Memoirs of a suitcase – Memorias de una maleta – Memórias de uma mala |
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
Comédie à sketchs
Jusqu’à 30 personnages (hommes ou femmes)
Quand la vie se fait la malle…
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Des valises sous les yeux
11 – Tout le portrait de son fils
14 – Comme une porte de prison
1 – Faute de public
Deux personnages sont là, de part et d’autre d’une valise. Ils semblent attendre.
Un – Vous croyez qu’ils vont venir ?
Deux – Qui ça ?
Un – Les gens !
Deux – Les gens ? Vous voulez dire le public…
Un – Les spectateurs, quoi !
Deux – Ah, oui, les spectateurs…
Un – On ne peut pas jouer s’il n’y a pas de spectateurs.
Deux – Ben non… C’est pour ça qu’on ne joue pas, d’ailleurs.
Un – Donc, on est bien d’accord, on ne joue pas ?
Deux – Vous jouez, vous ?
Un – Non…
Deux – Voilà. C’est ce que je disais. On ne va pas jouer alors qu’il n’y a personne.
Un – Bon… Mais qu’est-ce qu’on fait là, alors ?
Deux – Et qui on est ?
Un – Personne…
Deux – On est deux personnages en quête de spectateurs.
Un temps.
Un – Pourquoi ils ne viendraient pas ?
Deux – Oh, vous savez, les spectateurs… Ils ont toujours une bonne excuse pour ne pas venir au théâtre.
Un – Vous avez raison. Pour ça, ils ne manquent jamais d’imagination.
Deux – C’est la grève des transports…
Un – C’est au beau milieu d’un pont…
Deux – Il y a un match à la télé…
Un – Il vient d’y avoir un attentat…
Deux – Il pourrait y avoir un attentat…
Un – Il fait trop beau, on préfère aller se balader…
Deux – Il fait trop moche, on préfère rester à la maison…
Un – Ce n’est pas recommandé par Télérama, je n’y vais pas.
Deux – C’est recommandé par Télérama, ça doit être chiant.
Un – C’est trop cher, je préfère aller au ciné.
Deux – C’est presque gratuit, ça doit être nul.
Un – J’aurais bien aimé venir, mais j’ai un mariage.
Deux – Un enterrement.
Un – Un baptême.
Deux – Une communion.
Un – La religion a toujours fait beaucoup de tort au théâtre.
Deux – Ça pour trouver un bon alibi, ils ne manquent jamais d’idées.
Un – Parce que pour le reste…
Un temps.
Deux – On ne demande pourtant pas grand chose.
Un – On n’espère pas remplir le Palais des Sports.
Deux – Mais une petite salle comme ça.
Un – Même une demi-salle.
Le deuxième semble remarquer la présence du public.
Deux – Et ceux-là, qui c’est ?
Un – Où ça ?
Deux – Là, dans le noir.
Un – Je ne vois rien.
Deux – Là-bas, tout au fond.
Un – Ah, vous avez raison… Je ne les avais pas vu rentrer, ceux-là…
Deux – Oui, moi non plus…
Un – On a tellement perdu l’habitude.
Deux – Vous vous rendez compte ? Ils sont venus quand même !
Un – Ils ne sont pas très nombreux, mais ils sont venus.
Deux – Ils ont bravé les grèves, les intempéries, les critiques…
Un – On devrait leur donner une médaille.
Deux – C’est vrai. Ce sont des héros.
Un – Oui… Si on avait su…
Un temps.
Deux – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Un – Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?
Deux – Maintenant que les spectateurs sont là ! Il faut bien faire quelque chose.
Un – C’est que moi je n’ai rien préparé. Et vous ?
Deux – Moi non plus.
Un – On ne s’y attendait pas.
Deux – C’est tellement soudain…
Un – On n’y croyait plus…
Deux – Depuis le temps.
Un – C’est de leur faute aussi…
Deux – Ils auraient pu nous prévenir.
Un – On ne va pas comme ça au théâtre à l’improviste.
Deux – Ça ne se fait pas.
Un temps.
Un – Il y en a peut-être qui ont réservé.
Deux – Vous croyez ?
Un – C’est possible.
Deux – Ben oui, mais on ne nous dit rien, aussi !
Un – Si on a rien à leur montrer, ils vont être déçus.
Deux – Ça leur fera encore une bonne excuse pour ne pas revenir la prochaine fois.
Un – On pourrait, je ne sais pas moi…
Deux – On pourrait leur chanter quelque chose.
Un – Vous savez chanter, vous ?
Deux – Oui… Mais je ne connais aucune chanson. Et vous ?
Un – Oui, j’en connais.
Deux – Alors allez-y.
Un – Je connais des chansons… mais je ne sais pas chanter.
Un temps.
Deux – Je commence à me demander si on a bien fait de venir…
Un – Vous avez raison… on aurait dû trouver une excuse pour ne pas venir, nous aussi.
Deux – En attendant, il vaudrait mieux se faire la malle.
L’autre regarde autour de lui et aperçoit la valise.
Un – À défaut de malle, on va se faire la valise.
Ils commencent à partir, en catimini.
Noir
2 – À tempérament
Un personnage est là. On sonne. Il va ouvrir.
Un – Oui ?
Deux – Bonjour ! Vous auriez cinq minutes à m’accorder ?
Le premier revient avec le deuxième, qui porte une valise.
Un – Entrez deux secondes si vous voulez, mais je n’ai pas beaucoup de temps.
Deux – Ah oui ? Et qu’avez-vous à faire de si pressé ? Un dimanche… Le Jour du Seigneur….
Un – Je… Je ne sais pas… On a toujours des trucs à faire, non ?
Deux – Bien sûr… Mais vous verrez, vous ne regretterez pas de m’avoir ouvert votre porte…
Un – Vous n’allez pas me parler de la Bible, au moins ?
Deux – Rassurez-vous, ce n’est pas Dieu qui m’envoie. Ce serait même plutôt le contraire… Je me présente. Je suis le diable.
Un – Vous m’avez peur… J’ai cru que vous étiez Témoin de Jéhovah. D’habitude, ils sont toujours deux, je ne me suis pas méfié…
Deux – Ce que j’ai à vous proposer est beaucoup plus intéressant… Et je travaille toujours en solo…
Un – Bon… Mais je vous préviens tout de suite, je n’ai besoin de rien.
Deux – Allez savoir… Laissez-moi au moins vous présenter nos offres.
Un – Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps… Et puis c’est bientôt mon feuilleton, et il faut que je reboote la box. On a une très mauvaise connexion dans l’immeuble.
Deux – Je ne vous retiendrai pas très longtemps, c’est promis.
Un – Bon… Je vous écoute…
Deux – Je voudrais vous proposer un pacte.
Un – Vous voulez dire un pack ?
Deux – Non, non… Je dis bien : un pacte.
Un – Et ça consiste en quoi ?
Le deuxième ouvre la valise et lui montre le contenu, que le public ne voit pas.
Deux – Je vous offre amour, gloire et beauté.
Un – Oh, vous savez, à mon âge…
Deux – Écoutez… C’est une option en supplément, évidemment, mais bon… Si vous y tenez, je peux aussi vous rajouter la jeunesse.
Un – La jeunesse éternelle ?
Deux – Éternelle… Il ne faut pas exagérer non plus… Qu’est-ce qui est éternel en ce bas monde ?
Un – Oui, vous avez raison… C’est plutôt l’époque de l’adolescence programmée.
Deux – Vous voulez dire l’obsolescence programmée, j’imagine.
Un – Amour, gloire et beauté… J’imagine que ça va me coûter un bras…
Deux – Détrompez-vous, cher Monsieur. C’est là où mon offre est absolument diabolique.
Un – Combien ?
Deux – Ça ne vous coûtera pas un bras, en tout cas… Je vous prendrai seulement votre âme.
Un – Ah oui ?
Deux – Mais rassurez-vous, vous pouvez payer en plusieurs mensualités.
Un – Il faudrait que je réfléchisse.
Deux – Vendre son âme au diable, vous savez, c’est très courant de nos jours.
