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Hommage

Ils sont debout l’un à côté de l’autre face au public, lui un peu en avant, elle légèrement en retrait. Ils affichent un sourire crispé et une mine de circonstance. Il se racle la gorge et sort un papier de sa poche, auquel il jettera un regard de temps.

Lui – Chers amis, chers collègues… Nous sommes ici rassemblés pour célébrer la mémoire de Jean-Claude, qui hélas nous a brusquement quittés il y a quelques jours. Pour nous tous, Jean-Claude était bien plus qu’un collègue, c’était un ami, je dirais même plus, presque un membre de la famille… Jean-Claude était un homme…

Elle essaie discrètement d’attirer son attention en toussant, et devant l’incompréhension de l’autre, elle lui glisse quelque chose à l’oreille.

Lui – Pardonnez-moi d’avoir écorché le prénom de notre cher défunt. L’émotion sans doute… Jean-Jacques était un homme… discret, mais apprécié de tous. Tout au long de sa carrière au Service de la Voirie. (Elle lui lance à nouveau un regard embarrassé et toussote, il jette un regard à son papier et se reprend.) Tout au long de sa carrière au Service du Cadastre, j’ajouterai au service de ses concitoyens et donc au service de la France, Jean-Paul ne s’est jamais fait remarquer pour un mauvais comportement, un geste d’humeur ou un mot plus haut que l’autre. Non, Jean-Paul n’était pas homme à se mettre en avant. Toujours prêt à la cantine, à céder sa place dans la file à quelqu’un de plus pressé que lui. Toujours disposé à remplacer un collègue en arrêt maladie. Toujours volontaire pour prendre ses congés d’été au mois de janvier pour permettre aux autres de partir au soleil en famille. Oui, plus qu’un homme discret, on peut dire que Jean-Jacques, de son vivant déjà, avait choisi de s’effacer. Mais c’était pour mieux laisser à ceux qu’il aimait la possibilité de s’épanouir. Oui, Jean-Charles, vu le peu de place que tu occupais en ce bas monde, on peut vraiment dire que ta disparition laisse un grand vide derrière toi. À la veille de la retraite, tu t’en vas comme tu as vécu. Sans vouloir déranger. Au moins tu seras mort paisiblement. C’est le cœur qui a lâché, sans doute parce que tu l’avais trop grand… (Elle lui glisse à nouveau un mot à l’oreille.) Le cœur… et aussi me dit-on le tramway qui t’a renversé juste au sortir de chez toi. Ce tram qui devait te conduire ici pour ce qui aurait dû être ton dernier jour de travail, et qui finalement t’aura conduit directement au terminus. Tu pars malgré tout entouré de l’amour des tiens, de celui de ta fidèle épouse surtout… (Elle lui fait un signe, et il se reprend.) Cette épouse dont hélas tu avais divorcé il y a de cela bien des années… Le plus dur, dit-on, c’est pour ceux qui restent. Fort heureusement, tu ne laisses derrière toi aucune veuve et aucun enfant. Mais ta famille te pleure malgré tout, Jean-Philippe. Car ta famille, c’était nous… Merci à vous tous d’avoir été présents pour honorer une dernière fois la mémoire de notre regretté Jean-Bernard. Paix à son âme. Et qu’il profite enfin après ce dernier voyage, lui qui n’en avait fait aucun de son vivant, de cette éternelle retraite bien méritée. Et qui celle-là ne coûtera rien à sa caisse de retraite. Adieu Jean-Christophe, tes collègues ne t’oublieront jamais….

Moment de transition pendant que l’assistance est supposée se disperser. Ils restent donc seuls.

Lui (rangeant son papier) – Oh putain, quel calvaire. Qui est-ce qui m’a rédigé ce torchon ? C’est vous ?

Elle – C’est votre premier adjoint. En effet, il n’avait pas l’air très intime avec le défunt.

Lui – Moi non plus… Vous le connaissiez, vous, ce type ?

Elle – Non, pas personnellement. C’était quelqu’un de très discret.

Lui – Vous êtes sûre qu’il est mort, au moins ?

Elle – Oh oui, je crois quand même… Je vais vérifier.

Noir.

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Confession

Il est là, assis face au public. Elle arrive, et s’assied, également face au public.

Lui – Je vous écoute, mon enfant…

Elle – Ce n’est pas facile, mon Père.

Lui – À travers moi, c’est à notre Seigneur que vous confesserez vos péchés. N’oubliez pas que pour lui, faute avouée est à moitié pardonnée. Si en plus vous vous repentez avec sincérité, quoi que vous ayez fait, vous serez absoute.

Elle – C’est-à-dire que… Il ne s’agit pas exactement d’un péché.

Lui – Si vous pensez ne pas avoir commis de péché, pourquoi venir vous confesser ? Mais vous savez, nous commettons tous des péchés, hélas.

Elle – Même vous ?

Lui – Bien sûr, même moi. Je ne suis qu’un homme.

Elle – Mais alors, à qui est-ce que vous vous confessez ? C’est vrai, c’est une question que je me suis toujours posée. Pour les coiffeurs, par exemple. Qui est-ce qui leur coupe les cheveux. Ou pour les médecins. On n’imagine jamais qu’un médecin puisse être malade. Et pourtant, ce ne sont que des hommes eux aussi…

Lui – Je crois que nous nous égarons, ma fille. Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée ?

Elle – Je ne me suis jamais confessée.

Lui – Dans ce cas, comment pouvez-vous prétendre ne jamais avoir péché ? Quand bien même vous seriez une Sainte…

Elle – Je ne suis pas une Sainte, mais ce que j’ai à vous dire est tout à fait extraordinaire.

Lui – Bon… Si cela peut vous aider, je vous écoute. Et nous examinerons ensemble si ce que vous avez fait est ou non un péché.

Elle – Eh bien mon Père, en toute modestie, je pense avoir percé le mystère de l’univers.

Lui – Le mystère de… Si c’est une plaisanterie, sachez que c’est en tout cas un péché de bafouer ainsi la confession, qui est un de nos sacrements les plus précieux.

Elle – Je savais que vous me prendriez pour une folle… Mais c’est bien pour cela que je suis venue vous voir. Si vous, vous refusez de m’écouter, qui le fera ?

Lui – Très bien, alors je vous écoute…

Elle – Eh bien voilà, Docteur…

Lui – Mon Père.

Elle – Pardon… Eh bien voilà, mon Père… je pense avoir compris comment marche tout ça. Comment ça fonctionne. Et surtout pourquoi.

Lui – Tout ça ?

Elle – Le monde ! La vie, la mort, le bien, le mal…

Lui – Rien que ça ?

Elle – L’univers, les galaxies, les trous noirs, les extra-terrestres…

Lui – Je vois… Et comment prétendez-vous être parvenue à une telle connaissance universelle ? Vous êtes scientifique, sans doute ? Si c’est le cas, entendons-nous bien. Mon domaine est celui du doute, de la croyance et de la foi. Pas celui de la certitude, de la vérité et du savoir.

Elle – C’est là où ça va vous surprendre. Je ne suis absolument pas scientifique. D’ailleurs, j’ai toujours été nulle en maths. Mais depuis que je suis toute petite, je me pose des questions sur tout ça. Pas vous ?

Lui – Si… À ma façon…

Elle – Et vous aussi, à votre façon, vous pensez avoir trouvé la vérité.

Lui – Parlons plutôt de ce qui vous amène…

Elle – Bien entendu, assez vite, j’ai compris que je ne trouverai jamais les réponses aux questions que tout le monde se pose sans aucun résultat depuis des millénaires.

Lui – Et…?

Elle – Et pourtant, alors que je n’y croyais plus, la nuit dernière, tout s’est éclairé d’un coup.

Lui – Vraiment ?

Elle – Je dormais à poing fermés. Je me suis réveillée en sueur. Et la solution m’est apparue comme un flash.

Lui – Ne me dites pas que vous avez eu une apparition miraculeuse… Que vous avez vu la vierge…

Elle – Non, bien sûr. Et d’ailleurs, pour ce qui est du secret de l’univers, autant vous dire tout de suite que Dieu n’a pas grand chose à voir là-dedans. C’est aussi pour ça que je voulais vous prévenir en premier. Pour que vous puissiez en parler avec… votre patron.

Lui – C’est très aimable de votre part mais… par curiosité, pourriez-vous me dire en gros ce que vous pensez avoir découvert ?

Elle – Vous allez voir, en fait, c’est d’une simplicité…

Lui – Biblique ?

Elle – Je m’attendais bien sûr à un truc extrêmement compliqué. Puisque les scientifiques d’un côté, et les philosophes de l’autre, n’ont jamais réussi à trouver le début du commencement de la moindre explication.

Lui – Et ?

Elle – Eh bien finalement non… C’est très simple. Même si évidemment, c’est tout à fait étonnant. Sinon vous pensez bien que quelqu’un y aurait déjà pensé avant moi…

Lui – Je vous avoue que vous avez piqué ma curiosité. Je vous écoute…

Elle – Comme cette explication m’est apparue en rêve, je me suis empressée de noter tout ça sur un papier. Ça a beau être simple. Les rêves, vous savez ce que c’est… Le plus souvent, à peine réveillé, on les oublie.

Lui – Alors je vous prie de ne pas me faire attendre davantage. D’autant que j’ai encore plusieurs paroissiens à prendre en confession après vous…

Elle – Eh bien voilà…

Lui – Oui ?

Elle – Attendez, je vous dis ça tout de suite…

Lui – J’attends.

Elle cherche en vain dans son sac le papier en question.

Elle – Et merde !

Lui – Quoi encore ?

Elle – Je ne sais pas ce que j’ai fichu de ce papier. J’étais pourtant sûre de l’avoir mis dans mon sac…

Lui – Mais vous vous souvenez sans doute de quoi il retourne ? En gros, en tout cas…

Elle – Eh bien je vous dis… C’est comme les rêves… C’est parfaitement clair quand on dort. Tout paraît simple et évident mais…

Lui – Oui ?

Elle – Ah, ce n’est pas possible… Je l’ai sur le bout de la langue…

Lui – Je vois…

Elle – Oh, non, c’est trop bête… Le secret de l’univers ! Je l’avais, là… et… ça m’est sorti de l’esprit.

Lui – Vraiment ?

Elle – Non mais attendez, ça va sûrement me revenir… Ça avait un rapport avec… Oh merde, je ne sais plus…

Lui – Bien… Et sinon, vous n’avez rien d’autre à me confesser ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas, je vais vous demander de partir. Parmi mes paroissiens, d’autres plus malheureux que vous attendent le réconfort de la religion.

Elle – Bien sûr, excusez-moi. Mais je vais y repenser, et si ça me revient…

Lui – Voilà, repensez-y, et revenez me voir si ça vous revient, d’accord ?

Elle – Merci. Je vous dois combien, Docteur ?

Lui – Vous pouvez toujours laisser une offrande dans le tronc en sortant.

Elle – Ça va me revenir, j’en suis sûre… Et puis je vais peut-être retrouver ce fichu papier… C’est moins gros qu’une bible, évidemment, mais bon… Ça tenait en une phrase.

Lui – En une phrase ?

Elle – Malheureusement, je l’ai oubliée…

Noir.

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Retour vers le futur

Elle est là, en blouse blanche. Il arrive en tenue de ville.

Elle – Bonjour Monsieur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette expérimentation, qui je vous le rappelle s’inscrit dans un programme de recherche strictement confidentiel, et d’ailleurs classé secret défense.

Lui – Si j’ai accepté votre proposition, sachez-le, ce n’est pas en raison de la généreuse indemnisation que vous offrez pour prendre part à ce protocole d’essai thérapeutique, mais par pur civisme. Je suis catholique pratiquant, mais aussi membre de la CFDT. Si ma modeste contribution permet de guérir l’Humanité d’un des nombreux maux dont elle souffre encore.

Elle – Oui… À ce propos, j’en arrive à l’objet de ce programme de recherche, que nous n’avons pas jugé utile de révéler aux participants avant qu’ils n’aient été définitivement sélectionnés. Mais maintenant que vous faites partie de l’aventure, nous nous devons d’être clairs sur le but que nous poursuivons, et sur les raisons qui nous ont poussés à entreprendre ce programme, baptisé « Retour vers le futur ».

Lui – « Retour vers le futur » ?

Elle – Vous allez bientôt comprendre pourquoi.

Lui – Mais il s’agit bien de tester un nouveau médicament, n’est-ce pas ?

Elle – En réalité… pas tout à fait.

Lui – Vous m’intriguez, Docteur.

Elle – À vrai dire, cher Monsieur, c’est votre sperme qui nous intéresse.

Lui – Là vous ne m’intriguez plus, vous me faites peur.

Elle – Vous évoquiez tout à l’heure les nombreux maux dont souffre encore l’Humanité.

Lui – Je pensais à la fièvre Ebola, au Coronavirus, au SIDA…

Elle – Des maladies bien réelles, contre lesquelles aucun vaccin efficace n’a encore été trouvé à ce jour, hélas.

Lui – Mais…?

Elle – Mais pour être honnête, cher Monsieur, si l’on examine les choses de façon tout à fait objective, est-ce que ce sont vraiment ces virus qui menacent l’existence même de l’Humanité ?

Lui – Non, probablement pas.

Elle – Et à votre avis, quel est ce mal, qui conduit notre planète à sa fin ?

Lui – Je… Je ne sais pas…

Elle – Ce fléau, cher Monsieur, c’est l’Homme.

Lui – L’homme ?

Elle – Enfin, la femme aussi, bien sûr. Je veux dire l’être humain en général.

Lui – Ah oui…

Elle – Surpopulation, déforestation, épuisement des ressources, réchauffement climatique, guerre nucléaire…

Lui – Oui, en effet, mais… en quoi mon sperme pourrait-il vous aider à lutter contre de tels fléaux ?

Elle – Cher Monsieur, la situation, telle que nous pouvons l’appréhender à l’aide des outils qui sont les nôtres, est encore plus désespérée que vous ne pouvez l’imaginer.

Lui – Vraiment…?

Elle – C’est en partant de ce tragique constat que nous en sommes arrivés à la seule solution possible pour éviter la catastrophe finale, en d’autres termes la fin du monde.

Lui – Je vous écoute…

Elle – Vous est-il arrivé, en prenant la mesure de toutes les horreurs dont l’homme est capable, de vous poser cette question toute simple : Quand tout ça a-t-il commencé à merder ?

Lui – Oui, enfin… Et quand à votre avis ?

Elle – La réponse est évidente hélas : quand le singe est devenu un homo sapiens.

Lui – Ah oui…

Elle – Ou selon vos critères à vous, puisque vous êtes catholique, quand Dieu a créé l’Homme.

Lui – Vous pensez qu’il a eu tort ?

Elle – Il suffit pour s’en convaincre de constater les résultats aujourd’hui. C’était une véritable bombe à retardement.

Lui – Bon… Et qu’est-ce que vous proposez, exactement ?

Elle – On a bien pensé d’abord à créer un surhomme. Mais ça a déjà été tenté par le passé, avec les conséquences fâcheuses que l’on connaît. Avec l’homme, on va à la catastrophe. Avec un surhomme on y court.

Lui – Ah oui…

Elle – Ce n’est donc pas du côté de la marche avant qu’il faut chercher la solution, mais plutôt du côté de la marche arrière.

Lui – La marche arrière ?

Elle – Les plus grands scientifiques du monde, ainsi que les meilleures spécialistes des sciences humaines, y compris les plus éminents philosophes, se sont réunis secrètement il y a quelques mois sous l’égide de l’ONU. Ils sont formels : la seule véritable solution à long terme pour sauver la Terre, c’est de ramener l’homme au stade du singe.

Lui – Comment ça ramener ?

Elle – Pas d’un seul coup, évidemment. Mais en modifiant peu à peu par une sélection naturelle les caractéristiques génétiques de nos descendants. Et c’est là où nous avons besoin de vous.

Lui – De moi ?

Elle – Enfin de votre sperme, en tout cas.

Lui – Expliquez-moi ça…

Elle – Des études scientifiques montrent que, parmi toutes les catégories de la population mondiale, les catholiques pratiquants sont les plus proches génétiquement du singe.

Lui – Vraiment ?

Elle – En réalité, la règle vaut pour les croyants en général. Mais nous avons contacté un échantillon d’extrémistes d’autres confessions, et ils ont refusé de collaborer…

Lui – Je vois…

Elle – Et puis on n’allait pas non plus faire surgir une nouvelle espèce humaine, plus proche du primate, à partir des seuls gènes de fanatiques religieux. Car il y a aussi des singes très agressifs, vous savez…

Lui – Bien sûr…

Elle – C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons aussi opéré une sélection parmi les catholiques pratiquants.

Lui – Et pourquoi moi ?

Elle – C’est là où dans nos études statistiques, le côté syndicaliste semble jouer en votre faveur. À condition qu’il s’agisse d’un syndicat réformiste, évidemment. Parmi les catholiques pratiquants, ceux qui sont aussi membres de la CFDT semblent les moins agressifs et les plus aptes à collaborer.

Lui – Je vois.

Elle – Maintenant que vous êtes au courant de tout, je vous repose donc solennellement la question, cher Monsieur : Êtes-vous prêt, en faisant don de votre sperme, à participer à la régénération de la race humaine en la faisant rétrograder au stade du singe ?

Lui – J’avoue que cette proposition… me prend un peu de court.

Elle – Vous comprenez mieux maintenant le nom que nous avons donné à cette mission de la dernière chance : « Retour vers le futur ». En ramenant l’Homme à l’état de primate, nous espérons que dans son développement à venir, il choisira une voie plus raisonnable…

Lui – Je suis sensible à l’honneur que vous me faites, et j’ai conscience de ma responsabilité. C’est pourquoi je vous confirme mon accord pour participer à cette opération de sauvetage de l’Humanité.

Elle – Merci, cher Monsieur, votre réponse ne m’étonne pas, au regard de ce que nous savons de vous. Je vous recontacterai donc très prochainement pour commencer le protocole.

Lui – Je me tiens à votre disposition.

Elle – Grâce à vous, dans deux ou trois générations, l’Homme aura oublié jusqu’au souvenir d’avoir été un Homme.

Il sort. Elle prend son portable et compose un numéro.

Elle – Tu ne vas pas le croire, mais il a accepté…

Noir.

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Noir et blanc

Elle est là. Il arrive, un gros cahier à la main.

Elle – Bonjour, bonjour… Entrez, entrez…

Lui – Merci, merci…

Elle – Vous n’avez pas eu trop de mal pour venir ? Avec ces grèves…

Lui – J’habite juste en face.

Elle – En face ? Vous voulez dire…

Lui – L’immeuble en face.

Elle – D’accord, d’accord… Je ne savais pas que… C’est curieux, j’étais persuadée que cette fenêtre-là, sur le mur d’en face, c’était un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Oui. Que la fenêtre était peinte sur le mur. Je n’ai jamais rien vu bouger derrière cette fenêtre.

Lui – Et pourtant, je suis là, vous voyez…

Elle – Je vois… Et donc, de votre salon, vous voyez tout ce qui se passe ici.

Lui – Absolument tout…

Elle rit nerveusement, comme pour se rassurer.

Elle – Remarquez… qu’est-ce qui pourrait bien se passer d’intéressant dans le bureau d’un agent littéraire ?

Lui – Ça, c’est à vous de me le dire.

Elle – Bien sûr, bien sûr… Alors, ce nouveau roman, ça avance ?

Lui – J’ai presque terminé.

