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Une bombe

Tant qu’à mourir, autant que ce soit au bord de la mer. Après une courte étape à Zagreb, capitale croate sans charme particulier de la toujours communiste Yougoslavie de Tito, je poursuis en train jusqu’à Rijeka, la ville maritime la plus proche accessible par la voie ferrée. Rijeka n’est pas vraiment une destination touristique ou balnéaire. C’est avant tout un port et un chantier naval. Peu importe. La plage, c’est comme l’amour, c’est déjà parfois ennuyeux à plusieurs, mais alors tout seul, c’est carrément pathétique.

Comme je voyage généralement de nuit, pour économiser l’hôtel et ne pas trop m’ennuyer dans le train, j’arrive à Rijeka le matin. Le centre-ville n’est pas désagréable, avec ses petits immeubles peints et ses façades à moulures dans le style baroque viennois. Mais côté viennoiseries, ça s’arrête là. Les cafés sont plutôt austères et ne servent qu’un imbuvable jus de chaussette. Les magasins, quand on les trouve, s’avèrent achalandés avec d’improbables produits de marque locale ou en provenance des pays communistes amis, emballés dans des packagings aussi étranges que rébarbatifs. Un objet de curiosité et d’émerveillement pour le spécialiste de la communication publicitaire que je suis.

On est samedi. Je ne me vois pas passer la soirée tout seul dans ma chambre d’hôtel. Mais comment savoir où la jeunesse du coin se rassemble le samedi soir dans une ville où les enseignes, symboles d’un capitalisme abhorré, n’existent pas ? Aucune boîte à l’horizon. Pas même un simple bar de nuit. Pourtant, ces jeunes filles que je vois passer dans la rue, bien sapées et lourdement maquillées, vont à l’évidence quelque part. Mais où ? Je ne vois qu’une solution pour le savoir. J’en repère deux et je les suis discrètement. Pas dans l’idée de draguer ces deux-là en particulier, mais juste pour savoir où il pourrait bien y en avoir d’autres.

Trois rues plus loin, elles descendent quelques marches pour entrer dans un local en sous-sol. De fait, aucun panneau ne laisse soupçonner l’existence d’un établissement nocturne à cet endroit. Discothèque, maison de jeunes, soirée privée ? Impossible de le savoir sans essayer d’entrer. Je dois être le seul touriste en ville, je ne parle pas un mot de croate, et pas beaucoup mieux l’anglais, mais que faire ? Je ne suis pas arrivé jusqu’ici pour rebrousser chemin et rentrer à l’hôtel.

Les filles entrent. Il y a un jeune homme à l’entrée. Je ne sais pas si c’est pour vendre des billets ou pour refouler les inconnus comme moi. Qu’est-ce que je risque ? J’ai l’habitude, je me suis toujours fait virer de toutes les boîtes à Paris parce que je n’étais pas accompagné. Je m’avance vers le type, et je bredouille quelque chose. Il a l’air un peu étonné mais me laisser entrer sans problème.

C’est en effet une sorte de boîte, très petite, avec néanmoins une piste de danse au milieu. Je vais au bar, je commande un verre, et j’observe. Ils ont tous entre vingt et trente ans, et tout le monde a l’air de se connaître. Moi je ne connais personne, évidemment, et personne ne me connaît. Pas évident d’engager la conversation, même avec le barman. Pourtant l’ambiance est bon enfant. Les gens sont un peu intrigués par ma présence, mais plutôt curieux et amusés qu’hostiles.

Je ne sais plus où sont passées les filles que j’ai suivies et je m’en fous. Je commence à me demander ce que je fais là quand, dans une lumière un peu irréelle, je vois soudain une créature descendre les escaliers qui mènent à cette sorte de cave. En contreplongée, elle semble plutôt grande et elle est très mince. Elle a de long cheveux blonds cendrés et légèrement frisés. Elle n’est presque pas maquillée, mais deux traits noirs rendent encore plus dangereux ses yeux revolvers. Elle jette un regard un peu perdu sur l’assistance, en plissant légèrement ses yeux bleu-vert, ce qui ajoute à leur magnétisme. J’apprendrai plus tard que c’est parce qu’elle est un peu myope. Enfin, elle reconnaît quelques amis, les rejoint et se met à bavarder joyeusement avec eux. Je suis un peu rassuré, quoi que toujours très intimidé. Au moins, la fille aux yeux menthe à l’eau n’a pas l’air du tout mégalo.

Je suis toujours accoudé au bar et je la regarde, fasciné. Elle m’aperçoit et je vois bien que je l’intrigue. Je dois être le seul qu’elle ne connaît pas dans cette boîte, et on voit tout de suite que je ne suis pas du coin. Une fois de plus, je ne suis pas à ma place. Et c’est justement dans ces moments-là où je me sens le plus vivant. Je n’aurais que la piste à traverser pour aller lui parler. Mais pour proférer quelle banalité ? Et en quelle langue ? Je suis tétanisé, mais je sais que si je ne franchis pas ces quelques mètres pour aller lui parler, je m’en voudrai toute ma vie. J’ai traversé la moitié de l’Europe pour arriver jusqu’à cet endroit. On a réussi à me convaincre de m’éloigner d’une explosion nucléaire, mais je ne renoncerai pas à m’approcher de cette bombe. Je me lève de mon siège et, ayant renoncé à préparer une phrase toute faite, je me dirige vers elle, ne sachant pas du tout ce que je vais lui dire, et encore moins si elle va daigner m’écouter. Les deux secondes les plus longues de ma vie…

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Tchernobyl

En attendant, j’ai besoin de vacances. À plus de trente ans, faute de temps et surtout d’argent, j’ai très peu voyagé. L’Espagne avec mes parents. L’Espagne encore avec des copains. L’Espagne toujours, pour le boulot. Quelques brefs séjours à Londres, comme tout le monde. Pour la première fois de ma vie, j’ai des congés payés à prendre. Je décide de partir seul, en train, pour deux semaines.

Quelques mois auparavant, j’ai rencontré une Roumaine, élève de Greimas elle aussi. Elle est architecte. Elle a un accent adorable. Elle ressemble plus à une matriochka qu’à une poupée russe, mais quoi qu’il en soit, on dirait qu’il y en a d’autres à l’intérieur. Bref, c’est compliqué. Notre aventure sera sans lendemain. Elle a déjà un mec, elle ne veut pas le quitter, et je n’insiste pas trop pour qu’elle le fasse. Nous restons cependant amis. Elle a encore toute sa famille en Roumanie, et elle me suggère d’y aller. Comme je suis très influençable, j’achète aussitôt un billet de train pour Bucarest. Espère-t-elle que finalement, j’irai directement demander sa main à ses parents ?

Nous sommes le 26 avril 1986. Je dois prendre un train-couchettes ce soir-là pour entamer mon périple jusqu’à Bucarest. Le matin-même, j’écoute la radio. La nouvelle vient de tomber. Explosion nucléaire à Tchernobyl. Tchernobyl, c’est à 2500 kilomètres de Paris, et comme chacun sait, les autorités françaises refuseront le visa d’entrée sur notre territoire au nuage nucléaire. Bucarest, en revanche, n’est qu’à 900 kilomètres de l’explosion, et il n’est pas sûr que la Roumanie de Ceausescu ait comme nous la capacité de refouler ce vent de mort soufflé par le grand frère soviétique.

