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La Foire aux Haricots

Je suis appelé sous les drapeaux le premier août. J’ai pris quelques vacances en juillet afin de m’évader un peu avant cette année d’incarcération, mais je ne connais toujours pas le lieu de ma détention. Sur la route du retour, j’appelle ma mère. Elle ouvre le courrier fatidique qui vient d’arriver à la maison. Arpajon, m’annonce-t-elle. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ça se trouve. Sur la Côte d’Azur ? En Alsace ? Dans la banlieue parisienne ? À la fac, un camarade communiste qui a des amis, si ce n’est haut du moins bien placés, m’a promis d’intervenir en ma faveur pour que je ne sois pas affecté trop loin de chez moi, ce qui me permettrait de revenir plus souvent en permission, voire de rentrer chez moi tous les soirs. À l’époque, internet n’existe pas. Les téléphones portables non plus. On a bien une carte de France dans la voiture, mais allez trouver Arpajon sur une carte quand vous ne savez même pas dans quelle région chercher.

J’interroge un pompiste. Tout ce qu’il connaît d’Arpajon, c’est sa célèbre Foire aux Haricots. Ça ne m’avance pas beaucoup. Il y a des haricots partout. D’après lui, tout de même, ce serait plutôt au sud de Paris. Il a raison, je finis par localiser Arpajon, où je suis condamné à passer, pour ne pas dire à perdre, une année de ma vie. En réalité, je ne connaîtrai d’Arpajon que sa gare et sa caserne, perdue au fond des bois, et je ne mettrai jamais les pieds au centre ville d’Arpajon. Encore moins à la Foire aux Haricots.

La classe du mois d’août est celle des étudiants, qui commencent leur service militaire en fin d’année scolaire et au bout de leur sursis. Mais pas n’importe quels étudiants non plus. Les plus motivés, en effet, se voient proposer avec insistance avant leur incorporation une préparation militaire, qui leur permettra d’être appelés en tant qu’aspirants officiers. Les simples bidasses de la classe du mois d’août sont ceux qui ne sont pas assez rebelles pour s’être fait réformer, mais pas assez dociles pour avoir accepté de collaborer en se portant volontaires pour être aspirants. On a donc tous autour de vingt-trois ans. Certains beaucoup plus. Plusieurs sont mariés, voire ont déjà des enfants. Presque tous sont de la région parisienne, ils ont été affectés près de chez eux par piston, et ils ont un niveau bac plus quatre, cinq ou six. Pas vraiment le profil des cinq autres classes de jeunes appelés non sursitaires, provinciaux, campagnards et souvent paysans, tout juste majeurs, et dans le meilleur des cas diplômés du certificat d’études. Sans parler d’une minorité tout simplement analphabète. Bref, de quoi dérouter un peu les quelques sous-offs chargés de nous encadrer, parfois plus jeunes que nous, n’ayant fait aucune étude, et issus de milieux beaucoup moins favorisés.

Le doyen de notre groupe a plus de trente ans. Chauve et passablement enrobé, il en paraît cinquante. D’études en mariage, et de mariage en pouponnage, il est sans doute le recordman de France du sursis. Personne ne sait par quel miracle il a pu échapper aussi longtemps à la conscription. Pour couronner le tout, il est journaliste à L’Humanité. Par principe, car le communiste n’est jamais anti-militariste, il n’a rien fait de lui-même pour se faire réformer, attendant que l’armée prenne l’initiative de le renvoyer chez lui, ce qu’elle finira par faire au bout de quelques mois. En effet, cet intellectuel de gauche à l’allure bonhomme, raisonneur sans être franchement contestataire et encore moins anarchiste, est le pire des clients pour un sergent et pour sa hiérarchie. Le déserteur qui oublie de rentrer de permission, les gendarmes vont le chercher et le ramènent à la caserne où il est mis aux arrêts, ce qui prolongera d’autant son temps de service. Notre camarade, lui, ne conteste rien, mais demande poliment des explications sur tout, feignant de s’intéresser. Explications que ses petits chefs ont bien sûr beaucoup de mal à lui fournir. Parfois même, il va jusqu’à suggérer et proposer… Rien de franchement répréhensible, mais de quoi plonger dans le plus profond désarroi un sous-off à qui on a seulement appris à aboyer.

Chaque matin, nous sommes tous rassemblés dans la cour pour la levée du drapeau. Après quoi, à l’appel de notre nom, nous sortons des rangs un à un pour recevoir notre courrier. Lui est abonné à L’Humanité, que le sergent est donc contraint de lui remettre en main propre tous les jours devant l’ensemble du peloton au garde-à-vous, mais hilare. La levée du drapeau, c’est un peu la messe, à l’armée. Et notre camarade reçoit son exemplaire de L’Huma comme si c’était le Saint Sacrement. Les gradés ont vaguement conscience que ce rituel quotidien a quelque chose d’un peu décalé, voire qu’on se fout ouvertement de leurs gueules, mais ils ne savent pas comment gérer ce problème inédit sans risquer de se mettre en défaut. Le militaire, s’il est très à cheval sur le règlement, craint par dessus tout la Loi de la République. Aucun règlement précis ne semble interdire à un bidasse d’être abonné à L’Huma pourvu qu’il ne fasse pas de prosélytisme, et la loi ne paraît pas autoriser non plus qu’on le prive de cette édifiante lecture. Reste bien sûr la répression discrètement dissuasive. Mais comment infliger impunément des brimades à un type qui est journaliste à L’Huma ? Le lendemain, ce serait dans son journal…

Je ne vous infligerai pas davantage le récit de mon service militaire, même s’il y aurait beaucoup à dire. Après une année entière à ne rien faire et à ne penser à rien, je retournais à la vie civile en pleine forme, le corps et l’esprit reposés, avec une envie décuplée de vivre. L’expérience de la prison, quand elle n’est pas trop prolongée, a le mérite de redonner tout son sens au mot liberté. Celle du désœuvrement total et de la stupidité absolue redonne le goût de l’action et de la réflexion. De ce point de vue, le service militaire fut pour moi à la fois un retour au néant originel et une véritable renaissance.