Elle – Très bien, très bien… J’espère que c’est original, parce que vous savez, en ce moment… La rentrée littéraire est de plus en plus encombrée… Des tas de gens qui racontent leur petite vie, et leurs petits malheurs, persuadés que ça va passionner la Terre entière.

Lui – Rassurez-vous, ce n’est pas une autofiction.

Elle – Tant mieux, tant mieux… Non, ce dont on aurait besoin aujourd’hui, c’est d’un nouveau Robbe-Grillet. D’un nouveau Pérec. D’un nouveau Butor. Quelqu’un qui soit encore capable de renouveler les codes du roman classique.

Lui – Vous allez voir. Ça va vous étonner. Et je ne serais pas surpris qu’en sortant d’ici, vous me traitiez de butor.

Elle – Mais bien sûr ! Il faut tout faire péter. Comme en mai 68. On sait que ça ne durera pas, que six mois après on votera pour De Gaulle, et que soixante ans après c’est Cohn-Bendit qui se prendra pour De Gaulle, mais sur le moment, ça soulage…

Lui – C’est drôle que vous disiez « soulage » parce que justement… Vous comprendrez pourquoi quand vous aurez jeté un coup d’œil à mon manuscrit…

Elle – Là… vous commencez à m’intriguer, cher ami. J’ai hâte de voir ça. Vous m’avez apporté quelques bonnes feuilles ?

Lui – J’ai presque terminé. Tenez, si vous voulez y jeter un coup d’œil…

Il lui tend le gros cahier.

Elle – Très bien, très bien… Ah oui, c’est du lourd, on dirait… Ce n’est pas trop long quand même ? Vous savez, maintenant, au-delà de 200 pages… Que voulez-vous ? C’est la génération SMS. Les gens ont perdu l’habitude de tourner les pages…

Elle sort ses lunettes de presbyte.

Lui – Ça fera dans les 900 pages. Mais vous verrez, ça se lit très facilement.

Elle – Bon, bon… Et c’est quoi, le titre ?

LuiLe blanc et le noir.

ElleLe blanc et le noir… Un hommage à Stendhal, peut-être ?

Lui – À Soulages, plutôt… C’est pour ça que tout à l’heure, je vous disais que…

Elle – Soulages ? Tiens donc… J’adore Soulages.

Lui – D’ailleurs, pour le titre, j’avais d’abord pensé à… Les mémoires d’outrenoir.

Elle – Ah oui… Un clin d’œil à Chateaubriand, donc… Mais dites-moi, Stendhal, Chateaubriand… Vous êtes sûr qu’avec tout ça, vous allez vraiment révolutionner l’histoire de la littérature ?

Lui – Vous allez voir, c’est très étonnant.

Elle – Très bien, très bien… alors voyons ça.

Elle ouvre le cahier et commence à regarder. Elle tourne quelques pages.

Lui – Je vous laisse le temps de vous faire une idée…

Elle – Oui… mais dites-moi. Apparemment, vous avez laissé quelques pages blanches au début. Ça commence à quelle page, exactement ?

Lui – C’est déjà commencé.

Elle – Pardon ?

Lui – Ces pages blanches, ça fait partie du roman.

Elle – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Lui – Je vous avais dit que ça vous surprendrait. Alors voilà. J’ai calculé que sur une page de roman, en moyenne, les caractères d’imprimerie, en noir donc, occupent huit pour cent de la surface de la page blanche.

Elle – Huit pour cent ?

Lui – En moyenne. Ça dépend du type de caractères employés par l’imprimeur, évidemment. Pour un caractère plus gros et plus gras, ça peut monter jusqu’à neuf ou même dix pour cent.

Elle – Vraiment…? Et donc…

Lui – Donc, j’ai eu l’idée de séparer le blanc du noir.

Elle – Voyez-vous ça.

Lui – Après, je me suis demandé si je devais mettre le blanc d’abord et ensuite le noir, ou bien l’inverse…

Elle – Ah oui…

Lui – Finalement, j’ai décidé de commencer par le blanc… Pour créer… une attente de la part du lecteur, vous voyez ?

Elle – Je vois, je vois…

Lui – Une sorte de suspense, si vous préférez.

Elle – Je ne suis pas sûre de savoir ce que je préfère… (Tournant les pages) Et donc, toutes les pages sont blanches.

Lui – Pas du tout. Et c’est là où ça devient intéressant. Pour simplifier, je suis parti sur une moyenne de dix pour cent. Donc, systématiquement, après neuf pages blanches vient une page noire.

Elle – Noire ?

Lui – Totalement noire.

Elle – Pourquoi noire ?

Lui – Je savais que ça vous déstabiliserait un peu. Mais c’est ce que vous vouliez, non ? Du nouveau ?

Elle – Oui, enfin…

Lui – Cette page noire, qui vient après neuf pages blanches, rassemble toute l’encre qu’on aurait normalement dû utiliser pour noircir, comme on dit, les neuf pages précédentes, qui en l’occurrence, dans mon roman, resteront vierges. Vous comprenez ?

Elle – Je comprends, je comprends…

Lui – Je vois que ça vous laisse un peu perplexe, c’est normal. Comme tout ce qui est nouveau, ça peut surprendre un peu au début, alors vous me permettrez d’utiliser une métaphore, pour vous aider à mieux appréhender le caractère révolutionnaire de ce roman.

Elle – Une métaphore ?

Lui – Un roman, c’est comme une omelette. Mais des omelettes comme ça, on en a fait le tour. On a beau rajouter des oignons, des pommes de terre, des herbes de Provence… Une omelette, ça reste une omelette. Là, je fais un choix radical, et je reviens aux fondamentaux. Je sépare le blanc du jaune. Ou le blanc du noir, en l’occurrence. D’où le titre…

Elle – Vous vous foutez de moi, c’est ça ?

Lui – Je savais que vous alliez dire ça… Mais non… Pas plus que tous ces peintres qui vous vendent des tableaux complètement blancs ou complètement noirs, en baptisant pompeusement ça monochrome !

Elle – Évidemment…

Lui – Ce premier roman du genre est un geste fondateur. Par la suite, bien sûr, je pourrais en écrire d’autres, dans lesquels le blanc ne sera plus tout à fait blanc, et le noir plus tout à fait noir. Mais attention ! Toujours en respectant cette proportion sacrée de dix pour cent !

Elle – Dix pour cent.

Lui – Les peintres ont bien leur nombre d’or, pourquoi pas nous, les auteurs ? Et la preuve que ce chiffre est sacré, dix pour cent, c’est ce que vous me prenez en tant qu’agent sur tous mes droits d’auteur !

Elle – Et vous croyez vraiment que je vais vous verser une avance pour cette fumisterie ?

Lui – Je vous l’ai dit, j’habite juste en face… et de chez moi, je vois tout ce qui se passe dans ce bureau.

Elle – Tout ?

Lui – Tout. J’ai même des vidéos…

Elle – Je vois… Et… vous voulez combien, pour oublier tout ce que vous avez vu ?

Noir.

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Trompe-l’œil

Debout face au public, ils regardent vers le mur du fond.

Lui – Il fait beau, hein ?

Elle – Mais il y a beaucoup de vent.

Lui – Oui. C’est le vent qui a chassé les nuages…

Un temps.

Elle – Tu vois la fenêtre d’en face ?

Lui – Quelle fenêtre ?

Elle – Là-bas, légèrement cachée par le feuillage de cet arbre.

Lui – Ah oui, celle-là… C’est curieux, on ne voit jamais de lumière la nuit.

Elle – Je ne sais pas qui peut bien habiter là.

Lui – Personne, peut-être. Le logement doit être inoccupé. Ça arrive…

Elle – Je ne sais pas… Pendant la journée, il me semble apercevoir des silhouettes derrière ces vitres. À travers ces branches.

Lui – Ah oui ?

Elle – Un homme et une femme, je crois.

Lui – Ça me rappelle un film…

Elle – Quel film ?

Lui – Fenêtre sur cour ! Ne me dis pas qu’en plus, tu as cru voir cet homme assassiner sa femme…

Elle – Non, mais tout de même… J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose de bizarre derrière cette fenêtre.

Lui – Tu n’as rien d’autre à faire que d’épier ce qui se passe dans l’immeuble d’en face ?

Elle sourit et regarde à nouveau avec plus d’attention.

Elle – Attends un peu… C’est dingue. On dirait que…

Lui – Quoi ?

Elle – Il y a un vent terrible aujourd’hui, et les feuilles de cet arbre ne bougent absolument pas.

Il regarde lui aussi.

Lui – Ah oui, c’est curieux en effet…

Elle – Tu vas rire mais…

Lui – Oui ?

Elle – L’arbre… C’est un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Je t’assure. Regarde.

Il regarde plus attentivement.

Lui – Ah oui. Je n’avais jamais remarqué.

Elle – Je me disais aussi…

Lui – Mais alors… si l’arbre est un trompe-l’oeil, c’est que la fenêtre en est un aussi.

Elle – Tu crois ?

Lui – Comment veux-tu qu’un faux arbre puisse cacher une vraie fenêtre ?

Elle – Oui, ce n’est pas faux.

Elle – Si l’arbre est un trompe-l’œil peint sur le mur d’en face, c’est que la fenêtre aussi est peinte sur le mur.

Lui – Un arbre qui n’existe pas, cachant une fenêtre qui n’existe pas.

Elle – C’est pour ça que ça que l’illusion marche aussi bien. On se dit que quelque chose qui est caché, c’est forcément quelque chose de réel. Pourquoi cacher quelque chose qui n’existe pas ?

Lui – Un peu comme Dieu, finalement. Les gens y croient d’autant plus qu’on ne le voit jamais.

Elle – Si Dieu se trimbalait dans les supermarchés avec une fausse barbe et un costume élimé, comme le Père Noël au moment des fêtes, c’est sûr que les gens n’y croiraient pas longtemps.

Lui – Oui…

Un temps.

Elle – Et si on était des trompe-l’œil, nous aussi ?

Lui – Quoi ?

Elle – Peut-être que les gens qui nous regardent nous voient comme des illusions d’optique. Des peintures ou des photos de nous-mêmes.

Lui – Mais nous on est là, on bouge, on parle.

Elle – Les vidéos, ça bouge aussi.

Lui – On est en trois dimensions.

Elle – Les hologrammes, c’est aussi en relief. On est peut-être des trompe-l’œil en trois D.

Lui – Il faudrait demander à ceux d’en face.

Elle – En même temps, quel crédit accorder aux voisins… si ce ne sont que des trompe-l’œil eux-aussi…

Lui – Je crois qu’on commence à devenir fous.

Elle – Tu as raison, je vais refermer la fenêtre.

Elle hésite.

Lui – Ne me dis pas qu’elle est peinte contre le mur…

Ils échangent un regard inquiet.

Noir.

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Antipathie

Ils sont debout chacun d’un côté de la scène. Ils se lancent des regards à la dérobée. Il finit par s’approcher d’elle.

Lui – Excusez-moi, ça fait un moment que je vous regarde et… Ne prenez surtout pas ça pour un mauvais plan drague… Je vous rassure, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Elle – Merci…

Lui – Non, ce que je veux dire c’est que… j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Enfin… pas seulement de vous avoir déjà croisée, vous voyez ? J’ai l’impression… de vous connaître.

Elle – Ah oui…?

Lui – Excusez-moi, je suis complètement ridicule…

Elle – Non, non, pas du tout… Enfin si, vous êtes complètement ridicule, mais… moi aussi, j’ai l’impression de vous connaître. De très bien vous connaître même.

Lui – Ah bon… Alors je ne suis pas fou.

Elle – Ça dépend.

Lui – Ça dépend ?

Elle – On s’est peut-être rencontrés dans un asile de fous. Ce qui expliquerait qu’on préfère ne pas s’en souvenir…

Lui – Ah oui… Donc vous aussi, vous…

Elle – Tout à fait… votre tête me dit quelque chose, mais… je ne sais pas du tout quoi.

Ils se dévisagent encore un instant.

Lui – Non, ce qui est bizarre c’est que… votre visage m’est vraiment familier. Comme si… Je suis désolé… Ce serait très embarrassant évidemment, mais… Vous ne seriez pas une de mes ex, par hasard ?

Elle – Ah oui, là… Comme plan drague, ce serait vraiment très original… Mais comme je ne suis pas du tout votre genre… A priori, je ne peux pas avoir été…

Lui – Ça expliquerait qu’on ne soit pas restés ensemble, mais bon… Excusez-moi, je deviens vraiment…

Elle – Non, non, ne vous excusez pas. D’ailleurs, vous non plus, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Lui – Bon…

Elle – Sans vouloir vous vexer, j’irais même jusqu’à dire que… votre tête ne me revient pas du tout.

Lui – Non, moi non plus…

Elle – Non mais ce n’est pas seulement votre nom que ne me revient pas. Ce que je veux dire c’est que votre tête ne m’est pas du tout sympathique.

Lui – Bien sûr… C’est drôle que vous disiez ça parce que… Je ne savais pas comment vous le dire sans être blessant mais… Vous aussi. Votre tête… m’est tout à fait antipathique.

Elle – Ça nous fait au moins quelque chose en commun.

Lui – Oui… Mais ça ne nous dit pas comment on se connaît, et où on aurait bien pu se rencontrer.

Elle – Remarquez, vu les bases sur lesquelles on est partis… et la profondeur à laquelle vous vous êtes déjà enfoncé… je me demande si c’est absolument nécessaire de creuser davantage.

Lui – Vous avez raison… Mieux vaut en rester là… Imaginez qu’on se souvienne tout d’un coup que…

Elle – Oui, ce serait vraiment…

Lui – Après tout… Il y a des choses qu’il vaut mieux oublier.

Elle – C’est vrai… Imaginez que tout à coup je me souvienne que… (Elle le regarde bizarrement.) Attendez un instant… Ça y est, ça me revient maintenant…

Lui – Non…? Quoi ?

Elle (outrée) – Tu ne te souviens vraiment pas ?

Lui – Euh… non, mais… Et donc, maintenant, on se tutoie ?

Elle le dévisage à nouveau, mais cette fois avec un rictus haineux sur les lèvres.

Elle – Espèce de salopard !

Lui – C’est si grave que ça ?

Elle – Et tu oses me demander si c’est grave ?

Lui – Désolé, je… Je ne me souviens pas du tout…

Elle – Tu ne te souviens pas de moi ? Après ce que tu m’as fait ?

Lui – Je ne sais pas quoi vous dire… Je ne me vois pas faire du mal à quelqu’un. Encore moins à une femme. Mais en même temps, j’avoue que… Vous m’êtes tellement antipathique… Dans des circonstances exceptionnelles, je dois reconnaître que j’aurais sans doute pu…

Elle – Espèce d’ordure… Donc, tu n’essaies même de nier ?

Lui – Si… Si, si… Enfin, non mais… Dites-moi, je vous en prie ! Il faut que je sache, maintenant… Je suis prêt à tout entendre, je vous assure.

Elle s’avance vers lui, menaçante.

Elle – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Lui – Non mais allez-y… Si vous pensez que je l’ai mérité…

Elle reprend soudain un air détaché, avec un léger sourire sur les lèvres.

Elle – Mais non, je déconne. Je ne me souviens de rien du tout.

Lui – Ah d’accord…

Elle – Ceci dit, moi aussi, je crois que dans une vie antérieure, j’aurais pu vous tuer. Vous avez vraiment une tête à claques. On ne vous l’a jamais dit ?

Lui – Non… Enfin, jamais d’une façon aussi directe, en tout cas.

Elle – Franchement ça m’étonne, mais bon…

Lui – Oui… Je crois qu’on ferait mieux d’en rester là, non ?

Elle – Ça me paraît plus raisonnable, en effet.

Lui – Bon alors… au revoir.

Elle – Au revoir ?

Lui – Il n’est pas impossible qu’on ait l’occasion de se recroiser, non ?

Elle – Au moins, si on se revoit un jour, on saura pourquoi on a l’impression de s’être déjà vus.

Lui – Tout à fait… (Elle s’apprête à partir.) Non, mais vous pouvez rester…

Elle – J’allais partir, de toute façon.

Lui – Je partais aussi.

Elle – Bon… Alors allons-y…

Lui – OK. J’allais par là. Vous aussi ?

Elle – Oui…

Lui – Faisons un bout de chemin ensemble, ça nous reviendra peut-être.

Elle – Si on ne s’entretue pas avant…

Lui – C’est un risque, en effet… Vous m’êtes de plus en plus antipathique.

Elle – Oui, moi aussi.

Ils partent.

Noir

Antipathie Lire la suite »

Virgule

Ils sont tendrement enlacés. Ils relâchent leur étreinte, en gardant un sourire béat sur les lèvres.

Lui – On est bien ensemble, non ?

Elle – Oui… (Un temps) Mais tu veux dire… « On est bien ensemble ? » Ou « On est bien, ensemble ? »

Lui – Euh… Je ne sais pas… C’est quoi la différence ?

Elle – Ben… la virgule.

Lui – La virgule ?

Elle – Avec la virgule, ça veut dire « Est-ce qu’ensemble on est bien ? ». Sans la virgule, ça veut dire… « Est-ce qu’on est vraiment ensemble ? »

Lui – Ah oui.

Elle – Ben oui.

Moment d’inquiétude. Nouvelle étreinte pour se rassurer. Et nouvelle séparation. Ils ont à nouveau un sourire épanoui.

Lui – Tu te souviens comment on s’est rencontrés ?

Elle – Oui… (Un temps) Enfin… non. Et toi ?

Lui – Non, moi non plus. Je pensais que toi tu le savais…

Elle – Où est-ce qu’on aurait bien pu se rencontrer ?

Lui – Si on est ensemble, c’est bien qu’on s’est rencontrés quelque part.

Elle – Bien sûr…

Lui – Mais où ?

Elle – Je ne sais pas… Où est-ce que les gens se rencontrent, en général ? Je veux dire… un homme et une femme.

Lui – Chez des amis ?

Elle – On a des amis en commun ?

Il jette un coup d’œil à son portable.

Lui – Pas d’après Facebook, en tout cas.

Elle – Il paraît qu’un couple sur quatre s’est rencontré sur son lieu de travail.

Lui – Tu travailles où ?

Elle – Je suis… Je suis strip-teaseuse… Enfin, je crois… Et toi ?

Lui – Plombier…

Elle – Plombier ?

Lui – Ils ont refait la plomberie récemment, dans ton club de strip-tease ?

Elle – Ah non, mais je ne travaille pas dans un club. Je fais ça en amateur. À la maison…

Lui – Ah oui…

Elle – Et toi ?

Lui – Non, non, moi je… Je suis plombier professionnel. Je veux dire… Je fais ça chez les autres. Enfin, je crois…

Elle – Je vois.

Lui – Et donc… tu as fait venir un plombier chez toi, récemment ?

Elle – Non… mais il me semble avoir eu un dégât… des eaux il n’y a pas très longtemps.

Lui – Un des gars des eaux… Tu veux dire un employé de la compagnie des eaux ?

Elle – Non… Un dégât des eaux. Une fuite.

Lui – Ah oui, pardon, je… Une fuite, évidemment, un délit de fuite… Enfin, je veux dire… Je vais peut-être y aller, non…?

Elle – Y aller ? Où ça?

Lui – Je… Je ne sais pas… Chez moi ?

Elle – Tu n’habites pas ici ?

Lui – Tu crois que j’habite ici ?

Elle – Je ne sais pas. Tu habites ailleurs ?