Un – Si vous le dites…
Deux – Et puis qu’est-ce que vous en feriez de toute façon ?
Un – De quoi ?
Deux – De votre âme !
Un – C’est vrai que ces temps-ci… je ne m’en sers pas tellement.
Deux – Alors autant l’échanger contre quelque chose d’utile !
Un – D’un autre côté… On ne sait jamais… Je pourrais encore en avoir besoin.
Deux – Bon, comme je vous vois hésitant, je crois que c’est le moment pour moi de vous présenter notre promotion. Mais attention, elle n’est valable que pendant vingt-quatre heures…
Un – Et c’est quoi, votre promo ?
Le deuxième sort de la valise un catalogue.
Deux – En plus du pacte que je vous ai déjà présenté, je vous offre en cadeau de bienvenue un abonnement au câble haut débit, avec un bouquet de 563 chaînes, entièrement gratuites… pendant trois mois.
Un – Ah oui, bien sûr…
Deux – Au moins… vous ne risquerez plus de manquer votre feuilleton favori à cause d’une mauvaise connexion internet.
Un – Et vous disiez que pour le reste, on pouvait payer en plusieurs mensualités ?
Deux – On vous en prendra un peu chaque mois. Vous verrez, vous ne vous en rendrez même pas compte.
Un – Je peux voir le contrat ?
Deux – Tout est écrit là… Mais vous savez, c’est en tout petit, et c’est assez technique.
Un – En effet… Et je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes…
Deux – Vous me faites confiance ? Contentez-vous de signer en bas du pacte…
Un – Bon…
Deux – Et n’oubliez pas de parapher toutes les pages…
Un – J’espère que ce n’est pas trop long, parce que mon feuilleton va commencer…
Deux – Ne vous inquiétez pas. Avec votre nouvelle box, vous pourrez le regarder en replay ! Autant de fois que vous voulez. Pour l’éternité. Et ceci gratuitement. Pendant trois mois, en tout cas…
Un – D’accord… Alors je signe où ?
Noir
3 – Sur l’herbe
Un personnage est là. Un autre arrive avec une valise.
Un – Où est-ce que tu vas avec cette valise ?
Deux – Nulle part… Je viens de l’acheter. Elle était en solde.
Un – D’accord… Tu pars en voyage ?
Deux – Non.
Un – Alors pourquoi tu as acheté une valise ?
Deux – Je te le dis, elle était en solde.
Un – OK… (Un temps) Ça s’arrange pas, toi.
Deux – Une valise, ça peut toujours servir, non ?
Un – À quoi ? Si ce n’est pas pour partir quelque part.
Deux – Où veux-tu que j’aille ?
Un – Je ne sais pas, moi… C’est toi qui as acheté une valise. Tu es con, ou quoi ?
Deux – On peut parler, non ?
Un – De quoi ?
Deux – Où tu irais, toi, si tu avais une valise ?
Un – Si j’avais une valise ?
Deux – Tu as une valise ?
Un – Qu’est-ce que tu veux que je foute avec une valise ?
Deux – Tu pourrais partir quelque part…
Un – Où ça ?
Deux – Je ne sais pas moi…
Un – De toute façon, je n’ai pas de valise.
Deux – Tu veux que je te prête la mienne ?
Un – Pour quoi faire ?
Deux – Au cas où tu voudrais aller quelque part.
L’autre le regarde avec stupéfaction.
Un – Non mais où on va, là ?
Deux – Je ne sais pas. En tout cas, on a déjà la valise.
Un – On n’est pas bien ici ?
Deux – Si, ouais… Enfin… On ne sait pas comment c’est ailleurs, non plus.
Un – Ailleurs ?
Deux – C’est peut-être mieux.
Un – Ailleurs, c’est peut-être mieux ?
Deux – Ben ouais ! Non ? Puisqu’on n’y est jamais allé. On n’a jamais bougé d’ici.
Un – Ouais, enfin… Tu sais ce qu’on dit…
Deux – Quoi ?
Un – Ailleurs, l’herbe est plus verte.
Deux – On ne peut pas dire qu’ici, il y ait beaucoup d’herbe.
L’autre regarde autour de lui.
Un – Oui, remarque, ce n’est pas faux.
Deux – On pourrait aller là où il y a de l’herbe.
Un – À la campagne, tu veux dire ?
Deux – Là où il y a de l’herbe.
Un – Pour quoi faire.
Deux – Pour s’allonger dedans. Je ne me souviens plus depuis combien de temps je ne me suis pas allongé dans l’herbe.
Un – De l’herbe, on en vend ici, mais ce n’est pas pour s’allonger dedans.
Deux – Ça reviendrait trop cher.
Un – Il y a un carré de pelouse sur l’esplanade de la mairie.
Deux – Oui… Mais il y a plein de crottes de chiens.
Un – Ouais… Et on n’a même pas le droit de se rouler dedans.
Deux – Se rouler dans quoi ?
Un – Dans la pelouse !
Deux – Se rouler dans la pelouse ?
Un – Ça se dit, ça ? Se rouler dans la pelouse ?
Deux – Tu vois bien ! Non seulement on n’a pas le droit de le faire, mais on n’a même pas le droit de le dire. Alors on y va ?
Un – Où ça ?
Deux – À la campagne !
Un – La campagne, c’est vague… Ça commence où la campagne ?
Deux – Je ne sais pas… Là où s’arrête le RER, j’imagine.
Un – Bon… Pourquoi pas ? On ira jusqu’au terminus alors. On verra bien si on arrive à la campagne.
Deux – Et qu’est-ce qu’on met dans la valise ?
Un – Qu’est-ce que tu veux qu’on mette dans la valise ? Pour prendre le RER…
Deux – Tu as raison. Si on trouve quelque chose d’intéressant à ramener de là-bas, on pourra toujours le mettre dans la valise.
Un – Quelle ligne on prend ?
Deux – Je ne sais pas. Celle qui va dans le sud, tant qu’à faire…
Un – RER B.
Deux – Direction Saint-Rémy-lès-Chevreuse.
Un – Bon… Alors on se fait la valise.
Deux – Je dirais même plus, on se fait la malle.
Ils sortent.
Noir
4 – Pas le Pérou
Un personnage est là. Un autre arrive avec une valise.
Un – Alors ça y est, cette fois c’est le départ ?
Deux – Et oui…
Un – Vous ne voulez vraiment pas rester encore un peu ?
Deux – J’aimerais bien, mais je ne peux vraiment pas…
Un – Quel dommage… C’est trop court. Mais vous reviendrez nous voir !
Deux – Bien sûr…
Un – Ça vous a plu, au moins ?
Deux – Mais oui, je vous assure ! Beaucoup…
Un – Tant mieux, tant mieux… Ce n’est pas le Pérou, mais bon…
Deux – Non.
Un – Comment ça, non ?
Deux – Je dis… non, ce n’est pas le Pérou.
Un – Vous trouvez qu’ici, ce n’est pas le Pérou ?
Deux – Ben… Non, puisque c’est la France…
Un – La France… Ah, ça oui… La France ! Vous aimez la France ?
Deux – Absolument, oui.
Un – Et le Pérou, vous connaissez ?
Deux – Oui… J’y suis allé l’année dernière.
Un – Ah oui ? Mais qu’est-ce que vous êtes allé faire là-bas ?
Deux – On nous rebat tellement les oreilles avec le Pérou.
Un – Vous trouvez ?
Deux – Ce n’est pas le Pérou par-ci, ce n’est pas le Pérou par-là. J’ai voulu vérifier.
Un – Vérifier quoi ?
Deux – Vérifier si le Pérou, c’était vraiment le Pérou, comme on dit.
Un – Ah oui, bien sûr.
Deux – Même vous tout à l’heure vous disiez que la France, ce n’est pas le Pérou.
Un – C’est un fait.
Deux – Oui… Mais vous aviez l’air de dire que le Pérou, c’est quand même mieux que la France.
Un – C’est une façon de parler.
Deux – Tout de même…
Un – Et alors ?
Deux – Alors quoi ?
Un – Le Pérou, c’est comment ?
Deux – Eh bien… Franchement ?