Mon billet de train n’est pas remboursable. Je décide de partir quand même. Je dois faire étape en Autriche, on verra bien comment évolue la situation. Arrivé à Vienne, au petit matin, les informations sont de moins en moins claires et de plus en plus alarmantes en ce qui concerne cette explosion nucléaire à bas bruit, invisible et indolore mais potentiellement mortifère. Sur le trajet, qui me conduit en ligne droite juste au-dessous de l’épicentre de l’explosion, Vienne est la dernière étape située du bon côté du mur de Berlin qui, faut-il le rappeler, est toujours debout à ce moment-là. Déjà qu’à l’Ouest, les informations sur cette catastrophe sont plus que sujettes à caution, alors à l’Est…

Je décide de poursuivre malgré tout jusqu’à Budapest, qui ne se trouve qu’à 250 kilomètres de Vienne. La Hongrie, ce n’est pas encore tout à fait le Bloc Soviétique. II sera toujours temps de rebrousser chemin si les choses tournent vraiment mal. Car à Budapest, je ne serai déjà plus qu’à 1100 kilomètres de cette centrale qui vient d’entrer en fusion. Je reprends donc le train pour Budapest.

J’adore les voyages en train. Ce moment où vous entrez dans le compartiment et où vous apercevez les quelques inconnus avec qui vous allez passer de longues heures. Un simple bonjour ou un signe de tête pour les saluer en arrivant, avant de s’asseoir. Puis ce silence un peu gêné, avec la certitude qu’au bout de quelques instants, l’ennui s’installant déjà, on échangera quelques mots polis, et plus si affinités.

Il y a là entre autres un Chinois et une Autrichienne. Lui est pianiste. Plutôt bavard, il ne s’embarrasse pas trop de préliminaires. Je ne sais plus trop pourquoi il va à Budapest, mais ce qui est sûr c’est qu’il n’a pas de plan logement là-bas, qu’il n’hésite pas à le faire savoir dans un anglais assez approximatif, et qu’il ne se gêne pas pour demander à l’Autrichienne, qui a des attaches dans la capitale hongroise, si elle pourrait l’héberger. Elle trouve un prétexte quelconque pour se défiler.

Je n’ai pas réservé d’hôtel non plus. Je préfère improviser. Et je m’en tiens avec l’Autrichienne à des sujets de conversation désintéressés, concernant nos activités respectives. Elle est peintre, ou en tout cas étudiante aux Beaux-Arts. Je n’en saurai pas beaucoup plus, car le voyage entre Vienne et Budapest n’est pas si long, et le Chinois monopolise la conversation.

À la descente du train, l’Autrichienne prend avec soulagement congé de ce Chinois un peu trop collant. Nous marchons ensemble vers la sortie. Je lui demande si elle a un hôtel à me recommander. Une façon discrète de lui faire savoir que je ne sais pas où aller. Elle me propose aussitôt de l’accompagner chez l’ami qui l’héberge pendant ses nombreux séjours à Budapest, un type qui travaille dans la publicité.

Je ne verrai à peu près rien de Budapest, car les Hongrois sont d’autant plus inquiets qu’ils se savent mal informés. Ils ne sortent pas de chez eux, ne bouffent que des conserves, et sont pendus à la radio jour et nuit pour écouter ce qu’ils savent être le discours officiel pour ne pas dire la voix de Moscou.

J’ai avec eux des échanges très intéressants. Je travaille avec les plus grands publicitaires français. La publicité en Hongrie est encore balbutiante. J’en suis déjà à envisager de m’installer à Budapest pour monter une agence dans ce pays où tout est à faire. C’est le Hongrois qui me ramène à la réalité, en me sermonnant gentiment. S’il est là, à Budapest, comme tous ses autres compatriotes, c’est parce qu’il ne peut pas partir pour fuir ce nuage nucléaire soviétique qui menace de les exterminer. Nous sommes peut-être tous en train de mourir, sans le savoir. Et toi, qui as un passeport français, non seulement tu es venu là de ton propre gré, mais tu envisages de te rapprocher encore plus de Tchernobyl en poursuivant ton voyage jusqu’à la Roumanie, qui accessoirement est l’une des pires dictatures d’Europe de l’Est.

Je suis un peu gêné, je l’avoue. La crainte d’être indécent plutôt que la peur de mourir me convainc finalement de modifier la trajectoire de mon voyage. Je décide donc de quitter Budapest. À la gare, je regarde les trains en partance pour savoir lequel part en premier. Va pour Zagreb. La Yougoslavie, c’est toujours le monde communiste, mais au moins ça m’éloigne un peu de Tchernobyl.

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Le statut de la liberté

Un bilan reste un bilan, et un patron un patron. La pression s’accentue afin qu’Ipsos Sémiotique parvienne pour le moins à équilibrer ses comptes. On nous pousse à devenir un département généraliste d’études qualitatives, proposant entre autres des analyses sémiotiques. Et pour ce faire, on nous incite à recruter un autre directeur, qui développera cette nouvelle gamme de prestations plus classiques mais plus rentables, car beaucoup plus rapides à réaliser.

La nouvelle recrue arrive. Je sens vite le danger. Deux directeurs pour un seul chargé d’études, c’est l’armée mexicaine. Le nouveau directeur est un commercial avant tout. De fait, il vend beaucoup plus d’études que nous, principalement ce qu’on appelle des réunions de groupes de consommateurs qu’il anime lui-même, ce qui ne lui prend à chaque fois que quatre heures de son temps. Mais après, il faut quelqu’un pour résumer tout ça et en tirer quelques conclusions opérationnelles.

Quelques jours après son arrivée, il pose un dossier sur mon bureau et me lance comme une évidence : Tu pourras m’écrire le rapport ? Il y a comme ça des moments où la tournure que prendra votre vie dépend de votre capacité à répondre par la négative à une question qui apparemment n’appelle qu’une réponse positive. J’ai conscience de vivre en cet instant l’un de ces moments-clefs, et sans même réfléchir, je lui sers du tac au tac la réponse du Bartelby de Melville à son patron : « I would prefer not to ». Soit en français, tout simplement non. Il feint d’être surpris. Il attend un commentaire. Non ? Non. Je ne lui donnerai pas d’autres explications. Je n’ai pas intégré Ipsos pour faire le même travail de chargé d’études que je faisais auparavant. J’y suis venu pour faire de la sémiotique. Et même Jean-Marie Floch, mon maître en la matière, ne m’a jamais demandé d’écrire un de ses rapports à sa place.

Je fais part de ma position à Jean-Marie, qui m’approuve sans réserve. Le nouveau directeur, lui, informe la direction de mon refus. Je me prépare à être viré. C’est lui qui au final devra s’en aller. Il ne sera resté que quelques semaines. Mais j’ai senti passer le vent du boulet, et je sais maintenant que mes jours à Ipsos sont comptés.

Le nouveau directeur est remplacé par une chargée d’études qualitatives, qui au moins ne saurait prétendre avoir une autorité sur moi. Mais la pression financière reste la même. La nouvelle chargée d’études est une femme qui a travaillé jusque là en free-lance et qui, n’ayant aucune vie privée, consacre tout son temps à son travail, son seul moyen d’exister et sa seule raison de vivre. Elle reste tard le soir, quand Jean-Marie et moi nous faisons un point d’honneur à avoir quitté le bureau à 18h30. Prétextant une urgence, elle nous convie même à revenir à Ipsos un dimanche pour terminer une présentation qui doit avoir lieu le lundi. Cette fois, c’est Jean-Marie qui refuse. Il comprend lui aussi que si nous restons là, nous y perdrons notre âme.

