, il n’y a que ça de vrai.

Carlota – Et il paraît que cela adoucit les mœurs.

Franck appuie sur une télécommande pour lancer un morceau de musique classique, au choix (par exemple l’Hymne à la Joie).

Pendant que le niveau de la musique augmente, la lumière diminue sur cette touchante scène de bonheur familial.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-50-5

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

 

Coup de foudre à Casteljarnac Lire la suite »

Strip Poker

Strip Poker (english) –  Strip Poker (español) –  Strip Poker (portugués) –  Strip Poker (deutsch) –  Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech)

Comédie de Jean-Pierre Martinez 

2 hommes – 2 femmes

Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Strip Poker

 

Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline

ACTE 1

Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.

Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…

Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.

Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…

Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.

Marie – Ça sent le gaz, non…?

Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.

Marie (gaiement) – Salut !

Pierre (sinistre) – Salut…

Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?

Pierre – Je vais être licencié…

Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?

Pierre – Délocalisation…

Marie – Oh, mince… Je suis désolée…

Il s’effondre sur le canapé.

Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.

Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…

Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…

Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…

Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…

Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…

Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…

Marie (catastrophée) – Non ?

Pierre – Si…

Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…

Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…

Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…

Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.

Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?

Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.

Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…

Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !

Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !

Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?

Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !

Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.

Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…

Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?

Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !

Marie – Non…

Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !

Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…

Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !

Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…

Pierre – La télé est en panne ?

Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…

Pierre – Tu me prives de télé…?

Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.

Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?

Marie – Les voisins.

Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…

Marie – Les nouveaux voisins !

Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !

Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.

Pierre – Pour quoi faire ?

Marie – Pour les connaître, c’est tout.

Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?

Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…

Pierre – Des services…? Quel genre de services ?

Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…

Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.

Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…

Pierre soupire.

Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?

Marie – Trois, je crois…

Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?

Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…

Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?

Marie – Et puis c’est juste à côté…

Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?

Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?

Pierre – Non…

Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…

Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?

Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…

Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?

Elle hausse les épaules.

Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…

Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…

Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?

Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?

Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…

Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.

Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !

Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.

Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?

Pierre – Qui ?

Marie – Les voisins !

Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…

Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.

Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?

Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.

Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?

Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.

Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?

Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?

Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…

Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.

Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?

Marie (pas très emballée) – Ça ira…

Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.

Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…

Elle lui lance un regard intrigué.

Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…

Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…

Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.

Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…

Regard excédé de Marie.

Pierre – Ok, salut, Patrick…

Il raccroche.

Pierre – Quel emmerdeur.

Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?

Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…

Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?

Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?

Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…

Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !

Marie – À côté…

Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !

Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…

Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…

Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…

Un temps.

Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…

Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…

Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?

Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…

Pierre – Paic ?

Dénégation de Marie.

Pierre – Bonux ?

Nouvelle dénégation de Marie.

Pierre – Pas Omo, quand même.

Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…

Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?

Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?

Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…

Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…

Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…

Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…

Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…

Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?

Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?

Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…

Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…

Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.

Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?

Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…

Marie – J’y vais…

Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.

Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…

Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…

Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.

Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?

Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !

Céline (gênée) – Des tulipes…

Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !

Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…

Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.

Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…

Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…

Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.

Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…

Les deux maris se serrent la main.

Pierre (sinistre) – Enchanté…

Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?

Jacques (souriant) – Jacques…

Marie – Jacques tout court, très bien…

Jacques tend sa bouteille à Pierre.

Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…

Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…

Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?

Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…

Pierre emporte la bouteille à la cuisine.

Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?

Têtes des voisins qui habitent à côté.

Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?

Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…

Pierre revient.

Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?

Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.

Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.

Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…

Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?

Petite gêne.

Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?

Pierre – Comme la lessive…

Jacques – Mariel.

Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !

Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.

Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…

Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…

Marie le fusille du regard.

Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…

Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?

Marie – Safran…

Jacques – Ah, dommage…

Pierre et Marie ne comprennent pas.

Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !

Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.

Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?

Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…

Nouveau malaise…

Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?

Noir.

ACTE 2

Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.

Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…

Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.

Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?

Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.

Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…

Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !

Marie éclate à nouveau de rire.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !

Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.

Jacques – C’est là…

Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.

Jacques – Cigarette ?

Pierre – Merci, je ne fume pas…

Jacques tend alors le paquet à Marie.

Marie – J’ai arrêté ce matin…

Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.

Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…

Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?

Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !

Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.

Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !

Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…

Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?

Pierre et Marie font mine de se le demander.

Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?

Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…

Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !

Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…

Marie – Ah, mais pas du tout…!

Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?

Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…

Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.

Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…

Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?

Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.

Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…

Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.

Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…

Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…

Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?

Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…

Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…

Silence embarrassé.

Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…

Pierre – Elle déteste que je raconte ça…

Marie – Je vous sers un autre apéritif ?

Céline – Bon… Un doigt, alors…

Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?

Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.

Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?

Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.

Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…

Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?

Un temps.

Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…

Pierre – Moi ? Rien…

Tête de circonstance des voisins.

Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?

Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.

Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…

Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…

Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?

Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?

Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…

Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?

Jacques n’a pas l’air de trop savoir.

Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.

Jacques – Euh… Oui, peut-être…

Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…

Jacques (désarçonné) – Non…?

Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.

Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?

La sonnette de la porte se fait entendre.

Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?

Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…

Pierre va ouvrir.

Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…

Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.

Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…

Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?

Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…

Jacques – Ah…

Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…

Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.

Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…

Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?

Jacques – Non… Pensez-vous…

Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.

Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…

Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.

Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?

Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.

Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…

Jacques – Merci…

Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.

Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…

Pierre revient.

Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…

Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…

Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…

Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…

Marie – Mais je vous en prie…

Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…

Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…

Jacques et Céline sortent.

Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…

Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.

Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !

Marie se rend compte, mais tente de minimiser.

Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…

Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…

Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.

Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…

Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.

Pierre lui tend la bouteille.

Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…

Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.

Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…

Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.

Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…

Céline – Le forfait…?

Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…

Céline (compatissante) – Le cerveau…

Pierre – Pire…

Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.

Pierre – Les testicules…

Céline (horrifié) – Non…!

Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…

Céline – Je suis vraiment désolée…

Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…

Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…

Consternation de Céline.

Pierre – Encore un peu de vin ?

Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.

Céline – Ah, c’est du bon, hein ?

Pierre – Prenez des cacahuètes…

Céline se sert.

Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…

Céline – Un donneur…?

Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.

Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…

Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…

Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.

Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…

Elle sort précipitamment.

Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…

Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…

Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !

Pierre – Nous…

Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…

Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.

Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…

Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…

Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.

Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…

Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?

Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…

Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…

Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.

Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?

Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…

Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.

Marie sort. Jacques revient.

Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…

Pierre – Strip Poker…?

Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !

Jacques prend Pierre par les épaules.

Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !

Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?

Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…

Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…

Jacques (intrigué) – Oui ?

Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?

Jacques (sidéré) – Vaguement…

Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…

Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.

Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…

Tête de Jacques, que remarque Céline.

Céline – Ça ne va pas ?

Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?

Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…

Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux

Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…

Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.

Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?

Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.

Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…

Marie s’apprête à servir Pierre.

Pierre – Non merci…

Marie – Tu n’as pas faim ?

Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?

Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.

Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…

Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.

Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…

Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…

Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?

Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.

Incompréhension de Pierre et Marie.

Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…

Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?

Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…

Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !

Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…

Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…

Céline (rectifiant) – Du libre échange…

Jacques – Euh… Oui, bien sûr…

Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?

Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…

Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…

Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.

Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?

Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…

Pierre s’étrangle.

Pierre – La Bibliothèque Nationale…!

Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…

Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…

Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.

Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?

Jacques se lève.

Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…

Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…

Pendant que Jacques et Céline sortent.

Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…

Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…

Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…

Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…

Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…

Marie – Pardon ?

Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…

Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…

Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…

Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.

Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.

Marie aspire une bouffée goulûment.

Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…

Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.

Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…

Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?

Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…

Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?

Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…

Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…

Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…

Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…

Marie – Oui…?

Pierre – Strip Poker !

Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?

Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.

Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?

Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…

Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…

Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?

Marie – Pas spécialement, mais…

Pierre – Eh ben alors !

Jacques et Céline reviennent.

Jacques – Ah, ça va mieux !

Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…

Embarras de Jacques.

Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…

Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…

Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.

Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?

Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?

Noir.

ACTE 3

Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.

Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…

Les autres opinent.

Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…

Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…

L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.

Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?

Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…

Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…

Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…

Jacques – À côté…

Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…

Air embarassé de Jacques.

Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!

Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.

Pierre – Deux cartes…

Marie lui donne ses cartes.

Céline – Trois…

Jacques – Une…

Marie – Servie…

Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.

Pierre – J’abandonne…

Jacques – Moi aussi…

Céline – Deux de mieux.

Marie – Pour voir…

Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.

Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?

Marie (défaite) – Brelan de valets…

Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.

Céline – À moi de poser une question…

Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.

Céline – À Marie, donc !

Soulagement de Pierre et Jacques.

Céline – Vous devez nous dire la vérité…

Marie (inquiète) – Allez-y…

Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?

Marie est presque soulagée.

Marie – Oui… Une fois… Une tente…

Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?

Marie – Mais non ! Une tente !

Céline – Un homosexuel…?

Marie – Une tente de camping !

Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?

Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…

Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…

Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…

Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…

Têtes des autres imaginant la situation.

Céline – C’est vraiment la seule fois ?

Marie – Oui…

Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…

Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…

Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?

Marie – Là, c’est une autre question…

Jacques – D’accord…

La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.

Céline – Une carte…

Jacques – Servi…

Marie – Servie…

Pierre – Deux carte…

Ils misent à nouveau.

Céline – Je suis…

Jacques – Plus un…

Marie – J’abandonne…

Pierre – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Pierre (triomphant) – Full !

Jacques – Flush !

Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.

Marie – Eh ben… Ça commence bien…

Jacques rafle la mise.

Jacques – À moi de poser une question…

Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.

Jacques – À Pierre…

Air résigné de Pierre.

Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?

Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?

Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…

Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.

Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…

Céline – Céline Robert…

Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…

Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…

Pierre – Non…!?

Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.

Jacques – Bon… On s’en refait une petite.

Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.

Jacques – J’abandonne.

Marie – Servie…

Pierre – J’abandonne aussi.

Céline – Dix de plus…

Marie – Je suis. Et je remise vingt…

Céline (misant) – Pour voir.

Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.

Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…

Inquiétude de Céline.

Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?

Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.

Noir.

La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.

Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?

Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.

Céline (très bas) – Oui…

Marie – Pardon ?

Céline – Oui !

Marie – Laquelle ?

Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?

Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.

Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…

L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.

Jacques (amusé) – Une église…?

Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.

Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?

Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…

Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…

Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.

Céline – En ouvrant le gaz…

Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!

Céline – Pardon ?

Pierre – Non, rien…

Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…

Jacques la console.

Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?

Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.

Marie – Oui, ça suffit, peut-être…

Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…

Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.

Pierre – Bon…

Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.

Marie – Carte…

Pierre – Servi…

Céline – Je suis…

Jacques – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Céline – J’ai une paire…

Jacques – Brelan…

Marie – Carré de dames…

Pierre (triomphant) – Carré de roi !

Malaise des autres.

Pierre – Jacques…

Masque de Jacques.

Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…

Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.

Pierre – Vous devez nous dire la vérité…

Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.

Noir.

La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.

Pierre – Alors, ce chat ?

Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.

Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.

Marie fond en larmes.

Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…

Malaise.

Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…

Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.

Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.

Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.

Pierre – Carte.

Céline – Carte.

Jacques – Servi.

Marie – Carte.

Jacques mise tous ses boutons.

Jacques – Banco !

Marie – J’abandonne…

Pierre – J’abandonne…

Céline – Moi aussi…

Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.

Jacques – À moi de poser une question…

Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!

Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !

Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.

Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…

Malaise de Marie.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.

Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…

Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.

Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.

Pierre est décomposé.

Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?

Marie – Si on veut, oui…

Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.

Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…

Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…

Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?

Marie – Non…

Céline – Pourquoi ?

Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…

Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.

Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…

Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?

Jacques, content de lui, montre ses cartes.

Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…

Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…

Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…

Pierre – La partie est finie.

Jacques – Je vous ai montré ma paire…

Pierre – Allez y toujours…

Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?

Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…

Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?

Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…

Céline encaisse le coup.

Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…

Marie – Mais je vous en prie…

Céline s’éloigne vers la cuisine.

Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…

Céline revient.

Jacques – Alors à bientôt ?

Pierre (à Céline) – À demain…?

Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.

Le portable de Marie se met à sonner.

Pierre – Tu ne réponds pas ?

Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…

Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…

Embarras de Marie.

Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?

Marie (mal) – Jérôme…

Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…

Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.

Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?

Pierre – Banco !

Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.

Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.

Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..

Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.

Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.

Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

www.sacd.fr

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Cartes sur table

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme 2 femmes / 2 hommes 1 femme

Il cherche un job même en CDD. Elle cherche un jules en CDI. Ils n’auraient jamais dû se retrouver en tête à tête dans ce restaurant. Pour parvenir à leurs fins, sous le regard d’un serveur (ou d’une serveuse) témoin de leur duplicité, ils interprètent tous les deux un rôle de composition. Mais chacun ignore que l’autre ne joue pas cartes sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Cartes sur Table

Personnages :

Nicolas (homme)
Stéphane (homme ou femme)
Alex (homme ou femme)

Une table de restaurant dressée pour deux, sur laquelle trône un carton « réservé ». La multiplicité des verres et des couverts, ainsi que la longueur et la blancheur de la nappe, dénotent une adresse haut de gamme, même si le décor assez « brut » de la salle annonce un lieu plutôt branché.

Alex, qui peut être un serveur ou une serveuse, d’un âge indifférent, conduit Nicolas jusqu’à sa table. Quel que soit son sexe et son âge, Alex incarne, par son costume et son maintien, au moins au début de la pièce, un maître de cérémonie très sophistiqué, et accessoirement gay. Nicolas, pour sa part, la quarantaine un peu fatiguée, paraît engoncé dans son costume trop petit et sa cravate trop serrée. Il est évident qu’il n’est familier ni de ce genre d’accoutrements ni de ce genre d’endroits, et sa nervosité est visible.

Alex – Voici votre table, Monsieur.

Nicolas – Ah… Alors je suis le premier…

Alex – Madame ne va sans doute pas tarder.

Nicolas – Ah non, mais… je n’ai pas rendez-vous avec une femme.

Alex – Comme Monsieur voudra… Notre établissement est gay friendly…

Nicolas – Non, mais je n’ai pas rendez-vous avec un homme non plus… Enfin, si, mais…

Alex – Quoi qu’il en soit, puis-je suggérer à Monsieur notre menu Saint Valentin ?

Nicolas – Pourquoi ?

Alex – Mais… parce que c’est aujourd’hui la Saint Valentin.

Nicolas – La Saint Valentin, c’est aujourd’hui ?

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas… Un apéritif ? Ou préférez-vous attendre… votre partenaire.

Nicolas – Je vais attendre, merci.

Alex – Je vous laisse la carte pour vous tenir compagnie.

Alex pose la carte sur la table. Nicolas observe un peu la salle autour de lui. Il croise puis décroise maladroitement les jambes. Pour se donner une contenance, il entreprend de consulter la carte, mais en la prenant, il renverse un verre qu’il rattrape in extremis. Il parcourt la carte.

Alex – Eh ben… C’est peut-être la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui, mais ce n’est pas les restos du cœur, ici… Aucune entrée à moins de trente euros… Chez mon épicier discount, je fais les courses pour la semaine avec ça… Bon alors le crabe, on va oublier, je ne suis pas très bricoleur… Les escargots, il vaut mieux éviter aussi… Pourquoi dans ce genre de restaurants ils ne servent que des trucs aussi difficile à bouffer ? Ça doit faire partie des épreuves éliminatoires…

Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Ah, Antoine… Non, non, mais je ne vais pas pouvoir te parler très longtemps, je suis en rendez-vous, là. Euh, non, je suis toujours au chômage. Mais justement, je déjeune avec un type à qui j’ai envoyé mon CV pour un boulot. Je craignais un peu que ce soit lui, d’ailleurs, pour m’annoncer que finalement, il ne pouvait pas venir. Parce que je compte un peu sur lui pour l’addition. Non, pas l’audition. L’addition ! Dis donc, c’est toi qui commences à avoir des problèmes d’audition… Non, ce n’est pas pour un rôle. Comédien, ce n’est plus de notre âge, mon vieux. Faut se rendre à l’évidence. Non, je cherche un vrai boulot. En CDD, tu vois. Congés payés, RTT, mutuelle, chèques vacances, tickets resto… Et surtout vraies feuilles de salaire, que je puisse montrer aux agences immobilières pour trouver un appart à moi. Je squatte chez une copine, là, mais je sens que ça commence à être un peu tendu. Non, non, c’est pour un job dans la pub. Oui, auditeur libre au Cours Florent, ce n’est pas le profil habituel pour ce genre de poste, je sais… C’est bien pour ça que j’ai un peu le trac, figure-toi.

Alex revient et s’affaire non loin de là à arranger un bouquet de fleurs sur un guéridon, en laissant traîner une oreille indiscrète. Léger embarras de Nicolas avant de poursuivre.

Nicolas – Disons que… j’ai un peu upgradé mon CV. Ils demandaient bac plus six. Et comme moi, ce serait plutôt bac moins une. Non, je dis moins une parce que je ne l’ai pas raté de beaucoup. Alors cette fois, j’ai carrément mis que je sortais d’HEC. Quitte à bidonner, autant y aller à fond, non ? Au moins, j’ai décroché un rendez-vous, on verra bien après… Et puis les diplômes, une fois que tu es embauché, personne ne vérifie, il paraît. Évidemment, je n’ai pas précisé non plus que je pointais au RSA… Eh ben j’ai dit que je travaillais déjà dans une grosse agence parisienne, mais que j’avais envie de me remettre en question, de relever de nouveaux défis et d’être confronté à des challenges plus motivants. Si j’ai déjà travaillé dans la pub ? Écoute, j’ai distribué des prospectus dans les boîtes aux lettres de mon quartier, il y a quelques années… Dans la communication, il suffit d’avoir un peu de baratin, non ? Et pour ça tu me connais, je ne crains personne… Non et puis là, ça a l’air d’être plutôt le genre start up, tu vois. Une boîte américaine, je crois. L’anglais ? Oh, écoute, je me débrouille un peu… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si on foutait en taule tous les chômeurs qui ont un peu boosté leur CV dans l’espoir de décrocher un job. Au pire, ils me foutent à la porte à la fin de ma période d’essai, et j’aurai toujours mes trois feuilles de salaire. J’ai rendez-vous avec le patron. Va savoir, je vais peut-être voir débarquer Steve Jobs. Lui aussi, il est parti de rien. Pauvre comme Job. Je suis sûr qu’il me donnerait ma chance, lui… Ah, il est mort… Non, je ne savais pas… Et il est mort de quoi ? Ah, merde…

Alex repart.

Nicolas – Bon, je crois qu’il vaudrait quand même mieux que je révise un peu mon curriculum avant qu’il arrive… En fait j’ai envoyé le copier-coller d’un CV que j’ai récupéré sur le site des anciens de l’ESSEC. Oui ou d’HEC, je ne me souviens plus trop des détails… Le resto ? Écoute, c’est lui qui a choisi. Plutôt branché. Genre tu as l’impression de bouffer dans un hangar, mais quand tu vois les prix sur la carte, tu comprends tout de suite que ce n’est pas une cantine pour les chômeurs en fin de droits. Tu savais que c’était la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui ? Ah, c’est la Saint Valentin pour tout le monde ? Je ne sais pas pourquoi il m’a filé rencard dans un restaurant gay le jour de la Saint Valentin… En plus, j’ai les crocs, je n’ai rien bouffé hier soir. J’ai un petit problème de trésorerie ce mois-ci. Enfin, j’imagine quand même que c’est lui qui va régler la note. J’aurais au moins gagné un repas chaud… Bon, il faut vraiment que je te laisse, là… Ok, je te rappelle, je te raconterai… By…

Tout en attaquant le contenu de la panière, Nicolas sort de sa poche un CV froissé et se met à le parcourir.

Nicolas – Voyons voir… Expérience professionnelle… Formation… Ah, oui, c’est là…

Stéphane, une blonde d’une trentaine, arrive. Elle porte une tenue plutôt provocante qui ne lui est visiblement pas familière, si l’on en croit la difficulté qu’elle a à marcher avec ses talons trop hauts. Stéphane peut aussi être un homme travesti en femme. En tout cas, l’ambiguité quant à son sexe doit pouvoir exister. Et quoi qu’il en soit, elle porte une perruque. Stéphane semble chercher quelqu’un, et hésiter. Nicolas, concentré sur sa lecture et qui ne pense pas une seule seconde que Stéphane peut être la personne avec qui il a rendez-vous, l’ignore. Voyant que la table est dressée pour deux, cependant, et que Nicolas est seul, Stéphane l’aborde.

Stéphane – Excusez-moi, je crois que c’est avec moi que vous avez rendez-vous… Je suis Stéphane…

Nicolas, estomaqué, et la bouche pleine de pain, met un temps à répondre.

Nicolas – Stéphane… Ah, oui, bien sûr… (Se levant) Nicolas… Mais je vous en prie, asseyez-vous… Je…

Elle s’assied et il se rassied aussi.

Stéphane – Vous avez l’air surpris. Pas déçu, j’espère…

Nicolas – Non, non, c’est à dire que… Je ne m’attendais pas à voir arriver une femme.

Stéphane semble surprise elle aussi.

Stéphane – Ah bon ?

Nicolas – Je veux dire une femme… aussi jeune et aussi élégante.

Stéphane – Merci.

Nicolas – Non, mais je n’ai rien contre, hein ?

Stéphane – Tant mieux.

Silence embarrassé.

Nicolas – Stéphane, c’est un prénom original, non…? Je veux dire… pour une femme.

Stéphane – C’est vrai… Et pourtant, c’est aussi un prénom féminin… Vous connaissez sans doute la comédienne Stéphane Audran…

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – De mon côté, je vous avoue que… je ne pensais pas que vous auriez mis une cravate… C’est pour ça que j’ai eu un petit moment d’hésitation…

Nicolas – Ah, oui…? C’est peut-être un peu trop…

Stéphane – Non, mais ça vous va très bien.

Nicolas – Merci…

Stéphane – Je suis très sensible à cet effort vestimentaire… Je déteste les gens négligés. Mais disons que vous auriez aussi bien pu adopter une tenue plus décontractée.

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – Je ne sais pas quelle image vous vous faites de moi, mais… je ne suis pas aussi psychofrigide que j’en ai l’air, vous savez.

Nicolas – Mais pas du tout…

Stéphane – Je voulais dire psychorigide.

Alex revient.

Alex – Ces messieurs dames prendront-ils un apéritif pour se mettre en bouche ?

Alex paraît surpris de voir Stéphane, et inversement. Mais chacun d’eux reste sur la réserve.

Stéphane – Euh… Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites ?

Nicolas – Allons-y.

Stéphane – Une coupe de champagne, alors.

Nicolas – Très bien, moi aussi.

Alex tend une autre carte à Stéphane.

Alex – Je vous apporte ça tout de suite. Et je vous laisse consulter notre carte en attendant.

Alex s’en va. Stéphane ouvre la carte et l’examine.

Stéphane – Tout ça m’a l’air très appétissant… et scandaleusement cher. Il ne fallait pas vous sentir obligé de faire des folies, vous savez.

Nicolas, sidéré, la regarde et en reste sans voix.

Stéphane – Voyons voir… Je n’ai pas si faim que ça… Et je ne voudrais pas vous ruiner dès notre premier rendez-vous. Je me contenterai d’un plat et un dessert… Et vous ?

Nicolas – Deux plats. Très bien, moi aussi.

Stéphane – Parfait.

Nicolas – Je ne suis pas très sucré. Moi, je prendrai plutôt une entrée et un plat.

Stéphane (surprise) – Ah…

Nicolas – La suggestion du chef, je ne sais pas ce que c’est…

Alex revient avec deux coupes de champagne et quelques cacahuètes qu’il pose sur la table.

Alex – Je peux vous renseigner ?

Nicolas – Le plat du jour, c’est quoi ?

Alex – Alors, la suggestion du jour, c’est le lapin chasseur.

Nicolas – Ah, oui…

Alex – Maintenant que Madame est là, pour le lapin, vous ne risquez plus rien…

Nicolas – Ce n’est pas un peu sec, le lapin ?

Alex – Tous nos lapereaux sont élevés sous la mère, Monsieur.

Nicolas – Je vais prendre ça, alors. Un lapin élevé sous la mer, ça ne peut pas être sec. Et vous ?

Stéphane – Je vais me laisser tenter par les écrevisses à la nage. Je fais un petit régime en ce moment…

Alex – Les écrevisses, c’est très léger. Et la nage, c’est très bon pour la ligne. Ça se mange sans faim, vous verrez. On a l’impression de n’avoir rien mangé.

Nicolas – À ce prix-là… J’espère qu’elles sont élevées sous la mer aussi, vos écrevisses ? Je rigole…

Alex – Pas d’entrée, donc. Et pour le dessert, on verra après, n’est-ce pas ?

Nicolas – Si. En entrée, je prendrai le pâté du chef.

Alex – Une terrine du chef, très bien. Et pour madame ?

Nicolas – Pas d’entrée, vous avez dit, non ?

Stéphane – Euh, non, non…

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Nicolas – Pour…?

Alex – Pour arroser le lapin… et les écrevisses.

Stéphane – Après le champagne, je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Nicolas la coupe avant qu’elle ne poursuive.

Nicolas – Vous avez raison. Une carafe d’eau, ça ira très bien.

Alex – Château La Pompe, parfait.

Alex s’en va. Silence embarrassé. Stéphane lève sa coupe.

Stéphane – Bon, et bien… À notre rencontre… En espérant que ce soit le début d’une belle histoire…

Nicolas – Tout à fait… À notre… success story.

De plus en plus nerveux, Nicolas vide sa coupe cul sec, sous le regard consterné de Stéphane, qui a seulement trempé les lèvres dans la sienne.

Nicolas – C’est du bon…

Stéphane – Oui… Il est bien frais. Et vous aviez soif, on dirait.

Nicolas – Bon, alors qui commence ? Vous me posez des questions, ou bien…?

Stéphane – Nous ne sommes pas si pressés, tout de même. Ce n’est pas un entretien d’embauche…

Nicolas – Ah, non…?

Stéphane – Je veux dire… Ce n’est pas un interrogatoire. Il faut aussi laisser une place au mystère.

Nicolas – C’est tout à fait mon avis. La formation, l’expérience… Ça compte bien sûr… Mais le plus important, c’est d’en avoir envie, non ?

Stéphane – Je sais déjà que vous avez fait une grande école commerciale.

Nicolas – Oui, en effet…

Stéphane – Et que vous êtes veuf.

Nicolas – J’ai dit ça…?

Stéphane – Ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, mais… Je ne mentionne pas toujours ce détail sur mon CV… Ce n’est pas le genre de choses dont on a envie de se vanter, n’est-ce pas…

Moment de flottement. Alex revient avec l’entrée de Nicolas qu’il pose devant lui.

Alex – Voilà pour Monsieur.

Nicolas – Merci.

Sous le regard atterré de Stéphane, Nicolas s’apprête à attaquer sa terrine.

Stéphane – Bon appétit, alors…

Nicolas – J’ai une faim de loup… Et j’adore le pâté… (À Alex qui s’en va) Je peux avoir un peu plus de pain ?

Alex lui donne une autre panière, et s’éloigne. Antoine commence à manger.

Nicolas (la bouche pleine) – Si vous voulez me poser des questions, allez-y.

Stéphane – Si vous permettez, pendant que vous mangez votre entrée, je vais plutôt aller me laver les mains.

Nicolas – Je vous en prie…

En sortant, elle croise Alex qui revient, et lui lance un regard un peu embarrassé. Nicolas avale sa terrine. Alex pose une carafe sur la table.

Alex – Votre carafe d’eau, Monsieur.

Le serveur s’apprête à emporter les coupes de champagne.

Nicolas – Excellente, la terrine du chef.

Alex – Merci, Monsieur. Je lui dirai…

Nicolas – Mais ce serait quand même meilleur avec un petit coup de rouge, finalement. Vous avez du vin… en carafe ?

Alex – Tous nos vins sont servis en carafe par notre sommelier, Monsieur.

Nicolas – Non, je pensais à… un quart de rouge, quoi.

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Alex repart. Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Oui…? Je veux dire, yes… La secrétaire de… Si, si, of course… Bon… Ah, merde… Donc, he cannot come at the restaurant… Ok… Non, non, ce n’est pas grave, don’t worry… So he call me back…? Bon ben… Thank you de m’avoir prévenu, en tout cas… C’est ça, hasta luego… Arrivederci.

Nicolas range son portable. Alex revient avec la carte des vins.

Alex – Si Monsieur le permet, je lui conseillerais notre vin du mois…

Nicolas – Ah, euh… Non, alors on va annuler le pichet, finalement… Mon rendez-vous vient de se décommander… Et puis on va laisser tomber le lapin, aussi, hein ? Evidemment, je vous paierai le pâté de foie…

Alex – Et… j’annule les écrevisses de Madame également ?

Nicolas – Madame ?

Alex – La dame qui est au lavabo, Monsieur.

Nicolas – Merde, c’est vrai… Mais alors c’est qui, celle-là ?

Alex – C’est qui qui, Monsieur ?

Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas ?

Alex s’en va. Stéphane s’assied.

Stéphane – Vous avez changé d’avis ?

Nicolas – Sur ?

Stéphane – Le lapin…? Le serveur vient de vous dire qu’il vous laissait réfléchir…

Nicolas – Ah, euh… Non, non, c’est… C’est au sujet du vin… Je me disais qu’après tout… Excusez-moi, je suis juste un peu nerveux…

Stéphane – Ce n’est pas grave, moi aussi… C’est la première fois que je m’inscris sur un site de rencontre, vous savez…

Nicolas (digérant l’information) – Non…?

Stéphane – En tout cas, c’est la première fois que j’accepte un rendez-vous…

Nicolas – Ah, oui…

Stéphane – Et vous ?

Nicolas – Moi aussi…

Stéphane – C’est bien vrai ?

Nicolas – Ah, ça, c’est vrai, je vous assure…

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi, mais… votre CV m’a tout de suite inspiré confiance…

Nicolas – Mon CV…?

Stéphane – Je veux dire, votre profil, sur ce site de rencontre…

Nicolas – Bien sûr…

Alex revient.

Alex – Alors ? On passe à la suite… ou pas ?

Nicolas – Tout à fait…

Alex tend une carte à Nicolas.

Alex – Vous avez fait votre choix, pour le vin ?

Alex débarrasse la terrine, pendant que Nicolas jette un regard inquiet à la carte des vins.

Nicolas – Difficile de se décider… Il y en a tellement… Vous avez des demi-bouteilles, en Coteaux du Luberon ?

Alex – Une demie vin de pays, parfaitement. Très bon rapport qualité prix, Monsieur. Et ça se mariera très bien avec le lapin.

Alex repart.

Nicolas – Il faut avouer que le service est très… sophistiqué.

Stéphane – Et vous, qu’est-ce qui vous a séduit dans mon profil ?

Nicolas – Et bien… Le fait que vous étiez célibataire, déjà ? Vous êtes bien célibataire, n’est-ce pas ?

Stéphane – C’est un peu le principe de ce genre de site, quand même, non ? Célibataire… ou veuf.

Nicolas – Disponible tout de suite, en tout cas.

Stéphane – Sur le marché, comme on dit.

Nicolas – Même si comme vous dites, il ne s’agit pas d’un entretien d’embauche, n’est-ce pas ?

Stéphane – Pas le jour de la Saint Valentin, tout de même. Alors ?

Nicolas – Alors quoi ?

Stéphane – Qu’est-ce qui vous a donné envie de me rencontrer ?

Nicolas – Disons… Votre photo, déjà.

Stéphane – Au moins, vous êtes franc. Vous ne me parlez pas d’abord du fait que comme vous, j’aime l’opéra et la musique classique. Et que je suis adepte de la randonnée, du ski de fond et du catch féminin.

Nicolas – J’ai décidé de jouer cash avec vous…

Stéphane – Le cash, ça me va… Donc, vous êtes diplômé d’HEC ? Et si j’en crois votre CV, major de votre promotion ?

Nicolas – Ah oui ?

Stéphane – Pardon ?

Nicolas – Je veux dire… Je vous ai raconté ça à vous aussi…?

Stéphane – Parce que ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, tout à fait… J’ai hésité avec l’ESSEC, et puis je me suis dis que… HEC, c’était plus près de chez moi, et c’était direct en métro.

Stéphane – En métro ?

Nicolas – Sur la ligne B du RER. À Cergy-Pontoise.

Stéphane – Ce n’est pas l’ESSEC, à Cergy-Pontoise.

Nicolas (embarrassé) – Si… Aussi, oui…. Je vous prie de m’excuser un instant, il faut que j’aille remettre quelques pièces dans mon parcmètre. Je n’avais mis que trois euros, au cas où ce rendez-vous se terminerait plus vite que prévu…

Il se lève.

Stéphane (un peu surprise) – Mais je vous en prie… Si vous avez besoin d’un peu de monnaie…

Nicolas – Ça ira, j’en avais préparé un peu pour le pourboire, au cas où vous auriez payé l’addition…

Alex revient avec le vin. Nicolas sort. Alex présente la bouteille à Stéphane.

Alex – Coteaux du Luberon 2012, Madame. Au moins, celui-là n’a pas dépassé la date de péremption…

Stéphane – Alex ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Alex (ironique) – Comment Madame croit-elle que je peux payer mon inscription au Cours Florent ?

Stéphane – Ah, d’accord…

Alex – Et puis j’ai toujours trouvé que les serveurs de restaurant avaient quelque chose de très théâtral. D’ailleurs, au théâtre, on ne me donne que des rôles de valets et de laquais. Finalement, ça ne me change pas beaucoup d’emploi. Et là au moins, les pourboires sont pour moi, pas pour l’ouvreuse…

Stéphane – C’est vrai que tu es très crédible dans le rôle… C’est impressionnant.

Alex – Et toi, Stéphane ? Je ne savais pas que tu fréquentais ce genre d’établissements…

Stéphane – Écoute… J’ai décidé de me caser, voilà… De me trouver un type plein aux as qui sera très content de m’inviter dans les restos que je n’ai pas les moyens de me payer, justement…

Alex – Alors c’est toi qui lui a donné rendez-vous ici ? En te faisant passer pour un employeur potentiel ?

Stéphane – Tu sais comment c’est… Sur les sites de rencontre, les hommes racontent n’importe quoi ! On peut tomber sur n’importe qui.

Alex – C’est un fait qu’on ment beaucoup moins à un futur patron qu’à une femme qu’on veut séduire. En général…

Stéphane – Là, au moins, j’ai quelques informations fiables. Déjà, je suis sûr qu’il n’est pas marié et qu’il est disponible tout de suite. Pour accepter un entretien d’embauche dans un restaurant le jour de la Saint Valentin, il faut vraiment être désespérément seul…

Alex – Et pourquoi un homme irait raconter à un employeur potentiel qu’il est veuf ou célibataire si ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Une femme, encore…

Stéphane – Je suis sûre aussi qu’il a vraiment fait une grande école commerciale.

Alex – Qui serait assez con pour raconter dans un CV qu’il est major de sa promo d’une grande école commerciale alors qu’il n’a pas son brevet des collèges.

Stéphane – Non, et puis franchement, je ne supporterais pas de rencontrer le genre de mecs qui va sur des sites de rencontre.

Alex – Tu as raison. Il vaut mieux laisser faire le jeu de l’amour et du hasard, comme toi.

Stéphane – Écoute… Je n’ai plus le temps de faire confiance au hasard, moi, d’accord ?

Alex – Et son… entretien d’embauche, justement ?

Stéphane – C’est moi qui l’ai appelé depuis les toilettes. Je me suis fait passer pour la secrétaire et j’ai annulé le rendez-vous.

Alex – Un peu tordu, comme stratagème, quand même, non ?

Stéphane – Tu trouves…?

Alex – Et tu n’as pas peur qu’il se barre en courant, tout simplement ?

Stéphane – C’est là où je mise sur l’effet de surprise, sur mon charme irrésistible et sur la magie de la Saint Valentin. En tout cas, j’espère qu’il va revenir, parce que je te préviens, je n’ai pas un sou pour payer la note…

Alex – Très romantique, tout ça…

Stéphane – Les plus grands artistes ont leurs mécènes. J’en ai marre de galérer dans des cours d’art dramatique, et de ne rencontrer que des tocards.

Alex – Des gens dans mon genre, tu veux dire…?

Stéphane – Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais serveuse, moi, je ne pourrais pas…

Alex – Tu as raison… Alors autant profiter toi aussi de ce que tu as appris chez Florent pour trouver un pigeon à plumer.

Stéphane aperçoit Nicolas au loin.

Stéphane – Ah, voilà le pigeon qui revient, justement… Tu vois, toi qui doutais de mon sex appeal… Et je compte sur ta discrétion, hein ?

Nicolas revient.

Alex – Monsieur est servi…

Alex s’en va après avoir échangé un regard entendu avec Stéphane. Nicolas paraît nerveux.

Stéphane – J’ai cru un instant que vous ne reviendriez pas.

Nicolas – Je vous avoue que ça m’a traversé l’esprit…

Stéphane – Ce n’est pas très flatteur pour moi…

Nicolas – Au contraire… J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Et puis je me suis dit après tout, pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? À part ma virginité. Je rigole…

Moment de flottement.

Stéphane – Vous n’avez pas eu d’amende ?

Nicolas – Non, mais je vais finir les cacahuètes.

Stéphane – Je parlais de votre voiture… Le parcmètre.

Nicolas – Ah… Euh, non… Heureusement…

Stéphane – Ce ne serait pas cette grosse voiture de sport rouge que j’ai vu garée juste devant l’entrée du restaurant, par hasard…?

Nicolas – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Stéphane – Je ne sais pas… Votre côté… sportif, peut-être.

Nicolas – Vous vous moquez de moi, c’est ça…?

Stéphane – Mais pas du tout !

Nicolas – Je sais que je ne suis pas…

Stéphane – Le physique, ce n’est pas la première chose que je regarde chez un homme, croyez-moi.

Nicolas – Ne me dites pas que la première chose que vous regardez chez un homme, c’est sa voiture…

Stéphane – Je n’ai aucune attirance particulière pour les loosers, si c’est ça que vous voulez me faire dire. Mais non… Je ne m’y connais pas assez en voiture. Le lion, c’est Peugeot, mais le cheval sur ces grosses voitures rouges, c’est quoi déjà ?

Nicolas – Ferrari.

Stéphane – C’est bien ce qui me semblait… Non, ce que je regarde d’abord chez un homme, c’est… ses yeux.

Nicolas – Ses yeux…

Stéphane – Vous savez ce qu’on dit… Les yeux, ce sont les fenêtres de l’âme.

Nicolas – Et qu’est-ce que vous voyez par les fenêtres…

Elle se penche vers lui, aguicheuse.

Stéphane – Il faudrait que je puisse me pencher un peu…

Moment de flottement. C’est lui qui commence à avoir le trac. Il brandit la demi-bouteille, pour se donner une contenance.

Nicolas – Une petite côte ?

Stéphane – Je vais attendre que mon plat arrive. Comme je n’ai encore rien mangé. Ça risquerait de me tourner la tête…

Nicolas – Bien sûr.

Stéphane – Vous avez fini votre pâté ?

Nicolas – Oui. J’ai tout mangé.

Stéphane (provocante) – C’est bien. On va pouvoir passer à la suite, alors…

Nicolas (timidement) – Le serveur ne devrait pas tarder.

Stéphane – Profitons-en pour bavarder un peu. Vous faites quoi, comme travail, exactement, Nicolas ?

Nicolas – C’est un peu difficile à expliquer…

Stéphane – Mais c’est dans la communication, c’est bien ça ?

Nicolas – En effet… Je… Je travaille dans la publicité.

Stéphane – Dans une grande agence parisienne…

Nicolas – Ah, vous savez ça aussi.

Stéphane – C’était dans votre CV… Mais vous ne précisiez pas quelle agence…

Nicolas – Eh bien… Je travaille chez… Jean Mineur.

Stéphane – Jean Mineur ?

Nicolas – Vous connaissez ?

Stéphane – Oui, enfin, je… Pas personnellement.

Nicolas – Vous avez vu ça au cinéma bien sûr. (Il fredonne la musique qu’on entend au cinéma) Tatam, tatatatatam, tatatatatam, tatatatatam…

Stéphane – Mais oui… Le petit bonhomme avec sa faucille, qui tire toujours dans le mille.

Nicolas – C’est un marteau, en fait.

Stéphane – Et ben… Si je cherche votre numéro de téléphone, au moins, il me suffira d’aller au cinéma : 01 47 20… 0001 ! Mais je ne savais pas que c’était vraiment une agence de publicité, Jean Mineur…

Nicolas – Ah si ! Avec le développement d’internet, on est même en plein boum.

Stéphane – Et pourtant, vous voulez changer d’agence…?

Nicolas – Oui, enfin… Seulement si c’est encore mieux payé… Pourquoi ? Vous voulez me débaucher ? Je suis hors prix, vous savez…

Stéphane – Je suis vraiment désolée… Je ne voulais pas être indiscrète… Si vous me parliez du décès de votre première femme, plutôt ? (Sur le ton de la plaisanterie) Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

Nicolas – Non, elle… (Très sérieux) Elle est morte de soif pendant une randonnée dans le Sahara organisée par Nouvelles Frontières. C’est moins courant que de mourir noyé lors d’une transatlantique organisée par Costa Croisières, mais ça arrive aussi, hélas. (Tête de Stéphane qui se demande si c’est du lard ou du cochon) Je rigole…

Stéphane – Ce que vous pouvez être drôle… Moi aussi, je plaisantais… Mais vous comprenez que je n’ai pas envie d’épouser Barbe Bleue…

Moment de flottement après cette évocation matrimoniale peut-être un peu prématurée.

Nicolas – Un peu d’eau ? Je vous laisse déjà mourir de faim…

Stéphane – Volontiers…

Nicolas, en voulant servir de l’eau à Stéphane, renverse son propre verre de vin dont une partie du contenu coule sur les genoux de Stéphane, qui a un mouvement de recul, et se lève d’un bond.

Nicolas – Je suis confus, vraiment…

Stéphane – Je vais aller rincer ça tout de suite, sinon ça risque de tacher…

Elle part vers les lavabos. Alex arrive et pose les plats sur la table.

Alex – Les écrevisses à la nage de Madame… et le lapin chasseur de Monsieur.

Nicolas semble perplexe.

Nicolas – Dites-moi, je peux vous poser une question ?

Alex – À votre service, Monsieur.

Nicolas – Vous croyez possible qu’un CV posté sur un site d’offre d’emplois aboutisse par erreur sur un site de rencontre ? Une sorte de bug informatique, quoi…

Alex – On voit tellement de choses, Monsieur…

Nicolas – Comment un truc pareil pourrait bien arriver, c’est hallucinant…

Alex – Je ne suis pas informaticien, Monsieur…

Nicolas – Ou alors, c’est vraiment l’employeur avec qui j’avais rendez-vous, et elle essaie de me piéger pour me percer à jour… J’ai intérêt à ne pas baisser la garde…

Alex – Peut-être tout simplement que Madame vous a pris pour un autre.

Nicolas – Comment ça ?

Alex – Si le rendez-vous de Monsieur n’est pas venu… Madame a pu croire qu’elle avait rendez-vous avec vous alors qu’elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre qui n’est pas venu non plus.

Nicolas semble largué.

Nicolas – Vous pouvez me répéter ça un peu moins vite ?

Alex – Un quiproquo.

Nicolas – Je vois ce que vous voulez dire… Ce qui est bizarre, c’est que le type avec qui elle avait rendez-vous a fait HEC comme moi… Vous vous rendez compte ? On aurait pu être camarade de promo, lui et moi…

Alex – Vous avez vraiment fait une grande école commerciale, Monsieur ?

Nicolas – Non…

Alex – Dans ce cas, il ne s’agit que d’un hasard très relatif.

Nicolas – Mais alors pourquoi il n’est pas venu ?

Alex – Peut-être que le rendez-vous de Madame avait un peu… upgradé son CV lui aussi. Et c’est pour ça qu’il a renoncé à venir…

Nicolas – Bien sûr… Et qu’est-ce que vous me conseillez maintenant… Vous croyez que je dois profiter de la situation…?

Alex – Ça c’est Monsieur qui voit… Mais il semblerait que ce soit Monsieur qui doive payer l’addition quoi qu’il arrive, alors ma foi… Autant que Monsieur en ait pour son argent.

Nicolas – Mmm… Je vois ce que vous voulez dire…

Stéphane revient.

Nicolas – Je suis vraiment désolé…

Stéphane – C’est arrangé.

Nicolas – Je vous en prie, mangez vos écrevisses, ça va être froid. Les écrevisses, c’est meilleur chaud.

Stéphane – Je ne sais, je n’en ai jamais mangé.

Nicolas – Moi non plus.

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça d’ailleurs. Ce n’est pas très évident à décortiquer. Surtout en public…

Nicolas – C’est pour ça que j’ai pris le lapin. J’ai horreur du lapin.

Elle commence à se débattre avec ses écrevisses. Il attaque son lapin.

Nicolas – Et vous vous faites quoi, dans la vie, Stéphane ?

Stéphane (sur un ton de reproche) – Vous ne vous souvenez déjà plus ?

Nicolas – Je préfère vous entendre me le redire encore une fois…

Stéphane – Eh bien… J’ai commencé des études de droit, et puis… je me suis tournée vers une carrière artistique…

Nicolas – Tiens donc… Moi, ce serait plutôt le contraire… Mais artistique…?

Stéphane – Vous aimez le théâtre, je crois… C’est ce que vous m’avez dit sur le net en tout cas…

Nicolas – C’est vrai, j’aurais voulu être un artiste et puis… malheureusement, j’ai été admis dans l’une des écoles les plus prestigieuses de France. À la sortie, Jean Mineur m’a fait un pont d’or pour que je vienne travailler chez lui, alors…

Stéphane – Vous voulez dire… Jean Mineur en personne ?

Nicolas – Je n’ai pas eu le courage de refuser le salaire indécent qu’il me proposait. Je le regrette, parfois, j’aurais pu suivre un tout autre chemin, vous savez, mais bon…

Stéphane – Il ne doit plus être très jeune, non ?

Nicolas – Il est mort quelques mois après m’avoir engagé. C’est pour ça que je préfère quitter la boîte. Nous étions très liés, Jean et moi. Je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Jean Mineur, c’était un peu le Steve Jobs français… Alors je cherche un autre job. Il faut bien payer l’essence de la voiture.

Stéphane – Donc elle est bien à vous cette Ferrari qui est garée juste devant le restaurant…

Nicolas – Au prix où est le super sans plomb, je me demande parfois si je n’aurais pas dû prendre le modèle diesel.

Stéphane – Ne regrettez rien, Nicolas. Ce qui compte, c’est qui vous êtes vraiment, à l’intérieur. Et moi, j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un de bien. Et de très sincère, surtout…

Nicolas – Je vous avoue que je suis troublé, Stéphane… Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des filles comme vous…

Stéphane – C’est à dire?

Nicolas – Des filles aussi… classe.

Stéphane – Pourtant, dans votre milieu, vous avez dû en rencontrer, non ? Quand on roule en Ferrari…

Nicolas – Oui, mais… Ce n’est pas pareil. Elles ne s’intéressaient qu’à mon argent…

Stéphane – Je comprends…

Nicolas – Vous, vous êtes sensible, mais… en même temps très carré.

Stéphane – Carré ?

Nicolas – Je crois que j’ai besoin de ça, Stéphane… Quelqu’un qui ait du caractère. Et qui puisse me tirer vers le haut…

Stéphane – Mais… vous êtes déjà arrivé assez haut, non ?