Un – Franchement…
Deux – Ça ne vaut pas la France.
Un – Eh bien voilà, c’est ce que je disais ! Le Pérou, ce n’est pas la France.
Deux – Vous disiez le contraire…
Un – Le contraire ?
Deux – La France, ce n’est pas le Pérou.
Un – C’est pareil, non ? La France, ce n’est pas le Pérou, et le Pérou, ce n’est pas la France.
Deux – Vous avez raison.
Un – La France, c’est la France, et le Pérou, c’est le Pérou.
Deux – Voilà.
Un – Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes.
Deux – Sauf que les torchons, ce n’est pas pareil que les serviettes.
Un – Évidemment. Les torchons, c’est les torchons, et les serviettes, c’est les serviettes.
Deux – La serviette, c’est la France, et le torchon, c’est le Pérou.
Un temps.
Un – Il va peut-être falloir y aller, maintenant, non ?
Deux – Vous avez raison. Sinon, je vais rater mon avion.
Un – Vous venez d’où, déjà ?
Deux – De Slovaquie.
Un – Ah oui… Là on peut vraiment dire que ce n’est pas le Pérou.
Deux – Non…
Un – Alors bon voyage !
Deux – Merci !
Noir
5 – Excès de bagages
Un personnage est là. Un autre arrive.
Un – Bonjour, je voudrais acheter une valise, s’il vous plaît.
Deux – Bien Monsieur… Et c’est une valise pour partir où ?
Un – Pour partir où ? Qu’est-ce que ça change ?
Deux – Ah mais ça change tout !
Un – Une valise, c’est une valise, non ?
Deux – Détrompez-vous, cher Monsieur ! Il y a toutes sortes de valises. La valise pour partir en voyage, par exemple, n’a rien à voir avec la valise pour quitter son domicile après une séparation, ou pour quitter son pays et partir en exil ?
Un – En exil ?
Deux – Je suis bien d’accord avec vous… Il y a aussi différentes sortes d’exils. L’exil fiscal n’a évidemment que très peu de rapports avec l’exil économique ou l’exil politique.
Un – Bon… Disons que c’est une valise pour partir en voyage, alors.
Deux – Voyage d’agrément ou voyage d’affaires ?
Un – D’agrément.
Deux – Seul ou accompagné ?
Un – Mais enfin, ça ne vous regarde pas !
Deux – Je vous demande pardon, mais si c’est une valise pour deux personnes, ça change pas mal de choses quant à la taille de la valise. Surtout si vous partagez votre valise avec une femme… Dans ce cas, je vous conseillerais plutôt une malle.
Un – Il n’y aura que mes affaires dans cette valise. Ma femme m’a quitté. Je viens de divorcer…
Deux – Je suis vraiment désolé que votre épouse se soit fait la malle sans vous…
Un – Merci…
Deux – Pour combien de temps, ce voyage ?
Un – Une semaine.
Deux – La destination ?
Un – J’ai l’impression d’être déjà à la douane…
Deux – Pour voyager en Afrique, vous aurez besoin d’une valise beaucoup plus robuste et beaucoup moins salissante que pour voyager en Suisse.
Un – En Suisse ?
Deux – Vous allez en Suisse ?
Un – Je n’ai pas dit ça !
Deux – Non parce que si c’est pour transporter des liquidités, il vous faudra une valise plus sécurisée que pour de simples caleçons et quelques paires de chaussettes.
Un – Vous délirez ! Qui vous a dit que j’allais en Suisse pour planquer mes économies ?
Deux – C’est une simple supposition…
Un – Je vais en Corse, pour marier ma fille, si vous voulez tout savoir.
Deux – Mariage civil ? Religieux ?
Un – Religieux.
Deux – Quelle religion ?
Un – Mais enfin, quel rapport avec la valise ?
Deux – Aucun. Cette fois, c’était juste par curiosité. Excusez-moi.
Un – D’accord…
Deux – Donc nous disions la Corse, pour une semaine, en solo, voyage de noces… Enfin, je veux dire, voyage en vue d’une noce… Vous ferez la traversée en avion ou en bateau ?
Un – Ça change quelque chose, pour la valise ?
Deux – Disons que pour une croisière un peu chic, je ne vous recommanderai pas le même style de valise que pour un simple voyage en avion. À moins que vous ne voyagiez en classe affaire, évidemment.
Un – Je pars en avion. Classe touriste.
Deux – Bagage accompagné ou en soute ?
Un – En soute. Ce sera tout ?
Deux – Oui… Ça me suffira pour l’instant… et je crois que j’ai ce qu’il vous faut.
Il sort.
Un – Je n’y croyais plus…
L’autre revient avec une valise tout à fait ordinaire.
Deux – C’est pour me proposer cette valise que vous m’avez posé autant de questions ?
Un – Nous cherchons à satisfaire au mieux les besoins de nos clients.
Deux – Et qu’est-ce qu’elle a de spécial, cette valise ? Je veux dire quelque chose qui convienne particulièrement à un voyage en Corse pour marier sa fille ?
Un – Rien de particulier. S’agissant d’un voyage aussi banal, une banale valise fera l’affaire.
Deux – Mais pourquoi celle-ci en particulier ?
Un – Parce que c’est le seul modèle qui nous reste.
Deux – Le seul ? C’est une blague ! Mais alors pourquoi m’avoir posé autant de questions ?
Un – Je voulais vérifier que vous n’étiez pas un client spécial… Mais visiblement non…
Deux – Spécial ? Vous voulez dire… le genre qui part en croisière sur le Titanic et qui a besoin d’une valise insubmersible ?
Un – Bon, vous la prenez ou pas, cette valise ? Parce que je n’ai pas toute la journée, non plus.
Deux – Vous avez de la chance, je n’ai pas le temps de passer dans un autre magasin. Je la prends.
Un – Très bien. Vous réglez par chèque ou en espèce ?
Deux – Par chèque.
Un – Quelle banque ?
Noir
6 – Rester de glace
Deux personnages assis l’un à côté de l’autre. Le deuxième a une valise sur les genoux.
Un – Vous étiez déjà venu ?
Deux – Oui, mais il y a très longtemps. Et vous ?
Un – Non, moi c’est la première fois. Qu’est-ce que vous aviez vu ?
Deux – Ouh là… Je ne me souviens plus très bien… C’était avec… Comment il s’appelle déjà… C’est un acteur très connu…
Un – Ah oui…
Deux – Il est mort, je crois.
Un – Ah, il est mort ?
Deux – Je crois.
Un – C’est bien dommage. Et il est mort de quoi ?
Deux – Oh, vous savez… Il n’était déjà plus très jeune. Et puis il était très malade…
Un – Tout de même, c’est triste pour la famille. Il avait une famille ?
Deux – Oui, j’imagine. Comme tout le monde.
Un – Enfin… Et donc il… il était très connu…
Deux – Ah oui, quand même… On le voyait beaucoup au cinéma. Enfin, après c’était surtout à la télé. Finalement, c’était plutôt au théâtre. Et sur la fin, on ne le voyait plus du tout.
Un – Du tout ?
Deux – Il était un peu tombé dans l’oubli, comme on dit.
Un – Ça arrive, malheureusement.
Deux – Oui, tout le monde l’avait oublié. Même moi, vous voyez.
Un – C’est la vie.
Deux – Oui…
Un – À notre âge, on ne sait même plus si ce sont les gens célèbres qui tombent dans l’oubli, ou si c’est nous qui perdons la mémoire…
Un temps.
Deux – Qu’est-ce que ça veut dire « en mode avion » ?
Un – Quoi ?
Deux – L’ouvreuse, tout à l’heure, elle a dit d’éteindre son téléphone portable, complètement. « Même en mode avion ».
Un – Ah oui, c’est vrai.
Deux – Qu’est-ce que ça veut dire ?
Un – Je ne sais pas… Je ne prends jamais l’avion. Et vous ?
Deux – Moi non plus. D’ailleurs, je n’ai pas de téléphone portable.
Un – Moi non plus.
Deux – Comme ça, on ne risque pas d’oublier de l’éteindre.
Un temps.