Jean-Marie arrive un matin avec un plan d’évasion. Greimas l’a informé que deux postes d’enseignants en sémiotique étaient à pourvoir au Québec. Avec l’accord enthousiaste de sa femme, il va postuler, et me propose de postuler avec lui pour le deuxième poste, qui pourrait me correspondre. Comme deux gamins, nous commençons à rêver de cette nouvelle vie en Amérique. Lui en famille, et moi en aventurier. Pendant la pause de midi, nous allons même à l’Ambassade du Québec nous renseigner sur les formalités et sur le pays, dont nous ignorons à peu près tout. Jean-Marie est un amoureux de la montagne et des grands espaces. Moi je suis passionné par tout ce que je ne connais pas encore.

Hélas, nous devons bientôt déchanter. Finalement, nos profils ne correspondent pas aux postes à pourvoir. Adieu le Canada. Pendant ce temps, notre nouvelle chargée d’études, embauchée comme nous à quatre jours par semaine, a fait pression pour passer à plein temps. Je comprends vite que ce mercredi de liberté, que nous étions parvenus à préserver jusque-là pour retourner chaque semaine à l’université, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Ma décision est prise, je ne me lancerai pas dans un nouveau bras de fer. Cette fois c’est moi qui démissionne. Plutôt être chômeur que de travailler à plein temps. Et finalement, contre toute attente, je découvrirai quand même l’Amérique…

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Les duettistes

Avec Jean-Marie Floch, chez Ipsos, je réaliserai en quelques années une centaine d’études sémiologiques sur les sujets les plus divers, allant de la politique à l’alimentaire, de la presse à l’automobile, de l’industrie du luxe à l’industrie de l’armement… Ces études très stratégiques nous sont le plus souvent directement confiées par Jean-Marc Lech et Didier Truchot, très proches de tous les cercles du pouvoir politique et économique de l’époque. Nous n’avons donc pas à faire de commercial pour vendre nos services. Nous intervenons à la demande des grands patrons, et c’est le plus souvent devant eux que nous présentons nos analyses. Même si nos prestations sont très chères, nous ne générons guère de bénéfices, car le temps passé sur chacune de nos études est considérable et, contrairement à ce qui se passe dans le domaine des études quantitatives, il n’y a aucune délégation et aucune mécanisation possible. Cependant, le fait de pouvoir proposer des analyses sémiotiques est valorisant pour Ipsos. Depuis Barthes, la sémiologie jouit et pâtit à la fois de l’image d’une discipline assez complexe et très mystérieuse, voire fumeuse. Mais elle fascine. Abreuvés de chiffres chaque jour, les décideurs se rendent bien compte que les études quantitatives ne sont pas la réponse à tout, surtout lorsqu’il s’agit des problématiques les plus délicates tenant à l’image de la marque et de l’entreprise.

Et puis l’entreprise, justement, même si elle est généralement dirigée par des hommes de marketing issus des grandes écoles commerciales, garde une certaine curiosité à la fois respectueuse et un peu moqueuse pour le monde universitaire. Comme le roi a besoin de son bouffon, le PDG sait que de temps à autre, un regard indépendant voire légèrement impertinent, et un point de vue original et décalé, pourront renouveler un peu la vision que lui renvoient ses courtisans à longueur d’années. En tant que chercheur, néanmoins très familier des problématiques de la communication publicitaire, Jean-Marie Floch n’a aucun mal à séduire les plus curieux de ces hommes de marketing. Il est brillant. Il a de l’humour. Il est attentif et attentionné avec tout le monde, de la secrétaire au PDG. Il sait se montrer pédagogue tout en ayant toujours l’air d’en savoir beaucoup plus que ce que son auditoire serait en mesure de comprendre. Pour moi, travailler avec lui est tout simplement un rêve. Même s’il est mon directeur et moi son chargé d’études, il me considère si ce n’est comme un égal du moins comme un jeune frère encore mal dégrossi et un peu turbulent. Jamais il ne me donnera un ordre. Dès le début, alors que j’ai beaucoup moins d’expérience que lui, nous nous partageons le travail. Il fait ses études, moi les miennes, et en cours de route, nous échangeons sur nos premiers résultats, les difficultés que nous rencontrons et nos doutes. Pour reprendre une de ses expressions favorites, nous nous servons réciproquement de sparring partner, comme les boxeurs à l’entraînement. Il critique mes analyses ou les complète. Je critique les siennes et lui fais des suggestions, qu’il intègre presque toujours. Nous discutons, voire nous nous opposons, bruyamment parfois. Mais nous devons bien reconnaître que nous sommes complémentaires. Il en sait beaucoup plus que moi en sémiotique, j’en sais un peu plus que lui en marketing. Il a tendance à produire des analyses un peu trop subtiles, parfois difficilement compréhensibles pour les non-initiés. Je le ramène à plus de simplicité, en m’efforçant aussi de rendre ses recommandations plus opérationnelles. Il corrige mes erreurs. Mes fautes d’orthographe, parfois.

Jean-Marie Floch est pour moi bien plus qu’un maître, et je suis pour lui bien davantage qu’un assistant. On ne se quitte pas ou très peu. Nous profitons souvent de la pause déjeuner pour aller visiter au pas de charge, car Jean-Marie est un montagnard, des expositions de peinture ou de photographie au Grand Palais ou à Beaubourg. C’est un spécialiste de la sémiotique visuelle, et un grand connaisseur dans ces deux domaines. Il est d’ailleurs aussi photographe, et il dessine très bien.

Le mercredi matin, nous allons animer à tour de rôle nos ateliers de sémiotique, et nous nous retrouvons l’après-midi au séminaire de Greimas. Car l’une des conditions non négociables de notre venue à Ipsos était que nous conservions un jour par semaine de liberté pour la recherche universitaire. Je fais rapidement connaissance de Martine, la femme de Jean-Marie, et de ses deux enfants. Nos discussions vont bien au-delà de notre travail. On se raconte tout. Il a une dizaine d’années de plus que moi, il a une vie bien réglée. Sa femme l’appelle tous les jours en fin d’après-midi pour lui rappeler de ramener une baguette à la maison. Une façon pour elle de lui dire qu’elle l’aime et qu’elle a hâte qu’il rentre à la maison. Je suis célibataire, je sors beaucoup. Le week-end, seul cette fois, je profite d’être enfin parisien pour visiter des musées et des expositions, pour aller au cinéma et au théâtre. Je ne connais pas Paris. Dans la même journée, il m’arrive d’aller voir deux expos, deux films et une pièce de théâtre. Je lis énormément. Tout ce qui s’est publié dans le domaine des sciences humaines. Des essais sur la peinture et la photographie, aussi. Des biographies de peintres. J’échange bien sûr avec Jean-Marie sur tous ces sujets. Il me conseille des livres. Il m’en achète parfois. J’envie son bonheur familial. Il s’amuse de mes aventures et mésaventures en tout genre.