Nicolas – Je ne sais pas ce qui m’arrive, Stéphane. C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure. Est-ce que vous ressentez la même chose que moi ?

Stéphane – Oui… Enfin…

Il tend la main vers elle. Elle ne le repousse pas. Ils s’embrassent.

Alex arrive avec deux cartes, et interrompt le tableau.

Alex – Encore une petite place pour le dessert ?

Embarras de Nicolas et de Stéphane.

Alex – Je vous laisse regarder la carte…

Stéphane – Je vais me repoudrer un peu…

Elle sort.

Nicolas – Comment vous appelez-vous ?

Alex – Alex, Monsieur.

Nicolas – Alex, j’ai un peu honte, mais… je crois que je me suis laissé aller à profiter un peu de la situation.

Alex – Je vois ça…

Nicolas – Comment je me sors de cette histoire, moi, maintenant ?

Alex – La journée n’est pas terminée… et vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises. Vous pourriez lui proposer d’aller boire un dernier verre chez vous…

Nicolas – Je crains que ce ne soit difficile, Alex. D’abord parce que je n’ai pas de voiture, ensuite parce que je n’ai pas de chez moi…

Alex – Dans ce cas, à part lui dire la vérité et espérer qu’elle ait un grand sens de l’humour.

Nicolas – Elle va me détester, c’est sûr…

Alex – Ce n’est visiblement pas une femme intéressée, Monsieur. Ce n’est peut-être même pas une femme du tout. Si elle est vraiment amoureuse de vous, elle comprendra…

Nicolas – Vous pensez sérieusement qu’une femme comme elle pourrait être amoureuse d’un homme comme moi ?

Alex affiche une mine perplexe. Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse faire votre choix.

Alex s’en va.

Stéphane – Vous prenez un dessert, finalement ?

Nicolas – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Stéphane semble percevoir le malaise.

Stéphane – Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez tendu…

Nicolas – Je ne vous ai pas tout dit, Stéphane et… Alex vient de me convaincre qu’il serait plus honnête de tout vous avouer avant que nous n’allions plus loin.

Stéphane – Alex ?

Nicolas – Je ne voudrais pas que notre relation commence sur de mauvaises bases.

Stéphane – Vous n’êtes pas vraiment veuf, c’est ça ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Je vois…

Nicolas – Je ne suis pas veuf, parce que je n’ai jamais été marié.

Stéphane – Donc vous êtes célibataire…

Nicolas – Tout ce qu’il y a de plus célibataire.

Stéphane – Alors tout va bien !

Nicolas – C’est pour le reste que j’ai un peu… enjolivé.

Stéphane – Vous m’avez menti ?

Nicolas – Mais au début, ce n’est pas à vous que je mentais… C’est… à l’employeur avec qui j’avais rendez-vous… Pour un boulot… J’avais un peu bidonné mon CV, comme tout le monde, et… Je ne sais pas par quel hasard je me suis retrouvé assis en face de vous…

Stéphane – Moi non plus… Mais bidonné…?

Nicolas – Je n’ai pas fait HEC, Stéphane. En fait, je n’ai même pas mon bac. Je suis comédien. Enfin, en ce moment, je suis surtout en formation… au Cours Florent. Et encore, seulement en auditeur libre…

Stéphane – C’est une blague ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Alors vous vous êtes foutu de moi ?

Nicolas – Je n’en avais pas l’intention, je vous assure…

Stéphane – Pas l’intention ? Vous avez abusé de moi ! De ma crédulité !

Nicolas – Ce qui est vrai, c’est que vous me plaisez énormément, Stéphane. Et ce quiproquo… C’est un signe du destin, non ? La preuve que nous étions fait pour nous rencontrer…

Stéphane – Ah, oui…?

Nicolas – Les diplômes, le compte en banque, les voitures… Ce n’est pas le plus important, dans la vie, vous l’avez dit.

Stéphane – J’ai dit ça, moi ?

Nicolas – Et vous ? Je suis sûr que vous avez bien un peu enjolivé votre profil sur ce site de rencontre, non ?

Stéphane – Mais absolument pas ! Enfin, pas sur l’essentiel, en tout cas…

Nicolas – Moi, je suis prêt à vous aimer comme vous êtes, Stéphane.

Stéphane – Vraiment ?

Nicolas – Si vous m’avez caché une ou deux choses que je devrais savoir, je vous écoute. Et je vous promets que ça ne changera absolument rien aux sentiments que j’éprouve pour vous.

Stéphane – Très bien… Alors en effet, moi non plus, je n’ai pas été parfaitement honnête avec vous, Nicolas.

Nicolas – Je vous écoute..

Stéphane – Ce n’est pas très facile à dire…

Stéphane se penche vers lui et lui glisse quelque chose à l’oreille.

Saisissement de Nicolas. Alex revient.

Alex – Un café ? Un digestif ? (Devant le silence des deux autres) L’addition, d’accord…

Alex repart.

Nicolas – Non ?

Stéphane – Si.

Nicolas – Ça ne se voit pas du tout.

Stéphane – Oui, enfin… Ça dépend…

Nicolas – Mais… vous vous en êtes rendu compte comment ? Désolé, c’est une question idiote…

Stéphane – Pour vous, ce n’est pas important, non ? Vous avez promis de m’aimer comme je suis…

Nicolas – Bien sûr… Pas de problème, Stéphane… Je… vous prends comme vous êtes, absolument.

Stéphane – Très bien… Alors allons-y… Je vais chercher mon manteau…

Stéphane sort un instant. Nicolas se tourne vers Alex qui revient avec l’addition, dans un petit panier.

Nicolas – Dites-moi, Alex, j’ai un doute affreux tout à coup… Quelqu’un qui a du mal cicatriser quand il se coupe, on appelle bien ça un hermaphrodite, non ?

Alex – Non, ça c’est un hémophile, Monsieur.

Nicolas – C’est bien ce que je craignais…

Stéphane revient, avec son manteau à la main. Alex repart.

Stéphane – On va boire un dernier chez vous ?

Nicolas – Écoutez, Stéphane, j’ai bien réfléchi et… je crois qu’il vaut mieux malgré tout que nous restions bons amis…

Stéphane – J’étais sûre de votre réaction… Vous me décevez, Nicolas… Vous me décevez beaucoup…

Nicolas – Je suis vraiment désolé, mais… Je suis sûr qu’un jour, vous trouverez quelqu’un qui vous ressemble, avec qui fonder une famille et…

Stéphane – Ne te fatigue pas, je suis au Cours Florent moi aussi.

Nicolas – C’est pas vrai ?

Stéphane – Malheureusement si…

Nicolas – C’est incroyable qu’on ne se soit jamais croisé là-bas…

Stéphane – Incroyable, c’est le mot que je cherchais.

Nicolas – Bon, moi, je suis au cours du soir, c’est peut-être pour ça…

Stéphane – Je crois que cette comédie a assez duré, non ?

Nicolas – Écoutez, c’est vrai qu’on est parti sur un mauvais pied, tous les deux, mais…

Stéphane – Un mauvais pied ?

Nicolas – Le type avec qui vous aviez rendez-vous avait sûrement menti sur son profil lui aussi…

Stéphane – Le type avec qui… Ah, oui, c’est vrai… Je l’avais oublié, celui-là…

Nicolas – Allez savoir ? Si ça se trouve, ce n’était même pas un homme…

Stéphane lui lance un regard assassin. Alex revient.

Alex – Chèque, carte bleue ?

Stéphane – Je crois que vous me devez au moins une invitation, non ?

Nicolas ouvre avec précaution le panier et regarde l’addition.

Nicolas – Ouh la… Mon RSA du mois va y passer…

Il sort sa carte bleue et la dépose sur la table.

Stéphane – Merci quand même pour le déjeuner.

Nicolas – Il me vient une idée, Stéphane…

Stéphane – Ah, oui ? Et si vous la gardiez pour vous ?

Nicolas – Ça a tilté dans mon esprit, tout à l’heure, quand vous avez dit que cette comédie avait assez duré. C’est un sujet formidable, non ?

Stéphane – Quoi ?

Nicolas – Ce qui vient de nous arriver ! On pourrait l’écrire ensemble, cette pièce. On a déjà le sujet. Je suis sûr qu’on ferait un tabac…

Stéphane – Pourquoi pas… Dans la catégorie gay friendly… Et Alex aussi est au Cours Florent…

Nicolas – Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui… Mais je suis vraiment très excité par ce projet de pièce… Pas vous ?

Pendant qu’Alex aide Stéphane à enfiler son manteau, Nicolas sort son téléphone.

Stéphane – Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez votre agent ?

Nicolas – J’appelle la secrétaire de ce type qui m’avait donné rendez-vous ici. Je vais lui dire que je laisse tomber la pub… Je préfère rester comédien… Et je sens que cette pièce pourrait faire décoller ma carrière. (Il appuie sur la touche rappel) Ce qui nous manque, c’est un bon titre…

C’est le portable de Stéphane qui sonne. Stupéfaction de Nicolas.

Alex – Cartes sur table ?

Stéphane affiche une mine gênée, avant d’enlever sa perruque blonde.

Stéphane – Ok…

Elle sort à son tour sa carte bleue et la dépose sur la table à côté de celle de Nicolas.

Alex – Ah… Bataille…

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

 Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-26-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Ménage à trois

Ménage à trois (english) –  Ménage à trois (español) – Menage a trois (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 1 femme

Quand on vit à trois dans un deux pièces, c’est qu’il y en a un de trop… Mais lequel ?

 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

 


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Ménage à Trois

Personnages :

Florent
Patrick
Justine

La salle de séjour d’un modeste deux pièces. Patrick, recouvert d’un drap, dort sur le canapé. Justine, qui vient visiblement de se lever, arrive de la cuisine avec une cafetière qu’elle pose sur la table, sans prêter la moindre attention au dormeur. Elle se sert une tasse de café. Florent arrive à son tour en mode zombie. Il se penche vers Justine pour déposer un baiser sur sa bouche.

Florent – Bonjour mon cœur.

Justine – Bonjour mon chéri.

Florent s’assied en face d’elle, sans poser non plus le moindre regard sur le dormeur.

Justine – Café ?

Florent – Merci.

Elle lui sert une tasse de café. Ils se sourient un peu bêtement tout en sirotant leur café. Florent bâille, allume son ordinateur portable et commence à pianoter sur le clavier.

Justine – Déjà ?

Florent – Excuse-moi… Tu as bien dormi ?

Justine – Très bien. (Avec un sourire plein de sous-entendus) Enfin, quand tu t’es décidé à me laisser dormir… Et toi ?

Florent – Comme un bébé.

Justine – Un bébé ?

Florent – Oui, enfin…

Justine – Va savoir… On en a peut-être fait un cette nuit…

Florent – On n’avait pas dit qu’on attendait encore un peu ? Le temps que je retrouve un vrai boulot…

Justine – Et le temps qu’une place se libère…

Florent – En crèche.

Justine – Ici !

Florent – Ah oui, pardon…

Justine – Je prends toujours la pilule, rassure-toi… Mais un accident est toujours possible, tu sais…

Florent – C’est clair…

Justine saisit un journal sur la table.

Justine – Voyons voir… Que dit mon horoscope ? (Lisant) Amour : Vénus vous veut du bien. Savourez pleinement le fruit de la passion…

Florent – Hun, hun…

Justine – Argent : Vos problèmes pourraient se régler très rapidement. Vous tirerez votre épingle du jeu, mais restez prudente.

Le regard de Florent est irrésistiblement attiré vers son écran d’ordinateur.

Justine – Je te parle de notre avenir, Florent ! Et toi tu regardes les cours de la bourse !

Florent replie l’écran pour ne plus être tenté.

Florent – Pardon Justine…

Le regard de Florent se tourne vers une étagère sur laquelle trône un vase chinois.

Florent – Il n’y avait pas un autre vase, là ?

Justine – Je l’ai cassé hier en faisant le ménage… Je suis vraiment désolée. C’était un cadeau de ta mère.

Florent – Ce n’était qu’un vase, après tout… Mais celui qui reste a l’air de s’ennuyer un peu. Il faudra qu’on lui trouve un autre compagnon.

Justine sourit. Ils continuent à boire leur café.

Justine – Je ne voudrais pas aborder les sujets qui fâchent dès le matin, mais il t’a dit combien de temps il comptait rester ici à peu près…

Florent – Qui ?

Justine (avec un geste du menton vers le dormeur) – Patrick !

Florent – Ah… Lui… Écoute, je ne sais pas exactement, mais c’est provisoire…

Justine – Provisoire ?

Florent – C’est juste pour lui donner le temps de se retourner un peu…

Justine – Ça va faire un an qu’il dort sur notre canapé. Je crois qu’il a eu largement le temps de se retourner, non ?

Florent – Il est momentanément sans domicile fixe… On ne peut pas le jeter à la rue comme ça…

Justine – Mais Patrick n’a jamais eu de domicile fixe ! Avant de squatter chez nous, il squattait chez moi. Et chez moi, c’était déjà ici justement…

Florent – C’est clair.

Justine – Il a seulement déménagé de mon lit jusqu’au canapé ! Je ne sais pas moi… C’est mon ex, quand même.

Florent – Ça ne me dérange pas, je t’assure…

Justine – Oui ben moi, ça me dérange !

Florent – C’est quand même grâce à lui qu’on s’est connu. On lui doit bien ça. Il n’a que nous !

Justine – Tu veux qu’on l’adopte ? Comme ça, il fera vraiment partie de la famille !

Florent – C’est vrai qu’il n’a jamais eu beaucoup de chance. ..

Justine – Tu as raison. Déjà, quand on s’appelle Patrick, on est mal parti dans la vie.

Florent – C’est clair…

Justine – Remarque, je me demande si ce n’est pas à cause de ce prénom à la con que j’ai accepté de sortir avec lui à l’époque. Par pitié. Patrick… Ce n’est pas un pseudo au moins ?

Florent – Non, non, je t’assure. Il m’a montré ses papiers, un jour. Il s’appelle vraiment Patrick. Il en a beaucoup souffert, tu sais… Dès la crèche, c’était le seul de sa génération à s’appeler Patrick.

Justine – C’est vrai qu’on a du mal à s’imaginer un bébé s’appelant Patrick. Ou alors on imagine un gamin pas très normal…

Florent – C’est clair…

Justine – Et notre bébé à nous, si c’était un garçon ? Tu as une préférence, pour le prénom ?

Florent – Je ne sais pas moi… Jean-Pierre ? (Elle le regarde atterrée) Je déconne…

On sonne à la porte. Justine sort pour aller ouvrir. Florent en profite pour relever le capot de son ordinateur et se remet à pianoter dessus. Justine revient.

Florent – C’était quoi ?

Justine lance une pile de lettres sur la table basse.

Justine – Le facteur… Alors ? Notre portefeuille a pris combien, depuis hier soir ?

Florent – Tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas perdu…

Justine – Je vois… Je me demande quand même si tu as bien fait d’investir toutes tes indemnités de licenciement en actions Carrefour.

Florent – Pourquoi pas ?

Justine – C’est chez Carrefour que tu travaillais avant qu’ils te licencient !

Florent – Et alors ?

Justine – Je ne sais pas moi… S’ils font des plans sociaux, c’est que la boîte ne va pas très fort, non ?

Florent – C’est là où la plupart des gens se trompent, et où un bon trader flaire la bonne affaire.

Justine – Ah oui ?

Florent – Si les entreprises licencient, aujourd’hui, c’est pour que le cours de leurs actions remontent. C’est ce qu’on appelle des licenciements boursiers, justement.

Justine – D’accord… Et elles ont remonté de combien, tes actions Carrefour, depuis que tu les as achetées ?

Florent – Tu sais, la bourse, c’est un investissement à long terme.

Justine – C’est pour ça que tu passes tes journées devant ton écran à surveiller les cours… (Elle prend le paquet de lettres et les commente une à une) EDF, Veolia, Bouygues Telecom… Eh ben ça, c’est du court terme, tu vois, et c’est toujours à la hausse…

Florent – C’est clair…

Justine – Heureusement qu’il y a au moins une personne qui ramène un salaire dans cette maison…

Florent – Il faut bien que je m’investisse dans quelque chose en attendant de retrouver un boulot. Tu préfèrerais que je reste là à ne rien faire et à déprimer ?

Justine – Tu as raison, excuse-moi…

Elle l’embrasse.

Florent – On va s’en sortir, tu verras… Je le sens… Et puis il y a des traders qui gagnent beaucoup d’argent, tu sais ?

Justine – Mmm… Il y en a aussi qui finissent en prison…

Florent – C’est clair…

Justine prend une carte de visite au milieu de la pile de lettres et lui tend.

Justine – Tiens, il y avait aussi une carte de visite dans la boîte aux lettres.

Florent (lisant) – Marabout et voyant africain. Travail, argent, amour, grossesse… Efficacité garantie et résultats rapides en toute discrétion…

Justine (lisant par dessus son épaule) – Protection occulte et désenvoûtement… Et si on lui demandait de désenvoûter Patrick ? Je pense que ce serait un investissement plus rentable que la bourse… À court et à long terme…

Florent – C’est clair…

Ils s’embrassent.

Justine – En tout cas, il a l’air de dormir profondément.

Florent – C’est vrai qu’il n’a pas bougé d’un centimètre depuis qu’on est levé.

Justine – Il est peut-être mort…

Florent – Tu crois ?

Justine – On serait enfin débarrassé de ce boulet.

Florent – Ça résoudrait tous nos problèmes…

Justine – Et les siens.

Florent – On ne devrait pas plaisanter avec ça…

Justine – C’est vrai qu’il ne bouge plus du tout, dis donc.

Florent – Oui, ça commence à m’inquiéter un peu.

Justine – Arrête, ce serait trop beau…

Florent (secouant légèrement le dormeur) – Patrick…?

Patrick garde une rigidité cadavérique. Florent et Justine échangent un regard inquiet.

Justine – Non…

Florent se penche sur le corps de Patrick.

Florent – On dirait qu’il ne respire plus…

Justine – Il a toujours eu le sommeil un peu lourd, mais d’habitude il ronfle…

Florent – Oh, putain… Je me demande si je n’ai pas fait une connerie…

Justine – De quoi tu parles ?

Florent – Hier soir, Patrick m’a dit qu’il avait mal à la tête…

Justine – Et alors ?

Florent – Je lui ai donné un Aspro Effervescent…

Justine – Et tu crois que c’est cette aspirine qui aurait pu…

Florent – Le problème, c’est que sans lui dire, j’ai ajouté à l’aspirine un comprimé de tes somnifères…

Justine – Non ?

Florent – En fait, comme tu m’avais dit qu’ils étaient très légers, j’en ai mis deux…

Justine – Mais pourquoi tu as fait ça ?

Florent – Tu te plaignais qu’à cause de Patrick, on n’ait plus aucune intimité… C’est vrai que d’ici, on entend tout ce qui se passe à côté… Je sais, c’est moi qui dormais sur ce canapé quand c’était Patrick qui dormait dans la chambre avec toi, et je peux te dire que…

Justine – Oui, bon, ça va…

Florent – Comme c’était samedi soir, je me suis dit que… C’est pour ça que ce matin, je ne me suis pas inquiété qu’il fasse la grasse matinée. Il est peut-être allergique aux somnifères… Tu te rends compte s’il ne se réveillait pas ?

Justine – C’est plutôt l’aspirine qui m’inquiète…

Florent – L’aspirine ?

Justine – En cas de lésion interne, ça peut provoquer une hémorragie.

Florent – Une lésion interne ? Patrick ?

Justine – Tu me demandais tout à l’heure où était passé le deuxième vase… Et bien si Patrick avait mal à la tête hier soir, c’est parce que je lui ai cassé le vase de ta mère sur la tronche…

Florent – Mais… pourquoi ?

Justine – Parce qu’il a essayé de me sauter dessus, ton copain, figure-toi !

Florent – Non ?

Justine – Il a commencé par me proposer qu’on ressorte ensemble… Surtout pour éviter de se retrouver à la rue, j’imagine… Et comme je lui ai dit non, il s’est montré un peu insistant, si tu vois ce que je veux dire…

Florent – Le petit salopard…

Justine – En attendant, s’il est vraiment mort, on peut dire qu’on est dans la merde…

Florent – Tu crois ?

Justine – Entre toi qui le drogues à son insu et moi qui lui écrase un vase sur la tête, on

pourra difficilement faire passer ça pour un accident domestique…

Florent – Qu’est-ce qu’on fait ? Il faut quand même appeler les urgences, non ?

Justine – S’il est mort de toute façon…

Florent – La police alors ?

Justine – Il faudrait d’abord qu’on se mette d’accord sur une version des faits…

Florent – On n’a qu’à dire que…

Tandis qu’ils se concertent, Patrick se retourne enfin et tombe du canapé. Florent et Justine se tournent vers lui.

Patrick – Oh, putain, j’ai dormi comme une souche, moi. Je ne me souviens même pas de ce qui s’est passé hier soir…

Justine – Tant mieux…

Florent (ironique) – Tu n’as plus mal à la tête, alors ?

Patrick – À la tête ? Non, pourquoi ?

Florent – Comme ça…

Patrick – Non, c’est curieux, je suis même en super forme, dis donc. Je ne sais pas pourquoi, j’ai une de ces pêches ! D’habitude, quand je me réveille, j’ai toujours la gueule dans le cul…

Florent – C’est clair…

Patrick – Mais là, je suis extra lucide.

Florent – Rassure-toi, ça ne va sûrement pas durer…

Justine – En attendant, tu pourrais en profiter pour commencer à chercher sérieusement un boulot, non ?

Patrick – Un boulot ?

Justine – Ne me dis pas que tu ne sais pas ce que c’est… Tu n’as jamais travaillé de ta vie ?

Patrick – Qu’est-ce que tu entends par travailler ?

Justine – Laisse tomber…

Patrick se lève. Il est en sous-vêtements.

Patrick – Il reste du café ?

Justine – Il y a juste à le réchauffer. Tu crois que tu peux faire ça ?

Patrick – Ne vous dérangez pas pour moi, je vais le boire comme ça.

Justine – Bien sûr…

Patrick se sert un café et commence à le boire.

Patrick (à Justine) – Oh, ça va, il est encore tiède… (Il sirote son café dans un silence un peu pesant) Comment va ta mère, au fait ?

Justine (surprise) – Ça va très bien, je te remercie ?

Patrick – Elle est sortie de l’hôpital, alors ?

Justine – De l’hôpital ? Ma mère est en vacances en Corse…

Patrick – Mais elle a eu un accident, non ?

Justine – Pas à ma connaissance.

Patrick – Excuse-moi, j’ai dû rêver.

Justine – Ouais…

Patrick continue à boire son café.

Patrick – C’est curieux, j’ai aussi rêvé que Florent avait trouvé un boulot. C’est marrant, non ?

Florent – Qu’est-ce qu’il y a de tellement marrant là-dedans ?

Justine – Tu n’as pas rêvé que tu trouvais un logement, par hasard. Ça ce serait marrant…

Florent – C’est sûr qu’à trois dans un deux pièces, forcément… On finit par être un peu les uns sur les autres…

Justine – D’ailleurs, ça sent un peu le fauve, ici, non ?

Patrick se lève.

Patrick – Ok, je vais prendre une douche…

Patrick sort.

Justine – Je me demande si je n’aurais pas préféré qu’il soit vraiment mort, finalement…

Florent – Il reste encore un vase…

Justine – Ma mère… Il est vraiment bizarre, non ?

Florent – D’accord, je vais lui parler…

Justine se rapproche de Florent.

Justine – Merci. Parce que tu avoueras qu’avec mon ex entre nous sur le canapé…

Florent – Ça fait un peu ménage à trois.

Justine – Si encore il faisait le ménage…

Ils s’embrassent. Le portable de Justine sonne. Elle répond.

Justine – Oui ? Papa ? Alors comment ça se passe, les vacances ? Il fait beau en Corse ? (Son sourire s’efface) Non ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Et c’est grave ? Ok… Non, non… Oui, oui, je comprends… Tu l’embrasses de ma part… D’accord, tu me rappelles dès que tu en sais un peu plus, alors… Moi aussi… À plus…

Florent – Qu’est-ce qui se passe ?

Justine – Ma mère est à l’hôpital à Bastia…

Florent – Merde… Un attentat à la bombe ?

Justine – Les médecins ne peuvent pas encore se prononcer, c’est l’heure de la sieste. Mais apparemment, ce serait plutôt une intoxication alimentaire.

Florent – Qu’est-ce qu’elle avait mangé ?

Justine – Du saucisson d’âne. C’est une spécialité corse, il paraît…

Florent – Comment ils peuvent bouffer des trucs pareils… Tu imagines un peu si on leur donnait leur indépendance…

Justine – Heureusement que mon père n’en avait pas mangé aussi…

Florent – Il a eu raison de se méfier… Mais ils vont pouvoir la sauver ?

Justine (en larmes) – Papa me rappelle dès qu’il en sait un peu plus…

Florent la prend dans ses bras pour la consoler.

Florent – Ça va aller, tu verras… Il faut attendre, c’est tout… Les intoxications alimentaires, ça se soigne très bien maintenant…

Justine sèche un peu ses larmes.

Justine – Mais au fait, comment il était au courant ?

Florent – Qui ? Ton père ?

Justine – Patrick ! Il a dit que ma mère avait eu un accident…

Florent – Bon, une intoxication alimentaire, ce n’est pas exactement un accident.

Justine – Il savait que ma mère était à l’hôpital !

Florent – C’est clair…

Justine – C’est dingue… Et si il avait un don de voyeur !

Florent – De voyant, tu veux dire ? Comme ce marabout africain ?

Justine – Avoue que c’est quand même troublant…

Florent – C’est bien le seul don qu’il aurait.

Justine – Et puis il n’est pas africain. Ça, je pense qu’on s’en serait déjà rendu compte avant.

Patrick revient.

Patrick – Il y a un chat noir sur le balcon.

Florent – Un chat noir ?

Patrick – Ça doit être celui que la voisine a perdu…

Justine – La voisine ? Quelle voisine ?

Patrick – La voisine du dessus ! Celle qui s’habille en gothique…

Justine – Je ne connais personne qui s’habille en gothique. Et l’appartement du dessus est inoccupé depuis six mois. La précédente locataire était enseignante, elle s’est pendue à son rideau de douche le jour de la rentrée scolaire…

On sonne. Justine va ouvrir.

Florent – De quel couleur, le chat ?

Patrick – Noir.

Florent – Un chat noir… Ça porte malheur, non ?

Justine revient.

Justine – C’est la nouvelle voisine…

Florent – Et alors ?

Justine – C’est vrai qu’elle a un drôle de look…

Florent – Quel genre ?

Justine – Disons que si elle m’avait proposé des pommes, je ne suis pas sûre que j’en aurais pris…

Florent – Et alors ?

Justine – Elle vient d’emménager dans l’appartement du dessus, et elle a perdu son chat.

Patrick – Un chat noir.

Florent – C’est clair…

Justine (à Patrick) – Tu peux attraper le chat et le rendre à cette sorcière ? Moi, les chats noirs, je préfère ne pas y toucher. Surtout en ce moment, avec ma mère qui est à l’hôpital…

Patrick – Pas de problème, je m’en occupe… Ce n’est qu’un chat, après tout…

Patrick repart. Florent et Justine échangent un regard perplexe.

Florent – Ça ne peut être qu’une coïncidence… Tu crois aux marabouts, toi ?

Justine – Je n’y croyais pas jusqu’à aujourd’hui… Mais tu as raison, c’est sûrement un hasard.

Le portable de Florent sonne. Il regarde le numéro qui s’affiche.

Florent (à Justine) – C’est l’ANPE… (Il prend l’appel) Oui ? Oui, oui… Non, non… Si, si… D’accord, je note le numéro… (Il griffonne quelque chose sur un papier) Très bien, merci beaucoup. (Il range son portable et s’adresse à Justine). C’était pour une offre d’emploi…

Justine – Génial ! Tu vois, ils font quand même leur boulot à l’ANPE ! Et c’est quoi, comme travail ?

Florent – Commercial chez France Telecom. Un poste vient de se libérer…

Justine – Un départ à la retraite ?

Florent – Un suicide…

Justine – Mais c’est super !

Florent – Oui…

Justine – Alors pourquoi tu fais cette tête d’enterrement ? On croirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Florent – Ce qui est bizarre, c’est que Patrick avait aussi prévu ça…

Stupeur de Justine.

Justine – Merde, c’est vrai…

Florent – Il a rêvé que j’avais trouvé un boulot, c’est quand même bizarre…

Justine – Ah oui, là ça commence à faire beaucoup de coïncidences.

Florent – C’est clair.

Justine – C’est peut-être le coup qu’il a reçu sur la tête…

Florent – Plus les médocs…

Justine – Ça a dû provoquer une sorte de court-circuit…

Florent – C’est dingue, on se croirait dans Ma Sorcière Bien Aimée.

Justine – Ou dans un film de zombies…

Patrick revient.

Patrick – Ah, une bonne douche, ça fait du bien. (Il se rend compte que les deux autres le regardent avec un air bizarre) Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Florent – Non, non, rien…

Justine – Ça fait du bien une bonne douche, hein ?

Patrick – Oui, c’est ce que je disais, justement…

Justine – Tu veux un autre café ?

Patrick – Ah oui, pourquoi pas ?

Justine – Je vais aller en refaire… Oh et puis non, tiens, pourquoi moi, après tout ? On fait ça à pierre-ciseaux-feuille ?

Patrick – À quoi ?

Justine (faisant successivement les trois gestes) – Pierre-ciseaux-feuille, tu ne connais pas ?

Patrick – Ah si, oui…

Justine – Celui qui perd fait le café, d’accord.

Patrick – Ok, mais je n’ai jamais vraiment eu de chance au jeu, moi.

Justine – Ah, malheureux aux jeux… On y va ?

Patrick – Ok.

Justine – Un, deux, trois…

Justine lève le poing serré façon salut communiste, Patrick lève la paume ouverte façon salut hitlérien.

Justine – La feuille enveloppe la pierre, c’est toi qui a gagné. Avec Florent maintenant…

Patrick – Ah oui, c’est marrant !

Justine – Un, deux, trois…

Florent tend les deux doigts façon karaté en direction de Patrick, qui serre les deux poings devant son visage comme un boxeur pour se protéger.

Justine – Et la pierre casse les ciseaux… C’est encore toi qui a gagné, Patrick ! (À Florent) Il est vraiment trop fort, hein ? On dirait qu’il sait à l’avance tout ce qui va se passer…

Patrick – C’est bien la première fois que je gagne à un jeu.

Justine – Je vais remettre le reste de café au micro-onde…

Florent reste seul avec Patrick.

Patrick – Elle est très joueuse, hein ?

Florent – Oui…

Patrick – Et toi, tu as bien dormi ?

Florent – Très bien, merci.

Patrick – Écoute, je comprends parfaitement que ma présence ici commence à générer quelques tensions…

Florent – Tu crois ?

Patrick – Dès que je peux, je m’en vais, je t’assure. D’ailleurs, je suis sur un plan, là…

Florent – Un plan ?

Patrick – Tu ne vas pas le croire, mais je crois que j’ai une ouverture avec la voisine du dessus.

Florent – La sorcière ?

Patrick – Oui, enfin… Je préférerais le terme de succube, si ça ne te dérange pas.

Florent – De succube… Non, non, ça ne me dérange pas…

Patrick – Non, mais je déconne… C’est vrai qu’elle a un look un peu spécial, mais bon…

Florent – Elle ressemble à quoi, exactement ?

Patrick – Ben… Elle ressemble un peu à Marilyn, tu vois…

Florent – Marilyn Monroe ?

Patrick – Plutôt Marilyn Manson, à vrai dire…

Florent – Ah oui, quand même…

Patrick – Mais bon… Elle habite juste au dessus… Comme ça, je n’aurais pas trop loin à déménager.

Florent – Tu n’as qu’un sac…

Patrick – Et on serait toujours voisins !

Florent – Cool…

Patrick – Il y a juste un truc qui m’inquiète un peu…

Florent – Ah oui ?

Patrick – Je ne suis pas encore sûr à cent pour cent que ce soit vraiment une femme…

Florent – Tu veux dire que ça pourrait être un homme ?

Patrick – Ou quelque chose entre les deux.

Florent – Entre les deux…

Patrick – Enfin, personne n’est parfait…

Florent – C’est clair…

Justine revient avec un plateau qu’elle pose devant Patrick : café, jus d’orange tartines…

Justine – Tiens, je t’ai préparé un bon petit déjeuner. C’est important le petit déjeuner. C’est le repas le plus important de la journée.

Patrick (surpris et un peu inquiet) – Eh oui…

Florent – Tu veux que je te beurre la tartine ?

Patrick – Euh… Vous ne seriez pas en train d’essayer de m’empoisonner, au moins ? Pour vous débarrasser de moi…

Florent – Rassure-toi, on va t’épargner le saucisson d’âne, si tu vois ce que je veux dire…

Patrick – Eh… Oui… Enfin, non, mais…

Justine – Allez, vas-y, le café va encore refroidir…

Florent et Justine le regardent manger avec un sourire idiot, ce qui met évidemment Patrick mal à l’aise.

Patrick – Vous ne voulez pas en reprendre une tasse avec moi ? Parce que je me sens un peu observé là…

Justine – Bien sûr. Mais on va faire un jeu, en même temps, d’accord ?

Patrick – Encore ?

Elle tourne le dos à Patrick, se sert un café et met deux sucres dedans.

Justine – Une devinette… Combien j’ai mis de sucre dans mon café ?

Patrick – Je ne sais pas… Deux ?

Justine – Yes ! Encore gagné !

Florent – En même temps, tu mets toujours deux sucres dans ton café…

Patrick, reprenant espoir, fait les yeux doux à Justine.

Patrick – Je te connais mieux que tu ne crois, Justine… D’ailleurs, je t’ai connue avant Florent, tu te souviens quand même ?

Florent – Si je vous dérange, vous me le dites, hein ?

Justine (à Florent) – Et toi qui me disais tout à l’heure que tu n’étais pas jaloux…

Patrick – Moi, je ne le suis pas, en tout cas… Je suis tout à fait prêt à partager…

Florent – Mais ça ne va pas, non ?

Le portable de Patrick sonne. Il répond.

Patrick – Oui ? Ah ouais salut ! (Aux deux autres) Excusez-moi… Non, non, tu ne me déranges pas…

Patrick sort.

Justine – Alors ?

Florent – Patrick a une touche avec la succube…

Justine – La succube ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Florent – Je n’en ai aucune idée… C’est bien ce qui m’inquiète… Comment Patrick peut-il connaître des mots dont moi-même j’ignore la signification…

Justine – Hier soir encore il avait un vocabulaire de deux cents mots à peine… constitué pour moitié de marques de bières.

Florent – Attends, je regarde sur Wikipedia…

Il consulte son ordinateur et elle lit par dessus son épaule.

Justine – Succube : Démons qui prennent la forme d’une femme pour séduire un homme durant son sommeil et ses rêves…

Florent – Non…

Justine – Patrick a un don de divination, je te dis ! Et maintenant on sait d’où ça vient !

Florent – Ah oui ? D’où ?

Justine – De la sorcière qui habite juste au dessus ! Elle a dû l’ensorceler pendant son sommeil, comme ils disent sur Wikipedia…

Florent – C’est clair…

Justine – C’est trop con, il faudrait trouver le moyen d’en profiter…

Florent – Profiter de quoi ?

Justine – Attends Florent, on a quelqu’un à la maison qui peut prévoir l’avenir ! Tu te rends compte ! C’est mieux que l’horoscope, non ?

Florent – C’est clair.

Justine – Pour une fois que ce parasite peut se rendre utile… Il faut absolument trouver une idée pour exploiter les pouvoirs surnaturels de cet abruti, et vite.

Florent – Pourquoi vite ?

Justine – Mais parce que ça ne va peut-être pas durer ! C’est sûrement un effet passager…

Florent – Je vois… Comme la potion magique, tu veux dire…

Justine – Restons calmes et réfléchissons. Qu’est-ce qu’on ferait si on pouvait lire vingt quatre heures à l’avance le journal de demain ?

Florent – Et si on en parlait avec Patrick ?

Justine – Tu rigoles ? Surtout pas !

Florent – Pourquoi ça ?

Justine – Si Patrick savait qu’il avait un don, tu crois qu’il partagerait avec nous ?

Florent – Il y a cinq minutes, en tout cas, il était prêt à te partager avec moi…

Justine – Non, il ne faut pas qu’il soit au courant, comme ça on n’aura rien à partager du tout…

Florent – En même temps, cacher quelque chose à un voyant, ça ne doit pas être évident…

Justine – Ce n’est pas faux…

Florent – On n’a qu’à lui demander ce qu’il verrait bien comme combinaison pour le prochain tirage du loto ?

Justine (ironique) – Tu as raison, c’est hyper discret…

Florent – Quoi ?

Justine – S’il se doute de quelque chose, il jouera la combinaison gagnante sans nous ! Il suffit d’un euro, pour jouer au loto !

Florent – C’est clair.

Justine – Et puis trouver cinq numéros plus le complémentaire, ce n’est pas évident… C’est Patrick, quand même…

Florent – Qu’est-ce que tu proposes, alors ?

Justine – Il faudrait quelque chose de plus simple… et qui demande au départ une mise de fond plus importante… Une somme dont Patrick ne dispose pas de toute façon…

Florent – La bourse ?

Justine – Mais oui, tu as raison ! La bourse ! Il doit sentir à l’avance quelles actions vont monter ou descendre, lui…

Florent – Tu crois ?

Justine – Tu imagines un peu ? Si un trader pouvait disposer à l’avance des cours de bourse du lendemain !

Patrick revient.

Florent – Tout va bien ?

Patrick – Super ! Je n’ai pas lu mon horoscope, mais je sens que ça va être une bien meilleure journée qu’hier… J’ai les crocs, moi, pas vous ?

Justine – Dis-moi, Patrick, si tu devais investir toutes tes économies, là maintenant, tu achèterais quoi ?

Patrick – Mac Do !

Justine – Pourquoi Mac Donald ?

Patrick – Pourquoi ? Avec toutes mes économies, j’ai juste de quoi acheter un Big Mac ! Voilà pourquoi !

Florent – C’est clair…

Florent et Justine échangent discrètement un regard entendu.

Justine (à Florent) – Eh ben vas-y, qu’est-ce que tu attends ?

Florent – Je reviens tout de suite…

Florent part avec son ordinateur. Patrick reste seul avec Justine. Silence embarrassé.

Patrick – Écoute Justine, j’ai très bien compris le message que tu as essayé de me faire passer hier soir…

Justine – Tu veux dire pour le vase… Je suis vraiment désolée, je me suis un peu emportée, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Patrick – Non, non, c’est moi… Je comprends que c’est un peu embarrassant que je continue à habiter chez vous, et je vous remercie de m’avoir hébergé aussi longtemps…

Justine – Mais pas du tout, enfin ! Tu peux rester autant que tu veux !

Patrick – En fait, c’est moi que ça commence à déranger. J’ai encore des sentiments pour toi et…

Justine – Ah oui ?

Patrick – La voisine du dessus m’a proposé de m’héberger pendant quelque temps…

Justine – La sorcière ?

Patrick – Ok, elle a un look un peu malsain, mais bon…

Justine – Enfin, Patrick, tu ne vas pas aller t’installer chez… cette créature ! Je ne suis même pas sûre que ce soit une vraie femme…

Patrick – Ah toi aussi, tu as un doute…

Justine – Prends quand même le temps de réfléchir, Patrick. C’est une décision importante…

Patrick – Merci, mais ça fait déjà un moment que j’y pense… Je vais remballer mes affaires…

Patrick sort. Florent revient.

Florent – Ça y est, j’ai revendu toutes nos actions Carrefour, et j’ai tout misé sur Mac Donald.

Justine – Banco !

Florent – Il n’y a plus qu’à attendre…

Justine – Fais voir…

Florent lui montre l’écran de son ordinateur portable, et regarde lui aussi.

Florent – Ce n’est pas vrai !

Justine – Quoi ?

Florent – Nos actions Mac Donald ont pris dix pour cent d’un coup depuis que je le les ai achetées il y a cinq minutes !

Justine – Comment c’est possible ?

Florent regarde l’écran.

Florent – Rumeur de rachat de Mac Donald par Facebook… C’est incroyable !

Justine – Alors on a gagné combien ?

Florent – Tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas gagné. Mais attends voir… J’en ai acheté pour 10.000 euros.

Justine – C’est tout ce qui nous restait sur les 15.000 qu’on avait investi en bourse ?

Justine – Malheureusement, j’ai dû revendre Carrefour à perte…

Justine – Admettons… Alors combien on a gagné bordel ?

Florent – Moins les frais, si on revend maintenant, on fait une plus value de… 800 euros à peu près.

Justine – Ouais… Ce n’est pas le gros lot, quand même.

Florent – Et puis ça peut rebaisser dans cinq minutes…

Justine – Revends tout de suite !

Florent – Ok. (Florent pianote sur son portable) C’est fait. 798 euros de bénéfice…

Justine – Yes !

Florent – Évidemment, si on avait une mise de départ plus importante…

Justine – Tu as raison, il faut voir plus grand. Maintenant qu’on sait que Patrick a vraiment un don de voyance…

Florent – C’est sûr qu’en spéculant sur le marché des produits dérivés, on pourrait jouer sur un effet de levier…

Justine – C’est quoi, ça ?

Florent – Disons que ça multiplie par 10 ou 20 les possibilités de gains… ou de pertes, évidemment.

Justine – Banco !

Florent – Je veux bien, mais on n’a toujours que 10.798 euros à placer.

Justine – En fait, j’ai un peu plus d’argent que je t’avais dit sur mon livret A…

Florent – Combien ?

Justine – 10.000… Et j’ai aussi 20.000 sur mon compte d’épargne logement. C’est un cadeau de mes parents en prévision de mon mariage…

Florent – Tu as une dote ?

Justine – Ma mère m’avait juré de ne pas te parler de ça… Pour être sûre que tu ne m’épousais pas pour mon argent…

Florent – Je suis très sensible à cette marque de confiance…

Justine – Si on a un bébé bientôt, il faudra bien qu’on achète un appartement plus grand !

Florent – C’est clair…

Justine – C’est l’occasion où jamais, Florent ! Il ne faut pas la laisser passer ! La chance sourit aux audacieux ! Et aujourd’hui, je sens que les astres sont avec nous…

Florent – Et tu es vraiment sûre que…

Justine – Je suis complètement excitée. C’est dingue, cette histoire… Tiens voilà mes codes d’accès pour mon compte sur internet…

Elle griffonne quelque chose sur un papier et lui tend.

Florent – Ce qu’il faut, c’est soutirer à Patrick un autre délit d’initié…

Justine – Et merde !

Florent – Quoi ?

Justine – Patrick vient de m’annoncer qu’il partait. Il est en train de faire son sac.

Florent – Il faut absolument le retenir, le temps qu’il nous refile sa martingale gagnante.

Justine – Comment ?

Florent – Tu pourrais utiliser ton charme…

Patrick revient avec son sac. Florent et Patrick échangent un regard embarrassé.

Florent – Je vous laisse…

Patrick – Tu lui diras au revoir de ma part…

Justine – Tu ne vas pas partir comme ça !

Patrick – C’est mieux pour tout le monde, je t’assure.

Justine – Et si c’est moi qui te demandais de rester.

Patrick – Pourquoi ?

Justine – Parce que je n’ai pas envie que tu partes.

Patrick – Florent ne sera jamais d’accord pour un plan à trois, je le connais.

Justine – Moi non plus.

Patrick – Alors ?

Justine – C’est lui qui va partir.

Patrick – Non…

Justine – Ça fait un moment déjà que ça ne va pas si bien que ça entre Florent et moi, tu sais. Je me suis rendu compte que je m’étais trompée, Patrick. Que je n’avais peut-être pas fait le bon choix…

Patrick s’approche d’elle, plein d’espoir.

Patrick – Le bon choix ? Tu veux dire que…

Justine (repoussant gentiment ses avances) – C’est encore un peu trop tôt, Patrick, excuse-moi. C’est pour ça que j’ai réagi aussi brusquement hier soir… Il faut me laisser un peu de temps, tu comprends ? Mais ne pars pas… (Le portable de Justine sonne). Pardon, il faut absolument que je réponde, c’est ma mère.

Elle sort. Patrick est complètement déstabilisé. Florent revient et lui tend une feuille, que Patrick prend machinalement.

Florent – Je peux te demander un conseil, Patrick ? En ami ?

Patrick – Euh… Oui…

Florent – Tiens, voilà une liste de quarante noms.

Patrick – Encore un jeu ?

Florent – Attention, haute concentration ! Ce ne sont pas des marques de bières, Patrick ! Ce sont les quarante sociétés qui entrent dans la composition de ce qu’on appelle le CAC 40…

Patrick – Le CAC 40 ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Florent – Ali Baba et les 40 voleurs, tu connais ?

Patrick – Euh… Oui…

Florent – Et bien le CAC 40, c’est à peu près la même chose. Les 40 voleurs, c’est eux. Leur trésor, c’est tout le fric qu’ils ont volé. Et Ali Baba, c’est toi ! Enfin, c’est moi… Maintenant, écoute-moi bien, Patrick, j’ai confiance en toi.

Patrick – Ah oui…?

Florent – Si je devais miser toute mes économies sur une seule de ces sociétés, pour laquelle tu me donnerais ton accord…

Patrick (ne comprenant pas la question) – Accord ?

Florent – Accor ! J’en étais sûr ! Excellent placement ! Le secteur hôtelier est en pleine restructuration en ce moment… Tu as flairé une OPA, c’est ça ?

Patrick – Une OPA ? C’est quoi ça ?

Florent – Une OPA ? Mais c’est un hold up, mon vieux ! Le hold up du siècle ! C’est des voleurs, je te dis ! Merci, Patrick… Merci…

Florent repart très excité. Patrick, son sac à la main, ne sait plus quoi faire. Retour de Justine, toujours au téléphone.

Justine – Très bien, tu me rappelles s’il y a du nouveau. Ok, je t’embrasse. Moi aussi… (À Patrick) C’était ma mère… Heureusement, elle va beaucoup mieux.

Patrick – Tant mieux… J’aime beaucoup ta mère, tu sais… Et je crois que c’est réciproque…

Justine – Tu crois ?

Patrick – Bon ben je vais reposer mon sac, alors… Ça me fait de la peine pour Florent, malgré tout. C’est un ami. Essaie de le ménager. Tu vas lui briser le cœur, tu sais…

Justine – Bien sûr…

Florent revient, survolté, l’œil rivé sur son écran d’ordinateur.

Patrick (en aparté à Justine) – D’ailleurs, je me demande s’il ne se doute pas de quelque chose. Il a l’air de péter un peu les plombs, depuis tout à l’heure, non ?

Justine – Ah oui ?

Patrick – Enfin, c’est la vie… La roue tourne…

Justine (excitée) – La roue de la fortune !

Patrick sort, passablement inquiet.

Justine – Alors ?

Florent – J’ai tout misé sur Accor… Après avoir consulté Patrick, évidemment.

