Absurde

Brèves de Trottoirs

Sidewalk Chronicles – Escenas callejeras –  Cenas de rua

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

25 personnages : distribution modulable en nombre et sexe, chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles, la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins

Sur le trottoir d’une rue se jouent d’étranges histoires…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Brèves de Trottoirs

1 – Au bout de la rue

2 – Plans de carrière

3 – La rue est à tout le monde

4 – Comme sur des roulettes

5 – Le juste prix

6 – L’homme de la rue

7 – Le bon numéro

8 – Deuxième chance

9 – À la rue

10 – La Manif pour Personne

11 – Du balai

12 – Le pari de Pascal

13 – Un bon coup de balai

14 – Une ombre de la rue

1 – Au bout de la rue

Un bout de rue, avec un trottoir et éventuellement un banc. Un personnage (homme ou femme) arrive d’un côté, un autre personnage arrive du côté opposé.

Un – Excusez-moi, vous savez où elle va, cette rue ?

Deux – Où elle va ? Ah non, je… Je ne sais pas exactement.

Un – Mais pourtant vous en venez, non ?

Deux – D’où ?

Un – De cette rue !

Deux – Ah non, mais moi je sors du 5 bis là. C’est là où habite… Enfin bref, c’est tout au début de la rue. Dans l’autre sens, je ne sais pas où elle va, cette rue, moi.

Un – Ah oui, c’est ennuyant.

Deux – Ennuyant ?

Un – Je ne vais pas prendre cette rue sans savoir où elle va.

Deux – Mais vous, vous allez où ?

Un – On m’a dit au bout de la rue mais…

Deux – Au bout de la rue ? Quelle rue ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Deux – La rue qui descend ? Alors ça ne doit pas être celle-là.

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, cette rue, non ?

Un – Ah oui, vous trouvez ? Moi je trouve plutôt qu’elle descend.

Deux – Ou alors, vous ne l’avez pas pris dans le bon sens…

Un – Ah non, pour moi elle descend.

Un troisième personnage arrive.

Deux – Excusez-moi de vous déranger… Vous trouvez qu’elle monte ou qu’elle descend, cette rue, vous ?

Trois – C’est pour un sondage ?

Deux – Non…

Trois – Je vous préviens, moi je ne fais pas de politique.

Deux – Non, non, c’est juste cette personne qui… On lui a dit au bout de la rue qui descend et…

Le troisième regarde la rue.

Trois – Moi, je dirais plutôt qu’elle est plate, cette rue, non ?

Deux – Un faux plat, alors…

Un – Oui, mais un faux plat qui monte ou un faux plat qui descend ?

Trois – On n’a qu’à poser une bille par terre sur le trottoir, et on verra bien si elle monte ou si elle descend.

Un – Comment est-ce qu’une bille pourrait bien monter ?

Trois – Pas la bille ! La rue. On pose la bille par terre, et on verra bien dans quel sens elle se met à rouler.

Un – Oui, évidemment, on peut faire ça…

Ils semblent tous les trois attendre quelque chose.

Deux – Vous avez une bille ?

Trois – Non.

Un – Alors pourquoi vous avez parlé de poser une bille par terre ?

Trois – J’ai dit ça comme ça, moi ! Je n’ai jamais dit que j’avais une bille. Vous trouvez que j’ai une tête à jouer aux billes ?

Deux – Faudrait trouver un gosse.

Un – Un gosse avec des billes.

Ils regardent autour d’eux.

Trois – De nos jours, des gosses qui jouent aux billes…

Deux – Ouais…

Trois – C’est vrai. Ça se perd. Moi, quand j’étais gosse, on jouait encore aux billes.

Deux – C’était une autre époque. Ça paraît tellement loin. Maintenant, si les gosses jouaient aux billes, ce serait à partir d’une application sur leur Smartphone.

Un – Bon, ça ne me dit toujours pas si c’est la bonne rue.

Trois – La bonne rue ?

Deux – On lui a dit au bout de la rue, mais on ne lui a pas dit le nom de la rue.

Trois – Au bout de la rue, c’est tout ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Trois – Qui descend ? Mais dans quel sens ?

Deux – C’est ce que je lui ai dit…

Trois – Mais vous allez où, au juste ?

Un – Je ne vais nulle part ! Je cherche ma voiture.

Trois – Votre voiture…

Un – Mon mari m’a dit qu’il l’avait garée dans une rue qui descend, mais il ne m’a pas dit laquelle…

Deux – C’était il y a longtemps ?

Trois – Pourquoi ? Vous pensez que la pente de la rue aurait pu changer de sens entre temps ?

Deux – Vous n’avez qu’à la descendre, cette rue, et vous verrez bien si votre voiture y est garée.

Trois – La descendre… ou la monter. Telle est la question.

Deux – Il vous a dit en face de quel numéro ?

Un – Il m’a juste dit au bout de la rue. Tout en haut.

Trois (sceptique) – Tout en haut ? Au bout d’une rue qui descend…

Un – J’ai un peu peur de me perdre. Ça fait déjà un bon quart d’heure que je tourne en rond.

Trois – C’est vrai qu’elle a l’air de tourner un peu, tout au bout, cette rue, non ?

Deux – Remarquez, ça expliquerait tout…

Trois – Quoi ?

Deux – La rue d’en face, comment elle s’appelle ?

Un – Cette rue là ? Celle qui descend aussi ?

Trois – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, mais bon…

Deux – Je vais aller voir…

Il va voir. Le troisième se tourne dans la direction où l’autre est parti.

Trois – Je ne sais pas où elle va, cette rue là, je ne l’ai jamais prise… Moi je vais toujours au numéro 214 de la rue Tournefort. Deux fois par semaine depuis plus de dix ans.

L’autre revient.

Deux – C’est incroyable, c’est aussi la rue Tournefort, numéro 214.

Trois – Cette rue là, c’est la rue Tournefort ?

Deux – Ben oui, comme celle-là.

Un – Comment est-ce qu’une rue peut descendre dans les deux sens ?

Trois – Remarquez, si c’est une rue qui tourne en rond…

Deux – Elle peut très bien descendre dans les deux sens…

Trois – C’est pour ça que votre mari vous a dit la rue qui descend…

Deux – Et au bout d’une rue qui descend et qui tourne en rond, forcément, on est tout en haut de la rue.

Un – Ah oui, ce n’est pas faux…

Trois – C’est incroyable… Ça fait dix ans que je parcours cette rue de bout en bout pour aller chez mon psychanalyste, en prenant à gauche à la sortie de la bouche, et je me rendre compte aujourd’hui que c’est juste à droite en sortant.

Deux – Quelle bouche ?

Trois – La bouche du métro !

Un – Ah, oui, c’est vraiment ce qui s’appelle tourner en rond.

Deux – Si j’étais vous, j’arrêterais la psychanalyse…

Un (se retournant) – Ah ben oui, tenez, elle est là bas justement…

Trois – Quoi ?

Un – Ma voiture !

Deux – Eh ben voilà.

Trois – Tout est bien qui finit bien.

Un – Merci beaucoup pour votre aide… Excusez-moi, il faut que je file, je suis déjà en retard…

Deux – Mais je vous en prie.

Le personnage s’éloigne. Les deux autres le regardent partir.

Trois – Ça n’a pas l’air de tourner très rond, quand même…

Deux – Ouais…

Noir.

 

2 – Plans de carrière

Deux collégiennes (pouvant être jouées par des adultes habillés comme des ados) arrivent l’une après l’autre, sortant visiblement du collège.

Un – Vous avez eu les bulletins ?

Deux – Oui.

Un – T’as combien de moyenne ?

Deux – Dix-sept.

Un – Ah, ouais…

Deux – Et toi ?

Un – Huit et demi.

Deux – Ah ouais… C’est exactement la moitié.

Un – La moitié de quoi ?

Deux – Huit et demi. La moitié de dix-sept.

Un – Tu crois ?

L’autre la regarde étonnée et renonce à répondre. Silence.

Un – Qu’est-ce que tu veux faire, toi, quand tu seras grande ?

Deux – Je ne sais pas… (Un temps) J’hésite entre kinésithérapeute et péripatéticienne.

Un – Ah, ouais, c’est cool… (Silence) C’est quoi, exactement, kinésithérapeute ?

Deux – Ben… Un type qui a une crampe, par exemple. Il appelle la kinésithérapeute, elle lui fait un massage…

Un – Pour retirer sa crampe…?

Deux – Ouais…

Un – Ah, ok… (Un temps) C’est une masseuse, quoi…

Deux – Ouais… Mais maintenant, ça s’appelle une kinésithérapeute.

Un – C’est cool…

Deux – Ça vient du grec : « kinésie », le mouvement, et « thérapeute », qui soigne. Parce qu’il faut faire des études, quand même, pour être kinésithérapeute.

Un – Des études de grec ?

Deux – De latin, plutôt. Pour savoir ce que c’est que le radius, le cubitus, le strato-nimbus, le romulus et rémus…

Un – Ah ouais, c’est cool… (Un temps) Et ça gagne bien kinésithérapeute ?

Deux – Nan… C’est ça le problème… C’est pour ça que j’hésite avec péripatéticienne…

Un – Mmm… (Un temps) Péripatéticienne, c’est un peu comme esthéticienne, non ?

Deux – C’est ça… C’est une esthéticienne, mais qui pratique sous le périphérique. C’est pour ça qu’on appelle ça une péripatéticienne.

Un – Ah, ok… (Un temps) Et ça gagne bien ?

Deux – Ma grande sœur, elle est péripatéticienne, et ma mère dit qu’elle gagne dix fois plus qu’elle.

Un – Qu’est-ce qu’elle fait, ta mère ?

Deux – Rien.

Un – Rien ?

Deux – ANPE.

Un – Ah, ouais… Ça craint…

Deux – ASSEDIC.

Un – Et ta sœur, ça lui plaît, comme métier, péripatéticienne ?

Deux – Je ne sais pas. Mon beau-père l’a foutue dehors juste après le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est pas cool…

Deux – Non, ça craint.

Un – Et ton beau-père, qu’est-ce qu’il fait ?

Deux – Rien…

Un – ASSEDIC ?

Deux – Décédé.

Un – Ah, ouais, quand même… Mais décédé, euh ? (Devant le silence de son interlocutrice) Ouah…

Deux – Et toi, qu’est-ce que tu veux faire quand t’auras ton bac ? Si tu l’as un jour…

Un – J’hésite…

Deux – Entre quoi et quoi ?

Un – Je ne sais pas.

Deux – Qu’est-ce qu’ils font tes vieux ?

Un – Mon père est prof de grec.

Deux – Et ta mère ?

Un – Prof de grec.

Deux – Génial…

Un – Ils veulent que je sois prof de latin.

Deux – De latin ?

Un – Ils disent que prof de grec, j’aurai jamais le niveau.

Deux – Cool…

Un – Il n’y a pas de chômage. C’est la fonction publique.

Deux – Et ça gagne bien, prof de grec ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Plus que péripatéticienne ?

Un – Peut-être un peu moins, quand même.

Deux – Et il faut faire des études…

Un – Il y a un concours… Il n’y a pas de concours pour être péripatéticien ?

Deux – Ma sœur, elle a commencé avec le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est cool ça…

Elles restent un moment silencieuses.

Un – Oh, putain…

Deux – Quoi ?

Un – Huit et demi… Mes parents vont me tuer, c’est clair…

Deux – T’as qu’à leur dire ça.

Un – Quoi ?

Deux – À tes vieux. En rentrant, tu leur dis que tu veux être péripatéticienne. Comme ça ils te foutront la paix.

Un – Tu crois ?

Deux – Ben ouais…

Un – Ah, ouais…

Deux – Il faut juste le brevet.

Un – Ouais, c’est pas con… (Elle regarde sa montre) Bon, il faut que j’y aille, sinon ils vont vraiment me tuer…

Deux – Ok. Tu me raconteras.

Un – Quoi ?

Deux – Tes vieux. Pour ton projet professionnel. Qu’est-ce qu’ils en pensent…

Un – Ah, ok… C’est cool… Merci du tuyau, en tout cas…

Elle s’éloigne. L’autre soupire.

Deux – Alors elle, elle est vraiment trop con.

Noir

 

3 – La rue est à tout le monde

Un homme travesti en femme, genre prostituée, fait le pied de grue sur le trottoir. Une religieuse arrive. Elle semble désagréablement surprise de voir le travesti.

Religieuse – Qu’est-ce que vous foutez là ?

Travesti – Ça ne se voit pas ?

Religieuse – Ce n’est pas la rue Saint Denis, ici. Vous ne trouvez pas que vous détonnez un peu dans le paysage ?

Travesti – Vous êtes de la police ?

Religieuse – Pas exactement…

Travesti – La rue est à tout le monde, non ?

L’autre lui tend un billet.

Religieuse – Bon, tenez, voilà un billet de dix. Prenez ça et tirez-vous, d’accord ?

L’autre regarde le billet, surpris, mais ne le prend pas.

Travesti – Merci ma sœur, c’est très généreux de votre part. Mais je vais être obligé de rester.

Religieuse – Je vous demande juste de vous déplacer jusqu’au bout de la rue !

Travesti – Oui, mais désolé, mais ça ne va pas être possible.

L’autre réfléchit un instant, agacée, puis se décide.

Religieuse – Bon, c’est combien la pipe ?

Travesti – Pourquoi ? Ça vous intéresse ?

L’autre sort deux billets de vingt euros et lui tend.

Religieuse – Voilà deux billets de vingt euros. Vous voyez, ma voiture est au coin de la rue ? Si vous alliez voir par là bas si j’y suis ? Vous n’aurez qu’à considérer que vous êtes en train de travailler…

Travesti – Mais puisque je vous dis que non.

Religieuse – Et pourquoi ça ?

Travesti – Parce que j’ai une bonne raison de ne pas bouger d’ici, voilà pourquoi.

Religieuse – Quelle raison ?

Travesti – Je vous en pose des questions, moi ?

Religieuse – Je ne vous empêche pas de m’en poser. Pourvu qu’après vous dégagiez d’ici.

Travesti – Très bien. Alors pourquoi ça vous dérange tellement que je sois là ? Ce n’est pas très chrétien. Je vous rappelle que Jésus lui-même n’a pas jeté la pierre à la femme adultère…

Religieuse – Ouais ben moi, en ce qui concerne les femmes adultères, je serais plutôt favorable à la lapidation, vous voyez…

Travesti – C’est une menace ?

Religieuse – Écoutez, je n’ai rien contre vous, d’accord ? Je surveille la maison d’en face, et je préfèrerais rester discrète, vous comprenez ? Si on est deux, ça commence à ressembler à un attroupement…

Travesti – Le numéro 13 ?

Religieuse – Oui, le numéro 13, pourquoi ?

Travesti – Non, c’est moi qui vous demande pourquoi. Pourquoi ce qui se passe au numéro 13 vous intéresse tant que ça ?

Religieuse – Disons que… deux personnes ont prévu de se retrouver là. Deux personnes qui sont mariées, mais pas ensemble, si vous voyez ce que je veux dire.

Travesti – Et c’est le ciel qui vous envoie pour empêcher ce péché mortel… Vous êtes une sorte d’ange gardien, c’est ça ? Votre prénom, c’est Joséphine ?

Religieuse – Mon prénom, c’est Martine… Je serai plutôt une sorte de cocue…

Travesti – Ah, d’accord… Vous êtes la femme de…?

Religieuse – On ne peut rien vous cacher.

L’autre accuse le coup.

Travesti – Ah oui évidemment, là ça change tout…

Religieuse – Alors ?

Travesti – En tout cas, félicitations pour votre déguisement. Je ne me serai jamais douté que…

Religieuse – Merci.

Travesti – Qu’est-ce que vous pensez du mien ?

Religieuse – Ne me dites pas que vous aussi…

Travesti – Eh oui… Je suis le mari trompé.

Religieuse – Non ?

Travesti – Si…

Religieuse – C’est incroyable… Et bien bravo à vous aussi… Moi non plus je n’aurais jamais pu deviner que…

Travesti – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Religieuse – C’est vrai que nos déguisements sont parfaits, mais..

Travesti – Oui, le moins qu’on puisse dire, c’est que notre attelage est plutôt improbable.

Religieuse – Et donc très voyant.

Travesti – Ce n’est vraiment pas de veine.

Religieuse – On va finir par se faire remarquer, c’est évident.

Travesti – Dommage qu’on n’ait pas pu se concerter.

Religieuse – On n’a qu’à faire comme si on ne se connaissait pas.

Travesti – D’accord… On peut toujours essayer…

Religieuse – Ils ne devraient pas tarder à arriver, de toutes façons.

Un temps pendant lequel ils s’efforcent de s’ignorer.

Travesti – Je prends juste quelques photos avec mon portable et je m’en vais. C’est pour mon avocat.

Religieuse – J’avais bien pensé engager un détective, pour les photos, mais c’est tellement cher.

Travesti – Et tellement cliché.

Religieuse – Si vos photos sont ratées, je vous enverrai les miennes. Vous me laisserez votre adresse mail.

Travesti – Tenez, voilà ma carte.

Il tend à l’autre une carte qu’elle prend.

Religieuse – Ah vous travaillez chez SFR à La Défense ?

Travesti – Oui pourquoi ?

Religieuse – Moi aussi. Enfin je veux dire à La Défense. Je travaille chez Orange.

Travesti – Ça nous fait au moins un point commun.

Religieuse – C’est curieux qu’on ne se soit pas déjà croisés.

Travesti – Remarquez, on s’est peut-être déjà croisés. Mais je pense que vous non plus, vous n’allez pas au bureau habillée comme ça…

Religieuse – Non, vous avez raison…

Un temps.

Travesti – Vous fumez ?

Religieuse – Non merci…

Travesti – Ah non, mais je ne fume pas non plus. Je voulais juste savoir si vous étiez fumeuse.

Religieuse – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Travesti – Ma femme est fumeuse. C’est absolument insupportable.

Religieuse – Oui, je sais ce que c’est… Mon mari fume aussi.

Travesti – Ils ont au moins ça en commun. Ils se sont peut-être rencontrés dans un bureau de tabac…

Religieuse – Allez savoir…

Travesti – Ah ça y est, je crois que les voilà.

Religieuse – Je n’ose pas regarder… Ils vont nous repérer, c’est sûr.

Travesti – On n’a plus qu’à faire comme dans les films.

Religieuse – Dans les films ?

Il la prend dans ses bras, et l’embrasse longuement. Ils relâchent peu à peu leur étreinte.

Travesti – Ça y est, ils ont dû entrer au numéro 13.

Religieuse – Vous êtes sûr que c’était eux ?

Travesti – Pas tout à fait, à vrai dire… Je n’ai pas bien regardé… Figurez-vous que j’avais un peu la tête ailleurs…

Religieuse – Oui, moi aussi… Vous croyez qu’ils nous ont vus ?

Travesti – Franchement, ça m’étonnerait. Avec nos déguisements…

Religieuse – Bon, je crois qu’il vaudrait mieux qu’on s’en aille, quand même.

Travesti – Je me demande si je ne vais pas confier cette affaire à un détective privé, tout de même.

Religieuse – Oui, on a beau dire, c’est un métier.

Travesti – Mais j’y pense, pourquoi ne pas prendre le même détective pour nos deux affaires ? Après tout, ce seront les mêmes photos, non ?

Religieuse – Vous avez raison, ce serait idiot de multiplier les dépenses. On partagera les frais…

Travesti – Je vous en prie, il n’en est pas question… C’est moi qui vous l’offre…

Religieuse – Vous êtes un gentleman comme on n’en fait plus. Et je ne connais même pas votre prénom…

Travesti – Jérôme. Je crois qu’il vaut mieux ne pas trop traîner par ici… Je vous offre un verre quelque part ?

Religieuse – Je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Travesti – Le plus dur ça va être de trouver un endroit où on pourrait passer inaperçus.

Religieuse – Oui, ce n’est pas gagné…

Ils sortent.

Noir.

 

4 – Comme sur des roulettes

Un personnage arrive, tirant un chien à roulettes accrochés à une laisse. Un autre personnage arrive à son tour, un paquet de cigarettes à la main (le texte pourra être légèrement adapté en fonction du sexe des deux personnages).

Deux – Alors ça y est, vous êtes rentré ?

Un – Ah, bonjour ! Oui, oui, je suis rentré ce matin. Et vous ?

Deux – Hier soir.

Un – Pas trop de monde sur la route ?

Deux – On est parti de bonne heure, heureusement, parce que sinon…

Un – Eh oui… Fini les vacances…

Deux – Remarquez, on dit ça, mais en fin de compte, on n’est pas mécontent de rentrer chez soi, pas vrai ?

Un – Mmm…

Deux – On ne peut pas être en vacances tout le temps. À la fin, on s’ennuierait. (Il tend vers l’autre son paquet de cigarettes) Cigarette ?

Un – Merci, j’ai arrêté.

Deux – Ah oui ?

Un – Les bonnes résolutions de la rentrée, vous savez… Maintenant, je vapote…

Il sort une cigarette électronique et se met à vapoter. L’autre range son paquet de cigarettes.

Deux – Remarquez, je ferais mieux de m’y mettre aussi… (Il sort une boîte de cachets, en avale un, s’apprête à ranger la boîte mais se ravise) Oh pardon, vous en voulez un ? C’est un petit relaxant… En principe, c’est seulement sur ordonnance mais bon, ils sont très légers…

Un – Merci, j’ai aussi arrêté les médicaments…

Deux – Ouh la… On ne parle plus seulement de bonnes résolutions alors… C’est du lourd, dites-moi. Vous avez rencontré Dieu cet été, vous êtes devenu moine, et vous êtes juste passé récupérer vos affaires avant d’aller vous cloitrer dans votre monastère, c’est ça ?

Un – Vous, en tout cas, vous n’avez pas fait vœu de silence…

Deux – Remarquez, c’est vous qui avez raison. Moi aussi, je ferais mieux d’arrêter.

Un –  D’arrêter… de raconter des conneries, vous voulez dire ?

Deux – D’arrêter les médocs !

Un – Ah, oui bien sûr… C’est vrai que vous n’avez pas très bonne mine. Pour quelqu’un qui revient de vacances…

L’autre accuse un peu le coup.

Deux – Et votre femme, comment ça va ?

Un – À vrai dire… J’ai arrêté aussi.

Deux – Arrêté ?

Un – On n’arrêtait pas de se chamailler, de toute façon… Alors à la place, j’ai pris… un truc qui se gonfle…

Deux – Ah oui… Oui, c’est… C’est moins de complications, c’est sûr…

Un – Je la gonfle tous les soirs. On regarde un peu la télé, et puis… Et vous ?

Deux – Moi ? Ah, non, moi je… Je suis toujours avec ma femme. À l’ancienne, quoi. Pour l’instant, c’est elle qui continue à me gonfler tous les soirs…

Un – Je vois…

Silence embarrassé.

Deux – Et le chien, comment il va ?

Un – Le chien ? Comme sur des roulettes.

Deux – Ah oui, je n’avais pas remarqué, dites donc… Alors vous avez aussi arrêté le chien…

Un – Celui-là n’aboie pas, et au moins, je ne suis pas obligé de ramasser les crottes derrière lui.

Deux – Évidemment… Mais alors pourquoi vous continuez à le sortir pour la promenade ?

Un – L’habitude, j’imagine… Mais vous avez raison, je crois que je vais arrêter aussi d’aller faire pisser le chien… Ça m’évitera les mauvaises rencontres…

Nouveau silence.

Deux – Je vous proposerais bien d’aller prendre une bière, mais je me doute un peu de ce que vous allez me répondre…

Un – J’ai arrêté l’alcool…

Deux – Et voilà.

Un temps.

Deux – Un café, peut-être ?

Un – J’ai arrêté la caféine.

Deux – Un déca ?

Un – Bon… Avec une sucrette, alors. Et à condition que vous me promettiez de la fermer un peu.

Deux – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Tout serait tellement plus simple si les gens arrêtaient de parler pour ne rien dire.

Un – À qui le dites-vous…

Deux – Il y a des fois…

Un – On voudrait tout simplement ne plus en entendre parler.

Deux – Ça, je ne vous le fais pas dire… Et avec votre… truc gonflable, vous…

L’autre lui lance un regard agacé.

Deux – Ok, je ne dis plus rien.

Ils s’en vont.

Un – Allez viens, le chien.

Deux – Il s’appelle le chien ?

Un – Vous ne m’aviez pas promis de la mettre un peu en veilleuse ?

Deux – Pardon…

Un – Je crois que je vais aussi arrêter les voisins…

Noir.

 

5 – Le juste prix

Une femme fait le trottoir. Un homme approche timidement.

Un – Excusez-moi… Vous…

Deux – Oui, oui…

Un – Et… C’est combien ?

Deux – Je… Je ne sais pas…

Un – Vous ne savez pas ?

Deux – C’est à dire que… Pour tout vous dire, c’est la première fois…

Un – La première fois ?

Deux – Non, bien sûr, ce n’est pas la première fois que… Je veux dire c’est la première fois que je… Enfin, je débute dans le métier, voilà… Alors évidemment je ne connais pas bien les tarifs…

Un – Je vois…

Deux – Vous me donneriez combien vous ?

Un – Je ne sais pas… Dans les vingt-sept…

Deux – Vingt-sept euros ?

Un – Euh… Non… Vingt-sept ans…

Deux – Ah d’accord !

Un – D’ailleurs, moi non plus, je ne connais pas du tout les prix…

Deux – Je me disais aussi… Vingt-sept euros, c’est quand même assez précis… Pour quelqu’un qui ne connaît pas les prix… Non, je voulais dire… Vous me donneriez combien pour…

Un – Pardon, on s’est mal compris… Je n’ai pas l’habitude non plus… Pour moi aussi c’est la première fois…

Deux – La première fois ?

Un – Non mais pas la première fois… Je veux dire la première fois que…

Deux – Bien sûr… Il faut bien une première fois, après tout…

Un – Alors du coup… Je ne connais pas du tout les tarifs en vigueur… C’est d’ailleurs pour ça que je vous demandais les tarifs… de vos prestations.

Deux – Dans ce cas, ça ne va pas être simple… Si on ne connaît pas les prix ni vous ni moi… Je ne sais pas, moi, vous me donneriez combien… Donc, cette fois, je ne parle pas de mon âge, nous sommes bien d’accord…

Un – Bien sûr… Excusez-moi…

Deux – Ne vous excusez pas. D’ailleurs, j’ai trente-deux ans… Je devrais plutôt vous remercier pour votre galanterie… Alors ?

Un – Alors quoi ?

Deux – Combien ?

Un – Ah, oui… C’est à dire que… Comme ça, c’est difficile à dire…

Deux – Dites un prix. Vous seriez prêt à mettre combien ?

Un – Je ne sais pas, moi… Cent cinquante…?

Deux – Cent cinquante ?

Un – Je suis vraiment désolé… Évidemment, ce n’est pas assez…

Deux – Vous voulez rire ? Mais c’est beaucoup trop !

Un – Vous trouvez ?

Deux – Je connais pas les tarifs, mais bon… 150 euros, c’est vraiment jeter l’argent par les fenêtres. Et puis je vous l’ai dit, je n’ai aucune expérience…

Un – Je ne suis pas sûr que dans ce cas, l’expérience…

Deux – Quand même… Ou alors, vous me payez après.

Un – Après ?

Deux – Vous me donnerez ce que vous voudrez. Si vous êtes satisfait. Satisfait ou remboursé, en quelque sorte !

Un – Non, franchement, ça me gênerait…

Deux – Oui mais alors comment on fait ?

Un – Excusez-moi de vous demander ça, mais… Pourquoi est-ce que…

Deux – Pourquoi je fais le trottoir ?

Un – Vous n’êtes pas obligée de me répondre, évidemment.

Deux – C’est à cause d’une voyante.

Un – Une voyante ?

Deux – Elle m’a lu les lobes de l’oreilles et… Oui, c’était une voyante qui lisait dans les lobes de l’oreille, il paraît que c’est très rare. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai eu tendance à la croire…

Un – Et qu’est-ce qu’elle a vu, dans votre oreille ?

Deux – Eh bien… Elle m’a dit qu’elle voyait l’amour… et un trottoir. Depuis, je ne sais pas comment, mais tout s’est enchaîné comme une fatalité. Jusqu’à ce que… Le destin, sans doute.

Un – C’était peut-être une voyante débutante, elle aussi… Ou alors, vous aurez mal interprété…

Deux – Vous croyez ?

Un – Je ne sais pas… Lire dans les lobes de l’oreille, c’est quand assez délicat…

Deux – Et vous ?

Un – Pourquoi j’en suis arrivé à… Et bien disons que… J’ai eu quelques déceptions amoureuses et… J’en suis arrivé à me demander si…

Deux – Si ce n’était pas plus simple comme ça.

Un – Voilà. Mais je me rends compte que ce n’est sans doute pas une bonne idée.

Deux – Ah non, ne me dites pas que vous allez partir comme ça ! Vous êtes mon premier client, et je vous trouve plutôt sympathique…

Un – Merci mais… Maintenant, ça me gêne un peu…

Deux – Maintenant ?

Un – Maintenant qu’on s’est parlé…

Deux – Vous trouvez que je parle trop, c’est ça ?

Un – Mais pas du tout, au contraire ! Mais justement, maintenant qu’on a fait un peu connaissance…

Deux – Et si je ne vous faisais pas payer ?

Un – Vous plaisantez… Non, vraiment, ça me gênerait…

Deux – Vous n’avez qu’à considérer qu’il s’agit d’une offre de lancement… Un essai gratuit…

Un – Tout de même, je ne sais pas si… Laissez-moi au moins vous inviter à dîner avant…

Deux – Si vous insistez…

Un – Allons-y…

Ils partent.

Deux – Maintenant que j’y pense, je crois que c’est vous qui avez raison. Elle devait débuter elle aussi, cette voyante. En tout cas, elle ne m’a pas fait payer, elle non plus…

Noir.

 

6 – L’homme de la rue

Un personnage est là, semblant attendre quelque chose. Un autre arrive.

Deux – Excusez-moi, vous êtes bien l’homme de la rue ?

L’autre le regarde évidemment surpris.

Un – En tout cas, je ne suis pas l’homme de la plaine…

Deux – Je suis stagiaire chez Ipsos, et on m’a demandé d’interviewer l’homme de la rue. Vous auriez quelques minutes à m’accorder ?

Un – J’attends le bus…

Deux – Ça tombe bien, c’est une enquête omnibus.

Un – Omnibus ?

Deux – Oui… Ça veut dire que c’est une enquête qui regroupe des questions n’ayant rien à voir entre elles. Pour les commanditaires, c’est moins cher, vous comprenez ?

Un – Non…

Deux – Chacun achète un ticket, si vous préférez, et il a le droit ont le droit de poser une question dans cet omnibus. C’est moins cher que d’affréter un bus pour lui tout seul…

Un – Je ne comprends rien à ce que vous me racontez… C’est une enquête pour la RATP ?

Deux – Bon, alors voici la première question… C’est un fait historiquement avéré que Jésus-Christ n’allait jamais à la messe. D’accord, plutôt d’accord…?

Un – Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas en train de vous bizuter, à la SOFRES ?

Deux – Plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord…?

Un – C’est pour la caméra cachée, c’est ça ?

Deux – Je vais mettre plutôt pas d’accord…

Un – Mais c’est complètement débile, comme question.

Deux – Pourtant, celui qui nous l’a commandée est très haut placé, croyez-moi.

Un – C’est qui ?

Deux – Désolé, je suis lié par le secret professionnel… Alors, voici la deuxième question : Êtes-vous d’accord avec le programme du Front National, si l’on exclut de ce programme la préférence nationale et la sortie de l’euro ?

Un – Vous vous foutez de moi ?

Deux – Mais pas du tout !

Un – Comment voulez-vous que je réponde à des questions pareilles ?

Deux – Celle-ci, c’est par oui ou par non…

L’autre lui lance un regard exaspéré.

Deux – Je vais mettre ne sait pas…

Un – J’imagine qu’il y a une troisième et dernière question…

Deux – En fait, il y en a un peu plus que ça, mais…

Un – Vous n’aurez qu’à dire que l’omnibus est tombé en panne…

Deux – Alors… Pourquoi y a-t-il quelque plutôt que rien ? C’est une question ouverte… Je peux bien vous le dire, celle-ci nous a été commandée par un particulier sur ses propres deniers.

Un – Un professeur de philosophie, peut-être.

Deux – En fait il s’agit de la femme d’un monsieur qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, dans les Bouches du Rhône.

Un – Remarquez, quand on est marié avec un type qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, je comprends qu’on se pose des questions existentielles…

Deux – Et quelle est votre réponse ?

Un – Combien vous avez de cases ?

Deux – Comme pour un SMS : 160 caractères.

Un – Si seulement les philosophes s’en étaient tenus à ça pour répondre à ce genre de questions, la philosophie serait beaucoup plus populaire dans les classes de terminale aujourd’hui…

Deux – Alors ?

Un – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Je ne sais pas moi… Parce que s’il n’y avait rien, il n’y aurait pas de chevaux non plus, donc pas d’équarisseurs, pas de boucheries chevalines et personne derrière la caisse pour se poser cette question à la con.

Deux – Ça alors…

Un – Quoi ?

Deux – Ça fait exactement 160 caractères…

Un – Bon, il faut que je vous laisse. Voilà mon bus qui arrive…

Deux – Je peux vous demander votre nom et un numéro de téléphone ? Des fois ils contrôlent, pour vérifier qu’on n’a pas bidonné les réponses…

L’autre lui tend sa carte.

Un – Voilà ma carte…

Il s’en va. L’autre reste là et jette un regard sur la carte.

Deux (lisant) – Monsieur Delarue… (Relevant les yeux) C’est quelle rue, ici ?

Noir.

 

7 – Le bon numéro

Un (ou une) SDF est là, faisant la manche. Un homme et une femme arrivent. Ils évitent soigneusement le SDF.

Elle – Il y a beaucoup plus de marginaux qu’avant dans ce quartier, non ?

Lui – C’est vrai, quand on habitait là, il n’y avait pas autant de gens dans la rue.

Ils s’arrêtent et regardent la façade d’un immeuble côté salle.

Lui – Tu te souviens ?

Elle – Oui.

Lui – C’était au sixième, non ?

Elle – Au septième.

Lui – Ah oui, c’est vrai.

Elle – Ça paraît tellement loin…

Lui – On n’avait presque pas de meubles.

Elle – On n’avait pas de lave-vaisselle.

Lui – On n’avait même pas le haut débit.

Elle – La vie de bohème…

Lui – On n’avait pas grand chose, mais on était heureux.

Elle – Est-ce qu’on est vraiment plus heureux maintenant ?

Lui – L’argent ne fait pas le bonheur, c’est bien connu.

Elle – On se contentait de ce qu’on avait, et on n’était pas plus malheureux pour autant.

Lui – On était jeune. On s’aimait.

Elle – On est toujours jeunes, non ? Et on s’aime encore ?

Lui – C’est vrai, ça fait à peine six mois.

Elle – Six mois ! J’ai l’impression que ça fait dix ans.

Lui – Moi aussi. J’ai déjà presque oublié notre vie d’avant. Tu es sûr que c’est le bon numéro, au moins ?

Elle – Ah oui, quand même. Le numéro 13. Ne me dis pas que tu as oublié ça aussi. Le numéro complémentaire !

Ils regardent un instant la façade en silence avec un sourire béat sur les lèvres.

Lui – 60 millions, tu te rends compte ?

Elle – Ça change la vie, c’est sûr.

Lui – Déjà, on n’est plus obligé d’habiter au septième étage d’un immeuble.

Elle – Remarque, il me plaisait bien cet appartement. Il y avait quand même une très belle vue sur les quais de la Seine.

Lui – Oui. Mais ce n’était pas très grand.

Elle – Trois cents mètres carrés, pour nous deux, c’était déjà pas mal.

Lui – Tout de même. Au septième étage.

Elle – Avec un ascenseur…

Lui – Tu te souviens quand il est tombé en panne. Pendant une semaine, la bonne a dû se taper les sept étages avec nos packs d’eau minérale.

Elle – La pauvre…

Lui – Elle en tout cas, c’est sûr qu’elle est beaucoup plus heureuse maintenant qu’on habite une villa de plain pied à Neuilly.

Elle – Les quais, c’est central, mais c’est quand même très bruyant.

Lui – C’est pour ça qu’on avait pris ce duplex au dernier étage.

Elle – Ah oui, c’est vrai… C’était un duplex…

Lui – C’est pour ça que je ne savais plus si c’était le sixième ou le septième.

Elle – Tu as raison. En fait on avait les deux étages.

Nouveau silence ému.

Lui – Allez viens, on rentre. On ne va pas sombrer dans la nostalgie.

Elle – Et puis le chauffeur nous attend.

Lui – Il est payé pour ça, non ?

Elle – Mais alors ça nous fait combien de millions, maintenant ?

Lui – On en avait déjà 10 qui venaient de ma famille.

Elle – Plus 20 qui venaient de la mienne.

Lui – Avec les 60 millions du loto…

Elle – Ça doit faire dans les 80 alors.

Lui – Si je peux me permettre, je dirai plutôt 90…

Elle – Moi et les chiffres, tu sais bien… Je n’ai jamais su compter.

Lui – Tu n’es pas une femme d’argent. C’est pour ça que je t’ai épousée.

Ils s’en vont en évitant soigneusement le SDF.

Elle – On pourrait peut-être lui donner quelque chose…

Lui – Je n’ai que des gros billets…

Noir.

 

8 – Deuxième chance

Un SDF arrive. Il aperçoit une pièce par terre qu’il ramasse.

Un – Deux euros… C’est mon jour de chance.

Un deuxième SDF arrive.

Deux – Salut…

Un – Salut… Je ne t’avais encore jamais vu dans cette rue.

Deux – Non, je suis nouveau. Pourquoi ? Ça te défrise.

Un – Ça m’étonne, c’est tout.

Deux – La rue est à tout le monde, non ?

Un – La rue, peut-être… Mais le trottoir…

Deux – Et toi ? Ça fait longtemps que tu le squattes, ce trottoir ?

Un – Ouais. C’est chez moi, ici.

Deux – Tu es du genre casanier, alors ?

Un – J’ai mes petites habitudes, oui. Je connais tout le monde.

Deux – Tu connais tout le monde. Mais personne ne te connaît.

Un – En tout cas, toi je ne te connais pas.

Deux – Eh ben moi, je te connais.

Un – Tu me connais, toi ?

Deux – Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?

Un – Non.

Deux – C’est vrai que j’ai un peu changé. Toi aussi, d’ailleurs.

Un – Je n’aime pas beaucoup les devinettes.

Deux – Imagine-moi rasé de près, en costume cravate, derrière un bureau en faux acajou.

Un – Excuse-moi, mais j’ai du mal.

Deux – J’étais ton conseiller en patrimoine à la Société Générale.

L’autre reste un instant tétanisé.

Un – Ordure ! Et tu viens encore me narguer dans ma rue ? Je vais t’étrangler, fumier !

Il tente de lui sauter à la gorge, mais l’autre esquive.

Deux – Doucement ! On peut parler, tout de même. Et justement, j’ai une affaire à te proposer.

Un – Une affaire ? Mais si j’en suis arrivé là, c’est justement à cause des placements pourris que tu m’as conseillés, salopard !

Deux – Cette fois, c’est différent, je t’assure. C’est absolument sans risque.

Un – Sans risque ? Évidemment que c’est sans risque ! Qu’est-ce que je pourrais bien avoir encore à perdre ? Tu ne m’as laissé que la chemise que j’ai sur le dos !

Deux – Tu l’as dit toi-même, tu n’as rien à perdre, et moi non plus. Alors oui ou non est-ce que tu veux que je te donne une chance de te refaire ?

Un – Non !

Deux – Très bien… Alors tant pis pour toi. Je vais essayer de trouver un autre associé. Je te laisse, parce que je n’ai pas de temps à perdre. C’est une opportunité unique que je dois saisir dans l’heure qui vient.

Il commence à partir.

Un – Ok, dis toujours…

Deux – Tu es sûr ?

Un – Je t’écoute…

Deux – Voilà, il me restait juste un billet de 50 euros.

Un – C’est tout ce qui te restait de ce que tu m’as volé ?

Deux – J’ai décidé de jouer le tout pour le tout. J’ai été voir une voyante, tout à l’heure, et elle m’a donné les cinq numéros du prochain loto.

Un – C’est une blague ?

Deux – Je t’assure, elle était très sûre d’elle.

Un – Très bien. Tu vas devenir millionnaire en euros. Tant mieux pour toi. Et en quoi est-ce que ça me concerne ? Tu comptes me rembourser avec ton gros lot, c’est ça ?

Deux – Pas exactement.

Un – C’est curieux, mais je m’en doutais un peu.

Deux – Donc je lui ai donné les 50 euros qui me restait pour obtenir ce délit d’initié… et je n’ai même plus deux euros pour acheter une grille de loto.

Un – Et ?

Deux – Il ne me reste plus qu’une heure !

Un – Et alors ?

Deux – Eh bien je me demandais si… Si tu serais partant pour investir dans cette affaire. Tu mets les deux euros. Et on partage les bénéfices. Deux tiers pour moi, un tiers pour toi.

Un – En gros, tu veux que je te refile les deux euros que je viens de trouver par terre… pour acheter une grille de loto parce qu’une voyante vient de te donner les numéros gagnants.

Deux – Donc tu as bien deux euros à investir dans cette affaire ! Tu ne le regretteras pas, crois-moi.

Un – Mais tu me prends vraiment pour une bille ! Avec ces deux euros, je peux acheter une baguette et un litron de rouge !

Deux – Mais moi je te propose de faire fortune !

Un – C’est toi qui m’a ruiné !

Deux – Tu me déçois, tu vois. Même dans le cas très improbable où cette voyante se serait plantée, je te propose de gagner 60 millions ! Et toi tu me parles d’une baguette et d’un litron ? Tu veux que je te dise ? Tu n’es pas digne d’être mon partenaire dans cette affaire. Allez, je te laisse…

Il s’apprête à s’en aller.

Un – Ok. Cinquante cinquante. C’est quand même moi qui prends le risque financier. Comme d’habitude…

Deux – D’accord, mais tu es dur en affaire.

Il tend la main et l’autre lui donne les deux euros.

Deux – Tu ne le regretteras pas, crois-moi. Attends-moi là, je reviens. Ce soir, on sera riche !

Un – Avant de te rencontrer, je l’étais.

L’autre s’en va.

Deux – Pourquoi est-ce que j’ai cette désagréable impression de m’être fait encore avoir ?

Noir.

 

9 – À la rue

Un adulte est là (ici un homme mais cela peut aussi bien être une femme), habillé comme un enfant. Un deuxième adulte arrive (ici une femme mais cela peut aussi bien être une homme) également habillé comme un enfant.

Deux – Et ben alors qu’est-ce qui t’arrive ? Ça n’a pas l’air d’aller ?

Un – Non…

Deux – Où est-ce qu’ils sont tes enfants ?

Un – Mes enfants viennent de m’abandonner.

Deux – En pleine rue, comme ça ? Mais c’est monstrueux ! Comment peut-on faire ça à un adulte ? C’était tes enfants naturels ?

Un – Non, j’ai été adopté. Ils m’avaient recueilli à la SPA il y a à peine un an…

Deux – La SPA ?

Un – La Société Protectrice des Adultes.

Deux – Et voilà ! Les enfants ont perdu tout sens des responsabilités, de nos jours. Ils prennent un parent de compagnie sur un coup de tête, sans réfléchir à toutes les contraintes que ça représente, le nourrir, l’habiller, le promener… Et quand ils en ont assez, ils l’abandonnent sur le trottoir. Un adulte, ce n’est pas un objet, quand même ! Ce n’est pas un jouet !

Un – Tu ne veux pas m’adopter, toi ?

Deux – Mon pauvre. Ce serait de bon cœur, mais je suis déjà moi-même l’adulte domestique d’une famille de cinq frères et sœurs. Alors si je revenais avec un compagnon à la maison, je ne suis pas sûre qu’ils soient d’accord…

Un – Dommage. Tu avais l’air gentille. Et tes enfants, ils te traitent bien au moins ?

Deux – Ça va… Une fois, ils m’ont oubliée dans une station service en partant en vacances, mais ils ne l’avaient pas fait exprès. Qu’est-ce que j’ai eu peur… J’ai cru moi aussi qu’ils m’avaient abandonnée ! Mais non, ils sont revenus me chercher une heure après…

Un – Une heure ?

Deux – La sortie suivante était à plus de cinquante kilomètres… Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Tu es tatoué au moins.

Un – Oui… Ils m’ont tatoué leur numéro de portable sur l’épaule gauche…

Deux – C’est quand même une marque de confiance.

Un – Tu trouves ?

Deux – Ça veut dire qu’au début au moins, ils n’avaient pas l’intention de t’abandonner… Encore que, sur l’épaule gauche, ça ne doit pas être facile à lire pour toi, ce numéro.

Un – Heureusement, je connais le numéro par cœur…

Deux – Et tu as essayé de les appeler ?

Un – Je tombe sur une boîte vocale. Ils ont peut-être changé de numéro.

Deux – Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès ?

Un – On était dans la rue. Je marchais devant. À un moment donné, je me suis retourné et ils n’étaient plus là.

Deux – Ah oui, les enfants font souvent ça quand ils veulent se débarrasser de leurs adultes… Bon, malheureusement, je vais devoir t’abandonner moi aussi.

Un – M’abandonner ?

Deux – Enfin, je veux dire… Mes enfants sont dans ce magasin de jouets, là. C’est interdit aux adultes. Mais ils ne vont pas tarder à ressortir…

Le portable de l’autre sonne.

Un – Allo ? Ah c’est vous ! Non, non, j’ai cru que… Enfin je croyais vous avoir perdu… Ah vous êtes dans ce magasin aussi ? Oui, oui, je suis juste devant avec un autre adulte. Non, non, je vous attends. Prenez votre temps… (Il ou elle range son portable) C’était eux…

Deux – Eh ben tu vois, il ne fallait pas avoir peur… Les enfants, quand même, ils ne nous abandonnent pas comme ça.

Un – Tu as raison… Je me suis emballé(e) un peu vite… Je suis un peu émotif (ou émotive). Tu habites dans le quartier ?

Deux – Oui, oui… Juste au bout de la rue…

Un – On pourra se voir de temps en temps alors…

Il semble apercevoir quelque chose.

Un – Cette fois, il faut absolument que je te laisse. Je les vois qui sortent du magasin, et ils ont horreur d’attendre… (En direction des coulisses) Oui, oui, j’arrive ! Alors vous avez trouvé quelque chose qui vous plaît ?

Il sort. L’autre reste là, pensif.

Deux – Quelle vie de chien…

Noir.

 

10 – La Manif pour Personne

Deux personnages sont là avec des pancartes sur lesquelles rien n’est encore écrit. Un troisième personnage arrive.

Trois – Excusez-moi, le départ de la manif, c’est bien ici ?

Un – Oui, oui, c’est là.

Trois – Bon…

Deux – On part d’ici, et on va jusqu’à… Jusqu’où on va au juste ?

Un – Alors je crois que cette fois, c’est… Écoute, je ne sais pas exactement, en fait. Mais on verra bien, non ?

Deux – Après tout, il suffit suivre les autres.

Trois – Ah très bien…

Un – Vous venez manifester avec nous ?

Trois – Oui, c’est à dire que… J’espère que je ne me suis pas trompé de manif.

Deux – Il y a une autre manif aujourd’hui ?

Trois – Ah, je pensais que vous le saviez. Il y a une contre-manif.

Un – Une contre-manif ? Tu savais qu’il y avait une contre-manif, toi ?

Deux – Non… Ouh la… Ça risque d’être chaud, alors… Si le parcours de la contre-manif croise celui de la manif.

Un – Tu crois qu’on pourrait se croiser ?

Deux – Je ne sais pas… Ils passent par où ?

Trois – Je ne sais pas.

Un – Comme nous on ne sait pas par où on va passer, de toutes façons…

Deux – Oui, remarque, ce n’est pas faux.

Un temps.

Un – Qu’est-ce tu as marqué sur ta pancarte toi ?

Deux – Je n’ai encore rien marqué. Je suis à court d’idées…

Ils réfléchissent.

Trois – Je pourrais peut-être vous aider ?

Un – Pourquoi pas ?

Ils réfléchissent tous les trois.

Trois – Excusez-moi de vous demander ça, mais je voudrais être sûr de ne pas me tromper… Vous manifestez pour quoi, vous, exactement ?

Deux – Pour quoi ? Vous voulez dire contre quoi ?

Trois – Ah, je ne sais pas, je… Je pensais que c’était les autres qui manifestaient contre…

Un – Les autres ?

Trois – La contre-manif…

Deux – Ah non, la contre-manif, eux, ils sont pour.

Trois – Pour ?

Un – Vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup l’habitude des manifs, vous, hein ?

Trois – Euh… Non, je dois avouer que c’est ma première manif.

Un – Bon alors on vous explique. Nous c’est la manif, on est contre.

Trois – Contre ? Contre quoi ?

Deux – Ça dépend des fois, évidemment. Mais on est contre en général.

Trois – Je vois…

Un – Les autres, eux, la contre-manif, ils sont contre le fait qu’on soit contre.

Trois – Je crois que cette fois j’ai compris… Je veux dire, en général… Mais cette fois, vous manifestez contre quoi, en particulier ?

Un – Contre quoi ? Contre quoi on manifeste aujourd’hui, ça ne me revient pas là tout de suite ?

Deux – Je ne sais pas… Je n’ai encore rien écrit sur ma pancarte… J’attendais de savoir quel était le mot d’ordre ?

Trois – Le mot d’ordre ? Je pensais que vous étiez contre l’ordre, justement. Je veux dire contre l’ordre établi.

Les deux autres échangent un regard.

Un – Vous êtes un malin, vous… Vous essayez de nous embrouiller, c’est ça ?

Deux – Vous ne seriez pas un flic en civil, par hasard ?

Trois – Un flic ?

Un – Un flic infiltré, quoi !

Deux – Vous êtes ici pour nous démoraliser, c’est ça ?

Trois – Ah non, mais pas du tout. Je ne suis pas de la police. Enfin, je n’ai rien contre la police. Mais je n’ai rien pour non plus.

Deux – Ok, ça va. Mais qu’est-ce que vous faites là, alors ?

Trois – Ben je vous dis… J’ai envie de m’impliquer davantage…

Un – Bon. Dans ce cas, vous êtes le bienvenu.

Trois – Merci… Mais j’aimerais quand même savoir pour quoi je vais manifester.

Deux – Mais puisqu’on vous dit qu’on a pas encore des idées ! Je veux dire décidé…

Trois – Ah oui, mais c’est embêtant, ça.

Un – On décide toujours au dernier moment, pour ne pas risquer d’être récupérés.

Trois – Et la contre-manif ?

Un – Visiblement, aujourd’hui, ils ont un peu d’avance sur nous…

Deux – Bon alors ? Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous ?

Trois – Je crois qu’il va falloir que je réfléchisse encore un peu… Je me suis peut-être emballé trop vite… Finalement, je me demande si je suis vraiment prêt à m’engager… Vous m’excusez ?

Il part.

Un – Il y en a, je te jure…

Deux – Quand on n’a pas la maturité politique.

Un – Tu es sûr que ce n’était pas un flic ?

Deux – Va savoir…

Un – Quand même, c’est bizarre.

Deux – Quoi ?

Un – On n’est que deux.

Deux – C’est vrai, tu as raison.

Un – Tu es sûr que c’est aujourd’hui, la manif ?

Deux – Je ne sais plus, maintenant. Ce type m’a complètement embrouillé.

Un – Comme on n’a pas de mot d’ordre.

Deux – Il y a peut-être eu un contre-ordre.

Un – Je propose qu’on revienne demain, non ?

Deux – Tu as raison. De toute façon, apparemment, la base n’était pas prête pour une manif de cette ampleur.

Un – Tu sais ce qu’on dit : il ne faut pas avoir raison trop tôt.

Deux – J’espère qu’on ne va pas croiser la contre-manif, quand même, on aurait l’air de quoi…

Un – On aurait de deux cons, oui.

Deux – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Du balai

Deux balayeurs. Ils balaient. L’un ramasse quelque chose par terre.

Un – C’est dingue tout ce qu’on peut trouver dans les caniveaux.

Deux – C’est quoi ?

Un – Une oreille.

Deux – Quoi ?

Un – Une oreille, je te dis !

Deux – Une oreille ? Non ? Fais voir… Ah ouais, c’est une oreille dis donc.

Il se met à regarder par terre.

Un – Qu’est-ce que tu cherches ?

Deux – Je regarde s’il n’y aurait pas la deuxième.

Un – Pourquoi il y aurait la deuxième ?

Deux – Je ne sais pas… Les oreilles, ça marche par deux, non ?

Un – Les oreilles, ça marchent par deux… N’importe quoi…

Ils restent un instant perplexes, appuyés sur le manche de leurs balais.

Deux – Qu’est-ce qu’on va en faire, de cette oreille ?

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’en en fasse ?

Deux – Je ne sais pas. On devrait peut-être essayer de retrouver son propriétaire.

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’il en fasse ?

Deux – Il me semble que moi, si je perdais une oreille et qu’on la retrouve, j’aimerais bien qu’on me la rapporte.

Un – Comment ça, si tu perdais une oreille ? On ne perd pas ses oreilles comme on perd ses clefs ! Comment veux-tu perdre une oreille sans t’en apercevoir ?

Deux – C’est vrai, ça… Comment est-ce qu’il a bien pu perdre une oreille, ce type ?

Un – Ça peut aussi être une femme.

Deux – Une femme ? Pourquoi une femme ?

Un – Pourquoi pas une femme ? Les femmes aussi ont des oreilles, non ? Sinon, à quoi elles accrocheraient leurs boucles d’oreille…

Deux – Mais cette oreille-là ne porte pas de boucle d’oreille.

Un – C’était peut-être une femme qui ne portait pas de boucle d’oreille…

Deux – C’est affreux…

Un – Quoi ?

Deux – Savoir que quelque part, une femme marche dans la rue avec une seule oreille.

Un – La femme à l’oreille coupée…

Justement une femme arrive.

Trois – Je lis dans les lignes de la main. Voulez-vous me donner la vôtre ?