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Les trois jours

J’ai vingt-trois ans et, ma maîtrise de Sciences Économiques largement usurpée en poche, je suis arrivé au bout de mon sursis. Oui, le service militaire, c’est pire que la prison, même quand on a obtenu un sursis, il faudra quand même purger sa peine un jour ou l’autre. Je reçois donc ma convocation pour ce qu’on appelait alors les trois jours, qui se résumaient en réalité à une journée. Pour moi, c’est au Fort de Vincennes. Par un hasard extraordinaire, mon tout nouveau beau-frère, qui vient d’achever ses études de dentiste, effectue au même moment son service et, en tant que membre du corps médical, on l’a affecté à l’examen des jeunes recrues convoquées à Vincennes afin qu’on statue sur leur aptitude à devenir de bons petits soldats. Il me rassure. En tant que dentiste, il ne peut pas directement décréter mon inaptitude, mais tous les autres jeunes médecins affectés au conseil de réforme, appelés comme lui, sont des copains. Sous un prétexte ou un autre, je serai réformé, cela ne fait aucun doute.

Tous mes amis de l’époque, d’ailleurs, ont déjà été déclarés inaptes. Généralement, ils se présentaient aux trois jours en loques, après plusieurs nuits blanches, sous LSD, en se déclarant fous, homosexuels et suicidaires. L’armée a une sainte horreur de ce qu’elle ne connaît pas, et elle déteste les complications. Mater les fortes têtes, oui, elle sait faire. C’est même son métier. Sa mission. Materner les tarés, les drogués et les pédés, non. Elle ne sait pas comment s’y prendre avec ces marginaux, et elle craint par trop la contamination. Quand on ne voulait vraiment pas faire son service militaire, et qu’on était déterminé à le montrer, on était réformé. Mais je ne me vois pas jouer, ne serait-ce qu’une journée, ce rôle d’asocial, qui suppose une perte totale de contrôle de soi et une confrontation directe avec le pouvoir, en l’occurrence celui de l’État. Je ne suis pas rebelle à ce point.

Toute ma vie, jusque là, j’ai dû composer avec l’autorité, celle de mes parents, celle de mes maîtres, celle de mes patrons, en évitant toute opposition frontale qui aurait immédiatement causé ma perte. Rouler sagement sur des routes de campagne avec de faux papiers, à la rigueur. Rouler sans permis, à fond la caisse et complètement bourré, sur l’autoroute, c’est au-dessus de mes forces. C’est pourquoi la voie de réforme presque légale proposée par mon beauf me convient parfaitement. Mais à quelques jours de ma convocation, c’est la douche froide. Le conseil de réforme est devenu un vrai bazar. Les jeunes appelés médecins y réforment à tour de bras, en échange de petits ou gros cadeaux et parfois même pour de l’argent. Des enquêtes sont en cours et la reprise en main a déjà commencé. Il n’est plus question pour moi d’obtenir une dispense à bon compte.

Pour passer malgré tout entre les mailles du filet, il ne me reste plus qu’à m’inventer une vraie fausse tare. Mon beau-frère me suggère l’épilepsie. Épileptique un jour, épileptique toujours. Il suffit de pouvoir prouver qu’on a déjà eu une crise, pour être déclaré épileptique, et donc inapte. Mon beauf est prêt à me faire une fausse ordonnance attestant de cette première crise imaginaire. Mais j’hésite. Être ou ne pas être épileptique ? Épileptique, en somme, c’est un peu comme comédien. Il suffit de se prétendre tel pour être ainsi catalogué, mais à l’inverse, si vous décidez un jour de renoncer à ce statut, il sera très difficile de convaincre les autres que vous êtes finalement sain de corps et d’esprit, et vous risquez d’être considéré à jamais comme un bon à rien.

Ma vie ne faisait que commencer. J’envisageais d’être professeur. De passer des concours. Pourquoi pas d’être diplomate. Réformé et épileptique… J’allais traîner toute ma vie cette marque d’infamie. Pire, et si, ayant déclaré être épileptique, je le devenais vraiment ? Et puis quelque chose en moi, sans doute, rechignait à la réforme. Au bout du compte, j’aurai toujours été un légaliste, pas un révolutionnaire. Un râleur, plus qu’un véritable rebelle. Tricher, oui. Remettre en cause la règle du jeu, tout de même pas. Et finalement, affronter les épreuves pour en sortir plus fort m’aura toujours semblé préférable à l’esquive. Je décidai d’affronter celle-ci. Le service militaire, paraît-il, faisait de vous un homme. Et si c’était vrai ?