Lui – Ça ne me revient pas, non. Et toi, tu es sûre d’habiter ici ?

Elle regarde autour d’elle.

Elle – Ça ne me dit rien non plus.

Il regarde également autour de lui, et ramasse un carton, par terre.

Lui – Tiens…

Elle – Qu’est-ce que c’est ?

Lui – Un carton.

Elle – Il y a marqué quoi ?

Lui – Ne pas déranger.

Elle – Et de l’autre côté ?

Lui – Merci de faire la chambre.

Elle – Ah oui.

Elle se met en mouvement comme pour faire quelque chose.

Lui – Qu’est-ce que tu fais ?

Elle – Ben je vais faire la chambre. Ce n’est pas ce que tu viens de me dire ?

Lui – Si… Enfin, oui, mais… C’est ce qu’il y a marqué sur le carton.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Oui… Je me demande si on ne ferait pas mieux de se recoucher.

Elle – Se recoucher ? Tu veux dire… ensemble.

Lui – Je ne sais pas… Non ?

Elle – Si, si…

Lui – On y verra peut-être plus clair en se réveillant.

Elle – Oui, j’espère…

Lui – Je vais mettre le carton ne pas déranger.

Elle – Oui, je crois que c’est mieux.

Noir.

Virgule Lire la suite »

Vaguement

Ils sont debout l’un à côté de l’autre, et ils échangent un regard tendre.

Lui – Ça va ?

Elle – Oui… Et toi ?

Lui – Ça va. (Un temps) On est morts, non ?

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – Je ne sais pas… La dernière chose dont je me souviens, c’est une vague de trente mètres de haut s’apprêtant à déferler sur la piscine au bord de laquelle on venait de s’allonger pour faire une sieste.

Elle – Ah oui…

Lui – Pas toi ?

Elle – Si.

Lui – Donc, on est morts.

Elle – Ou alors c’est que cette vague nous a entraînés tous les deux à des kilomètres de là, pour nous déposer délicatement, sans nous réveiller, au bord de la piscine d’un autre hôtel…

Lui – Qui s’appellerait aussi le Paradise Hotel.

Elle – Absolument indemnes et même pas mouillés.

Lui – Ce n’est pas le plus probable, non ?

Elle – Alors c’est qu’on est morts.

Lui – Enfin morts…

Elle – Tu as raison. Je ne vois pas trop la différence avec quand on était vivants.

Lui – Sauf que dans ce monde-ci, apparemment, on n’est pas encore mariés.

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – On n’a pas d’alliances.

Elle – Tu crois qu’on n’a pas encore d’enfants non plus ?

Lui – En tout cas, je ne vois pas leurs serviettes au bord de la piscine.

Elle – Ni leurs bouées.

Un temps.

Lui – Peut-être qu’on ne s’est même pas encore rencontrés…

Elle – Tu veux dire… qu’on ne se connaît pas ?

Lui – Je ne sais pas. On se connaît ?

Elle – Je ne crois pas.

Un temps.

Lui – Alors ce serait ça ce qu’on appelle la mort.

Elle – Un monde parallèle dans lequel l’heure de notre mort n’a pas encore sonné.

Lui – Un paradis sur lequel ce tsunami n’aurait pas encore déferlé.

Elle – Pourtant on l’a bien vue, cette vague. Tous les deux.

Lui – Oui.

Elle – J’imagine que si ça marche comme ça, on n’est pas supposés se souvenir de notre ancienne vie ? Tu t’en souviens, toi ?

Lui – Vaguement.

Elle – Moi aussi. Je me souviens juste de cette vague… De toi et des enfants. Enfin surtout des enfants… Et toi ?

Lui – Surtout de la vague.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Ça doit être un bug dans le système. On n’est pas supposés se souvenir de quoi que ce soit.

Elle – Sinon, les gens sauraient qu’ils sont déjà morts.

Lui – Tu crois qu’on doit leur dire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’ils sont morts.

Elle regarde en direction du public.

Elle – Regarde les… Ils ont l’air heureux… Ils ne nous croiraient pas…

Lui – Ils nous prendraient pour des fous, et c’est nous qu’on enfermerait dans un asile.

Elle – Il vaut mieux garder ça pour nous.

Lui – Tu as raison.

Elle – Ce sera notre secret.

Un temps.

Lui – Bon, on y va ?

Elle – Où ça ?

Lui – Découvrir ce qu’il y a de différent dans ce monde parallèle, où aucun tsunami n’a submergé le Paradise Hotel…

Elle – Et où on ne s’est pas encore rencontrés.

Lui – Je suis curieux de voir ça.

Elle – Oui… Et en même temps, ça me fait un peu peur.

Lui – Il faudrait déjà savoir dans quelle chambre on est.

Elle – Puisqu’on ne se connaissait pas encore, on n’était sûrement pas dans la même chambre.

Lui – On n’a qu’à demander à la réception.

Elle – On va faire comme ça.

Lui – Allons-y.

Ils commencent à s’en aller.

Elle – C’était pourtant une belle journée, non ?

Lui – Oui.

Elle – Comment on aurait pu deviner…

Lui – Qu’on allait se rencontrer aujourd’hui.

Ils s’en vont.

Noir.

Vaguement Lire la suite »

Quarantaine

Quarantine  – Cuarentena  –  Quarentena – KARANTÉNA 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

4 hommes ou 3H/1F ou 2H/2F ou 1H/3F ou 4 femmes

Quatre personnes qui ne se connaissent pas se retrouvent malgré elles placées en quarantaine dans ce qui s’avère être un théâtre désaffecté. Derrière une vitre imaginaire, des gens (les spectateurs) les observent. Les présumés malades s’interrogent. Par quel virus auraient-ils bien pu être contaminés ? Que risquent-ils exactement ? Quand et comment tout cela va-t-il se terminer ? On comprend peu à peu que ce huis-clos se situe dans un futur proche où Big Brother règne en maître, et que la raison de cette quarantaine n’est peut-être pas strictement médicale.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Création de QUARANTAINE au Théâtre Baltazar Dias de Funchal (Madère, Portugal).



Création de QUARANTAINE à Gostivar (Macédoine).

https://www.facebook.com/tv21hd/videos/1049517349507050




Quarantaine

Personnages :

Dom

Pat

Max

Sam/Kim

Les sexes sont indifférents, et l’aspect unisexe voire uniforme sera une caractéristique de tous les personnages. Les comédiens pourront d’ailleurs changer de rôles au cours du spectacle, chaque rôle étant symbolisé par un costume (blouses de patients bleues, roses ou vertes, blouse d’infirmier blanche, costume Mao noir). Dans cette version, Dom et Max seront des hommes, Pat et Sam/Kim des femmes.

Acte 1

Le plateau pourra rester nu à l’exception d’une ou deux chaises. Dom arrive d’un pas incertain. Il porte le genre de blouses (bleues, roses ou vertes) qu’on met aux patients à l’hôpital. Il jette autour de lui un regard intrigué, avant de découvrir avec stupéfaction la présence des spectateurs, et de s’avancer pour les observer avec un air inquiet. Pat, portant la même tenue, arrive derrière lui.

Pat – Bonjour.

Surpris, Dom sursaute, se retourne et aperçoit Pat.

Dom – Vous m’avez fait peur…

Pat – Désolée… Alors vous aussi vous…?

Dom – Oui…

Moment d’embarras.

Pat – On s’est déjà vus, non ?

Dom – On était dans le même wagon, je crois.

Pat – Voiture 13, c’est ça ! Je ne sais pas si ça a un rapport…

Dom – Un rapport ? Avec le numéro 13, vous voulez dire ?

Pat – Avec le fait qu’on soit là tous les deux ! Parce qu’on était dans le même wagon…

Dom – Je ne sais pas. À vrai dire, je ne sais pas du tout pourquoi on est là.

Pat – Moi non plus. Je n’y comprends rien. À la descente du train, deux agents m’ont demandé de les suivre…

Dom – Vous êtes sûre que c’était des policiers ?

Pat – Je pense, oui… Ils portaient un masque. Enfin pas un masque… Comme dans les hôpitaux, je veux dire. Ils m’ont fait monter dans une ambulance et…

Dom – Une ambulance, vous êtes sûre ? Non, parce que si c’était des policiers…

Pat – Disons… un fourgon, alors.

Dom – Un fourgon de police médicalisé.

Pat – C’est ça… Ils m’ont conduite jusqu’ici et… ils m’ont dit d’attendre. Et vous ?

Dom – Pareil… Donc on ne vous a rien dit non plus.

Pat – On m’a dit d’attendre.

Dom – Et… vous n’avez rien entendu d’autre ?

Pat – Non… (Un temps) Je crois que le mot quarantaine a été prononcé.

Dom – Ah oui….?

Pat – Vous avez entendu ça, vous aussi ?

Dom – Pas vraiment…

Pat – C’est le plus probable, non ?

Dom – Une quarantaine, oui… Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Pat – Ça expliquerait les masques.

Dom – Oui… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Pat – On attend… C’est ce qu’on nous a dit, non ? On nous a dit d’attendre.

Un temps.

Dom – Une quarantaine… Si ça dure vraiment quarante jours… J’espère qu’on nous donnera quelques explications avant.

Pat – On dit une quarantaine, mais… ce n’est pas forcément aussi long. Ça dépend des maladies.

Dom – Vous croyez qu’il s’agit d’une maladie ?

Pat – Quoi d’autre ? Si on nous met en quarantaine…

Dom – Oui… Ça doit être un virus.

Pat – Très contagieux, j’imagine.

Dom – Oui… sûrement.

Pat – Je ne ressens aucun symptôme, et vous ?

Dom – Non, moi non plus.

Pat – Remarquez… Ça ne veut pas dire qu’on n’est pas malades. Ça dépend du temps d’incubation.

Dom – Vous êtes médecin ?

Pat – Ordonateur.

Dom – Ordonateur ?

Pat – Autrefois, on disait informaticien, je crois.

Dom – D’accord… Donc les virus, vous connaissez…

Pat – J’ai surtout trois enfants… Et vous ?

Dom – Je n’ai pas d’enfants.

Pat – Non, je voulais dire… Vous non plus, vous n’êtes pas médecin.

Dom – Je suis formateur.

Pat – Formateur…

Dom – Avant on disait professeur, je crois. Demain on dira… dresseur, peut-être.

Pat – Je vois…

Dom – Ah oui ? Et qu’est-ce que vous voyez ?

Pat – Non, je veux dire… Vous en savez encore moins que moi sur les virus…

Un temps.

Dom – Et donc le temps d’incubation, ça dépend des virus ?

Pat – Tout à fait… Parfois on ressent les premiers symptômes une semaine après la contamination. Parfois moins, parfois plus.

Dom – Vous m’avez l’air d’en connaître un rayon sur la propagation des épidémies… pour quelqu’un qui n’est pas médecin.

Pat – Je vous l’ai dit, j’ai trois enfants. Quand il y en a un de malade, c’est rare que les deux autres ne suivent pas quelques jours après.

Dom – Mais nous on n’est pas malades !

Pat – On est peut-être contagieux bien avant d’être malade soi-même.

Dom – Oui… Si on est vraiment porteur du virus.

Pat – D’où la quarantaine, probablement… Mais, on va sûrement nous expliquer tout ça.

Dom – Oui, sûrement…

Max arrive, portant la même tenue qu’eux.

Dom – Ah… Plus on est de fous…

Pat – Plus on est de fous ?

Dom – C’est une expression qu’on disait autrefois… Plus on est de fous… Non rien…

Pat – Monsieur va peut-être pouvoir nous en dire plus.

Max, l’air passablement déboussolé, s’avance vers le public.

Dom – Je ne parierais pas là-dessus. Il n’a pas l’air très net.

Pat – Bonjour.

Max – Ah, bonjour… Je… Je viens d’arriver, moi aussi…

Dom – Comment savez-vous qu’on vient d’arriver ?

Max – Pardon ?

Dom – Vous avez dit : je viens d’arriver moi aussi. Comment savez-vous qu’on vient d’arriver ? On pourrait être déjà là depuis des semaines…

Max – Vous êtes là depuis plusieurs semaines ?

Pat – On vient d’arriver.

Max – Ah… Comme moi alors… C’est bien ce que je disais.

Pat – Oui…

Max – Et… vous savez pourquoi on est là ?

Dom – On comptait un peu sur vous pour nous le dire…

Max – Je ne sais pas… Ils m’ont cueilli à la descente du train, sans aucune explication. Je n’ai pas que ça à faire, moi.

Pat – Et moi donc… Mes trois enfants m’attendent à la maison. Sans parler de mon mari. Et vous ?

Max – Je ne suis pas marié. J’avais juste fait un saut dans le Sud pour voir ma mère à l’hôpital.

Dom – Elle est malade, elle aussi ?

Max – Elle s’est cassé le col du fémur.

Pat – Ça au moins, ce n’est pas contagieux…

Max – Oui, mais qui est-ce qui va me payer, moi ? J’ai deux chantiers à terminer avant la fin de la semaine…

Pat – On nous donnera peut-être un dédommagement. Vous êtes artisan ?

Max – Je suis plombier.

Dom – Et dire que quand on en cherche un, on n’en trouve jamais…

Max – Pardon ?

Dom – Non, rien…

Pat – Plombier… J’ai déjà entendu ce mot, mais je ne sais plus ce que ça veut dire exactement.

Dom – On dit réparateur, maintenant.

Pat – Ah, oui…

Dom – Monsieur est réparateur spécialisé. Il répare des tuyaux, des canalisations, des robinets… Plombier, comme on disait autrefois.

Max – C’est ça.

Dom – Donc, vous ne savez pas non plus pourquoi on nous a enfermés ici ?

Pat – Parce que vous pensez qu’on est enfermés ?

Dom – Enfermés ou pas, si on est en quarantaine, on n’a pas le droit de sortir, non ?

Max – Alors vous croyez qu’on est en quarantaine ?

Dom – D’après Madame, qui est une grande spécialiste, on est porteurs d’un virus, et on est contagieux. C’est pour ça qu’on nous a mis à l’isolement.

Max – Un virus ? Quel virus ?

Pat – Ça… C’est sûrement un virus inconnu. Sinon, il y aurait déjà des vaccins, et on ne nous aurait pas placés en quarantaine.

Max – D’accord… Mais pourquoi nous ? Vous le savez ?

Pat – On a dû être en contact sans le savoir avec une personne malade… Vous disiez que vous êtes allé voir votre mère à l’hôpital ?

Max – Pour une fracture !

Pat – Oui… Mais les hôpitaux, c’est bourré de virus, non ? C’est bien connu…

Max – Ça va être de ma faute, maintenant…

Dom – Ne vous énervez pas, mon vieux. Personne ne vous reproche rien.

Pat – Et puis si on est enfermés ici pendant des semaines, il vaut mieux rester solidaires.

Max – Parce que vous pensez qu’ils vont nous garder pendant des semaines ?

Pat – On ne sait pas. Pour l’instant, on ne sait rien.

Un temps.

Max – Et vous ça va ?

Pat – Ça va… J’aurais préféré rentrer directement chez moi, retrouver mon mari et mes enfants, mais bon…

Max – Non, mais ça on s’en fout. Je veux dire… Est-ce que vous avez l’impression d’être malade.

Pat (froissée) – Pas pour le moment.

Max – Et vous ?

Dom – Ça va. Mais… merci de vous préoccuper de ma santé.

Max – Moi non plus, je… Je suis en pleine forme.

Dom – Tant mieux, tant mieux… On est contents pour vous…

Max jette à nouveau un regard autour de lui.

Max – Vous savez où on est, exactement ?

Dom – Non… On ne voyait rien depuis le fourgon mortuaire qui nous a amenés ici. Les stores étaient tirés.

Max – C’était un fourgon mortuaire, vous êtes sûr ?

Dom – J’ai dit ça ? Non, je voulais dire fourgon sanitaire, évidemment.

Pat – On a roulé à peine un quart d’heure. On ne doit pas être très loin de la gare…

Max – Ouais… mais ce n’est pas un hôpital.

Pat – Non… Mais comme pour l’instant on n’est pas malades.

Max – C’est bizarre… C’est quoi, cet endroit…? (Il fait le tour de la scène, et son visage se fige en apercevant les spectateurs.) Et ceux-là, c’est qui ?

Pat – Ceux-là ? Qui donc ?

Max (désignant le public) – Ceux-là !

Pat s’avance en plissant les yeux.

Pat – Je ne vois rien… Avec ces lumières… C’est aveuglant…

Max – Là ! Tous ces gens qui nous regardent !

Pat (apercevant le public) – Non… Mais c’est quoi ça…? (À Dom) Vous avez vu ?

Dom – Oui… C’est la première chose que j’ai vue en entrant.

Pat – Vous auriez pu nous le dire !

Dom – Quoi ?

Pat – Qu’on nous regardait ! Qu’on nous écoutait !

Dom – Ça m’est sorti de l’esprit… Qu’est-ce que ça aurait changé ? On n’a rien fait de mal, non ? Et on n’a rien dit de mal…

Pat – J’espère…

Max – Moi, je n’ai rien dit du tout.

Pat – C’est un cauchemar…

Max – Vous croyez qu’ils nous entendent ?

Dom – Je pense même qu’ils sont là pour ça.

Max – Pour nous écouter ?

Pat – Pour nous observer, en tout cas. Puisqu’on est en observation. Pour voir comment la maladie va évoluer…

Max – C’est curieux. Nous, on ne les entend pas.

Dom – Peut-être parce qu’ils ne disent rien.

Pat – Ou alors ils sont derrière une vitre.

Max – Une vitre ?

Pat – Comme dans une salle d’interrogatoire, vous voyez… (Plissant les yeux face aux projecteurs qui l’aveuglent) Et avec ces lumières qu’on nous envoie dans les yeux…

Dom – Je ne me suis encore jamais trouvé dans une salle d’interrogatoire. Pas avant aujourd’hui en tout cas.

Pat – Mais si, vous savez bien. Quand on est du bon côté, on peut voir les gens, et eux ils ne nous voient pas.

Max – Les gens ?

Pat – Les suspects !

Max – Oui, mais là, on les voit.

Dom – Il y a une chose dont je suis sûr, c’est que si un jour je me retrouve dans une salle d’interrogatoire, je ne serai certainement pas du bon côté.

Max – Le bon côté…? C’est lequel, à votre avis ?

Dom – Le bon côté de la vitre ! Celui d’où on voit sans être vu…

Max – Alors d’après vous, c’est eux qu’on va interroger… et nous on est là pour regarder.

Pat – Vous avez raison, ça ne tient pas debout. On n’est pas des policiers…

Dom – Si vous le dites…

Pat – Pardon ?

Dom – Vous avez l’air d’en connaître un rayon aussi sur les salles d’interrogatoire…

Pat – Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

Dom – Je ne sais pas… Vous savez tout sur les virus, ou presque… Vous savez à quoi ressemble une salle d’interrogatoire. Ce n’est pas eux qui vous envoient, au moins ?

Pat – Eux ? Je ne comprends pas…

Max – Vous pourriez être une infiltrée. Je crois que c’est ça que ce monsieur essaie d’insinuer. Une espionne, si vous préférez…

Pat – Je crois surtout qu’on commence tous à devenir fous. Ces gens sont sûrement des médecins. Ils sont là pour observer l’évolution de notre maladie, sans risquer d’être contaminés.

Max – On n’a qu’à faire comme s’ils n’étaient pas là.

