Théâtre

Entrée des artistes

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

Lui – Excusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope…

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… C’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

Lui – Pas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

Elle – Elle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

Elle – J’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Elle et Lui…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça n’a pas l’air très gai…

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Noir dans la salle.

Elle et Lui, Monologue Interactif

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Théâtre ou studio télé

La société du spectacle

On ne se moque bien que de soi-même. Les gens de théâtre, et notamment les auteurs, sont donc les mieux placés pour dénoncer de façon humoristique leurs propres travers et ceux de tous les professionnels de la profession (comédiens, metteurs en scène, producteurs, critiques, jurys…). Le monde du spectacle (comme celui de l’art en général, d’ailleurs) est en effet un terrain très favorable pour le développement des nombreuses petites manies ou grands défauts qui font le charme de la comédie humaine : orgueil,  vanité, aveuglement, hypocrisie,  jalousie, arrivisme, corruption…

Le théâtre dans le théâtre… et désormais aussi la télé dans le théâtre, peuvent donc constituer le décor d’un comique de la parodie. Auteur de théâtre ayant en outre longtemps travaillé comme scénariste pour la télévision, Jean-Pierre Martinez connaît bien ces deux univers.


Au répertoire de La Comédiathèque

Théâtre 

REVERS DE DÉCORS

PILE OU FACE

Y A-T-IL UN AUTEUR DANS LA SALLE ?

Y A-T-IL UN CRITIQUE DANS LA SALLE

Studio télé

SUR UN PLATEAU

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Revers de Décors

Backstage comedy –  El reverso del escenario – O reverso do cenário

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages (hommes ou femmes)

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…


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TEXTE INTÉGRAL

Revers de Décors

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…

Personnages :

Commissaire
Adjoint
Comédien
Comédienne
Metteur en scène
Directrice du Théâtre
Critique
Ouvreuse
Auteur
Spectateur 1
Spectatrice 1
Président
Présidente

La plupart des rôles peuvent indifféremment être masculins ou féminins (il suffira pour cela de changer les prénoms des personnages). Plusieurs personnages peuvent être interprétés par un même comédien (spectateurs et présidents d’une part, metteur en scène et auteur d’autre part, peuvent être joués par les mêmes comédiens ou comédiennes) 

Nombre de comédiens et comédiennes possibles : 10 à 13
Répartition par sexe totalement modulable.

***

Mikael et Nancy sont debout, le premier à l’avant-scène et la deuxième un peu en retrait. Ils semblent écrasés par le destin qui les accable.

Nancy (avec emphase) – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael se tourne vers la salle, et fait mine de saisir les barreaux d’une fenêtre imaginaire pour regarder dehors.

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile.

Nancy – Je suis un peu nerveuse, pardonne-moi. J’ai tendance à tout surinterpréter…

Mikael (soupirant) – Qui pourrait t’en blâmer, Natacha ? La nuit tombe sur les ruines de cette ville inconnue. Et il est vrai que nous ne sommes pas assurés de voir un nouveau jour se lever.

Silence.

Nancy – Et si nous rentrions à la maison, comme prévu, Dimitri ? Personne ne nous oblige à être des héros. Nous pouvons encore fuir…

Mikael – Je ne sais plus, Natacha. Je n’ai pas le droit d’exiger de toi ce sacrifice. Mais comment pourrions-nous, demain, après une telle lâcheté, nous regarder dans la glace en nous rasant ?

Natacha – Tu as raison, Dimitri, comme d’habitude… Je serai forte, je te le promets…

Mikael – Moi aussi, j’ai peur, Natacha, tu sais…

Natacha – Toi ?

Mikael – Je ne suis qu’un être humain après tout. Mais comment abandonner ici tous ces orphelins qui n’ont pas de parents, et qu’une cruelle maladie a en outre privés de tous leurs pauvres souvenirs, jusqu’à celui de leur enfance malheureuse.

Nancy – C’est cruel à dire, Dimitri, mais comme ils ont perdu la mémoire, si nous les abandonnions à leur triste sort, ils nous auraient vite oubliés…

Mikael – Oui, Natacha. Mais nous, nous ne les oublierions pas. Et le souvenir de cette trahison nous hanterait à jamais.

Nancy – Bien sûr, c’est notre devoir de rester à leurs côtés jusqu’au bout, mais je tremble à l’idée de ce qui pourrait nous arriver… Reverrons-nous un jour notre modeste loft à Montmartre ?

Mikael – Partir ou rester… Quel affreux dilemme ! Et c’est si beau, Montmartre, en automne…

Nancy – Il est encore temps de changer d’avis, Dimitri. N’avons-nous pas déjà nos cartes d’embarquement ?

Mikael sort une carte d’embarquement de sa poche et la regarde avec un air las.

Mikael – Oui, je les ai imprimées ce matin, Natacha. Comme cela me paraît dérisoire à présent… (Lisant) Easyjet, Terminal 2B.

Nancy – Deux B… Two B, comme on dit dans la langue de Shakespeare…

Mikael – Two B… or not to be. Telle est la question…

Gonzague, le metteur en scène, les interrompt en applaudissant depuis les coulisses avant d’entrer en scène.

Gonzague – Bravo ! Vous êtes complètement dans la peau de vos personnages !

Nancy – Vous trouvez, vraiment ?

Gonzague – Je dirais même plus : vous êtes vos personnages !

Mikael – Merci, Gonzague !

Gonzague – Vous allez faire un triomphe ce soir, j’en suis sûr !

Nancy – Grâce à vous, Gonzague…

Mikael – Merci de nous avoir fait confiance pour cette pièce.

Nancy – Etre dirigée par Gonzague de Saint Petersbourg, le metteur en scène le plus en vogue et le mieux payé de la scène contemporaine d’aujourd’hui… Jamais je n’aurais pu en rêver, même dans mes rêves les plus fous.

Gonzague – Mais… si je vous ai choisi, c’est parce que vous le valez bien. (Un temps) Juste une petite chose… Et cette remarque s’adresse à tous les deux, d‘ailleurs… Comment s’intitule cette pièce ?

Mikael – « Le jour juste avant la nuit »…

Gonzague – Voilà… Donc, le titre de la pièce, ce n’est pas « La nuit juste avant le jour », mais « Le jour juste avant la nuit »… Vous me suivez ?

Nancy – J’essaie, Gonzague… J’essaie…

Gonzague – Si ça s’appelait « La nuit juste avant le jour », ce serait une pièce optimiste ! Du genre euh… Après la pluie vient le beau temps… À toute chose malheur est bon… Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort… Ce genre de conneries, vous pigez ? Mais là non !

Mikael – D’accord… Donc là, ce serait plutôt… après le beau temps vient la pluie…

Nancy – Ou… le calme avant la tempête.

Gonzague – Exactement ! Toute la dimension dramatique de cette pièce est résumée dans son titre : « Le jour juste avant la nuit » ! Et il faut qu’on sente dans votre jeu cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (S’énervant) C’est une tragédie, bordel ! On n’est pas dans Au Théâtre Ce Soir !

Nancy – Ah parce que vous trouvez que…

Gonzague – Je n’ai pas dit ça… Mais ce n’est pas une comédie de boulevard ! Même si c’est une tragédie empreinte de beaucoup d’humour, comme cela ne vous aura pas échappé non plus.

Mikael – Bien sûr…

Gonzague – Et il est très important de ne pas passer non plus à côté de ce deuxième degré dans les répliques. Il faut qu’on rit aussi !

Nancy – C’est clair…

Gonzague – Bon, allez, je ne dis plus rien… Je ne voudrais surtout pas vous perturber à quelques minutes de la première…

Nancy – Merci de vos conseils, Gonzague.

Mikael – Ça va sûrement nous aider beaucoup…

Gonzague – Vous allez être formidables, j’en suis sûr. Et vous avez intérêt ! Parce que je peux vous le dire, maintenant : Marcel Rideau, l’auteur, sera dans la salle ce soir… Ainsi qu’Edmonde Ratelier…

Nancy – La célèbre critique de Télédrama !

Gonzague – Comme vous le savez, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps sur la scène parisienne. Un bon papier dans Télédrama, et le succès de la pièce est garanti. Si elle nous assassine, en revanche, c’est le four assuré… Alors soyez bons !

Gonzague s’en va. Les deux comédiens se regardent, passablement déstabilisés.

Mikael – Tu savais que l’auteur venait pour la première ?

Nancy – Non…

Mikael – Jusqu’à maintenant, je n’avais pas trop le trac mais là, je sens que ça commence à monter… Pas toi ?

Nancy – Parce que l’auteur est dans la salle ? Non, pas spécialement…

Mikael – C’est parce que toi, tu n’as pas couché avec lui pour avoir ce rôle.

Nancy – Ah d’accord… Alors c’est pour ça qu’il a refusé mes avances… Ça me rassure sur mon sex appeal…

Mikael – À propos de pile, j’ai vraiment beaucoup de mal avec cette réplique, pas toi ?

Nancy – Quelle réplique ?

Mikael – Je te dis que ma montre s’est arrêtée, tu me dis que c’est un mauvais présage, et je te réponds que ça doit être la pile ! C’est censé être une plaisanterie ou bien…

Nancy – Comment tu le sens, toi ?

Mikael – Ben justement… Je ne la sens pas, cette réplique… Et si je ne la disais pas ? Je pourrais toujours dire que j’ai eu un trou de mémoire…

Nancy – Si on commence à oublier toutes les répliques qu’on ne sent pas dans cette pièce, le spectacle va durer un quart d’heure…

Mikael – Je ne dis pas que la pièce de Marcel Rideau n’est pas intéressante mais… C’est exactement le problème qu’évoquait le metteur en scène tout à l’heure… C’est un drame ou une comédie ?

Nancy – Tu crois vraiment qu’on peut situer l’action d’une comédie en Tchétchénie, dans un orphelinat dont les pensionnaires sont atteints d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer ?

Mikael – C’est vrai que vu comme ça…

Nancy – Même avec beaucoup de deuxième degré, comme dit Gonzague.

Mikael – Cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (Ironique) Je ne savais pas que Marcel Rideau était russe.

Nancy – Ça doit être un russe blanc…

Mikael la regarde interloqué.

Mikael – Tu as couché avec qui, toi, pour avoir le rôle ?

Nancy – Le metteur en scène…

Mikael – Gonzague… Oui, j’ai d’abord essayé par là moi aussi, mais ça n’a pas marché… Maintenant, je comprends pourquoi…

Christelle, la caissière, arrive avec un café à la main, qu’elle tend à Mikael.

Christelle (aimablement) – Voilà ton café, Mikael. Deux sucres, comme tu m’as demandé.

Mikael – Merci ma chérie. Tu es un ange.

Nancy – Tiens, moi aussi, ça me ferait du bien un petit café… Tu peux m’en apporter un, Christelle ? Sans sucre, s’il te plaît.

Christelle (avec un grand sourire) – Plutôt crever espèce de garce.

Christelle repart.

Mikael – Je sens une légère tension entre vous… Il y a une raison particulière ?

Nancy – Elle, elle a réussi à coucher à la fois avec le metteur en scène et avec l’auteur.

Mikael – Chapeau…

Nancy – Mais c’est moi qui ai décroché le premier rôle féminin, et elle un job d’ouvreuse.

Mikael – Ce n’est pas très flatteur pour son ego, je peux comprendre…

Nancy – C’est quand même elle qui ramasse les pourboires…

Mikael – Mais quand tu dis à la fois avec le metteur en scène et l’auteur, tu veux dire… en même temps ou bien successivement ?

Nancy préfère ne pas répondre.

Nancy – Et cette critique, Edmonde Ratelier, elle a la réputation d’avoir la dent dure ?

Mikael – Tu ne sais pas comment on la surnomme, dans le métier ?

Nancy – Ma foi non…

Mikael – Immonde Ratelier !

Nancy médite un instant cette information.

Nancy – On se refait une petite italienne ?

Mikael – Ok.

Nancy débite alors le même texte que précédemment mais très rapidement, sans aucune intonation et sans aucun déplacement.

Nancy – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile. (S’interrompant) Non, j’ai vraiment du mal avec cette réplique…

Josiane, la directrice du théâtre, arrive, accompagnée de la critique Edmonde Ratelier.

Josiane – L’auteur n’est pas avec vous ? Je le cherche partout depuis un quart d’heure…

Nancy – Désolée, nous ne l’avons pas vu…

Josiane – Vous connaissez Edmonde Ratelier, la célèbre critique de Télédrama ?

Mikael – Qui ne connaît pas le sens aigu de la critique de Madame Ratelier…

Edmonde éternue.

Edmonde – Qu’est-ce qu’il y a comme poussière, ici. Vous n’avez jamais pensé à donner un bon coup de balai ?

Josiane – Ah… Quand on est allergique à la poussière, mieux vaut ne pas être critique de théâtre.

Edmonde – Surtout pas de théâtre contemporain… C’est paradoxal, chère amie, mais les grands auteurs du répertoire classique sentent souvent beaucoup moins la naphtaline que les auteurs d’aujourd’hui… Prenez Shakespeare, par exemple. C’est toujours d’une incroyable modernité ! Mais est-ce qu’on jouera encore les pièces de Marcel Rideau dans cinq cents ans ?

Josiane – Madame Ratelier aurait souhaité interviewer l’auteur de la pièce avant le spectacle…

Mikael (tendant la main au critique) – Mikael Delamare… J’incarne le personnage de Dimitri dans la pièce…

Edmonde – Monsieur Delamare… Ravi de vous rencontrer. Je ne vous connaissais que par ce navrant feuilleton sur TF2… Comment est-ce que ça s’appelait déjà ? La Confiture et les Mouches ?

Mikael – Le Miel et les Abeilles.

Edmonde – À la télé, vous aviez l’air plus grand…

Mikael – Et voici ma partenaire, qui joue le rôle de Natacha…

Nancy – Nancy Simpson, très honorée, Madame Ratelier…

Edmonde – Votre visage me dit quelque chose, Mademoiselle Simpson, mais je n’arrive pas à vous remettre…

Nancy – Vraiment… Moi qui me pensais inoubliable…

Edmonde – J’ai dû vous apercevoir aussi à la télévision… Dans un dessin animé, peut-être…

Nancy – Vous avez dû me voir dans une publicité…

Edmonde – Bien sûr ! Ça me revient, maintenant… Pour le papier hygiénique !

Nancy – Je suis très flattée que vous ayez suivi ma carrière artistique avec autant d’attention…

Edmonde – Alors comme ça, vous avez décidé de troquer le papier hygiénique pour les textes de théâtre contemporains ? Remarquez, on se demande parfois si on ne ferait pas mieux de les éditer directement sur ce genre de papier…

Nancy – J’ai eu envie de relever de nouveaux défis, et d’être confrontée à des challenges plus motivants…

Edmonde – Je suis impressionnée, Mademoiselle. Vous parlez comme un cadre commercial qui viendrait d’accepter un poste en Chine pour y exporter du riz camarguais.

Nancy – Une véritable artiste doit prendre des risques, n’est-ce pas ? Se remettre en question sans arrêt. Avec cette pièce, j’ai l’impression de m’engager pleinement au service du théâtre d’aujourd’hui, et de contribuer à édifier les masses laborieuses que la société capitaliste essaie d’abrutir encore un peu plus grâce à la télévision.

Edmonde – Après tout, pourquoi pas vous ? Tout le monde fait du théâtre, maintenant. Même les footballeurs à la retraite.

Josiane – C’est vrai que c’est plus difficile pour un comédien à la retraite de se lancer dans une carrière de footballeur professionnel…

Edmonde – Et en plus, ils se permettent de nous faire la morale ! Ils ont gagné des salaires indécents dans leurs clubs de foot de préférence étrangers pendant des années, ils continuent à s’en mettre plein les poches en tournant dans des publicités pour les assureurs et les banques, et ils jouent dans des pièces qui dénoncent les travers du système capitaliste…

Josiane – La vieillesse est un naufrage… Si Che Guevara était encore vivant aujourd’hui, allez savoir s’il ne tournerait pas dans des publicités pour des après-rasage…

Edmonde – Vous touchez le fond, ma chère Josiane.

Josiane – Pardon ?

Edmonde – Je veux dire le fond du problème. Voilà le véritable drame de la condition humaine, chère amie ! L’homme vit beaucoup trop longtemps ! Et la médecine s’acharne à lui faire gagner encore quelques mois chaque année. Passé trente ans, on ne peut que se répéter ou se caricaturer. Tous les artistes dignes de ce nom devraient être morts à trente ans, croyez-moi. Sans parler des autres…

Christelle, l’ouvreuse, revient avec un air catastrophé.

Christelle – C’est épouvantable, Madame La Directrice… Il est arrivé un terrible malheur…

Edmonde – Cette petite, en revanche, joue très bien la comédie. Je lui prédis une grande carrière… Dans quelle pièce joue-t-elle en ce moment ?

Josiane – C’est l’ouvreuse, Edmonde… Elle aussi rêvait de faire du théâtre, mais elle n’a pas réussi à passer l’épreuve du casting… Quoi donc, mon enfant ? Parlez sans crainte !

Christelle – Marcel Rideau !

Josiane – L’auteur ? Eh bien quoi mon petit ?

Christelle – Je viens de le retrouver.

Josiane – Ah, enfin !

Christelle – Il était enfermé dans les toilettes.

Mikael – Le trac, peut-être… Moi-même, il m’arrive très souvent de vomir avant une première.

Edmonde – Vu les pièces dans lesquelles vous avez joué jusqu’ici, cela ne m’étonne guère, mon jeune ami…

Christelle – Vous ne comprenez pas… Monsieur Rideau est mort !

Josiane – Mort ? Qu’entendez-vous par mort exactement ?

Christelle – Je viens de le trouver pendu dans les toilettes.

Josiane – Rideau ? Pendu !

Christelle – Il s’est pendu avec le cordon de la chasse d’eau, Madame la Directrice ! Croyez-moi, c’est un spectacle épouvantable à voir…

Edmonde – Et pourtant, en tant qu’ouvreuse dans un théâtre, vous avez dû en voir beaucoup.

Josiane – Beaucoup d’auteurs pendus dans les toilettes ?

Edmonde – Beaucoup de spectacles épouvantables !

Josiane – Ah, oui, bien sûr…

Edmonde – Tout de même… Un auteur qui se suicide quelques minutes avant le lever de rideau pour sa première… Quel panache ! Voilà un véritable artiste !

Christelle – Hélas, je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un suicide…

Edmonde – Et vous pencheriez plutôt pour quoi ? Un accident domestique ?

Christelle – Monsieur Rideau a les mains attachées dans le dos avec du scotch.

Josiane – Les mains attachées à une bouteille de scotch ?

Edmonde – Les auteurs sont souvent un peu portés sur la bouteille.

Christelle – Un rouleau de scotch !

Josiane – Ah oui, évidemment, ça change tout…

Edmonde – Vous pensez que ça pourrait être un meurtre ? De mieux en mieux… On se croirait dans un de ces mélodrames qu’on donnait autrefois sur le boulevard du crime…

Mikael – Un meurtre ! Mais c’est affreux !

Nancy – Et le criminel est peut-être encore parmi nous… Il faut prévenir la police !

Josiane – Je m’en charge…

Mikael (lui tendant son Iphone) – Prenez mon smart phone. Je sais que vous n’avez pas de portable…

Edmonde (à Josiane) – Utilisez plutôt le vieux téléphone à cadran qui est dans votre bureau poussiéreux. Pour appeler la police afin de la prévenir d’un crime, ce sera plus théâtral…

Josiane – Vous avez raison…

Josiane sort, suivie de Christelle. Gonzague arrive.

Gonzague – Ah, Madame Ratelier, j’espère que vous n’êtes pas venue pour nous assassiner…

Edmonde – En ce qui concerne l’auteur de la pièce, mon cher Gonzague, il semblerait que quelqu’un d’autre s’en soit déjà chargé à ma place…

Gonzague – Mais que me chantez-vous là, Ratelier ? Et vous en faites une tête… Que se passe-t-il ? On s’apprête à lever le rideau…

Mikael – Justement… L’ouvreuse vient de retrouver Marcel Rideau pendu dans les toilettes.

Gonzague – C’est une plaisanterie ?

Nancy – Hélas non, Gonzague…

Gonzague – Alors c’est pour ça que les toilettes étaient occupées depuis aussi longtemps. Je voulais y aller, et je me demandais qui pouvait bien… Marcel Rideau s’est suicidé ?

Edmonde – Apparemment, il s’agirait plutôt d’un crime…

Nancy – Même si l’hypothèse d’un accident du travail n’est pas encore tout à fait écartée…

Mikael (sceptique) – Pendu à la chasse d’eau les mains attachées dans le dos avec du scotch ?

Gonzague – Je me demandais aussi où était passé mon rouleau de scotch… Mais c’est épouvantable ! Alors il ne nous reste plus qu’à annuler la représentation…

Nancy – On ne va pas jouer ?

Gonzague – Comment voulez-vous jouer une pièce alors que son auteur se balance encore au bout de la corde de la chasse d’eau avec laquelle il vient de se pendre ?

Mikael – Ou d’être pendu…

Edmonde – Ah non, vous n’allez pas annuler ! J’avais déjà écrit ma critique pour m’avancer un peu…

Gonzague – Apparemment, vous avez travaillé pour rien.

Edmonde – Ça m’apprendra à être aussi consciencieuse…

Gonzague – J’espère au moins que la critique n’était pas trop mauvaise…

Edmonde – Rassurez-vous, la directrice est très amie avec un député qui peut me faire obtenir la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres… Je ne vais pas éreinter les pièces qui se jouent dans son théâtre.

Gonzague – Cela m’étonnait aussi que vous soyez venue en personne… On sait bien que les critiques assistent très rarement aux spectacles sur lesquels ils écrivent.

Edmonde – On ne m’y reprendra pas… Pour une fois j’écrivais une critique élogieuse, je ne vais pas pouvoir la publier !

Mikael – Ne vous inquiétez pas, Madame Ratelier… Si vous publiez une critique sur un spectacle qui n’a pas eu lieu, je pense que personne ne le remarquera…

Nancy – Et si en plus il s’agit d’une bonne critique, personne n’ira s’en plaindre.

Gonzague – De toute façon, personne ne va plus au théâtre.

Edmonde – Et surtout pas les lecteurs de Télédrama… Il y a bien longtemps qu’ils ne regardent plus le théâtre qu’à la télévision…

Gonzague – Qu’ils aillent se faire pendre, eux aussi, avec la corde de leur chasse d’eau pendant la pause publicitaire…

Edmonde – Savez-vous, mon cher Gonzague, pourquoi le mot corde ne doit jamais être prononcé dans un théâtre, pas plus que le mot rideau ou le mot sifflet ?

Gonzague – Je l’ignorais jusque là, mais je commence à avoir une petite idée…

Edmonde – Eh bien à vrai dire, il y a plusieurs théories quant à l’origine de cette superstition… La première, c’est que les saltimbanques d’autrefois étaient souvent des crève-la-faim…

Gonzague – Ça n’a d’ailleurs pas tellement changé pour bon nombre d’entre eux…

Edmonde – Ils leur arrivaient donc fréquemment de voler une poule.

Gonzague – Aujourd’hui encore, ce sont les poules qui les nourrissent bien souvent…

Edmonde – Ce qui fait qu’après avoir foulé les planches d’un théâtre, il n’était pas rare que les comédiens de l’époque finissent par fouler celles d’un échafaud… la corde au cou. La deuxième origine supposée de cette superstition est plutôt liée à…

Christelle revient.

Christelle – Les spectateurs sont déjà là… Qu’est-ce qu’on fait ?

Mikael – On ne peut quand même pas jouer la première comme si de rien n’était. Il y a mort d’homme !

Gonzague – Ou alors on lui rend un hommage juste avant de lever le rideau… Je peux improviser un petit discours…

Edmonde – Vous étiez un ami proche ?

Gonzague – J’ai dit que je pouvais improviser…

Edmonde – Bon, dans ce cas, je vais me mettre aussi à la rédaction de sa notice nécrologique. Je la ferai paraître en même temps que la critique qui encensera la première de sa pièce que je n’ai pas vue…

Gonzague et Edmonde sortent.

Nancy – Et moi qui devais faire mes débuts de jeune première sur les planches ce soir… Voilà une carrière théâtrale qui commence bien…

Mikael – Voyons les choses positivement… On n’aura pas à jouer dans cette pièce affligeante… S’il ne me manquait pas encore quelques heures pour valider mon statut d’intermittent, j’avoue que pour moi, ce serait presque un soulagement…

Nancy – Le pire, c’est que j’aurais couché avec le metteur en scène pour rien.

Mikael – Ce n’était pas un bon coup ?

Nancy – En fait, je ne sais pas trop. Je me suis endormie avant qu’il ait fini… Bon ben on ne va pas rester planter là…

Mikael – On n’a qu’à retourner en loge en attendant de savoir ce qui se passe…

Ils s’apprêtent à sortir.

Nancy – Et l’auteur, c’était un bon coup ?

Mikael – Phénoménal…

Nancy – Ce n’est pas ce que m’a dit l’ouvreuse.

Mikael – Elle n’a peut-être pas su par où le prendre…

Nancy – C’est sûrement pour ça qu’elle est restée ouvreuse…

Nancy et Mikael sortent tous les deux. Arrivent Josiane, le directrice du théâtre, et Christelle, l’ouvreuse.

Josiane – Vous ne l’avez pas décroché, au moins ?

Christelle – Le téléphone ?

Josiane – Le pendu ! Vous savez que dans ces cas-là, il ne faut toucher à rien avant l’arrivée de la police ! C’est en tout cas ce qu’on dit dans toutes les séries policières à la télévision…

Christelle – Je l’ai laissé où il est, rassurez-vous… Mais c’est vrai que si on a envie d’aller aux toilettes…

Josiane – Eh bien vous vous retenez mon petit ! Ou alors vous allez au cinéma d’à côté. Il y a des toilettes dans le hall… Où est passée Ratelier ?