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La maison bleue

Pour jouer de la batterie, il faut d’abord et avant tout… avoir une batterie. Avec l’argent de mon premier job d’été, j’en achète une d’occasion. Il ne me reste plus qu’à apprendre comment m’en servir. Sur la recommandation d’un ami, je me retrouve en cours particulier à Enghien-les-Bains avec le batteur du Dharma, l’un des meilleurs groupes de jazz expérimental du moment. C’est un peu comme si, n’ayant jamais touché un volant, pour passer le permis B afin de conduire une vieille deux-chevaux et partir en vacances, vous aviez comme moniteur d’auto-école un champion du monde de Formule 1.

Le type est adorable. Comprenant vite qu’en commençant la batterie en dilettante à plus de vingt ans, je ne deviendrai jamais le nouveau Billy Cobham, et que ce n’est d’ailleurs pas mon intention, il accepte néanmoins de m’enseigner les rudiments de l’accompagnement rock. Avec ces quelques bases rythmiques, je décide de ne pas lui faire perdre davantage son temps et d’économiser mon argent. J’arrête les cours et je commence à m’exercer tout seul. Deux de mes voisins jouent de la guitare. Le bassiste, Marc, a tout juste seize ans, cinq de moins que moi. C’est le fils du sculpteur Georges Jeanclos, qui deviendra célèbre par la suite. Ce sera mon premier groupe : Les Rebelles.

Notre première apparition en public est pour la soirée de fin d’année du lycée, à la salle des fêtes de Saint-Ouen l’Aumône. Nous ne devions jouer qu’un morceau avant la remise des prix, mais le leader du groupe refuse de quitter la scène et, prétextant des rappels plus ou moins imaginaires, enchaîne sur trois ou quatre chansons de plus, sous le regard courroucé de la direction. Entre reprise des Beatles et compositions assez mièvres de notre chanteur, nous animons quelques soirées dansantes, avec un succès mitigé. Avec Marc, nous décidons de nous séparer de ce chanteur de variétés, et nous reformons un groupe avec des Camerounais que j’ai rencontrés à la fac. Ce groupe s’appellera Mami Wata.

Le guitariste est un véritable virtuose et joue du Hendrix comme personne. Nous triomphons le temps de quelques concerts dans les salles des fêtes et autres maisons de jeunes de la région. Mais ce guitare héros s’avère vraiment trop incontrôlable. On n’est jamais sûr qu’il viendra le jour dit, qu’il sera en état de jouer, ou qu’il ne lui manquera pas une corde de rechange pour sa guitare au cas où il en casserait une en jouant avec ses dents. Toujours avec le bassiste, nous reformons un groupe autour d’un pianiste qui composera tous nos morceaux façon jazz rock. Sur ma proposition, le groupe s’appellera modestement Expérience, hommage à Jimi Hendrix, mon idole.

Encore plusieurs concerts d’assez bonne tenue, et notre carrière s’achèvera sur une déception. Nous devons jouer dans le cadre d’un festival en plein air à Pontoise, et nous sommes programmés juste avant la vedette, Valérie Lagrange, qui pour la journée met tout le matériel de son groupe à la disposition des premières parties. Mais le retard s’accumule. Valérie Lagrange, qui ne veut sans doute pas se coucher trop tard, nous annonce que pour jouer à l’heure prévue, elle passera avant nous… et qu’elle remballera son matos après pour rentrer à Paris avec ses deux camions et sa vingtaine de roadies. Ironie de l’histoire, ce sera elle qui fera notre première partie. Nous comptions beaucoup sur cette énorme sono pour faire une prestation exceptionnelle, et nous devons nous contenter maintenant de nos propres amplis, pas du tout prévus pour un concert en plein air, devant un public clairsemé après le départ de la star de la soirée. Pas même de retours. On ne s’entend pas, et on a bien du mal à jouer en rythme. Pour le groupe déjà au bord de l’explosion, ce sera le coup de grâce. De toute façon, je dois partir à l’armée…

Une fin amère, donc. Entre-temps, le groupe de la région avec lequel nous partagions la vedette, les Blessed Virgins, davantage dans l’air du temps, est parti enregistrer son premier album à Londres. Je ne serai jamais une star du rock. Mais pour moi, cette expérience sera sans doute la plus intense de ma vie. Pendant toute cette période, nous répétions dans une incroyable maison à Auvers-sur-Oise, chez Rosine Luguet, dont la fille Adélaïde était une camarade d’école de notre bassiste. Le père d’Adélaïde, D’Dée, légendaire danseur du Tabou à Saint-Germain-des-Prés, était remarié avec Ursula Vian-Kübler, la veuve de Boris, ce qui plus tard me donnera l’occasion de voir l’endroit où avait vécu Vian, Cité Véron, à Pigalle.

Rosine était elle-même la fille d’André Luguet, une vedette de théâtre et de cinéma de la première partie du vingtième siècle. La maison de Rosine, c’était un peu la Maison bleue de Maxime Le Forestier. Elle en avait jeté la clef, et on pouvait y débarquer sans prévenir à toute heure du jour et de la nuit pour y manger, y boire, ou y dormir. On pouvait surtout y fumer tout ce qui pouvait se fumer à l’époque, et qui souvent poussait directement dans le jardin. Rosine avait été comédienne, elle aussi. Notamment dans la Troupe des Branquignoles. Elle mettait gracieusement une pièce de sa maison à la disposition des membres du groupe West African Cosmos, pour qu’ils puissent y répéter, et après leur départ vers de nouvelles aventures, nous nous apprêtions à prendre le relais.

