Couple

Maison ou appartement

Le petit chez soi (ou le grand chez les autres) est le décor le plus courant de la comédie (notamment la comédie de boulevard). Il constitue le cadre d’une comédie de l’intime, celle qui met en jeu l’hypocrisie des relations matrimoniales (cf. adultère), familiales (cf. héritage), amicales ou plus généralement sociales (cf. arrivisme).

***

Au répertoire de La Comédiathèque

Maison ou appartement

STRIP POKER

DES BEAUX-PARENTS PRESQUE PARFAITS

ELLE ET LUI, MONOLOGUE INTERACTIF

ERREUR DES POMPES FUNEBRES EN VOTRE FAVEUR

GAY FRIENDLY

LE COUCOU

LE GENDRE IDEAL

LES COPAINS D’AVANT … ET LEURS COPINES

MENAGE A TROIS

STRIP POKER

UN MARIAGE SUR DEUX

VENDREDI 13

DU PASTAGA DANS LE CHAMPAGNE

LES COPINES D’AVANT ET LES COPAINS D’APRÈS

UNE SOIREE D’ENFER

UN OS DANS LES DAHLIAS

NOS PIRES AMIS

LA MAISON DE NOS RÊVES

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Un Os dans les Dahlias

Skeleton in the closet –  Un esqueleto en el armario (español) – Um esqueleto no armário (portugués)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Alban et Delphine sont sur le point de vendre leur maison à des amis, avant de partir à l’étranger pour commencer une nouvelle vie. Mais à peine la promesse signée, ils découvrent qu’il y a un os. Assez gros pour faire capoter la vente…


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TEXTE INTÉGRAL

Un os dans les dahlias

Personnages : AlbanDelphineJérômeChristelle

Le salon d’un pavillon de banlieue, seulement meublé de quelques cartons de déménagement. La pièce donne sur un jardin (côté salle). Delphine arrive avec un carton de taille moyenne, sous le poids duquel elle semble crouler. Elle le pose par terre avec difficulté et pousse un soupir de soulagement.

Delphine (off) – C’est gentil de m’avoir laissé le petit carton, mais qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Ça pèse une tonne…

Alban arrive avec un énorme carton qui semble très léger et qu’il porte sans effort.

Alban – Je ne sais plus… Ça doit être marqué dessus… J’ai tout noté pour qu’on puisse s’y retrouver quand il faudra déballer tout ça…

Delphine regarde sur le carton.

Delphine (lisant) – Assiettes… Ah d’accord… C’est le service en faïence que nous a offert ta mère quand on s’est marié. On ne s’en est jamais servi…

Alban – Un service de 24 pièces en faïence de Sarreguemines… Il faut avoir une grande famille…

Delphine – Je suis fâchée avec la mienne… et de ton côté, ils sont tous morts ou disparus.

Alban – Mmm…

Delphine – Ta mère devait nous imaginer avec beaucoup d’enfants…

Alban – Pour tous les deux, c’est un peu surdimensionné, c’est sûr… Ou alors il faut avoir beaucoup d’amis…

Alban pose sans effort son gros carton à côté du petit.

Delphine – On aura peut-être davantage l’occasion de s’en servir là-bas… Et dans le tien, qu’est-ce qu’il y a ?

Alban fait mine de découvrir ce qu’il y a d’écrit sur son carton.

Alban – Garnitures de couettes.

Delphine – Ah oui… Ça prend plus de place, mais c’est nettement moins lourd…

Alban – C’était les deux derniers cartons.

Delphine – On va en garder quelques-uns ici pour pouvoir s’asseoir et prendre l’apéro.

Alban – Et surtout pour signer la promesse de vente… Ils viennent à quelle heure ?

Delphine – Ils devraient déjà être là… Ils ne vont sûrement pas tarder.

Alban – J’espère qu’ils n’ont pas changé d’avis…

Alban s’affale sur un carton, l’air épuisé.

Alban – Je suis crevé.

Delphine – Pas autant que moi…

Delphine s’apprête à s’asseoir sur un autre carton.

Alban – Attends… (Il jette un regard sur le carton) Non pas celui-là, c’est la télé…

Delphine s’immobilise.

Delphine – Et tu crois qu’une télé ne pourrait pas supporter mon poids ?

Alban – C’est un écran plat…

Delphine pose une main sur son ventre, un peu inquiète.

Delphine – Mon ventre aussi, il est plat… Pour l’instant…

Alban – Assieds-toi plutôt là-dessus, c’est mes bouquins. Ça ne craint rien.

Delphine (ironique) – Merci… (Elle s’assied) Ça fait drôle d’être là au milieu de tous ces cartons… Savoir qu’on ne dormira plus jamais dans cette maison…

Alban – Mmm…

Delphine regarde en direction du jardin.

Delphine – Tu as vu, les dahlias sont en fleurs.

Alban – Mmm…

Delphine – Je ne savais même pas qu’il y avait des dahlias dans le jardin.

Alban – Il y en avait avant. Je pensais qu’ils étaient tous morts…

Delphine – Ça ne te fait pas quelque chose, à toi ?

Alban – Quoi ? Que les dahlias connaissent une nouvelle jeunesse ?

Delphine – De quitter cette maison ! Cette vie…

Alban – Tu regrettes ?

Delphine – Non, pas du tout ! Mais on a passé de bons moments, ici, non ?

Alban – Ouais…

Delphine – Cache ta joie…

Alban va s’asseoir sur le même carton qu’elle et la prend par l’épaule.

Alban – Mais oui, bien sûr… Je ne regrette pas une seule seconde les années qu’on a passées ensemble dans cette maison. Mais bon, je crois qu’il était temps de passer à autre chose…

Delphine – Je sais…

Alban – On n’a pas d’enfant, pas de chien, même pas un poisson rouge… On n’a rien qui nous retient ici.

Delphine – Moi aussi, je suis très heureuse de démarrer une nouvelle vie… Avec toi…

Alban – C’est un peu le saut dans le vide, mais bon. Avec un élastique quand même…

Delphine – Un élastique, tu crois ?

Alban – Qu’est-ce qu’on risque ? Si on ne se plaît vraiment pas là-bas, on peut toujours revenir.

Delphine – On n’aura plus de maison…

Alban – On en achètera une autre ! Ou un appartement à Paris. De toutes façons, cette maison était trop grande pour nous deux.

Delphine – On avait un jardin… Si près de Paris, c’est rare…

Alban – On n’y mettait jamais les pieds, dans le jardin ! Vu le temps qu’il fait dans la région parisienne… Une terrasse, ça nous suffirait largement.

Delphine – C’est vrai qu’on n’a pas la main verte…

Alban – À chaque fois qu’on a essayé de planter quelque chose dans ce jardin, ça a crevé…

Delphine – Mais les dahlias ont brusquement ressuscité…

Alban – Ah non ! Tu ne vas pas me dire que c’est un miracle ! Le signe que Dieu nous envoie pour nous indiquer qu’il préférerait qu’on reste ici !

Delphine – Tu as raison, si on ne bouge pas maintenant, on ne le fera jamais.

Alban – Et puis je n’en pouvais plus, moi, de cette baraque… Elle est trop chargée de souvenirs.

Delphine – De souvenirs ?

Alban – Je parle de ma famille… Et là, ce n’est pas que des bons souvenirs, crois-moi…

Delphine – Je comprends…

Alban – Et puis quand bien même… Bons ou mauvais, on ne peut pas vivre en permanence avec ses souvenirs… C’est mortifère. Mes grands parents habitaient déjà ici. Moi j’ai passé toute mon enfance dans cette maison avant d’en hériter. Je suis pratiquement né dans cette baraque. Je ne préférerais ne pas y mourir, tu comprends ?

Delphine – Ce départ, ça nous donnera un nouvel élan… À tous les deux.

Le portable de Delphine sonne. Elle regarde l’écran mais ne prend pas l’appel.

Alban – Tu ne réponds pas ? C’est peut-être eux…

Delphine – C’est un numéro masqué, ça doit être de la pub. Depuis qu’on a résilié notre abonnement à Canal Plus, ils n’arrêtent pas de me harceler… Pas toi ?

Alban – Non.

Semblant un peu embarrassée, Delphine se lève.

Delphine – Bon, il faut quand même le préparer un peu cet apéro… Je vais aller voir ce qu’il y a dans la cuisine…

Alban – Tu as besoin d’aide ?

Delphine – Non, non, ce n’est pas la peine. J’ai mis une bouteille de blanc au frigo et il nous reste un peu de liqueur de cassis. Ce sera kir pour tout le monde, et puis voilà…

Elle part.

Alban – Ok.

Alban sort son portable pour consulter ses messages.

Delphine (off) – En revanche, je n’ai pas pensé à garder un tire-bouchon pour ouvrir la bouteille de blanc…

Alban (sans se détourner de son écran) – Ce n’est pas grave, on pourra toujours boire le cassis…

Delphine (off) – Non, sérieux… Cherche un peu ! Je les ai invités pour l’apéritif, pas pour le digestif…

Alban – Je ne sais pas où il est, ce tire-bouchon, moi !

Delphine (off) – Tu veux qu’ils la signent, cette promesse de vente, oui ou non ?

Alban abandonne à regret son portable.

Alban – D’accord, je vais voir…

Il va directement au bon carton. Il l’ouvre et en sort un tire-bouchon qu’il brandit sous le nez de Delphine, de retour de la cuisine avec un plateau sur lequel est posé tout ce qu’il faut pour prendre l’apéritif.

Delphine – Bravo ! Tu peux ouvrir la bouteille de blanc…

Alban – On n’attend pas qu’ils soient là ?

Delphine – Débouche la bouteille, je te dis, ça les fera venir.

Alban débouche la bouteille.

Alban – Ils n’avaient pas dit qu’ils viendraient un peu en avance pour nous donner un coup de main avec le déménagement ?

Delphine – Ils ont dû avoir un empêchement…

Alban – Ils n’ont rien foutu, mais il faut encore leur offrir l’apéro…

Delphine – Ils nous achètent la maison… Il faut bien marquer le coup…

Alban – Elle est prof de quoi, déjà ?

Delphine – Christelle ? Prof de gym.

Alban – Ah oui, je me disais aussi…

Delphine – Quoi ?

Alban – Non, non, je… Je me demandais ce qu’elle pouvait bien enseigner… (Delphine préfère ne pas relever) Et Jérôme ? Je sais qu’il est VRP, mais je ne sais plus ce qu’il vend ?

Delphine – On dit commercial, maintenant… VRP, c’est légèrement méprisant, tu vois…

Alban – Ah oui ?

Delphine – Il travaille chez Gillette, il me semble…

Alban – D’accord… Donc, il vend des lames de rasoirs. Ça doit être pour ça qu’il l’est autant…

Delphine – Autant quoi ?

Alban – Rasoir !

Delphine – Si tu pouvais éviter ce genre de blagues, tout à l’heure… J’ai l’impression qu’inconsciemment, tu ne veux pas la vendre, cette maison de famille…

Alban – Non, non, tu as raison… Je vais faire un effort pour me montrer aimable…

Delphine – Je crains le pire…

Alban – En même temps, s’ils nous achètent cette baraque, ce n’est pas seulement pour nous faire plaisir…

Delphine – C’est un fait que ça nous rend bien service.

Alban – N’empêche… Ils ne font pas une mauvaise affaire.

Delphine – Tu trouves qu’on ne leur vend pas assez cher ?

Alban – Je pense qu’on aurait pu en tirer un peu plus, oui.

Delphine – On était pressés… Et puis ce sont des amis…

Alban – Oui, enfin, des amis… Christelle, c’est juste une collègue de travail, non ?

Delphine – Même à ce prix-là, les acheteurs ne se sont pas bousculés.

Alban – Mouais… C’est vrai que c’est plus simple comme ça…

Delphine – C’est juste un apéro… Le temps de signer la promesse… Après on quitte la France… De toutes façons, on ne les reverra plus…

Alban – Ok. Mais je me demande vraiment de quoi je pourrais bien parler avec lui… Pas de littérature, en tout cas. Et comme je m’intéresse très peu au foot, aux chiens et aux bagnoles…

Delphine – Tu n’auras qu’à parler de politique. Bizarrement, maintenant, c’est devenu un sujet très consensuel : tout le monde est contre la politique du gouvernement, même si c’est pour des raisons totalement opposées.

Alban – Finalement, notre président aura réussi à faire l’union nationale… contre lui.

On entend la sonnerie de la porte d’entrée.

Delphine – Ah les voilà !

Alban – Ce n’est pas trop tôt…

Delphine sort pour aller ouvrir.

Delphine (off) – Bonjour, bonjour…

On entend un chien aboyer.

Alban – Oh putain, ils ont amené leur clébard en plus…

Jérôme (off) – Milou, tais-toi !

Christelle (off) – Je t’avais dit de le laisser dans la voiture…

Delphine (off) – Pauvre bête… Vous n’avez qu’à le laisser gambader dans le jardin, il sera mieux.

Jérôme – Allez va, Milou !

Delphine revient avec Jérôme (allure générale d’un beauf) et Christelle (du genre blonde à la fois sexy et sportive).

Christelle – Tu es sûre que ça ne vous dérange pas ?

Delphine – Mais pas du tout. Et puis après tout, cette maison est déjà presque la vôtre…

Jérôme (plaisantant) – Ah, on n’a pas encore signé la promesse de vente…

Alban – Bonjour Christelle, bonjour Jérôme…

Christelle – Bonjour, bonjour…

Jérôme – Salut Alban. J’ai lâché Milou dans le jardin, ça ne craint pas ?

Alban – Mais pas du tout ! Il faut bien qu’il visite la maison, lui aussi.

Christelle – C’est un luxe d’avoir un jardin si près de Paris.

Jérôme – C’est sûr que pour Milou, ce sera mieux.

Alban – Qu’est-ce que c’est comme marque chien ?

Jérôme – Un fox terrier à poil dur.

Alban – Ah ben oui, forcément… Milou !

Jérôme – Dis donc, Alban, en parlant de poils durs… Tu pourrais te raser quand tu as des invités !

Alban – Ah oui, j’ai… Avec ce déménagement, je n’ai même pas eu le temps de…

Jérôme – Je rigole… (Jérôme brandit un paquet qu’il tend à Alban). Tiens, cadeau ! Au cas où tu ne trouves pas de lames de rasoirs dans le pays de sauvages où vous allez vous installer…

Christelle – Certains arrivent avec des fleurs, lui c’est des rasoirs…

Alban – Eh bien merci, Jérôme.

Delphine – J’espère que ce n’est pas en t’offrant un rasoir qu’il t’a séduite…

Christelle (n’ayant pas l’air de comprendre) – Ah oui…

Delphine – Ça peut-être vexant d’offrir un rasoir à une fille…

Christelle (riant bruyamment) – Ah oui !

Alban – Ça me gêne un peu… Je ne sais pas ce que je pourrais t’offrir, moi. (Il regarde autour de lui et prend un livre dans un carton qu’il tend à Jérôme) Tiens, c’est mon dernier roman.

Jérôme – Merci…

Alban – Tu verras, c’est tout aussi rasoir…

Jérôme (lisant le titre) – Je ne comprends même pas le titre, dis donc…

Delphine juge préférable de changer de sujet.

Delphine – Mais asseyez-vous, je vous en prie ! Faites comme chez vous…

Jérôme et Christelle jettent un regard sur les cartons, se demandant sur quoi ils pourraient bien s’asseoir.

Christelle – Ah oui, désolée, toutes les chaises sont déjà en caisse en prévision du déménagement…

Alban – Mais vous verrez, les cartons sont très confortables.

Ils s’asseyent.

Delphine – Je vous préviens, on n’a que du kir…

Jérôme – Bon ben… Un kir, alors !

Delphine – Allez…

Elle commence à faire le service.

Christelle – Juste de l’eau, pour moi, merci. J’ai arrêté l’alcool…

Delphine – Je te laisse te servir…

Alban – Des cacahuètes ?

Jérôme – Merci…

Il en prend une poignée dans le bol que lui tend Alban, qui présente ensuite le bol à Christelle.

Christelle – Non merci… Les cacahuètes, ce n’est que du gras et du sel… J’essaie d’éviter…

Delphine – Tu crois ?

Christelle – Tu devrais faire attention, toi aussi… Tu n’as pas un peu pris ?

Delphine – Je ne sais pas…

Jérôme est très occupé à consulter sa messagerie sur son portable. Alban et Delphine échangent un regard consterné.

Christelle – Oh dis donc, ça me fait penser à la fille qui te remplace au collège…

Delphine – Quoi ?

Christelle – Non mais tu n’as pas idée… Elle est énorme ! Alors elle, elle a dû s’en enfiler, des kilos de cacahuètes…

Delphine – Ah oui ?

Christelle – Non mais je ne sais pas, moi, quand on est comme ça, on essaie de faire un peu d’exercice, au moins… J’ai cru qu’elle n’allait pas passer par la porte de la classe…

Alban – Parfois, c’est génétique…

Christelle – Génétique ou pas, un peu de sport et un petit régime, ça n’a jamais fait de mal à personne…

Alban – Tout à fait… D’ailleurs, c’est pour vous donner l’occasion de faire un peu d’exercice qu’on vous attendait un peu plus tôt…

Jérôme lâche enfin son portable.

Jérôme – Ah oui, désolé de ne pas avoir pu te donner un coup de main pour les cartons, mais j’avais plein de boulot. C’est de la folie, à la boîte, en ce moment.

Alban – Eh oui, crise ou pas, les gens doivent bien continuer à se raser… Même les chômeurs. Si ils veulent espérer retrouver du travail…

Jérôme – Ah ouais, c’est clair…

Moment de flottement

Delphine – En tout cas, on est vraiment ravis que ce soit vous qui rachetiez cette maison. Vous êtes toujours décidés au moins ?

Christelle – Jérôme trouvait que c’était un peu grand, mais j’ai réussi à le convaincre. Et puis on ne sait jamais, la famille pourrait s’agrandir…

Jérôme, à nouveau concentré sur son écran de portable, ne percute pas.

Delphine – Ah oui ?

On entend le chien aboyer.

Alban – Vous envisagez d’adopter un deuxième chien ?

Delphine le fusille du regard.

Delphine – En tout cas, le jardin a l’air de plaire à Milou ?

Alban – Et Tintin, qu’est-ce qu’il en pense ?

Delphine lui lance à nouveau un regard noir.

Jérôme – Hein ?

Delphine – Vous voulez la revoir une dernière fois ?

Christelle – Non, ça va… On la connaît par cœur, cette maison. On a déjà l’impression d’être chez nous… Hein Jérôme ?

Jérôme abandonne à regret son portable.

Jérôme – Ah, oui, elle est très bien cette maison… Moi je trouvais ça un peu grand, mais…

Alban fait un signe discret à Delphine.

Delphine – Bon… Alors, on la signe cette promesse ? Comme ça ce sera fait…

Christelle – Allez…

Delphine sort les papiers qu’elle a préparés et les pose sur le carton servant de table. Jérôme fouille dans ses poches.

Jérôme – Ah, je n’ai pas de stylo…

Christelle – Moi non plus.

Alban (à Delphine) – Et toi ?

Delphine – J’en avais un tout à l’heure… Je ne sais pas ce que j’en ai fait… Tu n’en as pas un, toi ?

Jérôme – Un écrivain, ça a toujours un stylo sur lui, non ?

Alban – Moi, j’écris sur ordinateur.

Christelle – C’est vrai que maintenant, avec tous ces écrans… Les stylos, on n’en verra bientôt plus que dans les musées…

Delphine – Dans quel carton tu as mis les stylos ?

Alban – Je ne sais plus… Ça m’étonnerait que j’ai fait un carton pour les stylos… Ah, si, il doit y en avoir un dans le carton où il y a les feuilles d’impôts. Mes déclarations de revenus, c’est un des derniers trucs que j’écris encore à la main… (À Christelle) Pardon, je crois que tu es assise dessus…

Christelle se lève. Il ouvre le carton et en sort un stylo.

Alban (triomphant) – Et voilà !

Il tend le stylo à Jérôme. Jérôme prend le stylo et fait mine de signer.

Jérôme – Ah, on dirait qu’il ne marche pas… (Alban et Christelle se figent) Mais non, je déconne.

Il signe, et passe le stylo à Christelle, qui signe également. En deux exemplaires. Alban tend un exemplaire à Jérôme.

Alban – Et voilà, un pour vous, un pour nous…

Jérôme – Très bien.

Delphine – Bon… Et bien on va pouvoir arroser ça ! Je vous ressers ?

Jérôme – Allez !

Delphine fait le service.

Delphine – À votre nouvelle vie dans cette maison qui est désormais la vôtre.

Jérôme – À votre nouvelle vie là-bas de l’autre côté du Pacifique.

Christelle – C’est l’Atlantique.

Ils trinquent et boivent.

Jérôme – Quand même, le Paraguay… Je ne sais même pas où c’est, exactement…

Alban – C’est l’Uruguay.

Jérôme – Vous êtes vraiment sûrs de ne pas faire une connerie ?

Alban – Non, en fait, on n’est pas sûr du tout, mais bon…

Delphine – Alban avait envie de changer de vie… De trouver de nouvelles sources d’inspiration, et moi…

Christelle – C’est vrai qu’écrire des romans, on peut le faire partout.

Alban – Voilà…

Delphine – Et enseigner le Français aussi.

Jérôme – Moi, la littérature, ça s’arrête à Tintin…

Christelle – Il les a tous lus.

Alban – Et tu les as tous lus ?

Delphine lui jette à nouveau un regard réprobateur.

Jérôme – Et ça t’est venu d’où, cette idée d’écrire des bouquins ? C’est vrai, ce n’est pas banal…

Christelle – C’est une tradition familiale, ou bien… Ton père était déjà écrivain ?

Jérôme – Attends, Christelle, écrivain, ce n’est pas comme épicier ou garagiste, non plus. Ce n’est pas du petit commerce, c’est du grand art. On ne se refile pas le métier de père en fils, comme ça, comme une boucherie…

Alban – Mon père était cascadeur pour le cinéma.

Christelle – Ah, remarque… Du cinéma à la littérature… Il y avait déjà quelque chose, quand même… Tu étais très proche de ton père ?

Alban – Je ne l’ai presque pas connu, en fait. Il était toujours à l’étranger pour des tournages.

Christelle – Ça n’a pas dû être évident pour ta mère.

Alban – Non… Surtout qu’il la trompait avec tout ce qui bouge.

Christelle – Quand on est séparé trop longtemps comme ça, évidemment… Surtout que dans le monde du cinéma, il y a beaucoup de tentations…

Alban – Eh oui… Il faut croire que lui, il ne savait pas trop résister à la tentation… Un jour, il est parti et il n’est plus revenu… J’étais très jeune… Je ne sais même pas s’il est encore vivant.

Jérôme – Super… Mais pourquoi l’Uruguay ? Vous connaissiez déjà, ou bien…?

Delphine – Pas du tout… Mais j’ai trouvé un poste là-bas, au Lycée Français de Montevideo.

Jérôme – Montevideo…?

Alban – La capitale de l’Uruguay.

Jérôme – Ah oui…

Alban – On avait envie de partir en Amérique Latine… Alors on s’est dit pourquoi pas l’Uruguay ?

Delphine – Alban est un passionné de littérature latino-américaine…

Alban – Et puis il y a tous les sites d’archéologie précolombienne.

Delphine – C’est un projet un peu fou… Ça fait un moment qu’on en parlait… Et puis on s’est décidés comme ça… Très rapidement… Mais si on réfléchit trop, on ne fait jamais rien, non ?

Jérôme – Ouais…

Alban – Maintenant, il y en a aussi qui ne réfléchissent jamais et qui ne font rien non plus.

Delphine – C’est l’aventure, évidemment, mais en même temps, c’est ce qu’on voulait.

Alban – En tout cas, on est très excités à l’idée de partir…

Jérôme – Et vous avez déjà un logement là-bas ?

Delphine – Le lycée nous fournit un appartement de fonction, le temps de nous organiser un peu.

Alban – Ensuite on essayera de trouver une maison… Il paraît que c’est très facile, là-bas.

Christelle – Pour trois fois rien, tu peux avoir une villa avec vue sur la mer.

Jérôme – Il y a la mer, en Uruguay ?

Alban – Il faut croire… Ou alors c’est que les maisons sont très hautes…

Delphine – Vous viendrez nous voir !

Alban lui lance un regard réprobateur.

Christelle – Pourquoi pas ? Hein, Jérôme ?

On entend à nouveau le chien aboyer.

Christelle – Qu’est-ce qu’il veut encore, ce chien ?

Jérôme – Tu vas voir ce qu’il a, chérie ?

Christelle – Vas-y, toi ! C’est ton chien, après tout !

Alban – Tu l’as mal dressé, Jérôme… Je parlais du chien, évidemment…

Jérôme se lève et sort.

Christelle – Il me rend dingue, ce clébard… Moi, je n’en voulais pas… Mais Jérôme l’avait déjà quand on s’est marié.

Delphine – Ah, les familles recomposées, ce n’est pas toujours évident…

Alban – Mais vous êtes mariés depuis pas mal de temps, non ? Il n’a pas l’air si vieux que ça, ce chien…

Christelle – Ah non, mais ce n’était pas celui-là. Celui-là, c’est le troisième.

Alban – Le troisième de la même marque ?

Delphine – Pour un chien, on dit « de la même race », Alban…

Christelle – Que des fox à poil dur…

Alban – Et ils s’appellent tous Milou ?

Christelle – Celui-là, c’est Milou numéro 3… Mais on l’appelle Milou, comme les autres…

Jérôme revient avec un os dans la main.

Christelle – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jérôme – Un os, apparemment.

Christelle – Et où est-ce que tu as trouvé ça ?

Jérôme – Ce n’est pas moi qui l’ait trouvé, c’est Milou ! Il l’avait dans la gueule quand je suis allé le voir. C’est pour ça qu’il aboyait. Il voulait nous le montrer…

Delphine – C’est vrai qu’un os comme ça, ça n’arrive qu’une fois dans la vie d’un chien…

Alban – Ah oui… Je suis sûr que les deux premiers Milou n’ont jamais déniché un os de cette taille… Bravo, Milou ! Champion du monde…

Christelle – C’est incroyable ! Et il a trouvé ça dans le jardin ?

Jérôme – Où veux-tu qu’il l’ait trouvé ?

Christelle – C’est énorme, pour un os de gigot…

Jérôme – Tu as fait griller un sanglier dans ton jardin récemment ? Tu aurais pu nous inviter au barbecue !

Christelle – On ne fait jamais de barbecue…

Moment de flottement.

Christelle – C’est curieux… Cet os ressemble furieusement à un tibia humain, vous ne trouvez pas ?

Delphine – Tu déconnes ?

Christelle – Non…

Alban – Tu as déjà vu un tibia humain, toi ? Je veux dire, sans la viande autour ?

Christelle – Tu sais, pour faire prof de sport, on a quand même quelques cours d’anatomie… C’est un peu loin, tout ça, et je séchais souvent les cours, mais oui… Ça ressemble beaucoup à ça…

Delphine – C’est dingue… Oh non, ça ne peut pas être un tibia, quand même…

Jérôme – Attendez, je vais regarder sur Wikipedia…

Il sort son portable et pianote dessus. Il regarde l’os avec un air sceptique.

Jérôme – Ah non, un tibia, ça ne ressemble pas du tout à ça…

Delphine – Ouf… Je me disais aussi…

Jérôme continue de pianoter sur son portable.

Jérôme – En revanche, cet os ressemble comme deux gouttes d’eau à un fémur…

Les autres le regardent avec consternation. Il brandit l’écran de son portable en leur direction pour leur montrer l’image.

Delphine – Merde… C’est vrai…

Moment de stupeur.

Jérôme – C’est dingue…

Christelle – Vous saviez que vous aviez des ossements humains dans votre jardin ?

Delphine – Non…

Christelle – Et dire qu’on vient de signer la promesse…

Alban – Attends, ce n’est qu’un tibia !

Jérôme – Un fémur, je te dis.

Alban – Et encore, on n’en est même pas sûr…

Jérôme montrant à nouveau son écran de portable.

Jérôme – Là, je crois qu’il n’y a pas photo.

Christelle – Mais d’où il peut bien venir cet os ?

Delphine – Je ne sais pas… La maison a peut-être été bâtie sur un ancien cimetière…

Christelle – Ce n’est pas très vendeur, comme argument. Si on avait su…

Delphine – Tu as entendu parler de quelque chose comme ça, toi, Alban ?

Alban – Un cimetière, ici ? Non.

Delphine – Ça doit être beaucoup plus ancien, alors.

Jérôme – Tu veux dire un cimetière romain, ou un truc dans le genre ?

Delphine – Va savoir…

Jérôme – Oh putain ! Tu imagines ? Si on trouve le squelette de Toutankhamon dans le jardin.

Alban – Oui, enfin… Toutankhamon, c’est plutôt l’Egypte…

Jérôme – En tout cas, les Monuments Historiques vont nous tomber dessus…

Christelle – C’est clair.

Jérôme – Je connais quelqu’un à qui s’est arrivé… Ils sont venus avec des pelleteuses pour retourner tout le jardin…

Christelle – Et comment ça s’est terminé ?

Jérôme – Finalement, ils n’ont trouvé que quelques amphores qu’ils ont mises dans un musée, et ils leur ont rendu la maison…

Alban – Tu es sûr que tu n’as pas lu ça dans Tintin plutôt ?

Jérôme – En attendant, ils n’ont pas pu habiter leur baraque pendant des années…

Christelle – Non ?

Delphine – Non, mais c’est quand même très improbable que ce soit une nécropole romaine… Il n’a pas l’air si vieux, cet os.

Christelle – Ah bon, et à quoi tu vois ça, toi ?

Delphine – Tu sais ce qu’il y avait, ici, avant que ton grand-père fasse construire la maison ?

Alban – Des champs, probablement. Des champs qui ont été labourés pendant des siècles. S’il y avait des ossements ou des restes archéologiques, on les aurait trouvés depuis longtemps.

Christelle – Donc c’est beaucoup plus récent…

Delphine – Ça date peut-être de la dernière guerre…

Jérôme – Un pote du soldat inconnu, tu veux dire ?

Delphine – Il y a eu des combats, ici, pendant la dernière guerre ?

Alban – Pas à ma connaissance…

Christelle – Alors c’est encore plus récent…

Delphine – Plus récent que la guerre ? On n’enterre pas quelqu’un dans son jardin comme ça, c’est interdit. Des cendres à la rigueur, mais pas un cadavre.

Christelle – Dans ce cas, il ne reste qu’une hypothèse.

Delphine – Quoi ?

Christelle – Un crime.

Alban – Un crime ?

Jérôme – Tu vois une autre raison d’enterrer quelqu’un dans son jardin ?

Alban – Je ne sais pas… Je n’avais encore jamais réfléchi à ça jusqu’à aujourd’hui, figure-toi… Maintenant, c’est vrai que les Pompes Funèbres pratiquent des prix tellement indécents… Peut-être quelqu’un qui aura voulu faire des économies sur les obsèques d’un de ses proches…

Christelle – Qu’est-ce qu’on fait, on appelle la police ?

Delphine – On ne va pas s’emballer trop vite, quand même…

Alban – C’est sûr que ça risque de faire des complications.

Jérôme – Ben oui mais maintenant qu’on sait…

Christelle – On ne peut pas faire comme si on ne savait pas…

Jérôme – Ce serait du recel de cadavre.

Alban – De cadavre… Vous êtes sûr que vous n’exagérez pas un peu ? Ce n’est qu’un os…

Christelle – On ne perd pas un tibia comme ça…

Jérôme – Un fémur.

Christelle – Oui bon un fémur.

Jérôme – C’est que le reste du squelette n’est pas loin…

Christelle – On ne peut pas acheter une maison avec un cadavre enterré dans le jardin…

Alban – En même temps… On a déjà signé le compromis…

Delphine – Et nous on est sur le départ !

Jérôme – Vous peut-être, mais nous on n’est pas si pressés.

Delphine – Vous ne pouvez pas nous faire ça !

Alban – Vous n’avez pas le droit !

Delphine – Vous avez signé la promesse…

Christelle – Ah ben oui, mais là… Ce n’est pas évident…

Jérôme – C’est un cas de force majeure pour casser une promesse de vente, non ?

Christelle – Des ossements humains…

Jérôme – C’est plus grave que si on n’avait pas réussi à obtenir notre crédit ou quelque chose comme ça…

Christelle – Allez savoir… Il y en a peut-être d’autres aux quatre coins du jardin.

Jérôme – Et le jardin est grand…

Delphine – Quelle histoire… Je ne sais pas quoi vous dire…

Christelle – Je ne sais pas… Je ne me vois pas habiter une maison avec un cadavre dans le jardin…

Jérôme – Peut-être plusieurs…

Delphine – Plusieurs ?

Jérôme – Et vous vous n’avez jamais rien remarqué ?

Delphine – On ne va jamais dans le jardin…

Alban – Et on n’a pas de chien qui déterre les os…

Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je vais aller voir.

Jérôme – Je ne sais pas s’il faut toucher à quoi que ce soit…

Christelle – Si c’est une scène de crime…

Delphine – Votre chien, en tout cas, il ne s’est pas gêné…

Alban – C’est ça, on dira que c’est le chien. J’y vais. Il faut qu’on en ait le cœur net.

Jérôme – Je t’accompagne.

Alban – Tu n’as pas confiance, c’est ça ? Tu as peur que je fasse disparaître les preuves ?

Jérôme – Je t’accompagne, c’est tout…

Alban et Jérôme sortent. Christelle lance à Delphine un regard embarrassé.

Christelle – Il faut nous comprendre, aussi… On préférerait être rassurés…

Delphine – Non, non, mais je comprends, je t’assure. C’est normal…

Le portable de Delphine sonne. Après une hésitation, elle répond.

Delphine – Je t’avais dit de ne pas m’appeler sur mon portable… Non encore moins sur mon fixe ! C’est ça, je t’avais dit de ne pas m’appeler du tout !

Elle range son portable, furieuse.

Christelle – C’était lui ?

Delphine – Oui… Merci de n’avoir rien dit à Alban au sujet de mon petit dérapage lors de la soirée de fin d’année avec le prof de philo…

Christelle – On est amies, non ? Mais rassure-moi, ce n’est pour ça que tu pars, quand même ?

Delphine – Disons que c’est pour ça que je ne me suis pas opposée à ce départ, et que j’ai tout fait pour accélérer les choses…

Christelle – Non parce que changer d’établissement, c’était quand même plus simple que de vendre la maison et de partir en Uruguay, non ? C’est si sérieux que ça avec ce prof de philo ?

Delphine – Mais non, pas du tout ! C’était juste un petit accident. J’étais un peu déprimée ce soir-là… et pas mal bourrée. Mais il n’arrête pas de me coller depuis. Je te jure, je ne sais pas comment m’en débarrasser.

Alban revient.

Alban – Se débarrasser de qui ?

Delphine – Le… Le type de Canal Plus…

Christelle – Et Jérôme ?

Alban – Je m’en suis débarrassé, moi aussi. Je l’ai assommé d’un coup de pelle, et je l’ai enterré dans le jardin à côté de l’autre.

Moment de stupeur, interrompu par l’arrivée de Jérôme.

Jérôme – On n’a rien trouvé. Le chien a creusé un trou dans le massif de dahlias, mais on ne voit pas de squelette…

Christelle – Il faut peut-être creuser plus profond.

Alban – On n’a qu’à faire ça, le week-end prochain, on loue un tractopelle et on retourne le jardin…

Delphine – Et si on disait qu’on ne l’a jamais trouvé, cet os ? Et on maintient la vente…

Christelle – Mmm…

Jérôme – Faut voir…

Christelle – Qu’est-ce que tu en penses, Jérôme ?

Jérôme – Ouais… Je ne sais pas… Mais avec un sérieux rabais alors…

Alban – Quoi ?

Delphine – Un rabais ?

Alban – Mais c’est du chantage !

Delphine – Et puis on a déjà fixé le prix sur la promesse.

Alban – Vous avez signé !

Jérôme – Une promesse, ce n’est qu’un bout de papier… On peut toujours en signer une autre… J’avais amené un exemplaire vierge au cas où…

Alban – Ah d’accord… Monsieur avait tout prévu…

Lourd silence.

Delphine – Et combien vous proposeriez, par curiosité ?

Christelle – Je ne sais pas, moi…

Jérôme – Il me semble qu’un rabais de 25%…

Delphine – 25% !

Alban – Il n’est pas marchand de tapis pour rien.

Jérôme – Oh ça va, toi, avec tes grands airs ! On n’est peut-être pas aussi intellos que vous, mais on n’est pas assez cons pour acheter une baraque avec une scène de crime au milieu du jardin…

Christelle – C’est vrai qu’on parle d’un cadavre, quand même…

Alban – Un cadavre… Ce n’est qu’un os !

Jérôme – Oui, ben justement. Je crois que là, il y a un os. Et un gros…

Christelle – Et puis entre nous, vous ne nous avez pas fait un prix d’amis, non plus…

Alban – Ah d’accord… Il n’y a pas de petit profit, hein ? Il ne perd pas le nord, celui-là…

Moment de tension.

Delphine – Bon… Je vais aller rechercher des amuse-gueule, on va tous se calmer, et on va trouver une solution, d’accord ?

Jérôme – Ok…

Alban – Tu viens m’aider, Alban…

Alban – Tu n’as pas peur qu’ils volent l’argenterie, pendant qu’on a le dos tourné ? Ou le service en porcelaine de Sarreguemines…

Delphine (autoritaire) – Viens je te dis !

Ils sortent.

Christelle – 25% tu ne crois pas que tu exagères un peu ?

Jérôme – On peut toujours essayer, on verra bien…

Christelle – À ce prix-là on faisait déjà une bonne affaire.

Jérôme – Oui, ça me paraissait suspect, d’ailleurs. Je pensais que ta copine t’avait fait ce prix d’ami parce qu’elle te devait quelque chose.

Christelle – Mais non, je t’assure…

Jérôme – Tu sais quand même qu’elle se tape le prof de SVT, c’est toi qui m’as dit que tu les avais vus en train de se tripoter dans la salle de bain le jour de la fête de fin d’année…

Christelle – C’est le prof de philo, pas le prof de SVT.

Jérôme – Ouais bon, ça revient au même, non ?

Christelle – Et tu crois qu’elle me ferait un prix d’ami pour ça ?

Jérôme – Tu aurais pu la dénoncer à son mari…

Christelle – Non, je ne crois pas qu’elle a accepté notre proposition pour ça.

Jérôme – Ouais, ben maintenant je comprends mieux pourquoi… Dans cette maison, il n’y a pas seulement un amant dans le placard, il y a aussi un cadavre dans le jardin…

Christelle – N’empêche que 25%… Il ne faudrait pas y aller trop fort, non plus… Il ne s’agirait pas qu’ils changent d’avis…

Jérôme – Tu crois ?

Christelle – Le mieux est l’ennemi du bien, Jérôme. Si on déchire la promesse et qu’ils décident de vendre à quelqu’un d’autre…

Jérôme – Ils ont l’air pressés, non ? Surtout elle…

Christelle – Une maison comme ça… On n’en retrouvera pas une de si tôt.

Jérôme – Qu’est-ce que tu veux ? Une négo, c’est toujours une partie de poker menteur…

Christelle – Mais j’y tiens à cette maison, moi !

Jérôme – Même avec un cadavre enterré dans le jardin ?

Ils se taisent en voyant arriver Alban et Delphine.

Delphine – Ok, on est d’accord pour vous faire 10%.

Christelle – 10%… Jérôme ?

Jérôme – Alors vous avouez…

Alban – Quoi ? Mais pas du tout !

Delphine – C’est juste… un geste commercial.

Jérôme – 10% pour complicité de meurtre, ce n’est pas lourd…

Delphine – Vous ne croyez pas que vous abusez un peu de la situation, là ?

Christelle – Ça y est… Ça va être de notre faute, maintenant.

Jérôme – Oh et puis d’ailleurs, je ne sais pas si on va signer tout court…

Christelle – Une maison qui a peut-être appartenu à un serial killer…

Alban – C’est une maison de famille !

Jérôme – Ça… C’est toi qui connais ta famille…

Christelle – À moins que ce crime soit beaucoup plus récent…

Delphine – Tu accuses mon mari d’être un serial killer ?

Christelle – Il n’y a pas de fumée sans feu…

Jérôme – Et il n’y a pas de fémur sans cadavre…

Jérôme – De toute façon, je trouvais ça bizarre, ce départ précipité…

Alban – Quoi ?

Jérôme – C’est vrai, pourquoi vous êtes si pressés de partir à l’étranger ?

Christelle – Et de vendre la maison à des « amis »… Plutôt que de passer par une agence, comme tout le monde.

Jérôme – En Uruguay, en plus, un pays qui n’a pas d’accord d’extradition avec la France.

Alban – N’importe quoi, non mais on nage en plein délire, là !

Delphine – Ça fait des années qu’on en parlait de ce projet de départ !

Jérôme – Ça rajoute juste la préméditation…

Delphine – D’accord… Alors on est soi-disant amis, et cinq minutes après, parce que votre chien a trouvé un os dans le jardin, vous nous accusez d’être des criminels ?

Jérôme – Ouais, oh, amis…

Moment d’extrême tension.

Christelle – Bon… Je crois qu’on s’est tous un peu laissés emporter… On va respirer un bon coup et on va se calmer, d’accord ?

Delphine – Mouais…

Christelle – Et puis on n’a pas dit que c’était vous… (À Alban) Tu as dit que c’était une maison de famille. C’est peut-être ton père. Puisqu’il a disparu, lui aussi… Il n’a pas disparu ?

Alban – Si…

Christelle – Il s’est peut-être enfui à cause de ça… Pour échapper à la justice…

Alban – Mon père ?

Christelle – Ou ton grand-père ! Tiens, il a peut-être tué un allemand pendant la guerre et il l’a enterré dans le jardin. Si ça se trouve, ton grand-père est un héros ! Et il sera décoré de la Légion d’Honneur à titre posthume…

Alban – Mon grand père était un grand admirateur du Maréchal… Et la seule médaille qu’il ait reçue, c’est la Francisque…

Jérôme – Ah d’accord…

Alban – De toutes façons, tout ça est parfaitement ridicule… Et on n’a pas de compte à vous rendre… Vous êtes de la police ?

Jérôme – Tu veux qu’on l’appelle, la police ?

Christelle – Jérôme, je t’en prie… On va régler ça entre nous, non ?

Alban – Non mais c’est vrai. Il se prend pour qui, Tintin ?

Delphine – Alban, n’en rajoute pas, toi non plus…

Alban – Et après tout, pourquoi il ne viendrait pas de chez vous cet os ?

Jérôme – De chez nous ?

Alban – C’est ton chien qui l’a apporté. Il l’a peut-être trouvé dans ton jardin, il l’a mis dans la voiture et il est venu l’enterrer ici.

Delphine – Ah tiens, c’est vrai ça… Pourquoi pas ?

Jérôme – Non mais tu entends ça, Christelle ? Ça y est, ça va être de la faute de Milou, maintenant…

Alban – Dans ce cas, le serial killer, ce serait toi !

Delphine – C’est peut-être dans votre jardin, qu’il faudrait creuser avec un tractopelle !

Christelle – On n’a pas de jardin de toutes façons !

Jérôme – Ils n’aiment pas les animaux, ça se voit. Et les bêtes elles le sentent, quand on ne les aime pas.

Christelle – C’est sûrement pour ça qu’il est allé déterrer cet os dans leur jardin…

Jérôme – N’empêche que sans lui, on n’aurait jamais su, pour le cadavre…

Delphine – Non, mais vous voyez bien que tout ça est absurde ! Enfin, réfléchissez un peu ! Si Alban avait tué quelqu’un et l’avait enterré dans le jardin, je le saurais.

Jérôme – Tu le savais peut-être…

Alban – Mais j’y pense… Pourquoi ce ne serait pas Tintin qui l’aurait apporté volontairement ici cet os ?

Christelle – Pourquoi on aurait fait ça ?

Delphine – Pour obtenir un rabais…

Jérôme – Quoi ?

Alban – Je trouvais ça louche, aussi, qu’il sorte immédiatement de sa manche un deuxième exemplaire vierge de la promesse de vente. On dirait qu’il avait tout prévu, le salopard…

Jérôme se lève et défie Alban.

Christelle – Enfin, vous n’allez pas vous battre, quand même !

Delphine – Toi la fausse blonde, ça va !

Christelle – La fausse blonde ?

Delphine – Vous nous accusez d’être un couple diabolique, et on ne devrait rien dire !

Jérôme – Et vous, vous nous accusez d’être des escrocs !

Christelle – Et puis après tout, Alban n’est peut-être au courant de rien. Pourquoi ce ne serait pas toi, Delphine ?

Delphine – Moi ?

Christelle – Peut-être que tu tues tes amants, et que tu les enterres dans le jardin pour t’en débarrasser quand ils deviennent trop encombrants !

Alban – Quels amants ?

Jérôme – C’est vrai. Ça fait un moment qu’on ne l’a pas vu, ce prof de SVT.

Alban – Il n’y a que moi qui ne sois au courant de rien, si je comprends bien.

Delphine – Ce n’est pas le prof de SVT, c’est le prof de philo ! Il s’est mis en congé maladie. Il est en dépression !

Alban – Ça ne vous dérange pas trop que je participe à la conversation ?

Delphine – Christelle était là quand il m’a appelé tout à l’heure ! Comment son squelette pourrait être enterré dans le massif de dahlias ?

Alban – Qui a appelé ? Attendez, ça me regarde un peu quand même…

Christelle – Tu n’auras qu’à demander à ta femme…

Alban se tourne vers Delphine.

Delphine – Non mais elle dit n’importe quoi, tu vois bien…

Jérôme – Bon, on va vous laisser régler vos problèmes en famille…

Christelle – Et pour la maison, vous trouverez un autre acheteur !

Jérôme – Moi je n’étais pas pour, de toute façon. Je la trouvais trop chère. Je l’avais dit à Christelle, mais elle ne voulait pas marchander avec des amis…

Alban – Eh ben comme ça, on n’est plus amis, c’est beaucoup plus simple.

Jérôme – Allez viens Christelle. On s’en va…

Jérôme et Christelle sortent. Alban et Delphine restent là, sonnés.

Alban – Bon… Alors c’est quoi cette histoire avec le prof de philo ?

Delphine – Mais rien… Elle invente n’importe quoi pour se venger, tu n’as pas compris !

Alban – Elle dit que ce type t’a téléphoné, tout à l’heure… Il ne s’appellerait pas Canal Plus, par hasard, ton amant ? C’est lui qui te harcèle ?

Delphine – Écoute Alban, tu ne crois pas qu’il y a plus urgent qu’une crise de jalousie, là ? Si on ne vend pas cette maison avant de partir en Uruguay, on est dans la merde ! On comptait sur cet argent pour s’installer là-bas !

Alban – C’est vrai…

Delphine – Et ce n’est pas avec les ventes phénoménales de ton dernier roman qu’on va pouvoir se payer une villa avec vue sur la mer à Montevideo !

Alban – Merci de me le rappeler…

Delphine – Ben oui, excuse-moi !

Alban – Mais quand on aura réglé ce problème, il faudra quand même qu’on reparle de ton abonnement Canal Plus.

Delphine – Bon, en attendant, comment on va faire avec la maison ?

Alban – Je ne sais pas moi… On peut trouver un nouvel acheteur…

Delphine – En si peu de temps… Ça ne va pas être évident.

Alban – Ouais… Et en espérant que ces collabos ne nous dénoncent pas à la police entre temps…

Delphine – Tu crois qu’ils pourraient aller jusque là ?

Alban – Pendant la guerre, je suis sûr que c’était le genre à dénoncer les Juifs à la Gestapo pour récupérer un appartement plus grand.

Delphine – On devrait peut-être devancer l’appel et se dénoncer nous-mêmes pour montrer notre bonne foi…

Alban – Comment ça, se dénoncer ? Mais on n’est pas coupable !

Delphine – Non, bien sûr… Je veux dire… On devrait peut-être prévenir la police nous-mêmes, pour montrer qu’on a rien à se reprocher.

Alban – Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée…

Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas…

Alban remplit deux verres.

Alban – Tiens, on va boire un coup, ça va nous éclaircir les idées…

Ils boivent en silence.

Delphine – Et pour l’os, tu n’as pas une petite idée ?

Alban – Tu ne vas pas m’accuser toi aussi ?

Delphine – Non évidemment, mais ce fémur n’est pas venu là tout seul à pied non plus !

Alban – Et pourquoi ce serait à moi de trouver l’explication de ce mystère ? De ce côté-là Christelle a raison. Ça pourrait aussi bien être toi !

Delphine – Non mais tu me vois en train de tuer quelqu’un et l’enterrer dans le jardin ?

Alban – Tu m’y vois bien, toi !

Delphine – Je ne sais pas moi… C’est ta maison de famille… Les secrets de famille, ça existe. Tu ne me cacherais pas quelque chose ?

Alban – Mais pas du tout !

Delphine – Tu n’as jamais su mentir…

Alban – Contrairement à toi, tu veux dire ?

Delphine – Je suis sûre que tu me caches quelque chose.

Alban – C’est curieux, j’ai exactement la même impression avec toi… Mais pas sur le même sujet…

Delphine – Tu es vraiment sûr que tu ne sais rien ?

Un temps.

Alban – C’est vrai qu’on a déjà trouvé des os dans le jardin…

Delphine – Quoi ?

Alban – Mais il y a des os partout, non ? La vie est apparue sur terre il y trois milliards d’années. On vit sur un tas d’os !

Delphine – Pas des ossements humains !

Alban – Je ne savais pas que c’était des ossements humains, moi…

Delphine – Mais qui ça peut-être ?

Alban – Je ne sais pas…

Delphine – Après tout, Jérôme a peut-être raison… Et si c’était ton père ?

Alban – Mon père ? S’il avait tué quelqu’un, la police aurait fini par le retrouver, non ?

Delphine – Pas si c’est lui la victime.

Alban – Qui aurait bien pu vouloir tuer mon père et l’enterrer dans son propre jardin ?

Delphine – Ta mère.

Alban – Ma mère ?

Delphine – Une femme a toujours une bonne raison de vouloir tuer son mari…

Alban – Et vice versa…

Delphine – Tu m’as dit qu’il avait disparu pas très longtemps après ta naissance. C’est peut-être ta mère qui l’a tué lors de sa dernière visite et elle l’a enterré ici…

Alban – Pourquoi elle aurait fait ça ?

Delphine – Tu dis toi-même qu’il la trompait avec tout ce qui bouge.

Alban – Heureusement, l’adultère ne conduit pas forcément au crime…

Delphine – Et les os que tu as trouvés, ça ne t’as pas fait réfléchir ?

Alban – Je ne sais pas… J’ai pensé que c’était des os de vache…

Delphine – Des vaches, dans la banlieue parisienne ?

Alban – Du temps de mon grand-père, il y avait encore des fermes, par ici.

Delphine – Quand je pense que tu as vu un psychanalyste deux fois par semaine pendant plus de dix ans ! Et que pendant ce temps-là, tu ne t’es pas douté qu’avec tous les os que tu trouvais dans ton jardin, tu aurais pu reconstituer le puzzle de ton père disparu… Franchement, si j’étais toi, je demanderai à être remboursé.

Alban – Oui, ben je vais faire ça tiens…

Delphine – Non mais tu te rends compte ? À 50 euros la séance ! On n’aurait même pas eu à vendre la maison pour partir en Uruguay !

Alban – Si on n’avait pas vendu la maison, on ne serait jamais parti !

Delphine – D’ailleurs, elle n’est pas encore vendue…

Alban – Et puis tu crois que c’est si facile que ça d’envisager que ta mère ait pu tuer ton père et l’enterrer dans le massif de dahlias ?

Delphine regarde vers le jardin.

Delphine – En tout cas, les dahlias, ça a l’air de leur avoir profité…

Alban – Il faut croire que mon père, il n’avait pas que la main verte.

Moment de flottement. Ils se rasseyent, abattus.

Delphine – C’est quoi le truc le plus gros que tu aies tué dans ta vie ?

Alban – Je ne sais pas… Je ne suis pas chasseur… Une araignée…

Delphine – Une araignée ?

Alban – Non, mais une grosse…

Delphine – Je parlais au moins d’un mammifère… Les insectes, ça ne compte pas…

Alban – Non, je ne vois pas… Ah si, c’est vrai… Je crois qu’un jour j’ai roulé sur un hérisson qui traversait la route.

Delphine – Tu ne t’es pas arrêté ?

Alban – Un hérisson ! Ce n’est pas comme un chat ou… C’est un animal sauvage.

Delphine – J’espère au moins qu’il est mort sur le coup.

Alban – C’était un homicide involontaire… Et puis c’était un petit hérisson… Tu me vois arriver chez un vétérinaire avec un hérisson à moitié aplati.

Delphine – Pauvre petit hérisson…

Alban – C’était sur l’autoroute. J’aurais pu me tuer, en roulant sur ce hérisson ! Un pneu qui éclate, à cette vitesse-là, tu imagines. Ça ne pardonne pas. Et toi, tu ne penses qu’au hérisson ?

Delphine – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Un vétérinaire, ça me donne une idée ! Et si on allait montrer l’os à Pierre ?

Delphine – Pierre ?

Alban – Le libraire d’à côté !

Delphine – Pourquoi un libraire s’y connaîtrait plus que nous en matière d’os ? Il est spécialisé dans les livres de religion et de mythologie… Si c’était un os de licorne, encore…

Alban – Avant d’être libraire, il était vétérinaire.

Delphine – Ah bon ? Je ne savais pas. Quelle drôle d’idée…

Alban – Bon, ce n’est pas le problème. Lui, il saura nous dire avec certitude si c’est un os de vache ou pas.

Delphine – En même temps… On est en ville, il ne devait soigner que des chats ou des chiens… Peut-être des perroquets, de temps en temps…

Alban – Il a fait des études, quand même. On doit leur apprendre à reconnaître un fémur d’homme et un fémur de vache.

Delphine – Tu crois ?

Alban – Il faut en avoir le cœur net. On ne va pas vendre la maison sans savoir… Imagine que les nouveaux propriétaires découvrent d’autres ossements en bêchant le jardin…

Delphine – Tu as raison… Et puis ta mère est morte, si c’est elle qui a tué ton père, elle ne risque plus rien…

Alban – Oui, bon, j’aimerais autant pas, quand même… Ça la fiche mal, non ?

Delphine – De toute façon, on s’en va en Uruguay… Alors les voisins…

Alban – Mmm… Et puis après tout, même si le libraire nous confirme que c’est un os humain… On pourra toujours garder le secret pour nous…

Delphine – Sauf si ton vétérinaire nous dénonce à la police…

Alban – Ils sont tenus au secret médical, non ?

Delphine – Pas en cas de meurtre… Ce sont les médecins, qui sont tenus au secret médical. Pas les vétérinaires. Et puis il est libraire, maintenant…

Alban – Il est très catho…

Delphine – Dans ce cas, on peut toujours miser sur le secret de la confession…

Alban – Je vais plutôt lui envoyer une photo avec mon portable, ce sera moins compromettant… (Il regarde autour de lui) Au fait il est où cet os ?

Delphine – Il était là tout à l’heure…

Alban – C’est peut-être ces salopards qui l’ont emmené comme pièce à conviction…

La sonnette d’entrée retentit.

Delphine – Ça y est… C’est la Gestapo… Ils viennent nous chercher…

Alban – Tu veux dire la police…

Delphine – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Alban – Ce n’est pas ce que j’ai entendu…

Delphine – De toute façon, il est trop tard pour s’enfuir. Où veux-tu qu’on aille ?

Alban – En Uruguay ? Jérôme dit qu’il n’y a pas d’accord d’extradition avec la France… (Elle le regarde avec un air interloqué) Ok, je vais voir…

Il sort et revient un instant après avec Jérôme et Christelle qui affichent un air penaud.

Christelle – Je crois qu’on vous doit des excuses…

Jérôme – C’est vrai qu’on s’est peut-être un peu emballé.