Un – On cherche plutôt quelqu’un qui lise dans les lobes de l’oreille. Vous savez faire ça ?

Trois – Faut voir…

Il lui tend l’oreille.

Un – Tenez, je vous prête une oreille attentive.

Deux – On voudrait surtout savoir à qui elle appartient, cette oreille.

La voyante semble se concentrer.

Trois – Je vois… un balai.

Deux – Vous croyez que cette oreille pourrait avoir appartenu à une sorcière ?

Un – Un balai… Évidemment, on est balayeurs, alors elle voit des balais ! On serait poissonniers, elle sentirait le poisson. Et on serait marins, elle entendrait la mer…

Trois – Pour l’instant je sens surtout de mauvaises vibrations…

Deux – On a trouvé cette oreille en balayant les feuilles mortes dans le caniveau.

Un – L’automne, c’est la haute saison pour les balayeurs… Les oreilles mortes se ramassent à la pelle…

Deux – Qu’est-ce que vous voyez d’autre ?

Trois – Je vois… (Brandissant l’oreille, comme en transe) Je ne vois rien, mais j’entends.

Un – Une voyante qui entend, maintenant…

Deux – Et qu’est-ce que vous entendez.

Un – J’entends une voix… qui vient de très loin.

Deux – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ?

Trois – J’entends… des chiffres !

Un – Des chiffres ?

Deux – Ça doit être un message codé.

Trois – Cinq chiffres… Et un sixième…

Deux – Le numéro complémentaire !

Trois – Oui… Oui, c’est bien ça… Ça ressemble à la combinaison du prochain loto !

Un – Le loto ?

Deux – Et c’est quoi, ces chiffres ?

Elle lui rend brusquement l’oreille, comme si le charme était rompu.

Trois – Ça pour le savoir, il faut payer d’avance.

Un – C’est ça oui… Et qu’est-ce qui nous prouve que c’est la bonne combinaison ?

Trois – Rien. Vous n’êtes pas obligés d’y croire. C’est vous qui voyez…

Un – C’est nous qui voyons ? Je pensais que c’était vous la voyante…

Deux – Quand même, tu te rends compte ? Et si c’était le bon numéro ?

Un – Tu parles sérieusement ?

Deux – Qu’est-ce qu’on risque ?

Un – Ça je pense que Madame va nous le dire…

Trois – Cinquante euros.

Un – Cinquante euros ?

Trois – C’est à prendre ou à laisser.

Un – Et si c’était vrai, pourquoi est-ce que vous ne la joueriez pas vous-même, la combinaison gagnante.

Trois – C’est vous qui l’avez trouvé cette oreille. Pas moi. Ce serait contraire à la déontologie.

Deux – Ça ne fait que 25 euros chacun…

Un – Va pour 40, d’accord ?

Trois – Ok.

Ils lui donnent chacun un billet de vingt. Elle sort un papier de sa poche et leur tend.

Trois – Voilà les numéros gagnants.

Deux – Mais… ils étaient déjà écrits sur ce papier avant que vous n’entendiez cette voix !

Trois (avec emphase) – Le destin est toujours écrit d’avance.

Elle s’en va.

Deux – Je ne sais pas pourquoi, mais moi j’y crois…

Un – Et c’est quoi, ces numéros ?

L’autre s’apprête à lui dire mais se ravise.

Deux – Viens plutôt par là… (Jetant un regard vers le public) Les murs ont des oreilles…

Ils se mettent un peu en retrait.

Un – Alors ?

Deux – Le 13.

Un – Classique.

Deux – Le 5 bis.

Un – On va dire le 5.

Deux – Et le 214.

Un – Le 214 ?

Deux – On va dire le 2, le 1 et le 4.

Un – Ouais, mais ça ne fait que 5 numéros.

Deux – Ah ouais, c’est vrai…

Un – Elle ne nous a pas donné le numéro complémentaire, la salope.

Deux – On aurait dû lui donner les cinquante euros qu’elle nous demandait.

Un – C’est ça, ça va être de ma faute, maintenant.

Deux – Et cette oreille, qu’est-ce qu’on en fait ? Elle n’a pas l’air très propre…

Un – Évidemment, on l’a trouvé dans le caniveau…

Deux – Ouais… (En direction de la salle) Personne n’a perdu une oreille ? Une oreille sale… Bon ben je la laisse ici, bien en évidence. Si celui qui l’a perdu veut la récupérer…

Un – Bon, on la fait, cette grille, oui ou non ?

Deux – Allons-y… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que c’est notre jour de chance…

Ils sortent. Noir.

12 – Le pari de Pascal

Un personnage arrive, un peu désorienté. Il jette un regard vers le plan qu’il tient à la main. Il aperçoit alors quelque chose par terre et, intrigué, le ramasse. C’est un billet de banque, qu’il examine avec curiosité. Un autre personnage arrive. Celui qui a trouvé le billet interpelle l’autre.

Un – Excusez-moi, vous n’auriez pas…?

Deux (l’interrompant) – Désolé, mais je n’ai pas de monnaie.

Un – Ah, non, mais je ne fais pas la manche… Au contraire… Je voulais vous demander si vous n’aviez pas perdu un billet, par hasard ?

L’autre, un peu surpris, s’arrête et se radoucit quelque peu.

Deux – Un billet ? Ça dépend… C’est un billet de combien ?

Le premier jette un regard au billet.

Un – Cinq cents.

Deux – Ah oui, quand même… Attendez, je regarde… (Il fait mine de fouiller ses poches). Je… Oui, peut-être… Un billet de cinq cents euros, vous disiez ?

L’autre examine le billet.

Un – Oui, cinq cents… Ah non, dites donc…

Deux – Ce n’est pas un billet de cinq cents ?

Un – Si, mais c’est un billet de cinq cents francs !

Deux – Des francs ? Vous voulez dire… des anciens francs ?

Un – Ah non, des nouveaux… Enfin… Les francs d’avant, quoi… Les anciens francs, ça n’existe plus, non ?

Un – Les nouveaux francs non plus, ça n’existe plus… Faites voir…

L’autre lui tend le billet.

Deux – Ah oui, cinq cents francs… Un Pascal, comme on disait à l’époque… Ça faisait un moment que je n’en avais pas vu… Quand ils étaient en circulation, je n’en voyais déjà pas souvent…

Un – Pascal… C’était un philosophe, non ?

Deux – Un mathématicien, je crois…

Un – Ah oui ! Le pari de Pascal !

Deux – Cinq cent francs…

Un – Ça fait combien en euros ?

Deux – Ah peu près cent euros, non ? Quelque chose comme ça…

Un – Donc, ce n’est pas à vous… Vous croyez qu’on peut encore les échanger ?

Deux – À la Banque de France, vous voulez dire ? Ah, je ne crois pas, non… (Il lui rend le billet). Je ne suis même pas sûr que ça existe encore, la Banque de France.

Un – Vous croyez ?

Deux – Maintenant, avec l’Europe.

Un – Quand même, la Banque de France…

Un troisième personnage arrive, semblant chercher quelque chose. Les deux autres le regardent, intrigués.

Un – Vous cherchez quelque chose ?

Trois – Oui, j’ai… Je crois que j’ai perdu cent euros, dites donc…

Deux – Cent euros ?

Un – Et vous n’en êtes pas sûr ? Il me semble que moi, si je perdais cent euros…

Trois – C’est à dire que… Je suis allé au distributeur, ça je le sais… J’ai retiré cent euros, comme dab… Mais je ne les retrouve pas… Ils sont peut-être tombés de ma poche… Vous ne les auriez pas trouvés, par hasard ?

Un – Cent euros ? Non…

Trois – Ou alors, j’ai oublié de les prendre…

Deux – Comment ça, oublié ?

Trois – Avant, c’était ma carte bancaire que j’oubliais dans le distributeur. Je prenais l’argent, et j’oubliais la carte… Maintenant, je fais bien attention à reprendre ma carte… Mais parfois, j’oublie de prendre les billets…

Un – Dans ce cas, la machine les ravale, non ?

Trois – Oui… À moins que quelqu’un les ait pris avant…

Deux – Ou que le vent les ait emportés.

Un – C’est vrai qu’il y a du vent, aujourd’hui.

Deux – Les feuilles mortes se ramassent à la pelle…

Le premier montre le billet qu’il a trouvé.

Un – Les billets de banque aussi…

Trois – Vous avez trouvé mes cent euros ?

Un – Voilà ce que je viens de ramasser par terre.

Il lui tend le billet de cinq cents francs.

Trois – Un billet de cinq cents francs…

Deux – Ça ne peut pas être le vôtre.

Trois – C’est quand même curieux, remarquez…

Un – Quoi ?

Trois – Cinq cent francs… ça fait à peu près cent euros, non ?

Deux – Mais enfin… comment votre billet de cent euros aurait-il pu se transformer en un billet de cinq cent francs ?

Trois – Ouais… Surtout que moi, c’était deux billets de cinquante euros.

Un – Comment vous le savez ? Vous n’êtes même pas sûr de ne pas les avoir oubliés dans le distributeur ?

Trois – Vous avez raison… Mais les billets de cent euros, c’est plutôt rare, non ?

Deux – De nos jours, moins que les billets de cinq cents francs.

Un – Par quel miracle deux billets de cinquante euros pourraient-il se convertir en un billet de cinq cents francs ?

Deux – Personnellement, je ne crois pas aux miracles… Et puis transformer deux billets de cinquante euros en un billet de cinq cents francs même plus échangeable, tu parles d’un miracle…

Trois – Surtout qu’en réalité, cent euros, ça fait 655 francs et 96 centimes… En arrondissant un peu… Du coup je perds plus de 155 francs dans l’opération…

Un – Ah oui, on est loin de la multiplication des pains, c’est clair…

Ils restent un instant perplexes.

Deux – Ou alors, ça vient du DAB…

Trois – Comment ça ?

Deux – Vous dites que vous n’avez pas regardé les billets. Vous n’êtes même pas sûr de les avoir pris.

Trois – Et alors ?

Deux – C’est peut-être le distributeur qui vous a refourgué un billet de cinq cent francs au lieu de deux de cinquante euros.

Trois – Vous croyez ? Mais c’est du vol !

Deux – Il est peut-être détraqué.

Un – Mais enfin s’il n’a pas pris les billets, le DAB les a avalés.

Trois – Allez savoir… Il y a peut-être des DAB qui n’avalent pas…

Deux – Surtout quand on essaie de leur faire avaler des billets qui n’ont même plus cours.

Trois – Mais vous dites que c’est le distributeur qui me l’a refilé, ce billet de cinq cents balles ! Alors la banque me refile un billet périmé, et après le DAB ne veut pas le ravaler ?

Deux – C’est vrai que c’est un peu dur à avaler…

Un – Peut-être qu’il l’a avalé, et qu’il l’a recraché.

Trois – En tout cas, j’ai l’impression désagréable que dans cette histoire, c’est moi qui me suis fait baisé.

Deux – C’est un peu l’impression qu’on a tous en sortant de sa banque, non ?

Trois – Un DAB qui se met à redistribuer des francs… Ça n’a pas de sens, non ?

Un – Je ne sais pas moi… Vous voyez une autre explication, vous ?

Nouveau silence perplexe.

Un – Ils ne seraient pas repassés au franc sans nous le dire, quand même ?

Deux – C’est vrai que ça fait un moment que je n’ai pas écouté les informations…

Trois – Tout de même… Revenir au franc… On a beau être un peu distrait… On ne parle pas d’avoir raté le passage à l’heure d’été, là…

Deux – J’ai bien une autre hypothèse, mais ça fout un peu les jetons…

Un – Dites toujours…

Deux – Et si on avait fait un bond dans le passé…

Trois – Un bond ?

Un – Vous voulez dire… comme dans un film de science fiction ? On aurait été projetés en arrière dans le temps… avant le passage à l’euro.

Trois – Vous plaisantez ? Et puis franchement, un voyage dans le temps… Si c’est juste pour revenir à l’époque du franc… Tu parles d’un film…

Deux – Je n’ai pas dit que c’était un bon film… C’est peut-être juste un mauvais cauchemar…

Un – C’est simple, on n’a qu’à regarder l’argent qu’on a dans nos poches…

Trois – Moi, je n’ai rien… J’allais au distributeur, justement…

Deux – Je suis parti sans mon portefeuille… Je viens de descendre la poubelle…

Un – J’ai un peu de monnaie dans ma poche…

Il fouille sa poche et en sort une pièce.

Un – Ah voilà… Une pièce de un euro…

Trois – Ouf…

Deux – Faites voir ?

Il l’examine.

Deux – C’est une pièce de dix francs…

Un – Non ?

Le troisième examine la pièce à son tour.

Trois – Ah oui, dites donc… C’est vrai que ça ressemble beaucoup à une pièce d’un euro… mais c’est bien une pièce de dix francs.

Deux – Je crois que là, il se passe vraiment quelque chose de pas ordinaire…

Un – Ne nous affolons pas… On me l’a peut-être refourguée à la boulangerie par erreur, cette pièce de dix francs… Ça arrive…

Deux – Tout de même… Ça commence à ressembler à un faisceau de présomptions, comme on dit dans les séries policières…

Arrive un quatrième personnage.

Quatre – Excusez-moi de vous déranger, je sais que ça va vous paraître curieux comme question, mais vous n’auriez pas trouvé un billet de cinq cent francs par hasard ?

Les trois autres le regardent avec suspicion.

Un – À moi de vous poser une question… En quelle année sommes nous ?

Quatre – Mais… on est toujours en 2015, il me semble… Jusqu’au 31 décembre en tout cas…

Deux – Alors comme ça, en 2015, vous vous baladez dans la rue avec un billet de cinq cent francs ? Non mais vous vous rendez compte ?

Un – C’est vrai, on était morts d’inquiétude, nous !

Trois – On a cru un instant qu’on avait fait un grand bond en arrière. Comme dans ce film, là… Retour vers le Passé…

Quatre – Ce n’est pas Retour vers le Futur, le film ?

Deux – Oui, bon, ce n’est pas le problème.

Quatre – Excusez-moi, je… Je ne pensais pas vous…

Deux – Non mais c’est un monde, tout de même…

Un – Tenez, le voilà votre billet de cinq cents balles !

Trois – Mais qu’est-ce que vous allez foutre avec ça ?

Quatre – Eh bien… Je me rendais présentement chez un numismate…

Trois – Un numismate ?

Quatre – Les… Les pièces et les billets de collection, vous voyez…

Un – Je vois…

Quatre – J’ai retrouvé ce billet chez moi, dans un bouquin qui appartenait à mon grand-père.

Deux – Le genre de grand-père à se servir de billets de banque comme marque pages…

Un – Remarquez, c’est vrai que c’est moins salissant que les sardines à l’huile.

Quatre – Donc j’ai regardé sur internet ce que ça pouvait valoir aujourd’hui.

Deux – Combien ?

Quatre – Cent euros ! Vous vous rendez compte ? À l’époque où c’était encore échangeable, ça n’en valait que soixante seize…

Trois – Ah oui, c’est… C’était un petit malin, votre pépé, finalement.

Un – Oui, c’est ce qui s’appelle un pari sur l’avenir… Avec ce Pascal, votre grand-père vous aura fait gagner dans les vingt-quatre euros.

Quatre – Ça fait combien, vingt-quatre euros, en francs ?

Trois – Environ 157 francs et 43 centimes…

Quatre – Ouah… Bon ben… Merci, en tout cas… Heureusement qu’il y a encore des gens honnêtes comme vous…

Les trois qui restent regardent le quatrième partir.

Trois – Ça ne me dit pas où sont passés mes cent euros, tout ça…

Les deux autres le regardent. Noir.

13 – Un bon coup de balai

Maria est en train de passer un coup de balai. Edouard arrive en costume trois pièces.

Edouard – Ah Maria… Je voulais vous dire un mot, justement…

Maria arrête de balayer.

Maria – Oui, Monsieur ?

Edouard – Il y a combien d’années que vous balayez pour nous, Maria ?

Maria – Je ne sais pas, Monsieur. Je n’ai pas compté. Vous n’êtes pas content de mon travail ?

Edouard – Si, si, Maria, au contraire. Je tenais d’ailleurs à vous féliciter. Vous connaissez la devise de notre banque ?

Maria – Il faut savoir balayer devant sa porte ?

Edouard – Bien Maria, exactement ! Grâce à vous, la devanture du Crédit Solidaire est toujours impeccable. Et la devanture d’une banque, c’est sa vitrine, n’est-ce pas ? Si la vitrine d’une banque n’est pas impeccablement tenue, les clients pourraient se dire que…

Maria – Le banquier n’est sûrement pas très net non plus…

Edouard – Voilà ! Vous avez tout compris, Maria.

Maria – Je peux continuer mon travail, Monsieur ?

Edouard – Pas tout à fait, Maria…

Maria – Bon…

Edouard s’éclaircit la gorge.

Edouard – Comme vous le savez, ma chère Maria… Ma très chère Maria… Je dirais même ma trop chère Maria… C’est la crise.

Maria – Ah oui, Monsieur ?

Edouard – La crise, Maria ! Même si vous ne lisez pas la presse économique tous les jours, vous en avez entendu parler, tout de même ? Mais oui, suis-je bête ! Vous êtes bien espagnole, Maria, n’est-ce pas ?

Maria – Portugaise, Monsieur…

Edouard – Mais c’est encore mieux ! Enfin, je veux dire encore pire… Le Portugal est le pays le plus endetté de la zone euros ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Bref, c’est la récession, et le monde de la finance, bien entendu, est le premier affecté par la baisse générale des valeurs…

Maria – Les valeurs…

Edouard – Je parle des valeurs boursières, évidemment, mais soyez-en persuadée, Maria, de la dépression économique à la dépression tout court, il n’y a souvent qu’un pas. Quand la bourse est à la baisse, le moral l’est aussi. Et quand le moral est dans les chaussettes, la crise morale n’est pas loin non plus.

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Vous-même Maria, ne me dites pas que vous n’êtes pas un peu déprimée ?

Maria – Ça va, Monsieur, je ne me plains pas…

Edouard – Excusez-moi, Maria, mais quand on vous voit, comme ça, avec votre balai… On n’a pas l’impression que vous respirez la joie de vivre, je vous assure !

Maria – Je suis peut-être un peu fatiguée, en ce moment… À force de balayer devant votre porte…

Edouard – Tout cela pour vous dire, Maria, que notre banque, évidemment, n’est pas non plus épargnée par la tourmente… et que nous devons faire nous aussi des économies. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Pour votre bien, Maria, le Crédit Solidaire a donc dû prendre des mesures drastiques et néanmoins douloureuses afin de préserver votre emploi. Emploi dont la pérennité, je peux vous le dire maintenant, était gravement menacée.

Maria – Merci Monsieur…

Edouard – J’ai donc le plaisir de vous annoncer, Maria, que vous n’êtes pas licenciée.

Maria – Je travaille au noir, Monsieur.

Edouard – Quoi qu’il en soit, vous pourrez continuer à balayer devant notre porte jusqu’à nouvel ordre. Et qui sait ? Un jour peut-être, je vous laisserai balayer aussi le bureau du Directeur.

Maria – Merci, Monsieur…

Edouard – Évidemment, le Crédit Solidaire attend de vous que vous fassiez aussi un petit effort pour nous aider à préserver l’emploi dans ce pays. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat, sans achat pas de confiance, et sans confiance, pas d’emploi. C’est le cercle vicieux de la stagflation, vous me suivez ?

Maria – J’essaie, Monsieur…

Edouard – Tout cela vous dépasse, bien sûr, ma pauvre Maria, mais vous pouvez me faire confiance… Je vais d’ailleurs essayer d’être plus clair… En contrepartie de la préservation de votre emploi, le Crédit Solidaire vous propose une baisse de rémunération de trente pour cent. J’imagine que cette proposition vous semble raisonnable, n’est-ce pas ?

Maria – Trente pour cent ?

Edouard – Un petit tiers, si vous préférez.

Maria – Un tiers en moins ?

Edouard – Ben oui, pas en plus, hein ? Vous savez que par les temps qui courent, même les emplois de balayeurs ne courent pas les rues, Maria. Bientôt pour balayer dans une banque, même au black, il faudra au moins bac plus trois ! Plus éventuellement un bon coup de piston et une promotion canapé… Vous avez le bac, vous, Maria ?

Maria – Non Monsieur…

Edouard – J’imagine que vous n’avez pas davantage de relations haut placées ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Et pour la promotion canapé, ma chère Maria, sans vouloir vous vexer, je ne suis pas sûr non plus que tous les atouts soient vraiment de votre côté… Que voulez-vous, c’est comme ça… C’est la grande loterie de la vie… Et même le Crédit Solidaire n’y pourra rien changer… Certains naissent en Suisse avec un nom à rallonge et un physique avantageux, et d’autres… Bref, vous conviendrez donc que notre proposition est plus que généreuse… Qu’en pensez-vous ?

Maria – Ce que j’en pense, Monsieur ?

Edouard – Oui Maria… Ce n’est pas absolument nécessaire que vous en pensiez quelque chose, mais je vous écoute néanmoins. Nous sommes toujours en démocratie, quand même…

Maria semble en effet réfléchir.

Maria – Ce que j’en pense…

Edouard – Vous devez bien en penser quelque chose…

Maria – Mais je pense bien que j’en pense quelque chose, Monsieur… (Maria lève son balai pour le frapper). Voilà ce que j’en pense, Monsieur !

Edouard – Maria ? Mais vous êtes devenue folle ?

Elle le poursuit avec son balai jusque dans les coulisses.

Edouard – Mais enfin, Maria, calmez-vous ! Et puis ce n’est qu’une proposition ! Nous sommes pour le dialogue social, nous aussi…

On entend les cris d’Edouard depuis les coulisses.

Edouard – Aïe… Ouille… Vingt pour cent ?

Maria – Vous voulez encore tâter de mon balai ?

Edouard – Dix pour cent ?

Maria – Dix pour cent d’augmentation ?

Edouard – C’est à dire que…

Ils reviennent tous les deux sur scène. Maria tient Edouard en respect avec son balai, prête à frapper à nouveau.

Edouard – Très bien Maria… Il faut savoir terminer une négociation, et j’ai bien compris que votre proposition justement n’était pas négociable… Marché conclu… Le Crédit Solidaire vous augmente de dix pour cent…

Maria – Très bien, Monsieur.

Edouard – Mais dites-moi, Maria, vous êtes dure en affaire… Nous savons aussi apprécier chez nos employés les qualités qui sont les leurs… Et on peut dire que vous ne manquez pas de caractère…

Maria – Merci, Monsieur…

Edouard – Ça vous dirait un petit stage de formation, entièrement payé, bien sûr, pour intégrer notre service de recouvrement ? Comme je vous le disais, c’est la crise, et les mauvais payeurs sont de plus en plus nombreux…

Maria – Encore un coup de balai, Monsieur ?

Il s’éloigne prudemment.

Edouard – N’en parlons plus, Maria. Je vous laisse travailler…

Maria – Merci, Monsieur.

Noir.

14 – Une ombre de la rue

Un personnage (homme ou femme) est là. Un autre arrive. Ne remarquant pas le premier, il se croit seul.

Invisible – Bonjour, je suis l’homme qu’on ne voit pas.

Inaudible – Mais… qui m’appelle ?

Invisible – Je vous rassure, vous n’entendez pas des voix, comme Jeanne d’Arc. Mais je vous disais justement que… J’espère que vous n’êtes pas sourd, au moins ?

Inaudible – Non, non, je vous entends très bien. Mais où êtes-vous ?

Invisible (au public) – C’est le drame de ma vie, je suis complètement transparent.

Inaudible – Et vous vous m’entendez ?

Transparent (au public) – Je le vois très bien bouger les lèvres, mais je n’entends pas du tout ce qu’il me dit…

Inaudible – C’est l’histoire de ma vie, je ne suis pas muet, mais personne ne m’entend. Même pas les sourds.

Transparent – Comment savoir s’il a bien compris ma question, je n’entends pas sa réponse.

Inaudible – Je ne peux pas le voir, et je n’arrive pas à me faire entendre. Ça ne va pas être évident d’avoir une conversation suivie…

Un troisième personnage arrive.

Inodore (s’adressant à celui qu’il voit) – Vous parlez tout seul ?

Inaudible – Ce n’est même pas la peine que je lui réponde…

Invisible – Non, pas du tout, je parlais à ce Monsieur que vous voyez là.

Inodore – C’est curieux, je vous vois ici, et c’est par là que je vous entends !

Invisible – Ah non, mais lui, vous ne risquez pas de l’entendre. C’est l’homme inaudible.

Inodore (un peu perdu) – Ah oui… Et vous ?

Invisible – Je suis l’homme invisible.

Inodore – Je vois… Comme au cinéma, vous voulez dire ?

Invisible – Oui… Sauf que moi, je suis vraiment transparent. Et pour un comédien, croyez-moi, ce n’est pas forcément un avantage.

Inodore – Ça alors… Lui je le distingue parfaitement, mais je n’entends pas ce qu’il me dit, alors que vous…

Invisible – Moi, au moins… même invisible, je reste parfaitement compréhensible.

Inodore – Grâce à Dieu moi aussi.

Invisible – Alors je crois qu’on va bien s’entendre.

Inodore – Pourtant en général, les gens disent qu’ils ne peuvent pas me sentir.

Transparent hume un peu l’air dans sa direction.

Inaudible – C’est pourtant vrai. C’est quand les gens ne sentent absolument rien qu’on le remarque.

Inodore – Vous disiez ?

Invisible – Rien. Mais je pensais qu’être inodore, c’est quand même moins gênant que d’être invisible, comme moi, ou inaudible, comme ce pauvre homme.

Inodore renifle dans sa direction, visiblement incommodé.

Inodore – Pas d’odeur… Dans certains cas, ça peut même être un avantage pour les autres, croyez-moi.

Inaudible (incommodé aussi) – Ah oui, lui on ne le voit pas, mais on sent bien sa présence, c’est sûr….

Invisible – C’est étrange…

Inodore – Quoi donc ?

Invisible – Nous ne sommes que trois, n’est-ce pas ?

Inaudible – Il me semble, non ?

Invisible – Et pourtant… Je sens comme une présence, pas vous ?

Inodore – À part vous, je ne sens rien…

Inaudible – Une présence spirituelle, vous voulez dire ?

Silence.

Invisible – À moins que ce soit lui…

Inaudible – Lui ?

Inodore – Celui qui, en plus d’être invisible, inaudible et inodore…

Inaudible – Est aussi intouchable et complètement insipide.

Inodore – Dieu ? Enfin ça n’a pas de sens…

Inaudible – En tout cas, ça n’a de sens pour aucun des cinq que nous connaissons.

Invisible – À moins qu’il n’émette sur une autre fréquence…

Inaudible – Ah oui… Si Dieu existe, on peut dire que c’est quelqu’un d’excessivement discret…

Un temps.

Inodore – Je me demande même si à un tel niveau de discrétion, on peut encore parler d’exister.

Inaudible – Mouais…

Les deux autres tournent le regard vers lui. Il a l’air étonné.

Inaudible – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Noir

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mars 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-55-0

 

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Avis de Passage

Open Letters – Aviso de pasoAviso de passagem – NEZASTIŽENÝ ADRESÁT

Comédie à sketchs

Distribution variable en nombre et sexe : une trentaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Dans le hall d’un immeuble, entre les boîtes à lettres et le digicode, d’étranges personnages se croisent sans toujours se comprendre…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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TEXTE INTÉGRAL

Avis de Passage

25 personnages

Chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles et la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins.

1 – Code d’accès

2 – Lettres d’insulte

3 – Les encombrants

4 – Lettre morte

5 – Diabolique

6 – Colis piégé

7 – Mauvaise adresse

8 – Invitation

9 – Lettre d’amour

10 – Squatteur

11 – Don contre don

12 – Avis de passage


1 – Code d’accès

Une femme arrive dans le hall, le traverse et, perplexe, se place devant le digicode de la porte donnant accès à l’escalier. Un homme arrive à son tour et se dirige vers la même porte pour composer le code.

Femme – Excusez-moi… Je peux entrer avec vous… Je n’ai pas le code…

Homme – Euh… Oui… Enfin… Vous voulez dire que vous n’avez pas le code ?

Femme – Oui… C’est ce que je viens de vous dire, non ?

Homme – C’est à dire que… En principe, on doit avoir le code pour rentrer dans cet immeuble. C’est justement ça le principe…

Femme – Le principe ?

Homme – Ceux qui ont le code ont le droit d’entrer, les autres non. À quoi ça sert d’avoir un code, sinon ?

Femme – Ah, d’accord…

Homme – Ben ouais…

Femme – Donc vous ne voulez pas me laisser entrer ?

Homme – Ben non…

Femme – Vous me prenez pour une voleuse, c’est ça ?

Homme – Je ne sais pas, moi… Si vous habitiez dans cet immeuble, pourquoi est-ce que vous n’auriez pas le code ?

Femme – Pourquoi ? Le code pourrait avoir changé sans que j’en sois avertie.

Homme – Le code n’a pas changé depuis vingt ans.

Femme – Je pourrais l’avoir oublié !

Homme – C’est le genre de code qu’on n’oublie pas, croyez-moi. Beaucoup de personnes âgées habitent dans cet immeuble, alors on a choisi quelque chose de facile à mémoriser. Même un Alzheimer en stade terminal oublierait sa date de naissance avant d’oublier le code de cet immeuble…

Femme – 1515 ? 14-18 ? 16-64 ?

Homme – 16-64 ?

Femme – 16-64, ça ne vous dit rien ?

Homme – Donc, vous n’habitez pas dans cet immeuble…

Femme – Et votre date de naissance, vous vous en souvenez ?

Homme – Puisque vous n’habitez pas ici, qui venez-vous voir ?

Femme – Mais enfin, ça ne vous regarde pas ! Vous êtes de la police ?

Homme – Non. Mais c’est mon immeuble.

Femme – Cet immeuble vous appartient ?

Homme – J’en suis copropriétaire. Je veille sur la sécurité des gens qui l’habitent. Et sur l’intégrité de leurs biens.

Femme – Je vois… Vous êtes une sorte de milicien, en somme. Méfiez-vous. À la libération, certains pourraient avoir envie de vous tondre.

Homme – Dites-moi seulement ce que vous venez faire ici.

Femme – Je viens pour assassiner quelqu’un, ça vous va ?

Homme – À quel étage ?

Femme – Parce que ça change quelque chose ?

Homme – C’est juste pour vérifier que vous n’êtes pas encore en train de mentir.

Femme – La petite vieille du cinquième.

Homme – Au cinquième, c’est un couple d’homos et une fille mère.

Femme – Une fille mère ? Mais vous vivez à quelle époque ? À la fin du 19ème ?

Homme – Oui, bon, ça va… Je voulais dire une mère célibataire…

Femme – Une mère célibataire… Aujourd’hui, on dit une famille monoparentale, figurez-vous !

Homme – En tout cas, on ne dit pas la petite vieille du cinquième ! Donc vous mentez !

Femme – Évidemment, que je mens. Si j’étais venue pour assassiner quelqu’un, vous croyez vraiment que je vous préciserais l’étage ?

Homme – Ça ne me dit toujours pas ce que vous venez faire ici.

Femme – Au départ, je n’étais pas venue pour tuer quelqu’un, c’est vrai. Mais je dois avouer qu’après vous avoir rencontré, ça me donne des envies de meurtre…

Homme – Très bien, ironisez tant que vous voudrez. Mais tant que je ne saurai pas ce que vous venez faire ici, pas question de vous laisser entrer.

Femme – Ok… Je viens voir quelqu’un, ça vous va ?

Homme – Ah oui ? Et qui ça ?

Femme – Le dentiste.

Homme – Vous avez mal aux dents ?

Femme – C’est plus compliqué que ça…

Homme – Quel dentiste, d’abord ? Il y en a au moins trois ou quatre, dans l’immeuble.

Femme – Je ne connais pas son nom. Je veux dire son vrai nom.

Homme – C’est commode…

Femme – Non, justement, ce n’est pas commode. C’est quelqu’un que j’ai rencontré sur le net. Je connais seulement son pseudo.

Homme – Un pseudo ?

Femme – Il m’a donné rendez-vous chez lui, mais il a oublié de me donner le code.

Homme – Il vous donne rendez-vous chez lui, mais il ne vous donne pas le code…

Femme – Il a oublié, je vous dis !

Homme – Hun, hun… Vous n’avez qu’à lui téléphoner.

Femme – Je n’ai pas son numéro.

Homme – Ah, il ne vous a pas donné son numéro non plus. Apparemment, c’est quelqu’un qui tient beaucoup à préserver son intimité… Vous êtes vraiment sûre qu’il vous a invitée à venir chez lui ? Je veux dire, il ne vous a pas donné le code…

Femme – Il m’a donné l’adresse, il m’a dit qu’il habitait au troisième et qu’il était dentiste. Je pense que s’il ne voulait pas me voir…

Homme – Dentiste ? Au troisième… Donc c’est l’adresse de son cabinet. Pas de chez lui.

Femme – Et alors ?

Homme – Cela explique le fait qu’il ait oublié de vous donner le code.

Femme – Et pourquoi ça ?

Homme – Parce que dans la journée, il n’y a pas de code.

Femme – Donc il y a bien un dentiste au troisième.

Homme – Oui.

Femme – Alors vous voyez bien que je ne mens pas.

Homme – En même temps, c’est indiqué sur la plaque.

Femme – Quelle plaque ?

Homme – La plaque qui se trouve dehors à l’entrée de cet immeuble.

Femme – D’accord… Donc, vous ne voulez toujours pas me laisser entrer ?

Homme – Ça dépend… C’est quoi, votre pseudo, à vous ?

Femme – Pardon ?

Homme – Vous avez dit que vous ne connaissez ce dentiste que sous son pseudo. J’imagine qu’il ne vous connaît vous aussi que sous un nom de code.

Femme – Et pourquoi est-ce que je vous donnerais mon numéro de code ? C’est très personnel, non ? Plus que le code d’accès à un immeuble, en tout cas…

Homme – Disons que c’est donnant donnant.

Femme – Alex343.

Homme – Alex343 ?

Femme – Quoi ? Ça ne vous plaît pas non plus ?

Homme – Si, si… Alex343, c’est un très joli nom. (Changeant de ton) Pour une bien jolie personne… Ça donne envie de connaître les 342 autres Alex.

Femme – Vous me draguez, maintenant ? Vous ne manquez pas d’air ?

Homme – Nous sommes partis sur un mauvais pied, mais permettez-moi de me présentez : Domi459.

Femme – Domi459 ? Alors c’est vous ?

Homme – J’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Femme – Non, non, mais… Je ne vous imaginais pas comme ça…

Homme – Excusez-moi pour le code, mais comme en journée, il n’y en a pas…

Femme – Bien sûr.

Homme – Et puis on ne sait jamais à qui on a à faire.

Femme – Vous avez raison. On n’est jamais trop prudent.

Homme – Vous avez trouvé facilement ?

Femme – Oui, oui… Jusqu’à ce que j’arrive devant cette porte en tout cas…

Il lui montre la porte.

Homme – Mais allez-y, je vous en prie…

Femme – Euh…

Homme – Ah oui, c’est vrai… Vous n’avez pas le code… Attendez, je passe devant vous… 39-45, c’est facile à se rappeler…

Femme – Oui, c’est pratique…

Homme – Mais au fait, j’ai oublié de me présenter… Comme vous ne me connaissez que sous mon pseudo…

Femme – Votre nom est inscrit sur la plaque à l’entrée de l’immeuble.

Homme – Ah oui, c’est vrai ! Et vous, votre vrai nom, c’est quoi ?

Femme – Si vous permettez, j’attendrai de vous connaître un peu mieux avant de vous donner le code d’accès…

Ils sortent.

Noir.

 

2 – Lettres d’insulte

Une femme arrive, ouvre une boîte à lettres et constate, déçue, qu’elle est vide. Un homme arrive.

Homme – Pas de courrier aujourd’hui ?

Femme – Il y a quelques années, il m’arrivait encore de recevoir un faire-part de temps en temps. Et puis peu à peu, plus rien. J’ai l’impression d’être la seule survivante de ma génération.

Homme – Si je meurs avant vous, je vous promets de vous envoyer un faire-part.

Femme – C’est gentil… Je descends quand même tous les matins voir si j’ai du courrier. Ça me fait un peu d’exercice…

L’homme ouvre sa boîte qui déborde de lettres.

Homme – Je vous donnerais bien un peu du mien, mais ce sont principalement des lettres d’insultes.

Femme – D’insultes ? Ah oui… C’est vrai que votre femme vous a quitté…

Homme – Je crois qu’elle n’a pas trop supporté que je change de métier. Mais ce n’est pas elle qui m’envoie toutes ces lettres, vous savez.

Femme – Vous n’êtes plus professeur de français ?

Homme – J’ai démissionné il y a quelques mois. Maintenant je travaille dans une boucherie chevaline.

Femme – Ça doit vous changer.

Homme – C’est plus salissant.

Femme – Ah oui, c’est quand même une sacrée reconversion.

Homme – Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours eu envie de travailler dans la viande. Certains rêvent de devenir pompiers, moi je rêvais de devenir boucher.

Femme – Il faut de tout pour faire un monde, pas vrai ?

Homme – Mes parents étaient agrégés de philo tous les deux. Autant vous dire qu’ils n’étaient pas très favorables à ce projet. Je crois qu’ils auraient encore préféré si je leur avais dit que j’étais homosexuel et que je voulais devenir comédien. Alors j’ai d’abord fait des études de lettres, pour leur faire plaisir, et j’ai épousé une agrégée de latin. Mais finalement, c’est la passion qui a été la plus forte. J’ai pris des cours du soir, j’ai passé mon CAP, accessoirement j’ai divorcé, et me voilà enfin boucher !

Femme – La boucherie, c’est un beau métier. Mais pourquoi les chevaux ?

Homme – Je crois que les bœufs et les veaux, ça m’aurait trop rappelé mon ancien boulot de prof…

Femme – Je comprends… Avec tout ce qu’on voit maintenant… Mais toutes ces lettres d’insultes ? J’imagine que ce ne sont pas les chevaux qui vous écrivent pour se plaindre…

Homme – Ah, ça ? En fait, ça n’a rien à voir avec ma nouvelle profession. Ce sont mes anciens élèves qui continuent à m’écrire. J’ai arrêté en juin, et ils ne savent pas encore que j’ai démissionné.

Femme – Et vous allez lire tout ça ?

Homme – Pensez-vous ! Si encore c’était bien rédigé. Mais le vocabulaire est pauvre, la syntaxe déplorable et c’est bourré de fautes d’orthographe. Tenez, j’en ouvre une au hasard…

Il ouvre une enveloppe et lit.

Homme – Nique ta mère, bouffon d’enculé d’ta race, je t’attrape, j’te crève… Des veaux, je vous dis…

Femme – Vous savez quoi ? Ils ne vous méritaient pas…

Homme – Je vais mettre ça directement au recyclage.

Femme – Dans ce cas, donnez-les moi. Ça m’occupera.

Homme – Si vous y tenez… (Il lui tend le tas de lettres qu’elle saisit) Mais je vous aurais prévenue…

Femme – Si j’en vois une qui est plus intéressante que les autres d’un point de vue littéraire, je vous la mettrais de côté.

Homme – Parfait ! Et moi je vous mets un petit steak de cheval de côté pour midi ! C’est excellent pour la santé, vous verrez. Le cheval, c’est beaucoup moins gras que le bœuf, et c’est plein de fer.

Femme – De fer ? Pas de fer à cheval, j’espère.

Homme – Ah, n’oubliez pas qu’un fer à cheval, ça porte chance ! Allez, bonne journée à vous ! La viande, ça n’attend pas ! Comme disait Boris Vian : Faut que ça saigne !

Femme – Merci, bonne journée à vous !

Il s’en va. Elle regarde le paquet de lettres.

Femme – Voyons voir ça…

Elle repart elle aussi en lisant la première lettre qu’elle vient de décacheter.

Noir.

 

3 – Les encombrants

La scène est vide à l’exception d’une grande poubelle à roulettes au couvercle jaune. Une femme arrive en tirant une autre poubelle du même type mais au couvercle vert. Habillée avec élégance et juchée sur des talons hauts, elle tente de conserver un semblant de dignité dans cet exercice dégradant qu’est en temps de crise, pour une bobo divorcée qui n’a plus les moyens de se payer une bonne même défiscalisée, celui de sortir elle-même la poubelle. Son portable sonne, et elle répond.

Femme 1 – Allo, oui ? Ah, bonsoir Jacques ! Non, non, vous ne me dérangez pas. J’étais en train de ranger quelques papiers et je m’apprêtais à prendre un bain… Ce soir à dix-neuf heures trente ? Ah, oui, c’est absolument parfait ! Mais vous êtes sûr que… Votre dernière patiente ? Très bien ! Dans ce cas, nous aurons peut-être le temps de prendre un verre après, histoire de faire un peu connaissance ? Ah oui, ou de dîner si vous préférez… Je connais un très bon japonais du côté de… Ah, vous détestez les sushis… Non, non, pas du tout… J’aime beaucoup la choucroute aussi… Parfait, alors à tout à l’heure… Non, non, j’ai bien l’adresse de votre cabinet… Ah, il y a un code à partir de 19 heures… Attendez, je prends de quoi noter… Je suis dans la salle de bain, et je n’ai rien sur moi… Je veux dire pour écrire…

Elle sort un crayon mais, se rendant compte qu’elle n’a pas de papier, ouvre le couvercle de la poubelle jaune. La trouvant vide, elle laisse le couvercle ouvert et ouvre le couvercle de sa propre poubelle dont elle sort au hasard un paquet de céréale basses calories.

Femme 1 – Voilà, je vous écoute… Ouh, là, en effet, c’est compliqué… (Essayant de plaisanter) Vous ne pouviez pas choisir 1515, 14-18 ou 39-45, comme tout le monde ? Ah, c’est la date de décès de votre belle-mère… Oui, vous avez raison, pour un cambrioleur, évidemment, c’est plus difficile à deviner… Mais vous pouvez me redire ça moins vite ? Juste une seconde, je m’installe un peu plus confortablement…

Elle se contorsionne pour essayer de noter d’une main sur le carton tout en tenant le téléphone de l’autre, avant de prendre le parti de poser le carton sur le bord de la poubelle jaune dont elle a laissé le couvercle ouvert. Le carton tombe par terre et en essayant de le rattraper, elle laisse tomber son portable au fond de la poubelle vide.

Femme 1 – Oh, non, ce n’est pas vrai… (Elle parle en direction du fond de la poubelle) Allo ? Jacques ? Vous m’entendez ? (Elle se penche vers le fond de la poubelle pour tenter de récupérer le téléphone) Allo ? Je vous entends très mal…

Elle finit par basculer complètement dans la poubelle. Seules ses jambes dépassent, qu’elle agite en poussant des cris étouffés. Un homme arrive, un portable à la main.

Homme – Allo ? Allo ? Vous m’entendez ?

Sa femme arrive derrière lui.

Femme 2 – Jacques ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Jacques range immédiatement son portable. Craignant probablement d’être surprise dans cette position embarrassante, la prisonnière de la poubelle rentre ses jambes et se calme également aussitôt.

Homme – Eh bien, je… Je venais chercher la poubelle pour la remonter… Le coiffeur n’a pas pu te prendre, finalement ?

Femme 2 (sèchement) – Si. J’en sors.

Homme – Ah, très bien…

Femme 2 – Tu n’as pas oublié que ce soir, je vais au pot de départ de mon chef de service ?

Homme – Non, non, rassure-toi… J’en profiterai pour faire ma comptabilité en retard au cabinet.

La femme aperçoit la boîte de céréales par terre.

Femme 2 – Les gens sont d’une saleté… (Elle ramasse l’emballage et le remet dans la poubelle) Et j’ai l’impression que les derniers arrivés sont les pires… À propos, tu as fait connaissance avec la nouvelle voisine ?

Homme – Quelle voisine ?

Femme 2 – Ne me dis pas que tu ne l’as pas remarquée… Celle avec la forte poitrine…

Homme – Ah, celle-là…

Femme 2 – Tu vois que tu t’en souviens.

Homme – C’est vrai que c’est plutôt une belle femme.

Femme 2 – Moi, je la trouve plutôt vulgaire, mais bon…

Homme – Vulgaire ?

Femme 2 – Elle est divorcée, je crois…

Homme – Elle t’a dit ça ?

Femme 2 – Une femme qui sort elle-même la poubelle vit forcément seule… Et comme elle est trop âgée pour être encore célibataire, j’en conclus qu’elle est divorcée… ou veuve.

Homme – Elle n’est pas si vieille que ça…

Femme 2 – Elle doit avoir à peu près mon âge.

Homme – Ah, oui ? Ça ne se voit pas…

Femme 2 – Quand elle sort la poubelle le matin en peignoir avant de s’être maquillée, ça se voit, crois-moi… Mais dis donc, on dirait vraiment qu’elle t’a fait forte impression…

Homme – C’est toi qui m’en as parlé ! (Un temps) Et puis elle a téléphoné au cabinet aujourd’hui pour un détartrage…

Femme 2 – Un détartrage… Quand ça ?

Homme – Ce soir.

Femme 2 – Ah, d’accord… Il faut croire que c’était une urgence. Elle devait être sacrément entartrée…

Homme – Elle a peut-être un rendez-vous important…

Femme 2 – C’est ça, oui… Enfin… Tant que tu ne la ramènes pas à la maison… Parce que là, je te préviens, je suis capable de tout…

Homme – La ramener à la maison… Qu’est-ce que tu vas chercher…?

Ils commencent à s’éloigner.

Femme 2 – Eh bien tu ne remontes pas la poubelle  ?

Homme – Si, si… (Il prend la poubelle à roulettes par la poignée et suit sa femme) Mais quand tu dis capable de tout… Pas à tuer quand même ?

On entend la sonnerie d’un téléphone en provenance de la poubelle.

Noir.

4 – Lettre morte

Un personnage (homme ou femme) arrive, pour relever son courrier dans sa boîte à lettres. Il ouvre la boîte, sort quelques enveloppes et les examine rapidement.

Locataire – Facture, impôts, appel à cotisation, facture…

Un autre personnage (homme ou femme) arrive à son tour, en facteur. Il examine les boîtes à lettres sans trouver ce qu’il cherche.

Facteur – Excusez-moi… Monsieur Martin, ça vous dit quelque chose ?

Locataire – Oui…

Facteur – Je ne vois pas son nom sur la boîte. C’est à quel étage ?

Locataire – Septième. Mais il est mort la semaine dernière.

Facteur – Ah merde… Alors en somme… Il a déménagé.

Locataire – On peut dire ça comme ça, oui…

Facteur – Non, parce que j’ai un recommandé pour lui…

Locataire – Ah, ouais… C’est ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce que je fais ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Il n’a pas laissé une adresse ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Ah ouais… Mais qui est-ce qui va le signer, mon recommandé ?

Locataire – Ça…

Facteur – Donc il ne va pas revenir…

Locataire – C’est peu probable.

Facteur – Ça ne m’arrange pas.

Locataire – Il y a toujours des emmerdeurs, vous savez… Mais je ne suis pas sûr qu’il soit mort simplement pour vous compliquer la vie…

Facteur – Mmm… Alors je ne sais pas moi… Et vous ne pourriez pas signer à sa place ?

Locataire – Pourquoi je ferais ça ?

Facteur – Entre voisins… On peut se rendre de petit services… Ça m’éviterait de revenir.

Locataire – Revenir ? Pourquoi faire ?

Facteur – Pour lui remettre ce recommandé !

Locataire – Mais puisque je vous dis qu’il est mort ! Mort, vous comprenez ? Et il y a au moins un avantage à être mort, c’est qu’on devient totalement et définitivement inaccessible aux recommandés en tous genres !

Facteur – Je comprends.

Locataire – Vous pouvez toujours lui laisser un avis de passage !

Facteur – Vous croyez ?

Locataire – D’ailleurs, c’est quoi, ce recommandé ? Avis d’imposition ? Avis d’expulsion ? Avis de radiation ?

Le facteur jette un regard à l’enveloppe.

Facteur – Ça vient de la Française des Jeux.

Locataire – La Française des Jeux ?

Facteur – Ça ne peut pas être une mauvaise nouvelle.

Locataire – Vous croyez vraiment que quand on est mort, on peut encore faire la différence entre une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Facteur – Évidemment… Mais quand même…

Le locataire prend le recommandé de la main du facteur.

Locataire – Faites voir… Ah oui, la Française des Jeux, dites donc…

Facteur – Vous savez si il jouait au loto ?

Locataire – Je ne sais pas… Je le connaissais très peu… On se croisait de temps en temps… Il avait un chien…

Facteur – Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Le chien aussi, il est mort ?

Locataire – Non, pas le chien, lui !

Facteur – Et le chien, qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Le chien ? Je ne sais pas…

Facteur – C’est triste, un chien qui se retrouve tout seul dans la vie, comme ça… Je ne comprends pas tous ces gens qui prennent un animal et qui l’abandonnent. Prendre un animal, c’est une responsabilité. Les gens ne se rendent pas compte…

Locataire – Vous croyez qu’il a gagné le gros lot ?

Facteur – Si c’est le cas, il ne faudrait pas qu’il tarde à se manifester. Parce qu’il y a une date butoir. Si on ne vient pas chercher son chèque avant, on perd tout et la somme est remise en jeu…

Locataire – C’est vrai que ce serait dommage…

Facteur – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Locataire – On ?

Facteur – Comme vous dites, ce serait dommage…

Locataire – Ok. Je vais signer.

Facteur – Ça m’évitera de repasser.

Le locataire signe le reçu que lui tend le facteur, ouvre fébrilement l’enveloppe et lit.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est un solde de tous comptes…

Facteur – Ce n’est pas un chèque ?

Locataire – Il travaillait à la Française des Jeux. C’est juste un avis de fin de contrat.

Facteur – Alors en plus, il a perdu son travail… C’est quand même malheureux. Parce que pour retrouver du travail en ce moment, ce n’est pas évident.

Locataire – Surtout quand on est mort.

Facteur – Et avec la crise, en plus. Les délocalisations, tout ça.

Locataire – Je sais ce que c’est, je suis au chômage moi aussi.

Facteur – Ah oui, ce n’est pas de veine… Et évidemment, ce n’est jamais les gens comme vous qui gagnent au loto, hein ? Ceux qui en auraient vraiment besoin.

Locataire – Non…

Facteur – J’ai lu un article hier dans le journal : Il gagne 60 millions au loto et il continue à vivre exactement comme avant… Je vais vous dire, moi : il y a des gens, ils ne méritent pas de gagner !

Locataire – C’est clair…

Facteur – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que je continue ma tournée.

Il s’apprête à partir. Le locataire brandit la lettre.

Locataire – Qu’est-ce que je fais de ça, moi ?

Facteur – Ça c’est vous qui voyez… Moi du moment que vous avez signé le reçu.

Le facteur s’apprête à s’en aller

Facteur – Mais si j’étais vous, je leur écrirais.

Locataire – À qui ?

Facteur – À la Française des Jeux ! Puisqu’un poste vient de se libérer…

Le facteur s’en va. Le locataire regarde à nouveau le recommandé, perplexe.

Noir.

 

5 – Diabolique

Un personnage (homme ou femme) entre en portant un carton visiblement très lourd. Un autre personnage arrive à son tour.

Un – Ça a l’air lourd… Vous déménagez ?

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Il pose le carton sur un autre carton déjà là.

Un – Je vous donnerais bien un coup de main, mais avec mon dos…

Deux – Merci quand même…

Il s’assied sur les cartons pour souffler un moment. L’autre sort un paquet de cigarettes.

Un – Vous en voulez une ?

Deux – Merci, je suis déjà au bord de l’apoplexie…

L’autre range son paquet.

Un – Vous avez raison, moi aussi je ferais mieux d’arrêter… Je vais prendre un Cachou plutôt.

Il sort une boîte de Cachous

Un – Vous en voulez un ?

L’autre fait signe que non.

Deux – Merci, non. J’ai déjà très soif.

Un – J’ai tout essayé, même l’acupuncture, mais je n’arrive pas à décrocher complètement.

Deux – Hun, hun…

Un – C’est curieux, je ne vous ai jamais vu dans l’immeuble… et on fait connaissance justement le jour où vous déménagez…

Deux – Vous trouvez qu’on a fait connaissance ?

L’autre se contente de le regarder en souriant, tout en mâchonnant son Cachou.

Un – Et où est-ce que vous allez, comme ça, avec vos cartons ?

Deux – Je m’installe dans le 19ème.

Un – Le 19ème arrondissement ?

Deux – Euh, oui… Pas le 19ème siècle.

Un – Ça va vous changer.

Deux – Oui… Remarquez, le 19ème, ça ne doit pas être si différent que ça du 20ème.

Un – Mais nous n’aurons plus l’occasion de nous revoir…

Deux – Je vous dirais bien que vous allez me manquer, mais comme on ne s’était jamais croisé jusqu’ici. Vous habitez cet immeuble depuis longtemps ?

Un – Ah, non, mais je n’habite pas ici.

Deux – Ah oui… Ça explique sûrement pourquoi on ne se croisait pas plus souvent…

Un – J’ai mon cabinet au troisième.

Deux – Je vois. Le dentiste.

Un – Euh, non… Moi c’est juste en face. L’exorciste.

Deux – L’exorciste…?

Un – Évidemment, ce n’est pas marqué sur la porte.

Deux – Bien sûr.

Un – Je consulte surtout le soir. Ou même la nuit, c’est plus discret.

Deux – C’est sûrement pour ça qu’on ne s’est jamais rencontré…

Un – Les gens qui viennent me voir n’ont pas toujours envie qu’on les reconnaisse…

Deux – Je ne suis pas sûr non plus que j’aimerais croiser vos patients dans l’escalier après la tombée de la nuit…

Un – Vous n’y croyez pas.

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Un – Je ne vous en veux pas, mais vous avez tort.

Deux – Peut-être, oui… Et ça marche ?

Un – Regardez autour de vous… Et surtout au dessus… Je veux dire ceux qui nous gouvernent. Vous ne croyez pas que le marché est immense ?

Deux – Oui, remarquez, ce n’est pas faux. Dommage que vous ne pouviez pas me citer le nom de quelques-uns de vos clients.