Christelle – Je l’ai aperçue qui se rinçait l’œil dans les loges tout à l’heure pendant que les comédiens se changeaient…

Le Commissaire Ramirez et son adjoint Sanchez arrivent (Ramirez et Sanchez peuvent aussi bien être homme ou femme).

Josiane – Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? Vous êtes entrés par la porte de derrière ?

Christelle (pour elle-même) – Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais dû faire dans cet Hôtel Ibis pour avoir le premier rôle dans cette pièce…

Ramirez – Ne vous inquiétez pas, on est de la maison… D’ailleurs, on nous appelle les guignols… (Il montre sa carte tricolore) Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez…

Josiane – Je suis vraiment confuse, commissaire… Je vous avais pris pour des spectateurs égarés… Il y a un cinéma porno juste à côté, et certains clients se trompent de porte. Ils constituent d’ailleurs une part non négligeable de notre clientèle (Elle tend la main au commissaire) Josiane Lefour, je suis la directrice de ce théâtre.

Ramirez lui serre la main.

Ramirez – Ah oui, on sent tout de suite que vous êtes une femme à poigne, Madame Lefour…

Josiane – Pardonnez-moi cette méprise…

Ramirez lance un regard autour de lui.

Ramirez – Voici donc le théâtre du crime… Vous êtes déjà allé au théâtre, Sanchez ?

Sanchez – Le théâtre ? Vous voulez dire… La Cage aux Folles, ce genre de conneries…

Ramirez – Mais non, pas la Cage aux Folles, Sanchez ! Le théâtre, le vrai ! William Shakespeare ! Pierre Corneille ! Jean-Baptiste Poquelin ! Laurent Ruquier !

Josiane – Nous n’avons touché à rien, commissaire. Le corps se trouve dans les toilettes. Si vous voulez bien vous donner la peine…

Ramirez – Allez jetez un coup d’œil, Sanchez. Et voyez si la victime a bien tiré la chasse avant de se ligoter les mains dans le dos avec du scotch et de se pendre avec la corde de la chasse d’eau.

Sanchez – Et si ce n’est pas le cas, commissaire ?

Ramirez – Et bien vous envoyez les selles au labo ! (À Josiane) Il faut tout leur apprendre…

Josiane – L’ouvreuse va vous accompagner…

Ramirez – Et n’oubliez pas le pourboire, Sanchez !

Sanchez – Je ne suis pas sûr d’avoir de la monnaie…

Christelle – Par ici, je vous prie…

Christelle sort, suivie par Sanchez. Ramirez se marre.

Ramirez – Sacré Ramirez… Il débute dans le métier, il faut bien le bizuter un peu… Mais ce n’est pas méchant, vous savez…

Josiane – J’imagine que vous souhaitez interroger les différents protagonistes de ce drame…

Ramirez – Ah parce que c’est un drame ? Je vous avoue que j’ai une petite préférence pour la comédie. Avec mon métier, vous comprenez, si c’est pour retrouver des macchabés sur scène quand je sors le samedi soir avec ma femme…

Josiane – Je parlais du meurtre, commissaire.

Ramirez – Bien sûr…

Josiane – Enfin, s’il s’agit vraiment d’un meurtre…

Ramirez – Hun, hun… Ce n’est pas vous qui l’avez tué, au moins, Josiane ?

Josiane – Moi, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, quand on s’appelle Josiane… On est déjà dans le collimateur de la justice… On parle toujours du délit de sale gueule, mais il y a aussi des prénoms, comme le vôtre, qui sont défavorablement connus de nos services, comme on dit.

Josiane – Mon prénom ?

Ramirez – Si vous saviez le nombre de Josiane que j’ai arrêtées dans ma carrière en tant que serial killeuses ou exhibitionnistes.

Josiane – Vraiment ?

Ramirez – En général, les Josiane sont des perverses narcissiques, et c’est une règle qui ne souffre que très peu d’exceptions, croyez-en mon expérience…

Josiane – Je vous assure, commissaire, que mon casier judiciaire est totalement vierge. Tout comme moi, d’ailleurs.

Ramirez – Mais je plaisante, Josiane !

Josiane – Vous m’avez fait peur, commissaire..

Ramirez – Enfin, vous ferez peut-être un peu moins la maline quand mon adjoint Sanchez vous aura passée à tabac. Vous avez déjà reçu un coup de Bottin Mondain sur la tête, Madame Lefour ?

Josiane – Je pensais que ce genre de méthodes n’avait plus cours dans la police…

Ramirez – Moi, je serai plutôt pour la douceur et la psychologie. Mais dans tous les métiers, vous savez, il y en a qui préfèrent continuer à travailler à l’ancienne… Même parmi nos nouvelles recrues. La foi des nouveaux convertis !

Josiane – Mais je vous jure, commissaire, que…

Ramirez – Je plaisante, Josiane ! Pour une femme de théâtre, vous n’avez pas tellement le sens de l’humour, dites-moi. C’est important, l’humour, vous savez… Surtout quand on fait un métier comme le vôtre. Comme le mien aussi, d’ailleurs…

Josiane – Excusez-moi, je suis un peu perturbée. Avec tout ce qui vient de me tomber sur la tête…

Ramirez – Et la critique, vous êtes sûr qu’elle n’est pas dans le coup ?

Josiane – Pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ?

Ramirez – Les critiques ont l’habitude d’assassiner les auteurs, non ? (Josiane est à nouveau déstabilisée) Ah, je vous ai encore eu, Josiane… Bon alors ils sont où, les comiques ?

Josiane – Les comiques ?

Ramirez – Les comédiens !

Josiane – Je vous les envoie tout de suite, commissaire. Vous désirez un café, ou un petit remontant ?

Ramirez – Vous n’auriez pas une ligne de coke plutôt ? Je sais que dans le monde du show biz, c’est un produit de consommation courante, j’étais à la mondaine avant. C’est d’ailleurs là que j’ai contracté cette mauvaise habitude. J’essaie d’arrêter, mais vous savez ce que c’est…

Josiane (souriant) – Ah non, commissaire, cette fois vous ne m’aurez pas…

Ramirez – Pardon ?

Josiane – Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Ramirez (très sérieux) – Est-ce que j’ai l’air de plaisanter, Josiane ?

Josiane – Je vais me renseigner, mais je ne vous promets rien…

Josiane sort. Ramirez se marre.

Ramirez – Josiane…

Resté seul, Ramirez s’avance vers le devant de la scène, en prenant des poses.

Ramirez (théâtral) – To be… or not to be ?

Mikael arrive par derrière.

Mikael – Vous connaissez la pièce, commissaire ?

Ramirez se retourne surpris et un peu embarrassé.

Ramirez – Qui ne la connaît pas ?

Mikael – Marcel Rideau était un immense auteur. Sa disparition nous laisse tous orphelins…

Ramirez – Marcel ?

Mikael – L’auteur de la pièce que nous nous apprêtions à jouer ce soir ! Et qu’on vient de retrouver pendu au cordon de la chasse d’eau.

Ramirez – Marcel, bien sûr…

Mikael – C’est bien pour enquêter sur ce drame que vous êtes là, commissaire, non ?

Ramirez – Et c’est une affaire que je me fais un point d’honneur à élucider dans les délais les plus brefs, cher ami. Car le commissaire Ramirez est l’ami du théâtre. Et l’ennemi de la pègre. Alors comme ça, vous êtes comédien ?

Mikael – Oui, commissaire.

Ramire – Mais le théâtre, c’est vraiment votre métier ou bien… vous avez un vrai boulot à côté ?

Mikael – Le théâtre est avant tout une passion, vous savez…

Ramirez – Moi aussi, j’ai fait un peu d’art dramatique quand j’étais au lycée. D’ailleurs, ça m’a beaucoup servi dans mon métier. Enfin, je ne suis qu’un amateur…

Mikael – Non, non, mais… On sent que vous avez une très bonne présence sur scène.

Ramirez – Vous trouvez ?

Mikael – Absolument. Ainsi qu’un gros potentiel comique.

Ramirez – Venant de part d’un vrai professionnel, ça me touche beaucoup…

Mikael – Et permettez-moi d’ajouter : une très bonne diction.

Ramirez – Ah, la diction ! Très important la diction. (Surarticulant) Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?

Mikael – Papa boit dans les pins, papa peint dans les bois, dans les bois papa boit et peint.

Ramirez – Si six cents scies scient six cent cigares, six cents six scies scieront six cents six cigares.

Mikael – Dis-moi petite pomme, quand te dépetitepommeras-tu ? Je me dépetitepommerai quand toutes les petites pommes se dépetitepommeront. Or comme toutes les petites pommes ne se dépetipommeront jamais, petite pomme ne se dépetitepommera jamais.

Ramirez, impressionné, s’apprête à enchaîner avant de renoncer.

Ramirez – Oui, bon, revenons à nos moutons… Nom, prénom, état civil, profession…

Mikael – Delamare Mikael, célibataire, comédien.

Ramirez – Alors Monsieur Delamare, que pouvez-vous me dire au sujet de la victime ? Il était auteur de théâtre, c’est bien ça ?

Mikael – Un immense auteur, commissaire.

Ramirez – Savez-vous si Monsieur… Rideau avait une vie dissolue, comme la plupart de ses congénères dramaturges ?

Mikael – Pas à ma connaissance, commissaire.

Ramirez – Des addictions particulières ? Héroïne, cocaïne, cocacolaïne…

Mikael – Je ne pense pas…

Ramirez – Des maîtresses ? Une femme trompée qui aurait pu vouloir se venger de ses infidélités ?

Mikael – Je crois pouvoir affirmer que Marcel Rideau n’était pas un coureur de jupons.

Ramirez – Et qu’est-ce qui vous fait penser que ce monsieur n’était pas porté sur la chose, Delamare ?

Mikael – Je n’ai pas dit que Marcel Rideau n’était pas porté sur la chose, commissaire. J’ai dit que ce n’était pas après les jupons qu’il courait.

Ramirez – N’essayez pas de m’embrouiller, hein ? C’est vous qui teniez la chandelle, peut-être ?

Mikael – Oui, on peut dire ça comme ça…

Ramirez – Quand et où avez-vous vu la victime pour la dernière fois ?

Mikael – Eh bien… C’était je crois pour une première lecture de sa pièce. À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil. Chambre 214. Il y a environ un mois, vers deux heures du matin.

Ramirez – Donc, vous n’êtes pas la dernière personne à avoir vu Marcel Rideau vivant.

Mikael – En tout cas, je crois pouvoir affirmer que je suis la dernière personne à l’avoir vu en caleçon…

Ramirez – Une dernière question, Monsieur Delamare. Et je vous prierais d’y répondre cette fois sans détours…

Mikael – Je vous écoute, commissaire ?

Ramirez – À votre connaissance, Monsieur Marcel Rideau avait-il une bonne assurance-vie ?

Mikael – Je l’ignore, commissaire. Vous pensez que cela pourrait être le mobile du crime ?

Ramirez – Quelle drôle d’idée… Non, c’est juste que j’ai moi-même un petit héritage à placer, et je me demande si je dois opter pour l’immobilier ou pour un produit d’épargne… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mikael – La pierre, ça reste quand même le meilleur placement à long terme, commissaire.

Ramirez – Vous avez raison, surtout la pierre tombale… Je crois que finalement, je vais investir dans un caveau de famille. Merci de votre aide, Monsieur Delamare. Ce sera tout pour l’instant. Vous pouvez m’envoyer votre partenaire ?

Mikael – Je me l’envoie tout de suite, commissaire. Je veux dire… je vous l’envoie tout de suite.

Ramirez – Ah, il faudra encore travailler votre diction, cher ami. C’est combien ces six saucissons-ci ? C’est six sous ces six saucissons-ci. Six sous ceux-ci, six sous ceux-là aussi…

Mikael (l’interrompant) – Petit pot de beurre, quand te dépetitpotdebeurrerastu ? Je me dépetitpotdebeurreriserai quand tous les petits pots de beurre…

Ramirez (l’interrompant) – Oui, bon, ça va, assez rigolé…

Mikael sort. Sanchez revient.

Sanchez – J’ai décroché le pendu, commissaire.

Ramirez – Avant l’arrivée de la police scientifique ?

Sanchez – Ce n’est pas très professionnel, je sais, mais au moins, on pourra utiliser les toilettes…

Ramirez – Vous avez raison. Quelle idée, aussi, de se pendre dans un endroit pareil… Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ?

Sanchez – Je l’ai suspendu à un cintre, dans les loges, avec les costumes de la pièce… Vous privilégiez toujours la thèse du suicide, commissaire ? Même si la victime avait les mains attachées dans le dos ?

Ramirez – J’ai connu un contorsionniste autrefois qui s’est suicidé en s’étranglant lui-même avec ses orteils alors qu’il avait les mains attachées avec des menottes au radiateur de mon bureau…

Sanchez – Pour faire croire à une bavure policière, j’imagine…

Ramirez – Il faut se méfier des apparences, Sanchez. C’est le b a ba de notre métier. Derrière chaque contorsionniste peut se cacher un gauchiste prêt à tout pour salir l’honneur de la police.

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Ramirez – Bon, alors quelles sont vos conclusions, Sanchez.

Sanchez – Je pense comme vous, commissaire. Beaucoup de gens nous détestent, alors que nous risquons notre vie chaque jour pour assurer la sécurité de nos concitoyens…

Ramirez – Je parlais de la victime, Sanchez. Quelles sont vos constatations ?

Sanchez – Apparemment, le décès est consécutif la pendaison. Je veux dire par là que Rideau était encore vivant avant de se pendre.

Ramirez – Ou d’être pendu, Sanchez. Attention, pas de conclusions hâtives.

Sanchez – L’homme, cependant, ne semble pas avoir résisté. Le scotch qui a été utilisé pour lui lier les mains, en revanche, a lui très bien résisté. J’aimerais bien connaître la marque pour avoir la même au bureau.

Ramirez – Vous n’avez qu’à envoyer un échantillon du scotch au labo, ils nous trouveront sûrement la marque. C’est vrai que du scotch de qualité, de nos jours, c’est très difficile a trouver.

Sanchez – Autre détail qui pourrait avoir son importance, commissaire : le cordon avec lequel Rideau s’est pendu est bleu…

Ramirez – Un cordon bleu, je vois… Tout le contraire de ma belle-mère, hélas… Autre chose, Sanchez ?

Sanchez – Non… Enfin si. Rideau avait le pantalon baissé jusqu’aux genoux. Bizarre, non ?

Ramirez – Vous ne baissez pas votre pantalon, lorsque vous allez aux toilettes, Sanchez ?

Sanchez – Si… Mais pas lorsque je vais aux toilettes pour me suicider.

Ramirez le regarde, intrigué.

Ramirez – Et vous vous êtes déjà raté combien de fois, Sanchez ?

Sanchez – Comment ça, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, si vous avez des problèmes personnels, vous pouvez m’en parler. Je suis votre patron, certes, mais je suis aussi votre ami. Que dis-je, presque votre père…

Sanchez – Ah, non, mais je voulais dire : si je voulais me suicider, et que j’allais aux toilettes pour ça, je ne baisserais certainement pas mon pantalon…

Ramirez – Vous me rassurez, Sanchez…

Sanchez – D’ailleurs, si je voulais me suicider, j’utiliserai plutôt mon arme de service, comme les collègues. C’est quand même plus viril, pas vrai commissaire ? La pendaison, c’est plutôt un truc de gonzesses, non ?

Nancy arrive.

Ramirez – Allez vous faire pendre ailleurs, Sanchez. Je dois m’occuper de Mademoiselle. Profitez-en pour prendre la déposition de Monsieur Delamare que je viens d’interroger. Mais je vous préviens, ce type ne m’a pas l’air très franc du collier. Un conseil, Sanchez, ne lui tournez jamais le dos…

Sanchez sort.

Ramirez – À nous deux, Nancy. Vous permettez que je vous appelle Nancy ?

Nancy – Bien sûr, commissaire.

Ramirez – Tout d’abord, une petite question, au sujet de votre prénom, justement. Quelque chose m’intrigue. Nancy… Ça a un rapport avec la ville ?

Nancy – La ville ?

Ramirez – La ville de Nancy ! Non, parce que moi aussi, je suis originaire de là-bas, figurez-vous. Ça nous ferait déjà un point commun…

Nancy – Vous, commissaire Ramirez, vous êtes originaire de Nancy ?

Ramirez – J’ai perdu l’accent du pays, je sais… Mais j’ai quitté Nancy à l’âge de dix-huit ans, pour m’engager dans la légion… C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai opté pour ce nouveau patronyme de Ramirez afin de brouiller les pistes… Mon vrai nom, c’est Roberta Zimmerman. Enfin, c’est une autre histoire. Et vous ?

Nancy – Je suis d’origine anglaise, commissaire, tout simplement…

Ramirez – Nancy Simpson, bien sûr… C’est un nom anglo-saxon. Comme Johnny Halliday ou Eddie Mitchel…

Nancy – En Angleterre, Nancy, est un prénom très courant…

Ramirez – Allez savoir pourquoi ? Pourtant, il n’y a aucune ville qui s’appelle Nancy en Grande Bretagne… Enfin, venons en à l’affaire qui nous occupe… Vous connaissiez personnellement la victime ?

Nancy – Je l’ai rencontré une ou deux fois…

Ramirez – À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil, peut-être…

Nancy – Désolée, mais je ne fréquente pas les Hôtels Ibis… Pour qui me prenez-vous, commissaire ?

Ramirez – Allons ! Tout le monde sait que dans le monde du show biz règne un certain relâchement des mœurs, et les comédiennes ont la réputation d’avoir la cuisse légère… Vous seriez la seule à n’avoir jamais couché pour décrocher un pendu ? Je veux dire pour décrocher un rôle…

Nancy – J’ai dit que je ne fréquentais pas les Hôtels Ibis, commissaire. Je n’ai pas parlé des Sofitels ou des Hiltons.

Ramirez – Donc vous me confirmez que vous n’avez jamais été la maîtresse de Monsieur Rideau.

Nancy – Si vous me permettez, commissaire, j’étais très au dessus de ses moyens… Vous savez, avant de faire du théâtre, j’étais une vedette du petit écran…

Ramirez – Je vous ai adoré dans cette pub pour le papier toilette. D’ailleurs, si vous me permettez à mon tour… (Sortant un stylo) Je peux vous demander un autographe ? C’est pour ma mère. Elle ne rate jamais un passage de ce spot publicitaire à la télévision.

Nancy – Mais je vous en prie…

Sanchez fait à nouveau irruption.

Ramirez – Oui Sanchez ?

Sanchez – Je vous dérange un instant, commissaire, mais je viens de faire une découverte intéressante…

Sanchez tend un rouleau de papier hygiénique à Ramirez.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sanchez – Le papier hygiénique… Celui qui se trouvait dans les toilettes où on a retrouvé Marcel Rideau pendu…

Ramirez – Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, Sanchez ? Vous voyez bien que je suis en rendez-vous…

Sanchez – Marcel Rideau avait une boule de papier hygiénique dans la bouche lorsqu’on l’a retrouvé mort. Sans doute pour l’empêcher de crier…

Ramirez – Et alors ?

Sanchez – Eh bien… Le papier toilettes utilisé pour bâillonner l’auteur est de la même marque que celui pour lequel Mademoiselle a fait de la publicité à la télé il y a une dizaine d’années…

Nancy – Un peu moins que ça, quand même… Et j’étais presque une enfant…

Ramirez – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Sanchez – Aucune… Mais je pensais que ce détail pouvait vous intéresser, commissaire… Vous m’avez toujours dit que dans une enquête, il ne fallait négliger aucun détail…

Ramirez – Mais ça m’intéresse, Sanchez, ça m’intéresse… Merci, vous pouvez disposer…

Sanchez sort.

Nancy – Rien de plus normal à ce que cette marque de papier soit présente dans les toilettes du théâtre, commissaire. Le fabriquant est le sponsor officiel de notre spectacle.

Ramirez – Mais c’est très généreux de sa part de soutenir ainsi la création théâtrale contemporaine.

Nancy – Alors bien entendu, pour le remercier, nous mettons ses produits en tête de gondole, si je puis m’exprimer ainsi. Tout comme les livres des Editions l’Après-Scène, qui ont publié la pièce de Marcel Rideau, et que l’auteur devait dédicacer après le spectacle…

Ramirez – Mais c’est inespéré, chère amie… Accepteriez-vous de me signer votre autographe directement sur ce papier ? J’offrirai le rouleau à ma mère pour Noël, c’est le plus beau cadeau que je pouvais lui faire.

Nancy appose sa signature sur le rouleau de papier.

Nancy – Et voilà, commissaire…

Ramirez – Merci infiniment, Nancy… Je ne vous ennuierai pas davantage avec mes questions…

Nancy – Merci commissaire.

Ramirez – Me permettez-vous de vous escorter jusqu’à votre loge où j’imagine, vous désirez vous déshabiller, puisque ce spectacle est annulé…

Nancy – Avec plaisir, commissaire.

Ramirez – J’en profiterai pour explorer un peu les lieux…

Nancy – Je m’offre à vous comme guide. Par où souhaitez-vous commencer la visite ?

Ramirez – Pourquoi pas par les toilettes ? Elles viennent de se libérer…

Nancy – Suivez-moi, commissaire…

Ils sortent. Sanchez arrive et tombe sur Christelle qui arrive elle aussi, très préoccupée.

Christelle – C’est une catastrophe… Tous les spectateurs sont déjà là… Si on doit annuler la représentation, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Ça va être une émeute…

Sanchez – Voulez-vous que j’appelle un ou deux cars de CRS pour les disperser ?

Christelle – Je ne pense pas que ce sera nécessaire, tout de même… Vous n’auriez pas croisé le commissaire ?

Sanchez – Justement, je le cherche…

Christelle – Je crois qu’il voulait interroger les spectateurs. Ils sont là, juste à côté…

Sanchez – Tous ?

Christelle – Je les fais entrer ?

Sanchez – Allez-y, je vais m’en occuper.

Christelle – Par ici, je vous en prie.

Kevin et Wendy arrivent, le genre beaufs.

Sanchez – Il n’y en a que deux ?

Christelle – C’est du théâtre subventionné, vous savez… Les spectateurs, c’est une espèce en voie de disparition…

Sanchez – Ils ont l’air d’être en couple… Vous voulez qu’on les mette en cage au commissariat pour voir s’ils arrivent à se reproduire en captivité ?

Christelle – Il y en a deux autres, mais je me suis dit que vous préféreriez sûrement commencer par interroger les spectateurs payants. Ce sont eux les premiers suspects, non ?

Sanchez – Ah, oui, et pourquoi ça ?

Christelle – Entre nous, qui voudrait payer pour voir une pièce pareille ?

Sanchez – C’est quoi, le titre, déjà ?

Christelle – Le jour juste avant la nuit.

Sanchez – C’est vrai que ce n’est pas très vendeur…

Christelle – Je vous les laisse…

Christelle sort. Sanchez toise les deux spectateurs.

Sanchez – Et vous allez me faire croire que vous vous intéressez au théâtre contemporain ?

Kevin – Non, pourquoi ?

Sanchez – Comment ça, non ? Vous êtes bien venus pour voir une pièce intitulée « Le jour juste avant la nuit » ?

Wendy – Pas du tout ! On venait au cinéma pour voir un film intitulé L’Arrière Train Sifflera Trois Fois.

Kevin – On a dû se tromper de salle, hein Wendy ?

Wendy – Mais c’est quoi, cette pièce, qui se joue dans ce théâtre alors ?

Kevin – C’est une comédie ?

Wendy – Non, parce que nous, les pièces prises de tête et tout…

Sanchez – Bon, je ne sais pas si vous entendrez l’arrière-train siffler trois fois, mais en tout cas, vous n’êtes pas prêts d’entendre frapper les trois coups. Le spectacle est annulé pour cause de meurtre.

Kevin – Ben oui mais nous, maintenant, on a raté le début du film.

Wendy – On ne va plus rien comprendre.

Sanchez – Bon allez, dégagez avant que je m’énerve… Je vous raccompagne jusqu’à la sortie, pour être sûr que cette fois, vous ne vous tromperez pas de porte…

Wendy – Je peux utiliser les toilettes, avant de partir ?

Sanchez – Si vous voulez, mais je vous le déconseille… La dernière personne qui les a utilisées n’en est pas ressortie vivante…

Kevin et Wendy s’en vont, escortés par Sanchez. Josiane et Gonzague arrivent.

Josiane – Je la sentais mal, cette pièce… Je ne sais pas pourquoi, mais je la sentais mal…

Gonzague – Pour une fois qu’on jouait un texte du répertoire contemporain, c’est réussi !

Josiane – Vous avez raison. On ne devrait jouer que des auteurs morts…

Gonzague – Au moins, ils ne risquent pas de vous claquer entre les pattes juste avant le lever de rideau…

Josiane – Remarquez, si on essaie de voir les choses positivement, cela pourrait donner au spectacle une certaine visibilité…

Gonzague – Le fait qu’il soit annulé, vous voulez dire ?

Josiane – La mort de l’auteur ! Ça pourrait faire un peu de buz autour de la pièce, comme on dit aujourd’hui. Parce que sinon, vous avouerez…

Gonzague – Quoi ?

Josiane – J’ai assisté à quelques répétitions… Cette pièce est quand même très chiante, non ? D’ailleurs, je n’ai pas compris, c’est un drame ou une comédie ?

Gonzague (réfléchissant) – Vous n’avez pas tort, au sujet de Rideau… Et si en plus il a été assassiné, ça donne carrément un petit côté sulfureux à toute cette affaire… On pourrait faire un tabac…

Josiane – Bon, on n’est pas obligé de préciser non plus qu’on a retrouvé Rideau le pantalon baissé au fond des toilettes bâillonné avec du papier toilettes, ce n’est pas très glamour…

Gonzague – On pourrait demander à Ratelier de nous faire un article là-dessus dans Télédrama… Vous croyez qu’elle accepterait ?