Un – Et vous êtes venu avec votre valise ?
Deux – Je ne m’en sépare jamais. Depuis que…
Un – Depuis quoi ?
Deux – Je l’avais oubliée dans le train. Les démineurs sont venus. Je suis arrivé juste à temps. Ils s’apprêtaient à la faire exploser !
Un – Non ?
Deux – La peur que j’ai eue… Vous imaginez un peu si je la laisse chez moi, que les chiens de leur brigade cinéphile viennent la renifler jusque sur mon palier, et que les démineurs enfoncent la porte pour la faire exploser ?
Un – Vous avez raison, il vaut mieux la garder avec vous… (Un temps) C’est vrai qu’elle a une drôle d’odeur, cette valise…
Deux – Vous trouvez ?
Un – Ça ne devrait pas tarder à commencer, non ?
Deux – Oui, c’est vrai…
Un – Ça fait déjà un moment qu’ils nous ont demandé d’éteindre nos téléphones portables.
Deux – Ou alors, ça a déjà commencé.
Un – Comment ça pourrait avoir déjà commencé ? Il ne se passe rien.
Deux – Vous savez, avec le théâtre moderne…
Un – Vous croyez que c’est du théâtre moderne ?
Deux – Je ne sais pas… Comme c’est offert par la mairie…
Un – C’est pour ça que je suis venu, moi aussi. Je ne savais pas que c’était du théâtre moderne.
Deux – Vous croyez qu’il y a un entracte ?
Un – Ça existe encore, les entractes ?
Deux – Je ne sais pas… Ça dépend de la longueur de la pièce, j’imagine.
Un – Vous croyez que c’est une pièce assez longue pour avoir un entracte ?
Deux – En tout cas, ce n’était pas marqué sur le programme.
Un – Ça fait déjà un moment que ça dure, non ?
Deux – En tout cas, ça fait déjà un moment qu’on attend que ça commence.
Un – On ne se serait pas endormi des fois ?
Deux – Tous les deux en même temps ? Je ne crois pas, quand même.
Un – C’est peut-être déjà l’entracte…
Deux – Ou alors c’est déjà fini.
Un – Ça ne peut pas être déjà fini alors que ça n’a pas encore commencé !
Deux – Avec le théâtre moderne, vous savez…
Un – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Deux – On va attendre encore un peu… Ce serait trop bête…
Un – Vous avez raison.
Un temps.
Deux – Si au moins les ouvreuses nous proposaient des esquimaux.
Un – Ce n’est pas plutôt au cinéma, les esquimaux ?
Deux – Ah, je ne sais pas…
Un – Moi non plus.
Deux – Même au cinéma, de nos jours, je ne suis pas sûr que les ouvreuses proposent encore des esquimaux.
Un – Alors au théâtre, vous pensez bien…
Deux – C’est dommage. Je suis sûr qu’il y aurait plus de monde au théâtre si les ouvreuses proposaient des esquimaux.
Un – Ça… Sûrement…
Deux – On va attendre encore un peu…
Un – Et puis si ça ne commence toujours pas, on ira prendre une glace.
Deux – On va se gêner ! On aurait mieux fait d’y aller directement…
Un – Vous vous rendez compte la glace qu’on aurait pu se payer pour le prix du billet.
Deux – Enfin, c’est offert par la mairie.
Un – Oui… La mairie… Elle aurait mieux fait de nous offrir des glaces…
Deux – Bon, allez, ça va comme ça.
Ils se lèvent.
Un – Allez, on se fait la malle.
Deux – On va aller se taper une paire de glaces.
Un – Une paire ?
Deux – Deux boules !
Un – Ah oui… N’oubliez pas votre valise…
Deux – Vous avez raison… Ils seraient fichus de nous envoyer les démineurs.
Ils sortent.
Noir
7 – Deuxième chance
Le premier personnage est là, en bord de scène, une valise à la main, un peu penché en avant et regardant en bas. Le deuxième arrive, précipitamment.
Deux – Vous n’allez pas me sauter ?
Un – Euh… Non… Pas si je peux éviter…
Deux – Pardon, je voulais dire… vous n’allez pas sauter ?
Un – Ah… Euh… Non… Pas si je peux éviter…
Deux – Tant pis… Enfin, je veux dire tant mieux !
Silence embarrassé.
Un – J’ai l’air désespéré à ce point ?
Deux – Je ne sais pas… Et moi ?
Un – Oui, un peu… Vous avez l’air de sortir de…
Deux – Je sors de chez mon dentiste.
Un – Et ça s’est mal passé.
Deux – Si on veut… Il m’a posé un lapin.
Un – Vous sortez avec votre dentiste ?
Deux – Non, je veux dire… Il a annulé le rendez-vous.
Un – D’accord… Et pourquoi ça ?
Deux – Il avait mal aux dents.
Un – Ah oui ? Remarquez, c’est vrai. Je me suis toujours demandé où allaient les dentistes quand ils avaient mal aux dents.
Deux – Et les coiffeurs pour se faire couper les cheveux ?
Un – Vous savez ce qu’on dit… Ce sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés.
Deux – Du coup, j’ai toujours mal aux dents… Et vous ?
Un – Non, moi les dents ça va… Je dirais même que pour l’instant, les dents, c’est à peu près tout ce qui va chez moi.
Deux – Alors c’est pour ça que vous envisagiez de…
Un – De…?
Deux – Eh bien de… sauter.
Un – Mon projet n’était pas aussi abouti que ça… En fait, je voulais juste vérifier que si je sautais, c’était bien assez haut pour que j’ai une chance raisonnable d’y rester. Parce que si c’est pour finir seulement estropié…
Deux – Vous imaginez ? Vous êtes déprimé, vous vous suicidez, et finalement, vous en sortez paraplégique.
Un – De quoi être encore plus déprimé.
Deux – C’est sûr.
Un – C’est pour ça que je préférais vérifier.
Deux – Vous étiez en repérage, en somme.
Un – Voilà.
Deux – Et ?
Un – Quoi ?
Deux – C’est assez haut ?
Un – Je ne sais pas… Qu’est-ce que vous en pensez ?
Deux – Je n’ai pas bien l’habitude…
Il s’approche et regarde.
Un – Faites attention quand même…
Deux – Vous avez raison, ce serait trop bête.
Un – Alors ?
Deux – Ce n’est pas très haut… En sautant la tête la première, peut-être…
Un – Et puis c’est du gazon.
Deux – Si c’était du ciment, au moins.
Un – Le gazon, c’est assez meuble. Surtout quand il a beaucoup plu.
Deux – C’est vrai que ces derniers temps, on n’a pas été très gâtés côté météo.
Un – Non. C’est vraiment déprimant.
Deux – En tout cas, vous avez intérêt à ne pas vous rater. Parce que sinon, vous n’aurez pas de deuxième chance.
Un – Pardon ?
Deux – Quand on se tire une balle, si on se rate avec la première, on peut toujours se rattraper avec la deuxième. Il suffit d’appuyer à nouveau sur la gâchette. Mais quand on saute dans le vide…
Un – C’est sûr.
Deux – Vous vous voyez remonter les escaliers avec une jambe cassée et une fracture du crâne pour vous jeter une deuxième fois dans le vide.
Un – Non…
Deux – Je sais que le ridicule ne tue pas, mais bon… Il y a des limites…
Un – Oui, je préférerais tout de même mourir dans la dignité.
Deux – Bon, je vais devoir vous laisser. Excusez-moi, mais j’ai vraiment trop mal aux dents.
Un – En tout cas, merci pour vos conseils.
Deux – Mais de rien. Vous savez où il y a une pharmacie de garde dans le coin ? C’est pour mon mal de dent…
Un – Oui, je crois que… Je vais venir avec vous… Je vais essayer les médicaments, plutôt…
Deux – Vous avez raison… L’avantage, avec les médicaments, c’est que si on se rate…
Un – On a toujours droit à une deuxième chance…
Ils sortent ensemble.
Noir
8 – Septième ciel
Un personnage est là. L’autre arrive avec une valise.
Deux – Bonjour, je viens pour… Enfin, vous savez…
L’autre n’a pas l’air de savoir.