Dom – Voilà. On va faire comme ça… Comme si de rien n’était. Comme si on n’était pas des cobayes dans un laboratoire, épiés jour et nuit par une centaine de spécialistes pour voir en combien de temps on va mourir, et de quelle façon…

Sam, portant la même tenue, arrive derrière eux.

Sam – Bonjour…

Pat – Madame va peut-être pouvoir nous renseigner… Bonjour Madame, vous êtes médecin ?

Sam – Je suis informateur.

Pat – Informateur ?

Dom – Autrefois, on disait journaliste, je crois.

Max – Ah… Donc vous êtes comme nous.

Sam – Vous êtes tous des informateurs ?

Max – Non… Je veux dire vous êtes comme nous… Vous ne savez pas pourquoi on nous a conduits ici.

Sam – Désolée, mais je n’en ai aucune idée. Juste en descendant du train…

Dom – Oui, bon, ça va, on le sait…

Sam – Je vous réponds… Si vous savez, pourquoi vous me demandez ?

Max – Mais on ne sait rien, on vient de vous le dire !

Sam – Ce n’est pas la peine de vous énerver, non plus.

Max – Excusez-moi, vous avez raison.

Sam – Donc, je descendais du train et… des policiers m’ont amenée jusqu’ici. Je n’ai aucune autre information. Je ne sais pas du tout pourquoi on nous a arrêtés.

Dom – On vous a dit qu’il s’agissait d’une arrestation ?

Sam – Non, pas explicitement, mais…

Pat – Moi j’ai entendu quarantaine, plutôt. Enfin, c’est ce que j’ai compris.

Sam – Ils parlaient peut-être de votre âge…

Dom – Nous voilà bien avancés…

Sam – Si on nous a placés en garde à vue, il y a sûrement une bonne raison.

Dom – Ah parce qu’on est en garde à vue, maintenant ?

Sam – Désolée… Je voulais dire en observation…

Pat baisse un peu la voix en désignant discrètement le public.

Pat – Donc vous ne savez pas non plus qui sont tous ces gens qui nous regardent…

Sam remarque l’assistance, mais ne montre aucune surprise.

Sam – Non…

Max – Alors vous aussi, vous étiez dans ce train ?

Sam – Voiture 13. Siège 40. Et vous ?

Pat – 42.

Max – 41.

Dom – 43.

Sam – Donc on était assis l’un à côté de l’autre.

Pat – Ou l’un en face de l’autre.

Sam – Ça pourrait expliquer qu’on ait été contaminés par la même personne… Mais par qui ?

Il lance un regard suspicieux aux trois autres. Perplexité générale.

Pat – On a une de ces allures avec ces tenues. J’ai l’impression d’être dans un asile de fous…

Max – Mais la folie, ça n’est pas contagieux… Si ?

Sam – On va quand même éviter tout contact physique.

Dom – Ah, parce que vous aviez l’intention de…

Pat – On va éviter de tousser, aussi. Ou alors on met sa main devant sa bouche.

Dom – Pourquoi on ne nous a pas donné de masques, alors ? Si on est contagieux.

Pat – Ils doivent considérer qu’entre nous ce n’est pas la peine. Si on est déjà tous condamnés…

Sam – Condamnés ?

Pat – Désolée, je voulais dire contaminés.

Max – Dans ce cas, ça ne sert à rien de mettre la main devant sa bouche avant de tousser.

Dom – Et donc on peut se toucher aussi, non ?

Sam – On pourrait au moins se présenter, avant. (Tendant la main à Dom) Sam.

Après une petite hésitation, Dom lui sert la main que lui tend Sam.

Dom – Dom.

Même manège avec les deux autres.

Pat – Pat.

Max – Max.

Ils se serrent tous la main, avec une certaine appréhension. On entend soudain un grésillement de haut-parleur et une voix off se fait entendre.

Voix – Bonjour à tous. Vous nous entendez ?

Moment de flottement.

Sam – Affirmatif. On vous reçoit cinq sur cinq.

Dom – Enfin disons quatre sur cinq.

Voix – Nous vous prions tout d’abord de nous excuser pour tous ces désagréments, rendus hélas nécessaires par la crise à laquelle nous sommes tous confrontés. Nous avons dû réagir en urgence. Et nous n’avons pas eu le temps de vous expliquer clairement les raisons de votre détention… Je veux dire de votre rétention dans ce lieu de confinement, pour éviter tout contact avec l’extérieur…

Pat – Et on peut savoir à présent quelle est la nature exacte de cette crise sanitaire ?

Voix – C’est un peu difficile à expliquer par le truchement d’un haut-parleur. Mais ne vous inquiétez pas. Nous allons bientôt venir à votre rencontre. En attendant, nous veillerons à ce que vous ne manquiez de rien. Il y a dans l’entrée un frigo et des placards bien garnis, qui vous permettront de vous restaurer. Il y a aussi une porte qui ouvre sur un couloir desservant des chambres, chacune équipée d’une salle de bain et d’un minibar. C’est assez sommaire, mais vous verrez, il y a tout ce qu’il faut…

Dom – Tout ce qu’il faut ?

Voix – Il y a même un babyfoot.

Max – Peut-on au moins savoir combien de temps tout ça va durer ?

Pat – Mon mari et mes enfants m’attendent à la maison. Enfin, surtout mes enfants…

Voix – Rassurez-vous. Vos familles, vos employeurs ou vos clients sont prévenus. Bon séjour avec nous, et à très bientôt.

On entend un nouveau grésillement puis plus rien.

Pat – Bon séjour ?

Dom – Et voilà… C’est tout… On n’a plus qu’à la fermer et attendre…

Sam – C’est dingue…

Moment de stupéfaction générale.

Pat – Je vais appeler mon mari. Au moins pour le prévenir. (Elle sort son portable.) Et puis dehors, ils ont peut-être plus d’informations… (Elle appuie sur une touche et son visage se fige.) Je n’ai pas de réseau… Et vous ?

Dom sort son portable.

Dom – Moi non plus.

Sam – Ils doivent utiliser un brouilleur…

Max – Mais pourquoi ?

Moment de perplexité.

Pat – Alors on est vraiment coupés du monde…

Dom – Qu’est-ce qu’on fait ?

Sam – Que voulez-vous qu’on fasse ?

Un temps.

Max – On n’a qu’à bouffer.

Dom – Pardon ?

Max – Ils nous ont dit où était la bouffe.

Dom – Alors on est séquestrés ici sans même savoir pourquoi, sans aucune possibilité de communiquer avec l’extérieur, et lui il ne pense qu’à bouffer…

Max – Vous avez une meilleure idée ?

Dom – Non…

Max – Alors vous faites ce que vous voulez, mais moi j’ai les crocs…

Il sort. Les trois autres se regardent.

Sam – C’est vrai que j’ai un peu faim, moi aussi…

Il sort.

Dom – Qu’est-ce que vous en pensez ?

Pat – Après tout… à quoi ça nous avancerait de nous laisser mourir de faim.

Elle sort. Après une hésitation, il la suit.

Noir.

Acte 2

La lumière revient sur le plateau. Dom et Pat font les cent pas, comme des lions en cage. Max les observe avec un air détaché, en mangeant une tranche de pizza.

Pat – On n’était pas quatre, avant ?

Dom – Si…

Pat – La quatrième a disparu…

Dom – Comment elle s’appelait, déjà ?

Max – Kim.

Pat – Kim ?

Dom – Sam, je crois.

Max – Sam, c’est ça…

Dom – Qu’est-ce qu’ils ont bien pu en faire ?

Max – Ils l’ont peut-être libérée.

Pat – Ils l’auraient libérée ? Et pourquoi pas nous ?

Dom – Ou alors, elle est morte…

Pat – Morte ? Vous voulez dire… de cette maladie ?

Dom – Je ne sais pas. (À Max) Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Max – Oui, elle est peut-être morte.

Pat – Ça n’a pas l’air de vous couper l’appétit, au moins…

Un temps.

Dom – Ça fait combien de temps qu’on est là ?

Pat – Je dirais une semaine, non ?

Max – Sept jours exactement.

Pat – Oui, c’est bien ce que je disais… Une semaine. J’ai l’impression de devenir folle.

Dom – Moi aussi.

Pat – Fous à lier, pas encore. Mais enfermés, on l’est déjà.

Max – De toute façon, on nous a dit de rester ici.

Dom – On ? C’est qui on ?

Max – L’Autorité. Enfin, les autorités sanitaires. Ils l’ont dit, dans le haut-parleur. Vous n’avez pas entendu ?

Pat – C’est juste une voix anonyme dans un haut-parleur…

Dom – C’est vrai, qu’est-ce qu’on en sait après tout ? On a peut-être été enlevés…

Max – Par des policiers ?

Pat – C’était peut-être des faux policiers. Ils étaient masqués…

Max – Pourquoi on nous aurait enlevés ?

Dom – Pour rançonner nos familles ? Je n’ai aucune famille… J’imagine que vous n’êtes pas milliardaires non plus.

Pat – Je n’ai que mon appartement, qui reste la propriété de la banque tant que je n’ai pas remboursé mon crédit sur cinquante ans. Je ne pense pas que ma banque paierait une rançon pour me faire libérer… dans le seul espoir que je puisse continuer à rembourser mon crédit.

Dom – Et puis personne ne nous a demandé de rançon.

Max – Pas à ma connaissance, en tout cas.

Dom – Nos ravisseurs ont dû se rendre compte qu’on n’était pas des bons clients, et ils se sont barrés. En oubliant de nous libérer…

Pat – Ou alors, c’est une prise d’otages. Les prises d’otages, c’est souvent très long. Ça dure des années, parfois.

Max – Une prise d’otages ?

Pat – Pourquoi pas ? Ils ont des revendications, et ils menacent de nous tuer si les autorités ne leur donnent pas ce qu’ils veulent.

Max – Dans ce cas-là, vous êtes mal barrés.

Dom – Vous ?

Max – Non, je veux dire… nous. On est mal barrés. Il y a bien longtemps que les autorités ne cèdent plus au chantage des terroristes. Même lorsque la vie des otages est en danger.

Un temps.

Pat – Je crois qu’on commence à délirer… Non, c’est une simple quarantaine, et puis voilà.

Dom – Vous croyez ?

Pat – C’est ce que je préfère croire, en tout cas. Pour ne pas devenir folle…

Max – Vous avez raison. Il ne faut pas voir tout en noir.

Pat – Le principal, c’est que personne n’est malade… Si c’est vraiment une quarantaine, on va finir par nous laisser sortir…

Max – Par quel mal on aurait bien pu être contaminés ?

Dom – C’est curieux, vous avez dit par quel mal, et pas par quelle maladie.

Pat – Par quoi d’autre on pourrait être contaminés ? À part une maladie ?

Max – Je ne sais pas… J’ai dit ça comme ça… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Dom – Rien. Je n’en pense rien. Et si j’en pensais quelque chose, ce n’est pas à vous que je le dirais.

Pat fait face aux spectateurs.

Pat – Et eux, ils sont toujours là aussi…

Max – Peut-être qu’ils ne peuvent pas se barrer non plus.

Pat – On les retiendrait en otages, comme nous ?

Dom – S’ils sont libres de partir, je me demande vraiment pourquoi ils ne l’ont pas déjà fait.

Max – Oui… Parce qu’il ne se passe pas grand chose de très passionnant.

Pat – On se croirait dans une émission de télé-réalité. Même nous on va finir par s’ennuyer…

Le docteur Kim arrive derrière eux. C’est la même comédienne qui auparavant incarnait Sam. Elle porte un costume Mao noir et affiche un sourire de présentateur télé.

Kim – Chers amis, bonjour !

Les trois autres se retournent, surpris.

Pat – Elle ne porte pas la même blouse que nous. Elle doit être médecin.

Dom – C’est curieux, sa tête me dit quelque chose…

Pat – Moi aussi, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue.

Max – Elle va peut-être nous expliquer ce qu’on fait là…

Dom – Enfin !

Pat – Bonjour Docteur. Alors ça y est, on nous libère ?

Kim – Pas tout à fait encore…

Dom – Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes, et pourquoi on est là.

Kim – Je suis…. votre reformateur.

Pat – Reformateur ?

Kim – Je suis là pour vous remettre en forme.

Dom – Autrefois, on disait thérapeute, je crois.

Pat – Mais vous êtes médecin ?

Kim – En tout cas, je suis docteur… Je suis le docteur Kim. Et je suis là pour vous soigner.

Dom – Nous soigner ?

Kim – Disons… vous remettre dans le droit chemin. Le chemin de la guérison…

Pat – Et comment vous comptez vous y prendre ?

Kim – En vous reformatant, justement. Si c’est encore possible…

Pat – Donc vous n’avez pas de vaccin.

Max – Voilà qui est tout à fait rassurant…

Pat – Mais enfin… pourquoi nous retenez-vous ici ? Le moment est venu de nous le dire.

Kim – Vous avez été en contact avec quelqu’un de dangereux.

Max – Vous voulez dire… quelqu’un porteur d’un virus dangereux ?

Kim – Oui, en quelque sorte. Nous attendons de voir si vous êtes contaminés vous aussi…

Dom – Mais nous n’avons reçu aucun traitement !

Kim – Il n’existe aucun traitement.

Dom – Vous voulez dire aucun traitement d’ordre médical ?

Pat – Mais puisque nous ne souffrons d’aucun symptôme !

Kim – C’est une affection dont l’incubation peut être très longue.

Dom – Et si on est vraiment atteints par ce virus, qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

Kim – Nous attendons des instructions à ce sujet.

Dom – J’ai l’impression de parler à un robot, dont le disque dur serait un peu rayé. Vous êtes sûre que ce n’est pas vous qui avez un virus ?

Pat – Ce qui est sûr, c’est que nous sommes enfermés ici depuis une semaine, sans aucun contact avec nos familles…

Dom – Même par téléphone !

Pat – Le réseau est brouillé. Les virus, ça ne se transmet pas par téléphone, si ?

Kim – Ça dépend lesquels…

Pat désigne le public.

Pat – Et puis c’est qui, tous ces gens qui nous observent ?

Kim – Ce sont des cobayes eux aussi.

Pat – Eux aussi ? Donc, nous sommes bien des cobayes.

Kim – Nous voulons voir quelles seront leurs réactions après un contact prolongé avec des personnes sévèrement atteintes, comme vous.

Dom – Mais on a aucun contact avec eux !

Kim – Oui. Mais eux ils vous entendent. Et ils vous voient.

Max – J’ai l’impression d’être un hamster dans un laboratoire.

Pat – Si encore on avait une roue pour faire un peu d’exercice.

Kim – Ce n’est pas un jeu, croyez-moi.

Pat – Mais enfin, c’est quoi ce virus, exactement ?

Kim – En réalité… ce n’est pas exactement un virus.

Max – C’est quoi alors ?

Kim – C’est plutôt quelque chose qui se transmet par un contact auditif. Ou visuel. Ou les deux. Par mimétisme, en quelque sorte.

Dom – Ah oui, c’est tout de suite beaucoup plus clair.

Kim – Quelqu’un dans la voiture 13 a eu devant vous un comportement inapproprié, déviant, et donc dangereux.

Pat – Quel genre de comportement ?

Kim – Vous ne vous souvenez vraiment pas ?

Pat – Non.

Kim – Aucun d’entre vous ?

Dom – Non.

Kim – Nous verrons cela. On vous a justement confinés ici pour vérifier que vous n’êtes pas contagieux.

Pat – Contagieux ? Mais vous dites qu’il ne s’agit pas d’un virus !

Kim – Que vous n’êtes pas tentés de reproduire ce dangereux travers, si vous préférez. Au risque de contaminer d’autres personnes.

Pat – Et combien de temps allez-vous nous retenir encore ici avant d’être sûrs que nous ne sommes pas… contagieux ?

Kim – Nous attendons des instructions à ce sujet. Pour l’instant, essayez de vous souvenir.

Sam – Nous souvenir de quoi ?

Kim – De ce que vous avez vu et entendu dans cette voiture 13. Je vous laisse y réfléchir encore un peu…

Pat – Mais enfin…

Kim – C’est tout pour aujourd’hui. Chers amis, nous nous reverrons bientôt. Et en attendant, si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à nous le faire savoir.

Pat – Vous le faire savoir ? Comment ? On est enfermés ici, et on n’a aucun moyen de communiquer avec l’extérieur ! Ou même avec le room service…

Kim – Ne vous inquiétez pas… Demandez, et on vous donnera. Cherchez et vous trouverez…

Dom – Frappez et on vous ouvrira ?

Kim s’en va.

Pat – Nous souvenir…

Max – Vous vous souvenez de quelque chose, vous ?

Dom – Non… Et vous ?

Pat – Moi non plus…

Dom – Et puis si on se souvenait de quelque chose, personne ne le dirait, non ?

Max – Et pourquoi ça ?

Pat (désignant le public) – Je vous rappelle qu’on nous écoute…

Dom – Ça, on ne risque pas de l’oublier.

Max – Se savoir écouté… ça évite les comportements déviants, non ?

Dom – C’est quoi un comportement déviant ?

Pat – Déviant par rapport à quoi ?

Max – Ça… On ne sait pas…

Pat – On ne sait plus.

Dom – On a sûrement dû le savoir un jour… mais on a oublié.

Un temps.

Max – Ça me donne faim, moi, tout ça. Pas vous ?

Max sort.

Pat – Il ne pense vraiment qu’à bouffer, celui-là.

Dom – Je me demande si ce con n’est pas là pour nous surveiller.

Pat – On est déjà surveillés, non ?

Dom – Disons nous surveiller de l’intérieur, alors.

Pat – Un espion ? Ça pourrait être n’importe lequel d’entre nous.

Dom – Oui… Pourquoi pas moi ?

Pat – Je ne pense pas que vous soyez des leurs.

Dom – C’est peut-être vous, l’espionne. Et vous essayez de me faire parler.

Pat – Dans ce cas, ce n’est pas très réussi. Vous ne dites rien.

Dom – Je suis prudent, c’est tout…

Pat – Alors c’est moi qui vais parler.

Dom – Comme vous voulez.

Pat – J’ai dit que je ne me souvenais de rien, mais… ce n’est pas tout à fait vrai.

Dom – Vraiment ?

Pat – Je me souviens de quelque chose.

Dom – Je vous écoute… (Désignant le public) Tous, nous vous écoutons…

Pat – Je me souviens du couple qui était assis à côté de nous, dans ce train.

Dom – Ah oui…?

Pat – L’homme s’est mis à raconter à la femme une histoire.

Dom – Une histoire ?

Pat – Une histoire de fous.

Dom – Je serai curieux de l’entendre.

Pat – Un fou trouve un miroir. Il le regarde, voit son visage et s’exclame : la tête de ce con me dit quelque chose… L’autre prend le miroir, le regarde à son tour et répond : Évidemment, ce con, c’est moi !

Dom – Et vous trouvez que c’est une histoire de fous ?

Pat – En tout cas, seul un fou peut raconter une histoire aussi insensée. C’est ce qu’on nous a toujours appris, non ?

Dom – Oui…

Pat – Et cette histoire, vous la connaissiez déjà avant que je vous la raconte…

Dom – Peut-être.

Pat – Vous l’avez entendue comme moi, dans ce wagon.

Dom – Admettons. Et alors ?

Pat – Le visage de la femme est devenu… comme grimaçant. Elle a été secouée de spasmes des pieds à la tête. Elle a ouvert la bouche et une sorte de cri saccadé est sorti de sa bouche.