Un – En tout cas, ceux qui ne sont pas encore venus me voir, vous n’aurez pas de mal à les reconnaître. Prenez qui vous savez. Celui dont le nom rappelle l’autre pays du fromage. Si le candidat avait pris soin de se faire désenvoûter à temps, nous aurions peut-être aujourd’hui un président normal.

Deux – Peut-être, oui… Mais vous, avec tout ça, vous n’avez pas réussi à arrêter de fumer ?

Un – Je n’ai pas encore trouvé la formule magique qui me libérerait des puissances maléfiques de la nicotine.

Deux – Marlboro, sors de ce corps !

Un temps.

Un – Et vous déménagez pourquoi, si je peux me permettre ?

Deux – Eh bien… Pour me rapprocher de mon travail, d’abord.

Un – En déménageant du 19ème au 20ème arrondissement ?

Deux – Et aussi… Comment dire ? Parce que je sentais comme une présence diabolique dans l’appartement que j’occupe au dernier étage de cet immeuble.

Un – Vraiment ? Vous auriez dû m’en parler avant…

Deux – Malheureusement, je ne vous connaissais pas encore.

Un – Et par présence diabolique, qu’est-ce que vous entendez, exactement ?

Deux – J’entends principalement… ma femme (ou mon mari).

Un – Je vois… J’ai beaucoup de cas comme le vôtre…

Deux – Bon, ce n’est pas tout ça, mais il va falloir que je m’y remette. Puisque vous ne voulez pas m’aider…

Un – Je pourrais toujours essayer de désenvoûter votre conjoint.

Deux – Vous pourriez faire ça ?

Un – C’est à quel étage ?

Deux – Huitième.

Un – Vous avez descendu ces cartons du huitième étage, sans ascenseur ?

Deux – Et j’en ai encore beaucoup plus à descendre…

Un – Ah, oui… Huitième sans ascenseur… C’est vraiment diabolique…

Deux – Oui…

Un – Désolé, mais je crois que là… Je ne peux rien pour vous…

Il passe son chemin, et l’autre reste là avec ses cartons, un peu déstabilisé. Il se décide à repartir quand un autre personnage (joué par celui qui vient de partir) portant un masque de carnaval (au choix) arrive. Il fait mine de chercher quelque chose, comme un nom sur une boîte aux lettres ou une plaque professionnelle.

Trois – Excusez-moi, l’exorciste, c’est à quel étage ?

Deux – Troisième. En face du dentiste.

Trois – Évidemment, il n’y a pas de plaque en bas.

Deux – Ni sur la porte.

Trois – Merci…

Il sort. L’autre reste là, assis sur son carton.

Deux – Je crois qu’il était temps que je déménage, moi…

Noir.

6 – Colis piégé

Un facteur (homme ou femme) arrive avec un paquet et croise un locataire (homme ou femme) qui arrive aussi.

Facteur – Ah justement, j’avais un paquet pour vous.

Locataire – Merci.

Le facteur lui donne le paquet.

Facteur – Une petite signature…

Locataire – Bien sûr…

Encombré, le locataire rend le paquet au facteur afin de signer le reçu qu’il lui tend.

Locataire – Excusez-moi, je vous rends ça une seconde.

Le locataire signe le reçu et sourit.

Locataire – J’espère que ce n’est pas un colis piégé…

Le facteur répond sur le même ton de la plaisanterie.

Facteur – Ah, ah, ah ! C’est vrai qu’on entend comme un tic tac, là dedans.

Locataire – Ah, ah, ah ! On voit tellement de choses, maintenant ! (Cessant de rire brusquement) C’est vrai ?

Le facteur, pris au mot, colle son oreille contre le paquet.

Facteur – Vous allez rire mais… Oui, on dirait…

Le locataire semble soudain inquiet. Il colle à son tour son oreille sur le paquet.

Locataire – Mais oui… Je l’entends aussi… Vous pensez que ça pourrait…

Le facteur change également de ton.

Facteur – Vous connaissez des gens qui auraient des raisons de vous en vouloir à ce point ?

Locataire – Je ne sais pas… À part ma belle-mère… Mais on a tous des ennemis, non ?

Facteur – Tout de même.

Le locataire hésite.

Locataire – Du coup, je ne suis pas sûr de vouloir le prendre…

Facteur – Alors qu’est-ce que j’en fais ?

Locataire – Vous n’avez qu’à le ramener à la Poste.

Facteur – C’est que je n’ai pas fini ma tournée, moi… Et si ça me pète à la gueule en cours de route ? Et puis maintenant, vous avez signé le reçu…

Il tend le paquet à l’autre qui refuse de le prendre.

Locataire – Et si on appelait la police ?

Facteur – La police ?

Locataire – Comme quand on trouve un paquet suspect dans un hall de gare ou dans un train.

Facteur – Vous voulez dire… une brigade de démineurs ?

Locataire – Eux, ils sauront quoi faire…

Facteur – Et si la bombe explosait avant qu’ils arrivent ?

Locataire – Je ne sais pas moi… On n’a qu’à jeter le paquet dans la rue…

Facteur – Et si des passants étaient blessés ? Des enfants, peut-être… C’est l’heure de la sortie de l’école… On ne peut pas faire ça !

Locataire – Vous avez raison… Il ne reste plus qu’à nous préparer à mourir dans la dignité, avec la seule consolation que notre sacrifice aura permis de sauver quelques vies innocentes…

Facteur – Notre sacrifice ? Qu’est-ce que vous proposez, au juste ?

Locataire – Il faut agir, et vite !

Il prend le paquet des mains du facteur, le jette contre le sol, et le piétine violemment.

Facteur – Non mais ça ne va pas ?

Locataire – Ça n’a pas explosé…

Facteur – Non…

Ils se penchent tous les deux pour examiner le paquet.

Facteur – Ah, oui… C’était bien une pendule… Mais je ne vois pas de bombe…

Locataire – Non, c’est bizarre…

Facteur – Mais j’y pense, c’est qui l’envoyeur ?

Locataire – L’envoyeur ?

Facteur – En principe, c’est marqué sur l’accusé de réception !

Locataire – Ah oui…

Le facteur regarde le reçu.

Facteur – Ça vient de Suisse… C’est curieux…

Locataire – Oui, c’est sûrement le pays au monde qui compte le moins de terroristes…

Facteur – Madame Mansard… Vous connaissez ?

Locataire – C’est ma belle-mère.

Le facteur fouille dans les décombres du paquet.

Facteur – Regardez… Il y a une lettre de revendication…

Il tend la feuille à l’autre qui la lit.

Locataire – Bon anniversaire mon chéri… C’est pour l’anniversaire de son fils (ou sa fille).

Facteur – Son fils (ou sa fille) ?

Locataire – Mon mari (ou ma femme) !

Facteur – Une pendule… C’est un drôle de cadeau, pour un anniversaire, non ?

Locataire – Mon beau-père est horloger.

Facteur – Et ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille ? Je veux dire quand vous avez entendu le tic tac…

Ils contemplent tous les deux les restes défoncés du paquet.

Facteur – C’est votre mari (ou votre femme) qui va être content(e)… Ça va lui faire quel âge, au fait ?

Locataire – On dirait que ça sent quand même un peu la poudre, non ?

Facteur – Je dirais plutôt le chocolat…

Locataire – Ah, oui, regardez, il y avait aussi des chocolats avec. (Il prend la boîte défoncée, et la tend au facteur) Vous en voulez un ?

Facteur – Et si ils étaient empoisonnés ?

Ils échangent un regard perplexe.

Noir.

7 – Mauvaise adresse

Un personnage (homme ou femme) arrive, ouvre sa boîte à lettres et constate sans surprise mais avec une certaine tristesse qu’elle est vide. Un autre personnage (homme ou femme) arrive, ouvre également sa boîte et, après un mouvement de surprise, en sort un paquet de lettres.

Un – On dirait que vous avez du courrier, aujourd’hui…

Deux – Oui, je ne comprends pas… D’habitude, à part de la pub… Voyons voir…

Son visage s’assombrit.

Un – Pas de mauvaises nouvelles, j’espère…

Deux – Pas de nouvelles du tout… C’est le courrier de mes voisins de palier… Le facteur s’est encore trompé…

Un – Ah…

Deux – Je vais les remettre dans leur boîte aux lettres.

Un – Oui…

Deux – Alors vous non plus…

Un – Non, pas de courrier aujourd’hui…

L’autre s’apprête à remettre le courrier dans une autre boîte mais laisse tomber la pile par terre.

Deux – Zut !

Un – Attendez, je vais vous aider.

Les deux personnages se baissent pour ramasser les enveloppes et en profitent pour les examiner.

Deux – Tiens, je ne savais pas qu’il était abonné à Plongée Magazine…

Un – C’est vrai qu’on est assez loin de la mer…

Deux – Il doit faire de la plongée sous-marine en piscine.

Un – Ou dans sa baignoire…

Deux – Il y a aussi une lettre à entête des Pompiers de Paris.

Un – Il est peut-être pompier volontaire.

Deux – Ou alors, c’est pour l’inviter au bal…

Rires. Embarras.

Deux – C’est un peu indiscret, ce qu’on fait, non ?

Un – Oui, un peu… Quoi d’autre ?

Les deux personnages se mettent à examiner les enveloppes.

Un – Une carte postale.

Deux – Ça vient d’où ?

Un – Les Baléares. Ibiza.

Deux – Qu’est-ce que ça dit ?

Un – Quand même…

Deux – Ça ne compte pas, c’est une carte postale ! Même le facteur a pu la lire…

Un – Un petit coucou des Baléares où nous passons une semaine de vacances. Les paysages sont magnifiques et le beau temps au rendez-vous. À très bientôt. Bises. Maurice et Jacques.

Deux – C’est d’un banal…

Un – Les gens ne savent plus écrire.

Deux – Mais tout de même.

Un – Quoi ?

Deux – C’est signé Maurice et Jacques.

Une – Des camarades de plongée ?

Deux – Ou des amis pompiers…

Les deux personnages se replongent dans l’examen du courrier.

Deux – Tiens, une lettre dont l’adresse est écrite à l’encre rose…

Un – Ah oui…

Deux – Je me demande qui ça peut bien être…

Un – Il est marié, non ?

Deux – Séparé, je crois.

Un – Il n’y a pas l’adresse du destinataire, au dos ?

L’autre retourne la lettre.

Deux – Gérard…

Un – Pourquoi un Gérard lui écrirait-il à l’encre rose ?

Deux – Ça expliquerait que sa femme l’ait quitté.

Un – Comment savoir ?

Deux – J’ai ma petite idée…

Il ouvre l’enveloppe.

Un – Non ?

Deux – Désolé, je n’ai pas pu résister. Une pulsion, comme disent les serial killers.

Un – Bon ben maintenant, autant la lire.

Deux – Bonjour Alain. Excuse-moi de t’écrire avec un stylo rose, mais c’est tout ce que j’avais sous la main. D’autant que c’est pour t’annoncer une bien triste nouvelle. Tante Adèle est morte hier…

Un – Un faire-part de décès à l’encre rose… Comment on aurait pu se douter aussi.

Deux – C’est d’un décevant, ce courrier. Je me demande si cela vaut le coup de continuer.

Un – Vous avez raison. Ce type est d’un banal.

Deux – Complètement transparent.

Un – C’est bien simple, je le croiserais dans l’escalier, je ne suis même pas sûr que je le reconnaitrais.

Deux – On va remettre tout ça dans sa boîte.

Il remet le courrier dans la boîte de son destinataire, et regarde sa montre.

Deux – Ouh la… Déjà ! Je vais rater mon feuilleton, moi.

Un – Ah vous le regardez aussi ?

Deux – Heureusement qu’il y a la télé pour nous changer un peu les idées…

Ils sortent.

Noir.

8 – Invitation

Une femme passe en tirant une poubelle à roulettes de laquelle dépassent des pieds masculins et/ou féminins. Une autre femme arrive pour relever son courrier et salue la première.

Un – Bonjour !

Deux – Ah, bonjour ! Comment allez-vous ?

L’autre remarque les pieds qui dépassent de la poubelle.

Un – C’est les encombrants, aujourd’hui ? Je pensais que c’était la semaine prochaine ?

Deux – C’était une urgence…

Un – Le grand nettoyage de printemps, alors ?

Deux – Oui, on peut dire ça comme ça…

Elle remet les pieds dans la poubelle afin qu’ils ne dépassent plus.

Un – Moi aussi, il faudrait que je m’y mette quand j’aurai le temps. On accumule tellement de bazar au fil des années.

Deux – Vous pouvez me tenir la porte ?

Un – Mais bien sûr, ne bougez pas…

Elle s’avance en coulisse pour tenir une porte qu’on ne verra pas forcément.

Deux – C’est gentil !

Un – Il n’y a pas de quoi, je vous en prie. Bonne journée, alors !

Deux – Merci ! Vous aussi.

L’autre sort avec sa poubelle.

Une autre femme arrive pour relever son courrier.

Un – Ah, bonjour ! Très heureuse de vous rencontrer. Je suis votre voisine de palier. Je vous ai aperçue de loin, pendant que vous emménagiez…

Trois – Vous avez raison, mieux vaut rester à distance, dans ces cas-là. Je plaisante…

Un – Je suis ravie que… Et bien je voulais juste vous dire… Bienvenue dans l’immeuble !

Trois – Merci, c’est très aimable à vous.

Un – Entre voisins…

Trois – Oui…

Un – Vous verrez, les gens de l’immeuble sont très sympas. Et surtout, si vous avez besoin de quelque chose…

Trois – Merci.

Un – Il va falloir que j’y aille… Je vais chercher ma fille à son cours de violon. Vous avez des enfants ?

Trois – Oui… Enfin, non. Je veux dire… Maintenant, j’en suis débarrassée, heureusement.

Un – Débarrassée…?

Trois – Oui… Je les ai mis dans le congélo, pour être tranquille.

Un – Ah, oui…

Trois – Je plaisante.

Une – Bien sûr.

Trois – Ils sont grands, maintenant. Ils n’habitent plus à la maison.

Un – C’est vrai que ça fait un vide, quand ils sont partis. Sur la fin, on n’a qu’une hâte, c’est qu’ils débarrassent le plancher. Et puis finalement… Ça fait un vide.

Trois – Mais votre fille habite toujours avec vous, non ? Je veux dire, si vous allez la chercher à son cours de violon…

Un – Oui… Mais j’imagine. Ça a dû vous faire un vide, non ?

Trois – Quand mon dernier est parti, j’ai d’abord hésité à prendre un chien à la SPA, et puis finalement, c’est ma belle-mère qui est venue s’installer à la maison.

Un – C’est vrai qu’un chien, il faut le sortir trois fois par jour pour qu’il fasse ses besoins. C’est quand même contraignant.

Trois – Vous avez raison. Une belle-mère, c’est beaucoup plus pratique.

Un – Oui…

Trois – Il y a les couches…

Un – Oui…

Trois – Je plaisante…

Un – Bien sûr… Bon, et bien je vais vous laisser… Sinon ma fille va m’attendre…

Trois – Excusez-moi de ne pas avoir été plus bavarde. Mais je suis un peu débordée en ce moment. Avec ce déménagement…

Un – Je comprends.

Trois – De toutes façons, on aura sûrement l’occasion de se revoir, puisque nous sommes voisins de palier.

Un – Mais j’y pense… Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre l’apéritif ce soir ?

Trois – Euh… Oui, pourquoi pas ?

Un – Vers 19H30 ?

Trois – Très bien. (Elle regarde sa montre) Maintenant, c’est moi qui dois vous laisser. Sinon, c’est mon premier patient va m’attendre. Alors à ce soir !

Un – Parfait !

L’autre s’en va. Un autre personnage arrive.

Un – Tu sais quoi ? Je viens de croiser notre nouvelle voisine de palier. Je l’ai invitée à venir prendre l’apéritif ce soir.

Quatre – Tu l’as invitée ?

Un – Ben oui, pourquoi ?

Quatre – J’ai croisé son mari ce matin, moi aussi, et tu sais quoi ?

Un – Quoi ?

Quatre – Il est inspecteur des impôts.

Un – Inspecteur des… Tu veux dire contrôle fiscal, et tout ça…

Quatre – Oui.

Un – En même temps, on n’a rien à se reprocher, non ?

Quatre – Tu parles… Et les étagères de mon bureau que j’ai fait installer au noir par le type du cinquième ?

Un – Ils ne viennent pas pour inspecter la maison…

Quatre – C’est une deuxième nature, chez ces gens-là !

Un – Tu crois ?

Quatre – Et puis même. Tu imagines, il faudra faire attention à tout ce qu’on dit.

Un – Qu’est-ce qu’on pourrait dire ? À part au sujet de tes étagères ?

Quatre – Imagine qu’on se fâche avec eux.

Un – Pourquoi est-ce qu’on se fâcherait avec eux, on ne les connaît pas ?

Quatre – Justement ! On ne sait pas ce qui peut les heurter. On ne connaît pas leurs opinions religieuses ou politiques ?

Un – C’est un peu le principe quand on invite des gens pour faire connaissance.

Quatre – Oui, mais lui, si on dit quelque chose qui ne lui plaît pas, il a les moyens de nous coller un contrôle fiscal. Et crois-moi, ces gens-là, quand ils cherchent ils trouvent…

Un – Oh mon Dieu, tu as raison… Pourquoi est-ce que je l’ai invitée ? On pourrait peut-être décommander ?

Quatre – Ils vont trouver ça suspect ! Ce serait encore pire. Ou alors ils vont penser qu’on ne les aime pas…

Un – Tu as raison… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Quatre – Dans quelle merde tu nous as fourrés, encore…

Un – Et elle, je ne sais même pas ce qu’elle fait. J’ai complètement oublié de lui demander… En tout cas, elle a l’air un peu perturbée…

Quatre – Elle est psychanalyste…

Un – Non ? Mais comment tu sais ça ? C’est son mari qui te l’a dit ?

Quatre – Je l’ai vue visser sa plaque devant l’immeuble ce matin.

Un – Psychanalyste ? Alors c’est pour ça qu’elle m’a posé des tas de questions…

Quatre – Quelle genre de questions ?

Un – Ben… Sur les cours de violon, par exemple.

Quatre – Les cours de violon ?

Un – Tu crois que ça a une signification particulière pour un psychanalyste, les cours de violon ?

Quatre – En tout, ça en a pour un inspecteur des impôts. Surtout si tu les paies au black…

Un – Mais c’est épouvantable…

Quatre – Non mais tu imagines le calvaire, cet apéritif ? Entre un inspecteur des impôts et une psychanalyste !

Un – Tu as raison, il va falloir faire attention à tout ce qu’on dit…

Quatre – On essaiera d’en dire le moins possible.

Un – Oui…

Quatre – Mais ça ne va pas être évident.

Un – Non, c’est sûr… Quand on invite des gens à prendre l’apéritif pour faire connaissance…

Moment de flottement.

Quatre – C’est aujourd’hui, les encombrants ?

Un – La semaine prochaine… Au fait, j’ai croisé aussi la voisine du cinquième qui descendait sa poubelle, et tu sais quoi ?

Quatre – Ne me dis pas que tu l’as invitée à prendre l’apéritif, elle aussi ?

Un – Non, mais j’ai cru voir des restes humains qui dépassaient de la poubelle.

Quatre – Non mais tu ne crois pas qu’on a plus urgent à traiter, comme problème, non ?

Un – Tu as raison… Et si on mettait un truc dans leur apéro ? Genre somnifères, tu vois. Histoire d’abréger la soirée…

Quatre – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

9 – Lettre d’amour

Le facteur arrive et cherche un nom sur une boîte aux lettres qu’il ne trouve pas. Une locataire arrive.

Facteur – Excusez-moi, Mademoiselle Lelièvre, vous connaissez ?

Locataire – Lelièvre ? Non… Enfin, si… C’était mon nom de jeune fille. Mais plus personne ne m’appelle comme ça… Et je suis mariée depuis vingt ans…

Facteur – Pourtant, c’est la bonne adresse…

Locataire – Faites voir…

Le facteur lui tend l’enveloppe.

Locataire – C’est curieux, on dirait un timbre de collection… Mais regardez, le cachet de la Poste indique le 21 mars 1985… Il y a près de trente ans !

Le facteur regarde l’enveloppe.

Facteur – Ah oui, dites donc… C’est incroyable.

Locataire – Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Facteur – Vous n’avez qu’à l’ouvrir, puisque c’est pour vous.

Locataire – Vous croyez ?

Facteur – Mademoiselle Lelièvre, c’est bien vous ?

Locataire – Oui… Enfin c’était…

Elle ouvre l’enveloppe et la parcourt du regard.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est une lettre de mon petit ami de l’époque… Mon premier amour.

Facteur – Qu’est-ce qu’il dit ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Locataire – Il s’excuse de ne pas avoir pu venir à notre dernier rendez-vous, mais il s’est cassé la jambe. Il est bloqué à l’hôpital…

Facteur – Ce sont des choses qui arrivent, je sais de quoi je parle. Et ben ça, Mademoiselle Lelièvre !

Locataire – Et moi qui croyais qu’il m’avait posé un lapin…

Facteur – C’est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas encore internet. Il n’y avait même pas de téléphone portable. Et qu’est-ce qu’il dit d’autre ?

Locataire – Il dit qu’il m’aime… Vous vous rendez compte ? Si j’avais su…

Facteur – C’est incroyable ! Cette lettre a mis 30 ans à vous parvenir…

Locataire – Oui… Et je ne vous félicite pas !

Facteur – Pardon ?

Locataire – Si cette lettre m’était parvenue à temps, ma vie aurait pu être très différente !

Facteur – Oui, bien sûr, mais…

Locataire – J’aimais beaucoup ce garçon… Je suis sûr qu’il a dû devenir quelqu’un dans la vie…

Facteur – Peut-être, mais…

Locataire – Vous savez que je pourrais porter plainte contre vous ?

Facteur – Contre moi ?

Locataire – Contre la Poste !

Facteur – C’est le destin, non ?

Locataire – En tout cas, je serais curieuse de savoir ce qu’il est devenu…

Facteur – Comment s’appelait-il ?

Locataire – C’est marqué au dos de l’enveloppe, non ?

Le facteur regarde.

Facteur – Non ? Ce n’est pas vrai !

Locataire – Quoi ?

Facteur – Mais c’est moi qui vous ai envoyé cette lettre ! Je ne m’en souvenais plus du tout !

Locataire – Vous ? Vous êtes certain ?

Facteur – Absolument ! C’est mon nom, et c’est l’adresse de mes parents. Là où j’habitais à l’époque…

Locataire – Je ne vous aurai pas du tout reconnu, dites donc…

Facteur – Ça fait quand même trente ans… Je n’ai pas oublié ton prénom, bien sûr, mais ton nom de famille…

Locataire – Alors comme ça, vous êtes devenu facteur.

Facteur – Oui… J’étais tellement déprimé que tu n’aies pas répondu à ma lettre… En y repensant, je crois que c’est pour ça que je suis devenu facteur. Pour avoir le bonheur d’apporter aux autres les réponses que je n’ai jamais reçues.

Locataire – Et votre jambe, ça va mieux ?

Facteur – On peut se tutoyer, non ?

Locataire – C’est à dire que… Là, je suis un peu pressée. Mon mari m’attend dehors avec la voiture.

Facteur – Bien sûr…

Il la regarde partir presque en courant.

Facteur – Mademoiselle Lelièvre…

Noir.

 

10 – Squatteur

Un type arrive, hésite un instant, et s’assied par terre devant les boîtes aux lettres. Il commence à somnoler. Une locataire arrive à son tour et l’aperçoit.

Locataire – Allez, réveillez-vous mon brave ? Je comprends que vous soyez fatigué, mais il ne faut pas rester, ici, hein ?

L’autre se réveille.

Homme – Et pourquoi ça ?

Locataire – Mais… parce que c’est un hall d’immeuble, pas un hôtel social. Vous ne savez vraiment pas où aller, c’est ça ?

Homme – Non… En ce moment, je suis sans domicile fixe.

Locataire – Et bien raison de plus, mon ami ! Si vous êtes sans domicile fixe, pourquoi diable vouloir vous fixer ici ?

Homme – Vous avez raison…

Le type se relève.

Locataire – Merci pour votre compréhension, mon ami. Mais vous savez quoi ? Au fond, je vous envie.

Homme – Vraiment ?

Locataire – Parfois, moi aussi, j’aimerais être sans domicile fixe. Ne pas avoir à rentrer tous les soirs chez moi. Retrouver la même personne qui m’attend à la maison.

Homme – Dans ce cas, vous pourriez peut-être m’accueillir chez vous pour une nuit ? Ça vous ferait un peu de distraction…

Locataire – Chez moi ?

Homme – Il fait tellement froid dehors.

Locataire – Oui, je sais, j’ai dû mettre mon Damart ce matin… Et malgré ça, je me suis gelée au bureau toute la journée.

Homme – Si je passe la nuit dehors, je ne suis pas sûr de me réveiller demain matin.

Locataire – Vous êtes sûr que vous ne dramatisez pas un peu là ?

Homme – Vous voudriez vraiment avoir ma mort sur la conscience ?

L’autre hésite, puis sort un billet de sa poche.

Locataire – Allez, c’est votre jour de chance. Prenez ça et allez dormir à l’hôtel.

Homme – Dix euros ? Comment voulez-vous que je trouve une chambre d’hôtel à ce prix-là ?

Locataire – Bon, en voilà trente, et vous fichez le camp, d’accord ? Je suis sûr que vous trouverez un Formule 1 ou quelque chose dans le genre. Vous ne voudriez pas dormir dans un palace, non plus ?

Homme – Ça ira. Merci Monseigneur.

Locataire – Et puis si vous ne trouvez pas d’hôtel qui veuille bien vous accueillir, vous pourrez au moins vous acheter quelques litrons pour vous réchauffer.

Locataire – Vous me sauvez la vie. Dieu vous le rendra…

Une femme arrive.

Femme – Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

Homme – Je n’avais pas le code, et j’ai perdu ton numéro de portable. Comme je savais que tu n’allais pas tarder à arriver. Mais Madame venait de me proposer très gentiment d’attendre chez elle.

Femme – Merci, c’est très aimable à vous.

La femme accuse le coup mais n’en laisse rien paraître.

Locataire – Mais de rien. Entre voisins, c’est bien naturel…

Femme – C’est vrai qu’avec ce froid… Je vous présente mon frère. Il passe quelques jours chez moi avant de repartir à Bucarest pour un tournage. Il est comédien…

Locataire – Ravi d’avoir fait votre connaissance, alors.

Homme – Les saltimbanques ont toujours eu mauvaise réputation. Au Moyen-Age on les tenait pour des voleurs de poules et on refusait même de les enterrer dans les cimetières avec les bons chrétiens.

Femme – Heureusement, on n’est plus au Moyen-Âge… Je ne devrais pas dire ça devant lui, mais c’est un excellent acteur. Vous verrez, il fera une grande carrière…

Locataire – Je n’en doute pas…

Homme – N’embête pas Madame avec ça, voyons, elle a sûrement hâte de rentrer chez elle pour retrouver son mari.

Locataire – Bien alors je vous laisse.

Homme – Merci encore.

Locataire – Mais de rien.

Homme – Vraiment sympa, non ?

Femme – Oui, il y a une bonne ambiance, dans cet immeuble, on dirait.

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Don contre don

Le premier (ou la première) arrive, l’air affligé, et s’assied quelque part. Le (ou la) deuxième arrive à son tour et, voyant que l’autre n’a pas l’air d’aller bien, l’aborde avec sollicitude.

Un – Ça va ?

Deux – Je viens d’enterrer mon père.

Un – Enterrer ?

Deux – Oui, enfin… je n’ai pas fait ça moi-même. J’ai fait appel à des spécialistes. Il paraît qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est pas donné, d’ailleurs.

Un – Ah oui…

Deux – Bref, je reviens de l’enterrement.

Un – Je suis vraiment désolé. Je vous présente mes plus sincères condoléances…

Deux – Vous pouvez garder vos condoléances. Je détestais mon père.

Un – On a toujours de bonnes raisons de détester son père.

Deux – Vous savez ce que je trouve vraiment insupportable lors des enterrements ?

Un – Non…

Deux – Tous ces gens qui ne font même pas partie de la famille, qu’on n’a souvent jamais vu de sa vie avant la cérémonie, et qui devant le cercueil se mettent à sangloter plus bruyamment que les propres enfants du défunt. Comme pour les faire culpabiliser de ne pas avoir eux-mêmes le chagrin plus démonstratif. C’est parfaitement déplacé, vous ne trouvez pas ?

Un – Vous avez raison… Il devrait y avoir un ordre de préséance. Un seuil de décibels autorisés en fonction de la proximité de chacun avec la personne qu’on enterre.

Deux – Si les héritiers en ligne directe ne jugent pas nécessaire de pleurer devant le cercueil de leur très cher disparu, les autres aussi devraient s’en abstenir, non ?

Un – Pourtant, on dirait que le décès de votre père ne vous laisse pas complètement indifférent…

Deux – En effet… Sa disparition est pour moi un coup dur.

Un – Malgré vos différends, vous n’aviez donc pas rompu toute relation avec lui…

Deux – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau du juge…

Un – Du juge ?

Deux – J’étais sur le point de gagner le procès que j’avais engagé contre mon père… Maintenant qu’il est mort, évidemment, ça va être beaucoup plus difficile…

Un – Ah oui…

Deux – J’ai peur que l’affaire soit classée sans suite.

Un – C’est à craindre. Mais… pourquoi ce procès, si je peux me permettre ?

Deux – Ce serait un peu long à vous expliquer, mais en gros… je reproche à mon père, après m’avoir fait naître, de me laisser complètement démuni devant la misère du monde…

Un – Et pourquoi ne pas faire le même reproche à votre mère aussi ?

Deux – Je suis né de mère inconnue.

Un – De mère inconnue ? Tiens donc… Je ne savais même pas que c’était matériellement possible. De mon temps… Mais c’est vrai qu’à présent, avec les nouvelles technologies…

Deux – Je suis né en terre inconnue, d’une mère porteuse sans papier, payée en liquide, et qui a préféré garder l’anonymat.

Un – Donc vous reprochiez à votre père de vous avoir privé de l’affection d’une mère…

Deux – Ah non, pas du tout !

Un – Mais alors pourquoi lui faire un procès pour vous avoir mis au monde ? Vous n’avez pas l’air d’avoir de malformations particulières…

Deux – Mon Dieu non.

Un – Je dirais même que vous êtes plutôt bien fait de votre personne…

Deux – Merci.

Un – Alors pourquoi ?

Deux – Non mais vous avez vu le monde dans lequel on vit ?

Un – Oui, ce n’est pas faux… Avec toutes ces guerres un peu partout sur la planète. Le terrorisme. La famine. Le réchauffement climatique…

Deux – Sans parler de l’ISF et du cancer de la prostate.

Un – Vous en voulez à votre père de vous avoir fait naître dans cette vallée de larmes qu’est notre monde moderne…

Deux – En fait, c’est un peu plus compliqué que ça…

Un – Vous commencez à m’intriguer.

Deux – Avant de mourir, mon père a légué une grosse partie de sa fortune à une fondation qui lutte contre la faim dans le monde

Un – Ah oui, c’est… C’est bien ça.

Deux – Oui, mais ma part d’héritage, elle, en est diminuée d’autant.

Un – Bien sûr… Mais… c’est tout de même très généreux de sa part.

Deux – Mais pas du tout ! Il a fait ça exprès pour m’emmerder !

Un – Comment ça, pour vous emmerder ? La faim dans le monde, tout le monde est contre, non ? Ne me dites pas que vous êtes pour…

Deux – Je vous dis qu’il a fait ça dans le seul but de me déshériter.

Un – Oui, je comprends bien mais… Tout de même… Cela profitera à des gens qui ont vraiment besoin de cet argent.

Deux – Voilà ! C’est bien pour ça que je lui fais un procès.

Un – Pardon ?

Deux – S’il avait laissé sa fortune à son plombier ou à son contrôleur fiscal, son intention de me nuire n’aurait fait aucun doute. Mais là, c’est particulièrement vicieux, non ?

Un – Vicieux ?

Deux – En me déshéritant au profit de la lutte contre la faim dans le monde, il se donne le beau rôle, vous comprenez ! Et moi, si je m’y oppose, je passe pour un égoïste. Un fils à papa qui voudrait continuer à bouffer du caviar avec l’héritage de son père, plutôt que d’y renoncer joyeusement pour que les déshérités aient un peu de riz dans leur assiette.

Un – Quand ils ont une assiette…

Deux – Ah mais non, je ne vais pas me laisser faire !

Un – Bien sûr… Enfin, je veux dire… Je comprends… Mais ça risque de ne pas être facile.

Deux – À qui le dites-vous…

Un – Comme vous disiez, devant les juges, vous aurez le mauvais rôle…

Deux – Et voilà… Mais je reste confiant… J’ai un bon avocat…

Un – Et que ferez-vous si vous obtenez malgré tout gain de cause ?

Deux – Que voulez-vous que je fasse ? Je reverserai aussitôt cet argent à cette même fondation.

Un – Pardon ?

Deux – Je n’ai pas le choix ! Si je garde tout ce fric pour moi, je passerai pour un salaud. C’est ce que vous penseriez, vous, non ?

Un – C’est à dire que… Oui, évidemment…

Deux – Et voilà ! Quand je vous disais que mon père était un grand pervers, vous comprenez, maintenant…

Un – Euh… Oui… J’essaie… Mais… vous êtes sûr que ce n’est pas un peu compliqué, tout ça ?

Deux – Et pourquoi ça ?

Un – Si cet argent doit finalement aller à cette fondation…

Deux – Ah oui, mais ce n’est pas du tout pareil ! Là c’est moi qui donnerait.

Un – Qui donnerait… l’argent de votre père.

Deux – Si j’en hérite avant, ce sera mon argent ! Et j’aurais démontré que ce n’est pas par générosité qu’il a fait tout ça, mais simplement pour m’emmerder. Et le bienfaiteur de l’humanité, ce sera moi !

Un – Bien sûr… Enfin… Si cela peut vous faire du bien à vous aussi…

Deux – Oui… Mais il y a quand même une chose qui me chagrine.

Un – La mort de votre père…

Deux – Non, le fait que même si je gagne ce procès, il n’en saura jamais rien…

Un – C’est toujours beaucoup plus difficile de se venger des gens qui sont déjà morts.

Deux – Oui… Et c’est beaucoup moins gratifiant…

Noir.

 

12 – Avis de passage

Le facteur (homme ou femme) glisse des livres dans chaque boîte aux lettres. Un locataire (homme ou femme) arrive.

Locataire – Vous ne savez pas lire ?

Facteur – Si justement ! Et vous ?

Locataire – Stop Pub, c’est marqué là sur ma boîte !

Facteur – Ah mais ce n’est pas de la pub ! Je suis votre nouveau facteur.

Locataire – Ah oui ? (Désignant ce que le facteur a dans la main) Et ça qu’est-ce que c’est ? Du courrier, peut-être ?

Facteur – C’est une opération que nous venons de mettre en place à La Poste. Vous savez maintenant, avec le développement d’internet, on est obligé de diversifier nos missions…

Locataire – Et alors ?

Facteur – Pour ceux qui ne reçoivent plus de courriers, nous avons décidé de distribuer des lettres libres de droit.

Locataire – Libres de droit ?

L’autre montre ce qu’il a dans sa sacoche.

Facteur – Les Lettres de Mon Moulin, Les Lettres Persanes, Les Lettres de Madame de Sévigné…

Locataire – Pourquoi faire ?

Facteur – Mais pour réenchanter le monde ! Et réenchanter La Poste ! Le courrier traditionnel a disparu, très bien. Cela économise du papier. Et donc ça évite de couper des arbres. Mais les gens ne lisent plus ! Et ça, c’est terrible, n’est-ce pas ?

Locataire – Oui, bien sûr.

Facteur – La littérature, c’est la mémoire du monde ! Vouloir sauver les forêts, c’est parfait. Mais il faut aussi préserver ce qui fait notre vraie richesse ! Notre patrimoine culturel : les livres ! Vous savez combien de lettres il y a dans notre alphabet ?

Locataire – À peu près 26, non ?

Facteur – Vous vous rendez compte ?

Locataire – Quoi ?

Facteur – Avec 26 lettres seulement, en les combinant, l’homme peut tout exprimer.

Locataire – Oui…

Facteur – Et encore, quand je dis 26… Vous savez quelle est la langue au monde qui comprend le moins de lettres ?

Locataire – Ma foi non…

Facteur – Le Rotokas. Une langue parlée dans les îles Salomon. Son alphabet ne compte que 12 caractères.

Locataire – Vraiment ?

Facteur – Une douzaine de lettres pour exprimer toutes les pensées des hommes.

Locataire – Oui, c’est… Vous avez du courrier pour moi ?

Facteur – Une dizaine de chiffres pour comprendre la mécanique de l’univers.

Locataire – Je peux avoir mon courrier ?

Facteur – Et sept notes pour composer toute la musique du monde.

Locataire – Donc pas de courrier…

Facteur – Et qu’est-ce qui restera de tout ça, dans quelques milliards d’années ? Quand le soleil dans son grand bouquet final nous aura tous réduit en cendres ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Quelques hiéroglyphes gravés sur les pierres qui n’auront pas encore fondu. Quelques propos lapidaires comme aux premiers temps de l’écriture. En vérité, je vous le dis : les premiers balbutiements de l’humanité seront aussi ses derniers soupirs.

Locataire – Oui…

Facteur – Quand La Poste aura disparu, les épitaphes de nos ancêtres nous survivront un instant. Comme un avis de passage. Mais souvenez-vous d’une chose. (Avec emphase) Seul le souvenir de la musique des sphères nous survivra pour toujours.

Le facteur lui tend un CD.

Facteur – Tenez… Voici La Lettre à Élise…

L’autre prend le CD.

Locataire – Merci.

Le facteur s’éloigne et l’autre le regarde partir, interloqué.

Locataire – Je n’ai rien compris…

On entend la Lettre à Élise.

Noir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-53-6

 

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L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Bienvenue à bord

Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…

Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.


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8 personnages : 2H/6F

8 personnages : 3H/5F

8 personnages : 4H/4F

9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F

9 personnages : 4H/5F

10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

 

 


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Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bienvenue à bord

10 personnages

(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)

Les jeunes
Nathalie : directrice

Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante

Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire

Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire

Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.

Matin

Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.

Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…

Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…

Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…

Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…

Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…

Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…

Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !

Dominique – Ta mère a un portable ?

Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…

Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.

Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?

Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.

Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?

Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…

Dominique – Hélas…?

Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…

Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.

Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…

Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…

Christiane (cassante) – Oui, ben, non !

Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.

Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !

Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.

Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.

Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.

Nathalie – Nathalie Saint Maclou.

Dominique – Comme la moquette ?

Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.

Dominique – Saint Maclou, évidemment.

Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.

Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…

Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…

Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…

Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?

Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…

Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.

Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…

Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…

Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…

Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…

Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?

Dominique – Bien sûr…

Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?

Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…

Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.

Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.

Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.

Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…

Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.

Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?

Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…

Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.

Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…

Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…

Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.

Dominique – C’est important, l’humour.

Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.

Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…

Christiane – Ah, oui, c’est curieux…

Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…

Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…

Christiane le fusille du regard.

Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…

Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…

Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…

Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…

Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…

Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?

Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?

Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?

Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?

Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…

Blanche – Même les Juifs ?

Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…

Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.

Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.

Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…

Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?

Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…

Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !

Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.

Silence embarrassé.

Dominique – Voilà, voilà…

Christiane – Bon ben alors euh…

Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…

Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.

Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?

Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.

Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…

Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…

Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.

Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?

Nathalie la regarde un peu embarrassée.

Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.

Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…

Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…

Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.

Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?

Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.

Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.

Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?

Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.

Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?

Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?

Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !

Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?

Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…

Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !

Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.

Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?

Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…

Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.

Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.

Claude – Quoi ?

Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.

Claude – On venait de fêter son anniversaire.

Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.

Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?

Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…

Claude – Quand même, ça fait un choc.

Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.

Claude – Pas encore, malheureusement…

Henriette – Pas encore ?

Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…

Henriette – Quel article ?

Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.

Henriette – Des méduses ?

Claude – La Turritopsis Nutricula.

Henriette – Une tartine de Nutella ?

Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.

Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »

Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?

Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !

Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.

Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…

Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !

Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?

Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?

Claude – Comment ?

Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?

Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…

Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.

Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…

Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.

Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.

Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.

Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?

Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…

Solange – Comment ?

Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…

Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…

Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.

Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…

Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.

Claude – Ah, d’accord…

Henriette – C’est quoi un iPod ?

Claude – Aucune idée…

Solange – Vous connaissez la nouvelle ?

Henriette – Quelle nouvelle ?

Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henriette – Il s’est passé quelque chose ?

Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.

Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !

Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.

Solange – Adèle est partie ?

Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.

Claude – Et précipité.

Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.

Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.

Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.

Claude – Elle est morte.

Solange – Elle est morte, Adèle ?

Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…

Henriette – Tiens ben la voilà, justement…

Solange – Adèle ?

Claude – La nouvelle !

Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?

Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !

Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.

Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.

Blanche (renfrognée) – Mmm…

Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.

Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.

Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.

Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…

Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.

Henriette – C’est son siège fétiche…

Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?

Solange – J’y étais…

Blanche – Où ça ?

Solange – Sur le Titanic !

Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…

Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.

Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.

Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?

Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.

Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,

Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…

Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?

Blanche – La Turritopsis Nutricula…

Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…

Solange – Une croisière ? En bateau ?

Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…

Henriette regarde le magazine.

Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?

Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.

Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?

Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !

Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.

Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…

À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.

Solange – Bonjour capitaine !

Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.

Blanche – Blanche… de Bruges.

Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…

Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.

Claude (servile) – Honoré est un peu baron.

Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.

Honoré – Mon nom est de Montélimar.

Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.

Les autres semblent plutôt choqués.

Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.

Solange – Il commandait un bateau.

Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.

Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…

Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.

Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?

Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.

Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…

Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.

Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…

Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.

Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?

Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.

Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?

Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…

Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !

Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.

Blanche – Tu parles d’une devise à la con…

Solange – Le déjeuner est servi à midi.

Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.

Claude – On ne voit pas les journées passer…

Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…

Henriette – À notre table ?

Claude – À la table du capitaine ?

Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?

Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.

Claude – C’était prévu comme ça…

Henriette – Il y a une liste d’attente…

Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…

Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.

Honoré – Vous permettez ?

Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.

Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…

Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.

Henriette – On sait ce que ça veut dire…

Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henriette – Une comédienne, tu parles…

Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…

Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.

Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Solange – Faites voir…

Henriette – Ça ne me dit rien…

Claude – Un thermomètre jetable ?

Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.

Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…

Claude – Pas un sex-toy, quand même…

Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…

Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…

Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?

Henriette – Allez savoir…

Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…

Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…

Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…

Henriette – Ou demander à quelqu’un.

Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?

Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…

Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…

Claude – Et le père, ce serait qui alors…?

Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.

Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?

Claude – Ça peut aller, Docteur…

Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?

Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.

Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…

Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?

Henriette – Ça peut aller…

Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.

Solange – À notre âge, vous savez…

Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.

Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.

Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…

Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !

Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.

Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…

Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…

Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.

Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.

Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.

Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…

Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.

Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.

Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?

Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.

Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.

Claude – C’est bientôt le déjeuner.

Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.

Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.

Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…

Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !

Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.

Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…

II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.

Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !

Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…

Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.

Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…

Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !

Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.

Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?

Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…

Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?

Ils commencent à s’en aller tous les deux.

Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…

Ils sortent.

Noir.

Après-midi

Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.

Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…

Solange – J’y compte bien…

Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?

Solange – C’est une surprise…

Claude – Et c’est pour qui ?

Solange – Pour vous peut-être…

Blanche arrive avec Honoré.

Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?

Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…

Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…

Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?

Claude – C’est une écharpe, je crois.

Blanche – Pas pour moi, j’espère.

Solange – Allez savoir…

Claude – C’est une surprise.

Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?

Claude – Une corde en laine ?

Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.

Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.

Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…

Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.

Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…

Caroline se met à faire un peu de ménage.

Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?

Honoré – On ne sait pas.

Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.

Solange – L’important, c’est que ce soit solide…

Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.

Henriette arrive.

Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…

Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?

Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…

Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.

Blanche – C’est moi !

Henriette – C’est vous quoi ?

Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !

Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?

Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !

Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !

Solange – Heureux au jeu…

Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…

Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?

Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…

Solange – Il y a peut-être une patinoire.

Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?

Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…

Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?

Blanche – Allez savoir…

Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…

Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?

Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.

Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?

Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.

Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.

Roberto – Très bien, très bien…

Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.

Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.

Henriette – En privé…

Roberto – Hun, hun…

Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.

Henriette – C’est positif ou négatif ?

Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?

Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…

Roberto – Claude ?

Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…

Roberto semble inquiet.

Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…

Henriette – Vous me tenez au courant…

Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !

Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.

Caroline – C’est le règlement…

Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.

Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?

Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.

Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?

Caroline – Pardon ?

Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?

Il lui montre le test.

Caroline – Et si ça l’était ?

Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?

Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.

Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.

Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.

Nathalie arrive. Caroline s’en va.

Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.

Nathalie – Oui, moi aussi…

Roberto – Vous êtes enceinte ?

Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?

Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.

Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?

Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…

Nathalie – Quelle naissance ?

Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…

Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…

Roberto – C’est à propos d’Adèle.

Nathalie – Adèle ?

Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.

Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…

Nathalie – Quels indices ?

Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.

Nathalie – Non…?

Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.

Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.

Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…

Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !

Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.

Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.

Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…

Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?

Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…

Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…

Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?

Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…

Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…

Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.

Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?

Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?

Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…

Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?

Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.

Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…

Nathalie – Vous trouvez ?

Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…

Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?

Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…

Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.

Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?

Blanche – Ben je pars en croisière.

Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.

Blanche – Pourquoi pas ?

Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…

Roberto – Il faut signer une décharge.

Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !

Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…

Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…

Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?

Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.

Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.

Honoré, Claude et Solange arrivent.

Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?

Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?

Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?

Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.

Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.

Henriette arrive.

Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?

Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.

Henriette – Adèle a été assassinée !

Claude – Non !

Henriette – Je le tiens de la direction…

Solange – Ils vous l’ont dit ?

Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.

Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?

Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?

Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…

Solange – Un tueur en série ?

Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?

Claude – Qui ça pourrait bien être…?

Honoré – Un membre du personnel, peut-être…

Caroline arrive.

Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?

Henriette – Un tueur… ou une tueuse.

Claude – Non, merci, ça ira.

Henriette – Moi non plus merci…

Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…

Caroline repart.

Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…

Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.

Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !

Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?

Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?

Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…

Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.

Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.

Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…

Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.

Honoré – Très bien…

Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.

Claude – Une main innocente ?

Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.

Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.

Blanche – Claude.

Claude semble soulagé.

Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…

Caroline revient, suivi de près par Roberto.

Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?

Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.

Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?

Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.

Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…

Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.

Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.

Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…

Caroline – Et pourquoi pas ?

Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.

Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?

Roberto – Combien ?

Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.

Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?

Caroline – Vingt mille ?

Roberto – Dix mille.

Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.

Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.

Roberto – J’ai votre parole ?

Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…

Caroline s’en va.

Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…

Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.

Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?

Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.

Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?

Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…

Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.

Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.

Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.

Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.

Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?

Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?

Christiane – Au courant de quoi ?

Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !

Nathalie arrive.

Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…

Christiane – Vous êtes sûre ?

Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…

Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?

Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…

Dominique – Ah, oui, c’est réussi.

Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…

Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…

Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…

Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.

Christiane embrasse sa mère.

Christiane – Allez, au revoir, maman…

Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…

Christiane – Bien sûr, maman…

Dominique embrasse à son tour Blanche.

Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…

Dominique – On va faire comme ça…

Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…

Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.

Christiane se tourne vers Dominique.

Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…

Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.

Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?

Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…

Dominique enlace Christiane pour la réconforter.

Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.

Dominique – Quoi ?

Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…

Dominique (aux anges) – Non ?

Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.

Dominique – Mais c’est merveilleux !

Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…

Dominique – Une fille ? Un garçon ?

Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !

Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !

Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.

Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…

Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.

Christiane – Je pensais au bébé…

Dominique range son cigare.

Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.

Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…

Dominique – Déjà ?

Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !

Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…

Christiane – Comment ça aussi… ?

Dominique et Christiane s’en vont.

Roberto et Nathalie arrivent.

Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?

Roberto – Une aide-soignante…

Nathalie – Caroline…?

Roberto – Pourquoi pas ?

Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…

Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.

Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…

Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.

Nathalie – Une tueuse à gage ?

Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.

Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.

Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…

Nathalie – La fille de Blanche…?

Roberto – Ou son… compagnon.

Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.

Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.

Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?

Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.

Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?

Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.

Nathalie – Autre chose d’intéressant ?

Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…

Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.

Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…

Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?

Roberto – Spaghettis.

Nathalie – Encore !

Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.

Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.

Noir.

Soir

Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.

Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.

Henriette – Ben oui.

Nathalie – Sur les lieux du crime ?

Henriette – Ben non.

Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?

Henriette – Ben à la cantine !

Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.

Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.

Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.

Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…

Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.

Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.

Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…

Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.

Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !

Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.

Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…

Henriette – À propos de quoi ?

Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?

Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.

Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.

Roberto – Solange…

Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?

Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.

Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…

Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.

Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…

Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…

Henriette s’en va en râlant.

Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…

Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.

Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.

Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…

Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.

Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…

Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?

Solange – Oui.

Claude – C’est pour qui ?

Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.

Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.

Roberto – Là on tient notre flag…

Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.

Claude – Mais enfin…

Roberto – Casse-toi, on te dit.

Claude s’en va.

Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?

Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?

Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?

Nathalie – Je ne sais pas.

Roberto – La livrer à la police, à son âge ?

Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.

Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…

Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…

Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?

Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…

Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…

Roberto – Tu t’en tires bien salope…

Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…

Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…

Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.

Noir.

Un an après

Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.

Nathalie – Je n’en peux plus…

Roberto – Et il est à peine midi…

Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…

Nathalie – Vivement la retraite…

Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.

Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !

Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.

Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?

Honoré – On a rajeuni de vingt ans.

Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…

Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…

Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !

Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.

Christiane – Bonjour, bonjour…

Nathalie – Messieurs dames…

Dominique – Madame la Directrice…

Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…

Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…

Dominique – Votre petit-fils, Blanche.

Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…

Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.

Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…

Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?

Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…

Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.

Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?

Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…

Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?

Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?

Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.

Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.

Ils trinquent.

Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !

Musique. Ils entament quelques pas de valse.

Noir. Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Préhistoires grotesques


Stories and Prehistories – Prehistorias grotescas  – Pré-histórias grotescas

Comédie de Jean-Pierre Martinez

4 hommes et 4 femmes

Dans une possible préhistoire peut-être à venir Sapionces et Nandertals se côtoient en bonne intelligence. Mais deux espèces humaines, n’est-ce pas au moins une de trop ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Le mot de l’auteur

Le fait qu’à un moment donné de notre histoire deux espèces d’hommes, Homo Sapiens et Néandertal, aient pu cohabiter m’a toujours beaucoup interrogé. Cela questionne notre conception traditionnelle du statut de l’Homme et la place centrale qu’il s’est attribuée sur Terre et dans l’univers en tant qu’unique espèce intelligente supposée. Cela doit aussi nous faire réfléchir sur notre rapport à toutes les autres espèces vivantes, et sur la notion même d’intelligence : sa nature telle que définie sur mesure par l’Homme lui-même, et son degré mesuré par les scientifiques à l’aide de tests de « quotient intellectuel » conçus par eux et pour eux.

Se considérant comme seul détenteur de cette intelligence qu’il a lui-même défini selon ses propres critères, l’Homme se croit autorisé à traiter toutes les autres espèces animales comme des choses. Pire encore, à certaines périodes les plus sombres de notre histoire (la Shoah ou l’esclavage, notamment), certains hommes ont pu nier à d’autres le statut d’Homme, pour les considérer comme des animaux à exploiter ou pire comme des parasites à éliminer. Et quand l’ex-président Sarkozy affirmait à Dakar devant un public médusé que « l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire », n’était-ce pas renvoyer tous les Africains à une proto-humanité préhistorique justifiant ainsi le colonialisme et la France-Afrique ?

Que deux espèces humaines aient pu exister en même temps dans la préhistoire doit nous conduire à relativiser l’image que l’Homme se fait de lui-même comme un élu destiné à dominer le monde en réduisant en esclavage voire en éliminant toutes les autres espèces. Et le fait que cette autre Humanité aujourd’hui disparue subsiste encore en nous dans nos gènes devrait nous inviter à une réflexion sur notre propre identité et sur notre rapport au monde.

Il est statistiquement très peu probable que la vie n’existe que sur Terre dans cet univers presque infini. Il est tout aussi improbable que parmi tous les êtres vivants qui peuplent l’univers certains ne soient pas dotés d’une forme d’intelligence. Si en nous-mêmes cohabitent plusieurs Humanités, comment pourrions nous imaginer être les seuls êtres intelligents au monde ?


TEXTE INTÉGRAL

Préhistoires Grotesques

Personnages :

Ken : Le chef
Rac : Le guerrier
Aki : Le chasseur
Zora : L’artiste
Mika : La cuisinière
Kéa : La bricoleuse
Edouard : Le Nandertal
Jacqueline : La Nandertal

ACTE 1

Kéa, vêtue d’une peau de bête, est en train de faire des trous, à l’aide d’un silex, dans un objet qu’on distingue mal. Mika arrive, habillée dans le même style, l’air frigorifiée. Elle porte un fagot de bois.

Kéa – Il n’a pas l’air de faire chaud dehors.

Mika – Je me demande si on ne va pas vers une nouvelle période glaciaire.

Kéa – Heureusement que ton homme vient de t’offrir un nouveau manteau de fourrure.

Mika – Je vais faire un peu de feu, ça nous réchauffera.

Kéa lui fait un signe de la tête.

Kéa – Tiens, j’ai ramené des silex.

Mika – De toute façon, il faut que je me mette à ma cuisine…

Kéa – Qu’est-ce que tu nous fais de bon pour midi ?

Mika – Aki est parti à la chasse. Je ne sais pas ce qu’il va nous rapporter…

Kéa – Pas du mammouth, j’espère. Je commence à en avoir un peu marre, pas toi ?

Mika – Le problème avec le mammouth, c’est que quand on en tue un, on est bon pour en manger pendant un mois matin, midi et soir…

Kéa – Ils devraient en faire des petits, ce serait plus pratique.

Mika la regarde un peu interloquée.

Mika – Et toi, ça bricole ? Qu’est-ce que tu fabriques ?

Elle montre le crâne sur lequel elle est en train de travailler.

Kéa – C’est le crâne de Mémé. Je vais faire des trous dedans, et comme ça on pourra s’en servir comme passoire…

Mika – Très bien… (Un temps) Mais c’est qui Mémé ?

Kéa – La mère de papa ! Avant qu’elle se fasse renverser par un troupeau d’aurochs, juste en sortant de la grotte.

Mika – Ah, oui, c’est vrai… Je ne me souvenais plus du tout de ça…

Kéa – Comme ça, on se souviendra de Mémé à chaque fois qu’on se servira de la passoire…

Mika – Tu es trop sentimentale, Kéa…

Kéa – Et avec ses dents, je me suis fait un collier, tu as vu ?