Justine – Il t’a dit clairement de…

Florent – Avec lui, il faut savoir lire entre les lignes, tu sais… Et comme on a dit qu’il valait mieux lui cacher qu’il avait un don…

Justine – Résultat ?

Florent – Eh bien on va voir… Mais il faudra peut-être attendre un peu…

Justine – Ok… Au fait, ma mère va beaucoup mieux… Et quand elle va savoir que grâce à toi… et à Patrick, j’ai multiplié par trois ou quatre l’argent qu’elle nous avait donné pour le mariage. Crois-moi, tu vas beaucoup remonter dans son estime !

Florent – Attends, j’ouvre la page… (Il pianote sur le clavier) Sésame, ouvre-toi !

Ils regardent ensemble l’écran de l’ordinateur.

Justine – C’est où ?

Florent – Là…

Le visage de Florent se fige.

Justine – Pourquoi tu fais cette tête là ?

Florent – Je ne comprends pas… L’action Accor vient de perdre vingt pour cent d’un coup sur l’annonce de résultats financiers décevants par rapport aux prévisions des analystes…

Justine – Et alors ?

Florent – Ben avec l’effet de levier, on a presque tout perdu.

Justine – Mais tant qu’on n’a pas vendu on n’a pas perdu, non ?

Florent – Ben… Sur le marché des options, si.

Patrick revient.

Patrick – J’ai entendu que le ton montait entre vous, alors je me permets d’intervenir… Écoute Florent, je sais que c’est difficile pour toi, mais bon… Pour moi non plus, il y a un an, quand Justine m’a quitté pour sortir avec toi… Ça n’a pas été facile non plus, crois-moi…

Florent – Le cours de l’action Accor vient de s’effondrer !

Patrick – Je suis content que tu le prennes comme ça Florent… Avec humour… C’est important, l’humour… Et puis tu sais ce qu’on dit ? Malheureux en amour, heureux au jeu. Maintenant, la chance va sûrement tourner pour toi. La bourse, c’est un casino… D’ailleurs, entre nous, moi, je n’investirai jamais mes économies en actions.

Florent – Mais tu n’as aucune économie ! Tu n’as même pas de quoi t’acheter un hamburger et une bière !

Justine (anéantie) – J’ai perdu tout ce que j’avais. Et tout ce que m’avaient donné mes parents pour le mariage ! Qu’est-ce que je vais leur dire, maintenant ?

Patrick – Tes parents t’avaient donné de l’argent pour qu’on se marie ?

Justine (à Florent) – Retiens-moi où je vais le tuer…

Les espoirs de Patrick en ce qui concerne Justine sont aussitôt douchés.

Patrick – Ok, j’ai compris, mais il faudrait quand même que vous vous mettiez d’accord. Je vais rechercher mon sac.

Il sort.

Justine – Ah, non, il ne va pas partir comme ça !

Florent – À cause de cet abruti, on est complètement ruiné !

Justine – Mais où est-ce qu’on a bien pu merder ?

Florent – Tu l’as dit… Les effets étaient peut-être passagers…

Justine – Ou alors, il n’est extralucide que lorsqu’il dort profondément.

Florent – Dans son cas, ça ne m’étonnerait qu’à moitié…

Justine – C’est ça ! C’est quand il dort que la succube vient le visiter en rêve pour lui susurrer à l’oreille les cours de la bourse…

Florent – Pour pouvoir vérifier ça, il faudrait qu’il se rendorme…

Justine – Et qu’on puisse l’interroger à son réveil…

Florent – Il ne nous reste plus que quelques euros… À part le loto…

Justine – On n’a plus le choix ! C’est notre dernière chance de nous refaire…

Patrick revient, un sac de voyage à la main.

Patrick – Merci pour tout… Et désolé de vous avoir imposé ma présence aussi longtemps…

Justine – Excuse-moi pour tout à l’heure, je ne sais pas ce qui m’a pris… Mais tu sais, ma mère est à l’hôpital et… Ben oui, évidemment, tu le sais, je suis bête. C’est toi qui me l’a appris… Comment elle va, au fait ?

Patrick – Qui ?

Justine – Ma mère !

Patrick – Comment veux-tu que je le sache ?

Florent – Oh mais tu as l’air un peu fatigué, toi…

Patrick – Mais non pas du tout… Je ne me suis jamais senti aussi en forme…

Justine – Tu ne veux pas faire une petite sieste avant de partir ?

Patrick – Vous commencez à me faire peur, tous les deux… Je préfère encore aller m’installer chez Marilyn…

Florent – Mais non, tu vas dormir un peu avant.

Patrick – Je n’ai pas sommeil, je vous dis !

Il essaie de partir, mais Justine le rattrape par le bras.

Justine – Attends un peu, ne pars pas comme ça !

Patrick – Mais lâche-moi, enfin !

Florent – Tu vas faire une petite sieste, et ensuite tu nous donneras la combinaison gagnante du prochain Euromillion, d’accord ?

Patrick – Mais vous êtes dingues, laissez-moi partir !

Justine lui fracasse le deuxième vase sur la tête.

Justine – Et voilà, maintenant, il dort.

Florent – Tu y es peut-être allée un peu fort, non ? (Il examine le corps) Cette fois, il a l’air vraiment mort…

Justine – Tu crois ?

Florent – On n’aura qu’à dire que c’était un accident…

Justine – Un homicide involontaire. Je lui ai fracassé un vase sur le crâne parce qu’il essayait de me violer.

Florent – Pas un, deux…

Justine – Quoi deux ?

Florent – C’est deux vases chinois que tu lui a fracassés sur le crâne… Pour un homicide involontaire, ça commence à faire beaucoup…

Justine – Tu crois qu’il vaudrait mieux se débarrasser du corps ?

Florent – On va le fouiller et lui enlever ses papiers pour ne pas laisser de traces.

Justine – Oui, il faudrait aussi lui brûler le bout des doigts avec de l’acide.

Florent – Pour ?

Justine – Qu’on ne puisse pas l’identifier avec ses empreintes digitales ! Tu ne regardes pas la télé, ou quoi ?

Florent fouille Patrick et trouve un ticket de jeu à gratter.

Justine – Qu’est-ce que c’est ?

Florent – Un Banco…

Justine – Ben vas-y, gratte !

Florent gratte.

Florent – On a gagné !

Justine – Combien ?

Florent – Mille euros.

Justine – Ça prouve qu’il avait vraiment un don…

Florent – On a tué la poule aux œufs d’or.

Justine – Il n’est peut-être pas vraiment mort.

Florent – Attends un peu…

Florent sort et revient avec une seau d’eau qu’il lance sur Patrick. Patrick reprend soudain connaissance.

Patrick – J’ai fait un cauchemar épouvantable !

Florent – Sans blague…

Justine – Laisse-moi deviner… Quelqu’un te cassait un vase sur la tronche et voulait t’enterrer vivant…

Patrick – Non, c’était à propos de vous deux.

Florent – Ah ouais…

Justine – Raconte…

Patrick – Non, vraiment, je préfère ne pas vous raconter, c’était trop horrible…

Florent et Justine sont très inquiets.

Justine – Vas-y, accouche !

Patrick – Mais ce n’était qu’un cauchemar, je vous dis…

Florent – Laisse tomber, s’il ne veut pas nous le dire…

Mais Justine panique.

Justine – Tu rigoles ! Je veux savoir, moi ! Patrick, tu as un don de voyance, tu comprends ?

Patrick – Quoi ?

Justine – Tu as un don, je te dis ! Tu as su avant tout le monde pour ma mère, pour l’ANPE, pour la chatte de la voisine, pour Mac Do… Alors si tu as rêvé quelque chose à propos de Florent et moi, c’est forcément vrai. C’était quoi ?

Patrick – Et bien, je…

Patrick – J’ai rêvé que vous aviez un enfant.

Florent – Et en quoi c’est un cauchemar ?

Patrick – Ben… Il n’était pas… comme tout le monde, voilà.

Justine – Comment ça, pas comme tout le monde ?

Florent – Tu veux dire que c’était un être exceptionnel ? Un génie.

Justine – Je crois que dans ce cas là, il n’aurait pas parlé de cauchemar…

Florent – C’est clair.

Justine – Non ce n’est pas clair justement ! (À Patrick) Il n’était pas normal, c’est ça ?

Patrick opine avec embarras.

Florent – Mais quand tu dis pas normal…

Justine – Suffisamment pour pouvoir concourir aux Paralympiques ?

Patrick – Assez pour ne même pas pouvoir concourir aux Paralympiques…

Justine – Oh, mon Dieu…

Florent (à Patrick) – Bravo… (À Justine) Mais c’est des conneries… Il n’a pas de don. Les seuls dons qu’il a, c’est quand il fait la manche dans le métro. En suivant ses conseils j’ai perdu toutes nos économies en bourse.

Justine – Peut-être, mais dans le doute, je ne pourrai jamais avoir d’enfant avec toi, Florent. Ça me hanterait toujours…

Florent – Tu plaisantes…

Justine – J’espère au moins que je ne suis pas déjà enceinte ! Patrick, est-ce que tu sais quelque chose à propos de ça ?

Florent – Cette fois, je vais vraiment le tuer… Justine, je t’en prie…

Florent essaie de se rapprocher de Justine.

Justine – Ne me touche pas ! Et ce soir, c’est toi qui dors sur le canapé.

Florent – Et lui, il dort où ? Dans ton lit, peut-être ? Non parce que avec lui, là tu es sûre d’avoir un gogol. Tu n’auras qu’à l’appeler Patrick Junior !

Patrick – Ça c’est petit…

Florent – Je vais l’étrangler !

Il s’apprête à lui sauter dessus. Justine s’interpose.

Justine – Mais arrêtez, vous n’allez pas vous battre ! Bon, puisque c’est comme ça, c’est moi qui m’en vais. Je retourne chez mes parents. Et j’achèterai un test à la pharmacie au passage.

Justine s’en va. Florent et Patrick restent seuls. Ils s’affalent dans le canapé.

Florent – Comment tu as su pour sa mère ?

Patrick – Je crois que son père a téléphoné cette nuit. J’ai dû décrocher dans un demi-sommeil. Après je me suis rendormi et j’ai oublié de lui faire la commission.

Silence.

Florent – J’imagine que tu n’as pas vraiment rêvé non plus qu’on allait avoir un gogol ?

Patrick – C’est une idée qui m’est venue quand Justine m’a dit que j’avais un don de voyant.

Florent – Pour foutre la merde entre nous… Ben tu vois, finalement… Il t’arrive aussi d’avoir des éclairs de lucidité…

Un ange passe.

Patrick – Tu n’aurais pas trouvé mon Banco ?

Florent – Si. Je l’ai gratté, mais c’était perdu.

Patrick – Je n’ai jamais eu de chance aux jeux…

Florent – Tu n’es pas si extralucide que ça finalement. Tu veux une bière ?

Patrick – Ok…

Florent revient avec deux bières et il lui en tend une. Ils boivent.

Patrick – C’était pas une fille pour nous, de toutes façons…

Florent lui lance un regard incendiaire.

Florent – Pour nous ?

Patrick – Ok, je ne dis plus rien…

Florent – Si tu en as marre du canapé, tu peux dormir avec moi cette nuit, ça ne me dérange pas…

Patrick – Ok… Mais je te préviens, j’ai mal à la tête, ce soir…

On sonne.

Patrick – J’y vais… (Patrick sort et revient au bout d’un instant). C’est la voisine du dessus…

Florent – Elle a encore perdu son chat ?

Patrick – Elle demande si elle peut venir regarder la télé avec nous.

Florent – Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

Patrick – Tu sais… C’est le genre de créature à qui on a du mal à dire non…

La voisine arrive dans une lumière irréelle, habillée et grimée façon gothique ou sorcière (le personnage étant évidemment joué par la comédienne interprétant Justine). Les deux garçons tournent vers elle un regard inquiet.

Noir.

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-40-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement. 

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Dessous de table

A simple business dinner –  Por Debajo de la Mesa – Por debaixo da mesa – Pod Stolem

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 1 femme

Un boulevard politique : Pour inciter un ministre à signer un gros contrat lors d’un dîner,un PDG a engagé une escorte pour jouer la carte séduction. Mais l’escorte en question ne fait que remplacer une amie, qui ne lui a parlé que d’un travail d’hôtesse très bien payé. Elle pense servir les plats alors qu’elle figure au menu. Rien ne va donc se passer comme prévu…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Version deux hommes
et une jeune femme
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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Dessous de Table

Personnages : Le PDG – L’hôtesse – Le ministre

Un salon bourgeois. Des fleurs sur un guéridon. Un tableau contre un mur. Une table dressée pour trois. Un portable oublié quelque part sonne. Un homme arrive en caleçon et chemise, en train de nouer sa cravate. Il saisit le portable et répond.

PDG – Oui, Jérôme… Non, sa directrice de cabinet vient de m’appeler, il est toujours à Matignon, il ne sera pas là avant une demi-heure. Heureusement, je suis encore en calbute. J’espère que ce n’est pas un mauvais présage. Pourquoi ? Mais parce que si on n’arrive pas à lui faire signer ce putain de contrat ce soir, c’est comme ça qu’on finira tous les deux, mon vieux : en calbute ! Moi, le PDG, et vous le Directeur Général. Qu’est-ce que vous voulez, c’est la crise, et les actionnaires veulent toujours une croissance de leurs dividendes à deux chiffres ! Vous vous êtes bien occupé de la fille ? Elle devrait déjà être là, je ne sais pas ce qu’elle fout. Il faut quand même que j’aie le temps de la briefer un peu avant que le ministre arrive… Oui, un sacré chaud lapin, à ce qu’on dit. C’est pour ça que j’ai repensé à votre idée d’escorte pour lui tenir le stylo… Le stylo ! Pour signer le contrat ! Je reconnais qu’au début, je n’étais pas très pour. Mais depuis que j’ai vu votre… Annabelle à l’œuvre. Super classe ! Pas du tout le genre stripteaseuse vulgaire pour enterrement de vie de garçon bon marché, si vous voyez ce que je veux dire… C’est capital. Le ministre ne doit absolument pas se douter que c’est une professionnelle. Parce que figurez-vous qu’en plus, ce vieil obsédé se prend pour un grand séducteur ! Non, il faut que tout ça ait l’air parfaitement naturel… Qu’il ait l’impression que c’est son charme qui a encore opéré… Mais bon, je la sens bien, cette fille… Vous vous souvenez quand vous avez loué ses services pour l’arbre de Noël de la société ? Histoire de pimenter le réveillon du délégué CGT qui nous menaçait d’une grève pour le nouvel an… Eh ben vous allez rire, mais quand j’ai vu cette fille à côté de vous en arrivant, j’ai cru que c’était votre femme… Et c’est votre femme que j’ai prise pour une pute ! Enfin, vous savez ce que c’est, pendant ces fêtes de fin d’année… Toutes les femmes se croient obligées de s’habiller en sapin de Noël ou en putes. (Un bruit de sonnette se fait entendre) Excusez-moi une minute, il faut que j’aille ouvrir la porte. Ça doit être elle…

Le PDG, toujours en caleçon, va ouvrir la porte.

Hôtesse – Monsieur Martin Puig ?

PDG – Oui…

Hôtesse – Emmanuelle… Je suis envoyée par l’agence.

PDG – Emmanuelle ? Mais… c’est Annabelle que j’attendais. Et vous ne lui ressemblez pas du tout… Annabelle était beaucoup plus… Enfin beaucoup moins…

Hôtesse – Annabelle m’a priée de l’excuser auprès de vous. Elle a eu… un petit empêchement. C’est moi qui la remplace…

PDG – Qui la remplace ?

Hôtesse – Je suis très expérimentée aussi, je vous assure…

PDG – Ah, oui, mais… Ce n’est pas du tout ça qui était prévu… Et puis j’avais dit classe, pas… sortie de classe…

Hôtesse – C’est à dire que…

PDG – Bon, entrez, ne restez pas là, on va voir ça…

La fille entre. Jeune et jolie, mais habillée façon étudiante d’une école de bonnes sœurs (duffle coat, chemisier blanc, jupe écossaise, chaussettes montantes et souliers vernis).

Hôtesse – Merci…

PDG (reprenant son portable) – Jérôme ? Oh, putain, ça commence bien : l’agence ne m’a pas envoyé la fille que j’avais commandée… Mais qu’est-ce que vous avez branlé, bordel ? À quoi ressemble celle-là… ? (Martin détaille la fille de la tête au pied avec un air navré). Comment dire… ? (À la fille) Vous m’excusez une minute… (Il commence à s’éloigner vers la pièce de laquelle il était précédemment sorti) Écoutez, c’est la cata… (Plus bas) Même avec beaucoup d’imagination et un esprit très pervers, j’ai du mal à penser qu’on puisse signer un contrat de trois milliards d’euros dans le seul espoir de passer une nuit avec une gourde pareille… Elle a l’air de sortir d’un pensionnat de bonnes sœurs…

Il sort. La fille reste seule, un peu déstabilisée, et jette un regard circulaire sur le salon. Son portable sonne et elle répond.

Hôtesse – Oui… ? Ah, Isabelle ! Oui, oui, je viens d’arriver. Mais j’ai à peine eu le temps de lui parler, en fait… Écoute, je ne comprends pas très bien… En me voyant, il avait l’air super déçu… Genre le mec qui a commandé une Margherita avec un supplément de piment et à qui on livre une végétarienne sans sel… Sauf que j’avais l’impression d’être la pizza… Je te jure, c’était très bizarre… Tu es vraiment sûre que tu ne peux pas te libérer ? Ah, d’accord… Donc, tu as pris deux engagements pour la même soirée… Oui, ça arrive… Non, évidemment, tu ne peux pas te couper en deux… Dis donc, ça a l’air plutôt sélect, ici. Mais c’est qui, ce type, exactement ? Le groupe de travaux publics ? Ah, oui, quand même… Et tu crois vraiment que je… Non, non, ne t’inquiète pas, j’y suis, j’y reste… Mais c’est vraiment pour te rendre service, hein ? Oui, Isabelle, aussi pour commencer à te rembourser les trois mois de colocation que je te dois… Au fait, je ne sais pas pourquoi, mais il tient absolument à t’appeler Annabelle ? Ah, oui ? Je ne savais pas qu’il fallait un pseudo pour servir des petits fours… Je t’avoue que je n’ai pas l’habitude de jouer les soubrettes, mais bon… Oui, les hôtesses, si tu préfères… D’ailleurs, quand je lui ai dit que j’étais très expérimentée, il n’a pas eu l’air de me croire. À mon avis, dès le premier coup d’œil, il a bien vu que je n’avais jamais fait ça de ma vie… Il a fait une réflexion sur ma tenue, aussi… Je ne comprends pas… Tu m’avais demandé de venir habillée normalement… Une tenue classique, mais soignée… C’est ce que j’ai fait… Mais je pensais qu’ils allaient me fournir un costume d’hôtesse, comme au Salon de l’Agriculture… Il n’y a pas de costume d’hôtesse ? Excuse-moi, le voilà qui revient…

Retour du PDG, cette fois habillé.

PDG – Bon… Ça ne fait rien, il va bien falloir faire avec, parce qu’on n’a plus le temps, là. (Il la détaille à nouveau) Et puis finalement, votre côté nunuche devrait très bien faire l’affaire. C’est vrai que c’est très réaliste, hein ? Bravo ! On ne croirait pas du tout que vous êtes… Enfin, vous voyez ce que je veux dire… Bon, alors je vous explique le topo, vite fait. Voilà, je suis Martin Puig, PDG du groupe de Bâtiment et Travaux Publics Delapierre.

Hôtesse – Ah, oui ! C’est quand même le premier groupe de BTP en France. (Récitant le slogan de l’entreprise) Investissez dans l’avenir, investissez dans Delapierre !

PDG – Très bien… Je vois qu’on exige aussi de vous un bon niveau de culture générale… Comme ça on gagne du temps en explications… Donc, je reçois à dîner ce soir une personnalité politique avec qui nous devons signer un très gros contrat, que voici (Il prend sur un guéridon un contrat qu’il lui montre). C’est le Ministre des Transports…

Hôtesse (surprise) – Jean-François Knock ?

PDG – Plus connu sous le nom de JFK.

Hôtesse – Parce que la presse le présente comme le favori aux prochaines présidentielles…

PDG – C’est sûr que pour le reste, il n’a pas vraiment le physique de John Fitzgerald Kennedy. Mais heureusement pour nous, comme Kennedy, JFK un homme à femmes. Vous n’avez qu’à vous dire que vous êtes Marylin Monroe… Même si vous non plus, vous n’avez pas vraiment le physique de Marylin, hein ?

Hôtesse – Non…

PDG – Pour plus de discrétion, j’ai organisé cette petite sauterie chez moi. Ce n’est pas que ça m’arrange vraiment, comme vous pouvez l’imaginer. Mais dans les grands hôtels, pour la discrétion, vous savez ce que c’est…

Hôtesse – Oui… Enfin non…

PDG – Aujourd’hui, dans la presse, on voit un ministre sortir du Sofitel ou du Carlton, c’est pire que si on l’avait pris en photo à la sortie d’un hôtel de passe rue Saint Denis.

Hôtesse – Ah, oui…

PDG – Donc, je profite de ce que ma femme est allée voir sa mère pour quelques jours à Bordeaux…

Hôtesse – Mmm…

PDG – Je préfère autant qu’elle ne soit au courant de rien… Comme elle est très jalouse…

Hôtesse – Bien sûr…

PDG – Bref… Vous êtes ici pour… mettre le ministre dans les meilleures conditions possibles afin qu‘il signe ce contrat avec nous plutôt qu’avec notre principal concurrent… C’est clair ?

Hôtesse – Euh, oui…

Le PDG, un peu embarrassé, sort une liasse de billets de sa poche et lui tend.

PDG – Voilà… La moitié de la somme dont nous avons convenu avec Annabelle… Le reste… à la livraison.

Hôtesse (prenant l’argent) – La livraison ?

Le portable du PDG sonne à nouveau.

PDG – Oui ? Oui, Monsieur le Ministre… (Il fait signe à la fille de l’excuser un instant et s’éclipse à nouveau) Oui, oui, bien sûr… Aucun problème… Entendu, Monsieur le Ministre… Mais bien sûr, Monsieur le Ministre…

De nouveau seule, la fille se précipite sur son portable et appuie sur une touche.

Hôtesse (ravie) – Isabelle ? Mais c’est quoi, ce plan ? Il vient de me mettre dans la main une liasse de billets énorme, je n’ai même pas eu le temps de compter… En me disant qu’il m’en redonnerait autant tout à l’heure… Après que le traiteur aura livré les petits fours… Et ben dis donc… C’est bien payé, pour un travail d’hôtesse… Je vais pouvoir te rembourser les trois mois de loyer que je te dois, et même payer mes frais de scolarité ! Bon, je t’avoue qu’en voyant tout ce fric ça me fait réfléchir, hein ? Finalement, à quoi ça sert de se décarcasser pour réussir le concours d’entrée à Sciences Po ? J’aurais mieux fait de faire l’école hôtelière… (Elle jette un nouveau regard autour d’elle et voit la table dressée pour trois) Mais en fait, je ne sais plus trop ce qu’il veut que je fasse… Je m’attendais à servir le champagne dans une réception, et ça à l’air d’être un plan à trois… Je ne sais pas qui est le troisième… Pas seulement le service, tu dis ? Quoi d’autre, alors ?

La conversation est interrompue par le retour du PDG, et la fille range son portable.

PDG – Le ministre sera en bas dans une minute avec son chauffeur et ses gardes du corps. Je vais aller l’accueillir sur le perron. Désolé, je n’ai pas le temps de vous en dire plus. Mais vous connaissez votre métier, vous improviserez. Votre collègue m’a dit qu’on vous donnait des cours d’improvisation, aussi… (Il s’apprête à sortir) Inutile de vous préciser que tout ça devra rester très classe. Du charme, mais pas de vulgarité. Ah, oui, une dernière chose… Vous vous appellerez… Mirabelle. Excusez-moi, mais… vous n’avez vraiment pas un physique à vous appeler Emmanuelle…

Hôtesse – Et vous trouvez que j’ai un physique à m’appeler Mirabelle… ?

PDG – Emmanuelle, c’est quand même un peu trop… Enfin, on se doute immédiatement que c’est un pseudo.

Décontenancée, la fille jette un regard vers la table.

Hôtesse – Et le troisième couvert, c’est pour qui ?

PDG – Pour qui ? Mais pour vous ! On ne va pas vous faire manger dans une gamelle par terre, non plus. Je vous ai dit : il faut que tout ça reste très classe…

Hôtesse – Mais alors… qu’est-ce que je dois faire au juste ?

PDG – Bon, pendant le repas, vous restez dans les généralités. Vous jouez les jeunes filles de la maison un peu bécasse et surtout très bien élevée. Après… Vous faites mine de succomber aux charmes de l’ancien !

Hôtesse – L’ancien ?

PDG – Ecoutez, moins vous en saurez, plus tout ça paraîtra naturel… Et je vous dirai quoi faire au fur et à mesure, selon que le cochon aura mordu à l’hameçon ou pas… Maintenant, il faut vraiment que j’y aille. Il ne s’agirait pas de faire attendre le ministre… Nous sommes là pour répondre à tous ses désirs, Mirabelle…

Le PDG sort. La fille se précipite sur son portable.

Hôtesse – Isabelle ? Mais c’est quoi cette embrouille. On n’avait pas du tout parlé de ça ! Maintenant, je dois dîner avec eux, et jouer les Mata Hari ! C’est quoi ? Un jeu de rôles ! Une partouze ? Je n’ai qu’à me fier à mon instinct, et tout se passera bien, tu dis ? Ouais, ben mon instinct, il me crie de me barrer tout de suite en courant, figure-toi ! Écoute, ça ce n’est pas mon problème, que tu perdes un gros client ! Je ne savais pas le métier que tu faisais, moi ! Je pensais qu’il s’agissait de servir des petits fours. Pas de servir de petit four. Et pourquoi pas de se faire fourrer aussi !

Le PDG revient en compagnie du ministre, portant au revers de sa veste la Légion d’Honneur. La fille ne peut pas faire autrement que de ranger son portable.

PDG – Entrez, entrez, je vous en prie, Monsieur le Ministre… Faites comme chez vous…

Ministre – Merci… Excusez-moi pour le retard, mais j’étais en conversation avec le Premier Ministre… À propos du projet qui nous occupe, justement…

Le PDG entre avec le ministre, et ce dernier aperçoit la fille.

Hôtesse (perturbée) – Monsieur Schnock…

Ministre – Knock… Mais vous pouvez m’appeler Jean-François…

PDG – Ah ! À mon tour de vous présenter mes excuses, Monsieur le Ministre. Ma… nièce est de passage à Paris pour quelques jours… Si cela ne vous dérange pas, elle dînera avec nous… Je ne pouvais quand même pas la mettre sur le trottoir… Je veux dire à la rue pour ce soir… J’espère que cela ne vous ennuie pas trop ?

Ministre (émoustillé) – Mais pas du tout, voyons…

PDG – Et puis elle était tellement excitée à l’idée de vous rencontrer… N’est-ce pas Mirabelle ?

Hôtesse – Euh… Oui, tonton…

Ministre – Elle est charmante… Et qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, cette demoiselle ?

Le PDG fait un signe à la fille pour qu’elle réponde.

Hôtesse – Je… suis étudiante. À Sciences Po.

Le PDG lui fait signe en cachette que c’est une bonne idée.

Ministre – Très bien, très bien… Alors une future ministre, peut-être… Mais vous me disiez qu’elle était seulement de passage à Paris ?

PDG – Oui…

Ministre – Si elle est à Sciences Po…

PDG (improvisant) – Sciences Po… à Bastia.

Ministre – Tiens donc…

Hôtesse – Ma mère est Corse.

PDG – Ma sœur, donc.

Hôtesse – Je voulais faire Sciences Po Paris, mais…

PDG – Elle a raté le concours.

Mirabelle tique un peu, vexée.

Ministre – Quel dommage… Enfin, moi j’ai fait l’ENA, et vous voyez où j’en suis rendu, Mirabelle…

Hôtesse – On parle tout de même de vous comme le prochain Président de la République…

Ministre – On dit tellement de choses, vous savez… Mais pour l’instant, je dois passer la soirée à jouer les marchands de tapis avec ce vieux grigou qu’est votre oncle, pour savoir à quel prix il va me facturer son kilomètre d’autoroute.

PDG – Allons, allons… Nous sommes prêts à faire un geste commercial, vous le savez… Et puis nous sommes presqu’en famille…

Ministre – Qu’est-ce que je vous disais… Je suis sûr qu’il a dans l’idée de me faire boire pour me pousser à signer n’importe quoi… Mais je ne me laisserai pas corrompre…

PDG – Votre réputation vous précède, Monsieur le Ministre… Tout le monde connaît votre intégrité… Et chacun sait combien vous êtes économe avec les deniers de l’état… Je me suis même laissé dire que dans les couloirs de l’assemblée, on vous surnommait « le castor »…

Ministre – Tiens donc… Je l’ignorais… Et je ne savais pas que le castor était le symbole de l’esprit d’épargne…

Hôtesse – C’est vrai qu’habituellement, c’est plutôt l’écureuil…

PDG – Le castor est un grand bâtisseur ! Il abat des arbres avec ses dents, et construit des barrages…

Mirabelle – Avec sa queue.

Ministre – Mmm… Enfin, comme vous le savez, la situation de notre pays est extrêmement difficile en ce moment. Si la France a besoin de moi, je ne resterai pas insensible à son appel…

Hôtesse – C’est tout à votre honneur, Monsieur le Ministre.

Ministre – Je suis sûr, Mademoiselle, que si vous étiez en situation vous aussi, vous seriez prête à faire don de votre personne à la France, n’est-ce pas…?

PDG – Mais je vous en prie, asseyez-vous. Mirabelle va nous servir quelque chose à boire. N’est-ce pas ma chérie ?

Hôtesse – Champagne ?

Ministre – Si c’est pour célébrer la signature de notre contrat, je vous signale que ce n’est pas encore fait. Vous savez dans quel état se trouvent les finances de la France…

PDG – Cela ne nous empêche pas de nous rafraîchir, tout de même ! (Il fait un geste à la fille pour qu’elle remplisse les coupes). Et je vous rappelle que notre société a déjà consenti de très gros efforts sur le montant de ces travaux pour ne pas creuser davantage le déficit de l’État.

Ministre – Tout de même, mon cher. Trois milliards d’euros, c’est une somme…

PDG – Pour cent kilomètres d’autoroute ! À ce prix-là, c’est donné, Monsieur le Ministre, croyez-moi ! C’est bien simple : si vous trouvez moins cher ailleurs, je vous rembourse la différence.

Hôtesse – Le contrat de confiance…

Ministre – Comme vous le savez, Mirabelle, Standard and Poor’s vient de nous retirer notre label triple A. Aujourd’hui, les Bons du Trésor sont moins côtés sur le marché que les andouillettes à la charcuterie du coin. Et le chef de l’État français passe pour une triple andouille auprès de nos bailleurs de fonds internationaux.

PDG – Mon cher Ministre, nous comptons fermement sur vous pour faire en sorte qu’après les prochaines présidentielles, vous soyez à la place de cette andouille.

Ministre – Ne cherchez pas à flatter mon ambition pour m’amadouer, mon cher… Je devrais même dire mon très cher… Mon trop cher !

PDG – Monsieur le Ministre, nous parlons ici d’investissement pour l’avenir !

Hôtesse (citant à nouveau le slogan) – Investissez dans l’avenir, investissez dans Delapierre !

PDG – Le réseau autoroutier français, c’est le système nerveux du pays. Sa circulation sanguine ! Ce sont les autoroutes qui apportent à chaque muscle que sont les entreprises françaises l’oxygène dont elles ont besoin quotidiennement. Ce n’est pas au Ministre des Transports que je vais apprendre cela !

Ministre – Reste à convaincre l’opinion publique qu’une liaison autoroutière directe Saint Léonard des Bois – Neuilly sur Seine est une priorité stratégique pour le redressement de la France…

PDG – À quoi serviraient les conseils en communication, autrement ?

Ministre – Et nous n’avons peut-être pas encore touché le fond… Pardonnez ma vulgarité, Mademoiselle, mais les agences de notation nous tiennent par les couilles. Nous avons raté le Grenelle de l’environnement, mais la note financière de la France, elle, est tout à fait biodégradable.

PDG – Allons, allons… Le Trésor Public n’est pas encore en faillite, tout de même.

Ministre – Standard and Poor’s… Vous savez ce que cela signifie en anglais, mon petit ?

Hôtesse – Normal et Pauvres ?

Ministre – Exactement ! Parce qu’en interdisant aux pays riches de continuer à se surendetter à un prix raisonnable, cette agence de notation a le pouvoir d’en faire des pays normaux et pauvres…

PDG – C’est un très bon contrat, je vous assure. Une autre coupe de Champagne, Monsieur le Ministre ?

Il fait signe à la fille de resservir le ministre.

Ministre – Vous savez combien cela nous coûterait d’intérêts par an pour emprunter trois milliards d’euros supplémentaires ? Si les Chinois veulent bien nous les prêter…

PDG – Vous vous rattraperez sur les péages ! Vous allez vous en mettre plein les poches ! Ce sera une véritable rente à vie pour vous ! Je veux dire pour la France…

Ministre – Mmm… Qu’en pensez-vous, ma chère enfant ? (Amusé) Voyons voir… Si vous étiez Ministre des Transports, qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

Hôtesse – J’ai toujours pensé que l’État avait fait un calcul à très courte vue en privatisant ses autoroutes… Pourquoi vendre la poule aux œufs d’or pour le prix de quelques lingots ?

Ministre – Vous n’avez pas tout à fait tort…

PDG – Écoutez la voix de la jeunesse !

Ministre – La poule aux œufs d’or… (Lorgnant vers la fille) C’est en effet le genre de gallinacées que tout homme rêverait d’avoir dans sa basse-cour…

PDG – Eh bien ce soir, Monsieur le Ministre, c’est une poule que je vous offre sur un plateau…

Ministre – Vraiment… ?

PDG – Aujourd’hui, un ticket d’autoroute Paris-Lyon coûte presque aussi cher qu’un billet de TGV !

Ministre – Vous croyez… ?

PDG – Et en plus il faut payer l’essence et le chauffeur…

Hôtesse – Mmm… C’est peut-être un peu ça le problème quand même…

PDG – Pardon ?

Hôtesse – À ce prix-là, qui va encore avoir envie de prendre l’autoroute ?

Ministre – Surtout entre Saint Léonard des Bois et Neuilly-sur-Seine…

Hôtesse – Saint Léonard des Bois… ?

PDG – Et pourtant… Nous savons très bien à quel point ce projet vous est cher, Monsieur le Ministre, n’est-ce pas ?

Ministre – Je ne le nie pas…

PDG – C’est d’ailleurs vous qui l’avez porté à bout de bras depuis le début du quinquennat… Et nous savons tous aussi très bien pourquoi…

Hôtesse – Ah, oui… ? Et pourquoi ?

PDG – Mais… pour désenclaver la Sarthe, tout d’abord. Qui comme chacun sait est un des poumons économiques de la France.

Hôtesse – Et ensuite… ?

Ministre – Ensuite parce que je suis le Député-Maire de Saint Léonard des Bois… mais que j’habite une villa à Neuilly sur Seine.

PDG – Ce sera tout de même plus pratique pour vos aller retour entre l’Assemblée et votre circonscription.

Hôtesse (ironique) – Ou pourquoi pas, à l’avenir, entre l’Élysée et votre maison de campagne.

Le PDG lui lance un regard incendiaire. Heureusement, la sonnette de la porte fait diversion.

PDG – Ça doit être le traiteur… (À la fille) Je vous laisse aller ouvrir, Mirabelle…

Hôtesse – Bien sûr, mon oncle.

Ministre – Elle est charmante… Mais elle ne manque pas de mordant non plus… Je me trompe ?

PDG – Tout le portrait de sa mère… en plus jeune.

Ministre – Eh, oui…

PDG – Le privilège de la jeunesse…

Ministre – Mais très bien élevée.

PDG – Et très propre…

La fille revient avec un grand plateau sur lequel sont disposées plusieurs assiettes, qu’elle dispose sur la table.

Hôtesse – Et voilà ! Nous allons pouvoir passer à table…

PDG – Ce sont des assiettes froides. Je me suis dit que ce serait plus pratique. Ça simplifie le service, et ça évite les témoins gênants. Je veux dire les oreilles indiscrètes… On a beau avoir pleine confiance en son personnel…

Ministre – Bien sûr, bien sûr… Mais après tout, ce rendez-vous n’a rien de secret ni de répréhensible pour l’instant, n’est-ce pas ? À moins que vous n’ayez l’intention de me soudoyer avec un dessous de table ?

Le PDG se demande visiblement s’il s’agit d’une plaisanterie ou d’un appel du pied et hésite sur sa réponse.

PDG – Eh bien…

Ministre – Je plaisante, évidemment.

PDG – Évidemment.

Ministre – Mais tout ça m’a l’air excellent.

PDG – Ça vient du meilleur traiteur de Paris ! C’est scandaleusement cher, mais tellement délicieux…

Ministre – Je me laisse faire, je meurs de faim. Même si tout cela frise la corruption passive.

Ils s’attablent tous les trois.

Hôtesse – Je vous sers un petit pot de vin ? (Le ministre est un peu décontenancé, et le PDG la fusille du regard). Je veux dire un petit peu de vin…

Ministre – C’est proposé si gentiment… (Au PDG) Elle est charmante… Alors comme ça, Mirabelle, vous habitez en Corse ?

Hôtesse – Ah oui… ? Je veux dire : Ah, oui !

PDG – Elle habite à Bastia…

Ministre – C’est curieux, vous n’avez pas du tout l’accent…

Hôtesse – C’est à dire que… J’ai pris des cours de diction pour essayer de le perdre. Vous savez ce que c’est, l’accent corse, quand on veut faire une carrière dans la politique ou dans les affaires, même si maintenant c’est un peu la même chose… On passe tout de suite pour quelqu’un du milieu…

Ministre – Du milieu ?

Hôtesse – La mafia… La mafia corse…

Le PDG ronge son frein.

Ministre – Il y a quelques moutons noirs, en effet. Qui ternissent la réputation de cette belle région. Mais il ne faut pas généraliser, vous savez. Il y a aussi quelques élus intègres. J’ai présidé le Conseil Général de Corse pendant une dizaine d’années. Je connais très bien Bastia…

PDG – Vraiment… ?

Ministre – Et qu’est-ce qu’elle fait votre sœur à Bastia ?

PDG – Ma sœur… ?

Ministre – Vous savez, je connais tout le monde, là bas.

PDG – Qu’est-ce qu’elle fait… ? Eh, oui… (Se tournant vers la fille) Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ?

Hôtesse – Elle est morte.

PDG – Et oui… Je suis tellement ému quand je parle de ça… Je n’arrivais pas à prononcer le mot moi-même.

Ministre – Je suis vraiment désolé.

PDG – C’était ma sœur, quand même… Et en plus, je n’en avais qu’une. Il me reste bien quelques frères, mais…

Ministre – Ce n’est pas pareil…

PDG – Ça ne remplace pas…

Hôtesse – Moi aussi, je n’avais qu’une mère…

Ministre – Et oui, c’est… C’est souvent le cas, malheureusement… Et elle est morte…

PDG – Alors là, complètement, hein… Un… Un accident…

Ministre – Un accident ?

PDG – Un camion frigorifique… En traversant la rue… pour aller à la charcuterie.

Ministre – Oh, mon Dieu…

PDG – Mais bon, on ne va pas se plomber la soirée avec ça, non plus… La vie continue… Les travaux aussi ! Car vous savez ce qu’on dit : quand le bâtiment va, tout va ! Ça vaut aussi pour les travaux publics…

Ministre – Et donc, cette charmante demoiselle habite toujours à Bastia ?

PDG – Et oui… Avec sa maman… décédée.

Ministre – À propos de charcuterie… Il y a un excellent restaurant à Bastia, où on mange le meilleur saucisson d’âne de Corse…. Comment ça s’appelle, déjà ?

Fort heureusement, le portable du Ministre sonne, dispensant la fille de répondre. Le ministre prend l’appel.

Ministre – Oui ? Oui, oui… Non, non, vous ne me dérangez pas du tout… Ne quittez pas une seconde… (Au PDG) Je vous prie de m’excuser. Il y a un endroit où je peux m’isoler un moment ?

PDG – Mais bien sûr, voyons. Par ici, je vous prie…

Le PDG lui indique le chemin.

Ministre (à son interlocuteur téléphonique) – Oui, oui, je vous écoute…

Le Ministre sort.

PDG – Bon, tout se passe plutôt bien jusqu’ici… Je crois que vous avez réussi à réveiller la libido de ce vieux satyre avec votre côté pensionnaire d’un orphelinat de bonne sœur… Mais n’en faites quand même pas trop sur le côté rebelle…

Hôtesse – Rassurez-vous, je ne ferai rien pour faire capoter cette négociation…

PDG – Et maintenant, il va falloir mettre le turbo, hein ? Discrétion et élégance, oui. Mais efficacité et rentre-dedans quand même.

Hôtesse – Rentre dedans ?

PDG – Vous continuez à appâter le gros poisson… et hop ! Vous le ferrez brusquement au moment où il s’y attend le moins. Ce qu’il faut, c’est le surprendre, vous comprenez. Après, ce vieux requin se laissera faire… Il aime la chair fraiche, croyez-moi. De ce côté-là, mes informations sont tout à fait fiables…

Son portable sonne et il répond.

PDG – Oui, Jérôme… Non, je n’ai pas trop le temps de vous parler là… Oui, oui, je crois que ce gros dégoûtant n’est pas insensible au style collégienne en kilt… Dites donc, vous saviez qu’il avait passé dix ans de sa vie à Bastia ? Vous auriez pu m’en toucher un mot ! Ça m’aurait évité de passer pour un con… (Le Ministre revient) Bon, je vous laisse…

Ministre – Je vous prie de m’excuser, mais je ne pense pas que c’était souhaitable que vous entendiez cette conversation… Vous savez qui vient de m’appeler ?

PDG – Ma foi non…

Ministre – Votre principal concurrent…

PDG – Tiens donc…

Ministre – Et je dois vous avouer qu’il vient de me faire une offre… très alléchante.

PDG – Combien ?

Ministre – Le même prix que vous… mais avec vingt kilomètres d’autoroute en plus…

Hôtesse – Ah oui, sur cent kilomètres, ça fait quand même vingt pour cent gratuit, c’est une promo tout à fait intéressante, en effet.

PDG – Saint Léonard des Bois – Neuilly sur Seine ? Mais avec les autoroutes déjà existantes, on n’a besoin que d’un tronçon de 100 kilomètres pour le raccordement ! Les études sont formelles !

Ministre – Votre concurrent me propose une petite variante qui passe par L’Aigle. C’est là où habite ma mère… (À la fille) Et vous savez combien il est important de pouvoir rendre visite de temps en temps à sa maman pendant qu’elle est encore en vie… (Le portable du Ministre sonne à nouveau, et il répond). Oui… (Au PDG) Excusez-moi encore une minute… Oui, oui, je vous écoute…

Il sort dans la pièce d’à côté.

PDG – On est dans la merde…

Hôtesse – Vous n’avez qu’à lui faire aussi ses vingt pour cent gratuit, comme sur les boîtes de corn flakes…

PDG – Impossible… Notre devis est déjà tiré au maximum… Avec vingt kilomètres en plus pour le même prix, on y laisse tout notre bénéfice.

Hôtesse – Mais vous relancez l’économie, donc la croissance !

PDG – Mais nos actionnaires s’en foutent de la croissance ! Ce qu’ils attendent à la fin de l’année, c’est leurs dividendes ! Et puis je rêve là ! Je ne vais pas parler affaires avec une pute qui est juste là en tant que cadeau promotionnel pour faciliter la signature d’un gros contrat !

Hôtesse – Une pute ?

PDG – Contentez-vous de faire votre boulot, bordel ! J’ai payé pour les services d’une escort girl, pas pour une conférence d’Eva Joly !

Hôtesse – Une escort girl ?

PDG – Tout repose sur vous, maintenant, d’accord ? Il faut absolument le convaincre que vos bretelles de soutien gorges sont plus passionnantes que la bretelle d’autoroute qui relierait son domicile à la maison de retraite de sa mère !

Hôtesse – Écoutez, cher Monsieur, il s’agit d’un malentendu… Je remplace une amie qui ne m’a visiblement pas tout dit sur ce qu’on attendait de moi dans le cadre de cette mission… Je ne suis pas une prostituée ! Je suis vraiment étudiante à Sciences Po, et je fais des petits boulots pour payer mon loyer et mes études, c’est tout.

PDG – C’est une blague… ?

Hôtesse – Bon, je vous rends votre argent, et je me barre… C’est assez clair, comme ça ?

PDG – Attendez, ne nous énervons pas… Je vous prie de m’excuser et de m’écouter une minute, d’accord ?

Hôtesse – Je vous écoute… Mais ça ne changera rien au fait que je ne couche pas pour de l’argent… D’ailleurs, en règle générale, je couche très peu… Même gratuitement…

PDG – Si nous ne signons pas ce contrat ce soir, nos actionnaires décideront de fermer le département autoroutier de cette entreprise pour se concentrer vers les secteurs plus rentables. Des centaines de salariés perdront leurs emplois. Moi aussi, pour tout vous dire…

Hôtesse – Mais qu’est-ce que j’y peux, moi ?

PDG – Vous êtes mon dernier atout, Mirabelle.

Hôtesse – Emmanuelle.

PDG – Tout repose sur vous. Des ouvriers risquent de se retrouver au chômage ! Leurs familles à la rue ! Leurs enfants ne pourront pas faire d’études comme vous !

Hôtesse – Arrêtez, vous allez me faire pleurer… Mais je ne vais quand même accepter votre plan cul pour éviter un plan social !

PDG – Qui vous parle de cul… ? Le deal, c’est que vous parveniez à faire signer ce contrat à cet imbécile. Si vous y arrivez sans avoir à coucher, tant pis pour lui… Je veux dire, tant mieux pour vous…

Hôtesse – Et comment je fais ça ?

PDG – Vous lui proposez l’apéritif, vous lui mettez l’eau à la bouche avec le plat principal, et au dernier moment, vous le privez de dessert. Du moment que vous arrivez à lui faire payer l’addition avant de partir…

Hôtesse – Je ne sais pas quoi vous dire…

PDG – Il a l’air pas mal porté sur la bouteille aussi. En le faisant picoler un peu…

Hôtesse (froissée) – Vous voulez dire que pour avoir envie de coucher avec moi, il faut être complètement bourré ? Après m’avoir traité de pute… Vous au moins, vous savez parler aux femmes…

Le téléphone du PDG sonne. Il répond.

PDG – Je vous retiens, Jérôme ! La fille que vous m’avez envoyée ne veut pas coucher ! (Se radoucissant soudain) Chérie ? C’est toi ? Je ne m’attendais pas à ton appel… Alors quel temps il fait à Bordeaux ? Il fait nuit… Oui, ici aussi… De quoi je parlais ? Une fille ? Quelle fille ? Mais non, je t’assure… Mais enfin, chérie, tu sais très bien que jamais… Allo ? Allo ? Elle a raccroché… Il ne manquait plus que ça… C’est une catastrophe… Il faut absolument que je la rappelle tout de suite…

Le PDG sort pour rappeler sa femme. La fille compose un numéro à la hâte.