Un – Ah, oui, le suicide assisté ! Non, c’est parce que… Vous allez rire, mais on fait aussi le don de sperme. (L’autre ne rit pas) Pardon, à voir votre tête, j’aurais dû deviner que vous ne veniez pas pour…
Deux – Non…
Un – Et puis pour un don de sperme, on ne vient pas avec une valise.
Deux – Non.
L’autre lui tend un papier.
Un – Voilà, il faut remplir le formulaire. Attendez, je vérifie que je n’ai pas confondu avec l’autre… Non, je ne me suis pas trompé, c’est bien celui-là… Alors nom, adresse, téléphone…
Deux – Téléphone ?
Un – Bon, vous n’êtes pas obligé de le mettre… C’est sûr qu’on ne risque pas de vous téléphoner après… Enfin bref… Numéro de sécurité sociale, personne à prévenir en cas de non décès…
Deux – En cas de non décès, vous êtes sûr ?
Un – En principe, c’est fiable à cent pour cent, mais vous savez… La perfection n’est pas de ce monde. Vous avez apporté le chèque et une photo d’identité ?
Deux – Voilà… (Il lui tend les documents en question) La photo n’est pas très récente, mais bon…
L’autre regarde la photo.
Un – Ah oui, en effet… Mais vous aviez quel âge ?
Deux – Six mois.
Un – Après tout, ils n’ont pas précisé « photo récente ». Vous avez été parrainé ?
Deux – Pardon ?
Un – Si vous avez été parrainé par quelqu’un qui a déjà eu recours à nos services, la moitié des frais sera reversée à sa famille, vous ne le saviez pas ?
Deux – Non.
Un – Dommage, vous auriez pu vous-même en faire bénéficier vos proches. Vous n’avez personne dans votre entourage qui a des tendances suicidaires ?
Deux – Je ne sais pas…
Un – De toute façon, il est un peu tard. Ce sera pour la prochaine fois… Enfin, je veux dire… Bon, il faut aussi faire le petit test…
L’autre lui tend un autre formulaire.
Deux – Ne me dites qu’il faut avoir un QI supérieur à la moyenne pour avoir le droit à une aide au suicide ?
Un – Non, rassurez-vous. Tout le monde a le droit de mettre fin à ses jours. Même les imbéciles. C’est juste pour vérifier que vous êtes bien en possession de toutes vos capacités intellectuelles, et que vous savez donc exactement ce que vous êtes en train de faire.
Deux – Bon…
Un – Il suffit de cocher les bonnes cases. Vous verrez, ce n’est vraiment pas sorcier. En tout cas, on n’a encore jamais recalé personne jusqu’à maintenant.
Il regarde le test et commence à cocher les bonnes réponses.
Deux – Ah oui, en effet… Combien font 1 plus 1 ? Quelle est la couleur du cheval blanc d’Henri IV ? Y a-t-il une vie après la mort ?
Un – Vous avez le droit à un joker.
Deux – Dans ce cas, pour la dernière, je reviendrai vous donner la réponse dans quelque temps.
Un – Ah, je vous préviens, on n’a pas encore prévu de service après-vente !
Il lui rend le test complété.
Deux – C’est tout pour l’aspect formalité ?
Un – Presque… Vous avez rédigé une lettre de démotivation ?
Deux – Non…
Un – Je plaisante, rassurez-vous.
Deux – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Un – Tout est en ordre. Je vais vous annoncer…
Deux – M’annoncer ? Vous voulez dire… là-haut ?
Un – Oui, si vous voulez… C’est au septième…
Deux – Le septième ciel ?
Un – Le septième étage ! Le service chargé de…
Deux – Ah oui, pardon.
Il prend son téléphone.
Un – Oui, Christelle, ton rendez-vous est arrivé… D’accord, je lui dis de patienter… (Il repose le téléphone) On est un peu en retard sur notre planning. L’hiver, pour nous, c’est la haute saison… Et puis cette année, avec la météo… C’est tellement déprimant…
Deux – J’ai tout mon temps…
Un – Pas moi, malheureusement… J’ai une grosse journée… Mais je vais d’abord me traîner jusqu’à la machine à café. Je n’ai pas eu le temps d’en prendre un ce matin. Mon réveil n’a pas sonné. Je vous en ramène un ?
Deux – Un quoi ?
Un – Un café !
Deux – Oui, pourquoi pas…
Un – Ne vous inquiétez pas. Si vous n’êtes plus là quand je reviendrai, je le boirai à votre santé… Je veux dire à votre place.
Deux – Merci pour tout.
Un – Mais de rien.
Deux – Si, si, j’insiste. Vous êtes la dernière personne que j’aurai vue avant le grand saut. Du coup, je n’aurai rien à regretter.
Un – Merci. Et… n’oubliez pas votre valise.
Noir
9 – Adieu ou à rien
Deux personnages, face au public. Ils ne se regardent pas. Le premier porte une valise.
Un – Bon… Les meilleures choses ont une fin.
Deux – Oui… Il n’y a de bonne compagnie qui ne se quitte.
Un – Donc, je vais vous laisser…
Deux – C’est ça.
Un – Alors… au revoir.
Deux – Oui.
Un – Enfin quand je dis au revoir…
Deux – Oui, il y a peu de chances qu’on se revoit.
Un – Ou alors, si on se revoit…
Deux – Alors adieu, plutôt.
Un – C’est ça… Adieu.
Deux – Voilà, voilà…
Un – Enfin adieu…
Deux – Quoi ?
Un – Vous y croyez, vous ?
Deux – À quoi ?
Un – À Dieu !
Deux – Ah ! Euh… Non, pas vraiment.
Un – Alors adieu… Ce n’est pas vraiment le bon mot non plus.
Deux – Non.
Un – Alors qu’est-ce qu’on dit quand on ne croit pas en Dieu ?
Deux – Je ne sais pas…
Un – Vous croyez en quoi, vous ?
Deux – Je ne sais pas… À rien.
Un – Alors on pourrait dire… Arien.
Deux – Arien ?
Un – Au lieu de adieu, on pourrait dire arien.
Deux – Oui, on pourrait…
Un – Mais dans ce cas-là, est-ce que ça vaut encore le coup de dire quelque chose ?
Deux – C’est vrai…
Un temps.
Un – Bon, alors je vais y aller. Sans rien dire.
Deux – Ça servirait à quoi, de toute façon ?
Le premier commence à partir, mais se ravise.
Un – On peut quand même s’embrasser ?
Deux – Si vous voulez…
Ils s’embrassent. Le premier part avec sa valise.
Deux – Arien…
Noir
10 – Bagage suspect
Sur la scène, une valise. Un personnage arrive. Il jette un regard sur la valise, puis se met à attendre, peut-être le bus, le tram ou le métro. Un autre personnage arrive. Il salue l’autre.
Deux – Bonjour…
Un – Bonjour.
Le deuxième se met à attendre aussi.
Deux – Vous attendez depuis longtemps ?
Un – Une dizaine de minutes.
Deux – Ils ne sont pas encore en grève, au moins ?
Un – Je ne crois pas.
Deux – Ou alors c’est un incident voyageur, comme ils disent…
Un – Peut-être.
Deux – Un incident… En fait, ça veut dire un accident. Enfin un suicide, plutôt. Quelqu’un qui s’est jeté sous le…
Un – Ah oui…
Deux – C’est pour éviter de traumatiser les gens… Au lieu de dire que le type s’est fait couper en deux, on appelle ça un incident voyageur. Aujourd’hui, on n’ose même plus appeler les choses par leur nom… Un aveugle, on doit dire un non-voyant, un clochard un sans domicile fixe, un poivrot un dépendant à l’alcool… Autrefois…
Un – Je ne vais pas très loin, je vais y aller à pied.
Il commence à s’éloigner.
Deux – Monsieur !
Un – Oui ?
Deux – Vous oubliez votre valise.
Un – Ma valise ? Ah, oui. Non, mais elle n’est pas à moi, cette valise.
Deux – Elle n’est pas à vous ?
Un – Non. Je pensais qu’elle était à vous.