Mika – C’est très joli !

Kéa sourit.

Kéa – Et papa, quand il mourra, on le mangera aussi ?

Mika – Pourquoi on ne le mangerait pas ?

Kéa – Je ne sais pas… Ça me dérange un peu qu’on mange les morts. Surtout quand ils sont de la famille…

Mika – C’est la tradition.

Kéa – Tu as raison… Comme ça ils continuent à faire un peu partie de nous.

Mika – Exactement.

Kéa – Quand quelqu’un meurt, on fait un bon repas en évoquant la mémoire du défunt tout en le mastiquant…

Mika – Et puis ce jour là, au moins, on n’a pas à se casser la tête pour savoir ce qu’on va faire à manger…

Kéa – D’après Zora, ce serait aussi un moyen de s’approprier l’âme de nos chers disparus…

Mika – Oui, ça je t’avoue que j’y crois moyen…

Un temps.

Kéa – D’ailleurs, en y réfléchissant, je me demande si on ne l’a pas déjà mangé, papa…

Mika – Ah oui ?

Kéa – Il y a un an ou deux, je crois…

Ken, le chef du clan, arrive alors, habillé comme les autres mais avec une parure en plus, du genre collier ou couvre-chef, signifiant sa fonction.

Ken – Je commence à avoir les crocs, moi. Qu’est-ce qu’on mange ?

Mika – Aki n’est toujours pas revenu de la chasse, Grand Chef…

Ken – Le gibier se fait de plus en plus rare, depuis quelques temps…

Mika – Zora nous avait pourtant promis qu’avec ses peintures au fond de la grotte, ça ferait revenir les mammouths…

Kéa – Et que ça porterait chance à nos chasseurs…

Mika – Pauvre Aki… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Kéa – Toi qui disais que j’étais sentimentale…

Mika – Quoi ?

Kéa – Toi aussi tu t’inquiètes pour ton homme quand il tarde à revenir de la chasse… C’est vrai qu’il est à croquer…

Mika – Ne parle pas de malheur, Kéa, je préférerais que ce ne soit pas notre repas de midi…

Ken – Au moins on aurait quelque chose à se mettre sous la dent…

Mika – Bon, ce n’est pas tout ça, mais je ne suis pas en avance, moi…

Mika se baisse pour ramasser son fagot de bois, et le regard de Ken est attiré par sa croupe. Il pose une main sur le postérieur de Mika.

Ken (avec un air entendu) – Je vais t’aider à allumer le feu, Mika, ça m’occupera en attendant…

Mika – Mais Grand Chef… Et Aki ?

Ken – Il est à la chasse, Aki ! Et tu connais le proverbe…

Mika – Non.

Ken – Qui va à la chasse perd sa place !

Mika – Je ne connaissais pas ce proverbe…

Ken – C’est normal, je viens de l’inventer… Même les proverbes, il faut bien que quelqu’un les invente un jour !

Mika – Bon… Alors à tout à l’heure Kéa…

Kéa – C’est ça, va ranimer la flamme…

Ken et Mika sortent. Zora arrive, même look que les autres mais tendance zombie, parée de nombreux grigris.

Kéa (sursautant) – Tu m’as fait peur, Zora… Alors, ça avance ces travaux de peintures ?

Zora – J’ai presque terminé. Vous allez voir, ça va être grandiose !

Kéa – Ça représente quoi ?

Zora – En ce moment, je suis dans ma période animalière. Je peins des scènes de chasse.

Kéa – Tu ferais mieux d’y aller, à la chasse ! Au lieu de barbouiller les parois de la grotte. La peinture, ça ne nourrit pas son homme…

Zora – Vous ne comprendrez jamais rien à l’art rupestre… Je travaille pour la postérité, moi !

Kéa – La postérité… Heureusement qu’on ne va jamais dans cette partie de la caverne. Tu imagines un peu si on recevait du monde ?

Zora – Mais on ne reçoit jamais personne ! C’est bien ça, le problème. Et quand on reçoit quelqu’un pour dîner, en général, c’est lui qui sert de plat de résistance…

Kéa – Oui, ce n’est pas faux.

Zora – Et si on organisait un vernissage ? On pourrait inviter les voisins…

Kéa – Un vernissage ?

Zora – Une petite réception ! Pour montrer mes œuvres…

Kéa – C’est ça… Et pourquoi pas les vendre aussi…

Zora – Ça pourrait prendre de la valeur.

Kéa – Et pour partir avec, les clients devraient emporter toute une paroi de la grotte ! De notre grotte !

Zora – Tu as raison, je me demande si je ne devrais pas changer de support…

Kéa – Tu pourrais peindre sur des crânes ! Au moins tu ne saloperais pas les murs…

Zora – Ah oui, c’est une idée… Je pourrais appeler ça des natures mortes… Il nous reste des crânes ?

Kéa – Il y avait celui de mémé, mais j’en ai fait une passoire…

Aki, le chasseur, arrive en traînant un corps par les pieds.

Kéa – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Aki – On va appeler ça un accident de chasse…

Zora et Kéa se penchent sur le corps.

Zora – Ah oui, quand même… Je pourrais récupérer le crâne…

Kéa – Ce n’est pas quelqu’un de chez nous, ça.

Zora – C’est un Nandertal… Le Chef ne va pas être content…

Kéa – Comment tu as fait ça ?

Aki – Je l’ai pris pour un grand singe…

Zora – C’est vrai qu’il y a un air de famille, mais bon…

Kéa – Qu’est-ce qu’elle tient dans la main ?

Aki – C’est un panier de champignons…

Ken revient en remettant un peu d’ordre dans ses vêtements, suivi de près par Mika, un peu ébouriffée.

Ken – Qu’est-ce qui se passe ?

Aki est passablement interloqué par la tenue débraillée de Ken et Mika.

Aki – Je serais en droit de vous poser la même question…

Ken – Oui, mais c’est moi qui ai demandé le premier.

Zora – Il y a un os, Grand Chef…

Kéa – Il a pris un Nandertal pour un singe…

Rac arrive. Il a une allure guerrière et porte à la ceinture une hache.

Rac – Pourquoi, ce n’est pas des singes, les Nandertals ?

Zora – Pas tout à fait quand même…

Ken se penche sur le cadavre.

Ken – Oh non putain, Aki, tu n’as pas fait ça ?

Aki – Ben de loin… Ce n’est pas toujours évident.

Ken – Comme si on n’avait pas assez de soucis comme ça en ce moment.

Rac – Tu as raison, Aki, il faut leur foutre sur la gueule à ces macaques.

Ken – C’est peut-être des macaques, mais ils ne vont pas être contents qu’on ait estourbi un des leurs. C’est humain…

Rac – Mais ce n’est pas des humains !

Ken – Je m’en méfie de ces Nandertals…

Rac – On n’a qu’à les attaquer en premier ! C’est une bande de dégénérés, de toute façon !

Ken l’empoigne par la fourrure et le fusille du regard.

Ken – Tu vas la fermer, oui ? Je n’arrive pas à me concentrer !

Rac – Pardon, Chef…

Ken – On avait réussi à vivre en paix avec eux jusqu’ici. On ne va pas remettre tout ça en question pour un simple accident de chasse…

Aki – En somme, ce n’est qu’un homicide involontaire, non ?

Zora – Et si on leur proposait un arrangement à l’amiable ?

Ken – Un arrangement ?

Rac – Avec ces macaques…

Ken – Bon en attendant, on va becqueter… J’ai une de ces dalles, je n’arrive plus à penser…

Mika – C’est qu’avec tout ça, je n’ai rien préparé à manger, moi… Qu’est-ce qu’on fait ?

Tous les regards se tournent vers le corps sans vie du Nandertal.

Mika – Si vous voulez, je peux vous le faire au barbecue, ça changera…

Kéa – Et puis c’est vite fait.

Ken – Au point où on en est…

Rac – Bien saignant, pour moi. Parce que la dernière fois, c’était carrément carbonisé…

Kéa – À point, s’il te plait.

Zora – Vous pourrez me garder le crâne et les omoplates, quand on aura fini de manger ? (Les autres le regardent) C’est pour faire des fresques portatives.

Noir.

ACTE 2

Ken, Rac, Aki, Mika, Kéa et Zora finissent leur barbecue improvisé. Il ne reste pratiquement plus que les os. Les convives s’essuient la bouche bruyamment d’un revers de manche.

Kéa – Ce n’est pas si mauvais que ça, le Nandertal…

Aki – C’est un peu comme de la volaille, quoi.

Zora – Oui, on dirait de la dinde…

Mika – Le secret, c’est la cuisson. Avec un filet de graisse de mammouth, ça donne une viande très tendre.

Rac – Sinon, ça peut être un peu sec, c’est clair…

Aki – Et avec des champignons, ça se marie très bien.

Zora – Oui, les champignons, on n’y pense jamais.

Ken – J’espère que ce barbecue ne va pas nous rester sur l’estomac…

Un temps.

Kéa – C’est vrai qu’en principe, on n’est pas supposé manger ses voisins.

Rac – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, avec ces macaques, Chef ? On leur rentre dans le lard ?

Ken – Je ne sais pas trop… Ces Nandertals sont un peu dégénérés, c’est vrai, mais ils sont aussi très malins…

Rac – Malins comme des singes…

Aki – Alors qu’est-ce que tu proposes, Grand Chef ?

Ken – Je propose qu’on réunisse le conseil du clan.

Moment de flottement.

Kéa – En même temps, on est déjà tous là, Grand Chef.

Ken – Tous ? Mais où sont les autres ?

Kéa – Les autres ?

Ken – On était plus nombreux que ça avant, non ?

Mika – Les autres, on les a mangés, Chef…

Nouveau flottement.

Ken – Bon… Alors je déclare le conseil ouvert… Zora, tu as consulté les entrailles de ce Nandertal. C’est même toi qui les as mangées. Alors ? Que nous conseillent les Dieux ?

Zora – Les Dieux nous recommandent d’éviter tout conflit de voisinage, Grand Chef. Et d’organiser un grand vernissage de réconciliation…

Rac – Tu parles ! On a bouffé un des leurs ! Pour éviter les conflits de voisinage, c’est plutôt mal barré…

Kéa – Il est vrai que c’est une affaire sérieuse, Chef…

Mika – On ne parle pas d’avoir réveillé les voisins un dimanche aux aurores en tondant la pelouse, ou un truc dans le genre…

Ken – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Zora – On pourrait leur donner quelque chose en compensation.

Rac – Pourquoi pas des dommages et intérêts, aussi ?

Zora – Un tableau de maître, par exemple…

Aki – Quelque chose à manger, plutôt.

Ken – Même si c’est vrai qu’ils ressemblent beaucoup à des singes, ça m’étonnerait qu’ils se contentent de deux ou trois bananes. Il y a mort d’homme, quand même…

Rac – Mais ce n’est pas des hommes !

Ken le foudroie à nouveau du regard et il se tait.

Zora – Non, il faudrait un geste beaucoup plus significatif…

Ken – Un régime de bananes ?

Zora – Je crains que ça ne suffise pas à apaiser leur colère, Grand Chef…

Ken – Un bananier ?

Kéa – Il y a encore des bananiers, par ici ?

Aki – Pas depuis la dernière glaciation.

Rac – Et pourtant, il y a encore des singes…

Un temps pendant lequel ils réfléchissent.

Ken – Au fait, c’était une femelle ou un mâle ?

Rac – C’était une guenon.

Mika – Je m’en doutais, leur viande est toujours plus tendre.

Ken – On pourrait leur donner une de nos femmes en échange ?

Mika – Une femme ?

Aki – Puisque c’est une femelle qu’on leur a bouffée.

Rac – Il ne nous en reste déjà pas tant que ça, des femmes…

Aki – Ça fait à peine une chacun.

Rac – Et encore, si on compte Zora.

Zora – Ils sont cannibales les Nandertals ?

Aki – On n’appartient pas à la même espèce ! Si ils bouffent une de nos femmes, ce n’est pas vraiment du cannibalisme…

Mika – Bon, on ne va pas jouer sur les mots…

Ken – On leur donne une de nos femmes, ils ne sont pas obligés de la manger.

Rac – Ils en feront ce qu’ils voudront.

Mika – Ben voyons…

Aki – Laquelle on leur donnerait ?

Rac – Kéa ?

Aki – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien la cuisine !

Zora – Mika ?

Ken – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien l’a… (Aki lui lance un regard sévère) C’est la seule qui sait allumer le feu.

Un temps.

Mika – Et pourquoi on ne leur donnerait pas un de nos hommes, plutôt ?

Ken – Un homme ?

Kéa – On leur a mangé une femme. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas leur donner un homme en échange, au contraire.

Aki – Pourquoi au contraire ?

Mika – Vous avez l’air de penser qu’un homme, ça vaut plus qu’une femme…

Rac – Et alors ?

Kéa – Comme ça ils gagnent au change. Ça devrait les calmer…

Zora – Et puis un homme ou une femme, c’est toujours de la viande.

Ken – C’est vrai que si on leur donnait un homme, ça ferait plus de femmes pour ceux qui restent…

Zora – Ça c’est très masculin, comme point de vue…

Ken – Bon… Un volontaire ?

Silence.

Ken – Aki ?

Mika – C’est le seul qui sait chasser convenablement !

Rac – Tu parles, il confond un singe avec un Nandertal ! C’est vrai, tout ça c’est de sa faute, après tout ! Ce ne serait que justice…

Ken – N’empêche qu’on n’aurait plus rien à becqueter…

Zora – Rac ?

Ken – Au cas où ça tourne au vinaigre avec les Nandertals, on aurait quand même besoin de sa force de dissuasion…

Mika – Et puis c’est le seul qui fasse à peu près bien l’a… la guerre, justement.

Zora – Bon, qu’est-ce qui nous reste comme option ?

Les regards se tournent vers le chef.

Ken – Je vous rappelle que je suis le chef du clan.

Rac – On le saura…

Ken – Pardon ?

Rac – Non, non, rien du tout, Grand Chef…

On entend alors résonner une voix féminine off assez stridente, avec une intonation BCBG.

Jacqueline – Il y a quelqu’un dans cette grotte ? Les Sapionces, vous êtes là ?

Tous les membres du clan se figent.

Ken – On attend quelqu’un pour dîner ?

Kéa – Non…

Aki – Ça doit être eux…

Zora – Qui eux ?

Mika – Les Nandertals !

Rac – Et merde…

Ken se lève, un peu embarrassé, pour accueillir son hôte.

Ken – Oui, oui, on est là ! Entrez, je vous en prie, c’est ouvert…

Jacqueline arrive, habillée dans un style futuriste genre combinaison high-tech.

Jacqueline – Bonjour, bonjour ! Alors comment ça va chez vous, les Sapionces ? Je ne vous réveille pas, au moins ?

Kéa – Pardon pour le désordre… On n’a pas eu le temps de faire le ménage… Si on avait su qu’on allait avoir de la visite…

Jacqueline – C’est moi qui m’excuse de vous interrompre en plein de repas de famille dominical…

Ken – Asseyez-vous je vous en prie… Nous ne sommes pas des sauvages, tout de même…

Jacqueline hésite un instant avant de savoir où s’asseoir, puis prend place.

Mika – Vous avez déjà mangé ?

Kéa lui lance un regard désapprobateur.

Jacqueline – Nous nous apprêtions à pique-niquer, mais je ne voudrais surtout pas vous déranger…

Kéa – Nous sommes vraiment désolés de ce regrettable incident, chère Madame…

Jacqueline – Vous connaissez donc déjà la raison de ma visite ?

Ken – Et nous sommes tout à fait disposés à rechercher ensemble un compromis susceptible de satisfaire les deux parties…

Jacqueline – C’est très aimable de votre part, mais…

Ken – Nous sommes près à nous plier à toutes vos exigences pour préserver les bonnes relations qui ont prévalu jusqu’ici entre nos deux espèces…

Aki – S’il le faut, nous irions même jusqu’à la repentance.

Ken – Nous vous écoutons, vos désirs seront des ordres…

Jacqueline est très impressionnée par cette sollicitude.

Jacqueline – Eh bien… Merci pour votre collaboration, vraiment. Je suis très touchée… Donc, je me promenais dans la forêt avec mon mari. Nous cherchions un coin tranquille pour niquer…

Kéa – Vous voulez sans doute dire pour pique-niquer ?

Jacqueline – Ce n’est pas ce que j’ai dit ? Bref, j’avais envoyé ma belle-mère chercher des champignons pendant que nous mettions le couvert… Et depuis, on ne sait pas du tout où elle est passée.

Blanc parmi les Sapionces.

Ken – Croyez bien, chère Madame, que nous sommes tout à fait contrariés de l’apprendre.

Aki – Même si nous ne sommes bien sûr pour rien dans cette inquiétante disparition.

Zora – Comment pourrions-nous vous obliger ?

Jacqueline – Quelqu’un d’entre vous ne l’aurait pas aperçue, par hasard ?

Ken – Elle ressemblait à quoi, votre belle-mère ?

Jacqueline – Ma foi… à une belle-mère normale.

Ken – Quelqu’un ici aurait-il aperçu la belle-mère de Madame ?

Les autres font mine de ne rien savoir.

Jacqueline – Elle est peut-être tombée dans un trou…

Aki – C’est vrai qu’il y en a beaucoup par ici…

Jacqueline – À moins qu’elle ne se soit fait dévorer par des bêtes sauvages…

Kéa – C’est hélas aussi une possibilité.

Zora – Ou alors, elle aura absorbé par mégarde quelques champignons hallucinogènes, et à l’heure qu’il est, elle est en train de courir comme une folle dans la forêt, à moitié nue, en hurlant que la fin du monde est pour bientôt.

Jacqueline – Vous croyez ? J’avoue que je serais assez curieuse de voir ça…

Rac – Les champignons, c’est très délicat, quand on ne connaît pas.

Jacqueline – En tout cas, ça sent très bon chez vous…

Mika – Oui, on… On a fait un barbecue. Et des champignons, justement.

Aki – Mais comestibles, ceux-là.

Jacqueline – C’est vous qui avez raison… Une vie simple… Une nourriture saine… Parfois, on se demande vraiment ce que la civilisation nous a apporté de si positif que ça, à nous les Nandertals… (Son portable sonne et elle répond) Edouard ? Non, je suis dans la grotte là, avec les Sapionces… Je vais raccrocher, parce que ça passe très mal dans cette caverne… Tu nous rejoins ? D’accord, à tout de suite… (Elle range son portable) Excusez-moi… La première chose que je jetterais si je devais revenir une bête, comme vous, c’est mon téléphone portable…

Ken – Vous êtes sûre que vous ne voulez pas…

Jacqueline – C’est très gentil à vous, je ne peux pas résister… Vous permettez ?

Kéa – Je vous en prie…

Jacqueline prend un morceau de viande et le goûte.

Jacqueline – Absolument délicieux ! On sent un petit goût de gibier. Qu’est-ce que c’est ?

Aki – De la dinde…

Jacqueline – Ah tiens… Je ne savais pas que vous vous étiez mis à l’élevage. Je pensais que vous étiez encore des chasseurs-cueilleurs…

Kéa – C’est de la dinde sauvage.

Aki – Si tu débarrassais la table, Mika…

Mika ramasse les ossements qui traînent et les emmène en coulisses. On entend alors une autre voix, masculine cette fois.

Edouard – Jacqueline, tu es par ici ?

Jacqueline – Oui, chéri, je suis là, avec les Sapionces !

Edouard arrive, habillé dans le même style que sa femme.

Edouard – Ah, je commençais à me demander si tu n’avais pas disparu, toi aussi… Messieurs dames, bon appétit !

Jacqueline lui tend son morceau de viande grillée.

Jacqueline – Ils ont fait un barbecue… C’est absolument divin… Tiens goûte…

Edouard prend une bouchée.

Edouard – Ah oui, c’est… C’est exquis… Mais c’est assez fort quand même… C’est de la viande faisandée ?

Jacqueline – En revanche, pas de trace de ta mère…

Edouard – On va bien finir par la retrouver… (Jetant un regard condescendant sur le décor) C’est vraiment charmant, ici. Très pittoresque, n’est-ce pas, Edouard ?

Jacqueline – Oui, c’est typique… Vous n’avez jamais pensé à ouvrir des chambres d’hôtes ? Je suis sûre que vous feriez un tabac.

Edouard – Passer le week-end dans une grotte. C’est vrai que ça pourrait être très cocasse.

Jacqueline – Et puis ça vous permettrait de gagner un peu d’argent pour accéder au confort moderne ! Vous pourriez vous acheter une télévision !

Edouard – Mais tu sais bien, chérie, que nos amis les Sapionces sont un peu réfractaires à l’évolution…

Jacqueline – C’est vrai que le progrès, ça n’a pas que du bon ! Moi aussi, parfois, j’aimerais vivre à moitié à poils, comme vous. À manger de la viande crue au fond d’une grotte insalubre et à forniquer en famille…

Edouard – Excusez-la, ça doit être le grand air…

Mika – On va peut-être passer au salon…

Zora – Et si je vous montrais mes peintures rupestres ?

Edouard – Vous peignez sur les murs ?

Jacqueline – Mais c’est tout à fait passionnant !

Edouard – Et très tendance.

Rac (en aparté à Ken) – Et si on les bouffait, eux aussi ? J’ai encore une petite faim, moi…

Ken (en aparté de l’autre côté) – On ne peut quand même pas bouffer tous ceux avec qui on a un petit différend de voisinage…

Zora – Suivez le guide…

Kéa – C’est tout au fond de la caverne…

Ils sortent. Noir.

ACTE 3

Les Sapionces et les Nandertals reviennent par petits groupes.

Jacqueline – Non, c’est vraiment très beau… Très… Très coloré, hein Edouard ?

Edouard – Oui, c’est très… C’est de l’art primitif, non ?

Jacqueline – Évidemment, c’est de l’art primitif ! Que veux-tu que ce soit ?

Edouard – C’est très cavernicole, en tout cas.

Zora – C’est vrai, ça vous plaît ?

Jacqueline – Ah, non, vous devriez exposer, je vous assure.

Edouard – Ou bien ouvrir une galerie, ce serait plus pratique. Comme les tableaux sont peints sur des rochers…

Ken – Nous, en tout cas, ça ne nous a pas trop aidé pour la chasse.

Aki – Non, de ce point de vue là, on ne peut pas dire que…

Jacqueline – On vous en aurait bien pris un ou deux pour notre salon, mais on n’a pas pensé à emmener un marteau-piqueur avec nous…

Edouard – On pense rarement à emporter un marteau-piqueur quand on va pique-niquer en forêt, c’est dommage…

Zora – Ah non mais je peins aussi sur des crânes, si vous voulez. Ou des omoplates.

Jacqueline – Vraiment ?

Edouard – Tiens, d’ailleurs, ça me fait penser qu’on n’a toujours pas retrouvé ma mère…

Jacqueline – Ah, oui, c’est vrai, je l’avais presque oubliée celle-là…

Edouard – Tu crois qu’elle aurait pu se perdre en essayant d’aller chercher des champignons dans une de ces cavernes…

Jacqueline – C’est clair que quand on ne connaît pas. C’est immense, hein ?

Edouard – Et dans le noir, en plus.

Jacqueline – On devrait toujours équiper sa belle-mère d’une balise GPS. Histoire d’éviter les mauvaises rencontres…

Edouard – Toutes ces galeries qui serpentent à l’infini…

Jacqueline – C’est long comme un tube digestif…

Edouard – Bon, les primitifs, ce n’est pas qu’on s’ennuie…

Jacqueline – Oui, on ne va pas vous déranger plus longtemps…

Edouard se tourne vers les Sapionces en souriant.

Edouard – Et si on en rapportait quand même un à la maison ?

Jacqueline – Ce sont des fresques, Edouard. C’est fait directement sur les parois de la grotte !

Edouard – Je parlais de ramener un Sapionce ! On le ferait tranquillement ce soir au barbecue dans le jardin. Il faut se rendre à l’évidence, Jacqueline, nous ne sommes vraiment pas faits pour les pique-niques en forêt…

Jacqueline – Tu crois ? Le barbecue, ça fume toujours un peu, tu sais bien. Sans parler des odeurs. Je ne voudrais pas avoir d’ennuis avec les voisins…

Les Sapionces se regardent effarés.

Mika – Vous êtes cannibales, vous aussi ?

Kéa – Nous qui pensions que vous étiez des gens civilisés…

Aki – Ce qui dans notre bouche n’est pas forcément un compliment.

Jacqueline – Enfin, voyons ! Nous ne sommes pas de la même espèce…

Edouard – On ne peut donc pas vraiment parler d’anthropophagie.

Rac – C’est ce que je me tue à leur expliquer.

Edouard – Pour nous, vous n’êtes que de la viande, après tout.

Kéa – Vous avez déjà entendu de la viande parler ?

Zora – Et peindre des fresques grandioses sur les murs ?

Edouard – On ne va sombrer dans le sentimentalisme, non plus.

Jacqueline – Allons, ne faites pas les enfants, soyez raisonnables.

Edouard sort une arme futuriste genre pistolet laser qu’il braque sur les Sapionces.

Edouard – Lequel on prend, chérie ?

Jacqueline désigne Mika.

Jacqueline – Celle-là a l’air bien dodue, non ?

Edouard – Peut-être même un peu grasse… Si tu ne veux pas que ça fume trop, pour les voisins…

Edouard se tourne vers les hommes.

Edouard – Et pourquoi pas un mâle ?

Jacqueline – Ah, oui, pourquoi pas ?

Mika – C’est ce que je leur disais aussi tout à l’heure…

Edouard braque son arme vers Aki.

Aki – Attendez, les Nandertals, je crois qu’il y a un os…

Jacqueline – Un os ?

Mika – Votre belle-mère… Elle ne reviendra jamais avec ses champignons…

Edouard – Maman ?

Jacqueline aperçoit le panier vide.

Jacqueline – Oh mon Dieu, mais c’est le panier en osier de belle-maman !

Aki – C’était un accident…

Mika – Un accident de chasse, plus exactement.

Rac – On l’a confondue avec un macaque.

Jacqueline – C’est triste, mais il fallait bien que ça arrive un jour. Avoue quand même, Edouard, que ta mère ressemblait beaucoup à un macaque…

Edouard – Oh mon Dieu…

Jacqueline – Figurez-vous qu’un jour, on l’a emmenée au zoo, et les gardiens n’ont jamais voulu nous laisser repartir avec elle. Il a fallu qu’on aille voir le directeur ! Et vous êtes sûre qu’elle est bien morte, au moins ?

Ken – Ah ça, tout à fait sûrs, je vous le garantis.

Edouard – Décidément, ces Sapionces sont vraiment des animaux… Et nous qui hésitions presque à en faire un à la broche…

Jacqueline – J’aimais beaucoup ma belle-mère.

Edouard – Je suis absolument effondré…

Jacqueline – Est-ce qu’on peut récupérer la dépouille de la défunte, au moins ?

Kéa – Pour votre barbecue de ce soir…

Edouard – Pour faire notre deuil !

Jacqueline – Nous ne sommes pas des cannibales, enfin ! Je me tue à vous le répéter.

Ken – Bien sûr…

Mika – Seulement, c’est là qu’il y a un os, justement.

Rac – Et même plusieurs…

Edouard – Quoi encore ?

Mika – Pour récupérer le corps, ça ne va pas être évident…

Jacqueline – Et pourquoi ça ?

Rac – On l’a becquetée, la vioque.

Edouard – Vous avez mangé ma mère ?

Rac – Il n’y avait pas grand chose à bouffer autour de l’os, mais bon. Ce n’était pas mauvais.

Mika – Et vous l’avez goûtée aussi.

Edouard – Ah, d’accord…

Jacqueline – Je me disais bien… Elle est un peu dure, cette viande…

Edouard – Si tu pouvais éviter de parler de viande au sujet de ma mère…

Jacqueline – Excuse-moi, Edouard…

Zora – Donc si vous nous mangez, comme on a mangé l’un des vôtres, ce serait un peu de votre propre chair que vous mangeriez…

Kéa – D’ailleurs, vous avez déjà commencé.

Jacqueline – C’est très délicat de votre part de nous le rappeler…

Ken – Là pas de doute, ça ferait de vous des cannibales. Comme nous…

Kéa – Eh oui… Nous sommes un peu de la même espèce, maintenant.

Aki – Par fusion absorption, comme dirait l’autre…

Jacqueline – Il faut bien avouer que c’est un raisonnement qui se tient… Alors qu’est-ce qu’on fait, Edouard ?

Edouard – On n’a qu’à en emporter un quand même… En souvenir.

Jacqueline – Emporter quoi, chéri ?

Edouard – Un sapionce.

Jacqueline – En souvenir de quoi ?

Edouard – En souvenir de ma mère !

Jacqueline – Bien sûr !

Noir.

ACTE 4

Changement de décor. Nous sommes dans le loft des Nandertals. Quelques tableaux d’inspiration préhistorique sur les murs. Edouard et Jacqueline sont installés sur le canapé. Ken et Mika sont couchés à leur pied, comme des animaux de compagnie. Un petit sapin de Noël clignotant trône dans un coin.

Jacqueline – C’était une très bonne idée de ramener ces Sapionces chez nous.

Edouard – Maintenant que ma mère n’est plus là, ça nous fait une compagnie…

Jacqueline – Dieu ait son âme.

Edouard – Ils dorment la plus grande partie de la journée, mais bon…

Jacqueline – Ça aussi c’est un plus par rapport à ta mère…

Edouard jette un regard attendri sur Mika et lui caresse les cheveux.

Edouard – Il ne leur manque que la parole.

Jacqueline – Mais ils parlent, non ?

Edouard – Ah oui, c’est vrai… Avant ils parlaient… Mais ils parlent de moins en moins, tu as remarqué ?

Jacqueline – Ils parlent moins que ta mère, en tout cas, ça c’est sûr.

Edouard – Pourquoi ils dorment toute la journée comme ça ? Peut-être qu’ils s’ennuient…

Jacqueline – C’est sûr que des Sapionces, en appartement, ce n’est pas l’idéal, mais bon…

Edouard – Et encore, heureusement qu’on a pris un couple.

Jacqueline – Tu crois qu’ils peuvent se reproduire en captivité ?

Edouard – Ça m’étonnerait.

Jacqueline – Et pourquoi pas ?

Edouard – J’ai fait castrer le mâle.

Jacqueline – Ah c’est pour ça, je me disais aussi…

Edouard – Quoi ?

Jacqueline – Non, non, rien…

Edouard – Et dire qu’on a failli les manger, tu te souviens ?

Jacqueline – Oui, c’est bête, mais on s’attache…

Edouard – Ça me ferait drôle, maintenant, je crois, si on devait en avoir un dans notre assiette.

Jacqueline – Quelle heure est-il au fait ?

Edouard – Presque dix heures.

Jacqueline – Mon Dieu, déjà ! C’est l’heure de notre repas de réveillon, alors…

Edouard – Ah oui… Sinon, on va encore être en retard pour la messe de minuit…

Jacqueline frappe dans ses mains pour réveiller les Sapionces.

Jacqueline – Allez, allez ! Réveillez-vous les Sapionces. C’est l’heure de la soupe !

Edouard – On mange du potage ?

Jacqueline – C’est une façon de parler, Edouard… Avec eux, j’essaie d’employer des mots simples, qu’ils puissent comprendre.

Ken et Mika s’ébrouent et se lèvent.

Edouard – L’avantage, par rapport à des animaux ordinaires, c’est que ce sont eux qui nous font la cuisine…

Jacqueline – Et si je peux me permettre, bien mieux que ne la faisait ta mère.

Edouard – Ils nous font même la conversation à table… Enfin de moins en moins, mais bon…

Jacqueline – Allez on vous laisse servir le dîner, les Sapionces… Nous on va se pomponner un peu pour le réveillon.

Edouard et Jacqueline sortent. Les deux Sapionces commencent à s’activer pour mettre le couvert et disposer les plats sur la table.

Ken – Je ne me souviens plus, la fourchette, c’est à droite ou à gauche ?

Mika – Ça dépend…

Ken – De quoi ?

Mika – Si la personne est droitière ou gauchère.

Ken – Ils sont droitiers ou gauchers, nos maîtres ?

Mika – Elle est droitière, et lui gaucher, je crois.

Ken dispose les couverts d’une certaine façon.

Mika – Euh, non… Il me semble que c’est l’inverse. C’est lui qui est droitier.

Ken change les couverts de place. Puis son regard tombe sur un des tableaux.

Ken – Tu te souviens quand on vivait avec les autres dans la grotte ?

Mika – De moins en moins…

Ken – Tu ne regrettes pas ?

Mika – Ici au moins c’est chauffé. Le frigo est toujours plein, et la cuisine est toute équipée.

Ken – Mais le grand air me manque quand même un peu, parfois…

Mika – Et nos grands repas de famille… à l’occasion du décès d’un parent.

Ken – Ou d’un accident de chasse.

Mika – Je me demande ce qu’ils sont devenus.

Ken – On n’était déjà plus très nombreux.

Mika – On n’a pas su évoluer, c’est ça notre problème.

Ken – En même temps, regarde les Nandertals. Où ça les a menés, l’évolution ?

Mika – Le problème avec l’évolution, c’est qu’au bout d’un certain temps, ça conduit inexorablement à la décadence…

Ken – C’est clair. Ces Nandertals sont complètement dégénérés ! Hier, la femelle a même essayé de me sauter dessus dans la salle de bains. Alors qu’on n’est pas de la même espèce…

Mika – Ils sont peut-être dégénérés et zoophiles, mais en attendant, c’est nous qui leur servons d’animaux domestiques…

Ken – Je préfère quand même le terme d’animaux de compagnie, c’est moins dégradant…

Mika – S’ils ont besoin d’animaux de compagnie, c’est qu’ils s’ennuient à mourir.

Ken – Nous on ne s’ennuyait jamais, tu te souviens ?

Mika – On avait toujours quelque chose à faire…

Ken – Rien que d’essayer de ne pas mourir de faim, ça nous occupait à plein temps.

Edouard et Jacqueline reviennent, fin prêts pour le réveillon, avec des accessoires de fête genre cotillons.

Jacqueline – Tout est prêt pour la fête ?

Mika – On va pouvoir passer à table !

Edouard – Ça m’a l’air délicieux, tout ça ! Qu’est-ce que c’est ?

Ken – Des champignons.

Jacqueline – Ah, ils ont encore mis la fourchette du mauvais côté.

Jacqueline change les couverts de place.

Edouard – Il faut bien que quelque chose les distingue de notre espèce supérieure…

Ils s’asseyent tous les quatre et commencent à manger pendant un moment en silence. Les deux Nandertals jouent un peu avec leurs cotillons en s’efforçant d’être gais, sous le regard blasé des Sapionces. Mais les Nandertals se lassent très vite.

Edouard – Alors les Sapionces ? Qu’est-ce que vous nous racontez pour nous distraire un peu ?

Mika – Rien.

Jacqueline – Comment ça, rien ?

Ken – On s’emmerde tellement avec vous.

Mika – On a tellement rien à vous dire.

Ken – Si ça continue, on va perdre complètement l’usage de la parole.

Jacqueline – Ils sont drôles, non ?

Edouard – Tordants.

Jacqueline – C’est un peu comme si c’était nos enfants…

Edouard – On pourrait les adopter.

La sonnette de l’entrée retentit.

Jacqueline – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?

Edouard – Ma mère ?

Jacqueline – Elle est morte, ta mère ! C’est eux qui l’ont mangée.

Edouard – Des amis ?

Jacqueline – Ils sont tous morts aussi !

Edouard – C’est vrai…

Jacqueline – Nous sommes les derniers des Nandertals.

Edouard – Le Père Noël ?

Jacqueline – Tu sais bien que le Père Noël n’existe pas.

Edouard – Tu ne devrais pas dire ça devant eux… J’essaie désespérément de leur inculquer quelques éléments de métaphysique.

Jacqueline – Je vais voir…

Elle se lève et va ouvrir la porte.

Jacqueline – Vous ? Quelle divine surprise ! Ce sont les Sapionces, Edouard, qui viennent passer Noël avec nous !

Entre à sa suite le reste des Sapionces : Aki, Rac, Kéa et Zora. Ils apportent des cadeaux, façon rois mages.

Edouard – Qu’est-ce que vous faites là ?

Aki – On cherchait un chapon et une dinde à faire à la broche. On s’est dit qu’on allait en profiter pour passer vous souhaiter un joyeux Noël.

Jacqueline – C’est très gentil de votre part, mais pour les cadeaux, il ne fallait pas…

Edouard – Et nous qui n’avons rien prévu pour vous… Franchement, c’est un peu embarrassant…

Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?

Edouard et Jacqueline ouvrent leurs paquets respectifs.

Edouard – Une hache en pierre taillée !

Jacqueline – Un dinosaure en peluche !

Edouard – Merci, vraiment !

Jacqueline – Ça nous touche beaucoup…

Edouard – Ça me rappelle cette merveilleuse après-midi que nous avions passé en votre compagnie dans cette caverne. (À Zora) Vous faites toujours de la peinture ?

Zora – Vous voulez venir passer Noël avec nous ? Je vous montrerai mes dernières oeuvres !

Edouard – C’est très aimable à vous, mais…

Jacqueline – Pour nous, le retour à l’état sauvage, vous savez… C’est un peu tard…

Mika – Bon, alors on ne va pas vous déranger plus longtemps…

Edouard – Vous pouvez ramener ces deux-là avec vous, si vous voulez… Ils n’ont aucune conversation, de toute façon…

Jacqueline – Vous pourrez les manger pour le Jour de l’An.

Aki – Alors Joyeux Noël !

Edouard – Bonjour chez vous !

Les Sapionces s’en vont. Edouard et Jacqueline restent seuls.

Edouard – Qu’est-ce qu’on fait ? On allume le gaz ?

Jacqueline – Allumons plutôt la télé.

Edouard – Tu as raison, c’est plus sûr…

Il allume la télé.

Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?

Edouard – Un documentaire sur l’extinction des derniers téléspectateurs de France Télévision.

Ils s’effondrent petit à petit sur leur canapé. Ken revient avec Mika, suivis des quatre autres Sapionces.

Mika – Ça doit être les champignons qui ne leur ont pas réussi.

Ken – On ne va pas laisser toute cette nourriture ?

Mika – Ce serait dommage de gâcher…

Noir.

ACTE 5

Un mélange des deux décors précédents. Une grotte façon crèche de Noël avec un sapin dans un coin et une télé dans l’autre. Les Sapionces sont en train de manger.

Ken – Bravo, Mika, c’est vraiment délicieux.

Kéa – Oui, la cuisson est parfaite. D’ailleurs je vais me resservir, tiens…

Rac – Profitez-en bien, parce que ce sont les derniers… L’espèce vient de s’éteindre…

Aki – Eh oui, c’est nous l’espèce supérieure, maintenant.

Zora – De quoi ils sont morts au juste, les Nandertals ?

Mika – Ils sont morts d’ennui… devant la télé.

Ken – Si nous ne parvenons pas à nous affranchir complètement de la théorie de l’évolution, il faudra au moins se méfier de cet appareil diabolique.

Rac – Comptez sur nous, Chef. On fera l’impossible pour continuer à végéter comme on l’a fait jusqu’ici.

Kéa – En tout cas, quel bonheur d’être tous réunis pour fêter Noël en famille. Comme au bon vieux temps…

On entend des braillements de bébé.

Mika – Celui-là, on essaiera de ne pas le manger… Si on veut avoir une chance de perpétuer l’espèce.

Ken – Il ne me ressemble pas du tout, cet enfant… Tu es sûre qu’il est de moi, Mika ?

Mika – Pourquoi ne serait-il pas de toi ?

Ken – Edouard m’a emmené chez le vétérinaire il y a un an en me parlant d’une petite intervention bénigne, et quand je me suis réveillé, je n’avais plus de couilles.

Aki – Cet enfant n’est quand même pas né par l’opération du Saint Esprit…

Kéa – C’est peut-être le fils du Père Noël.

Mika – À moins qu’il ne soit d’Édouard.

Kéa – Je croyais que les Sapionces et les Nandertals n’étaient pas de la même espèce, et qu’ils ne pouvaient pas se croiser…

Mika – Ça doit être une erreur d’aiguillage…

Zora – Ou un miracle !

Nouveaux braillements du bébé.

Ken – Je sens qu’on n’a pas fini de s’emmerder avec ce divin enfant.

Un temps pendant lequel ils continuent à manger en regardant la télé, comme fascinés

Rac – Ils parlent de quoi, à la télé ?

Ken – De la réapparition des dinosaures.

Kéa – La période glaciaire est terminée, alors.

Mika – Oui, ça sent le réchauffement climatique.

Aki – Vous croyez que c’est la fin du monde ?

Kéa – La fin de l’histoire ?

Zora – En tout cas, c’est la fin de cette préhistoire.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-44-4

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Préhistoires grotesques Jean-Pierre Martinez théâtre

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Réveillon au Poste 

Christmas Eve at the police station –  Nochevieja en la comisaríaRéveillon na esquadra

Comédie de Jean-Pierre Martinez

6 à 10 comédiens :

Tous les rôles jouables indifféremment par des hommes ou des femmes

Le soir de Noël, deux inspecteurs sont de garde avec pour seule compagnie quelques naufragés du réveillon. C’est alors qu’un Ministre débarque pour rendre hommage au dévouement de la police. Évidemment, rien ne va se passer comme prévu…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Réveillon au Poste

Personnages :

Commissaire
Flic 1
Flic 2
Flic 3
Chef de cabinet
Collabo
Clodo
Mytho
Travelo
Parano

De 6 à 10 comédiens ou comédiennes

Tous les rôles peuvent être joués indifféremment par des hommes ou des femmes.
Les cinq derniers rôles peuvent être interprétés par une ou plusieurs personnes.

***

Un bureau glauque dans un commissariat sans âge. Dans un coin, un sapin de Noël pathétique supposé apporter une touche de gaîté dans cette ambiance de film noir ou de mauvaise série télé. Deux flics un peu débraillés, portant chacun une arme dans un holster, terminent une partie de poker sur le bureau de l’un d’eux. Le premier abat ses cartes avec un air confiant.

Flic 1 – Paire de dames.

Flic 2 – Paire de rois.

Flic 1 – Et merde…

Il enlève sa ceinture et la donne à l’autre.

Flic 1 – Je m’arrête là… Je ne vais quand même pas jouer mon pantalon…

Flic 2 – Tu as raison… Si le chef arrivait et te trouvait en calbute, ça pourrait prêter à confusion…

Ils rangent les cartes.

Flic 1 – Il est quelle heure ?

Flic 2 – Tu m’as déjà demandé ça il y a cinq minutes. Il était dix heures moins cinq.

Un temps.

Flic 1 – Et alors ? Il est quelle heure maintenant ?

Flic 2 (montrant son front) – Il n’y a pas marqué horloge parlante, là !

Flic 1 – Je t’ai donné ma montre, tu peux au moins me donner l’heure !

Flic 2 – Je l’ai gagnée honnêtement… Avec un brelan d’as…

Flic 1 – Honnêtement, ça reste à voir… Et puis à quoi ça te sert d’avoir une montre à chaque poignet ?

Agacé, l’autre retire une des montres de son poignet.

Flic 2 – Tu me fais pitié, va… (Il balance la montre) Tiens, la voilà ta toquante…

Mais le premier ne parvient pas à rattraper la montre qui tombe par terre. Il la ramasse et la porte à son oreille.

Flic 1 – Et voilà, maintenant elle ne marche plus.

Flic 2 – Heure du décès ?

Flic 1 (regardant la montre) – Dix heures.

Flic 2 – Et bien maintenant, tu sais l’heure qu’il est…

Un temps.

Flic 1 – C’est calme, non ?

Flic 2 – C’est toujours calme à cette période de l’année…

Flic 1 – La trêve des confiseurs, comme on dit.

Flic 2 – Même les serial killers respectent les traditions… Ils doivent être en train de découper la dinde…

Flic 1 – Pourquoi il a encore fallu que ça tombe sur nous cette année ?

Flic 2 – On a tiré ça à la courte paille avec les collègues. Mais tu as raison, c’est louche. Ça fait quand même trois années de suite qu’on est de garde le soir de Noël…

Flic 1 –Tu crois qu’ils ont triché ?

Flic 2 – L’année prochaine on fera ça au poker.

Flic 1 – Comment on fait pour tricher à la courte paille ?

Flic 2 – Console-toi en te disant qu’à l’heure qu’il est, tu pourrais être en train d’ouvrir des huîtres pour tes beaux parents.

Flic 1 – C’est vrai que je n’aime pas trop ça, les huîtres, moi.

Flic 2 – Personne n’aime les huîtres ! Et puis c’est très dangereux, une huître…

Flic 1 – On n’a jamais vu personne porter plainte parce qu’il s’était fait attaquer par une huître.

Flic 2 – D’après les statistiques du Ministère de l’Intérieur, beaucoup plus de policiers se blessent en ouvrant des huîtres qu’en nettoyant leur arme de service.

Flic 1 – Ah, ouais…?

Flic 2 – Le jour de Noël, on se fait chier partout… C’est pour ça que les gens sont condamnés à rester chez eux à ouvrir des huîtres au péril de leur vie. Alors qu’ils détestent ça, et leurs invités aussi.

Flic 1 – Tu as raison, on est plus peinard ici.

Flic 2 – De toute façon, on n’a pas le choix. On est de garde jusqu’à demain matin huit heures.

Flic 1 – Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour veiller sur les honnêtes gens qui picolent en famille.

Flic 2 – On est des super héros, mon vieux, il faut assumer.

Flic 1 – Même si personne ne reconnaît la valeur de notre sacrifice.

Flic 2 – Les soldats, sur les théâtres d’opérations extérieures comme on dit, tous les ans à Noël ils ont droit à la visite du Président de la République, en hélicoptère, avec dans sa hotte du champagne, du foie gras et des strip teaseuses.

Flic 1 – Du foie gras, tu crois ?

Flic 2 – Nous, les soldats de l’intérieur, on n’a même pas droit à la visite du préfet et de sa femme avec une bouteille de mousseux.

Flic 1 – Pourtant, la nuit du réveillon, il y a sûrement plus de bagnoles qui brûlent ici qu’à Bagdad ou à Kaboul.

Flic 2 – On a beau être des flics, on est des êtres humains, quand même… Nous aussi, le soir du réveillon, on a le cafard.

Flic 1 – On en a même plein, des cafards. (Il retire sa chaussure et écrase quelque chose avec) On ne sait pas comment s’en débarrasser…

Un troisième flic arrive (une femme ou un homme style gay).

Flic 3 – Vous avez de la visite…

Flic 1 – De la visite ?

Flic 3 – Même les prisonniers ont droit à des visites, le soir du réveillon. Et je crois que cette année encore, vous allez avoir droit à votre petit colis de Noël…

Un homme entre à la suite du Flic 3. Il a une bouteille à la main.

Flic 1 – Oh putain non, pas lui…

Flic 2 – Ah, bonsoir Monsieur Dumortier, comment allez-vous ?

Collabo – Bonsoir, bonsoir… Je passe en coup de vent vous souhaiter un joyeux Noël. J’espère que je ne vous dérange pas ?

Flic 1 – Mais vous ne nous dérangez jamais, Monsieur Dumortier.

Flic 1 – Justement nous parlions de vous… (Moins fort) Enfin, nous parlions des cafards en général…

Flic 2 – Heureusement qu’il existe des citoyens vigilants comme pour vous pour assister la police dans sa noble mission.

Flic 3 – S’il y avait plus de gens comme Monsieur Dumortier, c’est sûr, la municipalité n’aurait même plus besoin d’investir dans la vidéosurveillance.

Flic 2 – Alors Monsieur Dumortier, qui venez-vous dénoncer aujourd’hui ? Un polygame présumé ? Un fraudeur aux allocations familiales ? Un orphelin sans papier ?

Collabo – Simple visite de courtoise. Je viens en voisin pour rendre hommage au dévouement des forces de l’ordre, dont vous êtes le bras armé.

Flic 1 – Mais je vois que vous n’êtes pas venu les mains vides…

Collabo – Je sais ce que c’est que de passer Noël tout seul loin de sa famille, la mienne ne veut plus me voir. Alors si je peux apporter un peu de réconfort aux soldats qui protègent notre pays contre les dangers qui le menacent de l’intérieur. Tenez, vous m’en direz des nouvelles…

Il pose sa bouteille sur un bureau.

Flic 1 – Ah mais dites-moi, c’est de la fabrication artisanale, on dirait. C’est écrit à la main, comme sur les pots de confiture Bonne Maman.

Flic 2 (lisant par dessus son épaule) – Alcool de châtaignes…

Flic 3 – Je ne savais pas qu’on pouvait faire de l’alcool avec des châtaignes…

Collabo – On peut faire de l’alcool avec tout, vous savez. Pendant la guerre, mon grand-père en faisait même avec des épluchures de pommes de terre et de vieilles semelles en cuir.

Flic 3 – Ah oui, 53 degrés, quand même… Ça ne doit pas être mal… Comme antiseptique, en tout cas.

Collabo – Pépé m’en a laissé quelques bouteilles en héritage avant d’être fusillé à la Libération. Quand celle-ci a été distillée, vous n’étiez même pas encore nés…

Flic 2 – Vous savez que c’est strictement interdit de fabriquer de l’alcool chez soi, Monsieur Dumortier. Nous pourrions vous mettre en garde à vue pour infraction à la législation sur les vins et spiritueux…

Dumortier semble inquiet.

Flic 3 – Mon collègue plaisante, évidemment…

Flic 1 – D’ailleurs, il y a prescription, n’est-ce pas ? Hélas, nous ne pourrons pas trinquer avec vous. Vous savez ce que c’est : jamais pendant le service !

Collabo – Vous la boirez à ma santé pour le Jour de l’An, alors. Si vous n’êtes pas de garde encore une fois… Allez, je me sauve… Vous devez avoir des tas de gens à mettre en prison…

Flic 3 – C’est vrai que les jours de réveillon, ici, c’est comme au théâtre. On affiche souvent complet. Je vous raccompagne, Monsieur Dumortier ?

Collabo – Je connais le chemin, mais bon…

Flic 2 – Vous êtes presque de la maison, pas vrai ?

Flic 1 – Et encore merci pour la bouteille !

Dumortier s’apprête à tourner les talons, mais se ravise.

Collabo – J’en profite quand même pour vous signaler que mon voisin de palier n’a pas encore acheté son éthylotest. Vous voulez le numéro de sa plaque d’immatriculation ?

Flic 2 – Nous sommes un peu débordés pendant cette période de fêtes. Et en sous-effectif. Mais revenez donc nous voir pour les étrennes…

Collabo – Je n’y manquerai pas. Et bonne soirée quand même…

L’homme s’en va, suivi du Flic 3.

Flic 1 – Et après, on va dire que les gens n’aiment pas la police…

Flic 2 – C’est vrai, on se plaint toujours d’être mal aimés, et pourtant… On ne peut pas s’empêcher de trouver ça un peu louche, d’aimer la police à ce point.

Flic 1 – On a bien fait de ne pas trinquer avec lui, il aurait été foutu de nous dénoncer aux bœufs-carottes pour avoir picolé pendant le service.

Il débouche la bouteille, pendant que l’autre sort deux verres, aussitôt remplis. Ils trinquent.

Flic 1 – Bon ben … Joyeux Noël, alors.

Flic 2 – C’est ça, joyeux Noël toi-même.

Ils vident leurs verres cul-sec.

Flic 1 – Ah oui, quand même…

Flic 2 – 53 degrés.

Flic 1 – Ça ramone.

Flic 2 – Faudra qu’on lui demande la composition exacte.

Flic 1 – Ouais, il n’y a pas que de la prune là dedans.

Flic 2 – Il a dit que c’était de la châtaigne…

Flic 1 – Mmm…

Flic 2 – Je me demande si le grand-père ne rajoutait pas un peu de Destop pour rehausser le goût du fruit.

Flic 1 – Tu te rends compte, cette liqueur est plus vieille que nous…

Flic 2 – Le pépé devait fabriquer ça dans sa cave pendant le couvre-feu avec ce qui lui tombait sous la main.

Flic 1 – Sa façon à lui de résister à l’occupant.

Flic 2 – Allez, ressers-nous une tournée, va. C’est toujours ça que les boches n’auront pas…

L’autre remplit à nouveau les deux verres, qu’ils vident encore cul sec.

Flic 1 – Je ne sais pas s’il y a du Destop là dedans, mais c’est vrai que ça débouche la tuyauterie.

Le Flic 3 revient. Les deux flics planquent la bouteille et les verres à la hâte. Le Flic 3 traîne derrière lui un clodo en état d’ébriété.

Flic 3 – On l’a trouvé en train de montrer ses fesses juste en face du commissariat.

Flic 1 – Comme si on n’avait pas vu assez d’horreurs comme ça pendant la guerre.

Clodo – Mort aux vaches !

Flic 2 – Mort aux vaches… Un peu désuet comme expression, mon brave, non ?

Flic 3 – C’est du Brassens…

Flic 2 – Ah… Dans ce cas, moi je dis respect…

Flic 1 – Brassens, c’est indémodable.

Flic 2 – Et puis quelqu’un qui déteste les flics à ce point ne peut pas être entièrement mauvais. Je propose qu’on l’amnistie. C’est Noël, quand même…

Flic 1 – Ouais… Et puis je ne sais pas s’il est complètement mauvais, mais ce qui est sûr c’est qu’il sent très mauvais…

Flic 3 – C’est vrai qu’à lui tout seul, c’est une arme de destruction massive. Si Saddam avait pu mettre la main sur ce type à l’époque de la guerre du Golfe, il aurait sûrement gagné contre la coalition…

Clodo – Insulte à agent ! Vous n’avez pas le droit de me relâcher ! Je connais mes droits !

Flic 1 – Encore un qui ne veut pas passer le réveillon à se les geler dehors.

Flic 2 (au Flic 3) – Allez, tachez de lui trouver une cellule individuelle… Je ne voudrais pas que les autres nous accusent d’avoir voulu les gazer…

Clodo – Merci Messeigneurs… Dieu vous le rendra…

Le Flic 3 s’apprête à emmener le clodo, mais le Flic 1 l’interpelle.