Delphine – On est tous nerveux, c’est normal. Avec notre départ. La vente de cette maison…

Jérôme – Je crois que les mots ont un peu dépassé notre pensée.

Christelle – On ne va pas se fâcher pour ça, ce serait dommage…

Alban reste prudemment silencieux. Jérôme lui fait face et lui tend la main. Alban accepte de lui serrer.

Jérôme – On ne veut pas vous attirer des complications.

Christelle – Et puis on y tient à cette maison…

Jérôme – On va s’en tenir à ce qu’il y a dans cette promesse de vente, d’accord ?

Alban – Alors c’est pour ça que vous êtes revenus ?

Jérôme – Oui…

Christelle – Et puis on est venu aussi vous rapporter ça.

Elle sort l’os de son sac à main.

Christelle – On l’a retrouvé dans la voiture…

Jérôme – C’est sûrement le chien qui l’a emporté sans qu’on s’en rende compte…

Christelle – Comme quoi… Les os ça peut voyager loin, avec un chien.

Jérôme – C’est vrai… Après tout, on ne sait pas d’où il vient cet os… Il peut venir de n’importe où…

Alban – Oui, c’est justement ce que je disais tout à l’heure… Je vous trouve bien conciliants, tout d’un coup… Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Delphine – Il y a autre chose ?

Jérôme et Christelle échangent un regard embarrassé.

Jérôme – Milou avait un peu rongé l’os, alors j’ai regardé de plus près à l’endroit où il avait fait une entaille avec ses dents…

Delphine – Et alors ?

Christelle – En fait… C’est un os en plastique.

Delphine – Pardon ?

Jérôme – C’est bien un fémur humain, mais c’est un fémur en plastique.

Alban – Vous êtes sûrs ?

Jérôme – J’ai mis mon briquet en dessous pour vérifier, et il n’y a pas de doute. C’est du plastique. (Il tend l’os) Tenez, on sent encore l’odeur.

Delphine met son nez sur l’os.

Delphine – Ah oui, dites donc. On sent bien le plastique. (À Alban) Tu veux sentir ?

Alban – Ça ira, merci…

Delphine – Un os en plastique ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Christelle – Quelqu’un qui aura voulu vous faire une farce ?

Alban – Je ne sais pas…

Jérôme – Ça vient peut-être d’un de ces squelettes qu’on utilisait autrefois dans les écoles pour enseigner l’anatomie aux enfants…

Christelle – Mais pourquoi enterrer un squelette en plastique dans son jardin…

Delphine – Il y avait une école autrefois dans le coin ?

Alban – Mon grand père était instituteur…

Jérôme – Eh ben voilà !

Alban – Maintenant, je me souviens… Quand j’étais gamin, je voyais souvent ce squelette à la maison. On l’appelait Martin…

Delphine – Eh ben tu vois… Finalement, ta psychanalyse aura donné quelques résultats… Mais tu n’aurais pas pu t’en souvenir plus tôt ? Ça nous aurait épargné ce petit malentendu…

Alban – Ça me revient seulement maintenant. Je n’avais pas fait le rapprochement. Et puis je n’étais pas complètement sûr que ce soit un souvenir réel. J’en parlais souvent à mon psy… Mais je pensais que Martin, c’était un ami imaginaire…

Christelle – Un squelette ?

Alban – On ne choisit pas toujours ses amis… Même ses amis imaginaires…

Jérôme – Mais pourquoi ton grand-père a hérité de ce squelette, si c’était celui de l’école ?

Alban – Peut-être qu’on lui a offert en souvenir comme cadeau de départ à la retraite.

Christelle – Oui…

Jérôme – Ça n’explique pas pourquoi il l’a enterré dans le jardin…

Delphine – Pour s’en débarrasser, peut-être.

Alban – Ou pour nous faire une farce… Comme vous disiez tout à l’heure… Mon grand-père était très farceur…

Jérôme – Je croyais que c’était un grand ami du Maréchal.

Alban – Mitterrand aussi… Ça n’empêche pas d’avoir de le sens de l’humour…

Moment de perplexité.

Christelle – Et où est passé le reste ?

Alban – Le reste ?

Christelle – Le reste du squelette en plastique !

Alban – Ça…

Jérôme – Si on le retrouve, on vous le mettra de côté.

Delphine – Comme ça au moins tu retrouveras un ami.

Alban – Enfin, le principal, c’est que ce n’est pas vraiment un os.

Delphine – Sans os, pas de cadavre. Et sans cadavre pas de crime.

Christelle – Oui, tout est bien qui finit bien…

Soulagement général, mêlé d’une certaine gêne.

Delphine – Bon, alors on s’en tient à cette promesses de vente ?

Jérôme – Une promesse est une promesse.

Christelle – Et puis on est toujours amis, non ?

Silence un peu embarrassé.

Delphine – Un dernier verre, pour célébrer ça ?

Jérôme – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Christelle – On va y aller. On a eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui.

Jérôme – Alors à bientôt, pour la signature définitive ?

Alban – On a donné procuration à notre notaire. On part en Uruguay la semaine prochaine…

Christelle – Bon… Alors bon voyage…

Jérôme – On viendra vous voir, comme on a dit ?

Alban – C’est ça…

Jérôme et Christelle partent dans une ambiance glaciale.

Delphine – Je vous raccompagne…

On entend des aboiements. Delphine revient.

Delphine – Ouf…

Alban – Oui… J’ai cru qu’on n’arriverait jamais à s’en débarrasser…

Delphine – Tu parles de la maison ou de Jérôme et Christelle.

Alban – Les deux…

Ils s’asseyent sur un carton, épuisés.

Delphine – C’est incroyable, cette histoire de squelette en plastique…

Alban – Oui… Incroyable, c’est le mot…

Delphine – Je ne savais pas que ton grand-père était instituteur…

Alban – Mon grand-père était charcutier.

Delphine – Quoi ?

Alban – Il a acheté cette maison avec le fric qu’il a gagné pendant la guerre en vendant des saucisses au marché noir.

Delphine – Mais pourquoi tu leur as dit que…?

Alban – Il fallait bien trouver quelque chose. On veut la vendre cette maison ou pas ?

Delphine – Mais je ne comprends pas… L’os est bien en plastique, regarde !

Alban – Oui. Mon père avait un fémur en plastique.

Delphine reste un instant interloquée.

Delphine – C’était une sorte de cyborg ou bien…?

Alban – Je t’ai dit qu’il était cascadeur… À la suite d’un grave accident, on lui a posé un fémur en plastique…

Delphine – Alors tu crois que…

Alban – Je ne sais pas… Peut-être que ma mère a versé de la chaux sur le cadavre pour le faire disparaître et que seul le fémur en plastique a résisté…

Delphine – Mais pourquoi elle aurait fait ça ?

Alban – À cause de ses nombreuses infidélités, j’imagine… Tu sais qu’il y a des gens très jaloux qui sont prêts à tuer quand ils apprennent qu’ils sont cocus ?

Delphine – Alors tu crois que c’est ça ? C’est le fémur de ton père ?

Alban – Après pas mal de galipettes, ma mère lui a fait faire sa dernière cascade…

Ils contemplent l’os, songeurs.

Delphine – Tu as raison, il vaut mieux oublier tout ça…

Alban (brandissant l’os) – Au moins, maintenant, j’aurais un souvenir de papa…

Delphine – La victime et son assassin sont morts.

Alban – Et il y a prescription depuis longtemps.

Delphine – Ce n’est pas toujours bon d’aller fouiller dans le passé… Déterrer les cadavres… Il faut savoir pardonner… Oublier… Il faut aller de l’avant !

Alban – Mmm…

Delphine – En tout cas, bravo pour cette histoire d’instituteur et de cours d’anatomie… Tu n’es pas romancier pour rien. Et ce squelette qui s’appelait Martin… Où est-ce que tu vas chercher tout ça ?

Alban – Tu n’as jamais vu Les Disparus de Saint Agil ?

Delphine – Ah oui, c’est vrai… Il y a un squelette dans la salle de classe…

Alban – Et le squelette s’appelle Martin.

Delphine – J’espère que Jérôme et Christelle n’ont pas vu le film…

Alban – Et puis va savoir… Ce n’est peut-être pas le fémur en plastique de mon père…

Delphine – Mais alors d’où viendrait cet os ?

Alban – C’est peut-être ici qu’on a tourné Les Disparus de Saint Agil…

Delphine – Mouais…

Alban – Si tu permets, je préfère laisser ouverte cette possibilité.

Le portable de Delphine sonne.

Alban – Tu ne réponds pas ?

Delphine – Non…

Alban – C’est encore Canal Plus…

Delphine – Oui…

Alban – Et tu es allée jusqu’où, avec Canal Plus… Tu avais un abonnement ? Ou c’était à la demande ?

Delphine – C’était juste un petit dérapage d’un soir, je te jure.

Alban – Pourquoi tu ne m’en as pas parlé. On s’était promis de tout se dire, si quelque chose comme ça devait nous arriver à l’un ou à l’autre. Tout plutôt que de se mentir.

Delphine – Oui, mais le moment était mal choisi.

Alban – Je ne sais pas s’il y a un bon moment pour s’avouer ce genre de choses. Mais pourquoi ?

Delphine – Parce que j’avais une autre nouvelle à t’annoncer.

Alban – Tu me quittes ?

Delphine – Je suis enceinte…

Alban – De qui ?

Delphine – Voilà… C’est pour ça que je disais que le moment était mal choisi… Je voulais éviter d’entendre cette question…

Alban – Elle est quand même un peu légitime, non ?

Delphine – Il n’y a absolument aucune chance que quelqu’un d’autre que toi soit le père, je te le jure sur la tête de cet enfant que je porte.

Alban – Elle doit être encore toute petite, cette tête… Et comment tu peux être aussi sûre ?

Delphine – Parce je n’ai pas couché avec… Canal Plus. Je te jure !

Alban – Ok, admettons… Mais ne me dis pas que c’est pour t’éloigner de la scène de crime que tu as précipité notre départ en Uruguay ?

Delphine – Non… Même s’il y a aussi un peu de ça…

Alban – Si on a décidé de partir, c’est parce qu’on avait rien pour nous retenir ici. Peut-être qu’avec un enfant, on aurait décidé de rester…

Delphine – C’est aussi pour ça que je ne t’ai rien dit avant la signature… Pour que ça ne nous empêche pas de commencer une nouvelle vie, justement. Je ne veux pas que cet enfant représente un renoncement… Je veux que ce soit un nouveau départ.

Alban – Alors notre enfant va naître en Uruguay… Ça ne te fait pas peur ?

Delphine – Il y a des hôpitaux aussi en Uruguay. Des tas d’enfants y naissent tous les jours… Avec toi à mes côtés, je n’ai peur de rien…

Alban – Vu mes antécédents familiaux… Tu n’as pas peur de finir au fond d’un jardin dans un massif de dahlias…

Delphine – Je te fais confiance… Je sais que tu n’as pas la main verte…

Alban – Alors tu m’as trompé ou tu ne m’as pas trompé ?

Delphine – Techniquement non, je t’assure…

Alban – Techniquement ? Je ne sais pas si ça me rassure. Ça commence où, tromper, pour toi ?

Delphine – Viens, je vais te montrer où ça commence, de tromper son mari… Avant que je ne sois grosse comme une vache…

Elle l’enlace et commence à l’entraîner vers les coulisses.

Alban – Excuse-moi mais… Je te rappelle qu’on n’a plus de lit.

Delphine – Parfait… Comme ça… Ça ressemblera encore plus à un adultère….

Ils sortent.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-60-4

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Un Os dans les Dahlias Lire la suite »

Du Pastaga dans le Champagne

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

HangoverResaca  –  Ressaca

2 hommes / 2 femmes

Gérard et Josiane ont invité pour l’apéro un couple croisé dans un restaurant avec lequel ils ont vaguement sympathisé. Mais depuis tout le monde a eu le temps de dessaouler, et ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas grand chose à partager. La soirée s’annonce longue. À moins que…


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TEXTE INTÉGRAL

Du pastaga dans le champagne

Personnages : GérardJosianeCharlesDorothée

Un couple un peu bidochon dans le petit salon d’un appartement glauque. Un canapé crado et une table basse encombrée de vaisselle sale.

Gérard – Ils ne viendront pas.

Josiane semble écouter.

Josiane – Je n’avais jamais remarqué qu’on entendait le métro, d’ici. Tu avais remarqué toi ?

Gérard – Ils ne viendront pas, je te dis !

Josiane – Peut-être qu’avant, il faisait moins de bruit… Quand il était moins vieux…

Gérard – Tu leur as bien donné l’adresse, au moins ?

Josiane – Ou alors c’est moi qui entends mieux en vieillissant… D’habitude, c’est plutôt le contraire…

Gérard (plus fort) – Est-ce que tu leur as donné l’adresse ?

Josiane – Non mais ça ne va pas de crier comme ça, je ne suis pas sourde !

Gérard – Le métro…

Josiane – Oui, je leur ai noté l’adresse. Sur la nappe…

Gérard – Sur la nappe ?

Josiane – Un bout de nappe en papier ! Pour nous aussi, c’est la crise… Tu crois qu’on a encore les moyens de se payer des restos avec des nappes en tissu ?

Gérard – Ou alors, ils ont perdu l’adresse… Le bout de nappe est resté dans une poche, et il est passé à la machine à laver. Ça arrive souvent…

Josiane – Ah oui ? Et comment tu sais ça, toi ? Tu t’en sers souvent de la machine à laver ?

Gérard – Un bout de nappe, ça se perd très facilement.

Josiane tend à nouveau l’oreille.

Josiane – Encore un métro… Peut-être qu’ils sont dedans…

Gérard – On devrait se faire des cartes de visites…

Josiane – Des cartes de visite ?

Gérard – Maintenant, sur internet, pour quelques euros, tu as une centaine de cartes de visite.

Josiane – Qu’est-ce qu’on pourrait bien foutre avec cent cartes de visite ?

Gérard – C’est toujours mieux qu’un bout de nappe en papier…

Josiane – Et à qui on les donnerait tes centaines de cartes de visite ?

Gérard – Je ne sais pas, moi… Aux gens qu’on rencontre…

Josiane – Aux gens qu’on rencontre ? On ne rencontre jamais personne !

Gérard – Ben si, la preuve…

Josiane – Pour nous, une carte de visite tous les dix ans, ça suffirait largement…

Gérard – Ouais ben désolé, les cartes de visites, ça ne se commande pas à l’unité. C’est au minimum une centaine.

Josiane – Enfin… Tu l’as dit toi-même, ils ne viendront pas…

Gérard – Si on leur avait donné une carte de visite au lieu d’un bout de nappe en papier tout graisseux, ils seraient peut-être venus…

Josiane – Ils seraient venus ? Parce qu’on leur aurait donné une carte de visite ?

Gérard – Parce que ce putain de bout de nappe ne serait pas passé à la machine ! Voilà pourquoi ! Une carte de visite, ça se perd moins facilement. C’est cartonné ! Et si jamais ça passe à la machine, avec un peu de chance, ça peut encore rester à peu près lisible.

Josiane – Tu as raison, on va se faire faire des cartes de visite waterproof, lavables en machine. Essaie donc voir de trouver ça sur internet.

Gérard – Bon, de toute façon, ils ne viendront pas…

Josiane – En même temps, il n’est que neuf heures.

Gérard – On avait dit huit heures et demie.

Josiane – « Huit heures et demie – neuf heures », il avait dit ! Je m’en souviens très bien, parce que tu lui avais demandé « huit heures et demie ou neuf heures » ?

Gérard – Et qu’est-ce qu’il avait répondu ?

Josiane – Je crois qu’il a préféré prendre ça pour une blague…

Gérard – En tout cas, il est neuf heures. On a dépassé le haut de la fourchette, et ils ne sont pas là.

Josiane – Le haut de la fourchette… Heureusement qu’en plus, tu ne les as pas invités à bouffer…

Gérard – Ah parce que maintenant, c’est moi qui les ai invités ?

Josiane – Ce n’est pas toi qui les as invités ?

Gérard – J’ai dit que ce serait sympa de se revoir un de ces soirs pour prendre l’apéro… Je n’ai pas dit quel soir ! C’est toi qui aussitôt as proposé une date…

Josiane – Tu ne voulais pas qu’ils viennent ?

Gérard – Si mais…

Josiane – Alors pourquoi tu les as invités pour l’apéro ? Tu les invites, il fallait bien fixer une date ! On aurait eu l’air de quoi, sinon ?

Gérard – J’ai dit ça comme ça, pour être poli.

Josiane – Pour être poli ? Gégé, là, tu commences à m’inquiéter… Tu es sûr que ça va ?

Gérard – Comme on avait un peu sympathisé… Je ne pensais pas qu’ils viendraient, moi…

Josiane – Ben ça tombe bien, tu vois, ils ne sont pas là… D’ailleurs, entre nous, ce n’est pas du tout notre genre, ces gens-là… Je ne sais pas ce qui t’as pris de les inviter à la maison…

Gérard – Ah oui ? Et c’est quoi, notre genre ?

Josiane – Le genre qui n’a pas de carte de visite, parce qu’on n’a rien à mettre dessus ! Voilà ce que c’est, notre genre. Non mais je te demande un peu. Qu’est-ce que tu pourrais bien marquer, sur ta carte de visite ?

Gérard – Quand même, ils auraient pu passer un coup de fil pour se décommander… Ça se fait, non ? Ou alors ils ont aussi perdu notre numéro de téléphone… Tu leur avais donné, notre numéro de téléphone ?

Josiane – Mais oui, ne t’inquiète pas. Je l’ai noté sur ce bout de nappe en papier. Tu sais ? Celui qu’ils ont mis à la machine avec leur petit linge sale.

On sonne à la porte.

Josiane – Ah… La machine était peut-être en panne.

Gérard reste figé.

Gérard – Merde, les voilà, dis donc…

Josiane – Quand on invite des gens, c’est le risque. Ou alors, il ne faut pas les inviter.

Gérard – Bon ben va voir ! C’est peut-être une erreur…

Josiane lance à Gérard un regard furibard et va ouvrir.

Josiane – Ah bonjour Charles !

Charles (off) – Bonjour Josiane ! Mais vous avez l’air surprise de nous voir !

Dorothée (off) – On n’avait pas dit jeudi vers neuf heures ?

Josiane (off) – Si, si… On avait dit huit heures et demie – neuf heures. Mais comme il est neuf heures deux, Gérard pensait que vous ne viendriez plus…

Charles (off) – Ah, ah, ah ! Elle est bonne celle-là !

Josiane (off) – Entrez donc… Gérard ! Ce n’est pas une erreur ! C’est Charles ! Avec sa femme…

Entrent Charles et Dorothée, au look plus classe moyenne que leurs hôtes. Ils se serrent la main.

Gérard – Bonjour, bonjour… Bonjour Dorothée… C’est bien Dorothée, non ?

Charles – Oui, oui, c’est bien elle… C’est vrai qu’elle a pas mal changé depuis la dernière fois qu’on s’est vu la semaine dernière, mais oui, c’est bien Dorothée, ma femme.

Gérard – Non, je voulais dire, c’est bien Dorothée… C’est bien Dorothée votre prénom…

Dorothée – Mais oui, c’est bien Dorothée. Mon mari vous fait marcher…

Charles (tapotant sur l’épaule de sa femme) – C’est bien, Dorothée.

Dorothée – Je suis juste allée chez le coiffeur.

Josiane – Ah oui, dites donc, ça vous va mieux. Hein Gérard, que ça lui va mieux ?

Gérard – Quoi ?

Josiane préfère enchaîner.

Josiane – Je vous préviens, ce sera à la bonne franquette… On n’a rien préparé de spécial…

Dorothée – On avait dit pour l’apéro, non ? Alors pour l’apéro, tant qu’on a de l’apéro !

Charles – Et justement, on vous a apporté une bouteille de mousseux !

Gérard – Ah ben ça tombe bien, on a du sirop de cassis. On va pouvoir faire des kirs royals !

Josiane – Des kirs royaux, Gérard ! Un kir royal, des kirs royaux !

Gérard – Oui bon, d’un côté comme de l’autre, c’est toujours du mousseux avec du cassis, pas vrai ?

Dorothée – Mon mari plaisante. Ce n’est pas du mousseux, c’est du champagne.

Charles – On le prend chez un petit producteur du côté d’Epernay.

Dorothée – Si vous le trouvez bon, on vous donnera l’adresse.

Josiane – Du champagne ! Ah ben alors… Gérard, on ne va pas mettre ton sirop de cassis de chez Auchan dans du champagne millésimé…

Gérard – Il ne vient pas de chez Auchan, il vient de chez Carrefour !

Josiane – Ce n’est pas raisonnable. On vous invite à prendre l’apéritif, et c’est vous qui amenez les munitions. Prenez une chaise, au moins ! Gérard, tu vas chercher les Tucs et les cacahuètes ?

Gérard – On a des Tucs et des cacahuètes ?

Josiane – Évidemment qu’on a des Tucs et des cacahuètes ! Je suis obligée de les planquer, sinon il me bouffe tout en regardant la télé, et après je n’ai plus rien quand on a des invités… Eh ben alors, Gégé, bouge-toi un peu !

Gérard – Je ne sais pas où ils sont, je te dis ! Puisque que c’est toi qui les as planqués…

Josiane – Bon j’y vais. Excusez-moi, je reviens tout de suite. Mettez-vous à l’aise. Faites comme chez vous.

Josiane sort.

Gérard – J’espère qu’ils ne sont pas périmés depuis trop longtemps… On n’a jamais d’invités…

Charles – Ah, ah, ah ! Sacré Gérard ! Au moins, avec vous, on ne s’ennuie pas ! Hein Dorothée ?

Gérard, qui ne plaisantait pas, semble un peu étonné par cette hilarité. Silence embarrassé. Les deux invités jettent un regard sur la pièce plutôt sordide.

Dorothée – Vous êtes bien installés, dites-moi.

Gérard – Ça va. C’est petit mais au moins… Pour nous deux ce n’est pas trop grand…

Dorothée – Et oui…

Charles – Vous avez des enfants, Gérard ?

Gérard – Non… On aurait pu, mais… Non, ça ne s’est pas fait…

Dorothée – Il n’est peut-être pas trop tard…

Gérard – Oh non, maintenant… Non et puis comme je vous disais, on n’a pas la place… Où est-ce qu’on les mettrait ?

Charles – Oui, c’est sûr…

Josiane revient avec un plateau avec des Tucs et des cacahuètes.

Josiane – Et voilà les amuse gueules… Et ben alors, vous n’avez pas encore fait péter le champagne ?

Gérard – Tu n’as pas ramené le cassis ?

Josiane – Gérard… Pas avec du vrai champagne…

Dorothée – Mais si voyons ! Si ça lui fait plaisir… D’ailleurs moi aussi, je vais en prendre un peu, tiens. Pour tenir compagnie à Gérard.

Gérard – Tu vois ? Madame dit qu’elle va en prendre aussi. Je vais chercher le cassis…

Gérard se lève et sort.

Charles – Et puis ce n’est pas non plus… un grand champagne.

Josiane – Ah oui, c’est incroyable, maintenant. Dans les grandes surfaces, on trouve des bouteilles de champagne au prix d’une bouteille de cidre.

Charles – Espérons que celui-ci n’aura pas le même goût…

Josiane – Je ne disais pas ça pour le vôtre, évidemment. Qui vient directement d’Épernay.

Charles – Vous pensez que le champagne d’Auchan vient directement de Normandie ? Je plaisante…

Gérard (off) – Josiane ! Je ne trouve pas le cassis !

Josiane (soupirant) – Les hommes… Je reviens tout de suite…

Sourire poli des deux autres. Josiane sort à son tour. Le sourire de Dorothée se fige brusquement.

Dorothée – Mon Dieu, Charles, mais qu’est-ce qu’on est venus faire ici ?

Charles – N’exagère pas… C’est vrai qu’ils sont un peu… pittoresques, mais bon… Ils sont bien gentils, non ?

Dorothée – Pittoresque ? C’est Monsieur et Madame Bidochon !

Dorothée – Écoute, chérie, on ne peut non plus fréquenter que des gens qui nous ressemblent ! Comme nos collègues respectifs… ou ta mère.

Dorothée – Quoi ma mère ? Qu’est-ce qu’elle a ma mère ?

Charles – Rien… Mais il faut être un peu ouvert, non ? Toi-même, tu dis toujours qu’il faut respecter les gens différents…

Dorothée – Mais enfin, Charles… Je parle des handicapés !

Charles – Oui, et bien les prolos, au moins, on peut rire à leurs dépends… Allez, détends-toi un peu ! Je suis sûr que demain on ne se souviendra que des moments drôles de cette soirée mémorable…

Dorothée – Demain ? Si on n’est pas morts d’ici là d’une maladie infectieuse. Non mais regarde-moi ce taudis ! J’ai hésité à m’asseoir sur le canapé de peur de rester collée tellement il est graisseux. Sans parler de la vaisselle sale qui traîne sur la table. Regarde, il y a des champignons qui poussent à l’intérieur de cette assiette !

Charles – Ah oui dis donc…

Dorothée – Imagine qu’ils insistent pour qu’on reste à dîner !

Charles – Tu as raison, ça craint…

Dorothée – Tu m’étonnes que ça craint. Ça craint un max oui !

Charles – Mais qu’est-ce qui te prend de parler comme ça ?

Dorothée – Je ne sais pas… Je suis peut-être déjà contaminée…

Charles – On aurait dû vérifier avant de venir qu’on était à jour de tous nos vaccins…

Dorothée – Je t’avais dit que je ne la sentais pas, cette invitation !

Charles – Oui ben maintenant, c’est trop tard.

Dorothée – 2coute-moi bien, Charles, c’est la psychologue qui te parle. Ce type n’est pas clair, tu m’endens ?

Charles – À quoi tu vois ça ?

Dorothée – Il a la main molle !

Charles – Molle ? Tu veux dire moite ?

Dorothée – Molle ! Quand il m’a serré la main, tout à l’heure. Je l’ai bien senti…

Charles – Ah oui, en effet. Heureusement que tu as une licence de psycho… Moi je n’avais rien remarqué.

Charles – Et puis ce n’est pas peine de la ramener avec ton ouverture d’esprit et ta tolérance envers les prolos. Je suis sûre qu’en réalité, tu n’es venu que pour lui emprunter sa scie sauteuse !

Charles – Sa scie sauteuse ?

Dorothée – Pour finir d’installer les étagères dans la salle de bain ! Je me souviens très bien. Quand on est sortis de ce restaurant et que je t’ai demandé ce qui t’avait pris d’accepter cette invitation, tu m’as dit texto : et puis ce type a une gueule à avoir une scie sauteuse !

Charles – Bon… Calme-nous… On va rester encore un moment pour ne pas être grossiers, et après on s’en va…

Dorothée – Et si on en profitait plutôt qu’ils sont à la cuisine pour se barrer en douce ?

Charles – Enfin, chérie, on ne peut pas faire ça… Ce serait grossier…

Dorothée – Eux, ils n’ont pas notre adresse.

Charles – Tu as raison, on se barre.

Ils se lèvent pour partir, mais Gérard revient avec une bouteille, suivi par Josiane.

Gérard – Et voilà le cassis !

Josiane tend la bouteille de champagne à Charles.

Josiane – Allez, à vous l’honneur !

Charles prend la bouteille.

Josiane – Ben va chercher les coupes, toi !

Gérard – Les coupes… Je ne sais pas où elles sont, moi, les coupes ! Je ne savais même pas qu’on avait des coupes…

Josiane sort en soupirant. Charles s’apprête à déboucher la bouteille mais arrête son geste.

Charles – Je vais attendre un peu alors… Il ne s’agirait pas que ce précieux nectar se répande sur la moquette…

Dorothée – Dans le métro, la bouteille a peut-être été un peu secouée.

Gérard – Je vais m’occuper du cassis…

Josiane revient avec quatre coupes qu’elle pose sur la table basse.

Josiane – Voilà les coupes…

Gérard – Qui veut un kir ?

Dorothée – Je vous accompagne…

Gérard sert un fond de cassis dans deux coupes. Charles fait sauter le bouchon.

Charles – Et voilà !

Charles remplit les coupes.

Josiane – Ah, il pétille bien…

Charles – Oui…

Gérard – C’est à ça qu’on reconnaît le vrai champagne.

Josiane – Prenez des Tucs.

Ils se servent.

Dorothée – Merci…

Charles – Bon et bien à la vôtre, alors !

Gérard – C’est ça, à la bonne vôtre.

Ils trinquent, et boivent.

Dorothée – Je crois qu’il mériterait d’être un peu plus frais, non.

Josiane – Il est très bon comme ça, moi je trouve.

Gérard – Je vous conseille d’essayer avec du cassis…

Ils boivent à nouveau pour éviter un silence embarrassant.

Dorothée – C’est drôle de se retrouver chez vous comme ça…

Charles – Oui, c’est vraiment très sympathique de nous avoir invités.

Dorothée – C’est vrai, on se connaît à peine…

Charles – Il faut dire qu’on avait bien rigolé, tous ensemble, dans ce restaurant.

Josiane – Oui, hein ? Je ne sais plus très bien pourquoi, d’ailleurs…

Dorothée – Je vous avoue que moi non plus…

Charles – Il faut dire qu’on avait pas mal bu, non ?

Josiane – Ah oui ?

Dorothée – Moi en tout cas, j’étais complètement pompette.

Blanc.

Josiane – Je vous ressers ?

Dorothée – Volontiers !

Josiane emplit à nouveau les coupes.

Josiane (à Charles) – Toujours pas de cassis ?

Charles – Sans façon…

Blanc.

Dorothée – Il fait un drôle de temps, non ?

Josiane – Si…

Dorothée – Oui… On dirait un temps d’automne.

Charles – Remarque, on est au mois d’octobre.

Dorothée – Mais oui, c’est pourtant vrai. La rentrée des classes, c’était déjà il y a plus d’un mois.

Charles – Bientôt la Toussaint.

Dorothée – C’est fou, on ne voit pas le temps passer.

Josiane – Non.

Nouveau blanc.

Josiane – Ça va, mon Gégé ? Tu dors ?

Gérard – Non, pourquoi ?

Josiane – Tu ne dis rien…

Gérard – Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

Josiane – Je ne sais pas, quand on a des invités, on leur fait la conversation.

Charles – Gérard attend peut-être d’avoir quelque chose d’intéressant à dire…

Josiane – Dans ce cas, vous n’êtes pas prêts d’entendre le son de sa voix.

Gérard – Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Parce que tu crois que c’est intéressant ce que tu racontes depuis tout à l’heure, toi ? (Il se tourne vers les deux autres) Vous trouvez ça intéressant, ce qu’elle raconte, vous ?

Dorothée – C’est à dire que…

Gérard – Un kir royal, des kirs royaux ! Tu crois que Monsieur et Madame sont venus pour un cours de français ? (Il se tourne à nouveau vers les deux autres) Vous êtes venus pour un cours de français ?

Charles – Non, enfin…

Gérard – Tu vois ? Ils ne sont pas venus pour prendre un cours de français, ils sont venus pour prendre l’apéro !

Josiane – Eh ben vas-y, toi, ne te gêne pas, si tu as quelque chose à dire qui pourrait intéresser nos invités !

Gérard – Ben ouais, pourquoi pas ? (Un temps) Tout de suite, là, il n’y a rien qui me vient, mais bon… On n’est pas pressés, si ? Vous êtes pressés, vous ?

Charles – Non, pas particulièrement…

Gérard – Tu vois, ils ne sont pas pressés ! On prend l’apéro… C’est toi qui nous stresses, là !

Charles et Dorothée échangent un regard perplexe.

Dorothée – Et sinon, vous… Vous faites quoi dans la vie ? C’est vrai, la dernière fois, on a à peine eu le temps de se parler vraiment…

Gérard ne répond pas. Josiane non plus. Ils se font visiblement la gueule, se lancent des regards par en dessous tout en sirotant leur champagne, et en ont presque oublié la présence de leurs invités. Gérard semble réfléchir à ce qu’il va dire.

Gérard – Vous n’avez pas eu trop de monde sur la route ?

Josiane lève les yeux au ciel en soupirant pour souligner la banalité de cette sortie, et Gérard lui lance un regard incendiaire.

Dorothée – On est venu en métro.

Charles – On habite à trois stations d’ici.

Dorothée – D’ailleurs, de chez vous, le métro, on l’entend bien, hein ?

Josiane – Ah tu vois ?

Charles – Le métro ? Non, moi je n’entends rien…

Gérard – Ma femme entend des voix, comme Jeanne d’Arc. Mais elle, c’est des rames de métro.

Charles – La mienne aussi, apparemment…

Dorothée – Je t’en prie !

Charles – Je plaisantais. Ça doit être des acouphènes…

Dorothée – Des acouphènes… Voyons, Charles… Pourquoi est-ce que j’entendrai la même chose que Josiane, au même moment, si c’était des acouphènes ?

Gérard – Des quoi ?

Charles – Quand on entend des bruits qui n’existent pas…

Josiane – Qui n’existent pas ! Traitez nous de folles, aussi ! Ce n’est pas de notre faute si vous êtes sourds comme des pots tous les deux. Pas vrai Monique ?

Dorothée – Euh… moi, c’est Dorothée.

Gérard – C’est vrai que Dorothée et Monique, ça se ressemble un peu… Surtout quand on a les portugaises ensablées…

Josiane – Donc, ces messieurs dames voulaient savoir ce que tu faisais d’intéressant dans la vie.

Gérard – Comme métier, vous voulez dire ?

Josiane – Ben oui, comme métier !

Gérard – Actuellement, je travaille au Service de la Propreté.

Charles – La propreté ?

Josiane – Mon mari est éboueur.

Gérard – Je pense qu’ils avaient compris, non ?

Dorothée – Il n’y a pas de sot métier… Qu’est-ce qu’on ferait s’il n’y avait personne pour ramasser nos ordures ?

Josiane – Et oui… Et bien vos ordures, c’est mon mari qui les ramasse…

Gérard – Vous ne pouvez pas imaginer tout ce que les gens balancent dans leurs poubelles. Une fois, on a même trouvé un bébé…

Dorothée – Un bébé ?

Gérard – Ah non, mais vivant, hein ? C’était le jour des encombrants…

Josiane – On a bien pensé à le garder, mais il y avait des tas de papiers à remplir.

Dorothée – Eh oui… Au temps de Moïse, c’était moins compliqué.

Gérard – Moïse…?

Dorothée – Euh… Vous savez bien. Ce bébé que ses parents avaient abandonné dans un panier qui flottait sur le Nil… C’est la fille du pharaon, qui l’avait recueilli…

Gérard – Et alors ?

Dorothée – Non, rien, c’est… C’était dans un berceau, pas dans une poubelle, mais c’est un peu la même histoire…

Josiane – Jamais entendu parler… Mais on voit tellement de trucs, maintenant. C’était il y a longtemps ?

Charles et Dorothée échangent un regard inquiet.

Charles – Et vous, chère madame ? Vous faites quoi dans la vie ?

Gérard – Josiane ? Elle ne fait rien.

Josiane – Je suis en arrêt maladie.

Gérard – Depuis cinq ans.

Josiane – C’est de ma faute si je suis en dépression ?

Gérard – Ce n’est pas de la mienne non plus…

Josiane – Ça, ça reste à voir…

Charles – Et… avant d’être malade, qu’est-ce que vous faisiez ?

Josiane – Je faisais partie du personnel pénitentiaire.

Gérard – Ma femme était gardienne de prison. Maton, si vous préférez.

Dorothée – Ah oui, en effet, c’est… Ça doit être très déprimant.

Josiane – C’est d’ailleurs en prison que j’ai rencontré mon mari.

Charles (à Gérard) – Avant d’être éboueur, vous étiez maton vous aussi ? Je veux dire… gardien de prison.

Josiane – Ah, non… Gérard lui il était pensionnaire…

Charles – Pensionnaire…

Dorothée – Vous voulez dire que… Ah, d’accord…

Josiane – On s’est connus à La Santé. On n’était pas du même côté des barreaux, mais après on s’est trouvé des points communs.

Gérard – Eh oui… Maintenant, je purge ma peine à domicile.

Charles – Je vois… Vous avez un bracelet électronique…

Gérard – Non… Juste une alliance en plaqué or.

Charles – D’accord… Sacré Gérard…

Blanc.

Josiane – Vous ne demandez pas à mon mari pourquoi il était en prison ?

Dorothée – C’est à dire que…

Charles – Nous ne voudrions pas être indiscrets.

Gérard – C’était un malentendu.

Josiane – Mon mari a été victime d’une erreur judiciaire.

Charles – Et donc on l’a libéré à la suite d’un nouveau procès…

Josiane – Plutôt à la suite d’une remise de peine, en fait. Apparemment, il n’y a que son avocat que Gérard a réussi à convaincre de son innocence…

Gérard – C’était un avocat commis d’office.

Gérard reprend un Tuc. Josiane lui lance un regard désapprobateur.

Josiane – Prenez un Tuc pendant qu’il y en a encore… Et vous, vous êtes dans quoi ?

Charles – Et bien je… mais je t’en prie, Dorothée, à toi l’honneur.

Dorothée – Je m’occupe d’enfants handicapés.

Gérard – Vous voulez dire des enfants pas normals ?

Josiane – Pas normaux, Gérard… On dit des enfants pas normaux.

Dorothée – En fait, je préfère qu’on dise des enfants handicapés.

Josiane – Ah oui, d’accord. Et qu’est-ce qu’ils ont exactement ? Genre un bras ou une jambe en moins ?

Charles – Plutôt une case en moins…

Dorothée le fusille du regard.

Dorothée – Ce sont des enfants souffrant d’un handicap mental. Principalement des autistes.

Perplexité de Gérard qui ne connaît visiblement pas ce terme.

Gérard – Ah oui, des autistes…

Dorothée – Des personnes qui ont une certaine difficulté à établir une communication avec les autres.

Josiane – Vous devriez vous occuper de mon mari alors… Et vous Charles ? Vous travaillez aussi avec les gogols ?

Charles – Euh non… Moi je… Je suis professeur d’éducation physique dans un collège… Même si parfois, j’ai un peu l’impression de travailler avec des handicapés moteur…

Dorothée – Charles, je t’en prie…

Charles – Ma femme déteste qu’on plaisante sur ce sujet-là.

Josiane – Prof de sport ! Ah oui, maintenant que vous me le dites… C’est vrai qu’on devine bien les pectoraux sous votre t-shirt moulant…

Gérard – Et il paraît que c’est moi qui suis vulgaire.

Josiane – Quoi ? Même si on ne peut pas toucher, on a bien le droit d’admirer les belles choses, non ?

Embarras de leurs invités.

Dorothée – Bon, on ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps… N’est-ce pas Charles ? Tu te souviens que mes parents nous attendent pour dîner.

Charles – Tes parents ? Ah oui, tes parents…

Josiane – Vous vous emmerdez déjà avec nous, c’est ça ?

Dorothée – Ah non, mais pas du tout… C’est juste que…

Josiane – Tu vois, Gérard ? Si tu avais un peu plus de conversation, on aurait sûrement un peu plus d’amis. Et ce n’est pas avec tes cartes de visite que…

Charles – Des cartes de visite ?

Gérard – Vous en avez, vous des cartes de visite ?

Charles – Euh… Oui, enfin… C’est surtout Dorothée, avec son travail…

Josiane – Pour distribuer aux gogols quand il lui arrive d’en rencontrer en dehors de son travail.

Gérard – Vous nous laisserez la vôtre en partant.

Josiane – Vous avez des gosses, vous ?

Dorothée – Euh… Oui… Un garçon et une fille… Ils sont chez ma mère, justement…

Josiane – Mais pourquoi vous êtes venus, au juste ?

Charles – Pourquoi ?

Dorothée – Mais parce que vous nous avez invités, non ?

Charles – Vous vous souvenez, on avait dit pour l’apéritif, vers neuf heures.

Gérard – D’abord, on avait dit huit heures et demie – neuf heures.

Dorothée – Alors vous voyez bien que vous nous aviez invités, n’est-ce pas Gérard ?

Josiane – Ils sont venus pour se payer ta poire, mon Gégé. Voilà pourquoi ils sont venus.

Dorothée – Mais enfin pas du tout !

Charles – Et puis huit heures et demie ou neuf heures, qu’est-ce que ça change, hein ?

Gérard – Ah mais ça change tout ! Ça veut dire que vous avez hésité à venir jusqu’à la dernière minute.

Josiane – Et en plus, ils veulent déjà partir… Ce n’est pas très correct…

Gérard – Alors en arrivant à neuf heures, vous vous êtes dit : on s’emmerdera toujours une demi-heure de moins. C’est ça que vous vous êtes dit dans votre petite tête ?

Josiane – Mais oui, Gérard ! On n’est pas assez bien à leur goût pour qu’ils arrivent à l’heure quand on les invite.

Dorothée – Enfin on est arrivés à l’heure, puisqu’on avait dit entre huit heures et demie et neuf heures !

Gérard – Vous êtes arrivés à neuf heures deux !

Charles se lève.

Charles – Bon ça suffit, maintenant. On arrive chez vous pour l’apéritif, on amène une bouteille de champagne, vous n’avez que quelques Tucs rassis à nous offrir, et en plus on se fait engueuler !

Gérard – Ok, vous amenez une bouteille de champagne, mais pourquoi vous amenez une bouteille de champagne, hein ?

Charles – Pourquoi ?

Gérard – Pour nous faire honte ! Voilà pourquoi !

Dorothée – Pour vous faire honte ?

Josiane – Bien sûr ! Pour nous humilier ! Ils se disent, du champagne, ils ne doivent pas en boire tous les jours dans leur taudis, ces prolos. On va leur en amener une bouteille, ça les changera du Ricard.

Gérard – Mais quand même pas de la Veuve Clito, hein ? Un petit champagne bon marché en promo de chez Leader Price, ça fera l’affaire. De toute façon, ils ne feront pas la différence, ils n’en boivent jamais, du champagne.

Josiane – Et bien figurez-vous que si, on en a déjà bu du champagne. Et du bon encore.

Gérard – Tiens, au mariage de ta sœur Nicole l’année dernière, par exemple. Ce n’était pas de la Veuve Clito ?

Josiane – Parfaitement ! Et on a bien vu que le champagne que vous nous avez amené, il ne valait pas un coup de cidre.

Dorothée – Mais enfin vous délirez.

Charles – Vous aviez déjà commencé l’apéro avant qu’on arrive, c’est ça.

Josiane – Tu entends ça, mon Gérard. Monsieur nous traite d’alcooliques, maintenant. Et toi tu ne dis rien ?

Gérard – Ça ce n’est pas très gentil, Charles… Ce n’est pas des trucs qu’on dit à des amis…

Josiane – Alors les Tucs, ce n’est pas assez bien pour vous non plus ?

Gérard – Tu les as trouvés qu’ils étaient rassis, toi, ces Tucs ?

Josiane – Moi je les ai trouvés qu’ils étaient très bons, ces Tucs. Des Tucs normals, quoi.

Gérard – Normaux, Josiane. Des Tucs normaux. Tu oublies que Monsieur est professeur.

Josiane – Professeur, tu parles… Mon cul, oui ! Prof de sport ! Il faut vraiment un diplôme pour faire ça, ou il suffit de se mettre en short et de bomber le torse comme pour le concours des miss ?

Charles – Bon allez viens, Dorothée. On s’en va. On ne va pas se laisser insulter…

Josiane – C’est ça, va dîner chez ta belle doche, puisqu’il paraît qu’elle vous attend ! Mais bon, vous auriez pu trouver mieux comme excuse…

Gérard – C’est vrai ça. Personne n’est aussi pressé d’aller bouffer chez sa belle-mère.

Josiane – La prochaine fois, mettez-vous d’accord avant, au moins…

Dorothée – Je ne la sentais pas cette invitation, je te l’avais dit d’ailleurs…

Ils s’apprêtent à partir.

Gérard – Où est-ce que vous allez comme ça ? Vous voulez déjà nous quitter ? Ce n’est pas très poli…

Charles – On vous l’a dit, on est attendu pour dîner.

Gérard – Il reste encore un peu de mousseux. On ne va pas le laisser perdre.

Josiane – Et après on vous fera goûter notre Ricard. On se fournit chez un petit producteur du côté de la Porte de Bagnolet.

Dorothée – On a assez bu. On s’en va on vous dit.

Gérard s’interpose.

Gérard – Chez moi, c’est moi qui décide quand on s’en va.

Charles – Ah oui ? Et vous comptez nous retenir de force ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Charles – Soyez raisonnable, mon vieux. Je crois que vous ne faites pas le poids. Et vous tenez à peine debout…

Gérard – Peut-être bien, mais j’ai des arguments plus convaincants.

Gérard sort un calibre. Charles et Dorothée regardent le revolver, tétanisés.

Charles – Je crois qu’on est partis sur un mauvais pied. Tout le monde va se calmer et on va reboire un dernier verre ensemble avant de se quitter bons amis, d’accord ?

Gérard – Eh ben voilà… Que vous ne repartiez pas sur une mauvaise impression.

Josiane – Et qu’après, vous n’ayez plus envie de revenir chez nous pour prendre l’apéro. On a beau être des gens modestes, on sait recevoir, nous aussi.

Gérard – Et on a sa fierté. Sors le pastaga et les glaçons, Josiane.

Josiane – Ah, je crois que j’ai oublié de mettre des glaçons dans le fraiseur.

Josiane sort les bouteilles et les verres.

Gérard – Ça ne fait rien, on le boira chambré.

Josiane – Ça ne te dérange Monique, de boire du pastaga à température ambiante ?

Dorothée – Non, non, pas du tout, je vous en prie.

Charles – Moi non plus, ça ira très bien, je vous assure.

Josiane – D’habitude, on le prend sec, c’est plus simple. Mais là comme on a des invités. Je vais mettre un peu d’eau du robinet à décanter dans une carafe.

Dorothée – Comme vous voudrez…

Josiane sort.

Gérard – Allez, on peut se tutoyer, maintenant qu’on est copains, non ?

Charles – Très bien. Si vous voulez. Enfin si tu veux. Pas de problème.

Gérard fait le service. Josiane revient avec une carafe et remplit les verres.

Gérard – Voilà ! Ça c’est un apéro.

Ils trinquent.

Josiane – Alors à la bonne vôtre.

Gérard – À l’amitié, Charly ! Tu permets que je t’appelle Charly ?

Charles – Bien sûr.

Gérard – Non parce que Charles, ce n’est pas pour dire mais…

Charles – Mes amis m’appellent Charly.

Gérard – Et ben tu vois ! J’ai deviné dis donc.

Josiane – Mon mari est très psychologue.

Dorothée – Je vois ça…

Gérard – Moi c’est Gégé. Et toi, ma poulette, tu as bien un petit nom ?

Dorothée – Euh… Non, pas vraiment…

Josiane – Allez, ne fais pas ta timide…

Dorothée – Quand j’étais petite, mes parents m’appelaient Dodo.

Josiane – Dodo ? Ce n’est pas le diminutif de Monique, ça !

Dorothée – Euh, non mais en fait, mon prénom, c’est…

Josiane – On t’appellera Monique. Quand on s’appelle Monique, on n’a pas besoin de surnom. Reprenez des amuse gueules.

Gérard – Des amuse bouches, Josiane. Alors, qu’est-ce que vous en pensez de mon pastaga ?

Charles – Ah oui, il est… Il est très bon…

Dorothée – Oui, on sent bien le goût de l’anis.

Josiane – Le goût de l’anis…

Gérard – Non mais je déconne, ne vous forcez pas.

Josiane – Le pastaga, on s’en fout du goût que ça a.

Gérard – Le pastis, du moment ça fait bien 45 degrés à l’ombre, le compte est bon. Prends des Tucs Monique !

Dorothée – Merci.

Dorothée se force à ingurgiter un autre Tuc.

Gérard – Bon alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant. Un petit poker, ça vous dirait ?

Josiane – Un strip poker ? Enfin, Gérard, on ne propose pas un strip poker à des gens qui viennent chez vous pour la première fois… Tu n’as pas lu le manuel des bonnes manières de la baronne de Rothschild ?

Gérard – Un strip poker… Un petit poker, j’ai dit ! C’est pourtant vrai que tu deviens sourde, ma vieille. Ou alors tu entends des voix ! C’est que tu as tellement envie de reluquer les fessiers de Charly ?

Josiane – Il y avait un métro qui passait juste à ce moment-là…

Gérard – C’est ça. Comme pour Jeanne d’Arc. Il y avait de la friture sur la ligne, c’est pour ça qu’elle a fini sur le barbecue… Vous avez entendu le métro, vous ?

Dorothée – Non…

Gérard – C’est dans ta tête qu’il passe le métro, Josiane ! Et je crois qu’il ne va pas tarder à dérailler.

Charles – Ah, moi je crois que j’ai entendu quelque chose cette fois.

Josiane – Tu vois bien ? Je ne rêve pas !

Gérard – Bon, je crois qu’on va laisser tomber le poker. Il n’y a pas d’amateurs…

Gérard brandit son arme.

Gérard – Une roulette russe, ça vous tente ? Ça fait longtemps que je n’y ai pas joué…

Charles – Personnellement, je préfère encore le poker… Pas toi, Dorothée…

Dorothée – Si, un petit poker, pourquoi pas ? Je ne connais pas trop les règles, mais je peux apprendre…

Josiane – Rassurez-vous, Gérard plaisante…

Gérard – On n’est pas encore assez bourrés pour jouer à la roulette russe. En fin de soirée, peut-être, si on est chauds…

Dorothée – Et si on faisait un scrabble ?

Charles lui lance un regard réprobateur et inquiet.

Charles – Je ne sais pas si nos amis…

Josiane – C’est quoi ça déjà ? C’est comme le mot le plus long ou des chiffres et des lettres, c’est ça ?

Gérard – C’est casse-couille, non ?

Charles – Non mais on va oublier le scrabble. Je suis déjà obligé d’y jouer avec ma belle-mère tous les vendredis.

Dorothée (avec un air pincé) – Je ne savais pas que ça t’ennuyait à ce point…

Charles – Et bien maintenant, tu le sais.

Josiane – Allez, les amoureux, ne vous disputez pas ! On n’a pas de jeu de toute façon…

Gérard – On n’avait pas un jeu de l’oie ? Ça te dirait, un jeu de l’oie, Monique ?

Josiane – Enfin, Charles, on ne va pas proposer à cette dinde de faire un jeu de l’oie ! Qu’est-ce qu’elle va penser de nous ?

Gérard – J’aime bien, moi, un jeu de l’oie de temps en temps. On l’avait fabriqué quand j’étais en taule avec un morceau de carton et des boutons de chemises.

Dorothée (avec un rire nerveux) – Vous deviez tomber souvent sur la case prison…

Silence de mort. Charles lance à nouveau un regard réprobateur à Dorothée. Gérard éclate de rire.

Gérard – Ah, ah, ah ! Elle est bonne celle-là ! Sacré Monique !

Josiane – Tu es une marrante, toi, finalement…

Gérard – Non, c’était un jeu de l’oie un peu spécial. La case « vous allez directement en prison », on l’avait remplacée par « vous allez directement au bordel ». C’était quand même plus motivant…

Josiane – C’est moi qui leur avais confisqué le jeu. Du coup, on l’a toujours à la maison.

Charles – Ah oui…

Gérard – Ça vous intéresserait de le voir ?

Charles – Ah oui, pourquoi pas ? Hein Monique ? Je veux dire Dorothée…

Gérard – Allez, en attendant, on va reboire un coup.

Il les ressert en bousculant un peu le revolver posé sur la table, sous le regard inquiet de ses invités.

Dorothée – Je ne sais pas si c’est très raisonnable… Et puis ma mère va nous attendre…

Charles – S’il n’y a que ça…

Dorothée lui lance un regard courroucé.

Charles – Maintenant qu’on est amis, je peux vous poser une question, Gérard ?

Gérard – Ah, si on est amis, on se tutoie !

Charles – D’accord, alors qu’est-ce qui t’a amené à… la case prison ? Enfin, je veux dire… Cette erreur judiciaire, c’était à quel sujet ?

Gérard – Une erreur judiciaire ?

Josiane – Laquelle ? Parce que vous savez, la vie de mon mari, ce n’est qu’une longue suite d’erreurs judiciaires. Même sa naissance, je me demande si ce n’est pas un malentendu…

Gérard – C’est bien simple, en prison, on m’appelait l’innocent.

Josiane – Je ne suis pas sûr que c’était uniquement à cause de ça, mais bon…

Gérard – Eh oui… C’est à croire que le destin a décidé de s’acharner contre moi.

Josiane – Son premier séjour en prison, c’était pour un vol à main armée.

Gérard – Comme c’était Le Crédit Mutuel juste en bas de chez moi, le caissier a cru me reconnaître. Forcément, je leur ai dit, il me voit passer tous les matins pour aller au bistrot d’à côté prendre l’apéro

Charles – Et ce braquage, c’était… avec ce revolver ?

Gérard brandit son arme.

Gérard – Celui-là ? Ah non, celui-là il est en savon.

Dorothée – En savon ?

Gérard – Le vrai, il est rangé dans le tiroir de la cuisine. C’est bien imité, hein ?

Charles – Ah oui…

Gérard – Je l’avais fabriqué aussi quand j’étais en taule, pour m’évader.

Charles – Vous étiez très habile de vos mains, décidément.

Josiane – C’est moi qui lui ai confisqué avant qu’il ne fasse des conneries. Avec les remises de peine, il n’avait plus que quelques années à tirer…

Gérard – Les dernières années, c’est toujours celles qui paraissent le plus long. C’est comme pour le mariage.

Dorothée – Donc c’est un revolver factice…

Gérard prend le revolver.

Gérard – Un travail d’orfèvre… Ça m’a pris des mois… Dommage que je n’ai jamais pu m’en servir…

Charles et Dorothée restent un instant interloqués.

Dorothée – Bon… On devrait peut-être y aller, maintenant…

Charles – Je crois que j’ai encore besoin d’un petit remontant avant de partir…

Charles, déjà passablement éméché, prend la bouteille de pastis et se ressert un verre sans même prendre la peine de mettre de l’eau.

Dorothée – Alors maintenant, le pastis, tu le bois sec, toi aussi.

Josiane – Il reste un peu de champagne, on ne va pas le laisser perdre.

Charles – Tu as raison, Jojo, ce serait gâcher.

Charles verse le fond de champagne sur son pastis.

Dorothée – Tu bois du pastis avec ton champagne.

Charles – On appelle ça un kir marseillais, vous ne connaissez pas ?

Gérard – Non…

Charles – C’est normal, je viens d’inventer la recette… (Il boit une gorgée) C’est un peu spécial, mais ce n’est pas mauvais. Enfin, ce sera toujours meilleur qu’avec cette eau tiédasse. Vous voulez goûter ?

Gérard – Il ne reste plus de champagne…

Charles – Allez, cul sec !

Il vide son verre d’un trait.

Dorothée (essayant de le calmer) – Tu ne crois pas que tu as assez bu comme ça ?

Charles – Ça va… Un petit excès de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal…

Dorothée – Et puis ma mère va nous attendre…

Charles – Mais non, ta mère ne va pas nous attendre ! Tu crois qu’ils sont assez cons pour ne pas avoir encore compris ? Ta mère c’est le vendredi. Et chez belle-maman, ce n’est pas huit heures demie – neuf heures, c’est sept heures dix pétantes !

Gérard et Josiane échangent un regard perplexe.

Josiane – On dirait qu’il va y avoir du sport…

Dorothée – Bon, en tout cas, moi je m’en vais.

Charles saisit le revolver et le braque sur Dorothée.

Charles – Tu ne vas nulle part Monique !

Dorothée – Mais enfin, Charles ! C’est un revolver en savon…

Charles – Ouais ben quand même…

Moment de flottement.

Josiane – Dis donc, Gérard, tu es sûr que celui-là, ce n’est pas le vrai ? Je veux bien que ce soit un travail d’orfèvre, mais quand même…

Gérard – Tu crois ?