À Ipsos, on ne nous voit guère l’un sans l’autre. Ceux qui nous apprécient le moins, nous considérant à juste titre comme les danseuses de la direction, et donc comme des parasites, nous appellent les duettistes. Pour nous faire sentir que nous ne sommes que des amuseurs, pour ne pas dire des clowns, et que nous vivons à leurs crochets, eux qui travaillent vraiment et qui font rentrer de l’argent. On nous envie surtout notre indépendance, notre liberté, notre aura d’intellectuels, et notre entreprise buissonnière du mercredi pour retourner presque clandestinement à l’école. Nous sommes des oiseaux de passage. Ce sont des animaux de basse-cour. Floch est un homme pressé, sachant peut-être inconsciemment qu’il partira bientôt, emporté par une terrible maladie qui l’atteindra à l’endroit même où il se croyait le plus fort : le cerveau. À cinquante ans, il avait encore l’air d’un oiseau tombé du nid. La chute, finalement, aura été trop brutale. Il m’aura aussi appris à vivre dans l’urgence, comme si chaque jour pouvait être le dernier.

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Un grand patron

La fin de l’année scolaire approche. Floch, jusque-là free-lance, se voit proposer par l’Institut Ipsos de créer chez eux un département d’études sémiotiques. Il accepte et, quelques mois après, me demande de venir travailler avec lui. C’est pour moi un nouveau rêve qui se réalise. À Ipsos, je vais pouvoir côtoyer quotidiennement le plus grand spécialiste français de la sémiotique visuelle et publicitaire, non pas comme professeur, mais comme partenaire de travail. Et bien sûr, à son contact, je vais en apprendre plus en un mois sur la sémiotique appliquée que quiconque en un an d’étude. Nos bureaux se trouvent à l’étage de la direction, juste à côté de ceux des deux grands patrons de cet institut bicéphale, Didier Truchot et Jean-Marc Lech. Ipsos Sémiotique, c’est-à-dire Floch et moi, est directement rattaché à la direction. Nous n’avons de comptes à rendre qu’à nos deux patrons, et ils nous laissent une extrême liberté. Le premier conseille les plus grands hommes politiques du moment, jusqu’à l’Élysée. Le deuxième conseille les plus grands patrons. Le brillant et élégant intellectuel qu’est Jean-Marie Floch séduit l’homme d’études qu’est Jean-Marc Lech et plus encore l’homme d’affaires qu’est Didier Truchot, formant tous les deux un couple directorial indissociable dont la pérennité, jusqu’au décès du premier, restera un sujet d’admiration pour tous, et un mystère pour moi. Rue des Jeûneurs, où l’institut est encore domicilié mais où il va bientôt se trouver à l’étroit, ils vont jusqu’à partager le même bureau. Comme tous les couples qui durent, ils ont chacun des personnalités très différentes.

Lech est plutôt un loup solitaire, un homme de réseau mais pas vraiment un homme d’entreprise. Ce n’est pas un tendre, et il manie en permanence une ironie parfois cruelle pour ne pas dire un certain cynisme. Mais il a bien sûr aussi sa complexité et sa part d’ombre. C’est un idéologue plus qu’un humaniste.

Sous des dehors nonchalants et un peu bourrus, Truchot est un timide, un affectif et un intuitif. Même s’il n’esquive aucune confrontation, il aime les gens, il les respecte, et c’est finalement cela qui fait de lui un chef d’entreprise admiré par ses salariés. Parti de rien, Didier Truchot aura bâti au fil des années l’une des trois plus grandes sociétés d’études et de sondages au monde. Lors de mon « entretien d’embauche » il se contente de me dire que si Jean-Marie Floch m’a choisi pour travailler avec lui, c’est que je dois être la bonne personne, et que ça lui suffit. Quand je donnerai ma démission quelques années plus tard, sans qu’aucun conflit ne m’ait jamais opposé à lui, cet homme très occupé prendra à nouveau le temps de s’entretenir un moment avec moi. Y a-t-il une raison particulière à ta décision dont nous pourrions discuter et qui pourrait te faire changer d’avis ? Je lui réponds que non, c’est un choix personnel. Dans ce cas, je te souhaite bonne chance, et si tu veux revenir un jour, Ipsos aura toujours quelque chose à te proposer. La classe.

Je ne suis pas revenu travailler chez Ipsos, et je n’ai recroisé Didier Truchot que quelques années plus tard, à l’enterrement de Jean-Marie Floch qui hélas devait nous quitter prématurément. Ce grand patron, venu avec son chauffeur, m’a tout de suite reconnu et appelé par mon prénom. Et lors de cette poignante cérémonie à laquelle il a assisté jusqu’au bout, il pleurait.

On reconnaît les petits chefs à ce qu’ils cherchent toujours un bouc émissaire pour assumer leurs erreurs à leur place. On reconnaît les grands patrons à ce qu’ils assument non seulement leurs erreurs, mais aussi celles de tous ceux qui sont placés sous leur responsabilité, comme si c’était leurs propres erreurs. C’est dans la tempête qu’on reconnaît un grand capitaine. Car dans la tempête, un vrai capitaine ne se contente pas de tenir la barre en serrant les fesses et en priant le bon Dieu, en attendant que ça se passe. Le grand capitaine n’est pas fait pour la navigation en eau douce par temps calme. C’est dans la tempête qu’il se révèle, qu’il se transcende et finalement qu’il existe vraiment. J’ai vu Didier Truchot faire face en grand patron à des situations de crise que le secret professionnel m’interdit de détailler. Mais je peux néanmoins rapporter une anecdote personnelle.

Une grosse étude avait été confiée à Ipsos pour le repositionnement du journal Le Progrès de Lyon, assortie d’une analyse sémiotique. Jean-Marie Floch, au dernier moment, me laisse l’honneur d’aller présenter les résultats de cette étude à Lyon, avec Didier Truchot, et un autre directeur d’études chargé de la partie quantitative. Je dois les rejoindre directement à la gare pour prendre le TGV avec eux, mais quand j’arrive là-bas, il n’y a personne sur le quai. Sans juger utile de me prévenir, le directeur d’études en question a préféré prendre le train d’avant. Je n’ai pas l’adresse du rendez-vous. À Lyon, je me rends logiquement au siège du journal, où on m’annonce que la présentation se tient au domicile personnel du patron du journal, qui a une jambe dans le plâtre, et qui habite à 50 kilomètres de là. Le chauffeur du journal m’y conduit. J’étais déjà pas mal stressé par la perspective de présenter une étude devant un patron de presse et devant mon propre patron, alors vous imaginez mon degré de sérénité en arrivant là-bas.

J’entre, et j’aperçois Didier Truchot en train d’exposer les résultats assez complexes de mon étude sémiotique devant le directeur du Progrès et l’ensemble de sa rédaction, avec un simple paper board sur lequel il a griffonné quelques mappings. Il a lu mon rapport dans le train, mais il n’a aucun support visuel de présentation, ce qu’on appelait à l’époque des transparents, puisque c’est moi qui les ai dans mon cartable. On me chambre gentiment, je m’assieds sagement dans un coin, et Didier Truchot termine son exposé qui touchait à sa fin. J’ai fait le trajet depuis Paris pour rien. Je n’ai pas pu assurer la présentation de cette étude très stratégique et accessoirement très coûteuse pour le client. Même si la faute ne m’incombe pas directement, mon patron pourrait facilement trouver des raisons pour me faire des reproches. Dans le train du retour, au bar du TGV, décontracté comme à son habitude, il ne fait pas la moindre allusion à mon fiasco, et ne m’en tiendra aucune rigueur. Pour moi, c’était un drame, pour lui ce n’est qu’une péripétie.