Dom – Un cri ? Quel genre de cri ?

Pat – Ah, ah, ah !

Dom – Ah, ah, ah ?

Pat – Ah, ah, ah !

Elle se met à rire d’une façon hystérique.

Dom – Moins fort, je vous en prie… Et après ?

Pat – Elle n’avait pas l’air de souffrir. Il l’a regardée et il s’est mis à avoir les mêmes symptômes.

Dom – Donc c’est bien contagieux. Et ensuite ?

Pat – Des policiers sont arrivés et les ont emmenés tous les deux.

Dom – Je vois…

Pat – Bien sûr que vous voyez. Vous étiez là, comme moi.

Dom – Je ne m’en souviens pas…

Pat – Je ne suis pas une espionne. Vous pouvez vous confier à moi.

Un temps. Il l’entraîne en fond de scène, loin du public.

Dom – Ça s’appelle le rire.

Pat – Pardon ?

Dom – Cette maladie contagieuse dont vous venez de décrire les symptômes. Ça s’appelle le rire.

Pat – Le rire ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Dom – Une maladie que les autorités sanitaires avaient réussi à éradiquer. Enfin pas tout à fait, la preuve.

Pat – Mais c’était quoi, cette maladie ?

Dom – Une affection très ancienne. Aussi ancienne que l’Humanité. Les symptômes étaient relativement bénins, mais cela poussait à des comportements désordonnés. Déviants, comme ils disent…

Pat – Mais je viens de vous raconter la même histoire, et vous n’avez pas ri.

Dom – La deuxième fois, c’est toujours moins marrant. Et puis nous avons perdu l’habitude de rire. Nous ne savons plus ce qui est drôle.

Pat – Drôle ?

Dom – Drôle. Ou comique. Ce qui déclenche le rire. Nous ne savons plus rire.

Pat – Et vous ? Il vous arrive… de rire ?

Dom – En cachette, vous voulez dire ? Parce que sinon… Vous avez vu le sort qui est réservé à ceux qu’on surprend en train de rire.

Pat – Et alors ?

Il se rapproche d’elle et lui parle à voix basse.

Dom – Je fais partie d’un groupe.

Pat – Un groupe terroriste ?

Dom – Oui, si vous voulez. Nous tenons des réunions secrètes. On se raconte des histoires drôles, et on rit. Enfin, on essaie…

Pat – Des histoires de fous ?

Dom – Faut-il être fou pour se moquer des autorités ? Ou même du Guide Suprême…

Pat – Mais critiquer les autorités, c’est interdit, non ? Et manquer de respect au Guide Suprême, c’est un blasphème.

Dom – Autrefois le blasphème était autorisé.

Pat – Comment savez-vous tout ça ?

Dom – On a retrouvé des livres.

Pat – Des livres ?

Dom – Et des journaux, aussi.

Pat – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Dom – C’est comme des tablettes, mais les caractères sont imprimés à l’encre noire sur du papier.

Pat – Comme sur des emballages ?

Dom – Et comme ce n’est pas diffusé sur un réseau, c’est impossible à contrôler.

Pat – Et bien entendu, c’est interdit.

Dom – Il fut un temps où ça ne l’était pas… C’était une autre époque.

Pat – Je ne m’en souviens pas.

Dom – Une époque que tout le monde a oubliée. Les autorités ont tout fait pour ça. En brûlant tous les livres, notamment.

Pat – Le rire…

Dom – C’était le propre de l’homme, paraît-il. Ce qui le distinguait des animaux sociaux comme les abeilles, les fourmis ou les termites…

Pat – Il nous reste l’intelligence.

Dom – Mais pour combien de temps encore… Les professeurs sont devenus des formateurs. Les politiciens des reformateurs. Les informaticiens sont devenus des ordonateurs et déjà presque des ordinateurs…

Max revient. Ils abandonnent leur conversation et prennent un air détaché.

Pat – Vous avez bien mangé ?

Dom – C’était bon ?

Max – Excellent.

Pat – C’était quoi, aujourd’hui ?

Max – Pizza.

Dom – Encore ?

Pat – Combien de temps ils vont nous retenir enfermés ici, à bouffer des pizzas.

Max – J’aime bien, les pizzas.

Dom – Et si on s’évadait ?

Max – S’évader ? Mais c’est interdit, non ?

Dom – Bien sûr… Je plaisantais.

Max – Évidemment, que c’est interdit. Et puis on risquerait de contaminer les autres, dehors.

Dom – Le public, notamment. Là ils n’ont pas l’air de rigoler beaucoup, mais…

Max – Et puis de toute façon, on vous retrouverait vite…

Dom – Bon… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Pat – Il reste de la pizza ?

Max – Il y en a plein dans le congélateur. Il suffit de les passer au micro-ondes.

Dom – Je vous accompagne.

Dom et Pat sortent. Kim revient.

Kim – Alors ? Vous avez réussi à leur arracher quelques informations ?

Max – Aucune… Je me commence à me demander si je suis un très bon informateur…

Kim – Oui, moi aussi… Bon… Mais vous avez bien une opinion ?

Max – Une quoi ?

Kim – Qu’est-ce que vous en pensez ?

Max – Rien. Vous m’avez toujours dit que je pensais trop, Chef. Et que ça pouvait être dangereux…

Kim – De toute façon, on a déjà un dossier sur eux.

Max – Et sur moi, vous avez un dossier, aussi ?

Kim – Évidemment ! C’est même vous qui l’avez rédigé, après vous être dénoncé vous-même à la police pour toucher la récompense. Vous ne vous souvenez pas ?

Max – Si, si… Ça m’a valu dix ans d’internement, pour me remettre dans le droit chemin, comme vous dites.

Kim – Si tout le monde était comme vous, nous aurions beaucoup moins de problèmes, croyez-moi.

Max – Vous êtes sûre que ces gens sont dangereux, Chef ?

Kim – Vous en doutez encore ?

Max – Non, bien sûr…

Kim – Puisque vous êtes incapable de leur soutirer la moindre information, vous me rédigerez un nouveau rapport sur vous-même. Vous me ferez la liste de toutes vos pensées déviantes. Je le veux demain matin sur mon bureau.

Max – Bien chef.

Max regarde autour de lui, et du côté des spectateurs.

Kim – À quoi vous pensez, encore ?

Max – À rien, je vous assure.

Kim – Je vois bien que vous pensez à quelque chose ! Alors ?

Max – Je me demandais… C’est quoi ici ?

Kim – Un théâtre désaffecté.

Max – Un théâtre ?

Kim – Un lieu où des gens se réunissaient autrefois pour rire ensemble.

Max – Pour rire ?

Kim – À l’époque c’était légal. On pouvait se moquer de tout. Même des autorités.

Max – Même du Guide Suprême ?

Kim – Même de soi-même.

Max – Heureusement que cette époque est définitivement révolue.

Kim – Oui… Ne me dites pas que vous pensez encore à quelque chose…

Max – Je vais aller faire mon rapport.

Max sort. Kim se dirige vers le public.

Kim – Et vous ça va ? Pas de symptômes alarmants ? Pas de rires intempestifs ? Bon, alors si vous vous tenez à carreaux, on vous laissera sortir tout à l’heure…

Kim sort. Dom et Pat reviennent.

Dom – Vous croyez que c’est lui ?

Pat – Qui ?

Dom – Sam ! Vous croyez que c’est un espion !

Pat – Donc vous ne pensez plus que ça puisse être moi.

Dom – Non.

Un temps.

Pat – Ce couple, vous vous en souvenez très bien.

Dom – Quel couple ?

Pat – L’homme qui raconte une histoire à la femme, et ils rient tous les deux.

Dom – Et pourquoi pensez-vous que je m’en souviens ?

Pat – Parce que ce couple, c’était nous.

Dom – Oui peut-être. (Un temps) Vous n’aviez jamais ri auparavant ?

Pat – Non. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. C’était comme… Je ne contrôlais plus rien… J’avais un peu honte.

Dom – Je comprends. Ça fait toujours ça la première fois.

Pat – Et vous ? Vous avez déjà ri avec d’autres femmes, avant ?

Dom – Oui. Avec d’autres femmes. D’autres hommes aussi. Parfois à plusieurs.

Pat – À plusieurs…

Dom – Et ça vous a plu ?

Pat – Je… Je ne sais pas…

Dom – Ça vous a plu.

Pat – Oui…

Dom – Vous verrez, après on ne peut plus s’en passer.

Pat – C’est bien ce qui me fait peur. Et c’est pour ça qu’on nous a enfermés ici, non ?

Dom – Oui… Les deux autres, en face de nous, ça devait être des policiers.

Pat – C’est eux qui nous ont amenés ici. Ils étaient masqués, mais j’ai reconnu leur voix.

Dom – Alors vous saviez.

Pat – Oui. Mais pourquoi deux personnes qui rient, ça les inquiète à ce point ?

Dom – Le rire a un effet dévastateur, ils le savent.

Pat – Dévastateur ? Vous voulez dire que c’est dangereux pour la santé ?

Dom – Pour la santé, non. Ce serait même plutôt bon. C’est pour eux que le rire est dangereux.

Pat – Et pourquoi ça ?

Dom – Quand on commence à rire de tout, on est beaucoup moins naïf et donc beaucoup moins docile. Le rire est subversif…

Pat – Et qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ?

Dom – Je ne sais pas. On leur fait peur.

Pat – Peur ?

Dom – Ils craignent que ce rire soit contagieux. Et que cette épidémie emporte tout le système. Et eux avec…

Pat – Vous croyez qu’ils pourraient nous tuer.

Dom – Ils y ont sûrement déjà pensé. Mais ils ne peuvent pas tuer tout le monde…

Pat – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Dom – Vous voulez que je vous en raconte une autre ?

Pat – Une autre blague ?

Dom – Mourir pour mourir, autant mourir de rire…

Pat – Je vous préviens, je suis mariée.

Dom – Rassurez-vous, rire ce n’est pas vraiment tromper.

Pat – Je vous écoute…

Dom – Alors c’est l’histoire de…

Pat – Ne restons pas là, je crois qu’on nous écoute…

Dom – Vous avez raison… Allons plutôt dans ma chambre…

Ils sortent. Kim et Max reviennent.

Sam – Tenez, chef, voilà mon rapport.

Kim – Ce n’est pas très épais… Vous êtes sûr que vous n’avez rien oublié.

Sam – Absolument sûr, chef.

Kim – Où sont-ils passés ? Ils ne se seraient pas échappés, au moins…

Max – Ils doivent être dans leurs chambres.

On entend rire bruyamment Dom et Pat.

Kim – Maintenant au moins, on est fixés.

Max – Oui… Ils ont bel et bien attrapé le virus.

Ils les écoutent rire à nouveau, un peu gênés et un peu troublés.

Kim – Vous avez déjà ri, vous ?

Max – Non, et vous ?

Kim – Ça a l’air douloureux, non ?

Max – Je ne sais pas, je vous dis que je n’ai jamais ri. Vous essayez encore de me piéger ?

Nouveaux éclats de rire en off.

Kim – Cette fois, on n’a pas le choix. Il faut en référer à l’Autorité…

Noir.

Acte 3

Kim est debout, toujours en costume Mao. Dom, Pat et Max sont assis. Dom et Pat portent toujours leurs blouses bleues, roses ou vertes de patients, mais Max porte désormais une blouse blanche façon infirmier.

Kim – Chers amis, merci tout d’abord d’avoir répondu à notre invitation.

Pat – On n’a pas tellement le choix…

Dom – On est prisonniers !

Kim se racle la gorge et poursuit comme si de rien n’était.

Kim – Donc, je vous ai réunis ici pour une thérapie de groupe.

Pat – Vous voulez dire un interrogatoire…

Kim – Nous savons que deux d’entre vous ont été victimes d’une crise de rire depuis leur arrivée ici. Ce qui prouve que l’un ou l’autre était déjà contaminé avant cette mise en quarantaine. Et que le deuxième a contracté le virus à son contact.

Dom – Si vous le savez, pourquoi ce simulacre d’enquête ?

Kim – Nous attendons des coupables qu’ils se dénoncent eux-mêmes. Cela fait partie de la thérapie…

Max – Rire, nous ? Mais nous ne savons même pas ce que ça veut dire. N’est-ce pas, mes amis ?

Pat – Ça va, laissez tomber… On a compris que vous étiez un espion.

Max – Mais je vous assure que…

Dom – Un très mauvais espion, d’ailleurs.

Max – Bon d’accord, un infiltré, peut-être, mais je ne suis pas un espion. Les espions, c’est quand on est du mauvais côté. Nous on est du bon côté, n’est-ce pas Chef ?

Kim – Monsieur n’est pas un espion. C’est un informateur.

Dom – Et vous, vous êtes quoi, exactement ?

Kim – Je suis votre reformateur.

Dom – Un réformateur ?

Kim – Je suis ici pour vous reformater.

Dom – Ce n’est pas le sens originel du mot réformateur.

Kim – Regardez dans le dictionnaire, et vous verrez !

Dom – C’est vous qui l’avez entièrement réécrit, ce dictionnaire. Mais j’ai retrouvé un exemplaire d’une vieille encyclopédie, et je connais le sens que tous ces mots avaient autrefois.

Kim – C’est à l’Autorité qu’il appartient désormais de définir le sens de chaque mot, en prenant pour seule considération le bien de la Nation.

Dom – Vous avez tout réécrit, même la Bible ! Vous avez remplacé Dieu par le Guide Suprême ! Et vous avez brûlé tous les livres pour ne laisser aucune trace du passé !

Kim – Apparemment pas tous, puisque vous semblez en avoir lu quelques-uns.

Dom – Tout ce qu’on peut lire aujourd’hui, c’est sur un écran via un réseau dont vous avez entièrement le contrôle.

Pat – Donc, vous voulez nous reformater… Effacer le disque dur et réinstaller le système d’exploitation, c’est ça ?

Dom – Et aussi installer un anti-virus, probablement

Kim – Le rire, c’est très addictif. Quand on a ri une fois, on sera toujours tenté de recommencer.

Pat – Alors d’après vous, le rire serait une drogue ?

Dom – Une drogue douce, en tout cas.

Kim – L’addiction au rire, c’est comme l’addiction à l’alcool. On n’en guérit jamais tout à fait. On peut s’abstenir de rire. Mais la tentation sera toujours là.

Max – Alcoolique un jour, alcoolique toujours.

Kim – Vous savez de quoi vous parlez. On vous a envoyé en cure de désintoxication pendant dix ans. Vous buviez de l’alcool en cachette. Et vous vous étiez dénoncé vous-même à la police.

Max – Maintenant, je ne bois plus.

Dom – Mais qu’est-ce qu’il bouffe…

Max – Alors cette thérapie, c’est un peu comme une réunion des alcooliques anonymes ?

Kim – C’est ça… Une réunion des rieurs anonymes.

Pat – Dont le but est de démasquer ceux qui rient en cachette.

Kim – Exactement.

Dom – Et comment vous allez faire ça ?

Kim – Je vais vous raconter une histoire. Une histoire drôle, paraît-il. On verra bien qui d’entre vous se met à rire.

Pat – Je vois. Un test de dépistage, en somme.

Dom – C’est curieux, mais quelle que soit l’histoire que vous allez nous raconter, je doute que vous fassiez rire quiconque.

Kim – Et pourquoi ça ?

Dom – Parce que pour rire, on doit être entre gens consentants et de bonne compagnie.

Pat – Là, en gros, vous nous dites que le premier qui rira partira en camp de rééducation.

Dom – Ou pire, sera exécuté.

Kim – Comment vous avez deviné ?

Pat – Je suis déjà morte de rire…

Kim – Bon, je vous raconte quand même mon histoire.

Max – On vous écoute, Chef.

Kim – Un fou trouve un miroir. Il le regarde, voit son visage et s’exclame : la tête de ce con me dit quelque chose. L’autre prend le miroir, le regarde à son tour et répond : Évidemment, c’est moi.

Max – C’est complètement idiot.

Kim – C’est justement ça qui est drôle, non ? Enfin je crois.

Dom – Après, ça dépend comment on la raconte.

Pat – Et surtout qui la raconte.

Kim – Vous croyez ?

Pat – Quand on sait qu’on va être exécuté si on rit, ça n’aide pas.

Kim – Vous trouvez ?

Pat – Bah non.

Kim – Je vois ce que vous voulez dire… Alors on n’a qu’à dire… le premier qui rira aura une tapette !

Dom – Une tapette ?

Dom et Pat rient.

Max – Une tapette…

Le rire étant communicatif, Max se met à rire aussi.

Kim – Tout le monde est contaminé, alors…

Dom – Il est des nôtres, il s’est mis à rire comme les autres…

Kim Max) – Bon, vous, maintenant, vous êtes vraiment en quarantaine.

Max – Bien, Chef.

Dom – Le premier qui rira aura une tapette…

Max ne peut s’empêcher de continuer à rire.

Kim – Vous trouvez ça drôle ?

Max – Mais pas du tout ! Enfin si, mais…

Dom – Vous voyez que vous aussi, vous pouvez être drôle, quand vous voulez. Enfin plutôt quand vous ne voulez pas…

Ils continuent tous à rire de façon un peu hystérique. Kim semble très incommodée, et presque effrayée par ces rires.

Kim – Je vous ordonne d’arrêter de rire !

Mais les autres, emportés par ce fou rire, ne peuvent pas s’arrêter. Kim se bouche les oreilles, et sort précipitamment. Dom, Pat et Max cessent peu à peu de rire.

Dom – Eh bien vous êtes des nôtres, à présent. Alors, quel effet ça fait ?

Max – De rire ? Je ne sais pas… Je pensais que c’était douloureux. En réalité, c’est plutôt agréable.

Pat – Très agréable…

Max – En tout cas, ça soulage.

Dom – Et dire qu’autrefois, on avait le droit de rire en public…

Pat – Comment on en est arrivés là ?

Dom – Ça a débuté il y a très longtemps, mais ça s’est installé progressivement. On a commencé par interdire de rire à propos de certaines choses. De la religion, d’abord…

Max – Et des autorités, bien sûr.

Dom – Et puis on a fait du Guide Suprême un nouveau Dieu, et toute critique est devenue un blasphème.

Max – L’alcool a été interdit aussi, parce que quand on est saoul, on a tendance à rire plus facilement.

Dom – L’Autorité avait établi une liste de sujets dont on pouvait encore rire. Au fil des années, la liste est devenue de plus en plus courte.

Max – Au bout du compte, ils ont décidé que le plus simple, c’était d’interdire de rire.

Dom – Et c’est comme ça que peu à peu, de ne plus avoir le droit de rire de tout, on n’en est arrivé à ne plus avoir le droit de rire de rien…

Max – Finalement, on n’avait même plus le droit de rire de soi-même…

Dom – Même les pauvres n’avaient plus le droit de rire de leur propre malheur.

Pat – Mais comment ont-ils fait pour faire respecter cette interdiction ?

Dom – Les autorités ont traité le rire comme une maladie mentale. Ceux qu’on surprenait à rire étaient immédiatement internés.

Max – Et bien sûr, on a supprimé tout ce qui pouvait donner envie de rire.

Dom – Interdiction des journaux, fermeture des théâtres, autocensure généralisée…

Max – Les clowns, les humoristes et les comédiens étaient considérés comme de dangereux terroristes.

Dom – Le rire était traité comme la lèpre autrefois. Des gens ont été murés vivants chez eux parce qu’on les avait entendus rire.

Max – On a aussi forcé toute la population à porter un masque.