En arrivant chez Rosine, c’est peu dire qu’on avait l’impression d’être ailleurs. On n’avait guère l’occasion de croiser des Africains, à l’époque, à Auvers-sur-Oise. De la salle de répétition s’échappaient des sonorités et des rythmes inconnus, accompagnant des chants scandés dans une langue dont nous ignorions jusqu’au nom. On retrouvait ensuite les membres du groupe rassemblés autour d’un plat africain, dans lequel ils puisaient directement avec leurs mains immenses. Pendant quelques heures, pour une nuit ou pour un week-end, j’étais le hippy que je rêvais d’être, avant de rentrer sagement chez moi retrouver ma vie de petit bourgeois étudiant. Tous mes camarades d’alors, moins prudents, n’auront pas survécu à cet excès de liberté, qui les conduisit pour certains vers ces drogues dures qui font des paradis artificiels un enfer bien réel.

J’eus la chance pour ma part d’échapper à au moins deux perquisitions de la brigade des stups. L’une en ma présence dans la maison de Rosine où, par miracle, les flics ne trouvèrent même pas un mégot de joint dans un cendrier, alors que quelques semaines auparavant, c’était une grosse botte d’herbe du jardin qui séchait dans la salle de répétition. L’autre dans l’appartement d’un camarade dealer chez qui la veille au soir je fumais de l’opium et où la police cette fois tomba sur le gros lot. Il a fini en prison. Si j’avais subi le même sort, mon père ne me l’aurait jamais pardonné, et les conséquences pour moi et pour mon avenir auraient été bien plus terribles que les seules suites judiciaires.

Toute ma vie j’aurai beaucoup joué avec le feu, sans jamais me brûler. J’aurai eu la chance de ne jamais être au mauvais endroit au mauvais moment. Et j’aurai parfois forcé la chance pour être au bon endroit au bon moment. Il faut croire qu’un ange veillait sur moi en attendant que je puisse le rencontrer plus tard. Quoi qu’il en soit, pour moi, c’était la fin de cette merveilleuse parenthèse musicale. Après un dernier casting raté à Hérouville dans la Bergerie de Jacques Higelin, dont l’un des musiciens cherchait en urgence un batteur pour un concert ayant lieu de lendemain, je revendais ma batterie. L’armée, à laquelle je n’avais pas réussi à échapper, allait d’une certaine façon me remettre dans le droit chemin…

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Le Mouvement Anti-Autruches

En débarquant sur la dalle de la fac de Villetaneuse en octobre 1974, après sept ans passés dans le parc verdoyant de l’École Saint Martin à Pontoise, je passe brutalement du ghetto réservé aux quelques héritiers du Gotha, à celui assigné à la trop nombreuse progéniture du prolétariat de banlieue. La démocratisation des études supérieures, à l’époque en tout cas, cela veut surtout dire qu’une poignée de privilégiés continueront à préempter les rares places qui leur sont réservées dans les établissements les plus prestigieux comme Sciences Po, tandis que le reste du troupeau s’entassera à plus de mille dans des amphis prévus pour cinq cents, et à cinquante dans des classes de travaux dirigés prévues pour trente. Les premiers obtiendront au final le sésame qui leur permettra d’entrer par la grande porte dans leur vie professionnelle de cadres supérieurs, les autres se verront gratifiés en lot de consolation d’un diplôme sans valeur sur le marché du travail, qui au mieux les condamnera à postuler pour des emplois de bureau auxquels ils auraient pu prétendre avec le bac, ou à préparer d’obscurs concours administratifs dans l’espoir de devenir un jour de petits fonctionnaires.

La désespérance finissant toujours par nourrir la révolte, Paris XIII était sous la coupe d’une poignée d’étudiants d’extrême-gauche ayant décrété que, si c’était pour avoir un diplôme qui ne valait rien, autant l’obtenir sans rien faire. Mes études à Villetaneuse se résumèrent donc à une interminable succession de grèves, s’achevant régulièrement chaque année par des examens de pure forme, suivis d’une promotion automatique à l’ancienneté. Heureusement, ces longues périodes d’inactivité étaient parfois agrémentées par des concerts dans nos amphis transformés en salles de spectacle par une bande de joyeux anars, fondateurs du bien nommé Mouvement Anti-Autruches. Pendant ces quatre années, je n’appris à peu près rien en économie, mais je découvrais Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, Téléphone ou encore le West African Cosmos, qui donnaient là leurs premiers concerts, à la place où auraient dû se produire mes professeurs de sciences politiques ou de droit des affaires. Et puisque le destin ne semblait pas disposé à faire de moi un économiste, je décidai de devenir rocker moi aussi.

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Ma première fois

L’été du bac, mon père, sans me demander mon avis et sans juger utile de me prévenir à l’avance, m’avait trouvé un job pour le mois de juillet dans l’agence bancaire où était domicilié son compte et celui de son entreprise, à la Société Générale de Pontoise. Il faut croire qu’il avait un certain crédit auprès du directeur, car je n’avais même pas eu à passer un simulacre d’entretien d’embauche, alors que je n’avais à l’évidence aucune des compétences requises et encore moins de dispositions naturelles pour un travail d’employé de banque. Plus généralement, j’ignorais tout de ce monde fantastique de la vie de bureau.