Josiane – Elle ne peut rien me refuser… Grâce à mes relations à la chambre, elle va être bombardée Chevalier des Arts et des Lettres le mois prochain…

Gonzague – Ratelier ? Elle n’a jamais rien écrit de sa vie à part des articles assassins sur des spectacles qu’elle n’a même pas vus. Vous pensez qu’elle pourrait nous avoir la couverture de Télédrama…

Josiane – Elle me doit bien ça.

Ils sortent. Ramirez revient avec Sanchez.

Ramirez – Alors Sanchez, ça avance, cette enquête ?

Sanchez – On piétine, commissaire… Je viens d’interroger les deux spectateurs payants, mais apparemment ils se sont trompés de salle… Ils allaient voir un film d’art et essai dans le cinéma d’à côté…

Ramirez – Bon, on verra ce que ça donne du côté des invités… Autre chose ?

Sanchez – J’ai interrogé aussi la directrice du théâtre. Une drôle de bonne femme. Elle n’a pas de téléphone portable, mais elle pourrait bien avoir un mobile…

Ramirez – Vous venez de me dire qu’elle n’avait pas de portable… Comment pourrait-il avoir un mobile ?

Sanchez – Un mobile pour le crime !

Ramirez – Tiens donc…

Sanchez – Eh oui, commissaire : tous les théâtres parisiens sont aujourd’hui au bord de la faillite. Et les auteurs morts, c’est moins cher…

Ramirez – Moins cher que quoi ?

Sanchez – Moins chers que les auteurs vivants !

Ramirez – Et bien voyez-vous, Sanchez, voilà quelque chose que j’ignorais.

Sanchez – Vous m’avez toujours dit, commissaire, avant de commencer une enquête, de me poser cette question…

Ramirez – À qui profite le crime ?

Sanchez – Et bien dans ce cas la réponse est évidente : Marcel Rideau passé de vie à trépas, ça veut dire plus aucun droit d’auteur à payer…

Ramirez – En somme, un bon auteur est avant tout un auteur mort…

Sanchez – Avouez que dans ces conditions, c’est quand même tentant pour une directrice de théâtre d’inviter l’auteur à la première et de le pendre dans les toilettes en essayant de faire passer sa mort pour un suicide.

Ramirez – Sanchez, je n’avais déjà pas une très haute opinion de vous, mais je crois que je vous avais sous-estimé. Vous ferez une grande carrière dans la police…

Sanchez – Merci commissaire, ce que vous me dites me touche beaucoup.

Christelle arrive suivie de Madame Racine, genre vieille taupe bcbg, et de Monsieur Tristounet, portant au revers de sa veste plus de médailles qu’un général de république bananière..

Christelle – Excusez-moi de vous interrompre, commissaire…

Ramirez – C’est qui, ces deux crétins ? Ils jouent dans la pièce, eux aussi ?

Christelle – Ce sont les deux spectateurs en détaxe, commissaire… Je crois que vous vouliez les interroger aussi…

Christelle repart.

Racine – Bonjour commissaire. Je suis Madame Racine, Présidente de la Société des Auteurs et Imposteurs Dramatiques…

Ramirez – Racine ? Et vous êtes apparentée avec…

Racine – C’est mon aïeul en ligne directe, oui.

Ramirez – Bravo… Ça vous donne en effet une certaine légitimité pour parler aux noms des auteurs de théâtre contemporains.

Racine – J’étais invitée à assister à la création de la pièce de Monsieur Marcel Rideau. Il faut vous préciser que l’auteur avait obtenu le Prix du Boulevard Beaumarchais pour écrire cette pièce.

Ramirez – Un prix qui récompense une comédie de boulevard, donc…

Racine – Non, le Boulevard Beaumarchais à Paris. C’est là, au numéro 11bis, que se réunit le jury du concours dans une de nos succursales, pour délibérer en totale indépendance…

Ramirez – Et vous dites que l’auteur avait obtenu ce prix pour écrire sa pièce ? Je pensais naïvement qu’on accordait des prix à des œuvres déjà écrites… Est-ce que le Goncourt est également décerné par anticipation à un auteur en pariant sur son génie à venir ?

Racine – C’est un peu difficile à comprendre pour un non initié, je vous le concède, mais…

Ramirez – Monsieur Rideau était peut-être de la famille, lui aussi ?

Racine – Quelle famille ?

Ramirez – Celle qui a donné son nom à un boulevard…

Racine – Mais pas du tout !

Ramirez – Et qu’est-ce qu’il faut faire, au juste, pour obtenir le Prix du Boulevard Beaumarchais ?

Racine – Et bien… L’auteur doit postuler de façon anonyme, afin de ne pas reconnaître son propre dossier de candidature au cas où il viendrait à faire lui-même partie du jury de sélection…

Ramirez – Une intégrité qui vous honore, chère Madame.

Racine – Ensuite, le candidat doit préciser le sujet de la pièce qu’il envisage d’écrire, bien sûr…

Ramirez – Ah, quand même… C’est assez pointu, dites-moi…

Racine – Je ne vous cacherai pas qu’à ce stade, nous considérons certains sujets plus dignes d’être abordés que d’autres en fonction de l’idée que nous nous faisons de ce que doit être le théâtre d’aujourd’hui.

Ramirez – Quels genres de sujet, par exemple ?

Racine – Disons qu’en nous proposant une pièce dont l’action se passe en Tchétchénie, et mettant en scène des médecins humanitaires sacrifiant leur vie pour secourir des orphelins atteints de la maladie de Parkinson, Marcel Rideau avait bien compris qu’il avait toutes les chances de recueillir notre assentiment…

Tristounet – Si je puis me permettre, Madame la Présidente, il s’agissait de la maladie d’Alzheimer…

Racine – C’est vrai, je ne m’en souvenais plus…

Ramirez – Donc, si je comprends bien, votre préférence va plutôt aux sujets un peu graves. Pour ne pas dire totalement rébarbatifs…

Racine – Ah, non, mais on peut aussi nous proposer des sujets plus légers, comme le chômage chez les travailleurs sans papiers, les tournantes dans les cités de banlieue ou la toxicomanie chez les intermittents du spectacle. Nous ne sommes pas insensibles à l’humour, non plus…

Ramirez – Je vois… On peut rire de tout, mais de préférence entre gens qui partagent le même sens de l’humour…

Racine – Je vous présente Monsieur Tristounet du Syndicat des Écrivains Assistés du Théâtre… C’est lui qui préside le Jury. Il saura sans doute vous expliquer tout ça beaucoup mieux que moi…

Tristounet – Je me présente, Monsieur le Commissaire, Jean-Alain Tristounet, Vice Champion du Monde de Pétanque du Nord Pas de Calais, Détenteur des Palmes Académiques et de la Médaille du Mérite Agricole. En tant qu’auteur de théâtre le plus joué dans le Maine et Loire, et Président des Écrivains Assistés du Théâtre, je crois pouvoir parler au nom de l’ensemble de mes amis auteurs.

Sanchez – Attendez, je note… Écrits Vains, c’est en deux mots ou en un seul ?

Ramirez – Laissez tomber, Sanchez. Quelque chose me dit que ce témoignage n’apportera aucun élément nouveau à notre enquête…

Tristounet – Je viens d’apprendre, moi aussi, la disparition tragique de Monsieur Marcel Rideau, et je tenais à vous dire que lorsqu’on assassine un auteur de théâtre, c’est le théâtre qu’on assassine…

Ramirez – Au fait, Tristounet. Au fait.

Tristounet – En un mot comme en cent, Monsieur le commissaire, Marcel Rideau était un immense écrivain, dont la perte laisse un vide énorme dans le paysage du théâtre contemporain. Que dis-je, un véritable trou noir au milieu de notre galaxie…

Ramirez – Vous le connaissiez personnellement ?

Tristounet (envolée lyrique) – Marcel Rideau naquit dans un milieu modeste de la petite bourgeoisie nantaise. Muni de son agrégation de lettres modernes, il monte à Paris, comme on disait à l’époque, pour y suivre des cours d’art dramatique. Mais il comprend vite que sa passion pour…

Ramirez – Bon, Tristounet, ce n’est pas que je m’ennuie, mais vous allez peut-être garder votre baratin pour l’oraison funèbre.

Tristounet – Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, commissaire.

Ramirez – Ce que je voudrais savoir, Tristounet, c’est si quelque chose dans le contenu de cette pièce aurait pu aller à l’encontre des intérêts ou des croyances d’un groupe politique ou religieux quelconque, et aurait pu ainsi motiver l’assassinat de son auteur…

Tristounet – Mon Dieu, je ne pense pas, Monsieur le commissaire. Nous avons l’habitude de récompenser par avance des pièces qui ne dérangent personne, et qui sont exclusivement destinées à plaire aux généreux donateurs qui nous subventionnent. Dois-je préciser, commissaire, que je suis, moi-même, un grand ami de la police ?

Ramirez – Mais il arrive tout de même que ces pièces soit montées, non ?

Racine – Rarement, Monsieur le commissaire. Mais elles font l’objet d’innombrables lectures publiques auxquelles n’assistent généralement que les membre du jury qui les a sélectionnées…

Edmonde revient avec Josiane.

Edmonde – Commissaire, je viens de faire une découverte que je qualifierais de stupéfiante.

Ramirez – Stupéfiante ? Je sens que vous allez me parler de la coke que j’ai retrouvée dans la chasse d’eau empaquetée dans un sac en plastique étanche ?

Sanchez – Vous avez retrouvé de la coke dans les toilettes, commissaire ?

Ramirez – Comme cela n’a sans doute rien à voir avec notre enquête, je pensais la garder pour ma consommation personnelle… Mais bon, je vous en aurais donné un peu aussi pour graisser la patte à vos indics.

Sanchez – Merci, commissaire.

Edmonde – Mais je ne parle pas de cocaïne !

Ramirez – De quoi nous parlez-vous alors, vieille toupie ?

Edmonde – Cette pièce est une contrefaçon, commissaire !

Racine – Une contrefaçon ?

Edmonde – Je viens de m’apercevoir que j’avais déjà écrit il y a dix ans une critique au sujet de ce navet ! Et après on va dire que je ne fais pas scrupuleusement mon travail…

Ramirez – Quel navet ?

Edmonde – Le jour juste avant la nuit ! La pièce qu’on s’apprêtait à jouer dans ce théâtre ce soir !

Ramirez – Vous m’en direz tant…

Edmonde – Pire encore : cette pièce affligeante avait déjà remporté le Prix du Boulevard Beaumarchais à l’époque. Le faussaire s’est contenté de changer le titre. La pièce s’appelait au départ La nuit juste avant le jour.

Sanchez – Ah, oui, je trouve ça plus gai, comme titre, moi, pas vous commissaire ? Plus optimiste…

Edmonde – La pièce originale a été écrite par un certain Marcel Rideau.

Ramirez – Mais c’est le nom de la victime !

Sanchez – Le plagiaire doit porter le même nom que l’auteur qu’il a plagié. Une homonymie qui aura sans doute facilité cette usurpation d’identité…

Tristounet – N’est-il pas à peu près avéré aujourd’hui que les pièces de William Shakespeare n’ont pas été écrites par lui, mais par un nègre qui s’appelait lui aussi William Shakespeare…

Josiane – Donc l’auteur qu’on a retrouvé dans les toilettes serait un imposteur…

Ramirez – Sans doute aussi un cocaïnomane doublé d’un obsédé sexuel…

Sanchez – Pourquoi un obsédé sexuel, commissaire ?

Ramirez – Un type en caleçon dans les toilettes, les mains attachées dans le dos avec du skotch, un bâillon dans la bouche et le nez enfariné à la coke… Voyons, Sanchez, à quoi cela vous fait-il penser ?

Sanchez – Bon sang, mais c’est bien sûr… Les sévices que vous m’avez vous-même fait subir lorsque je suis entré dans la police en guise de bizutage. Bravo commissaire ! Il n’y avait que vous pour percer ce mystère dans les cinq dernières minutes de ce spectacle…

Ramirez – Attention, Sanchez, pas de conclusions hâtives ! Car cela pourrait tout aussi bien être une mise en scène habile de l’assassin afin de nous entraîner sur une fausse piste…

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Josiane – Reste à connaître l’identité exacte de la victime… Car cette pièce est peut-être une contrefaçon, mais je vous rappelle que nous avons bel et bien un cadavre sur les bras.

Edmonde – Le plagiaire et le plagié sont peut-être père et fils ! Puisqu’ils portent le même nom…

Josiane – Et le père aurait tué le fils ?

Edmonde – C’est très freudien… Mais habituellement, c’est plutôt le fils qui tue le père, non ?

Josiane – Certains pères considèrent leurs enfants comme un prolongement d’eux mêmes… et d’autres comme de dangereuses métastases.

Sanchez – Et quel serait le mobile du crime ?

Josiane – Le plagiaire a peut-être voulu supprimer le véritable auteur pour s’approprier son œuvre…

Edmonde – À moins que ce ne soit le véritable auteur qui ait voulu se venger de son plagiaire.

Ramirez – Il nous reste donc à savoir si le cadavre retrouvé dans les toilettes de ce théâtre est le plagiaire ou le plagié. L’original ou la copie…

Josiane – Pardonnez-moi, commissaire, mais tout cela reste quand même très invraisemblable…

Ramirez – Et pourquoi ça ?

Josiane – Seul un malade mental pourrait avoir envie de plagier une pièce pareille…

Racine – Je vous rappelle que cette pièce a reçu le Prix du Boulevard Beaumarchais !

Josiane – Vous avez bien la Médaille du Travail, et vous n’avez jamais rien fait d’utile de votre vie.

Ramirez – Mon hypothèse est la suivante : Marcel Rideau a empoché le Prix du Boulevard Beaumarchais, et comme il manquait d’inspiration, il s’est contenté de plagier la pièce de son homonyme en en changeant seulement le titre.

Josiane – Ou alors Marcel Rideau et Marcel Rideau sont bel et bien le même homme. Un auteur qui aura voulu empocher deux fois le Prix du Boulevard Beaumarchais avec la même pièce…

Ramirez – Et vous Racine, vous ne vous êtes rendu compte de rien ?

Racine – Je ne comprends pas… Ce doit être une erreur de notre système informatique… Et vous, Tristounet, vous ne vous êtes pas rendu compte que ce texte était une contrefaçon ? C’est vous qui présidez le comité de lecture !

Tristounet – Bien sûr, Madame la Présidente, mais comme ce comité de lecture statue, en toute indépendance, sur des pièces qui n’ont pas encore été écrites, vous comprendrez que cela peut entraîner certaines…

Racine – Vous êtes un crétin, Tristounet !

Tristounet – Mais Madame la Présidente…

Racine – Je suis vraiment désolée, commissaire, mais croyez bien que la Société des Auteurs et Imposteurs du Théâtre n’est absolument pas responsable de cette escroquerie. D’ailleurs, nos statuts précisent bien que nous ne sommes responsables de rien…

Ramirez – Bien sûr, chère Madame…

Racine – Je crois qu’il est temps que j’appelle nos services juridiques, Tristounet…

Tristounet – Pour confondre cet imposteur.

Racine – Mais non, imbécile ! Pour dégager notre responsabilité dans cette affaire !

Racine s’apprête à partir.

Tristounet – Je vous suis, Madame la Présidente. (Se retournant une dernière fois) C’est le théâtre qu’on assassine !

Josiane – Je vous raccompagne, Madame la Présidente…

Madame Racine et Monsieur Tristounet s’en vont.

Sanchez – Je n’y comprends plus rien, commissaire. Mais alors si Marcel Rideau et Marcel Rideau sont une seule et même personne, par qui Marcel Rideau a-t-il été assassiné ?

Ramirez – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez… Mais il faut bien avouer que le mystère s’épaissit à mesure que notre enquête progresse…

Marcel Rideau arrive, une corde de chasse d’eau autour du cou, en caleçon, les mains liées par du scotch et une boule de papier dans la bouche.

Marcel – Mmmmmmmm…

Ramirez – C’est qui, celui-là, encore ?

Sanchez – Qu’est-ce que vous racontez, mon brave ? Mais articulez, bon sang ? Qu’est-ce qu’il dit ?

Edmonde – Je crois que pour le savoir, il faudrait lui enlever le papier hygiénique qu’il a dans la bouche.

Sanchez lui enlève le papier de la bouche.

Marcel – Est-ce que quelqu’un pourrait me détacher les mains ?

Sanchez coupe le scotch qui entrave les poignets de Marcel. Josiane revient et aperçoit Marcel.

Josiane – Oh, mon Dieu ! Mais c’est…

Marcel – Je suis Marcel Rideau.

Edmonde – Ah non ! Alors j’ai aussi écrit sa notice nécrologique pour rien !

Josiane – C’est l’auteur, commissaire. Il va enfin pouvoir répondre à toutes nos questions.

Edmonde – Reste à savoir si nous avons à faire au véritable Marcel Rideau, ou à un faussaire qui aurait usurpé son identité…

Ramirez – Nous allons vérifier cela tout de suite… Vos papiers, Rideau !

Marcel soupire mais montre ses papiers au commissaire.

Marcel – Voilà, vous êtes contents ?

Ramirez passe les papiers à son adjoint.

Ramirez – Vérifiez-moi l’identité de cet individu, Sanchez.

Sanchez examine les papiers de Rideau.

Sanchez – Commissaire, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit de faux papiers. Ça se voit au premier coup d’œil. L’imitation est assez grossière…

Ramirez – Il y aurait donc bien deux rideaux…

Marcel – Évidemment qu’il s’agit de faux papiers !

Ramirez – Vous reconnaissez donc les faits ? Tant mieux, ça nous fera gagner du temps…

Marcel – Je peux voir votre carte de police, commissaire ?

Ramirez – Non, mais dites donc ! Pour qui vous prenez-vous Rideau ?

Marcel – Pour l’auteur de cette pièce.

Ramirez – C’est du moins ce que vous prétendez, mais les faux papiers qui sont en votre possession prouvent que vous n’êtes qu’un double de l’auteur…

Sanchez – Un double Rideau, en quelque sorte.

Marcel – Permettez-moi d’insister, commissaire.

Ramirez – Si ça vous amuse… Voici…

Il montre sa carte. Marcel passe les papiers à Josiane.

Marcel – Constatez par vous-même, Madame la Directrice…

Josiane – Mais c’est une fausse carte de police ! Le commissaire est un imposteur, lui aussi !

Ramirez – Si on pouvait quand même éviter les propos blessants…

Marcel – Vous êtes tous des imposteurs ! Vous jouez dans une pièce de théâtre !

Sanchez – On n’est pas des vrais policiers, commissaire ?

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que cette comédie, Rideau ?

Marcel – N’en faites pas un drame, non plus…

Ramirez – Etes-vous oui ou non le véritable auteur de cette pièce qui n’a pas été jouée ?

Marcel – Non, mais je suis bien l’auteur de cette farce que nous sommes en train d’interpréter !

Edmonde – Le théâtre dans le théâtre, maintenant. Ça a déjà été beaucoup fait, non ?

Sanchez regarde sa propre carte de police.

Sanchez – La mienne aussi, c’est une fausse… Qu’est-ce que cela signifie, commissaire ?

Ramirez – Que vous n’êtes qu’un guignol, Sanchez… Comme moi…

Sanchez se décompose.

Josiane – Non, mais c’est bientôt fini, cette comédie, Rideau ?

Marcel – Je ne sais pas, je n’ai pas encore écrit la fin…

Josiane – Il n’a pas écrit la fin !

Marcel – À vrai dire, je songeais même à réécrire le début… D’où cette résurrection inattendue qui, je le reconnais, peut perturber les personnages que vous êtes…

Ramirez – Perturber ? Mais Rideau, s’il n’y a plus de meurtre, il n’y a plus d’enquête ! Et s’il n’y a plus d’enquête, il n’y a plus de pièce…

Josiane – C’est de l’inconscience professionnelle, Rideau ! Vous venez de réduire en pièces cette comédie !

Ramirez – Dans quel bordel vous nous avez tous mis, Rideau !

Sanchez essaie d’y croire encore.

Sanchez – Je vais le coffrer, commissaire…

Ramirez – Voyons, Sanchez… Est-ce qu’on a déjà vu Maigret arrêter Simenon ? Votre revolver n’est qu’un pistolet à bouchons, comme le mien !

Sanchez – Je ne vous laisserai pas salir l’honneur de la police, commissaire. Vous allez voir si mon arme de service est un pistolet à bouchons !

Sanchez sort son pistolet et tire sur Ramirez.

Ramirez – Au secours, c’est un vrai pistolet à eau !

Ramirez essaie de fuir, poursuivi par Sanchez qui lui tire dessus.

Josiane – Non mais regardez ce désastre, Rideau ! Que va dire le public ? C’est vous qui nous avez mis dans cette situation… C’est à vous de nous en sortir !

Josiane – Dites-moi que tout ceci n’est qu’un cauchemar, et que nous allons nous réveiller !

Edmonde (déclamant) – Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les rêves, et notre courte vie un somme la parachève…

Josiane – Shakespeare… Ça c’était un auteur…

Marcel – On a déjà frôlé la contrefaçon, alors si on pouvait éviter les citations…

Cessant de fuir, Ramirez fait front face à Sanchez.

Ramirez – Vous l’aurez voulu, Sanchez !

Ramirez sort son pistolet et tire sur Sanchez avec son pistolet à bouchon. Sanchez riposte avec son pistolet à eau.

Marcel – Comment voulez-vous que j’arrive à me concentrer pour trouver une fin à cette pièce dans ce vacarme !

Josiane – Rideau ! Rideau !

Marcel – Quoi encore ?

Gonzague – Je ne vous parle pas, à vous ! Je parle à l’ouvreuse : Rideau !

Marcel – Vous croyez vraiment qu’on aura les moyens de se payer un rideau ?

Ramirez et Sanchez continuent à se tirer dessus dans une joyeuse pagaille.

Josiane – Bon ben, je ne sais pas moi… Un noir au moins !

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-43-7

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

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Crise et Châtiment

Crisis and Punishment  –  Crisis y Castigo – Crise e Castigo  –  KRISE A TREST

Comédie de Jean-Pierre Martinez

Distributions possibles :

à 4 : 1 homme/3 femmes ou 2 hommes/2 femmes
à 5 : 1 homme/4 femmes ou  2 hommes/3 femmes
à 6 : 1 homme/5 femmes ou 2 hommes/4 femmes
à 7 : 1 homme/6 femmes ou 2 hommes/5 femmes

Un comédien au chômage, recruté par une banque en faillite, découvre qu’il a été engagé pour faire office de bouc émissaire. Mais le cauchemar ne fait que commencer…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Crise et Châtiment

PERSONNAGES :

Jérôme : Le comédien
Claude : La gérante (ou le gérant)
Dominique : L’assistante (ou l’assistant)
Marie : La femme du comédien
Bernadette : La première cliente
Madeleine : La deuxième cliente

Les personnages de Marie, Bernadette et/ou Madeleine peuvent ou non être interprétés par la même comédienne.

Un bureau d’aspect sobre mais imposant : une grande table sur laquelle trône seulement un téléphone faisant aussi office d’interphone, muni d’un voyant vert et un autre rouge, un fauteuil directorial à roulettes rembourré et pivotant, un guéridon sur lequel est posé une sorte de thermos en aluminium, surplombé par le portrait d’un homme dans un cadre. Dominique, l’assistante, caricature de la secrétaire maniérée et dévouée, entre dans la pièce, un dossier à la main, suivie par Jérôme, visiblement mal à l’aise dans le costume étriqué, assorti d’une cravate défraîchie, supposé le faire passer pour un cadre.

Dominique – Par ici, je vous en prie… Voici votre bureau, cher Monsieur.

Jérôme (épaté) – Mon bureau ? Vous êtes sûre ?

Dominique – C’est un peu austère, je sais. Mais si vous souhaitez égayer un peu tout ça en accrochant quelques tableaux contre les murs.

Jérôme – Pourquoi pas…

Dominique – En revanche, je vous déconseille tout ce qui est pots de fleurs ou vase.

Jérôme – Ah, oui…

Dominique – Bref, tout ce que quelqu’un pourrait avoir envie de vous jeter à la figure.

Jérôme (surpris) – Bien sûr…

Dominique – Évidemment, pas question non plus de laisser traîner un coupe-papier sur le bureau, ou même une agrafeuse.

Jérôme – Ma femme aussi déteste que je laisse traîner mes affaires…

Dominique – Enfin tout ce qui pourrait être utilisé comme une arme de poing.

Jérôme lui lance un regard inquiet.

Dominique – Madame Claude vous expliquera.

Jérôme – Madame Claude…?

Dominique – La chef de service. C’est elle qui vous a recruté. Elle n’est pas là pour le moment, mais elle ne devrait pas tarder à arriver…

Jérôme – Très bien… Mais votre activité, c’est…

Dominique – Gestion de patrimoine.

Jérôme – Tout à fait…

Dominique – Disons que nous aidons les gens riches à le devenir davantage.

Jérôme – Noble mission… Et ça marche ?

Dominique – Pas à tous les coups, malheureusement… C’est un peu pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?

Jérôme – Ah, oui ? Je ne sais pas trop, en fait. C’est l’ANPE qui m’envoie… Mais… vous êtes sûre qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?

Dominique – Une erreur ? Quelle drôle d’idée… Et pourquoi ça ?

Jérôme – Disons que je n’ai pas l’impression de correspondre vraiment à…

Dominique – Aucune erreur, rassurez-vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier…

Dominique – J’ai ici votre dossier, et votre profil correspond parfaitement à ce que Madame Claude attend de la personne destinée à occuper ce poste…

Jérôme – Mon profil… Je ne savais même pas que j’en avais un… Il faut dire que d’habitude, il n’intéresse pas beaucoup les employeurs potentiels…

L’assistante ouvre le dossier et y jette un coup d’œil.