Dom – Au prétexte de se protéger d’un virus. En réalité, c’était pour qu’on ne voit plus ne serait-ce qu’un sourire sur le visage de personne. Ces masques étaient devenus comme des muselières.

Max – Comme dans certaines religions, autrefois.

Dom – Avant que l’Autorité ne devienne la seule et unique religion.

Max – Peu à peu, on n’a plus entendu rire personne.

Dom – En interdisant de rire, bien sûr, on interdisait aussi de critiquer, et de protester.

Max – Plus de conflits sociaux, plus de débats politiques, et donc plus d’élection.

Dom – Comme c’était déjà le cas dans bon nombre de dictatures laïques ou religieuses.

Max – L’Autorité pensait ce mal définitivement éradiqué. Mais quelques cas sporadiques ont resurgi récemment. Vous êtes parmi ceux-là.

Pat – Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? Nous tuer ?

Max – Avant de vous éliminer, puisque vous êtes considérés comme des rieurs impénitents et donc incurables, ils voulaient vous utiliser pour faire des expériences.

Pat – Des expériences ?

Max – Étudier la réaction du public à votre contact, observer comment le mal se propage, et voir les ravages que peut provoquer le rire sur une population saine.

Pat considère le public.

Pat – Alors on était supposés les faire rire ?

Dom – On connaît seulement quelques mauvaises blagues…

Pat – Il va falloir réapprendre à rire et à faire rire.

Un temps.

Max – Mais qu’est-ce qui se passera si le Guide Suprême nous abandonne ?

Dom – Ce ne sera pas la fin du monde. Un recommencement plutôt. Les formateurs redeviendront professeurs. Et les reformateurs politiciens…

Max – Et les informateurs comme moi ? Je ne sais rien faire ! Qu’est-ce que je vais devenir ?

Dom – Si vous ne savez rien faire, vous pourrez toujours devenir comédien.

Noir.

Acte 4

Pat fait les cent pas, inquiète. Elle s’avance vers le public.

Pat – Ne vous inquiétez pas, on va bientôt vous libérer, vous aussi. Enfin, j’espère…

Dom arrive.

Dom – Alors, du nouveau ?

Pat – Toujours rien. Il m’a semblé entendre un peu d’agitation dehors. Mais le son est très atténué.

Dom – Les théâtres sont toujours très bien insonorisés.

Pat – Où est passé l’espion ?

Dom – Il est en train de finir les pizzas…

Pat – On est toujours enfermés ici, coupés du monde. Ça fait des jours qu’on n’a plus aucune nouvelle de l’extérieur.

Dom – Quand il n’y aura plus rien dans le congélo, on va mourir de faim. Nous qui pensions mourir de rire…

Pat – Vous pensez qu’on sortira d’ici vivants ?

Dom – Est-ce qu’on n’était pas déjà morts avant cette mise en quarantaine…?

Pat – Vous avez raison. La seule véritable maladie dont on souffre depuis longtemps, c’est la sinistrose.

Dom – Et le rire serait plutôt son antidote.

Max revient.

Max – J’entends des bruits bizarres, dehors… Pas vous ?

Dom – Non…

Ils prêtent l’oreille tous les trois.

Pat – Ah oui, peut-être… Ça vient de très loin…

Dom – Ça ressemble à… des explosions, non ?

Max – Des explosions ? Des explosions de rire, alors.

Kim revient. Le visage défait et sa tenue en désordre. Il porte un panneau d’interdiction de rire : sur un papier fixé à un cadre rond cerclé de rouge, un visage hilare façon émoticône, barré d’un trait rouge.

Max – Ça n’a pas l’air d’aller, Chef. Qu’est-ce qui vous arrive ?

Kim – La situation a évolué…

Max – Et pas dans le bon sens, apparemment.

Kim – Ça dépend pour qui.

Max – L’épidémie se propage ?

Kim – Hélas, c’est devenu une pandémie à l’échelle planétaire. Une crise de rire totalement hors de contrôle. Un fou rire généralisé. On rapporte des explosions de rire un peu partout en ville.

Max – C’est si grave que ça ?

Kim – Des rires éclatent à tous les coins de rues. La police est complètement dépassée. Pire. Beaucoup de policiers sont déjà morts de rire… Ils rient à s’en décrocher les mâchoires. Ils rient à s’en faire péter les côtes ! Ils se tordent de rire ! Ils sont écroulés de rire ! Ils rient comme des déments ! Ils rient comme des bossus ! Ils rient à s’en rouler par terre ! Ils pleurent de rire !

Max – Ah parce qu’on peut aussi pleurer de rire ?

Kim – Vous connaissez l’expression plus on est de fous, plus on rit ?

Max – Non.

Kim – Eh bien je peux vous dire que le monde entier est devenu fou !

Dom – Alors la révolution est en marche…

Kim – C’est notre système tout entier qui s’effondre. Les autorités ont démissionné, et le Guide Suprême a quitté le pays.

Max – Le Guide Suprême ? Mais pour aller où ?

Kim – Il a demandé l’asile politique au Vatican. Là-bas, au moins, il ne risque pas de mourir de rire.

Pat – Et qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

Kim – Ça ne sert plus à rien de vous garder en quarantaine. Vous êtes libres.

Dom – Enfin… J’ai hâte de voir ça. Des gens qui rient sur la voie publique, dans les transports en commun, et pourquoi pas demain dans les cinémas et dans les théâtres.

Kim – Moi, ça ne me fait pas rire du tout.

Pat – Allez ! Venez vous fendre la poire avec nous !

Dom – Vous la connaissez, celle-là ? C’est l’histoire d’un fou qui voulait interdire de rire à la Terre entière…

Max – Et finalement, c’est lui qui s’étrangle de rire.

Les autres se mettent à rire à gorge déployée. Kim commence à être prise d’un fou rire nerveux elle aussi, qui se transforme bientôt en convulsions, et elle s’effondre. Pat se penche sur elle.

Pat – Elle est morte ! Alors on peut vraiment mourir de rire ?

Max – C’est un phénomène qu’on a observé récemment. Les responsables de l’Autorité meurent foudroyés quand ils sont exposés à un tonnerre de rires.

Dom – C’est pour ça qu’ils voulaient à tout prix enrayer l’épidémie.

Pat (à Max) Mais vous vous n’êtes pas mort.

Max – Sûrement parce que je n’y croyais déjà plus…

Dom – Vous étiez déjà vacciné, en quelque sorte. Comme nous !

Pat – Alors nous sommes libres ?

Dom – Libres de rire de tout à nouveau !

Pat – Et nous qui pensions être là pour la grippe aviaire ou le Tsingtaovirus.

Max – Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant.

Dom – On va réapprendre à rire. On va réapprendre à vivre.

Pat – Ça me fait un peu peur…

Dom – C’est normal. Au début, les esclaves affranchis ne savent pas quoi faire de leur liberté.

Max – Je pourrais me remettre à boire ?

Pat – Bien sûr ! Mais vous n’en aurez peut-être même plus besoin.

Max – C’est merveilleux ! Mais c’est vrai que ça donne le vertige.

Dom – Oui… Nous sommes les colombes d’un magicien décédé.

Max – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Dom – Nous sommes nés d’un tour de magie. Mais le magicien qui nous a fait surgir du néant n’est plus là. Nous ignorons tout de l’illusion qui nous a fait naître, et nous ne savons plus très bien quoi faire de nos ailes…

Pat – C’est beau ce que vous dites.

Dom – C’est de la poésie.

Pat – De la poésie ?

Dom – Un autre truc qu’ils avaient interdit.

Pat – Il y en a d’autres comme ça ?

Dom – Bien d’autres ! L’orgasme, par exemple. Vous ne savez pas non plus ce que c’est ?

Pat – Je vous l’ai dit, je suis mariée…

Dom – Je vous montrerai tout à l’heure, en privé… Vous verrez. L’orgasme est à l’amour, ce que le rire est à l’intelligence, ou ce que l’éternuement est au rhume. Ça ne soigne pas, mais sur le coup ça soulage.

Kim reprend conscience.

Pat – Tiens, on dirait qu’elle n’est pas tout à fait morte, finalement.

Max – Elle ne devait plus trop y croire, elle non plus.

Kim – Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

Pat – Vous avez été victime d’une crise de rire. Ne vous inquiétez pas, ça va aller, maintenant.

Max – Et le public ? On l’avait oublié.

Dom – Maintenant qu’on a à nouveau le droit de les faire rire impunément…

Max – On a le droit, Chef ?

Kim – On est dans un théâtre, après tout.

Dom – Il va falloir qu’on invente de nouvelles histoires drôles, alors.

Kim – Oui, parce que cette histoire de fous qui se regardent dans un miroir, je n’ai toujours pas compris…

Dom – En fait c’est une histoire symbolique.

Kim – Symbolique ? Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

Dom – L’humour est un miroir. C’est le miroir que les comédiens tendent au public pour qu’il puisse rire de ses propres travers.

Pat – Et nous pouvons tous nous reconnaître dans ce miroir.

Dom – Tous. À part les fous, qui préfèrent briser le miroir pour ne pas voir la face grimaçante qu’il leur renvoie.

Max – Alors rions !

Dom – C’est notre liberté, et pour citer un humoriste du siècle dernier : La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

Pat – Rions ensemble, mais rions de tout…

Max – Car si aujourd’hui on ne peut plus rire de tout, demain on ne pourra plus rire du tout.

Max saisit le panneau d’interdiction de rire, et l’enfonce sur la tête de Kim. Ils éclatent tous d’un rire sonore, qu’on pourra amplifier par des rires préenregistrés.

Noir.

Fin

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et plus de soixante-dix comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.

Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Février 2020

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-397-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Trous de mémoire

Blackouts (english) –  En blanco (español) – Em branco (portugués)

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Pour un ou plusieurs couples (sexes partiellement indifférents)

Comme les trous noirs, les trous de mémoire ouvrent sur des univers parallèles inconnus…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL

Trous de mémoire

1 – Vaguement

2 – Virgule

3 – Antipathie

4 – Trompe-l’œil

5 – Noir et blanc

6 – Retour vers le futur

7 – Confession

8 – Hommage

9 – Code confidentiel

10 – Amants d’enfance

11 – L’oubliée

12 – Trou de mémoire


1 – Vaguement

Ils sont debout l’un à côté de l’autre, et ils échangent un regard tendre.

Lui – Ça va ?

Elle – Oui… Et toi ?

Lui – Ça va. (Un temps) On est morts, non ?

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – Je ne sais pas… La dernière chose dont je me souviens, c’est une vague de trente mètres de haut s’apprêtant à déferler sur la piscine au bord de laquelle on venait de s’allonger pour faire une sieste.

Elle – Ah oui…

Lui – Pas toi ?

Elle – Si.

Lui – Donc, on est morts.

Elle – Ou alors c’est que cette vague nous a entraînés tous les deux à des kilomètres de là, pour nous déposer délicatement, sans nous réveiller, au bord de la piscine d’un autre hôtel…

Lui – Qui s’appellerait aussi le Paradise Hotel.

Elle – Absolument indemnes et même pas mouillés.

Lui – Ce n’est pas le plus probable, non ?

Elle – Alors c’est qu’on est morts.

Lui – Enfin morts…

Elle – Tu as raison. Je ne vois pas trop la différence avec quand on était vivants.

Lui – Sauf que dans ce monde-ci, apparemment, on n’est pas encore mariés.

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – On n’a pas d’alliances.

Elle – Tu crois qu’on n’a pas encore d’enfants non plus ?

Lui – En tout cas, je ne vois pas leurs serviettes au bord de la piscine.

Elle – Ni leurs bouées.

Un temps.

Lui – Peut-être qu’on ne s’est même pas encore rencontrés…

Elle – Tu veux dire… qu’on ne se connaît pas ?

Lui – Je ne sais pas. On se connaît ?

Elle – Je ne crois pas.

Un temps.

Lui – Alors ce serait ça ce qu’on appelle la mort.

Elle – Un monde parallèle dans lequel l’heure de notre mort n’a pas encore sonné.

Lui – Un paradis sur lequel ce tsunami n’aurait pas encore déferlé.

Elle – Pourtant on l’a bien vue, cette vague. Tous les deux.

Lui – Oui.

Elle – J’imagine que si ça marche comme ça, on n’est pas supposés se souvenir de notre ancienne vie ? Tu t’en souviens, toi ?

Lui – Vaguement.

Elle – Moi aussi. Je me souviens juste de cette vague… De toi et des enfants. Enfin surtout des enfants… Et toi ?

Lui – Surtout de la vague.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Ça doit être un bug dans le système. On n’est pas supposés se souvenir de quoi que ce soit.

Elle – Sinon, les gens sauraient qu’ils sont déjà morts.

Lui – Tu crois qu’on doit leur dire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’ils sont morts.

Elle regarde en direction du public.

Elle – Regarde les… Ils ont l’air heureux… Ils ne nous croiraient pas…

Lui – Ils nous prendraient pour des fous, et c’est nous qu’on enfermerait dans un asile.

Elle – Il vaut mieux garder ça pour nous.

Lui – Tu as raison.

Elle – Ce sera notre secret.

Un temps.

Lui – Bon, on y va ?

Elle – Où ça ?

Lui – Découvrir ce qu’il y a de différent dans ce monde parallèle, où aucun tsunami n’a submergé le Paradise Hotel…

Elle – Et où on ne s’est pas encore rencontrés.

Lui – Je suis curieux de voir ça.

Elle – Oui… Et en même temps, ça me fait un peu peur.

Lui – Il faudrait déjà savoir dans quelle chambre on est.

Elle – Puisqu’on ne se connaissait pas encore, on n’était sûrement pas dans la même chambre.

Lui – On n’a qu’à demander à la réception.

Elle – On va faire comme ça.

Lui – Allons-y.

Ils commencent à s’en aller.

Elle – C’était pourtant une belle journée, non ?

Lui – Oui.

Elle – Comment on aurait pu deviner…

Lui – Qu’on allait se rencontrer aujourd’hui.

Ils s’en vont.

Noir.

2 – Virgule

Ils sont tendrement enlacés. Ils relâchent leur étreinte, en gardant un sourire béat sur les lèvres.

Lui – On est bien ensemble, non ?

Elle – Oui… (Un temps) Mais tu veux dire… « On est bien ensemble ? » Ou « On est bien, ensemble ? »

Lui – Euh… Je ne sais pas… C’est quoi la différence ?

Elle – Ben… la virgule.

Lui – La virgule ?

Elle – Avec la virgule, ça veut dire « Est-ce qu’ensemble on est bien ? ». Sans la virgule, ça veut dire… « Est-ce qu’on est vraiment ensemble ? »

Lui – Ah oui.

Elle – Ben oui.

Moment d’inquiétude. Nouvelle étreinte pour se rassurer. Et nouvelle séparation. Ils ont à nouveau un sourire épanoui.

Lui – Tu te souviens comment on s’est rencontrés ?

Elle – Oui… (Un temps) Enfin… non. Et toi ?

Lui – Non, moi non plus. Je pensais que toi tu le savais…

Elle – Où est-ce qu’on aurait bien pu se rencontrer ?

Lui – Si on est ensemble, c’est bien qu’on s’est rencontrés quelque part.

Elle – Bien sûr…

Lui – Mais où ?

Elle – Je ne sais pas… Où est-ce que les gens se rencontrent, en général ? Je veux dire… un homme et une femme.

Lui – Chez des amis ?

Elle – On a des amis en commun ?

Il jette un coup d’œil à son portable.

Lui – Pas d’après Facebook, en tout cas.

Elle – Il paraît qu’un couple sur quatre s’est rencontré sur son lieu de travail.

Lui – Tu travailles où ?

Elle – Je suis… Je suis strip-teaseuse… Enfin, je crois… Et toi ?

Lui – Plombier…

Elle – Plombier ?

Lui – Ils ont refait la plomberie récemment, dans ton club de strip-tease ?

Elle – Ah non, mais je ne travaille pas dans un club. Je fais ça en amateur. À la maison…

Lui – Ah oui…

Elle – Et toi ?

Lui – Non, non, moi je… Je suis plombier professionnel. Je veux dire… Je fais ça chez les autres. Enfin, je crois…

Elle – Je vois.

Lui – Et donc… tu as fait venir un plombier chez toi, récemment ?

Elle – Non… mais il me semble avoir eu un dégât… des eaux il n’y a pas très longtemps.

Lui – Un des gars des eaux… Tu veux dire un employé de la compagnie des eaux ?

Elle – Non… Un dégât des eaux. Une fuite.

Lui – Ah oui, pardon, je… Une fuite, évidemment, un délit de fuite… Enfin, je veux dire… Je vais peut-être y aller, non…?

Elle – Y aller ? Où ça?

Lui – Je… Je ne sais pas… Chez moi ?

Elle – Tu n’habites pas ici ?

Lui – Tu crois que j’habite ici ?

Elle – Je ne sais pas. Tu habites ailleurs ?

Lui – Ça ne me revient pas, non. Et toi, tu es sûre d’habiter ici ?

Elle regarde autour d’elle.

Elle – Ça ne me dit rien non plus.

Il regarde également autour de lui, et ramasse un carton, par terre.

Lui – Tiens…

Elle – Qu’est-ce que c’est ?

Lui – Un carton.

Elle – Il y a marqué quoi ?

Lui – Ne pas déranger.

Elle – Et de l’autre côté ?

Lui – Merci de faire la chambre.

Elle – Ah oui.

Elle se met en mouvement comme pour faire quelque chose.

Lui – Qu’est-ce que tu fais ?

Elle – Ben je vais faire la chambre. Ce n’est pas ce que tu viens de me dire ?

Lui – Si… Enfin, oui, mais… C’est ce qu’il y a marqué sur le carton.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Oui… Je me demande si on ne ferait pas mieux de se recoucher.

Elle – Se recoucher ? Tu veux dire… ensemble.

Lui – Je ne sais pas… Non ?

Elle – Si, si…

Lui – On y verra peut-être plus clair en se réveillant.

Elle – Oui, j’espère…

Lui – Je vais mettre le carton ne pas déranger.

Elle – Oui, je crois que c’est mieux.

Noir.

3 – Antipathie

Ils sont debout chacun d’un côté de la scène. Ils se lancent des regards à la dérobée. Il finit par s’approcher d’elle.

Lui – Excusez-moi, ça fait un moment que je vous regarde et… Ne prenez surtout pas ça pour un mauvais plan drague… Je vous rassure, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Elle – Merci…

Lui – Non, ce que je veux dire c’est que… j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Enfin… pas seulement de vous avoir déjà croisée, vous voyez ? J’ai l’impression… de vous connaître.

Elle – Ah oui…?

Lui – Excusez-moi, je suis complètement ridicule…

Elle – Non, non, pas du tout… Enfin si, vous êtes complètement ridicule, mais… moi aussi, j’ai l’impression de vous connaître. De très bien vous connaître même.

Lui – Ah bon… Alors je ne suis pas fou.

Elle – Ça dépend.

Lui – Ça dépend ?

Elle – On s’est peut-être rencontrés dans un asile de fous. Ce qui expliquerait qu’on préfère ne pas s’en souvenir…

Lui – Ah oui… Donc vous aussi, vous…

Elle – Tout à fait… votre tête me dit quelque chose, mais… je ne sais pas du tout quoi.

Ils se dévisagent encore un instant.

Lui – Non, ce qui est bizarre c’est que… votre visage m’est vraiment familier. Comme si… Je suis désolé… Ce serait très embarrassant évidemment, mais… Vous ne seriez pas une de mes ex, par hasard ?