Gérard prend le revolver des mains de Charles et l’examine.

Gérard – Ah ouais, dis donc… C’est tellement bien imité… Même moi j’ai réussi à me tromper…

Josiane – Mais puisque c’est le vrai, Gégé ! C’est normal qu’il soit bien imité !

Gérard – Tu as raison…

Dorothée est tétanisée.

Dorothée – Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, tu aurais braqué une arme contre moi. Ta femme !

Charles – Je croyais qu’elle était en savon…

Josiane – C’est vrai, Charly, tu aurais pu la tuer.

Gérard – Quand on n’a pas l’habitude… Les armes, ça peut être dangereux…

Josiane prend le revolver des mains tremblantes de Charles.

Josiane – Un coup, c’est vite parti. Surtout avec une antiquité pareille. Il n’y a même pas de cran d’arrêt !

Gérard – Allez, on va tous se rasseoir, et on va reboire un coup, d’accord ?

Gérard remplit à nouveau les verres.

Josiane – Je crois qu’on a fini tous les Tucs.

Gérard – C’est qu’avec tous ces apéros, je commence à avoir les crocs, moi, pas vous ?

Charles – Ouais…

Gérard – Vous allez rester dîner avec nous ? Puisque finalement, ce n’est pas le jour où vous allez chez la belle-doche…

Dorothée semble elle aussi passablement alcoolisée.

Dorothée – J’ai dû me tromper… On n’est pas vendredi ?

Charles – Non, mais on ne voudrait pas abuser.

Josiane – Et puis on n’a rien dans le frigo, de toute façon. À part du pain rassis…

Blanc.

Dorothée – Vous avez du lait et du sucre ?

Josiane – Oui, peut-être bien…

Dorothée – Je peux vous faire du pain perdu !

Gérard – Du pain perdu ?

Dorothée – On faisait souvent ça quand j’étais scout… C’est très vite fait, vous allez voir. Ça prend cinq minutes ! Et puis comme ça, on ne gâche rien. (À Josiane) Vous me montrez la cuisine ?

Josiane sort avec Dorothée.

Gérard – Ah les bonnes femmes… Au moins on aura la paix pendant cinq minutes…

Charles – Ouais…

Blanc.

Gérard – Moi aussi je l’entends, le métro.

Charles – Ah oui ?

Gérard – C’est juste pour la faire marcher.

Charles – Ah oui…

Blanc.

Gérard – Tu sais ce que c’est ton problème à toi, Charly ?

Charles – Non.

Gérard – Ta belle-doche.

Charles – Ce n’est pas faux. Votre femme a raison, Gérard, vous êtes très psychologue…

Gérard – Eh ? On se tutoie, oui ou non ?

Charles – D’accord.

Gérard – Si tu veux, je peux t’en débarrasser.

Charles – Pardon ?

Gérard – Tu n’en as pas marre, des parties de scrabble tous les vendredis soirs ?

Charles – Si mais…

Gérard – Allons voyons, Charly ! Un homme, un vrai, ça ne joue pas au scrabble. Ça joue au poker ! Le scrabble, c’est pour les gonzesses ! Tu es prof de sport, oui ou non ?

Charles – Oui enfin…

Gérard – Bien sûr, il y aura quelques frais…

Charles – Non, mais tu me fais marcher, là, Gégé ?

Gérard saisit le revolver, sur la table.

Gérard – Celui-là, il n’est pas en savon, crois-moi. Mais quand je m’en sers, ça chie des bulles quand même.

Charles – Vraiment ?

Gérard – Cette arme-là, c’est peut-être une antiquité, mais elle a déjà fait bien des heureux…

Charles – Des heureux ?

Gérard – Le braquage du Crédit Mutuel, c’était ma première affaire… Mais j’ai vite compris que les holdups ce n’était pas pour moi.

Charles – Ah oui, quand même.

Gérard – Beaucoup trop risqué. Surtout à mon âge.

Charles – Les réflexes ne sont plus les mêmes, c’est sûr…

Gérard – Oui, et surtout dix ans de taule maintenant, vu l’état de mon foie, ça peut vite devenir perpète.

Charles – Alors vous avez décidé de vous ranger…

Gérard – Non, mais j’ai choisi un truc plus peinard.

Charles – C’est bien, ça.

Gérard – Je me suis mis à mon compte, avec ma femme. Comme elle connaissait bien les armes, elle aussi. Je l’ai rencontrée en prison. Je te l’ai dit, non ?

Charles – Oui…

Gérard – Éboueur, c’est juste une couverture. Mon vrai métier, maintenant, c’est de débarrasser les gens qui m’emploient des personnes qui pourraient vouloir les importuner.

Charles – Je vois… Garde du corps…

Gérard – Je n’aime pas trop ce terme, mais habituellement, on dit plutôt tueur à gages.

Charles – Ah oui… Non ?

Gérard – Moi je préfère chasseur de primes. Le côté Joss Randall, tu vois ? Au Nom de la Loi, tu connais ?

Charles – Euh… Oui…

Gérard – Steve Mac Queen, c’est mon idole. J’avais un poster de lui avec sa winchester à canon scié sur la porte de mon placard en prison. Tu vois ce que je veux dire ? Avec l’étui de la winchester accroché au bas de la cuisse par un petit cordon en cuir, façon jarretière.

Charles – Une jarretière ?

Gérard – Les autres se foutaient de moi, parce que eux, c’était plus des posters de pin up en jarretelles, qu’ils avaient sur leur porte de placard, tu vois ?

Charles – Excuse-moi Gégé, mais… Tueur à gages… On est assez loin de… Au Nom de la Loi, non ?

Gérard – Si tu réfléchis bien, c’est quand même un peu la même chose ? D’accord, ce n’est vraiment légal, mais moi aussi je débarrasse la société des emmerdeurs en tous genres. Je suis une sorte de justicier, quoi. C’est juste que… C’est une justice privée, quoi.

Charles – Ah oui, remarque, vu comme ça…

Gérard – Alors qu’est-ce que tu en dis, Charly ?

Charles – Je ne sais pas… C’est cher ?

Gérard – Je te ferai un tarif d’ami…

Charles – Évidemment, c’est tentant, mais…

Dorothée arrive et brandit une poêle.

Dorothée – Et voilà le pain perdu !

Gérard – Si tu veux, pour les deux, je te fais un prix.

Josiane arrive à son tour avec des assiettes.

Josiane – Vous avez l’air de sympathiser, finalement.

Dorothée – De quoi vous parliez avec ces mines de conspirateurs ?

Gérard – T’occupe, Monique, on parlait affaires…

Dorothée fait le service.

Dorothée – Ne vous inquiétez pas, il y en a pour tout le monde. C’est que vous aviez un sacré stock de pain rassis dans votre cuisine…

Josiane – Je crois qu’il était déjà là quand on a emménagé dans cet appartement.

Charles – Pas trop pour moi, merci…

Gérard – Le précédent locataire devait élever des lapins en cages.

Josiane – Ça ne m’étonnerait pas. C’est un collègue de La Santé qui m’a cédé ce palace quand il est parti à la retraite. Peut-être que ça le rassurait d’avoir aussi des cages à la maison. Avec des pensionnaires plus dociles.

Gérard commence à manger.

Gérard – Ah oui. C’est vrai que c’est très bon. Un vrai cordon bleu ! On va peut-être la garder encore un peu, hein, Charly ?

Ils rient tous ensemble.

Josiane – C’est quand même marrant, non ?

Charles – Quoi donc, Josiane ?

Josiane – Franchement, je ne pensais pas que vous viendriez. Et qu’à cette heure, après l’apéro, on serait là tous ensemble à bouffer du pain rassis.

Dorothée – Ah non ? Et pourquoi ça ?

Charles – Arrête, on peut bien leur dire maintenant. C’est vrai qu’on a beaucoup hésité à venir. C’est même toi qui ne voulais pas y aller… Tu disais que Gérard et Josiane, ce n’était pas notre genre.

Gérard – Pas notre genre, exactement ! C’est ce que me disait ma femme aussi.

Dorothée – On avait juste échangé quelques mots, dans ce restaurant. Ça ne suffit pas pour connaître les gens. Alors de là à sympathiser comme ça…

Gérard – Comme quoi la première impression est souvent la bonne.

Josiane – Vous allez souvent dans cette pizzeria ?

Charles – C’était la première fois. C’est vrai que c’est typique, cet endroit, hein ?

Dorothée – Mon mari trouvait que ça ressemblait un peu aux pizzerias qu’on voit dans les films sur la mafia, alors on est entré par curiosité. Et vous, vous y allez souvent ?

Gérard – C’est là que je traite mes affaires.

Dorothée – Vos affaires ? Je croyais que vous étiez éboueur.

Gérard – Oui… J’élimine les ordures… Mais j’ai privatisé une partie de mes activités.

Dorothée – Tiens donc… Moi aussi, j’aimerais bien me mettre à mon compte, mais j’hésite un peu.

Josiane – Avec vos dingos, vous voulez dire ?

Dorothée – Comme psychologue, oui. Quel statut vous avez pris, vous ? Auto-entrepreneur.

Gérard – Oui, on peut appeler ça comme ça.

Dorothée – Et votre femme ? Elle vous aide un peu.

Josiane – On travaille ensemble.

Charles – Sans blague ?

Gérard – On fait le nettoyage à tour de rôle, et moi quand c’est nécessaire, je termine à la scie sauteuse…

Charles – Je t’avais dit que ce type avait une gueule à avoir une scie sauteuse…

Dorothée – Travailler en couple, c’est l’idéal… Quand on s’entend bien…

Gérard s’apprête à allumer une cigarette.

Josiane – Pas ici, tu sais bien.

Gérard – Bon… Tu fumes, Charly ?

Charles – Non, merci… Dans mon métier…

Gérard – Accompagne moi quand même sur le balcon, on pourra continuer à parler affaires.

Charles – Je ne sais pas si…

Dorothée – Mais si, vas-y !

Charles – Bon, d’accord…

Ils sortent.

Dorothée – Vous ne devriez pas rester avec lui.

Josiane – Quoi ?

Dorothée – Je suis psychologue, et croyez-moi, ce type est un psychopathe.

Josiane – Vous voulez dire qu’il est dangereux ?

Dorothée – Il sort de prison et il a un revolver !

Josiane – Ah ça…

Dorothée – Il ne vous traite pas mal, au moins ?

Josiane – C’est vrai qu’il ne participe pas beaucoup aux tâches ménagères. Et une fois, je l’ai même surpris en train de pisser dans le lavabo de la cuisine alors que la vaisselle n’était pas faite.

Dorothée – Oh mon Dieu… Et vous n’avez jamais pensé au divorce ?

Josiane – Non… Mais c’est vrai que je pense souvent à le tuer.

Dorothée – Ah oui… Remarquez, c’est un bon début. Mais qu’est-ce qui peut bien vous attacher à un type pareil ?

Josiane – L’habitude, j’imagine. Et la peur de ne pas en retrouver un comme ça même en pire.

Dorothée – En pire ? Vous croyez que c’est possible ?

Josiane – J’ai été gardienne de prison. C’est possible, croyez-moi. C’est bien simple, j’ai choisi le meilleur du lot.

Dorothée – En même temps… c’était une prison. C’est comme si moi je vous disais, j’ai choisi mon mari dans un asile psychiatrique, et j’ai pris le moins taré du lot.

Josiane – Qu’est-ce que vous voulez, c’est la vie. Il paraît que la plupart des gens mariés ont rencontré leur conjoint sur leur lieu de travail. Et vous ? Vous êtes heureuse avec votre mari ?

Silence embarrassé.

Dorothée – Je peux vous faire une confidence, Josiane ?

Josiane – Mais bien sûr ! On est amies, non ?

Dorothée – Ça doit être parce que j’ai un peu bu, et que vous m’êtes vraiment sympathique, parce que je n’ai encore raconté ça à personne.

Josiane – Quoi donc, Monique ?

Dorothée – J’ai rencontré quelqu’un.

Josiane – Mais quelqu’un…

Dorothée – Oui.

Josiane – Ah oui…

Dorothée – Je ne pensais pas que ça pourrait encore m’arriver, mais voilà. C’est arrivé.

Josiane – Et c’est qui ?

Dorothée – Vous ne le connaissez pas.

Josiane – Oui, je m’en doute. Je veux dire, quel genre de type ?

Dorothée – C’est un ami d’enfance… Le fils des voisins de ma mère… On avait même un peu flirté sous la tente quand on était scouts… Après il a fait un long séjour en sanatorium… Bref, je l’ai recroisé il y a un mois en allant voir ma mère, et aussitôt… C’était comme si on ne s’était jamais quittés…

Josiane – Et qu’est-ce que vous comptez faire de Charly alors ?

Dorothée – Je ne sais pas… J’ai tellement honte… Je crois que j’aime encore Charles, bien sûr, mais en même temps… Moïse s’entend tellement bien avec ma mère…

Josiane – Moïse ?

Dorothée – Il s’appelle Moïse. Je vous avoue que moi aussi, j’ai même pensé à le tuer.

Josiane – Mais pourquoi ça ? Vous venez à peine de le retrouver ?

Dorothée – Charles, mon mari !

Josiane – Ah oui…

Dorothée – C’est idiot, évidemment.

Josiane – Pas tant que ça.

Dorothée – Vous trouvez ?

Josiane – Votre mari, c’est le genre écureuil, non ? Je suis sûr qu’il vous a couché sur une assurance vie. Je me trompe ?

Dorothée – Non.

Josiane – Donc s’il arrivait quelque chose à Charles, vous seriez veuve.

Dorothée – Ben oui, forcément.

Josiane – Et même une veuve à l’abri du besoin.

Dorothée – Mais pourquoi est-ce qu’il arriverait quelque chose à Charles. Il a une santé de fer. Il est prof de sport !

Josiane – Il suffit de s’en remettre à des professionnels.

Dorothée – Des professionnels…?

Josiane – Je peux m’en occuper, si vous voulez.

Dorothée – Mais qu’est-ce que vous faites au juste comme métier ?

Josiane – Je fais des contrats.

Dorothée – Des contrats ? Des CDD, vous voulez dire ?

Josiane – Non, non, des contrats. Sur la tête de quelqu’un.

Dorothée – Des contrats d’assurance vie ?

Josiane – Plutôt des contrats d’assurance décès…

Gérard et Charles reviennent.

Gérard – Vous verrez, vous ne le regretterez pas…

Charles – J’espère…

Gérard – Alors Mesdames, ça papote ?

Josiane – On parlait business, nous aussi.

Gérard – Ah oui ?

Josiane – Je sens comme un frémissement, mon Gégé. Je crois que les affaires reprennent.

Dorothée – Bon, on va peut-être vous laisser, maintenant. Hein, Charles ?

Josiane – Vous ne voulez pas dîner avec nous ?

Gérard – Tu aurais pu mettre la vaisselle sale dans l’évier, quand même… Qu’est-ce que nos amis vont penser de nous ?

Josiane – Quand je la mets dans l’évier de la cuisine tu pisses dedans ! Vraiment, vous ne voulez pas rester ?

Charles – On ne voudrait pas abuser de votre hospitalité.

Gérard – Bon, alors ce sera pour une autre fois.

Josiane – Réfléchis quand même à ce que je t’ai dit, Monique.

Dorothée – D’accord… Tiens, voilà ma carte. Si tu veux m’appeler…

Charles (à Gérard) – Voici la mienne.

Gérard – Tu vois, eux ils ont des cartes de visite !

Josiane – Bon ben alors… Bon retour.

Charles – Merci pour tout. Allez, tu viens Monique ?

Dorothée – Euh… Moi, c’est Dorothée, non ?

Charles – La prochaine fois, on fera ça chez nous…

Josiane – Et cette fois, c’est nous qui amènerons les munitions.

Dorothée (en aparté à Charles) – Tu ne lui demandes pas pour la scie sauteuse ?

Charles – Pour ta mère ?

Dorothée – Pour les étagères de la salle de bain !

Charles – Ah oui… Non mais je crois que je vais attendre qu’on soit un peu plus intimes…

Ils se serrent la main.

Josiane – Allez, rentrez bien.

Gérard – C’est ça, à la revoyure…

Dorothée (en aparté à Charles) – Tu vois bien qu’il a la main molle…

Charles et Dorothée s’en vont.

Josiane – Et bien tu vois, ils sont venus, finalement.

Gérard – Oui, et on a bien sympathisé, non ?

Josiane – Mais je crois que ça ne durera pas très longtemps, notre amitié…

Gérard – Avec le métier qu’on fait, ce n’est pas évident de garder des amis.

Josiane – Quand même, on devrait inviter des gens plus souvent.

Gérard – Oui.

Un temps.

Josiane – C’est toi qui avais raison. Je crois qu’on va se faire faire des cartes de visite.

Gérard – Allez à la tienne…

Ils vident leurs verres.

Josiane – Cette fois tu l’as entendu, quand même ?

Gérard – Quoi ?

Josiane – Le métro !

Gérard – Non…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-57-4

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Le Gendre Idéal

The perfect son-in-law –  El yerno ideal –  O genro perfeito  

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Quand on a abandonné sa fiancée un an auparavant à la veille du mariage  en lui laissant pour toute explication un post it sur le frigo,  mieux vaut ne jamais revenir…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le gendre idéal

Personnages : ValentineStéphaneMauriceFrançoise 

La salle de séjour d’un petit appartement, dans un savant désordre suggérant la présence d’un nourrisson. Dans un berceau, un bébé pleure. Au dessus du berceau, un mobile musical émet un de ces airs connus supposés endormir les bébés, tout en projetant sur le mur du fond des ombres kaléidoscopiques et colorées. Une jeune femme, Valentine, arrive et prend le bébé dans ses bras pour le calmer.

Valentine – Allez, c’est l’heure de dormir, maintenant… Pourquoi tu pleures comme ça ? Tu n’as aucune raison de pleurer ! Moi, oui, j’aurais de bonnes raisons de pleurer, mais toi ? Quelles raisons tu pourrais bien avoir pour chialer comme ça ? Tu as l’estomac plein, les fesses propres. Tu passes tes journées à regarder des images psychédéliques au plafond en écoutant de la musique planante. Qu’est-ce que tu veux encore ? Ton doudou ? Je t’ai déjà expliqué : maman a oublié ton ourson hier sur le toit de la Twingo de mamy, il s’est envolé sur l’autoroute et un gros camion a roulé dessus. On a réussi à retrouver une jambe, mais le reste a dû être broyé en passant sous les roues. Tu veux que je donne la jambe quand même ?

Toujours avec le bébé dans les bras, Valentine va chercher la jambe de la peluche et lui donne.

Valentine – Tiens, mais je te préviens, ce n’est pas beau à voir… C’est plein de cambouis et ça sent le gasoil…

Le bébé cesse de pleurer.

Valentine – Alléluia ! Si je pouvais enfin avoir un peu la paix…

Elle replace le bébé dans le berceau délicatement.

Valentine – Ça a l’air de le calmer, les vapeurs d’essence…

La sonnerie stridente du téléphone réveille soudain les pleurs du bambin.

Valentine – Non mais ce n’est pas vrai, c’est un cauchemar !

Elle décroche, de mauvaise humeur.

Valentine (excédée) – Oui maman… Oui, je sais que vous venez tout à l’heure, tu m’as déjà téléphoné trois fois pour me le dire… Mais évidemment que je suis là, où veux-tu que je sois ? En train de me bronzer sur une plage aux Seychelles ? Une surprise… Je n’aime pas beaucoup les surprises, mais bon… Si, si, j’ai hâte de savoir ce que c’est, bien sûr… Ok, à tout à l’heure, maman… Moi aussi, je t’embrasse… Ah, maman ! Surtout, vous ne sonnez pas à la porte en arrivant ! Au cas où j’aurais réussi à l’endormir d’ici là… Eh ben vous frappez doucement, je vous entendrai ! Dans un deux pièces, tu sais, on ne risque jamais de s’éloigner beaucoup de la porte. D’accord, à tout à l’heure…

Valentine raccroche. Le bébé pleure toujours. Elle le prend dans ses bras.

Valentine – Qu’est-ce que tu veux ? Que je te remette un peu de gasoil sur ton doudou ? Désolé, je n’en ai pas ! Ça pourrait peut-être marcher avec du White Spirit, mais il faudra que tu me promettes de ne pas fumer au lit, comme ton père en avait la mauvaise habitude… Et surtout, ne me demande pas où est passé ton père, hein ? Maman aussi, elle a perdu son doudou. Et elle n’a même pas pu récupérer une jambe… Tu veux que je te chante une chanson ? Je ne suis pas sûre d’en connaître beaucoup… Je n’ai aucune mémoire pour les paroles… Mais si tu veux, je peux te jouer un morceau qu’aimait beaucoup ton papa. Ça s’appelle Smoke On The Water. En français, « fumer sur les waters ».

Valentine commence à imiter avec sa bouche les premières mesures légendaires de Smoke On The Water de Deep Purple. Sans doute sidéré par cette prestation inattendue, le bébé se calme immédiatement.

Valentine – C’est dingue ! On dirait qu’il préfère Deep Purple à Chantal Goya…

La sonnette bruyante de la porte retentit, réveillant les pleurs du bambin. Valentine manque de s’étrangler, avant de se diriger vers la porte, exaspérée.

Valentine – Je vais l’étrangler…

Valentine ouvre la porte et semble très surprise d’apercevoir sur le seuil un jeune homme en costume, chemise blanche et cravate.

Stéphane – Tu me reconnais, quand même…?

Valentine – Stéphane ?

Les pleurs du bébé se sont tus.

Stéphane – Il faut absolument que je te parle.

Valentine – Il n’en est pas question. Tu te casses, je ne veux plus te voir !

Elle essaie de refermer la porte, mais il l’en empêche.

Stéphane – Je comprends ta réaction, Valentine… Mais il faut que tu m’écoutes. Je t’en supplie, laisse-moi entrer cinq minutes…

Valentine – Non mais ça ne va pas, de débarquer comme ça sans prévenir. Au bout d’un an !

Stéphane – Si je t’avais prévenue, tu ne m’aurais même pas ouvert…

Valentine – Fous le camp, je te dis ! Pour moi, tu es mort, tu comprends ?

Stéphane – Très bien, je ne veux pas forcer ta porte. Mais si tu refuses de me laisser entrer, je m’assieds sur ton paillasson, et je ne bouge plus d’ici. Jusqu’à ce que tu acceptes d’entendre ce que j’ai à te dire…

Valentine hésite, visiblement dépassée par la situation.

Valentine – Ok, mais donne-moi trente secondes d’abord. C’est le bazar ici… Et après, tu t’en vas, d’accord ?

Stéphane – D’accord.

Valentine referme la porte.

Valentine – Oh, non, ce n’est pas vrai…

Valentine fait disparaître de la pièce tout ce qui pourrait trahir la présence d’un bébé : vêtements, couches, jouets… Puis elle se penche sur le berceau.

Valentine – Si tu restes tranquille, maman t’achètera un autre ours avec une tête et des bras, d’accord ?

Elle emporte le berceau dans la pièce d’à côté, revient, remet un peu d’ordre dans sa tenue et va ouvrir à nouveau la porte.

Stéphane – Merci, Valentine…

Valentine – On a dit cinq minutes. (Elle regarde sa montre) Dans cinq minutes, tu dégages, je te préviens.

Stéphane – Ok.

Stéphane entre dans la pièce, jette un regard circulaire, puis regarde Valentine.

Stéphane – Tu n’as pas changé…

Valentine – On ne peut pas en dire autant de toi… La dernière fois que je t’ai vu tu avais les cheveux longs, une barbe, un cuir et des santiags…

Stéphane – On dit que l’habit ne fait pas le moine, mais ce n’est pas toujours vrai. J’ai changé, je t’assure…

Valentine – Qu’est-ce que tu veux, Stéphane ?

Stéphane – Je comprends que tu m’en veuilles…

Valentine – Moi ? Mais pourquoi je t’en voudrais ? Il y a un an exactement, à cette époque-là, on était à une semaine de notre mariage, tu te souviens de ça, quand même ? Les invitations étaient envoyées. Le plan de table était déjà fait.

Stéphane – Je sais…

Valentine – Tu sais…? En tout cas, ça ne t’a pas empêché de disparaître du jour au lendemain sans un mot d’explication…

Stéphane – Tu exagères… Je t’ai quand même laissé un mot… Tu l’as eu au moins ?

Valentine – Ah, oui, pardon… Le post it sur le frigo… Tiens, d’ailleurs, je l’ai gardé en souvenir. (Elle ouvre un tiroir et en sort un post it qu’elle lit) Tu es trop bien pour moi. Je ne te mérite pas. Oublie-moi. Trois phrases et autant de fautes d’orthographe (Elle lui lance un regard assassin) C’est supposé suffire pour que douze mois après, je t’accueille à bras ouverts ?

Il fait profil bas.

Stéphane – Je vais t’expliquer…

Valentine – Finalement, tu n’as pas réussi à trouver une fille moins bien que moi, c’est ça ? Après un an de recherche, ce n’est pas très flatteur pour moi, mais bon.

Stéphane – Je ne t’ai pas tout dit, Valentine.

Valentine – Attends, je crois deviner… Tu t’es fait enlever par des extraterrestres. Ils t’ont emmené sur leur planète pour faire des expériences scientifiques sur toi, et ils viennent tout juste de te relâcher, c’est ça ?

Stéphane – Tu n’es pas loin de la vérité, tu sais.

Valentine – Sans blague ?

Stéphane – Je me suis coffrer après avoir braqué une supérette… J’ai pris un an ferme…

Après un moment de stupeur, Valentine applaudit avec un air ironique.

Valentine – Alors là, chapeau l’artiste… Je suis bluffée…

Stéphane – Je me doutais que tu ne me croirais pas…

Valentine – Ah, quand même !

Stéphane soulève sa manche de chemise pour montrer ce qui est supposé ressembler à un bracelet électronique.

Stéphane – Je suis en liberté conditionnelle. Je dois porter un bracelet électronique. Pendant quelques jours encore…

Valentine, impressionnée, passe de l’ironie à la surprise.

Valentine (méfiante) – Ça ne se porte pas à la cheville, d’habitude ? J’ai vu ça à la télé.

Stéphane – Dans les séries américaines, peut-être… En France, c’est au poignet. C’est pour ça qu’on appelle ça un bracelet…

Valentine – Mais qu’est-ce qui t’a pris de braquer une supérette ?

Stéphane – J’avais besoin d’argent… Pour payer notre mariage, notamment…

Valentine – Alors c’est à ça que tu estimais le prix de notre amour ? Le contenu du tiroir caisse d’une supérette. Champion ? Casino ?

Stéphane – C’était plutôt une épicerie arabe, en fait…

Valentine – Quitte à finir en prison, tu aurais au moins pu braquer une banque ! Mais tu n’as jamais eu aucune ambition, Stéphane. Tu n’es qu’un looser. Finalement, c’est toi qui avais raison : je suis trop bien pour toi…

Stéphane – C’était l’épicerie juste en bas de chez moi… Le type m’a reconnu et il a téléphoné à la police. J’ai juste eu le temps de passer chez toi pour te laisser ce message. Avant que les flics viennent m’arrêter…

Valentine – Et pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Stéphane – J’ai voulu t’éviter une explication pénible avec tes parents !

Valentine – C’est vraiment très délicat de ta part.

Stéphane – Avec ton père, surtout. Comme il est gendarme… Tu imagines la honte pour lui s’il avait dû raconter à ses collègues que ce mariage ne pourrait pas avoir lieu parce que son futur gendre était en prison ?

Valentine – Hun, hun…

Stéphane – Déjà qu’il ne m’aimait pas beaucoup… Il ne m’a jamais fait confiance, ton père…

Valentine – On se demande pourquoi, en effet…

Stéphane – Mais pendant cette année passée derrière les barreaux, j’ai eu le temps de réfléchir, Valentine, crois-moi. Et il y a une chose que j’ai comprise : l’avenir est un plat qui se mange froid.

Elle reste un instant sidérée par la profondeur de cet aphorisme.

Valentine – Et il t’a fallu un an pour trouver ça ?

Stéphane – Maintenant, fini les conneries, je te le jure. Tiens, sur la tête de nos futurs enfants…

Valentine – Tu as aussi arrêté la musique ?

Stéphane fait un geste pour montrer sa nouvelle tenue de cadre.

Stéphane – C’est un nouveau Stéphane que tu as devant toi, Valentine.

Valentine – Je vois ça… Quand j’ai ouvert la porte j’ai cru que c’était les témoins de Jéhovah.

Stéphane – Ne me dis pas que tu préférais l’autre Stéphane.

Valentine – Laisse-moi le temps de m’habituer…

Stéphane – J’ai même trouvé un vrai boulot !

Valentine – Et tu bosses dans quoi, exactement ? Dans les pompes funèbres ?

Stéphane – Je travaille… dans l’agro-alimentaire.

Stéphane prend les mains de Valentine.

Stéphane – Fais-moi confiance, Valentine. J’ai mûri, tu sais. J’ai envie de me ranger, maintenant. De tout partager avec quelqu’un…

Valentine – Tu n’as rien ! Qu’est-ce que tu veux partager ? Même pour acheter nos alliances, tu as dû braquer un épicier arabe !

Stéphane – Je veux dire… partager ma vie avec quelqu’un. Avec toi si tu veux…

Valentine (ironique) – C’est ça… Jusqu’à ce que la mort nous sépare… Tu sais toujours aussi bien parler aux femmes, toi.

Stéphane – Je peux t’embrasser ?

Elle se dégage subitement.

Valentine – Ok, les cinq minutes sont passées, Stéphane. J’ai tenu ma parole. Je t’ai écouté. Maintenant à toi de tenir la tienne. Tu te casses.

Stéphane – J’ai essayé de t’écrire depuis ma cellule, je te jure. Mais tu avais déménagé sans laisser d’adresse. Les lettres me sont revenues. Et vu la situation, je n’ai pas osé demander à tes parents…

Valentine – Pour ça, au moins, je crois que tu as bien fait.

Stéphane – Après ce qui s’est passé, il m’a fallu du courage pour venir sonner à ta porte, tu sais.

Valentine – En somme, tu es vraiment un héros…

Stéphane – Laisse-moi encore une chance, Valentine.

Valentine – Je n’ai pas le temps, Stéphane.

Stéphane – Je comprends que tu ne puisses pas me pardonner tout de suite. Qu’il te faille un peu de temps. J’attendrai. Autant qu’il le faudra. J’ai tout mon temps, maintenant…

Valentine – Oui ben pas moi ! Non mais tu ne comprends pas ce que je te dis ? Je n’ai pas le temps, là ! J’attends quelqu’un, voilà !

Stéphane – Tu as quelqu’un dans ta vie, c’est ça ?

Valentine – Voilà, c’est ça. Il ne va pas tarder à arriver. Et je voudrais éviter qu’il ne te croise ici, tu comprends ?

Stéphane – Je comprends… Tu as refait ta vie… Tu n’allais pas m’attendre pendant des mois… Tu m’as oublié, et puis voilà…

Valentine reprend le post it et lui montre.

Valentine – C’est ce que tu voulais, non ? Regarde, c’est marqué ici : Oublie-moi ! Et ben c’est ce que j’ai fait. Tu ne fais plus partie de ma vie, Stéphane…

Stéphane – Dans ce cas, je m’en vais… Tu n’entendras plus jamais parler de moi, Valentine… Sauf si tu changes d’avis, bien sûr… Je vais quand même te laisser mon numéro de portable, au cas où… (Il sort un crayon) Tu as un morceau de papier ?

Elle lui tend le vieux post it.

Valentine – Tiens, tu n’as qu’à rajouter ça sur le post it… Et après tu dégages, d’accord ?

Tandis qu’il griffonne un numéro sur le post it, on frappe à la porte.

Valentine – Et merde !

Stéphane – C’est lui ? Ne t’inquiète pas, je ne veux pas te mettre dans l’embarras. Je lui expliquerai. Je suis sûr qu’il comprendra.

Valentine – C’est mes parents !

Stéphane (inquiet) – Tes parents ? Tu veux dire ta mère… et ton père.

Valentine – Oui, c’est habituellement ce que j’entends par mes parents.

Stéphane (reprenant espoir) – Alors c’était eux que tu attendais… En réalité, tu es toujours célibataire, c’est ça ?

Valentine est complètement paniquée.

Valentine – Il ne faut absolument pas qu’ils te voient ici, tu comprends ?

Stéphane – C’est vrai qu’ils ont quelques raisons de m’en vouloir, eux aussi, mais bon… Je trouverai bien quelque chose à leur dire, et je suis sûr qu’ils comprendront.

Valentine – Ça, ça m’étonnerait, Stéphane.

Stéphane – Bon, pour mon séjour en prison, si on peut éviter. Surtout devant ton gendarme de père… Mais j’essayerai d’inventer autre chose. Tu me fais confiance ?

Valentine – Oui, mais non, ce n’est vraiment pas possible, je t’assure.

Stéphane – Mais pourquoi ?

Valentine – Mais… parce que ça va leur faire un choc…

Stéphane – J’avoue que ton père m’a toujours fait un peu peur… Mais ta mère, elle m’aimait plutôt bien, non ? Je vais tout leur expliquer…

Valentine – Je te dis que non, bordel !

La sonnette de la porte retentit.

Stéphane – Mais pourquoi ?

Valentine – Parce que je leur ai dit que tu étais mort, voilà !

Stéphane accuse le coup. La sonnette de la porte retentit à nouveau.

Stéphane – Tu n’as pas fait ça !

Valentine – Sur le moment, c’est ce qui m’a semblé le plus simple pour éviter des explications plus humiliantes pour moi, si tu vois ce que je veux dire… Et je te rappelle que tu m’avais dit de t’oublier pour toujours. Tu n’étais pas supposé revenir…

Stéphane – Ton père va me tuer…

Valentine – Eh ben comme ça, au moins, tu seras vraiment mort.

Stéphane – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Valentine – Il est trop tard pour te barrer. Il n’y a pas de sortie de secours. C’est un deux pièces. Et mes parents sont du genre intrusifs.

Stéphane – Les placards ? C’est là où on cache les cadavres, habituellement…

Valentine – On n’est pas dans une pièce de boulevard, Stéphane… Et puis les placards, c’est le premier endroit où ma mère se précipite en arrivant pour examiner ma garde-robe.

Stéphane – Pas sous le lit, en tout cas. Je suis allergique. La moindre poussière me fait éternuer.

Nouvelle sonnerie insistante à la porte.

Valentine – Il faut que j’ouvre, sinon mon père va défoncer la porte. Pour l’instant, tu vas dans la chambre. Le temps que je trouve quelque chose de convainquant à leur raconter pour expliquer ta résurrection…

Stéphane – Ma résurrection… J’espère que tu es inspirée, parce qu’on a écrit la bible pour moins que ça…

Valentine indique à Stéphane la direction de la chambre.

Valentine – Tu la fermes, et tu ne sors pas de là avant que je vienne te chercher, d’accord ?

Stéphane – Ok.

Stéphane disparaît dans la chambre. On entend aussitôt le bébé qui se remet à pleurer.

Valentine – Et merde… J’avais oublié ça…

Nouvelle sonnerie. Valentine se précipite pour ouvrir la porte. Ses parents entrent : Maurice, look de gendarme en civil, et Françoise, genre baba cool attardée. Maurice, qui tient un paquet cadeau à la main, jette un regard suspicieux sur les lieux.

Maurice – On commençait à se demander s’il ne t’était pas arrivé quelque chose.

Valentine – Qu’est-ce que vous voulez qu’il m’arrive ?

Françoise embrasse sa fille.

Françoise – Bonjour ma chérie ! Ça va ? Tu as l’air un peu fatiguée…

Valentine – Non, non, ça va… Enfin…

Valentine embrasse aussi son père.

Françoise – Tu ne devineras jamais ce qu’il y a dans ce paquet. Crois-moi, ça va te faire un choc.

Valentine – Ah, oui…?

Françoise – Et ben vas-y, donne-lui !

Maurice tend le paquet à sa fille.

Maurice – Tiens, ma chérie.

Valentine commence à ouvrir le paquet.

Valentine – Ce n’est pas un colis piégé, au moins…

Elle sort du paquet un ours en peluche passablement informe et avec un bras en moins.

Valentine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Françoise – Mais c’est Toto !

Valentine – Toto ?

Françoise – Heureusement, j’avais eu le réflexe de prendre le numéro d’immatriculation du camion. Ton père a demandé à ses collègues de lancer un avis de recherche, et hier bingo !

Maurice – On a intercepté le véhicule suspect sur l’autoroute un peu avant Marseille. L’ours était encastré dans le radiateur du camion.

Françoise – Je ne t’en avais pas parlé avant pour ne pas te donner de faux espoirs…

Maurice – Évidemment, il a un peu souffert, mais bon… Tu as gardé le membre arraché, au moins ?

Valentine – Bien sûr.

Françoise – Si tu l’as conservé dans la glace, on va pouvoir le recoudre. Je plaisante…

Valentine – Ah, oui, il va être content…

On entend alors à nouveau le bébé pleurer.

Françoise – Tu veux que j’aille le chercher ? Comme ça on pourra lui donner tout de suite.

Valentine intercepte sa mère.

Valentine – Non, attends, il faut que je t’explique quelque chose, d’abord.

Françoise – Mais on ne va pas le laisser pleurer comme ça.

Maurice (à sa femme) – En même temps, si tu te précipites pour le prendre dans tes bras aussitôt qu’il se met à chouiner un peu… Tu vas en faire une mauviette…

Françoise – Oui, oh, ça va, hein ? Ce n’est toi qui m’obligeais à me lever vingt fois par nuit quand Valentine était bébé ? Tu disais qu’il ne fallait pas la laisser pleurer !

Maurice – C’était une fille, ce n’est pas pareil…

Françoise – Oui… C’était ta fille, surtout… Allez, je vais le chercher…

Valentine s’interpose à nouveau.

Valentine – Il faut vraiment que je vous dise quelque chose avant.

Françoise – Quoi ?

Valentine – Je ne suis pas seule…

Françoise – Mais évidemment, ma chérie, que tu n’es pas seule ! On sera toujours là pour toi ! Hein, Maurice ?

Maurice – Je crois que ce n’est pas exactement ce qu’elle voulait dire.

Françoise – Oh, mon Dieu ! Il lui est arrivé quelque chose ! Le médecin est là, c’est ça ? Pas le SAMU quand même…

Valentine – Rassure-toi, tout va bien, mais… il y a un homme dans la chambre.

Les parents restent un instant stupéfaits.

Françoise – Un homme ? Mais c’est merveilleux, ma chérie ! On savait bien que tu n’allais pas passer le reste de ta vie toute seule ! On n’est pas au Portugal, hein Maurice ? Tu ne vas pas t’habiller en noir et porter le deuil de ton mari jusqu’à la fin de tes jours !

Maurice – Surtout qu’ils n’étaient même pas encore mariés…

Valentine – C’est un peu plus compliqué que ça, maman…

Françoise – Deux mois après avoir accouché, en effet, tu n’as pas perdu de temps, mais bon… Je suis sûre que c’est quelqu’un de bien.

Maurice – Pour qu’il s’occupe déjà de torcher des gosses qui ne sont pas de lui, c’est même un très gentil garçon… Tu es sûre que ce n’est pas une tante au moins…

Françoise – Maurice, je t’en prie. Garde tes plaisanteries de corps de garde pour tes collègues à la caserne…

Maurice – Ce n’était pas une plaisanterie…

Françoise – Tu lui dis de venir, tu nous le présentes et puis c’est tout.

Maurice – Mais c’est qui ? Tu l’as connu comment ?

Françoise – Tu veux que j’aille le faire sortir de sa cachette. Il nous racontera ça lui-même.

Valentine – C’est le frère de Stéphane.

Françoise – Le frère de Stéphane ?

Maurice – Alors ce n’est pas une tante, c’est un oncle…

Françoise – Je ne savais pas que Stéphane avait un frère !

Valentine – C’est même son frère jumeau.

Maurice – Ton nouveau petit ami, c’est le frère jumeau de Stéphane.

Françoise – Elle n’a pas dit que c’était son petit ami, c’est nous qui… Ce n’est pas ton petit ami, si ?

Valentine – Mais non, évidemment. Il vient d’arriver ce matin à Paris… Mais il vous expliquera ça lui même.

Valentine va ouvrir la porte de la chambre.

Valentine – Stefano, tu peux venir ?

Françoise – Il s’appelle Stefano ?

Stéphane revient dans la pièce.

Valentine – Je vous présente Stefano, le frère jumeau de Stéphane. Il vient d’arriver de Rome ce matin…

Tête de Stéphane, quelque peu interloqué.

Stéphane – Buon giorno..

Les parents sont sous le choc.

Valentine – Il est italien, mais il parle parfaitement notre langue, n’est-ce pas Stefano ?

Stéphane – J’ai fait toutes mes études à Paris.

Françoise s’avance vers lui et le prend dans ses bras.

Françoise – Toutes nos plus sincères condoléances, Stefano. Je sais ce que c’est que de perdre un frère.

Maurice – Ton frère est mort ?

Françoise – Non, mais j’imagine la douleur que je ressentirais si cela devait arriver.

Maurice – Vous parlez sans aucun accent. Vous êtes d’où, exactement ?

Françoise – Vous verrez que tout à l’heure, il va vous demander vos papiers… Mon mari est gendarme.

Valentine – C’est un peu compliqué, en fait… Stefano est français, mais il est né à Rome.

Françoise – Mais Stéphane était né à Paris, non ?

Valentine – Si, oui…

Maurice – C’est un peu curieux, pour des jumeaux, tu ne trouves pas ?

Valentine – Je comprends votre étonnement.

Stéphane – Oui, ça étonne toujours les gens quand je raconte ça.

Maurice – Et alors ?

Valentine – Stefano va vous expliquer ça.

Stéphane – Non, non, vas-y, je t’en prie.

Valentine – C’est ton histoire, quand même. Et celle de ta famille…

Stéphane – Une histoire assez douloureuse… C’est pour cela que je n’aime pas trop en parler, mais bon…

Françoise – Vous n’êtes pas obligé, vous savez…

Maurice – Ah, quand même… On a beau être dans l’espace de Schengen, je serai curieux de savoir comment des jumeaux peuvent naître dans deux capitales européennes distantes de deux mille kilomètres.

Stéphane – Eh bien… C’est très simple, en fait… Mon frère et moi, nous sommes nés dans un avion, pendant un vol Paris-Rome.

Maurice – Tiens donc…

Stéphane – Et…

Valentine – Stefano est né au décollage, et Stéphane à l’atterrissage.

Françoise – Ah, d’accord… Alors vous êtes l’aîné !

Stéphane – Et c’est pour ça que je suis italien…

Valentine – Et Stéphane français. Enfin était…

Maurice – Je vois…

Françoise – Mais tu ne nous avais jamais dit que Stéphane avait un frère.

Valentine – Mais… c’est parce que Stéphane ne le savait pas non plus. Il ne connaissait même pas ses parents ! C’est pour ça qu’il ne vous les avait jamais présentés, d’ailleurs.

Maurice – Sans blague… Racontez-moi ça…

Valentine – Eh bien… C’est une histoire épouvantable… et à peine croyable.

Maurice – J’imagine…

Valentine – Le père de Stéphane était très pauvre, à l’époque.

Stéphane – C’est pour ça qu’il avait décidé d’émigrer en France avec sa femme pour essayer de trouver du travail comme maçon…

Maurice – En avion…?

Valentine – C’était une compagnie low cost, évidemment.

Maurice – Évidemment…

Valentine – Bref, comme je vous l’ai déjà dit, sa femme a accouché de Stefano peu après le décollage de Rome. Elle a été prise en charge par le personnel de bord, et tout s’est bien passé.

Stéphane – Et pourtant, ce n’était pas un accouchement facile. Je suis né par le siège…

Françoise – Et j’imagine que ce n’était pas un siège de première classe.

Valentine – Mais au moment de l’atterrissage, la mère de Stefano a eu envie d’aller aux toilettes, et c’est là qu’elle a accouché de Stéphane.

Françoise – Non ?

Valentine – Comme ses parents n’avaient pas un sou, ils ont décidé de ne garder qu’un enfant sur les deux.

Stéphane – Moi…

Valentine – C’est le pilote en personne qui a découvert le bébé dans les toilettes de l’appareil quand il a voulu les nettoyer avant de redécoller pour Rome.

Maurice – Le pilote…

Stéphane – Vous savez comment ça se passe dans les compagnies low cost. Tout le monde doit mettre la main à la pâte…

Maurice – Et après ?

Valentine – Le bébé a été élevé pendant quelques années par des hôtesses de l’air.

Stéphane – De braves femmes qui le nourrissaient avec les plateaux repas qui leur restaient sur les bras.

Valentine – Et puis quand il a eu l’âge d’aller à l’école…

Stéphane – Il a quand même fallu qu’elles le confient à la DASS.

Valentine – Vous imaginez le déchirement pour elles.

Stéphane – Évidemment, elles avaient eu le temps de s’attacher à lui…

Valentine – Bref, il y a quelques années, Stéphane avait entamé des démarches auprès de la DASS pour essayer de savoir qui étaient ses parents…

Stéphane – Et c’est quelques jours après avoir enfin retrouvé la trace de sa famille qu’il est mort des suites de cette longue maladie…

Valentine – Enfin, de cette noyade.

Stéphane – Ah, il est mort noyé ?

Valentine – Oui, enfin ça, c’est une autre histoire…

Françoise – C’est dingue.

Maurice – Complètement ouf…

Françoise – Le plus incroyable, c’est qu’ils se ressemblent à ce point, non ?

Maurice – Oui, on dirait…

Françoise – Des jumeaux.

Maurice – On lui remet une barbe et des cheveux longs.

Françoise – On change le costume cravate pour un vieux jean et un blouson noir…

Maurice – Et ces yeux pétillants d’intelligence pour un sourire idiot…

Françoise – Bon, maintenant, c’est vrai que si on y regarde de plus près…

Maurice – Quoi ?

Françoise – Stéphane était un peu plus petit, non ? Enfin, je veux dire, un peu moins grand…

Valentine – Quand on est nourri dès son plus jeune âge avec des plateaux repas d’une compagnie low cost, évidemment… Ça ne favorise pas la croissance…

Maurice – Et qu’est-ce qu’il fait, dans la vie, ce jeune homme ?

Valentine – Stefano… a un poste à haute responsabilité dans l’agro-alimentaire.

Françoise – Ah, oui…

Maurice – C’est quand même plus rassurant que batteur dans un groupe de rock, c’est sûr…

Françoise – Maurice, je t’en prie…

Valentine – J’ai toujours su ce que tu pensais de Stéphane, papa, ne t’inquiète pas.

Françoise – Tu nous l’as assez répété : musicos, c’est un truc de looser. Mais tant qu’à faire, autant être le chanteur.

Valentine – Bref, être le leader du groupe…

Maurice – Le batteur, c’est toujours le plus con de la bande ! Il n’y a qu’à voir Ringo Star ou Charlie Watts.

Stéphane (vexé) – Le groupe de Stéphane ne marchait pas si mal, d’après ce qu’on m’a dit…

Françoise – Comment ça s’appelait, déjà ?

Stéphane – Les Rebelles…

Maurice – C’est ça… Les Rebelles… Tu parles d’un nom à la con… Avec des rebelles comme ça, les gendarmes peuvent dormir tranquille, croyez-moi… Ça prend le métro sans billet et ça se prend pour la bande à Baader.

Stéphane – Ils avaient quand même une tournée de prévu, je crois.

Maurice – Une tournée ! Une tournée des bars, peut-être…

Stéphane – Allez savoir… Si le batteur n’était pas mort prématurément, ils auraient peut-être réussi à percer…

Françoise – Mon mari ne comprend rien à la musique moderne, Stefano. Moi, j’aimais beaucoup votre frère. Et sa disparition m’a fait beaucoup de peine…

On entend à nouveau les pleurs du bébé.

Stéphane – Et c’est qui, ce bébé ? Tu fais du baby-sitting, Valentine ?

Maurice – Ce bébé ?

Françoise – Mais c’est votre neveu, Stefano !

Maurice – Et oui, mon vieux, vous voilà tonton…

Tête de Stéphane.

Stéphane – Mon neveu ?

Françoise – Ben oui, le fils de Stéphane !

Maurice – Il n’est pas au courant ?

Valentine – Il vient d’arriver… Je n’ai pas encore eu le temps de lui annoncer cet heureux événement…

François – C’est quand même triste de penser que cet enfant ne connaîtra jamais son père…

Stéphane – Et pourquoi ça ?

Valentine – Mais parce qu’il est mort !

Stéphane – Ah, oui, c’est vrai… Et il est mort comment, exactement ?

Françoise – Valentine ne vous a pas raconté ça non plus ?

Valentine – Il débarque, je vous dis…

Françoise – Je sais que c’est une faible consolation, Stefano, mais sachez que votre frère est mort en héros.

Stéphane – Non ?

Valentine – Ça n’est peut pas la peine de rentrer dans les détails… Tout ça est encore très frais pour Stefano. Ça risquerait de faire un peu trop d’un coup, non ?

Stéphane – Au point où on en est…

Françoise – Stéphane a succombé en sauvant de la noyade une mère et ses deux enfants.

Stéphane – Sans blague ?

Françoise – Il a réussi à les ramener tous les trois sur le bord du rivage, mais épuisé par son exploit, il a été entraîné par les courants à son tour…

Stéphane – Alors Stéphane était un héros…

Maurice – Et de plus un héros très discret.

Françoise – Avant de disparaître dans les flots, il a eu le temps de crier à la famille qu’il avait sauvée qu’il ne voulait pas que son sacrifice soit relaté par les médias…

Maurice – C’est pour ça que la presse n’en a pas parlé.

Françoise – Sinon, je suis sûre qu’on lui aurait accordé la Légion d’Honneur.

Maurice – On la donne à tout le monde.

Stéphane – J’en ai les larmes aux yeux… Valentine, ça doit être un réconfort pour toi de savoir que tu as porté pendant neuf mois la progéniture de cet être exceptionnel. Et qu’elle te rappellera à jamais par sa présence l’amour que tu portais à Stéphane.

Françoise – Ma fille a même écrit au Président de la République pour avoir l’autorisation d’épouser Stéphane à titre posthume, mais elle n’a pas encore de réponse…

Stéphane – Ah, oui…?

Maurice – On a fait une petite collecte pour la couronne.

Françoise – Mais il n’y a même pas eu d’enterrement, puisqu’on n’a pas retrouvé le corps…

Maurice – Et comme on ne connaissait pas sa famille…

Françoise – Juste une petite cérémonie entre nous, dans la plus stricte intimité… C’était très émouvant…

Stéphane – J’imagine… C’est difficile de faire son deuil dans ces conditions.

Françoise – Et dire que vous non plus vous ne connaîtrez jamais votre frère…

Soupirs.

Maurice – Enfin, cet enfant a perdu un père, mais il a retrouvé un oncle.

Françoise – Un oncle qui par miracle ressemble comme deux gouttes d’eau à son père.

Un ange passe.

Valentine – Je vous sers quelque chose à boire ?

On entend à nouveau les pleurs du bébé.

Françoise – Je crois que c’est d’abord à lui qu’il faudrait donner quelque chose à boire…

Valentine – Je vais voir ça…

Elle sort.

Françoise – Je t’accompagne…

Françoise sort avec elle.

Maurice – Ça me gêne un peu de parler de ça avec vous, mais… j’avais avancé à votre frère l’argent nécessaire pour payer son mariage avec ma fille. Comme il n’avait pas un sou…

Stéphane – Ah, oui…?

Maurice – Le vin d’honneur… Le restaurant… Même la robe de mariée… Autant vous dire que tout ça, ce n’est pas donné… Et comme le mariage n’a jamais eu lieu, je me disais que…

Stéphane – Je vois…

Maurice – Vous ne sauriez pas ce qu’il a bien pu faire de cet argent ?

Stéphane – Franchement, je n’en ai aucune idée… Mais bien entendu, si…

Maurice – Quinze mille euros, c’est quand même une somme.

Stéphane – Eh, oui…

Maurice – Presque le prix d’une voiture neuve… Et comme je dois bientôt changer la mienne justement…

Stéphane – Je verrai ce que je peux faire, je vous le promets…

Maurice – J’aimerais bien, oui… Après tout, maintenant, c’est vous qui allez hériter de votre frère.

Stéphane – Eh, oui… Sous bénéfice d’inventaire, en tout cas…

Françoise et Valentine reviennent.

Françoise – Il voulait juste sa tétine… Ça doit être les dents. (À sa fille) Tu n’as pas un peu maigri, toi ?

Valentine – Je ne sais pas…

Françoise – En tout cas, tu as bonne mine. La maternité, ça te réussit. N’est-ce pas, Stefano ? Vous ne trouvez pas qu’elle est resplendissante, ma fille ?

Stéphane – Si, tout à fait…

Françoise – La vie continue, n’est-ce pas ? Il ne faut pas se laisser abattre par l’adversité.

Maurice – C’est comme le cheval. Après avoir fait une chute, il faut remonter aussitôt, sinon…

Françoise – Vous êtes marié, Stefano.

Stéphane – Euh… non. Pas à ma connaissance. Je veux pas dire… pas encore.

Maurice – Et puis ce Stéphane, entre nous, on peut bien le dire maintenant qu’il n’est plus là, ce n’était pas vraiment un homme pour toi.

Françoise – Allons, Maurice… Un peu de respect pour les morts.

Maurice – Vous savez, dans mon métier, on voit toutes sortes de gens… On finit par développer un sixième sens… Et lui… j’ai toujours pensé qu’il finirait en prison…

Stefano tire sur sa manche pour cacher son supposé bracelet électronique.

Françoise – Il est quand même mort en héros…

Maurice – C’est bien de mourir en héros, mais c’est encore mieux de vivre en honnête homme. La vérité, c’est qu’il a engrossé ma fille, et qu’il s’est défilé juste avant le mariage !

Françoise – Mais… puisqu’il est mort !

Maurice – Oui, oh, c’est un peu facile, tu ne crois pas…? Vous, en revanche, vous me paraissez un garçon sérieux, Stefano. Et un homme de parole…

Stéphane – Merci…

Maurice – Pourquoi tu n’épouses pas celui-là, Valentine ? C’est le gendre idéal !

Françoise – Maurice, je t’en prie… Un peu de délicatesse… Même si c’est vrai que Stefano est très bel homme… N’est-ce pas, Valentine ?

Valentine – Que j’épouse le frère jumeau du père de… Ce serait un peu bizarre, non ?

Françoise – D’un autre côté, tu ne serais pas trop dépaysée. C’est le même !

Maurice – En mieux…

Valentine – Non, franchement, Stefano n’est pas du tout mon genre d’homme.

Stefano – Ce n’est pas très gentil pour moi…

Valentine – Désolée, mais… j’ai traversé pas mal d’épreuves ces temps-ci. Je crois que je ne suis pas encore prête à…

Maurice – Dans ce cas, ce jeune homme plairait peut-être à ta sœur… Qu’est-ce que tu en dis, Françoise ?

Françoise – Mais enfin Maurice, ce n’est pas à moi d’en dire quelque chose ! On croirait un vendeur de chameaux en train d’essayer de se débarrasser d’une partie de son troupeau…

Maurice – Tu peux quand même lui montrer la photo de la sœur de Valentine, qu’il fasse un peu connaissance avec la famille de son neveu !

Elle sort une photo de son sac et la montre à Stefano.

Françoise – J’ai toujours une photo de mes enfants sur moi… Tenez, la voilà en maillot de bain sur la plage de Saint Brévin les Pins. C’est là que nous passons nos vacances au Camping des Flots Bleus.

Valentine – Maman…

Stefano – Ah, oui, c’est vrai que le monokini la met bien en valeur.

Françoise – Vous savez qu’elle a été Miss Camping ?

Stefano – Mais ça ne m’étonne pas du tout…

Maurice – On pourrait peut-être lui passer un coup de fil, qu’elle vienne prendre le thé avec nous ?