Dominique – Voyons voir… Vous êtes comédien, au chômage depuis environ deux ans…

Jérôme – Presque trois, en fait…

Dominique – Le psychologue de l‘ANPE vous décrit comme apathique, résigné, avec une tendance à la culpabilisation et à la dévalorisation de soi…

Jérôme – Et c’est le profil que vous recherchez pour ce poste ?

Elle préfère visiblement ne pas répondre.

Dominique – Je vous remettrai vos tickets restaurants tout à l’heure, n’est-ce pas. Vous désirez un café, Monsieur Charpentier ?

Jérôme – Merci, mais j’ai toujours peur que ça m’empêche de dormir… Enfin, je veux dire… que ça m’empêche de dormir la nuit.

Dominique – Très bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à côté. Vous avez juste à appuyer sur le bouton de l’interphone.

Jérôme – Ah, parce qu’il y a un… Comme dans les vieux films en noir et blanc, alors…

Elle lui montre la touche sur le téléphone.

Dominique – Et bien là, c’est en couleurs, vous voyez… C’est le bouton vert.

Jérôme – Parfait…

Dominique – N’appuyez sur le bouton rouge qu’en cas d’extrême urgence.

Jérôme essaie de plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère.

Jérôme – Je vois… Le signal d’alarme…

Dominique – Tout à fait… Mais attention, c’est comme dans le TGV. Tout abus sera sévèrement puni…

Il ne sait pas trop si elle plaisante ou pas.

Dominique – Je vous laisse vous installer.

Jérôme – Merci…

Elle sort. Il jette un regard circulaire sur le bureau, ne sachant pas très bien quoi faire. Il se plante devant le portrait de l’homme au dessus du guéridon et le contemple avec perplexité. Il regarde ensuite ce qu’il prend pour un thermos, le prend en main en main, et hésite.

Jérôme – Je ferai peut-être bien de prendre un café quand même, ça va me réveiller un peu… (Il regarde à nouveau autour de lui) Il n’y a pas de tasse… (Il dévisse le bouchon) C’est peut-être le bouchon qui sert de tasse… (Il verse le contenu du supposé thermos dans le bouchon, mais c’est de la cendre qui en sort) Merde, c’est quoi, ça…?

Dominique entre de nouveau dans le bureau. Il essaie de remettre le bouchon en place à la hâte, mais ce faisant renverse la cendre qu’il contenait. La cendre forme un petit nuage qu’il tente de dissiper en agitant sa main. Dominique lui lance un regard réprobateur. Il a l’air d’un enfant pris en faute.

Jérôme – Désolé, je… Mais c’est quoi ce machin ? La lampe d’Aladin ? J’ai cru qu’un génie allait en sortir, et me demander de faire trois vœux.

Dominique – Croyez-moi, il n’y a aucun génie là-dedans. Mais je vous recommande quand même de ne pas y toucher… (Avec un regard inquiétant) Madame Claude n’aimerait pas ça… (Affichant à nouveau un sourire de commande, elle lui tend un carnet) Voici vos chèques déjeuner…

Jérôme – Merci…

Dominique (s’en allant) – À propos, Madame Claude a appelé, elle sera un peu en retard.

Jérôme – Très bien.

Dominique sort. De plus en plus embarrassé, Jérôme fait le tour du bureau, et tente de s’asseoir sur le siège. Surpris par sa profondeur, il se reprend pour adopter un maintien plus digne. Il pose les coudes sur le bureau, et essaie de prendre une pose directoriale. Il décroche le combiné du téléphone pour se donner une contenance. Il essaie de déplacer le téléphone mais se rend compte qu’il est fixé sur le bureau. À cours d’imagination, il bâille, et opte pour une position plus confortable en posant les pieds sur le bureau. Au bout d’un moment, il se met à somnoler. Il est réveillé en sursaut par la sonnerie agressive du téléphone. Surpris, il se casse la figure de son fauteuil. Il se relève et parvient à décrocher.

Jérôme – Oui…? Non, non… Si, si, passez-la moi, merci… Allo, chérie ? Oui, oui, tout va très bien, ne t’inquiète pas… (Essayant de plaisanter) En tout cas, je ne me suis pas encore fait virer… Il faut dire que je n’ai pas encore vu la chef de service… Et bien, je n’ai pas encore vraiment commencé à travailler, en fait… Ce que je dois faire ? Écoute, je t’avoue que je n’ai pas pensé à le demander… J’imagine que Madame Claude me l’expliquera… Oui, c’est le nom de la taulière… Je ne sais pas si c’est son nom ou son prénom… D’accord, je t’appelle dès que j’en sais un peu plus… Mais oui, ne t’énerve pas ! Je te rappelle, d’accord. Bisous.

Il raccroche, hésite un moment, et appuie sur la touche interphone verte.

Jérôme – Dominique ? C’est Jérôme… Oui, le Jérôme qui est dans le bureau à côté du vôtre… Très bien, excusez-moi, je saurai que ce n’est pas la peine de m’annoncer quand j’utilise l’interphone… Je voulais juste vous demander, euh… Je prendrai bien un café, finalement, si cela ne vous dérange pas trop… Combien de sucres ? Et bien… disons trois, si ce n’est pas abuser. Merci beaucoup, Dominique…

La seconde d’après, Dominique arrive avec son café.

Jérôme – Et ben… Le service est rapide… Vous êtes plus efficace que le génie enfermé dans ce thermos…

Dominique le regarde un peu de travers avant de déposer son café sur le bureau, en affichant à nouveau un air avenant.

Dominique – Vous désirez autre chose ?

Jérôme – Non, merci, ça ira… (Elle s’apprête à s’en aller) Enfin, si… (Elle se retourne vers lui) Je peux vous poser une question ?

Dominique – Je vous en prie…

Jérôme – C’est quoi, mon travail, au juste ?

Dominique – Votre travail ?

Jérôme – Qu’est-ce que je suis supposé faire ?

Dominique – Faire ?

Jérôme – Je ne vais quand même pas être payé à ne rien faire ? Non pas que cela me scandaliserait plus que ça, mais bon…

Dominique – Vous êtes là pour rendre service, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Quel genre de services ?

Dominique – Disons que cela relève du Service Après Vente.

Jérôme – Je ne savais pas que dans un département de gestion de patrimoine…

Dominique – Madame Claude vous expliquera tout ça mieux que moi.

Jérôme – Bon…

Dominique – Autre chose que vous aimeriez savoir, monsieur Charpentier ?

Jérôme – Euh, non… Enfin, si… C’est qui, ce type, au dessus du thermos ?

Dominique – Le thermos ?

Jérôme – Sur la photo !

Dominique – Ah… Lui…

Jérôme – C’est l’employé du mois ?

Dominique – C’est votre prédécesseur.

Jérôme – Et il est où maintenant ?

Dominique – Dans le thermos.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est une urne funéraire.

Jérôme – Ah, d’accord… Ah, oui, c’est… Et il est mort de quoi, ce brave homme ? Pour que vous lui rendiez un culte domestique, comme ça…

Dominique – Il est mort dans l’exercice de ses fonctions.

Jérôme – Ses fonctions ?

Dominique – Celles qui sont appelées à devenir les vôtres.

Jérôme – Le Service Après Vente.

Dominique – C’est cela.

Jérôme – Un accident du travail ?

Dominique – On peut appeler ça comme ça. Autre chose ?

Jérôme (abasourdi) – Ça ira pour l’instant, je crois…

Dominique sort. Jérôme se plante devant le portait qu’il examine avec un regard nouveau et plutôt inquiet. Il saisit ensuite l’urne avec délicatesse.

Jérôme – Donc ce n’était pas du marc de café…

Le gros bouton rouge se met à clignoter, et une sonnerie de système d’alarme se met à retentir. Jérôme, paniqué, n’a même pas le temps de décrocher. Une femme, genre executive woman, arrive en trombe dans le bureau, tandis que la sonnerie cesse.

Claude – Alors c’est vous.

Jérôme – Oui, enfin… Moi ?

Elle lui flanque une baffe d’entrée .

Claude – Tenez, voilà pour commencer.

Jérôme (sidéré) – Bonjour Madame…

Claude – Soit vous êtes un escroc, soit vous êtes un incapable. Alors ?

Jérôme – Alors quoi ?

Claude – Vous êtes malhonnête ou incompétent ?

Jérôme – Je… Je ne sais pas… Il faut vraiment que je choisisse…?

Claude – C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?

Jérôme – C’est à dire que…

Claude – Vous en voulez une autre ?

Jérôme – Euh, non… Pas si on peut éviter…

Claude – Vous savez combien ça va me coûter, tout ça ?

Jérôme – Je suis vraiment désolé…

Claude – Il est désolé… Non, mais vous vous foutez de moi !

Jérôme – Je vous assure que…

Claude – Et évidemment, vous allez me dire que vous n’y êtes pour rien.

Jérôme – Je n’irai pas jusque là, mais…

Claude – C’est la faute à pas de chance, c’est ça ?

Jérôme – C’est vrai que… Mais de quoi est-ce que vous me parlez, exactement ?

Claude – Bien sûr, faites l’innocent…

Jérôme – Excusez-moi.

Claude – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Jérôme – Je ne sais pas…

Claude – Vous avez une solution à me proposer ?

Jérôme – Aucune…

Claude – Vous êtes vraiment un pauvre type.

Jérôme – Oui, c’est ce que me dit souvent ma femme…

Claude – Mais évidemment, ça ne vous empêche pas de dormir, tout ça, hein ?

Jérôme – Je peux vous proposer un café ?

Claude – Ben voyons… Mais vous ne réussirez pas à m’amadouer.

Jérôme – Loin de moi l’idée de..

Claude – Et vous ne l’emporterez pas au paradis, croyez-moi.

Jérôme – Je vous le promets…

Claude (changeant de ton) – C’est curieux, cette expression, vous ne trouvez pas ?

Jérôme – Quelle expression ?

Claude – Vous ne l’emporterez pas au paradis… Quand on va au paradis, de toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie d’emporter, puisque c’est le paradis.

Jérôme – Oui… J’imagine qu’il y a déjà tout ce qu’il faut sur place…

Claude (se reprenant) – Mais n’essayez pas de détourner la conversation !

Jérôme – Pardonnez-moi, je…

Claude – Vous êtes un crétin.

Jérôme – C’est à dire que… Je débute et…

Claude – Vous voulez dire que vous débutez dans la crétinerie ?

Jérôme – Oui, en quelque sorte…

Claude – Et bien je vous prédis une grande carrière !

Jérôme – Merci…

Claude – Nous nous reverrons, cher Monsieur… Et plus tôt que vous ne le pensez…

Jérôme – Avec plaisir, chère Madame…

Claude – Et vous vous payez ma tête, en plus ?

Claude hésite, comme si elle cherchait quelque chose. Elle se dirige vers le portrait, le décroche, l’écrase sur la tête de Jérôme, et ressort comme une furie. Jérôme reste là ahuri, avec le cadre du portait sur les épaules. Dominique revient alors, comme si de rien n’était, pour reprendre la tasse à café vide.

Dominique – Tout va bien, Jérôme ?

Jérôme – Euh, oui, merci…

Dominique – Une autre tasse de café ?

Jérôme – Merci, ça ira…

Dominique lui lance un regard et voit le cadre autour de ses épaules.

Dominique – Vous permettez ? (Elle s’approche et ôte le cadre, qu’elle raccroche à son emplacement habituel) Ne vous inquiétez pas, on le remplacera. Nous avons l’habitude.

Jérôme – L’habitude ? Mais… c’était qui, cette folle ?

Dominique – Ah, ça… Eh bien c’était… votre premier rendez-vous.

Jérôme – Mon premier rendez-vous ?

Dominique – Madame Claude vous expliquera…

Jérôme – Ah, non, ça suffit ! Votre Madame Claude ne m’expliquera rien du tout ! Je ne suis pas là pour me faire tabasser, moi !

Dominique – Mais… si bien sûr.

Jérôme – Pardon ?

Dominique – C’est pour ça que vous êtes là, Monsieur Charpentier. Comme votre prédécesseur.

Jérôme – Pour me faire insulter et recevoir des gifles ?

Dominique – Ce sont les risques du métier…

Jérôme – Quel métier ?

Dominique – Celui pour lequel vous percevrez un salaire !

Jérôme – Et si je ne suis pas d’accord ?

Dominique – On ne va quand même pas vous payer à rien faire, Monsieur Charpentier. Il faut être raisonnable… Je vous rappelle que vous n’avez aucune compétence. Vous êtes comédien…

Jérôme – Très bien… Dans ce cas, je démissionne… (Il s’apprête à s’en aller) Je ne resterai pas une minute de plus dans cet asile de fous…

Dominique – Je vous en prie, attendez au moins le retour de Madame Claude. (Elle se tourne vers la porte) Ah, tiens, justement la voilà…

Madame Claude, la cliente qui a giflé précédemment Jérôme, arrive. Stupéfaction de ce dernier en la reconnaissant.

Jérôme – Madame Claude, c’est vous ?

Claude (très aimablement) – Enchantée, cher Monsieur.

Dominique – Je vous laisse…

Jérôme – Je ne comprends rien… C’est un cauchemar…

Claude – Pardonnez-moi de vous avoir joué cette petite comédie, mais il s’agissait en réalité d’un dernier test en conditions réelles. Avant votre baptême du feu…

Jérôme – Mon baptême du…

Claude – Considérez ça comme un entretien d’embauche ! Entretien que vous avez parfaitement réussi, d’ailleurs. Bravo, Monsieur Charpentier !

Jérôme – Merci, mais… vous pourriez m’expliquer en quoi consiste mon job, à la fin. Votre assistante n’a rien voulu me dire…

Claude – En fait, c’est très simple. Vous allez tout de suite comprendre. Car je sais que vous êtes quelqu’un d’intelligent, Monsieur Charpentier, même si vous avez une tête d’abruti et aucun diplôme pour prouver que vous n’en êtes pas un.

Jérôme – J’ai quand même fait le Cours Florent en auditeur libre…

Claude – Et croyez-moi, ça peut beaucoup vous aider dans vos nouvelles fonctions… Comme vous le savez, nous sommes un département de gestion de grosses fortunes.

Jérôme – Oui…

Claude – C’est à dire que nous nous occupons de faire fructifier l’épargne de nos riches clientes, en leur vendant toutes sortes de produits financiers plus ou moins frais.

Jérôme – Seulement des clientes ?

Claude – Si je vous disais le pourcentage de la richesse nationale qui en France est détenu par des veuves, vous seriez surpris. Vous avez entendu parler des fonds de pension ?

Jérôme – Vaguement…

Claude – Les fonds de pension, c’est l’argent des retraites, et figurez-vous que la plupart des retraités de par le monde sont des veuves.

Jérôme – Je vois…

Jérôme – Alors vous voyez aussi pourquoi nous soignons particulièrement notre clientèle féminine.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – D’autant que les femmes ont aussi l’énorme avantage pour nous de ne strictement rien comprendre aux placements financiers que nous leur proposons.

Jérôme – Je ne suis pas sûr moi-même de…

Claude – Ne vous inquiétez pas. Je vous avoue que je n’y comprends pas grand chose non plus. D’ailleurs, personne n’y comprend plus rien depuis longtemps… En tout cas depuis la mort de mon mari…

Jérôme – Vous êtes veuve ?

Elle fait un geste en direction du portrait accroché contre le mur.

Claude – Hélas… Mon cher époux nous a quitté il y a quelques temps déjà…

Jérôme – Ah, parce que c’est votre…

Claude regarde en direction du cadre et constate les dégâts.

Claude – Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question…

Claude – Ah, oui, c’est vrai… Je me suis un peu laissée emporter, tout à l’heure… Mais vous savez ce que c’est… Vous êtes comédien… Quand on est complètement investi dans son personnage… Bref, notre cliente type, c’est la veuve de Carpentras, comme on dit dans notre jargon.

Jérôme – Très bien…

Claude – Mais à la bourse, c’est comme au casino : il n’y a que la banque qui gagne toujours sur le long terme. Le client, lui, ne peut pas gagner à tous les coups. C’est ça que la veuve de Carpentras a du mal à comprendre. Vous me suivez ?

Jérôme – J’essaie.

Claude – Et puis on a beau dire, cher Monsieur, mais tout de même : pour les riches aussi, c’est la crise.

Jérôme – Bien sûr…

Claude – Et quand les riches sont moins riches, c’est leur banque qui s’appauvrit.

Jérôme – Cela va de soi.

Claude – Entre nous, nous sommes au bord de la faillite…

Jérôme – Ah, bon ?

Claude – Évidemment, le contribuable viendra encore une fois à notre secours, alors pour nous ce n’est pas si grave que ça, mais bon… On en a vu d’autres, pas vrai ?

Jérôme – Si vous le dites…

Claude – Mais la veuve de Carpentras, elle, elle ne reverra jamais son pognon. Alors on peut comprendre qu’elle ait besoin de se défouler un peu.

Jérôme – C’est bien normal.

Claude – De passer ses nerfs sur quelqu’un en particulier.

Jérôme – Hun, hun…

Claude – Et c’est là où vous intervenez…

Jérôme – Moi ?

Claude – Considérez que vous êtes une sorte de sparing partner pour millionnaires ruinés qui éprouvent momentanément l’irrépressible besoin de boxer quelqu’un.

Jérôme – J’ai plutôt l’impression d’être un punching-ball…

Claude – Allons, Jérôme ! Un grand garçon comme vous ! Ce ne sont que de faibles femmes, après tout !

Jérôme – Non vraiment, je ne pense pas être l’homme de la situation…

Claude – Je vous rappelle que vous avez signé un contrat, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Et pourquoi est-ce que vous ne les recevez pas vous-mêmes, ces clientes que vous avez ruinées ?

Claude – Mais parce qu’en tant que directrice de cette filiale, je représente la continuité de l’institution financière. Je suis responsable de tout, mais comme un ministre de la santé ou un ministre du culte, je ne peux être coupable de rien, sauf à compromettre gravement la crédibilité de tous ceux qui sont au dessus de moi. Il en va de la survie même de cette société, Monsieur Charpentier. Que dis-je ? De la société toute entière ! Le Très Haut ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. C’est à celui qui est tout en bas de l’échelle de payer pour tous les autres. Et le plus bas que nous ayons pu trouver sur l’échelle des hominidés, Jérôme, mais à qui néanmoins on puisse passer un costume sans avoir à rallonger les bras, c’est vous ! Un comédien au chômage !

Jérôme – Et votre mari ?

Claude – Mon mari avait une belle tête d’abruti, un peu comme la vôtre.

Jérôme – Je vois…

Claude – Allez au moins au bout de votre période d’essai, vous prendrez votre décision après…

Jérôme fait un signe en direction du portrait.

Jérôme – Si je suis encore vivant…

Claude – Pensez à votre salaire, et à la situation de l’emploi dans notre pays… Pour les pauvres aussi, c’est la crise, Jérôme. Pensez à votre femme. À vos enfants.

Jérôme – Je n’ai pas d’enfants.

Claude – Pensez à votre femme. À la tête qu’elle fera si vous revenez ce soir à la maison pour lui annoncer que vous vous êtes encore fait renvoyer de votre job dès le premier jour…

Jérôme – Vous ne me laissez pas tellement le choix…

Claude – Je suis certaine que vous êtes fait pour ce poste, Monsieur Charpentier. Et croyez-moi, j’ai vu défiler pas mal de candidats. Vous avez touché le fond, Jérôme. Là où vous en êtes, vous ne pouvez que remonter. On vous a déjà dit que vous aviez une tête à claques ?

Jérôme – Oui, ma femme me le dit souvent. Mais je ne suis pas sûr que dans sa bouche, ce soit un compliment…

Dominique arrive.

Dominique – Le rendez-vous de Monsieur vient d’arriver… Je la fais patienter ?

Claude – Allez, faites encore un petit essai. Vous verrez. Je suis sûre que cela finira par vous plaire.

Jérôme – Ce n’est pas encore un test, au moins ?

Dominique – Ah, non, croyez-moi, celle-là, c’est une vraie cliente. Et elle n’a pas l’air contente du tout…

Claude – Bonne chance, Jérôme… Et souvenez-vous : vous êtes coupable de tout, mais vous n’êtes pas responsable de rien…

Claude sort. Dominique se dirige vers le guéridon, retourne le « thermos » comme pour le remettre dans le bon sens. Elle décroche le cadre, et sort avec. Le bouton rouge se met à nouveau à clignoter et l’alarme à retentir. Bernadette, style grande bourgeoise BCBG, arrive en trombe.

Bernadette – Espèce de salaud ! Vous m’avez ruinée !

Jérôme – Asseyez-vous, je vous en prie…

Bernadette regarde autour d’elle, surprise.

Bernadette – Il n’y a pas de chaise !

Jérôme – C’est vrai… Vous faites bien de me le faire remarquer.

Bernadette – Et s’il y en avait une, je vous la briserais sur le crâne.

Jérôme – Ça doit être pour ça qu’il n’y en a pas…

Bernadette – Mais vous ne payez rien pour attendre…

Elle sort de son sac à main Vuitton un revolver qu’elle braque sur Jérôme.

Bernadette – Si vous croyez en Dieu, c’est le moment de faire une dernière prière.

Jérôme – Je crois que c’est surtout le moment où jamais d’appuyer sur le bouton rouge…

D’une main tremblante, il appuie sur la touche rouge du téléphone.

Bernadette – Vous faites moins le malin, maintenant, hein ?

Jérôme – Attention, je vous en conjure… Ça part tout seul, ces engins-là…

Bernadette – Parfait, je n’aurais qu’à dire ça ! Le coup est parti tout seul, Monsieur le juge !

Jérôme – Mais… qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Bernadette – Je veux que vous me rendiez mon argent.

Jérôme – Ça malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir, Chère Madame. Je vous le promets… Je suis coupable de tout, mais je ne suis pas responsable de rien.

Bernadette – Très bien, alors c’est ma mort que vous aurez sur la conscience.

Elle retourne l’arme contre elle et la braque sur sa tempe. Il panique.

Jérôme – Je vous en prie, ne faites pas ça… Ce n’est que de l’argent, après tout.

Bernadette – Trois millions d’euros.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Il me reste à peine de quoi vivre !

Jérôme – Combien ?

Bernadette se relâche un peu.

Bernadette – Environ dix millions.

Jérôme – Ah, oui, quand même…

Bernadette – Oh, avec dix millions, maintenant, on ne va pas très loin, vous savez…

Jérôme – J’imagine…

Claude arrive. Surprise, Bernadette a un geste de recul et braque à nouveau le revolver sur sa tempe.

Bernadette – Pas un geste ou je me fais sauter la cervelle !

Claude – En tant que chef de service, chère Madame, je tiens d’abord à vous assurer de toute notre solidarité.

Bernadette – Y compris financière ?

Claude – Psychologique, plutôt. Écoutez Geneviève, vous permettez que je vous appelle Geneviève ?

Bernadette – Si vous voulez, mais je m’appelle Bernadette.

Claude – Vous venez de perdre trois millions d’euros, alors naturellement, vous êtes en état de choc.

Bernadette – C’est vrai…

Claude – En réalité, vous êtes à peu près dans le même état de perturbation mentale qu’un smicard qui viendrait de gagner au loto.

Bernadette – Vous vous foutez de moi !

Claude – Laissez-moi terminer ! Dans le même état, mais à l’envers : vous, vous devez accepter l’idée que vous n’êtes plus aussi riche que vous l’avez été.

Jérôme – Il lui reste quand même dix millions d’euros…

Bernadette – Vous on ne vous a rien demandé ! D’ailleurs tout ça c’est à cause de votre totale incompétence en matière de placements financiers ! Osez dire le contraire ?

Jérôme – Je… Non…

Bernadette – Vous voyez ? Il le reconnaît lui-même. C’est un imbécile !

Claude – J’y viens, chère Madame. Nous avons tout à fait conscience des insuffisances de cet être flasque et visqueux, qui a malheureusement abusé de notre confiance comme de la vôtre.

Bernadette – Couille molle.

Claude – Et même si malheureusement, pour des raisons légales assez obscures, nous ne pouvons pas le mettre à la porte, nous veillerons à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.

Bernadette – Ah, oui ? Et comment ?

Claude – Nous envisageons tout d’abord des châtiments corporels. Vous ne trouvez pas que ce type a une tête à claques.

Bernadette – Si…

Claude, par surprise, flanque une claque à Jérôme, qui en reste éberlué.

Claude (à Bernadette) – Allez-y, ne vous gênez pas, vous non plus… Vous verrez, ça va vous soulager…

Bernadette – Vous croyez ?

Claude – Faites-moi confiance, chère Madame.

Bernadette flanque aussi une gifle à Jérôme.

Claude – Alors ?

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Jérôme – Oui, ben moi, ça ne me fait pas du bien !

Claude – Je me demande même s’il n’est pas possédé par le démon de la finance…

Claude sort un crucifix de sa poche et le dirige vers Jérôme.

Claude – Jérôme Kerviel, sort de ce corps immédiatement ! (À Bernadette) Ça marche à tous les coups, mais l’effet n’est pas toujours visible immédiatement…

Bernadette – Vous ne pensez pas qu’on devrait le brûler, pour plus de sécurité ? Comme on brûlait autrefois les sorciers…

Claude – En tout cas, à terme, on pourrait envisager l’incinération…

Le portable de Bernadette sonne, et elle répond.