Je vécus donc cet inévitable rite de passage, de l’enfance et son argent de poche à l’âge adulte du salariat, comme une épreuve à la fois nécessaire et douloureuse, pour ainsi dire comme un dépucelage. La première fois, on se doute que faute d’expérience préalable, ça ne va pas être aussi agréable qu’on l’avait fantasmé, mais on espère que par la suite, comme pour tous les autres, ça glissera mieux, qu’on y prendra goût et qu’on y trouvera même quelques satisfactions. Au pire, à défaut de véritable plaisir, on se contentera de l’argent qu’on voudra bien nous donner en échange de la mise à disposition de notre propre personne auprès du grand capital, pour son plus grand profit et sa pleine jouissance.

Provisoirement, je quittais l’univers rassurant de la scolarité, et je pénétrais dans ce monde inconnu du travail rémunéré. Pour ce déniaisement, on m’avait prudemment affecté au service de la compensation, sans doute afin d’éviter tout contact potentiellement catastrophique avec la clientèle. Chaque jour des clients, justement, déposent à la Société Générale des chèques d’autres banques, et chaque jour dans d’autres banques, on dépose des chèques de la Société Générale. Pour faire l’économie de mouvements de fonds superflus, ce service a pour mission de comptabiliser tous ces chèques afin de procéder à leur annulation, jusqu’à hauteur du solde, qui seul fera l’objet d’un transfert. Concrètement, cela consistait pour les employés de la compensation à additionner à la main, banque par banque, à l’aide d’une simple calculette, les milliers de chèques déposés la veille à l’agence, afin de tomber sur le chiffre exact qui ferait l’unanimité.

J’ai toujours eu du mal à faire une addition de plus de cinq lignes sans me tromper, alors imaginez un peu la probabilité pour moi de tomber sur le bon résultat après avoir additionné pendant plus d’une heure des milliers de chiffres comportant tous des centimes après la virgule. En un mois, je ne pense pas avoir trouvé une seule fois le bon numéro du premier coup. Il fallait qu’un autre employé, un vrai celui-là, passe derrière moi pour refaire mes additions afin de tomber juste. Un travail dont il s’acquittait en vingt minutes, tout en continuant à bavarder avec ses collègues, quand j’y passais presque la matinée pour n’arriver à rien. J’en faisais des cauchemars, en reprenant chaque nuit encore et encore ces interminables additions, tout en me demandant avec angoisse où pouvait bien se cacher l’erreur fatale rendant tout mon travail inutilisable, et faisant de moi un inutile.

Ma chef de bureau, d’ailleurs, ne prenait guère de gants pour me signifier à quel point j’étais un employé pathétique, considérant à juste titre que ma présence dans ce bureau n’était dû qu’au piston dont j’avais bénéficié en tant que rejeton d’un gros client de l’agence. Tu seras un salarié, mon fils. Cette épreuve initiatique fut particulièrement pénible pour moi, et ma vie durant, je garderai une profonde aversion pour ce travail de bureau, auquel ma scolarité passée et mes futures études semblaient me destiner.

J’en aurais presque regretté de ne pas avoir choisi d’être un ouvrier. Au moins, quand on travaille de ses mains pour accomplir une tâche simple, comme couper du bois par exemple, on peut parfois penser à autre chose. Quand je ne travaillais pas à la Société Générale, en effet, le week-end ou pendant les vacances scolaires, mon père nous tirait du lit mon frère et moi, à cinq heures du matin, été comme hiver, pour aller travailler en forêt à trente ou cinquante kilomètres de la maison, après avoir fait le trajet avec les autres bûcherons espagnols ou yougoslaves à l’arrière d’une camionnette bâchée. Au moins, on était au grand air, et tout en brûlant des branches ou en empilant des rondins, je pouvais laisser mon esprit vagabonder.

Mais je ne me voyais pas non plus finir ma vie en homme des bois, surtout avec mon père comme patron. Je commençais à m’inquiéter sérieusement pour mon avenir professionnel. Alors quoi ? Gratte-papier dans un bureau ou forçat en usine ? Kafka ou Zola ? Et si j’étais un bon à rien tout simplement, comme me le répétait si pertinemment mon père à longueur de journée, sans doute pour me donner du cœur à l’ouvrage ?

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La vie de château

Avec mon pauvre bac mention assez bien, je ne pouvais pas prétendre intégrer Sciences Po. Mes parents, de toute façon, ne m’auraient jamais payé une chambre à Paris, et après avoir passé toute mon adolescence dans une école catholique, j’avais envie de liberté. Je rêvais d’être à ma place, de fréquenter des gens normaux, c’est-à-dire des étudiants appartenant à la même classe sociale que moi, ni des prolétaires, ni des grands bourgeois.

À Villetaneuse, dans cette fac de la banlieue nord qui m’était assignée en fonction de mon lieu de résidence, je ne risquais pas de revoir mes anciens camarades de Saint Martin. Et selon toute probabilité, les enfants d’ouvriers, eux, pointaient déjà à l’usine. Je pensais retrouver là les élèves du lycée, avec qui j’espérais nouer des relations normales, entre fils, et aussi filles enfin, de Français moyens. Mais étais-je encore moi-même un Français moyen ? L’avais-je vraiment été ? Le serais-je jamais ?

À quatorze ans, j’avais donc quitté le taudis où j’étais né et où j’avais grandi, avec mon frère et mes deux sœurs. Après un projet de construction avorté à Montlignon, qui quelques années plus tard m’aurait permis d’aller presqu’à pied à la fac de Villetaneuse, ou en une demi-heure de train et de métro à la Sorbonne, nous habitions désormais une immense maison, toujours à Auvers, mais deux kilomètres plus loin, encore plus isolée que la première. Une demeure bourgeoise, entourée d’un parc de deux hectares, que mon père avait fait construire par un vieux maçon à la retraite, en nous mettant à contribution, nous les garçons, quand nous n’étions pas à l’école, pour pousser les brouettes de béton que ce vieil homme n’était plus en capacité de déplacer.