Flic 1 – Attendez une minute… Donnez-moi votre ceinture…

Clodo – Pourquoi faire ?

Flic 1 – Vous êtes en garde à vue, c’est le règlement.

Le clodo s’exécute à regret et donne sa ceinture au flic.

Clodo – Vous voulez aussi mes lacets ?

Flic 1 – Merci, ça ira.

Le Flic 3 l’emmène. Le Flic 1, qui n’a plus de ceinture, met celle du clodo.

Flic 1 – Au moins, j’ai récupéré une ceinture.

Il ressort la bouteille et les verres, et ils boivent à nouveau.    

Flic 1 – C’est marrant, j’ai un vieux souvenir qui me revient, je ne sais pas pourquoi…

Flic 2 – Ne te sens surtout pas obligé de me le raconter.

Flic 1 – Je devais avoir cinq ans… Mon père tenait un magasin de jouets… Au Bonheur des Enfants, ça s’appelait…

Flic 2 – Ouf… Je craignais que tu me racontes ton enfance malheureuse…

Flic 1 – Malheureusement, mon père était très avare.

Flic 2 – Ah…

Flic 1 – Le soir de Noël, ma mère m’avait fait cadeau d’un énorme ours en peluche qui trônait dans la vitrine du magasin…

Flic 2 – Quelque chose me dit que cette histoire va mal finir…

Flic 1 – Quand il a vu ça, mon père est devenu fou furieux. Il a foutu une trempe à ma mère, il m’a arraché la peluche des mains et il l’a remise dans la vitrine…

Flic 2 – Hun, hun…

Flic 1 – Je me demande si ce n’est pas pour ça que depuis, Noël, ça me fout le bourdon.

Flic 2 – Et ben tu vois, tu viens d’économiser dix ans de psychanalyse. Et moi je ne t’ai rien fait payer pour écouter tes conneries à part ce que je t’ai pris au poker…

Silence pesant. Le Flic 1 semble passablement déprimé.

Flic 2 – Je me demande si je ne devrais pas te confisquer cette ceinture aussi. Tu ne vas pas te pendre avec au porte-manteaux dès que j’aurai le dos tourné, dis ?

Le Flic 3 revient avec une prostituée de sexe ambigu (femme un peu hommasse ou homme travesti).

Flic 1 – C’est quoi ça ?

Flic 3 – Distribution variable, comme on dit au théâtre.

Flic 1 – Je ne vais jamais au théâtre, ça m’endort.

Flic 2 – Ça veut dire qu’on ne sait pas si elle en a ou pas.

Travelo – Vous voulez vérifier ?

Flic 1 – Dans le doute, on vous appellera Madame.

Travelo – Mademoiselle, je préfère.

Flic 1 – Et alors ? Qu’est-ce qui l’amène la demoiselle ?

Flic 3 – Elle faisait le tapin devant une synagogue.

Flic 1 – Vous ne respectez donc rien.

Flic 2 – Si ça se trouve, elle n’est même pas circoncis.

Travelo – Ben quoi ? Vous préférez que je racole à la sortie de la messe de minuit ?

Flic 3 – Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut quand même pas la coffrer pour antisémitisme.

Travelo – Vous savez ce que Arletty a répondu quand on a voulu la tondre à la Libération pour avoir fricoté avec les frisés.

Flic 2 – J’aimerai assez que vous nous le rappeliez.

Flic 3 (répondant à sa place) – Mon cœur est français, mon cul est international.

Travelo – Et ben moi, mon cul, il est œcuménique.

Flic 1 – Pardon ?

Flic 2 – Laisse tomber, c’est sûrement un gros mot.

Flic 1 – Bon, et ben on la relâchera après la messe de minuit, alors.

Travelo – Et pour quel motif vous m’arrêtez ?

Flic 2 – Trouble à l’ordre biblique, ça vous va ?

Flic 1 – Allez, tu mets Mademoiselle dans la suite royale et tu veilles à ce qu’elle ne manque de rien.

Travelo – Vous le regretterez, je vous garantis. Vous ne savez pas à qui vous parlez. J’ai des relations, moi. Et pas seulement avec des ministres du culte.

Flic 2 – S’il vous arrive d’avoir des relations avec le Ministre de l’Intérieur, vous pourriez lui glisser sur l’oreiller qu’on est en sous effectif ?

Travelo – Bande d’enculés, va !

Flic 1 – C’est ça, joyeux Noël à vous aussi.

Le Flic 3 emmène la prostituée.

Flic 1 – C’est incroyable ce que les putes peuvent être vulgaires, de nos jours.

Flic 2 – C’est à croire que leurs parents ne leur ont rien appris.

Les deux flics continuent à boire.

Flic 1 – C’est curieux, mais il y a un autre truc qui me revient en mémoire, tout d’un coup…

L’autre, inquiet, regarde l’étiquette de la bouteille.

Flic 2 – Putain, mais c’est quoi ce tord-boyaux qu’il nous a refilé ? Un sérum de vérité ? Je me demande si tu ne ferais pas mieux d’arrêter d’en boire…

Flic 1 – C’était encore à Noël, mais cette fois, je devais avoir une dizaine d’années. Mon père venait de mourir, dans des circonstances assez obscures d’ailleurs…

Flic 2 – Oh non, c’est moi qui vais me pendre…

Flic 1 – Je croyais encore au Père Noël, et ma mère m’avait dit qu’il passerait vers minuit. Alors je l’ai attendu, pour le voir…

Flic 2 – Et évidemment tu ne l’as jamais vu.

Flic 1 – Si… Vers minuit, je me réveille. Je me lève pour voir ce que le Père Noël m’avait apporté, et ç’est là que je l’ai aperçu… dans le lit de ma mère.

Flic 2 – Et après tu te demandes pourquoi tu n’aimes pas les huîtres…

Flic 1 – Je suis allé me recoucher… Mais je crois que ce jour-là, si j’avais eu un flingue comme aujourd’hui, je l’aurais buté, le Père Noël. En fait, je crois que c’est pour en avoir un gros que je suis devenu flic.

Flic 2 – Un gros quoi ?

Flic 1 – Un gros pistolet ! Pour buter le Père Noël !

Flic 2 – Je crois que tu ferais mieux d’aller consulter, finalement. Même si ça doit te coûter la moitié de ta paye.

Le commissaire arrive. Les deux flics, un peu avachis, reprennent une position plus correcte, mais n’ont pas le temps de planquer la bouteille.

Flic 1 – Commissaire…

Commissaire – Je vois qu’on a commencé à célébrer la nativité.

Flic 2 – Un cadeau d’un de nos indicateurs, Commissaire.

Flic 1 – On n’a pas pu refuser de trinquer avec lui, ç’aurait été grossier…

Commissaire – Bien sûr… Et sinon, qu’est-ce qu’on a ?

Flic 1 – Oh, comme chaque année, vous savez… Quelques naufragés du réveillon… Un clodo, une pute, un exhibitionniste, un voyeur…

Commissaire – Il ne manque plus que le bœuf et l’âne, et vous aurez de quoi faire une crèche vivante.

Flic 2 – Oui… On attend les rois mages…

Commissaire – En attendant, vous n’avez qu’à mettre l’exhibitionniste et le voyeur dans la même cellule. Au moins ces deux-là passeront un joyeux Noël. Autre chose ?

Le Flic 3 arrive avec un autre individu.

Flic 3 – Je crois que ça, ça va vous intéresser, Commissaire… Monsieur est venu ici de son plein gré pour passer des aveux spontanés et se constituer prisonnier.

Commissaire – Allons bon… Vous savez que dans la police, on n’aime pas trop les aveux spontanés, ça gâche le métier. Déjà que le Ministère ne remplace plus qu’un policier sur deux… Alors mon brave, qu’est-ce qui vous amène ? Vous avez poignardé votre conjoint avec le couteau à découper parce que le gigot était trop cuit ? Ne rigolez pas, c’est arrivé l’année dernière.

Mytho – Non, pas exactement.

Commissaire – Simples coups et blessures, alors ? Il semblerait que pour certains, balancer des marrons à sa dinde avant de la fourrer, ce soit aussi une tradition de Noël…

Mytho – La raison de ma présence ici est beaucoup plus importante, Commissaire.

Commissaire – Je vous écoute…

Mytho – J’ai assassiné Pierre Bérégovoy.

Moment de stupeur.

Flic 3 – Je vous avais dit que ça risquait de vous intéresser…

Commissaire – Tant que vous y êtes, vous êtes sûr que vous n’avez pas assassiné Jaurès, aussi, comme ça on vous ferait le tarif récidiviste…

Mytho – J’étais sûr que vous ne me croiriez pas…

Flic 3 – En même temps, c’est vrai que c’est une histoire assez sombre, qui n’a jamais été vraiment élucidée.

Commissaire – Dites donc, Sherlock Holmes, si je n’arrive pas à résoudre cette énigme tout seul, je vous demanderai votre avis, d’accord ?

Flic 3 – Bien sûr, Commissaire…

Commissaire – Bon, alors voilà ce qu’on va faire. Ces messieurs vont vous donner un crayon et du papier, vous allez nous coucher vos aveux complets noir sur blanc, et on étudiera ça demain matin à tête reposée, d’accord ?

Mytho – Très bien. Merci de m’avoir prêté une oreille attentive, Commissaire…

Le Flic 1 donne au mythomane un bloc notes et un stylo.

Commissaire (au Flic 3) – Vous accompagnez Monsieur jusqu’à sa cellule ?

Mytho – Si ce n’est pas abuser, je peux avoir du café ? Ça risque d’être assez long…

Les autres lèvent les yeux au ciel.

Flic 3 – Combien de sucres ?

Le Flic 3 s’en va en emmenant le mythomane.

Commissaire – Je vous dis que tout à l’heure, on va voir débarquer l’assassin d’Henri IV…

Flic 2 – Pour lui, au moins, on est sûr qu’il y a prescription…

Commissaire – Encore un qui ne savait pas où réveillonner…

Flic 2 – C’est fou ce que la période des fêtes est cruelle pour les gens seuls.

Flic 1 – En même temps, on n’est pas les Restos du Cœur, non plus. Il ne s’agirait pas que trop de convives se pointent sans réservation, sinon on va devoir refuser du monde…

Commissaire – Bon, allez, ce n’est pas que je m’ennuie mais… j’ai une famille moi… Je vous laisse les clefs de la boutique ?

Flic 1 – Vous pouvez compter sur nous, Commissaire…

Commissaire – De toute façon, je reste joignable sur mon portable en cas d’urgence. Ah, au fait, j’oubliais… Il y a très peu de chance que ça tombe sur vous, mais bon…

Flic 1 – Oh, vous savez, ça fait trois années de suite que ça tombe sur nous alors…

Commissaire – Non, je voulais dire, euh… Comme vous le savez, cette année, le Ministre de l’Intérieur qui vient d’être nommé a décidé d’innover. Il visitera à l’improviste un commissariat choisi au hasard pour saluer le dévouement de la police.

Flic 1 – Tiens donc…

Commissaire – Le coup du ministre qui va saluer ses troupes le soir du réveillon. Un grand classique de la Défense Nationale que notre nouveau Ministre de l’Intérieur souhaite imiter en visitant lui-même le commissariat d’un quartier sensible.

Flic 2 – Mais nous serions très sensibles à cet honneur, Commissaire…

Commissaire – Bon, quoi qu’il en soit, gardez une tenue à peu près correcte, on ne sait jamais… Et ne forcez pas trop sur la bouteille.

Flic 2 – Allez Commissaire, vous allez bien trinquer avec nous avant de partir ! C’est Noël, quand même…

Commissaire – Bon, juste un verre alors…

Le Flic 1 remplit trois verres. Le commissaire regarde l’étiquette de la bouteille.

Commissaire – C’est quoi, ce truc ?

Flic 1 – Une spécialité régionale.

Commissaire – Quelle région ?

Flic 2 – La Seine Saint Denis, je crois. Vous allez voir, c’est le petit Jésus dans une culotte de velours.

Le commissaire boit et fait la grimace. Les deux autres se marrent.

Commissaire – Ah, oui, quand même…

Flic 1 – 53 degrés.

Commissaire – Je vous déconseille de fumer après avoir bu ça…

Ils reprennent tous une gorgée.

Flic 1 – C’est marrant, ça me rappelle quelque chose…

Commissaire (le coupant) – Bon, vous me raconterez ça une fois. Il faut vraiment que je file, là… Je suis déjà en retard…

Flic 2 – Et alors Commissaire ? Vous ne vous déguisez pas en Père Noël cette année pour nous apporter nos cadeaux au pied du sapin ?

Commissaire – Si vous avez été bien sages… Allez, bon courage pour cette nuit…

Flic 1 – Joyeux Noël, Commissaire !

Le commissaire s’en va, croisant le Flic 3 qui revient, poussant devant lui un individu à l’air passablement exalté.

Flic 1 – Qu’est-ce que c’est que ça, encore…

Flic 3 – Rien de grave, rassurez-vous. Mais il semblerait que la fin du monde soit pour le 31 décembre. Monsieur va tout vous expliquer.

Parano – Je vais essayer de faire bref, car le temps nous est compté. Je suis astronome amateur.

Flic 2 – Ça commence bien…

Parano – Depuis quelques semaines, j’ai repéré dans mon télescope un objet céleste qui s’approche de notre planète à la vitesse de la lumière.

Flic 2 – Hun, hun…

Parano – D’après mes calculs, il entrera en collision avec la terre très précisément le 31 décembre à minuit, à Fontenay-sous-Bois.

Flic 2 – Et en quoi ça concerne la police ?

Flic 1 – Des météorites qui tombent sur terre, il y en a souvent, non ?

Flic 3 – C’est là où ça se corse, si je peux me permettre. D’après Monsieur, cette météorite est grande comme deux départements français. La taille de la Corse, justement.

Parano – Et le plus curieux, c’est que cette météorite a exactement la forme de l’Ile de Beauté.

Flic 2 – Sans blague ?

Parano – Évidemment, le gouvernement et les médias sont au courant, mais ils ont préféré garder cette information secrète.

Flic 2 – On nous cache tout, c’est dingue…

Flic 1 – En même temps, la Corse, ce n’est pas si grand que ça… Et puis Fontenay-sous-Bois, entre nous… Ce n’est pas la fin du monde, quand même…

Parano – Vous plaisantez ! Une météorite de cette taille lancée à la vitesse de la lumière, dégagera en entrant en collision avec la Terre une énergie équivalente à plusieurs millions de bombes atomiques.

Flic 1 – Ah, oui, quand même…

Flic 2 – Dommage que ça ne tombe pas le 14 juillet, ça aurait fait un beau feu d’artifice…

Parano – Notre planète va littéralement fondre sous le choc, et puis ce sera l’hiver nucléaire pour quelques millions d’années. Nous allons tous être exterminés ! Comme les dinosaures. Au mieux, il ne restera plus que quelques cafards.

Flic 2 – Putain… On n’en sera même pas débarrassé.

Flic 1 – C’est vrai que c’est costaud, ces bestiaux-là. Nous on a tout essayé pour en venir à bout…

Flic 2 (au Flic 3) – Bon… Et pourquoi vous nous l’avez amené, Nostradamus, exactement ? Il veut porter plainte contre Dieu, ou quelque chose comme ça ?

Flic 3 – Tentative de suicide.

Flic 2 – Pardon ?

Flic 3 – Ce zouave-là s’est jeté dans la Seine depuis le Pont de l’Alma.

Flic 1 – Ça sert à quoi de se suicider à une semaine de la fin du monde ?

Flic 3 – Un dernier acte de liberté individuelle, j’imagine. Une façon de rester maître de son destin, malgré la certitude que nous avons tous de mourir tous un jour. Vous avez lu ce que Nietzsche a écrit au sujet du suicide ?

Flic 2 – Bon et alors ? On a encore le droit de se suicider, non ? Ce n’est pas un délit !

Flic 3 – Le problème, c’est qu’un bateau mouche passait juste en dessous quand Monsieur s’est jeté du pont, et il a atterri sur une touriste américaine. Un peu enrobée, heureusement. Pour lui, ça a amorti le choc. Mais l’Amerloque, elle, elle est dans un sale état. Alors évidemment, elle a porté plainte.

Flic 1 – C’est sûr qu’elle, elle a dû croire que c’était le ciel qui lui tombait sur la tête

Flic 2 – Ok, vous nous le mettez au frais jusqu’à demain, et on verra ça plus tard avec le commissaire.

Parano – C’est la fin du monde, je vous dis ! Dans une semaine exactement. C’est le moment d’expier vos péchés !

Le Flic 3 emmène l’illuminé.

Flic 2 – La Corse qui s’écrase sur Fontenay-sous-Bois… On ne nous l’avait encore jamais faite, celle-là…

Flic 1 – Remarque, ce que raconte ce type est tout à fait possible… C’est déjà arrivé, et ça arrivera sûrement encore, une météorite qui entre en collision avec la Terre. Alors pourquoi le 31 décembre, ce ne serait pas la fin du monde…

Flic 2 – Moi je te prédis un truc en tout cas : le 31 décembre ce sera la fin de l’année…

Flic 1 – Qu’est-ce que tu ferais, toi, si la fin du monde était dans une semaine.

Flic 2 – Je ne resterais pas ici à écouter tes conneries pour un salaire de misère, en tout cas… Tu vois, c’est ça finalement qui nous pourrit la vie…

Flic 1 – Quoi ?

Flic 2 – L’avenir ! Depuis qu’on est tout petit on nous apprend à renoncer à tous nos rêves pour assurer notre avenir. Finalement, c’est ce type qui a raison. On devrait tous vivre comme si la fin du monde était dans une semaine.

Flic 1 – Ouais… Enfin lui, ça l’a surtout conduit à se jeter d’un pont…

Flic 2 – Sur une Américaine ! Il aime peut-être les femmes rondes… Moi aussi, si je croyais que la fin du monde était pour bientôt, je me jetterais sûrement sur la première fille venue. Et à défaut, peut-être même sur toi…

Le Flic 1 le regarde avec un air inquiet, puis remplit à nouveau les verres.

Flic 1 – Pourquoi tu es devenu flic, toi ?

Flic 2 – Étant petit, quand je jouais aux cow-boys et aux indiens, je faisais indien. En grandissant, on m’a dit de penser à mon avenir… Alors j’ai fait cow-boy.

Flic 1 – Résultat, on n’a même jamais eu l’occasion de sortir notre flingue de son étui à part à l’entraînement.

Flic 2 – Heureusement, tu tires comme un pied ! Tu aurais pu blesser quelqu’un…

Flic 1 – Je tire mieux que toi.

Flic 2 – Tu me lances un défi ?

Flic 1 – Tu veux faire un carton sur les cafards, pour voir qui tire le mieux ? Tiens, j’en vois un sur le mur là-bas. Je te parie que d’ici, je lui mets une balle entre les deux yeux.

Le Flic 1 enlève le cran de sécurité de son arme et fait mine de viser.

Flic 2 – C’est qu’il le ferait, ce con. Allez, range ça, tu vas tuer quelqu’un, je te dis…

L’autre fait mine de tirer avant d’éclater de rire. Puis il range son arme dans son holster.

Flic 1 (levant son verre) – À la santé des cafards !

Flic 2 – Tu as raison. Après la fin du monde, il n’y a que sur eux qu’on pourra compter pour refonder la civilisation.

Ils boivent.

Flic 2 – Bon, je vais aux chiottes vider mon chargeur, moi. C’est vrai que ça débouche bien la tuyauterie, ce truc-là.

Le Flic 2 sort. Le Flic 1, passablement éméché, s’assoupit un peu sur sa chaise, s’avachissant progressivement, à tel point qu’il finit par tomber par terre. C’est alors qu’un type arrive déguisé en Père Noël avec une hotte. Il ne voit personne dans la pièce. Le Flic 1, à la fois bourré et somnolent, se relève de derrière son bureau dans un état second et l’aperçoit.

Père Noël (voix déformée par la fausse barbe) – Joyeux Noël !

Flic 1 – Oh, putain, le Père Noël ! (Il sort son arme) Depuis le temps que j’ai envie de me le faire, celui-là !

L’autre lève les mains, surpris.

Père Noël – Mais…

Flic 1 – Tu fermes ta gueule et tu ne bouges pas, d’accord ! Ah, tu fais moins le malin, maintenant, hein, le Père Noël ? Je ne sais pas ce qui me retient de…

Le coup part accidentellement.

Flic 1 – Merde, j’avais oublié de remettre le cran de sécurité…

Le Père Noël s’écroule par terre. Le Flic 2 revient alors des toilettes. Il aperçoit le Père Noël par terre.

Flic 2 – C’est quoi, ce bordel ?

Flic 1 – Je viens de buter le Père Noël…

Flic 2 – Ah, oui, là c’est la grosse bavure. Un 24 décembre au soir. Tu imagines tous les enfants que tu vas décevoir ?

Flic 1 – Le coup est parti tout seul…

Flic 2 – Ben tu n’auras qu’à dire ça aux bœufs-carottes. Homicide involontaire.

Flic 1 – Tu crois qu’il est mort ?

Le Flic 2 prend conscience que l’affaire est sérieuse.

Flic 2 – Tu lui as vraiment tiré dessus ? Mais c’est qui, ce type ?

Flic 1 – Je te jure que je n’en ai pas la moindre idée. Il a surgi comme ça tout d’un coup…

Flic 2 – Si seulement c’était le vrai Père Noël, on pourrait toujours espérer étouffer l’affaire.

Flic 1 – Tu crois ?

Flic 2 – Mais à ton âge tu sais quand même que le vrai père Noël n’existe pas. La dernière fois que tu as vu un Père Noël, c’était dans le lit de ta mère…

Flic 1 – Merde, alors qui ça peut être… Le commissaire ! Il a dit qu’il viendrait habillé en Père Noël pour nous apporter nos cadeaux ! Je pensais qu’il plaisantait…

L’autre se penche sur le corps.

Flic 2 – Et ben on va lui enlever sa capuche, sa barbe et ses moustaches, et on va savoir ça tout de suite…

Il s’apprête à le faire quand le commissaire revient, apparemment sous pression.

Commissaire – On en dans la merde, les enfants…

Flic 1 – À qui le dites vous…

Flic 2 – Un problème, Commissaire ?

Commissaire – Le Ministre ! On vient de nous annoncer son arrivée !

Flic 1 – Quel Ministre ?

Commissaire – Le Ministre de l’Intérieur ! Il a choisi notre commissariat pour sa petite visite de Noël !

Flic 2 – Non…?

Commissaire – Je vous avoue que j’aurais préféré réveillonner tranquillement chez moi, mais bon, on n’a pas le choix. Et puis si on arrive à faire bonne impression, c’est peut-être l’occasion d’obtenir les effectifs supplémentaires que nous demandons depuis des années.

Flic 1 – Vous pouvez compter sur nous, Commissaire !

Le commissaire aperçoit alors le Père Noël gisant par terre.

Commissaire – C’est quoi, ça ?

Flic 1 – C’est à dire que…

Flic 2 – Un coma éthylique, Commissaire… On l’a ramassé devant Les Galeries Lafayette alors qu’il était en train de montrer son zgeg à…

Commissaire – Je ne veux pas en savoir plus, je n’ai pas le temps. En tout cas, vous me virez ça d’ici tout de suite, d’accord !

Flic 1 – Ne vous inquiétez pas, Commissaire, on va le mettre tout de suite en cellule de dégrisement…

Commissaire – Et vous me rangez cette bouteille, bordel ! Le chef de cabinet est en train de garer la voiture ministérielle, mais il m’a dit que le ministre était déjà dans nos murs. Je m’attendais même à le trouver ici. Je vais voir ce qu’il fout ce con…

Le commissaire s’en va. Le regard des deux autres se tourne vers le Père Noël.

Flic 2 – Apparemment, ce n’est pas le commissaire non plus…

Flic 1 – Mais alors qui ça peut bien être ?

Flic 2 – L’urgence, c’est de planquer le corps avant que le Ministre débarque ici. Parce que le Père Noël victime de violences policières le soir du réveillon, je ne suis pas sûr que ça contribue à lui faire bonne impression…

Flic 1 – On n’a plus aucune cellule individuelle… On ne va pas le mettre avec les autres, ça ferait jaser…

Flic 2 – De toute façon, on n’a pas le temps. On va le planquer derrière le bureau en attendant. Tu as entendu le commissaire ? Le ministre va être là d’une minute à l’autre.

Les deux flics planquent le Père Noël à la hâte derrière le bureau. Le Chef de Cabinet du Ministre arrive.

Chef de Cabinet – Bonsoir Messieurs, et joyeux Noël à vous !

Flic 1 – Monsieur le Ministre…

Chef de Cabinet – Je ne suis que son Chef de Cabinet… Mais je pensais le trouver ici. J’étais en train d’essayer de garer la Twingo…

Flic 2 – La Twingo…

Chef de Cabinet – Qu’est-ce que vous voulez, c’est la présidence normale… Et le pire, c’est que je suis obligé de la conduire moi-même… C’est fou ce qu’on a du mal à se garer, dans votre quartier…

Flic 2 – Comme quoi, malgré la crise, les pauvres ont encore les moyens de s’acheter des voitures.

Chef de Cabinet – Et souvent plus luxueuses qu’une Twingo, croyez-moi… Bref, j’ai dû garer la mienne en double-file. Et avec cette neige…

Flic 1 – Ne vous inquiétez pas, si un collègue vous met une amende, on vous la fera sauter.

Chef de Cabinet – Ah, mais il n’en n’est pas question, vous plaisantez ! Comme vous le savez, nous sommes pour une république irréprochable !

Flic 2 – Bien sûr…

Chef de Cabinet – Je ne comprends pas… On devait se rejoindre ici. Lui est venu en traîneau…

Flic 1 – En traîneau ?

Chef de Cabinet – Évidemment, on n’a pas pu avoir de rennes, c’était trop cher. On les a remplacés par des chiens policiers… Alors vous ne l’avez pas vu ?

Flic 2 – Le traîneau ?

Chef de Cabinet – Le Ministre ! Vous n’auriez pas pu le rater, il est déguisé en Père Noël…

Flic 1 – En Père Noël !

Chef de Cabinet – C’est un peu potache, je sais, mais c’est un geste symbolique très fort. Une façon de montrer que pour le Ministre de l’Intérieur, tous les policiers sont ses enfants, et qu’il saura vous récompenser. À condition que vous soyez bien sages, évidemment. Donc, vous ne l’avez pas vu…

Flic 2 – Il est peut-être dans un bureau à côté…

Chef de Cabinet – Je vais aller voir, je vous remercie. Et bien sûr, nous repassons vous rendre une petite visite tout à l’heure.

Flic 2 – Très bien…

Chef de Cabinet – Et ne changez surtout rien pour nous. Faites exactement comme si nous n’étions pas là, d’accord ?

Le Chef de Cabinet repart. Les flics sont anéantis. Leurs regards se tournent vers l’endroit où le Père Noël est planqué.

Flic 1 – Le Ministre de l’Intérieur…

Flic 2 – Il y a du remaniement dans l’air.

Flic 1 – Oh putain…

Flic 2 – Ah oui, comme bavure, c’est difficile de faire mieux…

Flic 1 – Qu’est-ce qu’on fait ?

Flic 2 – On va bien trouver une solution..

Flic 1 – Tu crois ?

Flic 2 – Non, je disais juste ça pour te rassurer.

Flic 1 – En attendant, on ne peut pas le laisser là. L’autre a dit qu’il revenait dans cinq minutes…

Flic 2 – On n’a pas le choix, on va le mettre en cellule…

Ils sortent le Père Noël de derrière le bureau et commence à le traîner. Le Flic 3 revient.

Flic 3 – Vous avez besoin d’un coup de main ?

Flic 1 – Ça va aller, merci…

Flic 3 – Qu’est-ce qu’il a ? Quelque chose qui n’aura pas digéré ?

Flic 2 – C’est ça, des pruneaux…

Flic 3 – La période des fêtes est propice à tous les excès…

Flic 2 – Eh oui, et après on le regrette… (Au Flic 1) Pas vrai ?

Flic 3 – Un Père Noël, en plus… Quel exemple pour les enfants…

Le Flic 3 s’en va.

Flic 2 – Tu n’as qu’à le mettre avec le mythomane.

Flic 1 – Pourquoi ?

Flic 2 – S’il raconte qu’il a vu le cadavre du Ministre de l’Intérieur, personne ne le croira.

Flic 1 – Tu as raison, les mythomanes, ça a quand même du bon…

Flic 2 – Je reste là pour occuper le Chef de Cabinet.

Le Flic 1 sort en traînant le Père Noël par les pieds. Le chef de cabinet revient accompagné du commissaire, qui tente de faire bonne figure.

Commissaire – Vous n’allez pas le croire, mais nous avons perdu le Ministre… Il n’est pas passé par ici ?

Flic 2 – Je n’ai rien vu…

Chef de Cabinet – J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Commissaire (plaisantant) – Que voulez-vous qu’il arrive à un Ministre de l’Intérieur dans un commissariat ?

Chef de Cabinet – Vous avez raison…

Commissaire – Il est peut-être… là où le roi lui-même va seul. On a beau être ministre, on a les mêmes besoins que monsieur Toutlemonde, pas vrai ?

Chef de Cabinet – Mais parfaitement. C’est ça aussi, la présidence normale…

Commissaire – Tout de même, que le Ministre soit aux toilettes et que son Chef de Cabinet ne soit pas au courant, vous avouerez…

Chef de Cabinet – Très drôle… C’est important, l’humour… Surtout quand on fait un métier comme le vôtre, j’imagine…

Commissaire – Allez, je vais vous faire visiter les locaux en attendant… Vous verrez, malheureusement, c’est très vétuste. À rafraîchir, comme on dit dans les petites annonces immobilières pour dire que c’est une ruine… Si vous pouviez en toucher un mot au Ministre, quand on l’aura retrouvé…

Le commissaire s’en va en entraînant le Chef de Cabinet avec lui. Le Flic 1 revient.

Flic 2 – Alors ?

Flic 1 – J’ai dit au mytho que c’était le Ministre de l’Intérieur déguisé en Père noël et que je venais de lui coller une balle dans le buffet.

Flic 2 – Et il t’a cru ?

Flic 1 – L’avantage avec les mythomanes, c’est qu’ils sont très crédules…

Flic 2 – Ça nous donne un peu de répit.

Flic 1 – C’est vrai que pour cacher un cadavre, un commissariat… Ce n’est pas l’endroit où la police pense chercher en premier, mais bon…

Flic 2 – En même temps, ça ne va pas être évident de faire sortir le corps d’ici discrètement. Il y a des flics partout… Alors tu imagines quand la disparition du ministre aura été signalée officiellement, ce qui ne saurait tarder… On va avoir la DST et le GIGN sur les bras…

Flic 1 – Tu as raison, il faut trouver une solution, et vite…

Flic 2 – Si on ne peut pas se débarrasser du corps, il faudrait pouvoir trouver une explication naturelle à sa mort…

Flic 1 – Naturelle… Avec une balle dans le buffet…

Flic 2 – Dans ce cas, il faut trouver quelqu’un pour porter le chapeau à ta place !

Flic 1 – J’imagine que tu n’es pas volontaire…

Flic 2 – Le mytho !

Flic 1 – Quoi ?

Le portable du Flic 1 sonne.

Flic 2 – Va le chercher, je n’ai pas le temps de t’expliquer.

Flic 1 – J’y vais…

Le Flic 1 répond.

Flic 2 – Ouais… Ah, bonsoir maman… Ben oui, je sais, mais qu’est-ce que tu veux… Évidemment, je préférerais être avec vous à manger des huîtres, mais bon… Oh, ici, tu sais, c’est plutôt calme, hein ? Le soir du réveillon… Bon, il va falloir que je te laisse là, parce que j’ai un petit problème à régler… Non, non, rien de grave, je t’assure… D’accord, vous me gardez un morceau de bûche, c’est gentil… Joyeux Noël à toi aussi, maman…

Le Flic 1 revient avec le mythomane.

Flic 2 – Alors, mon vieux, ça avance, ces Mémoires d’Outre-Tombe ?

Mytho – Ça va, je vous remercie… Mais je n’en suis qu’au tout début, vous savez… Alors si ça ne vous dérange pas trop…

Flic 1 – Vous avez bien cinq minutes, quand même…

Mytho – Bon, mais cinq minutes, alors…

Flic 2 – Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez boire quelque chose ? Une petite liqueur de châtaignes ? C’est une spécialité de mon pays…

Mytho – Merci, je ne bois pas…

Flic 2 – Alors voilà… Comme vous nous êtes sympathique, mon collègue et moi, nous avons une petite proposition à vous faire… Une proposition très intéressante, vous allez voir…

Le Flic 1 se demande visiblement ce que son collègue a en tête.

Mytho (méfiant) – J’espère que vous n’allez pas encore me parler de prescription…

Flic 2 – Mais non, rassurez-vous. C’est même exactement le contraire… Parce qu’avec votre Ministre du siècle dernier, la prescription… C’est ce que vous risquez, vous en avez bien conscience…

Flic 1 (commençant à comprendre) – Même avec un bon avocat…

Mytho – Où voulez-vous en venir…

Flic 2 – Ça vous dirait d’être l’assassin du Ministre de l’Intérieur, plutôt ? Il vient tout juste d’être nommé…

Mytho – Mais… il est mort. Son cadavre est dans ma cellule…

Flic 2 – Oui… Mais c’était un homicide involontaire. Ce que nous vous proposons là, nous, c’est un assassinat. Un vrai.

Mytho – Je ne peux pas le tuer, puisqu’il est déjà mort.

Flic 2 – Justement ! Avec le petit arrangement que nous vous proposons, c’est sur vous seul que rejaillirait toute la gloire d’avoir attenté à sa vie…

Flic 1 – Et nous, disons que… ça nous rendrait service aussi.

Mytho – Ah non, je suis désolé mais… ça ne va pas être possible.

Flic 1 – C’est un ministre ! Un ministre ou un autre, quelle différence ?

Mytho – D’abord, moi j’ai assassiné un Premier Ministre…

Flic 1 – On ne va pas chipoter, non plus…

Le mythomane se lève.

Mytho – Non, vraiment, j’aurais aimé vous rendre service, mais…

Flic 2 – Mais pourquoi, Bon Dieu ?

Mytho – Mais parce que je ne veux pas mentir…

Le Flic 3 passe par là.

Flic 3 – Vous êtes au courant ? On a perdu le Ministre de l’Intérieur ! Ça commence à être la panique, le Commissaire est dans tous ses états…

Mytho – Le Ministre de l’Intérieur ? Il est avec moi dans ma cellule, et il est mort. Mais je vous jure que je ne suis pour rien dans cet assassinat.

Flic 3 – C’est ça mon brave, et je parie qu’il est déguisé en Père Noël…

Mytho – Exactement.

Le Flic 3 lève les yeux au ciel.

Flic 1 – Vous nous remettez Monsieur dans sa cellule.

Le Flic 3 emmène le mytho.

Flic 1 – Putain… Il a fallu qu’on tombe sur un mythomane qui refuse de mentir…

Flic 2 – L’inconvénient avec les mythomanes, c’est qu’ils sont persuadés de dire la vérité…

Flic 1 – Il y a bien la pute, mais je ne vois pas trop comment lui mettre ça sur le dos.

Flic 2 – Même si je ne serai pas surpris que le Père Noël soit un de ses clients.

Flic 1 – C’est sûr, il couchait déjà avec ma mère…

Flic 2 – Je parle du Ministre !

Flic 1 – Ah oui, pardon…

Ils réfléchissent.

Flic 2 – Le clodo ! Il roupille dans sa cellule, complètement bourré…

Flic 1 – Et alors ?

Flic 2 – Suis-moi, je crois que j’ai une idée…

Ils sortent. Le commissaire arrive avec le chef de cabinet.

Commissaire – Je ne comprends pas ce qui a bien pu lui arriver…

Chef de Cabinet – S’il ne refait pas surface dans les cinq minutes, je vais devoir prévenir le Président… Un Ministre de l’Intérieur qui disparaît dans un commissariat, ce n’est quand même pas rien. Autant vous dire que s’il lui était arrivé quoi que ce soit, ça ne serait pas très bon pour votre avancement.

Commissaire – Et vous dites qu’il était habillé en Père Noël… Avec un signalement aussi précis, on ne devrait pas avoir trop de mal à le retrouver…

Les deux flics arrivent avec le Père Noël, capuche baissée pour qu’on ne voit pas son visage, déjà camouflé par la fausse barbe.

Flic 1 – Ça y est, on l’a retrouvé !

Commissaire – Alléluia !

Cabinet de Cabinet – Mais qu’est-ce qu’il a ? Il n’a pas l’air très en forme…

Flic 2 – J’ai l’impression qu’il a profité de sa tournée des commissariats pour faire aussi la tournée des bars…

Commissaire – Mais je l’ai déjà vu, ce Père Noël…

Flic 2 – Oui, tout à l’heure, en effet… En fait, c’est une simple méprise.

Flic 1 – Comme il était complètement bourré en arrivant ici…

Flic 2 – Et déguisé en Père Noël, en plus…

Flic 1 – On l’a pris pour un clodo, alors on l’a mis en cellule de dégrisement.

Chef de Cabinet – C’est vrai qu’il ne sent pas la rose… Je suis vraiment confus, ce n’est pas du tout dans ses habitudes… En tout cas, merci de vous en être occupé. Et bien entendu, je compte sur votre discrétion en ce qui concerne ce petit incident…

Flic 2 – Vous pouvez être tranquille. Nous serons muets comme des tombes…

Chef de Cabinet – Je vais le ramener chez lui et le mettre dans son lit, ça ira mieux demain…

Le chef de Cabinet essaie de prendre en charge le Père Noël.

Chef de Cabinet – Vous pouvez m’aider à le charger dans son traîneau ? Je veux dire dans ma Twingo ? Il pèse comme un âne mort…

Commissaire – Mes hommes vont s’en occuper, ne vous inquiétez pas.

Chef de Cabinet – Merci Messieurs. Vous n’avez qu’à l’asseoir à la place du mort. Mais n’oubliez pas de lui mettre sa ceinture…

Les deux flics emmènent le Père Noël. Le commissaire brandit la bouteille.

Commissaire – Et bien voilà ! Tout est bien qui finit bien. Une petite larme, pour fêter ça ?

Chef de Cabinet – Bon, juste une goutte alors, et après je me sauve… Ah, quelle soirée, je m’en souviendrai…

Commissaire – À la bonne vôtre !

Ils boivent.

Chef de Cabinet – Ah, oui, quand même… Si c’est ça qu’il a bu, je comprends que le Ministre soit dans cet état… En tout cas, merci pour tout, Commissaire. Au nom du Ministre, je vous félicite pour votre dévouement et votre efficacité..

Commissaire – Hélas, nous sommes en sous-effectifs, mais…

Chef de Cabinet – Pour ce qui est des effectifs, je ne peux rien vous promettre . C’est la crise, comme vous le savez. Mais le Ministre saura vous récompenser de votre discrétion sur ce qui s’est passé ici ce soir. Lorsqu’il aura repris ses esprits, je lui toucherai un mot à votre sujet pour une décoration… Ça au moins, ça ne coûte rien…

Commissaire – La Légion d’Honneur, vraiment ? Ce serait un très beau cadeau de Noël, en effet…

Chef de Cabinet – Sur ce il faut que je me sauve…

Commissaire – Je vous accompagne. On m’attend moi aussi…

Les deux flics reviennent.

Flic 1 – Ouf… Maintenant qu’ils sont partis, on va être un peu plus tranquilles.

Flic 2 – Qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Flic 1 – On n’a qu’à le balancer dans La Seine. Il y a des tas de gens qui se noient les soirs de réveillon.

Flic 2 – Mais pas tellement de ministres. Surtout avec une balle dans le buffet.

Flic 1 – Quand on est Ministre de l’Intérieur, on a beaucoup d’ennemis, forcément…

Flic 2 – Enfin… Il aura sûrement des obsèques nationales…

Flic 1 – En tous cas, je paierais cher pour voir la tête de la femme du ministre quand elle va se réveiller demain matin avec un clodo dans son lit…

Le Chef de Cabinet revient.

Chef de Cabinet – Le type que vous avez chargé dans ma voiture vient de se réveiller. Ce n’est pas du tout le Ministre !

Flic 1 – Sans blague…

Chef de Cabinet – Ça m’étonnait aussi. C’est vrai qu’il a tendance à picoler un peu, mais d’habitude, il tient l’alcool beaucoup mieux que ça… Celui-là a vomi partout dans la Twingo ministérielle…

Flic 2 – Je ne comprends pas ce qui s’est passé…

Flic 1 – Ça doit être un malentendu.

Chef de Cabinet – La bonne nouvelle, c’est qu’on vient de retrouver le Ministre.

Flic 1 – Non…?

Chef de Cabinet – Il vient d’arriver. Il a été un peu retardé sur le périphe avec son traîneau, mais il sera là d’un instant à l’autre…

Flic 2 – Ah oui ?

Chef de Cabinet – Bon, je retourne à la porte pour l’accueillir…

Il repart.

Flic 1 – Oh putain… Alors je n’ai pas tué de ministre…

Flic 2 – Ouf… Ça s’arrose…

Ils boivent.

Flic 2 – Oui, mais alors c’est qui le type que tu as buté…?

Flic 1 – On a fait le changement de costume dans la pénombre tout à l’heure pour ne pas attirer l’attention, je n’ai pas vu son visage…

Flic 2 – Et puis on était tellement persuadés que c’était lui… Moi non plus, je n’ai même pas pensé à vérifier…

Flic 1 – Tu crois que c’est le vrai Père Noël ?

Flic 2 – On va savoir ça tout de suite.

Ils sortent, et reviennent en traînant le corps qui ne portent plus le costume de Père Noël mais celui du clodo.

Flic 2 – Oh, putain, c’est Dumortier.

Flic 1 – Il a dû se déguiser en Père Noël pour nous faire une surprise.

Flic 2 – Remarque, c’est réussi…

Flic 1 – En même temps, c’était un cafard, personne ne le regrettera…

Flic 2 – C’est bien le seul dont on aura réussi à se débarrasser. Qu’est-ce qu’il avait amené dans sa hotte ?

Le flic 1 regarde.

Flic 1 – Des huîtres !

Flic 2 – On n’a même pas de remords à avoir, on déteste les huîtres de toute façon…

Flic 1 – Ah, il y a un petit mot, aussi…

Flic2 – Ses bons vœux pour la nouvelle année, sûrement.

Flic 1 – C’est le numéro de la plaque minéralogique de son voisin. Celui qui n’a pas encore acheté son éthylotest. Il y a un portrait robot du contrevenant, aussi.

Flic 2 – Fais voir… (Il regarde le portrait) Ah, oui, il avait un sacré coup de crayon, dis donc.

Flic 1 – Un véritable artiste.

Flic 2 – Oui, mais il va quand même falloir s’en débarrasser.

Ils soulèvent le corps et prennent la mesure de sa lourdeur.

Flic 1 – L’avantage, c’est que quand on va le balancer dans La Seine, avec le poids des coquilles d’huîtres, ça le maintiendra au fond pendant quelque temps…

Ils s’apprêtent à traîner le cadavre quand dans une lumière irréelle un Père Noël arrive et s’adresse à eux avec une voix semblant venir de l’au-delà.

Père Noël – Alors mes enfants, est-ce que vous avez été bien sages cette année ?

Flic 1 – C’est qui ça encore ?

Flic 2 – Le Ministre de l’Intérieur ?

Flic 1 – À moins que ce soit le vrai Père Noël…

Flic 2 – Tu veux dire celui qui nique ta mère ?

Flic 1 – Oh putain, cette fois, je ne vais pas le rater !

Noir. Musique de Noël (genre Petit Papa Noël de Tino Rossi), entrecoupée de coups de feu.

Flic 2 – Tu aurais au moins pu attendre qu’il nous donne notre petit cadeau.

Sirène de police.

Fin.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-39-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Perfect In-Laws –  Los suegros idealesOs sogros Ideais

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes OU 3 hommes / 1 femme OU 1 homme / 3 femmes

Ayant invité le père et la mère du fiancé de leur fille afin de faire connaissance et de préparer le mariage, ils découvrent que les parents du gendre idéal  ne sont pas toujours des beaux-parents idéaux…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Personnages : Antoine – Juliette – Aymar – Jasmina

Un salon ordinaire d’aspect plutôt désuet, meublé principalement d’un canapé et d’une table basse. Antoine, la quarantaine passée pouvant aller jusqu’à l’aube de la soixantaine, en jogging d’intérieur, arrive de la chambre avec une pile de copies qu’il pose sur la table. Il met un 33 tours de musique classique ou de jazz sur un électrophone hors d’âge et s’installe sur le canapé pour corriger ses copies. Juliette, sensiblement le même âge, arrive depuis l’entrée, venant de l’extérieur. Elle porte un imperméable et tient un vieux cartable en cuir à la main. La musique étant assez forte, Antoine ne remarque pas l’arrivée de Juliette qui arrête l’électrophone pour se faire entendre.

Juliette – Mais qu’est-ce que tu fais ?

Antoine – Je corrige mes copies ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Juliette – Je te rappelle qu’on a des invités… Ils arrivent dans une demi-heure ! Tu aurais pu commencer à préparer…

Antoine – Ah…

Juliette – Ne me dis pas que tu avais oublié ?

Antoine – Oublié ? Mais pas du tout ! Disons qu’à cet instant précis, ça m’était sorti de la tête… Mais ça me serait sûrement revenu à un moment donné…

Juliette pose son cartable et ôte son imperméable.

Juliette – Quand ils auraient sonné à la porte, par exemple.

Antoine – En même temps, ce n’est qu’un apéritif. Ça ne demande pas des heures de préparation. C’est bien pour se simplifier la vie qu’on ne les a pas invités à dîner, non ?

Juliette – Justement… Déjà qu’on ne se foule pas trop… Qu’ils aient au moins l’impression en arrivant qu’on a fait un minimum d’efforts pour les recevoir… Allez range tes copies, et aide-moi un peu !

Antoine range ses copies et commence à s’affairer lui aussi avec Juliette pour mettre un peu d’ordre dans la pièce et poser sur la table le nécessaire pour prendre l’apéritif.

Antoine – Ç’aurait quand même été plus simple que Sonia soit là avec nous pour les recevoir… Ce sont ses futurs beaux-parents, après tout ! C’est elle qui va devoir se les colleter pendant le restant de sa vie, pas nous.

Juliette – Elle s’est dit qu’on serait plus à l’aise pour faire connaissance si elle n’était pas là avec son fiancé, ça se comprend. Et puis ce n’est pas une corvée, non plus. On ne reçoit jamais personne…

Antoine – Avoue que c’est un peu embarrassant d’accueillir chez soi des gens qu’on n’a jamais vus de sa vie…

Juliette – Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ? Qu’on les invite à prendre un pastaga au bistrot d’à côté, pour nous éviter le dérangement ?

Antoine – Ils auraient pu nous inviter, eux.

Juliette – Ils habitent à Lyon ! Si c’était eux qui nous avaient invités, on était bon pour quatre heures de TGV aller-retour. Je ne suis pas sûre qu’on aurait gagné au change…

Antoine – Ne me dis pas qu’ils font le déplacement depuis Lyon juste pour prendre l’apéro avec nous ?

Juliette – Ils ont eu la politesse de dire à Sonia qu’ils avaient prévu de passer le weekend à Paris de toutes façons, mais bon… Ça ne m’étonnerait pas qu’ils fassent le voyage spécialement pour nous rencontrer. Alors s’ils arrivent et qu’ils voient qu’on n’a même pas pris la peine de mettre quelques olives sur la table…

Antoine arrive avec des olives qu’il pose sur la table et un saucisson qu’il s’apprête à couper en rondelles.

Antoine – Tiens, les voilà, les olives…

Juliette – Je me demande si on ne ferait pas mieux d’éviter le saucisson…

Antoine – Pourquoi ? J’aime bien ça, le saucisson, moi… C’est de la Rosette de Lyon, justement. Je l’ai achetée à Auchan en leur honneur.

Juliette – Il y a cinq minutes, tu ne savais même pas qu’ils étaient de Lyon !

Antoine – Une intuition.

Juliette – Enfin, le problème n’est pas là…

Antoine – Parce qu’il y a déjà un problème ?

Juliette – Notre futur gendre s’appelle Djamel… Ses parents sont sûrement musulmans, comme lui…

Antoine – Djamel, c’est un prénom arabe ?

Juliette – Oui, quand même… Et puis il est assez typé, non ?

Antoine – Qu’est-ce que tu entends par typé ?

Juliette – Il est un peu… basané. Il est noir, quoi.

Antoine – Notre futur gendre est noir ?

Juliette – Tu n’avais pas remarqué ?

Antoine – Ça ne m’avait pas frappé, non.

Juliette – Enfin, noir… Pas comme un Africain… Comme Yannick Noah, si tu veux…

Antoine – Ah, oui, d’accord… Il n’est pas vraiment noir donc.

Juliette – Noir très clair… Il est métis, si tu préfères.

Antoine – Et son père, il s’appelle comment ?

Juliette – Omar, je crois…

Antoine – Ah, oui, ça c’est un prénom africain, c’est clair.

Juliette – D’Afrique du Nord, en tout cas.

Antoine – C’est marrant, jusqu’ici, je n’avais jamais envisagé cette union sous un angle ethnique…

Juliette – Ça prouve au moins qu’on n’est pas raciste.

Antoine – Oui… C’est sûrement un peu aussi parce que Sonia a rencontré Djamel à HEC… Si elle l’avait trouvé sur la dalle de la cité d’à côté, ça nous aurait peut-être frappé avant qu’il s’appelait Djamel et pas Jean-Baptiste…

Juliette – Tu crois ?

Antoine – C’est dingue comme les minorités visibles ont tendance à passer inaperçues à partir d’un certain niveau de diplômes, de revenus ou de célébrité… Prends Obama, par exemple. Franchement, il faut vraiment être américain pour remarquer qu’il est noir, non ?

Juliette – Le principal, c’est qu’il lui plaise. Et que ce soit un gentil garçon…

Antoine – Quand même… Pour des hussards de la République, comme nous… Avoir une fille qui sort d’une grande école commerciale… Tu crois qu’on a raté quelque chose dans son éducation ?

Juliette – Un hussard de la République ? C’est comme ça que tu te vois, toi ?

Antoine – Je déconne, rassure-toi… Tu sais bien que si on a fait ce métier, tous les deux, c’est pour avoir beaucoup de vacances, et pouvoir assurer notre Twingo à la MAIF…

Juliette – La MAIF…

Antoine – Et puis si notre fille peut se marier avec un Africain malgré tout, même un Africain du Nord, on culpabilisera moins d’en avoir fait un petit soldat du grand capital…

Juliette jette un regard sur le résultat de leurs préparatifs.

Juliette – Moi, c’est au sujet de notre canapé que je culpabilise… C’est la honte, non ?

Antoine – Qu’est-ce qu’il a ce canapé ?

Juliette – Il a que nous l’avons acheté juste après notre mariage à nous, Antoine ! Il a qu’il est vieux comme mes robes… Regarde-le, il est tout avachi ! Tu ne crois pas qu’il serait temps d’en acheter un autre en prévision du mariage de ta fille ?

Antoine – Je m’y suis attaché, moi, à ce vieux canapé tout avachi. Mais bon, si tu y tiens, on le changera… On l’avait acheté à la CAMIF, tu te souviens ? On pourrait regarder le catalogue, ils ont peut-être encore le même modèle…

Juliette – La CAMIF ! Mais mon pauvre ami, ça n’existe plus, la CAMIF.

Antoine – La CAMIF, ça n’existe plus ?

Juliette – Ils ont fait faillite, il y a déjà une dizaine d’années.

Antoine – Non ? Je ne savais pas… Ben tu vois, ça me fait quelque chose de savoir que la CAMIF a fait faillite…

Juliette – Mmm…

Antoine – Mais la MAIF, ça existe encore, rassure-moi ?

Juliette – Oui, mais ce n’est plus réservé aux enseignants…

Antoine – Ah bon ?

Juliette – C’est fou le nombre de gens qui pensent encore que la MAIF c’est réservé aux enseignants…

Antoine jette également un regard sur la table dressée pour l’apéritif.

Antoine – Je crois que cette fois, on est prêt à recevoir dignement les parents de notre futur gendre.

Juliette – Oui, mais le pire reste à venir…

Antoine – Quoi ?

Juliette – Le mariage ! C’est aussi pour ça qu’ils viennent, évidemment. Pour qu’on discute de la date et de l’organisation de la cérémonie.

Antoine – Rien que d’y penser, ça me déprime.

Il s’affale sur le canapé, et elle s’assied à côté de lui. Il la prend par l’épaule.

Juliette – C’est une étape, c’est sûr. Il y a vingt ans, on se mariait. Aujourd’hui, c’est notre fille qui se marie…

Antoine – Elle va quitter définitivement la maison, et on va rester là comme deux cons, assis sur notre vieux canapé fabriqué par une filiale de l’Education Nationale qui a fait faillite. En attendant que la maison mère suive le même chemin…

Juliette – Une époque qui s’achève. Le début d’une autre, peut-être… On va avoir plus de temps pour nous, maintenant.

Antoine – Et on aura moins de frais… Sa scolarité à HEC, ça nous coûtait un SMIC par mois. Heureusement qu’elle n’a jamais redoublé…

Juliette – On pourra voyager un peu plus.

Un temps.

Antoine – Qu’est-ce qu’ils font, dans la vie, les parents de Djamel ?

Juliette – Sonia m’a dit que son père travaillait dans le domaine de la sécurité…

Antoine – Un arabe qui travaille dans le domaine de la sécurité, ça c’est un progrès !

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Jusque là, le cliché, c’était arabe égal délinquant. Le fait que maintenant ils soient aussi flics ou vigiles, c’est une preuve d’intégration… Et puis comme ça, on peut dire que c’est une communauté qui génère ses propres emplois.

Juliette – Si tu pouvais éviter ce genre de plaisanteries devant les parents de notre futur gendre…

Antoine – Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de faire capoter ce mariage. Depuis le temps qu’on attendait une occasion de se débarrasser de notre fille. Sans dote, de préférence… Et la mère, qu’est-ce qu’elle fait ?

Juliette – Sonia ne m’a pas dit.