Françoise – Comme ça elle ferait la connaissance de Stefano…

Maurice – Et comme le mariage est déjà payé…

Valentine – Quel mariage ?

Stefano – Je t’expliquerai…

Maurice – Hein ? Qu’est-ce que vous en dites, Stefano ? Je peux vous appeler Stefano ?

Stefano – Mais bien sûr.

Maurice – Après tout vous faites déjà un peu partie de la famille, non ? Alors ?

Stefano – C’est vrai qu’elle est très jolie…

Valentine – Oui, bon, ça va, hein… Et puis je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, elle serait réélue Miss Camping au premier tour de scrutin. Ou même qu’elle serait en ballotage favorable. Cette photo date d’il y a dix ans, et elle a pris au moins un kilo par an depuis…

Françoise – Tu exagères…

Maurice – Tu ne serais pas un peu jalouse, plutôt ? Je croyais que Stefano n’était pas du tout ton type d’homme…

Valentine – Bon, en tout cas, ça me paraît un peu prématuré pour organiser une grande réunion familiale. La situation est assez compliquée comme ça, non ? Je vous rappelle que Stefano vient à peine d’apprendre que son frère est mort…

Françoise – Tu as raison, ma chérie…

On entend à nouveau les pleurs d’un bébé.

Françoise – Je vais m’en occuper… (Avec un sous entendu) Tu viens avec moi, Maurice ?

Maurice – Pour quoi faire ?

Françoise – Ces deux jeunes gens doivent avoir des tas de choses à se dire…

Françoise et Maurice quittent la pièce.

Maurice – Ne faites pas de bêtises, hein ?

À peine sont-ils sortis que Valentine se tourne vers Stéphane avec un air excédé.

Valentine – Alors maintenant, tu veux aussi te taper ma sœur ?

Stéphane – J’ai juste dit ça pour voir comment tu réagirais. C’est avec toi que je veux passer le restant de mes jours, Valentine. Et maintenant que nous avons un enfant…

Valentine – Nous ?

Stéphane – C’est bien mon fils, non ?

Valentine – C’est un peu tard pour t’en préoccuper, tu ne crois pas ?

Stéphane – Ok, j’ai déconné. Mais maintenant, je suis là. J’ai un vrai travail et…

Valentine – Je n’aurais plus jamais confiance en toi, Stéphane, alors dès que mes parents sont repartis, tu fous le camp d’ici et tu ne reviens plus jamais, d’accord ?

Stéphane – Je ne peux pas vivre sans toi, Valentine. Je préfèrerais encore en finir.

Valentine – Et bien vas-y !

Stéphane – Tu ne me prends pas au sérieux, hein ?

Valentine – Avoue que jusque là, tu ne m’as pas donné beaucoup de raisons de te croire sur parole.

Stéphane se dirige vers la porte.

Stéphane – Très bien, tu n’entendras plus jamais parler de moi… Sauf dans la rubrique faits divers, peut-être. Puisque Stéphane est mort noyé, je vais me jeter dans la Seine. Comme ça tu n’auras même plus besoin de mentir à tes parents… Adieu Valentine…

Valentine le rattrape brusquement par le poignet pour l’empêcher de partir.

Valentine – Non, attends…

Stéphane – Ce serait mieux pour tout le monde si j’étais vraiment mort, Valentine, je t’assure…

Valentine – Reste… Je t’en prie…

Stéphane tente de partir malgré tout et dans le mouvement, le prétendu bracelet électronique reste dans la main de Valentine. Valentine, stupéfaite, examine l’objet.

Valentine – Qu’est-ce que c’est que ça ? Non mais tu te fous de moi !

Stéphane – Je vais t’expliquer…

Valentine ramasse l’objet et le brandit.

Valentine – Ça un bracelet électronique ? Ce ne serait pas un antivol de vélo, plutôt ?

Stéphane – Ce qui est vrai, c’est que je t’aime, Valentine. Regarde, le code de l’antivol, c’est ta date de naissance !

Valentine – Alors tu n’es jamais allé en prison, hein ?

Stéphane – Je suis parti en tournée avec le groupe, mais je me suis embrouillé avec le chanteur.

Valentine – Marco ?

Stéphane – Tu le connais ?

Valentine – Oui, enfin, comme ça… C’est toi qui me l’a présenté, non ?

Stéphane – Et puis je me suis rendu compte que tu me manquais, surtout. Et qu’il était temps d’abandonner mes rêves d’adolescent pour construire quelque chose de solide avec toi.

Valentine – Je suis ravie de savoir que te marier avec moi symbolise la fin de tous tes rêves… Un vrai conte de fée…

Stéphane – Écoute, comprends-moi aussi ! Je ne suis qu’un homme, après tout… La perspective de ce mariage… Ça m’a fait flipper. J’ai été pris de panique, et j’ai choisi la fuite. Je sais, ce n’est pas très glorieux, et je t’ai fait beaucoup de mal. Mais j’ai mûri, je t’assure.

Valentine – Partir, c’est mûrir un peu…

Stéphane – Je pense toujours que je ne te mérite pas, Valentine, mais maintenant que nous avons un enfant ensemble… C’est un signe, non ?

Valentine – Tu appelles ça un signe, toi ?

Stéphane – Donne-moi une seconde chance, Valentine… Il faut bien que cet enfant ait un père, quand même !

Valentine – Pour l’instant, je te rappelle que pour mes parents, cet enfant est supposé être orphelin…

Stéphane – J’avais oublié ça…

Valentine – Même mort en héros, mon père te considère comme un traître, alors si tu reviens en déserteur… Pour peu qu’il ait son arme de service sur lui…

Stéphane se décompose.

Stéphane – On peut peut-être éviter de leur dire qu’on leur a menti…

Valentine – Ah, oui ? Et comment on fait ça ?

Stéphane – Puisque tes parents y tiennent tant, tu n’as qu’à épouser Stefano ! C’est le gendre idéal !

Valentine – Tu ne crois pas que le costume de gendre idéal est un peu trop grand pour toi ? Sur le long terme, en tout cas… Surtout qu’évidemment, j’imagine que tu ne travailles pas non plus comme cadre dans l’agro-alimentaire.

Stéphane – Disons que j’ai un peu enjolivé…

Valentine – Enjolivé ?

Stéphane – Je suis livreur de pizzas. Mais c’est provisoire…

Valentine – On reste dans l’alimentaire, remarque… Et alors qu’est-ce que tu proposes ?

Il réfléchit.

Stéphane – J’ai une idée !

Valentine – Je ne sais pas si ça doit me rassurer…

Maurice et Françoise reviennent, interrompant la discussion.

Françoise – C’est incroyable ce qu’ils vous ressemblent …

Maurice – Tu trouves…?

Françoise – Ah, oui, quand même un peu… Vous êtes sûr que ce n’est pas vous le papa, au moins ?

Stéphane feint de répondre à son portable.

Stéphane – Excusez-moi, j’ai un appel… Buon giorno. Si. Pronto. Mamma mia… Excusez-moi, un coup de fil important.

Il sort sur le palier.

Maurice – J’espère que ce n’est pas un nouveau drame dans la famille…

Pleurs de bébé.

Françoise – Je crois que c’est l’heure du biberon…

Valentine – J’y vais…

Valentine sort.

Maurice – Tu y crois à cette histoire de jumeaux, toi ?

Françoise – Pas toi ?

Maurice – Non, mais qu’est-ce qu’on se marre…

Françoise – Pourquoi tu n’as rien dit, alors ?

Maurice – On va les laisser s’enfoncer pour voir jusqu’où ils peuvent aller avant de toucher le fond…

Françoise – En tout cas, cet enfant ne peut pas être de Stéphane. Il est né dix mois après sa disparition.

Maurice – Ah, oui ?

François – Et puis ce bébé ressemble quand même plus au chanteur du groupe qu’au batteur, non ?

Maurice – Marco ?

Françoise – Tu as raison, dans un groupe de rock, le mâle dominant, c’est le chanteur…

Maurice – D’un autre côté, si cet abruti peut endosser le rôle de père…

Françoise – Ce n’est pas le gendre idéal, mais c’est le seul qu’on ait sous la main.

Maurice – Et on n’est pas sûrs que cette gourde en trouvera un autre de si tôt pour lui placer le bracelet électronique à la cheville

Françoise – Pardon ?

Maurice – Pour lui passer la bague au doigt, si tu préfères…

Stéphane revient, en affichant un drôle d’air.

Maurice – Tout va bien, Stefano ? On dirait que vous venez de voir un revenant…

Stéphane – Vous y êtes presque…

Maurice – Sans blague…?

Stéphane – Je viens de recevoir un coup de fil incroyable.

Françoise – De…?

Stéphane – De mon frère, Stéphane !

Maurice – Stéphane ?

Françoise – Non ? Mais puisqu’il est mort !

Maurice – Ne me dites pas, que maintenant, il y a du réseau jusque dans l’au-delà ?

Stéphane – Figurez-vous que Stéphane n’est pas mort !

Maurice – Non ?

Françoise – Mais comment est-ce possible ?

Maurice – C’est vrai qu’on n’avait jamais retrouvé son corps…

Françoise – Mais où est-il ?

Stéphane – En bas, au café. Il attend pour monter que j’apprenne la nouvelle en douceur à Valentine. Vous imaginez le choc que cela va lui faire…

Maurice – Ah, oui, c’est sûr… Ça va lui faire un choc…

Retour de Valentine de la chambre.

Valentine – Eh bien vous en faites une tête, qu’est-ce qui se passe ?

Stéphane – Il vaudrait mieux que tu t’asseyes, Valentine…

Valentine – Je suis très bien debout… Qu’est-ce que vous avez à me dire de si important ?

Françoise – Il va falloir que tu sois courageuse, ma chérie.

Stéphane – Stéphane est vivant…

Valentine – Tu… Tu veux dire qu’il n’est pas mort.

Stéphane – Oui, c’est exactement ça.

Valentine – Oh, mon Dieu, mais c’est affreux… Je veux dire, c’est merveilleux… Tu es sûr ?

Stéphane – Je viens de lui parler au téléphone…

Valentine – Je sens que je vais m’évanouir…

Elle fait mine de défaillir, mais Stéphane la récupère dans ses bras. Leurs lèvres se frôlent, mais Valentine se reprend.

Valentine – Non, Stefano, ce n’est plus possible…

Stéphane – Tu as raison…

Les parents échangent un regard consterné.

Valentine – Je veux dire… Mais comment est-ce possible ?

Françoise – Oui, c’est ce que j’ai demandé aussi…

Stéphane – Il vous expliquera tout ça lui même. Il attend en bas que je lui fasse signe pour monter.

Maurice – Vous voulez que je lui passe un coup de fil ? C’est quoi, son numéro ?

Stéphane – Je vais le chercher, ce sera mieux…

Stéphane sort.

Valentine – C’est incroyable, non ?

Maurice – Ah, oui, incroyable… Je crois que c’est le mot du jour…

Valentine – J’ai hâte de savoir comment une chose pareille a pu arriver…

Françoise – Quel feuilleton ! On se croirait dans Plus Belle La Vie !

Maurice – Tu es sûre que ça va aller ?

Valentine – Je ne sais pas… J’espère qu’il n’a pas trop changé…

Maurice – Eh oui… S’il a passé un an dans l’eau…

Françoise – Ah parce que tu crois que…

Maurice – Je ne sais pas… J’essaie d’imaginer…

Françoise – Il doit bien y avoir une explication…

Maurice – Et j’avoue que je suis assez curieux de la connaître…

Stefano revient en Stéphane, avec un jeans, un blouson en cuir et une fausse moustache.

Stéphane – Bonjour Valentine…

Valentine – C’est vraiment toi, Stéphane ?

Stéphane – C’est bien moi, je t’assure…

Françoise – Ce n’était pas une barbe, qu’il avait ?

Valentine tombe dans les bras de Stéphane, ne se mettant un peu à l’écart.

Valentine (en aparté) – Tu n’en fais pas un peu trop là ? C’est carrément le gang des postiches…

Stéphane – Il y a un magasin de farces et attrapes en bas, je me suis dis que ça ferait plus réaliste…

Valentine – C’est fou ce que tu as changé…

Maurice – Oui, et pas en bien…

Françoise – C’est vrai que la barbe, ça lui allait quand même mieux.

Les parents sont atterrés.

Françoise – Mais où est Stefano ?

Stéphane – Il a préféré s’éclipser… J’ai compris à demi-mots qu’il était tombé amoureux de votre fille, et qu’il s’apprêtait à la demander en mariage.

Françoise – C’est terrible…

Maurice – Le bonheur des uns…

Stéphane – Il a le cœur brisé. Mais bien sûr, il a décidé de s’effacer devant son frère.

Valentine – On ne le reverra peut-être jamais…

Maurice – Quel dommage…

Françoise – C’est une tragédie…

Maurice – Un vrai mélo, en tout cas.

Françoise – Vous devriez écrire une pièce de théâtre, je suis sûre que ça pourrait avoir du succès…

Maurice – Mais vous ne nous avez toujours pas dit comment un homme déclaré noyé peut réapparaître vivant douze mois après.

Stéphane – Je reconnais que c’est très étonnant…

Maurice – Au point où on en est, vous savez, je crois que plus rien ne peut nous étonner…

Stéphane – J’ai été repêché inconscient à l’embouchure de la Seine, à Dieppe.

Françoise – Je croyais que la Seine avait son embouchure au Havre.

Maurice – C’est sans doute ça qui contribue à rendre cette histoire encore plus étonnante…

Stéphane – En tout cas, j’étais complètement amnésique. J’ai été recueilli dans un couvent par des bonnes sœurs. Je viens tout juste de recouvrer la mémoire… Évidemment, je me suis aussitôt précipité ici.

Maurice – Bon, et bien tout est bien qui finit bien, alors !

Françoise – Vous allez enfin pouvoir vous marier !

Maurice – Et oui, tout finira par un mariage, comme dans les conte de fée. Et comme la noce est déjà payée d’avance. Rassurez-moi, Stéphane, vous avez perdu la mémoire, mais vous n’avez pas perdu l’argent que je vous avais donné pour épouser ma fille ?

Stéphane – C’est à dire que…

Valentine – C’est quoi, cette histoire ?

Stéphane – Je t’expliquerai, chérie…

Maurice – Du moment que vous lui passez la bague au doigt, tout va bien. (En aparté à Stéphane) Sinon, c’est moi qui pourrais bien vous passer les bracelets aux poignets…

Françoise – En tout cas, ça va être curieux de voir les deux jumeaux au mariage.

Stéphane – Vu la situation, je ne sais pas si Stefano voudra assister à la cérémonie…

Valentine – Bon, maintenant, vous comprendrez qu’on a besoin de se retrouver un peu…

Françoise – Bien sûr, ma chérie… Viens, on y va, Maurice…

Maurice – Alors à bientôt… Stéphane.

Les parents s’en vont.

Valentine – C’est quoi, cet argent que mon père t’aurait avancé pour payer notre mariage ?

Stéphane – C’est à dire que…

Valentine – Ne me dis pas que c’est avec ce fric que vous êtes partis en tournée avec Les Rebelles ?

Stéphane – Je suis prêt à rembourser, Valentine. Même si pour ça je dois travailler à plein temps pendant quarante deux annuités…

Pleurs de bébé.

Valentine – Tu ne paies rien pour attendre…

Valentine sort, et revient avec un couffin.

Stéphane (attendri) – Comment s’appelle-t-il, au fait ? Tu ne m‘as pas dit…

Valentine – Celui-là c’est Orphée.

Un autre bébé pleure, et elle va chercher un autre couffin.

Valentine – Et celle-là Eurydice… Ce sont des jumeaux. Un truc de famille, sûrement…

Stéphane – Orphée et Eurydice… Oh, putain… C’est l’enfer… Enfin, je veux dire, c’est merveilleux.

Pleurs de bébés à deux voix.

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-38-3

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Les Touristes

The TouristsLos Turistas –  Os Turistas – Die Touristen – TURISTÉ

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes

Deux touristes débarquent à la villa qu’ils ont louée pour les vacances dans un pays du Maghreb en promo après sa récente révolution. Mais la maison est déjà occupée par un autre couple…


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TEXTE INTÉGRAL

Les Touristes

Personnages : MauriceDelphinePatrickBrigitte 

Acte 1

La terrasse d’une villa quelque part en Afrique du Nord. Une table de jardin. Quelques chaises. Deux transats. Maurice et Delphine, un couple de bobos parisiens, arrivent, fourbus. Maurice tire derrière lui une valise à roulettes Vuitton.

Delphine – Ce n’est pas trop tôt… Vingt minutes de l’aéroport, tu parles !

Maurice – En hélicoptère, peut-être…

Delphine – Pas avec une de ces bétaillères qu’on appelle ici un autobus, en tout cas… Je t’avais dit qu’on aurait dû prendre un taxi !

Maurice – Reconnais que c’était quand même assez typique…

Delphine – Quoi ? De voyager au milieu de tous ces animaux ? J’ai l’impression de sentir la chèvre, non ?

Maurice – Je ne sens rien…

Delphine – Ils auraient au moins pu nous prévenir que c’était un omnibus… Deux heures pour venir jusqu’ici…

Maurice pose la valise et admire le paysage.

Maurice – On est arrivé, c’est le principal ! Et la vue est magnifique. Regarde !

Delphine regarde à son tour et esquisse un sourire, avant de se rembrunir.

Delphine – Où est la mer ? Sur le site, c’était marqué terrasse avec vue sur la mer !

Maurice cherche désespérément, et trouve enfin.

Maurice – Ah, si, là-bas…

Delphine – Je ne vois rien… Où ça ?

Maurice – Mais si ! Tout à fait à gauche. Entre les deux chameaux…

Delphine – Ah, oui… En se penchant un peu, avec de bonnes jumelles…

Maurice (avec un geste tendre) – Allez… L’important, c’est qu’on soit ici… Ensemble… Pour notre deuxième lune de miel…

Delphine (se radoucissant un peu) – Tu as raison… Dix ans de mariage, tu te rends compte ? Si c’était à refaire, tu le referais ?

Maurice – Les yeux fermés !

Delphine – Et les yeux ouverts ?

Maurice – Tu vas voir, je suis sûr qu’on sera très bien ici… En tout cas, ce sera toujours plus confortable que le terminal low cost de l’Aéroport de Beauvais…

Delphine – Onze heures de retard… à se nourrir de sandwichs avariés. C’est vraiment du racket. Ils te refilent une intoxication alimentaire avant d’embarquer, et dans l’avion, même pour vomir, les sacs en papier sont en supplément.

Maurice – Vois le bon côté des choses : au moins, on est déjà vaccinés contre la turista…

Delphine – Et dire qu’on a dû entasser toutes nos affaires dans une seule valise pour éviter de payer un bagage supplémentaire…

Maurice – Comme ça on voyage plus léger ! Je suis sûr qu’autrement, on aurait emmené des tas de trucs inutiles.

Delphine – Inutiles ? Sache qu’une femme n’emmène jamais rien d’inutile dans ses bagages. Tu confonds l’inutile avec le superflu, qui est absolument indispensable au bonheur de toute femme. Surtout pendant les vacances.

Maurice – Et puis Les Seychelles, avec Air France et en hôtel club, franchement… C’est un peu cliché, non… ?

Delphine – C’est là où on a passé notre première lune de miel !

Maurice – Justement ! À l’époque, Les Seychelles, c’était encore l’aventure. Maintenant, c’est tellement surfait…

Delphine – Pour notre anniversaire de mariage, ça ne m’aurait pas dérangée de faire dans le conventionnel.

Maurice – Et puis là, au moins, on soutient les mouvements de libération dans le Maghreb… Tu as vu tous ces panneaux électoraux fleurir un peu partout ? Ce vent de démocratie qui souffle sur le pays ?

Delphine – Oui, enfin… Passer ses vacances dans une villa avec piscine pour relancer le tourisme après la révolution… J’espère que tu ne te prends pas pour Che Guevara, quand même…

Maurice – N’empêche que si tout le monde optait pour des vacances solidaires…

Delphine – Ce n’est pas une démocratie, Les Seychelles ?

Maurice – Je ne sais même pas si c’est un pays…

Delphine – À qui ça appartiendrait, alors ?

Maurice – À un tour operator ?

Ils jettent un coup d’œil autour d’eux.

Delphine – Bon… Qu’est-ce qu’on fait ? On attend que quelqu’un arrive ?

Maurice – C’est ouvert, regarde.

Delphine – Je pensais que le propriétaire serait là sur la terrasse pour nous accueillir, en costume folklorique, assis sur un tapis d’orient, avec du thé à la menthe… Où est passé le légendaire sens de l’hospitalité dans les pays arabes ? Je te dis, la révolution, ça n’a pas que du bon. Les vieilles coutumes se perdent…

Maurice – Ça prouve au moins qu’il n’y a pas de problème de sécurité. À Paris, si on laissait notre porte ouverte comme ça… On ne retrouverait même pas la porte…

Delphine – Bon, ben on va aller voir à quoi ça ressemble à l’intérieur alors… Je ne rêve que d’une chose, c’est de prendre une douche et de changer de vêtements…

Maurice – Moi aussi.

Ils entrent dans la maison en tirant leur valise… Aussitôt après, un autre couple arrive sur la terrasse, plutôt beauf, celui-là. Patrick est vêtu d’un short et un teeshirt publicitaire. Brigitte, sexy tendance vulgaire, est habillée d’un paréo assez voyant. Ils reviennent de la piscine. Patrick porte un parasol replié ainsi qu’une radio et Brigitte une glacière.

Patrick – Heureusement qu’on avait emmené le parasol et la glacière, parce que ça tape au bord de la piscine… Je me rincerais bien la glotte, moi. Tu n’as pas soif, bébé ?

Brigitte – Je boirais la mer et ses poissons…

Ils s’installent dans les transats. Brigitte allonge la main vers la glacière qu’elle a posée à côté d’elle.

Brigitte – Qu’est-ce que tu veux, Patou ?

Patrick – Une petite mousse, tiens, ça me fera du bien…

Elle lui passe une cannette, et se sert un Coca Light.

Brigitte – C’est la dernière, il faudra en racheter.

Patrick – Déjà…

Brigitte – Tu en as bu combien, depuis ce matin ?

Patrick – Quand on aime, on ne compte pas… Tu crois qu’on trouve de la bière, ici ?

Brigitte – De la bière sans alcool, peut-être.

Patrick – Non ?

Brigitte – C’est des musulmans.

Patrick – Je me demande si on n’aurait pas mieux fait de repartir sur la Costa Brava…

Brigitte – Oh, la Costa Brava… C’est devenu très snob, non ?

Patrick – Tu trouves ?

Brigitte – Et puis c’est vrai que cette année, avec ce qui est arrivé, on n’aurait pas eu le cœur à retourner là-bas, non ?

Patrick – Ni les moyens… C’est plus cher qu’en France maintenant !

Brigitte – Surtout depuis le passage à l’euro.

Patrick – Sans parler de la sécurité… L’année dernière, on nous a forcé la portière de la voiture… Avec Franco, il n’y avait pas tous ces problèmes là.

Brigitte – Non, c’est vrai que jusque là, je n’étais pas très fan du Maghreb. Mais faut reconnaître qu’à ce prix là…

Patrick – Et puis ici, ce n’est pas vraiment des Arabes, non ?

Brigitte – Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Patrick – Je ne sais pas… Des Bédouins…

Brigitte – Des Bédouins ? (Un temps) Et les Bédouins, ce n’est pas des Arabes ?

Patrick – Je ne crois pas…

Ils boivent une gorgée de leurs cannettes respectives en réfléchissant à cette grave question.

Brigitte – Les Bédouins, ce n’est pas ceux qui vivent dans le désert ?

Patrick – Pourquoi ?

Brigitte – Ben ici, on n’est pas dans le désert ! On est au bord de la mer.

Patrick – Sur des chameaux, tu veux dire ? Ça c’est les Touaregs, non ?

Brigitte – Et les Touaregs non plus, ce n’est pas des Arabes ?

Patrick – Va savoir.

Brigitte – Mais ils sont musulmans ?

Patrick – Qui ?

Brigitte – Les Bédouins !

Patrick – Ah ben, oui, quand même. Enfin je crois… On est dans le désert, mais au bord de la mer. Regarde, il y a un chameau là-bas ! Le vaisseau du désert, comme disent les gens d’ici.

Brigitte (bâillant) – Ah, bon ? Je ne suis pas encore remise du voyage, moi.

Patrick – Ça ne fait qu’une heure qu’on est arrivés.

Brigitte – Ça doit être le décalage horaire.

Patrick – Il n’y a qu’une heure de décalage ! Et encore, seulement l’été…

Brigitte – Ouais ben quand on n’est pas habitué…

Patrick – C’est vrai qu’il est déjà midi, et je n’ai même pas encore la dalle…

Brigitte – Tu as raison. Avec la Costa Brava, on n’avait pas ce problème de jet lag.

Patrick – Bon, ben en attendant que l’appétit vienne en mangeant, je ferais bien un petit somme, moi. Qu’est-ce que tu en penses ?

Brigitte – On va se gêner ! On est en vacances, non !

Ils commencent à s’assoupir… Maurice et Delphine reviennent sur la terrasse, et ne voient pas tout de suite Patrick et Brigitte, endormis dans les transats.

Maurice – Alors ? Pas mal, non ?

Delphine – Un peu rustique, mais ça ira.

Maurice – Si tu songes que ces gens se relèvent à peine d’une dictature d’un demi-siècle…

Delphine – Pourquoi un demi-siècle ? C’était une démocratie, il y a cinquante ans, ici ?

Maurice – Une royauté, je crois… Non ?

Delphine – Et c’est qui, exactement, ce candidat, pour ces premières élections démocratiques ?

Maurice – Lequel ?

Delphine – Il y en a plusieurs ?

Maurice – Ah ben oui, quand même…

Delphine – Celui dont on voit la tête sur toutes les affiches !

Maurice – Ah, le favori… C’est l’ancien ministre de la justice…

Delphine – Le ministre de la justice du dictateur qu’ils viennent de renverser ?

Maurice – C’est ce que j’ai lu dans la presse…

Delphine – Et ça ne t’a pas étonné… ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – Que les dictateurs aient aussi un ministère de la justice ?

Maurice – En fait, ces pauvres gens n’ont jamais connu la démocratie. Évidemment, il va leur falloir un peu de temps pour l’apprécier à sa juste valeur.

Delphine – Eh oui… La démocratie à la française, c’est comme le vin d’appellation ou le parfum de luxe, ça demande quand même une certaine culture…

Maurice – Il faut que le palais soit éduqué.

Delphine – Et l’odorat. Tu es sûr que je ne sens pas un peu la chèvre ?

Maurice – Pas plus que ça…

Delphine – Il fait une chaleur… Tu as raison, finalement, soutenir la révolution sans la clim, ça commence vraiment à devenir héroïque.

Maurice – En tout cas, tu as vu ? Ils ont même mis des boissons au frais dans le frigo ! Toi qui doutais de leur sens de l’hospitalité…

Patrick émet alors un ronflement. Maurice et Delphine aperçoivent enfin l’autre couple, toujours assoupi.

Delphine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Maurice – Ça doit être les propriétaires…

Delphine – Ils n’ont pas vraiment le type arabe.

Maurice – C’est peut-être des Kabyles…

Delphine – Ils ont surtout l’air un peu débiles.

Delphine – Vous parlez français ?

Patrick et Brigitte, que la conversation des deux autres vient de sortir de leur torpeur, reprennent leurs esprits. Maurice et Delphine les regardent avec effarement.

Patrick – Ah, on piquait un petit roupillon… C’est vous, les tauliers ?

Delphine – Les tauliers…

Maurice – Ça veut dire les patrons.

Delphine – Oui, merci, j’ai déjà vu un film de Michel Audiard. Mais je ne pensais pas que les gens du peuple parlaient encore comme ça aujourd’hui. (À Patrick) Qu’est-ce que vous faites là, mon brave, si vous n’êtes pas le propriétaire ? Vous êtes venu tondre la pelouse ?

Brigitte – Ben on habite ici !

Brigitte – Enfin pour les vacances…

Maurice – Comment ça ? Mais c’est nous qui avons loué cette villa !

Patrick – Ah, nous aussi, je vous assure.

Maurice – J’ai compris… Ces messieurs dames sont les précédents locataires… Vous êtes sur le départ, c’est ça ?

Brigitte – Mais pas du tout ! On est arrivés il y a une heure !

Patrick – On est là pour une semaine. Et vous ?

Maurice – Nous aussi…

Delphine – C’est un cauchemar, Maurice, fait quelque chose…

Maurice – Ça doit être un malentendu. Le propriétaire va arriver, et il va arranger ça. Vous l’avez vu, le propriétaire ?

Patrick – Ben non, et vous ?

Maurice – Pas encore.

Brigitte – On est arrivé il y a une heure en taxi.

Delphine – Tu vois ! Si on avait pris un taxi, on serait arrivés les premiers…

Patrick – Comme c’était ouvert, on est entrés.

Brigitte – On n’a même pas encore ouvert les valises.

Delphine – Et bien comme ça, vous serez plus vite repartis !

Patrick – On a juste eu le temps de piquer une tête à poil dans la piscine.

Brigitte – On ne pensait pas avoir de la compagnie…

Delphine (parlant de Patrick) – Sa tête me dit quelque chose…

Maurice (embarrassé) – Moi aussi… On a dû les apercevoir dans l’avion.

Delphine – C’est peut-être des squatteurs…

Maurice – Bon, je vais appeler le propriétaire.

Maurice dégaine son Smartphone sous le regard attentif des trois autres.

Maurice – Il n’y a pas de réseau…

Patrick – Ça doit être ça qu’on appelle le téléphone arabe.

Brigitte – Bon ben il finira bien par rappliquer.

Patrick – Il n’y a pas mort d’homme, c’est clair.

Brigitte – La maison est grande ! (À Patrick) Tu vois, toi qui avais peur de t’ennuyer…

Patrick – D’habitude, on part toujours avec des amis, mais là, ils n’étaient pas disponibles…

Brigitte – Ils sont morts tous les deux dans un accident de voiture il y a deux mois…

Patrick – Ça nous en a foutu un coup, évidemment.

Brigitte – Depuis le temps qu’on passait nos vacances ensemble.

Patrick – Ils avaient un petit appartement sur la Costa Brava.

Brigitte – Ils nous invitaient tous les ans au mois d’août.

Patrick – Il a fallu qu’on trouve autre chose d’urgence.

Brigitte – Au mois d’août, vous pensez bien…

Patrick – Alors on s’est rabattus sur le Maghreb.

Brigitte – Comme c’était en promo…

Patrick – Finalement, c’est un peu la même chose que la Costa Brava, non ?

Brigitte – Au lieu de manger de la paella, on mangera du couscous, et puis voilà.

Patrick – Ah ben nous, la compagnie, ça ne nous dérange pas. Hein Brigitte ?

Delphine (en aparté à Maurice) – Tu ne nous aurais pas arrangé un plan à quatre avec des prolos, pour notre anniversaire de mariage, histoire de ranimer la flamme ? Parce que tu sais que je n’aime pas beaucoup les surprises…

Patrick – Et ben on va prendre l’apéro en attendant, pas vrai ? Bébé, tu vas nous chercher les olives ?

Brigitte entre dans la villa.

Patrick – Il ne me reste plus de bière. Un petit pastaga, ça vous dit ?

Delphine – Un quoi ?

Maurice – Un pastis…

Patrick – Avec cette cagna, un petit pastaga bien frais… J’ai du sirop de menthe. Un perroquet, pour la petite dame ?

Delphine (en aparté à Maurice) – C’est un cauchemar… Je ne comprends même pas ce qu’il me dit finalement…

Patrick fait le service. Brigitte revient avec les olives. Patrick lève son verre.

Patrick – Santé !

Brigitte – Allez-y prenez des olives…

Patrick – Vous connaissez déjà le pays ?

Delphine – Comment est-ce qu’ils ont bien pu louer deux fois la même villa ?

Maurice – Alors ça…

Delphine – Vous avez le contrat de location ?

Patrick – Ah, oui, tenez… (Il tend à Delphine le contrat de location) Monsieur et Madame Martin… C’est marqué là…

Delphine – Monsieur et Madame Martin !

Patrick – Mais vous pouvez m’appeler Patrick…

Brigitte – Et moi, c’est Brigitte.

Maurice – Nous avons le même patronyme…

Patrick – Le quoi… ?

Delphine – Nous nous appelons aussi Martin ! Ça doit venir de cette homonymie…

Brigitte – Ah, oui ?

Patrick – C’est marrant, ça…

Brigitte – Remarquez, vous savez ce qu’on dit ? Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin !

Patrick – C’est ce que me répétait toujours mon prof au collège… On n’était deux à s’appeler comme ça dans la classe. Mais alors l’autre, c’était un sacré fayot, hein ! Une tronche genre premier de la classe, voyez ? Toujours les meilleures notes. Ce n’était pas vous, au moins ? Vous lui ressemblez un peu.

Maurice – Ah, je ne crois pas non…

Patrick – Hein, bébé, qu’il ressemble un peu à Momo ? Tu l’as connu, toi, Momo !

Brigitte – Non…

Patrick – Mais si ! On était à l’école ensemble ! Au collège Gagarine. Gagarine ! Le prof me disait toujours : quand on mettra les cons en orbite, tu n’as pas fini de tourner !

Delphine – Ça c’est du Michel Audiard.

Brigitte – Vous avez raison, Delphine. Ça doit être à cause de cette homophobie…

Delphine – Pardon ?

Brigitte (à Maurice) – Ils ont du croire que mon mari et vous, c’était un seul et même couple…

Patrick – Eh, oui… On porte le même nom… Allez savoir, on est peut-être cousins.

Brigitte – Remarquez, la maison est grande. Et si on est presque en famille. Pourquoi on ne passerait pas les vacances ensemble ?

Delphine – Ensemble ?

Patrick – On partage le loyer !

Brigitte – Et pour la bouffe, on fait une cagnotte.

Patrick – Comme avec nos amis.

Maurice – Vos amis ?

Brigitte – Ceux qui sont morts décédés !

Patrick – Qu’est-ce que vous en dites ?

Brigitte – C’est déjà tellement bon marché… Alors divisé par deux…

Patrick – À ce prix-là, ça coûte moins cher de venir ici que de rester chez soi regarder la télé, c’est clair.

Brigitte – Si encore il y avait des trucs bien à la télé !

Delphine (à Maurice) – Eh ben voilà… Toi qui voulais faire des économies… Ben dis quelque chose…

Maurice – Dans l’immédiat, de toute façon, il n’y a pas tellement d’autre solution…

Delphine – Merci, c’est tout à fait ce que j’attendais que tu dises… Mais je ne sais pas, moi, il y a bien des hôtels, dans le coin ?

Patrick – Ouh la… Il n’y a pas grand chose, hein… D’après ce qu’on a vu depuis le taxi en venant jusqu’ici. C’est la brousse. Ou plutôt le désert.

Brigitte – À part quelques tentes de Bédouins…

Patrick – Et la petite dame, elle s’appelle comment ?

Maurice – Martin, je vous l’ai dit ! C’est ma femme. On s’appelle tous les deux Martin.

Delphine (en aparté à Maurice) – Ils sont demeurés, ce n’est pas possible…

Patrick – Non, je veux dire votre petit nom ! Pas votre… patronyme.

Delphine – Delphine. Je m’appelle Delphine.

Patrick – C’est clair… Et lui alors, c’est Maurice. Tiens, c’est marrant ça. Momo ! Comme mon pote au collège ! Mais alors lui, ce n’était pas Maurice, hein ?

Brigitte – Je vous ressers un apéro ?

Maurice – Merci, ça ira…

Patrick – Et tu es dans quoi, Momo ?

Maurice – Euh, je suis journaliste…

Patrick – Le Parisien ? France Soir ?

Maurice – Golf Magazine International.

Patrick – Ah, d’accord… Grand reporter, alors… (À Delphine) Et Madame ?

Delphine – Je suis peintre.

Brigitte – Peintre ? Ah, ce n’est pas commun comme métier pour une femme.

Patrick (à Brigitte) – Toi qui voulais refaire ta cuisine, il faudra que tu lui demandes un devis !

Delphine – Euh… Non, je… Je ne peins pas des cuisines…

Brigitte – Ah, bon ? Et qu’est-ce que vous peignez, alors ?

Delphine – Des vaches, principalement.

Brigitte – Des vaches ?

Delphine – Des veaux aussi, parfois.

Maurice – Ma femme est artiste peintre.

Delphine – Peintre animalier.

Patrick – Ah, d’accord… Et vous vous êtes spécialisée dans les bovins ?

Brigitte – Ah ben ce n’est pas de chance, parce que par ici… À part les chameaux.

Delphine – On est en vacances…

Brigitte – Ah, c’est marrant, ça. Je n’avais encore jamais rencontré un artiste peintre. Et vous pourriez faire mon portrait ?

Patrick – Madame te dit qu’elle ne peint que des vaches…

Delphine – Et vous, Patrick ?

Patrick – Je suis dans le surgelé.

Delphine – Ah, d’accord… D’où le teeshirt…

Maurice – Et vous, Brigitte, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Brigitte – Moi ? Pour l’instant, je travaille dans un salon de massage.

Maurice (émoustillé) – Un salon de massage… ?

Patrick – Chérie… Je t’ai déjà dit que le terme exact était kinésithérapeute…

Brigitte – Salon de massage, c’est plus simple non ?

Patrick – Ma femme est secrétaire médicale…

Brigitte – Je suis sûre qu’on va se découvrir des tas de choses en commun.

Delphine – À part notre nom, vous voulez dire ?

Patrick – Bon, Bébé, tu vas préparer la soupe ? Je commence à avoir les crocs, moi…

Brigitte – Vous allez manger avec nous ?

Patrick – Je ne sais pas si…

Delphine – Tout ça va être très vite réglé… On ne va pas commencer à prendre des habitudes…

Brigitte – Je prends le premier tour de vaisselle…

Delphine – Vraiment, c’est très gentil, mais on va trouver un petit restaurant dans le coin…

Maurice – C’est notre anniversaire de mariage aujourd’hui…

Patrick – Ah ben dans ce cas… On ne va pas tenir la chandelle, hein, Brigitte ?

Ils sortent.

Delphine – Tu avais vraiment besoin de leur dire que c’était notre anniversaire de mariage ?

Maurice – C’est tout ce qui m’est venu à l’esprit pour décliner leur invitation…

Delphine – Je te jure… On aurait mieux fait d’aller aux Seychelles… Préparer la prochaine révolution…

Maurice essaie à nouveau de téléphoner.

Maurice – Toujours pas de réseau…

Delphine – Dis-moi que c’est un cauchemar et que je vais me réveiller…

Maurice – Autant prendre ça du bon côté…

Delphine – Quel bon côté ?

Maurice – Autrement, on n’aurait jamais passé la soirée avec des gens de Clichy-sous-Bois…

Delphine – On était venu pour faire connaissance avec les autochtones d’ici, pas ceux du 9-3… Comment tu sais qu’ils sont de Clichy-sous-Bois ?

Maurice – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça.

Delphine – Bon, qu’est-ce qu’on fait ?

Maurice – À part attendre…

Delphine – Ah, non, pas question que je passe une nuit dans cette baraque avec ces deux abrutis ! Tu sais ce que c’est ton problème, Maurice ? Tu es un mou !

Maurice – Tu as une solution ?

Delphine – Je ne sais pas moi ! Regarde dans la valise si on a le numéro de l’agence à Paris !

Il ramène la valise et essaie de l’ouvrir avec une clef.

Maurice – Je n’arrive pas à l’ouvrir.

Delphine – Fais voir…

Elle essaie à son tour sans résultat.

Maurice – On dirait que ce n’est pas la bonne clef.

Delphine (horrifiée) – C’est la bonne clef… mais ce n’est pas la bonne valise !

Maurice – Quoi ? Mais c’est notre valise Vuitton !

Delphine – Celle-là est une vraie.

Maurice – La nôtre n’était pas une vraie ?

Delphine – On a dû se tromper en prenant notre valise sur le tapis roulant à l’aéroport…

Maurice – Se tromper ? Comment on a pu se tromper ?

Delphine – C’est toi qui as pris la valise ! C’était trop lourd pour moi ! Tu n’as pas vu que celle-là était une vraie ?

Maurice – Je ne savais pas que la nôtre était une fausse !

Delphine – Et puis j’avais mis un ruban rouge autour de la poignée pour qu’on la reconnaisse…

Maurice – Tout le monde met un ruban rouge autour de la poignée pour reconnaître sa valise !

Delphine – On n’a plus rien !

Maurice – Plus rien ?

Delphine – Plus que les vêtements sales qu’on a sur le dos…

Maurice – Il nous reste nos passeports, heureusement… Nos cartes bleues Visa… Nos travellers chèques… (Elle lui lance un regard qui en dit long) Non ?

Delphine – Après avoir passé la douane, j’ai glissé la pochette qui contenait tous nos papiers dans un compartiment extérieur de la valise…

Maurice – Tu plaisantes !

Delphine – Tu m’avais dit qu’il n’y avait aucun problème de sécurité dans ce pays… Les bons côtés de cinquante ans de dictature… Qu’on pouvait même y laisser les portes ouvertes…

Maurice – Et alors ?

Delphine – Ben nos papiers ne sont pas dans la poche extérieure de cette valise là !

Maurice – Dans ce cas, ça veut dire que j’aurais pris la bonne valise sur le tapis volant…

Delphine – Le tapis volant… ?

Maurice – Et que l’échange a eu lieu après, dans le hall de l’aéroport. Quand je t’ai laissée toute seule avec les bagages pendant que je m’occupais de trouver un taxi…

Delphine – Ça va être de ma faute, maintenant !

Maurice – Dis-moi la vérité, Delphine. Est-ce que tu as laissé cette valise sans surveillance ne serait-ce qu’un instant.

Delphine – Non, je t’assure ! Enfin… Je suis juste allée faire un tour aux toilettes… Une urgence… Évidemment, je n’ai pas pu entrer dans la cabine avec la valise…

Maurice – Ah, d’accord…

Patrick et Brigitte reviennent pour mettre la table, avec deux boîtes de conserve sur deux assiettes.

Patrick – Ben vous en faites une tête ?

Maurice – Ce n’est pas notre valise.

Delphine – On nous a volé la nôtre.

Brigitte – C’est curieux, on nous avait dit qu’il n’y avait aucun problème de sécurité, ici.

Delphine – Avec tous nos travellers chèques dedans…

Brigitte – Des travellers chèques…

Patrick – Ça existe encore ?

Delphine – On n’a plus un centime…

Maurice – On n’a même plus de quoi manger…

Brigitte – Eh bien maintenant, vous n’avez plus le choix !

Delphine – Plus le choix ?

Patrick – Pour notre invitation à casser la graine ! La graine de couscous ! Allez, bébé, tu mets deux couverts de plus ?

Delphine – Qu’est-ce que c’est ?

Patrick – Du couscous.

Maurice – En boîte ?

Brigitte revient avec deux assiettes et deux boîtes de plus.

Brigitte – On nous a dit que dans ce pays, il valait mieux se méfier des produits frais…

Patrick – À cause de la turista, vous comprenez…

Brigitte – Notre toubib nous a prévenus avant de partir… Que des conserves…

Maurice – Du couscous en boîte… Ah, oui, quand même…

Patrick – En boîte, oui, mais c’est de la fabrication locale…

Delphine – On trouve du couscous en boîte, dans ce pays ? C’est vraiment la révolution…

Brigitte – Ah, dans ce pays, je ne sais pas… On a trouvé ça à Auchan, là-bas chez nous, à Clichy-sous-Bois…

Delphine – Tu avais raison, dis donc, ils sont de Clichy-sous-Bois.

Patrick – Et attention… c’est du couscous équitable !

Maurice et Delphine en restent bouche bée.

Brigitte – Fabriqué par des femmes dans une conserverie respectant les droits de l’homme.

Delphine – Votre façon à vous de soutenir le printemps arabe…

Patrick (à Maurice) – C’est marrant, quand même, ta tronche de cake me dit vraiment quelque chose…

Delphine – En attendant, nous n’avons plus rien à nous mettre.

Patrick – Même pas un maillot de bain pour aller à la piscine.

Brigitte – Je vous en prêterai un, si vous voulez ! Enfin, je ne suis pas sûre d’en avoir un deuxième en fait… On a préféré ne pas trop se charger… Comme on a déjà emmené toutes nos provisions pour la semaine…

Delphine – Génial… Un maillot de bain pour deux… On se baignera à tour de rôle… (À Maurice) Ou alors tous à poil dans la piscine avec nos nouveaux amis… Hein, Maurice ?

Brigitte – Vous voulez que je vous prête une robe ?

Delphine – Je ne suis pas sûre qu’on fasse exactement la même taille… Mais on va essayer d’ouvrir cette valise. On trouvera peut-être de quoi se changer dedans…

Brigitte – Bon ben on vous attend pour manger le couscous alors…

Noir.

Maurice et Delphine reviennent, habillés à l’oriental (djellaba et babouches pour lui, et tenue de danseuse du ventre pour elle). Patrick et Brigitte sont évidemment surpris.

Brigitte – On n’a pas dit que c’était une soirée costumée !

Patrick – Au Club Med, c’est les animateurs qui fournissent les panoplies. Là, on n’a rien prévu…

Delphine – On n’a pas réussi à ouvrir la valise, mais on a trouvé ça dans un placard…

Patrick – Et vous dites que vous n’avez plus de passeport ? Déguisés comme ça, ils ne vous laisseront jamais rentrer à Paris. Ou alors en boat people !

Brigitte – Ah, non, mais ça vous va super bien !

Patrick – Et si tu nous faisais un petit numéro de danse du ventre à la fin du repas, Delphine, hein ?

Delphine (pincée) – Alors on se tutoie, maintenant… ?

Brigitte – Je vous sers ?

Brigitte fait le service en plaçant une boîte de couscous dans chaque assiette.

Delphine – Au moins, les parts aussi sont équitables…

Maurice – Ça n’a pas l’air si mauvais que ça.

Brigitte – L’appétit est le meilleur des condiments. C’est ce que disait toujours ma mère.

Ils mangent.

Patrick – Un petit coup de rouquin ?

Air ahuri de Delphine.

Maurice – Monsieur te propose du vin.

Delphine – Tu aurais dû faire interprète dans le 9-3 au lieu de grand reporter à Golf Magazine…

Patrick – Alors dis-moi, Momo, tu dois en voir du pays, avec ton job ?

Maurice – Oh, vous savez, il n’y a rien qui ressemble plus à un terrain de golf qu’un autre terrain de golf. Il n’y a que le nombre de trous qui varie parfois…

Brigitte – C’est marrant ça… Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de devenir journaliste à Golf Magazine ?

Patrick – Vous êtes passionné de golf ?

Maurice – Le père de ma femme est le patron du journal.

Patrick – Ah, d’accord…

Delphine – Vous vous intéressez au golf ?

Brigitte – Patrick, ce serait plutôt le foot ! Hein, Patou ?

Delphine – J’imagine que vous ne vous n’êtes pas très passionnés non plus par la peinture animalière… (En aparté à Maurice) Ça ne va pas être évident de tenir jusqu’aux loukoums…

Patrick remplit les verres.

Brigitte – C’est incroyable, cette histoire de valise…

Patrick – Remarquez, moi, si on m’avait échangé la mienne contre une autre, je ne suis pas sûr que j’aurais perdu au change.

Brigitte – Et qu’est-ce qu’il y a dans celle que vous avez récupérée ?

Maurice – Je vous dis, on n’a pas réussi à l’ouvrir.

Patrick – On verra ça tout à l’heure…

Brigitte (enjoué ) – Aucune serrure ne résiste à Patrick. Hein, Patou ?

Patrick – Ça la fait rire parce qu’on s’est connu dans un club de rencontre…

Brigitte – Chaque fille avait un cadenas, enfin vous voyez ce que je veux dire…

Patrick – Et chaque mec avait une clef. Le but du jeu, c’était de trouver la bonne serrure.

Brigitte – Patrick n’avait pas la bonne clef, mais il a quand même réussi à ouvrir ma serrure. Il est très bricoleur, vous savez.

Maurice est un peu embarrassé. Delphine préfère poursuivre le cours de ses pensées.

Delphine – En même temps, je ne suis pas sûre que ce soit très correct de fouiller dans la valise de quelqu’un qu’on ne connaît pas…

Brigitte – Bon ben on va pouvoir passer au dessert.

Brigitte se lève.

Brigitte – Non, non, restez assis… Tu peux m’aider à débarrasser, chéri ?

Patrick et Brigitte sortent.

Delphine – Et si c’était eux ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – La valise ! C’est peut-être eux qui nous ont piqué notre valise !

Maurice – Mais il n’y a rien de précieux, dans notre valise Vuitton. Et en plus c’est une fausse ! Pourquoi il nous l’aurait échangée contre une vraie ?

Delphine – Je ne sais pas moi… Pour nous faire une blague !

Maurice – Tu les crois vraiment capable d’une blague aussi sophistiquée ?

Delphine – Je vais aller voir discrètement si notre valise n’est pas dans leur chambre.

Maurice – Je ne sais pas si c’est une bonne idée… ?

Patrick et Brigitte reviennent, et croisent Delphine qui sort.

Brigitte – Où est-ce que vous allez ? On va manger les loukoums !

Delphine – Je vais juste… me rafraîchir un peu.

Patrick (hilare) – Alors, Momo, salam alikoum, mon frère ! On dit que les Arabes ont du mal à s’intégrer chez nous, mais alors vous, pour l’intégration, champion ! Vous n’avez plus qu’à apprendre la langue du pays…

Maurice tente de faire bonne figure.

Brigitte – Arrête de le taquiner.

Patrick – Il faut bien se marrer un peu, non ? On est en vacances ! C’est marrant quand même… C’est le portrait craché de Momo.

Brigitte – Quel Momo ?

Patrick – Mon pote au Collège Gagarine ! Mohamed !

Brigitte – Mohamed Martin ?

Patrick – Sa mère était arabe, et son père français. Son daron lui a refilé son nom, mais c’est sa reum qui a choisi le prénom.

Brigitte – Eh oui, la mixité, ce n’est toujours facile à gérer.

Patrick – Mohamed Martin ! On l’avait surnommé Ali Baba, parce que sa mère l’envoyait au collège en djellaba. Tout le monde le charriait avec ça… Quand il se foutait en boule, il se mettait à bégayer. Tu es sûr que tu n’as jamais habité Clichy-sous-Bois ?

Maurice (bégayant) – Non, non… Je… Je ne crois pas… pas..

Patrick – Momo ?

Maurice – C’est à dire que… Ma femme n’est pas au courant… On s’est rencontré à Sciences Po… Au lycée, j’ai décroché une bourse…

Patrick – Et tu t’appelles Maurice, maintenant ?

Maurice – J’ai demandé à changer de prénom… Mais je préférerais que tout ça reste entre nous, d’accord.

Patrick – Ok…

Delphine revient.

Delphine – Et voilà…

Brigitte – Tu m’aides à débarrasser, chéri ? Je vais préparer un peu de thé à la menthe…

Maurice – Alors ?

Delphine – Nos affaires ne sont pas dans leur chambre… Ils ont deux valises. L’une contient leurs fringues, et l’autre est pleine de boîtes de couscous…

Maurice – Ce n’était pas mauvais d’ailleurs… pour du couscous en boîte.

Delphine – C’est louche, non ?

Maurice – Quoi ?

Delphine – Une valise pleine de boîtes de couscous… C’est peut-être des trafiquants ?

Maurice – Des trafiquants de couscous en boîte ?

Delphine – Et si ces boîtes contenaient autre chose…

Maurice – Comme quoi ?

Delphine – Je ne sais pas, moi… De la drogue…

Maurice – Qui pourrait être assez con pour introduire dans un pays du Maghreb de la drogue planquée dans des boîtes de couscous équitable… ?

Leurs regards se tournent en même temps vers Patrick et Brigitte qui viennent de revenir.

Patrick – Ça y est, la vaisselle est faite !

Delphine – Eh, oui… L’avantage avec les conserves, c’est que la vaisselle est vite faite.

Brigitte – La prochaine fois, c’est votre tour !

Patrick – Mais ça ne règle pas votre problème de valoche, tout ça.

Maurice – Pour l’instant, je ne vois pas ce qu’on peut faire…

Delphine – Quand elle va découvrir son erreur, la personne qui a pris notre valise va sûrement nous contacter…

Patrick – Il y avait votre adresse, sur la valise ?

Maurice – Notre adresse en France, oui.

Brigitte – Ça ne va pas vous avancer beaucoup si le type renvoie votre valise en France…

Patrick – Et sur la valise que vous avez, il y a une adresse ? Un numéro de téléphone ?

Maurice ramène la valise.

Maurice – Non…

Delphine – Peut-être à l’intérieur ?

Maurice – On n’a pas la clef pour l’ouvrir.

Patrick – Ça ce n’est pas un problème, hein, Ali Baba ! (Il crochète la valise avec une fourchette). Suzanne, ouvre-toi ! Et voilà !

La valise s’ouvre enfin. Consternation générale.

Maurice – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Patrick – Ben ça ressemble à des billets de banque…

Brigitte – Vous qui aviez peur de ne pas avoir assez d’argent pour votre séjour…

Delphine – Ce n’est pas des euros, en tout cas.

Patrick – C’est une écriture bizarre.

Delphine – On dirait du cyrillique.

Patrick – Du quoi ?

Maurice – Ça doit être des roubles…

Delphine – Oh, mon Dieu…

Brigitte – Qui peut bien partir en vacances au Maghreb avec une valise pleine de roubles ?

Delphine – La mafia russe.

Maurice – Ça doit être de l’argent sale.

Patrick – D’où l’échange de valise…

Delphine – Quoi ?

Patrick – J’ai vu ça dans un film. On s’est servi de vous comme de mules !

Delphine – Des mules ?

Brigitte – Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin…

Patrick – Pour passer la douane…

Maurice – Vous croyez ?

Delphine – Mais alors qu’est-ce qu’on va faire ? Oh, mon Dieu ! Il faut absolument se débarrasser de cet argent !

Patrick – Ah, ouais, mais le blème, c’est que ces coco-là vont sûrement vouloir récupérer leur oseille… En général, ils n’ont pas tellement le sens de l’humour…

Delphine referme précipitamment la valise.

Delphine – Vous avez raison ! Il vaut mieux faire comme si on n’avait jamais ouvert cette valise, et qu’on n’était au courant de rien.

Maurice – Et si le type qui nous a loué la maison était dans le coup ?

Patrick – C’est vrai que ça commence à être zarbi qu’on ne l’ai pas encore vu, le proprio.

Delphine – Il fait peut-être parti de Al Qaida au Maghreb Islamique…

Patrick – Qu’est-ce qu’il foutrait avec une valise pleine de roubles ?

Delphine – Ils sont peut-être financés par les Tchétchènes ? Les Tchétchènes aussi, ils sont musulmans…

Brigitte – Oh , mon Dieu ! Si on avait su qu’il y avait des Tchétchènes dans le coin, on ne serait jamais venus… Tu m’avais dit qu’il n’y avait que des Bédouins !

Patrick – Calme-toi, chérie, c’est seulement une possibilité. (À Delphine) Vous pensez vraiment qu’ils pourraient venir cette nuit, et nous égorger tous comme des moutons ?

Brigitte (en larmes) – Et dire qu’on était venus ici pour passer des petites vacances tranquilles… C’est toi qui avais raison, Patou, on aurait mieux fait de retourner sur la Costa Brava !

Silence.

Delphine (à Maurice) – Et qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas eux ?

Brigitte – Nous ?

Delphine – On débarque ici, ils y sont déjà. Et comme par hasard, ils portent le même nom que nous ! On ne les connaît pas, après tout ! C’est peut-être eux qui sont chargés de récupérer la valise ! C’est peut-être eux qui vont nous égorger pendant la nuit !

Maurice – Ce sont des compatriotes, tout de même…

Delphine – Des compatriotes ? Ils habitent le 9-3 ! C’est plein de mosquées, par là-bas !

Maurice – Tu y es déjà allée ?