À vrai dire cette maison, pendant les deux ou trois premières années, nous n’en occupions que le sous-sol, les étages d’habitation restant encore en chantier. J’avais quitté une masure où je devais partager un lit à deux places avec mon frère dans la même chambre que mes deux sœurs, je me retrouvais dans ce même lit, toujours avec mon frère, dans une chambre cette fois sans fenêtre, au sous-sol d’une gentilhommière en construction. Au moins, maintenant, nous avions accès à une douche, et à des toilettes dignes de ce nom.

En matière d’eau courante, d’ailleurs, nous ne risquions plus de manquer. Bâtie en contrebas de la route à une centaine de mètres de l’Oise, contre l’avis du maçon lui-même, la maison fut inondée avant même la fin des travaux. Un mètre quatre-vingt d’eau au rez-de-chaussée. Mon frère et moi avions bricolé un radeau pour explorer notre nouveau chez-nous. Quand on est enfant, on s’amuse de tout, même du pire. Mais chaque hiver après cela, nous vivions dans la crainte d’une nouvelle inondation qui nous laisserait à nouveau sans chauffage et parfois sans électricité.

Finalement, à l’âge de seize ans, j’avais ma propre chambre, à l’étage et plus ou moins à l’abri des caprices de la rivière. Je n’avais d’ailleurs que l’embarras du choix pour la chambre, puisqu’entre-temps mes deux sœurs avaient quitté la maison après s’être mariées à la hâte pour fuir cet enfer familial. Mon frère était sur le point de partir aussi. Je vivais donc désormais seul avec mes parents dans ce « château » enfin achevé et doté de toutes les commodités, mais à présent déserté. En ne rêvant que de pouvoir partir à mon tour.

Il y a bien un château, à Auvers, un vrai, celui-là et j’aurai connu à la fois le fils du châtelain de l’époque, qui était un camarade de classe à Saint Martin, et le fils du gardien, un « rital », déjà déscolarisé et un peu dealer, avec qui je fumais mes premiers joints pendant mes brefs moments de liberté non surveillée. C’est l’histoire de ma vie. Je n’ai jamais su où était ma place, au château, avec les héritiers, ou à l’office avec les domestiques. Et ni les uns ni les autres ne m’auront jamais considéré comme l’un des leurs.

 

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Épluches

J’ai décroché le bac de justesse, après une scolarité secondaire en dents de scie. En primaire, je n’avais guère de mérite à briller. Même si la plupart vivaient dans des maisons plus confortables et plus salubres que la mienne, mes camarades de classe étaient issus de milieux encore plus défavorisés que moi. Le terme de leurs études était généralement le certif. De toute ma classe, nous ne fûmes que deux à aller en sixième : moi, fils d’immigré espagnol, et le fils de la directrice, d’origine vietnamienne. Lui au collège public, et moi dans une école privée. Paradoxalement, c’était nous, les enfants de l’immigration, qui prenions l’ascenseur social, tandis que les Français de souche se contentaient de l’escalier, en espérant que ce ne soit pas celui qui descend à la cave. Souvent, la difficulté à sortir de sa condition ne tient pas au handicap culturel dont souffriraient les enfants issus d’un milieu modeste, mais au manque d’ambition que leurs parents ont pour eux. Tu seras un ouvrier, mon fils, comme ton père. Ou bien tu seras coiffeuse, comme ta mère. Un vrai métier, tout de suite, et tu commences à ramener de l’argent à la maison. Le reste, ce n’est pas pour nous.

Ceux qui n’allaient pas en sixième allaient apprendre un métier à Épluches, un établissement professionnel situé au milieu des champs de patates, entre Chaponval et Pontoise. Quand mes résultats scolaires étaient vraiment trop désastreux, mon père m’encourageait à sa façon : si tu te fais renvoyer de Saint Martin, je te mets à Épluches. Épluches patates. Ce n’était pas un plan B, c’était une menace de mort sociale. Mon père était un bûcheron espagnol devenu chef d’entreprise. J’aurais préféré mourir que de devenir ouvrier, comme mes petits camarades pourtant bien français. Et pour mon père, cela aurait définitivement fait de moi un raté.

Je dois dire d’ailleurs qu’au cours de ma scolarité, je n’ai jamais souffert d’aucune forme de racisme, comme c’était encore le cas à l’époque pour les « Ritals ». Je n’ai même connaissance d’aucune véritable insulte de ce genre pour qualifier les Espagnols en France. Bien au contraire, pour tous mes instituteurs, j’étais l’exemple à suivre. Regardez, bande de cancres, il s’appelle Martinez et c’est le premier de la classe ! En fait, j’ai toujours été le chouchou. Et mes camarades gaulois ne m’en tenaient même pas rigueur. En entrant en sixième, bien sûr, avec les rejetons de la petite ou grande bourgeoisie locale et les héritiers de l’élite parisienne, il m’a fallu changer de braquet. Au début j’y perdais un peu mon latin. Et puis peu à peu j’ai remonté la pente, après justement avoir abandonné le latin au profit de l’économie. Dommage, j’aimais bien le latin. Ce changement d’orientation me fut néanmoins salutaire. Je brillais en français, et en sciences économiques. De nouveau, je caracolais en tête du peloton, loin devant ces enfants de la haute société que leurs parents destinaient à Sciences Po et à l’ENA. Devant l’héritier de la famille Rothschild que j’avais pour camarade, et qui étrangement ne semblait pas très familier avec le calcul et l’économie. Mais à quoi bon savoir compter quand on n’a pas à compter ?