Elle – Ah oui, là… Comme plan drague, ce serait vraiment très original… Mais comme je ne suis pas du tout votre genre… A priori, je ne peux pas avoir été…

Lui – Ça expliquerait qu’on ne soit pas restés ensemble, mais bon… Excusez-moi, je deviens vraiment…

Elle – Non, non, ne vous excusez pas. D’ailleurs, vous non plus, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Lui – Bon…

Elle – Sans vouloir vous vexer, j’irais même jusqu’à dire que… votre tête ne me revient pas du tout.

Lui – Non, moi non plus…

Elle – Non mais ce n’est pas seulement votre nom que ne me revient pas. Ce que je veux dire c’est que votre tête ne m’est pas du tout sympathique.

Lui – Bien sûr… C’est drôle que vous disiez ça parce que… Je ne savais pas comment vous le dire sans être blessant mais… Vous aussi. Votre tête… m’est tout à fait antipathique.

Elle – Ça nous fait au moins quelque chose en commun.

Lui – Oui… Mais ça ne nous dit pas comment on se connaît, et où on aurait bien pu se rencontrer.

Elle – Remarquez, vu les bases sur lesquelles on est partis… et la profondeur à laquelle vous vous êtes déjà enfoncé… je me demande si c’est absolument nécessaire de creuser davantage.

Lui – Vous avez raison… Mieux vaut en rester là… Imaginez qu’on se souvienne tout d’un coup que…

Elle – Oui, ce serait vraiment…

Lui – Après tout… Il y a des choses qu’il vaut mieux oublier.

Elle – C’est vrai… Imaginez que tout à coup je me souvienne que… (Elle le regarde bizarrement.) Attendez un instant… Ça y est, ça me revient maintenant…

Lui – Non…? Quoi ?

Elle (outrée) – Tu ne te souviens vraiment pas ?

Lui – Euh… non, mais… Et donc, maintenant, on se tutoie ?

Elle le dévisage à nouveau, mais cette fois avec un rictus haineux sur les lèvres.

Elle – Espèce de salopard !

Lui – C’est si grave que ça ?

Elle – Et tu oses me demander si c’est grave ?

Lui – Désolé, je… Je ne me souviens pas du tout…

Elle – Tu ne te souviens pas de moi ? Après ce que tu m’as fait ?

Lui – Je ne sais pas quoi vous dire… Je ne me vois pas faire du mal à quelqu’un. Encore moins à une femme. Mais en même temps, j’avoue que… Vous m’êtes tellement antipathique… Dans des circonstances exceptionnelles, je dois reconnaître que j’aurais sans doute pu…

Elle – Espèce d’ordure… Donc, tu n’essaies même de nier ?

Lui – Si… Si, si… Enfin, non mais… Dites-moi, je vous en prie ! Il faut que je sache, maintenant… Je suis prêt à tout entendre, je vous assure.

Elle s’avance vers lui, menaçante.

Elle – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Lui – Non mais allez-y… Si vous pensez que je l’ai mérité…

Elle reprend soudain un air détaché, avec un léger sourire sur les lèvres.

Elle – Mais non, je déconne. Je ne me souviens de rien du tout.

Lui – Ah d’accord…

Elle – Ceci dit, moi aussi, je crois que dans une vie antérieure, j’aurais pu vous tuer. Vous avez vraiment une tête à claques. On ne vous l’a jamais dit ?

Lui – Non… Enfin, jamais d’une façon aussi directe, en tout cas.

Elle – Franchement ça m’étonne, mais bon…

Lui – Oui… Je crois qu’on ferait mieux d’en rester là, non ?

Elle – Ça me paraît plus raisonnable, en effet.

Lui – Bon alors… au revoir.

Elle – Au revoir ?

Lui – Il n’est pas impossible qu’on ait l’occasion de se recroiser, non ?

Elle – Au moins, si on se revoit un jour, on saura pourquoi on a l’impression de s’être déjà vus.

Lui – Tout à fait… (Elle s’apprête à partir.) Non, mais vous pouvez rester…

Elle – J’allais partir, de toute façon.

Lui – Je partais aussi.

Elle – Bon… Alors allons-y…

Lui – OK. J’allais par là. Vous aussi ?

Elle – Oui…

Lui – Faisons un bout de chemin ensemble, ça nous reviendra peut-être.

Elle – Si on ne s’entretue pas avant…

Lui – C’est un risque, en effet… Vous m’êtes de plus en plus antipathique.

Elle – Oui, moi aussi.

Ils partent.

Noir

4 – Trompe-l’œil

Debout face au public, ils regardent vers le mur du fond.

Lui – Il fait beau, hein ?

Elle – Mais il y a beaucoup de vent.

Lui – Oui. C’est le vent qui a chassé les nuages…

Un temps.

Elle – Tu vois la fenêtre d’en face ?

Lui – Quelle fenêtre ?

Elle – Là-bas, légèrement cachée par le feuillage de cet arbre.

Lui – Ah oui, celle-là… C’est curieux, on ne voit jamais de lumière la nuit.

Elle – Je ne sais pas qui peut bien habiter là.

Lui – Personne, peut-être. Le logement doit être inoccupé. Ça arrive…

Elle – Je ne sais pas… Pendant la journée, il me semble apercevoir des silhouettes derrière ces vitres. À travers ces branches.

Lui – Ah oui ?

Elle – Un homme et une femme, je crois.

Lui – Ça me rappelle un film…

Elle – Quel film ?

Lui – Fenêtre sur cour ! Ne me dis pas qu’en plus, tu as cru voir cet homme assassiner sa femme…

Elle – Non, mais tout de même… J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose de bizarre derrière cette fenêtre.

Lui – Tu n’as rien d’autre à faire que d’épier ce qui se passe dans l’immeuble d’en face ?

Elle sourit et regarde à nouveau avec plus d’attention.

Elle – Attends un peu… C’est dingue. On dirait que…

Lui – Quoi ?

Elle – Il y a un vent terrible aujourd’hui, et les feuilles de cet arbre ne bougent absolument pas.

Il regarde lui aussi.

Lui – Ah oui, c’est curieux en effet…

Elle – Tu vas rire mais…

Lui – Oui ?

Elle – L’arbre… C’est un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Je t’assure. Regarde.

Il regarde plus attentivement.

Lui – Ah oui. Je n’avais jamais remarqué.

Elle – Je me disais aussi…

Lui – Mais alors… si l’arbre est un trompe-l’oeil, c’est que la fenêtre en est un aussi.

Elle – Tu crois ?

Lui – Comment veux-tu qu’un faux arbre puisse cacher une vraie fenêtre ?

Elle – Oui, ce n’est pas faux.

Elle – Si l’arbre est un trompe-l’œil peint sur le mur d’en face, c’est que la fenêtre aussi est peinte sur le mur.

Lui – Un arbre qui n’existe pas, cachant une fenêtre qui n’existe pas.

Elle – C’est pour ça que ça que l’illusion marche aussi bien. On se dit que quelque chose qui est caché, c’est forcément quelque chose de réel. Pourquoi cacher quelque chose qui n’existe pas ?

Lui – Un peu comme Dieu, finalement. Les gens y croient d’autant plus qu’on ne le voit jamais.

Elle – Si Dieu se trimbalait dans les supermarchés avec une fausse barbe et un costume élimé, comme le Père Noël au moment des fêtes, c’est sûr que les gens n’y croiraient pas longtemps.

Lui – Oui…

Un temps.

Elle – Et si on était des trompe-l’œil, nous aussi ?

Lui – Quoi ?

Elle – Peut-être que les gens qui nous regardent nous voient comme des illusions d’optique. Des peintures ou des photos de nous-mêmes.

Lui – Mais nous on est là, on bouge, on parle.

Elle – Les vidéos, ça bouge aussi.

Lui – On est en trois dimensions.

Elle – Les hologrammes, c’est aussi en relief. On est peut-être des trompe-l’œil en trois D.

Lui – Il faudrait demander à ceux d’en face.

Elle – En même temps, quel crédit accorder aux voisins… si ce ne sont que des trompe-l’œil eux-aussi…

Lui – Je crois qu’on commence à devenir fous.

Elle – Tu as raison, je vais refermer la fenêtre.

Elle hésite.

Lui – Ne me dis pas qu’elle est peinte contre le mur…

Ils échangent un regard inquiet.

Noir.

5 – Noir et blanc

Elle est là. Il arrive, un gros cahier à la main.

Elle – Bonjour, bonjour… Entrez, entrez…

Lui – Merci, merci…

Elle – Vous n’avez pas eu trop de mal pour venir ? Avec ces grèves…

Lui – J’habite juste en face.

Elle – En face ? Vous voulez dire…

Lui – L’immeuble en face.

Elle – D’accord, d’accord… Je ne savais pas que… C’est curieux, j’étais persuadée que cette fenêtre-là, sur le mur d’en face, c’était un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Oui. Que la fenêtre était peinte sur le mur. Je n’ai jamais rien vu bouger derrière cette fenêtre.

Lui – Et pourtant, je suis là, vous voyez…

Elle – Je vois… Et donc, de votre salon, vous voyez tout ce qui se passe ici.

Lui – Absolument tout…

Elle rit nerveusement, comme pour se rassurer.

Elle – Remarquez… qu’est-ce qui pourrait bien se passer d’intéressant dans le bureau d’un agent littéraire ?

Lui – Ça, c’est à vous de me le dire.

Elle – Bien sûr, bien sûr… Alors, ce nouveau roman, ça avance ?

Lui – J’ai presque terminé.

Elle – Très bien, très bien… J’espère que c’est original, parce que vous savez, en ce moment… La rentrée littéraire est de plus en plus encombrée… Des tas de gens qui racontent leur petite vie, et leurs petits malheurs, persuadés que ça va passionner la Terre entière.

Lui – Rassurez-vous, ce n’est pas une autofiction.

Elle – Tant mieux, tant mieux… Non, ce dont on aurait besoin aujourd’hui, c’est d’un nouveau Robbe-Grillet. D’un nouveau Pérec. D’un nouveau Butor. Quelqu’un qui soit encore capable de renouveler les codes du roman classique.

Lui – Vous allez voir. Ça va vous étonner. Et je ne serais pas surpris qu’en sortant d’ici, vous me traitiez de butor.

Elle – Mais bien sûr ! Il faut tout faire péter. Comme en mai 68. On sait que ça ne durera pas, que six mois après on votera pour De Gaulle, et que soixante ans après c’est Cohn-Bendit qui se prendra pour De Gaulle, mais sur le moment, ça soulage…

Lui – C’est drôle que vous disiez « soulage » parce que justement… Vous comprendrez pourquoi quand vous aurez jeté un coup d’œil à mon manuscrit…

Elle – Là… vous commencez à m’intriguer, cher ami. J’ai hâte de voir ça. Vous m’avez apporté quelques bonnes feuilles ?

Lui – J’ai presque terminé. Tenez, si vous voulez y jeter un coup d’œil…

Il lui tend le gros cahier.

Elle – Très bien, très bien… Ah oui, c’est du lourd, on dirait… Ce n’est pas trop long quand même ? Vous savez, maintenant, au-delà de 200 pages… Que voulez-vous ? C’est la génération SMS. Les gens ont perdu l’habitude de tourner les pages…

Elle sort ses lunettes de presbyte.

Lui – Ça fera dans les 900 pages. Mais vous verrez, ça se lit très facilement.

Elle – Bon, bon… Et c’est quoi, le titre ?

LuiLe blanc et le noir.

ElleLe blanc et le noir… Un hommage à Stendhal, peut-être ?

Lui – À Soulages, plutôt… C’est pour ça que tout à l’heure, je vous disais que…

Elle – Soulages ? Tiens donc… J’adore Soulages.

Lui – D’ailleurs, pour le titre, j’avais d’abord pensé à… Les mémoires d’outrenoir.

Elle – Ah oui… Un clin d’œil à Chateaubriand, donc… Mais dites-moi, Stendhal, Chateaubriand… Vous êtes sûr qu’avec tout ça, vous allez vraiment révolutionner l’histoire de la littérature ?

Lui – Vous allez voir, c’est très étonnant.

Elle – Très bien, très bien… alors voyons ça.

Elle ouvre le cahier et commence à regarder. Elle tourne quelques pages.

Lui – Je vous laisse le temps de vous faire une idée…

Elle – Oui… mais dites-moi. Apparemment, vous avez laissé quelques pages blanches au début. Ça commence à quelle page, exactement ?

Lui – C’est déjà commencé.

Elle – Pardon ?

Lui – Ces pages blanches, ça fait partie du roman.

Elle – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Lui – Je vous avais dit que ça vous surprendrait. Alors voilà. J’ai calculé que sur une page de roman, en moyenne, les caractères d’imprimerie, en noir donc, occupent huit pour cent de la surface de la page blanche.

Elle – Huit pour cent ?

Lui – En moyenne. Ça dépend du type de caractères employés par l’imprimeur, évidemment. Pour un caractère plus gros et plus gras, ça peut monter jusqu’à neuf ou même dix pour cent.

Elle – Vraiment…? Et donc…

Lui – Donc, j’ai eu l’idée de séparer le blanc du noir.

Elle – Voyez-vous ça.

Lui – Après, je me suis demandé si je devais mettre le blanc d’abord et ensuite le noir, ou bien l’inverse…

Elle – Ah oui…

Lui – Finalement, j’ai décidé de commencer par le blanc… Pour créer… une attente de la part du lecteur, vous voyez ?

Elle – Je vois, je vois…

Lui – Une sorte de suspense, si vous préférez.

Elle – Je ne suis pas sûre de savoir ce que je préfère… (Tournant les pages) Et donc, toutes les pages sont blanches.

Lui – Pas du tout. Et c’est là où ça devient intéressant. Pour simplifier, je suis parti sur une moyenne de dix pour cent. Donc, systématiquement, après neuf pages blanches vient une page noire.

Elle – Noire ?

Lui – Totalement noire.

Elle – Pourquoi noire ?

Lui – Je savais que ça vous déstabiliserait un peu. Mais c’est ce que vous vouliez, non ? Du nouveau ?

Elle – Oui, enfin…

Lui – Cette page noire, qui vient après neuf pages blanches, rassemble toute l’encre qu’on aurait normalement dû utiliser pour noircir, comme on dit, les neuf pages précédentes, qui en l’occurrence, dans mon roman, resteront vierges. Vous comprenez ?

Elle – Je comprends, je comprends…

Lui – Je vois que ça vous laisse un peu perplexe, c’est normal. Comme tout ce qui est nouveau, ça peut surprendre un peu au début, alors vous me permettrez d’utiliser une métaphore, pour vous aider à mieux appréhender le caractère révolutionnaire de ce roman.

Elle – Une métaphore ?

Lui – Un roman, c’est comme une omelette. Mais des omelettes comme ça, on en a fait le tour. On a beau rajouter des oignons, des pommes de terre, des herbes de Provence… Une omelette, ça reste une omelette. Là, je fais un choix radical, et je reviens aux fondamentaux. Je sépare le blanc du jaune. Ou le blanc du noir, en l’occurrence. D’où le titre…

Elle – Vous vous foutez de moi, c’est ça ?

Lui – Je savais que vous alliez dire ça… Mais non… Pas plus que tous ces peintres qui vous vendent des tableaux complètement blancs ou complètement noirs, en baptisant pompeusement ça monochrome !

Elle – Évidemment…

Lui – Ce premier roman du genre est un geste fondateur. Par la suite, bien sûr, je pourrais en écrire d’autres, dans lesquels le blanc ne sera plus tout à fait blanc, et le noir plus tout à fait noir. Mais attention ! Toujours en respectant cette proportion sacrée de dix pour cent !

Elle – Dix pour cent.

Lui – Les peintres ont bien leur nombre d’or, pourquoi pas nous, les auteurs ? Et la preuve que ce chiffre est sacré, dix pour cent, c’est ce que vous me prenez en tant qu’agent sur tous mes droits d’auteur !

Elle – Et vous croyez vraiment que je vais vous verser une avance pour cette fumisterie ?

Lui – Je vous l’ai dit, j’habite juste en face… et de chez moi, je vois tout ce qui se passe dans ce bureau.

Elle – Tout ?

Lui – Tout. J’ai même des vidéos…

Elle – Je vois… Et… vous voulez combien, pour oublier tout ce que vous avez vu ?

Noir.

6 – Retour vers le futur

Elle est là, en blouse blanche. Il arrive en tenue de ville.

Elle – Bonjour Monsieur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette expérimentation, qui je vous le rappelle s’inscrit dans un programme de recherche strictement confidentiel, et d’ailleurs classé secret défense.

Lui – Si j’ai accepté votre proposition, sachez-le, ce n’est pas en raison de la généreuse indemnisation que vous offrez pour prendre part à ce protocole d’essai thérapeutique, mais par pur civisme. Je suis catholique pratiquant, mais aussi membre de la CFDT. Si ma modeste contribution permet de guérir l’Humanité d’un des nombreux maux dont elle souffre encore.

Elle – Oui… À ce propos, j’en arrive à l’objet de ce programme de recherche, que nous n’avons pas jugé utile de révéler aux participants avant qu’ils n’aient été définitivement sélectionnés. Mais maintenant que vous faites partie de l’aventure, nous nous devons d’être clairs sur le but que nous poursuivons, et sur les raisons qui nous ont poussés à entreprendre ce programme, baptisé « Retour vers le futur ».

Lui – « Retour vers le futur » ?

Elle – Vous allez bientôt comprendre pourquoi.

Lui – Mais il s’agit bien de tester un nouveau médicament, n’est-ce pas ?

Elle – En réalité… pas tout à fait.

Lui – Vous m’intriguez, Docteur.

Elle – À vrai dire, cher Monsieur, c’est votre sperme qui nous intéresse.

Lui – Là vous ne m’intriguez plus, vous me faites peur.

Elle – Vous évoquiez tout à l’heure les nombreux maux dont souffre encore l’Humanité.

Lui – Je pensais à la fièvre Ebola, au Coronavirus, au SIDA…

Elle – Des maladies bien réelles, contre lesquelles aucun vaccin efficace n’a encore été trouvé à ce jour, hélas.

Lui – Mais…?

Elle – Mais pour être honnête, cher Monsieur, si l’on examine les choses de façon tout à fait objective, est-ce que ce sont vraiment ces virus qui menacent l’existence même de l’Humanité ?

Lui – Non, probablement pas.

Elle – Et à votre avis, quel est ce mal, qui conduit notre planète à sa fin ?

Lui – Je… Je ne sais pas…

Elle – Ce fléau, cher Monsieur, c’est l’Homme.

Lui – L’homme ?

Elle – Enfin, la femme aussi, bien sûr. Je veux dire l’être humain en général.

Lui – Ah oui…

Elle – Surpopulation, déforestation, épuisement des ressources, réchauffement climatique, guerre nucléaire…

Lui – Oui, en effet, mais… en quoi mon sperme pourrait-il vous aider à lutter contre de tels fléaux ?

Elle – Cher Monsieur, la situation, telle que nous pouvons l’appréhender à l’aide des outils qui sont les nôtres, est encore plus désespérée que vous ne pouvez l’imaginer.

Lui – Vraiment…?

Elle – C’est en partant de ce tragique constat que nous en sommes arrivés à la seule solution possible pour éviter la catastrophe finale, en d’autres termes la fin du monde.