Delphine – On me l’a raconté…

Patrick – Oh, la petite dame, faudrait se calmer, là !

Brigitte – On les invite à manger le couscous, et voilà qu’ils nous traitent d’islamistes…

Patrick – C’est vous qui nous avez foutus dans cette merde !

Brigitte – On n’avait rien demandé, nous !

Patrick – Vous débarquez chez nous, comme ça, avec vos grands airs.

Brigitte – Et voilà que c’est la Guerre du Golfe !

Delphine – Chez vous ? Mais c’est chez nous, ici ! Hein, Maurice ? Enfin dis quelque chose, toi !

Maurice – Oui, enfin… Ce n’est pas le moment de s’énerver… Il faut rester solidaires…

Patrick – Ouais ben moi, je dis : démerden Sie sich ! C’est à vous qu’on a refourgué cette valoche, non ? On n’a rien à voir là dedans, nous. Je vais mettre la viande dans le torchon, moi. Tu viens bébé ? Non mais sans blague !

Patrick et Brigitte sortent. Maurice et Delphine restent là, passablement désemparés.

Delphine – Je crois qu’il vaudrait mieux instaurer un tour de garde pendant la nuit…

Noir

Maurice et Delphine, qui ont visiblement passé la nuit sur la terrasse, se réveillent avec l’appel à la prière du muezzin.

Delphine – On est toujours vivants… ?

Maurice – Je crois.

Delphine – Et la valise est toujours là… ?

Maurice – Oui…

Nouvel appel du muezzin.

Delphine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Maurice – L’appel à la prière…

Un temps.

Delphine – Et si c’était un don du ciel…

Maurice – Un don du ciel ?

Delphine – Après tout, si personne n’a réclamé cet argent dans un an et un jour…

Maurice – Tu crois ?

Delphine – On n’aura qu’à dire qu’on a gagné au loto…

Un temps.

Maurice – C’est quoi le cours du rouble… ?

Delphine – Je ne sais pas, mais quand on en a une pleine valise… On a sûrement de quoi voir venir…

Maurice – Il faudrait encore pouvoir ramener tous ces roubles en France…

Delphine – On pourrait utiliser les boîtes de couscous vide…

Maurice saisit une boîte vide oubliée dans un coin et l’examine.

Maurice – La date de péremption est dépassée… Ça devait être en promo. C’est pour ça qu’ils en ont acheté tout un stock…

Delphine – Ce n’est pas banal, cette histoire.

Maurice – Non…

Delphine – Et si c’était un coup monté ?

Maurice – Un coup monté ?

Delphine – Genre camera cachée, tu vois. Le genre d’émission où on piège des people en leur montant des histoires pas possibles.

Maurice – Mais on n’est pas des people…

Delphine – Il faudrait vérifier s’il n’y a pas une caméra (Elle se met à chercher). Ou des gens planqués quelque part qui nous observent en se fendant la pipe.

Elle scrute l’obscurité du côté du public, sans rien voir.

Maurice – Ça voudrait dire que Patrick et Brigitte sont des comédiens…

Delphine – Et pourquoi pas ?

Maurice – Crois-moi, j’ai de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas…

Les beaufs arrivent, lui en pyjama et elle en robe de chambre.

Delphine – Tu as raison… Même d’excellents comédiens n’arriveraient pas à faire un numéro de beaufs aussi crédible…

Brigitte – Bien dormi ?

Delphine – Pas vraiment en fait.

Brigitte a l’air de pousser Patrick à dire quelque chose.

Patrick – Bon, excusez-moi pour hier soir, hein, je me suis un peu emporté.

Brigitte – Mon mari est un peu soupe au lait…

Maurice – Ce n’est rien, ce n’est pas grave, je vous assure…

Delphine – Je crois que je vais aller me rafraîchir un peu…

Maurice – Moi aussi…

Brigitte – J’ai fait du café. On vous attend pour le petit déjeuner ?

Maurice et Patrick esquissent un sourire et sortent.

Patrick – Ils ont laissé leur valise ici…

Brigitte – Ce n’est pas très prudent…

Un temps.

Patrick – Dommage qu’ils soient les seuls à profiter de ce magot, quand même…

Brigitte – C’est sûr…

Patrick – Pourquoi on n’aurait pas droit à notre part, nous aussi ?

Brigitte – C’est vrai qu’on en aurait plus besoin qu’eux…

Patrick – C’est comme le loto… C’est toujours ceux qui n’en ont pas besoin qui gagnent.

Brigitte – Les vieux, les riches…

Patrick – Ou ceux qui sont trop pauvres pour savoir même comment en profiter…

Brigitte – Qui dépensent tout et qui finissent encore plus pauvres qu’ils n’étaient déjà…

Patrick – Moi, je saurais bien quoi en faire de tout ce pognon, crois-moi…

Brigitte – Oui, mais cette valise est à eux…

Patrick – À eux ? Tu rigoles ! Si c’est nous qu’on avait pris pour des mules…

Brigitte – Tu as raison… Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin…

Patrick – Il doit sûrement y avoir moyen de…

Brigitte – Quoi… ?

Maurice et Delphine reviennent.

Brigitte – Un peu de café ?

Maurice – On a bien réfléchi. On va prévenir la police, et ils vont s’en occuper. C’est plus prudent.

Patrick – Si j’étais vous, je ne ferai pas ça…

Delphine – Pourquoi ?

Patrick – Dans ce genre de pays, la police, vous savez…

Delphine – C’est vrai qu’il y a quelques semaines, dans le coin, la police torturait encore les opposants au régime…

Patrick – Alors vous imaginez s’ils débarquent et qu’ils vous trouvent ici sapés comme Ben Laden avec votre valoche pleine de roubles… C’est vous qu’ils vont prendre pour des membres d’Al Qaida…

Maurice – Vous croyez… ?

Patrick – Au mieux, vous risquez de croupir en taule pendant des années avant que quelqu’un veuille bien s’occuper de votre cas.

Brigitte – Un cas quand même assez embrouillé… Même moi, je ne suis pas sûre d’avoir tout compris…

Delphine – On n’a qu’à brûler tout ça ! Puisque c’est de l’argent sale…

Patrick – Mais si ces salopards viennent réclamer leur fric ?

Delphine – Pour l’instant, personne n’est venu.

Patrick – Ils attendent peut-être un moment plus propice.

Brigitte – C’est peut-être le ramadan.

Maurice – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Patrick – Attendez encore un peu, pour voir si le propriétaire rapplique ?

Maurice – Le propriétaire de la maison ?

Patrick – Le propriétaire de l’argent !

Brigitte – La mafia tchétchène !

Maurice – Vous avez peut-être raison… Qu’est-ce que tu en penses, Delphine ?

Delphine (perplexe) – Franchement, je ne sais plus trop quoi penser…

Brigitte – Bon, je vais refaire un peu de café.

Patrick – Laisse, je vais y aller…

Brigitte – Tu es sûr que tu vas y arriver ?

Patrick – Mais oui ! Tu es en vacances, après tout. Repose-toi un peu…

Patrick s’éclipse. Les trois autres restent là, plongés dans leurs pensées. Le téléphone de Brigitte sonne.

Brigitte – Allo ? (Étonnée) Oui, je vous la passe… (À Delphine) C’est pour vous. Un type avec un accent belge… Je ne sais pas du tout qui c’est…

Delphine – Oui ? (Son visage se décompose et les deux autres la regardent d’un air inquiet) D’accord… Non, non… Très bien… Nous agirons conformément à vos instructions…

Elle rend son portable à Brigitte, le visage défait. Maurice et Brigitte lui lancent un regard interrogateur.

Delphine – C’était eux…

Patrick revient.

Patrick – Je ne trouve pas les filtres, bébé… (Voyant la tête des autres) Qu’est-ce qui se passe ?

Delphine – Un type au téléphone avec un accent bizarre. Il dit qu’il a notre valise…

Maurice – Et alors ?

Delphine – Il propose un échange…

Brigitte – Un échange d’otages ?

Delphine – Un échange de valises !

Patrick – Comment ça ?

Delphine – Il faut déposer la valise sur la terrasse, rentrer à l’intérieur de la maison, et le type viendra pour remplacer la vraie valise par la fausse.

Brigitte – Une fausse valise ?

Delphine – La nôtre.

Maurice – On se croirait dans un mauvais film d’espionnage…

Delphine – Il a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas de témoins.

Maurice – Mais pourquoi il a appelé sur le portable de Brigitte ?

Brigitte – Ce n’est pas la première fois qu’on nous confond… Ça doit être encore à cause de cette homophobie…

Patrick – Je pense qu’il vaut mieux faire ce qu’ils disent… Ces types là ne rigolent pas…

Delphine – Pas de témoins…

Brigitte – Ils vont peut-être tous nous tuer de toute façon. Après avoir récupéré la valise. Tout ça à cause de vous !

Maurice – Eh, on n’avait rien demandé, nous !

Brigitte – On ne reverra peut-être plus jamais Clichy-sous-Bois…

Patrick – Ne t’inquiète pas, bébé. Si on fait exactement ce qu’ils nous demandent, je suis sûr que ça se passera bien.

Brigitte se précipite sur la bouteille de rouge.

Brigitte – Je crois que j’ai besoin d’un petit remontant.

Maurice l’imite en se servant à boire elle aussi.

Maurice – Moi aussi…

Noir.

Dans la pénombre, un homme en djellaba capuche relevée vient récupérer la valise avec précaution. Brigitte débarque par derrière et l’assomme avec le parasol. L’homme s’écroule. La lumière revient.

Brigitte – Venez vite ! Je l’ai eu !

Maurice et Delphine arrivent à leur tour. L’homme est inconscient. Brigitte lui enlève sa capuche.

Brigitte – Patrick !

Delphine – Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? C’était eux !

Maurice – Mais alors pourquoi sa femme l’aurait assommé ?

Patrick – Ok… J’ai juste voulu récupérer le pognon…

Brigitte – Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Patrick – J’avais peur que tu ne sois pas d’accord…

Brigitte – Mais enfin, Patou… Je ne t’ai pas fait trop mal au moins ?

Delphine – L’enfoiré.

Brigitte – Eh, surveille ton langage, pouffiasse. Tu parles de mon homme, là !

Maurice – Et comment on aurait fait, nous, si le type qui a téléphoné était vraiment venu récupérer son fric ?

Patrick – C’est moi qui ai téléphoné.

Delphine – Ah, d’accord…

Delphine – Il mériterait que tu lui donnes une bonne correction, hein Maurice ?

Patrick – Essaye toujours, Momo.

Maurice – On est entre gens civilisés, non ? Et nous sommes dans un pays qui vient à peine de reconquérir la démocratie. On ne va pas se laisser aller à la violence…

Patrick – Ok, n’empêche qu’on veut notre part du trésor.

Delphine – Quelle part ?

Patrick – La moitié. Ou alors je déballe tout. Hein, « Ali Baba » ?

Delphine – Déballez quoi ?

Maurice – Je t’expliquerai… Bon… Alors on fait un partage équitable…

Brigitte – C’est ça. Comme pour le couscous.

Maurice ouvre la valise et ils examinent de plus près les billets.

Brigitte – Mais ce n’est pas du cyrillique, c’est du grec.

Patrick – C’est des drachmes !

Delphine – Comment vous savez ça ?

Patrick – On est allés passer des vacances en Grèce juste avant le passage à l’euro. Je me souviens très bien à quoi ressemblaient les billets. Regardez, il y a même l’Acropole dessinée dessus !

Delphine – Vous voulez dire le Parthénon, sans doute…

Brigitte – Qu’est-ce que des mafiosos russes peuvent bien faire ici avec une valise pleine de drachmes…

Patrick – C’est peut-être des faux billets ?

Delphine – Qui serait assez con pour fabriquer des faux drachmes dix ans après le passage à l’euro, et en remplir une pleine valise avant de partir pour le Maghreb ?

Maurice – Vous avez bien une pleine valise de couscous en boîte périmé !

Delphine – Ils sont peut-être encore échangeables.

Brigitte – Non, plus depuis le premier janvier 2012 .

Maurice – Comment vous savez ça ?

Brigitte – On avait retrouvé un billet dans une valise, et on s’était renseigné…

Delphine – Ouais, ben là, on en a une pleine valise…

Patrick – Et dire qu’on a failli s’entretuer…

Soupir général.

Brigitte – Tout ça pour quoi ?

Patrick – Pour du fric !

Patrick remplit les verres.

Patrick – Allez, c’est ma tournée ! Ça va nous remettre de nos émotions.

Ils trinquent.

Brigitte – Comme ma mère me disait toujours : l’argent ne fait pas le bonheur.

Delphine – Pas les drachmes, en tout cas. Surtout lorsqu’ils ne sont plus échangeables…

Maurice – Personne ne viendra réclamer cet argent, c’est évident.

Brigitte – Tout est bien qui finit bien, comme disait ma mère.

Un temps.

Delphine – Bon, je vais appeler le consulat au sujet de la perte de notre valise, on verra bien ce qu’ils nous proposent.

Maurice – Ils nous feront des papiers provisoires pour rentrer en France.

Delphine – Et ils nous avanceront un peu d’argent.

Brigitte – Sinon, on vous en prêtera.

Patrick – Entre Français, à l’étranger, il faut bien se serrer un peu les coudes. Tiens Momo, je vais commencer par te refiler des fringues, tu ne peux pas rester déguisé comme ça… et moi non plus.

Brigitte sort pour téléphoner, suivie de Patrick et Maurice qui vont se changer.

Brigitte – Bon ben je vais faire un peu de rangement moi.

Brigitte cherche une fréquence sur la radio.

Speaker – Les inquiétudes se précisent quant à la sortie de la Grèce de la zone euro, une réunion…

Brigitte change de station et on entend de la musique orientale. Elle fait un peu de rangement. Patrick et Maurice reviennent. Patrick a remis sa tenue précédente, et Maurice a adopté une tenue similaire à celle de Patrick, genre très beauf.

Brigitte – Ah, ça vous va très bien.

Patrick – Encore un petit coup de rouquin.

Maurice – Allez !

Patrick remplit les verres.

Maurice – Reste à savoir ce qu’on fait pour la maison…

Patrick – Maintenant qu’on a appris à se connaître et à s’apprécier… Pourquoi on ne passerait pas les vacances ensemble, hein Momo ? Après tout, on est des amis d’enfance, non ?

Delphine revient.

Delphine – Ça y est. Je leur ai laissé notre adresse… (Delphine remarque la tenue de Maurice). Tu t’es changé ?

Brigitte – Ça change, non ? Il fait plus jeune, comme ça, vous ne trouvez pas ?

Sous l’effet de l’alcool, Maurice semble sérieusement désinhibé.

Maurice – Patrick et Brigitte nous proposent de passer les vacances ensemble, qu’est-ce que tu en penses, chérie…

Delphine (en aparté) – Écoute, Maurice… On a sûrement beaucoup à apprendre à la fréquentation des gens de Fontenay-sous-Bois, mais bon…

Maurice – Clichy-sous-Bois.

Delphine – Oui, bon, c’est pareil, non ?

Maurice – Non, ce n’est pas pareil, Delphine ! Fontenay-sous-Bois, c’est dans le 9-4. Clichy-sous-Bois, c’est dans le 9-3.

Delphine – Comment tu sais ça, toi ?

Maurice – J’y étais au collège. Au Collège Gagarine. Avec Patrick. Momo, c’est moi, Delphine ! Et si ça ne te plaît pas c’est pareil.

Delphine – Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Brigitte – Alors ça, pour un coming out !

Maurice – J’en ai marre de mentir. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai tout fait pour correspondre à l’image que tu attendais de moi. À l’image que tes parents attendaient de moi ! Mais là j’en ai marre.

Delphine – Mais tu délires !

Maurice – J’ai même changé de prénom pour toi !

Delphine – Tu ne t’appelles pas Maurice ?

Maurice – Je suis venu ici pour retrouver mes racines ! Pour renouer avec mes ancêtres !

Delphine – Il est saoul, c’est ça. Mais enfin, Maurice, tes ancêtres, ce sont les Gaulois !

Maurice – J’ai du sang bédouin dans les veines, Delphine ? Je suis un homme du désert, moi ! Un nomade ! Je ne supporte plus les terrains de golf, tu comprends ?

Brigitte – C’est quoi, déjà, la différence entre un bédouin et un musulman ?

Delphine – Ne l’écoutez pas, il est complètement saoul.

Maurice – Au fond de moi, je sais bien que je suis fait pour vivre sous la tente, au milieu des sables ! Pas dans un duplex du seizième arrondissement.

Delphine – Parfait ! S’il n’y a que cela, la prochaine fois, on partira camper dans Les Landes !

Maurice – Je suis un Touareg, Delphine ! Et tu as fait de moi… un touriste !

Brigitte, passablement bourrée elle aussi, croit bon d’intervenir pour détendre l’atmosphère.

Brigitte – Et si on faisait un barbecue à midi ?

Patrick – Tu vois bien que ce n’est pas le moment, bébé… Je te jure, de temps en temps, tu manques vraiment de psychologie, tu sais ?

Brigitte – De psychologie ? C’est ça, traite-moi de conne aussi !

Patrick – Mais enfin, qu’est-ce qui t’arrive, bébé ?

Brigitte – Je ne suis pas ton bébé, d’abord ! Et si tu étais vraiment un homme, tu commencerais par m’en faire un !

Patrick en reste estomaqué.

Maurice – Il ne manque plus que les saucisses.

Delphine – Pardon ?

Maurice – Pour le barbecue !

Delphine – On n’a même pas de papier pour l’allumer.

Maurice (pétant les plombs) – On a les drachmes ! On les putains de drachmes ! On ne va pas les garder pour jouer au Monopoly !

Maurice se met à déchirer les billets et à les lancer sur le barbecue.

Patrick – On a aussi amené des merguez.

Noir.

Maurice, Delphine, Patrick et Brigitte reviennent tous les quatre de la piscine.

Patrick – Ah, ça rafraîchit !

Maurice – Oui, ça remet les idées en place…

Delphine – Et l’estomac… Elles étaient un peu grasses, ces merguez, non ?

Maurice – Je ne savais même pas que ça existait, des merguez en conserve.

Delphine – Il faut reconnaître que la piscine est magnifique.

Brigitte – Bon ben nous on va se changer, tu viens Delphine ? Je vais te passer de quoi t’habiller, quand même. Je vois tout à fait ce qui pourrait être ton style…

Les deux femmes sortent.

Patrick – Mais comment tu as fait pour cacher à ta femme que tu étais musulman, Momo ? D’après ce que j’ai vu, tu es toujours circoncis, non ?

Maurice – Je lui ai dit que j’étais juif non pratiquant… Mais je fais quand même le jeun pour Kippour une fois par an.

Patrick – Ah, oui, quand même…

Un temps.

Patrick – Un petit digestif ?

Maurice – Allez !

Patrick sort une bouteille de la glacière et remplit deux verres. Ils trinquent.

Maurice – Excellent ! Qu’est-ce que c’est ?

Patrick – De l’ouzo. On en a tout un stock à la maison. Un peu de musique ?

Patrick allume une radio. Après avoir cherché un moment une fréquence audible, il se décide pour une station. Musique arabe. Au bout d’un moment, Brigitte et Delphine reviennent. Delphine est désormais habillée dans le même style sexy vulgaire que Brigitte.

Patrick – Ah, ça vous va super bien !

Delphine – Vous trouvez ? Qu’est-ce que tu en penses, chéri ?

Maurice est un peu décontenancé. La musique s’arrête.

Speaker – Nous interrompons ce programme musical pour un flash spécial d’information.

Speaker – La nouvelle vient de tomber à l’instant. Elle a pris tous les analystes économiques de court. Le drachme est redevenu depuis ce matin la monnaie officielle de la Grèce, après sa sortie de l’euro. Nous vous tiendrons bien sûr informés de toutes les conséquences de cette décision. Mais s’il vous reste quelques drachmes oubliés dans un tiroir ou une valise, c’est le moment de les ressortir…

Maurice – On a brûlé tous les nôtres pour allumer le barbecue…

Speaker – Et maintenant, un peu de musique classique, en ce jour de deuil pour l’Europe…

Tous les regards se portent sur le barbecue encore fumant. Le portable de Delphine se met à sonner. Maurice coupe la radio.

Delphine – Oui… ? D’accord… Très bien…

Elle range son portable. Les trois autres sont pendus à ses lèvres.

Delphine – Un type du consulat va venir en personne nous remettre notre passeport provisoire…

Maurice – Et… ?

Delphine – Et récupérer la valise Vuitton. Ils la cherchent partout depuis ce matin…

Maurice – Le consulat ?

Delphine – C’est la valise d’un membre du Quai d’Orsay qui passe ses vacances ici.

Maurice – Ici ? Pas parce que c’est en promo, quand même ?

Delphine – Il est invité dans son palais par l’ex-Ministre de la Justice du dictateur déchu. Il est venu soutenir sa candidature à la présidentielle…

Patrick – Avec une valise pleine de drachmes ?

Delphine – Après tout, ce sont les Grecs qui ont inventé la démocratie.

Maurice – Mais c’est la France qui a inventé Vuitton.

Delphine – Et le financement occulte des campagnes électorales, qui fait tout le charme de la démocratie à la française.

Maurice – Ils ont dit autre chose ?

Delphine – Ils ont bien précisé de ne surtout pas ouvrir la valise. C’est une Vuitton diplomatique.

On entend le bruit d’une sirène de police au loin.

Maurice – Là, je crois qu’on est mal…

Patrick – On n’a même pas une bagnole pour se faire la malle.

Maurice – À part enfourcher ces chameaux qu’on voit là-bas et disparaître dans le désert.

Delphine – Toi qui voulais réveiller le Touareg qui sommeille en toi.

Maurice – La dernière fois que je suis monté sur un chameau, j’avais huit ans. C’était au Parc Astérix…

Patrick – Et moi à la Mer de Sable.

Le portable de Brigitte sonne. Elle répond.

Brigitte – Allo, oui… ? (Elle met sa main devant l’écouteur) C’est le propriétaire de la maison. Il demande si nos vacances se passent bien. Qu’est-ce que je lui dis ?

On entend un bruit de sirène de police proche.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-13-0

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Un mariage sur deux

One marriage out of two –  Un matrimonio en cada dosUm casamento em cada dois

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Un mariage sur deux se termine en divorce…

Ce soir-là, Stéphane doit apprendre à ses beaux-parents, qui l’idéalisent, son divorce d’avec leur fille, qu’il a trompée. C’est le moment que choisissent ces derniers pour annoncer au couple la donation de leur villa à Neuilly pour élever leurs futurs enfants. Comment dès lors ranimer la flamme sans avoir l’air de vouloir simplement investir dans la pierre ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Un mariage sur deux

Personnages : RobertMarianneStéphaneDorothée

ACTE 1

La salle de séjour très bourgeoise d’une villa à Neuilly. La table est mise pour quatre. Dans un coin, un sapin enguirlandé, au pied duquel ne trône aucun cadeau. Robert, la soixantaine pantouflarde, et Marianne, la cinquantaine BCBG, sont assis chacun à un bout du canapé. Ils restent un instant silencieux, perdus dans leurs pensées. Une pendule à l’ancienne ou un coucou alsacien, en sonnant huit heures, les sort de leur torpeur.

Robert – Ils t’ont dit qu’ils arrivaient à quelle heure ?

Marianne – Huit heures et demie. Mais tu sais comment c’est. Avec les embouteillages…

Robert – Montreuil-sous-Bois Neuilly-sur-Seine… Un jour comme aujourd’hui, ils en ont au moins pour une heure…

Marianne – Je ne sais pas pourquoi on appelle ça Montreuil-sous-Bois, parce que c’est quand même assez loin du Bois de Boulogne.

Robert – Du Bois de Vincennes, tu veux dire…

Marianne – Quelle idée ils ont eu d’aller s’installer à l’Est !

Robert – C’est moins cher qu’à Paris…

Marianne – L’Est, c’est toujours moins cher. Je ne sais pas pourquoi. Regarde à Berlin. Même après la chute du mur, ça reste moins cher…

Robert – Et puis Stéphane ne doit pas terminer de bonne heure… Il fait un remplacement dans un cabinet dentaire à Rosny-sous-Bois… Par là-bas, les bonnes femmes se font soigner les dents après leur boulot…

Marianne – Quand elles ont de quoi se faire soigner les dents… Je suis allée les voir une fois en métro. C’est effrayant… Les gens ont les dents dans un état, par là-bas…

Robert – Tu as pris le métro ?

Marianne – Il me restait un ticket jaune, mais il n’était plus valable. Tu sais que les tickets sont verts, maintenant ?

Robert – Un petit détartrage une fois par an pour le réveillon, et encore… Mais pour un dentiste, ce n’est pas du boulot…

Marianne – Il est courageux.

Robert – Oui.

Marianne – Elle a de la chance d’être tombée sur lui.

Robert – Ouais…

Un temps.

Marianne – L’avocat t’a bien donné tous les papiers ?

Robert – Oui, oui, ils sont là, sur la commode… Il n’y a plus qu’à les signer…

Marianne – Très bien.

Robert – Mmm…

Silence.

Marianne – Tu te rends compte ? C’est le dernier Noël où on reçoit notre fille ici avec son mari… Je veux dire ensemble, chez nous…

Robert – Tu es vraiment sûre que c’est ce que tu veux ? Il est encore temps de changer d’avis… Après, quand on l’aura annoncé à Stéphane et à Dorothée… Ce ne sera plus possible de faire machine arrière…

Marianne – C’est bien pour ça qu’il faut leur dire ce soir. Sinon, on ne le fera jamais.

Robert – Mmm…

Marianne – Ça va leur faire un choc…

Robert – On pourrait attendre un peu. Rien ne presse…

Marianne – On en a déjà parlé cent fois. À quoi ça servirait de repousser encore d’un mois ou deux…

Robert – Tu as raison. Il faut savoir tourner la page.

Marianne – Bientôt une nouvelle année qui commence. On est encore jeunes. On peut refaire notre vie, comme on dit…

Robert – Je suis moins jeune que toi…

Marianne – Allez… Je sais que tu peux encore plaire aux femmes…

Un temps.

Robert – On aura quand même vécu trente ans ensemble dans cette maison. Ce n’est pas rien…

Marianne – Ces dernières années, on n’arrêtait pas de se disputer, pour un oui ou pour un non… Ce n’était plus possible, Robert, tu le sais bien. Il vaut mieux arrêter avant qu’on ne devienne vraiment des ennemis l’un pour l’autre… Ce n’est pas ce que tu veux…

Robert – Non, bien sûr…

Marianne – Bon, ce sera peut-être un peu dur les premiers temps. Pour toi comme pour moi. Mais après, la vie reprendra le dessus… On s’inventera de nouvelles habitudes, chacun de notre côté. Avec d’autres gens…

Robert – Oui, bien sûr…

Marianne – Je t’assure, c’est mieux pour tout le monde. Et puis je te l’ai dit : en divisant notre patrimoine en deux, on échappera à l’ISF.

Robert – Tu as raison. Mais quand même… Ça va leur faire un choc…

Marianne – Ils sont grands, non ? Et puis maintenant qu’elle est mariée…

Robert – Oui.

Marianne – Allez, il faut que je m’occupe de ma cuisine, moi… (Elle se lève) Tu n’as pas oublié de prendre le pain à la boulangerie, au moins ?

Robert – Merde, le pain… Tu vois, je commence déjà à perdre la tête…

Marianne – Bon ben tu n’as plus qu’à y retourner…

Robert – Oui, oui, j’y vais.

Marianne – Dépêche toi, ça va fermer… Et tu sais qu’à cette heure-là, souvent, ils n’ont plus que du pain de mie ou des biscottes…

Robert se lève à contrecœur

Robert – Ou pire : du pain aux noix.

Marianne – C’est bon, avec le fromage.

Robert – Je déteste le pain aux noix.

Marianne – Tu vois, Robert ? C’est ça le problème de la vie en couple ! Tu n’aimes pas le pain aux noix, alors moi je n’ai pas le droit d’en manger !

Robert – Ça fait grossir, le pain. Alors le pain aux noix…

Marianne – Tu me trouves trop grosse, c’est ça ?

Robert – Allez, on ne va pas recommencer à se disputer. Plus maintenant…

Marianne – Non.

Robert – Tu as raison, je crois qu’on a pris la bonne décision…

Robert sort vers l’entrée. Marion soupire et disparaît vers la cuisine.

Arrivent Stéphane, la petite trentaine conservatrice genre Lacoste et mocassins, et Dorothée, un peu plus jeune, style Prénatal enceinte jusqu’aux dents. Stéphane a un bouquet de fleurs dans une main, et l’autre encombrée de quelques paquets cadeaux.

Stéphane – Ça roulait bien finalement… On a mis à peine vingt minutes…

Dorothée (à la cantonade) – Il y a quelqu’un ?

Stéphane dépose ses paquets au pied du sapin, mais garde le bouquet à la main.

Stéphane – Qu’est-ce que tu as acheté, pour ta mère, finalement ? Que j’ai l’air d’être un peu au courant…

Dorothée – Tu verras, c’est une surprise… (Haussant le ton) Oh, oh ! On est là !

Stéphane – La maison est tellement grande… De la cuisine, on n’entend pas la sonnette de l’entrée. Heureusement que j’ai les clefs.

Dorothée – Oui… D’ailleurs, je n’ai pas très bien compris pourquoi c’est à toi que ma mère a confié les clefs de la maison. Après tout, c’est moi, la fille de la famille…

Stéphane – Je viens plus souvent… C’est moi qui m’occupe de la comptabilité de ton père…

Dorothée – Oui ben justement, ça non plus, je n’ai pas très bien compris. C’est bien moi qui suis expert comptable, non ? (Un temps) Et puis jusque là, c’était ma mère qui s’occupait de la comptabilité du cabinet !

Stéphane – Je lui donne juste un coup de main avec l’informatique. À son âge, elle ne va plus s’y mettre…

Dorothée – Parce que moi je ne pourrais pas aider mon père avec l’informatique…?

Stéphane – Apparemment, il préfère avoir à faire à un confrère… Et puis il dit que tu compliques tout… Ce n’est pas entièrement faux, si ?

Dorothée – Il y a un message subliminal ?

Stéphane – Pas du tout…

Dorothée – Parce que je n’accepte pas que mon mari se fasse sucer par son assistante entre deux plombages, je complique tout ?

Stéphane – Si on pouvait éviter la vulgarité…

Dorothée – Tu préfères le mot fellation ?

Stéphane – À la limite, oui… Même si techniquement…

Dorothée – Techniquement ?

Stéphane – Je ne suis pas sûr qu’on puisse vraiment appeler ça tromper sa femme, voilà.

Dorothée – C’est ça… Parles-en à Bill Clinton…

Stéphane – Sa femme à lui n’a pas divorcé…

Dorothée – Mais tu n’es pas Président des États Unis… Tu n’as pas la puissance nucléaire… En attendant, c’est à mes parents que tu dois en parler, tu te souviens ?

Stéphane – Tu es sûre de vouloir vraiment divorcer ?

Dorothée – J’ai cru que tu allais ajouter pour si peu…

Stéphane – On pourrait attendre une semaine ou deux avant de leur annoncer ça. Histoire de laisser passer les fêtes. Ça va leur faire un choc…

Dorothée – Et à moi, tu crois que ça ne m’a pas fait un choc d’entrer dans ton cabinet et de te voir allongé sur le fauteuil en train de te faire liposucer par cette garce en blouse blanche…?

Stéphane – Je sais, c’était une grave erreur de jugement de ma part…

Dorothée – Au moins, maintenant, je sais où tu cachais ta faculté de jugement…

Stéphane – Et je me suis déjà excusé pour ça, mais bon… On pourrait réfléchir encore un peu…

Dorothée – C’est tout réfléchi.

Stéphane – Pense au bébé…

Dorothée – Et toi, tu y as pensé ?

Stéphane – Mais pourquoi ce serait à moi de leur annoncer ça ? C’est toi qui veux divorcer, pas moi. Et puis ce sont tes parents, après tout !

Dorothée – Pourquoi ? Parce que si c’est moi qui leur dis, ils ne vont pas me croire, figure-toi ! Et puis ce serait trop facile, hein ? Ils te portent aux nues ! Tu es le gendre idéal ! Non, je veux t’entendre leur dire devant moi : Je ne suis qu’un salaud, j’ai trompé votre fille…

Stéphane – Techniquement…

Dorothée – Ok, alors si tu préfères : Oui, je me suis fait tailler une pipe par mon assistante. Ça te va, comme expression ? C’est un peu désuet, mais bon… Fellation, je ne suis pas sûr qu’ils comprennent.

Stéphane – Ça va leur faire un choc…

Dorothée – C’est ça, un choc salutaire… Un électrochoc ! Je veux de mes yeux te voir descendre du piédestal sur lequel ils t’ont injustement placé, alors que moi, ils m’ont toujours considérée comme une conne ! (Haussant le ton en apercevant le bouquet que Stéphane a toujours dans les mains) Et je t’avais dit que le bouquet, je n’étais pas pour !

Stéphane – C’est Noël, quand même…

Dorothée (hurlant) – Maman !

Stéphane – Ne crie pas si fort… Pourquoi tu t’énerves…? Elle va bien finir par arriver… Mais la maison est tellement grande…

Dorothée – Et dire que nous on vit à deux dans un studio à Montreuil.

Stéphane – Bientôt trois…

Dorothée – Tu ne comptes pas rester vivre avec nous après le divorce, quand même ?

Stéphane – Non, bien sûr…

Dorothée – On devra se saigner aux quatre veines pour payer leur retraite ! Alors qu’à nous, en remerciement, la Sécu nous promet seulement quelqu’un pour changer nos couches si on devient centenaire…

Marianne revient de la cuisine avec un vase.

Marianne – Ah, vous êtes là ? Je ne vous avais pas entendus arriver…

Stéphane – Bonjour belle-maman.

Pendant que Marianne pose son vase sur un guéridon, Dorothée, hors d’elle, s’adresse à Stéphane en aparté.

Dorothée – Et si tu pouvais arrêter de l’appeler belle-maman, vu ce que tu as à lui annoncer ce soir…

Marianne aperçoit le bouquet que lui tend Stéphane.

Marianne – Ah, mon petit Stéphane, heureusement que vous êtes là… Toujours une attention délicate… Ce n’est pas mon mari qui m’offrirait des fleurs… Ni ma fille… Je parie que comme d’habitude, c’est vous aussi qui avez choisi mon cadeau de Noël… Ce n’est pas vrai ?

Stéphane – C’est à dire que…

Dorothée – Tu sais bien que j’ai un mari parfait.

Marianne – Et moi un gendre idéal ! Pas vrai, mon petit Stéphane ?

Marianne embrasse chaleureusement son gendre, sous le regard exaspéré de Dorothée.

Stéphane – Vous devriez les mettre dans l’eau tout de suite…

Marianne – Vous avez raison. D’ailleurs je vous connais tellement, vous voyez. J’avais déjà apporté le vase…

Marianne prend les fleurs et s’apprête à les mettre dans le vase en question.

Dorothée – Et moi, tu ne m’embrasses pas ?

Marianne – Si, si, bien sûr…

Marianne embrasse sa fille beaucoup moins chaleureusement que son gendre, puis met les fleurs dans l’eau et se recule un peu pour les admirer.

Marianne – Elles sont vraiment magnifiques. (Elle se retourne vers sa fille) Toi, en revanche, tu as mauvaise mine, ma fille…

Dorothée – Merci…

Marianne – Qu’est-ce que tu veux… Il y a des femmes à qui la grossesse réussit, et puis d’autres… Remarque, moi, c’était pareil… Quand j’étais enceinte de toi, j’avais une mine épouvantable… et je n’arrêtais pas de vomir.

Dorothée – Oui, je sais… Tu ne rates jamais une occasion de me le rappeler…

Marianne – Tu as eu les résultats de ton échographie ? Le bébé va bien ?

Dorothée – Oui, oui… Tout va bien pour le bébé, rassure-toi…

Marianne – Et vous ne voulez toujours pas savoir si c’est une fille ou un garçon ? Quelle drôle d’idée…

Stéphane – On préfère vous faire la surprise.

Dorothée – Oui… D’ailleurs Stéphane a une autre surprise pour vous… Hein Stéphane ?

Marianne – Ah, oui ?

Mine embarrassée de Stéphane, sauvé par l’arrivée de Robert une baguette sous le bras, et une bouteille de champagne à la main.

Robert – J’ai pris aussi une bouteille de champagne au passage… Pour boire avec la bûche. Et puis il faut bien célébrer ça… Si on peut dire…

Stéphane – Ça ?

Dorothée – Célébrer quoi ?

Robert (à Marianne) – Tu ne leur as pas encore dit ?

Marianne – Je t’attendais, quand même…

Mines perplexes de Stéphane et Dorothée.

Robert – Et bien vous en faites une tête ? Un problème avec le bébé ?

Stéphane – Non, non, rassurez-vous, rien de grave.

Dorothée – Ben si, quand même…

Marianne – Bon, on sait que c’est un peu difficile pour vous en ce moment…

Dorothée – Ah bon ?

Marianne – À deux dans ce petit appartement à Fontenay-sous-Bois…

Stéphane – Montreuil-sous-Bois.

Robert – On a du mal à s’y retrouver, dans le 9 – 3, c’est tellement boisé…

Marianne – Bref… Vivre les uns sur les autres, comme ça, on se doute que ça ne doit pas favoriser l’harmonie du couple…

Robert (blagueur) – Ah, ça… Les uns sur les autres… Ça dépend, hein ?

Marianne – Quant à fonder une famille…

Robert – Il paraît qu’en région parisienne, un mariage sur deux se termine en divorce…

Dorothée – Oui, d’ailleurs, Stéphane avait quelque chose à vous dire à ce sujet…

Robert – Ah, oui ?

Marianne – Et bien nous aussi, nous avons une grande nouvelle à vous annoncer.

Stéphane – Ah, bon ?

Dorothée – Nous d’abord, si vous permettez.

Stéphane – Mais non, voyons…

Marianne – Stéphane a raison. Il vaut mieux que vous écoutiez d’abord ce que ton père et moi avons à vous dire. Quelque chose me dit que cela pourrait résoudre tous vos problèmes.

Dorothée – Tu crois ?

Robert – En tout cas, ça vous mettra sans doute beaucoup plus à l’aise pour nous parler du sujet qui vous préoccupe.

Dorothée – Ne me dites pas que vous divorcez aussi ?

Marianne – Mais non, voyons… Quelle drôle d’idée !

Robert – À notre âge…

Marianne – Pourquoi aussi ?

Dorothée – Vous avez un cancer ?

Robert – Mais non, pas du tout !

Marianne – On dirait presque que tu es déçue ?

Stéphane – Alors que se passe-t-il, belle-maman ?

Robert – On ne va pas discuter de ça debout, voyons. Asseyez-vous, on va prendre l’apéritif.

Marianne (avec un sous-entendu) – Faites comme chez vous…

Ils s’asseyent tous les quatre autour de la table basse, et Robert sert l’apéritif avec les bouteilles qui se trouvent dessus.

Robert – Porto pour tout le monde, comme d’habitude ? Sauf pour la femme enceinte, évidemment…

Stéphane – Allez…

Robert lève son verre et les autres l’imitent.

Robert – A vos amours !

Marianne – Et à notre petit-fils !

Dorothée – Ce sera peut-être une fille…

Robert – Ce n’est pas notre premier choix, mais bon…

Marianne – Si c’est une fille, on l’aimera quand même !

Robert – Les filles, on a déjà donné…

Ils trinquent et boivent une gorgée.

Marianne – Prenez des cacahuètes…

Robert – Alors voilà, on ne va pas vous faire mariner plus longtemps.

Il se tourne vers Marianne.

Marianne (à Robert) – Vas-y toi…

Robert – Ah, non, à toi l’honneur ! C’était ton idée, au départ. Même si je dois dire que j’y souscris pleinement maintenant. Je ne sais pas si j’ai le choix, d’ailleurs…

Marianne – Eh bien voilà… Vous voyez, au pied du sapin, il n’y a aucun cadeau pour vous… Ma pauvre Dorothée, cette fois je ne t’ai pas tricoté de pull-over…

Dorothée (consternée) – C’est ça, ta surprise ?

Marianne – Parce que nous avons décidé de vous faire cette année un cadeau qui ne tient pas dans un paquet…

Stéphane (poliment intéressé) – Voyez-vous ça…?

Dorothée – Laissez-moi deviner… Une tente de camping ? Comme vous avez insisté sur le fait que notre appartement était vraiment trop petit.

Robert – Ah, tu brûles…

Dorothée – Stéphane, tu pourras la planter dans le bois de Vincennes en attendant de trouver un autre logement.

Robert – Allez, laisse parler ta mère, sinon, on ne va jamais y arriver.

Marianne – Voilà… Comme vous le savez, Robert prendra sa retraite du cabinet au printemps.

Dorothée (sidérée, à Stéphane) – Tu le savais, toi ?

Air embarrassé de Stéphane.

Robert – Nous ferons de notre appartement de Cannes notre résidence principale…

Marianne – Et nous avons décidé de vous faire donation de cette maison à Neuilly pour élever ensemble vos futurs enfants.

Têtes ahuries de Stéphane et de Dorothée.

Noir.

ACTE 2

Les mêmes, exactement là où on les avait laissés.

Robert – On dirait que ça ne vous fait pas plaisir….

Stéphane – Ah, si, si… Non, non… C’est à dire que… Nous ne nous attendions pas du tout à ça… Hein, Dorothée ?

Dorothée – Mais… pourquoi maintenant ?

Robert – C’est Noël !

Marianne – Si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais…

Robert – Marianne a raison… Je ne rajeunis pas, vous savez…

Stéphane – Voyons, vous êtes encore dans la force de l’âge, tous les deux !

Marianne – Justement. Si nous voulons profiter un peu des belles années qui nous restent, c’est maintenant ! Hein Robert ?

Robert – À 80 ans… Si c’est pour arpenter La Croisette en déambulateur…

Marianne – Autant se payer directement une bonne maison de retraite médicalisée.

Marianne – Je comprends que vous soyez un peu déboussolés de ne plus nous avoir auprès de vous à Paris, mais…

Robert – Vous pourrez venir nous voir quand vous voulez !

Marianne – Et nous envoyez vos enfants pendant les vacances scolaires, bien sûr !

Stéphane – Je… On ne sait pas quoi dire… Hein, Dorothée…?

Dorothée – Oui… Ça on peut dire que ça nous la coupe…

Marianne – C’est vrai que pour nous, cette maison est devenue trop grande.

Robert – Et je ne vous parle même pas de la facture de mazout, sinon, vous n’allez pas vouloir la prendre !

Marianne – On n’a plus d’enfant à charge…

Dorothée – Je n’ai jamais vraiment été une grosse charge pour vous, si ?

Stéphane – Voyons, Dorothée…

Marianne – Vous, vous aurez bientôt besoin de plus de place.

Robert – Et puis Neuilly… Ce sera quand même mieux que Montreuil, non ?

Marianne – Quand cet enfant ira à l’école…

Robert (se marrant) – Si vous ne voulez pas qu’il fasse arabe première langue.

Marianne – Ici, on a juste quelques portugais. Il faut bien quelqu’un pour passer un coup d’aspirateur de temps en temps…

Stéphane – C’est vrai que…

Dorothée – Quoi ?

Stéphane – Non, rien.

Marianne – Honnêtement, avant le mariage de Dorothée, nous n’aurions jamais eu l’idée de lui laisser cette maison…

Dorothée – Merci de le préciser…

Robert – Il faut reconnaître que tu peux être un peu fantasque, parfois.

Dorothée – Je suis expert comptable. On est réputés pour ça.

Robert – Mais avec Stéphane…

Marianne – On sait qu’on peut avoir confiance en lui. Hein, mon petit Stéphane…?

Sourire de Stéphane, très embarrassé.

Robert – Bon, alors c’est réglé. On va pouvoir se mettre à table.

Marianne – Mais vous aussi, vous aviez quelque chose à nous annoncer, non ?

Stéphane – Euh… Oui…

Marianne – On vous écoute, mon petit Stéphane…

Stéphane – Alors voilà… Dorothée et moi…

Dorothée (le coupant) – Au point où on en est, ça peut peut-être attendre jusqu’au dessert, non ?

Robert (à Marianne) – À propos, tu as pensé à mettre la bûche à décongeler ?

Marianne – En tout cas, si vous vouliez nous parler de vos problèmes de logement, ils sont résolus.

Robert – Et puis il faut que je mette cette bouteille de champagne au frais…

Marianne – Avec cette immense maison… Pour la remplir, il va falloir nous faire au moins une demi-douzaine de petits enfants.

Robert – Bon, tu ferais mieux d’aller t’occuper de ton gigot, toi, sinon… Vous savez ce que c’est avec le gigot ? Avant l’heure ce n’est pas l’heure… après l’heure ce n’est plus l’heure !

Marianne – J’y vais…

Robert – Je t’accompagne…

Stéphane se lève aussi. Dorothée, anéantie, reste assise.

Marianne – Reste assise, Dorothée. Je te rappelle que tu es enceinte…

Dorothée (ironique) – Ah, oui, merci de me le rappeler… Je suis tellement fantasque, j’oublie tout le temps…

Regard attendri des parents sur le ventre arrondi de leur fille.

Robert – Vous lui avez déjà trouvé un prénom à ce petit ?

Dorothée – On ne sait pas si c’est une fille ou un garçon…

Robert – Ah, oui, c’est vrai… Quelle drôle d’idée…

Marianne – Bon, on vous laisse un peu tranquille tous les deux. Le temps de discuter de tout ça entre vous. Mais tous les papiers sont là, sur la commode. Il n’y a plus qu’à les signer.

Robert – On fera ça au dessert.

Marianne – Au moment de la distribution des cadeaux.

Stéphane – Je ne suis pas sûr que le nôtre sera à la hauteur…

Dorothée lance un regard inquiet vers l’un des deux paquets au pied du sapin.

Dorothée – Merde, le cadeau…

Robert – On savait bien que ça allait vous faire un choc.

Robert et Marianne, tout sourire, sortent vers la cuisine.

Stéphane et Dorothée restent interloqués un instant.

Dorothée – Ah, les salauds…

Stéphane – Pardon ?

Dorothée – Tu les as entendus ! À moi, jamais ils ne m’auraient laissé quoi que ce soit de leur vivant !

Stéphane – Mais… Ils veulent te donner leur maison…

Dorothée – Eux ? Me donner quelque chose ? Même la vieille Twingo de ma mère, elle était toute fière, il y a six mois, de me dire qu’elle avait réussi à la revendre 600 euros sur eBay ! Alors que moi je galère dans les transports en commun, enceinte jusqu’aux yeux, pour aller travailler chez Mickey à Marne-La-Vallée !

Stéphane – Tu n’as pas ton permis de conduire…

Dorothée – À quoi ça sert que je le passe puisque je n’ai pas de voiture !

Stéphane – Oui, évidemment…

Dorothée – Ils ne m’ont jamais rien donné, je te dis !

Stéphane – Ils t’ont quand même payé des études.

Dorothée – Tu plaisantes ! J’ai dû faire des ménages pour payer mon inscription à la fac et acheter mes tickets de resto U ! Je devais même prendre l’accent portugais, sinon à Neuilly personne ne voulait m’embaucher au noir !

Stéphane – Je crois que ton père aurait préféré que tu fasses dentaire, comme lui…

Dorothée – Tout de même… On ne coupe pas les vivres à sa fille parce qu’elle a décidé de devenir expert comptable…

Stéphane – Bien sûr…

Dorothée – Ils ne m’ont jamais fait de cadeau, à part un pull-over tricoté par ma mère à Noël, et là, ils sont prêts à laisser leur propre maison à mon mari ! Un salaud qui me trompe avec tout ce qui bouge.

Stéphane – Tu exagères…

Dorothée (au bord des larmes) – Je n’en reviens pas…

Stéphane – Voyons, ne te mets pas dans un état pareil…

Stéphane fait un geste vers elle pour la consoler, mais elle le repousse.

Dorothée – Jamais mon père ne m’aurait même laissé voir sa comptabilité, et à toi, il serait prêt à te donner le numéro de code de sa carte bleue !

Stéphane – Mais je n’ai rien demandé, moi !

Dorothée – Ils t’avaient déjà laissé les clefs de la maison, c’était un signe…

Stéphane (très embarrassé) – Écoute, je suis vraiment désolé. Mais si ça peut te rassurer, il n’est pas question que j’accepte cette donation… Je veux dire, même en notre nom commun…

Dorothée – Tu n’avais pas l’air pressé de dire non, tout à l’heure !

Stéphane – Ça avait l’air de leur faire tellement plaisir…

Dorothée – C’est ça, oui…

Stéphane – Bon, en tout cas, dès qu’ils reviennent, je leur dis toute la vérité…

Dorothée – Quelle vérité ?

Stéphane – Tu sais bien…

Dorothée – Je croyais que tu ne voulais pas divorcer.

Stéphane – Non, bien sûr. Mais maintenant, comment faire autrement ? J’aurais l’air de vouloir rester avec toi seulement pour hériter d’une maison à Neuilly… D’ailleurs, je vais leur dire tout suite, et je m’en vais. Autant t’épargner ça.

Dorothée – Ah, non, il n’en est pas question !

Stéphane – Tu tiens vraiment à assister à cette scène pénible ?

Dorothée – Tu restes ici, et il n’est pas question que tu leur dises quoi que ce soit !

Stéphane – Mais je croyais que…

Dorothée – Ça c’était avant.

Stéphane – Tu ne veux plus divorcer ?

Dorothée – Pas avant que mes parents aient signé ces foutus papiers !

Stéphane (stupéfait) – Mais…

Dorothée – Non mais tu te rends compte ? Ils peuvent finir centenaires ! Si j’hérite à 80 ans, qu’est-ce que je pourrais bien faire de tout leur pognon ! Alors pas un mot avant le dessert, tu m’entends ! On signe les papiers, et dans deux ou trois mois, on leur annonce qu’on divorce. Quand ils seront partis vivre à Nice et que j’aurai pris possession de la maison.

Stéphane – Mais enfin, c’est… Ce serait immoral !

Dorothée – C’est toi qui me parles de morale ? (Un temps) Tu me dois bien ça, non ?

Stéphane – Très bien…

Dorothée – Et puis dis-toi que si je deviens propriétaire avant qu’on divorce, ta pension alimentaire en sera réduite d’autant…

Stéphane s’apprête à répondre quand il est interrompu par la sonnerie de son téléphone portable. Il répond machinalement.

Stéphane – Oui… (Très embarrassé) Non, écoutez, ce n’est vraiment pas le moment, là… (Il tente vainement de s’éloigner un peu et de parler plus bas, mais il est poursuivi par le regard sarcastique de Dorothée). Je sais, mais je ne vois vraiment pas comment je pourrais… Comment nous pourrions continuer à travailler ensemble après… Après ce regrettable incident. On ne peut pas vraiment parler d’un licenciement… Disons plutôt une mutation, puisque je vous ai aussitôt proposé un poste d’assistante dans un autre cabinet… Oui, bien sûr, vous commencez lundi… Très bien… Non… Non, je ne veux absolument pas discuter de ça maintenant… Je… Je raccroche, hein ?

Il range son portable.

Dorothée – Alors elle a aussi ton numéro de portable.

Stéphane – C’est mon assistante… Enfin c’était… Tu sais très bien qu’après ce qui s’est passé, j’ai aussitôt décidé de me séparer d’elle…

Dorothée – Te séparer d’elle ?

Stéphane – Je veux dire… De ne pas la garder au cabinet…

Dorothée – Et tu lui as trouvé un autre job ? Très chevaleresque de ta part. Je dois reconnaître que sur ce coup là, si j’ose dire, tu t’es vraiment comporté en gentleman…

Stéphane – Je ne pouvais pas la licencier comme ça.

Dorothée – Oui, évidemment… Ce serait difficile d’invoquer une faute professionnelle… (Avec un sous-entendu) C’était une bonne travailleuse, non ? D’après ce que j’ai pu entr’apercevoir de l’étendue de ses compétences, en tout cas…

Stéphane – Si je ne lui avais pas proposé un arrangement, j’aurais pu avoir des problèmes avec les prud’hommes.

Dorothée – Ben, oui… Après tout, c’est vrai, elle ne t’a pas violé… Et dans quel cabinet tu as réussi à lui trouver un autre poste à la hauteur de son talent ?

Stéphane – Ça ne va pas te plaire, mais il y avait urgence…

Dorothée – Dis toujours…

Stéphane – Comme je m’occupe de sa compta, je savais que l’assistance de ton père partait à la retraite le 31 décembre…

Tête effarée de Dorothée. Retour de Robert.

Robert – Et voilà ! Le gigot est dans le four ! Le temps de commencer avec les entrées, d’ici une demi-heure, ce sera bon. J’espère qu’il ne sera pas trop cuit. (À Stéphane) Je lui ai dit de mettre le four moins fort, mais vous savez comment sont les femmes… Elles n’écoutent jamais ce qu’on leur dit… Encore un peu de porto, mon cher gendre ?

Stéphane – Non, merci, ça ira…

Robert (à Dorothée) – Toi, je ne t’en propose pas, bien sûr… (À Stéphane) Aujourd’hui, à la fac de médecine, on vous apprend que la moindre goutte d’alcool peut être très néfaste pour le développement intellectuel du foetus, mais à notre époque vous savez… (À Dorothée) Je peux te dire que ta mère, quand elle était enceinte de toi, elle ne suçait pas que de la glace… (À Stéphane) J’aurais préféré qu’elle soit dentiste, comme moi, mais qu’est-ce que vous voulez… Enfin, comptable, c’est bien aussi…

Dorothée – Expert comptable, je te l’ai déjà dit cent fois.

Robert – À propos, Dorothée, ça t’ennuierait de débarrasser l’apéritif et d’aller donner un coup de main à ta mère à la cuisine. Il faut que je parle un peu entre hommes avec mon gendre…

Dorothée, outrée, saisit quelques verres au hasard et s’éloigne vers la cuisine, sous le regard embarrassé de Stéphane.

Robert – Dites-moi, j’ai hâte de voir lundi à quoi ressemble la nouvelle assistante que vous m’envoyez. Vingt-cinq ans… Ça me changera de la mienne… Je n’en profiterai pas longtemps, mais bon… Elle est comment, cette… Natacha ?

Stéphane – Elle fait très bien son travail…

Robert – Physiquement, je veux dire !

Stéphane – Écoutez… Plutôt grande… Plutôt blonde…

Robert – Jolie ?

Stéphane – Pas mal…

Robert – Mais alors pourquoi diable voulez-vous vous en séparer ?

Stéphane – Disons que… Rosny-sous-Bois, ça lui faisait un peu loin. Elle habite à La Défense…

Robert – Ah, oui, évidemment… D’ailleurs, vous allez voir comme c’est marrant, mais vous risqueriez bien de la revoir plus vite que vous ne croyez, cette… Natacha.

Stéphane – Vraiment…?

Robert – C’est de ça dont je voulais vous parler justement. Entre hommes !

Stéphane – Vous m’intriguez, Robert…

Robert – Voilà… Comme nous venons de vous l’annoncer, dès le printemps, nous irons nous installer définitivement avec Marianne sur la Côte d’Azur… Ce qui signifie bien sûr que je prends ma retraite du cabinet… Vous me suivez ?

Stéphane – Sur la Côte d’Azur ?

Robert – Je vous ai connu plus vif que ça, mon petit Stéphane ! Heureusement que vous n’avez pas repris un deuxième porto. Non, je veux dire que j’aurais donc besoin d’un successeur pour le cabinet.

Stéphane – Je vois…

Robert – Comme vous le savez, le cabinet est juste en face de cette maison. Ça permet à ma femme de garder un oeil sur moi depuis sa fenêtre… Pour vous, évidemment, lorsque vous habiterez ici, ce serait plus que pratique…

Stéphane – Évidemment…

Robert – Et puis Neuilly, hein ? Ça vous changerait de Fontenay-sous-Bois.