Deux – Mais pas du tout. D’ailleurs, elle était déjà là quand je suis arrivé.
Un – C’est vrai… Je pensais que vous vous étiez éloigné un instant. Pour aller… Donc, elle n’est pas à vous.
Deux – Non. (Suspicieux) Et vous êtes sûr qu’elle n’est pas à vous ?
Un – Mais enfin, j’en suis certain ! Pourquoi vous aurais-je dit que cette valise n’était pas à moi si elle l’était ?
Deux – Ça… Il y a toujours des gens qui abandonnent leur valise n’importe où. On ne sait pas pourquoi. Vous n’avez jamais pris le TGV à la Gare de Lyon ?
Un – Non…
Deux – Une fois sur deux, le départ est retardé parce que quelqu’un a abandonné sa valise dans un wagon, et qu’il faut attendre les démineurs.
Un – Abandonné ou oublié ?
Deux – Allez savoir…
Un – On n’abandonne pas sa valise comme on abandonne son chien, tout de même.
Deux – En tout cas, le temps que la brigade cinéphile arrive…
Un – La brigade cinéphile ?
Deux – Les spécialistes du déminage ! Avec leurs chiens renifleurs.
Un – Je vois… Vous voulez dire cynophile, j’imagine… Parce que je n’ai jamais vu de chiens dans un cinéma.
Deux – Sauf des chiens d’aveugles, peut-être.
Un – Qu’est-ce qu’un aveugle ferait dans un cinéma ?
Deux – C’est vrai… Encore que, maintenant, avec l’audio-description.
Un – Je n’ai jamais vu non plus de cinéphiles renifler des explosifs. Enfin, je crois qu’on s’égare un peu, là…
Deux – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Un – Que voulez-vous qu’on fasse ?
Deux – On ne peut pas partir comme ça, en abandonnant cette valise.
Un – Mais puisque ce n’est pas notre valise ! On ne peut pas vraiment dire qu’on l’abandonne…
Deux – Maintenant qu’on sait que c’est une valise abandonnée… On a une responsabilité.
Un – Une responsabilité ?
Deux – On parle quand même d’un bagage abandonné !
Un – Je n’ai pas que ça à faire, moi… Et puis c’est vous qui avez remarqué qu’elle était abandonné, cette valise…
Deux – Mais c’est vous qui l’avez vue le premier ! Et vous vous apprêtiez à partir comme ça, en l’abandonnant ici !
Un – Mais puisque je vous dis qu’elle n’est pas à moi, cette valise ! On ne peut pas abandonner une valise abandonnée ! On la laisse où elle est, et puis c’est tout.
Deux – Alors vous, si vous trouvez un enfant abandonné, vous le laissez où il est ! Au prétexte que cet enfant n’est pas à vous !
Un – Mais enfin… Une valise, ce n’est pas un enfant !
Deux – Peut-être, mais c’est beaucoup plus dangereux.
Un – Dangereux ?
Deux – Si la valise est bourrée d’explosifs, et qu’elle a été volontairement abandonnée là par son propriétaire.
Un – En même temps, d’un point de vue strictement statistique, il est très rare que les valises abandonnées dans les trains contiennent vraiment des explosifs.
Deux – Oui… mais ça peut arriver.
Un – Alors vous croyez qu’il faut prévenir la police ?
Deux – Il me semble que c’est notre devoir.
Un troisième personnage arrive, semblant chercher quelque chose. Il aperçoit la valise.
Trois – Ah ! Ma valise ! Je me disais bien que j’avais dû l’oublier là avant de monter dans le…
Il prend la valise et s’en va.
Un – Bon… En tout cas, nous, nous avons fait notre devoir.
Deux – Oui…
Un – Je vais y aller à pied.
Deux – Oui, moi aussi.
Ils partent chacun de leur côté.
Noir
11 – Tout le portrait de son fils
Un personnage est là. Un autre arrive. Le premier ne lui prête pas attention, jusqu’à ce que l’autre se mette à le dévisager, d’abord à la dérobée, puis ostensiblement.
Un – On se connaît ?
Deux (lui tendant la main) – Antoine !
Un – Antoine ? Mais je ne m’appelle pas Antoine…
Deux – Antoine ! C’est moi, Antoine ! On a fait du théâtre ensemble.
Un – Du théâtre ?
Deux – Tu ne fais pas de théâtre ?
Un – Si… Enfin, j’en ai fait… Mais c’était il y a très longtemps. Et pas pendant très longtemps.
Deux – À Clichy-sous-Bois.
Un – Oui…
Deux – À la Maison des Associations.
Un – Oui, c’est ça…
Deux – On a travaillé une scène de Molière ensemble. « Le petit chat est mort. »
Un – Le petit chat est mort ?
Deux – Je faisais le chat.
Un – Non ?
Deux – Mais non, je déconne. Je faisais Agnès.
Un – Agnès ?
Deux – Le prof était un peu spécial…
Un – C’est sûrement pour ça que je ne suis pas resté plus longtemps. Je ne me souviens pas avoir joué cette scène.
Deux – Mais si ! L’École des femmes !
Un – En tout cas, toi, ça t’a marqué.
Deux – Mais tu te souviens de moi, quand même ?
Un – Si, si, bien sûr… Mais… Eh ben…
Deux – Ça ne nous rajeunit pas…
Un – Tu n’as pas changé.
Deux – Moi ? Non, ça va… (Changeant de visage) Mais alors toi…
Un – Moi ?
Deux – J’ai failli ne pas te reconnaître.
Un – C’était il y a quelques années.
Deux – Quand même. C’est dingue.
Un – Quoi ?
Deux – Ce que tu as vieilli.
Un – Merci…
Deux – Non, mais on change un peu, évidemment, avec le temps. Même moi, j’ai un peu mûri. Mais alors toi…
Un – Moi ?
Deux – Oh putain… Tu as pris un sacré coup de vieux.
Un – Bon… Mais tu vas t’en remettre, quand même.
Deux – Oui, oui, pardon… C’est juste que… ça me fait bizarre de te voir comme ça.
Un – Je vois.
Deux – Et alors moi, tu trouves que je n’ai pas changé.
Un – Excuse-moi, mais… tu es vraiment sûr qu’on a fait du théâtre ensemble ?
Deux – Certain. Je suis très physionomiste. Sinon, tu penses bien… Je ne t’aurais jamais reconnu. Tu as tellement vieilli…
Un – À Clichy-sous-Bois, donc ?
Deux – Ben oui… Le petit chat est mort…
Un – D’accord… Ça me revient, maintenant.
Deux – Quoi ?
Un – J’étais allé à ce cours juste pour voir, parce que mon fils y était inscrit.
Deux – Ton fils ?
Un – Frédéric. C’est sûrement avec lui que tu as joué cette scène.
Deux – Frédéric, ce n’est pas toi ?
Un – C’est mon fils. Il a le même âge que toi. Moi je suis resté au cours pendant deux semaines. Le temps de me rendre compte que le théâtre, ce n’était pas fait pour moi. Et puis faire du théâtre avec son fils… Après je suis parti…
Deux – C’est sûrement à ce moment que je suis arrivé. J’étais sur liste d’attente… Comme une place se libérait…
Un – Oui… Et tu as joué cette scène avec Frédéric, mon fils. C’est vrai qu’on se ressemble pas mal. Enfin, c’est ce que tout le monde dit…
Deux – Je me disais bien aussi. Comment il a pu vieillir à ce point en cinq ans. Mais alors tu as quel âge, en fait ?
Un – Disons que… je pourrais être ton père.
Deux – Eh ben… Franchement, tu ne les fais pas…
Noir
12 – Le grand saut
Le premier, qui peut être un malade ou une personne âgée, est en bord de scène, comme s’il était prêt à sauter. Il porte une valise. Le deuxième, qui peut être un curé ou un infirmier, lui tient la main, tout en le poussant doucement en avant.
Deux – Alors, prêt pour le grand saut ?
Un – Oui, enfin…
Deux – Si vous n’êtes pas encore prêt, vous me le dites.