Hôtesse – Non, mais dans quel traquenard tu m’as envoyée ? Je ne suis pas une pute ! Une hôtesse de charme ? Excuse-moi, mais je ne vois pas bien la différence. Si j’avais su, je ne serais jamais venue ! C’est sûrement pour ça que tu ne m’as pas tout dit, j’imagine… Oui, tu m’as dit que l’agence s’appelait Glamour International… Non, excuse-moi, je n’ai pas fais le rapprochement… Tes trois mois de loyer ? Alors soit je couche avec ce gros porc, soit tu me jettes à la rue, c’est ça ?

Le retour du Ministre l’oblige à arrêter sa conversation et ranger son portable.

Ministre – Vous êtes toute seule ?

Hôtesse – Mon… oncle avait un coup de fil urgent à passer… Un petit malentendu avec sa femme…

Ministre – Ça, nous laisse le temps de bavarder un peu. Vous me donnerez votre numéro de téléphone. Je pourrais avoir envie de vous débaucher…

Hôtesse – Me débaucher… ?

Ministre – Vous embaucher, si vous préférez… Si un jour vous cherchez un stage, ou même du travail, après vos études, n’hésitez pas à me contacter. Je vous donnerai mon numéro personnel aussi. Très peu de gens l’ont, vous savez.

Hôtesse – Merci de m’accorder ce privilège…

Ministre – Il faut bien donner un coup de pouce à la jeunesse. Je ne sais pas pourquoi , mais j’ai l’impression qu’on s’entendrait bien, tous les deux, non ? Vous avez du caractère… J’aime ça… Et puis si je suis élu aux prochaines présidentielles, j’aurais besoin de m’entourer d’une nouvelle équipe. Plus jeune… Plus ouverte sur le monde… Plus formée…

Hôtesse – Et douée pour les langues…

Ministre – Vous allez rire, mais notre Ministre des Finances ne parle pas un mot d’anglais… Et c’est tout juste s’il sait faire une addition à trois chiffres sans l’aide de son chef de cabinet et de deux ou trois experts comptables… (Il la prend par la taille) Ça vous dirait de rejoindre mon équipe de campagne ?

Hôtesse – On vous présente comme le JFK français, mais je vois que vous tenez aussi de Bill Clinton…

Le ministre se rapproche de la fille et pose la main sur elle.

Ministre – Un peu d’impertinence, ce n’est pas fait pour me déplaire…

Elle lui retourne une gifle. Retour du PDG qui entrevoit la scène.

PDG – Tout se passe bien… ?

Le ministre reprend une contenance.

Ministre – À vrai dire, je suis un peu embarrassé, mon cher…

PDG – Je suis sûr que nous allons trouver un arrangement… Je ne peux malheureusement pas vous proposer à l’œil cette petite bretelle sur L’Aigle. (Avec un regard vers la fille) Mais il y a sûrement un petit lot de consolation qui vous ferait plaisir…

La fille lui lance un regard noir pour lui signifier sa balourdise.

Ministre – Je viens d’avoir des nouvelles de ma mère. C’est elle qui m’appelait, justement…

PDG – Ah… Votre chère maman va bien, j’espère…

Ministre – Hélas… Elle commence à perdre un peu la tête… Elle me croit déjà Président de la République…

Hôtesse – Mais… c’est une visionnaire, tout simplement, Monsieur le Ministre ! C’est tout le contraire d’Alzheimer, ça… Elle n’oublie pas le passé, elle se souvient déjà de l’avenir…

Ministre – Malheureusement, elle me croit aussi en prison à La Santé pour détournement de mineure…

Hôtesse – Ah, oui, là en effet, ça ne tient pas debout.

PDG – Si vous étiez Président de la République, vous bénéficierez d’une immunité totale.

Hôtesse – Ce n’est pas pour cela que vous vous présentez, au moins ?

Ministre – Bref, je crains que ma pauvre mère n’ait de plus en plus besoin de moi dans les années qui viennent. On ne doit pas laisser tomber nos anciens, n’est-ce pas ?

PDG – Non, bien sûr…

Ministre – Je me fais un devoir d’aller lui rendre visite au moins une fois par semaine. Évidemment, avec cette autoroute passant juste à côté de chez elle, ce serait plus pratique…

Hôtesse – Et si vous lui trouviez une bonne maison de retraite médicalisée à Neuilly ?

Ministre – Malheureusement, vous savez comment sont les vieux… Attachés à leurs petites habitudes… Je crains qu’en changeant brutalement tous ses repères, cela ne précipite encore un peu plus son déclin…

PDG – Je comprends… Ce que je ne comprends pas, c’est comment notre principal concurrent peut vous proposer un prix pareil…

Hôtesse – Peut-être qu’il emploie des ouvriers au noir… Il paraît que c’est très courant dans le secteur des travaux publics…

Ministre – Ah, ça je préfère ne pas le savoir…

Hôtesse – L’État emploie pourtant de nombreux agents pour traquer les employeurs négriers…

Ministre – Elle est charmante… Mais qu’est-ce que vous voulez… On a tous nos petits arrangements avec notre conscience… Ne me dites pas que votre sainte mère n’a jamais employé une femme de ménage au noir…

Hôtesse – Ma pauvre mère est morte.

Ministre – Ah, oui, c’est vrai, pardonnez-moi… (Au PDG) Mais revenons à notre contrat, mon cher. Je vous l’ai dit, j’ai vraiment envie de faire affaire avec vous. Encore un petit effort ! Vingt kilomètres d’autoroute en plus ou en moins, pour vous, qu’est-ce que c’est ?

PDG – Six cents millions d’euros…

Ministre – L’État vous en sera reconnaissant, croyez-le. Et moi aussi, je suis prêt à faire un geste…

PDG – Vraiment ?

Le ministre montre sa Légion d’Honneur au revers de sa veste.

Ministre – Ça vous dirait d’avoir la même ?

Le PDG semble séduit pendant un instant.

PDG – Évidemment, c’est tentant, mais…

Ministre – Je suis sûr que cela ferait très plaisir à votre épouse… et à votre nièce.

PDG – Bien sûr… (Revenant à la réalité) Mais une Légion d’Honneur à six cents millions d’euros… Je crains que nos actionnaires n’estiment pas mon honneur à ce prix-là…

Hôtesse – Allons, vous vous sous-estimez, mon oncle !

Ministre – Avec ces vingt kilomètres d’autoroute en plus, vous faites un geste en faveur des personnes âgées !

Hôtesse – Celles qui habitent à L’Aigle, en tout cas…

PDG – Malheureusement, c’est aux fonds de pensions américains que j’ai des comptes à rendre…

Ministre – Réfléchissez-y quand même… Mais vite. Votre concurrent est prêt à tout pour remporter ce marché, vous savez… En attendant, je me taperai bien une petite gâterie, moi.

PDG – J’allais vous proposer de passer au dessert…

Le portable du ministre sonne à nouveau et il répond.

Ministre – Oui… ? Ah, oui… Mais oui, avec plaisir… Mais non, pas du tout, voyons, au contraire… Nous serons en famille… Très bien, alors je vous appelle en partant d’ici…

Le Ministre range son portable.

PDG – Pas d’autres nouvelles fâcheuses de votre maman, j’espère ?

Ministre – Non, non, rassurez-vous… Enfin… Je ne sais pas si ça doit vraiment vous rassurer… C’était encore votre concurrent… Leonardo. Le PDG du groupe Delaplanche…

PDG – Ah…

Ministre – Il m’invite à prendre le digestif chez lui tout à l’heure pour me présenter sa contreproposition… C’est amusant, il voulait savoir si cela me dérangeait que sa filleule soit là… Décidément, tout le monde veut me présenter sa famille en ce moment…

Hôtesse – Ce sont les vacances scolaires…

Le PDG, inquiet, fait signe à la fille de mettre le turbo.

Ministre – Alors ? Qu’est-ce que vous me proposez comme petites douceurs ?

PDG – C’est un assortiment de petits fours, je crois. Vous m’en direz des nouvelles… Mirabelle ?

Hôtesse – Alors, nous avons des Paris-Brest… qui malheureusement ne passe ni par Saint Léonard des Bois ni par L’Aigle… Des financiers apparemment un peu défraîchis…

PDG – Les religieuses, en revanche, ont l’air à croquer…

Ministre – Très bien, très bien… (Il se goinfre de quelques petits fours). Les macarons, c’est mon péché mignon…

PDG – Mais asseyez-vous, je vous en prie. Mettez-vous à l’aise…

Ils s’assoient tous les trois à table. Le PDG fait à nouveau signe à la fille d’accélérer les choses. Mais elle ne sait visiblement pas quoi faire, ni quoi dire.

Hôtesse – Alors comme ça, cela ne vous dérangerait pas de signer un contrat au nom de l’État avec une entreprise qui a recours au travail illégal ? Pour un homme qui a l’ambition d’être le prochain Président de la République… Vous me décevez beaucoup. Moi qui comptais voter pour vous…

Le PDG lève les yeux au ciel.

Ministre (la bouche pleine de petits fours) – Ma pauvre enfant. Vous apprendrez bien vite qu’en politique, on doit mettre un peu d’eau dans son vin si on veut arriver à ses fins. D’ailleurs, je reprendrais un peu de cet excellent Champagne…

Le PDG fait signe à la fille de le resservir et elle s’exécute.

PDG – Je le fais venir directement d’Épernay. Il m’en reste encore quelques caisses à la cave. Si ça vous tente…

Ministre – Quoi qu’il en soit, je ne déciderai rien avant d’avoir rencontré votre concurrent…

Hôtesse – Et sa filleule…

PDG – Elle ne s’appellerait pas Annabelle, par hasard… ?

Ministre – Vous la connaissez ?

PDG – Non, non, enfin… Je vous en prie, il reste encore quelques pâtisseries…

Ministre – Volontiers.

Le ministre se goinfre à nouveau. Le PDG se met à faire du pied sous la table au ministre. Ce dernier s’en rend compte et, croyant bien sûr qu’il s’agit du pied de la fille, est visiblement tout émoustillé.

Hôtesse – Ça a l’air de vous plaire, dites-moi ?

Ministre – Je ne devrais pas, mais bon… Un petit écart de temps en temps…

Il lui fait un clin d’œil qui la surprend.

Ministre – Délicieuse, vraiment délicieuse… Cette petite religieuse…

PDG – Mais votre verre est encore vide, Monsieur le Ministre… Mirabelle ?

Mirabelle se lève brusquement pour aller chercher la bouteille dans le seau à Champagne. Le PDG cesse son manège avec un instant de retard. Le ministre se demande fugacement si c’était bien elle qui lui faisait du pied mais, déjà pas mal éméché, choisit visiblement de prendre ses rêves pour la réalité. La fille s’assied à nouveau.

Hôtesse – Champagne ?

Le ministre fait du pied à la fille au moment même où elle le sert. Surprise, elle lui renverse plus ou moins volontairement sur les genoux le Champagne qu’elle était supposée verser dans sa coupe. Le ministre se lève brusquement.

Hôtesse – Oh, pardon… Je suis tellement maladroite…

Ministre – Vous pouvez m’indiquer la salle de bain… ?

PDG – Je suis vraiment confus… Par ici, je vous en prie… Juste au fond du couloir, sur la droite…

Le ministre sort. Le PDG est ulcéré. Il sort un balai éponge de la pièce d’à côté et le tend à la fille pour qu’elle nettoie le Champagne tombé par terre.

PDG – Vous croyez vraiment que c’est en lui renversant du Champagne sur les genoux que vous allez allumer ses ardeurs…

La fille prend le balai et essuie par terre.

Hôtesse – Désolée, c’était un réflexe. Il m’a fait du pied sous la table…

PDG – Mais c’est excellent ! Ça veut dire qu’il mort à l’hameçon. Ne me dites pas que quelques frôlements de jambes sous la table, c’est encore trop pour vous. C’est maintenant qu’il faut le ferrer.

Hôtesse (le balai à la main) – Le ferrer ?

PDG – Écoutez, j’ai un plan pour rattraper le coup et brusquer un peu les choses…

Hôtesse – Vous me faites peur…

PDG – Dans un petit instant, je ferai mine de recevoir un appel sur mon portable, et je prétexterai une urgence pour vous laisser seuls tous les deux…

Hôtesse – Vous allez me laisser seule avec ce vieux bouc en rut !

PDG – C’est un ministre de la République, tout de même…

Hôtesse – C’est supposé me rassurer ?

Il lui brandit le contrat sous le nez.

PDG – Bref, vous lui faites signer ce contrat en lui promettant la botte. Et juste avant de passer à la casserole, vous vous défilez sous un prétexte quelconque…

Hôtesse – Quel genre de prétexte ?

PDG – Je ne sais pas, moi… Un texto vous annonçant que votre mère vient d’avoir un accident, par exemple.

Hôtesse – Vous êtes sérieux ?

PDG – Il y a quelque chose qui cloche ?

Hôtesse – Elle est déjà morte, ma mère !

PDG – Je suis vraiment désolé, je ne savais pas…

Hôtesse – C’est ce que vous lui avez dit vous-même tout à l’heure !

PDG – Ah, oui, c’est vrai… Bon ben… Vous lui dites que c’est moi qui ai eu un accident, et que vous devez aller me rejoindre d’urgence à l’hôpital !

Hôtesse – C’est nul, votre plan.

PDG – Vous en avez un autre ?

Hôtesse – Vous avez une bonne ?

PDG – Je lui ai donné sa soirée pour qu’on soit tranquille… Mais de toute façon, elle a la cinquantaine, un triple menton et un début de moustache, je ne suis pas sûr que…

Hôtesse – Donc vous avez une chambre de bonne ?

PDG – Juste au dessus.

Hôtesse – Vous faites semblant de vous absenter à cause d’une urgence, comme on a dit, mais au lieu de partir vraiment, vous vous planquez juste au dessus dans la chambre de la bonne.

PDG – Et après ?

Hôtesse – Quand j’aurais mis votre ministre dans une situation embarrassante pour lui, je vous appelle, vous revenez à l’improviste, et vous nous surprenez tous les deux.

PDG – Et alors ?

Hôtesse – Lui ! Avec votre nièce ! Vous jouez les outragés, vous le menacez de porter plainte. De tout déballer à la presse. Pour se faire pardonner, il sera prêt à signer n’importe quoi…

PDG – Vous êtes un génie !

Le ministre revient. La fille pose le balai dans un coin.

Hôtesse – Je vous demande pardon, encore une fois. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Ministre – C’est arrangé…

PDG – Un digestif ?

Hôtesse – Une poire ?

PDG – Une Mirabelle ?

Hôtesse – Celle-là, je vous promets de ne pas vous la renverser sur les genoux.

Le ministre semble émoustillé à cette pensée. Le PDG feint de répondre à son portable.

PDG – Oui ? Non ? Mais c’est affreux… Oh, mon Dieu ! Oui, oui, bien sûr, j’arrive tout de suite… (Il range son portable) Monsieur le Ministre, je suis vraiment désolé, mais il va falloir que je vous abandonne pendant un moment. Ma femme a eu un accident…

Ministre – Mais c’est épouvantable. C’est grave ?

PDG – Oui, enfin… Non…Les médecins ne veulent pas encore se prononcer. Ils ne savent pas si le poignet est cassé ou simplement foulé…

Ministre – Dans ce cas, nous allons remettre ce rendez-vous à une autre fois, bien sûr.

PDG – Non, vraiment, j’insiste. J’ai une responsabilité auprès de mes actionnaires… Ce contrat est capital pour la survie de l’entreprise… Je serai de retour dans une heure ou deux.

Ministre – De Bordeaux ?

PDG – Euh… Non, elle était sur la route du retour, en fait. Fort heureusement, son accident a eu lieu en arrivant à Paris… Porte de La Muette… Ma nièce vous fera la conversation en attendant… N’est-ce pas Mirabelle… ?

Hôtesse – Bien sûr…

Ministre – Bon, dans ce cas… Très bien…

Hôtesse – Vous embrasserez bien ma tante de ma part, mon oncle… Je vais prier pour son prompt rétablissement… (La fille accompagne le PDG jusqu’à la porte et lui parle en aparté) Vous restez à côté, et vous revenez dès que je vous appelle. Sinon, je m’en vais tout de suite.

PDG – Je vous le promets… Voilà mon numéro de portable… (Au ministre) Je vous confie ma nièce, Monsieur le Ministre…

Le PDG sort.

La fille, un peu inquiète, se retourne vers le ministre.

Ministre – Enfin seuls…

Hôtesse – Oui…

Le ministre vient s’installer sur le canapé.

Ministre – Venez donc vous asseoir ici, et parlez-moi un peu de moi… Je veux dire de vous… Ou de nous, pourquoi pas ?

La fille vient s’asseoir à côté de lui avec réticence.

Ministre – Je ne vous fais pas peur, au moins ?

Hôtesse – Pas du tout, je vous assure… (Prenant sur elle) Je dois même dire que… j’attendais ce moment avec impatience.

Ministre – Vraiment… ?

Le ministre pose une main sur l’épaule de la fille.

Hôtesse – J’ai toujours été fascinée par les hommes de pouvoir…

Ministre – Les hommes de pouvoir sont avant tout des hommes, vous savez…

Hôtesse – Tout de même… Savoir qu’un jour, si vous êtes élu président, vous aurez le pouvoir de déclencher le feu atomique…

Le ministre devient plus entreprenant.

Ministre – Alors c’est ça que vous voulez, hein ? Le feu atomique…

La fille se laisse un peu approcher, puis se dégage brusquement, saisit le contrat sur le guéridon, et le brandit sous le nez du ministre.

Hôtesse – Et si je vous demandais de signer ce contrat d’abord ?

Ministre (la tête ailleurs) – Le contrat… ?

Hôtesse – Comme ça je préviens tonton, et je lui dis qu’il peut rester au chevet de ma tante toute la nuit s’il le souhaite…

Ministre – Pour un poignet foulé ?

Hôtesse – Vu l’heure qu’il est, ils vont sûrement la garder en observation jusqu’à demain matin… Je vous assure, si j’appelle mon oncle pour lui dire que le contrat est signé, on n’est pas prêt de le revoir. Cela nous laissera une bonne partie de la nuit…

Ministre – Très bien… Si cela peut vous faire plaisir, je le signerai ce contrat… Mais ce n’est pas à la minute…

Le ministre se lève et revient à la charge.

Hôtesse – Cela ne vous prendra qu’une seconde… Comprenez-moi ! L’idée que tonton puisse débarquer ici d’un instant à l’autre… Ça me bloque !

Ministre – C’est qu’il faut que je le relise attentivement, ce contrat… Je ne peux pas signer n’importe quoi. Trois milliards d’euros… C’est une affaire sérieuse, tout de même…

Hôtesse – Pour me faire plaisir, je vous en supplie…

Ministre – Comprenez-moi aussi, Mirabelle ! La lecture d’un document aride d’une centaine de pages que je dois parapher une à une… En guise de préliminaires… Je pensais plutôt à une autre sorte d’effeuillage…

Hôtesse – Je me demande si je n’entends pas des pas dans l’escalier…

Ministre – Je n’entends rien, je vous assure…

Le ministre se fait à nouveau pressant. La fille esquive.

Hôtesse – Non, ça me rend vraiment trop nerveuse…

Ministre – Allons, ne faites pas l’enfant…

Hôtesse – Désolée, mais je ne peux pas. Pas signature, pas de…

Le ministre semble se résoudre.

Ministre – Bon, si cela peut vous rassurer… Tant pis, je ne relis pas… Je fais confiance à Monsieur votre oncle… Mais après, je vous promets le feu nucléaire…

Elle lui tend le document.

Hôtesse – Tenez…

Le ministre s’apprête à signer. Son portable sonne. Il s’interrompt.

Ministre – Pas moyen d’être tranquille cinq minutes… Je vous prie de m’excuser… Il faut que je réponde, sinon mon chef de cabinet va nous envoyer le GIGN… Croyez-moi, ce serait pire que votre oncle…

Hôtesse – Mais je vous en prie…

Il prend l’appel, et la fille peut souffler un peu.

Ministre – Oui…  Non ? Quand ça ? Non, non, je vous écoute…

Après avoir fait un geste d’excuse à la fille, il sort un instant dans la pièce d’à côté pour s’isoler. Elle se précipite sur son portable.

Hôtesse – Vous êtes là ? Ok. Je voulais juste vérifier. Non, pas encore. Je vous rappelle quand ce sera le moment. Mais vous gardez votre téléphone à la main, d’accord ? (Le ministre revient, et la fille range à la hâte son portable). Des soucis ?

Ministre – Rien d’important… Pas au point de nous détourner de ce que nous étions sur le point de commencer, en tout cas.

Le ministre redevient entreprenant.

Hôtesse – Vous n’avez pas encore signé le contrat…

Ministre (ailleurs) – Le contrat… ? Ah, oui, le contrat… Mais ne vous inquiétez pas pour ça… Ce n’est plus vraiment d’actualité de toute façon…

Hôtesse – Plus d’actualité ?

Ministre – Je viens de recevoir un appel de mon Directeur de Cabinet… Ce que je vais vous dire est classé secret défense, Mirabelle… Je peux compter sur votre discrétion ?

Hôtesse – Comment pouvez-vous en douter ?

Ministre – Le Ministre de l’Éducation Nationale vient de se faire pincer par la police dans une position embarrassante avec une prostituée mineure au Bois de Boulogne. Selon toute probabilité, il va être contraint à démissionner…

Hôtesse – Quelle injustice… Si on ne peut plus confier l’avenir de nos enfants à des détraqués sexuels, où va-t-on ? Mais en quoi cela concerne notre contrat ? Ne me dites pas que vous aviez prévu de faire passer l’autoroute Saint Léonard des Bois – Neuilly sur Seine par le Bois de Boulogne ?

Ministre – C’est l’effet papillon, ma chère enfant ! La pipe qui met le feu aux poudres…

Hôtesse – Mais encore… ?

Ministre – Démission égal remaniement. Du coup c’est le jeu des chaises musicales. La valse des portefeuilles. Et malheureusement… il n’y aura pas de fauteuil pour moi cette fois-ci.

Hôtesse – Ah, merde… Je veux dire zut…

Ministre – De toute façon, je pense qu’il est préférable que je prenne un peu de recul avant la présidentielle… J’aurai un plus de temps pour moi… et pour vous !

Hôtesse – Ah, oui, mais tout cela est vraiment très fâcheux…

Ministre – J’adore ce vocabulaire un peu désuet, Mirabelle… Vous avez vraiment fait vos études dans un pensionnat de jeunes filles ? Racontez-moi ça…

Hôtesse – Et pour le contrat, alors… ?

Ministre – Évidemment, plus question de le signer. Mon successeur s’en occupera. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit aussi motivé que moi pour cette liaison directe Saint Léonard des Bois – Neuilly sur Seine… Quand je serai président, peut-être…

Hôtesse – Si vous l’êtes un jour…

Ministre – Quoi qu’il en soit, maintenant, nous allons vraiment pouvoir passer le reste de la soirée tranquille…

Du coup, la fille ne sait plus quoi faire pour résister aux assauts du Ministre.

Hôtesse – Très bien… Alors voilà ce que je vous propose… Vous prenez une douche, vous vous mettez à l’aise… Et j’en ferai autant… Après avoir téléphoné à mon oncle pour l’avertir que ce n’est plus la peine qu’il s’inquiète pour ce contrat… D’accord ?

Ministre – D’accord… Vous pouvez m’indiquer la salle de bains ?

Hôtesse – Euh…

Ministre – Ah oui, c’est vrai, j’ai déjà eu l’occasion d’y aller tout à l’heure quand vous m’avez renversé cette coupe de Champagne sur les genoux…

Hôtesse – Alors vous savez aussi bien que moi où se trouve la salle de bains…

Ministre – J’y cours… À tout de suite…

Le ministre sort. La fille se précipite sur son portable.

Hôtesse – Oh, non, c’est pas vrai… Plus de batterie… (Elle farfouille dans son sac) Et évidemment, je n’ai pas amené mon chargeur… (Elle réfléchit un instant) Pas le temps de trouver cette chambre de bonne non plus. Je vais me paumer dans cette immense baraque… Mais il m’a dit que c’était juste au dessus…

La fille s’empare du balai éponge. Elle monte sur la table et frappe au plafond une série de coups rapides suivis de trois plus brefs comme au théâtre (cela peut-être un bruitage de bande son).

Ministre (off) – Oui, oui, j’arrive… Ne soyez pas si pressée…

Hôtesse – Et merde…

Le ministre revient seulement vêtu d’un peignoir tout à fait ridicule. Il aperçoit la fille juchée sur la table. Il en profite pour reluquer sous ses jupes.

Ministre – J’adore les femmes qui savent bricoler… Vous avez besoin d’un coup de main ?

Hôtesse – Juste une ampoule à changer… C’est arrangé… Je… J’ai essayé d’appeler mon oncle, mais… je n’ai plus de batterie.

Ministre – Les miennes sont chargées à bloc, croyez-moi !

Hôtesse – Très bien… Vous pourriez me prêter votre portable une minute pour que je l’appelle…

Pour l’atteindre, le ministre commence à escalader la table.

Ministre – Au diable votre oncle… Il ne va pas revenir tout de suite… Il vient à peine de partir…

Hôtesse – C’est à dire que… Je ne vous ai pas tout dit, Jean-François…

Le ministre se calme un peu.

Ministre – Ah, bon… ?

Hôtesse – En fait, je ne suis pas la nièce de Martin Puig…

Le ministre accuse le coup, mais ne semble pas plus étonné que cela.

Ministre – À vrai dire, je m’en doutais un peu…

Hôtesse – Ah bon… ?

Ministre – Je suis moins naïf que j’en ai l’air, vous savez ?

Hôtesse – Bien sûr…

Ministre – Vous êtes sa maîtresse, évidemment.

Hôtesse – Sa maîtresse… Oui…

Ministre – Ne vous inquiétez pas pour ça ! Je ne suis pas jaloux !

Il s’apprête à reprendre ses assauts, mais elle l’arrête.

Hôtesse – Oui, mais lui il l’est…

Ministre – Mais il ne le saura jamais.

Hôtesse – Moi, je le saurai !

Ministre – Et alors ?

Hôtesse – Je veux absolument rompre avec lui avant… d’entamer une liaison avec vous, vous comprenez ?

Ministre – Oui… Enfin, non !

Hôtesse – Laissez-moi l’appeler, je vous en prie ! J’aurai l’esprit plus tranquille, et je pourrai me livrer à vous plus complètement.

Ministre – Plus complètement…

Hôtesse – Vous me prêtez votre téléphone ?

Ministre – Bon…

Il lui tend son téléphone. Toujours debout sur la table, elle le prend. Mais le ministre ne fait pas mine de s’éloigner.

Hôtesse – Je vais lui envoyer un SMS, je n’ai pas le cœur de lui parler de vive voix maintenant. Surtout avec sa femme à l’hôpital…

Ministre – Bien sûr…

Elle feint de lire à haute voix le message qu’elle envoie.

Hôtesse – Je vous quitte… (Plus bas) Venez vite… Et voilà, c’est fait…

Elle descend lentement de la table. Le ministre se jette sur elle. Elle remonte aussitôt et le tient à distance avec le balai.

Hôtesse – Non, je vais attendre sa réponse, pour être sûr qu’il a bien eu le message… Avant de m’offrir à vous…

Ministre – Ah, non, je n’en peux plus moi…

Le ministre enserre les jambes de la fille toujours debout sur la table. Le PDG arrive en trombe, feint la surprise et fait mine de se scandaliser.

PDG – Monsieur le Ministre ! Vous ? En peignoir ! Avec ma nièce ! Dans ma propre maison. Moi qui vous faisais entièrement confiance !

Le ministre, surpris lui aussi, stoppe immédiatement son assaut. Mais il reprend vite ses esprits.

Ministre – Ça va… Arrêtez cette comédie… Je suis au courant… Mirabelle m’a tout raconté !

PDG – Tout ?

Ministre – Tout. Mais je ne suis pas sûr que cette pauvre enfant ait bien compris votre odieux stratagème.

PDG – Cette pauvre enfant ?

Ministre – J’imagine que vous n’étiez pas non plus à l’hôpital avec votre femme…

PDG – Euh… Non… J’étais juste au dessus, avec la bonne…

Ministre – Vous me décevez beaucoup, cher ami… Que vous couchiez avec la bonne, cela ne me regarde pas… Mais vous servir de cette jeune fille innocente pour favoriser vos noirs desseins.

PDG – Alors vous n’avez pas signé mon contrat…

Ministre – C’était un coup monté, n’est-ce pas ? Vous vous êtes arrangé pour que je reste seul avec votre maîtresse, sachant qu’elle ne manquerait pas de succomber à mon charme.

PDG – Ma maîtresse ?

Ministre – Et en compensation, pour me faire pardonner, j’aurais signé votre contrat.

PDG (reprenant espoir) – Et c’est ce que vous allez faire, n’est-ce pas ? Parce que vous, vous êtes un gentleman…

Ministre – C’est vraiment très mesquin de votre part… Mais je l’aurais peut-être fait, c’est vrai… Car comme vous le dites, je suis un gentleman. Malheureusement, je ne suis plus en position…

PDG – En position… ?

Ministre – Je ne suis plus Ministre des Transports. J’en toucherai un mot à mon successeur. Mais sans garantie du résultat.

PDG – Vous n’êtes plus ministre ?

Ministre – Décidément, ce n’est pas votre soirée, mon cher… Non seulement votre contrat ne sera pas signé, mais votre maîtresse a décidé de rompre avec vous et de partir avec moi. Allons nous en d’ici, Mirabelle…

L’homme d’affaire explose.

PDG – Mirabelle ? Pauvre vieux vicelard ! Cette fille n’est pas ma nièce, en effet. Mais ce n’est pas non plus ma maîtresse. C’est une pute !

Ministre – Une pute ?

Hôtesse – Une pute ?

PDG – Alors vous imaginez que votre charme naturel suffit pour séduire une fille de trente ans de moins que vous !

Ministre – Et pourquoi pas ?

PDG – Et vous pensez vraiment que si cette fille était ma maîtresse, elle pourrait vous préférer à moi ?

Ministre – Dites quelque chose, mademoiselle…

Hôtesse – Je ne suis pas une prostituée, en tout cas !

PDG – C’est vrai, excusez-moi…

Ministre – Mais alors qu’est-ce que vous racontez ?

PDG – Disons que c’est… une escort girl. Vous savez ce que c’est maintenant, les chômeurs sont des demandeurs d’emploi, les secrétaires des assistantes, et les putains des escort girls !

Hôtesse – Mais je ne suis pas une escort girl !

PDG – Bon, une hôtesse charme, si vous préférez…

Hôtesse – Je vous rappelle que je suis ici par erreur…

Ministre – Moi aussi, apparemment… Et tout ça devient passablement compliqué. Mais alors vous êtes qui, au juste ?

Hôtesse – Ton pire cauchemar !

Ministre – Dois-je en conclure que vous ne partez pas avec moi ?

Hôtesse – Dans tes rêves, oui… Et avec ce que je sais sur toi, mon chaud lapin, j’ai de quoi ruiner ta carrière politique.

Ministre – Mais voyons, Mirabelle…

Hôtesse – Et arrêtez de m’appeler Mirabelle ! Je m’appelle Emmanuelle.

Ministre – Tiens, c’est curieux, vous n’avez pas un physique à vous appeler Emmanuelle…

PDG – C’est ce que je lui ai dit aussi…

Hôtesse – La ferme !

Ministre – Ça c’est envoyé…

Hôtesse – Et vous aussi ! Vous n’êtes qu’un obsédé doublé d’un imbécile ! Vous êtes prêt à signer n’importe quel contrat dans l’espoir de coucher avec une femme qui pourrait être votre fille, et vous vous apprêtiez à devenir le prochain Président de la République ?

Ministre – Dois-je comprendre par cet usage de l’imparfait que vous envisagez de contrecarrer ce noble projet…?

Hôtesse – J’en ai beaucoup appris ce soir sur la politique. Plus que je n’en apprendrai sans doute pendant toute ma scolarité à Sciences Po. J’aurais donc beaucoup de choses à raconter, en effet. Et je pense que ce serait rendre service à la France que de veiller à ce que vous retourniez au plus vite dans la Sarthe pour y rester…

PDG – Allons, calmez-vous, je vous en prie… Je crois que nous nous sommes tous un peu emportés… Nous allons sans doute trouver un terrain d’entente. N’est-ce pas, Monsieur le Ministre…

Hôtesse – Je ne suis pas une prostituée, mais vous vous êtes bien un maquereau, et vous un vieux cochon ! Voilà ce que j’en fais de votre contrat ! (Elle prend le contrat et le déchire). Et vous pouvez toujours rêver que je vous rende l’argent que vous m’avez donné. Je l’ai bien mérité !

Ministre – Alors c’est vrai, vous l’avez payée ?

PDG – C’est un peu compliqué…

Ministre – Ne me dites pas que finalement, c’est vraiment votre nièce ?

Le portable du ministre sonne à nouveau.

Ministre – Oui… ? Oui… Non ? Bon… D’accord… Non, non, je vous rappelle dans un moment… Oui, oui, tout va bien…

Il range son portable.

Hôtesse – Vous trouvez que tout va bien ?

Ministre – Finalement, je garde mon poste. Le procureur est un ami du Président. Il va étouffer l’affaire…

PDG – Alors vous êtes de nouveau en mesure de signer ce contrat…

Ministre – Oui…

Hôtesse – Trop tard ! Je viens de le déchirer…

Ministre – J’imagine que vous en avez d’autres exemplaires…

PDG – Bien sûr.

Ministre – Et bien cela va vous étonner, mais je vais le signer, ce contrat, avant de m’en aller et de vous laisser en famille…

Hôtesse – Pourquoi ?

Ministre – Parce que c’est un bon contrat, tout simplement. Et que je suis venu ici dans l’intention de le signer de toute façon.

Hôtesse – Et le concurrent ?

Ministre – Il n’y a pas de concurrent… Qui soit concurrentiel, en tout cas. Moi aussi, j’ai essayé de vous enfumer…

PDG – Bravo. Mes félicitations, Monsieur le Ministre. Une bonne négociation, c’est toujours un peu une partie de poker menteur. Mais je crois que là, c’est le moment de conclure. Croyez-moi, c’est un accord gagnant – gagnant.

Hôtesse – Et moi, qu’est-ce que je gagne ?

Le PDG sort un autre exemplaire et le ministre le signe. Pendant ce temps, le PDG sort une boîte de cigare, il s’en met un en bouche et en propose un au Ministre.

PDG – Cigare ?

Ministre – Vous ne reculez devant aucun cliché, vous ?

Le PDG remet le cigare qu’il avait en bouche dans la boîte et range la boîte.

PDG – J’imagine que vous n’avez pas non plus de vieille mère à L’Aigle.

Ministre – Pas une mère, non… Mais une jeune femme qui m’est très chère…

PDG – Je vois… Une liaison que vous auriez aimée autoroutière, en quelque sorte… Reparlons-en après les présidentielles…

Ministre (avec un regard inquiet vers la fille) – Si je suis élu…

PDG – Allons ! C’est un boulevard politique qui s’ouvre devant vous !

Le ministre s’apprête à s’en aller.

PDG – J’imagine que pour ma Légion d’Honneur… ? (Le ministre lui lance un regard noir). Vous avez raison, je ne suis pas sûr d’en être encore digne… Je crois que je vais attendre de la mériter vraiment…

Ministre – Comme disait Mademoiselle… ne vous sous-estimez pas, cher ami… Si vous saviez le nombre de dictateurs, de trafiquants de drogue et d’escrocs en tout genre qui ont reçu la rosette…

PDG – Et oui… En matière d’honneur aussi, il y a longtemps que la France a perdu son label triple A.

Ministre – Je ne vous propose pas de vous déposer quelque part… ?

Hôtesse – Merci, je vous ai assez vu…

Ministre – Vous êtes vraiment sûre de vouloir ruiner ma carrière politique ? Moi, au moins, maintenant, vous me connaissez. Qui vous dit que les autres ne sont pas encore pires ?

Hôtesse – J’essaie d’imaginer… J’ai un peu de mal…

Ministre – Soyez indulgente… Je vous demande pardon, voilà.

Hôtesse – Qu’est-ce que vous me proposez pour me faire taire ?

Ministre – Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

La fille réfléchit un instant et lui glisse quelque chose à l’oreille.

Ministre – Très bien, je vous le promets…

PDG – Je vous appelle un taxi ?

Ministre – Je vais marcher un peu.

Il s’en va. L’homme d’affaire reste seul avec la fille.

Hôtesse – Je vais partir aussi…

PDG – Je vous prie de m’excuser, moi aussi. Les temps sont durs, vous savez. C’est la crise…

Hôtesse – Même pour les PDG…

PDG – J’insiste pour vous payer le solde, en tout cas. Après tout, le contrat est signé, c’est le principal. Vous avez rempli votre mission…

Hôtesse – Il avait l’intention de signer de toute façon…

PDG – C’est vrai, mais bon… Moi aussi je vous dois une petite compensation…

Hôtesse – Gardez la deuxième moitié de cet argent… Ce que vient de me promettre le ministre me suffit pour solde de tout compte…

On sonne à la porte.

PDG – Qu’est-ce qu’il veut encore, cet abruti… ?

Il va à l’interphone.

PDG – Oui… ? Oui, oui… Si, si… Non, non, je t’ouvre tout de suite…

Il revient.

PDG – Oh, mon Dieu, c’est ma femme !

Hôtesse – Elle n’est pas à Bordeaux ?

PDG – Visiblement, après le quiproquo téléphonique de tout à l’heure, elle a décidé de rentrer plus tôt que prévu… Quelle soirée ! Sans parler de la bonne…

Hôtesse – La bonne…

PDG – Elle aussi est rentrée plus tôt que prévu… Quand elle m’a trouvé dans sa chambre, elle a cru que je l’attendais, et elle a failli me violer…

Hôtesse – Et bien au moins, il y a une justice : vous savez maintenant par quelles épreuves je suis passée moi aussi ce soir à cause de vous…

PDG – Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter à ma femme pour justifier que je sois ici avec une prostituée…

Hôtesse – Mais je ne suis pas une prostituée !

PDG – Et vous croyez qu’avec une étudiante ça va être plus facile à expliquer… ? Elle est très jalouse, je vous l’ai dit. Non, il faut absolument que vous me tiriez de ce mauvais pas. Vous n’avez qu’à dire que vous êtes… Je ne sais pas, moi… Ma nièce !

Hôtesse – C’est ça, votre plan ?

PDG – Tant pis, on improvisera. Vous avez l’air très douée… Bon, je vais lui ouvrir…

La fille se précipite sur son portable.

Hôtesse – Isabelle ? Non, je suis toujours chez ton client, je te raconterai… Et toi, tu es où ? Leonardo ? Le PDG du Groupe Delaplanche ? Le concurrent de Delapierre ? Il ne manquerait plus que Delapaille, et ce serait les trois petits cochons ! Ah d’accord, c’était un coup monté, c’est ça… Combien il t’a payé, Leonardo, pour monter cette embrouille ? Alors tu t’es dit qu’en m’envoyant ici à ta place, je n’aurais aucune chance de séduire ton ministre, et que tu l’harponnerais toi-même chez son concurrent au moment du digestif… Ouais, et ben tu peux toujours l’attendre, crois-moi… Il vient de signer le contrat… Quoi, tu doutes à ce point là de mon pouvoir de séduction ? Et tu sais quoi ? En plus, il va me décorer de la Légion d’Honneur ! Oui, parce que je le vaux bien ! Bon, tu m’excuses, mais la soirée n’est pas encore tout à fait terminée. Je crois que la République a encore besoin de moi…

PDG – Écoute, chérie, ne t’énerve pas ! Elle va t’expliquer tout ça elle-même. Tu vas voir, c’est très simple…

Noir sur la musique de La Marseillaise.

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-22-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Vendredi 13

Friday the 13th – 13 y Martes – Sexta feira 13 –  Venerdi 13 – Freitag, der 13. – Pátek 13.Vrijdag de 13e – Петък 13  –  تحميل مجاني –  Petak 13.– Пятница 13-е – Jumat Tanggal 13 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 ou 4 personnages : 3F, 1H/2F, 2H/1F, 3H ou 4F, 1H/3F, 2H/2F, 3H/1F, 4H

Quand on apprend au cours de la même soirée que son meilleur ami s’est crashé en avion et qu’on a soi-même gagné au loto, comment cacher sa joie devant la veuve potentielle ?

Jérôme et Christelle ont invité à dîner un couple d’amis. Mais Madame arrive seule, effondrée. Elle vient d’apprendre que l’avion qui ramenait son mari à Paris s’est crashé en mer. Suspendu aux nouvelles avec la veuve potentielle pour savoir si son mari fait partie ou non des survivants, le couple apprend qu’il vient de gagner au super tirage du loto de ce vendredi 13. Le mot d’ordre est dès lors « cache ta joie »… Nombreux rebondissements à prévoir au cours de cette soirée mouvementée…


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VENDREDI 13 ADAPTATION QUÉBÉCOISE

 


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CAPTATION VIDÉO INTÉGRALE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


BANDE ANNONCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Ayant déjà fait l’objet de plusieurs centaines de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Vendredi 13 a notamment été représenté à Paris (Théâtre Montmartre Galabru, Guichet Montparnasse, Blancs Manteaux, Theo Théâtre, Théâtre Le Bout), à Lyon (Nombril du Monde), à Avignon (Théâtre des Vents), à Nice (Théâtre de l’Alphabet), à New York (Producers Club Theater de Broadway), à Los Angeles (Teatro Frida Kahlo)…

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Le mot de l’auteur sur la pièce

Vendredi 13, ça porte bonheur ou ça porte malheur ? Personne ne s’est encore vraiment mis d’accord là dessus. Alors pourquoi pas les deux en même temps ? Pour écrire cette comédie de situation contemporaine, j’ai décidé de faire cohabiter lors d’une même soirée entre amis le bonheur des uns (le gain de la super cagnotte du loto) et le malheur des autres (la disparition probable d’un être cher). Comment à partir de là un couple de multimillionnaires en puissance parviendra-t-il à cacher sa joie devant la veuve potentielle dont ils sont supposés, au nom de l’amitié, partager la peine ? Le meilleur comique résulte souvent du conflit entre le drame et la comédie. Et il n’y a pas de pire fou-rire que celui qui vous prend lors d’un enterrement…

Cette pièce, à ce jour mon plus grand succès, est une comédie de situation basée, comme toute bonne histoire, sur un conflit majeur. Comment dans une même soirée gérer à la fois le plus grand des malheurs qui puisse arriver à un ami, et le plus grand des bonheurs qui puisse vous arriver à vous-même ? Qu’est-ce qui au final l’emportera ? La compassion pour l’autre ou le pure égoïsme ? Cette comédie, comme beaucoup d’autres de mon répertoire, s’amuse de l’hypocrisie sociale. Le supposé souci des autres constitutif des bonnes manières peut-il résister à la perspective de l’enrichissement personnel ? Comme souvent aussi dans mes comédies, l’avidité, cependant, ne sera pas récompensée, et les héros déçus de cette tragicomédie auront peut-être tiré à la fin une certaine leçon de cette expérience… Tout humoriste est aussi un moraliste ! S’il semble afficher un certain cynisme, c’est d’abord parce qu’il regrette que le monde ne soit pas davantage gouverné par des valeurs humanistes.


TEXTE INTÉGRAL VERSION 1H/2F À LIRE OU IMPRIMER

Vendredi 13

Personnages

Jérôme – Christelle – Nathalie – Patrick (optionnel)

 La salle de séjour d’un appartement bobo affichant encore quelques signes de sa splendeur passée. Une peinture avant-gardiste est posée par terre contre le mur du fond. Le reste est déjà dans les cartons. Dans un coin, un sapin de Noël enguirlandé. Personne sur scène. Le téléphone sonne, et on entend le message d’accueil :

Jérôme (voix off) – Bonjour ! Vous êtes bien chez Jérôme et Christelle. Nous sommes momentanément retenus à la Brigade Financière pour une affaire de fraude fiscale, mais vous pouvez nous laisser un message après le bip sonore. Nous vous rappellerons dès la fin de notre garde à vue. Parlez, c’est à vous…

On entend le bip sonore, suivi du message laissé sur le répondeur :

Patrick (voix off) – Ouais, salut, c’est Patrick. Ça va ? Je suis con, tu ne peux pas me répondre… Bon, c’est toujours d’accord pour ce soir, mais…

Entre Jérôme, un sac Leader Price dans une main, un sac Ed dans l’autre, et une baguette sous un bras. Encombré, il ne prend pas la peine de décrocher et se contente d’écouter la suite du message :

Patrick (voix off) – … on arrivera plutôt vers 20H30. Mon avion atterrit à Beauvais. Le temps de sauter dans un bus, de déposer ma valise à la maison, et de repartir en bagnole avec Nathalie… Ah, au fait, merci pour la valise. J’en profiterai pour vous la ramener. Bon ben, à toute ! Et ne vous cassez pas trop la tête, hein ? C’est un dîner entre amis…

Jérôme va poser ses sacs à la cuisine et revient un cubitainer de vin de pays bas de gamme à la main. Il enlève son imper, et sort une carafe à vin d’un placard. Il débouche le cubitainer, place un entonnoir sur le goulot de la carafe, et la remplit. Christelle arrive.

Christelle – Salut ! Ça va ?

Jérôme – Patrick a appelé, ils arriveront un peu en retard.

Christelle – Tant mieux, parce qu’on n’est pas trop en avance…

Elle retire son manteau.

Christelle – On se gèle, non ? Il fait encore plus froid que dehors…

Jérôme – J’ai arrêté le chauffage. On est supposé faire des économies, non ?

Christelle remarque enfin ce qu’il est en train de faire.

Christelle (étonnée) – Qu’est-ce que tu fais ?

Jérôme – Ben tu vois, je mets le vin en carafe. Faut que ça respire un peu, le vin, avant de le boire. C’est meilleur, il paraît.

Christelle – Ce n’était peut-être pas la peine d’investir dans un grand millésime… Parce qu’à choisir, je préférerais qu’on économise sur le vin que sur le chauffage…

Jérôme – C’est un vin de pays. Ne me demande pas de quel pays. Pas de la Communauté Européenne, en tout cas. Un euro vingt-quatre le litre chez Leader Price. Une promo pour les Fêtes de Noël…

Christelle – Alors pourquoi tu le mets en carafe ?

Jérôme (ironique) – C’est le sommelier de chez Leader Price qui m’a conseillé de faire ça. Pour que ce précieux nectar exhale toutes ses nuances de fruits rouges et de vanille. Avec quand même un léger arrière-goût de raisin… (Redevenant sérieux) À ton avis ? Tu préfères qu’on mette directement le cubitainer sur la table ?