Stéphane – Rosny-sous-Bois…

Robert – Ici, on ne sait même pas ce que c’est que la CMU… C’est rien que de la mutuelle à cent pour cent et du bridge à cinq mille euros pièce… Vous le savez bien, c’est vous qui tenez ma comptabilité ! Alors on est déjà un peu associé, non ?

Stéphane – Si…

Robert – Bon, en vous demandant un petit coup de main pour ma compta, j’avais déjà une petite idée derrière la tête, évidemment…

Stéphane – Évidemment…

Robert – Alors qu’est-ce que vous en dites ?

Stéphane – C’est à dire que… Je ne suis pas sûr d’avoir encore les moyens de m’installer à mon compte… Comme vous dites, un cabinet comme celui-là, en plein centre de Neuilly, avec une clientèle pareille… Ça vaut de l’or. Je ne sais pas si ma banque accepterait de…

Robert – Mais qui vous parle de banque, mon petit Stéphane ! Vous êtes de la famille, oui ou non ?

Stéphane – Oui, enfin…

Robert – Vous n’allez pas demander à ces vampires qui vont vous sucer jusqu’à la moelle avec leurs prêts à 10% ! Non, on va trouver un petit arrangement qui nous convienne à tous les deux. Vous me versez un petit loyer tous les mois, ça me fait un complément de retraite, et tout le reste ce sera pour payer la note de fioul, la taxe foncière et les impôts locaux de cette immense baraque qui sera bientôt à vous ! Qu’est-ce que vous en dites ?

Stéphane (très emmerdé) – Je… Je ne sais pas quoi dire…

Robert – Eh bien ne dites rien, et laissez vous faire… Et puis comme ça, dans trois mois, vous vous retrouvez ici avec la petite Natacha… Faites-moi confiance, je vous la garde au chaud en attendant. Parce qu’aujourd’hui, pour trouver du personnel compétent, hein ?

Stéphane – Oui… Je vais reprendre un petit porto, finalement.

Stéphane se ressert un verre de porto et le descend d’un trait.

Robert – C’est du bon, hein ?

Stéphane – Oui…

Robert – C’est mon assistante qui me le ramenait du Portugal… Vous savez, Maria… Celle qui part à la retraite… Son porto aussi, je vais le regretter… (Comme pour lui même) Parce qu’entre nous, Nice en hiver en tête à tête avec bobonne à siroter de la tisane… Enfin, on ne vit qu’une fois… Alors ? Heureux, mon petit Stéphane ?

Sous l’effet de l’alcool, Stéphane commence à se détendre un peu.

Stéphane – Puisqu’on est entre hommes, Robert, permettez-moi de vous poser une question.

Robert – Allez y.

Stéphane – Vous formez un couple tellement uni, avec Marianne. C’est quoi, votre secret à tous les deux ?

Robert – Ah, mon petit Stéphane… Ça me touche beaucoup que vous me demandiez ça… Vous démarrez dans la vie… J’ai été jeune moi aussi, vous savez… Oh, je ne vais pas vous dire que je n’ai jamais fait un petit accroc de temps en temps dans le contrat de mariage. On n’est que des hommes, après tout… Et puis avec le métier qu’on fait, évidemment… On a des tentations…

Stéphane – C’est sûr…

Robert – Avec toutes ces bonnes femmes désoeuvrées qui font la queue dans notre salle d’attente pour s’allonger sur notre fauteuil la bouche ouverte… et qui ne sont souvent là que pour un bon détartrage… Vous savez ce que c’est ?

Stéphane – Oui, enfin…

Robert (se marrant) – C’est vrai qu’à Montreuil…

Stéphane – Rosny.

Robert – Non, mon petit Stéphane. Pour qu’un couple dure, voyez-vous, l’important ce n’est pas tant de rester fidèle à sa femme toute sa vie. À l’impossible, nul n’est tenu. L’important, si vous la trompez, c’est qu’elle ne l’apprenne jamais…

Stéphane – Ah…

Robert – Et plus important encore, que les voisins ne l’apprennent jamais. C’est une question de respect, vous comprenez…

Dorothée revient avec une pile d’assiettes qu’elle commence à placer sur la table.

Robert – Ah, ma chérie, tu es là… Bon, je vais voir ce que ma femme fabrique à la cuisine, parce qu’à ce rythme là, on n’est pas couché… Je vous laisse parler de ça avec Dorothée ? Je veux dire de ma proposition, hein ? Pas de mes petits conseils matrimoniaux…

Dorothée (interloquée) – De quoi vous parliez, exactement ?

Stéphane (anéanti) – Il voudrait que je prenne aussi sa succession au cabinet…

Dorothée – Non…

Stéphane – Tu vois bien, on ne peut pas leur mentir plus longtemps…

Dorothée – Alors ça, c’est le comble… Tout pour toi, alors, hein ?

Stéphane – Ben… Il pense que notre couple est au mieux… Ce qui est à moi est à toi… Tu vois bien, on n’a plus le choix…

Dorothée – Ah, ça non, certainement pas ! Si on leur annonce qu’on divorce, ils sont foutus de me déshériter, mais de te laisser quand même le cabinet dentaire tout équipé… y compris l’assistante de charme !

Stéphane – Mais enfin, Dorothée, j’ai trompé leur fille ! Ton père pourrait comprendre, à la rigueur…

Dorothée – Ah bon ?

Stéphane – Mais pas ta mère !

Dorothée – Tu crois…

Stéphane – Mais oui ! (Un temps) Et puis tu as raison, ça ne pouvait pas marcher, entre nous…

Dorothée – Ah, oui ? Et pourquoi ça ?

Stéphane – Ça fait trois ans que tu es en analyse, ne me dis pas que tu n’as pas encore compris ?

Dorothée – Compris quoi ?

Stéphane – Ton père est dentiste. Tu épouses un dentiste. C’est ta mère qui tient les cordons de sa bourse, tu es expert comptable. Ne me dis pas que ton psy ne t’as jamais parlé du complexe d’Oedipe.

Dorothée – Mon psy n’est pas du genre bavard…

Stéphane – Tes parents t’ont appelée Dorothée, et tu travailles chez Mickey !

Dorothée – Je ne vois pas le rapport…

Stéphane – Écoute, Dorothée, tu m’as choisi pour que je plaise à tes parents. J’ai tout fait pour ça. Et maintenant, tu me reproches de t’avoir remplacé auprès d’eux ! C’est pour ça que j’ai eu envie de changer un peu d’atmospère…

Dorothée – Tu veux dire atmosphère.

Stéphane – Oui, pourquoi ?

Dorothée – Tu as dit atmospère. Atmospère.

Stéphane – Tu vois, moi aussi je suis capable de faire des lapsus…

Dorothée – Et ton aventure avec Natacha, c’était aussi un lapsus…

Stéphane – Je ne vois pas le rapport…

Dorothée – Ah oui ? Et bien moi je l’ai vu !

Stéphane – Quoi ?

Dorothée – Le rapport !

Stéphane – Ok, tu as gagné…

Dorothée – Alors c’est de ma faute, c’est ça ?

Stéphane – Ce n’est de la faute de personne, Dorothée… Mais j’en ai marre de jouer le gendre idéal. Non, je ne suis pas parfait. Et si tu veux tout savoir, tes parents m’emmerdent !

Dorothée – Ah, oui ? C’est nouveau, ça…

Stéphane – Eh ben non, ce n’est pas nouveau, figure-toi ! Tu crois que ça m’amuse de traverser tout Paris deux fois par semaine pour venir dîner chez tes parents ? Tout ça pour t’entendre déblatérer sur leur compte pendant une heure à l’aller comme au retour ? Deux heures quand il y a des embouteillages…

Dorothée – Tu ne me l’as jamais dit…

Stéphane – Et bien je te le dis maintenant ! Tes parents m’ont toujours emmerdé, Dorothée. Si j’ai tout fait pour leur plaire, c’est uniquement pour te faire plaisir. Belle maman par ci, beau papa par là. Jamais un mot de trop. Mais maintenant que je vais te perdre, je peux te le dire, Dorothée. Tes parents m’emmerdent ! Avec leur racisme ordinaire, leur ISF et leur gigot d’agneau !

Marianne revient avec un plat dans les mains.

Marianne – À table !

Stéphane – Oui, je vous emmerde, belle maman !

Marianne – Mais qu’est-ce qui vous arrive, mon petit Stéphane…

Stéphane (à Dorothée) – Je te laisse leur annoncer ça, moi je n’en peux plus, je vais fumer une cigarette.

Marianne – Une cigarette ? Mais vous ne fumez pas !

Stéphane – Si, je fume, figurez-vous. En cachette. Et même de la drogue, parfois !

Stéphane sort.

Marianne – Mais enfin qu’est-ce qui se passe, Dorothée ? Qu’est-ce que tu lui as fait pour le mettre dans un état pareil ?

Dorothée – Stéphane et moi, nous divorçons, voilà ce qui se passe !

Marianne – Oh mon Dieu ! Tu l’as trompé ? Cet enfant n’est pas de lui !

Dorothée – C’est lui qui m’a trompé !

Marianne – Ah, tu m’as fait peur… Mais ma petite fille, les hommes sont comme ça… Ils ne sont pas livrés en mode monogame, il faut le savoir… Et puis en ce moment…

Dorothée – Quoi, en ce moment ?

Marianne – Tu es enceinte, qu’est-ce que tu veux. C’est à dire plus très opérationnelle… Avec qui il t’a trompée ?

Dorothée – Avec son assistante…

Marianne – Avec son assistante ? Alors ça ne compte pas, ma petite fille ! Autrefois, les bourgeois de Neuilly couchaient avec leurs bonnes, pour se changer les idées et se détendre un peu. Il y avait des chambres à l’étage pour ça. Maintenant qu’on n’a plus les moyens de se payer des bonnes… on les appelle des assistantes. Mais ça revient au même.

Dorothée – Mais c’est monstrueux ! Ne me dis pas que papa t’a trompée toi aussi…?

Marianne – Écoute, ton père, c’est moi qui lui ai choisi son assistante…

Dorothée – Maria ?

Marianne – Moi, je n’ai jamais été très portée sur… Enfin, pas avec ton père, en tout cas… Alors là, au moins, avec Maria, je savais à qui j’avais affaire…

Dorothée – Ah, d’accord… Et toi, tu te tapais le jardinier ?

Marianne gifle sa fille, qui en reste sans voix. Robert revient.

Robert – Ah, alors on va pouvoir se mettre à table…

Dorothée s’en va.

Robert – Pourquoi tu l’as giflée…?

Marianne – Elle vient de me dire que Stéphane la trompe.

Robert – Et ce n’est pas vrai ?

Marianne – Si, sûrement… Mais tu ne sais pas le pire ?

Robert – Quoi ?

Marianne – Il fume !

Robert en reste lui aussi sans voix.

Robert – Oh, nom de Dieu… Et moi qui venais de lui proposer de reprendre mon cabinet…

Marianne – Elle veut divorcer…

Robert – Parce qu’il fume ?

Marianne – Parce qu’il l’a trompée avec son assistante !

Robert – Natacha ?

Marianne – Tu la connais ?

Robert – Non… C’est à dire que… Tu sais que Maria part à la retraite à la fin de l’année…

Marianne – Et alors ?

Robert – Stéphane m’a proposé de reprendre Natacha.

Marianne – Une deuxième main, en somme. Comme la Twingo que j’ai revendue il y a quelques temps sur eBay.

Robert – Je ne savais pas que c’était sa maîtresse…

Marianne – C’est ça… Alors Maria ne te suffit plus, maintenant ?

Robert – Elle part à la retraite !

Marianne – Vous êtes bien tous les mêmes… Écoute-moi bien, Robert. Que tu me trompes au cabinet avec Maria, je le savais. C’est moi qui l’ai engagée pour avoir un peu la paix à la maison. Mais que tu trompes Maria avec cette Natacha ! Ça, je ne le tolérerai pas !

Robert – Mais enfin, Marianne, qu’est-ce qui te prend ?

Marianne – Eh bien j’en ai marre, figure toi ! Et si je demandais le divorce, moi aussi ?

Robert (contrarié) – Alors il va falloir que je trouve un autre repreneur, maintenant…

Marianne – Pour ?

Robert – Pour le cabinet ! Ça sent le brûlé, non ?

Marianne – Oh, mon Dieu, mon gigot, je l’avais oublié !

Robert – Il va encore être trop cuit… Comme l’année dernière…

Noir.

ACTE 3

Ils sont tous les quatre à table et finissent de dîner. L’ambiance est sinistre.

Robert – Vous connaissez cette blague ? C’est une femme qui arrive affolée chez son gynécologue : Excusez-moi, mais ce n’est pas chez vous que j’ai oublié ma petite culotte ? Ah, non Madame, désolée. Ah bon, alors ça doit être chez mon dentiste…

À part lui, personne ne rit, évidemment.

Marianne – Comment avez-vous trouvé le gigot ?

Robert – Un peu trop cuit, peut-être ?

Stéphane – Calciné serait un terme plus approprié, belle-maman. Je crois qu’à ce stade-là, on pourrait même parler d’incinération.

Marianne – Encore un peu de champagne, pour finir la bûche ?

Stéphane – Volontiers.

Stéphane, qui semble déjà pas mal éméché, prend la bouteille de champagne d’office et boit au goulot. Il rote éventuellement après.

Marianne – Il est assez frais ?

Stéphane – Il est tiédasse, comme d’habitude.

Robert – Ah, oui, j’aurais dû mettre la bouteille au frigo avant…

Marianne (à Robert) – Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ?

Stéphane – La bûche, en revanche, vous auriez dû la sortir du congélo avant.

Marianne – C’est une bûche glacée…

Stéphane – Ah, oui, mais là… Elle est carrément cryogénisée. C’est un coup à se casser une dent.

Robert – Vous allez rire, mais au cabinet, c’est pendant la période de la galette des rois, qu’on a pas mal de travail…

Stéphane sort un joint et l’allume avec la bougie plantée dans la bûche. Puis il écrase la bougie allumée dans la bûche pour l’éteindre, sous le regard attentif de Robert et Marianne. Dorothée, elle, paraît absente.

Robert – On va peut-être pouvoir passer aux cadeaux ?

Dorothée (revenant un peu à la réalité) – Les cadeaux…?

Marianne (avec un regard vers sa fille) – Je ne sais pas si…

Robert – Allons, Dorothée ! Ne fais pas l’enfant. Tu ne penses pas sérieusement à divorcer ? Bon, Stéphane a fait une petite bêtise, mais ça peut arriver à tout le monde.

Marianne – Tu sais de quoi tu parles…

Robert – Quoi qu’il en soit, on ne divorce pas comme ça, sur un coup de tête, pour une simple erreur d’aiguillage.

Dorothée – Une erreur d’aiguillage ?

Stéphane – C’est toi qui déraille, mon pauvre Robert…

Robert – Ah ! Stéphane, vous vous décidez enfin à me tutoyer.

Stéphane – Je peux t’appeler Bob, si tu veux.

Marianne (à Dorothée) – Écoute, ma petite fille, je suis désolée de t’avoir giflée tout à l’heure. Je me suis un peu emportée, c’est vrai. Mais reconnais que tu m’avais poussée à bout…

Robert – C’est vrai, Dorothée, il faut avouer que parfois, tu pousses le bouchon un peu loin.

Dorothée – Je sais, je suis un peu fantasque.

Marianne – Ah, au moins, tu le reconnais.

Stéphane – Vous savez ce que j’aurais vraiment rêvé de faire, moi, dans la vie ?

Robert – Quoi donc mon cher gendre ?

Stéphane – Chanteur !

Marianne – Chanteur ? Vous voulez dire… comme Luis Mariano !

Stéphane (ironique) – Non, comme Tino Rossi. (Se mettant à chanter à l’oreille de Marianne) Plus tard quand tu seras vieille, tchitchi. Tu diras baissant l’oreille, tchitchi. Si j’avais su en ce temps là, ah, ah !

Les trois autres l’écoutent, sidérés.

Stéphane – Mais non, Bob ! Chanteur de rock, voyons !

Marianne – Ah, oui… J’aime bien Eddy Mitchell, moi aussi.

Stéphane (avec un air navré) – Eddy Mitchell…

Marianne – Mais je crois qu’il vient de prendre sa retraite, lui aussi, non ?

Robert – Et bien moi, figurez-vous, j’aurais bien aimé jouer de la batterie.

Marianne – Toi ? De la batterie ? Mais pourquoi ?

Robert – Je ne sais pas… Ça… Ça m’a toujours plu… Ça t’étonne, hein ?

Marianne – Tu ne me l’avais jamais dit.

Robert – Comme quoi, dans un couple, on ne se dit pas toujours tout…

Stéphane – Tu te rends compte, Bob ? On aurait pu monter un groupe, toi et moi ? On aurait pu devenir des stars du rock and roll ! Et au lieu de ça on est dentistes. C’est à se flinguer, non ?

Marianne – Bon, alors on va pouvoir les signer, ces papiers, finalement…

Robert – Mais oui, bien sûr.

Stéphane – Autant signer son arrêt de mort.

Robert – Alors, mon petit Stéphane ? Prêt à passer à l’Ouest ?

Robert se lève, et va chercher le papier. Lorsqu’il revient, Stéphane se lève aussi, un peu titubant. Il prend le papier des mains de Robert et le déchire consciencieusement.

Stéphane – Je n’en veux pas de votre baraque ! Elle pue la mort !

Robert – Pardon ?

Stéphane – Votre cabinet non plus, d’ailleurs, avec votre clientèle de vieilles rombières tirées de partout.

Robert – C’est vrai que la clientèle est un peu âgée, mais bon… C’est plutôt mieux pour les affaires, vous savez ! La prothèse, comme je dis tout le temps, c’est là où on fait le plus de marge.

Stéphane – Il sent les cabinets, votre cabinet !

Robert – C’est vrai qu’on a un petit problème de remontées avec le tout à l’égout, mais ça doit pouvoir s’arranger. Et puis sinon, vous verrez, on finit par s’habituer…

Stéphane (passant du rire au larmes) – La seule chose que je voulais de vous, c’était votre fille ! Si elle me quitte, je perds ce que j’ai de plus précieux au monde. (Dorothée semble touchée par cette déclaration) Pardonne-moi, ma chérie. Mais si je t’ai trompée, c’est parce que j’avais l’impression que c’était toi qui m’avais déjà quitté… pour ces vieux cons.

Marianne – Tu voulais le quitter ?

Robert – Je crois que c’est une métaphore…

Stéphane – Crois-moi, Dorothée, ce qui peut nous arriver de pire, c’est de devenir comme eux.

Marianne – Il a un peu bu, non ?

Robert – Enfin, une fois de temps en temps.

Marianne – Ce n’est pas tous les jours Noël…

Stéphane – Vous savez quoi ? Moi je n’ai pas vraiment connu mes parents. J’ai toujours pensé que c’était un drame. Mais depuis qu’avec vous, j’ai découvert ce qu’était vraiment la vie de famille, je commence à me demander si je n’ai pas eu de la chance, finalement… (Silence de mort) Tenez, je vous rends vos clefs…

Dorothée – Je te rejoins dans la voiture, chéri…

Stéphane pose les clefs sur la table et sort d’une démarche mal assurée. Dorothée fait face à ses parents.

Dorothée – J’ai toujours tout fait pour que vous soyez fiers de moi.

Robert – Je sais.

Dorothée – Alors pourquoi ? Pourquoi vous ne m’avez jamais traitée comme une adulte ?

Marianne – Peut-être qu’on avait peur de vieillir…

Dorothée – Vous savez ce qui me fait le plus de mal aujourd’hui ? Ce n’est pas de savoir que vous n’êtes pas fiers de moi. C’est la certitude que plus jamais je ne serai fière de vous.

Robert – Ça doit être ça, de devenir adulte…

Dorothée sort. Robert et Marianne restent seuls en tête à tête. La pendule ou le coucou sonnent onze heures.

Robert – Onze heures. On n’a pas vu le temps passer…

Marianne – Tu veux ta tisane ?

Robert – Nuit tranquille… Rien que le nom, ça m’énerve déjà.

Le regard de Marianne se pose sur les cadeaux au pied du sapin.

Marianne – Avec tout ça, on n’a même pas ouvert nos cadeaux.

Ils s’approchent du sapin et regardent les deux paquets.

Marianne (lisant) – Pour Robert… Ça doit être pour toi…

Ils prennent chacun leur paquet, et commence à le déballer.

Robert – Une paire de chaussons ! Comme l’année dernière…

Marianne – Ah, oui ! Ils ont l’air bien chauds…

Robert – Et toi ?

Marianne ouvre son paquet et en sort quelque chose qui ressemble beaucoup à un sex-toy.

Marianne – Qu’est-ce que c’est ?

Elle appuie sur un bouton et l’engin se met à vibrer.

Robert – Une brosse à dents électrique…

Marianne – Mais où est la brosse ?

Robert n’a pas le temps de répondre. Stéphane, revient, titubant, avec Dorothée, qui se tient le ventre. Têtes ébahies de Robert et Marianne.

Stéphane (paniqué) – Faites quelque chose, vite ! Avec toutes ces émotions, elle a perdu les eaux ! Et je dois reconnaître que je ne suis pas vraiment en état de conduire…

Stéphane s’écroule par terre, tandis que Dorothée s’effondre sur le canapé.

Dorothée – Dépêchez-vous, je suis à deux doigts…

Robert – Je crois qu’il vaudrait mieux appeler le SAMU…

Marianne se précipite sur son téléphone.

Marianne – Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je leur dis ?

Robert – Accouchement prématuré et coma éthylique ? Ils nous feront un tarif de groupe…

Noir.

ÉPILOGUE

Dorothée arrive dans la maison avec des sacs de courses. Elle se retourne vers la personne qui la suit et qu’on ne voit pas encore.

Dorothée – Tu changes Robert ? Je crois que c’est la grosse commission…

Stéphane arrive à son tour avec dans un couffin un bébé qu’on ne verra évidemment pas.

Stéphane – J’ai un peu de mal, quand même avec ce prénom… Tu crois vraiment que c’était une bonne idée de l’appeler comme ça ?

Dorothée – Robert, ça finira bien par revenir à la mode…

Stéphane – Oui… Comme Dorothée… Dans deux cents ans, peut-être…

Dorothée – On leur devait bien ça… Finalement, on a quand même hérité de la maison et du cabinet…

Stéphane – Oui…

Dorothée – Quelle idée, aussi, de prendre un vol low cost pour un Nice – Paris.

Stéphane – Le TGV, ça va aussi vite… et c’est beaucoup sûr.

Dorothée – Ils savaient que cette compagnie avait très mauvaise réputation. Ce n’est pas dans un crash aérien avec cette low cost, déjà, que tu as perdu tes parents ?

Stéphane – Si… (Il jette un regard circulaire sur la pièce) Ça fait drôle, quand même, de savoir que maintenant, c’est notre maison à nous.

Dorothée – Oui…

Stéphane – Tu crois vraiment que c’était une bonne idée d’emménager ici ?

Dorothée – C’est juste en face du cabinet…

Stéphane – Oui…

Dorothée – Et puis je crois que ça leur aurait fait de la peine de savoir qu’on avait revendu leur maison.

Stéphane – On ne se débarrasse pas si facilement de son héritage familial…

Dorothée – On pourra toujours refaire les peintures. Tu connais un bon peintre ?

Stéphane – Je pensais plutôt à quelque chose de plus radical.

Dorothée – Un exorciste ?

Ils s’embrassent, mais leur étreinte est interrompue par la sonnerie de la porte. Stéphane va ouvrir.

Stéphane – Belle maman ! On pensait qu’on ne vous reverrait plus !

Robert et Marianne arrivent, suivi de Stéphane.

Marianne – Eh bien non, mon petit Stéphane ! Vous ne vous débarrasserez pas de nous aussi facilement !

Robert – Bonjour, bonjour…

Dorothée – Alors votre cercueil volant a quand même réussi à décoller ?

Marianne embrasse Dorothée.

Robert – Comment se porte Robert Junior ?

Dorothée – Très bien, très bien… Et vous, comment ça va ?

Marianne – L’avion avait un peu de retard, mais bon… On a pris un taxi.

Robert – Sinon, on n’aurait eu à peine le temps de passer vous voir…

Stéphane – En tout cas, vous avez une mine superbe ! Épanouie ! Ça vous réussit la retraite ! Hein, Dorothée ? On dirait un couple de jeunes mariés !

Robert et Marianne ont l’air un peu embarrassés.

Stéphane – Il fait beau temps à Nice ?

Robert et Marianne répondent en même temps.

Robert – Splendide…

Marianne – Il pleut…

Robert – Disons… un temps orageux avec de temps en temps quelques éclaircies.

Dorothée – Tout se passe bien, là-bas ?

Stéphane – Vous ne vous ennuyez pas trop ?

Marianne – Depuis qu’on est la retraite, on est tellement occupés, chacun de son côté… On n’a même plus le temps de se disputer…

Robert – J’ai croisé Natacha qui sortait du cabinet. Alors vous l’avez gardée, finalement ?

Dorothée – C’est provisoire…

Silence embarrassé. Marianne se penche vers le couffin.

Marianne – C’est fou ce qu’il ressemble à son grand père, non ?

Dorothée – À cet âge là, c’est encore un peu fripé…

Marianne – Il pèse combien ?

Dorothée – Dans les quatre kilos.

Marianne (caressant le bébé) – Ça ferait un bon petit gigot, ça…

Stéphane – Vous restez dîner avec nous, bien sûr…

Dorothée – On vous a préparé la chambre d’amis.

Robert – Pensez-vous ! On reprend l’avion dans trois heures. On est juste en transit !

Stéphane – Ces jeunes retraités… Toujours partis en vacances, hein ?

Dorothée (à Stéphane) – À propos de transit, il faut vraiment changer Robert…

Marianne – Attends, je vais le faire ! Il faut que je reprenne la main.

Stéphane – Pour Robert senior dans quelques années ?

Dorothée – Assieds-toi maman, je t’en prie…

Stéphane – Vous aussi, Robert… (Parlant des sacs de courses) Je vais déposer ça à la cuisine et je vous offre quelque chose à boire. Vous avez bien cinq minutes.

Stéphane sort suivi de Dorothée avec le couffin.

Robert et Marianne jettent un coup d’oeil autour d’eux, nostalgique.

Robert – Ça fait drôle de se retrouver ici, quand même…

Marianne – Oui…

Robert – Tu regrettes ?

Marianne – Non. Et toi ?

Robert – Non plus…

Un temps.

Marianne – Tu as les papiers ?

Robert – Oui, oui… Il n’y a plus qu’à les signer…

Marianne – Il faudra bien leur dire un jour.

Robert – Ça va leur faire un choc.

Silence embarrassé.

Marianne – Comment va Maria ?

Robert – Ça va.

Marianne – Et le Portugal, c’est comment ?

Robert – Oh, tu sais, là bas, avec un SMIC ou deux, on vit comme un roi.

Marianne – Et avec la langue ?

Robert – La langue…?

Marianne – Le portugais !

Robert – Ah… Oh, tu sais, tu rajoutes des o et de a au bout de chaque mot. Ça ressemble quand même beaucoup au français.

Marianne – Et puis tu as une interprète.

Robert – Oui… (Un temps) Je joue dans un orchestre…

Marianne – Un orchestre, toi ?

Robert – Un petit groupe folklorique. Je joue du tambourin. Ce n’est pas trop compliqué.

Marianne – Ah, oui, c’est bien…

Robert – Il faudra venir nous voir.

Marianne – Pourquoi pas…

Robert – Et toi ?

Marianne – J’ai rencontré quelqu’un.

Robert – Il aime le pain aux noix ?

Marianne – Et la tisane.

Robert – Nuit Tranquille…

Nouveau silence.

Marianne – Je ne sais pas comment on va leur annoncer ça.

Robert – Oui… Ça va leur faire un choc.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-15-4

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Bed & Breakfast

Bed and Breakfast (english) –  Cama y desayuno

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes et 2 femmes OU 1 homme et 3 femmes

Fuyant le stress de la vie parisienne, Alban et Eve se sont installés dans une ancienne ferme où, pour rompre un peu l’isolement et arrondir leurs fins de mois, ils ont aménagé une chambre d’hôtes. Mais leur premier couple de clients arrive, et ils vont bientôt découvrir que dans ce petit coin de paradis, l’enfer, c’est les hôtes…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bed & Breakfast

Personnages : Alban – Eve – Jacques – Bernadette

APRÈS-MIDI

Une terrasse servant de pièce à vivre à cette ferme de montagne restaurée proposant une chambre d’hôte. Alban et Eve sont assis côte à côte sur des chaises longues.

Eve – Quelle tranquillité… Le matin, c’est le chant des oiseaux qui me tire du lit, au lieu de la sonnerie de mon portable… Ça fait déjà presque trois mois qu’on est là, et je n’arrive pas encore à y croire… J’ai l’impression d’être au paradis.

Alban – Le calme avant la tempête…

Eve – Ça n’est que le paradis sur terre. Il faut bien continuer à gagner sa vie à la sueur de son front. Toi, évidemment, tu peux peindre n’importe tout : c’est moi ton modèle…

Alban – Ma muse…

Eve – Moi, que voulais-tu que je fasse, ici, à part ouvrir des chambres d’hôtes et vendre des fromages de chèvre ?

Alban – Mmm…

Eve (songeuse) – Nos premiers clients…

Alban – Le baptême du feu.

Eve – Va falloir être à la hauteur. Je compte sur toi. Ton amabilité naturelle… Ton sens de l’accueil…

Alban – Et eux, tu crois qu’ils seront à la hauteur ? (Un temps) Tu te rends compte ? On a quitté Paris pour échapper à tous ces cons, et maintenant, tous les week-ends, on va les avoir à dormir chez nous…

Eve – Et à dîner…

Alban – Oh, non… Ne me dis pas qu’ils ont pris aussi la table d’hôtes ?

Eve – Ils sont peut-être très sympas ! Tu n’as qu’à considérer que c’est des amis que j’ai invités…

Alban – Mes amis, je ne les fais pas payer.

Eve – Non. D’ailleurs, tu ne les invites jamais…

Alban – Tu as peut-être raison. Au moins, ceux-là, si c’est des cons, quand ils nous feront un chèque avant de partir, on saura pourquoi on a perdu notre journée à leur faire à bouffer, et notre soirée à leur faire la conversation.

Eve – Après, tout dépend où tu mets la barre pour distinguer les cons du reste de l’humanité. On est peut-être des cons, nous aussi. C’est quoi, un couple de cons, pour toi ?

Alban – Je ne sais pas… La connerie, ça ne se définit pas. Ça se constate. Tu connais la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Eh ben pour la connerie, c’est pareil…

Eve – Mmm…

Alban – On ne les a pas quittés il y a si longtemps, souviens-toi. Le couple de cons, tu le reconnais même dans le noir ! (Eve lui lance un regard distrait.) Quand ils arrivent en retard au cinéma, par exemple ! Au lieu de s’asseoir en bout de rang, ils enjambent dix personnes pour s’asseoir au milieu. Sur ton chapeau. Après ils consultent l’écran lumineux de leurs portables pendant dix minutes pour s’assurer que le monde pourra tourner sans eux pendant ce qui reste du film.

Eve – Quand Madame ne ressort pas de la salle un quart d’heure après pour répondre à un appel urgent. Histoire de ne déranger personne.

Alban – Alors là, tu peux être sûre que tu as affaire à un couple de cons de classe internationale.

Eve – On ne risque plus d’avoir ce genre de problèmes ici. Le cinéma le plus proche est à cinquante kilomètres.

Alban – Ah, ouais…? Malheureusement, le con est très mobile, figure-toi.

Eve – Même à la campagne ?

Alban – Pourquoi tu crois qu’il a un quatre-quatre et un GPS ? Il se déplace, le con. Jusque dans les chemins mal carrossés conduisant aux petits coins de paradis dont les adresses ont imprudemment été postées sur le site des Gîtes de France… (On entend un bruit de moteur, et le bêlement des chèvres dérangées par l’engin (ce bêlement de chèvre récurrent dans la pièce pourra être produit avec une de ces boîtes gadget qu’on renverse pour produire ce son). Tiens, d’ailleurs les voilà…

Eve – Déjà ! Tu crois ? Oh, mon Dieu ! Je n’ai même pas encore fini de faire leur chambre…

Le bruit de moteur s’éloigne.

Alban – Ah, non. Ceux-là ne font que passer. Ils doivent être en transhumance vers le sud. C’est la saison.

Alban entreprend consciencieusement de rouler un pétard.

Eve – Et si j’allais cueillir des fraises des bois ? Elles sont tellement parfumées. Je pourrais leur faire une tarte. Ce n’est pas tous les jours qu’ils doivent manger des fraises des bois, à Paris. Tu viens avec moi ?

Alban – Où ça ?

Eve – Ben dans les bois !

Alban – Attends, c’est microscopique, une fraise des bois. Il doit en falloir un bon millier pour faire une tarte !

Eve – Même une petite ?

Alban – Rien que d’y penser, j’ai déjà mal au dos…

Eve – Je les ramasserai, moi. Tu me tiendras compagnie. Tiens, tu pourrais en profiter pour faire quelque croquis, ça t’aérerait un peu…

Alban – Des paysages ? C’est les impressionnistes, qui peignaient dehors. Moi je suis un peintre d’intérieur. Et puis j’ai l’impression que le temps va se couvrir, non ?

Eve – C’était bien la peine de venir s’installer à la montagne, si tu ne peins toujours que des nus dans ton atelier… Alors, tu viens avec moi ?

Alban – Non, franchement, je ne supporterais pas de te voir t’éreinter pour des gens qu’on ne connaît même pas. Et qui sont sûrement tout à fait incapables de faire la différence entre tes minuscules fraises des bois et une fraise d’Espagne grosse comme un melon, directement livrée dans ton assiette par avion depuis sa serre en plastique à arrosage automatique.

Eve – Je reconnais que l’avantage, c’est qu’il en suffit de trois ou quatre pour faire une tarte. Il doit m’en rester quelques-unes au congélo…

Alban – Parfois, je me demande ce qu’on est venu foutre ici.

Eve – C’est moi qui ai eu l’idée de partir, mais c’est toi qui as choisi cet endroit…

Alban – C’est vrai. (Aux anges) C’est le paradis… (Se reprenant) Mais au paradis, il n’y avait qu’Adam et Eve… Ils n’ont pas eu l’idée saugrenue d’ouvrir des chambres d’hôtes. Ouais… On a bien profité du paradis pendant trois mois, mais maintenant tu vas voir : l’enfer, c’est les hôtes…

Eve (ironique) – Là tu t’es surpassé…

Alban – Celle-là, elle est faite. (Soupir) Enfin, heureusement que c’est une chambre pour deux personnes seulement. Au moins, on échappe aux enfants. Je ne supporte pas les enfants des autres.

Eve – Comme nous on n’en a pas…

Alban – Oui, ben si on en avait eu, je crois que je les aurais supportés plus facilement que ceux des autres… (Il allume son pétard et le tend à Eve). Tu en veux ?

Eve – Non, merci…

Alban – C’est du bio… Récolte de la propriété…

Eve – Il faut que je reste un peu lucide pour accueillir nos hôtes… (Se levant) Allez, tu as raison, les fraises des bois, ce sera pour plus tard. Je vais commencer par faire leur lit, c’est plus raisonnable. Et toi ? Ton programme pour ce qui reste de la journée ?

Alban – Je crois que je vais commencer par faire une petite sieste. Histoire d’être au mieux de ma forme ce soir. Pour faire l’animateur avec nos hôtes, comme au Club Med…

Eve – Pas trop en forme quand même… (Eve s’apprête à entrer dans la maison). Bon, j’aimerais autant qu’ils ne te trouvent pas en train de tirer sur un pétard quand ils vont arriver…

Alban – Ça y est. Adieu la liberté. Il va falloir que je me cache pour fumer, maintenant… Mais non, ne t’inquiète pas. Je les entendrai bien arriver, avec leur quatre-quatre diesel pétaradant…

Eve disparaît. Resté seul, Alban tire quelques bouffées de son joint, puis ferme les yeux et commence à somnoler. Au bout d’un instant, une femme apparaît sur la terrasse. Elle est en tenue de randonnée, avec éventuellement une croix autour du cou, et elle porte un sac à dos. Bref, le look boy-scout, béret y compris. N’apercevant pas d’abord Alban, elle avance sans rien dire en découvrant les lieux, et en cherchant un moyen de s’annoncer. Alerté par ses pas, Alban sort de sa torpeur mais garde les yeux fermés.

Alban – Je t’imaginais en train de faire les poussières dans leur chambre, avec ton petit tablier blanc et ton plumeau.

Bernadette aperçoit Alban et, surprise, ne sait pas quoi dire.

Alban (ouvrant les yeux) – Alors tu as changé d’avis ? Tu veux pas qu’on la fasse ensemble, cette sieste, finalement…?

Alban à son tour voit Bernadette et se rend compte de sa méprise. Comme un enfant pris en faute, il écrase son joint à la hâte, et tente de dissiper un peu la fumée. Elle est encore plus gênée que lui.

Bernadette – Bonjour… Excusez-moi… Je ne voulais pas vous réveiller.

Alban – Non, non… Je ne dormais pas vraiment… Vous… Vous faites la quête pour les Scouts de France…? Je pensais qu’en venant m’exiler ici, je serai aussi à l’abri de ça…

Bernadette (souriant) – Je suis Bernadette… C’est moi qui vous ai appelé… Au sujet de la réservation…

Alban (apercevant le sac à dos) – Ah, d’accord… Mais vous savez, ce n’était pas la peine d’amener un sac de couchage. Ma femme est train de préparer votre chambre. Maintenant, si vous préférez planter votre tente dans le jardin…

Bernadette – Non, non… Ce sont juste nos affaires de voyage…

Alban – Ne me dites pas que vous êtes venus de Paris à pied…

Bernadette – De la gare, seulement. Nous commencerons à marcher demain. Nous faisons le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un petit bout chaque année…

Alban – En chambres d’hôtes…?

Bernadette – Rassurez-vous, nous ne sommes pas des intégristes.

Alban – Ah, mais je n’étais pas inquiet. Nous n’avons rien contre la religion… D’ailleurs, ma femme est abonnée à Télérama, alors qu’on n’a même pas la télé, c’est vous dire…

Bernadette – En fait, nous sommes à peine croyants…

Alban (impressionné) – Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de choses à peine croyables, mais c’est la première fois que je rencontre des pèlerins à peine croyants… Ça nous fera au moins un sujet de conversation pour ce soir…

Bernadette – Autrefois, nous passions nos vacances en Provence, mais c’est devenu tellement surfait… Et surtout hors de prix !

Alban – Vous avez essayé la Drôme Provençale ? Il paraît que c’est moins chère…

Bernadette – C’était… Maintenant, si vous saviez… C’est devenu complètement inabordable aussi.

Alban – Et comme on n’a pas encore inventé le Limousin Provençal… vous avez opté pour un pèlerinage. Mais je vous en prie, posez votre sac. Vous voulez boire quelque chose ?

Bernadette pose son sac.

Bernadette – Je veux bien un verre d’eau. (Alban lui sert un verre d’eau) Non, pour nous, ce pèlerinage, c’est plutôt… une démarche spirituelle très personnelle.

Alban – Sans se ruiner, vous avez tout à fait raison.

Bernadette – C’est aussi l’occasion de faire un peu d’exercice, de perdre quelques kilos et de découvrir la France autrement.

Alban – Je comprends très bien. Moi-même, je vais à la messe de minuit tous les ans à pied. Et c’est surtout pour l’ambiance…

Bernadette – De nous retrouver un peu, aussi. Je veux dire… avec mon mari.

Alban – Ah, oui… Et il est où…?

Bernadette (légèrement inquiète) – Je commence à me demander si je ne l’ai pas déjà perdu… Il a insisté pour prendre un raccourci… (Avec un air entendu) Vous savez comment sont les hommes… On s’est un peu disputé pour savoir où passait le GR… Rien de grave…

Bernadette trempe ses lèvres dans son verre.

Alban – Et vous faites combien de kilomètres par an, comme ça ?

Bernadette – Ça dépend des années. Mais on a calculé qu’à ce rythme là, on en avait encore pour dix ans.

Alban – D’ici là, vous aurez peut-être retrouvé la foi.

Bernadette – Votre maison est vraiment magnifique. Encore plus belle que sur le site internet. Vous êtes originaire de la région ?

Alban – Non… Nous aussi, on est des bobos parisiens en quête de spiritualité. Mais on a choisi l’option sédentaire. On a racheté ça il y a six mois à un couple d’agriculteurs étranglés par les dettes. Ils n’arrivaient plus à payer le crédit sur leurs vaches.

Bernadette – Ah, oui, avec la crise de la filière laitière.

Alban – Alors on a racheté la ferme à la veuve pour une bouchée de pain…

Bernadette – La veuve…

Alban (avec un air de circonstances) – Son mari s’est pendu. Tenez, à la poutre qui est dans votre chambre, justement. Mais on a tout rénové depuis, hein ? J’ai tout fait moi-même, y compris les peintures. Je suis un peu de la partie. En gardant le style rustique, bien sûr. Vous verrez, c’est très chaleureux…

Bernadette semble un peu interloquée. Eve revient, intriguée par les bruits de conversation.

Eve – Bonjour…

Bernadette (se levant pour la saluer) – Vous devez être Eve ?

Eve – Bonjour Bernadette. Vous avez fait connaissance avec Alban ?

Bernadette – Alban et Eve… C’est amusant.

Eve – Oui…

Bernadette – En tout cas, vous habitez un coin paradisiaque… Mais Alban me racontait l’histoire de la maison… Le drame qui s’y est déroulé… Tout ça…

Moment de flottement. Eve jette un regard suspicieux vers Alban.

Bernadette – Et les travaux, ça n’a pas été trop pénibles…?

Eve – Pensez-vous, on a rien fait. On n’est pas du tout bricoleurs ni l’un ni l’autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi cette maison. Alban a dû vous dire. Elle appartenait à un couple d’anglais. Mais avec la chute de la livre sterling…

Bernadette lance un regard vers Alban qui prend un air innocent.

Eve – Votre mari n’est pas avec vous ?

Bernadette – Il devrait arriver dans un instant…

Alban – Ces messieur-dame font la route de Saint-Jacques. Comme ce curé dans cette série à la télé. Mais en couple…

Eve – Mon mari vous a proposé à boire ?

Bernadette – Oui, merci. Mais je ne voudrais pas vous déranger…

Eve – Vous savez, ici, on ne voit pas grand monde. Alors pour nous, c’est plutôt une distraction. Mais je vais peut-être vous montrer votre chambre ?

Bernadette – Oui, je vais aller poser mon sac, et me rafraîchir un peu. Si vous permettez…

Eve – Je vous en prie, suivez-moi. Vous visiterez la maison au passage.

Bernadette – Merci.

Elles sortent vers l’intérieur de la maison.

Eve – Il faut monter quelques marches… La chambre est mansardée, mais il y a une belle hauteur de plafond. Avec des poutres apparentes…

Alban sourit et s’apprête à s’assoupir à nouveau quand il aperçoit un homme arriver au loin. Il se lève de sa chaise longue.

Alban – Bon, je crois que c’est râpé pour la sieste.

Il regarde l’homme approcher et hausse la voix pour s’adresser à lui.

Alban – Bonjour ! Restez bien dans l’allée centrale, on a mis des mines antipersonnelles sur les côtés pour éviter que les enfants piétinent la pelouse.

Jacques arrive, un peu essoufflé, avec la même tenue façon scout, et lui aussi un sac sur le dos.

Jacques – Vous pouvez être rassuré de ce côté-là. On a laissé notre fille à Paris. Mais vous n’avez pas peur pour les vôtres…?

Alban – Moi je n’en voulais pas et ma femme ne pouvait pas en avoir. Ou l’inverse, je ne sais plus. Comme quoi la vie est bien faite. Du coup, au lieu de mettre de l’argent de côté pour leur payer des études jusqu’à trente ans, on a acheté une villa avec piscine.

Jacques – En tout cas, c’est vraiment magnifique… Tout ce vert… (On entend un bêlement de chèvre) Bernadette est arrivée…?

Alban – Ma femme lui fait visiter la maison. (Affirmatif) Vous n’avez pas soif ?

Jacques (poliment) – Non, pas trop…

Alban – Tant mieux.

Jacques – Je ne vais pas vous déranger…

Alban – Vous ne me dérangez pas. J’essayais de faire la sieste. Je ne sais pas pourquoi je m’entête à essayer de faire la sieste, d’ailleurs. Je n’ai jamais réussi de ma vie à m’endormir l’après-midi. Mais vous savez ce que c’est, les préjugés. On se dit, maintenant que j’habite à la campagne, il faudrait quand même que j’essaie de faire la sieste. Vous faites la sieste, vous ?

Jacques – En vacances, parfois… (S’épongeant le front) Il fait chaud, hein ? Je me suis un peu perdu. Et puis ça monte pas mal, pour venir jusqu’à chez vous…

Alban – Allez, je vous sers quand même un verre d’eau fraîche, sinon je vais me faire engueuler par ma femme. Vous n’êtes pas obligé de le boire, hein ? C’est juste pour me couvrir…

Jacques – Dans ce cas…

Alban lui sert un verre d’eau.

Jacques – Merci.

Jacques vide son verre d’un trait. Il était visiblement mort de soif.

Alban – Votre femme m’a raconté que vous faisiez le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je ne savais pas qu’il passait par les Alpes. Depuis Paris, ce n’est pas le plus direct, non…?

Jacques – Disons que c’est une variante… On avait envie de visiter la région…

Alban – Vous me rassurez. Je craignais un peu qu’on soit envahi par les pèlerins. Ils ne sont peut-être pas tous aussi marrants que vous.

Jacques boit son verre d’eau.

Jacques – J’ai essayé d’appeler Bernadette tout à l’heure sur son portable, mais il n’y avait pas de réseau…

Alban – Les charmes de la campagne… C’est un des derniers endroits de France qui n’est toujours pas couvert par le réseau. Même pour capter internet, on est obligé de monter sur la montagne là-bas. Comme Moïse pour télécharger les Tables de la Loi. Lui aussi, il devait faire un peu d’escalade pour accéder au réseau.

Jacques – Ah, oui, c’est… C’est très tranquille.

Alban – On est dans une sorte de trou noir des nouvelles technologies de la communication. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai choisi cette maison. Pas de réseau, ça veut dire pas d’emmerdeurs. En principe…

Bernadette revient, et aperçoit son mari.

Bernadette – Ah, tu es là. On commençait à se demander si tu ne t’étais pas perdu.

Jacques – Non, non… Je bavardais un peu avec Alban…

Bernadette – Je t’avais dit qu’il fallait prendre gauche… (Prenant Alban à témoin) Mais il ne m’a pas écoutée, comme d’habitude… Bon ben tu viens ? Je te montre la chambre. Tu vas voir, c’est magnifique…

Jacques (à Alban) – Eh bien à tout à l’heure, alors…

Alban – Prenez votre temps, hein ? On n’est pas pressé…

Ils entrent tous les deux dans la maison. Eve revient par un autre côté. Elle a l’air préoccupé.

Eve – Son mari est arrivé ?

Alban – Ils sont dans la chambre… Tu ne les as pas croisés ?

Eve – J’étais à la cuisine…

Alban – Ça va, ce n’est pas la peine de te mettre dans cet état là, non plus, ce n’est pas si grave… Je leur ai même proposé à boire, alors tu vois.

Eve – Elle a un flingue.

Alban – Pardon ?

Eve – Bernadette… Elle a un flingue… Je suis revenue dans la chambre pour leur donner des serviettes. J’ai frappé, mais elle n’a pas entendu. Elle était dans la salle de bain. Son sac à dos était posé sur une chaise. Je l’ai fait tomber sans faire exprès, et j’ai nettement vu un revolver qui dépassait…

Alban – Et après ?

Eve – Après ? J’ai remis le sac sur la chaise, et je suis partie.

Alban – Ça commence à devenir intéressant… Mais tu es sûre que c’était un revolver ?

Eve – Je n’allais pas fouiller dans son sac, non plus. Mais j’ai déjà vu un revolver, quand même.

Alban – Ah, oui ? Où ça ?

Eve – Je ne sais pas… À la télé…

Alban – Ce n’était peut-être pas un vrai…?

Eve – Comment ça ?

Alban – C’est peut-être un jouet…

Eve – Mais qu’est-ce que tu veux que des pèlerins fassent avec un pistolet en jouet dans leur sac à dos ?

Alban – Je ne sais pas moi… C’est long, la Route de Saint-Jacques-de-Compostelle. Peut-être que chemin faisant, ils jouent un peu aux cow-boys et aux Indiens. Pour passer le temps. Il faudrait pouvoir fouiller aussi dans son sac à lui, pour voir s’il n’a pas un arc et des flèches…

Eve – Je suis sérieuse, Alban.

Alban – C’est peut-être un souvenir qu’ils ont acheté pour leur fille !

Eve – Tu crois ?

Alban – Je ne sais pas… Les filles ne jouent pas tellement avec ce genre de pistolets, à moins d’avoir des parents très perturbés… Et puis un revolver, même en jouet… C’est assez rare, ce genre de produits dérivés, dans les boutiques-souvenirs des monastères…

Eve – Écoute, Alban, ils vont passer la nuit chez nous… On devrait peut-être prévenir la police…

Alban – À moins que la police, ce soit eux…

Eve lui lance un regard intrigué.

Alban – Tu as vu leurs tenues ? Il n’y a rien qui ressemble plus à un scout qu’un flic habillé en civil. Ils sont en planque ici. Ils surveillent des terroristes. Et le coup du pèlerinage en chambre d’hôtes, c’est juste une couverture. Pas très crédible, d’ailleurs, si tu veux mon avis…

Eve – Une couverture…? Ça me fait penser que j’ai oublié de leur en donner une…

Alban – Tu as leurs coordonnées à Paris ?

Eve – J’ai un numéro de portable, et une adresse. Mais ça peut être une fausse… Quels terroristes ? (Angoissée) Al Qaida…?

Alban – Je pense plutôt à l’E.T.A.

Eve – Pourquoi l’E.T.A. ?

Alban – Ben la Route de Compostelle, ça passe par le Pays Basque, non…?

Eve – On est en plein milieu des Alpes !

Alban – Ou alors, les Etarras, c’est eux…

Eve le regarde terrifiée.

Alban – En même temps, comment distinguer un basque d’un arabe avec un béret sur la tête…?

Bernadette revient.

Bernadette – Merci pour les serviettes. Je vous dérange ?

Eve – Pas du tout.

Alban – On était en train de parler de vous, justement. C’est pour ça qu’on s’est arrêté quand vous êtes arrivée. Ma femme s’inquiétait pour votre couverture.

Bernadette – Ça ira très bien, merci. Nous ne sommes pas frileux. Et puis on est au mois de juillet…

Alban – Ah, les nuits peuvent être encore fraîches, par ici, vous savez. On est à la montagne. On a vu geler la nuit en plein mois de juillet. Et on a même eu de la neige pour le 15 août il y a dix ans de ça.

Eve – Bon, on n’était pas encore là, mais c’est ce que nous ont raconté les paysans du coin.

Alban – En même temps, vous savez comment sont les paysans…

Eve lui lance un regard agacée.

Bernadette – Quelle tranquillité… On n’entend pas un bruit… Quand on vient de Paris, ça fait presque mal aux oreilles, ce silence. Mais on va s’habituer…

Alban – Oui… Nous, c’est le contraire. On venait à peine de s’habituer au silence…

Eve – Le premier voisin qui parle autrement que par onomatopée est à cinq kilomètres d’ici. Et encore, il n’est là que pendant les vacances scolaires de la zone C.

Alban – Vous connaissez l’origine de l’expression « crétin des Alpes » ?

Bernadette – Non.

Alban – C’est parce que l’air d’ici est très pauvre en iode. Une substance absolument nécessaire au bon fonctionnement du cerveau. On parle toujours du bon air de la montagne… En réalité, il vaut mieux ne pas y rester trop longtemps. Nous mêmes, on n’est là que depuis trois mois, et on sent déjà qu’on se ramollit un peu du bocal. Hein, chérie ?

Eve lui lance un regard furibard.

Bernadette – C’est vrai que vous êtes bien isolés, ici…

Alban – Ça fout presque les jetons, parfois. Surtout la nuit. Quand on sait ce qui s’est passé dans cette maison… Heureusement que vous êtes là pour nous tenir compagnie, sinon on aurait que le bétail…

Bernadette regarde du côté des spectateurs qui figurent la vue qu’on a depuis la terrasse.

Bernadette – Ah, oui, les moutons… Là aussi, ça change de Paris…

Alban – Encore que… Plus j’observe les moutons, plus je leur trouve de points communs avec les Parisiens. Ils vivent en troupeaux. On leur tond la laine sur le dos, et avec le peu d’avoine qu’on leur donne en échange, ils n’ont même pas les moyens de se payer un manteau en synthétique pendant les soldes…

Bernadette – On leur donne de l’avoine, aux moutons ?

Alban – C’était juste pour filer la métaphore de la laine…

Eve – D’ailleurs, ce ne sont pas des moutons, mais des chèvres.

Bernadette sourit poliment.

Bernadette – Et tout ce vert… C’est quoi, ces plantations, là bas ?

Alban – Ah, ça ? C’est notre plantation personnelle de cannabis. L’isolement, ça a quand même certains avantages. Et croyez-moi, c’est de la bonne. Si ça vous tente…

Eve le fusille du regard.

Eve – Vous mangez avec nous, n’est-ce pas ? C’est ce que vous m’aviez dit quand vous avez réservé. Mais il n’y a pas d’obligation, hein ? Si vous préférez vous reposer…

Bernadette – Non, non, ce sera avec plaisir. C’est aussi pour ça que nous voyageons en chambres d’hôtes…

Alban – Pour échanger avec les autochtones…

Eve – Malheureusement, avec nous, vous êtes mal tombés. On est un peu comme les ours des Pyrénées. On a été réintroduits dans le coin pour éviter l’extinction de la race…

Alban – On leur bouffe un mouton de temps en temps. Et on n’est même pas foutu de se reproduire. J’espère qu’on ne finira pas nous aussi sous les balles d’un chasseur dégénéré qui nous aura pris pour des ours slovènes…

Eve – J’ai prévu du jambon de Bayonne en entrée. Mais si vous ne mangez pas de porc…

Bernadette – J’adore le jambon de Bayonne.

Eve – Ah… Alors au moins, vous n’êtes pas musulmans…

Alban – En même temps, il ne doit pas y avoir beaucoup de musulmans qui font le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, non ?

Eve – Basques, peut-être ?

Bernadette – Non plus… Pourquoi…?

Eve – Non, non, comme ça… Comme vous aimez le jambon de Bayonne…

Silence gêné.

Bernadette (à Alban) – C’est vous qui avez peint ces tableaux que j’ai vus à l’intérieur.

Alban – Oui.

Bernadette – Vous avez vraiment du talent.

Eve – Oui… C’est un génie qui gagnerait à être reconnu…

Alban – Pas évident de croire en soi sans se prendre au sérieux. Le plus souvent, les gens se contentent de ne pas vous prendre au sérieux.

Bernadette – Et vous ?

Eve – Moi ?

Bernadette – J’imagine que de tenir ces chambres d’hôtes, ça doit vous prendre pas mal d’énergie. Vous avez le temps de faire autre chose ?

Eve – Je ne sais pas encore. Vous êtes nos premiers clients…

Bernadette – Vraiment ? Il va falloir qu’on soit à la hauteur, alors.

Alban – Oui, c’est ce que je disais à ma femme ce matin, justement.

Eve – Ce qu’on disait, c’est qu’il fallait que nous, on soit à la hauteur…

Bernadette – Et vous faisiez quoi, avant de venir vous installer ici ?

Eve – J’étais professeur de français. Mais l’enseignement, maintenant… C’est devenu vraiment trop dur… J’avais l’impression qu’avec mes élèves, on ne parlait plus le même langage… Non, tant qu’on aura pas traduit Chateaubriand et Proust en langage texto… Alors il y a deux ans, on a acheté cette maison pour essayer de changer de vie. On verra bien… Et vous ? Vous faites quoi ?