Antoine – Bon, de toutes façons, ce n’est pas parce que notre fille va épouser leur fils qu’on est obligé de partir en vacances ensemble. D’ailleurs, tu as remarqué, il n’y a pas de nom pour décrire ce genre de relation.

Juliette – Quelle relation ?

Antoine – La relation de parenté entre la famille du marié et celle de la mariée. Pour Sonia, ce sera sa belle famille. Mais pour nous, ces gens ne seront jamais rien…

Juliette – Ça m’a l’air bien parti, cet apéritif. Arrête un peu de tout voir en noir ! Ils sont peut-être très sympas, après tout…

Antoine – Moi je dis : on les voit aujourd’hui pour l’apéritif, on les revoit pour le repas de mariage, et si on n’a pas d’atomes crochus, basta…

Juliette – Parlons-en, du mariage… Comment tu vois ça, toi ? Autant qu’on se mette d’accord entre nous, déjà…

Antoine – Nous on s’est mariés à la mairie devant quatre témoins, et on a fait le vin d’honneur dans notre garage…

Juliette – Oui, je me souviens, il pleuvait.

Antoine – Mariage pluvieux… Tu crois qu’ils vont vouloir un truc somptuaire ?

Juliette – J’espère que non… Surtout que la tradition, c’est que ce sont les parents de la fille qui paient le mariage…

Antoine – Non ? Tu plaisantes, j’espère ?

Juliette – Ça doit être ça qui remplace la dote de nos jours… Bon, il faudrait peut-être que tu te changes avant qu’ils arrivent, non ?

Antoine – Et comment je m’habille, moi, pour recevoir ces gens-là ? Je ne les connais pas ! Si je mets un costume et qu’ils arrivent en tenue décontractée, ça pourrait les embarrasser.

Juliette – Si tu restes en jogging, c’est moi qui risque d’être embarrassée.

Antoine – Qu’est-ce que je mets, alors ?

Juliette – Tu n’as qu’à mettre une djellaba. Pour leur faire honneur, ça me semble plus approprié que la Rosette de Lyon.

Antoine – Je ne suis pas sûr de retrouver celle que j’avais achetée à Marrakech.

Juliette – Je plaisante… En tout cas, tu ferais mieux de ranger ta collection de Charlie Hebdo… Si c’est des musulmans intégristes…

Antoine secoue la tête en soupirant.

Antoine – Quand même une invitation à l‘apéritif, ça fait un peu con, non ?

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Comment on va les mettre dehors au moment de passer à table ? Il faudrait qu’on mette au point un code entre nous…

Juliette – S’ils sont sympas, on pourra toujours les inviter à rester dîner…

Antoine – Voilà… C’est bien ce que je craignais… Je te dis qu’on a mis le doigt dans un engrenage infernal…

Juliette – On peut bien faire ça pour Sonia, c’est le minimum quand même. Et puis Djamel est un gentil garçon… pour le peu qu’on puisse en juger.

Antoine – C’est vrai, on ne le connaît pas tant que ça, en fait.

Juliette – Tu n’avais même pas remarqué qu’il était noir…

Antoine – On ne l’a vu qu’une fois ou deux !

Juliette – On se croirait dans un mauvais remake de cette pièce, là, avec Sidney Poitier…

Antoine – Devine qui vient dîner.

Juliette – Sauf que toi, tu as déjà vu ton gendre et que tu n’as pas percuté qu’il était noir…

Antoine – Désolé, moi je n’appelle pas ça noir…

Juliette – Bon, puisqu’on a encore un quart d’heure, moi je vais me changer, en tout cas.

Antoine – Je vais attendre que tu sois revenue, c’est plus prudent. S’ils sonnaient à la porte pendant qu’on est tous les deux à poil…

Elle sort. Antoine s’effondre accablé sur le canapé. On sonne. Antoine va ouvrir, mais revient seul au bout de quelques secondes. Juliette, qui ne s’est pas changée, revient en hâte.

Juliette – Je pensais que c’était eux… C’était qui ?

Antoine – Les témoins de Jéhovah.

Juliette – Les témoins de Jéhovah ? Et qu’est-ce que tu leur as dit ?

Antoine – Je leur ai dit qu’on n’était pas intéressés ! (On sonne à nouveau.) Et ils insistent, en plus…

Juliette (consternée) – Tu es vraiment sûr que c’était les témoins de Jéhovah ?

Antoine prend conscience de son erreur.

Antoine – Et merde…

Juliette part ouvrir après l’avoir fusillé du regard. Le téléphone sonne.

Antoine – Oui Sonia… Oui, oui, ils viennent d’arriver justement…

Juliette (off) – Je suis vraiment désolée… Mon mari vous a pris pour… Mais entrez donc…

Antoine – Tout va bien ma chérie, ne t’inquiète pas… Mais il faut que je te laisse, là. C’est ça, à plus tard…

Aymar et Jasmina arrivent avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau. Ils ont en effet un look assez proche de celui des témoins de Jéhovah.

Juliette – Oh, mais ce n’est pas raisonnable, il ne fallait pas. Ce n’est qu’un apéritif…

Juliette prend les fleurs et Antoine le paquet cadeau.

Antoine – Bonjour, bonjour… Vous avez fait bon voyage ?

Aymar – Très bon, merci…

Jasmina – Je me présente…

Juliette (l’interrompant) – On fera les présentations tout à l’heure… Venez d’abord vous déshabiller dans la chambre. Je veux dire poser votre manteau sur le lit. Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. C’est par ici.

Aymar et Jasmina, un peu bousculés, n’ont même pas le loisir de dire un mot. Ils disparaissent une seconde dans la pièce d’à côté.

Juliette – Tu as déjà vu des témoins de Jéhovah sonner à la porte des gens avec un bouquet de fleurs ?

Antoine – Je n’avais pas vu le bouquet, ils devaient le cacher derrière leurs dos pour nous faire une surprise… Et puis c’est de ta faute, aussi… Tu m’avais dit qu’on attendait des gens de couleur… Ne me dis pas qu’ils sont noirs, quand même !

Juliette – Je ne sais pas, il me semble qu’il y a un petit quelque chose, non ?

Antoine – Tu es sûre que ce ne sont pas vraiment des témoins de Jéhovah ? Tu ne leur as même pas laissé le temps de se présenter !

Aymar et Jasmina reviennent sans leurs manteaux.

Juliette – Entrez, entrez, je vous en prie !

Antoine – J’ai connu quelqu’un qui s’appelait Omar autrefois, mais je ne me souviens plus du tout qui… Vous permettez que je vous appelle Omar ?

Aymar – Si vous y tenez, pourquoi pas… Mais mon véritable prénom, c’est Aymar…

Juliette – Tiens donc…

Jasmina (épelant) – A-Y-M-A-R.

Aymar – C’est vrai qu’on peut se tromper, ce n’est pas un prénom très courant…

Antoine – Je vois… Donc vous n’êtes pas noir non plus, j’imagine…

Aymar et Jasmina semblent un peu surpris par cette sortie.

Aymar – Et voici mon épouse Jasmina.

Jasmina – Enchantée de faire enfin votre connaissance.

Juliette – Jasmina… Ah, oui, ce n’est pas un prénom très courant non plus…

Jasmina – Vous, c’est Antoine et Juliette, je crois ?

Antoine – Tout à fait… Moi c’est Antoine, et elle c’est Juliette.

Aymar – Oui, c’est ce que je m’étais dit aussi…

Juliette – Nous sommes absolument ravis de vous rencontrer… Sonia nous a beaucoup parlé de vous… Donc vous habitez Lyon, n’est-ce pas ?

Aymar – Pour le moment, oui.

Juliette – Et vous avez fait bon voyage ?

Antoine – Je leur ai déjà demandé ça il y a une minute, chérie. Nos invités vont finir par croire que nous n’avons rien à leur dire…

Aymar – Oh, vous savez, Lyon maintenant avec le TGV, c’est la banlieue de Paris.

Juliette – Mais asseyez-vous, je vous en prie !

Aymar – Merci…

Aymar et Jasmina prennent place sur le canapé.

Juliette – Antoine tu fais le service ?

Antoine – Qu’est-ce qu’on vous sert à boire ? Pas d’alcool, j’imagine, comme Djamel…

Jasmina (un peu surprise) – Un jus de fruit, ça ira…

Antoine la sert.

Antoine – Omar ? Pardon, Aymar ?

Aymar – La même chose, merci…

Antoine – Je ne vous propose pas de saucisson non plus…

Juliette – Prenez des olives. Attention, elles ne sont pas dénoyautées.

Aymar et Jasmina se servent, et ne savent pas quoi faire de leurs noyaux. Antoine le remarque et leur indique une petite jardinière par terre.

Antoine – Vous pouvez mettre vos noyaux là-dedans. C’est de l’herbe à chats.

Jasmina – Ah, très bien…

Silence embarrassé.

Antoine – Vous connaissez la différence entre l’herbe à chats et l’herbe aux chats ?

Aymar – Ma foi non…

Antoine – En fait, ce sont des plantes complètement différentes, qui ont des vertus thérapeutiques tout à fait distinctes.

Jasmina – Vraiment ?

Antoine – L’herbe à chats a un effet thérapeutique. Elle permet au chat de se purger en régurgitant les poils qu’il a avalés en se léchant. L’herbe aux chats, en revanche, également appelé cataire, a des vertes aphrodisiaques et même hallucinatoires.

Aymar – Alors ça… Je l’ignorais complètement…

Jasmina – Donc, vous avez un chat…

Antoine – En fait non… C’est pour notre consommation personnelle… N’est-ce pas, chérie ?

Juliette le fusille du regard.

Juliette – Mon mari plaisante, évidemment… Djamel ressemble beaucoup à son père, tu ne trouves pas Antoine.

Antoine – Euh… Si… Si, si…

Jasmina – Votre fille, en tout cas, c’est tout le portrait de sa mère. N’est-ce pas Omar ? Aymar ! Voilà que je m’y mets aussi, moi…

Aymar – Oui, ça Sonia est bien votre fille. Vous ne pouvez pas la renier.

Jasmina – Les chiens ne font pas des chats.

Silence un peu embarrassé.

Aymar – Vous êtes enseignants tous les deux, je crois ?

Juliette – Oui, tout à fait…

Antoine – Il paraît qu’un français sur deux a rencontré son conjoint sur son lieu de travail. Chez les enseignants, la proportion doit monter jusqu’à 90 pour cent.

Juliette – Les 10 pour cent qui restent ont dû se rencontrer pendant les vacances scolaires…

Antoine – Et vous Aymar, vous faites quoi dans la vie ?

Aymar – Je travaille dans le domaine de la sécurité.

Juliette – Ah, oui, c’est-ce que nous avait dit Djamel.

Antoine – Mais quand vous dites sécurité, vous voulez dire… Transport de fonds ? Vigile ? Veilleur de nuit ?

Aymar – Un peu tout ça à la fois, en fait. Je dirige une société de 300 salariés.

Juliette – Ah oui, quand même…

Aymar – La sécurité, vous savez, c’est un secteur en pleine expansion.

Jasmina – Avec tout ce qu’on voit en ce moment…

Antoine – Oui… C’est justement ce que je disais à ma femme avant que vous n’arriviez. La sécurité, c’est un métier d’avenir, et un formidable outil d’intégration…

Juliette – Et vous, Jasmina ?

Jasmina – Je suis médecin.

Juliette – Ah, c’est bon à savoir… Un médecin dans la famille, ça peut toujours servir.

Jasmina – Je suis médecin légiste.

Antoine – Remarquez, ça peut-être pratique aussi… Si j’assassine ma femme un jour, et que j’ai besoin d’un certificat de complaisance, je viendrai vous voir…

Juliette – Médecin légiste… Ah, oui, c’est… Ça doit être passionnant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Oh, vous savez, ce n’est pas aussi excitant que dans les séries policières qu’on voit à la télévision… Et vous enseignez quelle matière, Antoine ?

Antoine – Sciences de la Vie et de la Terre.

Jasmina – Très bien…

Antoine – Oui, ça laisse toujours un blanc dans la conversation. D’ailleurs, aucun scénariste, même parmi les plus alcoolisés, n’a encore jamais songé à faire une série télé sur les profs de SVT.

Juliette – Et moi je suis prof d’anglais.

Jasmina – C’est curieux, mais j’étais sûre que vous alliez dire ça.

Juliette – Ah oui ? Vous trouvez que j’ai une tête de prof d’anglais ? Je ne suis pas sûre de prendre ça pour un compliment, mais bon…

Antoine – Il faudrait peut-être mettre ces fleurs dans l’eau…

Jasmina – Vous n’ouvrez pas le paquet, avant ?

Juliette – Ah si, bien sûr.

Antoine – Ce n’est pas une bombe, au moins ?

Juliette ouvre le paquet et en sort un vase affreux et informe.

Antoine – Tiens, c’est curieux… Qu’est-ce que c’est ?

Juliette – Un porte-parapluies ?

Antoine – Un crachoir ?

Jasmina – C’est un vase.

Aymar – Pour mettre les fleurs.

Juliette – Ah d’accord… Ah ben oui, comme ça on va pouvoir mettre les fleurs dedans…

Antoine regarde par politesse le motif dessiné sur le vase.

Antoine – C’est joli… Ça représente quoi ?

Juliette – C’est la Bretagne, non ?

Aymar – Sonia nous a dit que vous étiez originaire de Brest.

Jasmina – C’est de l’artisanat local.

Juliette – Ah oui, chéri, regarde, c’est la rade de Brest.

Antoine – Non, fais voir…

Juliette lui passe maladroitement le vase qui tombe par terre et se casse. Consternation de leurs hôtes.

Juliette – Oh, mince… Ce que je peux être maladroite !

Antoine – C’est ce qui s’appelle un acte manqué… Je veux dire, ma femme a toujours détesté la Bretagne. D’ailleurs, nous n’y allons jamais. Nous passons toutes nos vacances dans le Sud de la France…

Juliette – Je suis vraiment désolée… Je ne sais pas quoi vous dire…

Aymar – Ne vous inquiétez pas pour ça, ce n’est pas si grave…

Juliette – Je vais ramasser tout ça.

Elle se penche pour ramasser les morceaux.

Jasmina – On va vous aider.

Juliette – Je vous en prie, restez assis.

Antoine l’aide à ramasser.

Juliette – On pourra peut-être recoller les morceaux…

Antoine – Pourquoi pas ? Et avec le motif, ça nous aidera beaucoup.

Juliette – Oui, ce sera comme un puzzle, mais en trois dimensions !

Antoine – Tiens, c’est curieux, il y avait un papier dedans… C’est vous qui l’avez écrit ?

Aymar – Ma foi non… C’est toi chérie ?

Jasmina – Pas du tout…

Juliette – Qu’est-ce que c’est ?

Antoine – Je ne sais pas… Ce n’est pas en français…

Aymar – C’est peut-être en breton ?

Jasmina – Ou en suédois…

Aymar – Ça doit être le mode d’emploi…

Juliette – Pour un vase ?

Antoine – On dirait plutôt du roumain…

Jasmina – Vous connaissez le roumain ?

Antoine – J’ai quelques notions…

Juliette – Je vais taper le texte sur Google Traduction… De toutes façons, c’est très court…

Juliette sort son portable et tape le texte.

Antoine – Je connaissais le message dans une bouteille, mais le message dans un vase…

Juliette – Ça y est, j’y suis… (Consternée) Oh, mon Dieu…

Aymar – Quoi ?

Juliette – C’est un appel au secours !

Jasmina – Un naufragé qui aurait glissé ce message dans un vase ?

Juliette – Pire que ça… Un petit orphelin roumain retenu en esclavage dans une fabrique de vase près de Bucarest…

Jasmina – Non…

Aymar – Mais c’est affreux.

Juliette – Nous parrainons justement un enfant roumain… Vous vous rendez compte ? Ce vase aurait pu être fabriqué par lui…

Jasmina – Nous sommes vraiment désolés, nous ne savions pas.

Aymar – Nous avons acheté ce vase chez Ikéa.

Jasmina – Nous pensions qu’au pire, ils étaient fabriqués par des petits Suédois bien nourris…

Antoine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Juliette – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Il n’a pas laissé d’adresse ! Il dit qu’il ne sait même pas où se trouve cette usine clandestine dans laquelle on le retient contre son gré…

Antoine – En Roumanie… Pour fabriquer des vases bretons destinés à l’export… Mais franchement, où va-t-on ?

Juliette – On signalera ça demain à Orphelins Sans Frontières…

Antoine – Vous voyez un peu où nous conduit cette mondialisation, tellement à la mode dans les grandes écoles commerciales que fréquentent nos enfants…

Juliette – Désolée, on ne voudrait pas que cela vous gâche l’apéritif.

Jasmina – C’est nous qui sommes désolés. Si on avait su…

Aymar – Nous aussi, je vous assure, nous sommes tout à fait opposés à l’esclavage des enfants.

Jasmina – Même roumains…

Aymar lève son verre pour trinquer.

Aymar – Allez, on ne va pas se laisser abattre pour si peu ! À la bonne vôtre !

Ils trinquent. Avant de peiner à relancer la conversation.

Aymar – Bon… Alors pour les nôtres, on prévoit quoi ?

Juliette – Les nôtres ?

Jasmina – Nos enfants ! Pour leur mariage !

Juliette – Ah oui, c’est vrai… Il y a ça aussi…

Aymar – Vous n’avez rien contre un mariage religieux ?

Juliette – A priori, on n’a rien pour non plus, mais c’est surtout que ça risque d’être un peu compliqué…

Antoine – Moi j’ai été catholique dans une vie antérieure, ma femme est juive par sa mère et protestante par son père, si vous mêmes vous êtes musulmans…

Juliette – À moins de faire ça en terrain neutre dans un temple bouddhiste…

Antoine – On risque d’y passer la semaine…

Jasmina – Mais… Qu’est-ce qui vous fait penser que nous sommes musulmans ?

Moment de flottement.

Juliette – Bien sûr, désolée.

Antoine – C’est vrai, on pense toujours arabe égal musulman, mais il y en a aussi qui sont catholiques.

Nouveau flottement.

Antoine – Donc, vous n’êtes pas catholiques non plus ?

Aymar – C’est plutôt que…

Jasmina – Nous ne sommes pas arabes.

Antoine – Ah… Tu vois ? Qu’est-ce que je te disais ? Ils ne sont pas arabes ! Ils ne sont pas noirs non plus, tu vois bien…

Juliette – C’est évident.

Antoine – Ma femme me soutenait que votre fils était noir…

Juliette – Les noirs, on sait ce que c’est, on parraine aussi un orphelin au Mali…

Antoine – On l’aurait bien ramené en France, mais Orphelins Sans Frontière s’est aperçu au dernier moment qu’il avait déjà des parents…

Juliette – C’est vous qui avez raison, le racisme n’existera plus lorsque les Français de souche donneront volontairement à leurs enfants des prénoms maghrébins.

Antoine – Aujourd’hui les enfants de l’immigration sont obligés de franciser leurs prénoms pour avoir une chance que leurs CV soient lus.

Juliette – C’est vrai, il y a aussi de très jolis prénoms arabes. Je veux dire, pas Mohamed, Mouloud…

Antoine – Abdelkader ou Abdelkrim…

Juliette – Mais je ne sais pas moi… Djamel ou Jasmina, par exemple.

Antoine – Les gens donnent bien à leurs enfants des prénoms américains comme Steewie ou Pamela.

Juliette – C’est tout aussi ridicule.

Antoine – Alors pourquoi pas des prénoms nord-africains…

Un silence embarrassé suit cette logorrhée.

Jasmina – Jasmina est un prénom d’origine croate…

Aymar – Quant à Djamel, il avait déjà un an lorsque nous l’avons adopté. Alors évidemment, nous lui avons laissé son prénom.

Juliette – Bien sûr…

Jasmina – Nous comprenons votre méprise… Djamel ne vous avait sans doute pas dit que c’était un enfant adopté.

Juliette – Ce n’est pas quelque chose qu’on dit facilement…

Antoine – Donc notre futur gendre, en tout cas, est arabe, nous sommes bien d’accord là dessus ?

Aymar – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Jasmina – J’espère que ce n’est pas un problème pour vous.

Juliette – Mais pas du tout, voyons, au contraire !

Silence embarrassé.

Aymar – D’ailleurs, il faut que nous vous disions quelque chose d’autre à propos de notre fils…

Jasmina – Une chose qu’il est important que vous sachiez…

Juliette – Ne vous inquiétez pas, personne n’est parfait.

Antoine – On a tous fait des erreurs de jeunesse, pas vrai ? Même s’il a fait un peu de prison pour trafic de stupéfiants avant d’entrer à HEC…

Jasmina – Rassurez-vous, le casier judiciaire de notre fils est vierge.

Antoine – Hélas, je ne peux pas vous en garantir autant de ma fille…

Juliette lui lance un regard réprobateur.

Aymar – En tant qu’enfant adopté, notre fils Djamel a des liens très forts avec ses parents.

Jasmina – Et bien entendu, nous avons des liens très forts avec lui…

Aymar – Nous sommes sa seule famille, vous comprenez ?

Jasmina – Et nous n’avons plus nous-mêmes aucun parent proche.

Aymar – Ils sont tous morts.

Blanc.

Juliette – Mon Dieu, mais c’est épouvantable.

Antoine – Comment est-ce que c’est arrivé ?

Aymar – C’est une histoire tragique.

Jasmina – Que nous vous raconterons peut-être un jour.

Aymar – Plus tard.

Jasmina – Lorsque nous nous connaîtrons un peu mieux…

Aymar – Après le mariage, en tout cas…

Jasmina – Nous ne voudrions pas gâcher cette fête avec le récit de nos drames familiaux…

Jasmina écrase une larme. Antoine et Juliette, embarrassés, échangent un regard inquiet.

Juliette – Je vous ressers quelque chose ?

Antoine – Un véritable apéritif, du coup ? Puisque vous n’êtes pas musulmans… Ça vous remontera…

Juliette – Pastis, Whisky, Porto ?

Jasmina – Je prendrai un doigt de Porto, alors.

Aymar – Moi aussi.

Juliette fait le service.

Antoine – Prenez un peu de saucisson ! C’est de la Rosette de Lyon. On l’a achetée exprès pour vous… Je veux dire au cas où vous auriez été des Lyonnais pas trop à cheval sur les principes de l’Islam…

Le portable de Jasmina sonne.

Jasmina – Excusez-moi, je suis vraiment désolée… (Elle répond) Oui ? (Plus bas) Je t’avais dit de ne pas m’appeler à ce numéro…

Aymar lui lance un regard suspicieux.

Jasmina – Vous permettez ?

Elle disparaît dans la chambre où ils ont posé leurs manteaux. Aymar se lève lui aussi et la suit.

Aymar – Non mais tu ne vas pas…

Jasmina – Oh, fiche-moi la paix !

Aymar – Excusez-nous un instant…

Il la suit dans la chambre, et on entend encore un peu leur conversation off.

Jasmina – Tu me surveilles ? C’est une déformation professionnelle, je sais, mais bon…

Aymar – Tu pourrais au moins avoir la décence de…

Jasmina – Tu peux parler moins fort, s’il te plaît ? Je te rappelle que nous ne sommes pas chez nous…

Aymar – Très bien, on reparlera de tout ça plus tard… Mais tu ne paies rien pour attendre, je te le garantis… Toi et ton moricaud…

Antoine et Juliette échangent un regard inquiet, sidérés par le ton de cette conversation.

Antoine – Je ne le trouve pas très sécurisant, pour quelqu’un qui travaille dans la sécurité, non ?

Aymar revient.

Aymar – Je suis vraiment confus.

Juliette – Mais pas du tout, voyons…

Aymar – Ma femme est un peu dépressive en ce moment.

Juliette – Oh vous savez, c’est un peu le cas de tout le monde. Il suffit d’ouvrir un journal ou de regarder autour de soi. On ne peut pas dire que tout ça porte tellement à l’optimisme…

Aymar – En fait, Jasmina a fait une tentative de suicide il y a trois mois.

Antoine – Ah oui, quand même…

Juliette – Nous sommes vraiment désolés de l’apprendre.

Aymar – Évidemment, je vous demande de ne pas mentionner ça devant elle…

Juliette – Bien sûr…

Jasmina revient.

Jasmina – Je vous prie de m’excuser… Vous parliez du mariage, j’imagine ?

Juliette – Euh… Oui… Entre autres choses…

Aymar – Je pense que vous serez d’accord avec nous qu’une simple formalité à la mairie, c’est quand même un peu triste…

Antoine – En ce qui nous concerne, à l’époque, nous nous en sommes contentés… Mais je n’irai pas jusqu’à dire que notre mariage était d’une folle gaîté, il faut bien l’avouer…

Juliette – Et vous songiez à quoi ?

Aymar – Un vrai mariage, c’est un mariage à l’église, non ?

Antoine – Donc votre fils est catholique ?

Jasmina – Nous l’avons fait baptiser lorsque nous l’avons adopté.

Aymar – On lui a laissé son prénom, mais tout de même. Il était préférable que nous ayons tous la même religion, n’est-ce pas ?

Juliette – Oui, c’est quand même plus pratique… Pour les repas, notamment…

Antoine – Et pour les fêtes de famille…

Juliette – Même si en l’occurrence vous n’en avez plus…

Un temps.

Antoine – Bon, je vous rassure, nous n’allons pas non plus en faire une question de principe…

Juliette – Notre fille n’est pas baptisée, mais si vous trouvez un curé qui n’y voit pas d’inconvénient…

Antoine – Comme disait Henri IV à sa fille : Mari vaut bien une messe !

Nouveau silence embarrassé.

Jasmina – C’est à dire que…

Juliette – Oui ?

Jasmina – Sonia a décidé de se faire baptiser pour pouvoir se marier à l’église avec Djamel…

Antoine échange un regard consterné avec Juliette.

Aymar – Elle ne vous l’avait pas dit ?

Antoine – Il faut croire qu’elle a oublié de mentionner ce détail.

Jasmina – J’ai l’impression que cela vous contrarie…

Antoine – Pensez-vous ! Elle est majeure, après tout. Si elle veut devenir mormon ou salafiste, nous ne sommes pas en mesure de l’en empêcher de toutes façons…

Juliette – Dans ce cas, nous sommes déjà d’accord là dessus. Nos enfants seront mariés devant Dieu…

Aymar écrase une larme et se lève.

Aymar – Vous ne pouvez pas savoir ce que ce mariage représente pour nous…

Jasmina – Une véritable renaissance…

Aymar – Je suis tellement ému… Vous permettez que je vous embrasse ?

Juliette se lève aussi.

Juliette – Mais bien sûr… À présent, nous sommes presque de la même famille, après tout…

Aymar étreint Juliette, avant de se tourner vers Antoine.

Aymar – Et vous aussi Antoine ?

Antoine – Si c’est absolument nécessaire…

Antoine se lève et Aymar l’étreint à son tour, longuement. Aymar essuie une nouvelle larme.

Aymar – Excusez-moi… Je peux vous demander où se trouvent les toilettes ?

Juliette – Bien sûr, c’est après la chambre, sur la gauche.

Aymar sort. Silence embarrassé.

Antoine – Nous les hommes, nous avons droit aussi à notre part de féminité.

Jasmina – J’imagine qu’il vous a raconté que j’étais dépressive…

Antoine et Juliette gardent un silence embarrassé.

Jasmina – Et même que j’avais fait une tentative de suicide…

Juliette – Je… Je ne sais plus s’il a mentionné ça…

Jasmina – En fait, c’est lui qui ne va pas bien. Il est très jaloux, de façon maladive. Depuis que nous sommes mariés, il me fait suivre en permanence par un de ses agents de sécurité au prétexte de me protéger…

Juliette – Il est peut-être tout simplement un peu trop… protecteur.

Jasmina – Et ensuite il me reproche d’avoir des aventures avec mes gardes du corps.

Juliette – C’est ridicule…

Jasmina – Qu’est-ce que vous voulez ? Quand on vous impose la présence d’un homme plutôt bien bâti à vos côtés toute la journée… Et parfois même la nuit, lorsque mon mari était en déplacement…

Juliette – Cela crée des tentations, évidemment.

Antoine – Un simple dérapage sans lendemain, j’imagine…

Jasmina – Aymar raconte partout que Djamel est un enfant adopté, mais en réalité, c’est le produit d’une de ces relations extraconjugales… Et mon mari le sait très bien, évidemment…

Juliette – Bien sûr…

Antoine – Il faut dire que Djamel ne lui ressemble pas du tout, malgré ce que nous avons dit tout à l’heure par politesse…

Juliette – C’est vrai que Djamel est assez typé.

Antoine – Sans aller jusqu’à dire qu’il est noir…

Jasmina – C’est pourquoi nous lui avons choisi ce prénom un peu exotique.

Antoine – Évidemment…

Jasmina – En fait mon mari ne peut pas avoir d’enfants… Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas pour cette raison qu’il m’a inconsciemment poussée dans les bras de tous ces étalons… Aymar ne pouvait pas se résoudre à l’idée de ne pas avoir de successeur, vous comprenez ?

Antoine – Dans ce cas, plutôt que d’enfant adultérin, on pourrait presque parler de procréation assistée… À l’ancienne…

Juliette – C’est le professeur de SVT qui parle…

Jasmina – Le problème c’est que mon mari n’assume pas vraiment cette situation…

Juliette – Et Djamel, il sait qui est son père biologique ?

Jasmina – Il sait seulement que c’est un des trois cents employés de mon mari. Tout comme moi, d’ailleurs… Pour éviter que des liens trop étroits ne se tissent entre nous, mon mari changeait tous les jours l’ange gardien chargé de me surveiller.

Juliette – Et vous ne vous souvenez plus qui était de garde ce soir-là…

Antoine – Un ange gardien… Là ce n’est plus de la procréation assistée… On n’est pas loin de l’immaculée conception…

Jasmina – Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’en raison de son métier, mon mari a un permis de port d’arme…

Juliette – Non ?

Jasmina – J’ai peur qu’un jour il ne fasse une bêtise.

Antoine – Quelle genre de bêtises ?

Jasmina – Qu’il se tue. Ou qu’il tue quelqu’un. Il ne faut surtout pas le contrarier, il est sujet à des accès de colère incontrôlable. Vous avez vu tout à l’heure ?

Antoine – Et… votre mari porte son arme sur lui ?

Aymar revient.

Aymar – Nous sommes vraiment très touchés par votre accueil.

Jasmina – Oui, vraiment…

Aymar – Nous formons une famille maintenant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Je crois que cela va aussi nous aider à ressouder notre couple, après toutes les épreuves que nous avons traversées.

Aymar – D’ailleurs, nous avons décidé de déménager pour nous rapprocher de notre fils, et de nos futurs petits enfants. Nous envisageons d’acheter une maison en région parisienne.

Juliette – Vraiment ? Dans quel coin exactement ?

Jasmina – J’ai vu qu’il y avait une maison à vendre en face…

Juliette – En face de quoi ?

Jasmina – En face de chez vous !

Aymar – Je vous l’ai dit, nous n’avons plus aucun parent proche. Et nous nous sentons déjà tellement d’affinités avec vous…

Stupeur de Juliette et Antoine. Le téléphone sonne, mais ils ne l’entendent même pas.

Jasmina – Vous ne répondez pas ?

Juliette – Si, si, bien sûr…

Antoine décroche.

Antoine – Oui, ma chérie ? Je suis content de pouvoir te parler, justement. Je voulais savoir si tu comptais nous inviter à ton baptême, et ce qui te ferait plaisir comme cadeau ? Un montre de plongée ? Une gourmette en plaqué or avec ton prénom gravé dessus ? (Son visage se fige) Quoi ? Mais pourquoi ? Mais enfin… (Aux trois autres) Elle a raccroché…

Juliette – Mais qu’est-ce qui se passe ?

Antoine – Elle ne veut plus se marier… Elle dit que Djamel l’a trompée !

Juliette – Mais c’est affreux !

Antoine – Oui… Alors pourquoi est-ce que j’ai tendance à prendre ça comme une bonne nouvelle ?

Aymar – Djamel ? Tromper Sonia ?

Jasmina – Notre fils n’aurait jamais fait une chose pareille…

Juliette – Ça c’est quand même un peu difficile à affirmer aussi catégoriquement, non ?

Jasmina – Cela ne correspond pas du tout à l’éducation que nous lui avons donnée…

Aymar – Tel père tel fils…

Jasmina – Qu’est-ce que tu insinues ?

Aymar – Je me comprends…

Juliette (à Antoine) – Tu aurais pu me la passer, au moins !

Antoine – C’est elle qui a raccroché !

Juliette – Qu’est-ce qu’elle t’a dit au juste ?

Antoine – Je n’ai pas compris grand chose, elle était en larmes au téléphone. Mais je crois qu’elle a parlé d’un préservatif retrouvé sous le lit de Djamel dans sa chambre à HEC…

Jasmina – Usagé ?

Antoine – Ça elle ne m’a pas précisé… Vous voulez que je la rappelle pour lui demander ?

Jasmina – Et vous êtes sûr que ce n’est pas votre fille qui…

Aymar – C’est vrai qu’elle est quand même un peu…

Juliette – Un peu quoi ?

Jasmina – Un peu délurée.

Juliette – Délurée, ma fille ? Dites plutôt que c’est votre fils qui est un peu coincé… Enfin pas tant que ça, apparemment…

Antoine – Oui, ne renversons pas les rôles, hein ? C’est bien votre fils qui a trompé ma fille jusqu’à preuve du contraire !

Aymar – D’un autre côté, il vaut mieux que cela arrive avant le mariage, n’est-ce pas ?

Juliette – Quoi ? Mais c’est monstrueux ! C’est ça la morale hypocrite que vous avez inculquée à votre fils ? On voit le résultat !

Antoine – Quoi qu’il en soit, Sonia ne veut plus se marier. Et je vous avoue que ce n’est pas fait pour me déplaire…

Aymar – Et pourquoi ça, je vous prie ?

Antoine – Si ça peut lui éviter de se colleter des beaux parents psychopathes…

Jasmina – Quoi ?

Juliette – Moi non plus, je vous avoue que je ne le sentais pas ce mariage.

Jasmina – Ah oui ?

Antoine – Il faut bien avouer que nous n’avons pas grand chose en commun.

Juliette – Et nos enfants non plus probablement.

Antoine – Honnêtement, je ne pense pas que Sonia et Djamel soient faits pour vivre ensemble. C’est notre fille, tout de même, nous la connaissons bien.

Aymar – La preuve, vous ne saviez même pas qu’elle avait décidé de se faire baptiser.

Antoine – C’est votre fils qui a une mauvaise influence sur elle.

Antoine – Pour tout vous dire, quand vous êtes arrivés, je vous ai pris pour des témoins de Jéhovah…

Aymar – Vraiment ? Je croyais que vous nous aviez pris pour des noirs ?

Juliette – Des noirs, mais enfin c’est ridicule ! Cela se voit tout de suite que vous n’êtes pas noirs…

Jasmina – Ou en tout cas des arabes !

Aymar – Dites plutôt que si vous ne voulez pas de ce mariage, c’est parce que vous êtes racistes !

Antoine – Racistes, nous ? D’anciens sociétaires de la CAMIF !

Antoine prend son verre et en lance le contenu au visage de Aymar. Celui-ci, outré, le prend par le col et le pousse sans grande violence. Mais Antoine perd l’équilibre et tombe.

Juliette – Oh mon Dieu !

Juliette se précipite à son chevet.

Juliette – Antoine, ça va ? Il est inconscient !

Aymar – Je suis vraiment désolé, mais je l’ai à peine touché !

Juliette – Assassin ! (À Jasmina) Mais faites quelque chose ! Après tout, vous êtes médecin…

Jasmina – Je suis médecin légiste…

Juliette – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Juliette commence à étrangler Jasmina. Le portable de Aymar sonne et il répond. Les deux femmes, revenant à la réalité, s’immobilisent.

Aymar – Oui, Djamel… Oui, nous sommes avec Julien et Antoinette… Antoine et Juliette, c’est ça… (Aux trois autres) Il dit qu’il n’a pas trompé Sonia. Il s’agit d’un malentendu. Ils se sont réconciliés, et ils se marient à nouveau… Non, je… Je ne peux pas te passer Antoine pour le moment, il… D’accord, on se rappelle…

Jasmina se penche vers Antoine.

Jasmina – En tout cas, en tant que médecin légiste, je peux vous affirmer que cet homme n’est pas mort.

Antoine reprend ses esprits et se relève. Tous semblent très embarrassés.

Antoine – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Juliette – Rien, mon chéri, tu as dû glisser, c’est tout.

Aymar – Je crois que nos mots ont un peu dépassé notre pensée, n’est-ce pas ?

Juliette – Nous nous sommes laissés aller à quelques débordements, c’est clair.

Jasmina – On est parti sur la mauvaise pente, mais on va tout reprendre à zéro, d’accord ?

Antoine – Nos enfants vont se marier, après tout.

Aymar – C’est entièrement de notre faute, nous n’aurions pas dû…

Juliette – Mais non, voyons, c’est nous qui…

Antoine – Vous reprendrez bien quelque chose ?

Juliette – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable. Nous n’avons presque rien mangé dans le TGV à midi…

Juliette – Vous allez bien rester dîner avec nous ?

Antoine lui lance un regard consterné.

Aymar – Nous ne voudrions pas abuser…

Juliette – Je n’ai rien prévu, mais je peux regarder ce qu’il me reste dans le congélateur. Ce sera à la bonne franquette…

Jasmina – Dans ce cas…

Juliette sort. Silence embarrassé.

Jasmina – J’aime beaucoup votre canapé…

Aymar – Oui, il est très confortable.

Jasmina – Il est en cuir, bien sûr. Le vrai cuir, ça se reconnaît tout de suite.

Aymar – Le cuir, ça vieillit très bien…

Antoine – Nous l’avons acheté à la CAMIF il y a déjà quelques années. Vous saviez que la CAMIF avait fait faillite…

Aymar – La CAMIF ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Antoine – Une entreprise qui n’a pas su prendre le tournant de la mondialisation.

Aymar – Comme l’Éducation Nationale, alors…

Antoine – Enfin heureusement, nous les profs, on n’a pas encore trouvé le moyen de nous délocaliser.

Jasmina – Oh, ça viendra sûrement…

Juliette revient.

Jasmina – Je n’ai pas grand chose, mais comme on a déjà beaucoup grignoté, on peut passer directement au dessert, non ? J’avais une galette des rois dans le congélateur. Je l’ai réchauffée au micro-ondes…

Antoine – Une galette des rois ? Mais on est au mois de juin.

Juliette – Oui, et bien j’en avais acheté un lot de deux en promo à Auchan au mois de janvier, et comme on n’en avait mangé qu’une, j’ai congelé l’autre…

Aymar – Une galette des rois, ça nous va très bien. Nous adorons la galette, n’est-ce pas chérie ?

Jasmina – Et on a si rarement l’occasion d’en manger.

Aymar – C’est vrai, c’est tellement bon, la galette des rois. Pourquoi n’en manger qu’une fois par an pour l’épiphanie ?

Juliette coupe la galette en quatre.

Aymar – Normalement, c’est le plus jeune qui doit aller sous la table…

Jasmina – Mais cela nous obligerait à dire notre âge…

Antoine – Et puis la table est un peu trop basse, non ?

Juliette tend une part avec la pelle à découper.

Juliette – Pour qui ?

Antoine – Honneur aux dames.

Juliette sert les parts.

Juliette – Bon appétit !

Aymar – Excellente, vraiment !

Jasmina – Oui, elle est bien fourrée.

Ils mangent un moment leur galette en silence.

Aymar – Ah, on dirait que c’est moi qui ai la fève…

Juliette – Alors c’est vous le roi !

Antoine – Le roi de quoi, on ne sait pas…

Juliette tend la couronne à Aymar qui la place sur sa tête.

Aymar – Et voilà : Aymar Premier. Je choisis ma femme comme reine, évidemment.

Jasmina – C’est normal, après tout.

Juliette – Ah oui ?

Jasmina – Les parents du prince charmant sont forcément un couple royal !

Juliette – Bien sûr…

Aymar couronne sa femme et ils s’embrassent de façon très appuyée pendant un long moment. Embarras de Antoine et Juliette. Juliette toussote un peu pour les rappeler à la réalité.

Juliette – Vous désirez un café ?

Les deux autres mettent fin à leur étreinte.

Jasmina – Pourquoi pas ?

Aymar – Avec plaisir…

Jasmina – Vous permettez que j’aille me laver les mains ? La galette, c’est toujours un peu… lubrifiant.

Aymar – Je vais avec toi…

Juliette – Mais je vous en prie, vous connaissez le chemin… Je vais lancer la machine à café…

Aymar et Jasmina sortent, et Juliette à leur suite. Elle revient quelques secondes après.

Antoine – Si seulement il avait pu s’étrangler avec cette fève…

Juliette – Il faut avouer qu’ils sont graves…

Antoine – Pourquoi tu les as retenus à dîner, alors ?

Juliette – Ce n’est pas un dîner, c’est juste une galette des rois ! Et puis je te rappelle que Sonia va se marier avec leur fils…

Antoine – Il faut absolument faire capoter ce mariage, sinon ça va être un cauchemar…

Juliette – Ah, oui ? Et comment on fait ça ?

On entend Aymar et Jasmina glousser off.

Antoine – Ils avaient l’air très chauds, là… Tu crois qu’ils sont en train de copuler dans notre salle de bain ?

Juliette – Tu as vu, tout à l’heure, quand il a failli défourailler son pistolet ? Tu crois que je devrais appeler la police ?

Antoine – En tout cas, comme dit sa femme, on va essayer de ne pas le contrarier…

Aymar revient en pelotant aimablement sa femme. Ils chahutent comme des collégiens.

Jasmina – Oh non, arrête, enfin… Je t’en prie… Pas ici…

Juliette (embarrassée) – Je vais voir si le café est prêt.

Juliette sort. Jasmina et Aymar s’efforcent de reprendre leur sérieux et de relancer un bavardage de circonstances.

Jasmina – Sonia nous a dit que vous aviez une maison de vacances en Provence, n’est-ce pas ?

Antoine – Oui, à Tarascon… Nous y allons le plus souvent possible.

Aymar – C’est incroyable, nous passons nous-mêmes toutes nos vacances à Beaucaire ! Il n’y a que le Rhône à traverser !

Juliette revient avec le café.

Juliette – Non ? Mais c’est extraordinaire !

Antoine et Juliette échangent un regard consterné.

Aymar – Alors nous pourrons aussi nous voir pendant les vacances !

Jasmina – Et si on faisait le mariage là-bas ?

Aymar – C’est vrai qu’il nous reste à organiser les détails de la noce… Mais j’avais plutôt une autre idée en tête…

Antoine – Nous on voyait quelque chose d’assez intime. Et comme par chance vous n’avez pas de famille.

Aymar – Il faut quand même marquer le coup… Qu’est-ce que vous pensez de faire ça dans les locaux de ma société ? Pour inviter mes clients, ce serait plus pratique ?

Antoine – Vous avez beaucoup de clients ?

Aymar – Rassurez-vous, dans ce cas, je ferais passer ça en frais de représentation…

Antoine – Dans ce cas, évidemment, si c’est une opération commerciale…

Aymar – Djamel prendra ma succession à la tête de cette entreprise dans quelques années. Ce sera l’occasion de présenter mon dauphin à ses futurs employés… Je vous avoue que j’ai très envie de passer la main, et de profiter un peu de la vie.

Aymar écarte sa veste pour montrer son revolver.

Aymar – En tout cas, lorsque je serai à la retraite et que j’habiterai juste en face de chez vous, croyez-moi, côté sécurité, vous n’aurez plus rien à craindre… Je surveillerai personnellement votre domicile…

Juliette – Eh oui… Vous pourriez même organiser une milice avec les retraités du coin et faire des rondes dans le quartier ! Qu’est-ce que tu en penses Antoine ?

Antoine – Pourquoi pas ? Je n’aime pas trop le terme de milice, mais pendant la guerre, on appelait ça la protection civile… Après tout c’est un peu la même chose.

Juliette – Oui… Sauf que nous ne sommes pas en guerre…

Aymar – Vous oubliez nos ennemis de l’intérieur… La cinquième colonne !

Un temps.

Jasmina – Nous aimons vraiment beaucoup Sonia, et nous sommes ravis de cette union.

Antoine – Oui, c’est… C’est une belle revanche, pour elle aussi.

Juliette lui lance un regard étonné.

Aymar – Une revanche ?

Antoine – Sur la vie…

Jasmina – Vraiment ?

Juliette ne tarde pas à embrayer.

Juliette – C’est vrai qu’elle était plutôt mal partie.

Aymar – À ce point-là ?

Antoine – Elle ne vous a pas dit ? À la naissance, elle avait une santé très fragile. N’est-ce pas Juliette ?

Juliette – Une grande prématurée…

Antoine – Les médecins se demandaient même si elle n’en garderait pas des séquelles physiques et cérébraux.

Juliette – D’ailleurs pour ses études, au départ, il faut bien avouer qu’elle n’était pas vraiment précoce, pour le coup.

Antoine – Elle a redoublé son CM2.

Jasmina – N’empêche que maintenant, elle est à HEC…

Antoine – Oui, et au moins, elle s’est un peu stabilisée…

Juliette – On ne devrait pas vous le dire, mais… Vous n’aviez pas complètement tort tout à l’heure…

Antoine – Il faut bien avouer qu’elle est assez délurée, comme vous dites.

Juliette – Elle a eu beaucoup d’aventures avant de rencontrer votre fils.

Antoine – Ah, ça, on peut dire qu’on en a vu défiler…

Juliette – Et pas que des bonnes fréquentations…

Antoine – C’est pourquoi nous étions si ravis lorsqu’elle nous a présenté votre fils…

Juliette – Tu te souviens ? La fois où on a dû aller la récupérer au commissariat parce qu’elle avait volé quelque chose dans un supermarché… C’était quoi, déjà ?

Antoine – Du jambon, je crois.

Aymar et Jasmina échangent un regard étonné.

Aymar – Du jambon ?

Juliette – Ou du rouge à lèvre, je ne sais plus.

Antoine – Non, ça me revient maintenant… C’était une tente de camping !

Aymar et Jasmina échangent un regard consterné.

Juliette – Ah, oui, une chose quand même qu’il nous paraissait important de vous signaler à propos de Sonia…

Jasmina – Oui ?

Juliette – Sa grand mère maternelle avait une maladie génétique assez handicapante…

Antoine – Une maladie orpheline.

Juliette – Je ne sais plus trop laquelle, mais je vous redirai ça, c’est quand même important que vous le sachiez… Je n’en ai pas hérité, heureusement, et ma fille non plus. Mais il paraît que ça peut sauter une ou deux générations…

Antoine – Il ne s’agirait pas que notre fille vous donne des petits enfants qui ne soient pas à la hauteur de vos espérances…

Juliette – Il suffira de faire le test. Ils ne garderont l’enfant que s’il n’est pas atteint par la maladie…

Aymar – En effet, c’est… C’est très ennuyeux… Déjà que du côté de Djamel, on n’a pas de certificat d’appellation d’origine contrôlée…

Jasmina – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Aymar – Tu sais très bien ce que je veux dire !

Jasmina – Parce que de ton côté, tout le monde est parfaitement équilibré, peut-être ?

Aymar – Qu’est-ce que tu insinues ?

Jasmina – Ton neveu a assassiné toute la famille avec le fusil de chasse de son père pendant qu’ils dormaient !

Aymar – C’était un coup de folie, ça peut arriver à tout le monde !

Jasmina – À tout le monde ? Heureusement que cette année là, on n’avait pas pu partir à la neige avec eux pour fêter Noël…

Aymar – Salope ! Traînée ! Un jour je te tuerai…

Il porte sa main à son revolver. Antoine et Juliette sont tétanisés. Le téléphone portable de Jasmina sonne. Elle répond.

Jasmina – Oui, tout va bien Sonia… (À Juliette) C’est votre fille justement…

Juliette – Je vais débarrasser un peu.

Elle sort avec quelques objets pris sur la table.

Jasmina – D’accord… Entendu… Et ne vous inquiétez pas, ma petite Sonia. Nous vous prendrons comme vous êtes… Non, je faisais référence à votre maladie génétique.

Antoine (embarrassé) – Vous reprendrez bien un peu de café ?

Aymar – Volontiers, merci…

Juliette revient et s’adresse à voix basse à Antoine en aparté.

Juliette – J’ai appelé la police…

Jasmina – D’accord, je fais la commission. (Jasmina range son téléphone) Ils passeront pour le café…

Juliette – Très bien, dans ce cas, je vais en refaire…

Jasmina – J’espère que je n’ai pas gaffé en lui parlant de sa maladie orpheline… Elle avait l’air un peu gênée…

Antoine et Juliette échangent un regard coupable.

Aymar – Mais j’y pense, ça vous dirait de passer Noël avec nous à la montagne ? Après le drame qui nous a frappé, du coup, on a hérité d’un chalet dans les Alpes du côté du Grand Bornand.

Jasmina – On pourrait se réunir tous pour fêter notre premier Noël en famille !

Aymar – Notre nouvelle famille !

Antoine et Juliette ont l’air terrifiés. Le portable de Juliette sonne.

Juliette – Oui ma chérie ? Comment ça, quelle maladie génétique ? Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler… Je t’expliquerai tout à l’heure, d’accord…

Juliette range son portable.

Antoine – Nous avions préféré ne pas lui en parler jusqu’à aujourd’hui… Tu n’as pas entendu sonner, chérie ?

Juliette – Non, je n’ai rien entendu…

Antoine lui fait signe discrètement de faire semblant.

Juliette – Ah si, peut-être… C’est vrai qu’elle marche tellement mal, cette sonnette… Parfois on ne l’entend pas…

Antoine – Ça doit être eux. Tu viens avec moi pour les accueillir ?

Juliette – Je te suis…

Ils sortent en catimini. On entend une porte claquer. Aymar et Jasmina restent silencieux un moment.

Jasmina – On avait raison de se méfier, ils sont vraiment bizarres, non ?

Aymar – Et d’un chiant…

Jasmina – Un couple de profs, quoi…

Aymar – On ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux, ces gens-là.

Jasmina – Qu’est-ce que tu veux ? On ne choisit pas sa belle-famille…

Aymar – Hélas…

Nouveau silence.

Jasmina – C’est curieux, on dirait qu’ils sont partis…

Aymar – Tu crois ?

Un temps.

Jasmina – Je ne le sentais pas ce mariage.

Aymar – Tu penses qu’on en a fait assez ?

Jasmina – La question, ce serait plutôt est-ce qu’on n’en a pas fait un peu trop.

Aymar – On n’aura peut-être pas réussi à empêcher ce mariage, mais en tout cas, je crois que du côté des beaux-parents, on peut être tranquille.

Jasmina – Oui, je crois qu’ils ne sont pas près de nous réinviter.

Aymar – Ou d’accepter les invitations qu’on serait obligés de leur faire par politesse…

Jasmina – Surtout pas pour Noël.

Ils se marrent. On entend la sirène d’une voiture de police qui se rapproche.

Aymar – Finalement, tu as raison… Je me demande si on n’en a pas fait un peu trop, quand même…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-45-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Crise et Châtiment

Crisis and Punishment  –  Crisis y Castigo – Crise e Castigo  –  KRISE A TREST

Comédie de Jean-Pierre Martinez

Distributions possibles :

à 4 : 1 homme/3 femmes ou 2 hommes/2 femmes
à 5 : 1 homme/4 femmes ou  2 hommes/3 femmes
à 6 : 1 homme/5 femmes ou 2 hommes/4 femmes
à 7 : 1 homme/6 femmes ou 2 hommes/5 femmes

Un comédien au chômage, recruté par une banque en faillite, découvre qu’il a été engagé pour faire office de bouc émissaire. Mais le cauchemar ne fait que commencer…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Crise et Châtiment

PERSONNAGES :

Jérôme : Le comédien
Claude : La gérante (ou le gérant)
Dominique : L’assistante (ou l’assistant)
Marie : La femme du comédien
Bernadette : La première cliente
Madeleine : La deuxième cliente

Les personnages de Marie, Bernadette et/ou Madeleine peuvent ou non être interprétés par la même comédienne.

Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Dominique, l’assistante, caricature de la secrétaire maniérée et dévouée, entre dans la pièce, un dossier à la main, suivie par Jérôme, visiblement mal à l’aise dans le costume étriqué, assorti d’une cravate défraîchie, supposé le faire passer pour un cadre.

Dominique – Par ici, je vous en prie… Voici votre bureau, cher Monsieur.

Jérôme (épaté) – Mon bureau ? Vous êtes sûre ?

Dominique – C’est un peu austère, je sais. Mais si vous souhaitez égayer un peu tout ça en accrochant quelques tableaux contre les murs.

Jérôme – Pourquoi pas…

Dominique – En revanche, je vous déconseille tout ce qui est pots de fleurs ou vase.

Jérôme – Ah, oui…

Dominique – Bref, tout ce que quelqu’un pourrait avoir envie de vous jeter à la figure.

Jérôme (surpris) – Bien sûr…

Dominique – Évidemment, pas question non plus de laisser traîner un coupe-papier sur le bureau, ou même une agrafeuse.

Jérôme – Ma femme aussi déteste que je laisse traîner mes affaires…

Dominique – Enfin tout ce qui pourrait être utilisé comme une arme de poing.

Jérôme lui lance un regard inquiet.

Dominique – Madame Claude vous expliquera.

Jérôme – Madame Claude…?

Dominique – La chef de service. C’est elle qui vous a recruté. Elle n’est pas là pour le moment, mais elle ne devrait pas tarder à arriver…

Jérôme – Très bien… Mais votre activité, c’est…

Dominique – Gestion de patrimoine.

Jérôme – Tout à fait…

Dominique – Disons que nous aidons les gens riches à le devenir davantage.

Jérôme – Noble mission… Et ça marche ?

Dominique – Pas à tous les coups, malheureusement… C’est un peu pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Jérôme – Ah, oui ? Je ne sais pas trop, en fait. C’est l’ANPE qui m’envoie… Mais… vous êtes sûre qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?

Dominique – Une erreur ? Quelle drôle d’idée… Et pourquoi ça ?