Christelle – Ah, d’accord…

Jérôme – Et puis ça ne peut pas lui faire de mal non plus, à cette piquette, de s’oxygéner. Le vin de pays, c’est comme l’eau du robinet. Il vaut mieux que ça décante un peu avant de le boire. Que les gaz toxiques aient le temps de s’évaporer, et les métaux lourds de se déposer au fond…

Christelle – Tu t’es occupé des courses ?

Jérôme – J’ai pris une tourte aux artichauts chez Picard Surgelés, il y aura juste à la faire décongeler.

Christelle – Une tourte aux artichauts ?

Jérôme – C’était en promo aussi… Avec une salade…

Christelle – Bon, je vais préparer l’apéritif.

Christelle commence à sortir des verres.

Christelle – Tu es passé à l’ANPE ?

Jérôme – Ouais…

Christelle – Alors ?

Jérôme – Ils m’ont proposé un stage…

Christelle – Un stage…?

Jérôme – Chez un restaurateur.

Christelle – Ah, tu vois. La baisse de la TVA, ça a quand même des effets positifs sur l’emploi…

Jérôme – Un restaurateur de tableaux…

Christelle – Mais… tu as un diplôme d’ingénieur en informatique !

Jérôme – Il paraît qu’il faut être polyvalent, maintenant…

Christelle – Quand même. Avant d’être licencié, tu étais cadre. Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir encadrer chez un restaurateur de tableaux ?

Jérôme – Des tableaux…

Christelle – Et tu y es allé.

Jérôme (parlant du tableau posé contre le mur du fond) – J’en ai profité pour faire évaluer notre toile…

Christelle – Ah, oui… Cette croûte que tu as acheté une fortune il y a dix ans à ton copain des Beaux-Arts…

Jérôme – C’était juste après sa première tentative de suicide… C’était pour le dépanner. Et puis je me suis dit que ça ne pouvait que prendre de la valeur…

Christelle – Si ça pouvait au moins nous permettre de payer le chauffage… Et alors, il te l’a estimé à combien, ce chef d’œuvre, ton restaurateur ?

Jérôme – Une bonne centaine d’euros…

Christelle – Tu l’as acheté 1500 !

Jérôme – Non, mais tu as vu comment la cote de Van Gogh a explosé juste après sa mort ?

Christelle – Il n’y a plus qu’à espérer que ton génie de la peinture réussisse son suicide avant que nous on soit mort de froid… (Soupirant) On ne peut même pas rêver que le cadre prenne de la valeur, il n’y en a pas…

Jérôme – C’est ça le problème, avec la peinture moderne…

Christelle – J’espère au moins que Patrick va nous rembourser les 1000 euros que tu lui as généreusement prêtés. Ça nous permettrait de payer le garde-meuble en attendant le logement social que nous a promis ton cousin du PS à la mairie… Tu lui en as parlé, au fait ?

Jérôme – De notre logement ?

Christelle – De nos 1000 euros ! À Patrick !

Jérôme – Je me demande si c’est vraiment le moment… Ce n’est pas facile pour lui non plus en ce moment. Tu sais que France Télécom vient de le délocaliser dans un centre d’appel à Mulhouse ? Tu te rends compte ? À Mulhouse ! Il était Directeur des Ressources Humaines à La Défense… Et ce n’est pas Nathalie, avec son salaire d’instit à mi-temps…

Christelle – Et moi ? Tu sais, en ce moment, conseillère financière chez Natexis, ce n’est pas vraiment un emploi stable… Aller expliquer aux clients comment bien placer leurs économies quand on travaille dans une banque au bord de la faillite à cause de ses placements hasardeux…

Jérôme – Ok, je lui en parlerai ce soir…

Le téléphone sonne.

Christelle – Ah, ça doit être eux… (Elle décroche le combiné) Allo…? Oui, bonsoir Nathalie, ça va ? Ah, d’accord… Non, non, pas de problème, Nathalie… Ok, on t’attend… À tout de suite, Nathalie… (Elle raccroche le combiné) C’était Nathalie…

Jérôme – Oui, je ne sais pas pourquoi, mais dès que tu as décroché et tu as dit : Bonsoir Nathalie, je me suis tout de suite douté que c’était elle…

Christelle – L’avion de Patrick a du retard, alors elle arrive toute seule en voiture…

Jérôme – Et lui ?

Christelle – Elle lui a laissé un message sur sa boîte vocale pour qu’il nous rejoigne directement ici. Je crois qu’on prendra l’apéro sans lui…

Jérôme – Quelle idée, aussi, de prendre l’avion pour revenir de Mulhouse…

Christelle – Oui… Surtout que ça le fait atterrir à Beauvais. Mais bon, maintenant, avec les low cost, un aller-retour Mulhouse, c’est moins cher qu’un ticket de métro…

Jérôme s’approche d’elle et la prend dans ses bras.

Jérôme – Allez, on va s’en sortir.

Christelle – Bien sûr… Et puis tant qu’on est tous les deux, il ne peut rien nous arriver de grave, non ?

Jérôme – Je préfère boire du vin de pays avec toi, que de déguster de la Veuve Clicquot avec n’importe qui d’autre.

Christelle – La chance va tourner, je le sens. C’est bientôt Noël. Et puis c’est vendredi 13, aujourd’hui, non ?

Jérôme – On va peut-être gagner au loto.

Christelle – On ne joue pas…

Jérôme – J’ai pris un billet au tabac, quand on est allé voir ta mère à Cabourg… J’ai joué mon numéro d’immatriculation aux ASSEDIC…

Christelle – Je me sens tout de suite plus rassurée…

Ils s’embrassent.

Jérôme – Et Nathalie ? Elle est sur la route ?

Christelle – Ça fait un quart d’heure qu’elle tourne en bas pour essayer de trouver une place…

Jérôme – C’est sûr qu’avec une Smart, ce n’est pas très facile de se garer, mais bon… Si elle apprenait à faire les créneaux, ça pourrait l’aider un peu, non…?

Christelle commence à sortir les bouteilles. La sonnette de l’entrée retentit.

Christelle – Tu vois, tu es médisant… Tu vas ouvrir…?

Jérôme va ouvrir.

Jérôme – Salut Nathalie ! Ben qu’est-ce qui t’arrive, tu es toute blanche ? On dirait que tu viens de voir un mort…

Nathalie arrive avec Jérôme. Elle tient une bouteille de champagne à la main et elle a l’air en effet effondrée.

Nathalie (en larmes) – Tu ne crois pas si bien dire…

Christelle approche, affolée.

Christelle – Mais qu’est-ce qui se passe, Nathalie ?

Nathalie – Je m’apprêtais à couper l’autoradio, et à sortir de la voiture… C’était l’heure des informations… (Un temps) L’avion de Patrick s’est crashé en mer…

Jérôme – En mer ?

Christelle – Tu es sûre que c’est son avion ?

Jérôme – Il venait de Mulhouse…

Nathalie – C’était un low cost, avec une correspondance à Londres. Ils ont donné le numéro de vol et le nom de la compagnie. Il n’y a aucun doute. L’avion a disparu au dessus de La Manche…

Nathalie éclate en sanglots. Jérôme et Christelle échangent un regard désemparé, ne sachant pas quoi dire.

Christelle – Écoute, ils vont peut-être le retrouver…

Jérôme – La Manche, ce n’est pas bien grand…

Christelle – Le pilote a peut-être réussi à poser l’avion sur l’eau…

Jérôme – Entre deux pétroliers…

Christelle – Ça s’est déjà vu…

Jérôme – Pas très souvent, mais ça s’est vu…

Nathalie (faiblement) – Vous croyez…?

Christelle – Qu’est-ce qu’ils ont dit, à la radio ? Ils ont dit qu’il n’y avait pas de survivants ?

Nathalie – Ils ne savent pas encore…

Christelle – Eh ben tu vois !

Jérôme – Et puis l’avion, ça reste quand même le moyen de transport le plus sûr au monde ! D’après les statistiques, quand tu prends l’avion, tu n’as qu’une chance sur un million d’y rester. À peu près autant de chances que de gagner au loto, alors tu vois…

Christelle lui lance un regard consterné.

Nathalie (effondrée) – Et il a fallu que ça tombe sur Patrick… Je lui avais dit de ne pas prendre l’avion un vendredi 13…

Jérôme – Bon, en tout cas, c’est que La Manche… Ils retrouveront au moins les boîtes noires…

Nathalie craque à nouveau.

Nathalie – Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce que je vais devenir sans lui ? Avec les deux enfants, et le crédit sur la maison…

Jérôme et Christelle échangent un regard impuissant, ne sachant pas trop quoi faire.

Nathalie (pathétique) – Et dire qu’on vous devait encore 1000 euros…

Christelle – Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas le problème !

Nathalie tend à Jérôme sa bouteille de champagne.

Nathalie – Tenez, je vous avais apporté une bouteille de champagne, pour vous remercier. Si j’avais su…

Jérôme – Veuve Clicquot… Et ben, tu ne t’es pas foutue de nous…

Nathalie – C’est un cauchemar… Dites-moi que ce n’est pas vrai !

Jérôme (pris d’un doute) – Ce n’est pas une blague, au moins ?

Christelle lui lance un regard incendiaire.

Christelle – Allez, viens, assieds-toi. On va mettre la télé pour avoir des nouvelles, d’accord ?

Christelle allume la télé. C’est l’heure de la page publicitaire.

Commentateur (voix off) – Vous savez la différence entre ces deux cercueils ? Le prix ! Leclerc, parce que la vie est déjà assez chère…

Christelle change de chaîne précipitamment.

Commentateur (voix off) – Lion, ce n’est vraiment pas votre jour de chance…

Nathalie – Je suis Lion…

Commentateur (voix off) – Évitez les voyages…

Christelle – Mais ce n’est pas toi qui étais dans l’avion…

Commentateur (voix off) – Et si vous ne pouvez pas faire autrement, préférez le train à l’avion…

Nathalie – Patrick est lion aussi…

Christelle – On va mettre la radio, plutôt…

Commentateur (voix off) – … 60 millions d’euros. C’est le montant qu’empochera le gagnant de la super cagnotte du loto en ce vendredi 13. Le tirage dans un instant…

Christelle change de station.

Commentateur (voix off) – On est toujours sans nouvelle du vol 32 bis de la Compagnie Travel Discount Airways en provenance de Mulhouse et à destination de Beauvais via Bruxelles et Londres…

Nathalie – Vous voyez, c’est bien lui…

Commentateur (voix off) – Le pilote aurait émis un signal de détresse juste avant que l’avion ne disparaisse des écrans radar. Nous vous tiendrons bien sûr informés dès que des informations plus précises nous parviendront…

Christelle éteint la radio.

Christelle – Il faut attendre… Il n’y a rien d’autre à faire pour l’instant… Je vais te servir un verre, ça va te remonter le moral.

Jérôme – On ne va quand même pas déboucher le champagne…

Nathalie (apercevant la carafe) – Je vais prendre un verre de vin. Puisqu’il est déjà ouvert…

Christelle – Tu es sûre que tu ne préfères pas autre chose ?

Nathalie – Ça ira, je t’assure…

Jérôme sert un verre de vin et le tend à Nathalie, qui le vide d’un trait. Sous le regard des deux autres un peu inquiets.

Nathalie (à Jérôme) – Tu vois, avec ce qui m’arrive, je n’ai plus le goût à rien… Je n’arrive même plus à apprécier un grand vin…

Jérôme – Ouais…

Nathalie (soudain paniquée) – Oh mon Dieu, ma mère !

Christelle – Elle était dans l’avion, elle aussi ?

Nathalie – Les enfants sont chez elle. S’ils regardent la télé…

Nathalie se précipite sur son portable et compose en hâte un numéro.

Nathalie – Allo, maman ? Oui, je sais, je suis au courant… Les enfants ne sont pas devant la télé, au moins ? Ils sont couchés ? (Soupir de soulagement) Bon, je n’ai vraiment pas envie d’en parler maintenant… Je te rappelle, d’accord… Écoute, garde tes condoléances pour plus tard… Il n’est pas encore mort, non…? Oui, c’est probable, mais ce n’est pas encore sûr, alors si tu permets… Tu l’as toujours détesté, de toute façon… Combien de fois tu m’as répété que ce n’était pas un homme pour moi… Que j’aurais pu trouver mieux… Et puis merde !

Nathalie raccroche, furieuse. Jérôme et Christelle la regardent avec un air un peu gêné et compatissant.

Nathalie – Elle n’a jamais pu supporter Patrick… Je suis sûre qu’au fond, elle est contente…

Christelle – Allez, ne dis pas ça…

Nathalie – Le jour de notre mariage, elle a prétexté que mon père était malade pour ne pas assister à la cérémonie…

Jérôme – Mais ton père était vraiment malade, non ? Il est mort quelques mois après…

Nathalie – Oui, le jour de la naissance de Maxime… Exprès pour m’emmerder…

Christelle – Tu veux que j’aille te chercher un calmant ?

Nathalie – Je suis désolée de vous embêter avec ça… Je ne vais pas vous gâcher la soirée. (Elle se lève pour partir) Je vais m’en aller, ça vaudra mieux…

Christelle – Mais enfin, Nathalie ! On est amis, non ? À quoi ça sert d’avoir des amis si on ne peut pas se reposer sur eux dans des moments comme ça ?

Nathalie (se rasseyant) – Je savais que je pouvais compter sur vous… Et puis j’avoue que je n’ai pas très envie de me retrouver toute seule à la maison, devant le sapin, pendue à la radio en attendant le verdict…

Jérôme – On devrait peut-être écouter s’il y a du nouveau…

Nathalie – Je me demande si j’ai envie de savoir… (Un temps) Vas-y, allume-la…

Christelle – Ok.

Christelle rallume la radio.

Commentateur (voix off) – … Les avions qui survolent la zone ont repéré une grande tache d’hydrocarbure à la surface de l’eau. Mais on ignore encore si elle provient de l’avion de la compagnie Pas Trop Cher Travel Discount Airways qui, je vous le rappelle, s’est abîmé dans la Manche il y a une heure à peine. Nous attendons une liaison avec notre envoyé spécial, présent à bord de l’un des hélicoptères de secours… En attendant, sans transition, les résultats du loto…

Nathalie – Une flaque de kérosène… Ça veut bien dire que l’avion s’est crashé… Comment voulez-vous qu’il puisse y avoir des survivants…?

Jérôme et Christelle ne savent pas trop quoi dire pour lui remonter le moral.

Commentateur (voix off) – … Le numéro qu’il fallait jouer est donc le 1 5 2 7 9 6 et le numéro complémentaire le 10…

Jérôme semble se figer.

Christelle – Si le pilote a réussi à poser son avion sur l’eau, certains passagers ont pu sortir avant que l’appareil coule au fond…

Commentateur (voix off) – L’heureux gagnant empochera donc la coquette somme de 60 millions d’euros. De quoi envisager l’avenir avec…

Christelle éteint la radio.

Jérôme – C’est…

Nathalie – Quoi ?

Jérôme – Non, non, rien…

Christelle – Tu as déjà pris l’avion. Rappelle-toi. Ce que racontent les hôtesses de l’air avant le décollage. Les masques à oxygène qui tombent automatiquement, les gilets de sauvetages sous les sièges, les sorties de secours à chaque extrémité de l’appareil, les toboggans d’évacuation, tout ça… Il y a quand même des procédures en cas de danger… Tout est prévu…

Jérôme sort plus ou moins discrètement de sa poche une carte ASSEDIC et la regarde.

Nathalie – Les hôtesses de l’air… Tu parles… Ça pour les regarder, Patrick les regarde… Quant à écouter ce qu’elles racontent… Tu sais comment sont les hommes…

Jérôme (à Christelle qui ne l’écoute pas) – Oh, putain !

Nathalie – Tiens, Jérôme, par exemple. Tu sais ce qu’elles racontent, toi ?

Jérôme est pris au dépourvu.

Jérôme – Quoi ? Qui ?

Nathalie (à Christelle) – Tu vois… Qu’est-ce que je disais…

Christelle (à Jérôme) – L’hôtesse de l’air, qu’est-ce qu’elle dit, avant le décollage ? En cas de… dépressurisation de l’appareil.

Jérôme (pétant les plombs) – Le… Les parachutes sous les sièges, le tuba qui tombe du plafond, les palmes dans la boîte à gants, tout ça ?

Christelle lance un regard de reproche à Jérôme.

Christelle (à Nathalie) – Et personne ne t’a appelée ?

Nathalie – Patrick est sûrement déjà au fond de La Manche. Comment veux-tu qu’il m’appelle ?

Complètement ailleurs, Jérôme a rallumé la télé.

Commentateur (off) – Je vous rappelle que le numéro gagnant de ce super tirage du vendredi 13 est le 1 5 2 7 9 6. Numéro complémentaire le 10. Pour un montant de 60 millions d’euros…

Jérôme examine à nouveau sa carte ASSEDIC.

Jérôme – Oh, putain…

Christelle éteint la télé.

Christelle – Non, je veux dire… Il y a sûrement une cellule psychologique… Dans ces cas là, ils mettent toujours en place une cellule psychologique… Pour prévenir les proches… Les soutenir… Tout ça…

Jérôme (à Christelle) – Je peux te dire un mot ?

Christelle – Quoi ?

Jérôme – En particulier…

Le portable de Nathalie se met à sonner.

Christelle – Tu vois, ça doit être eux…

Nathalie – Je ne suis pas sûre de vouloir savoir…

Le téléphone continue à sonner.

Christelle – Tu veux que je décroche à ta place ?

Nathalie – Oh, oui, s’il te plaît…

Christelle prend la communication.

Christelle – Allo… Oui… Non… Ah, d’accord… Ah, bon… Non, non… Si, si, on est très contents, bien sûr. Ok, merci…

Christelle repose le téléphone.

Nathalie – Alors ?

Christelle (dans un état second) – C’était ton gynéco… Au sujet de ton analyse de sang…

Nathalie – Et alors ?

Christelle – Ben… Tu es vraiment enceinte…

Nathalie (effondrée) – Oh, mon Dieu…

Christelle – Je te sers un autre verre de vin ?

Nathalie – Oui, merci…

Christelle remplit à nouveau le verre de Nathalie.

Jérôme (à Christelle) – Euh… Il faut absolument que je te dise quelque chose…

Christelle (à Jérôme) – Tu crois vraiment que c’est le moment ?

Jérôme – C’est très important, je t’assure…

Le regard de Nathalie tombe sur le tableau.

Nathalie – Il est vraiment bizarre, ce tableau, vous ne trouvez pas…?

Christelle – Euh… Si, un peu, oui…

Christelle lui donne le verre.

Nathalie – Le type qui a peint ça devait être sacrément dépressif. (À Jérôme) C’est un ami à toi ?

Jérôme – Oui, enfin… C’est un hongrois, je crois.

Nathalie – Ah, oui, ça se voit. (À Jérôme) Il s’est suicidé ?

Christelle – Pas encore, malheureusement…

Nathalie vide son verre d’un trait.

Nathalie (à Christelle) – Tiens, sers m’en un autre…

Christelle – Tu ne devrais peut-être pas trop boire quand même. Dans ton état…

Jérôme (ne sachant pas quoi dire) – Alors comme ça, vous attendez un heureux événement ?

Christelle le fusille du regard.

Jérôme (à Christelle) – Il faut vraiment que je te parle…

Nathalie – Tu as raison, j’ai la tête qui tourne. Je vais aller prendre un peu l’air sur le balcon.

Christelle – Tu veux que je vienne avec toi ?

Nathalie – Merci. J’ai besoin d’être un peu seule…

Christelle – Ok.

Nathalie sort sur le balcon. Jérôme attend impatiemment qu’elle ait disparu.

Jérôme – Tu ne devineras jamais ce qui nous arrive…!

Christelle (ailleurs) – Enceinte… Tu te rends compte ?

Jérôme – Tu es enceinte ? Mais c’est merveilleux ! Tu vois, il y a encore un quart d’heure, j’aurais pris ça comme une catastrophe naturelle. Mais là, je prends tout du bon côté. Et tu sais pourquoi ?

Christelle – Mais ce n’est pas moi qui suis enceinte !

Jérôme – Ah oui, c’est vrai. Autant pour moi…

Christelle – C’est pourtant vrai que vous n’écoutez rien quand on vous parle…

Jérôme – Qui est enceinte, alors ?

Christelle – Nathalie ! Tu te rends compte ? Dans la même journée, elle apprend que son mari a disparu dans un crash aérien, et qu’elle attend un enfant de lui…

Jérôme – Comment tu sais qu’il est de lui ?

Christelle (estomaquée) – Je ne sais pas… L’intuition féminine…? Comme les deux premiers sont de lui, et que Patrick est son mari, c’est le premier nom qui m’est venu à l’esprit. C’est con, hein ?

Jérôme – Bon, de toute façon, ce n’est pas la question… Tu sais quoi ?

Christelle – Quoi ?

Jérôme – On a gagné !

Christelle (regardant vers le balcon) – Oh, mon Dieu !

Jérôme – Ça fait un choc, hein ?

Christelle – Nathalie ! Elle est en train d’enjamber le balcon !

Jérôme se retourne et voit la scène.

Jérôme – Oh, putain ! Elle va nous faire chier longtemps celle-là… Qu’elle saute et qu’on n’en parle plus. On est au premier étage, de toute façon. Elle ne se ferait pas bien mal…

Sans l’écouter, Christelle s’approche de la fenêtre.

Christelle – Je t’en prie, Nathalie ! Ne fais pas ça ! Pense à tes enfants ! C’est Noël, quand même…

Nathalie – Promets-moi que si je saute, tu t’en occuperas. Tu ne les laisseras pas partir à la DASS, hein ?

Christelle – Oui, je te le promets…

Jérôme – Il ne manquait plus que ça…

Christelle – Je veux dire non, ne saute pas ! (À Jérôme) Dis quelque chose, toi !

Jérôme – Pour les enfants, il y a ta mère, non ?

Nathalie – Je préfère encore qu’ils aillent à la DASS.

Christelle – Il faudrait peut-être appeler les pompiers…

Jérôme – C’est bon, il n’y a pas le feu. Je vais la faire descendre de là…

Nathalie – N’approchez pas, ou je saute.

Christelle – Qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Attends je reviens…

Christelle – Ne me laisse pas toute seule !

Jérôme disparaît dans le couloir.

Nathalie (pathétique) – Moi aussi, je vais me crasher en bas. Comme un avion sans aile. Je vais aller rejoindre mon Patrick…

Christelle – Tu crois vraiment que c’est ce qu’il voudrait ? Je veux dire, il préférerait sûrement que tu restes en vie pour t’occuper de vos enfants. Et puis imagine qu’il ne soit pas vraiment mort. Il sonne à la porte, et il te trouve écrasée en bas du balcon.

Ce n’est pas la porte qui sonne, mais le portable de Nathalie.

Christelle – Ah, tu vois ? Si ça se trouve, c’est lui… Ben vas-y, décroche…

Nathalie (hésitante) – Oui…?

Christelle (en direction de l’endroit où a disparu Jérôme) – J’espère que ce n’est pas encore sa gynéco. Pour lui annoncer que finalement, c’est des jumeaux…

Nathalie – Oui, je vous écoute… Vous êtes sûrs ? D’accord. Non, non, ne vous inquiétez pas. Ok, merci, je reste à côté du téléphone…

Christelle – Qu’est-ce qui se passe ?

Nathalie – C’était eux… La cellule de soutien psychologique…

Christelle – Et alors ?

Nathalie – Ils ont retrouvé des survivants… Patrick pourrait se trouver parmi eux…

Christelle – Mais c’est génial ! Tu vois ? Imagine que tu aies sauté, dans un moment de désespoir…

Jérôme revient.

Jérôme – Oui, elle se serait au moins foulé la cheville…

Christelle – Allez, descends de là… (À Jérôme) La cellule d’urgence vient de l’appeler. Ils ont retrouvé des survivants…

Jérôme – Je sais…

Christelle – Tu as entendu ?

Jérôme – C’est moi qui l’ai appelée.

Christelle – Quoi ?

Jérôme – Fallait bien trouver un moyen de la faire descendre de là…

Nathalie revient dans la pièce.

Nathalie – Tu as raison… Il faut que j’y croies. Je sens que Patrick est encore vivant. Je le sais…

Christelle lance un regard incendiaire à Jérôme.

Christelle – Ne t’emballe pas trop vite quand même… Et puis comment ils savent que Patrick pourrait être parmi les survivants ?

Nathalie – Ils ont localisé un type accroché à une valise. Et qui hurle : Nathalie, Nathalie…

Christelle fusille à nouveau Jérôme du regard.

Nathalie – Comment ils savent que je m’appelle Nathalie ?

Christelle – Oui, je me le demande…

Jérôme – Bon, je ferme la fenêtre, hein ? Et tu ne la laisses plus approcher de là, d’accord ?

Christelle – Et qu’est-ce qu’on va lui raconter si la vraie cellule d’urgence appelle ?

Jérôme – Il y avait sûrement plusieurs passagers à bord dont la femme s’appelle Nathalie. Sans parler de leurs maîtresses…

Nathalie – J’ai complètement oublié de prendre leur numéro… Je voulais leur demander si je pouvais venir sur place pour participer aux recherches. Je vais appuyer sur la touche « rappeler le dernier correspondant »…

Christelle (sur un ton définitif) – Si j’étais toi, je ne ferais pas ça…

Air étonné de Nathalie.

Christelle – Ils doivent être complètement débordés, tu sais. Dès qu’ils auront des nouvelles plus précises, ils te rappelleront…

Jérôme – Il faut vraiment que je te parle.

Christelle – Vas-y…

Jérôme – En privé…

Christelle – On ne peut pas la laisser toute seule. Imagine que la police appelle pour lui annoncer la mort de Patrick, et qu’elle enjambe encore le balcon ?

Jérôme – Allons sur le balcon !

Christelle – Tu me déçois, Jérôme… Tu me déçois beaucoup… Je te pensais plus proche de tes amis. On parle de Patrick, là ! Ton copain de lycée ! Et de Nathalie, ma meilleure amie ! Ils étaient témoins à notre mariage. On peut bien sacrifier une soirée pour la soutenir dans le malheur qui lui arrive !

Jérôme – On a gagné au loto.

Christelle – Combien ?

Jérôme – 60 millions.

Nathalie – Je prendrais bien un autre verre de vin, finalement. Avec toutes ces émotions…

Christelle (sèchement) – Bon ben tu sais où est la carafe, maintenant, non ! Ou tu préfères qu’on te ramène le cubitainer et une paille ?

Nathalie accuse le coup.

Nathalie – Bon, je crois que je vais vous laisser… Je vous ai assez embêtés comme ça.

Christelle se reprend.

Christelle – Excuse-moi. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. (Elle lui ressert un verre de vin) Mais on est tous un peu sur les nerfs, non ? Il faut que tu manges quelque chose, aussi, sinon tu vas être malade… (À Jérôme en aparté pendant que Nathalie vide son verre) Je crois que c’est le moment de lui refourguer ta tourte aux artichauts…

Jérôme sort un instant vers la cuisine.

Christelle – Nous aussi, on était très proches de lui. Alors évidemment, on est bouleversé par la mort de Patrick. (Se reprenant) Je veux dire par la perspective de sa disparition… En même temps, il faut savoir tourner la page, non ? On ne vit qu’une fois.

Jérôme revient avec une part de tourte et la passe à Christelle.

Christelle (tendant la part de tourte à Nathalie) – Il faut savoir profiter des bonnes choses de la vie…

Nathalie prend une bouchée de la tourte.

Nathalie – Ce n’est pas mauvais… Qu’est-ce que c’est ?

Christelle (hypocrite) – C’est Jérôme qui a fait la cuisine. C’est à quoi, déjà…?

Nathalie (la bouche pleine) – Oh, du moment que ce n’est pas de l’artichaut. C’est le seul truc auquel je suis allergique. Je ne sais même plus le goût que ça a, d’ailleurs. La seule fois où j’en ai mangé, c’était chez ma grand-mère en Bretagne. J’ai fini aux urgences…

Les deux autres échangent un regard consterné.

Nathalie – L’avantage, avec l’artichaut, c’est qu’on ne risque pas d’en manger sans s’en apercevoir…

Christelle arrache la part de tourte à Nathalie.

Christelle – Bon, ben tu veux peut-être passer au dessert…?

Nathalie, un peu prise de court, ne semble pas dans son assiette.

Nathalie – Je crois que je vais allez vomir… Tu vois, d’habitude, ça passe très bien. Surtout les bonnes choses comme ça… Ça doit être le stress…

Elle s’éloigne en direction de la salle de bain.

Nathalie partie, Christelle laisse éclater son excitation.

Christelle – Tu es sûr ?

Jérôme (montrant sa carte) – Mon numéro d’ASSEDIC ! Il est sorti ! Ils viennent de l’annoncer à la radio ! Tu n’as pas entendu ? 60 millions, tu te rends compte ? On peut s’acheter un Airbus, avec ça ! Enfin, d’occasion peut-être. Mais en bon état…

Christelle – Mais c’est complètement dingue !

Jérôme sert deux verres de vin et en tend un à Christelle pour trinquer.

Jérôme – Tiens, goûte une dernière fois au vin de pays de chez Leader Price, pour bien te souvenir à quoi ça ressemble. Parce que tu n’es pas prête d’en reboire…

Ils trinquent.

Christelle – C’est dingue… Ce n’est pas une blague, au moins ?

Jérôme – Moi aussi, j’ai du mal à y croire. Mais j’ai vérifié trois fois le numéro. Je te jure, c’est nous ! On a gagné ! La super cagnotte du vendredi 13 !

Nathalie revient.

Christelle – Tu ne devineras jamais ce qu’on vient d’apprendre !

Nathalie – Ils ont rappelé ? C’est bien lui ? Il est vivant ?

Jérôme (embarrassé) – Euh, non… Ils ne sont pas encore sûrs…

Christelle – Mais ils ont repéré une valise qui ressemble beaucoup à la sienne. Une valise Vuitton. Flottant à la surface…

Nathalie – Alors c’est quoi, la bonne nouvelle ?

Christelle – Ben… Ça… (Très excitée voire hystérique) On va pouvoir récupérer la valise !

Jérôme essaie de calmer Christelle d’un geste.

Jérôme – Excuse-la… C’est les nerfs…

Nathalie – Vous avez raison. Cette attente, c’est insupportable… Même s’il est encore vivant, rien que d’imaginer Patrick tout seul, accroché à sa valise, au milieu de La Manche, en plein hiver… Pendant que nous on est tranquillement au chaud ici… J’en ai le sang qui se glace dans les veines… (Un temps) Il ne fait pas très chaud non plus, chez vous, si ? Ou c’est moi…

Jérôme (avec un air entendu) – On va pouvoir remettre le chauffage, maintenant, hein, Christelle ? Je vais le mettre à fond…

Il sort un instant pour remettre la chaudière en route.

Nathalie – Combien de temps on peut tenir, à ton avis, dans les eaux glacées de La Manche, au mois de décembre ?

Christelle – Ça dépend… Il était plutôt du genre frileux, non ?

Nathalie – Oh, mon Dieu…

Jérôme revient.

Jérôme – J’ai mis le thermostat sur 25… (Avec un clin d’œil à Christelle) Comme ça, si on doit partir à l’improviste sous les tropiques, on évitera le choc thermique…

Nathalie – Vous partez en vacances…?

Jérôme – Non, enfin… Pourquoi pas ?

Nathalie – Si j’étais vous, j’éviterais l’avion…

Christelle – Oui, c’est peut-être plus prudent. La loi des séries… Et puis une bonne Thalasso au Sofitel de Quiberon, c’est pas mal non plus… Histoire de repartir d’un bon pied pour une nouvelle vie…

Nathalie – Vous avez bien raison de vouloir en profiter… Vous voyez à quoi ça tient, le destin ? On dîne tranquillement avec des amis un vendredi soir, et sans préavis, on se retrouve veuve…

Christelle – Eh, oui… (Hystérique) Ou multimillionnaire en euros !

Nathalie – Tu penses bien qu’on n’avait pas les moyens de se payer une assurance-vie… C’est bizarre, d’ailleurs, parce qu’il en parlait, justement, ces derniers temps… Pour pouvoir au moins payer les études des enfants, en cas de coup dur… Il devait sentir quelque chose… Un mauvais pressentiment…

Jérôme – Ouais… Ben nous, je peux te dire qu’on ne l’a pas vu venir… Ça nous tombe dessus, comme ça…

Christelle (à Nathalie) – Allez, le pire n’est jamais sûr…

Jérôme – Ça fait un choc… Faut gérer aussi…

Nathalie – Vous en avez une, vous ?

Christelle – Une quoi ?

Nathalie – Une assurance-vie ! Enfin, une assurance-décès…

Jérôme – On a mieux que ça, crois-moi.

Nathalie – Je te jure que s’il s’en sort, après ça, je verrai la vie différemment…

Christelle – Ah, nous aussi, je te promets.

Nathalie – Tous ces petits sacrifices qu’on s’impose tous les jours en se disant qu’on en profitera plus tard… Tu parles… On ferait mieux de vivre au jour le jour, oui… Sans penser au lendemain…

Jérôme – Tu as raison. Moi, demain, j’arrête de travailler.

Nathalie – Je croyais que tu étais au chômage…

Jérôme – Ouais, ben j’arrête de chercher du boulot.

Nathalie – Bon, en même temps, il faut bien gagner sa vie. Et en mettre un peu de côté. Parce que ce n’est pas avec les retraites qu’on aura… Oh, mon Dieu… Je sens que Patrick, lui, il ne va pas coûter cher à sa caisse de retraite…

Christelle – Allez, dis pas ça…

Nathalie – Comment je vais m’en sortir, moi, avec les deux petits…

Christelle – On est là, nous… Hein, Jérôme…? Si tu veux, on peut t’en prendre un, pour te décharger un peu !

Jérôme (pas très emballé) – Oui, enfin…

Nathalie – C’est gentil, mais… On vous doit déjà 1000 euros…

Christelle – Tiens, tu sais quoi ? On vous en fait cadeau, de ces 1000 euros. On n’est plus à ça près, non ? Hein, Jérôme ?

Jérôme – Ouais, ouais, non… Bien sûr… Vous pouvez les garder…

Nathalie (émue) – C’est vraiment un soutien, pour moi, de savoir que je peux compter sur des amis comme vous… Je sais ce que ça représente, 1000 euros, pour vous… Surtout, en ce moment. Avec Jérôme qui n’a pas de travail. Tu vois, si je demandais à ma banque de me les prêter, je ne suis pas sûre qu’elle le fasse. Avec tout le pognon qu’ils se font en spéculant sur notre dos… Et vous… qui n’avez même les moyens de mettre le chauffage en plein mois de décembre… Sauf quand il y a des invités… D’ailleurs, il fait un peu chaud, maintenant, non ? Vous ne trouvez pas ? Je ne voudrais pas que vous fassiez exploser votre facture de fioul pour moi…

Jérôme – Je vais aller baisser un peu…

Jérôme s’absente à nouveau quelques secondes.

Nathalie – Comment je vais annoncer ça aux enfants, moi…

Christelle – Pour l’instant, ils dorment, non ?

Nathalie – Mais ils vont bien se réveiller un jour…

Christelle – Écoute, je ne devrais peut-être pas te dire ça, mais je n’arrive pas à croire qu’il soit mort. Pas ce soir…

Nathalie – Pourquoi, pas ce soir ?

Christelle – Je ne sais pas, c’est… comme ce que tu disais tout à l’heure à propos de ton père. Qui est mort juste le jour de la naissance de ton fils. Exprès pour t’emmerder.

Nathalie – Tu crois que Patrick a décidé de se crasher en avion justement ce soir pour nous gâcher la soirée ?

Jérôme revient.

Christelle (préférant changer de sujet) – Si on remettait la télé, pour avoir confirmation… C’est l’heure des résultats du loto… Je veux dire, il y a les informations, juste après…

Le téléphone de Nathalie sonne, interrompant le mouvement de Christelle vers la télé. Nathalie, figée, hésite à répondre, mais finit par prendre son portable.

Nathalie – Oui…? Oui, elle-même… (À Christelle et Jérôme) C’est eux ! La cellule d’urgence… Oui…? Oui, je vous écoute…

Les deux autres ont l’air très emmerdés.

Nathalie – Mais vous nous aviez dit que… D’accord… Ok… Merci…

Elle raccroche.

Nathalie – Ils ont repéré cinq survivants, accrochés à des débris de l’avion… Peut-être un sixième…

Jérôme – Le numéro complémentaire.

Nathalie – Ils essaient de les repêcher en hélicoptère, mais le temps est très mauvais au dessus de La Manche… Ils ne connaissent pas encore leur identité.

Christelle – Ils te préviendront dès qu’ils auront procédé au tirage… Je veux dire au sauvetage !

Nathalie – Non, vous avez raison… C’est comme une loterie. C’est infernal, cette attente. J’ai l’impression d’avoir joué au loto, et d’attendre pour savoir si j’ai tiré le bon numéro…

Christelle – Et oui… C’est ce que je me suis demandé aussi quand j’ai épousé Jérôme… Je veux dire… Mais ils étaient combien, dans cet avion ?

Nathalie – Je ne sais pas… C’était un petit avion… Paris-Mulhouse…

Jérôme – Mettons une centaine. S’il y a cinq survivants… Ça fait une chance sur vingt. C’est quand même plus sûr que le loto…

Nathalie – Je n’ai jamais eu de chance au jeu…

Christelle – Tu sais ce qu’on dit : Cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance…

Nathalie – Oh, mon Dieu… Heureusement que vous êtes là, sinon…

Christelle – Tu ne veux pas aller te reposer un peu dans notre chambre ?

Nathalie – Et si ils rappellent…?

Jérôme – Ça peut durer des heures, tu sais… Avec la tempête… Un sauvetage en mer, comme ça, c’est très délicat… Ils ne sont même pas encore sûrs de pouvoir les repêcher vivants. Dans une eau à deux ou trois degrés, tu imagines…

Nathalie – De toute façon, je n’arriverais jamais à dormir.

Christelle – Je peux te donner un somnifère, si tu veux.

Nathalie – Je ne crois pas que ça suffira. Dans l’état où je suis…

Christelle – Tu peux en prendre deux ou trois. Ils sont très légers…

Nathalie – C’est très gentil, mais je ne vais pas vous prendre votre chambre, en plus…

Christelle – Tu sais, nous non plus, on n’arrivera pas à dormir, alors…

Nathalie – Merci… Franchement, je ne pensais pas que tout ça vous bouleverserait autant que moi… (Regardant son portable) Merde, je l’ai mis sur répondeur. Un réflexe… Je vais voir s’ils ne m’ont pas laissé un message…

Elle s’éloigne un peu pour consulter sa messagerie.

Jérôme (à Christelle) – On ne va jamais pouvoir s’en défaire…

Nathalie – Non, toujours rien…

Christelle – En même temps… ça ne fait que cinq minutes qu’ils ont appelé…

Jérôme – Et puis entre nous, tu sais… Une chance sur vingt… Il vaudrait quand même mieux te préparer au pire, hein ?

Nathalie – Mais tout à l’heure, tu me disais que…

Christelle – On ne voudrait pas non plus te donner de faux espoirs… Hein, Jérôme ?

Jérôme – Il faut reconnaître que là, ça commence à sentir le sapin…

Christelle – Ce que veut dire Jérôme, avec ses mots à lui, c’est que si Patrick est vraiment mort, tu le sauras toujours bien assez tôt… Non, tu ferais mieux d’aller te coucher, je t’assure… Tu veux que je t’appelle un taxi ?

Nathalie – Je suis venue en voiture, avec la Smart.

Christelle – Ah, oui, c’est vrai…

Nathalie – Et je ne sais pas si je suis en état de conduire.

Échange de regards exaspérés entre Jérôme et Christelle.

Nathalie – Mais tu as raison, je vais aller me reposer un peu dans la chambre. Je ne vais pas dormir, mais… Je crois que j’ai besoin d’être un peu seule…

Jérôme – Oui, nous aussi… Je veux dire, oui, bien sûr, on comprend très bien. Hein Christelle ?

Nathalie – J’y vais…

Christelle – Oui…

Nathalie sort sous les regards de circonstance de Jérôme et Christelle qui, dès qu’elle a disparu, laissent éclater leur joie.

Jérôme – Putain ! 60 millions !

Nathalie revient. Jérôme et Christelle se figent.

Nathalie – J’ai oublié mon portable…

Nathalie ressort.

Christelle – Tant que je n’aurais pas vu le billet gagnant, je n’arriverai pas à y croire. Fais voir…

Jérôme – Je vais le chercher… (Il fait un pas pour y aller) Merde, il est dans la chambre… Avec un peu de chance, elle va s’endormir et nous foutre un peu la paix. Ce n’est pas le moment d’aller la réveiller… Et si on se sifflait sa bouteille de Veuve Clicquot, en attendant ? Pour fêter ça…

Christelle – Dans la chambre ? Je n’ai rien vu… Tu ne l’as pas perdu, au moins, ce ticket ? Imagine qu’il soit tombé de la table de nuit par terre… et qu’il ait fini dans l’aspirateur. J’ai changé le sac hier, et j’ai vidé la poubelle ce matin.

Jérôme – T’inquiète… Il est rangé bien à l’abri. (S’apprêtant à déboucher la bouteille de champagne) Je vais essayer de ne pas faire péter le bouchon trop fort… pour pas la réveiller.

Christelle – À l’abri…? Où…?

Jérôme – Dans ma valise. En haut du placard… Dans la pochette intérieure… Je n’ai même pas pensé à l’enlever en revenant de Cabourg… Je ne me souvenais même plus que j’avais joué au loto, t’imagines…

Christelle (décomposée) – Tu veux dire ta valise Vuitton ?

Jérôme – Si, oui… Ma valise, quoi… Ne me dis pas que tu as passé aussi l’aspirateur dans ma valise… (Percevant enfin l’embarras de Christelle) Quoi ?

Christelle – Patrick n’avait pas de valise pour partir à Mulhouse… Alors Nathalie m’a demandé si je pouvais lui en prêter une…

Jérôme laisse échapper le bouchon de champagne qui pète bruyamment.

Jérôme – Tu lui as prêté ma valise ? Tu l’as laissé prendre l’avion pourri de cette compagnie low cost avec ma valise Vuitton ?

Christelle – Bon, pour la valise Vuitton, je te rappelle que c’était une fausse… Une contrefaçon qu’on a achetée à Trieste cet été en revenant du Club Fram de Porto Vecchio ?

Jérôme – Avec notre chèque de 60 millions d’euros dedans ! On avait de quoi racheter la marque qui fabrique les vraies….

Nathalie revient.

Nathalie – J’ai entendu comme une détonation… Ça m’a réveillée… (Voyant la mine défaite des deux autres) Vous en faites une tête… Vous avez des nouvelles, c’est ça ? Elles ne sont pas bonnes, et vous n’osez pas me le dire ?

Jérôme (renfrogné) – Oui, on peut dire ça comme ça…

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Christelle – Non, enfin… Il ne s’agit pas de Patrick…

Jérôme – Un peu quand même…

Christelle – Jérôme ne savait pas que je lui avais prêté sa valise… Alors évidemment, ça lui a fait un choc… Un choc émotionnel, je veux dire… Imaginer son meilleur ami accroché à sa valise au milieu de La Manche… Avec les requins tournant tout autour…

Nathalie – Il y a des requins, dans La Manche ?

Christelle – Je ne sais pas, j’imagine…

Nathalie – Oh, mon Dieu, c’est vrai, la valise… On vous devait déjà 1000 euros qu’on n’est pas prêts de vous rembourser, et en plus vous ne reverrez jamais votre valise Vuitton. Heureusement que c’était une fausse…

Christelle – Il y a encore un espoir, non ? (Regardant Jérôme) Je veux dire qu’on retrouve Patrick… avec la valise.

Jérôme – Tu crois…?

Christelle – Une valise, ça flotte beaucoup mieux qu’un cadavre ! Souviens-toi des images qu’on voit à la télé après un crash aérien. Qu’est-ce qui flotte à la surface ? Les valises !

Jérôme – Si elles ne sont pas trop lourdes, oui…

Christelle (à Nathalie) – Elle était très remplie, sa valise, à Patrick ?

Nathalie – Il n’a passé qu’une nuit à l’hôtel Ibis de Mulhouse, alors il n’a pas emmené grand chose…

Les deux autres reprennent un peu espoir.

Nathalie – À part tous ses catalogues de vente, évidemment. Le papier, ça pèse une tonne. Je n’arrivais même pas à soulever la valise pour la mettre dans le coffre de la voiture quand il est parti. Heureusement qu’elle avait des roulettes. Ce n’est pas si mal fait que ça, ces imitations. Vous avez bien raison. Pourquoi se ruiner à acheter une vraie… Mais pourquoi vous voulez savoir ce qu’il y avait dans cette valise ?

Christelle – Ben… Si elle flotte, Patrick a pu s’accrocher après. Comme à une bouée…

Nathalie – Ouais, ben là, non, hein… Autant s’accrocher à une enclume… Et puis de toute façon, les bagages, c’est en soute, non ? Ça coule à pic avec la carcasse de l’appareil…

Jérôme lance un regard meurtrier à Christelle, anéantie.

Christelle – Des fois, quand ils arrivent à localiser l’épave, ils la remettent à flot. Pour retrouver les boîtes noires, déterminer les causes du crash, et récupérer les valises – je veux dire les corps – pour que pour les familles puissent faire leur travail de deuil…

Jérôme – Tu crois…?

Christelle – Mais, oui ! Je ne sais pas pourquoi, mais je garde espoir. Hein, Nathalie ?

Nathalie – Oui, enfin…

Christelle – On est vendredi 13, non ?

Nathalie – Je n’ai jamais compris si ça portait bonheur ou malheur, le vendredi 13…

Christelle – Et ben tu vois… Un peu les deux !

Jérôme (à Nathalie) – Mais tu es vraiment sûre à cent pour cent qu’il est parti avec ?

Nathalie – Avec la Travel Discount Airways ? Oui, malheureusement… C’est même moi qui lui ai acheté le billet sur internet…

Jérôme (hystérique) – Avec ma valise, putain ! Avec ma putain de valise !

Nathalie est un peu déstabilisée. Christelle fait signe à Jérôme de se calmer.

Nathalie – Bon, je crois que je vais vraiment vous laisser… Je vais aller dormir chez ma mère. Au moins, je serai à côté des enfants quand ils se réveilleront. Et si j’ai des nouvelles, bonnes ou mauvaises, je vous tiens au courant. C’est promis.

Jérôme – 60 millions… 60 millions, putain ! Dites-moi que c’est un cauchemar…

Christelle (à Nathalie) – Oui, c’est peut-être plus raisonnable…

Nathalie – Bon ben je vais vous laisser dormir…

Jérôme – Parce que tu crois vraiment qu’on va pouvoir dormir, maintenant ?

Nathalie – Je vous appellerai demain matin… Vous saurez toujours bien assez tôt… Moi aussi, d’ailleurs. Tu as raison, Christelle. Ça peut durer des heures. Je vais prendre un somnifère en arrivant chez maman…

Jérôme – Ah, non ! On veut savoir, nous ! Tout de suite ! Hein, Christelle ? On ne va pas attendre comme ça comme des cons…

Nathalie – Franchement, ça me touche beaucoup… que tu sois bouleversé à ce point là. Je sais que Patrick était un ami… mais je ne pensais pas que sa disparition t’affecterait comme ça.