Une autre anecdote. Un matin, en arrivant au bureau, des employés se rendent compte qu’une femme de ménage a mis à la poubelle toute la comptabilité de la société. La veille au soir, l’expert comptable a imprudemment laissé tous ces classeurs empilés par terre, et cette brave femme, prenant tout ça pour de vieux papiers, a tout jeté. On récupère in extremis les classeurs en bas dans la poubelle collective, juste avant le passage de la benne. Ni le comptable ni la femme de ménage n’ont été licenciés pour ça, et tout le monde en rigolait encore des années après. L’erreur est humaine, et c’est le rôle d’un grand patron d’assumer celles de ses employés. Aujourd’hui, Didier Truchot figure parmi les cent plus grosses fortunes de France. Pour réussir comme pour simplement survivre, il faut toujours aller au charbon et souvent même au chagrin. Mais on peut être un grand intellectuel ou un grand patron tout en gardant le sens de l’humour et en conservant un minimum d’humanité.

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Le bougnat

À quelques pas du 10 rue Monsieur-le-Prince, où je dois donner mon premier cours de sémiotique publicitaire, se trouve à cette époque un minuscule bistrot tenu par un Auvergnat. J’ignore s’il existe toujours. Certains coins de Paris n’ont pas beaucoup changé alors, depuis les années cinquante, et l’estaminet de ce bougnat, en plein Quartier-Latin, appartient déjà à un autre temps. Le mercredi, l’agenda de Greimas est réglé comme du papier à musique. Vers neuf heures il prend son café dans ce bistrot où il a sa table, et il y donne éventuellement quelques rendez-vous. Il travaille ensuite dans son minuscule bureau, juste en face de la petite pièce où se tiennent les ateliers. Puis il retourne déjeuner chez l’Auvergnat, éventuellement en compagnie d’autres personnes ayant sollicité un entretien, ou avec ses plus proches disciples. Le téléphone portable n’existe pas encore. Ceux qui veulent joindre le maître n’hésitent donc pas à appeler le bougnat qui sert de standardiste au chef de file de l’École Sémiotique de Paris, et qui sans le savoir a dû avoir au bout du fil tout ce que l’époque compte de grands intellectuels. Greimas prend ensuite le métro pour se rendre à Port-Royal donner son grand séminaire, souvent en compagnie d’invités de marque comme Paul Ricœur ou Umberto Eco, conviés à partager la tribune avec lui pour apporter leur contribution ou même leur contradiction. Car Greimas ne craint guère la controverse, qui au contraire stimule son esprit. Même quand c’est pour faire part de ses doutes, il a réponse à tout, sur tous les sujets, et quel que soit son interlocuteur. C’est l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle, mais il sait aussi manier l’humour, ce qui rend ses interventions plus accessibles, même sur les sujets les plus arides. Quand il a fini de répondre à une question, même si seule une poignée d’initiés ont vraiment saisi le sens de ce qu’il a dit, les autres pour le moins se souviennent d’avoir compris la plaisanterie qu’il a faite au début, et ça les rassure un peu. Le séminaire se poursuit de façon informelle au café du coin où le maître, pour se détendre, semble davantage apprécier à sa table la compagnie des jolies femmes que celle des vieux thésards.

Si Greimas n’aime rien plus que le débat, ce n’est pas encore mon cas. Et je suis bien sûr tétanisé à l’idée d’avoir à faire face pour la première fois en tant que chargé de cours à ces élèves qui il y a quelques mois encore étaient mes camarades. Surtout quand Greimas en personne est dans le bureau d’à côté, voire quand Joseph Courtès, qui lui sert de secrétaire, mais qui a écrit avec lui le fameux Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage, se trouve dans la pièce même où je donne mon cours, et entend chaque mot que je prononce tout en mettant de l’ordre dans ses papiers ou en tapant à la machine. C’est pourquoi le mercredi matin, avant de donner mon cours, je vais moi aussi chez le bougnat, et qu’avec mon café je m’enfile un petit calva pour me relaxer un peu.

Contre toute attente, la fréquentation de mon atelier de sémiotique publicitaire explose très vite. Hormis les étudiants habituels, tout ce que Paris compte de free-lances désireux d’acquérir à bon compte quelques rudiments de sémiotique se presse pour assister à mes cours. Vu l’extrême exiguïté du lieu, certains doivent rester sur le palier. Floch me rapporte que Greimas, avec qui je n’ai encore jamais eu une vraie conversation, s’en étonne et s’en amuse. Mais qu’est-ce qu’il leur raconte, Martinez, pour qu’il y ait tant de monde à son atelier ?

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10 rue Monsieur Le Prince

Avec les premières indemnités de mes divers stages, je ne peux pas encore prétendre louer un studio en mon nom propre à Paris. Pour cela il me faudrait un contrat à durée indéterminé, avec des feuilles de salaires conséquentes. Mais pour le moins, j’ai trouvé une sous-location du côté de Montparnasse. Une fille de la fac qui part pour un an avec Erasmus en Espagne. Ce n’est pas tout à fait chez moi, mais quand je pose pour la première fois le pied dans cette chambre de bonne, c’est comme si je marchais sur la Lune. Un petit pas pour n’importe quel étudiant, un bond de géant pour moi. Plus de comptes à rendre à ma mère. Plus d’ordres à recevoir de mon père. Des ordres, je n’en recevrai plus désormais que de mes patrons. Le moins possible, mais il faut savoir faire quelques concessions. Et puis les patrons, au pire, on peut toujours en changer… en attendant de pouvoir enfin s’en passer.

Mais surtout, avec ce pied-à-terre à Paris, finis les trains de banlieue ! Près de deux heures pour aller de Chaponval à Paris très tôt le matin, et autant pour revenir tard le soir. Ce qui rendait bien sûr impossible toute sortie entre amis après les cours ou toute vie parisienne en général. Un gain de temps et d’énergie considérable, qui va me permettre de commencer à étudier sérieusement la sémiologie, tout en continuant à travailler dans la société d’études où j’étais déjà en stage, et où je viens de me faire embaucher à temps partiel. Ce sera d’ailleurs désormais mon credo : plus jamais de ma vie un travail à temps plein.

J’ai débarqué au séminaire de Greimas en milieu d’année, trop tard pour m’inscrire en troisième cycle à l’EHESS. Et puis je n’ai presqu’aucune notion en linguistique et encore moins en sémiotique. Est-ce bien raisonnable d’entreprendre directement une thèse sur ce sujet ? Je profiterai de ce qui reste de l’année scolaire pour me mettre à niveau, en assistant au séminaire et aux ateliers en auditeur libre. Car à côté du grand séminaire du mercredi, les plus fidèles disciples de Greimas animent chaque semaine des ateliers de recherche spécialisés dans les divers domaines que la sémiotique prétend aborder. Les intitulés mêmes de ces ateliers sont absolument incompréhensibles pour les non-initiés, à commencer par moi. Mais, miracle, l’un d’eux est consacré à la communication publicitaire.

Il est animé par Jean-Marie Floch. Beaucoup plus jeune que Péninou qui est déjà proche de la retraite, il a à peine quarante ans à l’époque, et je découvre que c’est le plus grand spécialiste du moment dans cette discipline. Plus important encore, non seulement c’est un chercheur en vue, qui a déjà publié plusieurs ouvrages consacrés à la sémiotique de l’image, mais il travaille aussi en free-lance pour des cabinets d’études et des agences publicitaires. Précisément ce que je rêve de faire un jour. Reste à me faire accepter en auditeur libre dans son atelier, et pour ce faire, je me rends sur place à l’heure prévue pour la prochaine séance.