À l’approche du sommet, le bac, je commençais cependant à fatiguer un peu. J’avais la tête ailleurs. Sept ans de ma vie enfermé comme un animal d’une espèce protégée, dans cette réserve naturelle de trente-cinq hectares qui me servait de prison dorée. Et comme toutes les prisons, bien sûr, celle-là n’était pas mixte. Bref, je voyais mon niveau baisser, mais je restais confiant. Même un élève moyen, après une scolarité dans une école aussi élitiste, ne pouvait que décrocher la mention qui lui épargnerait la honteuse épreuve de rattrapage. Les bonnes notes que j’avais déjà engrangées au bac de français me confortaient dans cette illusion. Je misais tout sur le gros coefficient de l’économie où j’avais encore de beaux restes, et j’oubliais toutes les autres matières.

J’aurais dû me méfier. Le jour de la toute première épreuve du bac, le dessin, je prends le train à la gare de Pontoise après m’être levé aux aurores pour être à huit heures dans un improbable lycée de banlieue afin de composer le chef d’œuvre destiné à me rapporter quelques points de bonus. Pas de chance, le train dans lequel je monte est un direct pour Paris. Je me retrouve à la Gare Saint-Lazare. Le temps de trouver un autre train pour revenir en arrière, l’épreuve a déjà commencé depuis plus d’une heure. On m’accepte malgré tout dans la salle. Il me reste encore une heure pour dessiner les quelques fruits disposés devant nous sur une table. Je me souviens alors que je ne sais absolument pas dessiner, ayant à tort considéré pendant toutes ces années les cours d’arts plastiques comme un prolongement de la récréation. Je rends ma copie au bout d’une demi-heure. Tant pis pour le bonus. Je n’ai pas besoin de ces quelques misérables points pour obtenir la mention qui m’est due.

 

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Saint Martin

Depuis la sixième jusqu’à la terminale, j’ai fait toutes mes études à Pontoise, dans une école catholique modestement baptisée Saint Martin de France. Il faut dire que cet établissement, dont l’organisation est calquée sur celle des célèbres collèges anglais, est fréquenté depuis environ un siècle par les rejetons de la plus haute bourgeoisie française, ce qui en fait une école très élitiste. Pas forcément pour ce qui est du niveau scolaire de ses élèves, mais en tout cas du point de vue de leur origine sociale. Je ne suis pas Rothschild, vous connaissez tous cette expression. Et bien moi, un Rothschild, j’en avais un dans ma classe. Un vrai. Pas franchement désagréable, d’ailleurs. Pas vraiment bon élève non plus. Plutôt discret. On croit souvent que les riches nous méprisent. C’est faux. Ce sont les nouveaux riches qui nous prennent de haut. Ceux qui n’ont pas assez d’argent, et pas depuis assez longtemps, pour avoir oublié d’où ils viennent, qui savent qu’au moindre faux pas ils pourraient bien y retourner, et qui en conséquence tiennent à se distinguer de ceux qui sont toujours dans une relative indigence. Les vrais riches, eux, ne méprisent pas les pauvres. Ils les ignorent, tout simplement, n’en connaissant pas le mode d’emploi, sauf à les faire travailler dans l’usine de papa.

Le samedi midi, à l’heure où on nous libérait pour une permission de courte durée, et où je me précipitais vers la gare de Pontoise pour prendre mon train de banlieue, le chauffeur de mon fortuné camarade, une casquette sur la tête, l’attendait en Rolls à la sortie de l’école pour le ramener à Paris. Je rentrais chez moi, dans ce rez-de-chaussée de trois pièces où nous nous entassions à six, les quatre enfants dans la même chambre, chauffés l’hiver par un poêle à bois, sans eau chaude au robinet, sans salle de bains, et avec les toilettes dans la cour. Il rentrait chez lui, je ne sais où, dans un hôtel particulier du seizième arrondissement ou dans un manoir à la campagne. Nous étions dans la même classe, mais nous n’appartenions pas à la même classe. Nous ne vivions pas dans le même monde. En dehors de cette école et de son vaste parc, nos chemins ne se seraient jamais croisés.

Les internes venaient de Paris, ou parfois même de l’étranger. Au mieux, ils ne connaissaient de Pontoise que la gare, où ils prenaient le train qui les ramenait pour le week-end dans les beaux quartiers de Paris. Si j’étais là, avec quelques autres privilégiés de la région, c’était seulement parce que nos parents aussi, en se serrant un peu la ceinture, avaient les moyens de payer pour le moins la demi-pension dans cette école prestigieuse. Mais je n’aurais jamais osé non plus inviter chez moi ces petits bourgeois qui, sans faire partie du Gotha, vivaient néanmoins dans de confortables demeures en accord avec leur statut social de fils de notables. Si en classe je faisais jeu égal avec tous, passé le portail de l’école je redevenais un prolétaire. Mon père m’avait inscrit dans cet établissement, ainsi que mon frère, afin que nous puissions suivre une scolarité très encadrée, qu’il n’aurait pas été lui-même en capacité de superviser, étant pour ainsi dire analphabète. J’aurais dû lui être reconnaissant de me donner la chance de bénéficier de la même éducation que cette élite. Je lui en voulais de la honte que j’éprouvais à ne pas en faire partie. J’étais un passager clandestin sur un paquebot de luxe. Vu comme un nanti par les élèves du lycée public que je croisais aussi à la gare, je me considérais moi-même comme un paria dans l’établissement très chic que j’étais contraint de fréquenter.