Bernadette – Oui ? Ah, oui, excusez-moi… Non, non, je serai chez vous dans une petite demi-heure… Merci, à tout à l’heure… (Rangeant son portable) Excusez-moi, c’était mon coiffeur… J’avais oublié que j’avais rendez-vous ce matin… J’étais tellement contrariée…

Claude – Et ça se comprend…

Bernadette – Il faut que j’y aille… Vous savez ce que c’est ? Le temps que ça prend pour obtenir un rendez-vous chez un coiffeur digne de ce nom… Et je marie ma fille demain… Et dire que mon mari ne pourra pas voir ça.

Jérôme – Et pourquoi ça ?

Bernadette – Mais parce qu’il est mort ! (À Jérôme) Vous, vous ne payez rien pour attendre… (À Claude) Merci, vous aviez raison, ça m’a un peu soulagée…

Claude – Mais, je reste à votre service, Chère Madame.

La cliente s’en va.

Claude – Ça s’est plutôt bien passé, non ? Pour un baptême du feu… Bravo, vous vous en êtes très bien tiré.

Jérôme (se frottant la joue) – Ah, vous trouvez ?

Claude – Enfin, vous vous en êtes tiré… Quand elles sont suicidaires, comme ça, il faut absolument canaliser leurs tendances autodestructrices pour les transformer en une agressivité positive qui puisse se tourner vers autrui…

Jérôme – Et autrui, c’est moi…

Claude – Je suis très contente de vous, Jérôme. Si vous continuez comme ça, dans trois mois vous passez en CDI.

Jérôme – Je ne sais pas trop… Non mais vous avez vu ? Elle a failli me tuer !

Claude – Mais elle ne l’a pas fait.

Jérôme – Elle m’a quand même collé une baffe ! Et vous aussi !

Claude – Je vais être franche avec vous, Monsieur Charpentier.

Jérôme – Carpentier.

Claude – Avec votre tête de looser et votre CV qui ressemble au menu de Noël des restos du cœur, qu’est-ce que vous pouvez espérer faire dans la vie ?

Jérôme – Pas grand chose, je sais…

Claude – J’imagine que dans les précédents postes que vous avez occupés, on a dû souvent vous remonter les bretzels injustement, non ?

Jérôme – Les précédents postes que j’ai occupés…

Claude – Avec la tête à claques que vous avez, j’imagine qu’au cours de vos études, vos profs ont dû vous coller pas mal de torgnoles, non ?

Jérôme – Mes études…

Claude – Et bien ici, au moins, vous serez payé pour cela. Et vous jouirez en secret de la plus grande considération de la part de votre hiérarchie.

Jérôme – Je risque ma peau, quand même !

Claude – C’est pour cela que vous serez considéré comme un héros, Jérôme ! Que dis-je ? Presqu’une divinité ! Je parie qu’avec votre tête de faux cul, vous avez aussi été enfant de chœur, je me trompe ?

Jérôme – Non…

Claude – Alors souvenez-vous ! Je suis l’agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés du monde ! En prenant sur vous l’ensemble des fautes de notre société, vous serez notre Jésus Christ, Jérôme. Vous en avez déjà les initiales. C’est un signe tout de même !

Jérôme – Les initiales ?

Claude – JC ! Jérôme Charpentier !

Jérôme – Carpentier.

Claude – Oui, bon, pour les initiales, ça ne change rien, non ?

Jérôme – Non…

Claude – En vérité, je vous le dis, Monsieur Charpentier, vous étiez prédestiné pour occuper ce poste de bouc émissaire. Alors bienvenu parmi nous !

Elle sort. Jérôme s’effondre dans son fauteuil, anéanti. Bernadette revient alors, suivie par Claude. Jérôme se lève, par réflexe.

Bernadette – Une dernière chose…

Jérôme – Je vous en prie…

Bernadette – Vous êtes vraiment une couille molle.

Bernadette lui flanque une autre gifle.

Claude – Et bien allez-y, Jérôme, tendez l’autre joue !

Jérôme, dans un état second, s’exécute. Bernadette lui flanque une autre gifle.

Bernadette – C’est vrai que ça fait du bien…

Claude – N’est-ce pas ? Vous pouvez aussi lui mettre un bon coup de pied aux fesses, si ça vous chante.

Bernadette – Vraiment ?

Claude – Jérôme ?

Jérôme (se tournant) – Oui ?

Bernadette en profite pour lui mettre un coup de pied aux fesses.

Bernadette – Ah, oui, ça soulage…

Claude – Au revoir chère Madame, je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin ? Vous revenez quand vous voulez. Vous êtes ici chez vous !

Bernadette s’en va.

Claude – Elle vous adore déjà…

Jérôme – Vous pensez qu’elle reviendra souvent ?

Claude – Vous me rappelez mon mari, Jérôme. Qui sait ? Je finirai peut-être par vous épouser.

Jérôme – Mais je suis déjà marié…

Claude – En tout cas, félicitation. Je suis très contente de vous. Vous êtes déjà devenu un véritable paillasson.

Jérôme – Merci.

Claude – Vous verrez, vous finirez par y prendre goût.

Jérôme – Tout de même… Des baffes, passe encore, mais un coup de revolver… Je suis peut-être un carpette… mais je n’ai pas envie de me faire trouer le paillasson.

Claude – Il arrive aussi aux inspecteurs du travail de se faire plomber d’un coup de chevrotine, et pourtant, il y a encore des candidats… C’est la crise, Jérôme ! Là, au moins, ce ne sont que de petits calibres. Des armes pouvant tenir dans un sac à main Vuitton…

Jérôme – Ça se voit que n’êtes pas à ma place…

Claude – Vous êtes drôle, Jérôme… Évidemment, puisque je vous paie pour être à la mienne… Écoutez, vous m’êtes sympathique, alors voilà ce que je vous propose : une prime pour chaque paire de gifles, et un bonus pour chaque blessure par balle. Ça vous va ?

Jérôme – Je préférerais un gilet pare-balle.

Claude – Allons, Monsieur Charpentier… Les plus grands funambules travaillent sans filet. C’est ce qui fait la grandeur de leur métier. Vous êtes un artiste, Jérôme !

Claude sort. Le téléphone sonne.

Jérôme – Ah, oui, chérie, c’est toi… Ah, oui, tu trouves que j’ai une voix bizarre ? Si, si, tout va bien… Écoute, c’est une sorte de… C’est un peu difficile à expliquer… Je viens de recevoir ma première cliente… Écoute, plutôt bien… D’après ma chef de service, en tout cas… Eh bien oui, pourquoi pas… je viens de toucher mes tickets-restaurants, justement… D’accord, à tout à l’heure… (Il raccroche) Je n’en reviens pas d’avoir dit que ça se passait plutôt bien…

Dominique, vêtue cette fois d’une blouse blanche, façon infirmière. Elle tient un verre à la main, qu’elle pose sur le bureau.

Dominique – Alors, Jérôme ? Rien de cassé ?

Jérôme – Non, je ne crois pas…

Dominique – Je vais quand même vous ausculter, n’est-ce pas ? Simple examen de routine, ne vous inquiétez pas. Levez-vous je vous prie.

Il se lève. Elle procède sur lui à un examen sommaire, à l’aide des quelques instruments médicaux qu’elle porte autour du cou ou dans ses poches de blouse.

Dominique – Ouvrez la bouche et tirez la langue, s’il vous plaît… Merci… Penchez-vous un peu en avant, et dites trente trois millions… Parfait… Et bien je crois que vous êtes encore bon pour le service… Bravo… (Elle lui tend un cachet et le verre d’eau) Tenez, avalez ça quand même, ça vous fera du bien…

Jérôme – Ce n’est pas du poison, au moins.

Dominique – Allons, voyons… Pourquoi voudrais-je vous empoisonner ?

Il avale le cachet sans broncher.

Jérôme (avec un geste du côté du guéridon) – Et lui, il est mort de quoi ?

Dominique – Lui ?

Jérôme – Le type dans le thermos.

Dominique – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – C’est vous qui me l’avez dit tout à l’heure !

Dominique – Je vous ai dit qu’il y avait quelqu’un enfermé dans ce thermos ?

Jérôme – Mais ce n’est PAS un thermos !

Dominique – Alors pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un d’enfermé dedans ?

Elle prend le verre vide, se dirige vers le thermos, et le remplit de café à la stupéfaction de Jérôme.

Dominique – Un petit café, pour faire passer le goût du médicament ?

Jérôme – Non, merci…

Dominique – Bon, et bien c’est moi qui le bois, alors. (Elle vide le verre). Vous voyez, ça n’est pas du poison non plus… Mais c’est vrai qu’il n’est plus très chaud…

Jérôme reste stupéfait, commençant à douter de sa raison. Marie arrive dans le bureau, genre assez quelconque et pas très élégante. Le personnage de Marie peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette.

Dominique – Ah, vous avez une nouvelle visite… (En aparté) Et elle n’a pas l’air de bonne humeur…

Jérôme – C’est ma femme.

Dominique – Très bien, je vous la laisse… Je veux dire : je vous laisse…

Dominique sort. Marie la regarde partir avec un air méfiant.

Marie – Tu as une assistante pour toi tout seul ?

Jérôme – C’est dingue, non ?

Marie – Et un bureau individuel ?

Jérôme – Pas mal, hein ?

Marie – Alors ? Tu vois que j’ai bien fait de te faire abandonner le théâtre pour trouver enfin un vrai boulot !

Jérôme – Oui…

Marie – Alors, comment ça se passe ?

Jérôme – Écoute… je ne sais pas très bien quoi te dire, en fait.

Marie – Ils ne vont pas te garder, c’est ça ?

Jérôme – Non, c’est moi… Je ne suis pas sûr de vouloir rester…

Marie – Non, mais tu plaisantes ?

Jérôme – Tu ne vas pas me croire, mais… ils me tapent.

Marie – Ils te tapent ? Mais moi aussi, Jérôme, mon patron me tape.

Jérôme – Ah, bon ?

Marie – Mes collègues me tapent. Mes clients me tapent. Tout le monde me tape ! Mais bon, il faut bien gagner sa vie !

Jérôme – Ah, non, mais moi, quand je dis qu’ils me tapent, je veux dire… qu’ils me tapent vraiment, tu comprends ?

Marie – Ils te tapent vraiment ?

Jérôme – Ils me filent des baffes !

Marie – Ah, oui…

Jérôme – Des coups de pieds au cul !

Marie – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ?

Jérôme – Pour ?

Marie – Pour essayer de te défiler encore une fois !

Jérôme – Mais pas du tout !

Marie – Je te préviens, Jérôme, c’est ta dernière chance. Si tu n’es pas capable de garder ce poste, cette fois, je te quitte.

Jérôme – Ne t’énerve pas, chérie, je disais ça… C’était juste pour parler… Mais oui, bien sûr, je vais le garder, ce boulot…

Marie – Très bien… Tu m’as promis ?

Jérôme – Sur la tête de… Tiens, de mon prédécesseur…

Marie – Bon, alors je te laisse… Il faut que je file…

Jérôme – Tu ne déjeunes pas avec moi ? Je t’ai dit, j’ai des tickets restaurant !

Marie – Désolée, mais ce sera pour une autre fois. J’avais complètement oublié que je devais déjà déjeuner avec ma mère.

Jérôme – Ah, oui ?

Marie – C’est lundi, Jérôme… Tous les lundis, je déjeune avec ma mère…

Jérôme – Bien sûr… Excuse-moi de ne pas y avoir pensé…

Marie – Allez, bon courage…

Jérôme – Toi aussi…

Elle s’en va, mais se ravise.

Marie – Ah, au fait… Tu pourrais me passer tes tickets-restaurants, puisque tu ne vas pas t’en servir ?

Jérôme – Bien sûr, ma chérie, tiens les voilà.

Jérôme lui tend son carnet de tickets.

Marie – Merci. Bon et bien j’y vais. Alors à ce soir ?

Jérôme – Oui.

Marie – Et bon appétit quand même.

Dominique revient avec une pile de lettres.

Dominique – Elle n’a pas l’air commode, Madame Charpentier…

Jérôme – Il faut savoir la prendre…

Dominique – Tenez, voici votre courrier.

Elle dépose les lettres sur son bureau.

Jérôme – Parce que j’ai aussi du courrier ?

Dominique – Bien sûr !

Il jette un regard sur les enveloppes.

Jérôme – Qu’est-ce que c’est ?

Dominique – Des lettres d’insultes, principalement. De menaces, bien sûr… Quelques enveloppes piégées, mais c’est très rare. Et puis vous n’êtes pas obligé de les ouvrir, hein ? Voulez-vous que je vous en débarrasse tout de suite?

Jérôme – Oui, je vous remercie…

Dominique – Très bien Monsieur Charpentier… Si vous permettez, j’en ouvrirai quand même une ou deux avant de les confier à notre service de déminage. Il y en a parfois qui sont assez amusantes. Je ne devrais pas, mais je ne résiste jamais à la tentation d’en lire quelques unes…

Dominique reprend les lettres et s’en va. Jérôme s’effondre sur son fauteuil et tente de souffler un peu. On entend un bruit d’explosion.

Jérôme – La curiosité est un vilain défaut…

Mais Jérôme n’a guère le temps de soupirer. Le voyant rouge se met à nouveau à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir. Madeleine, genre riche parvenue un peu vulgaire, entre dans le bureau. Le personnage de Madeleine peut être interprété par la même comédienne que celle qui interprète Bernadette et/ou Marie.

Madeleine (sèchement) – Bonjour Monsieur.

Jérôme – Bonjour Madame. Vous voulez me gifler tout de suite, ou vous préférez m’insulter un peu avant ?

Madeleine (surprise) – J’avoue que c’est tentant, avec la tête à claques que vous avez, mais…

Jérôme – Ne vous gênez surtout pas. Je l’ai bien mérité, je vous assure.

Madeleine – Non, vraiment, je…

Jérôme – Donnez-moi au moins un bon coup de pied dans les tibias ! Il faut bien que je justifie mon salaire !

Madeleine – Écoutez, je ne comprends pas… Grâce à vos conseils avisés, j’ai multiplié mon capital par trois en deux ans.

Elle lui tend la main et il a un geste de recul, comme si elle s’apprêtait à lui flanquer une gifle.

Madeleine – Madeleine.

Il se reprend et lui serre la main.

Jérôme – Badeleine ?

Madeleine – Vous êtes enrhumé ?

Jérôme – Non, pourquoi ?

Madeleine – Vous avez dit Bas de Laine.

Jérôme – J’ai peut-être la joue un peu enflée…

Madeleine – Bref, je venais vous remercier, au contraire, et…

Jérôme – Me remercier ?

Madeleine – Tenez, d’ailleurs je vous ai apporté des bonbons…

Elle sort de son sac une boîte de bonbons qu’elle lui tend. Il semble très surpris, avant de péter les plombs. Il envoie valser la boite et son contenu.

Jérôme – Mais je n’en veux pas de vos bonbons !

Madeleine – Excusez-moi, si j’avais su, je vous aurais apporté des chocolats. Vous aimez le chocolat ?

Jérôme – Vous me faites perdre mon temps, vous comprenez ?

Madeleine – Des fleurs, alors ?

Jérôme – Vous croyez vraiment que je n’ai que cela à faire ?

Madeleine – Non, bien sûr, mais…

Jérôme – Et puis vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Madeleine – Quoi ?

Jérôme – Vous êtes trois fois plus riche qu’avant ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour ça ?

Madeleine – Rien…

Jérôme – Et vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Non…

Jérôme – Venez un peu par ici !

Elle s’exécute. Il la prend sur ses genoux et lui donne une fessée.

Jérôme – Vous n’avez pas honte ?

Madeleine – Si, ça commence à venir…

Jérôme – Et maintenant, fichez-moi le camp !

Madeleine – Très bien, Monsieur Charpentier…

Madeleine s’en va, toute penaude. Dominique arrive, en trombe, le visage noirci par l’explosion d’une enveloppe piégée.

Jérôme – Quoi encore ?

Dominique – Je suis vraiment désolée pour ce quiproquo. Il s’agit d’une erreur, évidemment. Mais d’habitude, il n’y a que les clientes insatisfaites qui demandent un rendez-vous. Et puis comme vous le voyez, j’étais encore en état de choc…

Claude arrive. Dominique s’éclipse.

Jérôme – Je suis vraiment confus. J’ai cru que… Je me suis peut-être un peu laissé emporter…

Claude – En effet… (Émoustillée) Je ne savais pas que sous ces airs de chien battu se cachait un véritable pitbull…

Jérôme – Vous n’allez pas me licencier pour faute au moins ? Ma femme tient beaucoup à ce que je conserve ce poste.

Claude – Vous licencier ? Mais pas du tout, voyons ! D’ailleurs la cliente avait l’air ravie de ce petit entretien avec vous… Elle envisage même de nous confier le restant de ses économies.

Jérôme – Ah, oui ?

Claude – Je me demande si je ne vais pas élargir le périmètre de vos compétences, Jérôme.

Jérôme – Mes compétences…

Claude – Mais auparavant, bien sûr, il faudrait que je vous fasse passer un autre petit test, afin de vérifier que vous avez bien la poigne nécessaire.

Elle commence à se déshabiller.

Claude (folle de son corps) – Moi aussi je gagne de l’argent en dormant, Jérôme… Je mérite une bonne punition…

Elle appuie sur le bouton rouge qui se met à clignoter, et la sonnette d’alarme se déclenche.

Noir.

Lumière.

Claude se rhabille, tandis que Jérôme remet lui aussi un peu d’ordre dans sa tenue. Dominique arrive avec un nouveau portrait qu’elle accroche au mur à la place de l’ancien. Il s’agit d’un Christ en croix. Jérôme s’approche du portrait et le regarde.

Jérôme – Mais c’est moi, là !

Dominique – Vous êtes l’employé du mois, Jérôme.

Claude – Alors, heureux ?

Dominique – Votre femme va être fier de vous, Monsieur Charpentier.

Il reste un instant déconcerté.

Claude – Ça c’était la bonne nouvelle, Jérôme…

Jérôme – Parce qu’il y a une mauvaise nouvelle ?

Claude – Nous l’apprenons à l’instant. Notre banque vient d’être déclarée en faillite.

Dominique – Les veuves en ruines se pressent contre les grilles de l’agence.

Claude – Il va falloir trouver rapidement quelque chose pour les calmer…

Jérôme – Je vois… Beaucoup de travail pour moi en perspective…

Dominique – Je crains que cette fois, cela ne suffise pas, hélas.

Claude – Il va falloir frapper un grand coup.

Dominique – Faire un geste symbolique.

Claude – C’est la survie même de notre système bancaire qui est en jeu, Jérôme.

Jérôme – Dites-moi que c’est un cauchemar…

Claude (à Dominique) – Allez chercher le marteau et la faucille…

Dominique – Vous voulez dire le marteau et les clous.

Claude – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dominique sort.

Claude – Il va falloir être courageux, Jérôme.

Le voyant rouge se met à clignoter et la sonnerie d’alarme à retentir.

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Le téléphone sonne, et il se réveille en sursaut. Il décroche.

Jérôme – Oui…? Ah, Dominique ? Oui, oui, d’accord… Non, non, ça va… Je me suis endormi un moment, et j’ai fait un cauchemar…

Il se lève, encore dans le cirage, et se dirige vers le guéridon. Il prend le thermos.

Jérôme – J’ai besoin d’un bon café, moi…

Il dévisse le thermos et va pour se servir un café dans le bouchon. Mais c’est une fumée blanche qui semble en sortir et qui enveloppe la scène, baignée d’une lumière irréelle, tandis que résonne une voix off qui peut être celle de Claude.

Claude – Vous avez le droit de faire un vœu, Monsieur Charpentier…

Jérôme – Moi, c’est Carpentier, en fait…

Claude – Autant pour moi…

Jérôme – Et d’habitude, c’est trois vœux, non ?

Claude – C’est la crise, Monsieur Carpentier.

Jérôme – Un seul vœu… Bon, alors disons… Je peux avoir un café ?

Noir.

Lumière.

Jérôme dort, renversé dans son fauteuil. Marie arrive dans son bureau et l’aperçoit.

Marie – Jérôme ?

Jérôme – Marie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Marie – J’ai demandé à ton assistante de m’annoncer, mais comme tu ne répondais pas…

Jérôme – Excuse-moi, j’ai dû m’assoupir un instant…

Marie – Tu te souviens qu’on devait déjeuner ensemble ?

Jérôme – Oui, oui, bien sûr… Je suis prêt… On y va ?

Marie – Ok. Tu es sûr que ça va ?

Jérôme – Oui, oui, ça va. La routine…

Marie – Bon…

Ils s’apprêtent à sortir.

Jérôme – J’ai juste fait un cauchemar incroyable… Tu ne peux pas savoir…

Marie – Ah, oui ?

Jérôme – Tu vas rire, mais j’ai rêvé que tu étais ma femme.

Marie – Mais Jérôme… Je suis ta femme…

Jérôme – Ah… Dans ce cas je crois que ce cauchemar n’est pas encore tout à fait terminé…

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-37-6

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Come Back

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Les copains d’avant… et leurs copines

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes – 1 femme

Dix ans après le bac, elle fait son come-back… En conviant chez lui ses deux ex « meilleurs potes » qu’il n’a pas revus depuis le bac, un comédien au bout du rouleau provoque leurs improbables retrouvailles avec une ex « bonne copine » de lycée à qui ils ont laissé un mauvais souvenir…

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Les copains d’avant… et leurs copines

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Come Back

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes et 1 femme OU 2 hommes et 2 femmes

Il y a de vieux amis qu’il vaudrait mieux ne jamais revoir… Vous connaissez tous ce fameux site permettant de retrouver d’anciens amis d’école perdus de vue… Hélas, les soirées nostalgie peuvent aussi tourner au cauchemar. Ayant invité chez lui un couple d’ex-camarades de lycée qu’il n’a pas revus depuis dix ans, un looser sympathique provoque leurs retrouvailles inattendues avec une « bonne copine » qui a des comptes à régler avec eux…


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Le mot de l’auteur sur la pièce

 

 

 

 

 

 

 


SSS

TEXTE INTEGRAL DE LA PIÈCE

Les copains d’avant… et leurs copines

Personnages : Nicolas – Antoine – Estelle – Brigitte

 ACTE 1

Un appartement sentant la vie de bohème, meublé principalement de cartons, apparemment en prévision d’un déménagement. Nicolas, la trentaine, look de looser sympathique, fait les cent pas, pensif. Il se décide, décroche le téléphone, et attend nerveusement pendant que ça sonne à l’autre bout du fil.

Nicolas (avec une amabilité surjouée) – Allo, Brigitte Paradis ? Vous avez bien fréquenté l’École Saint-Sulpice de Villiers-sur-Marne dans les années 90…? (Se laissant aller petit à petit) Vous êtes brune, avec des yeux noisette, et une poitrine plutôt…? (Brusquement) Excusez-moi, j’ai dû faire un faux numéro. Je cherche une rousse aux yeux gris avec des petits seins…

Il raccroche et pousse un soupir de soulagement satisfait, interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée. Nicolas va ouvrir. Antoine arrive, la trentaine aussi, look de professeur d’éducation physique en civil.

Nicolas – Salut Antoine ! Entre… Estelle n’est pas avec toi ?

Antoine – Si, si, elle est en train de garer la bagnole. Pas facile de trouver une place, dans ton quartier, hein ? Ça fait trois fois qu’on fait le tour. Alors je lui ai dit de me déposer, pour que j’ai le temps d’acheter une bouteille, histoire de pas arriver les mains vides…

Nicolas (ne voyant pas la bouteille) – Ah, ok…

Antoine (regardant Nicolas) – Nicolas ! Eh ben… Si je t’avais croisé dans la rue, je ne t’aurais pas reconnu… Ça fait au moins dix ans, non ?

Nicolas – Neuf.

Antoine – Eh oui ! L’année du bac… Tu te souviens ? Les grèves ! On avait passé tout le mois de mai à draguer sur les pelouses… Ce n’était pas soixante-huit… ni même soixante-neuf, mais bon… On n’avait rien foutu, et ils ont donné le bac à tout le monde…

Nicolas – Oui… Je dois être le seul à l’avoir raté, cette année-là…

Antoine – Je suis désolé, je n’ai rien amené, du coup… Je voulais prendre une bouteille de mousseux en passant, mais la supérette d’en bas était déjà fermée…

Nicolas – Ah ouais…? Normalement, ils ferment à huit heures…

Antoine jette un coup d’oeil sur l’appartement sordide de Nicolas.

Antoine (faux-cul) – Tu es bien installé, dis donc…

Nicolas – C’est un pote qui me prête son appart pendant qu’il n’est pas là, pour me dépanner… L’avantage, c’est qu’il n’y a même pas de loyer à payer. Ça vient d’être classé logement insalubre.

Antoine (ne relevant pas) – Toujours célibataire ?

Nicolas – Ouais…

Antoine – Veinard ! Tu ne sais pas la chance que t’as… Et tu fais quoi, maintenant ?

Nicolas – Je suis comédien…

Antoine – Ce n’est pas vrai ? T’as continué, alors ?

Nicolas – Quand on a le virus… Et toi ? Tu as laissé tomber ?

Antoine (emphatique) – Errare humanum est, perseverare diabolicum !

Nicolas – T’es prof de latin ?

Antoine – De gym… J’ai deux gosses, mon vieux. Alors le théâtre, tu penses bien… Et toi, ça marche ?

Nicolas – Tu as vu le dernier épisode de Navarro ?

Tête d’Antoine signifiant qu’il ne sait pas trop.

Nicolas – Dans la scène avec le légiste, là, c’est moi…

Antoine – Le légiste de Navarro, c’est toi ?

Nicolas – Pas le légiste… Le cadavre…

Antoine – Ah ouais, d’accord… Je ne t’aurais pas reconnu, dis donc… Je me suis toujours demandé comment ils faisaient pour ne pas bouger, comme ça… Ça ne doit pas être évident, hein ?