La plupart des ateliers ont lieu au premier étage d’un petit immeuble vétuste, au 10 rue Monsieur-le-Prince, non loin de la Sorbonne. J’apprendrai plus tard qu’Auguste Comte a vécu là autrefois. Au rez-de-chaussée un débarras, à l’étage un placard à balais servant de bureau à Greimas, et une autre pièce à peine plus grande où se déroulent les ateliers. On le sait, la République est peu généreuse avec ses chercheurs, et l’université l’est encore moins avec ce trublion un peu métèque et sa bande de jeunes thésards exaltés qui bousculent les frontières bien établies entre les différentes disciplines en prétendant fournir un langage commun à toutes les sciences humaines.

Jean-Marie Floch m’accueille poliment. L’École de Sémiotique de Paris est ouverte à tous, y compris à quelques illuminés qui, sans doute en raison de son métalangage apparemment ésotérique, prennent Greimas pour un gourou et ses adeptes pour une secte. Même si nous sommes moins d’une dizaine, le plus difficile est donc de me trouver une chaise pas trop bancale et un endroit pour la poser. Après quoi, aux anges, j’assiste pour la première fois à l’Atelier de Sémiotique Publicitaire animé par ce grand spécialiste de la discipline. Cette première sera aussi pour moi la dernière. La semaine d’après, Jean-Marie Floch nous annonce qu’il suspend son enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Entre ses travaux de recherches et son activité de sémiologue free-lance, il est débordé, et il doit faire des choix. Par ailleurs, sa femme vient d’accoucher de leur deuxième enfant.

C’est une déception pour tous et pour moi une catastrophe. Mais je ne suis pas du genre à me laisser abattre. Je propose aux autres participants de poursuivre l’atelier en autogestion. Une autogestion dont je prendrai rapidement le contrôle. Il ne m’a pas fallu longtemps en effet pour me rendre compte que la plupart de mes camarades, qui sont pourtant là depuis plusieurs années, et qui pour certains préparent une thèse avec Greimas, ont une conception assez mystique de la sémiotique, et font de son métalangage un usage plutôt surréaliste. Malgré les apparences, ils n’en savent guère plus que moi. Mais moi j’ai parfaitement conscience de l’ignorance dans laquelle je suis de cette discipline en réalité très rigoureuse, je suis déterminé à apprendre, et j’ai déjà commencé à le faire en lisant et en relisant tous les livres de Greimas.

Par rapport aux autres, j’ai aussi l’avantage de bien connaître la publicité, dont ils ignorent tout. Bref, en quelques semaines, ces moutons abandonnés me considèrent déjà, plus ou moins malgré moi, comme leur nouveau berger. Je fais autorité, et je remplace cet illustre professeur dont je n’ai suivi qu’un seul cours. Toute ma vie j’aurai pratiqué avant de savoir, et enseigné pour apprendre. Le principe de l’atelier était, pour chacun des participants, de travailler sur un exercice pratique, à rendre à la fin de l’année. Le moment venu, nous rendons tous nos copies à Jean-Marie Floch, qui consent à en prendre connaissance et à revenir à la dernière séance pour clôturer l’atelier. Pour ma part, avec les quelques notions de sémiotique que j’ai pu acquérir par moi-même à l’aide de mes lectures, j’ai fait l’analyse d’une publicité automobile. À la fin de cette dernière séance, Floch demande à me voir. Va-t-il me reprocher d’avoir profité de son absence pour fomenter un putsch dans son atelier de sémiotique publicitaire ? Va-t-il me faire comprendre gentiment que le papier que je lui ai rendu n’est pas digne d’un étudiant de troisième cycle ? Bref, s’est-il rendu compte que je ne suis qu’un imposteur ?

À ma grande surprise, sans faire aucun commentaire sur le travail que je lui ai rendu, il me propose de le remplacer auprès d’un de ses clients pour une analyse sémiotique qu’il n’a pas le temps de faire lui-même. Je suis bien entendu très étonné, ravi et complètement angoissé. Le client en question est un groupe informatique, et il s’agit de publicités pour des composants électroniques. Non seulement je n’ai jamais réalisé d’études sémiotiques pour un véritable annonceur, mais je ne connais strictement rien non plus à cet univers de produits.

En plus de mon boulot de chargé d’études, me voilà à analyser dans ma chambre de bonne un vaste corpus de publicités plutôt techniques et assez austères pour de mystérieux produits qui ne relèvent donc pas de la grande consommation, et dont j’ignore à qui ils sont vraiment destinés. Floch vient me voir une fois pour s’assurer que tout va bien. Je lui présente mon travail tout en lui faisant part de mon désarroi. Je ne le reverrai que le jour de la présentation chez le client, où il me laisse exposer mon analyse sans faire aucun commentaire.

Il faut croire que ma présentation n’était pas si catastrophique, car Jean-Marie me confie ensuite plusieurs autres analyses, cette fois dans le domaine des produits pharmaceutiques avec lesquels je suis bien sûr tout aussi familier. Pour couronner le tout, afin d’alléger un peu son agenda, Floch me propose à la rentrée suivante d’animer son atelier en alternance avec lui. Je serai chargé de la sémiotique publicitaire, et lui de la sémiotique visuelle, son domaine de prédilection. Six mois après avoir découvert la sémiotique, sur proposition de Jean-Marie Floch à Greimas qui lui fait entièrement confiance, j’ai la responsabilité de l’enseigner, en tant que directeur de cette unité de recherche placée sous l’égide de l’EHESS et du CNRS. Ma carrière d’imposteur est lancée. Plus rien ne pourra plus m’arrêter.

Pour acquérir cependant un début de légitimité, je juge plus prudent de m’inscrire en DEA, afin d’apprendre officiellement les premiers rudiments de la discipline que j’aurai, de fait, la charge d’enseigner aux thésards de Greimas.

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Algirdas Julien Greimas

En attendant de devenir qui je veux être, c’est-à-dire pour l’instant sémiologue, alors que je connais encore à peine le sens de ce mot, j’ai obtenu grâce à Sciences Po un stage dans une société d’études dont je tairai le nom, filiale française d’un groupe américain spécialisé dans les études quantitatives, et réputée pour avoir mis au point un modèle de prédiction des ventes. Quand un annonceur envisage de lancer un nouveau produit, cette société se charge d’interroger les consommateurs potentiels sur leur degré d’intérêt pour cette nouveauté. Elle intègre ensuite dans son mystérieux programme les résultats de cette enquête, ainsi qu’un ensemble d’autres données marketing concernant le niveau de prix, le circuit de distribution, le montant de l’investissement publicitaire prévu, et bien d’autres facteurs. Enfin, après avoir digéré toutes ces informations, l’ordinateur central, situé à la maison-mère aux États-Unis, rend son oracle telle la Pythie de Delphes.

Le secret de ce modèle prédictif, qui a fait la fortune de cette société d’études, est aussi bien gardé que la recette du Coca-Cola, et même la filiale française n’en a pas connaissance. Le jour dit, en tenant compte du décalage horaire, il faut téléphoner au concepteur mythique de cette formule magique, un savant « docteur » résidant de l’autre côté de l’Atlantique, afin qu’il livre de vive voix le chiffre fatidique, sorti d’on ne sait où, qui décidera du sort de ce nouveau produit. Bref, on n’est pas loin de Nostradamus ou de Madame Soleil. Si c’est ça les études quantitatives, réputées scientifiques, pourquoi ne pas essayer la sémiologie ?