Jérôme – Disons que je n’ai pas l’impression de correspondre vraiment à…

Dominique – Aucune erreur, rassurez-vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier…

Dominique – J’ai ici votre dossier, et votre profil correspond parfaitement à ce que Madame Claude attend de la personne destinée à occuper ce poste…

Jérôme – Mon profil… Je ne savais même pas que j’en avais un… Il faut dire que d’habitude, il n’intéresse pas beaucoup les employeurs potentiels…

L’assistante ouvre le dossier et y jette un coup d’œil.

Dominique – Voyons voir… Vous êtes comédien, au chômage depuis environ deux ans…

Jérôme – Presque trois, en fait…

Dominique – Le psychologue de l‘ANPE vous décrit comme apathique, résigné, avec une tendance à la culpabilisation et à la dévalorisation de soi…

Jérôme – Et c’est le profil que vous recherchez pour ce poste ?

Elle préfère visiblement ne pas répondre.

Dominique – Je vous remettrai vos tickets restaurants tout à l’heure, n’est-ce pas. Vous désirez un café, Monsieur Charpentier ?

Jérôme – Merci, mais j’ai toujours peur que ça m’empêche de dormir… Enfin, je veux dire… que ça m’empêche de dormir la nuit.

Dominique – Très bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté. Vous avez juste à appuyer sur le bouton de l’interphone.

Jérôme – Ah, parce qu’il y a un… Comme dans les vieux films en noir et blanc, alors…

Elle lui montre la touche sur le téléphone.

Dominique – Et bien là, c’est en couleurs, vous voyez… C’est le bouton vert.

Jérôme – Parfait…

Dominique – N’appuyez sur le bouton rouge qu’en cas d’extrême urgence.

Jérôme essaie de plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère.

Jérôme – Je vois… Le signal d’alarme…

Dominique – Tout à fait… Mais attention, c’est comme dans le TGV. Tout abus sera sévèrement puni…

Il ne sait pas trop si elle plaisante ou pas.

Dominique – Je vous laisse vous installer.

Jérôme – Merci…

Elle sort. Il jette un regard circulaire sur le bureau, ne sachant pas très bien quoi faire. Il se plante devant le portrait de l’homme au dessus du guéridon et le contemple avec perplexité. Il regarde ensuite ce qu’il prend pour un thermos, le prend en main en main, et hésite.

Jérôme – Je ferai peut-être bien de prendre un café quand même, ça va me réveiller un peu… (Il regarde à nouveau autour de lui) Il n’y a pas de tasse… (Il dévisse le bouchon) C’est peut-être le bouchon qui sert de tasse… (Il verse le contenu du supposé thermos dans le bouchon, mais c’est de la cendre qui en sort) Merde, c’est quoi, ça…?

Dominique entre de nouveau dans le bureau. Il essaie de remettre le bouchon en place à la hâte, mais ce faisant renverse la cendre qu’il contenait. La cendre forme un petit nuage qu’il tente de dissiper en agitant sa main. Dominique lui lance un regard réprobateur. Il a l’air d’un enfant pris en faute.

Jérôme – Désolé, je… Mais c’est quoi ce machin ? La lampe d’Aladin ? J’ai cru qu’un génie allait en sortir, et me demander de faire trois vœux.

Dominique – Croyez-moi, il n’y a aucun génie là-dedans. Mais je vous recommande quand même de ne pas y toucher… (Avec un regard inquiétant) Madame Claude n’aimerait pas ça… (Affichant à nouveau un sourire de commande, elle lui tend un carnet) Voici vos chèques déjeuner…

Jérôme – Merci…

Dominique (s’en allant) – À propos, Madame Claude a appelé, elle sera un peu en retard.

Jérôme – Très bien.

Dominique sort. De plus en plus embarrassé, Jérôme fait le tour du bureau, et tente de s’asseoir sur le siège. Surpris par sa profondeur, il se reprend pour adopter un maintien plus digne. Il pose les coudes sur le bureau, et essaie de prendre une pose directoriale. Il décroche le combiné du téléphone pour se donner une contenance. Il essaie de déplacer le téléphone mais se rend compte qu’il est fixé sur le bureau. À cours d’imagination, il bâille, et opte pour une position plus confortable en posant les pieds sur le bureau. Au bout d’un moment, il se met à somnoler. Il est réveillé en sursaut par la sonnerie agressive du téléphone. Surpris, il se casse la figure de son fauteuil. Il se relève et parvient à décrocher.

Jérôme – Oui…? Non, non… Si, si, passez-la moi, merci… Allo, chérie ? Oui, oui, tout va très bien, ne t’inquiète pas… (Essayant de plaisanter) En tout cas, je ne me suis pas encore fait virer… Il faut dire que je n’ai pas encore vu la chef de service… Et bien, je n’ai pas encore vraiment commencé à travailler, en fait… Ce que je dois faire ? Écoute, je t’avoue que je n’ai pas pensé à le demander… J’imagine que Madame Claude me l’expliquera… Oui, c’est le nom de la taulière… Je ne sais pas si c’est son nom ou son prénom… D’accord, je t’appelle dès que j’en sais un peu plus… Mais oui, ne t’énerve pas ! Je te rappelle, d’accord. Bisous.

Il raccroche, hésite un moment, et appuie sur la touche interphone verte.

Jérôme – Dominique ? C’est Jérôme… Oui, le Jérôme qui est dans le bureau à côté du vôtre… Très bien, excusez-moi, je saurai que ce n’est pas la peine de m’annoncer quand j’utilise l’interphone… Je voulais juste vous demander, euh… Je prendrai bien un café, finalement, si cela ne vous dérange pas trop… Combien de sucres ? Et bien… disons trois, si ce n’est pas abuser. Merci beaucoup, Dominique…

La seconde d’après, Dominique arrive avec son café.

Jérôme – Et ben… Le service est rapide… Vous êtes plus efficace que le génie enfermé dans ce thermos…

Dominique le regarde un peu de travers avant de déposer son café sur le bureau, en affichant à nouveau un air avenant.

Dominique – Vous désirez autre chose ?

Jérôme – Non, merci, ça ira… (Elle s’apprête à s’en aller) Enfin, si… (Elle se retourne vers lui) Je peux vous poser une question ?

Dominique – Je vous en prie…

Jérôme – C’est quoi, mon travail, au juste ?

Dominique – Votre travail ?

Jérôme – Qu’est-ce que je suis supposé faire ?

Dominique – Faire ?

Jérôme – Je ne vais quand même pas être payé à ne rien faire ? Non pas que cela me scandaliserait plus que ça, mais bon…

Dominique – Vous êtes là pour rendre service, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Quel genre de services ?

Dominique – Disons que cela relève du Service Après Vente.

Jérôme – Je ne savais pas que dans un département de gestion de patrimoine…

Dominique – Madame Claude vous expliquera tout ça mieux que moi.

Jérôme – Bon…

Dominique – Autre chose que vous aimeriez savoir, monsieur Charpentier ?

Jérôme – Euh, non… Enfin, si… C’est qui, ce type, au dessus du thermos ?

Dominique – Le thermos ?

Jérôme – Sur la photo !

Dominique – Ah… Lui…

Jérôme – C’est l’employé du mois ?

Dominique – C’est votre prédécesseur.

Jérôme – Et il est où maintenant ?

Dominique – Dans le thermos.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est une urne funéraire.

Jérôme – Ah, d’accord… Ah, oui, c’est… Et il est mort de quoi, ce brave homme ? Pour que vous lui rendiez un culte domestique, comme ça…

Dominique – Il est mort dans l’exercice de ses fonctions.

Jérôme – Ses fonctions ?

Dominique – Celles qui sont appelées à devenir les vôtres.

Jérôme – Le Service Après Vente.

Dominique – C’est cela.

Jérôme – Un accident du travail ?

Dominique – On peut appeler ça comme ça. Autre chose ?

Jérôme (abasourdi) – Ça ira pour l’instant, je crois…

Dominique sort. Jérôme se plante devant le portait qu’il examine avec un regard nouveau et plutôt inquiet. Il saisit ensuite l’urne avec délicatesse.

Jérôme – Donc ce n’était pas du marc de café…

Le gros bouton rouge se met à clignoter, et une sonnerie de système d’alarme se met à retentir. Jérôme, paniqué, n’a même pas le temps de décrocher. Une femme, genre executive woman, arrive en trombe dans le bureau, tandis que la sonnerie cesse.

Claude – Alors c’est vous.

Jérôme – Oui, enfin… Moi ?

Elle lui flanque une baffe d’entrée .

Claude – Tenez, voilà pour commencer.

Jérôme (sidéré) – Bonjour Madame…

Claude – Soit vous êtes un escroc, soit vous êtes un incapable. Alors ?

Jérôme – Alors quoi ?

Claude – Vous êtes malhonnête ou incompétent ?

Jérôme – Je… Je ne sais pas… Il faut vraiment que je choisisse…?

Claude – C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?

Jérôme – C’est à dire que…

Claude – Vous en voulez une autre ?

Jérôme – Euh, non… Pas si on peut éviter…

Claude – Vous savez combien ça va me coûter, tout ça ?

Jérôme – Je suis vraiment désolé…

Claude – Il est désolé… Non, mais vous vous foutez de moi !

Jérôme – Je vous assure que…

Claude – Et évidemment, vous allez me dire que vous n’y êtes pour rien.

Jérôme – Je n’irai pas jusque là, mais…

Claude – C’est la faute à pas de chance, c’est ça ?

Jérôme – C’est vrai que… Mais de quoi est-ce que vous me parlez, exactement ?

Claude – Bien sûr, faites l’innocent…

Jérôme – Excusez-moi.

Claude – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Je ne sais pas…

Claude – Vous avez une solution à me proposer ?

Jérôme – Aucune…

Claude – Vous êtes vraiment un pauvre type.

Jérôme – Oui, c’est ce que me dit souvent ma femme…

Claude – Mais évidemment, ça ne vous empêche pas de dormir, tout ça, hein ?

Jérôme – Je peux vous proposer un café ?

Claude – Ben voyons… Mais vous ne réussirez pas à m’amadouer.

Jérôme – Loin de moi l’idée de..

Claude – Et vous ne l’emporterez pas au paradis, croyez-moi.

Jérôme – Je vous le promets…

Claude (changeant de ton) – C’est curieux, cette expression, vous ne trouvez pas ?

Jérôme – Quelle expression ?

Claude – Vous ne l’emporterez pas au paradis… Quand on va au paradis, de toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie d’emporter, puisque c’est le paradis.

Jérôme – Oui… J’imagine qu’il y a déjà tout ce qu’il faut sur place…

Claude (se reprenant) – Mais n’essayez pas de détourner la conversation !

Jérôme – Pardonnez-moi, je…

Claude – Vous êtes un crétin.

Jérôme – C’est à dire que… Je débute et…

Claude – Vous voulez dire que vous débutez dans la crétinerie ?

Jérôme – Oui, en quelque sorte…

Claude – Et bien je vous prédis une grande carrière !

Jérôme – Merci…

Claude – Nous nous reverrons, cher Monsieur… Et plus tôt que vous ne le pensez…

Jérôme – Avec plaisir, chère Madame…

Claude – Et vous vous payez ma tête, en plus ?

Claude hésite, comme si elle cherchait quelque chose. Elle se dirige vers le portrait, le décroche, l’écrase sur la tête de Jérôme, et ressort comme une furie. Jérôme reste là ahuri, avec le cadre du portait sur les épaules. Dominique revient alors, comme si de rien n’était, pour reprendre la tasse à café vide.

Dominique – Tout va bien, Jérôme ?

Jérôme – Euh, oui, merci…

Dominique – Une autre tasse de café ?

Jérôme – Merci, ça ira…

Dominique lui lance un regard et voit le cadre autour de ses épaules.

Dominique – Vous permettez ? (Elle s’approche et ôte le cadre, qu’elle raccroche à son emplacement habituel) Ne vous inquiétez pas, on le remplacera. Nous avons l’habitude.

Jérôme – L’habitude ? Mais… c’était qui, cette folle ?

Dominique – Ah, ça… Eh bien c’était… votre premier rendez-vous.

Jérôme – Mon premier rendez-vous ?

Dominique – Madame Claude vous expliquera…

Jérôme – Ah, non, ça suffit ! Votre Madame Claude ne m’expliquera rien du tout ! Je ne suis pas là pour me faire tabasser, moi !

Dominique – Mais… si bien sûr.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est pour ça que vous êtes là, Monsieur Charpentier. Comme votre prédécesseur.

Jérôme – Pour me faire insulter et recevoir des gifles ?

Dominique – Ce sont les risques du métier…

Jérôme – Quel métier ?

Dominique – Celui pour lequel vous percevrez un salaire !

Jérôme – Et si je ne suis pas d’accord ?

Dominique – On ne va quand même pas vous payer à rien faire, Monsieur Charpentier. Il faut être raisonnable… Je vous rappelle que vous n’avez aucune compétence. Vous êtes comédien…

Jérôme – Très bien… Dans ce cas, je démissionne… (Il s’apprête à s’en aller) Je ne resterai pas une minute de plus dans cet asile de fous…

Dominique – Je vous en prie, attendez au moins le retour de Madame Claude. (Elle se tourne vers la porte) Ah, tiens, justement la voilà…

Madame Claude, la cliente qui a giflé précédemment Jérôme, arrive. Stupéfaction de ce dernier en la reconnaissant.

Jérôme – Madame Claude, c’est vous ?

Claude (très aimablement) – Enchantée, cher Monsieur.

Dominique – Je vous laisse…

Jérôme – Je ne comprends rien… C’est un cauchemar…

Claude – Pardonnez-moi de vous avoir joué cette petite comédie, mais il s’agissait en réalité d’un dernier test en conditions réelles. Avant votre baptême du feu…

Jérôme – Mon baptême du…

Claude – Considérez ça comme un entretien d’embauche ! Entretien que vous avez parfaitement réussi, d’ailleurs. Bravo, Monsieur Charpentier !

Jérôme – Merci, mais… vous pourriez m’expliquer en quoi consiste mon job, à la fin. Votre assistante n’a rien voulu me dire…

Claude – En fait, c’est très simple. Vous allez tout de suite comprendre. Car je sais que vous êtes quelqu’un d’intelligent, Monsieur Charpentier, même si vous avez une tête d’abruti et aucun diplôme pour prouver que vous n’en êtes pas un.

Jérôme – J’ai quand même fait le Cours Florent en auditeur libre…

Claude – Et croyez-moi, ça peut beaucoup vous aider dans vos nouvelles fonctions… Comme vous le savez, nous sommes un département de gestion de grosses fortunes.

Jérôme – Oui…

Claude – C’est à dire que nous nous occupons de faire fructifier l’épargne de nos riches clientes, en leur vendant toutes sortes de produits financiers plus ou moins frais.

Jérôme – Seulement des clientes ?

Claude – Si je vous disais le pourcentage de la richesse nationale qui en France est détenu par des veuves, vous seriez surpris. Vous avez entendu parler des fonds de pension ?

Jérôme – Vaguement…

Claude – Les fonds de pension, c’est l’argent des retraites, et figurez-vous que la plupart des retraités de par le monde sont des veuves.

Jérôme – Je vois…

Jérôme – Alors vous voyez aussi pourquoi nous soignons particulièrement notre clientèle féminine.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – D’autant que les femmes ont aussi l’énorme avantage pour nous de ne strictement rien comprendre aux placements financiers que nous leur proposons.

Jérôme – Je ne suis pas sûr moi-même de…

Claude – Ne vous inquiétez pas. Je vous avoue que je n’y comprends pas grand chose non plus. D’ailleurs, personne n’y comprend plus rien depuis longtemps… En tout cas depuis la mort de mon mari…

Jérôme – Vous êtes veuve ?

Elle fait un geste en direction du portrait accroché contre le mur.

Claude – Hélas… Mon cher époux nous a quitté il y a quelques temps déjà…

Jérôme – Ah, parce que c’est votre…

Claude regarde en direction du cadre et constate les dégâts.

Claude – Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question…

Claude – Ah, oui, c’est vrai… Je me suis un peu laissée emporter, tout à l’heure… Mais vous savez ce que c’est… Vous êtes comédien… Quand on est complètement investi dans son personnage… Bref, notre cliente type, c’est la veuve de Carpentras, comme on dit dans notre jargon.

Jérôme – Très bien…

Claude – Mais à la bourse, c’est comme au casino : il n’y a que la banque qui gagne toujours sur le long terme. Le client, lui, ne peut pas gagner à tous les coups. C’est ça que la veuve de Carpentras a du mal à comprendre. Vous me suivez ?

Jérôme – J’essaie.

Claude – Et puis on a beau dire, cher Monsieur, mais tout de même : pour les riches aussi, c’est la crise.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – Et quand les riches sont moins riches, c’est leur banque qui s’appauvrit.

Jérôme – Cela va de soi.

Claude – Entre nous, nous sommes au bord de la faillite…

Jérôme – Ah, bon ?

Claude – Évidemment, le contribuable viendra encore une fois à notre secours, alors pour nous ce n’est pas si grave que ça, mais bon… On en a vu d’autres, pas vrai ?

Jérôme – Si vous le dites…

Claude – Mais la veuve de Carpentras, elle, elle ne reverra jamais son pognon. Alors on peut comprendre qu’elle ait besoin de se défouler un peu.

Jérôme – C’est bien normal.

Claude – De passer ses nerfs sur quelqu’un en particulier.

Jérôme – Hun, hun…

Claude – Et c’est là où vous intervenez…

Jérôme – Moi ?

Claude – Considérez que vous êtes une sorte de sparing partner pour millionnaires ruinés qui éprouvent momentanément l’irrépressible besoin de boxer quelqu’un.

Jérôme – J’ai plutôt l’impression d’être un punching-ball…

Claude – Allons, Jérôme ! Un grand garçon comme vous ! Ce ne sont que de faibles femmes, après tout !

Jérôme – Non vraiment, je ne pense pas être l’homme de la situation…

Claude – Je vous rappelle que vous avez signé un contrat, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Et pourquoi est-ce que vous ne les recevez pas vous-mêmes, ces clientes que vous avez ruinées ?

Claude – Mais parce qu’en tant que directrice de cette filiale, je représente la continuité de l’institution financière. Je suis responsable de tout, mais comme un ministre de la santé ou un ministre du culte, je ne peux être coupable de rien, sauf à compromettre gravement la crédibilité de tous ceux qui sont au dessus de moi. Il en va de la survie même de cette société, Monsieur Charpentier. Que dis-je ? De la société toute entière ! Le Très Haut ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. C’est à celui qui est tout en bas de l’échelle de payer pour tous les autres. Et le plus bas que nous ayons pu trouver sur l’échelle des hominidés, Jérôme, mais à qui néanmoins on puisse passer un costume sans avoir à rallonger les bras, c’est vous ! Un comédien au chômage !

Jérôme – Et votre mari ?

Claude – Mon mari avait une belle tête d’abruti, un peu comme la vôtre.

Jérôme – Je vois…

Claude – Allez au moins au bout de votre période d’essai, vous prendrez votre décision après…

Jérôme fait un signe en direction du portrait.

Jérôme – Si je suis encore vivant…

Claude – Pensez à votre salaire, et à la situation de l’emploi dans notre pays… Pour les pauvres aussi, c’est la crise, Jérôme. Pensez à votre femme. À vos enfants.

Jérôme – Je n’ai pas d’enfants.

Claude – Pensez à votre femme. À la tête qu’elle fera si vous revenez ce soir à la maison pour lui annoncer que vous vous êtes encore fait renvoyer de votre job dès le premier jour…

Jérôme – Vous ne me laissez pas tellement le choix…

Claude – Je suis certaine que vous êtes fait pour ce poste, Monsieur Charpentier. Et croyez-moi, j’ai vu défiler pas mal de candidats. Vous avez touché le fond, Jérôme. Là où vous en êtes, vous ne pouvez que remonter. On vous a déjà dit que vous aviez une tête à claques ?

Jérôme – Oui, ma femme me le dit souvent. Mais je ne suis pas sûr que dans sa bouche, ce soit un compliment…

Dominique arrive.

Dominique – Le rendez-vous de Monsieur vient d’arriver… Je la fais patienter ?

Claude – Allez, faites encore un petit essai. Vous verrez. Je suis sûre que cela finira par vous plaire.

Jérôme – Ce n’est pas encore un test, au moins ?

Dominique – Ah, non, croyez-moi, celle-là, c’est une vraie cliente. Et elle n’a pas l’air contente du tout…

Claude – Bonne chance, Jérôme… Et souvenez-vous : vous êtes coupable de tout, mais vous n’êtes pas responsable de rien…

Claude sort. Dominique se dirige vers le guéridon, retourne le « thermos » comme pour le remettre dans le bon sens. Elle décroche le cadre, et sort avec. Le bouton rouge se met à nouveau à clignoter et l’alarme à retentir. Bernadette, style grande bourgeoise BCBG, arrive en trombe.

Bernadette – Espèce de salaud ! Vous m’avez ruinée !

Jérôme – Asseyez-vous, je vous en prie…

Bernadette regarde autour d’elle, surprise.

Bernadette – Il n’y a pas de chaise !

Jérôme – C’est vrai… Vous faites bien de me le faire remarquer.

Bernadette – Et s’il y en avait une, je vous la briserais sur le crâne.

Jérôme – Ça doit être pour ça qu’il n’y en a pas…

Bernadette – Mais vous ne payez rien pour attendre…

Elle sort de son sac à main Vuitton un revolver qu’elle braque sur Jérôme.

Bernadette – Si vous croyez en Dieu, c’est le moment de faire une dernière prière.

Jérôme – Je crois que c’est surtout le moment où jamais d’appuyer sur le bouton rouge…

D’une main tremblante, il appuie sur la touche rouge du téléphone.

Bernadette – Vous faites moins le malin, maintenant, hein ?

Jérôme – Attention, je vous en conjure… Ça part tout seul, ces engins-là…

Bernadette – Parfait, je n’aurais qu’à dire ça ! Le coup est parti tout seul, Monsieur le juge !

Jérôme – Mais… qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Bernadette – Je veux que vous me rendiez mon argent.

Jérôme – Ça malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir, Chère Madame. Je vous le promets… Je suis coupable de tout, mais je ne suis pas responsable de rien.

Bernadette – Très bien, alors c’est ma mort que vous aurez sur la conscience.

Elle retourne l’arme contre elle et la braque sur sa tempe. Il panique.

Jérôme – Je vous en prie, ne faites pas ça… Ce n’est que de l’argent, après tout.

Bernadette – Trois millions d’euros.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Il me reste à peine de quoi vivre !

Jérôme – Combien ?

Bernadette se relâche un peu.

Bernadette – Environ dix millions.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Oh, avec dix millions, maintenant, on ne va pas très loin, vous savez…

Jérôme – J’imagine…

Claude arrive. Surprise, Bernadette a un geste de recul et braque à nouveau le revolver sur sa tempe.

Bernadette – Pas un geste ou je me fais sauter la cervelle !

Claude – En tant que chef de service, chère Madame, je tiens d’abord à vous assurer de toute notre solidarité.

Bernadette – Y compris financière ?

Claude – Psychologique, plutôt. Écoutez Geneviève, vous permettez que je vous appelle Geneviève ?

Bernadette – Si vous voulez, mais je m’appelle Bernadette.

Claude – Vous venez de perdre trois millions d’euros, alors naturellement, vous êtes en état de choc.

Bernadette – C’est vrai…

Claude – En réalité, vous êtes à peu près dans le même état de perturbation mentale qu’un smicard qui viendrait de gagner au loto.

Bernadette – Vous vous foutez de moi !

Claude – Laissez-moi terminer ! Dans le même état, mais à l’envers : vous, vous devez accepter l’idée que vous n’êtes plus aussi riche que vous l’avez été.

Jérôme – Il lui reste quand même dix millions d’euros…

Bernadette – Vous on ne vous a rien demandé ! D’ailleurs tout ça c’est à cause de votre totale incompétence en matière de placements financiers ! Osez dire le contraire ?

Jérôme – Je… Non…

Bernadette – Vous voyez ? Il le reconnaît lui-même. C’est un imbécile !

Claude – J’y viens, chère Madame. Nous avons tout à fait conscience des insuffisances de cet être flasque et visqueux, qui a malheureusement abusé de notre confiance comme de la vôtre.

Bernadette – Couille molle.

Claude – Et même si malheureusement, pour des raisons légales assez obscures, nous ne pouvons pas le mettre à la porte, nous veillerons à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.

Bernadette – Ah, oui ? Et comment ?

Claude – Nous envisageons tout d’abord des châtiments corporels. Vous ne trouvez pas que ce type a une tête à claques.

Bernadette – Si…

Claude, par surprise, flanque une claque à Jérôme, qui en reste éberlué.

Claude (à Bernadette) – Allez-y, ne vous gênez pas, vous non plus… Vous verrez, ça va vous soulager…

Bernadette – Vous croyez ?

Claude – Faites-moi confiance, chère Madame.

Bernadette flanque aussi une gifle à Jérôme.

Claude – Alors ?

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Jérôme – Oui, ben moi, ça ne me fait pas du bien !

Claude – Je me demande même s’il n’est pas possédé par le démon de la finance…

Claude sort un crucifix de sa poche et le dirige vers Jérôme.

Claude – Jérôme Kerviel, sort de ce corps immédiatement ! (À Bernadette) Ça marche à tous les coups, mais l’effet n’est pas toujours visible immédiatement…

Bernadette – Vous ne pensez pas qu’on devrait le brûler, pour plus de sécurité ? Comme on brûlait autrefois les sorciers…

Claude – En tout cas, à terme, on pourrait envisager l’incinération…

Le portable de Bernadette sonne, et elle répond.

Bernadette – Oui ? Ah, oui, excusez-moi… Non, non, je serai chez vous dans une petite demi-heure… Merci, à tout à l’heure… (Rangeant son portable) Excusez-moi, c’était mon coiffeur… J’avais oublié que j’avais rendez-vous ce matin… J’étais tellement contrariée…

Claude – Et ça se comprend…

Bernadette – Il faut que j’y aille… Vous savez ce que c’est ? Le temps que ça prend pour obtenir un rendez-vous chez un coiffeur digne de ce nom… Et je marie ma fille demain… Et dire que mon mari ne pourra pas voir ça.

Jérôme – Et pourquoi ça ?

Bernadette – Mais parce qu’il est mort ! (À Jérôme) Vous, vous ne payez rien pour attendre… (À Claude) Merci, vous aviez raison, ça m’a un peu soulagée…

Claude – Mais, je reste à votre service, Chère Madame.

La cliente s’en va.

Claude – Ça s’est plutôt bien passé, non ? Pour un baptême du feu… Bravo, vous vous en êtes très bien tiré.

Jérôme (se frottant la joue) – Ah, vous trouvez ?

Claude – Enfin, vous vous en êtes tiré… Quand elles sont suicidaires, comme ça, il faut absolument canaliser leurs tendances autodestructrices pour les transformer en une agressivité positive qui puisse se tourner vers autrui…

Jérôme – Et autrui, c’est moi…

Claude – Je suis très contente de vous, Jérôme. Si vous continuez comme ça, dans trois mois vous passez en CDI.

Jérôme – Je ne sais pas trop… Non mais vous avez vu ? Elle a failli me tuer !

Claude – Mais elle ne l’a pas fait.

Jérôme – Elle m’a quand même collé une baffe ! Et vous aussi !

Claude – Je vais être franche avec vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier.

Claude – Avec votre tête de looser et votre CV qui ressemble au menu de Noël des restos du cœur, qu’est-ce que vous pouvez espérer faire dans la vie ?

Jérôme – Pas grand chose, je sais…

Claude – J’imagine que dans les précédents postes que vous avez occupés, on a dû souvent vous remonter les bretzels injustement, non ?

Jérôme – Les précédents postes que j’ai occupés…

Claude – Avec la tête à claques que vous avez, j’imagine qu’au cours de vos études, vos profs ont dû vous coller pas mal de torgnoles, non ?

Jérôme – Mes études…

Claude – Et bien ici, au moins, vous serez payé pour cela. Et vous jouirez en secret de la plus grande considération de la part de votre hiérarchie.

Jérôme – Je risque ma peau, quand même !

Claude – C’est pour cela que vous serez considéré comme un héros, Jérôme ! Que dis-je ? Presqu’une divinité ! Je parie qu’avec votre tête de faux cul, vous avez aussi été enfant de chœur, je me trompe ?

Jérôme – Non…

Claude – Alors souvenez-vous ! Je suis l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde ! En prenant sur vous l’ensemble des fautes de notre société, vous serez notre Jésus Christ, Jérôme. Vous en avez déjà les initiales. C’est un signe tout de même !

Jérôme – Les initiales ?

Claude – JC ! Jérôme Charpentier !

Jérôme – Carpentier.

Claude – Oui, bon, pour les initiales, ça ne change rien, non ?

Jérôme – Non…

Claude – En vérité, je vous le dis, Monsieur Charpentier, vous étiez prédestiné pour occuper ce poste de bouc émissaire. Alors bienvenu parmi nous !

Elle sort. Jérôme s’effondre dans son fauteuil, anéanti. Bernadette revient alors, suivie par Claude. Jérôme se lève, par réflexe.

Bernadette – Une dernière chose…

Jérôme – Je vous en prie…

Bernadette – Vous êtes vraiment une couille molle.

Bernadette lui flanque une autre gifle.

Claude – Et bien allez-y, Jérôme, tendez l’autre joue !

Jérôme, dans un état second, s’exécute. Bernadette lui flanque une autre gifle.

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Claude – N’est-ce pas ? Vous pouvez aussi lui mettre un bon coup de pied aux fesses, si ça vous chante.

Bernadette – Vraiment ?

Claude – Jérôme ?

Jérôme (se tournant) – Oui ?

Bernadette en profite pour lui mettre un coup de pied aux fesses.

Bernadette – Ah, oui, ça soulage…

Claude – Au revoir chère Madame, je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin ? Vous revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous !

Bernadette s’en va.

Claude – Elle vous adore déjà…

Jérôme – Vous pensez qu’elle reviendra souvent ?

Claude – Vous me rappelez mon mari, Jérôme. Qui sait ? Je finirai peut-être par vous épouser.

Jérôme – Mais je suis déjà marié…

Claude – En tout cas, félicitation. Je suis très contente de vous. Vous êtes déjà devenu un véritable paillasson.

Jérôme – Merci.

Claude – Vous verrez, vous finirez par y prendre goût.

Jérôme – Tout de même… Des baffes, passe encore, mais un coup de revolver… Je suis peut-être un carpette… mais je n’ai pas envie de me faire trouer le paillasson.

Claude – Il arrive aussi aux inspecteurs du travail de se faire plomber d’un coup de chevrotine, et pourtant, il y a encore des candidats… C’est la crise, Jérôme ! Là, au moins, ce ne sont que de petits calibres. Des armes pouvant tenir dans un sac à main Vuitton…

Jérôme – Ça se voit que n’êtes pas à ma place…

Claude – Vous êtes drôle, Jérôme… Évidemment, puisque je vous paie pour être à la mienne… Écoutez, vous m’êtes sympathique, alors voilà ce que je vous propose : une prime pour chaque paire de gifles, et un bonus pour chaque blessure par balle. Ça vous va ?

Jérôme – Je préférerais un gilet pare-balle.

Claude – Allons, Monsieur Charpentier… Les plus grands funambules travaillent sans filet. C’est ce qui fait la grandeur de leur métier. Vous êtes un artiste, Jérôme !

Claude sort. Le téléphone sonne.

Jérôme – Ah, oui, chérie, c’est toi… Ah, oui, tu trouves que j’ai une voix bizarre ? Si, si, tout va bien… Écoute, c’est une sorte de… C’est un peu difficile à expliquer… Je viens de recevoir ma première cliente… Écoute, plutôt bien… D’après ma chef de service, en tout cas… Eh bien oui, pourquoi pas… je viens de toucher mes tickets-restaurants, justement… D’accord, à tout à l’heure… (Il raccroche) Je n’en reviens pas d’avoir dit que ça se passait plutôt bien…

Dominique, vêtue cette fois d’une blouse blanche, façon infirmière. Elle tient un verre à la main, qu’elle pose sur le bureau.

Dominique – Alors, Jérôme ? Rien de cassé ?

Jérôme – Non, je ne crois pas…

Dominique – Je vais quand même vous ausculter, n’est-ce pas ? Simple examen de routine, ne vous inquiétez pas. Levez-vous je vous prie.

Il se lève. Elle procède sur lui à un examen sommaire, à l’aide des quelques instruments médicaux qu’elle porte autour du cou ou dans ses poches de blouse.

Dominique – Ouvrez la bouche et tirez la langue, s’il vous plaît… Merci… Penchez-vous un peu en avant, et dites trente trois millions… Parfait… Et bien je crois que vous êtes encore bon pour le service… Bravo… (Elle lui tend un cachet et le verre d’eau) Tenez, avalez ça quand même, ça vous fera du bien…

Jérôme – Ce n’est pas du poison, au moins.

Dominique – Allons, voyons… Pourquoi voudrais-je vous empoisonner ?

Il avale le cachet sans broncher.

Jérôme (avec un geste du côté du guéridon) – Et lui, il est mort de quoi ?

Dominique – Lui ?

Jérôme – Le type dans le thermos.

Dominique – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – C’est vous qui me l’avez dit tout à l’heure !

Dominique – Je vous ai dit qu’il y avait quelqu’un enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – Mais ce n’est PAS un thermos !

Dominique – Alors pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un d’enfermé dedans ?

Elle prend le verre vide, se dirige vers le thermos, et le remplit de café à la stupéfaction de Jérôme.

Dominique – Un petit café, pour faire passer le goût du médicament ?

Jérôme – Non, merci…

Dominique – Bon, et bien c’est moi qui le bois, alors. (Elle vide le verre). Vous voyez, ça n’est pas du poison non plus… Mais c’est vrai qu’il n’est plus très chaud…

Jérôme reste stupéfait, commençant à douter de sa raison. Marie arrive dans le bureau, genre assez quelconque et pas très élégante. Le personnage de Marie peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette.

Dominique – Ah, vous avez une nouvelle visite… (En aparté) Et elle n’a pas l’air de bonne humeur…

Jérôme – C’est ma femme.

Dominique – Très bien, je vous la laisse… Je veux dire : je vous laisse…

Dominique sort. Marie la regarde partir avec un air méfiant.

Marie – Tu as une assistante pour toi tout seul ?

Jérôme – C’est dingue, non ?

Marie – Et un bureau individuel ?

Jérôme – Pas mal, hein ?

Marie – Alors ? Tu vois que j’ai bien fait de te faire abandonner le théâtre pour trouver enfin un vrai boulot !

Jérôme – Oui…

Marie – Alors, comment ça se passe ?

Jérôme – Écoute… je ne sais pas très bien quoi te dire, en fait.

Marie – Ils ne vont pas te garder, c’est ça ?

Jérôme – Non, c’est moi… Je ne suis pas sûr de vouloir rester…

Marie – Non, mais tu plaisantes ?

Jérôme – Tu ne vas pas me croire, mais… ils me tapent.

Marie – Ils te tapent ? Mais moi aussi, Jérôme, mon patron me tape.

Jérôme – Ah, bon ?

Marie – Mes collègues me tapent. Mes clients me tapent. Tout le monde me tape ! Mais bon, il faut bien gagner sa vie !

Jérôme – Ah, non, mais moi, quand je dis qu’ils me tapent, je veux dire… qu’ils me tapent vraiment, tu comprends ?

Marie – Ils te tapent vraiment ?

Jérôme – Ils me filent des baffes !

Marie – Ah, oui…

Jérôme – Des coups de pieds au cul !

Marie – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ?

Jérôme – Pour ?

Marie – Pour essayer de te défiler encore une fois !

Jérôme – Mais pas du tout !

Marie – Je te préviens, Jérôme, c’est ta dernière chance. Si tu n’es pas capable de garder ce poste, cette fois, je te quitte.

Jérôme – Ne t’énerve pas, chérie, je disais ça… C’était juste pour parler… Mais oui, bien sûr, je vais le garder, ce boulot…

Marie – Très bien… Tu m’as promis ?

Jérôme – Sur la tête de… Tiens, de mon prédécesseur…

Marie – Bon, alors je te laisse… Il faut que je file…

Jérôme – Tu ne déjeunes pas avec moi ? Je t’ai dit, j’ai des tickets restaurant !

Marie – Désolée, mais ce sera pour une autre fois. J’avais complètement oublié que je devais déjà déjeuner avec ma mère.

Jérôme – Ah, oui ?

Marie – C’est lundi, Jérôme… Tous les lundis, je déjeune avec ma mère…

Jérôme – Bien sûr… Excuse-moi de ne pas y avoir pensé…

Marie – Allez, bon courage…

Jérôme – Toi aussi…

Elle s’en va, mais se ravise.

Marie – Ah, au fait… Tu pourrais me passer tes tickets-restaurants, puisque tu ne vas pas t’en servir ?

Jérôme – Bien sûr, ma chérie, tiens les voilà.

Jérôme lui tend son carnet de tickets.

Marie – Merci. Bon et bien j’y vais. Alors à ce soir ?

Jérôme – Oui.

Marie – Et bon appétit quand même.

Dominique revient avec une pile de lettres.

Dominique – Elle n’a pas l’air commode, Madame Charpentier…

Jérôme – Il faut savoir la prendre…

Dominique – Tenez, voici votre courrier.

Elle dépose les lettres sur son bureau.

Jérôme – Parce que j’ai aussi du courrier ?

Dominique – Bien sûr !

Il jette un regard sur les enveloppes.

Jérôme – Qu’est-ce que c’est ?

Dominique – Des lettres d’insultes, principalement. De menaces, bien sûr… Quelques enveloppes piégées, mais c’est très rare. Et puis vous n’êtes pas obligé de les ouvrir, hein ? Voulez-vous que je vous en débarrasse tout de suite?

Jérôme – Oui, je vous remercie…

Dominique – Très bien Monsieur Charpentier… Si vous permettez, j’en ouvrirai quand même une ou deux avant de les confier à notre service de déminage. Il y en a parfois qui sont assez amusantes. Je ne devrais pas, mais je ne résiste jamais à la tentation d’en lire quelques unes…

Dominique reprend les lettres et s’en va. Jérôme s’effondre sur son fauteuil et tente de souffler un peu. On entend un bruit d’explosion.

Jérôme – La curiosité est un vilain défaut…

Mais Jérôme n’a guère le temps de soupirer. Le voyant rouge se met à nouveau à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir. Madeleine, genre riche parvenue un peu vulgaire, entre dans le bureau. Le personnage de Madeleine peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette et/ou Marie.

Madeleine (sèchement) – Bonjour Monsieur.

Jérôme – Bonjour Madame. Vous voulez me gifler tout de suite, ou vous préférez m’insulter un peu avant ?

Madeleine (surprise) – J’avoue que c’est tentant, avec la tête à claques que vous avez, mais…

Jérôme – Ne vous gênez surtout pas. Je l’ai bien mérité, je vous assure.

Madeleine – Non, vraiment, je…

Jérôme – Donnez-moi au moins un bon coup de pied dans les tibias ! Il faut bien que je justifie mon salaire !

Madeleine – Écoutez, je ne comprends pas… Grâce à vos conseils avisés, j’ai multiplié mon capital par trois en deux ans.

Elle lui tend la main et il a un geste de recul, comme si elle s’apprêtait à lui flanquer une gifle.

Madeleine – Madeleine.

Il se reprend et lui serre la main.

Jérôme – Badeleine ?

Madeleine – Vous êtes enrhumé ?

Jérôme – Non, pourquoi ?

Madeleine – Vous avez dit Bas de Laine.

Jérôme – J’ai peut-être la joue un peu enflée…

Madeleine – Bref, je venais vous remercier, au contraire, et…

Jérôme – Me remercier ?

Madeleine – Tenez, d’ailleurs je vous ai apporté des bonbons…

Elle sort de son sac une boîte de bonbons qu’elle lui tend. Il semble très surpris, avant de péter les plombs. Il envoie valser la boite et son contenu.

Jérôme – Mais je n’en veux pas de vos bonbons !

Madeleine – Excusez-moi, si j’avais su, je vous aurais apporté des chocolats. Vous aimez le chocolat ?

Jérôme – Vous me faites perdre mon temps, vous comprenez ?

Madeleine – Des fleurs, alors ?

Jérôme – Vous croyez vraiment que je n’ai que cela à faire ?

Madeleine – Non, bien sûr, mais…

Jérôme – Et puis vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Madeleine – Quoi ?

Jérôme – Vous êtes trois fois plus riche qu’avant ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour ça ?

Madeleine – Rien…

Jérôme – Et vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Non…

Jérôme – Venez un peu par ici !

Elle s’exécute. Il la prend sur ses genoux et lui donne une fessée.

Jérôme – Vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Si, ça commence à venir…

Jérôme – Et maintenant, fichez-moi le camp !

Madeleine – Très bien, Monsieur Charpentier…

Madeleine s’en va, toute penaude. Dominique arrive, en trombe, le visage noirci par l’explosion d’une enveloppe piégée.

Jérôme – Quoi encore ?

Dominique – Je suis vraiment désolée pour ce quiproquo. Il s’agit d’une erreur, évidemment. Mais d’habitude, il n’y a que les clientes insatisfaites qui demandent un rendez-vous. Et puis comme vous le voyez, j’étais encore en état de choc…

Claude arrive. Dominique s’éclipse.

Jérôme – Je suis vraiment confus. J’ai cru que… Je me suis peut-être un peu laissé emporter…

Claude – En effet… (Émoustillée) Je ne savais pas que sous ces airs de chien battu se cachait un véritable pitbull…

Jérôme – Vous n’allez pas me licencier pour faute au moins ? Ma femme tient beaucoup à ce que je conserve ce poste.

Claude – Vous licencier ? Mais pas du tout, voyons ! D’ailleurs la cliente avait l’air ravie de ce petit entretien avec vous… Elle envisage même de nous confier le restant de ses économies.

Jérôme – Ah, oui ?

Claude – Je me demande si je ne vais pas élargir le périmètre de vos compétences, Jérôme.

Jérôme – Mes compétences…

Claude – Mais auparavant, bien sûr, il faudrait que je vous fasse passer un autre petit test, afin de vérifier que vous avez bien la poigne nécessaire.

Elle commence à se déshabiller.

Claude (folle de son corps) – Moi aussi je gagne de l’argent en dormant, Jérôme… Je mérite une bonne punition…

Elle appuie sur le bouton rouge qui se met à clignoter, et la sonnette d’alarme se déclenche.

Noir.

Lumière.

Claude se rhabille, tandis que Jérôme remet lui aussi un peu d’ordre dans sa tenue. Dominique arrive avec un nouveau portrait qu’elle accroche au mur à la place de l’ancien. Il s’agit d’un Christ en croix. Jérôme s’approche du portrait et le regarde.

Jérôme – Mais c’est moi, là !

Dominique – Vous êtes l’employé du mois, Jérôme.

Claude – Alors, heureux ?

Dominique – Votre femme va être fier de vous, Monsieur Charpentier.

Il reste un instant déconcerté.

Claude – Ça c’était la bonne nouvelle, Jérôme…

Jérôme – Parce qu’il y a une mauvaise nouvelle ?

Claude – Nous l’apprenons à l’instant. Notre banque vient d’être déclarée en faillite.

Dominique – Les veuves en ruines se pressent contre les grilles de l’agence.

Claude – Il va falloir trouver rapidement quelque chose pour les calmer…

Jérôme – Je vois… Beaucoup de travail pour moi en perspective…

Dominique – Je crains que cette fois, cela ne suffise pas, hélas.

Claude – Il va falloir frapper un grand coup.

Dominique – Faire un geste symbolique.

Claude – C’est la survie même de notre système bancaire qui est en jeu, Jérôme.

Jérôme – Dites-moi que c’est un cauchemar…

Claude (à Dominique) – Allez chercher le marteau et la faucille…

Dominique – Vous voulez dire le marteau et les clous.

Claude – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dominique sort.

Claude – Il va falloir être courageux, Jérôme.

Le voyant rouge se met à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir.

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Le téléphone sonne, et il se réveille en sursaut. Il décroche.

Jérôme – Oui…? Ah, Dominique ? Oui, oui, d’accord… Non, non, ça va… Je me suis endormi un moment, et j’ai fait un cauchemar…

Il se lève, encore dans le cirage, et se dirige vers le guéridon. Il prend le thermos.

Jérôme – J’ai besoin d’un bon café, moi…

Il dévisse le thermos et va pour se servir un café dans le bouchon. Mais c’est une fumée blanche qui semble en sortir et qui enveloppe la scène, baignée d’une lumière irréelle, tandis que résonne une voix off qui peut être celle de Claude.

Claude – Vous avez le droit de faire un vœu, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Moi, c’est Carpentier, en fait…

Claude – Autant pour moi…

Jérôme – Et d’habitude, c’est trois vœux, non ?

Claude – C’est la crise, Monsieur Carpentier.

Jérôme – Un seul vœu… Bon, alors disons… Je peux avoir un café ?

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Marie arrive dans son bureau et l’aperçoit.

Marie – Jérôme ?

Jérôme – Marie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Marie – J’ai demandé à ton assistante de m’annoncer, mais comme tu ne répondais pas…

Jérôme – Excuse-moi, j’ai dû m’assoupir un instant…

Marie – Tu te souviens qu’on devait déjeuner ensemble ?

Jérôme – Oui, oui, bien sûr… Je suis prêt… On y va ?

Marie – Ok. Tu es sûr que ça va ?

Jérôme – Oui, oui, ça va. La routine…

Marie – Bon…

Ils s’apprêtent à sortir.

Jérôme – J’ai juste fait un cauchemar incroyable… Tu ne peux pas savoir…

Marie – Ah, oui ?

Jérôme – Tu vas rire, mais j’ai rêvé que tu étais ma femme.

Marie – Mais Jérôme… Je suis ta femme…

Jérôme – Ah… Dans ce cas je crois que ce cauchemar n’est pas encore tout à fait terminé…

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-37-6

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Happy Hour

Comédie de Jean-Pierre Martinez

4 personnages : 2H/2F ou 1H/3 F
5 personnages : 1H/4F ou 2H/3F ou 3H/2F
6 personnages : 1H/5F ou 2H/4F ou 3H/3F ou 4H/2F

Dans un bar de nuit, surveillé par la police à la recherche d’un dangereux psychopathe, un inquiétant barman sert de confident à des clientes esseulées ayant rendez-vous avec de mystérieux partenaires rencontrés sur le net… Outrance et humour noir, à mi-chemin entre le Splendid et les Monty Python…


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Quatre étoiles

Four Stars –  Cuatro Estrellas – Quatro Estrelas – Vier Sterne 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Une comédie très space qui ne manque pas d’air…  Quatre passagers qui n’ont rien en commun participent à un voyage touristique dans l’espace. La cohabitation se passe plus ou moins bien jusqu’au moment où la tour de contrôle leur annonce qu’en raison d’une fuite d’oxygène, ils vont devoir être rapatriés d’urgence. Problème : il n’y aura pas assez d’air pour tout le monde. L’un d’eux doit se sacrifier, sinon ils périront tous. Ils ont une heure pour trouver celui ou celle qui acceptera d’endosser l’étoffe d’un héros…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Quatre Étoiles

Personnages : Edouard – Kimberley – Natacha – Igor

Acte 1

Le module principal d’un vaisseau spatial. S’agissant d’une comédie, on ne s’interdira pas un futurisme kitch façon science fiction de série Z. Le mur du fond peut être recouvert d’une toile peinte figurant le ciel étoilé visible depuis la baie vitrée. De part et d’autre deux cloisons, avec d’un côté le terminal de la radio de bord en forme de téléphone muni d’une lampe rouge clignotante, et de l’autre une hachette également rouge derrière une vitre comme dans les trains (avec la mention « à ne briser qu’en cas d’urgence »). Le quatrième mur figure aussi une baie vitrée offrant aux passagers une vue imprenable sur la terre, la lune et les étoiles, selon la rotation du vaisseau. Côté cour une sortie vers le poste de commandement et le laboratoire, côté jardin une autre vers les cabines. Edouard, debout face aux spectateurs, admire émerveillé le spectacle.

Edouard – C’est incroyable, regardez, Kimberley ! On voit la France !

Kimberley, semblant chercher quelque chose, lance un regard distrait dans sa direction.

Kimberley – Ah, oui… C’est vraiment tout petit…

Edouard – On distingue nettement la côte bretonne, l’estuaire de la Gironde, le bassin d’Arcachon… Pour un peu, on verrait mon yacht ! C’est là qu’il est amarré…

Kimberley – Avec Google Earth, Edouard, vous le verriez. Si je retrouve mon portable…

Edouard – C’est dingue… On a beau savoir que les mappemondes d’aujourd’hui sont strictement fidèles à la réalité, contrairement aux cartes du Moyen-Age qui ne mentionnaient pas l’Amérique… Là on en a la preuve visuelle !

Kimberley – Ne me dites pas que vous avez payé une fortune pour participer à ce vol seulement pour vérifier que l’Amérique existait vraiment ?

Edouard – Mais regardez, on voit même la Corse ! (Il s’approche de la baie vitrée) Ah non… Ça, c’est une chiure de mouche sur le pare-brise… (Il se recule et reprend son observation) La botte, là, c’est l’Italie…

Kimberley (jetant quand même un coup d’oeil) – C’est marrant, d’ici, on ne voit pas du tout les frontières…

Edouard – Vous vous attendiez à quoi ? Les voir dessinées en pointillés comme sur une carte Michelin ? Il paraît qu’à l’époque, on pouvait voir le mur de Berlin, depuis l’espace.

Kimberley – Ah oui, c’est dommage qu’il n’existe plus.

Edouard – Il reste la Grande Muraille de Chine. Ça au moins c’est du solide…

Kimberley – Oui…

Edouard – Et vous ? Pourquoi est-ce que vous avez fait ce voyage, alors ?

Kimberley – C’était le premier prix d’un concours organisé par TF1.

Edouard – Et vous avez gagné ! Bravo !

Kimberley – Il fallait donner le nom de la candidate qui avait été éliminée la veille dans une émission de téléréalité.

Edouard – Et dire qu’à moi, ce petit voyage dans l’espace m’a coûté un million de dollars…

Kimberley – Bon, après, il y avait un tirage au sort… On était plus d’un million à avoir trouvé la bonne réponse. Mais pour tout vous dire, j’aurais préféré gagner le deuxième prix.

Edouard – C’était quoi ?

Kimberley – Une Twingo.

Edouard – Ah oui…

Kimberley – Mais neuve, hein ! Avec toutes les options : vitres électriques, autoradio, clim… Il fait un peu chaud ici, non ?

Edouard se remet à contempler le spectacle qui s’offre à lui.

Edouard – C’est vraiment incroyable ! Pas besoin de regarder la météo à la télé. Je peux tout de suite vous dire que d’ici une heure, un gros cyclone va dévaster le Nicaragua. Et croyez-moi, ça va faire du grabuge. Qu’est-ce que c’est marrant…

Kimberley, toujours préoccupée par ses recherches, regarde un peu partout dans la cabine, sauf vers la baie vitrée.

Kimberley – Je l’avais dans les mains tout à l’heure. Il ne s’est pas envolé, quand même…

Elle tombe nez à nez avec Igor, le commandant de bord, qui arrive du poste de commandement.

Kimberley (minaudant) – Ah, Igor !

Igor – Vous cherchez quelque chose, Kimberley ?

Kimberley – Oui. Mon iPhone.

Igor (lui tendant son iPhone) – Je l’ai retrouvé qui flottait au plafond dans les toilettes. On a une petite panne du système de gravité artificielle dans cette partie du vaisseau. Je vais essayer de réparer ça…

Kimberley – Ah, merci commandant !

Igor – Malheureusement, ce n’était pas le seul OVNI qui flottait dans les toilettes… Mais qu’est-ce que vous comptez en faire ?

Kimberley – Ben passer un coup fil !

Igor – Ah, je crois que ça ne va pas être possible, Kimberley.

Kimberley – Dans les avions, c’est seulement au moment du décollage qu’il faut couper son portable, non ?

Igor – Oui. Mais là on est dans une navette spatiale. Vous pouvez toujours rebrancher votre iPhone. Mais ça m’étonnerait fort qu’à 180 kilomètres d’altitude vous captiez un réseau. Ou alors, vous me donnerez le nom de votre opérateur…

Kimberley – Oh, non… Alors ce n’est pas possible de téléphoner pendant toute la durée du… C’est pire qu’au théâtre, alors !

Igor – Désolé…

Kimberley – Ne me dites pas qu’on est totalement coupés du monde !

Igor – Coupés du monde, pas forcément… Disons seulement que dans l’espace, si votre iPhone venait à sonner, ce ne serait pas un terrien au bout du fil…

Le téléphone de Kimberley se met à sonner, et elle répond, interloquée.

Kimberley – Allo…? (Se reprenant) C’est la fonction réveil, j’ai oublié de changer l’heure.

Igor – Il faut reconnaître que quand on est en orbite autour de la terre, ce n’est pas facile de décider quelle heure il est vraiment.

Kimberley – Mais je ne sais pas moi. En cas d’urgence, par exemple. Alors on ne pourrait même pas appeler les pompiers ?

Igor désigne le terminal mural de la radio de bord.

Igor – En cas d’urgence, nous sommes reliés à la tour de contrôle par la radio de bord. Mais si c’est pour changer un rendez-vous avec votre coiffeuse, j’ai peur que ça ne doive attendre jusqu’à notre retour sur terre…

Kimberley soupire.

Kimberley – Je ne sais même pas quoi mettre ce soir… C’est une soirée habillée ?

Igor – Moi je viendrai plutôt habillé, mais après, c’est comme vous le sentez…

Kimberley (minaudant à nouveau) – Oh, commandant…

Natacha arrive, et croise Kimberley qui sort.

Natacha (froidement distante) – Bonjour Kimberley. Ça va comme vous voulez ?

Kimberley (imitant ET) – Téléphoner maison…

Tête de Natacha. Kimberley s’en va.

Edouard – Regardez, de ce côté-ci, on voit la lune !

Igor regarde partir Kimberley en fixant plutôt son attention sur sa chute de reins. Ce qui n’échappe pas à Natacha.

Natacha – De ce côté-là aussi… (À Igor) Qu’est-ce qu’elle voulait, la shampouineuse ?