Un – Si, si. Je suis prêt, mais…
Deux – Non parce que sinon… On a le temps, quand même… On n’est pas aux pièces.
Un – Combien de temps ?
Deux – Combien ? Je ne sais pas, moi… On a bien cinq minutes…
Un – Cinq minutes ?
Deux – On a le temps, mais… on n’a pas toute la vie, non plus.
Un – Mettez-vous à ma place.
Deux – Je préfère autant pas, non. Mais vous verrez, vous ne sentirez rien. Et après vous vous sentirez beaucoup mieux…
Un – Je verrai ?
Deux – Pardon ?
Un – Vous avez dit « vous verrez ».
Deux – Ah, oui… Euh, non, c’est vrai, vous ne verrez probablement rien non plus…
Un – Alors pourquoi vous dites « vous verrez » ?
Deux – C’est juste une façon de parler ! Vous savez, ce n’est pas évident de décrire… Enfin d’expliquer…
Un – En fait, vous n’en savez rien.
Deux – Non…
Le premier hésite toujours à sauter.
Un – Vous croyez qu’il y a quelque chose au fond ? (L’autre affiche un air dubitatif) Vous croyez qu’il y a un fond…?
Deux – Vous pensez qu’il pourrait ne pas y avoir de fond ?
Un – Alors c’est vous qui me posez des questions, maintenant ? Je croyais que vous étiez là pour me rassurer… me donner toutes les explications nécessaires.
Deux – Oui, mais… Vous n’avez pas tort. En réalité, je n’en sais pas plus que vous. Et dans un sens, vous saurez avant moi…
Un – Mais je ne pourrai pas remonter pour vous le dire.
Deux – En même temps… Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir avant…
Un – Un puits sans fond…
Deux – C’est possible ?
Un – D’après Newton et sa loi de la gravitation universelle, l’univers passe son temps à se casser la gueule sur lui-même. L’existence est une chute permanente. Un effondrement perpétuel. Nous passons notre vie à tomber. Je tombe donc je suis…
Deux – Naître est un saut dans l’inconnu.
Un – Un saut dans le vide, en tout cas…
Deux – Les chats ont bien sept vies, paraît-il. Et ils finissent toujours par retomber sur leurs pattes.
Un – Quel rapport ?
Deux – Aucun… Mais quand il faut y aller…
Un – Vous voulez sauter à ma place ?
Deux – Un jour ou l’autre, je devrais bien m’y résoudre moi aussi. Mais enfin… je ne suis pas pressé…
Un – La philosophie en général et la religion en particulier ne devraient pas être une alternative obscurantiste à la science, mais une façon de la devancer par des intuitions à vérifier ou à invalider. Les croyants devraient être des éclaireurs. Pas ceux qui éteignent les lumières en partant.
Deux – C’est vrai… Vous êtes prêt, maintenant ?
Un – D’ailleurs, à l’origine, chez les Grecs, il n’y avait pas de frontière entre science et philosophie. Les philosophes étaient aussi mathématiciens. Ou l’inverse.
Deux – Tiens donc… Je l’ignorais…
Un – « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». C’était inscrit au fronton de l’Académie.
Deux – L’Académie Française ?
Un – L’école fondée par Platon !
Deux – Ah oui…
Un – C’est après que tout ça s’est cassé la gueule.
Deux – La loi de la gravitation, sans doute. Vous y allez tout seul, ou vous préférez que je vous pousse ?
Un – J’y vais, j’y vais… J’ai l’impression que je me prépare pour sauter en parachute.
Deux – Oui… Mais vous n’avez pas de parachute…
Un – Ou pour sauter à l’élastique.
Deux – Mais il n’y a pas d’élastique.
Un – Ou de sauter du tabouret pour me pendre.
Deux – Mais il n’y a pas de corde non plus. Vous allez juste sauter et vous écraser en bas.
Un – Dans ce cas, je préfère autant qu’il n’y ait pas de fond. Pourquoi je dois absolument sauter, au fait ?
Deux – Vous vous souvenez, quand vous étiez enfant, et que vous arriviez en haut du toboggan après avoir monté la dernière marche du petit escalier ?
Un – Et alors ?
Deux – Quand on est arrivé en haut, il faut y aller. Pour laisser la place à ceux qui poussent derrière.
Un – D’accord… Vous croyez qu’il y a un escalier pour remonter ?
Deux – Ça mon vieux… C’est là où finit la science… et où commence la croyance.
Il pousse l’autre du bord du gouffre, représenté par le bord de scène, dans le vide.
Noir
13 – Assurance crevaison
Un personnage est là. Un autre arrive, avec une valise.
Deux – Bonjour, j’ai réservé en ligne une voiture de location…
Il tend à l’autre un papier, que ce dernier examine rapidement.
Un – Très bien… Je peux voir votre permis de conduire ?
L’autre lui tend son permis.
Deux – Voilà…
Un – C’est un permis de bateau.
Deux – Ah oui, pardon.
Il reprend le premier document et lui en tend un autre.
Un – Alors… Donc, vous désirez louer… un corbillard, c’est bien ça ?
Deux – Oui, c’est ça.
Un – D’accord… Et c’est pour combien de temps ?
Deux – Une journée, ça suffira.
Un – C’est pour accompagner un proche jusqu’à sa dernière demeure, j’imagine ?
Deux – Oui, si on veut…
Un – Si on veut ?
Deux – En fait, c’est pour moi.
Un – D’accord… Et… c’est pour aller de…
Deux – De chez moi, jusqu’au cimetière. Comme j’ai choisi un cercueil en kit, je me suis dit qu’un corbillard de location, que je conduirais moi-même…
Un – Bien sûr…
Deux – J’ai hésité à prendre un Uber, et puis…
Un – OK. Donc j’imagine que vous n’êtes pas intéressé par l’option kilométrage illimité ?
Deux – Je ne pense pas que ce soit nécessaire.
Un – Je vois que vous n’avez pas souscrit non plus l’option Assistance Sérénité…
Deux – Je… Non… Qu’est-ce que c’est ?
Un – Eh bien… En cas de panne, on prend tout en charge, et au besoin, on vous fournit gracieusement un véhicule de courtoisie. Enfin… un corbillard de courtoisie.
Deux – Je… Je ne sais pas… Il n’y a que cinq kilomètres… Le risque est quand même assez limité…
Un – Ah, vous savez, par définition, les pannes… Ça peut être un accident aussi.
Deux – Un accident ? En conduisant moi-même le corbillard pour aller à mon propre enterrement ?
Un – Ce ne serait vraiment pas de chance, je vous l’accorde…
Deux – À moins que ce ne soit un accident mortel, évidemment.
Un – Ça peut aussi être une simple crevaison…
Deux – Une crevaison ?
Un – Ce n’est pas obligatoire, mais ce serait plus prudent.
Deux – Ne me dites pas que la roue de secours aussi est en option ?
Un – Non, bien sûr… Enfin je ne pense pas… Bon, c’est vous qui voyez…
Deux – Je crois que je vais prendre le risque.
Un – Dans ce cas, voici les clefs.
Le deuxième prend les clefs qu’il lui tend.
Deux – Très bien.
Un – Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage.
Deux – Merci.
Un – Et… soyez prudent sur la route.
L’autre sort avec sa valise.
Noir
14 – Comme une porte de prison
Deux personnages. Le deuxième est en train de boucler une valise.
Un – Alors ça y est, c’est le grand jour ?
Deux – Oui… L’heure de la libération a sonné.
Un – Quarante ans…
Deux – Presque perpète.
Un – Ce n’est pas humain. Quel que soit son crime, personne ne mérite ça.
Deux – Et moi, en plus, je suis innocent.
Un – On dit tous ça…
Deux – Il te reste combien de temps à tirer, toi ?
Un – Vingt-cinq ans, sept mois et trois jours.
Deux – Tu n’as pas oublié les années bissextiles ?
Un – Je déteste les années bissextiles…
Deux – Maintenant, moi, je vais les aimer un peu plus.
Un – Et qu’est-ce que tu vas faire de ta liberté ?
Deux – Je ne sais pas trop. J’ai perdu l’habitude. Depuis le temps.