Je poursuis mon enquête, pour découvrir qu’un cours de sémiologie existe toujours à la Sorbonne au sein de la célèbre École Pratique des Hautes Études, où ont enseigné les plus grands chercheurs en sciences humaines, et qui se caractérise, comme le Collège de France, par le fait que ses enseignements sont ouverts aux auditeurs libres. J’y vais. Il s’agit en fait principalement d’un cours de phonétique, assuré par l’un des plus grands linguistes de l’époque, André Martinet, et c’est sa femme Jeanne qui, tout en assistant son mari à chaque séance, distille parfois en vedette américaine quelques rudiments de sémiologie. C’est donc en couple que les Martinet, d’un âge déjà assez avancé, dispensent dans les combles de la Sorbonne, devant une poignée de thésards, un enseignement très académique. On est loin de Barthes, et je comprends dès le premier cours que si la recherche se poursuit quelque part à Paris en sémiologie, ce n’est pas là que ça se passe.

J’interroge un de ces vieux étudiants, et il me lance sur une meilleure piste, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui malgré un nom assez similaire n’a rien à voir avec l’École Pratique des Hautes Études. À ce qu’il paraît, un certain Algirdas Julien Greimas, dont je n’ai jamais entendu parler, répand là-bas la bonne parole. Je décide d’aller voir. Le séminaire de Greimas se tient chaque mercredi à 14 heures dans l’amphithéâtre de la Faculté de Théologie Protestante, à Port-Royal, et il est également ouvert aux auditeurs libres.

Dès que j’entre dans ce qui ressemble à une chapelle, bourrée de fidèles, où le maître s’apprête à officier, j’ai la révélation, une de plus, que je suis sur le point de participer à un moment clef dans l’histoire de la recherche. Ressemblant vaguement à Einstein, avec ses grosses moustaches, Greimas est tout aussi vieux que Martinet, mais on voit tout de suite à son air rigolard et ses yeux malicieux qu’il est plus jeune d’esprit que la plupart de ses disciples, qui par ailleurs se divisent en deux catégories. Les premiers, qu’on appelle les douze apôtres, sont des intellectuels trentenaires de haut vol, généralement encore thésards mais souvent déjà enseignants. Ils font partie du cercle restreint entourant le prophète de l’École de Sémiotique de Paris, qui n’est pas une école au sens administratif du terme, mais plutôt un mouvement de pensée et un courant de recherche. Car la comparaison avec la religion s’arrête au décorum un peu poussiéreux de ce grand séminaire, et à la passion animant tous les participants. Ici, point de gourou. De toute l’assemblée, Greimas est sans doute celui qui se prend le moins au sérieux. Il partage la scène avec ses adeptes, et n’importe qui dans l’assistance peut à tout moment prendre la parole. Même si peu s’y risquent vraiment de peur de proférer une ânerie. Car le moins qu’on puisse dire est que tout cela vole très haut. Surtout pour moi qui, avec ma formation économique et littéraire, ne dispose d’aucune connaissance en linguistique et encore moins en sémiotique. C’est simple, ces gens ont carrément rédigé un dictionnaire pour mieux se comprendre entre eux, le Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage. Ils sont en train d’écrire ensemble le deuxième tome, et chacun peut proposer des entrées et des définitions. C’est donc une langue qui m’est totalement étrangère. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut l’apprendre. Ici, ce n’est nullement un maître, supposé savoir comme dirait Lacan, qui dispense un enseignement à des élèves désireux d’apprendre. Dans cet amphi, on n’est sûr de rien, on cherche ensemble, on est prêt chaque jour à remettre en cause la pertinence de ce qu’on pensait avoir trouvé la veille, et finalement on assiste, voire on contribue, à l’émergence d’un savoir en train de se constituer. De ma déjà longue carrière d’étudiant, c’est la première fois que j’ai la chance de vivre une telle aventure intellectuelle collective, et c’est un choc. J’ai raté Barthes, je ne passerai pas à côté de Greimas.

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Deviens qui tu es

Avec mon entrée en licence de lettres espagnoles, j’accède enfin au saint des saints, la Sorbonne. En réalité, la plupart des cours de travaux dirigés ont lieu à l’Institut Hispanique, rue Gay Lussac. Qu’importe, c’est le Quartier Latin. Et les cours magistraux sont bien donnés dans le cadre historique de La Sorbonne, avec ses majestueux amphithéâtres ornés de boiseries et de fresques. Ceux de Villetaneuse étaient en béton et couverts de tags. Les professeurs de Paris XIII faisaient cours dans la peur de prendre sur la tête un seau d’eau ou un sac de farine administré à visage découvert et sans crainte de sanction par un gauchiste. Ici certains enseignent encore en toge, et ils n’ont qu’à tousser en début de séance pour obtenir le silence. Il y en a même qui dictent leur cours, que des jeunes filles de bonne famille prennent religieusement en note mot pour mot. Mai 68 semble bien loin, mais j’avoue ne voir à ce moment-là que des avantages à ce retour à l’ordre.

En espagnol, il y a moins de monde qu’en anglais, les étudiants sont issus de milieux un peu plus populaires, et ils sont plus motivés. Ils ont souvent, comme moi, des origines espagnoles, ou bien ils entretiennent une véritable passion pour l’Espagne et pour la langue de Cervantès. À quelques pas de la Sorbonne, les locaux du petit Institut Hispanique sont à la fois modernes et déjà vétustes. L’ambiance y est plus décontractée qu’à la Sorbonne voire plus intime. On tutoie les chargés de cours, on prend des cafés avec eux au bistrot du coin, on fait du théâtre ensemble après les cours, on refait le monde après les répétitions, on reprend des verres jusqu’au bout de la nuit, et plus si affinités.

Ayant rattrapé le niveau de mes camarades de licence en lettres espagnoles, je cumule cette année-là avec un troisième cycle en économie au Centre d’Études Ibériques et Latino-Américaines Appliquées, également abrité par l’institut Hispanique. Une façon de ménager mes arrières en préparant mon retour aux affaires. Car je ne sais toujours pas ce que je pourrais bien faire avec une licence d’espagnol, à part tenter le CAPES, ce qui ne m’enchante guère. Au cours de ma vie, j’aurai au final souvent enseigné, sans jamais me considérer comme un prof et sans jamais aspirer à en devenir un.

Ce retour à l’économie m’aide à décrocher deux stages en Espagne qui, avec mes diplômes déjà acquis, me permettent d’intégrer un troisième cycle en marketing à Sciences Po. Ou comment sortir par la grande porte d’une des écoles les plus prestigieuses après y être entré par une fenêtre restée ouverte. À Sciences Po, je retrouve, si on peut dire, mes camarades de l’École Saint Martin. Ce ne sont pas les mêmes, évidemment, mais ils sont issus de la même élite. Ils portent tous des noms à rallonge et à particules, ou quand ce n’est pas le cas, ils portent des noms de marque. J’ai dans ma promotion une demoiselle Peugeot. Le week-end, ils organisent entre eux des rallyes mondains. Je ne savais même pas que ça existait. Et je ne sais toujours pas exactement ce que c’est. Pas sectaires, ils ont la gentillesse de m’inviter mais je décline, craignant à nouveau de ne pas être du tout à ma place et de me ridiculiser en enfreignant des codes que je ne connais pas.