Jérôme – Je rallume la télé…

Commentateur (voix off) – Le numéro gagnant est donc le…

Jérôme – Bon, ça va, on a compris…

Nathalie (inquiète, à Christelle) Tu devrais peut-être lui donner un calmant, à lui aussi, non ?

Jérôme zappe sur une autre chaîne.

Commentateur (voix off) – C’est maintenant une certitude : il n’y a aucun survivant suite au crash en mer de l’avion de la Travel Discount Airways. Les quelques individus accrochés à un radeau de fortune, qu’on avait d’abord pris pour des survivants, ne se sont avérés être en fait que des sans papiers qui tentaient de gagner l’Angleterre à la nage. Ils ont bien entendu été immédiatement placés dans le charter qui va les ramener dans leur pays d’origine. Un charter de cette même compagnie, d’ailleurs. Souhaitons-leur au moins bon voyage… Sans transition, on ignore toujours l’identité du gagnant de la super cagnotte du…

Jérôme éteint la télé, effondré.

Jérôme – Oh, putain… Aucun survivant…

Le portable de Nathalie sonne. Elle le prend et regarde le numéro de l’appel entrant.

Nathalie – Si c’est ma mère, je ne réponds pas…

Jérôme – Ma valise Vuitton…

Nathalie – C’est lui…

Christelle – Qui, lui ?

Nathalie – Patrick… C’est le numéro de son portable qui s’affiche…

Christelle – Non…

Jérôme (impressionné) – T’as quoi comme opérateur ?

Christelle – Ben vas-y, réponds !

Nathalie, blême, prend l’appel.

Nathalie – Oui…

Jérôme et Christelle sont suspendus à ses paroles.

Nathalie – Patrick ? Mais tu m’appelles d’où ? Écoute, je t’entends à peine… Comme si tu m’appelais de très très loin…

Jérôme – Tu m’étonnes… Ils ont dit qu’il n’y avait aucun survivant…

Nathalie – Et toi, tu m’entends…? Patrick…? Allo…? Allo…? (Elle se tourne vers les deux autres avec un air dramatique) On a été coupés…

Silence de mort.

Christelle – Tu es vraiment sûre que c’était lui ?

Nathalie – Je ne sais pas… La ligne était très mauvaise…

Jérôme – Tu parles…

Nathalie – En tout cas, l’appel provenait bien de son portable. C’était le bon numéro…

Jérôme – Le bon numéro…

Christelle – Il a peut-être été éjecté de l’appareil… et il a réussi à s’accrocher à quelque chose…

Jérôme – Sa valise…

Christelle – Et il t’appelle avec ce qui lui reste de batterie.

Nathalie – Oh, mon Dieu… Mais ils avaient dit qu’il n’y avait aucun survivant… Je commençais à peine à me faire à cette idée…

Christelle – Un miracle est toujours possible.

Jérôme – Un miracle… Il faudrait encore qu’ils arrivent à le localiser à temps avant que les requins ne le bouffent…

Nathalie – Vous imaginez Patrick, avec cette tempête, tout seul, au milieu de l’Atlantique…

Jérôme – La Manche…

Christelle – Ce n’est pas si grand, La Manche…

Nathalie – En pleine nuit, accroché à ta valise, perdu dans cet océan…

Jérôme – La Manche, je te dis !

Nathalie – Il a pu dériver… Comment ils vont faire pour le retrouver…?

Jérôme – Autant chercher une valise dans une botte de foin…

Nathalie – Je vais essayer de le rappeler… Même s’il n’a plus beaucoup de batterie, il aura peut-être le temps de nous décrire l’endroit où il se trouve. Ça facilitera les recherches…

Christelle – En même temps, s’il est vraiment perdu au milieu du Pacifique…

Jérôme – La Manche, bordel !

Nathalie compose le numéro, et attend avec anxiété.

Nathalie – Ça sonne… Oh, mon Dieu, c’est sa boîte vocale. J’ai l’impression d’entendre une voix d’outre-tombe… Allo, Patrick ? Si tu as ce message, je veux que tu saches combien je t’aime. Et les enfants aussi. Je t’en prie, Patrick. Essaie de tenir le coup. Pour moi. Pour tes enfants. Pour toi aussi, bien sûr. Le temps que les secours parviennent à te localiser. Je t’embrasse très fort, mon chéri…

Jérôme et Christelle se regardent, émus. Mais Nathalie tarde à raccrocher.

Nathalie – Je voulais t’avouer une dernière chose, Patrick. Pour soulager ma conscience. Parce que je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion. Ou alors plus le courage. Je t’ai trompé une fois. Juste une petite fois. Mais ça ne comptait pas je t’assure. Et je te promets que l’enfant que je porte est bien de toi. Enfin, j’en suis presque sûre. Je le sens. Mais on fera le test, si tu veux. Oui, parce que j’ai oublié de te dire. Je suis enceinte, Patrick. Tu vas être papa ! Alors tu vois. Il faut que tu tiennes le coup !

Nathalie raccroche, bouleversée. Les deux autres échangent un regard consterné.

Christelle – Si avec ça il n’arrive pas à tenir le coup…

Silence embarrassé.

Jérôme – Le téléphone…

Christelle – Je n’entends rien.

Jérôme – Non, je veux dire le téléphone de Patrick. Avec son portable, ils vont pouvoir le localiser ! Il faut prévenir les sauveteurs tout de suite. Il y a peut-être encore un espoir de retrouver la valise… Je veux dire de retrouver Patrick… C’est quoi, leur numéro ?

Nathalie lui tend son téléphone.

Nathalie – Tiens, le numéro est enregistré là dessus.

Jérôme prend le portable de Nathalie et appuie sur la touche de rappel.

Jérôme – Merde, je n’ai plus de réseau. Je vais essayer sur le balcon…

Jérôme sort.

Nathalie – Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui parler de ça maintenant.

Christelle – Tu crois…

Nathalie – C’était il y a trois mois environ. Avec mon dentiste. Dans son cabinet. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ou alors, c’était l’effet de l’anesthésie…

Christelle – Tu n’as qu’à dire ça… Que ce salopard t’a droguée pour abuser de toi…

Nathalie – En même temps, ce n’était qu’une anesthésie locale… Pour une petite carie, tu vois… Et pour le reste, je peux te dire que je l’ai bien senti… Plus qu’avec Patrick, en tout cas… Et toi, tu n’as jamais trompé Jérôme…?

Christelle – Jamais depuis qu’on est marié…

Nathalie – En même temps, vous n’êtes mariés que depuis six mois. Après quinze ans de vie commune…

Christelle – Ouais, ben non…

Le retour de Jérôme dispense très opportunément Christelle de préciser sa pensée.

Jérôme – C’est bon, ils vont faire le nécessaire tout de suite. Et ils nous rappellent dès qu’ils ont du nouveau.

Christelle – J’ai déjà vu faire ça dans une série policière à la télé. C’est très facile de localiser quelqu’un avec son portable. Et en principe, c’est très rapide. Enfin, là, c’est au milieu de l’Atlantique, mais bon…

Jérôme – La Manche.

Nathalie – Oh, mon Dieu. Je ne sais pas si mon cœur va tenir le coup. Avec toutes ces émotions…

Le portable sonne.

Nathalie – Déjà ?

Christelle – Tu vois…

Jérôme – Ben vas-y, décroche !

Nathalie – Allo ? Non, maman, je n’ai pas encore eu confirmation de son décès, désolée… Non, je n’ai pas la nouvelle adresse de la tante Adèle. Mais tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour se préoccuper des faire-part…? Bon, il faut que je te laisse, là. Je ne peux pas occuper la ligne. J’attends un appel urgent… C’est ça… Pour les fleurs ? Écoute, fais ce que tu veux, je m’en fous, d’accord ? (Elle raccroche, furieuse) La vie est vraiment mal faite… Pourquoi ce n’était pas ma mère qui était dans cet avion…?

Le téléphone sonne à nouveau. Nathalie prend l’appel, hors d’elle.

Nathalie – Mais tu vas nous foutre la paix, oui…? Ah, excusez-moi, je pensais que c’était quelqu’un d’autre… Oui, oui, bien sûr, je vous écoute… Non, je vous assure, ce n’est pas une plaisanterie… Mon mari était bien à bord de cet avion, et… Bon, d’accord, merci… Vous me rappelez si vous avez du nouveau…?

Elle raccroche, déstabilisée.

Nathalie – C’était eux… Ils ont réussi à localiser le portable de Patrick…

Les deux autres sont pendus à ses paroles.

Christelle – Et alors ?

Nathalie – L’appel provenait de la gare de Mulhouse…

Cette fois, c’est le téléphone fixe de Jérôme et Christelle qui sonne. Christelle décroche, mécaniquement.

Christelle – Allo ? (Anéantie, tendant le combiné vers Nathalie) C’est lui…

Nathalie saisit le combiné.

Nathalie – Patrick ? Mais tu es où ? Tout le monde te cherche au milieu de l’Atlantique…! Non, ce n’est pas vrai…! (Aux deux autres) Il a raté son avion ! Il est dans le Corail Paris-Mulhouse !

Jérôme – Dieu existe…

Nathalie – Mais tu n’es pas au courant ? (Aux deux autres) Il n’est pas au courant… L’avion de la Travel Discount que tu devais prendre s’est crashé au dessus de la Méditerranée… Il n’y a aucun survivant… Dieu soit loué, c’est un miracle…! (Aux deux autres) Il est resté coincé dans les toilettes de l’aéroport de Mulhouse pendant deux heures… Il n’arrivait pas à ouvrir la porte…. Évidemment, le terminal de la compagnie Olow Cost Airways de Mulhouse, ce n’est pas vraiment la classe affaire… Ok… Tu me rappelles dès que tu arrives à la gare de l’Est, d’accord…? Je t’embrasse très fort, mon chéri… (Elle s’apprête à raccrocher mais se ravise) Euh… Patrick…? Tu as eu mon message ? Non, non, ce n’était pas important… Tu peux l’effacer, je t’assure… Maintenant que je sais que tu n’es pas mort…

Nathalie repose son portable.

Nathalie (rayonnante) – Là, je crois qu’on va pouvoir déboucher la Veuve Clicquot !

Léger embarras de Jérôme et Christelle, qui ont déjà débouché la bouteille sans elle. Mais qui cependant sont aux anges.

Christelle – Mais c’est merveilleux ! Hein, Jérôme ?

Jérôme – Toi tu retrouves un mari, et nous…

Christelle – Un ami !

Jérôme – Il arrive à quelle heure à la Gare de l’Est ?

Nathalie – D’ici une heure, à peine… Ce cauchemar va enfin se terminer… Merci… Sans vous, je ne sais pas si j’aurais pu tenir le coup… (Elle fait un mouvement pour partir) Je crois qu’on boira le champagne une autre fois… Je vais aller l’attendre à son arrivée à la gare, et puis on rentrera directement chez nous… Après cette épreuve, vous comprenez qu’on a pas mal de choses à se dire…

Christelle – Oui… Surtout s’il écoute quand même ton message…

Jérôme – Mais il n’en est pas question ! On va fêter ça tous ensemble. Hein, Christelle ?

Nathalie – En même temps, c’est le seul survivant… Je ne sais pas si… J’imagine l’angoisse des autres familles qui ont eu moins de chance que moi…

Jérôme – La vie est une loterie ! Il suffit de tirer le non numéro ! C’est bien triste pour les autres, mais tant pis pour eux. The show must go on ! Non, et puis franchement, tu n’es pas en état de conduire. Énervée comme tu es, tu n’arriveras jamais à garer ta Smart à la Gare de l’Est un vendredi soir. Je vais le rappeler. Je vais lui dire de sauter dans un taxi en arrivant, et de venir directement ici. Avec sa valise…

Nathalie – Un taxi…? Tu sais, je ne suis pas sûre qu’on ait vraiment les moyens…

Jérôme – Mais nous, oui ! Hein, Christelle ?

Christelle – Nous aussi, on a une bonne nouvelle à vous annoncer… Maintenant, on peut bien vous le dire… Vas-y Jérôme…

Tandis que Jérôme s’apprête à parler, le téléphone fixe sonne. Christelle répond.

Christelle – Oui… Ah, Patrick… Justement, on s’apprêtait à te rappeler pour… (Son sourire se fige) Ok, je te la passe… (À Nathalie) C’est Patrick. Il a eu ton message…

Nathalie, décomposée, prend le combiné sans fil et commence à s’éloigner vers le balcon.

Nathalie – Écoute, Patrick, je vais tout t’expliquer, d’accord ? Et puis ne le prends pas comme ça ! Franchement, après ce qui vient de nous arriver, ça devrait te faire relativiser les choses, non ? Je te rappelle que tu es passé à deux doigts de la mort ! L’important, c’est qu’on soit vivants tous les deux ! Tu es un survivant, Patrick !

Elle sort sur le balcon pour terminer sa conversation.

Jérôme – Oh, putain… Il ne manquait plus que ça…

Christelle – C’est sûr que maintenant, ça ne va pas être évident de le faire venir ici sabler le champagne avec nous…

Jérôme – Imagine qu’en apprenant qu’il est cocu, il décide de se jeter dans le canal Saint Martin en arrivant à la Gare de l’Est. Avec ma valise…

Nathalie revient, la mine défaite.

Christelle – Alors…?

Nathalie – Il ne veut pas revenir dormir à la maison… Il parle de divorcer…

Jérôme – Il n’a qu’à venir dormir ici en attendant ! Hein, Christelle ? Comme sa valise est déjà faite…

Nathalie – Ah, la valise, justement… Enfin, ce n’est pas le plus important…

Stupeur des deux autres.

Jérôme – Quoi ?

Nathalie – Ben… Patrick a raté son avion, mais la valise, elle, elle était déjà enregistrée… Malheureusement, vous pouvez faire une croix dessus… Elle est restée dans la soute de l’appareil…

Jérôme – Quel con ! (À Christelle) Non, mais dis-moi que ce n’est pas vrai !

Nathalie – C’est sûr, heureusement que ce n’était pas une vraie, dans un sens… Remarque, tu sais que ce n’est pas bien légal, les contrefaçons… J’ai vu un reportage là-dessus à la télé… Patrick aurait pu avoir des ennuis, à la douane…

Christelle – Pour aller à Mulhouse ?

Nathalie – Quand on passe par Londres…

Jérôme – Si elle ne s’en va pas tout de suite, je vais la tuer…

Nathalie est un peu surprise par la réaction de Jérôme.

Nathalie – Ne t’inquiète pas, je vous en rachèterai une vraie, comme promis… Je vous dois bien ça…

Jérôme – C’est ça ! Avec les 1000 euros que tu nous dois déjà…

Nathalie – Bon, je crois que cette fois, je vais vraiment y aller. Hein, Christelle ? On a tous eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui…

Christelle pousse prudemment Nathalie vers la porte afin de la mettre à l’abri de la fureur de Jérôme.

Christelle – Allez, ne t’inquiète pas, ça va s’arranger… Tu m’appelles demain, d’accord ?

Nathalie – Ok, je te tiens au courant…

Nathalie s’apprête à franchir la porte, mais se retourne une dernière fois.

Nathalie – Au fait, c’était quoi, cette bonne nouvelle que vous vouliez m’annoncer…?

Christelle la pousse définitivement dehors.

Christelle – Je t’appelle demain…

Nathalie s’en va. Jérôme et Christelle restent seuls. Ils s’effondrent sur le canapé. Silence lourd.

Jérôme – 60 millions d’euros…

Christelle a un mouvement de tendresse vers lui.

Christelle – Allez, ce n’est pas si grave… L’important, c’est d’être en vie, non ? Et d’être tous les deux…

Jérôme se détend un peu.

Jérôme – Tu as raison…

Christelle – Et puis qu’est-ce qu’on aurait bien pu faire avec 60 millions ?

Jérôme – Je me le demande bien…

Christelle – Est-ce que notre couple aurait même résisté à une pareille tempête…

Jérôme – Sans parler de nos amis… Regarde, on a failli se fâcher avec Patrick et Nathalie…

Silence.

Jérôme – Tu crois vraiment que si on avait gagné 60 millions au loto, on aurait divorcé ?

Christelle – Ça peut monter à la tête… Quand tout d’un coup on apprend qu’on va pouvoir satisfaire tous les désirs qu’on réprimait jusque là…

Jérôme – Tu as raison, la frustration, c’est le ciment du couple… Quand je pense qu’on aurait vraiment pu devenir multimillionnaires… Ça fait froid dans le dos…

Christelle – Allez, on va pouvoir passer une soirée tranquille. Tous les deux, devant la télé…

Jérôme – Tu sais ce qui me détendrait vraiment…

Christelle (pleine d’espoir) – Dis toujours… Je suis prête à satisfaire tous tes désirs. En guise de compensation… pour la perte de ta fausse valise Vuitton.

Jérôme – Un reportage animalier… Sur la reproduction des varans, par exemple…

L’enthousiasme de Christelle est un peu douché.

Jérôme – Tu sais que c’est très partouzeur, le varan… La femelle se fait sauter successivement par plusieurs mâles, et les œufs contiennent le patrimoine génétique de tous ses amants… Tu imagines le gosse de Nathalie. La moitié de Patrick, et l’autre moitié de son dentiste…

Christelle (déprimée) – Il reste un peu de vin de pays… Enfin, ce que Nathalie nous a laissé… Tu en veux ? Maintenant, il vaut mieux qu’on s’y habitue…

Elle sert deux verres, pendant que Jérôme allume la télé.

Commentateur (voix off) – … On vient à l’instant de retrouver la trace du vol 32 bis de la Travel Discount Airways, qu’on pensait avoir été victime d’un crash aérien au dessus de La Manche. Le pilote s’était seulement endormi aux commandes de l’appareil. Au lieu de se poser à Londres, il a continué sa route jusqu’en Alaska, où il a été contraint à un atterrissage en catastrophe sur la banquise faute de kérosène.

Jérôme – C’est marrant, tu vois, j’ai l’impression que ça ne me concerne même plus.

Le téléphone sonne. Christelle se lève comme une zombie pour répondre, pendant que Jérôme reste scotché devant la télé.

Commentateur (voix off) – Voici quelques images de l’appareil prises par un avion de reconnaissance de l’armée mexicaine…

Christelle – Oui…?

Commentateur (voix off) – On ignore encore tout du sort des passagers à l’intérieur de la carlingue, mais sur ces images d’une remarquable précision, on aperçoit nettement deux pingouins jouant avec une valise…

Christelle – Non…!

Dans un état second, Christelle raccroche et revient vers Jérôme.

Jérôme – C’était qui…?

Christelle – Le gynécologue de Nathalie… Enfin, le mien… On a le même…

Jérôme – Et alors…?

Christelle – Il a confondu nos deux dossiers… Ce n’est pas elle qui est enceinte, c’est moi !

Jérôme (largué) – Vous avez aussi le même dentiste ?

Christelle (exultant) – Je suis enceinte de toi ! On va avoir un bébé, Jérôme !

Jérôme (pas franchement ravi) – Mais… Je croyais qu’on ne pourrait pas en avoir… Ton gynéco m’avait dit que vu la tronche de mes spermatozoïdes, on n’avait qu’une chance sur un million au tirage !

Christelle – C’est vendredi 13 !

Noir.

Fin

VARIANTE DE FIN POUR UN QUATRIÈME PERSONNAGE (PATRICK)

Jérôme n’a pas le temps de réagir davantage, car on sonne à la porte.

Jérôme – Si c’est encore elle, tu la fais entrer, et cette fois c’est moi qui la balance par la fenêtre…

Christelle va ouvrir malgré tout.

Christelle (surprise) – Ah, salut Patrick…! Tu as fait bon voyage ? Enfin, je veux dire… On ne t’attendait plus…

Patrick (sinistre) – Je ne vous dérange pas ?

Christelle – Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher…

Jérôme – Au point où on en est.

Patrick entre dans la pièce, dans un état second.

Patrick – Ah, Jérôme, tu es là…

Jérôme – Ben oui, tu vois. J’habite ici, en fait…

Patrick – Il est tard, je sais. Mais avec tout ce qui vient de m’arriver…

Jérôme – En même temps… ce n’est pas ton train Corail qui s’est crashé sur la banquise, si ?

Patrick – Non, je parlais de Nathalie. Je suis encore sous le choc.

Christelle – On est vraiment désolé, Patrick… Hein, Jérôme…?

Jérôme – Mmm…

Christelle – Mais assieds-toi, je t’en prie. Tu veux boire quelque chose ?

Jérôme – Arsenic, strychnine…?

Christelle lui sert un verre de vin de pays.

Christelle – Des glaçons…?

Patrick ne répond pas. Il s’assied et vide le verre sans sourciller, sous le regard ébahi des deux autres.

Jérôme – Ah, oui… Ça a vraiment l’air d’aller mal… Il ne réagit même plus au vin de pays…

Patrick – Ça fait dix ans qu’on est mariés, vous vous rendez compte ? Je n’aurais jamais cru Nathalie capable de faire ça…

Christelle – Allez… Tu ne crois pas que tu prends tout ça un peu trop au tragique…?

Jérôme – Il vient d’apprendre qu’il est cocu quand même…

Christelle – J’ai toujours détesté ce mot là…

Patrick – On croit connaître les gens, et puis…

Christelle – Ça peut arriver à tout le monde de faire une erreur…

Jérôme – Quand même… Coucher avec son dentiste…

Patrick – C’était mon dentiste.

Christelle – Et puis l’important, c’est qu’elle a eu le courage de te l’avouer, non ? C’est très courageux de sa part, tu sais…

Jérôme – C’est surtout très con…

Christelle – Ça prouve qu’elle a confiance en toi… Et la confiance, c’est important dans le couple… Hein Jérôme…?

Jérôme – Tu parles, elle croyait qu’il était mort…

Christelle – Allez, tu verras… Ça finira par s’arranger…

Patrick – Je ne sais pas… Je crois qu’il va me falloir un peu de temps…

Jérôme – Combien de temps, à peu près…? Non, parce que comme tu dis, il est déjà tard… J’irais bien mettre la viande dans le torchon, moi…

Christelle – Ce que veut dire Jérôme, avec ses mots à lui, c’est qu’on a tous eu beaucoup d’émotions aujourd’hui… Mais c’est normal que tu aies besoin de prendre un peu de recul… Tu vas dormir ici sur le canapé… Et demain, tu y verras un peu plus clair…

Jérôme – On ne te promet pas que ça ira mieux demain, hein ? Juste que tu y verras un peu plus clair…

Patrick – Merci… Je savais que je pouvais compter sur vous… C’est dans le malheur qu’on reconnaît ses amis…

Jérôme – Oui… C’est ce que ta femme nous a répété pendant toute la soirée…

Christelle – Je vais aller te chercher des draps… Jérôme, tu prends une couverture dans l’armoire…

Jérôme et Christelle disparaissent un instant. Patrick se lève et se dirige vers le balcon. Il s’approche de la balustrade, et se penche un peu. Christelle revient, l’aperçoit, et se fige, croyant visiblement qu’il s’apprête à sauter.

Christelle – Patrick, non !

Patrick se retourne vers elle un peu surpris.

Patrick – Euh… Je regardais juste la vue…

Christelle – Oh, mon Dieu, tu m’as fait peur… J’ai cru que…

Patrick – Je n’avais jamais remarqué qu’en se penchant un peu, on pouvait voir le Flamand Rose de votre balcon…

Christelle (inquiète de son état mental) – Le flamant rose…

Patrick – C’est un bar.

Christelle – Un bar belge ?

Patrick – Oui… Mais surtout un bar gay…

Christelle est un peu décontenancée. Jérôme revient avec la couverture et la jette sur le canapé.

Jérôme – Bon, ben je ne vais pas le border et lui faire la bise, non plus.

Patrick lui lance un regard ambigu.

Christelle – Tu nous promets de ne pas faire de bêtise ?

Patrick – Promis.

Christelle – Ok, alors on va tous aller se coucher. On a eu une dure journée nous aussi…

Le téléphone fixe sonne. Jérôme répond.

Jérôme – Ouais…? Oui, il est là… Ok, je te le passe… (Il tend le combiné à Patrick) C’est Nathalie, elle voudrait te parler…

Patrick prend le combiné à contrecœur.

Patrick – Oui… Écoute… Non… Je ne sais pas… Non… Je te dis ça demain, d’accord… Oui, ben j’ai besoin de réfléchir pendant quelques jours, tu peux comprendre ça, non…?

Jérôme (inquiet) – Quelques jours…?

Patrick – C’est ça, on se rappelle…

Il raccroche.

Christelle – Je suis sûr que votre couple saura résister à cette épreuve… et qu’il en ressortira encore plus fort !

Patrick – Moi aussi, j’ai couché avec le dentiste…

Christelle (après un moment d’hésitation) – Eh ben tu vois, ce n’est pas si grave…

Jérôme la regarde avec stupéfaction.

Christelle (à Patrick) – Et puis je ne t’ai pas dit ! (À Jérôme) On lui dit ?

Jérôme – Quoi ?

Christelle – C’est moi qui suis enceinte, Patrick !

Jérôme – Ah, oui, c’est vrai.

Christelle – Ce n’est pas une bonne nouvelle, ça ?

Jérôme – Pour toi, la bonne nouvelle, c’est que ta femme n’est pas enceinte de ton amant.

Christelle – Non, après tout ce qui vient de nous arriver aujourd’hui, à nous aussi… On en parlait justement tout à l’heure avec Jérôme. L’important, c’est de rester unis, quoi qu’il arrive… De surmonter les difficultés… Ensemble… Alors l’argent, dans le couple, ce n’est pas le plus important !

Patrick – L’argent ?

Christelle (à Jérôme) – On lui raconte aussi ? (Jérôme ne répond pas, accablé) Figure-toi que dans la valise que je t’ai prêtée pour partir à Mulhouse…

Patrick – La fausse valise Vuitton…

Christelle – Il y avait un billet de loto…

Patrick (distraitement) – Ah, oui, un billet de loto…

Christelle – On a appris ce soir en regardant la télé qu’on avait joué le bon numéro…

Patrick – Combien ?

Jérôme – 60 millions.

Patrick – Ah, oui quand même…

Christelle – Autant te dire qu’on ne reverra jamais ce billet de loto…

Jérôme – À moins que le pingouin qui a récupéré ma valise aille le présenter lui-même au PMU pour toucher le gros lot.

Christelle – Tu vois ? On vient de perdre 60 millions au loto, mais on gagne un bébé qu’on n’espérait plus !

Jérôme – Tu sais ce qu’on dit : Malheureux au jeu, heureux en amour…

Patrick – Je suis vraiment désolé… Je veux dire pour les 60 millions… C’est un peu de ma faute…

Jérôme (menaçant) – Un peu…?

Christelle – Je crois que cette fois, on ferait mieux d’aller se coucher. Tu viens, Jérôme…?

Christelle entraîne Jérôme vers la chambre. Patrick reste seul. Il va sur le balcon et réfléchit un instant. Puis il prend son portable et compose un numéro.

Patrick – Allo…? Non, je ne suis pas mort… Désolé de vous décevoir encore une fois, belle-maman… Vous pouvez me passer Nathalie ? Merci… (Après un instant) Nathalie ? C’est Patrick… Écoute, j’ai bien réfléchi et… Oui, déjà, qu’est-ce que tu veux… D’habitude, tu me reproches de ne pas réfléchir assez vite… Alors je préfère te l’annoncer tout de suite… Je ne pourrais jamais te pardonner d’avoir couché avec mon dentiste… Je vais demander le divorce, Nathalie… Oui, je sais, je ne suis qu’un pauvre type… Oui, je sais, ta mère te l’avait déjà dit… Ok, mon dentiste t’enverra demain les papiers du divorce… Oui, mon avocat, ce n’est pas ça que j’ai dit ? C’est ça, va te faire foutre aussi… Bonne nuit, Nathalie.

Patrick raccroche, réfléchit, puis sort de la poche de sa chemise le billet de loto et le regarde.

Patrick – 60 millions… Christelle a raison… On n’est même pas encore demain matin, et j’y vois déjà beaucoup beaucoup plus clair… (Réalisant vraiment) 60 millions d’euros ! (Sa main tremble, le billet lui échappe des mains et tombe sur le rebord du balcon) Merde… C’est pas vrai… Oh, putain…

Il commence à enjamber fébrilement la rambarde du balcon. Soudain il glisse, pousse un cri, perd l’équilibre, et se fige dans une position de début de chute.

On entend alors comme dans un rêve un dialogue enregistré sur une bande son :

Nathalie – Qu’est-ce qu’on peut faire contre le destin…

Christelle – Rien…

Jérôme – C’est quand même incroyable…

Nathalie – Il n’y a que lui qui n’était pas à bord de l’avion, et finalement, Patrick sera la seule victime du crash de la Pas trop Cher Travel Discount Airways…

Christelle – Tu as appelé les pompiers…?

Jérôme – Ils devraient être là d’une minute à l’autre.

Jérôme – Tu crois vraiment qu’il a voulu se suicider ?

Christelle – On ne tombe pas d’un balcon comme ça…

Jérôme – Si seulement c’était lui qui avait peint mon tableau… Je pourrais encore espérer qu’il prenne de la valeur.

On entend le bruit d’une sirène d’ambulance qui s’approche.

Nathalie – Les voilà… Ils vont enfin pouvoir nous dire si Patrick est vraiment mort…

Jérôme – Il a l’air très mort, non ?

Nathalie – Un miracle est toujours possible…

Christelle – On est vendredi 13 !

Noir. Fin

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-04-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Is there a pilot in the audience ? – Zona de Turbulencias – Há um piloto a bordo ? 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme et 1 femme, ou 2 hommes, ou 2 femmes

Lorsque la rédactrice en chef d’un magazine à sensation rencontre un thanatopracteur détenant un scoop sensationnel, elle peut espérer un tirage record. Les choses se corsent lorsque cette rencontre fortuite a lieu dans un avion Paris-Tokyo : douze heures de vol en huis clos sans aucun moyen de communiquer avec l’extérieur ! Détenir le scoop du siècle et ne pas pouvoir le publier… Un véritable supplice japonais ! Une comédie de boulevard qui se termine en fable sur les travers de notre société.

 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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VIDÉO DU SPECTACLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

NNN

 


Le mot de l’auteur sur la pièce

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

Y a-t-il un pilote dans la salle ?


PROLOGUE (facultatif)

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps, assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop-corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

LuiExcusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop-corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop-corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop-corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop-corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop-corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… c’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

LuiPas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

ElleElle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop-corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

ElleJ’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Y a-t-il un pilote dans la salle…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça a l’air un peu débile, non ?

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Il pose la main sur son épaule, elle a un mouvement de recul, sans toutefois se dégager.

Noir dans la salle.

ACTE 1

Elle et lui sont assis côte à côte dans un avion en classe affaires. On ne recherchera pas forcément le réalisme dans le décor, en assumant pleinement la convention théâtrale. Le rideau séparant la salle de la scène figure celui qui sépare la classe affaires de la classe tourisme. Elle, genre businesswoman, somnole, des écouteurs à l’oreille. Lui, plutôt beauf, est bien réveillé et sirote une coupe de champagne.

Lui – Vous savez à quelle altitude on est, là ?

Elle ôte ses écouteurs, un peu surprise.

Elle – Euh… Non… Et je ne suis pas sûre de vouloir le savoir.

Lui – Le pilote vient juste de le dire !

Elle (surprise) – Désolée, je n’ai pas écouté… J’essayais de dormir un peu…

Lui – À votre avis ?

Elle – Je dirais…huit mille.

Lui – Dix mille mètres ! Vous vous rendez compte ? Dix kilomètres !

Elle – Oui, j’avais compris… Dix mille mètres…

Lui – La distance entre le centre de Paris et Gennevilliers, mais à la verticale !

Elle – Vous habitez Gennevilliers

Lui – Comment vous savez ça ?

Elle – Une intuition…

Lui – Vous allez rire, mais c’est la première fois que je prends l’avion.

Elle – Hun, hun…

Lui – J’ai gagné un concours… Un voyage pour deux personnes à Tokyo !

Elle – Pour un baptême de l’air, vous avez touché le gros lot. C’est juste aux antipodes. J’espère que vous n’avez pas d’appréhension en avion, comme moi…

Lui – Bon, je n’ai rien fait d’extraordinaire. C’était un tirage au sort…

Elle – Ah, oui…

Lui – En première classe, vous vous rendez compte ? Du coup, je ne sais même pas à quoi ça ressemble en deuxième classe…

Elle – Eh, oui…

Il fait un geste du menton en direction de la salle.

Lui – Vous savez comment c’est, vous, là-bas ?

Elle – Au Japon ?

Lui – En deuxième classe !

Elle – Ah ! Euh…

Lui – J’imagine qu’eux, ils n’ont pas droit au champagne.

Elle – Certainement pas, non… Et on ne leur donne sûrement pas d’eau non plus…

Lui – Mince ! Et comme on nous prend tout ce qui est liquide avant d’embarquer au cas où ce serait des explosifs… Vous vous rendez compte ? Douze heures à rester assis comme ça sans rien boire !

Elle – Assis ? Vous rigolez ! Ils n’ont pas assez de sièges pour s’asseoir tous en même temps, là-dedans… Non, la plupart voyagent debout, comme dans le métro… Agrippés à la barre pour les plus chanceux. Et ils s’assoient à tour de rôle…

Lui – Non ?

Elle – C’est pour ça que les hôtesses les laissent dans le noir derrière le rideau… Pour nous épargner ce spectacle affligeant… Mais on devine qu’ils sont là, malgré tout… Tout à l’heure, je crois avoir entendu un bébé pleurer… De soif, sans doute…

Lui – Mais c’est épouvantable !

Un temps pendant lequel elle le regarde, étonnée par sa crédulité.

Elle – Non, mais je plaisante, là…

Lui – Ah, d’accord…

Elle – La classe tourisme, ce n’est pas si différent que ça de la classe affaires, vous savez. Les sièges sont peut-être un peu moins larges, et encore. Et le champagne est en supplément, c’est tout.

Lui – Mais alors pourquoi vous voyagez en première classe, vous ?

Elle – Pourquoi ?

Lui – Vous n’avez même pas pris de champagne !

Elle – C’est vrai, c’est idiot. Disons qu’habituellement, en première classe, comme vous dites, on est un peu plus tranquille…

Lui – Vous voulez dire qu’habituellement, on n’y croise pas des gens comme moi…

ElleDésolée, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… C’est mon assistante qui s’occupe de mes billets d’avion. J’imagine qu’elle n’a jamais eu l’idée de me prendre une place en deuxième classe, pour changer un peu…

Lui – Non, non, c’est moi… Je ne sais pas pourquoi… J’imaginais que c’était comme sur le Titanic…

Elle – Le Titanic ?

Lui – Vous avez vu le film ?

Elle – Oui, comme tout le monde… Disons que j’évite de trop y repenser quand je prends l’avion pour aller à Tokyo.

Lui – Alors vous allez à Tokyo, vous aussi ?

Elle – C’est un vol sans escale, je crois que tout le monde y va, non ? À moins qu’une partie de l’avion aille directement à Bangkok ou à Singapour… La classe tourisme, peut-être…

Lui – C’est vrai, je suis bête… On n’est pas dans le TGV, où des fois il y a une partie du train qui… Remarquez, je dis ça, je n’en sais rien, je n’ai jamais pris le TGV non plus…

Elle – Vous n’êtes pas un grand voyageur, si je comprends bien… Mais vous avez déjà pris un train normal, quand même ? Ou, je ne sais pas moi, le RER ?

Lui – Ah, oui, quand même ! Le RER, je le prends tous les matins. À Gennevilliers, justement. Pour aller au boulot.

Elle – Et… où est-ce que vous vouliez en venir avec le Titanic ? À part finir de me rassurer, bien sûr.

Lui – Vous vous souvenez, sur le Titanic, lui, il voyageait en troisième classe ! Et elle en première ! Et visiblement, à l’époque, il y avait une sacrée différence de standing ! D’après ce qu’on voit dans le film en tout cas.

Elle – C’est sûrement pour ça qu’ils ont supprimé la troisième classe dans les avions. Et la deuxième classe dans le métro !

Lui – La démocratisation des transports…

Elle – On pourrait presque dire la fin de la lutte des classes.

Lui – C’est marrant, maintenant que j’y pense, lui aussi il avait gagné son billet au jeu…

ElleLui ?

Lui – Di Caprio ! C’est en jouant aux cartes qu’il gagne son billet pour l’Amérique ! Et c’est comme ça que sur le bateau, il rencontre Kate Winslet, juste au moment où elle allait se suicider !

Elle – Le prolétaire arriviste et la milliardaire dépressive. Une autre façon de mettre fin à la lutte des classes…

Lui – Le début d’une grande histoire d’amour, en tout cas…

Elle – Grande… qui se termine plutôt mal, quand même.

Lui – Ah, oui ? Leur histoire d’amour se termine mal ?

Elle – On a beau ne pas se souvenir de tous les détails du film… Une histoire d’amour qui commence sur le Titanic peut difficilement se terminer bien, si…?

Lui – Ça fait deux heures qu’on est partis. On ne va pas tarder à survoler la Sibérie, non ?

Elle – Mmm…

Lui – Dix kilomètres à la verticale… Vous avez bien écouté, les consignes de sécurité, tout à l’heure ? Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris…

Elle – De toute façon, en cas de chute en piqué sur la Sibérie, vous savez… Je ne sais pas si c’est en se mettant une bouée autour de la taille qu’on s’en sortirait…

Lui – Vous êtes sûre que vous ne voulez pas de champagne ? Allez savoir, c’est peut-être la dernière fois qu’on en boit…

Elle – Non, merci.

Lui – Ce n’est pas trop tard, vous savez ? Je crois qu’en appuyant sur ce bouton, là, on peut faire venir l’hôtesse de l’air…

Elle – J’ai pris un petit relaxant avant d’embarquer. Je préfère autant ne pas faire de mélange…

Lui – C’est bien la première fois que je pourrais faire apparaître une jolie femme devant moi, prête à accéder gratuitement à tous mes désirs, juste en appuyant sur un bouton. J’avoue que je suis assez tenté. Je suis peut-être déjà au paradis…

Elle – Les temps changent, vous savez… Maintenant qu’il y a aussi des femmes comme passagères en classe affaires. Et parfois, c’est un steward qui vient lorsque vous appuyez sur le bouton…

Lui – Tant qu’il nous apporte du champagne.

Elle – Désolée, mais je ne peux vraiment pas vous accompagner. Il faut que j’aie les idées claires en arrivant à Tokyo. Et avec le Xanax en plus du décalage horaire, ce n’est déjà pas gagné…

Lui – Ah, oui, le décalage horaire ! Ça aussi, c’est nouveau pour moi… Le plus loin que j’étais allé jusqu’ici, c’est à La Bourboule, en voyage de noces, alors évidemment… Je ne me souviens plus. À Tokyo, c’est dix heures de plus ou dix heures de moins ?

Elle – De plus.

Lui – Donc c’est comme si on perdait dix heures de notre vie ! C’est dingue, si on y pense !

Elle – Euh, oui…

Lui – Mais alors où est-ce qu’on les passe, ces dix heures ? Dans la Quatrième Dimension !

Elle – La Quatrième Dimension… ?

Lui – Cette vieille série américaine, vous savez ? En noir et blanc…

Il fredonne la musique de la Quatrième Dimension.

Lui – Tin lin lin lin, tin lin lin lin, tin lin lin lin…

Elle commence à être un peu inquiète.

Elle – Oui, oui, je vois…

Lui – Bon, eh bien il y a un épisode qui se passe dans un avion…

Elle – Après le Titanic, la Quatrième Dimension… Vous avez vraiment décidé de me faire flipper…

Lui – Pardon… Je ne vous raconterai pas ce qui se passait dans cet épisode, c’est promis… Mais je peux vous dire que c’était très flippant, en effet…

Elle – Mais dites-moi, vous m’avez bien dit que vous aviez gagné un voyage à Tokyo pour deux personnes ?

Lui – Oui.

Elle – Qu’est-ce que vous avez fait de votre femme ? Elle voyage debout en deuxième classe ? Ou elle a déjà disparu dans la Quatrième Dimension ?

Lui – Ma femme est décédée.

Elle – Je suis vraiment dessalée… Je veux dire désolée…

Lui – En fait, c’était ma femme qui s’était inscrite à ce concours… Elle est morte juste après la proclamation des résultats…

Elle – L’émotion, sans doute…?

Lui – On ne sait pas exactement.

Elle – Vous n’êtes pas obligé de me raconter…

LuiElle était magasinière chez un grossiste en surgelés… Quand on l’a appelée sur son portable pour lui dire qu’elle avait gagné, elle était en train de ranger des palettes de steaks hachés dans la chambre froide. C’était un vendredi soir. Ses collègues ne se sont rendu compte de rien. Elle a dû avoir un malaise…

Elle – C’est épouvantable…

Lui – Moi j’étais parti chez ma mère à Clermont-Ferrand. J’y vais deux fois par mois. Je ne me suis pas inquiété non plus. Quand on l’a retrouvée le lundi matin, elle était dure comme de la pierre. Toujours avec son portable à la main… J’ai même envisagé de la conserver comme ça en attendant qu’on puisse la ranimer un jour.

Elle – Quand la médecine aurait fait des progrès…

Lui – Mais… ma femme était de corpulence assez forte. Notre congélateur n’aurait pas été assez grand. Et puis il aurait quand même fallu faire quelques démarches administratives pour que je puisse la garder comme ça chez nous. Je suis un peu du métier, mais bon. Je n’aime pas trop ramener du travail à la maison…

Elle – Vous travaillez dans l’électroménager ?

Lui – Et puis je me suis dit que ce n’était pas forcément un service à lui rendre. Vous avez vu Hibernatus ?

Elle – Ah, oui, ce film… avec Louis De Funès ?

Lui – Vous imaginez que notre avion s’écrase dans le nord de la Sibérie, qu’on soit pris dans la glace, et qu’on nous décongèle dans deux ou trois cents ans ?

Elle – Pas bien, non… Je crois que je vais prendre un autre Xanax…

Passablement flippée, elle avale un cachet.

Lui – Et c’est comme ça que je me suis retrouvé en première classe.

Elle – Comme ça ?

Lui – Ben, du coup je partais tout seul, forcément. Vous pensez bien qu’en si peu de temps, trouver quelqu’un pour remplacer ma femme… Alors au lieu de deux billets de seconde, ils m’ont proposé un billet de première.

Elle – Vous ne me faites pas marcher, au moins ? Comme moi tout à l’heure avec la deuxième classe ?

Lui – Je ne plaisanterais pas avec ça, croyez-moi… C’était quand même ma femme…

Elle – Excusez-moi, mais comme vous n’avez pas l’air très…

Lui – Très affecté…? Écoutez, je vais vous faire une confidence  : ma femme et moi, on était déjà un peu en froid, depuis quelques années… On ne peut pas dire que c’était quelqu’un de très… chaleureux. C’est curieux que je dise ça vu qu’elle a fini congelée entre deux piles de steaks surgelés, non ? Vous croyez que la mort de chacun a un sens ? Je veux dire… par rapport à la façon dont il a vécu ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – Bref, je suis navré pour elle qu’elle soit morte, évidemment, mais… je ne peux pas dire que je suis effondré, je l’avoue. Alors pourquoi faire semblant, hein ?

Elle – La vie continue.

Lui – Et puis ce baptême de l’air, ça me change un peu les idées. Même si c’est vrai qu’au départ, c’est avec elle que je devais partir à Tokyo…

Elle – Surtout que c’est elle qui l’avait gagné, ce voyage.

Lui – Oui.

Elle – Et… c’était quoi, ce concours ?

Lui – Oh, une case à cocher dans un magazine. Il fallait juste renvoyer le coupon de participation au tirage au sort. Et il a fallu que ça tombe sur elle…

Elle – Un magazine, vous dites ?

Lui – Un magazine à sensation, oui.

Elle – Quel magazine ?

Il lui montre la couverture du magazine posé par terre à ses pieds.

Lui – Tenez, celui que vous lisez, justement !

Elle – Ah…

Lui – Ne me dites pas que vous aussi, vous avez gagné un voyage à Tokyo, et que votre mari a eu une crise cardiaque en l’apprenant !

Elle – Euh… Non…

Lui – Non, parce que là, on pourrait vraiment parler d’un signe du destin. La preuve qu’on était faits pour se rencontrer…

Elle – En fait, c’est… C’est moi qui l’ai organisé, ce concours. Enfin, mon journal…

Lui – Votre journal…?

ElleSensationnelle… C’est moi la rédactrice en chef…

Lui – Non ? C’est incroyable ! Sensationnelle, c’est vous ? Mais c’est… sensationnel.

Elle – Je suis vraiment désolée pour votre femme… Du coup, je me sens un peu responsable…

Lui – C’est vrai que sans ce concours, c’est peut-être ma femme qui serait là assise à mes côtés. (Entreprenant) Au lieu de vous…

Elle (sur la défensive) – Oui, enfin… D’un autre côté, sans ce concours, vous n’auriez jamais pris cet avion pour Tokyo…

Lui – Vous avez raison… Et même si ma femme n’était pas restée pétrifiée en apprenant qu’elle avait gagné, c’est derrière ce rideau qu’on serait assis tous les deux elle et moi. En deuxième classe ! Au lieu de ça, je suis assis là à côté de vous en première !

Elle – Disons que c’est le destin, alors…

Lui – N’empêche, c’est un drôle de hasard, non ?

Elle – Drôle, je ne sais pas si c’est le mot, mais…

Lui – Et qu’est-ce que vous allez faire au Japon, alors ? Puisque vous n’êtes pas en vacances !

ElleSensationnelle va créer une édition japonaise du magazine. Je vais à Tokyo pour le lancement du premier numéro. C’est très important pour nous. On a beaucoup misé sur ce projet. C’est aussi pour ça que je suis si nerveuse…

Lui (prenant le magazine en main) Sensationnelle… Alors comme ça, vous vous occupez des potins du monde et de la beauté des femmes.

Elle – Oui, c’est à peu près la ligne éditoriale de notre magazine, en effet.

Lui – Remarquez, on fait un peu le même métier, tous les deux…

Elle – Ah, oui ? Vous vous occupez aussi de la beauté des femmes et des potins du monde ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes coiffeur ?

Lui – Entre autres, oui… Les femmes, je les manucure, je les maquille, je les coiffe… Mais seulement lorsqu’elles sont mortes…

Elle – Pardon ?

Lui – Je suis thanatopracteur.

Elle – Tiens donc…

Lui – Ça c’est pour la beauté des femmes. Enfin, souvent, il s’agit surtout de leur redonner figure humaine… Et pour ce qui est des potins du monde, eh bien croyez-moi, en cas de décès d’une célébrité, je suis souvent au courant avant la presse…

Elle – Intéressant…

Lui – Forcément, quand quelqu’un meurt, célèbre ou pas, après la police, c’est nous qui arrivons les premiers sur les lieux… On sait quand, où, comment, avec qui…

Elle – Ah, oui… Je n’avais jamais pensé à contacter des croque-morts comme informateurs pour un magazine people féminin, mais j’avoue que c’est tentant… Vous me laisserez votre carte…

Lui – Mais attention, on est tenus au secret professionnel ! Comme les médecins, les curés ou les prostituées.