Nicolas – C’est un métier… Enfin, c’est surtout le maquillage, qui prend beaucoup de temps…

Antoine – Et Navarro, il est sympa… Enfin, je veux dire Roger Hanin…

Nicolas – Tu sais, je ne l’ai pas beaucoup vu, hein… Comme j’avais les yeux fermés…

Antoine – Ah, ouais… Et sinon, tu as d’autres projets…?

Nicolas – Pour l’instant, je suis en arrêt maladie…

Antoine – Ah… (Tentant de plaisanter) Ce n’est pas contagieux, au moins…?

Nicolas (sinistre) – Non, non, rassure-toi… C’est mortel, mais c’est pas contagieux…

Antoine prend évidemment cela comme une blague à froid. Il jette un regard intrigué autour de lui et constate l’absence de tout autre invité et de tout préparatif de fête. Il remarque aussi les cartons…

Antoine (inquiet) – Tu déménages…?

Nicolas – Euh… Non… Enfin, pas tout de suite… Mais comme on risque d’être expulsés à tout moment, je préfère ne pas déballer les cartons…

Antoine – J’ai eu peur… J’ai cru que tu nous avais fait venir pour charger le camion…

Nicolas ne dit rien et semble préoccupé. Antoine commence à se demander ce qu’il fait là. Il regarde Nicolas en essayant de faire bonne figure, mais ne sait plus très bien quoi dire.

Antoine – Ça sent le fauve, ici, non…? Tu as un chat ?

Nicolas – Un iguane.

Antoine – Ah, ouais…

Nicolas – C’est mon pote qui me l’a laissé en partant. Il me prête son appart, et en échange, je nourris son iguane…

Silence embarrassé.

Antoine – Dis-moi, c’est vraiment très sympa de nous avoir invités, mais on fête quelque chose, là…? C’est ton anniversaire, ou…? On est peut-être un peu en avance…?

Nicolas (ailleurs) – Euh… Non, non… On n’attend personne d’autre… Enfin, à part Estelle…

Antoine – Bon…

Nicolas – Ça me fera plaisir de la revoir… On s’est croisé, une fois ou deux… Qu’est-ce qu’elle fait, maintenant…?

Antoine – Elle est dans la communication…

Silence embarrassé.

Antoine – Et c’est sympa, un iguane ?

Nicolas – Quand c’est petit, c’est très affectueux… Enfin, ça ne bouge pas. Mais en grandissant, il paraît que ça peut devenir agressif.

Antoine – En grandissant…

Nicolas – Ça peut atteindre dans les deux mètres. Non, mais rassure-toi, je l’ai enfermé dans la salle de bain…

Nouveau silence.

Antoine – Alors, comme ça, tu as eu l’idée de nous réunir tous les trois ? Pour se rappeler le bon vieux temps…

Nicolas – En fait, j’avais quelque chose à vous demander. Mais je préfère attendre qu’Estelle soit là…

La sonnette de la porte se fait à nouveau entendre.

Antoine – Ah… Quand on parle du loup…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Salut Estelle…! Entre…

Nicolas revient, suivi d’Estelle, la trentaine également, et plutôt belle fille. À son absence de maquillage et à son look soigné mais un peu sévère, on devine cependant qu’elle a désormais d’autres priorités que de séduire… même son mari. Estelle a une bouteille de Champagne Moët et Chandon à la main.

Antoine – Ben qu’est-ce que t’as foutu ? Ça fait un quart d’heure qu’on t’attend…

Estelle lance un regard agacé à Antoine, avant de l’ignorer pour s’adresser à Nicolas.

Estelle – Je n’arrivais pas à trouver une place… (Elle tend à Nicolas sa bouteille de Champagne) Tiens, j’ai pris ça à la supérette d’en bas…

Nicolas – C’était pas fermé, finalement…?

Embarras d’Antoine.

Estelle (pas très enthousiaste) Alors c’est une réunion nostalgie, c’est ça ? Les Trois Mousquetaires du Lycée Saint Sulpice, dix ans après…

Nicolas – Neuf… Je vais sortir des coupes…

Nicolas pose la bouteille sur la table et farfouille dans divers cartons à la recherche de coupes, pendant qu’Antoine et Estelle échangent un regard perplexe, se demandant visiblement pourquoi ils sont là.

Nicolas – Je ne sais plus dans quel carton c’est… (À Estelle) Tu as dû en faire du chemin, toi aussi, depuis qu’on a quitté le lycée… Tu es dans quoi, exactement ?

Estelle – Dans la pub… Je suis assistante de direction…

Antoine (ironique) – C’est le nom qu’on donne aux secrétaires, maintenant.

Air renfrogné de Estelle.

Antoine – Remarque, c’est peut-être ce que j’aurais dû faire, moi, secrétaire bilingue, parce que prof, tu sais… On n’est pas payé lourd… Non, et puis il n’y a plus aucune discipline… Tu ne peux pas savoir ce que les jeunes de maintenant peuvent être violents… Remarquez, nous, on était pas mal non plus, hein ? (À Nicolas, en se marrant) Tu te souviens de ce gamin, en sixième, qu’on avait accroché par le col au portemanteau ? On appelait ça jouer au pendu. Si un autre élève n’était pas passé par là et ne l’avait pas décroché… Il était déjà tout bleu…

Nicolas – Oui, je m’en souviens très bien… C’était moi…

Antoine – C’est toi qui l’a décroché…?

Nicolas – Non le… le pendu… C’était moi…

Antoine (gêné) – Ah ouais… Ah je ne me souvenais plus du tout que c’était toi, dis donc, c’est marrant… Je crois que c’est comme ça qu’on a fait connaissance, d’ailleurs…

Nicolas – Ouais…

Antoine – Ah, la, la… C’était le bon temps…

Nicolas préfère changer de sujet.

Nicolas – Alors comme ça, c’est toi qui a fini par épouser la belle Estelle ? Petit veinard… Après avoir brisé les coeurs de tous les autres garçons du lycée…

Estelle élude modestement.

Antoine – On n’est pas encore mariés, en fait.

Estelle (piquée) – Mais on a quand même deux enfants ensemble. Ça crée des liens…

Nicolas – Et tu es retourné enseigner au Lycée Saint-Sulpice ? Tu ne milites plus à la Ligue Communiste Révolutionnaire, alors…

Antoine – Je suis chez les Verts, maintenant… Qu’est-ce que tu veux… Il faut voir la réalité en face… Je reviendrai enseigner dans le public quand on aura réformé l’école…

Nicolas pose sur la table les seuls verres qu’il a trouvés : des verres à moutarde genre Disney.

Nicolas – Désolé, c’est tout ce que j’ai trouvé… Les coupes doivent être dans un autre carton (À Estelle, sinistre) Je te laisse déboucher la bouteille… Je ne sais pas si j’ai encore la force…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet, un peu interloqués par cette dernière remarque. Antoine laisse peu élégamment Estelle prendre la bouteille pour l’ouvrir. Antoine tente de relancer la conversation.

Antoine – Alors, petit cachottier… Pourquoi tu nous as fait venir ? Tu te maries, c’est ça ? Tu as besoin de deux témoins, alors tu t’es souvenu de tes vieux amis du lycée…?

Estelle commence à enlever les fils de fer qui retiennent le bouchon de la bouteille.

Nicolas – Euh… Non… Malheureusement, ce n’est pas ma vie de garçon que j’enterre…

Antoine et Estelle sont à nouveau surpris par le ton grave de cet aveu.

Antoine – Attends, ce n’est pas si grave, hein… Tu sais la vie à deux, ça n’a pas que des avantages…

Air offusqué de Estelle.

Nicolas – Vous vous souvenez de cette pièce que j’avais écrite, en terminale ?

Les deux autres, pensant qu’il a changé de sujet, se détendent un peu.

Antoine (hilare) – Ah, oui ! Qu’est-ce qu’on a rigolé, avec ça ! Comment ça s’appelait, déjà ?

Nicolas (très sérieusement) – Premier Amour…

Antoine (se marrant) – C’est ça ! Premier Amour… Quel daube c’était… Heureusement qu’on n’a jamais pu la jouer… Tu l’as toujours ? Ça me ferait marrer de relire ça maintenant…

Nicolas – Évidemment, je l’ai un peu adaptée… Maintenant, ça s’appelle Premier Amour… et Dernière Volonté.

Estelle – Dernière Volonté…?

Un temps.

Nicolas – Je ne savais pas trop comment vous annoncer ça mais… Je n’en ai plus que pour six mois…

Le bouchon de la bouteille saute et Estelle, pétrifiée, laisse le Champagne s’écouler par terre. Antoine aussi s’est figé. Seul Nicolas a le réflexe de placer un verre sous le goulot pour éviter que la bouteille ne se vide complètement. Il récupère la bouteille et termine le service en poursuivant ses explications.

Nicolas – J’ai appris la semaine dernière que j’étais atteint d’une maladie incurable.

Malaise.

Antoine – Et pourtant à te voir, comme ça…

Estelle – T’as l’air en pleine forme… Hein Antoine ?

Antoine – Enfin, t’as l’air comme d’habitude, quoi…

Nicolas – Il n’y a presqu’aucun symptôme, mais ça perturbe les flux électriques qui circulent dans le cerveau. Et un beau jour, c’est comme si les plombs sautaient… Ça disjoncte… (Pour signifier ce court-circuit il fait un grand geste avec les bras en envoyant ainsi gicler sans s’en rendre compte le contenu du verre qu’il tient à la main). Il n’y a plus de réseau… Ça peut arriver à n’importe quel moment…

Les deux autres se regardent, ne sachant pas quoi dire.

Nicolas – Eh oui… Je n’ai jamais réussi à décrocher mon bac, mais je suis quand même au stade terminal… (Un temps) L’avantage, c’est que je ne souffrirai pas.

Estelle – Désolée pour le Champagne…

Nicolas – Tu ne pouvais pas savoir… Mais la prochaine fois, amène plutôt des fleurs… (Levant son verre pour trinquer) Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Estelle – Mais c’est quoi, cette maladie, exactement…

Nicolas se lève et revient avec une grande enveloppe dont il sort une radio.

Nicolas – C’est une anomalie très rare. Les médecins appellent ça une maladie orpheline…

Antoine – Au moins, toi, tu ne laisseras pas d’orphelins derrière toi… À part ton iguane…

Estelle lance à Antoine un regard étonné à la mention de l’iguane.

Nicolas – On n’est que trois dans le monde à être frappés de cette maladie génétique. Et encore, sur les deux autres, il y a un Malgache et un Srilankais. Vous pensez bien que les labos n’ont pas très envie d’investir dans la recherche… (Désignant un endroit sur la photo) Vous voyez, les deux taches, là…?

Les autres regardent, ne voient rien, mais acquiescent poliment.

Antoine – Ah, oui, c’est moche…

Estelle – Et il n’y a vraiment aucun espoir…?

Nicolas – Un grand chirurgien de Los Angeles a déjà tenté ce genre d’opération… Mais évidemment, ça coûte très cher… Vous imaginez bien que je n’ai pas les moyens… Je n’arrive déjà pas à payer un loyer…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Nicolas – Je crois qu’il me reste des cacahuètes, quelque part. Je vais aller les chercher…

Nicolas sorti, Antoine et Estelle échangent un regard consterné.

Antoine – Le pauvre…! Il n’aura jamais eu de chance… Trois malades dans le monde, et il fallait que ça tombe sur lui…

Estelle – Bon d’accord, c’est triste, mais… On ne va pas non plus faire le Téléthon à nous deux… On ne le voit pas pendant dix ans, et comme ça, tout d’un coup…

Antoine – Surtout qu’entre nous, Nicolas… Même à l’époque… On n’était pas si copains que ça, non ?

Estelle – C’est pour ça que je n’ai pas très bien compris quand il nous a téléphoné…

Nicolas revient avec un énorme sac de cacahuètes non décortiquées, qu’il dépose sur la table. Antoine et Estelle sont évidemment étonnés.

Antoine – Eh, ben…

Estelle – Je crois que je n’ai jamais vu autant de cacahuètes en même temps…

Nicolas – Ah, ouais… Non, c’est parce que… J’avais tourné une pub il y trois ans, pour des cacahuètes, justement. Et on nous avait laissé emmener un sac, à la fin…

Antoine (hilare) – C’est vraiment ce qui s’appelle être payé des cacahuètes…

Estelle lui lance un regard pour le rappeler à la décence en présence d’un grand malade.

Nicolas – Le pire, c’est que je ne peux même pas en manger. Je suis allergique.

Estelle – T’es allergique aux cacahuètes ?

Nicolas – À l’arachide en général… Mais allez-y, servez-vous…

Estelle et Antoine se mettent à décortiquer et à bouffer les cacahuètes, pour meubler un silence embarrassé.

Antoine – Écoute, Nicolas, ça nous aurait fait plaisir de t’aider pour ton opération, mais tu sais… Avec mon salaire de prof… et le salaire de secrétaire d’Estelle…

Estelle – Assistante.

Nicolas – Ah, non, c’est très gentil de votre part, mais je ne vous demande pas d’argent, hein…

Têtes des deux autres, soulagés, mais qui se demandent alors où il veut en venir.

Nicolas – Non… J’ai renoncé à me faire opérer. C’est trop risqué… Je suis allergique à la pénicilline…

Estelle – En plus des cacahuètes…!

Nicolas – Je risquerais de ne pas supporter l’anesthésie et de finir dans le coma…

Antoine – Ah, oui, si c’est pour finir dans le coma…

Nicolas – Non, je sais que je n’en ai plus pour longtemps… Quelques mois, peut-être… Et je voulais juste réaliser un dernier rêve… C’est pour ça que je vous ai demandé de venir…

Estelle (incrédule) – Ton rêve, c’était de nous revoir une dernière fois avant de mourir ?

Nicolas – Pas seulement… Je vous ressers ?

Antoine et Estelle, qui ont bien besoin d’un petit remontant, ne disent pas non. Nicolas les ressert, et ils vident leurs verres en silence.

Antoine – Ah, c’est du bon, hein ?

Approbation générale, donnant le temps à chacun de reprendre ses esprits.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine se sert, tandis que Estelle reste prudemment sur la défensive.

Nicolas – Non, c’est à propos de ma pièce. Celle qu’on n’a jamais pu jouer…

Antoine – Eh, oui, vous vous souvenez ? Le second rôle féminin avait disparu à une semaine de la générale… (Nostalgique) Brigitte Paradis…

Nicolas – Et si je vous proposais de m’aider à la monter… Dix ans après…?

Antoine (mort de rire) – De monter Brigitte Paradis ?

Estelle (méfiante) – De t’aider…? Financièrement, tu veux dire ?

Nicolas – Non, qu’on la joue ensemble ! Comme on voulait le faire il y a dix ans. Qu’est-ce que vous diriez…?

Blanc.

Antoine (anéanti) – Eh oui… Qu’est-ce qu’on dirait…?

Estelle – Tu plaisantes, là…

Nicolas (pathétique) – Je voudrais absolument jouer cette pièce avant de mourir… Après, je pourrai partir en paix… Avec un peu de chance, je mourrai sur scène…

Antoine – Eh oui… Comme Molière…

Estelle – Oui, mais… Tu n’es pas Molière…

Nicolas – J’ai complètement réécrit la pièce, vous verrez… Quand vous l’aurez lue, vous serez emballés !

Antoine – Mais… On n’est pas comédiens… Enfin, on ne l’est plus…

Estelle – On ne l’a jamais vraiment été…

Nicolas – Je ne suis pas vraiment auteur non plus… Je vous demande seulement de m’aider à réaliser ce dernier rêve. Au nom de notre amitié…

Les deux autres se regardent, se demandant comment ils vont s’en sortir.

Estelle – Notre amitié…?

Nicolas se prend la tête entre les mains, comme s’il était en proie à un soudain mal de tête.

Nicolas – Excusez-moi, c’est l’heure de mes cachets. Malheureusement, en tant que comédien, c’est les seuls que je prenne régulièrement…

Nicolas quitte la pièce.

Antoine – Oh, putain…!

Estelle – Comme tu dis…

Antoine – Et si on essayait de le convaincre de se faire opérer quand même…

Estelle – Tu l’as entendu… Il a peur de finir comme un légume… Remarque, il n’en était déjà pas très loin… Je ne suis pas sûre qu’on verrait la différence…

Antoine – Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

Estelle – Tu nous vois monter sur scène pour jouer sa pièce à l’eau de rose d’adolescents boutonneux ?

Antoine – Avec un peu de chance, il clabotera avant la première.

Estelle – On n’est jamais à l’abri d’une rémission…

Nicolas revient en pleine forme, avec deux textes, qu’il leur distribue.

Nicolas – Je vous en ai fait un exemplaire chacun. J’ai changé la fin, vous verrez… La pièce y gagne beaucoup… Bon, vous n’êtes pas obligés de lire ça tout de suite, hein… Je vous laisse le temps de réfléchir… Enfin, pas trop longtemps quand même… Je vous ressers ?

Nicolas prend la bouteille de Champagne pour une dernière tournée. Se servant en dernier, il vide la dernière goutte dans son verre.

Antoine – Ah, marié dans l’année…

Estelle lui lance un regard consterné.

Estelle – Écoute, Nicolas, on aimerait bien t’aider, mais tu sais… Antoine et moi, on a deux enfants, maintenant. Et puis on a chacun notre boulot… Comédien, c’est un métier… C’est le tien, mais ce n’est pas le nôtre… Et puis il faudrait trouver un théâtre… Avec des têtes d’affiches comme nous…

Nicolas – Non, mais attendez, je ne demande pas la Comédie Française, hein… Toi, Antoine, avec ton lycée, tu pourrais nous trouver une salle… Et toi Estelle, qui est dans la pub, tu pourrais nous faire les affiches…

Les deux autres commencent à être à court d’arguments.

Estelle – Mais il y avait un deuxième rôle féminin, dans ta pièce, non…?

Antoine (se souvenant, grivois) – Eh, eh, eh… Eh oui…! La pulpeuse Brigitte…

Estelle lui lance un nouveau regard pour le rappeler à plus de mesure.

Estelle – Tu avais même écrit la pièce pour elle…

Antoine – Dans le seul but de lui rouler un patin dans la dernière scène…

Estelle – On ne peut pas la jouer sans elle, cette pièce… Ça n’aurait pas de sens…

Antoine – Eh oui… Malheureusement, elle a complètement disparu de la circulation à quelques semaines du bac… C’est même pour ça qu’on n’a jamais pu la jouer, ta pièce… Heureusement, dans un sens… Vous vous souvenez… On n’a plus jamais entendu parler d’elle…

Nicolas (ravi) – Eh ben justement…

Les deux autres le regardent, inquiets.

Estelle – Justement quoi…?

Nicolas (triomphant) – Je l’ai retrouvée !

Estelle – Tu as retrouvé Brigitte Paradis ?

Antoine – La Brigitte Paradis ?

Nicolas – Elle-même !

Estelle – Mais comment tu as fait…?

Nicolas – Les Copains d’Avant ! Vous savez…

Antoine – Les Copains d’Avant…?

Nicolas – Sur Internet ! Ce site qui permet de retrouver la trace des gens avec qui on était à l’école.

Estelle – Ah, ouais… Il suffisait d’y penser…

Nicolas – De temps en temps, je faisais une recherche en tapant son nom… Sans résultat… Et puis la semaine dernière, Bingo ! Elle habite dans le Quinzième…

Estelle – Et tu es sûr que c’est elle ? Il ne doit pas y avoir qu’une Brigitte Paradis, à Paris…

Antoine (se souvenant) – Pas des Brigittes avec des roberts comme ça…

Estelle – Tu l’as appelée ?

Nicolas – Non… Pas vraiment…

Regards perplexes des deux autres.

Nicolas – Enfin suffisamment pour être sûr que c’est bien elle…

Estelle – Et tu crois qu’elle va accepter de jouer dans ta pièce ? Je ne sais pas, moi… Elle a dans les 30 ans, maintenant… Elle est peut-être mariée…

Antoine – Enfin, vu son physique, ce n’est pas le plus probable, mais bon… On ne sait jamais… Elle a pu tomber sur un pervers…

Nicolas – Elle porte toujours son nom de jeune fille…

Estelle – Ça, ça ne veut rien dire, hein ? Moi aussi…

Antoine – Et au sujet de… ta maladie, tu comptes lui dire aussi…?

Nicolas – Non, je ne préfère pas… Enfin pas tout de suite… Je ne voudrais pas qu’elle accepte le rôle par pitié…

Estelle – À nous, tu nous l’as bien dit…

Nicolas – Vous, je savais que sinon, vous n’accepteriez jamais.

Silence embarrassé.

Estelle – Alors qu’est-ce que tu vas lui raconter ? J’ai retrouvé la pièce que j’avais écrite pour toi quand on avait dix-sept ans… On recommence les répétitions ce soir, après un petit intermède de dix ans ?

Antoine – Neuf…

Nicolas – C’est-à-dire que… Je comptais un peu sur vous pour essayer de la convaincre… Elle vous aimait bien, vous aussi… On était très proches, tous les quatre, non…?

Embarras des deux autres.

Nicolas (à Antoine) – Tu ferais ça pour moi…?

Antoine – Tu sais, on ne se connaissait pas tant que ça… (À Estelle) Tu ne veux pas l’appeler, toi ?

Estelle (outrée) – Moi ? Pourquoi moi ?

Nicolas – Tu es une fille, elle se méfiera moins… Et puis tu bosses dans la pub… Le baratin, ça doit te connaître, non ?

Tête renfrognée de Estelle.

Estelle – Non, excuse-moi Nicolas, mais je ne peux vraiment pas faire ça… Qu’est-ce que je pourrais bien lui raconter, à cette pauvre fille ?

Antoine – Elle ne doit même plus se souvenir de nous. Enfin, j’espère…

Nicolas se lève.

Nicolas – Bon…

Pensant qu’il renonce, les autres paraissent un peu soulagés.

Nicolas – Ben c’est moi qui vais l’appeler, alors… Je vais téléphoner de la chambre, je serai plus tranquille.

Nicolas sort vers la chambre. Les deux autres se regardent, perplexes.

Estelle – Eh ben on est mal barrés, hein…

Antoine – Elle va lui raccrocher au nez, c’est évident. Et après, il nous foutra la paix, avec sa pièce à la noix…

Estelle – Je ne sais pas… Je le sens mal… J’ai l’impression d’être tombée dans un traquenard…On ferait mieux de se barrer pendant qu’il est au téléphone…

Estelle se lève déjà.

Antoine – Attends, on ne peut pas lui faire ça. Dans son état… Et puis qu’est-ce que tu veux qui nous arrive…? Si par miracle, elle acceptait, le temps que tout ça s’organise… On jouera la montre…

Silence.

Antoine (se souvenant) – Brigitte Paradis…

Un temps.

Estelle – C’était un thon, non ?

Nicolas revient, la mine soucieuse. Les deux autres se réjouissent déjà.

Estelle – Alors ?

Nicolas – Elle monte dans un taxi, et elle arrive.

Têtes des deux autres.

Estelle – Elle a accepté de venir ? Comme ça ?

Antoine – Mais qu’est-ce que tu lui as raconté ?

Nicolas – Je lui ai dit que Estelle se mariait avec toi, qu’elle enterrait sa vie de jeune fille, et que ça lui ferait plaisir de la revoir…

Estelle (horrifiée) – T’as pas fait ça ?

Nicolas – Désolé, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit…

Antoine – Brigitte « Paradis »… La bien nommée… (À Nicolas avec un geste suggestif) Tu te souviens de cette paire qu’elle avait…

Nicolas est partagé entre la révolte devant la vulgarité d’Antoine en présence de Estelle… et le souvenir ému des roberts de Brigitte.

Nicolas – Et dire qu’aucun de nous deux ne se l’est faite, à l’époque…

Le sourire d’Antoine se fige un peu.

Antoine – Eh oui… Allez, avoue… Ta dernière volonté, ce ne serait pas de sauter Brigitte Paradis, plutôt…?

Estelle est consternée par la balourdise d’Antoine.

Nicolas – Ce n’est pas pour me vanter, mais je crois que j’étais en pole position… Si seulement elle n’avait pas disparu à deux mois de la première.

Estelle – La terminale, tu veux dire. On allait passer le bac…

Nicolas – La première de ma pièce…

Estelle – Ah, oui, la pièce… J’avais oublié… Et tu lui en as parlé, de ta pièce ? En plus de mon mariage…

Nicolas – Ben, non… Je n’ai pas osé…

Estelle (ironique) – Oui, je comprends… Tandis que mon enterrement de vie de jeune fille…

Antoine (toujours rêveur) – Brigitte Paradis…

Estelle – Oui, bon, ça va… Tu ne vas pas répéter ça toute la soirée…

Antoine – Elle est peut-être devenue énorme, hein ? Elle était déjà un peu boulotte à l’époque…

Nicolas – Boulotte…? Elle était bien en chair, c’est tout…

Estelle – Elle n’avait pas des lunettes ?

Nicolas, embarrassé, sort d’un carton une photo agrandie et encadrée.

Nicolas – Tenez, j’ai retrouvé une photo d’elle, par hasard, en faisant mes cartons…

Nicolas regarde un instant la photo, ému, avant de la tendre à Antoine qui la prend, un peu inquiet.

Antoine (regardant la photo) – Ah, oui, quand même… Je ne me souvenais pas que c’était à ce point-là…

Antoine tend la photo à Estelle, qui la regarde avec des yeux effarés.

Estelle – Non, mais vous vous rendez compte…? S’il elle était déjà comme ça il y a dix ans… Maintenant, elle a peut-être de la cellulite, des varices et des double-foyer…

Antoine (se marrant, à Antoine) – Ça expliquerait son empressement à se précipiter dans ce traquenard tendu par un jeune et beau garçon en pleine santé comme toi…

Estelle fait un signe à Antoine pour le ramener à plus de décence.

Antoine – Excuse-moi, Nicolas, j’avais oublié, pour ta maladie…

Nicolas récupère la photo encadrée de Brigitte.