Jacques revient.

Jacques – Bonjour…

Eve – Bonjour.

Bernadette – Vous n’avez pas encore fait la connaissance de mon mari, je crois… Jacques… Eve… et Alban.

Jacques – Alban et Eve… C’est amusant…

Eve – Oui… Vous voulez boire quelque chose ?

Jacques – Alban m’a déjà proposé un verre d’eau.

Eve – Eh bien on va pouvoir passer à l’apéritif, alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Jacques – Pourquoi pas ?

Eve – Mon mari va vous déposer une couverture sur le lit. Vous verrez bien si vous en avez besoin ou pas. Hein, chéri ?

Alban – Tu crois vraiment que c’est nécessaire ?

Eve (fermement) – Tu nous as bien dit qu’il pouvait geler cette nuit, non ?

Alban se lève enfin de sa chaise longue à regret.

Alban – Bon, ben j’y vais alors…

Eve – Je vais chercher les bouteilles.

Bernadette – Vous voulez que mon mari vous aide ?

Eve – Non, non, merci, ça ira très bien.

Alban et Eve sortent ensemble.

Eve (en aparté à Alban) – Profites-en qu’ils sont là tous les deux pour aller fouiller dans leurs sacs… Elle a un revolver, je te dis… (À voix haute) Tu prends une couverture dans le placard de l’entrée, chéri ?

Jacques et Bernadette restent donc en tête-à-tête. Ils échangent un regard préoccupé.

Bernadette – Ils sont un peu spéciaux, non ?

Jacques (distraitement) – Ah, oui ?

Bernadette – Tu as vu ses peintures, à l’intérieur ?

Jacques (appréciatif) – Ah, oui !

Bernadette – Quelle horreur…

Jacques – C’est un peu olé olé… Mais bon…

Bernadette – Un peu ? C’est un véritable obsédé, oui…

Jacques (rêveur) – Tu crois que c’est elle qui lui sert de modèle ?

Bernadette (sèchement) – Pourquoi…?

Jacques – Comme ça… C’est vrai que c’est plutôt une belle femme…

Bernadette – Oui, oh…

Jacques – Ben si, quand même.

Bernadette – Bon, ça va ! Non, mais franchement ! Tu te vois me peindre toute nue et accrocher le tableau au dessus de la cheminée dans notre salle à manger…

Jacques (la regardant) – Non…

Blanc.

Bernadette – Et la chambre, tu trouves qu’elle vaut les trois épis ?

Jacques – Ce n’est pas très grand, et un peu bas de plafond, mais ça a du cachet. Avec ces poutres apparentes…

Bernadette – Le type qui s’est pendu dans ce placard à balais devait être contorsionniste…

Jacques – On verra bien ce qu’ils nous servent à dîner.

Bernadette regarde du côté des chèvres (c’est à dire des spectateurs).

Bernadette – Elles sont bizarres, ces chèvres, non ?

Jacques – Ah, oui…?

Bernadette – Tu ne vois pas ?

Jacques regarde aussi.

Bernadette – Elles nous regardent, et on dirait qu’elles se marrent…

Jacques – Ah, oui, peut-être…

Bernadette – Enfin, il faut reconnaître que le paysage est magnifique. Tiens, j’ai envie de prendre une photo. Pour notre rapport… (Jacques ne bronche pas) Ben tu vas chercher l’appareil !

Jacques – Oui, oui, j’y vais…

Jacques sort. Eve revient un instant après avec un chariot chargé de bouteilles.

Eve – Voilà… Qu’est-ce que je vous sers ? (Constatant l’absence de Jacques) Mais vous avez encore perdu votre mari ?

Bernadette – Il est parti chercher l’appareil photo dans la chambre.

Eve – Et merde…

Bernadette (interloquée) – Pardon ?

Eve – Non, non, j’ai renversé les cacahuètes, mais ce n’est rien… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Bernadette – Il y a une spécialité du coin ?

Eve – Le vin de pissenlit ?

Bernadette – Ah, oui ?

Eve – Je ne sais pas si c’est vraiment une spécialité du coin. En tout cas, c’est ce que nous a raconté le fermier d’à côté. On se fournit chez lui. Je vous préviens, c’est un peu spécial. (Pour elle-même) D’ailleurs, le fermier aussi est un peu spécial…

Bernadette – Oh, vous n’allez pas m’empoisonner…

Eve – Ah… Le poison, c’est une arme de femme… Plus que le revolver, je veux dire…

Bernadette semble un peu interloquée, mais se reprend rapidement.

Bernadette – Ça ne fait rien, je prends le risque.

Alban revient.

Alban – Tu as réussi à leur refourguer ton vin de pissenlit ?

Eve – Qu’est-ce que tu prends ?

Alban – Pas ça, en tout cas, la seule fois où j’en ai bu, j’ai failli mourir…

Eve – Mon mari plaisante…

Alban – Je vais plutôt prendre une absinthe.

Eve – De l’absinthe ? Je croyais que c’était interdit en France ?

Alban se sert.

Alban – Je me fournis en Suisse, la frontière est juste à côté. C’est vrai que depuis que j’en bois, je commence à perdre mes cheveux, il m’arrive d’avoir des hallucinations, et j’ai parfois des envies de meurtre. Mais si je veux arriver à peindre comme Van Gogh… L’absinthe l’a rendu fou, et il a fini par se suicider, d’accord. Mais quel talent !

Jacques revient.

Eve – Et vous, Jacques ? Qu’est-ce que je vous sers ?

Jacques – Oh… Je prendrai un porto, si vous en avez…

Eve – Ah, j’ai oublié le porto.

Bernadette – Ne vous dérangez pas, mon mari va prendre autre chose ! Hein, Jacques ? Tu vas prendre une absinthe, avec Alban…

Jacques – Oui, oui, bien sûr… Une absinthe, ce sera très bien?

Eve – Non, non, j’y vais. Alban, tu peux t’occuper des glaçons ? Excusez-nous un instant…

Eve et Alban sortent. Bernadette remarque que Jacques a l’air un peu perturbé.

Bernadette – On dirait que tu viens voir un fantôme. Ne me dis pas que c’est celui du type qui s’est pendu dans notre chambre…

Jacques – Quand je suis arrivé pour prendre l’appareil photo, il était en train de fouiller dans ton sac…

Bernadette – Non…?

Jacques – Il faudra qu’on vérifie avant de partir s’ils ne nous ont rien volé…

Bernadette – Je te dis qu’ils ont l’air bizarre… Et si on inventait un prétexte pour s’en aller ?

Jacques – Un prétexte ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi. On peut toujours trouver quelque chose. Un cas de force majeur. La mort d’un proche… Une fuite de gaz…

Jacques – On a une chaudière au fioul.

Bernadette – C’est pour ça que j’ai parlé de prétexte…

Jacques – Tu crois…?

Bernadette – Je ne le sens pas… (Avec un air inquiétant) Et tu sais comment ça se termine, en général, quand je ne le sens pas…

Eve revient avec la bouteille de porto et sert Jacques.

Eve (à Jacques) – Et c’est du porto qui vient directement de Portugal. C’est notre femme de ménage qui nous l’a ramené de là-bas en revenant de vacances.

Bernadette – Parce que vous croyez que le porto qu’on achète en France ne vient pas forcément du Portugal ?

Eve a l’air un peu décontenancée.

Jacques – Ma femme plaisante…

Eve (à Bernadette) – Je vais vous accompagner pour le vin de pissenlit, si ça peut vous rassurer. C’est promis, je boirai en premier. Si je ne meurs pas immédiatement dans d’atroces convulsions, vous pourrez en boire vous aussi…

Alban revient.

Alban – Et voilà les glaçons. (À Bernadette) Bien frais, ça passe mieux, vous verrez. On ne sent presque pas le goût du pissenlit…

Chacun lève son verre.

Alban – Allez, à aujourd’hui qui demain ne sera plus !

Bernadette boit prudemment une gorgée, à la suite d’Eve et des autres.

Alban – Je ne voudrais pas être indiscret, mais vous m’intriguez… Je n’ai toujours pas compris le principe du pèlerinage laïque…

Bernadette – Vous croyez aux miracles ?

Alban – Vous voulez dire… quand il y a un tremblement de terre qui fait deux cent mille morts, qu’après des semaines de recherches, des sauveteurs bénévoles retrouvent par hasard un ou deux survivants sous les décombres au péril de leur vie, et qu’on en attribue tout le mérite à Dieu en le remerciant pour ses bienfaits ?

Bernadette – Eh bien nous aussi, nous sommes des miraculés… Je dirais même des polymiraculés.

Jacques – Ma femme veut dire que nous avons déjà plusieurs fois échappé à la mort.

Eve – Tiens donc…?

Jacques – Tenez, par exemple, ce Concorde qui s’est écrasé sur un hôtel à Roissy en 2000, vous vous souvenez ?

Eve – Ah, oui, bien sûr.

Bernadette – Mon mari avait prévu de le prendre. Il était déjà en salle d’embarquement. Mais il s’est cassé le coccyx en dévalant l’escalier des toilettes après avoir glissé sur un Mars. Alors il n’a pas pu partir…

Jacques – Vous vous rendez compte. Mes valises étaient déjà enregistrées. D’ailleurs, je ne les ai jamais revues…

Alban – C’est curieux… Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire de valises… (Avec un regard entendu à Eve) Et dire qu’on n’a jamais vraiment su comment cet avion avait pu exploser en vol…

Eve (à Bernadette) – Et vous n’étiez pas avec votre mari…?

Bernadette – J’étais juste venue l’accompagner… On avait passé la nuit dans un hôtel de l’aéroport. Quand j’y suis retournée pour payer la note, ce n’était plus qu’un brasier.

Jacques – Le Concorde que je devais prendre s’était écrasé dessus.

Bernadette – À cinq minutes près, j’y passais, moi aussi… Autant vous dire que moi non plus, je n’ai jamais revu mes bagages…

Jacques – C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire le pèlerinage de Saint-Jacques.

Alban – Pour qu’il vous ramène vos valises ?

Bernadette – Pour remercier… disons la Providence.

Silence embarrassé.

Jacques (sur un ton grave) – Vous croyez en l’au-delà, Eve ?

Eve est un peu prise de court.

Eve (plaisantant pour dédramatiser) – Vous voulez dire… la Quatrième Dimension, ce genre de trucs…?

Alban – Moi, j’aurais plutôt tendance à penser que le paradis et l’enfer sont ici bas, et qu’on peut passer de l’un à l’autre dans la même journée… C’est d’ailleurs ce que je disais à ma femme pas plus tard que ce matin. Hein, chérie ?

Blanc.

Bernadette – En tout cas, la vue est magnifique… Tout ce vert… (À Jacques) Tu n’as pas ramené l’appareil photo, Jacques ?

Jacques – Zut, avec tout ça, j’ai oublié…

Alban – L’avantage, quand on n’a plus de mémoire, c’est qu’on ne s’ennuie jamais. Ma mère a fini Alzheimer. Quand j’allais lui rendre visite, à chaque fois qu’elle me quittait des yeux une seconde, elle avait l’impression que je venais d’arriver. Elle était toujours contente de me voir…

Jacques – Je retourne chercher l’appareil.

Bernadette – Je t’accompagne, je vais prendre un châle. C’est vrai que ça se rafraîchit un peu, non…?

Jacques et Bernadette sortent.

Eve – Alors ?

Alban – Ben… Je n’ai pas eu trop le temps de fouiller, le mari m’a pris la main dans le sac…

Eve – Mais c’était sur le dessus ! Un pistolet avec une crosse noire et un canon argenté.

Alban – La seule chose noire et argentée que j’ai vue dans ce sac, c’est un séchoir à cheveux… (Il lui lance un regard méfiant) Rassure-moi, tu n’aurais pas pu confondre un séchoir à cheveux avec un pistolet…?

Eve hausse les épaules, mais on la sent pas très sûre d’elle.

Alban – Dis-moi, les pistolets que tu as déjà vus à la télé, c’était pas dans Star Trek ou dans la Guerre des Étoiles…? Genre pistolet à laser désintégrateur… pouvant accessoirement servir de sèche-cheveux de voyage ?

Bernadette revient, avec un châle, accompagnée de Jacques, un appareil photo à la main.

Jacques – Voilà, comme ça on pourra au moins garder un souvenir éternel de cette vue merveilleuse. Au cas où les choses viendraient à dégénérer subitement…

Eve (inquiète) – Vous avez des raisons de penser que les choses pourraient subitement dégénérer…?

Bernadette – Nul part on n’est à l’abri d’une chute de météorite…

Jacques – Ou d’un bloc de glace qui se détache de la cuvette des toilettes d’un Airbus…

Alban et Eve échangent un regard préoccupé. Jacques prend une photo de la salle, pendant que Bernadette prend un air de circonstances.

Bernadette – D’ailleurs je suis vraiment désolée, mais nous n’allons pas pouvoir rester.

Eve – Ah, bon ?

Alban – Quel dommage…

Bernadette – Je viens de recevoir un appel sur mon portable. Ma mère vient de mourir…

Jacques, semblant surpris, lui lance un regard interloqué.

Alban – Tiens, ça c’est marrant… (Têtes des trois autres) Non, je veux dire… Pas pour votre mère… Mais d’habitude, on n’a pas de réseau, ici. C’est ce que j’expliquais tout à l’heure à votre mari. Ça doit encore être un miracle.

Eve lui lance un regard offusqué.

Eve – Nous sommes vraiment très peinés pour vous. Toutes nos condoléances…

Bernadette – Bien entendu, nous vous réglerons la nuit…

Eve – Mais il n’en est pas question, voyons…

Alban – Sauf si vous insistez, bien sûr…

Eve – Je vous en prie, asseyez-vous un moment.

Bernadette se rassied.

Jacques – Et elle est morte de quoi ?

Bernadette lance à son mari un regard agacé.

Bernadette (à tous) – Oh, vous savez, elle était déjà très malade… Mais bon, même quand on s’y attend, ça fait quelque chose…

Jacques – Et dire qu’à son âge, elle faisait encore du vélo.

Eve – Moi, j’ai dû faire piquer mon hamster il y a six mois. Il était couvert de tumeurs et il ne pouvait même plus pédaler dans sa cage. Déjà, ça m’a fait un choc. Alors une maman, j’imagine…

Semblant se prendre au jeu, Bernadette se met à pleurer. Eve lui tend un mouchoir en papier.

Eve – Tenez…

Bernadette – Merci… Ça me touche beaucoup…

Alban (à Eve) – Mais avant le hamster, il y a eu ton père… Il est mort quelques semaines avant…

Eve – Je sais, mais… Ça va vous paraître monstrueux, mais ça ne m’a pas fait le même effet que pour mon hamster…

Bernadette – Je comprends… Quand on n’a jamais eu d’enfant…

Bernadette sèche ses larmes, et se mouche bruyamment. Elle semble se reprendre un peu, et trempe les lèvres dans son verre.

Bernadette – C’est vraiment délicieux, ce vin de pissenlit. Très léger. Et avec un petit goût inhabituel… Qu’est-ce que c’est ?

Eve – Le pissenlit, probablement…

Bernadette – Ah, oui… On… On sent bien le goût… C’est très délicat…

Eve – Il paraît que c’est fait avec les racines.

Alban – C’est ce qui s’appelle boire le pissenlit par la racine.

Eve – Prenez des cacahuètes…

Bernadette se sert.

Eve – Et vous, Jacques, vous avez encore vos parents ?

Jacques – Eh bien… Je suis un enfant de la DASS… Ma mère est morte en couches, et mon père s’est tué en voiture en allant me déclarer à la mairie…

Alban – Un animal domestique, peut-être…?

Soudain, Bernadette se lève de son siège et se met à suffoquer d’une façon impressionnante.

Jacques – Qu’est-ce qui t’arrive, chérie ?

Eve – Ça doit être l’émotion…

Jacques – Ou les pissenlits…

Alban – Je crois plutôt que c’est les cacahuètes… Elle a dû en avaler une de travers…

Alban se lève, se place derrière Bernadette, lui passe les bras autour de la poitrine, et lui donne une forte pression par derrière, dans un geste un peu ambigu. Jacques le regarde faire avec stupéfaction, mais Bernadette ne tarde pas à cracher la cacahuète et à reprendre peu à peu sa respiration, avec difficulté.

Alban – C’est la méthode de Heimlich. J’ai vu faire ça dans Urgence, à la télé, du temps où on l’avait encore… Et après, on va dire qu’il n’y a que des conneries sur France 2.

Bernadette – Je ne sais pas comment vous remercier… J’ai bien cru que j’allais m’étouffer…

Alban – Ah, mais on peut en mourir, hein ! Ça s’appelle une fausse route. Au lieu de passer directement dans l’oesophage, la cacahuète décide de faire un pèlerinage dans la trachée artère… Ça arrive souvent en cas d’émotion forte…

Bernadette (les yeux bordés de reconnaissance) – Alors vous m’avez sauvé la vie…!

Alban la regarde, un peu embarrassé.

Alban – C’est le côté Docteur House qui sommeille en moi sous mes dehors de Mister Jekyll.

Bernadette s’avance vers Alban, et le serre chaleureusement dans ses bras avec une ferveur un peu ambiguë.

Bernadette – Merci… (Elle se dégage et s’adresse à Jacques) Et toi, tu ne faisais rien ! Tu m’aurais laissé m’étouffer ! Heureusement qu’Alban était là…

Jacques ne répond rien.

Alban – Mais dites-moi, il vous en arrive des malheurs. Un décès dans la famille. Maintenant une fausse route. Ce n’est plus un pèlerinage, c’est un chemin de croix. Vous êtes sûrs que vous allez tenir jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle…?

Eve – Vous allez quand même rester dîner avec nous ? Alban vous raccompagnera à la gare après. De toute façon, le prochain train pour Paris n’est que dans trois heures, alors…

Bernadette – Pourquoi pas… Merci de votre accueil, vraiment…

Eve – On va vous laisser respirer un moment…

Alban – Le bon air des Alpes…

Eve – De toute façon, il faut qu’on finisse de préparer le repas. Il n’y a pas grand chose à faire, mais bon. Vous pourrez vous reposer un peu.

Alban – Et commencer à faire votre deuil…

Jacques – Je vais au moins vous aider à mettre la table…

Eve – Non, vraiment, ce n’est pas la peine… Tu viens Alban…

Eve et Alban sortent.

Bernadette – Ils sont vraiment adorables…

Jacques – Tout à l’heure, tu les trouvais bizarres…

Bernadette – Ce qu’elle m’a dit à propos de la mort de ma mère… Ça m’a beaucoup touchée…

Jacques – Mais… ta mère n’est pas morte, si ?

Bernadette – Peut-être, mais elle n’est pas supposée le savoir… Et puis il m’a quand même sauvé la vie ! Je ne le connais que depuis une heure, et il m’a déjà sauvé la vie ! Tu m’as déjà sauvé la vie, toi ? Depuis le temps qu’on est marié !

Jacques – Alors on ne part plus ?

Bernadette – On est bien ici, non ?

Jacques – Mais, c’est toi qui disais que…

Bernadette – Oui ben il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis… Et toi, il faut au moins te reconnaître une chose, c’est une certaine constance dans tes opinions…

Bêlement de chèvres.

Jacques – C’est vrai qu’elles bêlent d’une drôle de façon, ces chèvres… Tu as raison, on dirait que c’est de nous qu’elles rigolent…

Alban revient.

Alban – Excusez-moi, je ne fais que passer… Je vais à la ferme d’à côté chercher le lait pour le petit déjeuner. Directement au pis de la vache…

Jacques – Ah, oui… Moi aussi, je faisais ça quand j’étais gamin.

Bernadette – Tes parents habitaient à Montmartre !

Jacques – Pendant les vacances chez ma tante, en Normandie.

Alban – Ça fait partie du folklore local pour les hôtes de passage…

Jacques – Le lait des vaches, c’est quand même autre chose que le lait du supermarché.

Bernadette – Oui, remarque, c’est comme pour le porto, hein ? Je pense que le lait du supermarché vient aussi des vaches, non ? Il est pasteurisé, c’est tout…

Alban – C’est sûr que celui-là, il faut bien le faire bouillir. Parce que si on n’a jamais bu que du lait U.H.T., on peut vite attraper la typhoïde…

Jacques – Le lait du supermarché… Ils retirent le beurre et la crème, ils vous la vendent à part, et ils vous facturent ce qui reste vingt fois plus cher que le lait de ferme, qu’ils payent aux paysans une misère.

Bernadette – Oh, non, moi, le lait entier, je ne le digère pas bien…

Jacques – Ma femme boit du lait écrémé garanti sans lactose. Je me suis toujours demandé ce qui restait dans le lait quand on retire la crème et le lactose. Autant boire directement de l’eau minérale, non ?

Alban – Remarquez, comme ils nous vendent l’eau minérale au prix du lait. Bon, ben ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y aille. Si je ne veux pas rater la traite…

Bernadette (enjouée) – Je peux venir avec vous ? (Feignant l’abattement) Ça me changera un peu les idées…

Alban – Ok…

Bernadette – Ça ne te dérange pas que je te laisse tout seul, chéri ?

Jacques – Non, non, vas-y… (Ironique) Si ça peut adoucir un peu ton chagrin.

Alban (à Bernadette) – Moi aussi, dans les moments difficiles, j’ai toujours trouvé beaucoup de réconfort auprès des vaches…

Alban et Bernadette s’en vont. Jacques soupire.

Eve revient avec quelque chose dans un panier.

Eve – Vous voulez éplucher les oignons avec moi ? Ça vous distraira…

Jacques – Bien sûr…

Ils se mettent à éplucher les oignons en silence.

Jacques – Ça va vous paraître affreux, mais… Ça m’est arrivé d’avoir envie de la tuer…

Eve – Votre belle-mère ? Oh, ça arrive à tout le monde, hein. Il ne faut pas culpabiliser pour ça, c’est tout à fait normal. Et puis vous n’êtes pour rien dans son décès, non ? Si…?

Jacques – Ma belle-mère…? Ah, non, je… Je parlais de ma femme…

Eve – Ah… Remarquez, ça m’arrive aussi, vous savez, d’avoir envie de tuer mon mari… (Soudain inquiète) Mais on ne parle que d’une vague intention vite refoulée, là, hein ? Pas d’un début de passage à l’acte ? Je veux dire on ne parle pas d’arme à feu cachée dans un sac à dos, ou de choses de ce genre…

Jacques – Tout à l’heure, quand elle s’est étouffée, c’est vrai, je n’ai pas bougé. Qui sait…? Je me suis peut-être dit l’espace d’un instant…

Eve – Et si cette cacahuète était la solution à tous mes problèmes…? Mais non… Je vous assure. Ne vous en faites pas pour ça. Vous savez ce qu’on dit ? L’amour, la haine… Ce sont des sentiments parfois très proches l’un de l’autre. Voyons, Jacques ! Tous les psychanalystes vous le diront. La haine, c’est le ciment du couple !

Jacques la regarde en se demandant si elle parle sérieusement. Puis il soupire, et regarde le paysage.

Jacques – Je crois que c’est vous qui avez raison… Nous aussi, on devrait peut-être venir s’installer à la campagne. Pour retrouver un peu de sérénité. Un peu d’harmonie dans notre couple… Vous savez s’il y a des fermes à vendre, dans le coin. On serait voisins…

Eve lui lance un regard inquiet.

Eve – Ça… Je ne saurais pas vous dire… Et puis vous savez, on est quand même très isolé, ici. Il faut être rentier. Ou avoir un métier que vous pouvez exercer n’importe où. On n’a même pas internet…

Jacques pose sa main sur celle de Eve et la regarde avec un air langoureux.

Jacques – En tout cas, merci de m’avoir écouté, Eve. Ça m’a beaucoup touché, vraiment. J’en ai presque les larmes aux yeux…

Eve (interloquée) – Ça doit être les oignons…

Eve retire sa main et cherche à changer de sujet.

Eve – Et vous, Jacques, vous faites quoi, dans la vie ?

Jacques – Eh bien, je… Je fais le même métier que ma femme.

Eve – Comme ça, au moins, le soir, on a quelque chose à se raconter. Je veux dire… On peut toujours parler de son travail… Mais elle fait quoi, comme travail, votre femme…?

Alban et Bernadette reviennent.

Eve – Déjà !

Alban – On n’a pas pu avoir de lait, la vache était en dérangement.

Bernadette – C’est incroyable ! On a assisté à la naissance d’un petit veau… Vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a fait…

Eve – Ah, si, si, je comprends… Le décès d’une mère… La naissance d’un veau… Tout ça dans la même journée… Ça fait beaucoup d’émotions…

Bernadette – Ce sont des choses qu’on n’a plus l’habitude de voir à Paris.

Alban – Encore que… Vous avez assisté à l’accouchement de votre femme, Jacques ?

Jacques n’a pas le temps de répondre, car Bernadette lui coupe la parole.

Bernadette – La nature, c’est vraiment quelque chose de fort… Quand ça vous revient comme ça en pleine figure… (Elle craque) Oh, mon Dieu. Elle était debout, et il y avait les deux pieds fourchus qui dépassait de… C’était vraiment atroce. Les paysans avaient attaché une corde aux sabots du veau, et ils étaient trois à tirer dessus…

Alban – Je confirme. Trois crétins des Alpes. On se serait cru dans Intervilles.

Bernadette (fondant en larme) – Et dire que moi aussi, j’ai donné naissance à un veau…

Les trois autres se regardent interloqués, ne sachant pas très bien s’il s’agit d’un lapsus.

Eve – Bon ben on va peut-être passer à table. Si vous ne voulez pas rater votre train…

Alban – Qu’est-ce que tu nous as fait de bon, chérie ?

Eve – Du veau…

Jacques – On va vous aider à mettre la table.

Bernadette – C’est tout ce que tu trouves à dire ?

Jacques reste interloqué. Eve sort suivie de Jacques. Bernadette et Alban s’apprêtent à leur emboîter le pas.

Bernadette (en aparté à Alban) – Je ne le supporte plus… Des fois je me dis : si seulement il avait pu prendre ce Concorde au lieu de se casser le coccyx. Vous vous rendez compte ? Il me l’aurait indemnisé plus d’un million d’euros…

Air un peu décontenancé de Alban. Noir.

SOIRÉE

Alban, Eve, Jacques et Bernadette sont à table et finissent de dîner. Alban et Eve ont fait un effort de toilette. Jacques et Bernadette sont toujours habillés en scouts.

Bernadette – C’était vraiment délicieux ! Hein, Jacques ?

Jacques – Ah, oui ! Pour la chambre, je ne sais pas, mais pour la table d’hôte, là je crois que vous méritez votre troisième épi.

Alban et Eve échangent un regard intrigué.

Bernadette – Il faudra que vous donniez la recette à mon mari, Eve.

Jacques – Quand on a de bons produits.

Eve – Ah, là, c’est vraiment du producteur au consommateur. On prend le veau à la ferme d’à côté…

Malaise de Bernadette.

Alban – Mais ce n’est pas le veau que vous avez vu naître tout à l’heure, hein ! Remarquez, je pense que celui-là est venu au monde à peu près de la même façon, mais bon…

Eve – J’en prends un entier tous les deux mois. Ils me le débitent en morceaux, et ils me le livrent congelé dans des sachets en plastiques.

Bernadette – Ah, oui, c’est pratique.

Eve – Malheureusement, je ne sais pas si le fermier va pouvoir continuer. Maintenant que sa femme n’est plus là…

Jacques – Elle s’est pendue, elle aussi ?

Eve – Elle est en prison…

Alban – On a retrouvé une demi-douzaine de bébés dans son congélateur, justement…

Eve – J’espère que les sachets étaient bien étiquetés…

Malaise. Eve préfère changer de sujet.

Eve – En tout cas, ça nous fait plaisir que votre mère ne soit pas morte, finalement. Ça nous permet de passer la soirée ensemble…

Alban – Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement ?

Bernadette – Eh bien…

Bernadette jette un regard vers son mari pour qu’il vienne à son secours.

Jacques – Une tragique méprise… Un cambrioleur venait de lui voler tous ses papiers.

Bernadette – Un Polonais, à ce qu’on nous a dit.

Jacques – Un sans papier, justement.

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Vous savez comment sont les Polonais.

Bernadette – Alors maintenant qu’ils n’ont même plus besoin de passeport pour venir en France.

Jacques – Bref, en sortant de chez ma belle-mère, paf ! Le type se fait écraser par une voiture de police.

Bernadette – Tué sur le coup.

Jacques – Une vraie boucherie.

Bernadette – Vous savez ce que c’est, ils roulent comme des fous.

Jacques – Quand ils mettent leur sirène.

Bernadette – Alors que le plus souvent, ils vont au PMU du coin pour faire leur tiercé…

Jacques – Donc, comme le voleur avait les papiers de ma belle-mère sur lui, les gendarmes ont cru que c’était elle qui était morte.

Bernadette – Et ils nous ont prévenus.

Jacques – Entre-temps, heureusement, ma fille est allée à la morgue pour reconnaître le corps.

Bernadette – Et elle a bien vu que ça n’était pas sa grand-mère…

Jacques – Ben, oui, un Polonais…

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Et mort, en plus.

Alban et Eve sont un peu sonnés par ce récit alambiqué.

Eve – Comme quoi la réalité dépasse souvent la fiction.

Alban – Ah, oui… On nous raconterait ça dans un feuilleton à la télé, on dirait, quand même, ils exagèrent…

Jacques – Et puis ce n’était pas le moment de prendre la route ce soir, de toute façon. Vous aviez raison, dites donc. Vous avez vu, il neige ?

Bernadette – Tu es sûr ?

Jacques – Ah, oui, c’est bizarre… Les flocons sont roses…

Alban (jetant un coup d’oeil) – Ah, non, ça c’est les pétales du cerisier qui est juste au-dessus de la maison.

Eve – La floraison touche à sa fin. Dès qu’il y a un coup de vent…

Jacques – Ah, mais c’est vrai. Il y a un de ces vents…

Bernadette – Ça me rappelle notre dernier séjour dans les Landes… Tu te souviens, Jacques ? Ça a commencé comme ça en 99, à Biscarosse. Juste avant la tempête qui a emporté le toit de notre Hôtel Ibis et qui a rasé 250.000 hectares de forêt.

Bruit de tonnerre. Alban et Eve échangent un regard inquiet.

Eve – Reprenez du fromage. Je le fais moi-même. Avec le lait des chèvres que vous voyez brouter devant vous. Enfin, là, ça commence à s’assombrir, on ne les voit plus très bien…

Bernadette – Mais on les entend.

Bêlement des chèvres.

Jacques – Et elles ont l’air de bien se marrer…

Jacques et Bernadette échangent un regard et sont pris d’un fou rire vite contrôlé.

Eve – Je revends le surplus sur les marchés du coin. C’est vrai que les clients ont l’air plutôt contents. Ils ont toujours le sourire…

Jacques – Allez, je reprends un peu de fromage qui fait rire…

Bernadette se ressert elle aussi.

Bernadette – Ah, oui… Il est délicieux…

Jacques – Mmm… Il a petit arrière-goût… Je ne sais pas ce que c’est…

Bernadette – Oui… On sent que c’est du bio…

Eve se lève.

Eve – Je vais aller chercher le dessert… (Avant de sortir, en aparté, à Alban) Tu les as fait fumer, ou quoi ?

Alban – Non, je t’assure… Et ils n’ont presque rien bu…

Eve – Ça doit être leur état naturel…

Alban – Ou alors c’est le vin de pissenlit, combiné avec cet air pauvre en iode…

Eve sort.

Alban – Mais dites-moi, nous ne savons toujours pas ce que vous faites dans la vie ? Ça commence à m’intriguer…

Jacques – Ah… On leur dit Bernadette ?

Bernadette – Allez… De toute façon, maintenant… Les dés sont jetés…

Jacques – Nous sommes les clients-mystère…

Alban – Ah, oui, ça… Ça répond tout à fait à ma question…

Eve revient avec une tarte aux fraises d’Espagne.

Jacques – Les clients-mystère ! Vous ne savez pas ce que c’est ?

Alban – Non.

Bernadette – Eh bien, par exemple, une chaîne d’hôtels fait appel à nous pour séjourner incognito dans un de leurs palaces…

Jacques – Ou un de leur Formule 1, ça dépend.

Bernadette – Aux frais de la princesse, évidemment…

Jacques – Et à l’issue de notre séjour, nous faisons un rapport circonstancié sur la qualité du service.

Bernadette – Suite à quoi, bien entendu, les employés incompétents sont immédiatement licenciés sans indemnités…

Jacques – Les grands chefs qui se relâchent perdent leur troisième étoile au Michelin…

Bernadette – Et les chambres d’hôtes où on est obligé de se mettre à genoux pour se pendre perdent leur troisième épi.

Eve semble atterrée.

Eve – Et vous êtes payés pour ça ?

Jacques – C’est un métier…

Alban – Et là… Vous êtes en vacances, ou bien…

Bernadette (mystérieuse) – Ah…

Jacques – Trois épis, ça se mérite…

Le temps pour Alban et Eve de digérer tout ça.

Alban – Et à Saint-Jacques, vous y allez en pèlerins-mystère, aussi ?

Eve – Ou c’est juste une couverture…?

Jacques – L’année dernière, le Vatican nous a envoyés à Lourdes.

Bernadette – Ils se demandaient si la réputation de Bernadette n’était pas un peu surfaite.

Jacques – C’est vrai que ça fait un moment qu’elle n’a pas fait de miracle…

Léger malaise.

Bernadette – Et si on goûtait à cette tarte ?

Jacques – Voyons voir si elle aussi mérite son troisième épi !

Eve (sur la défensive) – C’est une tarte aux fraises des bois…

Jacques – Mais dites-moi, elles sont énormes dans le coin.

Alban – Et encore, vous n’avez pas vu les truffes. La plus grosse qui a été trouvée dans la région, il a fallu un tractopelle pour la déterrer.

Eve sert la tarte.

Eve – Remarquez, c’est plutôt sympa, comme métier, non ?

Alban – Etre payé pour faire de la délation, alors qu’il y a tellement de gens qui seraient ravis de faire ça gratuitement… Regardez ce qui s’est passé pendant l’occupation…

Eve – Alors vous passez votre temps en vacances ou à faire du shopping ?

Bernadette – Oh, vous savez, à la longue… C’est fatiguant. Même dangereux, parfois. On vous a raconté. Pour le Concorde…

Eve – Ah, parce que là aussi, vous étiez en mission ?

Jacques – Vous savez ce que c’est, dans les avions, le service laisse parfois à désirer…

Bernadette – Dans les hôtels aussi… Et pour ce qui est des chambres chez l’habitant, je ne vous en parle même pas. Aujourd’hui, n’importe qui peut transformer son grenier sans fenêtre en chambres d’hôtes de charme… Je ne dis pas ça pour vous, bien sûr…

Jacques – Quand même… Je me demande si on ne nous a pas jeté un sort, parfois…

Eve – C’est bizarre, je commence à avoir cette impression, moi aussi…

Jacques – On dirait que partout où on passe, l’herbe ne repousse plus.

Alban – L’herbe ?

Jacques – On était en mission en Thaïlande juste avant le tsunami. Et on devait partir à Haïti juste avant le tremblement de terre…

Alban et Eve échangent un regard consterné.

Bernadette – J’espère qu’on ne va pas vous porter la poisse à vous aussi…

Bernadette (revenant à la tarte) – Je n’ai jamais vu des fraises aussi grosses… Vous êtes sûre que c’est des fraises ? On dirait deux moitiés de pastèques…

Jacques – À propos, Eve, je ne résiste pas à vous poser la question. C’est vous qui servez de modèle à Alban, pour ses tableaux ?

Eve – Ne me dites pas qu’on envoie aussi des clients-mystère dans les ateliers des peintres…?

Jacques – Pas encore… C’est pure curiosité de ma part…

Eve – Dans ce cas… Il faut bien que je conserve ma part de mystère, moi aussi…

Jacques – Et votre peinture… vous arrivez à en vivre ?

Alban – Les nus, aujourd’hui, ça se vend très mal. Moi, quand j’étais gamin, j’allais au Louvre rien que pour voir des femmes à poil. Mais maintenant, avec internet… Vous savez ce que c’est.

Bernadette (à Alban) – Vous avez essayé, les chèvres ?

Alban – Pardon ?

Bernadette – Au lieu de votre femme… Vous avez essayé de peindre des chèvres ? C’est jolie aussi, une chèvre.

Jacques – Et c’est très gai. Écoutez-les se marrer…

Bernadette – Et en plus, ça fait du fromage !

Eve – Vous ne voulez pas en reprendre un peu ?

Jacques – Allez, on ne va pas en laisser pour si peu…

Moment de flottement. Jacques et Bernadette finissent le fromage avec un sourire idiot.

Eve – Je peux vous poser une question indiscrète, moi aussi ?

Bernadette – Allez-y…

Eve – Vous vous êtes rencontrés comment, avec votre mari ?

Jacques – Vous ne devinerez jamais…

Alban – Chez les Scouts ?

Bernadette – Comment vous avez deviné ?

Alban – Ça m’est venu comme ça.

Bernadette – La vie sous la tente, ça crée des liens.

Jacques – Ce n’était pas des tentes mixtes, évidemment, mais bon…

Bernadette – Les nôtres ont été emportées par un orage pendant la nuit alors qu’on campait en pleine forêt de Fontainebleau.

Jacques – On s’est tous retrouvés dehors à trois heures du matin en petite tenue.

Bernadette – Et la nature a fait le reste… Et vous, où est-ce que vous avez fait connaissance ?

Alban – Dans un club échangiste.

Jacques – Ah, oui…?

Alban – En fait c’était un club de vacances. Mais ça revient un peu au même. J’étais venu avec un ami. Et chacun est reparti avec la femme de l’autre…

Jacques (philosophe) – Finalement, le monde entier est une gigantesque partouze.

Bernadette le regarde un peu interloquée.

Bernadette – Et si on faisait un Trivial Pursuit, pour clore la soirée en beauté ?

Eve – Ah, désolée, mais nous n’avons pas de jeu…

Bernadette – Mauvais point pour votre troisième épi… Les jeux de société, c’est un incontournable de la chambre d’hôte. Heureusement, nous avons toujours le nôtre avec nous.

Nouvelle consternation de Alban et Eve.

Bernadette (à Jacques) – Tu vas le chercher, chéri ? Il est dans mon sac à dos ?

Jacques sort.

Bernadette – En dessous du revolver…

Alban et Eve se figent.

Bernadette – Je veux dire, au dessous du séchoir à cheveux.

Blanc.

Bernadette – Vous allez voir, Jacques et moi, nous faisons un couple redoutable.

Eve – Ah, non, mais ça ne m’étonne pas…

Jacques revient avec un minuscule Trivial Pursuit qu’il pose sur la table.

Bernadette – C’est un format de voyage, évidemment.

Eve – Ah, oui, il faut avoir de bons yeux pour lire les cartes…

Bernadette commence à disposer le jeu, avant de se retourner vers Jacques.

Bernadette – Tu as oublié les dés…

Jacques – Excusez-moi.

Il repart.

Bernadette – On fait ça par équipe, ça ira plus vite ? Vous prenez quel pion ?

Alban – Je ne sais pas… Le rouge…

Alban tend la main pour prendre le pion, mais Bernadette lui saisit le poignet pour arrêter son geste et l’interpelle sur un ton sans appel.

Bernadette – Touche pas à ça connard !

Alban et Eve se figent, surpris par ce ton meurtrier.

Bernadette (se radoucissant) – Le rouge, c’est notre pion porte-bonheur. Prenez le orange…

Alban – Ok…

Jacques revient avec deux énormes dés, dont on comprendra plus tard que l’un comporte principalement des 7, et l’autre principalement des 1.

Surprise de Alban et Eve, se demandant sans doute comment leurs hôtes ont pu transporter ces énormes dés dans leurs sacs à dos.

Jacques tend à Eve le dé comportant des petits chiffres.

Jacques – À vous l’honneur. Pour savoir qui commence…

Eve lance le dé.

Eve – Un.

Bernadette – À nous…

Bernadette lance un autre dé.

Bernadette – Sept !

Air interloqué de Alban et Eve.

Jacques – C’est nous qui commençons… Et c’est parti pour un premier camembert. Géographie. Vous nous posez une question ?

Bernadette – Tenez, prenez cette boîte là.

Eve tire une carte et lit.

Eve – Laquelle de ces trois villes n’est pas traversée par la Loire : Tours, Blois ou Lille…?

Jacques et Bernadette se consultent avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lille…?

Alban – Bravo…

Bernadette – En parcourant la France à pied, on apprend aussi la géographie…

Jacques – Encore à nous.

Bernadette lance le dé.

Bernadette – Encore un sept. Camembert jaune. Histoire.

Eve – Laquelle de ces trois villes ne se trouve pas en Allemagne : Lisbonne, Berlin ou Munich.

Jacques et Bernadette se consultent à nouveau avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lisbonne ?

Alban – Vous êtes sûr que c’était une question histoire…?

Bernadette – Et encore un camembert. Tu veux lancer le dé, chéri ?

Jacques lance le dé.

Jacques – Et encore un sept !

Bernadette – Camembert orange. Sport.

Eve – À quelle vitesse a-t-on chronométré la balle de service de Boris Becker à Rolland Garros en 1986, à deux kilomètres heure près ?

Bernadette (contrariée) – C’est toi qui as rangé les cartes, la dernière fois, Jacques ?

Jacques – Oui, peut-être…

Bernadette – Je dirais… 52 kilomètres heure…?

Jacques – Tant que ça ? C’est presque la vitesse d’une mobylette…

Bernadette – Bon, on va dire 48, alors.

Eve – Désolé, c’était 269.

Bernadette (à Jacques) – Tu vois, tu nous as fait nous tromper… Enfin, c’est le jeu. On ne peut pas gagner à tous les coups. Allez, à vous. Tenez, prenez ce dé.

Alban lance le dé.

Alban – Un.

Bernadette – Quel est le nom du plus connu des médicaments à base de chloroquine ? Attention, il y a un piège…

Eve – Aucune idée…

Alban – La Nivaquine.

Eve – Bravo…

Bernadette (lisant) – La sangria.

Eve – La sangria…?

Bernadette (relisant) – C’est vrai que c’est étonnant, mais bon… C’est ce qu’il y a marqué sur la fiche…

Jacques – C’est comme au foot ! Si on commence à contester les erreurs d’arbitrage…

Bernadette – Désolée, c’est à nous ! Allez… (Bernadette lance le dé) Sept encore ! Eh ben… On est verni…

Jacques – Alors… Vert, nous aussi.

Eve – Combien de bosses a un chameau ?

Jacques – Ah, je confonds toujours avec le dromadaire… (Réfléchissant) Je dirais deux quand même.

Alban – Là, vous m’épatez…

Bernadette – Et encore un camembert ! Allez, un petit sept… (Elle lance le dé) Sept ! Camembert marron. Littérature.

Eve tire une carte.

Eve – Dans Lucky Luke, quel animal est Rantanplan ?

Bernadette (à Jacques) – Là il faut bien réfléchir. Tu sais que la littérature, ce n’est pas notre point fort… Attends voir… Son cheval, c’est Jolly Jumper, ça j’en suis sûr… (Se lançant) Un chien ?

Alban – Vous nous aviez prévenu que vous faisiez un couple redoutable, mais là…

Bernadette (à Jacques) – Allez, à toi de lancer le dé.

Jacques lance le dé.

Jacques – Deux…

Bernadette – Tu l’as lancé trop fort ! Bon, enfin, ce sont les aléas du jeu…

Eve – Combien de temps un plant de carotte peut-il vivre ?

Bernadette (furieuse à Jacques) – Cette fois, c’est moi qui rangerai le jeu à la fin de la partie…

Jacques – Vous voulez dire, s’il meurt de sa belle mort ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi…

Jacques – Moins qu’un lapin, non…

Bernadette – Le lapin mange la carotte…

Jacques – Je dirais… cinq ans ?

Eve – Deux.

Bernadette – Oui, oh…

Eve – C’est une moyenne.

Bernadette – Bon, ben à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Encore un…

Alban – Je sens qu’on ne va pas se coucher tard.

Eve – Question orange.

Bernadette – Ah, là vous avez une chance de rattraper votre retard. Une question facile. Quel a été le premier club vainqueur de la coupe d’Europe des Clubs Champions ?

Alban reste sans voix.

Bernadette – Évidemment, il faut être amateur de foot…

Alban – Aucune idée.

Eve – Le Real Madrid ?

Bernadette – Comment vous savez ça…?

Eve – J’ai dit ça comme ça.

Bernadette (contrariée) – Bon… Alors encore à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Deux.

Alban – Ah, on progresse…

Bernadette – Quelle région française est réputée pour ses quiches…? (Elle se décompose) Ah, non, celle-là on l’a déjà eu il n’y a pas longtemps…

Jacques – Elle devrait être dans l’autre paquet…

Bernadette – Je vais vous en poser une autre.

Jacques – On ne saura jamais si vous connaissiez la bonne réponse. C’est le jeu…

Bernadette farfouille dans les cartes pour trouver celle qui lui convient.

Bernadette – Ah, voilà… Question orange. Sport. Désolée, j’ai cru comprendre que le football n’était pas votre spécialité… Combien de buts le footballeur français Just Fontaine a-t-il marqués pendant la Coupe du monde de 1958 ?

Alban (à Eve) – Vas-y, toi…

Eve – 9…?

Bernadette – 13 ! Ah, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups… À nous ! (À Jacques) Cette fois, c’est moi qui lance le dé…

Elle lance le dé.

Bernadette – Sept ! (À Jacques) Tu vois, quand on ne le lance pas trop fort… Alors, question rose. Pour le dernier camembert…

Eve – Dans quel musée conserve-t-on le crâne de Napoléon enfant ?

Bernadette (se concertant avec Jacques) – Il est né à Ajaccio…

Alban – Attention, vous n’avez droit qu’à une seule réponse…

Bernadette – Je dirais quand même… Au Musée des Invalides, à Paris ?

Eve retourne la carte et, n’en croyant pas ses yeux, lit la réponse.

Eve – Et c’est vrai !

Jacques et Bernadette exultent et se congratulent.

Jacques s’apprête à ranger le jeu. Bernadette se saisit d’un couteau qui traîne sur la table et le brandit sous la gorge de Jacques.

Bernadette (sur un ton meurtrier) – C’est moi qui range les cartes, cette fois, d’accord ?

Jacques fait profil bas. Bernadette range le jeu, sous le regard consterné d’Alban et Eve.

Bernadette (à nouveau sur un ton doucereux) – Un petit Monopoly, maintenant ?

Alban et Eve sont visiblement peu enthousiastes.

Jacque – Un Mille Bornes ?

Eve – Un Cluedo ?

Jacques – Un strip poker ?

Eve – On va peut-être vous laisser aller vous coucher, non…? Demain, vous avez de la marche à faire…

Bernadette – Bon… Vous voulez que mon mari fasse la vaisselle ?

Eve – Non, non… Il n’en est pas question…

Jacques – Alors à demain, pour le petit déjeuner ?

Eve – Thé ou café ?

Jacques – Oh, ne vous embêtez pas.

Bernadette – Faites les deux, et on se débrouillera…

Alban – Bonne nuit.

Jacques et Bernadette font un petit geste d’adieux et disparaissent.

Alban et Eve restent seuls, anéantis.

Alban – Tu fais la vaisselle ou j’essuie…?

Eve – Et si on laissait tout ça pour demain et qu’on se prenait une petite tisane ? Je crois que j’en ai besoin…

Alban – Nuit tranquille ?

NUIT

Dans une lumière onirique, sur une musique du style Il Était Une Fois Dans l’Ouest, Jacques et Bernadette apparaissent chacun d’un côté de la scène, toujours habillés en scouts. Ils se tournent le dos. Ils tiennent chacun à la main ce qui semble être une arme. Au ralenti, ils font volte face, et chacun braque vers l’autre ce qui apparaît maintenant être un sèche-cheveux. Bruit de sèche-cheveux très puissant. Toujours au ralenti, chacun semble être emporté par un vent de tempête…

Noir.

LENDEMAIN MATIN

La lumière se fait progressivement sur une scène vide. Alban arrive le premier en pyjama, une tasse à la main, et sirote son café en observant le paysage. Puis il s’assied et regarde le journal. Eve arrive à son tour, en chemise de nuit, visiblement pas très réveillée, un verre de lait à la main.

Eve – Ils ne sont pas encore levés, au moins…?

Alban – Ils sont en vacances, eux. Ils font la grasse matinée. (Regardant le journal) Tu savais que les Alpes se trouvaient sur une ligne de faille sismique ?

Eve – Non.

Alban – Il y a même eu un tremblement de terre cette nuit.

Eve – Ah, ouais…

Alban – C’est dans le journal. Un degré sur l’Échelle de Richter. Ok, on n’a rien senti, mais ce n’est peut-être qu’un signe avant-coureur… Tu te souviens de ce qu’ils ont dit ?

Eve – Qui ?

Alban – Tes hôtes ! Attila et sa femme : là où on passe, l’herbe ne repousse pas. À chaque fois qu’ils partent d’un endroit, il se produit une catastrophe.

Eve – Ils ne sont pas encore partis…

Alban – Je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment. Je sens que le Big One, c’est pour aujourd’hui.

Mais Eve ne l’écoute pas vraiment.

Eve – J’espère quand même qu’ils ne vont pas se pointer à midi. (Elle boit son verre de lait et grimace) Je vais t’avouer un truc : le lait de la voisine, j’ai vraiment du mal…

Alban – Maintenant qu’elle est prison…

Eve – Tu as raison, on dirait du lait maternisé…

Blanc.

Eve – Je vais quand même aller voir discrètement ce qu’ils font… Ils se sont peut-être massacrés pendant la nuit à coup de hache après une partie de Master Mind. Ils avaient l’air bien remontés, hier soir…

Alban – Tu veux que j’y aille ?

Eve – C’est bon, si je vois une flaque rouge qui coule sous la porte, je t’appelle…

Alban reprend son journal et se replonge dans sa lecture. Il semble intrigué par un autre article.

Eve revient.

Alban – Écoute ça (lisant) : Les autorités sanitaires ne sont toujours pas en mesure d’expliquer le vent de folie qui souffle depuis peu sur les habitants d’une paisible vallée des Alpes située près de la frontière suisse. Hallucinations collectives, exhibitionnisme, orgies… Soirées fondues dans les cas les plus graves. Une première piste, peut-être : toutes les personnes concernées auraient consommé un fromage de chèvre artisanal fabriqué dans la région…

Alban se tourne vers Eve.

Alban – Ben tu en fais une tête…

Eve – Ils se sont barrés.

Alban – Non…?

Eve – Leur lit n’est pas défait. Je ne sais même pas s’ils ont dormi là.

Alban – Ou alors, ils ont refait le lit avant de partir.

Eve – C’est délicat de leur part…

Alban – Une bonne habitude héritée des scouts, sûrement. Ils n’ont pas laissé de mot ?

Eve – En tout cas, ils n’ont pas laissé de chèque…

Alban – Ils n’ont rien volé, au moins…? (Elle lui lance un regard pas vraiment rassurant, et il comprend le message) Non…?

Eve – Le nu que tu avais fait moi… Il ne reste plus que le cadre… Apparemment, la toile a été découpée avec un cutter…

Ils digèrent cette information.

Alban – Je ne voudrais pas te paraître trop pessimiste, mais je crois que c’est mal barré pour ton troisième épi…

Silence.

Eve – Des clients-mystère…

Alban – Je commence à me demander s’ils ne se sont pas foutu de notre gueule…

Eve – À moins qu’on ait rêvé.

Alban – Un cauchemar, tu veux dire…

Eve – Je ne sais pas si c’était une si bonne idée que ça, cette chambre d’hôtes, finalement…

Alban – Moi, en tout cas, je n’ai pas peint une seule toile depuis que je suis arrivé ici… La verdure et les chèvres, ça ne m’inspire pas…

Eve – Et moi entre le lait de la voisine et le fromage de chèvre, j’ai pris cinq kilos.

Alban – Oui, j’avais remarqué…

Elle lui lance un regard las.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on va faire ?

Alban – Il faut se rendre à l’évidence, le paradis, c’est comme le Club Med. C’est bien pour une semaine ou deux. Mais qui voudrait prendre une concession perpétuelle au Club Med…?

Eve – On peut toujours essayer de revendre la ferme à des Anglais et retourner à Paris.

Alban – Il paraît que la livre sterling est en train de remonter.

Ils regardent le paysage un moment, comme dans un état second.

Eve – Tu avais déjà remarqué qu’en tendant un peu le cou, les chèvres qui sont dans l’enclos pouvaient brouter ton cannabis de l’autre côté de la clôture…?

Alban – Et elles ont l’air d’aimer ça, dis donc…

Bêlements des chèvres ressemblant à un ricanement.

Eve – Tu crois que c’est hallucinogène, le fromage de chèvre qui a brouté du cannabis.

Alban – Je ne sais pas…

Eve – Ça doit faire le même effet qu’un space cake.

Alban – Tu te rends compte ? On a inventé sans le savoir le space crottin de chavignol.

Eve – Ouais… Il faudrait peut-être déposer un brevet…

Alban – Une appellation d’origine contrôlée, en tout cas… On pourrait appeler ça Le Crétin de Chavignol… Pour rappeler discrètement les Alpes…

Eve – En tout cas, ce n’est pas mauvais. Nos hôtes en ont repris trois fois, hier soir.

Alban – Ça expliquerait leur comportement un peu étrange…

Eve – Ouais… (Pensif) Nous, ça fait trois mois qu’on en mange.

Nouveau silence contemplatif. Éventuellement sur une musique indienne planante façon années soixante-dix.

Alban – C’est qui, ces deux cons qui arrivent par ici en piétinant ce qui reste de mes plantations ce cannabis ?

Eve – Ben c’est ceux de ce soir… (Il la regarde sans comprendre) Les nouveaux hôtes… (Ils se rasseyent tous les deux à la table du petit déjeuner, visiblement abattus). Je repense à ce que tu me disais hier.

Alban – Quoi ?

Eve – Au cinéma, quand la lumière s’éteint et que le film va commencer, pourquoi c’est toujours devant nous que le mystérieux couple de grands cons qui arrive toujours en retard vient s’asseoir systématiquement, pour nous empêcher de voir les sous-titres ?

Alban – Ça va te paraître affreux, ce que je vais te dire, mais je me demande si on ne les attire pas. D’ailleurs tu vois, ils viennent nous persécuter jusqu’ici…

Bêlement de chèvres.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – On ne va pas se laisser envahir sans rien faire. Il faut défendre notre territoire, et vendre chèvrement notre peau.

Eve – Tu veux dire chèrement…? Vendre chèrement notre peau ?

Ils échangent un regard. Brusquement, à l’unisson, ils retournent la table du petit déjeuner afin de s’en faire un rempart, et prenne chacun un des deux pistolets (en jouet, bien sûr) qui étaient collés dessous avec du scotch.

Alban – Souviens-toi de Fort Alamo !

Noir. On entend des coups de feu en rafale. Nouveaux bêlements de chèvres affolées…

Alban – Je crois que j’en ai descendu un.

Eve – Moi aussi.

Les bêlements de chèvres cessent aussitôt.

Alban – On n’entend plus rien.

Eve – Tu es sûr que ce n’était pas les chèvres ?

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-10-9

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Strip Poker

Strip Poker (english) –  Strip Poker (español) –  Strip Poker (portugués) –  Strip Poker (deutsch) –  Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech)

Comédie de Jean-Pierre Martinez 

2 hommes – 2 femmes

Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Strip Poker

 

Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline

ACTE 1

Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.

Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…

Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.

Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…

Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.

Marie – Ça sent le gaz, non…?

Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.

Marie (gaiement) – Salut !

Pierre (sinistre) – Salut…

Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?

Pierre – Je vais être licencié…

Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?

Pierre – Délocalisation…

Marie – Oh, mince… Je suis désolée…

Il s’effondre sur le canapé.

Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.

Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…

Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…

Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…

Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…

Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…

Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…

Marie (catastrophée) – Non ?

Pierre – Si…

Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…

Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…

Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…

Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.

Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?

Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.

Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…

Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !

Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !

Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?

Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !

Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.

Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…

Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?

Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !

Marie – Non…

Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !

Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…

Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !

Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…

Pierre – La télé est en panne ?

Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…

Pierre – Tu me prives de télé…?

Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.

Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?

Marie – Les voisins.

Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…

Marie – Les nouveaux voisins !

Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !

Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.

Pierre – Pour quoi faire ?

Marie – Pour les connaître, c’est tout.

Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?

Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…

Pierre – Des services…? Quel genre de services ?

Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…

Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.

Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…

Pierre soupire.

Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?

Marie – Trois, je crois…

Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?

Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…

Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?

Marie – Et puis c’est juste à côté…

Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?

Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?

Pierre – Non…

Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…

Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?

Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…

Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?

Elle hausse les épaules.

Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…

Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…

Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?

Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?

Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…

Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.

Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !

Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.

Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?

Pierre – Qui ?

Marie – Les voisins !

Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…

Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.

Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?

Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.

Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?

Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.

Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?

Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?

Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…

Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.

Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?

Marie (pas très emballée) – Ça ira…

Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.

Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…

Elle lui lance un regard intrigué.

Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…

Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…

Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.

Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…

Il prend le téléphone comme si de rien n’était.

Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…

Regard excédé de Marie.

Pierre – Ok, salut, Patrick…

Il raccroche.

Pierre – Quel emmerdeur.

Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?

Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…

Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?

Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?

Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…

Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !

Marie – À côté…

Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !

Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…

Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…

Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…

Un temps.

Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…

Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…

Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?

Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…

Pierre – Paic ?

Dénégation de Marie.

Pierre – Bonux ?

Nouvelle dénégation de Marie.

Pierre – Pas Omo, quand même.

Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…

Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?

Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?

Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…

Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…

Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…

Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…

Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…

Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?

Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?

Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…

Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…

Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.

Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?

Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…

Marie – J’y vais…

Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.

Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…

Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…

Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.

Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?

Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !

Céline (gênée) – Des tulipes…

Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !

Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…

Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.

Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…

Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…

Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.

Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…

Les deux maris se serrent la main.

Pierre (sinistre) – Enchanté…

Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?

Jacques (souriant) – Jacques…

Marie – Jacques tout court, très bien…

Jacques tend sa bouteille à Pierre.

Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…

Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…

Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?

Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…

Pierre emporte la bouteille à la cuisine.

Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?

Têtes des voisins qui habitent à côté.

Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?

Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…

Pierre revient.

Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?

Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.

Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.

Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…

Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?

Petite gêne.

Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?

Pierre – Comme la lessive…

Jacques – Mariel.

Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !

Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.

Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…

Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…

Marie le fusille du regard.

Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…

Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?

Marie – Safran…

Jacques – Ah, dommage…

Pierre et Marie ne comprennent pas.

Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !

Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.

Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?

Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…

Nouveau malaise…

Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?

Noir.

ACTE 2

Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.

Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…

Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.

Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?

Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.

Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…

Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !

Marie éclate à nouveau de rire.

Jacques – Euh, non, c’est pas là…

Marie reprend son sérieux.

Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !

Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.

Jacques – C’est là…

Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.

Jacques – Cigarette ?

Pierre – Merci, je ne fume pas…

Jacques tend alors le paquet à Marie.

Marie – J’ai arrêté ce matin…

Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.

Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…

Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?

Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !

Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.

Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !

Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…

Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?

Pierre et Marie font mine de se le demander.

Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?

Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…

Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !

Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…

Marie – Ah, mais pas du tout…!

Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?

Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…

Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.

Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…

Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?

Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.

Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…

Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.

Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…

Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…

Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?

Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…

Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…

Silence embarrassé.

Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…

Pierre – Elle déteste que je raconte ça…

Marie – Je vous sers un autre apéritif ?

Céline – Bon… Un doigt, alors…

Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?

Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.

Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?

Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.

Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…

Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?

Un temps.

Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…

Pierre – Moi ? Rien…

Tête de circonstance des voisins.

Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?

Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.

Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…

Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…

Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?

Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?

Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…

Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?

Jacques n’a pas l’air de trop savoir.

Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.

Jacques – Euh… Oui, peut-être…

Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…

Jacques (désarçonné) – Non…?

Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.

Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?

La sonnette de la porte se fait entendre.

Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?

Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…

Pierre va ouvrir.

Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…

Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.

Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…

Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?

Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…

Jacques – Ah…

Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…

Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.

Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…

Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?

Jacques – Non… Pensez-vous…

Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.

Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…

Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.

Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?

Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.

Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…

Jacques – Merci…

Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.

Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…

Pierre revient.

Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…

Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…

Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…

Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…

Marie – Mais je vous en prie…

Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…

Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…

Jacques et Céline sortent.

Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…

Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…

Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.

Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !

Marie se rend compte, mais tente de minimiser.

Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…

Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…

Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.

Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…

Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.

Pierre lui tend la bouteille.

Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…

Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.

Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…

Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.

Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…

Céline – Le forfait…?

Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…

Céline (compatissante) – Le cerveau…

Pierre – Pire…

Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.

Pierre – Les testicules…

Céline (horrifié) – Non…!

Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…

Céline – Je suis vraiment désolée…

Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…

Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…

Consternation de Céline.

Pierre – Encore un peu de vin ?

Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.

Céline – Ah, c’est du bon, hein ?

Pierre – Prenez des cacahuètes…

Céline se sert.

Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…

Céline – Un donneur…?

Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.

Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…

Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…

Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.

Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…

Elle sort précipitamment.

Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…

Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…

Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !

Pierre – Nous…

Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…

Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.

Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…

Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…

Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.

Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…

Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?

Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…

Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…

Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.

Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?

Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…

Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.

Marie sort. Jacques revient.

Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…

Pierre – Strip Poker…?

Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !

Jacques prend Pierre par les épaules.

Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !

Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?

Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…

Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…

Jacques (intrigué) – Oui ?

Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?

Jacques (sidéré) – Vaguement…

Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…

Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.

Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…

Tête de Jacques, que remarque Céline.

Céline – Ça ne va pas ?

Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?

Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…

Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux

Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…

Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.

Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?

Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.

Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…

Marie s’apprête à servir Pierre.

Pierre – Non merci…

Marie – Tu n’as pas faim ?

Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?

Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.

Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…

Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.

Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…

Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…

Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?

Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.

Incompréhension de Pierre et Marie.

Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…

Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?

Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…

Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !

Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…

Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…

Céline (rectifiant) – Du libre échange…

Jacques – Euh… Oui, bien sûr…

Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?

Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…

Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…

Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.

Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?

Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…

Pierre s’étrangle.

Pierre – La Bibliothèque Nationale…!

Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…

Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…

Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.

Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?

Jacques se lève.

Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…

Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…

Pendant que Jacques et Céline sortent.

Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…

Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…

Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…

Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…

Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…

Marie – Pardon ?

Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…

Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…

Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…

Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.

Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.

Marie aspire une bouffée goulûment.

Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…

Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.

Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…

Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?

Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…

Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?

Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…

Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…

Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…

Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…

Marie – Oui…?

Pierre – Strip Poker !

Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?

Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.

Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?

Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…

Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…

Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?

Marie – Pas spécialement, mais…

Pierre – Eh ben alors !

Jacques et Céline reviennent.

Jacques – Ah, ça va mieux !

Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…

Embarras de Jacques.

Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…

Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…

Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.

Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?

Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?

Noir.

ACTE 3

Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.

Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…

Les autres opinent.

Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…

Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…

L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.

Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?

Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…

Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…

Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…

Jacques – À côté…

Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…

Air embarassé de Jacques.

Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!

Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.

Pierre – Deux cartes…

Marie lui donne ses cartes.

Céline – Trois…

Jacques – Une…

Marie – Servie…

Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.

Pierre – J’abandonne…

Jacques – Moi aussi…

Céline – Deux de mieux.

Marie – Pour voir…

Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.

Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?

Marie (défaite) – Brelan de valets…

Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.

Céline – À moi de poser une question…

Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.

Céline – À Marie, donc !

Soulagement de Pierre et Jacques.

Céline – Vous devez nous dire la vérité…

Marie (inquiète) – Allez-y…

Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?

Marie est presque soulagée.

Marie – Oui… Une fois… Une tente…

Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?

Marie – Mais non ! Une tente !

Céline – Un homosexuel…?

Marie – Une tente de camping !

Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?

Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…

Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…

Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…

Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…

Têtes des autres imaginant la situation.

Céline – C’est vraiment la seule fois ?

Marie – Oui…

Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…

Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…

Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?

Marie – Là, c’est une autre question…

Jacques – D’accord…

La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.

Céline – Une carte…

Jacques – Servi…

Marie – Servie…

Pierre – Deux carte…

Ils misent à nouveau.

Céline – Je suis…

Jacques – Plus un…

Marie – J’abandonne…

Pierre – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Pierre (triomphant) – Full !

Jacques – Flush !

Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.

Marie – Eh ben… Ça commence bien…

Jacques rafle la mise.

Jacques – À moi de poser une question…

Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.

Jacques – À Pierre…

Air résigné de Pierre.

Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?

Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?

Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…

Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.

Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…

Céline – Céline Robert…

Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…

Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…

Pierre – Non…!?

Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.

Jacques – Bon… On s’en refait une petite.

Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.

Jacques – J’abandonne.

Marie – Servie…

Pierre – J’abandonne aussi.

Céline – Dix de plus…

Marie – Je suis. Et je remise vingt…

Céline (misant) – Pour voir.

Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.

Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…

Inquiétude de Céline.

Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?

Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.

Noir.

La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.

Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?

Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.

Céline (très bas) – Oui…

Marie – Pardon ?

Céline – Oui !

Marie – Laquelle ?

Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?

Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.

Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…

L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.

Jacques (amusé) – Une église…?

Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.

Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?

Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…

Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…

Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.

Céline – En ouvrant le gaz…

Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!

Céline – Pardon ?

Pierre – Non, rien…

Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…

Jacques la console.

Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?

Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.

Marie – Oui, ça suffit, peut-être…

Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…

Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.

Pierre – Bon…

Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.

Marie – Carte…

Pierre – Servi…

Céline – Je suis…

Jacques – Pour voir…

Ils abattent leurs cartes.

Céline – J’ai une paire…

Jacques – Brelan…

Marie – Carré de dames…

Pierre (triomphant) – Carré de roi !

Malaise des autres.

Pierre – Jacques…

Masque de Jacques.

Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…

Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.

Pierre – Vous devez nous dire la vérité…

Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.

Noir.

La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.

Pierre – Alors, ce chat ?

Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.

Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.

Marie fond en larmes.

Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…

Malaise.

Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…

Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.

Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.

Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.

Pierre – Carte.

Céline – Carte.

Jacques – Servi.

Marie – Carte.

Jacques mise tous ses boutons.

Jacques – Banco !

Marie – J’abandonne…

Pierre – J’abandonne…

Céline – Moi aussi…

Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.

Jacques – À moi de poser une question…

Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!

Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !

Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.

Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…

Malaise de Marie.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.

Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…

Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.

Noir.

Lumière.

Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?

Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.

Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.

Pierre est décomposé.

Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?

Marie – Si on veut, oui…

Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.

Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…

Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…

Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?

Marie – Non…

Céline – Pourquoi ?

Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…

Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.

Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…

Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?

Jacques, content de lui, montre ses cartes.

Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…

Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…

Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…

Pierre – La partie est finie.

Jacques – Je vous ai montré ma paire…

Pierre – Allez y toujours…

Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?

Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…

Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?

Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…

Céline encaisse le coup.

Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…

Marie – Mais je vous en prie…

Céline s’éloigne vers la cuisine.

Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…

Céline revient.

Jacques – Alors à bientôt ?

Pierre (à Céline) – À demain…?

Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.

Le portable de Marie se met à sonner.

Pierre – Tu ne réponds pas ?

Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…

Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…

Embarras de Marie.

Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?

Marie (mal) – Jérôme…

Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…

Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.

Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?

Pierre – Banco !

Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.

Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.

Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..

Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.

Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.

Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2

Ouvrage téléchargeable gratuitement

www.sacd.fr

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Cartes sur table

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1 homme 2 femmes / 2 hommes 1 femme

Il cherche un job même en CDD. Elle cherche un jules en CDI. Ils n’auraient jamais dû se retrouver en tête à tête dans ce restaurant. Pour parvenir à leurs fins, sous le regard d’un serveur (ou d’une serveuse) témoin de leur duplicité, ils interprètent tous les deux un rôle de composition. Mais chacun ignore que l’autre ne joue pas cartes sur table…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cartes sur Table

Personnages :

Nicolas (homme)
Stéphane (homme ou femme)
Alex (homme ou femme)

Une table de restaurant dressée pour deux, sur laquelle trône un carton « réservé ». La multiplicité des verres et des couverts, ainsi que la longueur et la blancheur de la nappe, dénotent une adresse haut de gamme, même si le décor assez « brut » de la salle annonce un lieu plutôt branché.

Alex, qui peut être un serveur ou une serveuse, d’un âge indifférent, conduit Nicolas jusqu’à sa table. Quel que soit son sexe et son âge, Alex incarne, par son costume et son maintien, au moins au début de la pièce, un maître de cérémonie très sophistiqué, et accessoirement gay. Nicolas, pour sa part, la quarantaine un peu fatiguée, paraît engoncé dans son costume trop petit et sa cravate trop serrée. Il est évident qu’il n’est familier ni de ce genre d’accoutrements ni de ce genre d’endroits, et sa nervosité est visible.

Alex – Voici votre table, Monsieur.

Nicolas – Ah… Alors je suis le premier…

Alex – Madame ne va sans doute pas tarder.

Nicolas – Ah non, mais… je n’ai pas rendez-vous avec une femme.

Alex – Comme Monsieur voudra… Notre établissement est gay friendly…

Nicolas – Non, mais je n’ai pas rendez-vous avec un homme non plus… Enfin, si, mais…

Alex – Quoi qu’il en soit, puis-je suggérer à Monsieur notre menu Saint Valentin ?

Nicolas – Pourquoi ?

Alex – Mais… parce que c’est aujourd’hui la Saint Valentin.

Nicolas – La Saint Valentin, c’est aujourd’hui ?

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas… Un apéritif ? Ou préférez-vous attendre… votre partenaire.

Nicolas – Je vais attendre, merci.

Alex – Je vous laisse la carte pour vous tenir compagnie.

Alex pose la carte sur la table. Nicolas observe un peu la salle autour de lui. Il croise puis décroise maladroitement les jambes. Pour se donner une contenance, il entreprend de consulter la carte, mais en la prenant, il renverse un verre qu’il rattrape in extremis. Il parcourt la carte.

Alex – Eh ben… C’est peut-être la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui, mais ce n’est pas les restos du cœur, ici… Aucune entrée à moins de trente euros… Chez mon épicier discount, je fais les courses pour la semaine avec ça… Bon alors le crabe, on va oublier, je ne suis pas très bricoleur… Les escargots, il vaut mieux éviter aussi… Pourquoi dans ce genre de restaurants ils ne servent que des trucs aussi difficile à bouffer ? Ça doit faire partie des épreuves éliminatoires…

Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Ah, Antoine… Non, non, mais je ne vais pas pouvoir te parler très longtemps, je suis en rendez-vous, là. Euh, non, je suis toujours au chômage. Mais justement, je déjeune avec un type à qui j’ai envoyé mon CV pour un boulot. Je craignais un peu que ce soit lui, d’ailleurs, pour m’annoncer que finalement, il ne pouvait pas venir. Parce que je compte un peu sur lui pour l’addition. Non, pas l’audition. L’addition ! Dis donc, c’est toi qui commences à avoir des problèmes d’audition… Non, ce n’est pas pour un rôle. Comédien, ce n’est plus de notre âge, mon vieux. Faut se rendre à l’évidence. Non, je cherche un vrai boulot. En CDD, tu vois. Congés payés, RTT, mutuelle, chèques vacances, tickets resto… Et surtout vraies feuilles de salaire, que je puisse montrer aux agences immobilières pour trouver un appart à moi. Je squatte chez une copine, là, mais je sens que ça commence à être un peu tendu. Non, non, c’est pour un job dans la pub. Oui, auditeur libre au Cours Florent, ce n’est pas le profil habituel pour ce genre de poste, je sais… C’est bien pour ça que j’ai un peu le trac, figure-toi.

Alex revient et s’affaire non loin de là à arranger un bouquet de fleurs sur un guéridon, en laissant traîner une oreille indiscrète. Léger embarras de Nicolas avant de poursuivre.

Nicolas – Disons que… j’ai un peu upgradé mon CV. Ils demandaient bac plus six. Et comme moi, ce serait plutôt bac moins une. Non, je dis moins une parce que je ne l’ai pas raté de beaucoup. Alors cette fois, j’ai carrément mis que je sortais d’HEC. Quitte à bidonner, autant y aller à fond, non ? Au moins, j’ai décroché un rendez-vous, on verra bien après… Et puis les diplômes, une fois que tu es embauché, personne ne vérifie, il paraît. Évidemment, je n’ai pas précisé non plus que je pointais au RSA… Eh ben j’ai dit que je travaillais déjà dans une grosse agence parisienne, mais que j’avais envie de me remettre en question, de relever de nouveaux défis et d’être confronté à des challenges plus motivants. Si j’ai déjà travaillé dans la pub ? Écoute, j’ai distribué des prospectus dans les boîtes aux lettres de mon quartier, il y a quelques années… Dans la communication, il suffit d’avoir un peu de baratin, non ? Et pour ça tu me connais, je ne crains personne… Non et puis là, ça a l’air d’être plutôt le genre start up, tu vois. Une boîte américaine, je crois. L’anglais ? Oh, écoute, je me débrouille un peu… Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si on foutait en taule tous les chômeurs qui ont un peu boosté leur CV dans l’espoir de décrocher un job. Au pire, ils me foutent à la porte à la fin de ma période d’essai, et j’aurai toujours mes trois feuilles de salaire. J’ai rendez-vous avec le patron. Va savoir, je vais peut-être voir débarquer Steve Jobs. Lui aussi, il est parti de rien. Pauvre comme Job. Je suis sûr qu’il me donnerait ma chance, lui… Ah, il est mort… Non, je ne savais pas… Et il est mort de quoi ? Ah, merde…

Alex repart.

Nicolas – Bon, je crois qu’il vaudrait quand même mieux que je révise un peu mon curriculum avant qu’il arrive… En fait j’ai envoyé le copier-coller d’un CV que j’ai récupéré sur le site des anciens de l’ESSEC. Oui ou d’HEC, je ne me souviens plus trop des détails… Le resto ? Écoute, c’est lui qui a choisi. Plutôt branché. Genre tu as l’impression de bouffer dans un hangar, mais quand tu vois les prix sur la carte, tu comprends tout de suite que ce n’est pas une cantine pour les chômeurs en fin de droits. Tu savais que c’était la Saint Valentin pour les gays, aujourd’hui ? Ah, c’est la Saint Valentin pour tout le monde ? Je ne sais pas pourquoi il m’a filé rencard dans un restaurant gay le jour de la Saint Valentin… En plus, j’ai les crocs, je n’ai rien bouffé hier soir. J’ai un petit problème de trésorerie ce mois-ci. Enfin, j’imagine quand même que c’est lui qui va régler la note. J’aurais au moins gagné un repas chaud… Bon, il faut vraiment que je te laisse, là… Ok, je te rappelle, je te raconterai… By…

Tout en attaquant le contenu de la panière, Nicolas sort de sa poche un CV froissé et se met à le parcourir.

Nicolas – Voyons voir… Expérience professionnelle… Formation… Ah, oui, c’est là…

Stéphane, une blonde d’une trentaine, arrive. Elle porte une tenue plutôt provocante qui ne lui est visiblement pas familière, si l’on en croit la difficulté qu’elle a à marcher avec ses talons trop hauts. Stéphane peut aussi être un homme travesti en femme. En tout cas, l’ambiguité quant à son sexe doit pouvoir exister. Et quoi qu’il en soit, elle porte une perruque. Stéphane semble chercher quelqu’un, et hésiter. Nicolas, concentré sur sa lecture et qui ne pense pas une seule seconde que Stéphane peut être la personne avec qui il a rendez-vous, l’ignore. Voyant que la table est dressée pour deux, cependant, et que Nicolas est seul, Stéphane l’aborde.

Stéphane – Excusez-moi, je crois que c’est avec moi que vous avez rendez-vous… Je suis Stéphane…

Nicolas, estomaqué, et la bouche pleine de pain, met un temps à répondre.

Nicolas – Stéphane… Ah, oui, bien sûr… (Se levant) Nicolas… Mais je vous en prie, asseyez-vous… Je…

Elle s’assied et il se rassied aussi.

Stéphane – Vous avez l’air surpris. Pas déçu, j’espère…

Nicolas – Non, non, c’est à dire que… Je ne m’attendais pas à voir arriver une femme.

Stéphane semble surprise elle aussi.

Stéphane – Ah bon ?

Nicolas – Je veux dire une femme… aussi jeune et aussi élégante.

Stéphane – Merci.

Nicolas – Non, mais je n’ai rien contre, hein ?

Stéphane – Tant mieux.

Silence embarrassé.

Nicolas – Stéphane, c’est un prénom original, non…? Je veux dire… pour une femme.

Stéphane – C’est vrai… Et pourtant, c’est aussi un prénom féminin… Vous connaissez sans doute la comédienne Stéphane Audran…

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – De mon côté, je vous avoue que… je ne pensais pas que vous auriez mis une cravate… C’est pour ça que j’ai eu un petit moment d’hésitation…

Nicolas – Ah, oui…? C’est peut-être un peu trop…

Stéphane – Non, mais ça vous va très bien.

Nicolas – Merci…

Stéphane – Je suis très sensible à cet effort vestimentaire… Je déteste les gens négligés. Mais disons que vous auriez aussi bien pu adopter une tenue plus décontractée.

Nicolas – Bien sûr…

Stéphane – Je ne sais pas quelle image vous vous faites de moi, mais… je ne suis pas aussi psychofrigide que j’en ai l’air, vous savez.

Nicolas – Mais pas du tout…

Stéphane – Je voulais dire psychorigide.

Alex revient.

Alex – Ces messieurs dames prendront-ils un apéritif pour se mettre en bouche ?

Alex paraît surpris de voir Stéphane, et inversement. Mais chacun d’eux reste sur la réserve.

Stéphane – Euh… Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites ?

Nicolas – Allons-y.

Stéphane – Une coupe de champagne, alors.

Nicolas – Très bien, moi aussi.

Alex tend une autre carte à Stéphane.

Alex – Je vous apporte ça tout de suite. Et je vous laisse consulter notre carte en attendant.

Alex s’en va. Stéphane ouvre la carte et l’examine.

Stéphane – Tout ça m’a l’air très appétissant… et scandaleusement cher. Il ne fallait pas vous sentir obligé de faire des folies, vous savez.

Nicolas, sidéré, la regarde et en reste sans voix.

Stéphane – Voyons voir… Je n’ai pas si faim que ça… Et je ne voudrais pas vous ruiner dès notre premier rendez-vous. Je me contenterai d’un plat et un dessert… Et vous ?

Nicolas – Deux plats. Très bien, moi aussi.

Stéphane – Parfait.

Nicolas – Je ne suis pas très sucré. Moi, je prendrai plutôt une entrée et un plat.

Stéphane (surprise) – Ah…

Nicolas – La suggestion du chef, je ne sais pas ce que c’est…

Alex revient avec deux coupes de champagne et quelques cacahuètes qu’il pose sur la table.

Alex – Je peux vous renseigner ?

Nicolas – Le plat du jour, c’est quoi ?

Alex – Alors, la suggestion du jour, c’est le lapin chasseur.

Nicolas – Ah, oui…

Alex – Maintenant que Madame est là, pour le lapin, vous ne risquez plus rien…

Nicolas – Ce n’est pas un peu sec, le lapin ?

Alex – Tous nos lapereaux sont élevés sous la mère, Monsieur.

Nicolas – Je vais prendre ça, alors. Un lapin élevé sous la mer, ça ne peut pas être sec. Et vous ?

Stéphane – Je vais me laisser tenter par les écrevisses à la nage. Je fais un petit régime en ce moment…

Alex – Les écrevisses, c’est très léger. Et la nage, c’est très bon pour la ligne. Ça se mange sans faim, vous verrez. On a l’impression de n’avoir rien mangé.

Nicolas – À ce prix-là… J’espère qu’elles sont élevées sous la mer aussi, vos écrevisses ? Je rigole…

Alex – Pas d’entrée, donc. Et pour le dessert, on verra après, n’est-ce pas ?

Nicolas – Si. En entrée, je prendrai le pâté du chef.

Alex – Une terrine du chef, très bien. Et pour madame ?

Nicolas – Pas d’entrée, vous avez dit, non ?

Stéphane – Euh, non, non…

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Nicolas – Pour…?

Alex – Pour arroser le lapin… et les écrevisses.

Stéphane – Après le champagne, je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Nicolas la coupe avant qu’elle ne poursuive.

Nicolas – Vous avez raison. Une carafe d’eau, ça ira très bien.

Alex – Château La Pompe, parfait.

Alex s’en va. Silence embarrassé. Stéphane lève sa coupe.

Stéphane – Bon, et bien… À notre rencontre… En espérant que ce soit le début d’une belle histoire…

Nicolas – Tout à fait… À notre… success story.

De plus en plus nerveux, Nicolas vide sa coupe cul sec, sous le regard consterné de Stéphane, qui a seulement trempé les lèvres dans la sienne.

Nicolas – C’est du bon…

Stéphane – Oui… Il est bien frais. Et vous aviez soif, on dirait.

Nicolas – Bon, alors qui commence ? Vous me posez des questions, ou bien…?

Stéphane – Nous ne sommes pas si pressés, tout de même. Ce n’est pas un entretien d’embauche…

Nicolas – Ah, non…?

Stéphane – Je veux dire… Ce n’est pas un interrogatoire. Il faut aussi laisser une place au mystère.

Nicolas – C’est tout à fait mon avis. La formation, l’expérience… Ça compte bien sûr… Mais le plus important, c’est d’en avoir envie, non ?

Stéphane – Je sais déjà que vous avez fait une grande école commerciale.

Nicolas – Oui, en effet…

Stéphane – Et que vous êtes veuf.

Nicolas – J’ai dit ça…?

Stéphane – Ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, mais… Je ne mentionne pas toujours ce détail sur mon CV… Ce n’est pas le genre de choses dont on a envie de se vanter, n’est-ce pas…

Moment de flottement. Alex revient avec l’entrée de Nicolas qu’il pose devant lui.

Alex – Voilà pour Monsieur.

Nicolas – Merci.

Sous le regard atterré de Stéphane, Nicolas s’apprête à attaquer sa terrine.

Stéphane – Bon appétit, alors…

Nicolas – J’ai une faim de loup… Et j’adore le pâté… (À Alex qui s’en va) Je peux avoir un peu plus de pain ?

Alex lui donne une autre panière, et s’éloigne. Antoine commence à manger.

Nicolas (la bouche pleine) – Si vous voulez me poser des questions, allez-y.

Stéphane – Si vous permettez, pendant que vous mangez votre entrée, je vais plutôt aller me laver les mains.

Nicolas – Je vous en prie…

En sortant, elle croise Alex qui revient, et lui lance un regard un peu embarrassé. Nicolas avale sa terrine. Alex pose une carafe sur la table.

Alex – Votre carafe d’eau, Monsieur.

Le serveur s’apprête à emporter les coupes de champagne.

Nicolas – Excellente, la terrine du chef.

Alex – Merci, Monsieur. Je lui dirai…

Nicolas – Mais ce serait quand même meilleur avec un petit coup de rouge, finalement. Vous avez du vin… en carafe ?

Alex – Tous nos vins sont servis en carafe par notre sommelier, Monsieur.

Nicolas – Non, je pensais à… un quart de rouge, quoi.

Alex – Je vous apporte la carte des vins.

Alex repart. Le portable de Nicolas sonne. Il prend l’appel.

Nicolas – Oui…? Je veux dire, yes… La secrétaire de… Si, si, of course… Bon… Ah, merde… Donc, he cannot come at the restaurant… Ok… Non, non, ce n’est pas grave, don’t worry… So he call me back…? Bon ben… Thank you de m’avoir prévenu, en tout cas… C’est ça, hasta luego… Arrivederci.

Nicolas range son portable. Alex revient avec la carte des vins.

Alex – Si Monsieur le permet, je lui conseillerais notre vin du mois…

Nicolas – Ah, euh… Non, alors on va annuler le pichet, finalement… Mon rendez-vous vient de se décommander… Et puis on va laisser tomber le lapin, aussi, hein ? Evidemment, je vous paierai le pâté de foie…

Alex – Et… j’annule les écrevisses de Madame également ?

Nicolas – Madame ?

Alex – La dame qui est au lavabo, Monsieur.

Nicolas – Merde, c’est vrai… Mais alors c’est qui, celle-là ?

Alex – C’est qui qui, Monsieur ?

Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse réfléchir, n’est-ce pas ?

Alex s’en va. Stéphane s’assied.

Stéphane – Vous avez changé d’avis ?

Nicolas – Sur ?

Stéphane – Le lapin…? Le serveur vient de vous dire qu’il vous laissait réfléchir…

Nicolas – Ah, euh… Non, non, c’est… C’est au sujet du vin… Je me disais qu’après tout… Excusez-moi, je suis juste un peu nerveux…

Stéphane – Ce n’est pas grave, moi aussi… C’est la première fois que je m’inscris sur un site de rencontre, vous savez…

Nicolas (digérant l’information) – Non…?

Stéphane – En tout cas, c’est la première fois que j’accepte un rendez-vous…

Nicolas – Ah, oui…

Stéphane – Et vous ?

Nicolas – Moi aussi…

Stéphane – C’est bien vrai ?

Nicolas – Ah, ça, c’est vrai, je vous assure…

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi, mais… votre CV m’a tout de suite inspiré confiance…

Nicolas – Mon CV…?

Stéphane – Je veux dire, votre profil, sur ce site de rencontre…

Nicolas – Bien sûr…

Alex revient.

Alex – Alors ? On passe à la suite… ou pas ?

Nicolas – Tout à fait…

Alex tend une carte à Nicolas.

Alex – Vous avez fait votre choix, pour le vin ?

Alex débarrasse la terrine, pendant que Nicolas jette un regard inquiet à la carte des vins.

Nicolas – Difficile de se décider… Il y en a tellement… Vous avez des demi-bouteilles, en Coteaux du Luberon ?

Alex – Une demie vin de pays, parfaitement. Très bon rapport qualité prix, Monsieur. Et ça se mariera très bien avec le lapin.

Alex repart.

Nicolas – Il faut avouer que le service est très… sophistiqué.

Stéphane – Et vous, qu’est-ce qui vous a séduit dans mon profil ?

Nicolas – Et bien… Le fait que vous étiez célibataire, déjà ? Vous êtes bien célibataire, n’est-ce pas ?

Stéphane – C’est un peu le principe de ce genre de site, quand même, non ? Célibataire… ou veuf.

Nicolas – Disponible tout de suite, en tout cas.

Stéphane – Sur le marché, comme on dit.

Nicolas – Même si comme vous dites, il ne s’agit pas d’un entretien d’embauche, n’est-ce pas ?

Stéphane – Pas le jour de la Saint Valentin, tout de même. Alors ?

Nicolas – Alors quoi ?

Stéphane – Qu’est-ce qui vous a donné envie de me rencontrer ?

Nicolas – Disons… Votre photo, déjà.

Stéphane – Au moins, vous êtes franc. Vous ne me parlez pas d’abord du fait que comme vous, j’aime l’opéra et la musique classique. Et que je suis adepte de la randonnée, du ski de fond et du catch féminin.

Nicolas – J’ai décidé de jouer cash avec vous…

Stéphane – Le cash, ça me va… Donc, vous êtes diplômé d’HEC ? Et si j’en crois votre CV, major de votre promotion ?

Nicolas – Ah oui ?

Stéphane – Pardon ?

Nicolas – Je veux dire… Je vous ai raconté ça à vous aussi…?

Stéphane – Parce que ce n’est pas vrai ?

Nicolas – Si, si, bien sûr, tout à fait… J’ai hésité avec l’ESSEC, et puis je me suis dis que… HEC, c’était plus près de chez moi, et c’était direct en métro.

Stéphane – En métro ?

Nicolas – Sur la ligne B du RER. À Cergy-Pontoise.

Stéphane – Ce n’est pas l’ESSEC, à Cergy-Pontoise.

Nicolas (embarrassé) – Si… Aussi, oui…. Je vous prie de m’excuser un instant, il faut que j’aille remettre quelques pièces dans mon parcmètre. Je n’avais mis que trois euros, au cas où ce rendez-vous se terminerait plus vite que prévu…

Il se lève.

Stéphane (un peu surprise) – Mais je vous en prie… Si vous avez besoin d’un peu de monnaie…

Nicolas – Ça ira, j’en avais préparé un peu pour le pourboire, au cas où vous auriez payé l’addition…

Alex revient avec le vin. Nicolas sort. Alex présente la bouteille à Stéphane.

Alex – Coteaux du Luberon 2012, Madame. Au moins, celui-là n’a pas dépassé la date de péremption…

Stéphane – Alex ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Alex (ironique) – Comment Madame croit-elle que je peux payer mon inscription au Cours Florent ?

Stéphane – Ah, d’accord…

Alex – Et puis j’ai toujours trouvé que les serveurs de restaurant avaient quelque chose de très théâtral. D’ailleurs, au théâtre, on ne me donne que des rôles de valets et de laquais. Finalement, ça ne me change pas beaucoup d’emploi. Et là au moins, les pourboires sont pour moi, pas pour l’ouvreuse…

Stéphane – C’est vrai que tu es très crédible dans le rôle… C’est impressionnant.

Alex – Et toi, Stéphane ? Je ne savais pas que tu fréquentais ce genre d’établissements…

Stéphane – Écoute… J’ai décidé de me caser, voilà… De me trouver un type plein aux as qui sera très content de m’inviter dans les restos que je n’ai pas les moyens de me payer, justement…

Alex – Alors c’est toi qui lui a donné rendez-vous ici ? En te faisant passer pour un employeur potentiel ?

Stéphane – Tu sais comment c’est… Sur les sites de rencontre, les hommes racontent n’importe quoi ! On peut tomber sur n’importe qui.

Alex – C’est un fait qu’on ment beaucoup moins à un futur patron qu’à une femme qu’on veut séduire. En général…

Stéphane – Là, au moins, j’ai quelques informations fiables. Déjà, je suis sûr qu’il n’est pas marié et qu’il est disponible tout de suite. Pour accepter un entretien d’embauche dans un restaurant le jour de la Saint Valentin, il faut vraiment être désespérément seul…

Alex – Et pourquoi un homme irait raconter à un employeur potentiel qu’il est veuf ou célibataire si ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Une femme, encore…

Stéphane – Je suis sûre aussi qu’il a vraiment fait une grande école commerciale.

Alex – Qui serait assez con pour raconter dans un CV qu’il est major de sa promo d’une grande école commerciale alors qu’il n’a pas son brevet des collèges.

Stéphane – Non, et puis franchement, je ne supporterais pas de rencontrer le genre de mecs qui va sur des sites de rencontre.

Alex – Tu as raison. Il vaut mieux laisser faire le jeu de l’amour et du hasard, comme toi.

Stéphane – Écoute… Je n’ai plus le temps de faire confiance au hasard, moi, d’accord ?

Alex – Et son… entretien d’embauche, justement ?

Stéphane – C’est moi qui l’ai appelé depuis les toilettes. Je me suis fait passer pour la secrétaire et j’ai annulé le rendez-vous.

Alex – Un peu tordu, comme stratagème, quand même, non ?

Stéphane – Tu trouves…?

Alex – Et tu n’as pas peur qu’il se barre en courant, tout simplement ?

Stéphane – C’est là où je mise sur l’effet de surprise, sur mon charme irrésistible et sur la magie de la Saint Valentin. En tout cas, j’espère qu’il va revenir, parce que je te préviens, je n’ai pas un sou pour payer la note…

Alex – Très romantique, tout ça…

Stéphane – Les plus grands artistes ont leurs mécènes. J’en ai marre de galérer dans des cours d’art dramatique, et de ne rencontrer que des tocards.

Alex – Des gens dans mon genre, tu veux dire…?

Stéphane – Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais serveuse, moi, je ne pourrais pas…

Alex – Tu as raison… Alors autant profiter toi aussi de ce que tu as appris chez Florent pour trouver un pigeon à plumer.

Stéphane aperçoit Nicolas au loin.

Stéphane – Ah, voilà le pigeon qui revient, justement… Tu vois, toi qui doutais de mon sex appeal… Et je compte sur ta discrétion, hein ?

Nicolas revient.

Alex – Monsieur est servi…

Alex s’en va après avoir échangé un regard entendu avec Stéphane. Nicolas paraît nerveux.

Stéphane – J’ai cru un instant que vous ne reviendriez pas.

Nicolas – Je vous avoue que ça m’a traversé l’esprit…

Stéphane – Ce n’est pas très flatteur pour moi…

Nicolas – Au contraire… J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Et puis je me suis dit après tout, pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? À part ma virginité. Je rigole…

Moment de flottement.

Stéphane – Vous n’avez pas eu d’amende ?

Nicolas – Non, mais je vais finir les cacahuètes.

Stéphane – Je parlais de votre voiture… Le parcmètre.

Nicolas – Ah… Euh, non… Heureusement…

Stéphane – Ce ne serait pas cette grosse voiture de sport rouge que j’ai vu garée juste devant l’entrée du restaurant, par hasard…?

Nicolas – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Stéphane – Je ne sais pas… Votre côté… sportif, peut-être.

Nicolas – Vous vous moquez de moi, c’est ça…?

Stéphane – Mais pas du tout !

Nicolas – Je sais que je ne suis pas…

Stéphane – Le physique, ce n’est pas la première chose que je regarde chez un homme, croyez-moi.

Nicolas – Ne me dites pas que la première chose que vous regardez chez un homme, c’est sa voiture…

Stéphane – Je n’ai aucune attirance particulière pour les loosers, si c’est ça que vous voulez me faire dire. Mais non… Je ne m’y connais pas assez en voiture. Le lion, c’est Peugeot, mais le cheval sur ces grosses voitures rouges, c’est quoi déjà ?

Nicolas – Ferrari.

Stéphane – C’est bien ce qui me semblait… Non, ce que je regarde d’abord chez un homme, c’est… ses yeux.

Nicolas – Ses yeux…

Stéphane – Vous savez ce qu’on dit… Les yeux, ce sont les fenêtres de l’âme.

Nicolas – Et qu’est-ce que vous voyez par les fenêtres…

Elle se penche vers lui, aguicheuse.

Stéphane – Il faudrait que je puisse me pencher un peu…

Moment de flottement. C’est lui qui commence à avoir le trac. Il brandit la demi-bouteille, pour se donner une contenance.

Nicolas – Une petite côte ?

Stéphane – Je vais attendre que mon plat arrive. Comme je n’ai encore rien mangé. Ça risquerait de me tourner la tête…

Nicolas – Bien sûr.

Stéphane – Vous avez fini votre pâté ?

Nicolas – Oui. J’ai tout mangé.

Stéphane (provocante) – C’est bien. On va pouvoir passer à la suite, alors…

Nicolas (timidement) – Le serveur ne devrait pas tarder.

Stéphane – Profitons-en pour bavarder un peu. Vous faites quoi, comme travail, exactement, Nicolas ?

Nicolas – C’est un peu difficile à expliquer…

Stéphane – Mais c’est dans la communication, c’est bien ça ?

Nicolas – En effet… Je… Je travaille dans la publicité.

Stéphane – Dans une grande agence parisienne…

Nicolas – Ah, vous savez ça aussi.

Stéphane – C’était dans votre CV… Mais vous ne précisiez pas quelle agence…

Nicolas – Eh bien… Je travaille chez… Jean Mineur.

Stéphane – Jean Mineur ?

Nicolas – Vous connaissez ?

Stéphane – Oui, enfin, je… Pas personnellement.

Nicolas – Vous avez vu ça au cinéma bien sûr. (Il fredonne la musique qu’on entend au cinéma) Tatam, tatatatatam, tatatatatam, tatatatatam…

Stéphane – Mais oui… Le petit bonhomme avec sa faucille, qui tire toujours dans le mille.

Nicolas – C’est un marteau, en fait.

Stéphane – Et ben… Si je cherche votre numéro de téléphone, au moins, il me suffira d’aller au cinéma : 01 47 20… 0001 ! Mais je ne savais pas que c’était vraiment une agence de publicité, Jean Mineur…

Nicolas – Ah si ! Avec le développement d’internet, on est même en plein boum.

Stéphane – Et pourtant, vous voulez changer d’agence…?

Nicolas – Oui, enfin… Seulement si c’est encore mieux payé… Pourquoi ? Vous voulez me débaucher ? Je suis hors prix, vous savez…

Stéphane – Je suis vraiment désolée… Je ne voulais pas être indiscrète… Si vous me parliez du décès de votre première femme, plutôt ? (Sur le ton de la plaisanterie) Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

Nicolas – Non, elle… (Très sérieux) Elle est morte de soif pendant une randonnée dans le Sahara organisée par Nouvelles Frontières. C’est moins courant que de mourir noyé lors d’une transatlantique organisée par Costa Croisières, mais ça arrive aussi, hélas. (Tête de Stéphane qui se demande si c’est du lard ou du cochon) Je rigole…

Stéphane – Ce que vous pouvez être drôle… Moi aussi, je plaisantais… Mais vous comprenez que je n’ai pas envie d’épouser Barbe Bleue…

Moment de flottement après cette évocation matrimoniale peut-être un peu prématurée.

Nicolas – Un peu d’eau ? Je vous laisse déjà mourir de faim…

Stéphane – Volontiers…

Nicolas, en voulant servir de l’eau à Stéphane, renverse son propre verre de vin dont une partie du contenu coule sur les genoux de Stéphane, qui a un mouvement de recul, et se lève d’un bond.

Nicolas – Je suis confus, vraiment…

Stéphane – Je vais aller rincer ça tout de suite, sinon ça risque de tacher…

Elle part vers les lavabos. Alex arrive et pose les plats sur la table.

Alex – Les écrevisses à la nage de Madame… et le lapin chasseur de Monsieur.

Nicolas semble perplexe.

Nicolas – Dites-moi, je peux vous poser une question ?

Alex – À votre service, Monsieur.

Nicolas – Vous croyez possible qu’un CV posté sur un site d’offre d’emplois aboutisse par erreur sur un site de rencontre ? Une sorte de bug informatique, quoi…

Alex – On voit tellement de choses, Monsieur…

Nicolas – Comment un truc pareil pourrait bien arriver, c’est hallucinant…

Alex – Je ne suis pas informaticien, Monsieur…

Nicolas – Ou alors, c’est vraiment l’employeur avec qui j’avais rendez-vous, et elle essaie de me piéger pour me percer à jour… J’ai intérêt à ne pas baisser la garde…

Alex – Peut-être tout simplement que Madame vous a pris pour un autre.

Nicolas – Comment ça ?

Alex – Si le rendez-vous de Monsieur n’est pas venu… Madame a pu croire qu’elle avait rendez-vous avec vous alors qu’elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre qui n’est pas venu non plus.

Nicolas semble largué.

Nicolas – Vous pouvez me répéter ça un peu moins vite ?

Alex – Un quiproquo.

Nicolas – Je vois ce que vous voulez dire… Ce qui est bizarre, c’est que le type avec qui elle avait rendez-vous a fait HEC comme moi… Vous vous rendez compte ? On aurait pu être camarade de promo, lui et moi…

Alex – Vous avez vraiment fait une grande école commerciale, Monsieur ?

Nicolas – Non…

Alex – Dans ce cas, il ne s’agit que d’un hasard très relatif.

Nicolas – Mais alors pourquoi il n’est pas venu ?

Alex – Peut-être que le rendez-vous de Madame avait un peu… upgradé son CV lui aussi. Et c’est pour ça qu’il a renoncé à venir…

Nicolas – Bien sûr… Et qu’est-ce que vous me conseillez maintenant… Vous croyez que je dois profiter de la situation…?

Alex – Ça c’est Monsieur qui voit… Mais il semblerait que ce soit Monsieur qui doive payer l’addition quoi qu’il arrive, alors ma foi… Autant que Monsieur en ait pour son argent.

Nicolas – Mmm… Je vois ce que vous voulez dire…

Stéphane revient.

Nicolas – Je suis vraiment désolé…

Stéphane – C’est arrangé.

Nicolas – Je vous en prie, mangez vos écrevisses, ça va être froid. Les écrevisses, c’est meilleur chaud.

Stéphane – Je ne sais, je n’en ai jamais mangé.

Nicolas – Moi non plus.

Stéphane – Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça d’ailleurs. Ce n’est pas très évident à décortiquer. Surtout en public…

Nicolas – C’est pour ça que j’ai pris le lapin. J’ai horreur du lapin.

Elle commence à se débattre avec ses écrevisses. Il attaque son lapin.

Nicolas – Et vous vous faites quoi, dans la vie, Stéphane ?

Stéphane (sur un ton de reproche) – Vous ne vous souvenez déjà plus ?

Nicolas – Je préfère vous entendre me le redire encore une fois…

Stéphane – Eh bien… J’ai commencé des études de droit, et puis… je me suis tournée vers une carrière artistique…

Nicolas – Tiens donc… Moi, ce serait plutôt le contraire… Mais artistique…?

Stéphane – Vous aimez le théâtre, je crois… C’est ce que vous m’avez dit sur le net en tout cas…

Nicolas – C’est vrai, j’aurais voulu être un artiste et puis… malheureusement, j’ai été admis dans l’une des écoles les plus prestigieuses de France. À la sortie, Jean Mineur m’a fait un pont d’or pour que je vienne travailler chez lui, alors…

Stéphane – Vous voulez dire… Jean Mineur en personne ?

Nicolas – Je n’ai pas eu le courage de refuser le salaire indécent qu’il me proposait. Je le regrette, parfois, j’aurais pu suivre un tout autre chemin, vous savez, mais bon…

Stéphane – Il ne doit plus être très jeune, non ?

Nicolas – Il est mort quelques mois après m’avoir engagé. C’est pour ça que je préfère quitter la boîte. Nous étions très liés, Jean et moi. Je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Jean Mineur, c’était un peu le Steve Jobs français… Alors je cherche un autre job. Il faut bien payer l’essence de la voiture.

Stéphane – Donc elle est bien à vous cette Ferrari qui est garée juste devant le restaurant…

Nicolas – Au prix où est le super sans plomb, je me demande parfois si je n’aurais pas dû prendre le modèle diesel.

Stéphane – Ne regrettez rien, Nicolas. Ce qui compte, c’est qui vous êtes vraiment, à l’intérieur. Et moi, j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un de bien. Et de très sincère, surtout…

Nicolas – Je vous avoue que je suis troublé, Stéphane… Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des filles comme vous…

Stéphane – C’est à dire?

Nicolas – Des filles aussi… classe.

Stéphane – Pourtant, dans votre milieu, vous avez dû en rencontrer, non ? Quand on roule en Ferrari…

Nicolas – Oui, mais… Ce n’est pas pareil. Elles ne s’intéressaient qu’à mon argent…

Stéphane – Je comprends…

Nicolas – Vous, vous êtes sensible, mais… en même temps très carré.

Stéphane – Carré ?

Nicolas – Je crois que j’ai besoin de ça, Stéphane… Quelqu’un qui ait du caractère. Et qui puisse me tirer vers le haut…

Stéphane – Mais… vous êtes déjà arrivé assez haut, non ?

Nicolas – Je ne sais pas ce qui m’arrive, Stéphane. C’est la première fois que ça m’arrive, je vous assure. Est-ce que vous ressentez la même chose que moi ?

Stéphane – Oui… Enfin…

Il tend la main vers elle. Elle ne le repousse pas. Ils s’embrassent.

Alex arrive avec deux cartes, et interrompt le tableau.

Alex – Encore une petite place pour le dessert ?

Embarras de Nicolas et de Stéphane.

Alex – Je vous laisse regarder la carte…

Stéphane – Je vais me repoudrer un peu…

Elle sort.

Nicolas – Comment vous appelez-vous ?

Alex – Alex, Monsieur.

Nicolas – Alex, j’ai un peu honte, mais… je crois que je me suis laissé aller à profiter un peu de la situation.

Alex – Je vois ça…

Nicolas – Comment je me sors de cette histoire, moi, maintenant ?

Alex – La journée n’est pas terminée… et vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises. Vous pourriez lui proposer d’aller boire un dernier verre chez vous…

Nicolas – Je crains que ce ne soit difficile, Alex. D’abord parce que je n’ai pas de voiture, ensuite parce que je n’ai pas de chez moi…

Alex – Dans ce cas, à part lui dire la vérité et espérer qu’elle ait un grand sens de l’humour.

Nicolas – Elle va me détester, c’est sûr…

Alex – Ce n’est visiblement pas une femme intéressée, Monsieur. Ce n’est peut-être même pas une femme du tout. Si elle est vraiment amoureuse de vous, elle comprendra…

Nicolas – Vous pensez sérieusement qu’une femme comme elle pourrait être amoureuse d’un homme comme moi ?

Alex affiche une mine perplexe. Stéphane revient.

Alex – Je vous laisse faire votre choix.

Alex s’en va.

Stéphane – Vous prenez un dessert, finalement ?

Nicolas – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable…

Stéphane semble percevoir le malaise.

Stéphane – Quelque chose ne va pas ? Vous paraissez tendu…

Nicolas – Je ne vous ai pas tout dit, Stéphane et… Alex vient de me convaincre qu’il serait plus honnête de tout vous avouer avant que nous n’allions plus loin.

Stéphane – Alex ?

Nicolas – Je ne voudrais pas que notre relation commence sur de mauvaises bases.

Stéphane – Vous n’êtes pas vraiment veuf, c’est ça ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Je vois…

Nicolas – Je ne suis pas veuf, parce que je n’ai jamais été marié.

Stéphane – Donc vous êtes célibataire…

Nicolas – Tout ce qu’il y a de plus célibataire.

Stéphane – Alors tout va bien !

Nicolas – C’est pour le reste que j’ai un peu… enjolivé.

Stéphane – Vous m’avez menti ?

Nicolas – Mais au début, ce n’est pas à vous que je mentais… C’est… à l’employeur avec qui j’avais rendez-vous… Pour un boulot… J’avais un peu bidonné mon CV, comme tout le monde, et… Je ne sais pas par quel hasard je me suis retrouvé assis en face de vous…

Stéphane – Moi non plus… Mais bidonné…?

Nicolas – Je n’ai pas fait HEC, Stéphane. En fait, je n’ai même pas mon bac. Je suis comédien. Enfin, en ce moment, je suis surtout en formation… au Cours Florent. Et encore, seulement en auditeur libre…

Stéphane – C’est une blague ?

Nicolas – Non…

Stéphane – Alors vous vous êtes foutu de moi ?

Nicolas – Je n’en avais pas l’intention, je vous assure…

Stéphane – Pas l’intention ? Vous avez abusé de moi ! De ma crédulité !

Nicolas – Ce qui est vrai, c’est que vous me plaisez énormément, Stéphane. Et ce quiproquo… C’est un signe du destin, non ? La preuve que nous étions fait pour nous rencontrer…

Stéphane – Ah, oui…?

Nicolas – Les diplômes, le compte en banque, les voitures… Ce n’est pas le plus important, dans la vie, vous l’avez dit.

Stéphane – J’ai dit ça, moi ?

Nicolas – Et vous ? Je suis sûr que vous avez bien un peu enjolivé votre profil sur ce site de rencontre, non ?

Stéphane – Mais absolument pas ! Enfin, pas sur l’essentiel, en tout cas…

Nicolas – Moi, je suis prêt à vous aimer comme vous êtes, Stéphane.

Stéphane – Vraiment ?

Nicolas – Si vous m’avez caché une ou deux choses que je devrais savoir, je vous écoute. Et je vous promets que ça ne changera absolument rien aux sentiments que j’éprouve pour vous.

Stéphane – Très bien… Alors en effet, moi non plus, je n’ai pas été parfaitement honnête avec vous, Nicolas.

Nicolas – Je vous écoute..

Stéphane – Ce n’est pas très facile à dire…

Stéphane se penche vers lui et lui glisse quelque chose à l’oreille.

Saisissement de Nicolas. Alex revient.

Alex – Un café ? Un digestif ? (Devant le silence des deux autres) L’addition, d’accord…

Alex repart.

Nicolas – Non ?

Stéphane – Si.

Nicolas – Ça ne se voit pas du tout.

Stéphane – Oui, enfin… Ça dépend…

Nicolas – Mais… vous vous en êtes rendu compte comment ? Désolé, c’est une question idiote…

Stéphane – Pour vous, ce n’est pas important, non ? Vous avez promis de m’aimer comme je suis…

Nicolas – Bien sûr… Pas de problème, Stéphane… Je… vous prends comme vous êtes, absolument.

Stéphane – Très bien… Alors allons-y… Je vais chercher mon manteau…

Stéphane sort un instant. Nicolas se tourne vers Alex qui revient avec l’addition, dans un petit panier.

Nicolas – Dites-moi, Alex, j’ai un doute affreux tout à coup… Quelqu’un qui a du mal cicatriser quand il se coupe, on appelle bien ça un hermaphrodite, non ?

Alex – Non, ça c’est un hémophile, Monsieur.

Nicolas – C’est bien ce que je craignais…

Stéphane revient, avec son manteau à la main. Alex repart.

Stéphane – On va boire un dernier chez vous ?

Nicolas – Écoutez, Stéphane, j’ai bien réfléchi et… je crois qu’il vaut mieux malgré tout que nous restions bons amis…

Stéphane – J’étais sûre de votre réaction… Vous me décevez, Nicolas… Vous me décevez beaucoup…

Nicolas – Je suis vraiment désolé, mais… Je suis sûr qu’un jour, vous trouverez quelqu’un qui vous ressemble, avec qui fonder une famille et…

Stéphane – Ne te fatigue pas, je suis au Cours Florent moi aussi.

Nicolas – C’est pas vrai ?

Stéphane – Malheureusement si…

Nicolas – C’est incroyable qu’on ne se soit jamais croisé là-bas…

Stéphane – Incroyable, c’est le mot que je cherchais.

Nicolas – Bon, moi, je suis au cours du soir, c’est peut-être pour ça…

Stéphane – Je crois que cette comédie a assez duré, non ?

Nicolas – Écoutez, c’est vrai qu’on est parti sur un mauvais pied, tous les deux, mais…

Stéphane – Un mauvais pied ?

Nicolas – Le type avec qui vous aviez rendez-vous avait sûrement menti sur son profil lui aussi…

Stéphane – Le type avec qui… Ah, oui, c’est vrai… Je l’avais oublié, celui-là…

Nicolas – Allez savoir ? Si ça se trouve, ce n’était même pas un homme…

Stéphane lui lance un regard assassin. Alex revient.

Alex – Chèque, carte bleue ?

Stéphane – Je crois que vous me devez au moins une invitation, non ?

Nicolas ouvre avec précaution le panier et regarde l’addition.

Nicolas – Ouh la… Mon RSA du mois va y passer…

Il sort sa carte bleue et la dépose sur la table.

Stéphane – Merci quand même pour le déjeuner.

Nicolas – Il me vient une idée, Stéphane…

Stéphane – Ah, oui ? Et si vous la gardiez pour vous ?

Nicolas – Ça a tilté dans mon esprit, tout à l’heure, quand vous avez dit que cette comédie avait assez duré. C’est un sujet formidable, non ?

Stéphane – Quoi ?

Nicolas – Ce qui vient de nous arriver ! On pourrait l’écrire ensemble, cette pièce. On a déjà le sujet. Je suis sûr qu’on ferait un tabac…

Stéphane – Pourquoi pas… Dans la catégorie gay friendly… Et Alex aussi est au Cours Florent…

Nicolas – Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui… Mais je suis vraiment très excité par ce projet de pièce… Pas vous ?

Pendant qu’Alex aide Stéphane à enfiler son manteau, Nicolas sort son téléphone.

Stéphane – Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez votre agent ?

Nicolas – J’appelle la secrétaire de ce type qui m’avait donné rendez-vous ici. Je vais lui dire que je laisse tomber la pub… Je préfère rester comédien… Et je sens que cette pièce pourrait faire décoller ma carrière. (Il appuie sur la touche rappel) Ce qui nous manque, c’est un bon titre…

C’est le portable de Stéphane qui sonne. Stupéfaction de Nicolas.

Alex – Cartes sur table ?

Stéphane affiche une mine gênée, avant d’enlever sa perruque blonde.

Stéphane – Ok…

Elle sort à son tour sa carte bleue et la dépose sur la table à côté de celle de Nicolas.

Alex – Ah… Bataille…

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

 Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-26-0

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