Elle – Bien sûr… Mais vous savez qu’en tant que journalistes, nous avons le droit de ne pas divulguer nos sources.

Lui – C’est quand même incroyable qu’on soit assis l’un à côté de l’autre dans cet avion, non ? Vous croyez au destin ?

Elle – Le destin… C’est le nom que les gens superstitieux donnent au hasard, non ?

Lui – C’est beau, ce que vous dites… Ça ressemble à un proverbe japonais…

Elle – Oui… Il arrive que sous Xanax, j’en invente quelques-uns…

Lui – J’ai bien envie de téléphoner à ma mère pour lui dire à côté de qui je suis assis en ce moment. C’est une lectrice très fidèle de Sensationnelle, vous savez… Ça ne vous dérange pas de lui dire deux mots ? Sinon, elle ne va jamais me croire…

Il sort son portable.

Elle – J’en serais ravie… Mais je crains que vous ne deviez attendre d’être arrivé à Tokyo pour appeler votre maman.

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Mais parce que le portable ne passe pas en avion !

Lui – Ah, bon… ? Alors là… Je ne savais pas… C’est vraiment la Quatrième Dimension…

Il range son portable.

Elle – Douze heures sans pouvoir passer un appel ou envoyer un SMS… Pour certaines, croyez-moi, c’est pire que douze heures sans manger et sans boire…

Lui – Eh oui… Surtout pour la rédactrice en chef d’un magazine à sensation, j’imagine… Alors si vous appreniez quelque chose de sensationnel, là, tout de suite, vous ne pourriez le dire à personne ?

Elle – Quelque chose de sensationnel… ?

Lui – Un scoop, comme on dit dans votre métier.

Elle – En même temps, je ne vois pas trop quel genre de scoop on pourrait apprendre dans un avion totalement coupé du monde.

Lui – Ah… Allez savoir…

Elle – À part si le pilote nous annonce qu’on vient de perdre un réacteur, et qu’on est sur le point de se crasher au milieu de la Sibérie, évidemment.

Lui (mystérieux) – Hun, hun…

Elle – Et encore, il faudrait qu’il y ait au moins une ou deux célébrités à bord pour que ça puisse intéresser les lecteurs et les lectrices de Sensationnelle.

Lui – Qui vous dit qu’il n’y en a pas ?

Elle – Vous m’intriguez…

Lui – Et si moi, je vous racontais quelque chose que personne ne sait encore…

Elle – Vous ?

Lui – Je vous l’ai dit… Il y a certaines choses qu’un croque-mort est parmi les premiers à savoir…

Elle – Dites toujours…

Lui – Vous me promettez qu’il n’y a aucun moyen pour vous de faire sortir ce scoop de cet avion tant qu’il ne s’est pas posé à Tokyo ?

Elle – Malheureusement… Même si c’est le scoop du siècle…

Lui – Croyez-moi, c’est du lourd… Quelque chose que les médias n’apprendront que dans une douzaine d’heures.

Elle – J’avoue que vous êtes parvenu à exciter ma curiosité… Je vous écoute…

Lui – Tenez-vous bien : Mireille Mathieu n’est plus de ce monde.

Elle – Mireille Mathieu ?

Lui – Mireille Mathieu.

Elle – C’est ça, votre scoop ?

Lui – Mireille Mathieu !

ElleElle ne chante plus depuis au moins trente ans.

Lui – En France, oui.

Elle – Ben oui, en France.

LuiElle a quand même chanté Place de la Concorde le jour de l’élection de Sarkozy.

Elle – La mort de Mireille Mathieu… Si on fait la couverture de Sensationnelle là-dessus, c’est sûr que nos lecteurs vont être très surpris. Les plus jeunes se demanderont qui est mort, et les plus vieux se diront : « Ah bon, je croyais qu’elle était déjà morte ».

Lui – Attendez, vous savez ce que représente Mireille Mathieu au Japon ?

Elle – Quoi ?

Lui – C’est tout simplement la célébrité française la plus connue des Japonais. Ils lui vouent un véritable culte. Mireille Mathieu, pour les Japonais, c’est comme, je ne sais pas moi… Kim Jong-il pour les Nord-Coréens.

Elle – Peut-être parce qu’elle lui ressemble un peu… C’est vrai qu’avec la mèche et les lunettes de soleil, elle lui ressemble un peu…

Lui – Vous ne vous rendez pas compte ! Lorsque les Japonais vont apprendre la disparition de Mireille Mathieu, ils vont décréter trois jours de deuil national !

Elle réfléchit et semble prendre conscience de l’importance de la nouvelle.

Elle – C’est vrai qu’elle est très populaire là-bas… Beaucoup plus qu’en France, en tout cas.

Lui – Mireille Mathieu ! C’est la seule chose que la France a réussi à exporter au Japon ! Vous imaginez le scoop pour le lancement de la version japonaise de votre magazine Sensationnelle !

Elle – Vous avez raison… Ce serait un truc énorme… Un coup de pub extraordinaire… Et totalement gratuit… Un véritable scoop… Un scoop japonais, en tout cas.

Lui – Un scoop planétaire, vous voulez dire. Parce qu’elle est aussi très populaire en Russie. Même en Sibérie !

Elle – Et vous êtes sûr qu’elle est morte ?

Lui – J’ai fait sa toilette moi-même, avant de l’incinérer. Croyez-moi, je suis bien placé pour savoir qu’elle est vraiment morte.

Elle – Et pourquoi est-ce qu’on cacherait son décès, alors ?

Lui – Quelques heures seulement. C’est très courant, vous savez. Le temps que la famille puisse faire son deuil tranquillement. Et organiser les obsèques en évitant les débordements. Savoir si on l’enterre au Panthéon ou…

Elle – Ou… ?

Lui – Ça, c’est le deuxième scoop.

Elle – Mireille Mathieu va être enterrée au Panthéon, à côté de Jean Moulin ?

Lui – Justement non. Pour remercier le public japonais de sa fidélité sans faille pendant toutes ces années, où le public français l’avait déjà enterrée, elle a expressément demandé dans son testament à ce que ses cendres soient dispersées au dessus du Mont Fukushima.

Elle – Vous voulez dire du Mont Fujiyama, j’imagine… Alors on va transférer ses cendres au Japon ?

Lui – Et c’est là que j’en arrive au troisième et dernier scoop…

Elle – Ah, parce que ce n’est pas fini… ?

Lui – Je vous conseille de boucler votre ceinture de sécurité pour ne pas sauter au plafond, parce que c’est du lourd… Du super lourd…

Elle – Quoi  encore?

LuiElle est à bord de cet avion !

Elle – Qui ?

Lui – Mireille Mathieu !

Elle – Je croyais qu’elle était morte ! Faut que j’arrête le Xanax, moi…

Lui – Ses cendres !

ElleNon… ?

Lui – C’est sûrement aussi pour empêcher ses fans français de s’opposer à ce transfert que son impresario a décidé de garder le secret jusqu’à l’arrivée de l’urne au Japon.

Elle – L’urne ? Quelle urne ?

Lui – Non mais vous le faites exprès ou quoi ? L’urne contenant les cendres de Mireille Mathieu ! Si son Fan Club avait su qu’on allait transférer ses cendres au Japon, il y aurait sûrement eu des débordements ! J’imagine déjà les plus enragés, couchés en travers sur la piste pour empêcher l’avion de décoller…

Elle – Je vois… Comme ces trains qui transportent des déchets nucléaires, et qui sont bloqués par les écolos…

Lui – Mireille Mathieu, ça fait quand même partie du patrimoine national ! C’est un monument historique ! En ruine, peut-être, mais un monument historique !

Elle – Bien sûr…

Lui – En revanche, vous imaginez les scènes d’hystérie collective à l’aéroport de Tokyo si les Japonais savaient qu’elle était à bord de cet avion ?

Elle – Vous n’êtes pas en train de vous foutre de moi ?

Lui – Ses cendres sont dans la soute de cet appareil, je vous dis ! Juste là, sous nos pieds !

Elle – Sous nos pieds…?

Lui – Sur la tête de ma femme !

ElleParce que le corps de votre femme est aussi dans la soute ?

Lui – Mais non… Je veux dire, je vous le jure sur la tête de ma femme !

Elle – Et comment vous avez appris qu’elle était à bord de cet avion ?

Lui – Ça en revanche, c’est tout à fait par hasard. J’ignorais complètement qu’elle prenait le même avion que moi. Mais quand j’ai enregistré mes bagages, j’ai reconnu son impresario juste devant moi. Et surtout, j’ai reconnu le paquet !

Elle – Le paquet ?

Lui – L’urne ! Je l’ai emballée moi même. Vous pensez bien que c’est assez fragile. Et pas question de prendre ça en bagage accompagné…

Elle – Ils vont la faire tourner sur le tapis roulant à l’arrivée comme une vulgaire valise ?

LuiElle a beau voyager incognito, je pense qu’ils prennent des dispositions spéciales…

Elle – Je vois… Comme quand on transporte un organe à transplanter d’urgence, par exemple, dans une petite glacière. Un cœur ou un rein…

Lui – Oui, enfin, là, c’est des cendres… C’est pas des tranches de foie ou des steaks hachés surgelés…

Elle semble digérer peu à peu toute la portée de ces informations.

Elle – Ah, oui, c’est un sacré scoop, en effet.

Lui – C’est sûr que pour le premier numéro de votre magazine au Japon, ça cartonnerait… 130 millions d’habitants, vous vous rendez compte ? Deux fois plus qu’en France…

Elle – Ce serait un numéro collector, c’est sûr. Un truc qui n’arrive qu’une fois dans la vie d’un magazine. Alors sortir un scoop pareil dès le premier numéro de Sensationnelle au Japon…

Lui – Malheureusement, pas de téléphone, pas de scoop… Vous n’avez aucun moyen de transmettre l’info à votre rédaction… Pas avant notre arrivée à Tokyo, dans une dizaine d’heures…

Elle – À ce moment-là, le magazine sera déjà imprimé. Ils sont en plein bouclage à l’heure qu’il est. C’est maintenant qu’il faudrait que je puisse les joindre… Dans dix heures, il sera trop tard !

Lui – Et puis dans une dizaine d’heures, ce ne sera probablement plus un scoop…

Elle – Vous croyez…?

Lui – Vous pensez bien qu’on ne peut quand même pas garder un truc comme ça secret pendant très longtemps…

Elle semble complètement déprimée.

Elle – Il doit bien y avoir un moyen…

Lui – En même temps, si je vous ai dit ça, c’est parce que j’étais sûr que ça ne sortirait pas d’ici… Je vous l’ai dit, je suis lié par le secret professionnel. Je risque mon boulot, moi…

Elle – Mmm…

Lui (se levant) – Bon, vous m’excuserez, mais il faut que je passe aux toilettes.

Elle (ailleurs) – Hun, hun…

Lui (désignant le fond de la salle) – Je vais aller à celles qui sont au fond là-bas, comme ça je pourrais voir au passage à quoi ça ressemble la deuxième classe…

Il se lève.

Elle – Quel est le crétin qui a décidé qu’on ne pourrait pas téléphoner en avion, surtout sur les vols long-courriers ?

Lui – Au théâtre non plus, on n’a pas le droit de téléphoner. Et parfois ça dure aussi pendant des heures…

Il traverse la salle en observant au passage les rangées de spectateurs avec un air curieux et un peu narquois. Suit une adresse au public qui peut être partiellement modifiée ou complétée par une improvisation en fonction de l’inspiration du comédien et des réactions de la salle.

Lui – Tout le monde a réussi à s’asseoir, finalement… (À un spectateur) Ça va, vous n’êtes pas trop serrés ? (À un autre) Ne vous dérangez pas, je ne fais que passer. Je vais aux toilettes. (À un troisième) Vous avez le droit de les utiliser, vous, ou bien…? (À un quatrième) J’espère que vous avez pris vos précautions avant d’embarquer… (À un cinquième) Ah, il faudra penser à rattacher votre ceinture, vous. Non, non, pas la ceinture de sécurité, votre ceinture quoi… (À un sixième) Ah, vous c’est la braguette…

Il sort.

Elle (avec une tête de folle) – Mireille Mathieu… Mais c’est dément ! (Elle avale un autre cachet) Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter les antidépresseurs…

Noir.

ACTE 2

La lumière revient, tandis qu’une voix d’hôtesse se fait entendre dans un haut parleur.

Hôtesse (avec une extrême amabilité) – Nous allons bientôt traverser une zone de turbulences. Tous les passagers sont invités à regagner leurs sièges, à boucler leurs ceintures de sécurité, et à rester assis jusqu’à l’extinction du signal lumineux. Merci pour votre compréhension.

Il retraverse la salle, feignant de tanguer un peu. Il tient à la main une coupe de champagne, avec laquelle il nargue les spectateurs.

Hôtesse (sèchement) – Eh, vous là-bas, vous comprenez le français ? Vous retournez à votre place et vous la bouclez, d’accord !

Il presse le pas et, titubant encore en raison des mouvements supposés de l’appareil, il renverse un peu du précieux liquide sur un des spectateurs.

Hôtesse (à nouveau aimable) – Ah… Excusez-moi Monsieur, je n’avais pas vu que vous étiez un passager de la classe affaires…

Il revient s’asseoir à côté d’elle.

Lui – Vous avez raison, ce n’est pas très différent de la première classe. Mais alors un monde ! Ils sont tous serrés comme des sardines, là-dedans. Les fauteuils sont tout petits et il n’y a pas moyen d’allonger les jambes.

Elle – Hun, hun…

Lui – Tenez, je vous ai quand même rapporté une coupe de champagne. Enfin, ce que j’ai pu en sauver. Je vous avoue que c’était surtout pour le plaisir de traverser toute la deuxième classe avec une coupe de champagne à la main.

Ailleurs, elle saisit machinalement la coupe de champagne qu’il lui tend.

Elle – Merci…

Lui – Vous pensez toujours à ce que je vous ai dit, c’est ça… J’aurais mieux fait de ne pas vous en parler…

Elle – Il y a beaucoup de magazines comme le mien qui paieraient cher pour avoir un scoop comme ça avant tous les autres, vous savez ?

Lui – Et moi qui vous ai donné l’info gratuitement…

Elle (hystérique) – Mais si je ne peux pas la publier, ça ne vaut rien ! (Se calmant) C’est la pire torture qu’on peut infliger à la directrice d’un journal à sensation ! Lui donner un scoop sensationnel qu’elle est dans l’incapacité de publier…

Lui – Oui, j’imagine… Un véritable supplice japonais… (Elle lui lance un regard incendiaire) Vous devriez essayer de dormir un peu…

Elle (à nouveau hystérique) – Parce que vous croyez que maintenant, je vais réussir à dormir ? (Se calmant) Il doit bien y avoir un moyen…

Lui – À part vous faire larguer en parachute au-dessus de la Sibérie… en espérant atterrir sur le toit d’une cabine téléphonique. Parce que je ne suis pas sûr que la couverture réseau soit excellente dans ce genre de contrées désertiques.

Elle – Vous croyez que le pilote serait d’accord pour ouvrir la porte de l’appareil en plein vol ?

Lui – Vous avez déjà sauté en parachute ?

Elle – Ça ne doit pas être très compliqué…

Lui – Je ne suis même pas sûr qu’il y ait des parachutes à bord… C’est idiot, d’ailleurs, parce que c’est vrai que dans un avion, au-dessus de la Sibérie, ce serait plus utile en cas d’avarie que des bouées de sauvetage…

Elle – Et si l’avion faisait une escale quand même ?

Lui – À moins d’une situation d’urgence, ça ne va pas être facile de convaincre le pilote de poser son appareil à Irkoutzk ou à Novossibirsk.

Elle – Je pensais plutôt… à un détournement.

Lui – Détourner un avion et forcer le pilote à se poser, seulement pour passer un coup de fil ? C’est peut-être un peu excessif,  non ?

Elle – Vous trouvez aussi…

Lui – Et puis avec quoi vous comptez menacer le pilote ? Avec la petite cuillère en plastique que vous a donné l’hôtesse tout à l’heure pour tourner votre café ?

Elle réfléchit.

Elle – Vous vous souvenez de ce barbu qui avait planqué une bombe dans ses chaussures ?

Lui – Oui…

Elle – Je pourrais dire au steward que j’ai une bombe dans ma culotte et que je suis prête à la faire exploser si l’avion ne se pose pas immédiatement.

Lui – Ouais… mais vous n’êtes pas barbue. Pourquoi la rédactrice en chef de Sensationnelle détournerait un avion pour se poser en Sibérie ?

Elle – Je ne sais pas, moi… Pour demander l’asile politique…

Lui – L’asile politique ?

Elle – L’asile fiscal ?

Lui – Même si on vous croyait… Vous seriez immédiatement arrêtée dès votre descente de l’avion, avant même d’avoir pu passer un coup de fil à votre avocat…

Elle – C’est pas faux…

Lui – Ah, le signal lumineux vient s’éteindre !

Elle – Et si c’était vous, le terroriste ?

Lui – Pardon ?

Elle – C’est vous qu’on arrête, et comme ça, je peux appeler ma rédaction  tranquillement !

Lui – Eh, oh ! Je n’ai pas envie de passer les vingt prochaines années de ma vie au goulag ou à Guantanamo, moi ! Seulement pour que vous puissiez faire votre une de demain sur la disparition de la plus grande chanteuse japonaise de tous les temps.

Elle – C’est pourtant vrai qu’elle a un petit air japonais, non ?

Lui – Physiquement, vous voulez dire ?

Elle – La coupe de cheveux, la couleur anthracite, les yeux bridés… Ça c’est sûrement à force de se faire tirer, mais bon…

Lui – Se faire tirer…?

Elle – Les liftings ! Ça tire la peau…

Hôtesse  (enjôleuse) – Monsieur Jacques Dumortier est invité à se présenter auprès de l’une de nos hôtesses pour la prestation de son choix.

Lui (excité) – C’est moi ! Je vais devoir vous abandonner à nouveau un instant. Ça fait partie du voyage que j’ai gagné…

Elle – Vous avez gagné le droit de vous taper une hôtesse ?

Lui – Malheureusement, je suis seulement invité à faire un tour dans la cabine de pilotage…

ElleElle a parlé de la prestation de votre choix… 

Lui – Je pouvais choisir entre tenir un moment le manche du pilote ou une cartouche de pipes détaxées. Mais comme j’ai arrêté de fumer…

Elle – Ah, d’accord…

Lui – C’est vous qui l’avez organisé, ce concours ! Vous ne vous souvenez pas ?

Elle – Nom de Dieu, le pilote !

Lui – Quoi…?

ElleLui, il peut communiquer avec le sol !

Lui – Ah, oui, évidemment.

Elle – Il pourrait faire passer un message à la tour de contrôle.

Lui – Quel genre de message ? Allô Papa Tango Charlie ! Attention ! Mireille Mathieu est morte ! Je répète, Mireille Mathieu est morte !

Elle – Pourquoi pas ?

Lui – Si elle n’est pas morte dans l’avion… Ça risque de ne pas trop intéresser la tour de contrôle…

Elle – Vous avez raison… (Elle réfléchit) Bon, alors on dit au pilote qu’on a besoin de joindre d’urgence notre famille à Tokyo… et on en profite pour faire passer l’info à mon journal.

Lui – Notre famille ?

Elle – Je me fais passer pour votre sœur.

Lui – Je n’ai pas de sœur.

Elle – Ils ne sont pas censés le savoir, si ?

Lui – Admettons… Mais notre famille… À Tokyo ? Ni vous ni moi on a tellement le type asiatique.

Elle – Je ne sais pas, moi… On leur explique qu’on a été adoptés ensemble à la naissance par un couple de Japonais.

Lui – Comment ça, à la naissance ? Il est quand même évident qu’on n’est pas jumeaux…

Elle – Et alors ?

Lui – Alors on n’a pas pu être adoptés ensemble à la naissance !

Elle – Bon, dans ce cas. Vous y allez seul, et vous leur dites que vous avez absolument besoin de joindre tout de suite votre femme !

Lui – Alors là, ma femme, ils savent bien qu’elle est morte : c’est pour ça qu’ils m’ont surclassé en première !

Elle – Non mais vous le faites exprès, ou quoi ? Peu importe le baratin qu’on leur raconte, on va bien trouver quelque chose !

Lui – Je vous écoute.

Elle – Ils vous ont dit que vous aviez droit à la prestation de votre choix ! Je vous donne le numéro à appeler de ma part à Tokyo. Vous faites comme si vous appeliez votre mère pour lui faire un petit coucou depuis la cabine de pilotage, et puis voilà…

Lui – Ma mère habite Clermont Ferrand.

Elle – J’ai trouvé ! On va donner dans le mélodrame…

Lui – Vous me faites peur.

Elle – Vous leur dites que votre mère a un cancer en phase terminale, et qu’elle est allée au Japon se faire soigner par le meilleur spécialiste. Vous alliez la voir, mais l’opération a dû être avancée parce que son état s’est brusquement aggravé.

Lui – Ma pauvre maman…

Elle – C’est parfait, vous avez raison, il faut absolument les apitoyer… Donc vous avez peur que votre mère ne sorte pas vivante du bloc opératoire, et vous voulez absolument lui dire un dernier adieu, au cas où.

Lui – Oh mon Dieu…

Elle – Je vous rappelle que c’est juste une histoire.

Lui – Vous avez raison.

Elle – Et au téléphone, vous en profitez pour glisser aussi discrètement que possible dans la conversation que Mireille Mathieu est morte.

Lui – Alors ça… Ça ne va pas être évident à placer dans la conversation. Ma mère déteste Mireille Mathieu. Presqu’autant qu’elle détestait ma femme…

Elle – Mais ce n’est pas votre mère, que vous aurez au bout du fil, c’est la rédactrice en chef de la version japonaise de Sensationnelle !

Lui – Ah, oui, c’est vrai…

Elle – Vous croyez que vous pouvez vous en sortir ?

Lui – Combien ?

Elle – Pardon ?

Lui – Vous m’avez dit que n’importe quel magazine serait prêt à payer une fortune pour avoir cette info avant les autres…

Elle – C’était quand je pensais qu’il n’y avait aucun moyen de transmettre ce scoop au magazine…

Lui – Alors ?

Elle – Mille ? (Il n’a pas l’air satisfait) Dix mille ?

Lui – Il s’agit de la réussite ou de l’échec du lancement de votre magazine au Japon.

Elle – OK, j’irai jusqu’à cinquante mille, mais pas plus.

Lui – Pour ce prix là, je suis prêt à poser moi-même cet avion sur le toit d’une cabine téléphonique.

Elle prépare le chèque, mais elle est soudain prise d’un doute avant de lui donner.

Elle – Et comment je saurai que vous avez vraiment transmis le message ? Si je ne peux pas venir avec vous dans la cabine de pilotage…

Lui – Je peux être très persuasif, quand je veux, croyez-moi… C’est à prendre ou à laisser.

Elle lui donne le chèque. Puis elle griffonne quelque chose sur une carte de visite avant de la lui tendre aussi.

Elle – Vous appelez ce numéro de ma part, et vous dites à la personne que vous aurez au bout du fil de préparer d’urgence la nécro de Mireille Mathieu. Elle comprendra.

Lui (philosophe) – C’est triste, mais après tout, nous allons tous mourir un jour, pas vrai ? (Elle lui lance un regard impatient) J’y vais…

Il repart, cette fois vers les coulisses. Elle l’interpelle avant sa sortie.

Elle (à voix basse) – Et pas un mot aux passagers de deuxième classe, hein ?

Dans un état second, passablement survoltée, elle vide cul sec la coupe de champagne pour faire passer un autre cachet.

Elle (au public) – Vous avez bien éteint vos portables, au moins ? Non parce que c’est une question de sécurité ! Ça peut être très dangereux, vous savez. Ça perturbe la régie… On risque une coupure de réseau ! Et je ne vous raconte pas les conséquences d’une panne à l’altitude où on est. Parce que ça vole haut, là. Très haut ! Si ça disjoncte, on va tous péter les plombs…

Noir.

ACTE 3

Elle somnole, son magazine sur les genoux, et se réveille quand des bruits confus se font entendre dans le haut parleur. Des bruits de lutte sourde, des coups, des cris étouffés, suivis d’un crachouillis de micro, puis le silence. L’autre revient, les vêtements en désordre et passablement ébouriffé.

Elle – Ne me dites pas que finalement, vous vous êtes quand même tapé l’hôtesse de l’air sans son consentement ?

Lui – Non, non, c’est pas ça, malheureusement…

Elle – Le pilote n’a pas voulu vous laisser téléphoner ?

Lui – Si, si… J’ai appelé ma mère à Clermont-Ferrand pour lui faire un petit coucou depuis la cabine de pilotage, comme convenu…

Elle – À Clermont-Ferrand ?

Lui – Et je lui ai bien dit que Mireille Mathieu était morte. Rassurez-vous, elle était en train de regarder les nouvelles sur France 3 et personne n’est encore au courant…

Elle – Non, mais dites moi que c’est pas vrai ! Dites-moi que je rêve ! C’est un cauchemar !

Lui – C’est après que je me suis rendu compte que je n’avais pas appelé le bon numéro…

Elle – Et alors ?

Lui – J’ai demandé au pilote si je pouvais passer un autre appel… Il m’a dit que c’était une cabine de pilotage, pas une cabine téléphonique. C’est à partir de là que ça a un peu dégénéré.

Elle – Dégénéré ?

Lui – Il a mal parlé de maman…

Une hôtesse fait une nouvelle annonce.

Hôtesse – Mesdames et Messieurs, votre attention s’il vous plaît. Le pilote et le copilote ont eu… un petit malaise. Mais ne vous inquiétez pas, on va certainement réussir à en ranimer un avant d’avoir perdu trop d’altitude. S’il y a un médecin dans la salle, il est prié de se manifester sans tarder auprès de nos hôtesses. (Un temps) S’il y a un pilote dans la salle, il est prié de se manifester aussi. D’urgence…

Elle – Oh, mon Dieu !

Lui – J’ai peut-être eu la main un peu lourde… Mais c’est de votre faute aussi. Cinquante mille euros, c’est une somme… Ça m’est un peu monté à la tête, forcément. Avec ça, j’aurais pu acheter un énorme congélateur…

Elle – Un congélateur…?

Lui – Pour maman… Au cas où elle serait vraiment atteinte d’un cancer incurable, comme vous dites.

Elle – Ah oui…

Lui – Je la décongèlerai quand on aura trouvé un remède définitif contre la mort. Il paraît qu’on vient de tester sur les rats une nouvelle enzyme ! Vous saviez que certaines méduses sont immortelles ?

Elle le regarde interloquée, quand le haut-parleur redonne de la voix.

HôtesseMesdames et Messieurs, en l’absence de pilotes opérationnels pour le moment, je vais tenter moi-même un atterrissage d’urgence à Novossibirsk. Mais je vous préviens, accrochez-vous, parce que je ne sais déjà pas faire un créneau avec ma Fiat Uno… (Pour elle-même) C’est où la pédale de frein…? Ah, non, celle-là ça doit être l’embrayage… Je confonds tout le temps… Au moins, j’ai le manche du pilote bien en main… Gloups… Ah, non, c’est pas ça non plus…

Elle (hystérique) – Un atterrissage d’urgence ! Mais c’est génial ! Je vais enfin pouvoir appeler ma rédaction à Tokyo !

Lui – Je crois que là, c’est le moment ou jamais de mettre nos bouées de sauvetage.

Ils sortent des bouées en forme de canard et les passent autour de leur taille. Bruit d’un avion qui part en piqué.

Noir.

ACTE 4

Premières notes du générique de la Quatrième Dimension. La lumière se fait sur un décor apocalyptique. Désordre général. Sièges renversés. Tenues chamboulées. Fumée si possible. La voix de l’hôtesse se fait à nouveau entendre dans le haut parleur.

Hôtesse (sirupeuse) – Le vol 714 en provenance de Paris et à destination de Tokyo vient d’atterrir… quelque part. Le metteur en scène et son équipage vous souhaitent un bon séjour. Nous espérons que vous avez passé un excellent voyage, et prions pour vous revoir bientôt à nouveau en vie sur nos lignes.

Ils reprennent connaissance peu à peu.

Lui – Vous croyez qu’on est morts ?

Elle essaie de téléphoner avec son portable.

Elle – En tout cas, il n’y a pas de réseau…

Lui – On est peut-être dans la Quatrième Dimension…

Elle – Ou alors on a fait un cauchemar, tout simplement, et on n’est pas encore complètement réveillés…

Elle repère quelque chose dans le désordre ambiant et le prend dans ses mains. C’est l’urne contenant les cendres de Mireille Mathieu, avec sa photo dessus. Ils échangent un regard perplexe.

Lui – C’est désert, mais ça ne ressemble pas tellement à la Sibérie.

Elle – Vous croyez qu’on est les seuls survivants ?

Lui – Malheureusement, je ne crois pas…

Il lui fait un signe discret pour qu’elle regarde du côté du public.

Elle (à voix basse) – C’est qui tous ces gens, là-bas, dans le noir ?

Lui – C’est pas ceux de la classe touriste ?

Elle – La classe touriste ?

Lui – Ceux de la deuxième classe !

Elle – On dirait qu’ils nous regardent…

Lui – Ils ne bougent pas…

Elle – Vous croyez qu’ils sont morts, eux aussi ?

Lui – Ou alors ils dorment.

Elle – Comme ça arrive, parfois, au théâtre…

Lui – Je crois qu’il vaudrait mieux éviter de les réveiller.

Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Surtout pas de gestes brusques… On reste calmes… Et on se dirige doucement vers la sortie…

Elle – Quelle sortie ? Cour ? Jardin ?

Lui J’aurais une préférence pour la sortie de secours…

Elle (très perturbée) – Je crois que j’ai encore besoin d’un petit relaxant avant… (Elle fouille dans son sac) Oh, mon Dieu, on m’a volé tous mes cachets !

Lui (emphatique) Quand on est au théâtre et qu’on a la chance d’avoir des cachets, mieux vaut ne pas les laisser traîner n’importe où…

Elle – Le producteur est un escroc. Il a dû nous refiler un somnifère dans le champagne avant de se barrer avec la caisse…

Lui – Quelle histoire ! Vous croyez qu’on parlera de nous dans la presse ?

Elle – Il faudrait encore qu’il y ait un journaliste dans la salle.

Elle – J’espère au moins qu’il y a encore une hôtesse en régie.

Lui – Pour quoi faire ?

Elle – Pour tirer le rideau entre la première et la deuxième classe !

Ils battent prudemment en retraite vers les coulisses.

Hôtesse – Pourvu que ça ne disjoncte pas encore !

Noir.

Hôtesse – Et merde ! Ça a disjoncté

Éventuellement premières mesures d’une chanson de Mireille Mathieu ou de Piaf de préférence en japonais. Rideau si possible.

ACTE 5

La lumière revient sur scène et/ou le rideau s’ouvre à nouveau, comme pour le salut des comédiens. Mais on découvre une mise en scène similaire à celle du premier acte : deux sièges côte à côte, qui pourraient aussi bien être ceux d’un théâtre. Il est assoupi à côté de la même femme que précédemment, mais qui a troqué son ensemble tailleur de businesswoman contre une tenue beaucoup plus banale. Au choix du metteur en scène et selon la dimension et les possibilités de la salle, elle et lui pourront aussi dans cet épilogue être assis parmi les spectateurs, comme au début du spectacle. Elle le secoue un peu pour le réveiller.

Elle – Michel… Eh Michel… (Comme il ne réagit pas, elle le secoue plus violemment) Michel !

Il se réveille en sursaut, comme s’il sortait d’un cauchemar.

Lui (paniqué) – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?

Elle – Ben c’est fini !

Lui – On est morts ?

Elle – Ah… Je ne crois pas, non. (Plus bas) Ou alors c’est que l’expression mourir d’ennui n’est pas une simple métaphore.

Lui – Mais on est où ?

Elle Où on est…? On est au théâtre ! Et il faut qu’on s’en aille là, tu vois, parce la pièce est finie. Je ne te demande pas si ça t’a plu…

Il regarde sa femme, revenant peu à peu à la réalité.

Lui – Monique ! C’est toi ?

Elle – Ben oui, c’est moi… Ta femme… Qui veux-tu que ce soit ?

Lui – C’est dingue.

Elle – Quoi ?

Lui – J’ai rêvé que tu étais morte.

Elle – Ça fait toujours plaisir…

Lui – On avait gagné un concours. Un voyage à Tokyo pour deux personnes. Comme tu étais morte, on m’avait surclassé en première, et je voyageais à côté de la rédactrice en chef d’un magazine féminin !

Elle – Ah ouais…

Lui – Et au lieu de ça, je me réveille à côté de toi au théâtre…

Elle – Ben tu vois… Le rêve est terminé… Bon on y va ?

Elle se lève.

Lui – Attends, ce n’est pas fini. Ça me revient maintenant… Mireille Mathieu était morte aussi !

Elle – Mireille Mathieu ?

Lui – Rassure-moi, elle n’est pas morte, au moins ?

Elle – Je ne sais pas… C’est vrai qu’on n’entend plus beaucoup parler d’elle… Bon, tu viens ?

Il se lève, encore un peu secoué.

Lui – Mais qu’est-ce qu’on fout au théâtre ? On n’y va jamais, au théâtre !

Elle – Tu commences vraiment à m’inquiéter… Tu te rappelles quand même qu’on bosse ensemble chez Viandard Surgelés ?

Lui – Ah oui, c’est vrai, merde… C’est la femme du patron qui joue dans la pièce. C’est lui qui nous a invités.

Elle – C’est le genre d’invitation qu’on ne peut pas vraiment refuser… Il faut dire que s’il n’avait pas invité tous ses employés, le boss, il n’y aurait sûrement pas grand monde dans la salle.

Lui – C’était si mauvais que ça ?

Elle – En tout cas, il faut qu’on se dépêche, il doit déjà nous attendre à la sortie pour savoir ce qu’on a pensé du spectacle.

Lui – C’est un cauchemar… Mais tu n’aurais pas pu me réveiller, toi aussi ?

Elle – Je ne savais pas que tu dormais, moi !

Lui – Et ça parle de quoi, cette pièce, en gros ?

Elle – En gros ?

Lui – Tu me dis à peu près de quoi ça parle, et puis… On improvisera !

Elle – Ben, c’est assez difficile à résumer.

Lui – Ouais ?

Elle – L’intrigue est un peu compliquée, tu vois… Je dirais même assez confuse…

Lui – Vas-y toujours…

Elle – Écoute, je vais te faire une confidence… Je me demande si moi aussi, je n’ai pas piqué un petit roupillon entre la fin du premier acte et le début du cinquième…

Lui – Non ?

Elle – Ou alors c’est que la pièce était vraiment très courte…

Lui – Putain… Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir leur dire ?

Elle – Comme tu dis… On improvisera… Bon, il faut y aller. On ne va pas les faire attendre, en plus.

Lui – C’est un cauchemar, je te dis… On va sûrement se réveiller…

Elles se dirigent vers la sortie.

Noir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-24-6

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Y a-t-il un pilote dans la salle ? Lire la suite »

Euro Star

Euro Star (english) – Euro Star (español) – Euro Star (portugués)  

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme / 1 femme

Un célèbre réalisateur de cinéma et une comédienne ambitieuse se retrouvent « par hasard » assis l’un en face de l’autre dans l’Eurostar qui les conduit à Londres pour un casting. Elle se dit prête à tout pour obtenir le rôle qui fera d’elle une star. Il n’est pas insensible à son charme, mais hésite à conclure… C’est alors que le train s’immobilise au beau milieu du tunnel sous La Manche. Le coup de la panne ? Mais dans ce jeu de dupes, s’il n’est pas celui qu’elle croit, elle n’est peut-être pas non plus celle qu’il croyait…

 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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EUR 

TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE À LIRE OU IMPRIMER

EUROSTAR

Personnages : Arthur et Marilyn

Acte 1

Quatre fauteuils de l’Eurostar en vis-à-vis. Sur l’un d’eux est posée une valise. Au fond une toile peinte figurant de l’autre côté du couloir central, quatre autres sièges inoccupés, et une fenêtre du train avec le rideau baissé. Le « quatrième mur » côté public tiendra donc lieu également de fenêtre, par laquelle les deux personnages regarderont parfois vers l’extérieur du train. Arthur arrive en portant un sac de voyage. Il peut avoir la trentaine ou la quarantaine. Il est plutôt bel homme, et il est habillé avec une élégance décontractée. En passant devant les sièges, il semble reconnaître la valise et va pour s’installer, quand son portable sonne. Il répond, un peu speed.

Arthur – Ouais, Fred… Non, je suis dans le train là… J’avais promis à ma femme de l’emmener à Londres pour notre anniversaire de mariage… Je ne suis pas très porté sur les commémorations, et je déteste l’Angleterre, mais bon, tu sais ce que c’est… Quand on est marié, il faut savoir faire des compromis ! C’est à Londres qu’on s’est connu, avec Christelle… J’ai réservé une chambre dans le Bed and Breakfast où on avait passé notre première nuit ensemble… Ce n’est pas romantique, ça ? Une veine que je ne l’ai pas rencontrée au Hilton à Bora Bora… Deux billets de train pour Londres, même en première, c’est quand même moins cher que la Polynésie… En tout cas, heureusement qu’on avait pris de la marge, dis donc… Tu sais que je suis claustrophobe, alors ça m’angoisse un peu de prendre le tunnel sous la Manche… Mais comme je flippe encore plus en avion… Et puis je me disais que ça irait plus vite que le ferry… Mais tu n’imagines pas les procédures d’embarquement, c’est hallucinant ! On a mis trois-quarts d’heure pour passer la sécurité ! J’aurais mieux fait d’y aller à la nage. Moi qui pensais que Londres, c’était encore en Europe. J’ai l’impression de partir pour Bagdad ! Je suis tombé sur un petit teigneux qui ressemblait vaguement à Georges Bush. J’ai cru qu’il allait me mettre un doigt dans le cul pour voir si je n’y planquais pas des armes de destruction massive, avant de m’envoyer direct à Guantanamo… Ils m’ont tellement stressé, pour un peu, j’oubliais de remettre mon pantalon et mes chaussures avant de monter dans le train… Tu me vois arriver à Waterloo pieds nus et en calbute…? À Londres, oui ! Waterloo Station, c’est là où on arrive… Heureusement qu’on ne part pas d’Austerlitz, sinon tu vois le symbole… Pour un anniversaire de mariage, partir tout habillé d’Austerlitz et arriver à poil à Waterloo… Enfin, ça y est, je suis dans l’Eurostar. Je vais pouvoir décompresser un peu… Non, non, je ne sais pas ce qu’elle fout… Je suis passé au bureau de change pour acheter des livres sterling. Je devais la rejoindre dans le train, mais là je ne la vois pas… Pourtant, sa valise est là, je ne comprends pas… Ah excuse-moi, c’est elle justement… Ok, je te rappelle… Salut Fred…

Il appuie sur une touche de son portable.

Arthur – Christelle ? Mais qu’est-ce que tu fais ? Au kiosque ? Mais le train va partir là ! Ouais, ben écoute, si ils n’ont pas Marie Claire, tu prends Marie France ou Madame Figaro. C’est pareil, non… (Plus bas) Oui, oui, j’ai les livres sterling. Mille, ça devrait suffire pour passer quelques jours à Londres. Ça m’angoisse un peu de me trimballer avec une somme pareille en liquide, mais bon… Il paraît que c’est plus cher de changer sur place… Euh, tu pourrais me prendre L’Équipe, tant que tu y es ? Non, pas France Football, L’Équipe ! Non, ce n’est pas pareil, figure-toi… Bon, ben tu vas bien finir par trouver… Sinon, tu vas voir au kiosque à côté… Mais dépêche-toi, bon sang ! Ok, à tout de suite. (Plus tendrement) Moi aussi, je t’embrasse…

Il range son portable, et conclut.

Arthur – Oh, putain, ça commence bien ce voyage… (Il pose son sac sur le siège à côté, s’installe, et regarde un instant fixement devant lui) Quarante bornes sous la mer. Moi qui flippe déjà en prenant le tunnel sous Fourvière… Quelle angoisse ! (Il sort un flacon d’alcool de sa poche et en prend une rasade). J’ai bien fait d’emmener un petit remontant, ça va me détendre…

Marilyn arrive en tirant une petite valise à roulettes comme celle qui, dans les avions, permettent de prendre son bagage en cabine sans avoir à enregistrer. Elle peut avoir vingt ou trente ans. Elle n’est pas forcément canon, mais est habillée de façon plutôt provocante. Elle passe devant lui, le remarque, et semble le reconnaître. Arthur ne prête pas attention à elle, et reprend une rasade de son flacon d’alcool… au moment où Marilyn revient sur ses pas.

Marilyn – Pardon, mais je crois que votre valise est assise à ma place…

Arthur, surpris, range précipitamment son flacon d’alcool dans sa poche, sans le reboucher.

Arthur – Ah… Excusez-moi… Je pensais que… Il n’y a pas de problème…

Il se lève et déplace la valise pour libérer le siège. Lui tournant un instant le dos pour poser sa valise, elle lui offre une vue avantageuse sur son anatomie. Il fait mine de regarder par la fenêtre pour chasser les mauvaises pensées. Elle s’assied en face de lui et se met à le dévisager avec un sourire idiot. Embarrassé, il tente de faire bonne figure. Silence, rompu par une annonce de service.

Voix off – L’Eurostar numéro 3212 à destination de Londres Waterloo va partir. Attention à la fermeture automatique des portes…

Arthur (pour lui-même) – Oh, non… Ce n’est pas vrai…

Il jette un regard inquiet par la fenêtre côté public.

Marilyn jette également un coup d’œil par la fenêtre pour voir le quai commencer à défiler.

Marilyn (souriante) – Il était temps que j’arrive…

Il lui sourit poliment, avant de composer nerveusement un numéro sur son portable. Mais visiblement, ça ne répond pas.

Arthur – C’est un cauchemar…

Marilyn, pour sa part, continue à le dévisager, et il semble le sentir, tout en feignant de ne pas le remarquer. Embarrassé, et vaguement émoustillé, il finit cependant par lever les yeux vers elle, intrigué.

Marilyn – Excusez-moi de vous dévisager comme ça, mais… Je vous ai tout de suite reconnu…

Totalement pris au dépourvu, il reste sans voix, les yeux ronds.

Marilyn – Je suis vraiment désolée… Je vous jure que je n’ai rien fait pour euh… C’est complètement par hasard… (Plaisantant) Ou alors c’est le destin…

Arthur – Le destin…?

Elle lui tend la main et se présente.

Marilyn – Marilyn Mileur… Je suis comédienne…

Pris au dépourvu, il lui sert la main.

Marilyn – Je vais à Londres pour le casting de votre nouveau film. Mais je ne pensais pas être assise en face de vous dans le train…

Arthur – Moi non plus…

Marilyn – En tout cas, j’adore le scénario… Je ne dis pas ça pour vous flatter, hein ? Même si je serais prête à tuer toutes mes concurrentes pour avoir ce rôle…

Arthur – Vraiment…?

Le portable d’Arthur se met à sonner mais, largué, il tarde à répondre.

Marilyn – Je ne voudrais surtout pas vous importuner… Je crois que je ferais mieux d’aller faire un tour au bar pour me calmer un peu. De toute façon, on fait le voyage ensemble… Je vous ramène un café…?

Arthur – Pourquoi pas…

Marilyn – Je suis tellement émue… Je ne suis pas sûre qu’un café, ce soit vraiment ce qu’il me faut pour me calmer, mais bon… Sans sucre ?

Arthur – Pardon…?

Marilyn – Votre café… Avec ou sans sucre…

Arthur – Euh… Sans, merci…

Marilyn – Je l’aurais juré… Sans sucre ajouté… Cash ! Comme vos films…

Il sourit sans répondre. Elle commence à s’éloigne. Il la hèle une dernière fois.

Arthur (s’enhardissant) – Euh… Je peux avoir un verre d’eau avec mon café…?

Elle lui répond par un sourire avant de poursuivre son chemin. Il la regarde partir, encore sous le choc. Son portable sonne toujours. Revenant à la réalité, il finit par répondre.

Arthur – Christelle ? Mais tu es où, bordel ? Oh, non, ce n’est pas vrai…! Mais je t’avais dit de te magner, bon sang ! C’est toujours la même chose… Mais je m’en foutais, moi, L’Équipe ou France Football ! C’était juste pour avoir quelque chose à lire dans le train… Et comment on fait, maintenant…? Tu prends le suivant, et je t’attends à Waterloo…? Bon… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Est-ce qu’on a vraiment le choix…? Ouais… Ok, rappelle-moi…

Il range son portable.

Arthur – Je ne le sentais pas, ce pèlerinage à Londres…

Son portable sonne à nouveau.

Arthur (pour lui-même) – Déjà… (Il prend la communication) Ah, c’est toi, Fred… Non, non, ça va, c’est… C’est Christelle. Tu ne vas pas le croire, mais elle vient de rater son train ! Enfin, le nôtre, quoi ! Non, je ne plaisante pas, malheureusement… Ouais, enfin… Si elle arrive à avoir un billet. On avait réservé les nôtres trois mois à l’avance… Non, mais tu imagines ? Me voilà parti tout seul pour Londres fêter notre anniversaire de mariage… Enfin quand je dis tout seul… (Changeant de ton, plus badin) Tu ne vas pas le croire non plus, mais il m’arrive un truc absolument hallucinant… Une folle s’est assise juste en face de moi dans l’Eurostar, à la place de Christelle, justement… et figure-toi qu’elle me prend pour Éric Besson… Non, un réalisateur de cinéma ! Luc ? Non, ce n’est pas ce nom-là non plus… Enfin bref, un mec super connu, apparemment… Ben je n’ai même pas eu le temps de lui dire que ce n’était pas moi, figure-toi. Elle ne m’a pas laissé en placer une ! Et là elle est partie me chercher un café avec des croissants… Je te jure ! Elle est complètement en extase devant moi, je te dis ! J’en ai presque déjà fait mon esclave… Du coup, je me demande si je ne vais pas profiter de la situation… Trois heures tout seul dans l’Eurostar, c’est long… Sans parler de ma phobie des tunnels… Au moins, je penserai à autre chose… Comédienne, ouais… Écoute, pas terrible, mais bon… Très motivée, en tout cas ! J’ai vaguement l’impression d’avoir déjà vu sa tête quelque part… Dans une pub, peut-être… Arrête, je te rappelle que je suis marié… Ouais, bon, ok, mais là je suis à jeun… Et puis je ne sais pas pendant combien de temps je vais pouvoir faire illusion, parce que moi, le cinéma, tu sais… J’y vais deux fois par an, et encore… Bon, je te laisse, la voilà qui revient… Ok, je te raconterai… By…

Il range rapidement son portable. Marilyn revient avec un café à la main.

Marilyn (avec un grand sourire) – Et voilà… J’étais tellement excitée… Je suis toute mouillée…

Il la regarde avec des yeux ronds.