Nicolas – Ce n’est pas grave…

On sonne à la porte.

Antoine – Déjà ?

Nicolas reste sans bouger, comme tétanisé, la photo de Brigitte à la main.

Estelle – Bon ben va ouvrir…!

Nicolas – J’y vais…

Nicolas planque à nouveau la photo dans le tiroir, et va ouvrir la porte.

Nicolas – Oui…? Ah, oui, merci…

Nicolas revient, la mine soucieuse, avec un papier officiel entre les mains, qu’il pose quelque part.

Estelle – Quelque chose de grave ?

Nicolas – Non, non… Un avis d’expulsion…

Antoine – Ah, quand même…

Nicolas – L’immeuble est complètement fissuré… C’est pour ça que je dois déménager…

Têtes des deux autres, qui regardent les cartons.

Estelle (inquiète) – Mais fissuré, euh…?

Nicolas – Ce n’est plus réparable… Ça risque de s’écrouler à tout moment… Surtout avec le métro qui passe en dessous… Vous ne sentez pas les vibrations, toutes les trois minutes ?

Un métro passe. Silence…

Nicolas – Je me suis toujours demandé pourquoi elle était partie comme ça, sans prévenir personne, un mois avant le bac…

Silence embarrassé des deux autres.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Estelle (pour changer de sujet) – Et toi, ton bac, tu ne l’as jamais repassé…?

Nicolas – Non… Après je me suis attaqué au permis de conduire… Mais je l’ai raté aussi…

Estelle – Mais tu l’as repassé…

Nicolas – Ah oui, évidemment… Tous les ans… Mais au bout de huit fois, j’ai laissé tomber… (Plaisantant) Au moins, le bac, je l’ai raté du premier coup.

Un temps.

Nicolas (soupirant) – Qu’est-ce qu’on a pu s’emmerder, dans cette putain de boîte à bac, vous vous souvenez ?

Estelle – Saint-Sulpice… On appelait ça Saint-Supplice…

Antoine – 98 % de réussite au bac, d’accord, mais à quel prix. C’était même pas mixte, à l’époque… Pour éviter qu’on pense à autre chose qu’à nos études…

Nicolas – Ouais… Brigitte et toi, vous étiez les seules filles du bahut. (À Estelle) Ils avaient fait une exception pour toi parce que tu étais la fille du prof de latin et de la prof de grec. Et pour Brigitte parce que c’était la fille du prof d’allemand et de la prof d’anglais…

Antoine – Les profs, on ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux. Ça affaiblit la race. Au bout de trois générations, avec la consanguinité, ça peut engendrer des monstres.

Regard furibard de Estelle.

Antoine – Je ne dis pas ça pour toi, chérie, évidemment… Remarquez, pour Brigitte, ça n’avait pas que des inconvénients, hein ? (Se marrant) Vu comment elle était gaulée, dans un lycée mixte, elle aurait sûrement été beaucoup moins sollicitée…

Regard désapprobateur de Nicolas.

Antoine (à Nicolas) – Attends, tu t’imagines, tout seul dans une classe de 30 filles au milieu d’une école qui en accueillerait 300 ? Même avec ton physique ingrat ?

Nicolas – C’est sûr qu’elle n’avait pas beaucoup de concurrence…

Antoine – Et nous pas tellement le choix…

Nicolas – À part Estelle, bien sûr… Mais Estelle, à l’époque, on ne pouvait qu’en rêver, hein…? C’était l’inaccessible étoile…

Estelle – Etre la seule fille pour faire fantasmer toute une école de garçons en plein rut adolescent… Ce n’était pas forcément facile tous les jours, crois-moi…

On sonne à nouveau à la porte.

Nicolas – Cette fois, ça doit être elle…

Antoine – Brigitte Paradis…

Estelle – N’oublie pas qu’elle pèse peut-être cent kilos de plus…

Nicolas va ouvrir.

 

ACTE 2

Nicolas – Brigitte ! Eh ben… Je ne t’aurais pas reconnue…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Brigitte entre dans la pièce. Elle a en effet changé. En mieux… Physique de top model et look de star : talons hauts, minijupe, lunettes noires et air éthéré. Antoine et Estelle en restent bouche bée en l’apercevant à leur tour.

Brigitte (aguicheuse) – Salut…

Antoine (estomaqué) – Brigitte Paradis…

Brigitte traverse la pièce en roulant des hanches comme si elle défilait sur un podium.

Brigitte – C’est bien moi, je t’assure… En chair et en os…

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Eh ben félicitations, Estelle…

Antoine – Félicitations…?

Brigitte – Pour votre mariage… (À Estelle) Vous vous mariez, non ?

Estelle – Ah, oui, enfin… Oui, oui, bien sûr…

Antoine – La date n’est pas encore fixée, mais bon…

Nicolas (à Brigitte) – Assieds-toi, je t’en prie… Tu veux une coupe de champagne ? Pour trinquer aux mariés…

Brigitte s’assied en croisant des jambes interminables. Silence. Les deux mecs avalent difficilement leur salive. Du coup, Estelle, reléguée au second rôle, semble un peu jalouse.

Brigitte (ironique) – Arrêtez de tirer la langue comme ça… Si vous aviez soif à ce point-là, il ne fallait pas m’attendre…

Antoine – C’est-à-dire que… Mais qu’est-ce qui t’est arrivé…?

Tête de Brigitte.

Antoine – Enfin, je veux dire… Ça fait vraiment bizarre de se revoir, comme ça… Après tout ce temps… C’est incroyable ce que tu as changé…

Brigitte – Je ne sais pas trop comment je dois le prendre…

Estelle (ironique) – Oh…! En bien, je t’assure…

Brigitte – Ça non plus, je ne sais pas comment je dois le prendre…

Embarras des trois autres.

Brigitte (levant son verre) – Au bon vieux temps, alors ?

Ils trinquent.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine – Tu habites à Paris depuis longtemps ?

Brigitte – Non… J’ai vécu aux States, ces dernières années…

Estelle – Aux States…?

Brigitte – Oui… En France, c’était vraiment trop difficile de percer dans le show-biz…

Antoine – Dans le show-biz…?

Brigitte – Et puis aux US, ma grande soeur a pu me donner un coup de main…

Nicolas – Ta grande soeur ?

Brigitte – Vous comptez répéter systématiquement le dernier mot que je dis ? C’est une sorte de jeu ? (Un temps) Oui, ma grande soeur. Vanessa.

Estelle – Vanessa ?

Brigitte – Vanessa Paradis !

Stupéfaction des trois autres.

Nicolas – Vanessa Paradis ? C’est ta soeur ?

Brigitte – Ben, oui… Vous savez qu’elle vit aux US… Évidemment, elle connaît beaucoup de monde là-bas. Surtout depuis qu’elle est mariée avec Johnny…

Antoine – Vanessa Paradis s’est marié avec Johnny ?

Brigitte – Johnny Depp ! Vous n’allez jamais chez le coiffeur, ou quoi ?

Mesurant leur stupéfaction.

Brigitte – Vous ne saviez pas que Vanessa était ma soeur ? Ça se voit un peu, pourtant, non ?

Les deux mecs en profitent pour la détailler des pieds à la tête. Le charme plutôt charnu de Brigitte est loin du style lolita de Vanessa, mais bon…

Nicolas – Ah, oui, c’est vrai… Maintenant que tu nous le dis… Il y a un petit air de famille… (Aux deux autres) Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Je ne savais pas que Vanessa Paradis avait une soeur…

Brigitte – Ça n’a rien de très extraordinaire, tu sais. Beaucoup de gens ont des soeurs…

Estelle – Non, je veux dire, euh… Je ne savais pas que sa soeur, c’était toi, Brigitte…

Brigitte – Qu’est-ce que tu veux… Malheureusement, être parent avec quelqu’un de célèbre, ce n’est pas forcément une garantie de notoriété… C’est comme pour ma copine Monica… Tout le monde connaît sa soeur, mais elle…

Estelle – Monica…?

Brigitte – Monica Cruz ! La soeur de Pénélope ! Tu vois, qu’est-ce que je disais…? Vous la connaissez à peine… Et pourtant, ça ne l’empêche pas de faire une belle carrière.

Nicolas – Eh, oui, ce n’est pas évident de se faire un prénom dans le show-biz, hein…? Alors vous imaginez un peu, quand on n’a même pas de nom, comme moi…

Brigitte – Moi, je fais surtout du théâtre, alors bien sûr, on est un peu moins exposée… Évidemment, je suis plus connue aux États-Unis qu’en France…

Nicolas – C’est comme pour David Hallyday. Ici, personne ne sait qui c’est, mais aux Etats-unis, c’est une énorme star… Il paraît… Alors comme ça, tu as continué dans le théâtre ?

Brigitte – Ben oui… Je viens de terminer une pièce à Broadway. Plus de mille représentations… C’était génial, mais épuisant… Alors j’ai décidé de rentrer en France, pour me mettre un peu au vert… Et puis je crois que j’avais un peu le mal du pays. (Un temps) J’attends qu’on me fasse des propositions…

Nicolas – Des propositions…?

Brigitte – Pour une nouvelle pièce ! Je vous trouve un peu ramollis du bocal, là… À l’époque, vous étiez plus vifs, non ? (À Antoine et Estelle) Alors comme ça, vous vous mariez ?

Estelle (embarrassée) – Il paraît…

Brigitte – Et vous vouliez que je vienne à la noce avec ma grande soeur, c’est ça ? Vous savez, chanter dans les mariages, ce n’est plus trop son truc, à Vanessa… Et puis elle est très occupée, maintenant…

Nicolas – Surtout depuis qu’elle est maman, hein…?

Antoine – Comment elle s’appelle, ta nièce, déjà ?

Brigitte – Lily Rose…

Estelle – Ah oui, ce n’est pas banal… Elle, au moins, elle n’aura pas de problème à se faire un prénom.

Brigitte – C’est moins courant que Brigitte, c’est sûr… Mais dites-moi, vous ne m’avez pas invitée seulement pour choisir un prénom pour vos futurs enfants, si…?

Estelle – Mes futurs enfants… J’en ai déjà deux.

Brigitte – Ah, oui… Avec qui ?

Estelle – Ben avec Antoine !

Brigitte sourit ironiquement. Moment d’embarras.

Brigitte – Si vous me disiez vraiment pourquoi vous m’avez demandé de venir…?

Antoine – En fait, c’est plutôt une idée de Nicolas…

Antoine et Estelle se tournent vers Nicolas pour l’encourager.

Nicolas – Je… Eh ben maintenant, je ne sais pas si je vais oser t’en parler…

Brigitte – Allez, vas-y… On est entre vieux amis, non…?

Nicolas – Bon… Tu te souviens de cette pièce, qu’on avait failli jouer, l’année du bac ?

Brigitte – Premier Amour…

Nicolas – Je voulais la monter… Enfin, qu’on la remonte ensemble… Évidemment, c’était avant de savoir que tu étais devenue une star…

Brigitte (avec un soupçon, amusée) – Tu es vraiment sûr que tu ne savais pas…?

Nicolas – Je te jure… Pour moi, tu étais toujours la petite Brigitte que j’ai connue il y a dix ans au lycée…

Brigitte – Pourquoi maintenant…?

Nicolas hésite à nouveau.

Estelle (avec un air de circonstance) – Allez, dis-lui…

Nicolas – Cette pièce, c’est un peu mon bébé, et…

Brigitte – Ton bébé… C’est vrai que c’est long, pour monter une pièce, mais là… Dix ans de gestation… Ce ne sera pas un prématuré… Pourquoi tu es si pressé d’accoucher, tout d’un coup ?

Nicolas – Parce que… Je n’en ai plus pour longtemps…

Brigitte – Tu n’en as plus pour longtemps… à finir de l’écrire, tu veux dire ?

En guise de réponse, Nicolas lui sort ses radios. Brigitte les prend et les examine attentivement à la lumière de la lampe.

Nicolas – Tu vois, au milieu, ces deux taches là ?

Brigitte – Oui…

Nicolas – C’est des tumeurs au cerveau…

Brigitte le regarde interloquée.

Nicolas – Je suis atteint d’une maladie incurable, Brigitte… Je vais mourir…

Silence. Brigitte le regarde, interloquée.

Brigitte (très sérieuse) – Passe-moi ta pièce. Je vais la lire…

Nicolas – Maintenant ?

Brigitte – J’ai cru comprendre que c’était urgent, non ?

Nicolas – Oui, oui… Je vais la chercher…

Nicolas va chercher le texte dans la chambre, pendant que Antoine et Estelle gardent un silence embarrassé.

Estelle – Eh oui, on est bien peu de chose…

Antoine – Surtout lui…

Estelle – Remarque, il paraît qu’il ne souffrira pas…

Antoine – Si tu pouvais faire quelque chose pour sa pièce… J’imagine que tu dois connaître beaucoup de monde dans le show-biz… Mais il ne faut pas te sentir obligée, non plus, hein… Par pitié… Je crois que ce n’est pas ce qu’il voudrait… (Un temps). Premier Amour… (Se marrant) Vous vous souvenez de la daube que c’était…?

Nicolas revenant, Antoine reprend immédiatement une mine de circonstance. Nicolas tend la pièce à Brigitte.

Nicolas – Je l’ai complètement réécrite, tu sais… Ça fait dix ans que j’y travaille…

Brigitte – Rassure-toi, je ne mettrai pas dix ans de plus pour la lire…

Elle se lève pour partir.

Brigitte – Bon… Ça m’a fait plaisir de vous revoir… (Les toisant du regard) Je vois qu’au fond, vous, vous n’avez pas tellement changé… Mais là, je ne suis pas sûre que ce soit un compliment… (À Nicolas) Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin…

Elle s’en va. Les trois autres restent seuls avec leur malaise. Long silence. Un ange est passé. Et ils se demandent s’ils n’ont pas rêvé.

Antoine – Brigitte Paradis… La soeur de Vanessa Paradis… Alors, là…

Nouveau silence.

Estelle – Elle se fout de nous, là, c’est évident…

Nicolas – Pas sûr, hein… Regardez Mitterrand, ils nous avaient bien caché sa fille… Pourquoi Vanessa Paradis ne nous aurait pas caché sa soeur…?

Les deux autres le regardent, cherchant le rapport.

Nicolas (plein d’espoir) – Vous vous rendez compte ? Pour moi, ce serait génial ! Si elle aime la pièce, et qu’elle décide de reprendre le rôle féminin, on n’aura aucun mal à trouver un producteur. Avec une tête d’affiche pareille !

Estelle – Attends, ne t’emballe pas trop vite… Même si elle ne nous a pas raconté des craques, ce n’est quand même que la soeur de Vanessa Paradis…

Nicolas – Tu plaisantes ! Un metteur en scène que je connais vient de monter une pièce avec la petite fille de Michèle Morgan, l’ex-femme de Johnny Hallyday et la fille du Commissaire Navarro, c’est un énorme succès !

Estelle – La fille du Commissaire Navarro ?

Nicolas – Bon, évidemment, il n’y a pas de secret, non plus. L’auteur de la pièce, c’est la fille cachée du beau-frère de Roger Hanin…

Le temps pour les deux autres de décoder.

Antoine – En tout cas, Brigitte, elle a drôlement changé, hein ? C’est la classe, non ?

Estelle – Oui, bon, ça va… Elle n’est pas non plus…

Nicolas – Ah, quand même…

Antoine – Si j’avais su, à l’époque… Ça, on peut dire que la grosse chenille est devenue un beau papillon…

Estelle – Un peu vulgaire, peut-être…

Antoine – Tu ne serais pas un peu jalouse, toi ? Non, franchement, c’est dingue, ce qu’on peut changer en dix ans…

Estelle – Oui… Remarque, vu d’où elle partait, ça ne pouvait que s’améliorer…

Antoine – C’est vrai que quand on part de plus haut, on ne peut que redescendre…

Estelle – C’est pour moi que tu dis ça…

Nicolas juge bon de changer de sujet.

Nicolas – Bon, ben… Puisqu’on est là, on va quand même enterrer ta vie de jeune fille, hein, Estelle…?

Il se lève pour farfouiller dans ses cartons.

Antoine – Euh… Je te rappelle qu’on ne se marie pas vraiment, hein ?

Estelle (pincée) – Merci, c’est très délicat de ta part de le rappeler.

Antoine – C’est mon côté anti-conformiste.

Estelle – Celui qui t’a conduit à retourner enseigner dans le lycée privé catholique où tu as fait toute ta scolarité… après un détour par la Ligue Communiste Révolutionnaire.

Nicolas – On n’a plus de Champagne, mais il doit me rester une ou deux bouteilles de Joyeux Vendangeur, quelque part…

Nicolas revient avec une bouteille du dit breuvage, qu’il sert généreusement.

Antoine – En tout cas, je ne pensais pas voir la soeur de Vanessa Paradis aujourd’hui…

Estelle – Moi non plus…

Ils trinquent.

Antoine – Allez… À ta santé, Nicolas ! (Se rendant compte de sa gaffe). Excuse-moi, j’oublie tout le temps…

Nicolas – Ne t’excuse pas, va… Et puis tu sais, ce n’est peut-être pas si grave que ça…

Estelle – Ah bon…?

Nicolas – Enfin, je veux dire… Un miracle est toujours possible…

Ils trinquent à nouveau.

Estelle – Saint-Sulpice, priez pour nous…

Antoine et Estelle font la grimace.

Antoine – Je ne pensais pas non plus boire du Joyeux Vendangeur, ce soir. Ça existe encore, ce truc… Ça n’a pas été interdit…

Nicolas – Ah ouais, c’est vrai que c’est plutôt une boisson d’hommes…

Estelle – Tu ne devrais peut-être pas boire ça… Dans ton état…

Nicolas – Oh, comme ça au moins, demain matin, je saurai pourquoi j’ai mal à la tête. Et puis il faut bien mourir de quelque chose, hein…?

Silence. Nicolas leur resert à boire. Ils vident leurs verres d’un trait.

Estelle – Quand on avale vite, on n’a pas le temps de sentir le goût…

Un temps, pour méditer cette pensée.

Antoine – Brigitte Paradis… (À Nicolas) Qu’est-ce qu’on a été cons…

Regard intrigué et réprobateur de Estelle.

Antoine – On avait cette fille sous la main… Si j’ose dire… Et dix ans après, on se rend compte qu’on est peut-être passé à côté de quelque chose… Enfin, je veux dire, de quelqu’un…

Estelle – Ouais… Tu n’as pas su voir sa beauté intérieure…

Nicolas – C’est vrai qu’elle ressemble un peu à Vanessa Paradis, en grandissant…

Estelle – Ce qui est sûr c’est que vous, en vieillissant, vous ressemblez de moins en moins à Johnny Depp…

Antoine – Allez, ressers-nous un coup de ton élixir, pour oublier cette cruelle vérité…

Nicolas ouvre la deuxième bouteille, et les ressert. Ils boivent en silence.

Nicolas – On dirait que la deuxième bouteille est meilleure que la première…

Antoine – Ça ne doit pas venir de la même vigne…

Estelle – Tu crois vraiment que c’est fait avec du raisin ?

Silence.

Estelle – C’est incroyable, qu’elle ait continué dans le théâtre…

Nicolas – Pourquoi ? J’ai bien continué, moi aussi…

Estelle – Oui, enfin, je veux dire…

Nicolas – Laisse tomber, je sais…

Antoine – On aurait peut-être dû continuer, nous aussi… Je veux dire Estelle et moi…

Estelle – C’est vrai, on n’était pas si mauvais que ça.

Antoine – Aujourd’hui, on serait peut-être des stars… Même sans avoir de famille dans le show-biz… Regardez Luchini. Ses parents tenaient une quincaillerie…

Estelle – Les parents de Luchini tenaient une quincaillerie ?

Antoine – Tu ne savais pas ?

Estelle – Non… (Pensive) Et puis ta pièce, au fond, elle n’était pas si nulle, hein…?

Antoine – C’est vrai. On voit tellement de conneries au théâtre… Je te jure que ta pièce, ce n’est pas beaucoup plus con… De toute façon, je n’y vais plus, moi, au théâtre… Je ne sais pas où mettre mes genoux… Et en plus, je suis allergique à la poussière…

Un temps.

Estelle – Vous vous souvenez de son père ? Monsieur Paradis ?

Antoine – Le prof d’allemand… Avec sa petite moustache et sa grande mèche… On l’appelait Adolphe… Ah, il nous a fait vivre l’enfer, celui-là… Il voulait sûrement nous faire expier nos turpitudes avec sa fille…

Nicolas (étonné) – Quelles turpitudes ?

Antoine, gêné, ne répond pas.

Estelle – Et sa mère, c’était qui, déjà ?

Antoine – Madame « Paradise » (prononcer à l’anglaise)

Estelle – Ah ouais, c’est vrai… La prof d’anglais… (Ironique) C’est pour ça que sa fille était bonne en langue. Ça lui a permis de faire une carrière internationale…

Antoine – Il faut reconnaître qu’à l’époque, la mère était plutôt mieux gaulée que la fille, hein ? Vous vous souvenez ? Pendant les cours d’anglais, quand elle circulait dans la classe, on passait notre temps allongés par terre, à rattraper les gommes qu’on lançait derrière elle… Histoire de savoir de quelle couleur était sa petite culotte…

Estelle – Comme quoi les jeunes peuvent aussi se donner du mal, à l’école, quand ils sont motivés…

Antoine – Ouais… À la fin, c’était plus des gommes, c’était des miroirs, qu’on lui balançait entre les jambes… Elle a dû nous en confisquer une bonne vingtaine… Elle devait se demander ce que tous ces mecs foutaient avec des miroirs de poche dans leur sac…

Estelle – Tu crois qu’elle était naïve à ce point-là ? Peut-être que ça lui plaisait, au fond… Parce qu’avec son adjudant de mari, elle ne devait pas grimper au rideau tous les jours…

Silence.

Estelle (à Nicolas) – Tu as internet, non ?

Tête étonné de Nicolas.

Estelle – Tu nous as dit que tu avais retrouvé le numéro de téléphone de Brigitte sur internet…

Nicolas – Ben oui, pourquoi…?

Estelle – Je voudrai vérifier quelque chose…

Nicolas – C’est là…

Estelle se connecte. Bruits de connexion bizarres, façon modem à l’ancienne…

Estelle – Une petite recherche sur Gogole…

Ils attendent.

Estelle – Eh ben… Ce n’est pas le haut débit, dis donc… Remarque, vu la tronche de ton ordinateur, ça m’étonne même que tu arrives à te connecter… On dirait une vieille console Atari… C’est un héritage familial ? Tu as trouvé ça où ?

Nicolas – Dans une brocante, pourquoi…?

Estelle – Ah, quand même ! Alors… Vanessa Paradis… Biographie express… Ah, voilà… Vanessa Paradis, née le 22 décembre 1972… À Saint-Mandé, Val de Marne…

Antoine – Putain, c’est à côté d’ici…!

Estelle – Deux ans plus tard, installation à Villiers-sur-Marne…!

Antoine – Là où on a fait nos études à l’école Saint-Sulpice ! C’est peut-être là qu’elle est allée, elle aussi, quelques années avant nous !

Estelle – Bizarre qu’on en ait jamais entendu parler…

Antoine – Peut-être qu’à l’époque, elle n’était pas encore connue…

Nicolas – Lis la suite, pour voir…

Estelle – Ah, ça y est… On a été déconnecté ! Ça m’étonnait, aussi…

Antoine – Bon, ben recommence…

Estelle pianote à nouveau… Les deux autres attendent, tendus. Bruits de connexion encore plus bizarres.

Antoine – Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Estelle – Ah, ça y est, ça remarche… Alors, « aller à »… J’y suis… Première apparition à sept ans dans l’émission de Jacques Martin l’École des Fans…

Antoine – Elle était déjà connue, alors…

Nicolas – Peut-être pas tant que ça… Moi aussi, je suis déjà passé à la télé…

Antoine – Oui, mais pas dans l’École des Fans…

Estelle (continuant) – Quatre ans plus tard, naissance de sa petite soeur Alison…

Déception des deux autres.

Antoine – Alison…

Estelle (poursuivant) – Les parents de Vanessa n’étaient pas du tout profs… Ils tenaient une miroiterie…

Nicolas – Une miroiterie ?

Estelle – Ils vendaient des miroirs, quoi !

Nicolas – Remarque, avec tous ceux que la mère de Brigitte nous a confisqués, ses parents auraient pu ouvrir un magasin…

Estelle – Ouais… En tout cas, les parents de Vanessa Paradis n’ont jamais été profs… Et la soeur de Vanessa ne s’appelle pas Brigitte.

Ils digèrent tous trois cette information.

Antoine – Mais alors pourquoi elle nous a monté cette baraque…

Estelle – Tu ne t’en doutes pas un peu…?

Air penaud de Antoine… et air intrigué de Nicolas. On sonne à la porte.

Antoine – Si c’est pour la redevance, tu dis qu’on vient de jeter la télé. On préfère aller au théâtre…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Brigitte…?

Tête des deux autres.

 

ACTE 3

Brigitte revient dans la pièce. Elle a l’air beaucoup moins gaie, et a abandonné son numéro de star précédent. Les trois autres la regardent, attendant qu’elle dise quelque chose.

Brigitte – Je me suis arrêtée au café d’en bas…

Nicolas (anxieux) – Tu as lu ma pièce ?

Brigitte – Je l’ai feuilletée…

Nicolas – Tu trouves ça nul…

Brigitte – Je te dirai ça tout à l’heure. Mais ce n’est pas pour parler de ta pièce que je suis revenue…

Nicolas – Ah bon…?

Antoine a l’air un peu mal à l’aise.

Brigitte – Sers-moi un verre, d’abord…

Nicolas lui sert avec empressement un verre de Joyeux Vendangeur. Silence embarrassé. Brigitte trempe ses lèvres dans le breuvage et fait la grimace.