Un – Tu ne vas pas faire une connerie, au moins ?
Deux – Quelle connerie ?
Un – Le genre de conneries qui te ramènerait ici.
Deux – Non, rassure-toi.
Un – Tu ne nous oublieras pas ?
Deux – Mais non, bien sûr.
Un – Pour ce qui est de venir nous rendre visite, je ne t’en demande pas tant.
Deux – Tu as raison. Ça nous ferait du mal à tous les deux.
Un – Tu vas me manquer.
Deux – Moi aussi… Même si j’aurais préféré qu’on se rencontre ailleurs.
Un – C’est à quelle heure exactement, la levée d’écrou ?
Deux – À 17 heures.
Un – On vient te chercher, ou bien…
Deux – Non. Personne ne vient me chercher. Je prends mes petites affaires, et je pars en métro tout seul. Comme un grand.
Un – Tant qu’on a la santé…
Deux – Oui…
Un – Quarante ans, et tout ça tient dans cette vieille valoche. Tu te rends compte ?
Deux – Oui… Je suis arrivé ici sans aucun bagage. Et je repars avec la même petite valise.
Un – Tu es sûr que tu n’as rien oublié ?
Deux – Je te laisse la machine à café…
Un – C’est gentil.
Deux – Moi, le café, maintenant, c’est au bistrot du coin que je le prendrai.
Un – Tu as de la chance…
Deux – Malheureusement, je le prendrai sûrement tout seul. Depuis le temps, tu penses bien. Je ne connais plus personne.
Un – Tu es sûr qu’il n’a pas fermé, le bistrot du coin ?
Deux – Tu crois ?
Un – Je ne sais pas… Ils ferment tous, les uns après les autres.
Deux – Quand j’étais gamin, ce café, c’était la maison des jeunes. On se retrouvait tous autour du babyfoot… Le patron n’avait pas son BAFA, mais quand on lui manquait de respect, il savait quand même distribuer quelques baffes.
Un – Si on n’avait pas fait autant de conneries quand on était jeunes, on n’aurait pas fini là…
Deux – C’est vrai… On serait devenus banquier ou avocat.
Un – Enfin, il est trop tard… Les jeux sont faits.
Deux – Et rien ne va plus.
Un – Le directeur n’a pas demandé à te voir ?
Deux – Pour quoi faire ? Organiser un pot de départ ?
Un – Tu as raison. Mieux vaut se barrer sans dire au revoir.
Deux – C’est sûr… Pour ce qui est de le revoir, je préférerais éviter.
Un – Allez, je crois que cette fois, c’est l’heure.
Deux – Quand faut y aller, faut y aller.
Ils s’étreignent avec émotion.
Un – Bon ben alors… Profite bien de ta retraite, mon vieux !
Deux – Je vais essayer…
Le deuxième sort avec sa valise. Le premier reste là.
Un – Putain… Encore vingt-cinq ans à tirer.
Noir
15 – È finita la commedia
Deux personnages arrivent. Le deuxième porte une valise.
Un – Qu’est-ce que c’est que cette comédie ?
Deux – Ça va… On ne va pas en faire un drame, non plus…
Un – Mais vous plaisantez, mon vieux ! C’est une tragédie !
Deux – Je dirais plutôt qu’on nage en plein mélodrame.
Un – En tout cas, on se croirait dans une mauvaise pièce de théâtre.
Deux – Oui. Au début, ça ressemblait à un vaudeville.
Un – Et après quelques quiproquos…
Deux – Ça a viré au film d’horreur.
Un – Je peux vous dire un mot en aparté ?
Deux – Je vous promets de ne pas le répéter à la cantonade.
Un – Si ça continue, on va droit dans le décor.
Deux – C’est un scénario possible, hélas.
Un – Vous avez vu la scène de crime ?
Deux – Pour moi, ça ressemble beaucoup à une mise en scène.
Un – Arrêtez un peu votre cinéma.
Deux – Le suspect joue la comédie, c’est évident.
Un – C’est vrai qu’il nous a fait un numéro d’acteur…
Deux – Oui… Il nous a fait sa grande scène du deux.
Un – Quel comédien !
Deux – C’est un drôle de personnage, en effet.
Un – Quant à la victime, elle avait tout d’une jeune première.
Deux – Je dirais même d’une ingénue.
Un – En tout cas, elle se prenait pour une vedette.
Deux – Au moins, sa mort lui aura permis de connaître les feux de la rampe.
Un – Oui… Même si apparemment, le drame s’est joué à huis clos.
Deux – Aucun spectateur, donc aucun témoin.
Un – Le noir total.
Deux – Elle rêvait de brûler les planches…
Un – Et c’est entre quatre planches qu’elle fera sa sortie.
Deux – Enfin, vous devriez être content. Vous qui rêviez de vous retrouver sous les projecteurs. Avec cette affaire rocambolesque.
Un – Il faudra quand même qu’on répète un peu, pour la déclaration à la presse.
Deux – Pour une fois, essayez de ne pas être trop théâtral.
Un – Habituellement, c’est plutôt vous qui cabotinez.
Deux – Vous êtes un comique, vous.
Un – Et vous un Tartuffe.
Deux – C’est ce que vous vouliez, non ? Avoir votre nom en haut de l’affiche ?
Un – Rassurez-vous, je vous laisse le premier rôle.
Deux – Je n’en ferai rien. Je sais que vous adorez être sur le devant de la scène.
Un – Comment s’appelle l’auteur du crime, déjà ? J’ai un trou de mémoire.
Deux – Ne comptez pas sur moi pour vous souffler votre texte.
Un – Bien sûr… Vous avez toujours rêvé de me voler la vedette.
Deux – Si on mettait sur pause ? Je ferai bien un petit entracte, pas vous ?
Un – De toute façon, le dénouement est proche.
Deux – À moins d’un coup de théâtre.
Un – Je crois qu’il est temps pour nous de quitter la scène.
Deux – Oui, le rideau va bientôt tomber.
Un – Et je crains qu’on fasse encore un four.
Deux – Essayons au moins de ne pas rater notre sortie.
Un – Vous n’espériez pas un rappel, tout de même ?
Deux – On sort par la cour ou par le jardin ?
Un – C’est un choix cornélien…
Deux – Essayons la sortie des artistes, ce sera plus discret.
Un – Moi aussi, je déteste me donner en spectacle.
En sortant, le deuxième jette un regard vers une spectatrice.
Deux – Eh ben… Il y a du monde au balcon.
L’autre regarde à son tour.
Un – Je dirais même qu’on affiche complet.
Deux – Finalement, je crois qu’on va faire un tabac.
Un – Pour des amateurs, on se débrouille comme des professionnels.
Deux – Ne vous la jouez pas trop tout de même.
Un – Et vous arrêtez de faire le clown.
Deux – Quel cirque…
Un – Vous ne voulez vraiment pas faire un dernier tour de piste ?
Deux – Non, vous avez raison : mieux vaut ne pas lasser notre public…
Un – Concentrons-nous sur l’essentiel, mais n’oublions pas l’accessoire…
Deux – Car l’accessoire est l’essence même du théâtre.
Le deuxième saisit la valise.
Deux – È finita la commedia.
Ils sortent.
Noir
L’auteur
Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.
Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.
Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.
Du même auteur
Pièces de théâtre
Alban et Ève, Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau,
Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard,
Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Comme un poisson dans l’air,
Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou,
Coup de foudre à Casteljarnac, Crash Zone, Crise et châtiment,
De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne,
Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur,
L’Étoffe des merveilles (adaptation), Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly,
Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages,
L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits,
Il était une fois dans le web, Le Joker, Mélimélodrames, Ménage à trois,
Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne,
Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho,
Plagiat, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France,
Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs,
Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes,
Un boulevard sans issue, Un bref instant d’éternité,
Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias,
Un petit meurtre sans conséquence, Une soirée d’enfer, Vendredi 13,
Y a-t-il un pilote dans la salle ?
Essai
Écrire une comédie pour le théâtre
Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables
sur son site : www.comediatheque.net
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.
Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Avril 2018
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-227-1
Ouvrage téléchargeable gratuitement