Marilyn (pour lever le malentendu) – Avec les secousses du train… Je me suis renversée votre verre d’eau dessus en venant jusqu’ici. Désolée… Vous voulez que j’y retourne ?

Il lui fait signe que non avec un sourire magnanime.

Marilyn (elle lui tend le café) – Heureusement, j’ai pu sauver le café… J’en ai laissé la moitié sur le costume du monsieur, là-bas, mais bon… Je crois qu’il en reste un peu au fond du gobelet…

Arthur – Merci…

Il prend une gorgée du café, et ils échangent quelques sourires embarrassés.

Arthur – Alors comme ça, vous êtes comédienne…?

Marilyn – Oui, je sais… Vous préféreriez sans doute un visage plus connu pour le premier rôle de votre film… Mais vous verrez, je vais vous étonner à Londres…

Il semble ne pas bien comprendre.

Marilyn – Au casting !

Arthur – Ah, oui, bien sûr…

Marilyn (comme une certitude) – Vous êtes bien Arthur Monerot, le réalisateur de cinéma ?

Arthur – Si vous le dites…

Marilyn (aux anges) – J’y crois pas !

Il se contente d’un sourire mystérieux.

Marilyn – Et vous l’imaginez comment, cette salope ?

Il ouvre des yeux ronds.

Marilyn – Votre héroïne ! Dans le scénario ! C’est quand même une belle salope, non ? Faire ça à ce pauvre type qui ne lui a rien fait… Mais excusez-moi, je n’aurais pas dû vous poser cette question… J’avais promis de ne pas être indiscrète… Et puis ce ne serait pas honnête par rapport aux autres candidates… (Ayant du mal à tenir en place) Mais je suis tellement excitée… Arthur Monerot ! Assis juste en face de moi, pendant trois heures ! Il faut bien que je profite un peu de la situation…

Il sourit.

Marilyn – Vous permettez que je vous pose une question…?

Arthur – Allez-y…

Marilyn – Vous couchez vraiment avec Laetitia Casta ?

Arthur – Heureusement que vous avez promis de ne pas être indiscrète…

Marilyn – Ah, non, mais là, ça ne concerne pas le casting, ça ne compte pas.

Arthur (se prenant au jeu) – Qu’est-ce que vous voulez savoir sur Laetitia ? Si c’est un bon coup ?

Marilyn – Évidemment, c’est difficile de rivaliser…

Arthur (amusé) – Euh… On parle toujours du casting, là ?

Marilyn – Les hommes sont des hypocrites. Toutes les célébrités sortent avec des top models, mais quand on leur demande pourquoi, ils répondent que c’est pour leur beauté intérieure… C’est à se demander comment Sœur Emmanuelle a pu rester célibataire toute sa vie… Vous descendez à quel hôtel ?

Arthur – Euh… Au Hilton, je crois… C’est mon assistante qui s’est occupée de ça… Cette idiote devait me rejoindre dans le train, mais elle a trouvé le moyen de le rater…

Marilyn – Ça nous permet de faire le voyage en tête à tête…

Arthur – Oui… Et vous ?

Marilyn – Moi…?

Arthur – Vous êtes à quel hôtel ?

Marilyn – Je n’ai pas les moyens de descendre au Hilton… Mais j’ai un ami à Londres… Enfin… C’est juste un ami… Il est mannequin…

Arthur – Ah, oui…

Marilyn – Je veux dire, euh… Je ne sors pas avec lui…

Arthur – Si il est homo…

Marilyn – J’ai dit qu’il était homo ?

Arthur – Ah, non, je…

Marilyn – Et vous restez plusieurs jours à Londres…? Je veux dire, après le casting…

Arthur – Euh… Non…

Marilyn – Non, je dis ça à cause de la taille de votre valise…

Arthur – Ah, oui… Non, mais… Il y a tous les dossiers des candidates, là dedans… Pour le casting… Ça pèse une tonne…

Marilyn – Vous avez bien reçu le mien, alors ?

Arthur – Ah, oui… Sûrement… Mais il y en a tellement, vous savez… Beaucoup d’appelées, et une seule élue…

Silence embarrassé. Il la déshabille du regard.

Arthur – Vous aussi, ils vous ont demandé de vous déshabiller…?

Marilyn – Pardon ?

Arthur – Non, je veux dire… À la douane… Avant d’embarquer…

Marilyn – Euh… Non…

Arthur – Bon…

Nouveau blanc.

Marilyn – Et pour le casting, il faudra se déshabiller…

Il est au bord de l’apoplexie.

Arthur – Mon Dieu… Je ne sais pas encore… Pourquoi pas…? (Plaisantant lourdement) Ça dépendra des candidates, j’imagine…

Marilyn – Comme le scénario est quand même assez… Je sais qu’il y a des comédiennes qui refusent les scènes de nu… Je voulais juste que vous sachiez que… Pour moi, ce n’est pas un problème…

Arthur – Ok…

Marilyn – Vous voulez voir mon book ?

Arthur (largué) – Vous avez un bouc ?

Marilyn – Mon book photo…

Arthur – Bien sûr… J’ai tout de suite vu que vous n’étiez pas la femme à barbe…

Elle sort son book de sa valise, et lui montre. Il regarde, visiblement impressionné.

Arthur – Ah, oui, c’est… Je suis sûr que vous avez beaucoup de talent…

Marilyn – Je sens que vous allez me parler de ma beauté intérieure…

Ils sont interrompus par la sonnerie du portable d’Arthur, qui répond machinalement, tout en continuant à regarder les photos de Marilyn, probablement assez déshabillées.

Arthur (ailleurs) – Allo… Qui…? Ah, Christelle… Si, si, excuse-moi mais… avec le bruit du train, je n’avais pas reconnu ta voix… (Visiblement embarrassé, il pose une main sur le combiné pour masquer sa voix et s’adresse à Marilyn) Excusez-moi, c’est mon assistante… (Il se lève précipitamment et commence à s’éloigner pour poursuivre sa conversation téléphonique). Oui Christelle, il y a un problème…? Non, je ne prends pas ça à la légère, mais bon… On ne va pas en faire un drame non plus… Non…! Ce n’est pas vrai ? Aucun billet avant un mois…?

Restée seule, Marilyn en profite pour rectifier son maquillage en se servant de la vitre côté salle comme miroir. Voyant revenir Arthur, elle remet son attirail dans son sac et, pour se donner une contenance, fait mine de s’intéresser au paysage par la fenêtre.

Arthur – Ok, je te rappelle en arrivant… Mais je ne te promets rien, hein ? Ce n’est pas sûr non plus que je puisse trouver tout de suite un billet pour revenir à Paris… Non, ça ne m’amuse pas… Tu imagines ? Si je dois passer le week-end tout seul à Londres ! Une grande nouvelle à m’annoncer ? Tu me fais peur là… (Apercevant Marilyn) Bon, écoute, je vais devoir te laisser, parce qu’on va rentrer dans le tunnel… Pourquoi je dis « on » et que je parle à voix basse ? Mais parce que je ne suis pas tout seul dans ce wagon, figure-toi ? On a beau être en première, ce n’est pas des compartiments privés comme dans l’Orient Express, non plus… Malheureusement… Et ça va être de ma faute, encore… C’est quand même bien toi qui as réussi à le rater, ce train, non…?

Il range son portable avec un mouvement d’humeur et s’adresse à nouveau en souriant à Marilyn.

Arthur – Pardon, j’avais juste un petit problème à régler… Maintenant, je suis tout à vous…

Elle lui répond avec un sourire plein de promesse.

Marilyn – Moi aussi…

Noir.

Acte 2

Arthur et Marilyn sont toujours assis face à face. Elle regarde par la fenêtre.

Marilyn (avec excitation) – Ça y est ! On est dans le tunnel !

Arthur – Ah, oui…?

Marilyn – C’est la première fois, alors j’ai quand même une petite appréhension… Pas vous ?

Arthur (blasé) – Oh… Je prends l’Eurostar au moins une fois par mois, alors vous savez…

Elle continue à regarder par la fenêtre, très excitée.

Marilyn – Vous vous rendez compte, on est au fond de La Manche !

Arthur (prenant sur lui) – Oui…

Marilyn (déçue) – Mais on ne voit rien, finalement…

Arthur – Qu’est-ce que vous vous attendiez à voir ? Des poissons ?

Elle sourit. Le téléphone d’Arthur sonne à nouveau, mais il ne réagit pas.

Marilyn – Vous ne répondez pas ?

Arthur – Oh, vous savez, si je répondais à chaque fois… Je n’en finirais pas…

Elle se rassied en face de lui.

Marilyn – Il faut que je vous avoue quelque chose, Arthur. Vous permettez que je vous appelle Arthur…?

Arthur – Oui…

Marilyn – Ce n’est pas tout à fait par hasard si je suis assise là, en face de vous…

Arthur – Vraiment…?

Marilyn – Je suis passée devant vous tout à l’heure. Je vous ai reconnu et… comme la place était libre… En fait, la mienne est dans le wagon suivant. En deuxième classe…

Arthur – Je m’en doutais un peu… C’est Christelle qui devait être assise là… Je veux dire ma… Mon assistante… Celle qui a raté le train…

Marilyn – Je peux retourner m’asseoir à ma place, si vous voulez…

Arthur (magnanime) – Il faut du culot pour réussir dans ce métier… Vous pouvez rester là…

Marilyn – Merci ! Je sais que j’ai encore tout à apprendre, mais je suis sûre qu’un jour, moi aussi, je descendrai à l’Hôtel Martinez à Cannes, et que je monterai les marches du Festival avec une robe à 200.000 euros…

Il sourit avec indulgence.

Marilyn – Racontez-moi. C’est comment, Cannes ?

Arthur – Oh, vous savez, quand on est obligé d’y aller tous les ans… Ça devient vite une corvée…

Marilyn – Tout de même…

Arthur – Finalement, qu’est-ce que c’est, Cannes ? Une grande foire… Vous êtes déjà allée au Salon de l’Agriculture ?

Marilyn (surprise) – Une fois, avec mon père… Il y a très longtemps…

Arthur – Eh bien Cannes, c’est pareil. Sauf qu’à la place des vaches, ce sont des célébrités qui concourent pour avoir la palme…

Marilyn – Vous dites ça parce que vous êtes blasé.

Arthur – Quand je n’ai pas de film en compétition, et que je peux rester à Paris pendant le festival, j’adore. Tout le monde est là bas. Le téléphone arrête de sonner pendant une semaine. On peut travailler tranquillement sans être dérangé…

Justement, le téléphone d’Arthur sonne à nouveau.

Marilyn – Encore une starlette qui vous harcèle pour avoir ce rôle…?

Arthur – Je pensais que dans le tunnel, ça ne passait pas, mais vous voyez… Même sous La Manche, pas moyen d’avoir la paix…

Marilyn – Je vous laisse tranquille cinq minutes. Je ne voudrais pas être indiscrète. Si c’est Laetitia…

Il s’apprête à répondre. Avant de disparaître, elle se retourne vers lui.

Marilyn (avec un sous entendu appuyé) – Je suis prête à aller très loin pour avoir ce rôle, vous savez ?

Visiblement troublé, il reste sidéré. La sonnerie insistante de son portable le rappelle à la réalité. Il répond enfin.

Arthur – Oui, Christelle… Non, c’est juste que… Je ne trouvais plus mon portable… Alors…? Ah, tu vas peut-être pouvoir trouver un billet…? Mais évidemment que ça me fait plaisir, qu’est-ce que tu racontes…? C’est notre anniversaire de mariage, quand même ! Ok… D’accord… Et c’est quoi cette nouvelle que tu avais à m’annoncer ? Écoute, je t’entends très mal, là… On est entré dans le tunnel… C’est même un miracle que la communication ait pu passer aussi bien entre nous jusque là… (Un bruit de freinage se fait entendre) Allo…? Allo…?

Marilyn revient.

Arthur – On a été coupé… (Inquiet) Mais qu’est-ce qui se passe ?

Marilyn – Je ne sais pas… On dirait que le train s’est arrêté.

Une voix se fait entendre dans les hauts parleurs.

Voix off – Mesdames et Messieurs, l’Eurostar est momentanément à l’arrêt après l’actionnement du signal d’alarme par un voyageur. Nous nous efforçons d’identifier au plus vite la cause de cet incident. Merci pour votre compréhension.

Arthur – Je n’aurais jamais dû le prendre, ce tunnel, je le savais…

Marilyn – C’est juste un petit arrêt… On va sûrement redémarrer tout de suite…

Arthur – J’aurais mieux fait d’y aller en bateau.

Marilyn – Même un bateau, ça peut couler, vous savez… Regardez le Titanic… 1500 morts. Mais 20 millions d’entrées. Ça fait rêver, non ?

Arthur – J’ai déjà englouti la moitié de mes économies en actions Eurotunnel, et maintenant c’est moi qui vais être englouti au fond de La Manche… Et vous croyez qu’ils nous diraient quelque chose…?

Marilyn (se levant) – Je vais allez voir ce qui se passe.

Arthur (pathétique) – Je vous en prie, ne me laissez pas tout seul !

Marilyn – J’en ai pour une minute ! Je reviens tout de suite… Ça va aller…

Elle se lève et s’éloigne. Il reste là, complètement angoissé.

Arthur – Je sens déjà l’eau qui suinte contre ma jambe… Je ne me suis quand même pas pissé dessus…? (Il met sa main dans la poche de sa veste et en sort le flacon d’alcool) Merde, je ne l’avais pas rebouché. (Il essaie de boire au goulot mais rien ne vient) Plus rien à boire… (Il sort son portable et compose un numéro) Et plus de réseau… C’est le début de la fin… Je ne pourrai même pas laisser un message d’adieu à ma femme pour lui dire que je l’aime avant que l’eau ne commence à envahir le wagon… Comme ces pauvres gens à New York avant que les tours ne s’écroulent sur eux… (Un temps) Et cette garce qui a réussi à rater ce putain de train. C’est peut-être ça qui va lui sauver la vie. Ça doit être ça, l’intuition féminine. On dirait qu’elle le sentait, la salope…

Marilyn revient.

Arthur (angoissé) – Alors ?

Marilyn – Ils m’ont parlé d’un incident voyageur, mais vous savez ce que c’est… Dans le RER, ça veut dire un suicide, alors dans l’Eurostar, allez savoir ce que ça peut être… On a quand même plusieurs kilomètres d’eau au-dessus de nos têtes… C’est pour ne pas affoler les voyageurs…

Arthur – Comme dans les avions juste avant le crash… Oh, mon Dieu ! Et si c’était une attaque terroriste ?

Marilyn – Malheureusement, ce n’est pas à exclure… J’aurais quand même eu la chance de vous rencontrer avant de mourir carbonisée et noyée…

Arthur – C’est une punition divine, je vous dis. Souvenez-vous de cette tour dont on parle dans la Bible…

Marilyn – On parle des Twin Towers, dans la bible ?

Arthur – La Tour de Babel ! Jamais on aurait dû creuser ce tunnel ! C’est contre nature. L’Angleterre devait rester une île… C’est évident que ces roast-beefs ne font partie de l’Europe… Pas plus que les Turcs ou les Grecs…

Marilyn – Ça sent le Ouzo, non ? Ou le kérosène…

Arthur – Ça marche au kérosène, l’Eurostar ?

Marilyn – Ou l’alcool à brûler…

Arthur – Ah, euh… Non, ça, c’est juste un peu de whisky qui a dû couler dans ma poche…

Il resort la bouteille vide de sa poche.

Arthur – Je ne pourrais même pas lui dire une dernière fois que je l’aime…

Marilyn – À Laetitia ?

Arthur – À Christelle !

Marylin – Vous êtes aussi amoureux de votre assistante ?

Arthur (regardant la bouteille vide) – Et si je lui glissais un message d’adieu dans cette bouteille… Elle, au moins, elle aurait peut-être une chance de remonter à la surface… Vous avez un crayon et du papier ?

Marylin – C’est vous l’auteur…

Voix off – Mesdames et Messieurs les voyageurs, la présence d’un bagage suspect nous oblige à stationner quelques instants dans le tunnel, en attendant que nos services de sécurité s’assurent qu’il ne s’agit pas d’un engin explosif. Je n’ai pas besoin de vous préciser les conséquences catastrophiques que pourrait avoir l’explosion d’une bombe à l’endroit où nous nous trouvons… Merci de rester assis à vos places et de ne pas paniquer. Nous vous tiendrons bien sûr informés de l’évolution de la situation…

Arthur – Oh, non, ce n’est pas vrai… Mais alors pourquoi ils ne se dépêchent pas de nous en faire sortir, de ce tunnel, cette bande de tarés ! Au lieu de nous laisser plantés là en attendant que ça pète…

Marilyn – Ils craignent peut-être que le mouvement du train ne fasse exploser l’engin… Comme dans le Salaire de la Peur, vous savez… La nitroglycérine… Quel chef d’œuvre, encore ! Un grand classique, non ?

Arthur – On va mourir, je vous dis…

Marilyn – Et on ne sera pas allé jusqu’au bout de nos rêves… Vous ne tournerez pas ce film qui aurait été le couronnement de votre carrière… Et moi je ne monterai jamais les marches du Festival de Cannes à votre bras en tant que vedette de votre film…

Arthur (ailleurs) – Oh, putain… Mais fermez-la… Vous allez nous porter la poisse…

Marilyn – Qu’est-ce que vous feriez, Arthur, si vous étiez sûr qu’il ne vous restait plus que dix minutes avant le grand départ ?

Arthur (anéanti) – Ma valise…?

Marilyn – Imaginez ! Plus que dix minutes à vivre avant une mort certaine. Et plus d’après pour subir les conséquences de vos actes. Vous faites quoi ?

Arthur – Je ne sais pas… Je dévaliserais une banque…?

Marilyn – En dix minutes, vous n’auriez pas beaucoup de temps pour dépenser votre butin…

Arthur – D’un autre côté, si je me fais prendre, je suis sûr de ne pas faire plus de dix minutes de prison…

Marilyn – Moi, la perspective de mourir, ça m’excite… Vous savez… Eros et Thanatos…

Arthur – Qui…?

Marilyn – Dix minutes, Arthur. Moins peut-être. Pour réaliser un dernier fantasme. Satisfaire un dernier désir. (Provocante) Vous avez déjà fait l’amour dans les toilettes de l’Eurostar ?

Il la regarde comme un lapin pris dans les phares d’une voiture.

Arthur – Dix minutes…?

Marilyn (le prenant par la main) – Croyez-moi, Arthur… Ce n’est pas par hasard si nous nous sommes rencontrés aujourd’hui dans ce tunnel… C’était notre destin…

Elle l’entraîne vers le bout du wagon…

Noir.

Acte 3

Arthur et Marilyn sont à nouveau assis l’un en face de l’autre dans l’Eurostar toujours à l’arrêt. Silence gêné. Arthur, dans un état second, se penche vers la fenêtre.

Arthur – Il me semble apercevoir une lumière au bout du tunnel… Vous croyez qu’on est déjà mort ?

Marilyn (soupirant) – Dix minutes, et le grand embrasement n’a pas eu lieu…

Arthur – Désolé… Moi, la perspective de mourir successivement carbonisé et noyé au fond de La Manche, ça ne m’excite pas du tout…

Marilyn – Je parlais du colis piégé… Les dix minutes sont passées, et notre Eurostar n’a pas encore explosé. C’était peut-être une fausse alerte… (Avec un sous-entendu un peu inquiétant) Et finalement, chacun va quand même devoir faire face aux conséquences de ses actes…

Arthur (poursuivant sa pensée) – Et puis cette idée de filmer nos derniers ébats avec mon téléphone portable, ça ne m’a pas beaucoup aidé non plus…

Marilyn – Vous n’aimez pas qu’on vous filme, Arthur…? C’est vrai que pour un cinéaste… C’est un peu l’arroseur arrosé…

Arthur (embarrassé) – Au fait, j’aimerais bien le récupérer, maintenant… Mon téléphone…

Ils sont interrompus par une annonce dans les hauts parleurs.

Voix off – Mesdames et Messieurs les voyageurs, nous venons d’identifier le propriétaire du bagage abandonné dans la voiture numéro 8. D’après l’étiquette, il appartiendrait à Madame Fernandez, 19 rue Jules Ferry à Fontenay-aux-Roses. Si cette personne se trouve à bord du train, nous la prions de se manifester immédiatement auprès du personnel de bord pour récupérer sa valise. Faute de quoi les démineurs de la Police des Frontières seront contraints de débarquer ce bagage pour le détruire afin que nous puissions poursuivre notre voyage…

Arthur – La valise de Christelle…!

Marilyn – Pardon ?

Arthur – C’est ma valise ! Enfin celle de mon assistante… Elle a dû la déposer dans le mauvais wagon avant de redescendre acheter Marie-Claire…

Marilyn – Et de rater son train… Décidément… Je me demande si vous ne feriez pas mieux de changer d’assistante…

Arthur – Il faut absolument que je récupère la valise de Christelle… Je l’ai déjà plantée toute seule sur le quai de la Gare du Nord… Si je laisse les robocops de l’Eurostar désintégrer sa garde robe, elle va me tuer…

Il se lève d’un bond pour partir quand le regard de Marilyn se pose sur la valise posée sur le siège d’à côté.

Marilyn – Mais alors cette valise-là, elle est à qui ?

Arthur se fige.

Arthur – Merde, c’est vrai…

Marilyn – C’est peut-être dans celle-là qu’est la bombe… Elle a l’air abandonnée, puisqu’on n’a pas vu son propriétaire depuis notre départ de la Gare du Nord… (Dramatique) Je vous conseille de vous rasseoir doucement et d’éviter d’éternuer…

Il obtempère, tétanisé.

Arthur – Il faut prévenir la sécurité…

Marilyn – En même temps… On en aurait encore pour une heure à rester plantés là dans ce tunnel ! Je vous rappelle qu’on a un casting sur le feu… (Se levant) Tant pis, il faut vivre dangereusement !

Marilyn s’empare fermement de la valise.

Arthur – Mais vous êtes folle ! Qu’est-ce que vous faites ?

Marilyn – Vous m’avez bien dit que pour réussir dans ce métier, il fallait un peu de couilles ?

Arthur – J’ai dit ça ?

Elle ouvre brusquement la valise, sous le regard terrifié d’Arthur.

Arthur – Non !

Mais aucune explosion ne se produit.

Marilyn – Vous voyez, il n’y a rien à craindre…

Arthur – Non, mais je n’étais pas si inquiet que ça non plus… (Intrigué) Qu’est-ce qu’il y a là dedans…?

Marilyn examine le contenu de la valise. Elle sort un séchoir à cheveux qu’elle braque comme un pistolet en direction d’Arthur, à nouveau apeuré.

Marilyn – En tout cas, ça ne ressemble pas tellement à une bombe…

Arthur n’est toujours pas très rassuré. Continuant à fouiller, Marilyn sort de la valise un document broché.

Marilyn – Tiens, qu’est-ce que c’est que ça…? (Elle feuillette le document) Non, le scénario du film !

Arthur – Quel film ?

Marilyn – Votre film ! Vous voyez bien que c’est votre valise… Enfin celle de votre assistante…

Arthur (largué) – Ah, ouais…?

Continuant son exploration, Marilyn sort de la valise des dessous féminins affriolants.

Marilyn – Eh ben… Vous n’avez pas l’air de vous ennuyer avec votre assistante pendant vos séjours professionnels à Londres… Laetitia est au courant ?

Arthur ouvre des yeux ronds, mais il n’a pas le temps de répondre. On entend une explosion sourde.

Arthur (paniqué) – Ça y est, c’est la fin… Vous avez entendu cette explosion…?

Marilyn – Ce n’est rien… C’est sûrement la valise de Madame Fernandez que les démineurs viennent de faire sauter…

Arthur se lève d’un bond, catastrophé.

Arthur – Non…?

Marilyn – On s’en fout, puisque ce n’est pas la vôtre ! Enfin celle de votre assistante… (L’invitant à se rasseoir) Tout va bien, ne vous inquiétez pas ! (Désignant la valise sur le siège) Votre valise est là… (Regardant par la fenêtre) D’ailleurs, vous voyez, on repart déjà !

Anéanti, il tente de se faire une raison. Elle le regarde en souriant.

Marilyn – Dans une heure à peine, on sera à Londres. Détendez-vous…

Il se relâche un peu.

Arthur – Vous avez raison… Ce n’est qu’une valise après tout… Sur Air France aussi ça arrive qu’ils perdent des valises…

Marilyn – Bien sûr…

Arthur (à mi-voix pour lui-même) – Je n’aurais qu’à lui dire ça à Christelle…

Marilyn – Vous voulez voir le film ?

Arthur (s’égayant un peu) – Il y a un film dans l’Eurostar ? Comme dans les avions ? Allez savoir, des sirènes vont peut-être aussi nous apporter un plateau repas…

Marilyn sort de sa poche le portable d’Arthur et le brandit sous son nez.

Marilyn (sur un ton coquin) – Je parle du film que j’ai tourné tout à l’heure avec votre portable… (Minaudant) Vous n’avez pas déjà oublié, quand même…

Arthur (se souvenant) – Je ne sais pas ce qui s’est passé, je suis vraiment désolé… C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure…

Marilyn – Tous les hommes disent ça… Mais ce n’est pas grave, rassurez-vous… Une petite panne, ça arrive…

Arthur – Ah, non, je veux dire, euh… De sauter dans le train sur les inconnues, comme ça… Ce n’est vraiment pas dans mes habitudes…

Marilyn (amusée) – Les inconnues…?

Arthur – Vous aviez réussi à me persuader que j’allais mourir dans les dix minutes, sinon, vous pensez bien… Je n’aurais jamais eu l’idée de vous sauter dessus…

Marilyn (ironique) – Je ne sais comment je dois le prendre…

Arthur – Excusez-moi, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire…

Marilyn – En tout cas, on aura déjà fait un bout d’essai ensemble. (Elle regarde le film sur l’écran du téléphone). C’est un film amateur, bien sûr, mais bon… L’image est quand assez nette… Vous, en tout cas, on vous reconnaît très bien…

Le visage d’Arthur se décompose.

Marilyn – Ça nous fera un petit souvenir de notre voyage ensemble en Eurostar…

Arthur fait un geste pour reprendre son portable.

Arthur – Je ne sais pas si…

Elle esquive pour garder le téléphone hors d’atteinte d’Arthur.

Marilyn – Vous croyez que ça plairait à votre assistante ? Ou à Laetitia…? Je n’ai qu’à appuyer sur la touche rappel, et je lui envoie mon premier court métrage… Je sens que c’est le début d’une grande carrière…

Il la regarde de plus en plus inquiet, puis il se lève et fait un geste pour lui arracher le portable.

Arthur – Donnez-moi ça !

Marilyn – Si vous ne vous rasseyez pas tout de suite, je hurle, je déchire mes vêtements, et je vous accuse d’avoir essayé de me violer dans les toilettes tout à l’heure.

Arthur – Mais…

Marilyn – Certains cinéastes ont été extradés vers les États Unis pour moins que ça.

Arthur – Vous n’êtes pas américaine… et vous faites quand même plus de treize ans ?

Marilyn – C’était juste une image. Mais je vous jure que vous allez regretter que ce train n’ait pas explosé au fond de La Manche, finalement…

Arthur est sous le choc.

Arthur – Vous êtes qui au juste ?

Soudain transfigurée en killeuse, elle lui lance un regard foudroyant.

Marilyn – Ton pire cauchemar…

Totalement déstabilisé, il reste un instant sans voix.

Arthur – Ok, je ne suis pas Arthur Monerot…

Marilyn (ironique) – Et moi je ne suis pas Marilyn Mileur…

Arthur – Ah bon ?

Marilyn – C’est ça, foutez-vous de moi, en plus…

Arthur – Mais, je ne fous pas de vous, je vous jure. Bon, d’accord, j’ai un peu déconné… Je ne suis pas…

Marilyn (le coupant) – Je sais très bien qui vous êtes : un salaud !

Arthur – Mais qu’est-ce que vous voulez, enfin ?

Marilyn – Je veux ce rôle !

Arthur – Quel rôle ?

Marilyn – Le premier rôle dans votre nouveau film ! Le casting, à Londres ! Ce sera moi, et personne d’autre !

Arthur – Ça, je crois que ça ne va pas être possible…

Marilyn – Ok… (Elle s’apprête à pianoter sur le téléphone) J’envoie la vidéo à Laetitia…

Arthur – Non, je vous en supplie, ne faites pas ça…

Marilyn – Alors vous voyez que vous êtes bien Arthur Monerot !

Arthur – C’est à dire que…

Elle lui lance un regard méprisant.

Marilyn – Vous ne vous souvenez vraiment pas de moi ?

Arthur – Je devrais…?

Marilyn – C’était à Cannes, justement. Vous savez ? (Le singeant) C’est comme le Salon de l’Agriculture… Il faut croire que vous m’avez prise pour une dinde !

Arthur – Vous devez confondre, je vous assure…

Marilyn – J’étais venue dans l’espoir de rencontrer un réalisateur, comme beaucoup de jeunes comédiennes un peu naïves comme moi. Je vous ai aperçu après une projection dans un club très privé où j’avais réussi à entrer parce que je connaissais le videur.

Arthur – Franchement, une fille comme vous… Je m’en souviendrais…

Marilyn – J’ai vite compris que si je voulais obtenir un rôle, il fallait d’abord passer par la case Martinez.

Arthur – Martinez ? Je n’étais pas supposé m’appeler Monerot ?

Marilyn – L’Hôtel Martinez, à Cannes ! Je parle de la suite que vous occupiez là-bas cette année-là.

Arthur – Ah, oui, évidemment…

Marilyn – Et dire qu’en fait de palace, vous m’avez traînée à cinq heures du matin dans un Hôtel Ibis… Vous aviez honte de moi, c’est ça ?

Arthur – Mais pas du tout, enfin… D’ailleurs, ce n’est pas si mal que ça les Hôtels Ibis… J’y emmène très souvent ma femme… Je veux dire mon assistante…

Marilyn – Oh, je n’étais pas naïve à ce point. Je savais que dans ce métier, comme vous dites, il faut avoir beaucoup de culot. Et qu’il faut surtout être prête à certains compromis.

Arthur – Certains hommes aussi doivent coucher pour y arriver, vous savez…

Marilyn – Ce que je ne vous pardonne pas, c’est de ne pas m’avoir rappelée après le festival comme vous me l’aviez promis. Et de ne m’avoir jamais proposé le moindre rôle en compensation de mon sacrifice.

Arthur – Sacrifice… Ce n’est pas moi qui vous ai sauté dessus, tout à l’heure…

Marilyn – Mais qu’est-ce que vous imaginez… Ça c’était juste la deuxième manche.

Arthur – La Manche ?

Marilyn (brandissant le portable d’Arthur) – Un piège ! Pour avoir une monnaie d’échange, cette fois. D’ailleurs, tu ne m’as pas fait grand chose, hein, mon pauvre biquet… La première fois, tu étais quand même plus vaillant…

Arthur – Mais je vous jure que…

Marilyn – On peut se tutoyer, non ? On est assez intime, maintenant… Je n’en revenais pas que tu ne me reconnaisses même pas tout à l’heure quand je t’ai abordé en partant de la Gare du Nord !

Arthur – Mais puisque je vous dis… (Elle lui lance un regard réprobateur) Puisque je te dis que je ne suis pas Arthur Monerot. Je ne suis pas réalisateur. Je ne vais jamais au cinéma. C’est à peine si je regarde la télé en dehors du foot… Je n’ai même pas encore vu Camping 3 !

Marilyn – Franchement, tu me déçois… Je m’attendais à mieux, comme défense… C’est avec ça que tu espères t’en tirer ?

Arthur – Mais je…

Marilyn – C’est le moment de l’addition, Arthur… Je vais me venger. Et je vengerai en même temps toutes les victimes de tes mensonges… Ce sera le rôle de ma vie !

Arthur – Ok, j’ai menti, je le reconnais. Et je suis prêt à payer…

Marilyn – Ah, on progresse.

Arthur – Mais la seule fois où j’ai mis les pieds à Cannes, c’était pour un stage de remotivation commerciale. Je suis VRP chez Pernod Ricard !

Marilyn – Ça y est, tu recommences ! (Elle saisit à nouveau le portable). Cette fois, j’envoie la vidéo…

Arthur – Non, attendez…!

Elle appuie sur une touche.

Marilyn – Tu as de la chance, on est encore dans le tunnel. Il n’y a pas de réseau. Mais c’est seulement un sursis…

Arthur – Je vous jure que je peux tout expliquer…

Marilyn – Sans blague !

Arthur – C’est vrai, tout à l’heure, je me suis fait passer pour Luc Besson. Histoire de me marrer un peu…

Marilyn – Tu t’enfonces, là…

Arthur – Je veux dire… dans l’espoir de briller à vos yeux et de vous séduire… Ok, éventuellement de tirer un coup aussi…

Marilyn – Et je peux te dire que tu n’es pas un bon fusil.

Arthur – Et je vous en demande pardon… Je veux dire de vous avoir menti… Mais je ne suis pas Arthur Monerot, je vous assure… (Avec un grand sourire) Et je peux le prouver très simplement…

Marilyn – Ah oui…?

Arthur (plongeant la main dans sa poche) – Il suffit que je vous montre mes papiers d’identité… (Tandis qu’il explore les profondeurs de ses poches, son sourire disparaît) Merde… Ils sont restés dans la valise !

Marilyn – Quelle valise ?

Arthur – Celle qui a explosé !

Marilyn (montrant la valise posée sur le siège) – Elle est là ta valise.

Arthur – Ça c’est celle d’Eric Besson !

Marilyn – Tu es vraiment pathétique…

Arthur – Mais je vous jure que… D’ailleurs, il est où, ce réalisateur ? Il est dans le train, puisque sa valise est là ! (Il se lève) Je vais le trouver, et vous verrez bien que ce n’est pas moi.

Elle lui lance un regard méfiant.

Marilyn – Très bien. Tu as dix minutes pour ça. De toute façon, tu ne risques pas de descendre du train en marche, on roule à 300 kilomètres heure. (Brandissant le téléphone) Mais dans dix minutes, on sera sorti du tunnel…

Arthur – Sorti du tunnel… Dieu vous entende…

Les haut-parleurs se font à nouveau entendre.

Voix off – Mesdames et Messieurs les voyageurs, nous vous rappelons que le bar est ouvert dans la voiture 9. Notre maître d’hôtel tient à votre disposition toute une gamme de boissons froides, chaudes ou tièdes à des prix dérisoires, un assortiment varié et avarié de délicieux club sandwichs, sans oublier notre fameux chariot de desserts faits maison…

Marilyn regarde Arthur s’éloigner en parlant tout seul, visiblement très perturbé, pour ne pas dire qu’il commence vraiment à ressembler à un fou.

Arthur – Ça doit être un sosie… Je le reconnaîtrai facilement… (Se tournant une dernière fois vers Marilyn) Il est peut-être au wagon-bar…?

Restée seule, Marilyn esquisse un sourire. Le téléphone d’Arthur qu’elle tient dans la main se met à sonner. Elle prend la communication.

Marilyn – Allo ? Non, c’est sa nouvelle assistante à l’appareil. Il n’est pas disponible pour le moment. Je peux lui laisser un message ? Vous attendez un enfant de lui ? Très bien, je lui transmettrai. Et je peux me permettre de vous demandez votre nom au cas où il souhaiterait vous rappeler ? Christelle, parfait, je vous remercie…

Elle coupe la communication et sourit à nouveau.

Marilyn – Qui a dit que les communications ne passaient pas, dans ce tunnel… (Elle reprend le téléphone) Voyons voir… Christelle… Touche rappel… (Elle appuie sur une touche). C’est parti… Cette petite vidéo devrait lui plaire… comme cadeau d’anniversaire de mariage.

Noir.

Acte 4

Marilyn est plongée dans la lecture du scénario. Arthur revient, l’air dépité.

Arthur – Qu’est-ce que vous faites ?

Marilyn – Je commence à apprendre mon texte ! Puisque je vais avoir le rôle. N’est-ce pas ? À moins que vous n’ayez trouvé votre sosie…?

Arthur – J’ai parcouru tout le train dans les deux sens en dévisageant chaque voyageur. Ils ont dû me prendre pour un fou. Mais personne qui me ressemble un tant soit peu.

Marilyn – Une chance pour eux…

Arthur (commençant à perdre la raison) – Je ne comprends pas… Il a peut-être raté son train, lui aussi… Je devrais peut-être appeler Christelle pour savoir s’il n’est pas avec elle…

Marilyn – Bon, maintenant, assez plaisanté. Il y a des mois que je prépare ma revanche. Quand j’ai su pour ce casting à Londres, je me suis doutée que vous seriez dans ce train. J’ai tout prévu. (Elle sort un contrat qu’elle lui place sous le nez) Même mon contrat d’engagement comme comédienne pour le premier rôle dans votre film.

Arthur – Ah, oui…?

Marilyn – Vous verrez que le montant du cachet est tout à fait raisonnable…

Arthur jette distraitement un coup d’œil sur le contrat.

Arthur – Deux cents mille euros, quand même… Ça fait combien en livres sterling ?

Marilyn – Vous n’avez plus qu’à signer là en bas de la page.

Arthur (revenant un peu à la réalité) – Ça ne servirait à rien, je vous assure…

Marilyn regarde par la fenêtre.

Marilyn – Ah, on est sorti du tunnel ! Je vais pouvoir envoyer cette vidéo à Laetitia…

Au moment où elle sort le téléphone d’Arthur, celui-ci se met à sonner. Flottement. Ils échangent un regard. Puis Arthur se décide.

Arthur – Eh bien vous n’avez qu’à répondre ! Vous verrez bien que ce n’est pas Laetitia Casta qui m’appelle. Et qu’elle ne demande pas à parler à un célèbre réalisateur de cinéma…

Marilyn – Très bien… (Elle prend la communication) Allo ? Qui ? De la part de qui ? Désolée, ça doit être une erreur…

Elle coupe la communication.

Arthur – Alors ?

Marilyn – C’était une certaine Madame Fernandez qui voulait parler à son mari…

Arthur (triomphant) – Ah ! Vous voyez bien !

Marilyn – C’est qui, cette Madame Fernandez ? Votre femme de ménage…?

Arthur – C’est ma femme… On partait fêter notre anniversaire de mariage à Londres… C’est là bas qu’on s’est rencontré…

Marilyn – Alors vous n’êtes pas Arthur Monerot !

Arthur (soulagé) – C’est ce que je me tue à vous expliquer. Vous me croyez, maintenant ?

Elle le regarde froidement dans les yeux.

Marilyn (féroce) – Mais vous êtes un monstre !

Arthur – Pardon ?

Marilyn – Alors quand je vous ai rencontré dans cette boîte à Cannes, et que je vous ai pris pour un réalisateur de cinéma… vous m’avez sciemment laissé croire ça dans l’intention d’abuser de moi…

Arthur – Mais je vous jure que je n’ai jamais mis les pieds dans cette boîte ! Je m’en souviendrais ! Enfin, je crois…

Marilyn – Vous êtes un imposteur, un maniaque, un minable ! Alors vous n’aviez même pas de rôle à me proposer… Au moins, je comprends maintenant que vous ne m’ayez jamais rappelée…

Arthur – Me faire passer pour un autre pour abuser d’une femme ? Jamais je n’aurais fait une chose pareille, je vous assure…

Marilyn – Et tout à l’heure, dans ce train, vous ne vous êtes pas fait passer pour Arthur Monerot, peut-être…

Arthur – C’est à dire que… Vous m’avez quand même un peu tendu la perche…

Marilyn – C’est ça, ça va être de ma faute, maintenant ! Vous vous êtes bien foutu de moi, hein ? (Elle le considère avec un souverain mépris) Vous êtes encore pire que je ne pensais !

Arthur (pour lui-même) – Je ne vais jamais m’en sortir, moi…

Marilyn – Si vous arrêtiez de mentir…

Arthur – Écoutez, je ne sais plus… Je suis peut-être allé dans cette boîte… Je ne m’en souviens pas… J’étais peut-être saoul… Vous savez, les soirées entre VRP de chez Pernod Ricard, évidemment, c’est souvent très arrosé… Qu’est-ce qui s’est passé, exactement, entre nous, dans cet Hôtel Formule 1 ?

Marilyn (agressive) – Ibis ! Vous voulez des détails…?

Arthur – Non, non, je vous crois… Mais alors comment je peux me faire pardonner ? Je suis vraiment désolé, mais une chose est sûre, c’est que je ne suis pas réalisateur de cinéma… Même si je le voulais, et je le voudrais sûrement, je ne pourrais pas vous donner ce rôle.

Marilyn – Et vous dites que vous partiez fêter votre anniversaire de mariage avec votre femme à Londres.

Arthur – Oui…

Marilyn – Très bien… Alors c’est à elle que je vais envoyer ce film…. Elle verra quel porc vous êtes… Tenter d’abuser d’une inconnue dans les toilettes de l’Eurostar après avoir abandonné sa femme sur le quai de la Gare du Nord. Le jour de son anniversaire de mariage… Mais quel genre de type vous êtes ?

Arthur – J’ai vraiment honte de moi, je vous assure, mais… Je suis un homme…

Marilyn – Quoi de plus naturel en somme… Et bien Madame Fernandez va voir quel genre d’homme est son mari…

Elle brandit le portable.

Arthur (terrorisé) – Non, pas ça. Par pitié. Pas le jour de notre anniversaire de mariage… (Il fouille dans ses poches et en sort sa liasse de livres sterling). Tenez, j’ai là mille livres sterling en liquide. Je vous les donne…

Marilyn (offusquée) – Vous me prenez pour qui ? Une femme de footballeur ?

Arthur – Désolé, j’ai été maladroit. Mais, ce sera juste pour payer vos frais de séjour à Londres, pour ce casting. Je suis sûr que vous avez beaucoup de talent. Vous aurez ce rôle ! C’est la chance de votre vie ! Avec ça, vous pourrez descendre au Hilton et rencontrer votre fameux réalisateur !

Elle semble vaciller.

Marilyn – Vous croyez que j’ai encore une chance…?

Arthur – Mais bien sûr… Je suis certain que vous êtes une excellente comédienne. Vous venez de le prouvez… Et avec votre physique… et votre tempérament.

Elle hésite, puis finit par prendre l’argent qu’il lui tend.

Marilyn – Ok… mais vous vous en sortez bien…

Arthur – Je sais…

Voix off – L’Eurostar numéro 3212 arrivera à Londres dans quelques instants… Waterloo, terminus… Tous les voyageurs descendent de voiture… Correspondance pour Paris, même quai en face…

Arthur – Je crois que je vais prendre la correspondance… Euh… Je peux récupérer mon téléphone, maintenant…?

Marilyn – Ok… Mais je veux encore une dernière chose, pour que ma vengeance soit totale… Et puis ce sera ma garantie pour que vous ne vous précipitiez pas sur votre téléphone dès que j’aurais tourné les talons pour me dénoncer à la police et récupérer vos livres sterling…

Arthur (inquiet) – Je vous jure que…

Marilyn – Avouez que maintenant, je vais avoir du mal à vous croire sur parole…

Arthur – Bon… Mais qu’est-ce que vous voulez ?

Marilyn – Suivez-moi jusqu’aux toilettes.

Arthur – Encore !

Marilyn – Ah, et puisque cette valise n’est pas à vous, je la prends. J’irais la rapporter à Arthur Monerot. Ce sera l’occasion de faire vraiment sa connaissance… En espérant que ce ne soit pas un sale type dans votre genre…

Noir.

 

 

Acte 5

Le même décor, vide. Après quelques instants, on voit revenir Arthur seul, hagard… et en caleçon.

Voix off – Mesdames et Messieurs, merci d’avoir choisi Eurostar. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage. Avant de quitter le train, veuillez vérifier que vous n’avez rien oublié à bord. Nous vous souhaitons un excellent séjour à Londres, et nous espérons avoir le plaisir de vous accueillir bientôt à nouveau sur nos lignes…

Arthur a l’air anéanti. Son téléphone sonne, et il prend l’appel machinalement.

Arthur (sur un ton monocorde) – Ah, Christelle… Alors finalement, tu as pu avoir un billet… Dans une demi-heure à Waterloo, ok… Non, non, tout va bien, je t’assure… Qui était cette femme qui t’a répondu tout à l’heure au téléphone ? Aucune idée… Si, si, c’était bien mon numéro… Si tu le dis… Écoute, je t’expliquerai, d’accord…? Le film ? Quel film ? Ah, la vidéo… La salope… Écoute, je peux tout t’expliquer, je t’assure… Enfin, je peux essayer… Et c’était quoi, cette grande nouvelle que tu avais à m’annoncer ? Tu demandes le divorce ? On en parle tout à l’heure, d’accord ? (Il écarte le combiné de son oreille pour la protéger des hurlements de Christelle) Écoute, il faut que je te laisse, là, on va être coupés… Je n’ai plus de pièces…

Tel un zombie, il range son téléphone, et s’écroule sur son siège. Le scénario du film traîne sur le siège d’à côté. Il le prend et s’apprête à l’ouvrir quand son téléphone sonne à nouveau.

Arthur – Fred…? Je suis vraiment dans la merde… Écoute, c’est un peu compliqué à résumer… Dis-moi, tu te souviens être allé avec moi à Cannes dans une boîte très sélecte, après notre séminaire de remotivation commerciale ? Mmmm… Et j’étais vraiment très bourré…? Mmmm… Et tu ne te souviens pas m’avoir vu avec une certaine Marilyn…? Mmmm…

Machinalement, il reprend le scénario et regarde le titre.

Arthur (lisant) – Eurostar, un film d’Arthur Monerot… avec Marilyn Mileur… Non, non, je lisais le titre du scénario… Arthur Monerot, oui, c’est le nom du réalisateur. Et Marilyn Mileur… Ça te dit quelque chose…? Non, moi, ça ne me dit rien… Arthur Miller et Marilyn Monroe…? Oui, ça, ça me dit vaguement quelque chose… Alors tu crois que…? Non, non, ce n’est pas la peine, merci Fred…

Il pose son téléphone, et se plonge et ouvre le scénario à la première page.

Arthur (lisant la première réplique) – Marilyn : Pardon, mais je crois que votre valise est assise à ma place…

Arthur, totalement anéanti, lâche le scénario.

Arthur – Ah, oui… Je crois qu’elle fera une grande carrière…

Noir.

 

 

 

Épilogue

Le même décor. Un homme est assis à l’une des places. Son visage est caché aux spectateurs par L’Équipe, qu’il est en train de lire. La même présumée valise d’Arthur Monerot est posée sur le siège en face de lui.

Voix off – Mesdames et Messieurs les voyageurs, l’Eurostar numéro 3233 à destination de Paris Gare du Nord va partir. Attention à la fermeture automatique des portes.

Marilyn arrive, exactement de la même façon qu’elle était arrivée au début de la pièce, en tirant sa petite valise à roulettes. Elle fait un premier passage, jette un regard intrigué vers l’homme, continue, puis revient sur ses pas quelques instants plus tard.

Marilyn – Excusez-moi de vous importuner, mais je vous ai reconnu tout de suite…

L’homme s’apprête à baisser son journal pour lui répondre.

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-01-7

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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