Brigitte – Eh ben… Vous êtes passés aux drogues dures…

Un temps.

Nicolas – Alors tu n’es pas la soeur de Vanessa Paradis…

Brigitte – Eh ben non… Tu es déçu ?

Nicolas – Soulagé, plutôt…

Brigitte (ironique) – Tu te sens mieux, alors ?

Nicolas, sur le qui vive, ne répond pas. Silence embarrassé.

Estelle – Pourquoi tu es partie si vite, l’année de terminale ? Sans dire au revoir à personne…

Brigitte (ironique) – Je vous ai manqué à ce point ? Je pensais que personne ne se rendrait compte de ma disparition… (Avec un sourire à Nicolas) Sauf Nicolas, peut-être…

Un temps.

Brigitte – Si je suis partie si vite, c’est que j’étais enceinte…

Blanc. Antoine a l’air mal.

Nicolas – Enceinte…?

Brigitte – Quand j’ai annoncé ça à mes parents, mon père m’a foutue dehors. Vous vous souvenez…? Le prof d’allemand… Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait Adolphe… C’était un vrai facho… Alors j’ai d’abord pris le maquis, et puis je suis partie pour Londres… Comme le Général De Gaulle…

Malaise des trois autres.

Estelle – Et tu es restée longtemps, en Angleterre…?

Brigitte – En principe, c’était juste le temps de me faire avorter… Et puis je suis restée plus longtemps que prévu…

Silence embarrassé.

Nicolas – Enceinte… Dire qu’Antoine et moi, on rêvait de coucher avec toi, et que c’est avec un autre que…

Surprise d’Estelle. Nouveau malaise d’Antoine.

Antoine – Euh… Quelqu’un veut des cacahuètes…?

Nicolas – Alors c’était qui ? Je veux dire… le père ?

Brigitte – Je ne suis pas très sûre, en fait, parce que ça se bousculait un peu au portillon, à l’époque, mais… Ça pourrait être Antoine…

Estelle (sidérée) – Antoine…?

Nicolas, sidéré aussi, dirige son regard vers Antoine.

Nicolas – Ah, d’accord… Sympa… Tu aurais pu me prévenir… Tu ne voulais pas me faire de peine, c’est ça ?

Brigitte – Ou alors, il ne voulait pas se coller la honte auprès de ses copains, et se griller avec Estelle… dont il était vraiment amoureux. Moi j’étais une fille facile, puisque j’avais accepté de coucher avec lui…

Antoine – Je ne savais pas que tu étais enceinte, je te jure…

Estelle – Moi non plus… En tout cas pas d’Antoine. J’ai bien fait de venir, finalement… C’est une soirée très instructive… (À Antoine) Alors pendant que tu m’écrivais des poèmes en cours, à la récré, tu te tapais Brigitte dans les toilettes, c’est ça…?

Antoine – Ouais, bon, c’était il y a longtemps…

Estelle – Je te découvre sous un nouveau jour, tu vois. Tu partais de pas très haut, toi aussi, mais tu viens de me prouver que tu pouvais descendre encore plus bas…

Brigitte – Merci, c’est gentil de vous inquiéter de ce que j’ai pu traverser comme épreuve à l’époque…

Estelle – Tu as raison, excuse-moi… Si j’avais su que tu étais enceinte…

Brigitte (ironique) – Ah oui ? Qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu aurais organisé une quête, au lycée, pour financer mon voyage à Londres ? Si tu avais su, Estelle, tu aurais fait exactement la même chose qu’Antoine et les autres. Tu aurais tourné la tête de l’autre côté… Brigitte, c’était la petite grosse à lunettes… Je crois même qu’entre vous, vous disiez la grosse truie, non ?

Antoine et Estelle regardent leurs chaussures.

Nicolas – Je te trouvais très jolie, moi…

Brigitte – C’est gentil, Nicolas… Mais pour Antoine et les autres, j’étais la salope qu’on se repassait entre copains… Brigitte, il n’y a que le train qui ne soit pas passé dessus… Ce n’est pas ce que vous disiez, entre vous ?

Antoine (tentant mollement de réagir) – Ça va, on ne t’a pas violée, non plus… Tu étais consentante, non ?

Brigitte (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux… Avec le physique que j’avais à l’époque, je n’aurais même pas eu ma chance dans un lycée mixte… Alors c’est vrai, j’ai bien profité du quasi-monopole. J’ai dépucelé presque tout le lycée…

Nicolas – Sauf moi.

Brigitte est au bord des larmes.

Brigitte – Et vous qui vous preniez pour des petits coqs, dans cette basse-cour catho où j’étais la seule poule. À part la belle et inaccessible Estelle, bien sûr… Oh, je savais bien que c’était à elle que vous pensiez quand vous couchiez avec moi… Il vous arrivait même de m’appeler Estelle en fermant les yeux au moment du plaisir…

Silence embarrassé.

Brigitte – Si tu savais, mon pauvre Antoine… T’étais vraiment pas un bon coup…

Profil bas de Antoine.

Brigitte (à Estelle) – J’espère au moins que tu as pu bénéficier de tout ce que je lui ai appris… (À Antoine) Moi, le plaisir, je l’ai découvert bien après celui que je vous ai donné à tous… D’ailleurs, ce que je cherchais, à dix-sept ans, ce n’était pas le grand amour… C’était juste un peu de tendresse. Celle que je ne trouvais pas à la maison… Juste un peu de tendresse.

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Même ton amitié, ça m’aurait suffit… Je t’admirais Estelle. J’aurais voulu être ton amie. Qu’est-ce que j’ai pu t’envier à l’époque… Mais même pour toi, je n’étais pas assez bien comme copine… Alors je mangeais toute la journée, pour compenser… Je mangeais… et je baisais. Boulimique et nymphomane. Le profil idéal quand on est la seule fille moche dans une école de garçon…

Silence.

Brigitte – Enfin, heureusement, je n’ai pas que de mauvais souvenirs. Il me reste ma fille…

Blanc.

Nicolas – Tu as un enfant ?

Brigitte – Ben oui…

Antoine – Je croyais que…

Brigitte – J’ai dit que j’étais allée à Londres pour avorter. Je n’ai pas dit que je l’avais fait…

Estelle – Et donc, tu ne l’as pas fait…

Brigitte confirme par son silence. Antoine mesure toutes les implications de cette information.

Estelle – Antoine est le père de ta fille…?

Brigitte – Disons que c’est une sérieuse possibilité…

Tête consternée d’Antoine. Brigitte savoure la situation. Estelle préfère s’éclipser un moment.

Estelle – Tu peux me dire où se trouve la salle de bain, Nicolas ? Je ne me sens pas très bien…

Nicolas – Euh, ouais… Au fond du couloir…

Antoine est accablé.

Antoine – Des enfants, j’en ai déjà deux qui m’attendent à la maison… Sans parler de Estelle… qui n’a pas trop le sens de l’humour…

Le portable d’Antoine sonne. Il répond.

Antoine – Oui, ma chérie… Non, on est encore chez Nicolas… On échange des souvenirs du bon vieux temps… Non, je ne peux pas te passer maman pour l’instant, mais on ne va pas tarder à rentrer, d’accord…? Bisous, bisous…

Il raccroche. Estelle revient.

Estelle (à Nicolas) – Tu as un iguane empaillé dans ta salle de bain ? Ça m’a fait bizarre, j’avais l’impression qu’il me regardait pendant que… je me lavais les mains.

Nicolas – Ah… Euh… Non, non, il n’est pas empaillé…

Air surpris de Estelle.

Brigitte – Quand Nicolas m’a appelée, en me disant que Estelle enterrait sa vie de jeune fille, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais… Maintenant, c’est à toi de savoir ce que tu veux faire de cette paternité, Antoine…

Estelle – Mais tu dis que tu n’es même pas sûre de savoir qui est le père ?

Nicolas – Il y a des tests génétiques, maintenant… On peut être fixés rapidement…

Brigitte – Eh, oui… On organise une réunion des anciens élèves de Saint-Sulpice. Vous prenez chacun votre ticket, on procède au tirage, et on saura qui est l’heureux gagnant de la tombola…

Nicolas – Je n’ai jamais eu de chance au jeu, moi… D’ailleurs, cette fois-là, je n’ai même pas pu jouer… Ça ne peut pas être moi le père…

Antoine – Heureusement… La pauvre gamine…

Les autres le regardent.

Antoine – Non, je veux dire, euh… À cause de ta maladie… Ce serait con qu’elle retrouve son père au bout de dix ans, pour qu’il lui annonce qu’elle va bientôt être orpheline…

Silence.

Estelle – Et elle s’appelle comment ?

Brigitte – Antoinette…

Antoine (interloqué) – Alors tu sais qu’elle est de moi ?

Brigitte – Il y avait une chance sur trois à peu près… Et Antoinette, c’est un joli prénom… Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Si… D’ailleurs, on a déjà une fille qui s’appelle comme ça…

Antoine – Tu lui as dit…?

Brigitte – Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je t’ai menti… Je ne suis pas la vierge Marie… Je me suis tapé tous les rois mages de Galilée, et je ne sais pas lequel est le père…

Nicolas (décidé) – Je vais l’adopter…

Les trois autres sont pris de court par cette déclaration d’intention.

Nicolas – Moi, j’ai toujours été amoureux de toi, Brigitte. Je t’épouse, et j’adopte Antoinette. Je me lèverai la nuit pour lui donner le biberon…

Estelle – Je te rappelle qu’elle a presque dix ans…

Antoine – Et puis si Antoinette est ma fille, je ne peux pas te laisser l’adopter… Tu es con ou quoi ? Je ne peux pas te laisser adopter ma fille !

Le portable de Estelle sonne, et elle répond.

Estelle – Oui, maman… Ça y est, ils sont couchés…? Si, si Tout va bien… On va rentrer d’ici une heure ou deux… On est à un baptême, là… Ben oui, ils font ça le soir… C’est… C’est un baptême républicain… Bon, écoute, je te rappelle, d’accord… Oui, moi aussi, je t’embrasse… Et tu les mets au lit, ok…

Elle raccroche.

Antoine – Mais je ne sais pas, moi… Tu n’as pas une petite idée, quand même…

Estelle – Elle ressemble à quoi ? Je veux dire à qui…

Brigitte – À moi… Quand j’avais son âge…

Têtes d’Antoine, inquiet.

Brigitte (enfonçant le clou) – Vous vous souvenez ? La petite grosse à lunettes…

Antoine – Écoute, Brigitte, si cette enfant est de moi, je suis prêt à l’assumer, je te jure… Évidemment, avec mon salaire de prof, pour la pension alimentaire, ça ne va pas être évident, mais bon…

Estelle (anéantie) – Antoinette…

Brigitte – Remarque, j’aurais peut-être dû l’appeler Sainte-Sulpice, finalement, ou Saint-Esprit… Ç’aurait été plus prudent… C’est vrai, vous étiez quand même 300 dans ce bahut…

Nicolas – Ah, oui… On est loin de l’immaculée conception…

Silence.

Brigitte – Elle est en bas…

Surprise des trois autres.

Antoine – Pardon…?

Brigitte – Ma fille…! Je lui ai dit d’attendre en bas, à la terrasse du café… Le temps de voir quelle serait la réaction d’Antoine… Elle attend que je lui fasse un signe, par la fenêtre, pour savoir si elle doit monter ou non…

Nicolas – C’est génial !

Les deux autres n’ont pas l’air aussi enthousiastes.

Brigitte (surjouant) – Je suis sûre qu’en la voyant, son père la reconnaîtra. L’instinct paternel, ça ne trompe pas…

Antoine est au bord de l’apoplexie. Nicolas s’approche de la fenêtre.

Nicolas – Je vais lui dire de monter…

Estelle l’arrête.

Estelle – Attends, on est plus à cinq minutes près…!

Antoine – Et puis il faut la ménager, cette gosse… C’est vrai, ça va être un choc, pour elle…

Brigitte (ironique) – Pour elle…?

Antoine – Pour elle… Pour moi… (Inquiet) Et tu crois vraiment que je vais la reconnaître, comme ça…

Brigitte – Souviens-toi… Quand Estelle a accouché, à la maternité. Quand tu as pris ton bébé dans tes bras. Tu n’as pas ressenti quelque chose ? Tu n’aurais pas pu te tromper de bébé, non ?

Antoine (dubitatif) – Ouais mais… À la maternité, ils ont un petit bracelet…

Brigitte – Elle aussi.

Nicolas – Tu lui as laissé son petit bracelet ? Pendant toutes ces années…

Brigitte – Mais non, je veux dire… Elle a une petite gourmette… Avec son nom gravé d’un côté, et de l’autre…

Brigitte, ayant de plus en plus de mal à se retenir de rire, a l’air à court d’imagination. Mais les trois autres attendent la suite avec anxiété.

Estelle – Qu’est-ce qu’il y a, gravé de l’autre côté…

Brigitte feint l’embarras, le temps d’inventer autre chose.

Nicolas – Le nom de son père…? Et son adresse…?

Antoine – Attends, ce n’est pas un chien…

Brigitte – Non… Il y a marqué… (Avec l’accent anglais) « Mon coeur est à papa… ».

Les trois autres la regardent interloqués.

Brigitte – Vous savez, comme dans la chanson de Marylin…

Brigitte se met à chanter en faisant un show sexy façon Marylin Monroe.

Brigitte – My name is… Lolita. And… I’m not supposed to… play with boys !

Mon coeur est à Papa. You know… le propriétaire

Visiblement, Estelle et Antoine, estomaqués, commencent à douter. Brigitte éclate enfin d’un rire libérateur. Elle se tord dans tous les sens, visiblement pour ne pas pisser dans sa culotte. Tête des trois autres. Brigitte reprend un peu son calme.

Brigitte – Ah, non… Vous allez me faire regretter de ne pas l’avoir gardé, ce cadeau souvenir du petit soldat inconnu…

Stupeur des deux garçons.

Antoine – Tu veux dire que… Tu as vraiment avorté ?

Le silence de Brigitte est un aveu.

Nicolas – Alors il n’y a personne en bas… Oh, non… Tu n’as pas fait ça ?

Tête des deux autres.

Brigitte – Vous avez l’air presque déçus ?

Estelle – Pourquoi tu nous as raconté des bobards pareils ?

Brigitte (reprenant tout à fait son sérieux, outrée) – Des bobards ? C’est vous qui me demandez ça ? Pourquoi je n’aurais pas le droit de m’amuser un peu, moi aussi ?

Air étonné de Antoine et Estelle.

Brigitte (sèchement, à Nicolas) – Je peux revoir tes radios…

Nicolas, méfiant, lui repasse les radios.

Brigitte (lui montrant sur la radio) – Ces deux tâches sombres, comme tu dis, ce sont tes fosses nasales… Même un jeune interne très myope ne peut pas prendre tes trous de nez pour des tumeurs au cerveau…

Stupeur de Antoine et Estelle.

Nicolas – C’est gentil de vouloir me rassurer, Brigitte, mais tu n’es pas médecin…

Brigitte – Je suis vétérinaire, Nicolas…

Tête de Nicolas.

Brigitte – Et ce que je vois sur cette radio, c’est une sinusite chronique. C’est à peu près incurable aussi, mais heureusement c’est beaucoup moins grave…

Antoine et Estelle comprennent, et se tournent vers Nicolas.

Estelle – Tu t’es bien foutu de nous, hein ?

Brigitte est d’abord étonnée… puis amusée.

Brigitte (à Antoine et Estelle) – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Nicolas – Je suis désolé… C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour essayer de vous convaincre de monter cette pièce… C’est tellement vital, pour moi… Oui, on peut presque dire que c’est une question de vie ou de mort… Et puis j’avais tellement envie de revoir Brigitte…

Estelle se lève pour s’en aller. Antoine, lui, se marrerait plutôt. Il rattrape Estelle par le bras.

Antoine – Reste, Estelle… Ça fait dix ans qu’on ne s’est pas vus… Et puis ce n’est pas tous les jours qu’on passe la soirée avec la soeur cachée de Vanessa Paradis…

Estelle renonce à partir.

Nicolas – Alors comme ça, tu es vétérinaire…?

Brigitte – Eh, oui… (Ironique) Pas de chance…

Antoine – Bravo… Il paraît que pour devenir vétérinaire, c’est encore plus difficile que pour devenir médecin…

Brigitte – Oui… D’ailleurs je ne sais pas pourquoi, mais plus je connais les hommes, plus j’aime les animaux…

Nicolas – Moi qui pensais que tu n’avais même pas ton bac, toi non plus…

Brigitte – Je l’ai repassé l’année d’après. Et j’ai même décroché une mention…

Estelle – Et tu n’as pas d’enfant ?

Brigitte – Si, j’ai bien une fille. Mais celle-là, elle n’est pas née par l’opération du Saint-Esprit… Et rassure-toi, Antoine, elle n’a que cinq ans…

Nicolas – Cinq ans ? Mais il faut aller la chercher, alors ?

Les autres le regardent sans comprendre.

Nicolas – On ne peut pas laisser une petite fille de cinq ans toute seule à la terrasse d’un café…

Brigitte – Elle n’est pas au café, Nicolas, ne t’inquiète pas… Elle est avec son père. Son vrai père…

Silence à nouveau embarrassé.

Antoine (philosophe) – Vous vous rendez compte ? Si Marie était partie faire un petit tour à Londres en Eurostar, elle aussi, au lieu de raconter une histoire pareille à son mec… Ça aurait quand même changé pas mal de choses…

Brigitte – Eh oui… La loi sur l’IVG aurait été adoptée plus tôt…

Estelle – Et la chanson de Sheila n’aurait jamais été écrite… (Devant l’incompréhension des autres, fredonnant) Comme les rois mages…

Nicolas (largué) – C’est qui, Marie…? Elle était avec nous en terminale…

Estelle – Laisse tomber… Et dire que tu as passé toute ta scolarité dans une école catholique…

Un temps.

Antoine – Alors tu as cru qu’on était de mèche avec Nicolas ?

Brigitte – Oui, Antoine… J’ai voulu me venger… Je sais, ce n’est pas très charitable, pour quelqu’un comme moi, qui a reçu une éducation chrétienne, mais bon… Ça soulage… Même dix ans après…

Air penaud de Antoine et Estelle.

Estelle – Excuse-nous, Brigitte. Mais tu sais… On est un peu con, quand on a dix-sept ans…

Antoine – Il n’y a pas un poète, qui a dit quelque chose comme ça…?

Brigitte – Vous étiez des petits cons, c’est vrai… Essayez au moins de ne pas devenir des vieux cons…

Brigitte s’apprête à s’en aller.

Brigitte – La grosse truie à lunettes vous salue bien…

Antoine (presque déçu) – En tout cas, tu es une sacrée comédienne, hein ? On y a vraiment cru à tes histoires…

Brigitte lui lance un regard peu amène.

Antoine – Je veux dire, euh… Vanessa… Ensuite Antoinette…

Brigitte se détend un peu et se laisse aller à sourire.

Brigitte – Remarquez, Nicolas n’était pas mal non plus, avec sa maladie incurable… Ou alors, c’est vous qui êtes bon public…

Nicolas (timidement) – Et à propos pour ma pièce, euh…?

Brigitte – Elle est formidable, ta pièce. J’ai lu quelques passages… Je me suis marrée comme une baleine…

Nicolas – C’est supposé être une tragédie…

Brigitte – Bon, en tout cas, je suis d’accord pour la jouer. Si les deux autres sont partants…

Antoine et Estelle sont pris au dépourvu.

Antoine – Pourquoi pas… Hein, Estelle ? On avait envie de se remettre au théâtre, justement… Ce serait notre grand come-back…

Estelle n’a pas vraiment l’air emballée, mais ne dit rien.

Nicolas – Génial ! Et puis cette pièce, ce sera notre bébé à tous les quatre !

Estelle – Écoute, Brigitte… On te demande pardon, voilà, et…

Brigitte ne semble pas vraiment prête à pardonner.

Antoine – Tiens, on est même prêts à être les parrains et marraine de ta fille, si la place n’est pas déjà prise…

Brigitte – C’est bon, allez… Au bout de dix ans, il y a prescription…

L’atmosphère se détend.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Brigitte en prend.

Antoine – Mais… quand tu as dis que je n’étais pas un bon coup, c’était aussi pour te venger, ou…?

Brigitte sourit, mais ne répond pas.

Nicolas – Alors tu ne m’en veux pas trop, à moi non plus ?

Elle se rapproche de lui.

Brigitte – Tu es le seul qui ait été sincère finalement… Mais il ne faut pas te laisser faire, Nicolas. Faut pas accepter d’être le faire-valoir de ces deux-là… Parce que tu les vaux bien…

Antoine (à Estelle, en aparté) – Ce n’est pas une pub, ça…?

Brigitte (poursuivant) – Il faut que tu aies un peu plus confiance en toi, Nicolas, c’est tout. Tu sais pourquoi tu es le seul du lycée avec qui je n’ai pas couché ?

Nicolas – Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir…

Brigitte – Parce que tu étais le seul à être amoureux de moi, dans cette école de 300 garçons qui me sont presque tous passés dessus. Je ne voulais pas te décevoir…

Nicolas – Je ne suis pas sûr que ça me remonte vraiment le moral, hein… Je me sens comme un vieux spermatozoïde abandonné qui serait le seul à avoir raté sa cible…

Brigitte – Ne désespère pas, va… Je suis toujours sur le marché… Je suis divorcée… Et maintenant qu’Antoine est marié…

Antoine – Je ne suis pas encore marié, hein ?

Regard furibard de Estelle.

Nicolas prend le manuscrit de sa pièce à la main.

Nicolas – Et dire que j’avais écrit cette pièce rien que pour te rouler un patin à la fin… Pendant que ce petit salaud…

Antoine – Oh, ça va… Tu veux qu’on reparle de tes radios…?

Brigitte s’approche de Nicolas, comme pour lui parler de son manuscrit qu’il tient toujours à la main.

Brigitte – Écoute Nicolas, je crois que là… 120 pages… Et 10 ans de réécriture… Tu l’as bien mérité.

Elle lui roule un long méga-patin sous le regard ahuri des deux autres.

Un dernier métro passe avec un vacarme effroyable.

Brigitte met fin à l’étreinte, et laisse un Nicolas au bord de l’asphyxie.

Brigitte – Faudra quand même que tu vois un médecin. On dirait que tu as un peu de mal à respirer…

Sur ces mots, Nicolas s’effondre inanimé. Brigitte est surprise. Antoine et Estelle se marrent.

Antoine – Allez, arrête de faire le con, Nicolas…

Estelle s’approche et regarde le corps inanimé de Nicolas en se marrant aussi.

Estelle – En tout cas, il fait vachement bien le mort, hein… Quel talent !

Brigitte se penche sur Nicolas et l’ausculte rapidement, en lui prenant notamment le pouls.

Brigitte – Merde, il est en arrêt cardiaque…

Elle lui fait un massage cardiaque rapide, et se penche sur sa poitrine pour écouter son coeur.

Brigitte – Ça repart, mais il est dans le coma…

Antoine et Estelle commencent à rire jaune, se demandant si c’est du lard ou du cochon.

Estelle – Allez, c’est bon, maintenant… Vous êtes lourds, là…

Brigitte, toujours penchée sur le corps.

Brigitte – Vous savez s’il est allergique à quelque chose ?

Antoine et Estelle réfléchissent.

Antoine – Il nous a dit qu’il était allergique à la pénicilline…

Estelle – Et à l’arachide…

Antoine – Les cacahuètes !

Estelle – Il n’en a pas mangé…

Brigitte – Mais moi si ! Parfois, une goutte d’huile d’arachide suffit à provoquer un choc allergique… Et comme je l’ai embrassé tout de suite après…

Antoine (sidéré) – T’as mis la langue ?

Brigitte, affairée sur le corps, ne répond pas.

Estelle – Le baiser qui tue… J’y crois pas…

Brigitte – Il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital…

Elle sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Allô, les pompiers ? Docteur Paradis à l’appareil… Vous pouvez nous envoyer une ambulance au (elle hésite un instant)… 337 rue de Belleville (ou l’adresse du théâtre où se joue la pièce)…

Antoine – Oh, putain ! Lui qui voulait mourir sur scène…

Brigitte – C’est ça… Choc allergique à l’arachide… On vous attend au pied de l’immeuble, ça ira plus vite… Ok…

Brigitte range son portable et examine une dernière fois Nicolas.

Estelle – Je crois que pour notre grand Come Back, c’est râpé…

Brigitte – Allez, prenez-le par les pieds, il faut le descendre jusqu’en bas…

Les deux autres rechignent devant l’ampleur de la tâche.

Estelle – Septième sans ascenseur ! Il avait raison, c’est une tragédie…

Ils essaient avec difficulté de soulever le corps.

Antoine – Oh, nom de dieu, il pèse comme un âne mort…

Estelle (pris d’un dernier doute) – Euh… Vous êtes pas encore en train de nous monter une baraque, là…

On entend au loin une sirène de pompier qui se rapproche.

Ils sortent vers le couloir. Pendant le reste de la scène, une partie du dialogue peut être off depuis les coulisses.

Brigitte – Qu’est-ce qu’il fout là, cet iguane ?

Estelle – Merde, j’ai dû oublier de fermer la porte de la salle de bain en sortant…

Le bruit de sirène atteint son paroxysme, avant de s’arrêter brusquement.

Antoine – Il a l’air de revenir à lui…

Estelle – Mais il est dans le cirage.

Brigitte – On va voir ça… Quel est le nom du président de la République, Nicolas ?

Antoine – Il vaudrait mieux éviter de le traumatiser dès son réveil, non…?

Nicolas ne répond pas.

Brigitte – Tu es où, Nicolas ? Regarde-moi bien dans les yeux, et réponds ! T’es où ?

Nicolas – Au théâtre ?

Estelle – Vous voyez bien, il délire.

Lumière sur la scène vide.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-12-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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