Igor – L’adresse de votre coiffeur. Mais rassurez-vous, je n’ai rien dit. Il faudrait d’abord me passer sur le corps…

Natacha n’a pas le temps de répondre.

Edouard – Alors Igor ! C’est la soirée du commandant aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous nous avez mijoté de bon ? C’est quand même la Saint Sylvestre, que diable ! On ne va pas se taper encore vos plats lyophilisés arrosés d’eau tiède…

Igor – Rassurez-vous, Edouard, tout est prévu pour fêter dignement la nouvelle année. Ce sera de la dinde au marron… lyophilisée, arrosée de notre meilleur champagne russe… tiède.

Edouard (soupirant) – Au prix où j’ai payé mon billet pour ce séjour quatre étoiles, j’espérais au moins avoir droit à du caviar français !

Igor – Vous auriez dû emporter quelques unes de vos fameuses saucisses, Edouard…

Edouard – J’en avais une pleine valise, figurez-vous ! Mais on m’a dit que j’étais en excédent de bagages… C’était ça ou mon lecteur de DVD et ma collection complète des Simpsons…

Natacha – Et comme vous êtes un homme de goût…

Edouard – Bon, en attendant, histoire de me mettre un peu en appétit, je vais refaire un petit tour dans la salle d’apesanteur. Je ne m’en lasse pas…

Igor – Je comprends ça… (En aparté à Natacha) C’est le seul endroit où il arrive à ne pas être lourd…

Edouard – Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond ! (Tête de Natacha qui ne connaît visiblement pas les Simpsons). Alors, Natacha ? Ça avance, vos recherches ?

Natacha – Dieu n’a pas créé le monde en un jour… Donnez-moi une petite semaine pour essayer de comprendre comment il a fait.

Edouard – Vous travaillez sur quoi, déjà ?

Natacha – Le Big Bang.

Edouard (sceptique) – Ah… Si vous déposez un brevet, faites-moi signe quand même (Edouard s’en va en chantonnant sur l’air du film Les Simpsons). Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond !

Igor – Il a fait fortune dans la charcuterie industrielle.

Natacha – Il est marrant.

Igor – Il est lourd.

Natacha – Il pèse un milliard de dollars. Et sans ces nouveaux riches prêts à payer des sommes astronomiques pour apercevoir la terre vue du ciel, je ne pourrais plus continuer mes recherches…

Igor – Penser que le mystère de la création du monde sera peut-être élucidé grâce au sponsoring d’une marque de saucisses…

Natacha – Et vous ? Sans le financement des chaînes de télévision, vous en seriez réduit à piloter des charters pour les Baléares plutôt qu’une navette spatiale… Il s’agit de quoi, cette fois ?

Igor – TF1 réfléchit à un nouveau concept de téléréalité. Une sorte de loft en apesanteur… Ou alors une nouvelle version de l’Ile de la Tentation, mais sur la Lune.

Natacha – La Lune de la Tentation. Tout un programme… Alors c’est pour ça que… Kimberley est là ?

Igor – Ils veulent vérifier qu’en dessous de 60 de QI, le cerveau humain résiste bien à l’absence de gravité. Pas question de mettre en danger la vie des futurs candidats…

Natacha – Ils auraient pu faire l’expérience avec une vraie dinde.

Igor – Au moins, on aurait pu se la taper pour le réveillon.

Natacha – Ça, pour vous, c’est peut-être encore possible…

Igor – Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment mon genre.

Natacha – À voir comment vous la reluquiez tout à l’heure, on aurait pu en douter…

Igor (ironique) – Jalouse…?

Natacha – Parce que vous croyez vraiment que vous, vous pourriez être mon genre ?

Igor – Au moins pour le réveillon, je n’ai pas beaucoup de concurrence… À moins que Monsieur Cochonou soit vraiment votre type d’homme…

Natacha (souriant) – Rassurez-moi, votre Ile de la Tentation version Star Trek, ce n’est pas déjà commencé ?

Igor s’apprête à répondre lorsque le terminal mural de la radio de bord, en forme de téléphone, se met à clignoter en rouge.

Igor – Ah, excusez-moi… (Il décroche le combiné) Capitaine Spock, j’écoute… (Natacha s’apprête à partir mais, intriguée par l’inquiétude qu’elle lit sur le visage de Igor, elle se ravise) Oui… Oui… Ok… Non, non… Ok, tenez-moi au courant…

Igor remet le combiné en place.

Natacha – Un problème ?

Igor – Le centre de contrôle vient de déceler une fuite sur le système d’alimentation en oxygène…

Natacha – Grave ?

Igor – On ne sait pas encore… Ils me rappellent dès qu’ils en savent un peu plus… En attendant, il faut brancher l’alimentation de secours…

Kimberley revient. Elle a passé une robe de soirée très sexy.

Kimberley – Vous pensez que je peux mettre ça ce soir ?

Igor, préoccupé, ne semble plus prêter attention à elle.

Igor (à Kimberley) – Excusez-moi, j’ai un petit problème à régler… (En aparté à Natacha) Inutile d’inquiéter les deux touristes avec ça pour l’instant…

Igor sort. Kimberley semble déçue.

Kimberley – Il ne m’a même pas regardée… J’ai l’impression d’être transparente, avec lui… Vous me trouvez transparente, vous ?

Natacha – Votre robe l’est, en tout cas…

Kimberley – Ce n’est pas un peu…?

Natacha – Ah si, ça l’est même beaucoup, mais bon… Le réveillon de Noël, la Saint Sylvestre, ce n’est qu’une fois par an ! C’est la seule période de l’année où une femme a le droit de s’habiller successivement dans la même semaine en sapin de Noël et en pute. Il faut bien en profiter, non ?

Kimberley – Vous n’aimez pas…

Natacha – J’ai dit ça ?

Edouard revient, toujours en chantonnant.

Edouard – Spider Cochon, Spider Cochon, il peut marcher au plafond… Ah, non, c’est trop génial ! Mais je préfère quand même faire ça avant de m’enfiler la dinde.

Kimberley l’interpelle.

Kimberley – Et vous Edouard, comment vous me trouvez ?

Edouard – Ah, non, mais je ne parlais pas de vous… Je ne me serais jamais permis.

Kimberley – Ma robe !

Edouard – Ah, oui, c’est… Ça vous dit de grimper au plafond avec moi ? Je suis sûr qu’à deux, ça doit être encore plus marrant…

Igor revient, dispensant Kimberley de répondre. Natacha remarque qu’il a l’air encore plus préoccupé.

Natacha – Tout va bien Capitaine Spock ?

Kimberley (à Edouard) – Je pensais qu’il était commandant, et qu’il s’appelait Igor…

Igor – Tout va bien. J’ai branché le système d’aération de secours…

Edouard – Le système de secours ?

Igor (affichant un sourire rassurant) – Un petit problème technique, mais ce sera réglé d’une minute à l’autre… Rassurez-vous, nous allons pouvoir réveillonner comme prévu.

Edouard – Tant mieux, tant mieux… Mais au fait, commandant, étant donné que nous tournons autour de la terre presque à la même vitesse que le soleil… Enfin vous voyez ce que je veux dire… À quel moment exactement pourrons-nous considérer qu’il est minuit ?

Igor (avec un sous-entendu) – Croyez moi, Edouard, ça va être le réveillon le plus long de votre vie…

Air inquiet de Natacha.

Edouard – Quelle folie, ce voyage, tout de même… Enfin, c’est un truc qu’on ne fait qu’une seule fois dans sa vie.

Natacha – Vous ne croyez peut-être pas si bien dire…

Edouard – C’est vrai qu’il fait un peu chaud, ici, non ? (À Kimberley) Vous avez raison, vous auriez dû prendre la Twingo. Au moins, il y avait la clim…

Le terminal mural de la radio de bord se remet à clignoter. Igor échange un regard avec Natacha et va décrocher le combiné, pendant que Natacha s’efforce de faire diversion en pointant son doigt vers la baie vitrée côté spectateur.

Natacha – Regardez, on survole la Chine !

Igor (dans le combiné) – Oui…?

Natacha – On voit même la Grande Muraille !

Edouard – Où ça ?

Kimberley – Je ne vois rien…

Natacha – Mais si, là !

Edouard – Ah, oui, peut-être…

Igor (dans le combiné) – Non…?

Edouard – Ah, oui, ça y est, je la vois !

Kimberley – Moi je ne vois toujours rien. Je commence vraiment à me demander ce que je suis venue faire ici.

Igor (dans le combiné) – Ok…

Igor raccroche le combiné, et échange un regard inquiet avec Natacha.

Edouard – C’est le plus beau jour de ma vie !

Natacha – Oui… Et peut-être le dernier…

Igor (à Kimberley) – Allez, Kimberley ! Je vous rappelle qu’aujourd’hui, vous n’avez pas encore fait votre séance de gymnastique en salle d’apesanteur. Vous vous souvenez que cela fait partie de notre programme quotidien…

Kimberley (soupirant) – Ça me donne mal au cœur, moi, de marcher au plafond comme une mouche. Je ne suis pas une mouche ! Pourquoi est-ce que je suis obligée de faire ça ?

Edouard – Je vous accompagne. Vous allez voir, c’est très marrant ! (Il part avec Kimberley tout en chantonnant) Spider Cochonne, Spider Cochonne, elle peut marcher au plafond…

Igor reste seul avec Natacha.

Natacha – Alors ?

Igor – C’est un peu plus grave que prévu…

Natacha – Vous me devez la vérité, commandant. Je vous rappelle qu’au delà de ma mission scientifique, je fais office de copilote de ce vaisseau.

Igor – Le système d’aération principal est définitivement hors service. On va devoir se débrouiller avec le système de secours.

Natacha – Combien de temps d’autonomie ?

Igor – Quatre heures.

Natacha – Suffisamment pour rentrer sur terre en partant tout de suite. Mais pas assez pour pouvoir passer le réveillon ici. Les deux touristes vont être déçus mais bon, ce n’est pas si grave. Edouard sera remboursé, et Kimberley aura sa Twingo…

Igor – Ce n’est pas si simple, malheureusement…

Natacha – Je m’en doutais un peu. Sinon, pourquoi vous feriez cette tête de cocker. Qu’est-ce qui déconne encore, dans cette épave ? Si c’est au sujet des Alien qui flottent dans les toilettes, je suis déjà au courant…

Igor – Le système d’oxygène de secours n’est prévu que pour trois personnes…

Natacha (effarée) – C’est une blague ?

Igor – Pourquoi je ferais cette tête de cocker si c’en était une…

Natacha – Mais… pourquoi ?

Igor – Vous l’avez dit vous-même, ce vaisseau est une épave. Le propulseur a été récupéré de la navette que les Américains viennent de mettre à la casse, l’habitacle de la Station Spatiale Internationale que les Européens viennent d’abandonner… et le module de secours dans lequel nous nous trouvons a été bricolé à partir d’une ancienne capsule russe Soyouz…

Natacha (atterrée) – Conçue pour trois personnes… Mais alors comment ont-ils osé nous laisser partir à quatre ?

Igor – Spider Cochon a payé son billet un million de dollars. Sans lui, le vol était annulé faute des crédits nécessaires… et vous n’auriez jamais pu mener à bien vos recherches.

Natacha – Alors vous le saviez !

Igor – Je vous l’ai dit. C’était notre seule chance de faire ce voyage. Si vous aviez su, est-ce que vous auriez renoncé à cette occasion unique de vérifier vos théories sur le Big Bang ?

Natacha – Non.

Igor – Non. Parce que si vous réussissez, ça vous vaudra probablement le Prix Nobel. Alors ça vous aurait avancée à quoi de savoir ?

Natacha – Admettons, mais les deux surdoués, là, ils ne sont pas nobélisables. Ils avaient le droit de savoir.

Igor – Eux, c’est si ils avaient su qu’ils ne seraient pas venus…

Natacha – Spider Cochon aurait choisi le Club Med de Bora Bora à la place…

Igor – Et Bécassine la Twingo. Avec l’air conditionné…

Natacha – Bravo… Et maintenant qu’est-ce qu’ils proposent, les Gentils Organisateurs, en bas ?

Igor – Rien… On est seuls maîtres à bord, paraît-il. Mais l’équation est simple. On a de l’air pour quatre heures. À trois… Soit on meurt tous asphyxiés avant d’arriver sur terre. Soit l’un d’entre nous doit arrêter de respirer. Pendant une heure…

Natacha – Et comment on fait ça ?

Igor – Avec une capsule de cyanure, par exemple.

Natacha – Pardon ?

Igor – On a aussi récupéré l’armoire à pharmacie de la capsule Soyouz. En cas de coup dur, c’était le plan B.

Natacha – Génial… Reste à trouver le volontaire assez philosophe pour accepter de boire la ciguë.

Igor – J’ai bien une petite idée, mais ça ne va pas vous plaire…

Natacha – Dites toujours…

Igor – Un peu de cyanure en poudre, avec la dinde aux marrons lyophilisée, ça passe très bien. Elle ne se rendrait compte de rien…

Natacha – Elle ?

Igor – La dinde.

Natacha – Vous plaisantez, j’espère.

Igor – Vous préférez Spider Cochon ?

Natacha – Il s’agirait d’un homicide, commandant ! Même si notre conscience pouvait s’en accommoder, je vous rappelle que c’est un acte réprouvé par la loi.

Igor – Mais faire monter quatre personnes dans une épave volante avec seulement trois parachutes, ça c’est légal…

Natacha – Sauver notre peau, d’accord. Mais si c’est pour finir en prison… ou vivre avec ça sur la conscience pendant le restant de nos jours.

Igor – Très bien. Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Edouard et Kimberley reviennent alors, visiblement d’excellente humeur, en fredonnant la chanson de Boris Vian.

Kimberley – Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, envoie-moi au ciel…

Edouard – Je ne ferais pas de mal à une mouche…

Kimberley – Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, je ne suis pas une mouche…

Edouard – Alors, commandant ? C’est l’heure de l’apéro, non ? J’ai les crocs moi !

Kimberley – Moi aussi, j’ai une faim de loup.

Natacha (à Igor) – En tout cas, ça va être difficile de leur cacher plus longtemps la vérité… Sans les affoler inutilement, bien sûr…

Igor – Annoncer à ces deux abrutis que l’un d’entre eux est en excédent de bagages. Mais sans les affoler inutilement, vous dites. Alors là, je suis curieux de voir ça…

Natacha (embarrassée) – Je peux toujours essayer…

Igor – Si vous arrivez à faire ça, vous méritez aussi le Nobel de Psychologie…

Noir.

Acte 2

Un cri strident poussé par Kimberley dans le noir. Un bruit de verre cassé. Puis la lumière se fait. Natacha et Igor s’affairent autour de la jeune femme évanouie afin de la réveiller. Edouard se tient devant eux les yeux exorbités. Il tient à la main la hachette précédemment fixée derrière la vitre qu’il vient de briser.

Igor (à Natacha) – Je crois que finalement, vous devrez vous contenter du Nobel de Physique…

Edouard (brandissant la hachette d’une façon menaçante) – Je ne sais pas ce qui me retient de vous fendre le crâne à tous les deux !

Igor – Le fait que nous sommes les deux seuls à pouvoir ramener ce vaisseau sur terre, peut-être…

Edouard – Je pourrais n’en tuer qu’un ! Vous par exemple…

Igor – Est-ce que vous en seriez capable, au moins ?

Edouard – J’ai fait fortune en dirigeant un abattoir…

Igor – Je ne suis pas un mouton. Mais rien ne vous empêche d’essayer. Je pourrais toujours plaider la légitime défense…

Natacha – Vous croyez vraiment que c’est le bon moment ?

Edouard – Ah oui ? Et ce sera quand le bon moment ? Quand on sera tous morts asphyxiés ?

Igor – Vous nous pompez l’air, Edouard. Je propose que vous arrêtiez de respirer. Ça résoudrait notre problème.

Natacha – Ça y est, elle revient à elle.

Igor – Dommage. Ça aussi, ça aurait pu résoudre notre problème…

Kimberley – Dites-moi que c’est un cauchemar… Et que j’ai gagné la Twingo…

Natacha – Hélas non, Kimberley. Vous avez bien gagné le gros lot…

Edouard – Vous n’êtes pas dans une Twingo avec air conditionné, mais dans un cercueil volant avec air rationné.

Kimberley – Alors c’est vrai ? On va tous mourir !

Natacha – Tous non, je vous assure.

Igor – Vous au moins, vous savez voir le bon côté des choses. Je reconnais bien là votre optimisme…

Kimberley – Il y a quand même une solution, alors ?

Edouard – Oui. (Ironique) La capsule…

Kimberley – On a une capsule de secours ? Alors on est sauvés !

Edouard – La capsule de cyanure ! Vous n’avez pas encore compris ? L’un de nous est de trop, ici. Et on a une petite heure pour décider qui.

Kimberley – Oh, mon Dieu, j’étais sûre que je n’aurais jamais dû quitter la terre. J’aurais dû écouter ma mère. La place d’une femme du monde n’est pas dans l’espace. C’est sûrement un châtiment divin ! Souvenez-vous de la chute d’Icare…

Edouard – C’est qui, celui-là, encore ?

Kimberley – Un personnage de la mythologie grecque ! Il a la prétention de voler comme un oiseau jusqu’au ciel. Mais les Dieux, pour le punir, font fondre ses ailes au soleil…

Igor (à Natacha) – Mais dites-leur, vous, que Dieu n’existe pas. Vous travaillez sur le Big Bang, vous êtes bien placée pour savoir que ce n’est pas le vieux barbu qui a créé le monde !

Natacha – Reste à savoir qui a allumé la mèche du Big Bang…

Igor – Bon, on n’a pas beaucoup de temps pour philosopher, malheureusement, alors qu’est-ce qu’on fait ? On tire ça à la courte paille ?

Edouard – Ah, non ! Ce serait trop facile !

Igor – Si vous commenciez par poser cette hache…

Edouard pose la hache à contrecœur.

Edouard – C’est vous le pilote, non ? C’est vous qui nous avez foutu dans cette merde. Vous êtes le seul qui saviez et vous ne nous avez rien dit ! C’est à vous d’assumer vos responsabilités ! Sur un bateau, c’est le capitaine qui sombre avec son navire. Après avoir fait embarquer tous ses passagers sur les canots de sauvetage !

Igor – Eh, Spider Cochon, redescends sur terre !

Edouard – J’aimerais bien figurez-vous. Et je vous interdis de me tutoyer !

Igor – On n’est pas au cinéma, mon vieux !

Kimberley – Pourtant on est bien sur le Titanic…

Igor – Je ne suis qu’un subalterne, moi. J’ai obéi aux ordres.

Edouard – C’est ce que disaient les kapo dans les camps de la mort…

Les deux hommes sont au bord de l’affrontement. Natacha s’interpose.

Natacha – Ça ne sert à rien de s’énerver. Si ce n’est à brûler inutilement le peu d’oxygène qui nous reste… Mais Igor a raison. Ce serait injuste de chercher un coupable. Et quand bien même nous en trouverions un, je vous rappelle que la peine de mort a été abolie dans la plupart des pays démocratiques.

Edouard (désignant la baie vitrée côté spectateurs) – On n’a qu’à attendre de survoler la Chine ou les États-Unis.

Natacha – Les vrais coupables sont en bas, nous le savons. Et nous savions tous en entreprenant ce voyage que c’était plus dangereux qu’une semaine en hôtel club en Tunisie.

Kimberley – Je suis allée à Djerba l’année dernière, je suis revenue avec la turista…

Les trois autres la regardent un peu déconcertés.

Edouard – Ok, on oublie le tribunal populaire. Alors comment on fait ? (Silence de mort) On pourrait essayer d’identifier celui ou celle d’entre nous dont la perte serait la moins grande pour l’humanité ?

Igor (ironique) – Quelque chose me dit que vous avez des raisons de vous croire indispensable.

Edouard – Je dirige une société qui emploie plus de 200.000 personnes à travers le monde.

Igor – Et vous croyez vraiment que votre usine de saucisses ne vous survivrait pas ? Les actionnaires désigneraient un autre PDG et puis voilà.

Edouard – Et vous ? Vous avez des raisons de vous croire plus indispensable que moi ?

Igor – Pour commencer, je sais piloter ce vaisseau.

Natacha – Moi aussi…

Edouard – Alors vous voyez ? L’un de vous deux suffira bien pour faire le chauffeur et assurer le room service. L’autre peut tout à fait disparaître. (À Natacha) Pourquoi pas vous ?

Igor – Vous vous croyez plus utile à l’humanité qu’un futur Prix Nobel ?

Edouard – Pourquoi pas ?

Igor – Vous avez raison. S’il y avait un Prix Nobel pour les saucisses, je suis sûr qu’il serait pour vous.

Edouard – Mes saucisses nourrissent près d’un tiers de l’humanité. (À Natacha) Vous travaillez sur quoi, déjà ?

Natacha – L’origine du monde.

Edouard – Ça sert à quoi ?

Natacha – À rien.

Edouard – Et vous avez trouvé la réponse à vos questions ?

Natacha – Non.

Igor – Dans ce cas, toute nobélisable que vous êtes, je ne vois pas ce qui vous permet de dire que vous êtes plus utile que nous.

Natacha – Je n’ai jamais dit ça…

Nouveau silence.

Edouard (à Kimberley) – Et vous ?

Kimberley – Quoi, moi ?

Edouard – Donnez-nous une seule bonne raison de penser que si vous ne reveniez pas sur terre vivante, le sort du monde en serait changé…

Kimberley (pathétique) – J’ai deux chats et un canari qui m’attendent à la maison… Sans parler de ma mère…

Natacha – Ça suffit ! On ne s’en sortira pas comme ça non plus ! C’est monstrueux de discuter de la valeur d’une vie par rapport à une autre ! C’est vrai, je n’ai peut-être pas découvert grand chose, mais je sais au moins qu’aucune vie n’est moins précieuse qu’une autre.

Edouard – Parfait. Alors votons !

Kimberley – Quoi ?

Edouard – Vous m’opposiez la démocratie, tout à l’heure. Et il peut y avoir une certaine grandeur à se sacrifier pour les autres. Alors votons pour désigner celui d’entre nous que nous estimons le plus digne d’assumer cet honneur !

Natacha – Je ne suis pas d’accord !

Edouard – Rien ne vous oblige à participer au vote. On est en démocratie. Mais rien ne nous empêche non plus de voter pour vous, sinon, c’est trop facile…

Edouard prend un bloc note et un crayon.

Edouard – Chacun inscrit un nom sur une feuille, la plie, et Natacha procédera au dépouillement. Igor ?

Igor – Vous jurez de vous conformer au résultat de ce vote ?

Edouard – Je le jure.

Igor – Très bien. J’y veillerai…

Edouard inscrit un nom sur une feuille, l’arrache, la plie et la pose sur la table. Puis il passe le bloc et le crayon à Igor.

Edouard – À vous.

Igor – Vous êtes donc tellement sûr de votre popularité ?

Edouard – Et vous ?

Igor fait la même chose que Edouard puis passe le bloc et le crayon à Kimberley.

Edouard – En tout cas, Kimberley, je vous promets que si nous nous en sortons tous les deux, vous aurez votre Twingo. J’y veillerai personnellement…

Igor lui lance un regard assassin. Kimberley hésite, puis marque un nom sur une feuille, arrache la feuille, la plie et la pose sur la table.

Edouard – Natacha… À vous l’honneur de proclamer les résultats du scrutin.

À contrecœur, Natacha saisit un papier et lit.

Natacha – Igor… (Dans une tension est palpable, elle saisit un autre papier) Edouard… (Elle saisit le troisième papier) Kimberley… (Soulagée) Le vote ne permet de dégager aucun élu au martyre…

Igor (à Edouard) – J’ai voté contre vous… Vous avez voté contre moi… Alors qui a voté contre Kimberley ?

Kimberley – C’est moi…

Natacha – Vous êtes volontaire pour vous sacrifier ?

Kimberley – Je me suis trompée… Je croyais qu’on votait pour celui de nous trois qui devait être sauvé…

Regards affligés des trois autres.

Edouard – Très bien, alors ne décidons rien !

Igor – Dans ce cas, nous mourrons tous. (Il regarde sa montre) Dans deux heures environ…

Edouard – Au fait, pourquoi est-ce qu’on est là à discuter, au lieu d’entamer la redescente au plus vite ?

Igor – Parce que la position du vaisseau ne sera favorable à une rentrée dans l’atmosphère que dans une demi-heure environ.

Natacha – Plus tôt, nous rebondirions sur une orbite plus éloignée, et nous serions tous condamnés à tourner éternellement autour de la terre.

Edouard – Et dire qu’on m’a vendu ce voyage sans retour comme un séjour d’agrément…

Igor – Il nous reste donc une petite demi-heure pour décider qui de nous quatre a l’étoffe d’un héros.

Natacha – C’est un choix digne d’une tragédie grecque. Si aucun d’entre nous n’accepte de mourir, nous mourrons tous. Chacun d’entre nous n’a donc le choix qu’entre mourir seul pour sauver les trois autres, ou mourir pour rien avec les trois autres…

Kimberley – Ou faire profil bas en espérant qu’un autre se sacrifie à sa place…

Natacha – Quoi qu’il en soit, on ne s’en sortira pas en désignant un bouc émissaire. Celui qui mourra pour sauver les trois autres doit être volontaire…

Edouard – Parfait… Un candidat…

Silence.

Natacha – Je suis volontaire.

Les trois autres accusent le coup. Mais Edouard est le premier à réagir.

Edouard – Très bien. Alors c’est réglé. Et il nous reste à vous remercier. Même si après tout, comme vous dites, c’était ça ou mourir tous les quatre…

Igor (à Natacha) – Pourquoi vous feriez cela ? Vous vous prenez pour Jésus-Christ ? Vous ne croyez même pas en Dieu…

Edouard – On vous a demandé quelque chose, à vous ? Puisque Madame vous dit qu’elle est d’accord… En tout cas, je vous promets de prendre en charge tous les frais pour vos obsèques. Vous avez des envies particulières ?

Igor – Toi la ferme. Natacha, vous n’allez pas vous sacrifier pour un marchand de saucisses et… une saucisse tout court.

Kimberley – Quelle saucisse ?

Natacha – Qui vous dit que je ne me sacrifie pas pour vous ?

Igor – Je n’en vaux pas la peine, croyez-moi.

Natacha – Disons que c’est un acte d’orgueil, alors. Quitte à mourir, je préfère le faire avec panache. C’est mon côté Cyrano…

Igor – Je ne vous laisserai pas faire ça.

Natacha – Et comment comptez-vous m’en empêcher ?

Igor – C’est moi qui ai la clef de l’armoire à pharmacie. Et si quelqu’un doit se sacrifier ici, c’est moi.

Edouard – Bon, vous n’allez pas vous battre, maintenant…

Natacha – Vous seriez prêt à vous sacrifier pour moi ? Pourquoi ?

Igor – Parce que vous le valez bien…

Edouard – Ce qui est sûr, c’est que vous ne pouvez pas mourir tous les deux. Il faut bien que l’un de vous ramène ce vaisseau à terre. (Parlant de Kimberley) J’ai seulement le permis poids lourd. Et cette charmante jeune femme serait à peine capable de rentrer sa Twingo dans son garage…

Kimberley – Je ne suis pas d’accord.

Edouard – Excusez-moi, pour la Twingo, je retire ce que j’ai dit.

Kimberley – Je ne suis pas d’accord pour que Natacha ou Igor se sacrifie pour nous.

Edouard – Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi. On était sur le point d’y arriver.

Kimberley – Comment pourrions-nous continuer à vivre avec ça ?

Edouard – Très bien, croyez-moi. (Regardant sa montre) Et il ne nous reste plus qu’un quart d’heure pour nous décider !

Igor – Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Kimberley – Le hasard… C’est la seule solution qui me semble juste.

Edouard – Juste, mais risquée…

Natacha – Je me demande si ce n’est pas Kimberley qui a raison, finalement. Si tout le monde est d’accord…

Edouard – J’ai le choix ?

Igor – Pas vraiment…

Kimberley – Reste à trouver l’instrument du hasard.

Igor – Je vous proposerais bien la roulette russe. Dans une cabine Soyouz, ce serait de circonstances. Mais les armes à feu, hélas, sont interdites à bord. De plus, si une balle traversait le cerveau et finissait dans une cloison, on risquerait tous une dépressurisation. Ce serait trop bête…

Kimberley – On a une hache…

Natacha – Ah, oui… Et comment on joue à la roulette russe avec une hache…?

Silence. Ils réfléchissent.

Edouard – On pourrait faire ça au poker ? J’ai amené des cartes… Chaque allumette représente un litre d’air. Et le perdant doit arrêter de respirer…

Kimberley – Je ne sais pas jouer au poker.

Natacha – Moi non plus.

Edouard – Je vous apprendrai ! Vous verrez, c’est très simple…

Igor – N’essayez pas encore de nous embrouiller. Le poker n’est pas un jeu de hasard.

Edouard – Vous avez une meilleure idée…

Igor – Peut-être…

Igor s’apprête à sortir. Edouard s’interpose.

Edouard – Où allez-vous ?

Igor – Chercher des rafraîchissements. Vous avez bien dit que j’étais chargé du room service, non ?

Edouard – Je propose qu’on reste groupés. Qu’est-ce qui nous dit que vous ne préparez pas un coup en douce.

Igor – Vous avez ma parole. Et vous devrez vous en contenter. À moins que vous ne prétendiez m’empêcher de sortir. Physiquement…

Ils se défient du regard, et Edouard finit par s’écarter.

Edouard – Très bien. Nous sommes entre gens bien élevés, après tout…

Igor sort de la pièce. Nouveau silence. Natacha regarde les étoiles par la baie vitrée.

Natacha – Vous allez trouver ça étrange, pour une astrophysicienne, mais je n’avais jamais pris le temps de regarder les étoiles de cette façon. Désintéressée…

Edouard (indifférent) – Ah, oui…

Natacha – Je me demande si la réponse n’est pas là, finalement…

Kimberley – La réponse ?

Edouard – À quelle question ?

Natacha – L’origine du monde ! Et si la réponse n’était pas scientifique, mais purement esthétique. Si Dieu était un artiste…?

Edouard hausse les épaules. Kimberley regarde aussi le ciel étoilé.

Kimberley – C’est vrai que c’est beau.

Natacha (à Edouard) – Vous aussi, si vous avez fait ce voyage, c’est bien pour voir les étoiles de près, non ?

Edouard – Mouais…

Natacha – Je pense qu’en venant ici, on savait tous que pour ce qui est de monter au ciel, on avait déjà fait la moitié du chemin…

Kimberley – Ça va vous paraître étrange, mais finalement, je ne regrette même plus la Twingo. Même si je dois mourir tout à l’heure, j’aurais au moins vu ça avant… Je ne me suis jamais sentie aussi vivante…

Natacha – On disparaîtra tous un jour. On devrait en avoir conscience en se levant chaque matin. Ça nous aiderait à vivre. Après tout, les étoiles meurent aussi. Et le soleil lui-même, un jour, ne se lèvera plus.

Kimberley – Alors nous ne sommes que des étoiles parmi d’autres étoiles ?

Natacha – Quatre étoiles, oui. Et une en trop…

Edouard – Quatre étoiles pour cette épave ? Une en trop, tu m’étonnes…

Natacha (regardant à nouveau le ciel étoilé) – Une étoile en trop, mais laquelle ? Oui, c’est peut-être ça le mystère de l’univers. Du mouvement perpétuel. Un immense puzzle qu’on ne parvient jamais à reconstituer… parce qu’à la fin, il y a toujours une pièce en trop.

Edouard – Mais qu’est-ce qu’il fout, ce con, bordel !

Igor revient en portant un plateau avec quatre coupes de champagne.

Igor – Et si nous trinquions à la nouvelle année ?

Edouard – Vous croyez vraiment que c’est le moment ?

Igor – L’une de ces coupes contient du cyanure.

Silence des trois autres.

Edouard – Vous savez laquelle ! C’est vous avez qui tout préparé !

Igor – C’est pourquoi je prendrai la dernière coupe. À vous l’honneur, Edouard…

Il avance le plateau vers Edouard, afin qu’il prenne une coupe. Edouard hésite.

Edouard – Vous savez vraiment laquelle c’est ?

Igor – Non. Sinon ce ne serait pas drôle.

Edouard se résout à prendre une coupe. Igor tend ensuite le plateau à Kimberley, qui hésite elle aussi.

Kimberley – Je ne supporte pas le champagne. Ca me donne des gaz…

Igor – Désolé…

Kimberley se résoudre à prendre une coupe. Igor tend le plateau à Natacha, qui saisit une coupe sans hésiter. Igor prend donc la dernière coupe. Ils se rapprochent tous les quatre et lèvent leur verre pour trinquer.

Igor – À la santé des survivants !

Ils vident tous les quatre leurs coupes d’un trait.

Kimberley – Il est bien frais… On n’a pas de cacahuètes ?

Noir.

Acte 3

Ils sont tous les quatre assis autour de la table. L’ambiance est lourde.

Kimberley – Je pensais que c’était beaucoup plus bruyant que ça, une fusée. Vous entendez ce silence ? Quand on n’est pas habitué… Ça fait presque mal aux oreilles…

Edouard – Heureusement, sinon on pourrait croire qu’on est déjà mort.

Kimberley – Il y a encore moins de bruit que chez ma grand-mère. Elle habite à Limoges…

Natacha – Le son ne peut pas se propager dans le vide. C’est pour ça qu’on n’entend rien.

Kimberley – À Limoges ?

Natacha – Dans l’espace !

Igor – Pourtant, le cosmos, c’est tout sauf calme. La plupart de ces étoiles que vous voyez briller dans le ciel ont déjà disparu il y a des millénaires, dans un grand feu d’artifice nucléaire. Si Dieu existe, croyez-moi, il ressemble sûrement plus au Docteur Folamour qu’à Georges Moustaki…

Nouveau silence.

Kimberley – Alors les étoiles meurent aussi…

Igor – Oui. Et elles meurent en silence.

Silence.

Edouard – On ne pourrait pas mettre un peu de musique… Ça fout les jetons, non ?

Natacha – Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie…

Edouard – Oui, c’est un peu ce que je voulais dire.

Natacha – C’est de Pascal.

Edouard – Pascal ?

Igor – Un philosophe qui a dit à peu près la même chose que vous. Avec ses mots à lui…

Kimberley reprend une bouchée de son assiette.

Kimberley – Ce n’est pas si mauvais que ça, finalement, la dinde lyophilisée…

Edouard – Ça me donne une idée, tiens. Si je me lançais dans la saucisse déshydratée ? C’est beaucoup plus pratique à transporter, surtout à l’export. (Montrant la taille avec ses doigts) Une petite saucisse comme ça, toute fripée. Juste avant le repas, vous la plongez dans l’eau et hop ! Ça devient une énorme saucisse…

Kimberley – Les marrons, en revanche, c’est quand même meilleur frais.

Igor – Ça ressemble à quoi, des marrons frais ?

Kimberley – À des marrons glacés ?

Edouard – À des châtaignes grillées, plutôt, non ?

Silence.

Natacha – Je ne ressens encore aucun symptôme. Et vous ?

Kimberley – Moi non plus…

Igor – Il faut le temps que le poison agisse.

Edouard – Combien de temps ?

Igor – Un petit quart d’heure, je suppose.

Kimberley – C’est douloureux, le cyanure ?

Igor – Je ne sais pas. Je n’en ai jamais absorbé. Avant aujourd’hui, je veux dire…

Natacha – Pourquoi ce serait vous ? Vous disiez que vous ne saviez pas dans quel verre était le poison.

Igor – Disons… une intuition.

Natacha – D’après mes souvenirs, un empoisonnement au cyanure provoque d’abord des convulsions, une perte de connaissance, puis un coma profond…

Edouard – Ah, oui, quand même… Vous ne nous aviez pas parlez de tous ces effets secondaires…

Natacha – S’agissant d’un produit hautement toxique, le principal effet secondaire, c’est la mort, qui intervient généralement par arrêt du cœur…

Chacun avale sa salive.

Igor – C’était le poison favori de l’aristocratie nazie. Göring s’est suicidé comme ça pour échapper à son exécution après le procès de Nuremberg.

Edouard – Se suicider pour échapper à une exécution… Je ne vois pas trop le bénéfice…

Natacha – Quoi qu’il en soit, l’un d’entre nous sera mort dans les minutes qui viennent. Je propose que chacun raconte ce qu’il voudrait changer dans sa vie s’il avait la chance de revenir vivant sur terre. On ne pourra pas continuer exactement comme avant, non ?

Igor – Très bien… Vous d’abord…

Natacha – Eh bien… Je crois que je retournerai dans ce magasin hors de prix où j’avais vu une petite paire de chaussures à mourir…

Edouard – C’est tout ?

Natacha – Je trouvais le prix tout à fait indécent, à l’époque… Mais cette aventure m’aura appris toute l’importance de la frivolité… Et vous, Edouard ?

Edouard – Pour commencer, je ne quitterai plus jamais le plancher des vaches… Les étoiles, finalement, c’est aussi beau d’en bas. À vouloir trop s’en approcher, on se brûle les ailes, comme votre pote, là… (Regard interrogatif des trois autres) Icare !

Natacha – Ah, oui… Et après ?

Edouard – Je créerai une fondation…

Igor – Vous ?

Edouard – Pourquoi pas ? Comme Bill Gates !

Natacha – Et quel serait le but de cette fondation ?

Edouard – Je ne sais pas, moi… En finir avec la faim dans le monde, par exemple…

Igor – Ah, oui, c’est… C’est bien.

Edouard – Je n’ai pas toujours été aussi riche, vous savez. Je ne suis pas né avec une cuillère en or dans la bouche, comme on dit.

Kimberley – On ne dit pas une cuillère en argent, plutôt ?

Edouard – C’est ça, oui… Moi c’était plutôt une cuillère en argent. Mon père faisait partie de la branche cadette. Alors quand mon grand-père est mort, je n’ai hérité que d’un cinquième de sa fortune environ. Bon, ça faisait déjà un joli paquet, mais… C’est seulement quand mon oncle est mort que j’ai hérité de son empire dans la charcuterie industrielle…

Igor – Au, fond, vous avez eu une enfance malheureuse, vous aussi…

Edouard – Je crois que si je suis devenu le roi de la saucisse, au fond, c’était dans l’idée de nourrir l’humanité toute entière… À ma manière, je suis un idéaliste, moi aussi…

Igor – Et dire que personne n’a vu le révolutionnaire qui sommeille en vous… Promis, si c’est vous qui mourez, on vous fera ériger une statue. Et vous Kimberley ?

Kimberley – Je reprendrai mes études aux Langues O.

Natacha – Vous avez fait des études ?

Kimberley – Ça vous étonne tant que ça ?

Natacha – Non, je veux dire… Des études de langues orientales ?

Kimberley – Oui, je voulais être interprète. Mais j’ai arrêté quand j’ai passé le concours de Miss France…

Edouard – Vous avez été élue Miss France ?

Kimberley – J’aurais pu ! Mais j’ai dû démissionner juste avant la finale… Un de mes ex a ressorti sur internet un film à petit budget que j’avais tourné il y a très longtemps… Une erreur de jeunesse…

Edouard la regarde avec d’autres yeux.

Edouard – Nan…?

Igor – Alors comme ça vous parlez plusieurs langues ?

Kimberley – Le japonais et le mandarin couramment. Et je me débrouille pas mal en russe.

Igor – Si j’avais su, j’aurais fait appel à vos compétences tout à l’heure pour m’y retrouver dans cette armoire à pharmacie. J’ai eu un mal fou à trouver le cyanure. C’était marqué en coréen… Enfin je crois…

Kimberley – Oui, j’ai quelques notions aussi. C’est une très belle langue, le coréen. Très musicale.

Edouard – Surtout le coréen du sud, j’imagine.

Kimberley – Ah, oui, pourquoi ça ?

Edouard – L’accent méridional ! C’est plus chantant, non ?

Kimberley – Oui…

Natacha – Et vous, Igor ?

Igor (visiblement pas dans son assiette) – Je crois que pour moi, le moment est mal choisi pour faire des projets d’avenir…

Kimberley – Oh mon Dieu ! Vous ressentez les premières contractions ? Je veux dire convulsions…

Igor – Je vous laisse finir de réveillonner tranquillement… (Il se lève avec difficulté, et tend une lettre à Natacha) Tenez, je vous avais écrit un petit mot, au cas où… (Natacha prend mécaniquement la lettre) Vous lirez ça quand je ne serai plus là. Je n’aime pas les adieux…

Natacha (bouleversée) – Je vous accompagne.

Igor – Non, merci. Je préfère partir seul… Je vous souhaite à tous un bon voyage…

Kimberley – Vous aussi…

Il quitte la pièce, et les trois autres restent seuls, pétrifiés.

Edouard – C’est toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers.

Natacha se lève, saisit la coupe vide de Igor, examine le fond, et la porte à son nez pour la sentir.

Natacha – Il n’y avait pas de cyanure dans son verre.

Edouard – Comment le savez-vous ?

Natacha – Le cyanure dégage une légère odeur d’amande amère. Je le sais. J’en ai parfois manipulé en laboratoire. Et j’ai l’odorat très fin…

Kimberley s’empare du verre et le sent à son tour.

Kimberley – Ah, oui, moi aussi. J’ai un savon anti-allergénique qui sent exactement comme ça !

Edouard (inquiet) – Alors c’est seulement la dinde qu’il a mal digérée, et c’est l’un de nous trois qui va mourir…?

Natacha sent les trois autres verres.

Natacha – Aucune de ces quatre coupes ne contenait de cyanure.

Kimberley – Pourtant, il avait vraiment l’air très mal…

Edouard – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Natacha – Ça veut dire qu’il a absorbé le poison avant même de remplir les coupes. Délibérément. D’ailleurs, vous avez bien vu. Il savait que c’était lui qui allait mourir. Sinon, pourquoi aurait-il écrit cette lettre…?

Kimberley – Mais… pourquoi ?

Natacha – Il s’est sacrifié pour nous. Volontairement. Mais il ne voulait pas que nous le sachions…

Edouard – Pourquoi il aurait fait ça ? Ça n’a aucun sens !

Natacha – Pour nous laisser bonne conscience, sans doute. En nous laissant croire que c’était le sort qui nous avait sauvé, et non pas son suicide. Et puis les vrais héros qui ne cherchent pas les honneurs…

Kimberley – Mon Dieu…

Edouard – Quel homme…

Natacha – Oui…

Edouard – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette lettre ?

Natacha – Je préfère la lire plus tard, si vous permettez…

Edouard – Ben oui, mais… C’est peut-être important… C’était lui le pilote, quand même… Je ne sais pas moi… C’est peut-être des instructions pour l’atterrissage…

Natacha se résigne à ouvrir l’enveloppe et commence à lire en silence, sous le regard intrigué des deux autres.

Kimberley – Alors ?

Natacha – C’est une sorte de testament…

Edouard – Il nous a légué quelque chose ? C’est vraiment très généreux de sa part…

Kimberley lui lance un regard de reproche.

Natacha – Un testament moral plutôt…

Edouard – Ah, moral… Et alors ?

Natacha – Il voudrait que vous donniez son nom à votre fondation…

Edouard – Quelle fondation ? (Les deux autres lui lancent un regard consterné) Ah, oui, bien sûr… La… La fondation…

Kimberley – Oh, mon Dieu…

Natacha – Vous aussi, Kimberley, il voudrait que vous teniez votre promesse…

Kimberley – Ma promesse ?

Natacha – Celle de reprendre vos études… Il vous lègue le contenu de son Livret de Caisse d’Épargne pour vous permettre de le faire…

Edouard – Combien ?

Natacha – Quinze mille euros.

Edouard – Ah oui, quand même…

Kimberley – Il y a bien un petit mot pour vous aussi…

Natacha – Quelques recommandations pour l’atterrissage, en effet. La seconde craque un peu, et…

Edouard – Et…?

Natacha (bouleversée) – Le reste est très personnel…

Edouard et Kimberley échangent un regard embarrassé en voyant Natacha aux bord des larmes. Soudain, le terminal mural de la radio de bord se met à nouveau à clignoter en rouge. Natacha, dans un état second, décroche mécaniquement.

Natacha – Oui…? (Décomposée) Non…? Et c’est maintenant que vous nous le dites ? Ok, je vous rappelle…

Edouard et Kimberley lui lancent un regard interrogateur.

Edouard – Qu’est-ce qui se passe encore ?

Natacha – Ils ont réussi à réparer la fuite sur le système d’aération principal…

Edouard – En clair ?

Natacha – Nous avons suffisamment d’oxygène pour rentrer tous sur terre sains et saufs.

Kimberley – Génial ! (Réalisant) Oh, mon Dieu ! Igor…

Natacha sort précipitamment.

Natacha – Je vais voir s’il est encore temps de faire quelque chose pour lui…

Edouard et Kimberley restent seuls.

Edouard – Déplorable, cette organisation… Ils vont m’entendre, en bas. On nous avait présenté ça comme un train de luxe genre Orient Express… Du bricolage, oui. Le propulseur de la navette américaine, l’habitacle de la station européenne, le système d’aération russe…

Kimberley – L’armoire à pharmacie nord-coréenne.

Edouard – C’est la Tour de Babybel, cette fusée ! Ah, non, moi je demande à être remboursé. Enfin, le principal, c’est que nous, on est vivants ! Ça y est, on est tiré d’affaire, Kimberley ! Vous vous rendez compte ? Vous n’avez pas l’air contente…

Kimberley – Pauvre Igor…

Edouard – Eh, oui… Voilà ce que c’est que de vouloir jouer les héros… Vous voyez, on a bien fait de ne pas devancer l’appel…

Kimberley – Tout de même… Quel courage… Et puis c’est vrai qu’il était bel homme…

Edouard – Mais je suis là, moi ! Bien en vie ! (Guilleret) Alors comme ça, étant jeune, vous avez tourné dans un film porno ? Franchement, je vous redécouvre, Kimberley… Et en plus vous êtes polyglotte !

Kimberley – Merci.

Edouard – Dites-moi, Kimberley, toute cette aventure m’a fait réfléchir. Mûrir, dirais-je même. Alors j’ai une proposition à vous faire. J’aurais besoin de quelqu’un de confiance pour diriger…

Kimberley (enthousiaste) – Votre fondation ?

Edouard – Quelle fondation ?

Kimberley – Votre fondation contre la faim dans le monde !

Edouard – Ah, ça… Non, je pensais plutôt… Enfin, ça revient au même… Je cherche un responsable des ventes pour attaquer le marché asiatique…

Kimberley – Le marché asiatique…?

Edouard – Je suis sûr que vous feriez une formidable ambassadrice de la saucisse dans cette partie du monde.

Kimberley – Vous croyez…?

Edouard – Vous parlez presque autant de langues que le pape, mais avec votre physique… C’est important, le physique, à notre époque ! Comment voulez-vous que le Vatican arrive à exporter en Chine avec cette vieille chose fripée qui ressemble à une saucisse déshydratée ?

Kimberley – Une saucisse déshydratée ?

Edouard – Un milliard de Chinois qui aujourd’hui ne bouffent que des nems et des rouleaux de printemps ! Vous vous rendez compte si vous parveniez à les convertir à la saucisse ? On ferait un carnage !

Kimberley – Mmm…

Edouard – Et pour ce qui est de la publicité, entre nous, il m’est venu une idée géniale en admirant le ciel avec vous tout à l’heure…

Kimberley – Ah, oui…?

Edouard fait un geste théâtral en direction de la lune pour illustrer le caractère grandiose de son projet.

Edouard – Projeter avec un laser depuis un satellite l’image de ma saucisse sur la surface de la lune, avec mon nom dessus en grosses lettres ! Vous imaginez l’impact ? Ce serait visible de la terre entière ! On est à l’ère de la mondialisation, bordel !

Kimberley, interloquée, n’a pas le temps de répondre. Natacha revient, anéantie.

Natacha – Il est allongé inconscient sur sa couchette… Impossible de le faire revenir à lui… Alors j’ai décidé d’aller le rejoindre…

Edouard – Comment ça, d’aller le rejoindre ?

Kimberley prend des mains de Natacha les tubes de cachets qu’elle tient.

Kimberley – Oh, mon Dieu… Elle a avalé une capsule de cyanure, elle aussi…

Edouard – Oh, non ! Mais alors on va tous mourir ! (Kimberley lui lance un regard étonné) Qui va piloter le vaisseau jusqu’à terre ?

Natacha – Désolée, je n’avais pas pensé à ça… Adieu. Et soyez très heureux ensemble. Moi aussi je vais rejoindre l’homme que j’aime. Pour l’éternité… Mais je vais d’abord faire un détour par les toilettes…

Natacha sort.

Edouard (anéanti) – Ils nous auront tout fait…

Kimberley – Quand même, c’est bouleversant, non…?

Edouard – Quoi ?

Kimberley – Igor… Natacha… Il a accepté de mourir pour la sauver, et elle va le rejoindre dans la mort. C’est follement romantique !

Edouard – C’est surtout très con.

Kimberley – C’est du Shakespeare ! Quelles preuves d’amour ! Vous accepteriez de mourir pour moi, vous, Edouard ?

Edouard – Je crois que maintenant, je n’ai plus le choix, de toute façon. On va tous mourir.

Igor revient juste à ce moment en titubant, avec un tube de médicament entre les mains lui aussi.

Kimberley (interloquée) – Là, ils nous refont carrément Roméo et Juliette…

Igor – Je ne comprends pas, j’ai avalé deux capsules de cyanure, et je ne me sens que légèrement somnolent…

Kimberley examine avec curiosité le tube que Igor a dans la main.

Kimberley – Ce n’est pas du Nord Coréen, c’est du Sud Vietnamien… (Elle regarde à nouveau le tube) Et ce n’est pas du cyanure, c’est un somnifère… périmé depuis 1973.

Edouard – Pas étonnant qu’il ne soit plus très efficace. Mais alors on est sauvés ! Il va pouvoir piloter le vaisseau jusqu’à terre. Si on arrive à le tenir éveillé pendant encore une petite heure…

Igor – Où est Natacha ?

Kimberley (embarrassée) – C’est à dire que…

Edouard – Vous vous sentez en état de conduire ? Sinon montrez-moi ça vite fait avant de vous rendormir. Ça ne doit pas être si compliqué que ça de conduire une fusée… Je vous ai dit, j’ai passé le permis poids lourd à l’armée…

Igor – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Kimberley – Nous sommes sauvés, commandant. Ils ont réussi à réparer le système d’aération principal. Nous pouvons rentrer à la maison…

Igor – Et Natacha ? Dites-moi la vérité !

Kimberley – C’est à dire que…

Edouard – Allez, une de perdue, dix de retrouvée.

Kimberley – Comme elle vous croyait mort…

Igor aperçoit le tube que Natacha a laissé sur la table et le prend.

Igor – Ne me dites pas que…

Kimberley – Hélas si, Igor… Mais vous pouvez au moins être sûr d’une chose. Elle vous aimait aussi…

Igor – Oh, mon Dieu… Je préfère en finir, moi aussi…

Igor prend le tube que Natacha a laissé sur la table.

Edouard – Oh, non ! Ça ne va pas recommencer ! Ça finit par être lassant !

Kimberley prend le tube des mains de Igor et l’examine.

Kimberley – Edouard a raison. Si j’étais vous je ne ferai pas ça… (Igor et Edouard lui lancent un regard interrogatif) Ce n’est pas du Nord Coréen non plus, c’est du Tibétain… (Elle regarde à nouveau le tube) Et ce n’est pas du cyanure, c’est un puissant laxatif à base de plantes…

Edouard – Périmé ?

Kimberley – Hélas non…

Edouard – Avec les toilettes en apesanteur…

Kimberley – Ça va être un véritable tsunami…

Natacha revient juste à cet instant.

Natacha – Vous ne sauriez pas où se trouve la réserve de papier toilette dans ce vaisseau… (Apercevant Igor) Igor ? Alors vous n’êtes pas mort !

Igor – Non, Natacha ! C’est un miracle ! Nous sommes sauvés ! J’ai seulement pris un somnifère ! Et vous, vous en serez quitte avec une bonne turista !

Natacha – Mais c’est merveilleux !

Igor – Je vous aime, Natacha. Depuis le premier le premier instant où je vous ai vue. Voulez-vous être ma femme ?

Natacha – Oui, Igor… (Elle s’apprête à l’embrasser sous le regard attendri des deux autres) Mais excusez-moi un instant, je reviens tout de suite…

Elle sort précipitamment en se tenant le ventre. Et Igor retombe dans un profond sommeil.

Edouard – Je crois qu’ils ne seront pas trop de deux pour ramener cette poubelle au garage…

Kimberley, au bord des larmes, se réfugie dans les bras de Edouard.

Kimberley – Oh Seigneur ! Avec toutes ces émotions… Je crois que mon pauvre cœur va finir par lâcher…

Edouard (troublé) – Vous avez raison… Moi aussi, tout ça m’a fait prendre conscience que la vie courte… Et après tout ce que nous venons de vivre ensemble… Voulez-vous m’épouser, Kimberley ?

Kimberley – Vous seriez prêt à m’épouser, Edouard ? Malgré mes erreurs de jeunesse…

Edouard – Nous avons déjà vécu le pire. Il nous reste le meilleur ! Je vous promets la lune, Kimberley !

Kimberley – La lune ?

Edouard – En vous épousant, je vous donne mon nom ! Vous vous souvenez ? Le laser ! Le nom du roi de la saucisse projeté en gros sur la lune ! Voulez-vous être ma reine, Kimberley ?

Kimberley – Et je pourrais aussi avoir ma Twingo ?

Edouard – Ce sera votre cadeau de mariage ! Avec toutes les options ? Même l’allume-cigare et la rôtissoire à saucisses !

Kimberley – Oh, Edouard… Alors oui… J’accepte d’être votre femme…

Ils s’apprêtent à s’embrasser, mais le téléphone mural se met à clignoter en rouge. Ils échangent un regard inquiet. Edouard se décide à décrocher.

Edouard – Oui…? (Il écoute un instant avec gravité, puis se tourne vers Kimberley avec un grand sourire) Ils ont aussi réussi à déboucher les toilettes !

Kimberley – Alors tout est bien qui finit bien…

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-21-5

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