Pour fêter la fin de cette année d’études à Sciences Po, j’accepte malgré tout d’aller à une soirée chez l’une de nos fortunées camarades. Les fenêtres donnent sur les jardins de Matignon. Et je me rends compte que je suis chez un ministre quand il passe la tête par la porte pour saluer sa fille et voir si tout va bien. L’histoire m’a rattrapé. Me voilà de nouveau à côtoyer un milieu élitaire auquel je n’appartiens pas, sans pour autant appartenir à aucun autre.

Reste à savoir quoi faire de ma vie. À commencer par cette vie professionnelle dans laquelle, à plus de vingt-cinq ans, je ne suis toujours pas entré. C’est à Science Po, comme d’autres à Lourdes, que j’ai une révélation. Un de nos intervenants est Georges Péninou. À l’époque, c’est l’un des seuls spécialistes en France de la sémiologie appliquée au marketing et à la publicité. J’entrevois soudain la possibilité de concilier mon goût pour la langue et la littérature avec mon intérêt réel pour le marketing. Péninou a été formé par Barthes. Mais Barthes est mort. Il ne me reste plus qu’à savoir où l’on peut apprendre la sémiologie à Paris et qui a pris la succession de Barthes à l’École Pratique des Hautes Études où il enseignait jusqu’à ce qu’il soit renversé par une camionnette juste devant la Sorbonne. Ma vie n’aura été finalement qu’un long jeu de piste, à la recherche de qui je voulais être. Deviens qui tu es, disait Nietzsche. Facile à dire. Encore faut-il savoir qui on est. Et ça on ne le sait qu’à la fin, et à condition d’avoir beaucoup cherché. Je cherche encore…

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Mes universités

Je retourne à la vie civile gonflé à bloc, bien décidé à rattraper le temps perdu. À la fac de Villetaneuse, je n’ai pas connu la vie d’étudiant telle que je l’avais fantasmée en quittant l’École Saint Martin, le bac en poche. J’avais opté pour les Sciences Économiques parce que la politique m’intéressait, mais aussi par raison, pensant que c’était la meilleure voie pour accéder aux métiers susceptibles de me correspondre et de m’assurer un avenir acceptable voire si possible à la hauteur de mes espérances. Mais si l’économie est une science molle, en rien prédictive et totalement réfractaire à l’expérimentation, son appareillage méthodologique convoque ces sciences dures que sont les mathématiques et les statistiques. L’économie combine donc ce que les sciences humaines ont de plus fumeux, avec ce que les sciences exactes ont de plus rébarbatif. Les sciences économiques et sociales, c’est de la philosophie et de la psychologie mises en équation. Un peu comme si on cherchait à prouver l’existence de Dieu à l’aide d’un programme informatique, à mesurer le désir avec un double décimètre, à quantifier le bonheur ressenti avec un thermomètre, à évaluer l’honnêteté d’un élu avec un pèse-personne, et à peser le pour et le contre avec une balance de cuisine.

Même si j’aurais rêvé d’être astrophysicien, il faut bien se rendre à l’évidence, je suis plutôt un littéraire. Jusqu’au bac, l’économie, c’est de l’histoire racontée par un journaliste. En fac, je n’avais plus le niveau en maths. Surtout après quatre années de chaos dans une université en grève permanente. Même si j’avais obtenu par miracle un diplôme de consolation, j’étais au bord de la déscolarisation. Et puis mon premier job d’été à la Société Générale m’avait donné une idée de ce qui m’attendait si je persistais à vouloir devenir un cadre, et à quel point ma connaissance des théories keynésiennes ou marxistes me serait d’un grand secours pour être employé de banque. Plutôt crever. Quitte à faire des études qui ne mènent nulle part, autant choisir une matière qui m’intéresse vraiment. Et tant qu’à être étudiant, autant que ce soit à la mythique Sorbonne.

Ce qui m’intéressait le plus à l’époque, c’était de retrouver mes racines espagnoles. Pendant mes études secondaires, mon Espagnol de père m’avait contraint à prendre l’allemand en première langue, et l’anglais en deuxième. Après toutes ces années d’études, je m’exprimais aussi bien dans ces deux langues qu’en latin. Maintenant, c’est moi qui choisira. Et par le jeu des équivalences, je décidai de m’inscrire à La Sorbonne en deuxième année de Licences de Lettres Espagnoles. Le seul problème, c’est que je n’avais jamais appris cette langue pendant toute ma scolarité. Qu’à cela ne tienne. Je parlais déjà un peu l’espagnol pour l’avoir pratiqué chaque été pendant mes vacances familiales sur la Costa Dorada. Un mois de cours d’été à l’Université de Salamanque devrait suffire à me donner les quelques bases nécessaires.

Deux mois après, je débarquais à Clignancourt. Pour La Sorbonne, la vraie, il faudrait encore attendre un peu. Les deux premières années de licence à Paris IV se déroulent à la Porte de Clignancourt. C’était toujours mieux que Villetaneuse, mais encore plus loin d’Auvers-sur-Oise où j’étais toujours contraint à habiter faute d’avoir l’argent nécessaire pour une chambre à Paris. Mais j’étais hyper motivé. Il le fallait, car je savais que je n’avais pas du tout le niveau nécessaire. Le premier cours en amphi, j’arrive en retard. L’entrée se fait côté bureau du professeur. Tout l’amphi a les yeux braqués sur moi. Je m’assieds le plus discrètement possible, et je regarde autour de moi, comprenant mieux la gêne que j’ai ressentie en entrant. Dans l’amphi, il n’y a que des filles. Je me rapproche du paradis.

Mes professeurs, évidemment, remarquent tout de suite que je suis un cas à part. Je suis un garçon, d’abord, plus âgé que les autres, et pour ce qui est de la langue, j’ai en début d’année le niveau quatrième. Mais tous se montrent très bienveillants, voyant bien ma motivation hors norme. De fait, je me lève tous les jours à cinq heures du matin. Un petit footing pour entretenir la forme que j’avais pendant mon service militaire, puis j’attaque les romans au programme, en espagnol évidemment. Je ne connais qu’un mot sur deux. Je cherche tous les autres dans le dictionnaire. Je continue mes lectures dans le train. Deux heures de transport pour atteindre Clignancourt. Le temps de me familiariser avec les classiques espagnols. Tout me passionne. La littérature classique et moderne, espagnole ou latino-américaine, le Siècle d’Or et la Guerre Civile. Cette guerre qui a conduit mon père à venir s’exiler en France en 1939 avec ses parents. Et qui est donc constitutive de mon propre destin.

À la fin de l’année, j’ai rattrapé le niveau de mes camarades. Et l’année d’après je décrocherai la licence avec mention très bien. Le temps que je ne passe pas dans les transports ou en cours, je le passe à la bibliothèque. Il arrive à mes professeurs de me demander les références des articles que je cite, et dont ils ignoraient eux-mêmes l’existence. Mais je n’en ai pas fini avec cette boulimie d’apprendre. Par le jeu des équivalences qui permettent d’écourter les cursus, et en étudiant toujours au moins deux disciplines à la fois, je cumulerai l’équivalent d’une quinzaine d’années d’études supérieures, et j’obtiendrai sept diplômes universitaires dans des spécialités différentes.

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