Encore aujourd’hui, dans une réception mondaine, j’ai le sentiment que ma vraie place est aux côtés du personnel chargé de passer les petits fours depuis la cuisine, plutôt qu’avec les invités de marque qui s’empiffrent au salon. Je resterai toute ma vie un usurpateur. Je m’appelle Martinez. On m’appelait Martin. Saint Martin est connu pour avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre. Après sept ans d’initiation à la charité chrétienne à Saint Martin de France, je ne sais pas ce que mes camarades les plus fortunés ont fait de leur trench-coat Burberry.

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Poussières d’étoiles

Faire que ma première demeure ne soit pas la dernière. Ce fut mon premier rêve. Et c’est sans doute de là que me vient cette passion pour la conquête spatiale et ma profonde aversion pour toute forme de religion. « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière » dit la Genèse. Alors efforçons-nous au moins de mordre à la fin une autre poussière que celle qui nous a vu naître. Une poussière d’étoiles, si possible. Après une vie dans la boue, que le berceau de l’Humanité ne soit pas aussi son tombeau.

Je suis né dans le lit de mes parents, à l’endroit même où j’avais été conçu. Accoucher à domicile, sans anesthésie bien sûr et avec pour seule assistance le médecin de famille et parfois une voisine, ce n’était pas à l’époque un retour aux sources réservé à quelques bourgeoises en quête de sens à donner à leur pauvre existence. C’était tout simplement la dure réalité de beaucoup de femmes du peuple. Les bourgeoises, elles, accouchaient déjà à l’hôpital. Il est toujours navrant de voir certaines femmes, et certains hommes, considérer comme un acte de liberté le fait de revenir aux servitudes d’antan, mais volontairement cette fois. Désirer la soumission, à la tradition, à la Nature, à un dieu ou à un homme, est-ce vraiment la liberté ?

Je suis né par le siège. En d’autres termes, je suis arrivé au monde en lui montrant mes fesses. Autant dire que pour ma mère, ce ne fut pas la façon la plus facile et la moins douloureuse d’accoucher, encore moins presque seule, chez elle, sans même le soutien d’un mari trop occupé à gagner l’argent du ménage, ou préférant tout simplement s’épargner le spectacle d’une telle boucherie. Oui, les plus infortunées des femmes accouchaient alors dans leur lit. Au besoin, elles avortaient aussi dans leurs propres toilettes. Les faiseuses d’ange ne sortaient pas de la Faculté de Médecine, les toilettes étaient souvent au fond du jardin, et elles ne sentaient pas la rose. J’aurais pu ne pas être le petit dernier. C’est là où il a fini, sans même avoir vu le jour. Je me suis juré de ne pas finir dans ce trou.

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Racines

Je suis né à Auvers-sur-Oise, au milieu des années cinquante, et dès mon plus jeune âge, je me suis juré de tout faire pour ne pas y passer ma vie, et surtout pour ne pas y mourir. Car on peut facilement mourir d’ennui, à Auvers. Ce n’est pas pour rien si Van Gogh, qui en avait déjà vu d’autres, s’y est donné la mort après avoir peint son dernier tableau, intitulé Racines. C’est comme ça, à part les pissenlits peut-être, on prend difficilement racines dans ce village qui impressionna tant les impressionnistes, mais on s’y suicide beaucoup. Mon propre cousin, qui avait à peu près mon âge, s’y est pendu avant d’avoir atteint la quarantaine. Et un ami d’enfance s’y est tiré une balle dans la tête, à la veille de ses quinze ans.

Auvers est ce qu’on appelle un village-rue, s’étirant sur plus de six kilomètres, coincé entre d’un côté les méandres de l’Oise qui déborde presque chaque hiver, et de l’autre une petite falaise qui menace en permanence de s’effondrer, avec au milieu la route nationale et la voie de chemin de fer. Un bled tellement long qu’il se paie le luxe d’avoir non seulement une gare mais aussi une halte ferroviaire, posées à chacune de ses extrémités, et aussi deux écoles. J’ai vécu les douze premières années de ma vie dans une masure au bord de la route, à deux kilomètres environ de la halte et de l’école de Chaponval et à quatre kilomètres du centre du village, qui n’est donc pas situé en son milieu mais à l’un de ses confins.

Auvers est un trait sur la carte. Sa circonférence n’est nulle part, et son centre presque hors les murs. Deux fois par jour, car à l’époque il n’y avait pas de cantine, je faisais à pied l’aller-retour entre chez moi et l’école. Huit kilomètres quotidiennement. Entre deux prisons, pendant le transfert, j’échafaudais mes premiers plans d’évasion, sans avoir encore les moyens de les mettre à exécution. À quatorze ans, alors que je commençais ma scolarité au collège dans la ville d’à côté, nous déménagions pour nous installer juste en face de cette école que je venais de quitter pour toujours. Une autre prison m’attendait pour de nombreuses années, bien mieux gardée. Et un autre trajet, encore plus long que le précédent.

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