Lui – Je vous écoute…

Elle – Vous est-il arrivé, en prenant la mesure de toutes les horreurs dont l’homme est capable, de vous poser cette question toute simple : Quand tout ça a-t-il commencé à merder ?

Lui – Oui, enfin… Et quand à votre avis ?

Elle – La réponse est évidente hélas : quand le singe est devenu un homo sapiens.

Lui – Ah oui…

Elle – Ou selon vos critères à vous, puisque vous êtes catholique, quand Dieu a créé l’Homme.

Lui – Vous pensez qu’il a eu tort ?

Elle – Il suffit pour s’en convaincre de constater les résultats aujourd’hui. C’était une véritable bombe à retardement.

Lui – Bon… Et qu’est-ce que vous proposez, exactement ?

Elle – On a bien pensé d’abord à créer un surhomme. Mais ça a déjà été tenté par le passé, avec les conséquences fâcheuses que l’on connaît. Avec l’homme, on va à la catastrophe. Avec un surhomme on y court.

Lui – Ah oui…

Elle – Ce n’est donc pas du côté de la marche avant qu’il faut chercher la solution, mais plutôt du côté de la marche arrière.

Lui – La marche arrière ?

Elle – Les plus grands scientifiques du monde, ainsi que les meilleures spécialistes des sciences humaines, y compris les plus éminents philosophes, se sont réunis secrètement il y a quelques mois sous l’égide de l’ONU. Ils sont formels : la seule véritable solution à long terme pour sauver la Terre, c’est de ramener l’homme au stade du singe.

Lui – Comment ça ramener ?

Elle – Pas d’un seul coup, évidemment. Mais en modifiant peu à peu par une sélection naturelle les caractéristiques génétiques de nos descendants. Et c’est là où nous avons besoin de vous.

Lui – De moi ?

Elle – Enfin de votre sperme, en tout cas.

Lui – Expliquez-moi ça…

Elle – Des études scientifiques montrent que, parmi toutes les catégories de la population mondiale, les catholiques pratiquants sont les plus proches génétiquement du singe.

Lui – Vraiment ?

Elle – En réalité, la règle vaut pour les croyants en général. Mais nous avons contacté un échantillon d’extrémistes d’autres confessions, et ils ont refusé de collaborer…

Lui – Je vois…

Elle – Et puis on n’allait pas non plus faire surgir une nouvelle espèce humaine, plus proche du primate, à partir des seuls gènes de fanatiques religieux. Car il y a aussi des singes très agressifs, vous savez…

Lui – Bien sûr…

Elle – C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons aussi opéré une sélection parmi les catholiques pratiquants.

Lui – Et pourquoi moi ?

Elle – C’est là où dans nos études statistiques, le côté syndicaliste semble jouer en votre faveur. À condition qu’il s’agisse d’un syndicat réformiste, évidemment. Parmi les catholiques pratiquants, ceux qui sont aussi membres de la CFDT semblent les moins agressifs et les plus aptes à collaborer.

Lui – Je vois.

Elle – Maintenant que vous êtes au courant de tout, je vous repose donc solennellement la question, cher Monsieur : Êtes-vous prêt, en faisant don de votre sperme, à participer à la régénération de la race humaine en la faisant rétrograder au stade du singe ?

Lui – J’avoue que cette proposition… me prend un peu de court.

Elle – Vous comprenez mieux maintenant le nom que nous avons donné à cette mission de la dernière chance : « Retour vers le futur ». En ramenant l’Homme à l’état de primate, nous espérons que dans son développement à venir, il choisira une voie plus raisonnable…

Lui – Je suis sensible à l’honneur que vous me faites, et j’ai conscience de ma responsabilité. C’est pourquoi je vous confirme mon accord pour participer à cette opération de sauvetage de l’Humanité.

Elle – Merci, cher Monsieur, votre réponse ne m’étonne pas, au regard de ce que nous savons de vous. Je vous recontacterai donc très prochainement pour commencer le protocole.

Lui – Je me tiens à votre disposition.

Elle – Grâce à vous, dans deux ou trois générations, l’Homme aura oublié jusqu’au souvenir d’avoir été un Homme.

Il sort. Elle prend son portable et compose un numéro.

Elle – Tu ne vas pas le croire, mais il a accepté…

Noir.

7 – Confession

Il est là, assis face au public. Elle arrive, et s’assied, également face au public.

Lui – Je vous écoute, mon enfant…

Elle – Ce n’est pas facile, mon Père.

Lui – À travers moi, c’est à notre Seigneur que vous confesserez vos péchés. N’oubliez pas que pour lui, faute avouée est à moitié pardonnée. Si en plus vous vous repentez avec sincérité, quoi que vous ayez fait, vous serez absoute.

Elle – C’est-à-dire que… Il ne s’agit pas exactement d’un péché.

Lui – Si vous pensez ne pas avoir commis de péché, pourquoi venir vous confesser ? Mais vous savez, nous commettons tous des péchés, hélas.

Elle – Même vous ?

Lui – Bien sûr, même moi. Je ne suis qu’un homme.

Elle – Mais alors, à qui est-ce que vous vous confessez ? C’est vrai, c’est une question que je me suis toujours posée. Pour les coiffeurs, par exemple. Qui est-ce qui leur coupe les cheveux. Ou pour les médecins. On n’imagine jamais qu’un médecin puisse être malade. Et pourtant, ce ne sont que des hommes eux aussi…

Lui – Je crois que nous nous égarons, ma fille. Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée ?

Elle – Je ne me suis jamais confessée.

Lui – Dans ce cas, comment pouvez-vous prétendre ne jamais avoir péché ? Quand bien même vous seriez une Sainte…

Elle – Je ne suis pas une Sainte, mais ce que j’ai à vous dire est tout à fait extraordinaire.

Lui – Bon… Si cela peut vous aider, je vous écoute. Et nous examinerons ensemble si ce que vous avez fait est ou non un péché.

Elle – Eh bien mon Père, en toute modestie, je pense avoir percé le mystère de l’univers.

Lui – Le mystère de… Si c’est une plaisanterie, sachez que c’est en tout cas un péché de bafouer ainsi la confession, qui est un de nos sacrements les plus précieux.

Elle – Je savais que vous me prendriez pour une folle… Mais c’est bien pour cela que je suis venue vous voir. Si vous, vous refusez de m’écouter, qui le fera ?

Lui – Très bien, alors je vous écoute…

Elle – Eh bien voilà, Docteur…

Lui – Mon Père.

Elle – Pardon… Eh bien voilà, mon Père… je pense avoir compris comment marche tout ça. Comment ça fonctionne. Et surtout pourquoi.

Lui – Tout ça ?

Elle – Le monde ! La vie, la mort, le bien, le mal…

Lui – Rien que ça ?

Elle – L’univers, les galaxies, les trous noirs, les extra-terrestres…

Lui – Je vois… Et comment prétendez-vous être parvenue à une telle connaissance universelle ? Vous êtes scientifique, sans doute ? Si c’est le cas, entendons-nous bien. Mon domaine est celui du doute, de la croyance et de la foi. Pas celui de la certitude, de la vérité et du savoir.

Elle – C’est là où ça va vous surprendre. Je ne suis absolument pas scientifique. D’ailleurs, j’ai toujours été nulle en maths. Mais depuis que je suis toute petite, je me pose des questions sur tout ça. Pas vous ?

Lui – Si… À ma façon…

Elle – Et vous aussi, à votre façon, vous pensez avoir trouvé la vérité.

Lui – Parlons plutôt de ce qui vous amène…

Elle – Bien entendu, assez vite, j’ai compris que je ne trouverai jamais les réponses aux questions que tout le monde se pose sans aucun résultat depuis des millénaires.

Lui – Et…?

Elle – Et pourtant, alors que je n’y croyais plus, la nuit dernière, tout s’est éclairé d’un coup.

Lui – Vraiment ?

Elle – Je dormais à poing fermés. Je me suis réveillée en sueur. Et la solution m’est apparue comme un flash.

Lui – Ne me dites pas que vous avez eu une apparition miraculeuse… Que vous avez vu la vierge…

Elle – Non, bien sûr. Et d’ailleurs, pour ce qui est du secret de l’univers, autant vous dire tout de suite que Dieu n’a pas grand chose à voir là-dedans. C’est aussi pour ça que je voulais vous prévenir en premier. Pour que vous puissiez en parler avec… votre patron.

Lui – C’est très aimable de votre part mais… par curiosité, pourriez-vous me dire en gros ce que vous pensez avoir découvert ?

Elle – Vous allez voir, en fait, c’est d’une simplicité…

Lui – Biblique ?

Elle – Je m’attendais bien sûr à un truc extrêmement compliqué. Puisque les scientifiques d’un côté, et les philosophes de l’autre, n’ont jamais réussi à trouver le début du commencement de la moindre explication.

Lui – Et ?

Elle – Eh bien finalement non… C’est très simple. Même si évidemment, c’est tout à fait étonnant. Sinon vous pensez bien que quelqu’un y aurait déjà pensé avant moi…

Lui – Je vous avoue que vous avez piqué ma curiosité. Je vous écoute…

Elle – Comme cette explication m’est apparue en rêve, je me suis empressée de noter tout ça sur un papier. Ça a beau être simple. Les rêves, vous savez ce que c’est… Le plus souvent, à peine réveillé, on les oublie.

Lui – Alors je vous prie de ne pas me faire attendre davantage. D’autant que j’ai encore plusieurs paroissiens à prendre en confession après vous…

Elle – Eh bien voilà…

Lui – Oui ?

Elle – Attendez, je vous dis ça tout de suite…

Lui – J’attends.

Elle cherche en vain dans son sac le papier en question.

Elle – Et merde !

Lui – Quoi encore ?

Elle – Je ne sais pas ce que j’ai fichu de ce papier. J’étais pourtant sûre de l’avoir mis dans mon sac…

Lui – Mais vous vous souvenez sans doute de quoi il retourne ? En gros, en tout cas…

Elle – Eh bien je vous dis… C’est comme les rêves… C’est parfaitement clair quand on dort. Tout paraît simple et évident mais…

Lui – Oui ?

Elle – Ah, ce n’est pas possible… Je l’ai sur le bout de la langue…

Lui – Je vois…

Elle – Oh, non, c’est trop bête… Le secret de l’univers ! Je l’avais, là… et… ça m’est sorti de l’esprit.

Lui – Vraiment ?

Elle – Non mais attendez, ça va sûrement me revenir… Ça avait un rapport avec… Oh merde, je ne sais plus…

Lui – Bien… Et sinon, vous n’avez rien d’autre à me confesser ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas, je vais vous demander de partir. Parmi mes paroissiens, d’autres plus malheureux que vous attendent le réconfort de la religion.

Elle – Bien sûr, excusez-moi. Mais je vais y repenser, et si ça me revient…

Lui – Voilà, repensez-y, et revenez me voir si ça vous revient, d’accord ?

Elle – Merci. Je vous dois combien, Docteur ?

Lui – Vous pouvez toujours laisser une offrande dans le tronc en sortant.

Elle – Ça va me revenir, j’en suis sûre… Et puis je vais peut-être retrouver ce fichu papier… C’est moins gros qu’une bible, évidemment, mais bon… Ça tenait en une phrase.

Lui – En une phrase ?

Elle – Malheureusement, je l’ai oubliée…

Noir.

8 – Hommage

Ils sont debout l’un à côté de l’autre face au public, lui un peu en avant, elle légèrement en retrait. Ils affichent un sourire crispé et une mine de circonstance. Il se racle la gorge et sort un papier de sa poche, auquel il jettera un regard de temps.

Lui – Chers amis, chers collègues… Nous sommes ici rassemblés pour célébrer la mémoire de Jean-Claude, qui hélas nous a brusquement quittés il y a quelques jours. Pour nous tous, Jean-Claude était bien plus qu’un collègue, c’était un ami, je dirais même plus, presque un membre de la famille… Jean-Claude était un homme…

Elle essaie discrètement d’attirer son attention en toussant, et devant l’incompréhension de l’autre, elle lui glisse quelque chose à l’oreille.

Lui – Pardonnez-moi d’avoir écorché le prénom de notre cher défunt. L’émotion sans doute… Jean-Jacques était un homme… discret, mais apprécié de tous. Tout au long de sa carrière au Service de la Voirie. (Elle lui lance à nouveau un regard embarrassé et toussote, il jette un regard à son papier et se reprend.) Tout au long de sa carrière au Service du Cadastre, j’ajouterai au service de ses concitoyens et donc au service de la France, Jean-Paul ne s’est jamais fait remarquer pour un mauvais comportement, un geste d’humeur ou un mot plus haut que l’autre. Non, Jean-Paul n’était pas homme à se mettre en avant. Toujours prêt à la cantine, à céder sa place dans la file à quelqu’un de plus pressé que lui. Toujours disposé à remplacer un collègue en arrêt maladie. Toujours volontaire pour prendre ses congés d’été au mois de janvier pour permettre aux autres de partir au soleil en famille. Oui, plus qu’un homme discret, on peut dire que Jean-Jacques, de son vivant déjà, avait choisi de s’effacer. Mais c’était pour mieux laisser à ceux qu’il aimait la possibilité de s’épanouir. Oui, Jean-Charles, vu le peu de place que tu occupais en ce bas monde, on peut vraiment dire que ta disparition laisse un grand vide derrière toi. À la veille de la retraite, tu t’en vas comme tu as vécu. Sans vouloir déranger. Au moins tu seras mort paisiblement. C’est le cœur qui a lâché, sans doute parce que tu l’avais trop grand… (Elle lui glisse à nouveau un mot à l’oreille.) Le cœur… et aussi me dit-on le tramway qui t’a renversé juste au sortir de chez toi. Ce tram qui devait te conduire ici pour ce qui aurait dû être ton dernier jour de travail, et qui finalement t’aura conduit directement au terminus. Tu pars malgré tout entouré de l’amour des tiens, de celui de ta fidèle épouse surtout… (Elle lui fait un signe, et il se reprend.) Cette épouse dont hélas tu avais divorcé il y a de cela bien des années… Le plus dur, dit-on, c’est pour ceux qui restent. Fort heureusement, tu ne laisses derrière toi aucune veuve et aucun enfant. Mais ta famille te pleure malgré tout, Jean-Philippe. Car ta famille, c’était nous… Merci à vous tous d’avoir été présents pour honorer une dernière fois la mémoire de notre regretté Jean-Bernard. Paix à son âme. Et qu’il profite enfin après ce dernier voyage, lui qui n’en avait fait aucun de son vivant, de cette éternelle retraite bien méritée. Et qui celle-là ne coûtera rien à sa caisse de retraite. Adieu Jean-Christophe, tes collègues ne t’oublieront jamais….

Moment de transition pendant que l’assistance est supposée se disperser. Ils restent donc seuls.

Lui (rangeant son papier) – Oh putain, quel calvaire. Qui est-ce qui m’a rédigé ce torchon ? C’est vous ?

Elle – C’est votre premier adjoint. En effet, il n’avait pas l’air très intime avec le défunt.

Lui – Moi non plus… Vous le connaissiez, vous, ce type ?

Elle – Non, pas personnellement. C’était quelqu’un de très discret.

Lui – Vous êtes sûre qu’il est mort, au moins ?

Elle – Oh oui, je crois quand même… Je vais vérifier.

Noir.

9 – Code confidentiel

Ils sont debout face au public.

Lui – Alors ?

Elle – Non, ça ne me revient vraiment pas…

Lui – Tu es sûre que tu ne l’as pas noté quelque part ?

Elle – Si ! Si, évidemment, que je l’ai noté quelque part.

Lui – Eh ben alors ?

Elle – Le problème, c’est que je ne sais plus où je l’ai noté.

Lui – D’accord…

Elle – Le principe des codes secrets, ce n’est pas de les marquer en gros sur la porte du frigo… ou sur sa valise quand on part en voyage.

Lui – Le principe, c’est surtout de se souvenir où on les a planqués.

Elle – Eh ben voilà, il faut croire que je l’ai bien planqué, parce que même moi, je n’arrive pas à le retrouver.

Lui – Et ton mot de passe, tu ne sais plus du tout ce que c’était ?

Elle – Je ne suis plus très sûre. Je n’ai droit qu’à trois essais, et j’en ai déjà fait deux.

Lui – J’ai l’impression qu’on parle d’un génie sorti d’une bouteille et à qui on ne peut demander que trois choses.

Elle – J’essaie de me souvenir… Des mots de passe, on en a tellement.

Lui – Moi je prends le même pour tout, comme ça je suis sûr de m’en souvenir.

Elle – Et surtout, comme ça si on te le pirate, on peut tout te pirater.

Lui – Mais au moins, je peux accéder à mon compte !

Elle – Eh ben vas-y, accède à ton compte !

Lui – J’ai perdu ma carte bleue, tu le sais bien.

Elle – Tu te souviens de ton mot de passe, mais tu as perdu ta carte, moi je n’ai pas perdu ma carte mais je ne me souviens plus de mon mot de passe.

Lui – Ce n’était pas ta date de naissance ?

Elle – Je ne révèle jamais ma date de naissance à personne. Même pas à ma banque.

Lui – Ton numéro de sécurité sociale ?

Elle – Figure-toi que je choisis des mots de passe un peu plus difficiles à pirater.

Lui – Même par toi…

Elle – Il me semble quand même que cette fois, ce n’était pas juste une série de chiffres au hasard, comme je le fais pour ma grille de loto.

Lui – Bon, mais tu ne te souviens pas du numéro gagnant ?

Elle – On n’a plus droit qu’à un essai. Si ce n’est pas le bon code, la carte sera avalée, et on va mourir de faim.

Lui – Comme tous les habitants de ce pays de merde, d’ailleurs. Qu’est-ce qui nous a pris de venir passer nos vacances ici…

Elle – Ça en revanche, c’est une idée de toi, je te rappelle. Moi je voulais aller en Bretagne. En Bretagne, on ne risquait pas de mourir de faim.

Lui – Bon. Ne dramatisons pas. On peut toujours aller au consulat…

Elle – Le premier consulat est à deux cents kilomètres d’ici. On ne sait même pas où dormir ce soir…

Lui – Alors qu’est-ce que tu proposes ?

Elle – On n’a pas le choix, il faut essayer.

Lui – Comment ça, essayer ?

Elle – Je vais faire un code au hasard, en me fiant à ma mémoire gestuelle. Je l’ai fait des milliers de fois, ce code, mes doigts s’en souviennent sûrement.

Lui – Tu crois ?

Elle – Plus j’y pense, moins je m’en souviens, alors je ne vais penser à rien, et je vais faire le code.

Lui – Je ne sais pas si c’est une bonne idée…

Elle – Tu as une autre solution ?

Lui – Non…

Elle – Alors j’y vais.

Lui – OK… Mais concentre-toi bien.

Elle – Surtout pas ! Je te dis, il faut que je ne pense à rien.

Lui – OK, alors ne pense à rien.

Elle – J’essaie…

Lui – Je suis sûr que tu vas y arriver…

Elle – J’ai l’impression de sauter à l’élastique… Allez je me lance…

Elle ferme les yeux et compose un code. Ils retiennent leur respiration.

Lui – Alors ?

Elle – Ça a marché !

Lui – Alléluia !

Elle – Du coup, on a un peu d’argent, mais à l’étranger c’est limité à cent euros à chaque retrait.

Lui – On ne va pas aller loin avec ça. Enfin, on pourra toujours en reprendre, maintenant que tu as retrouvé ton code…

Elle – C’est-à-dire que…

Elle semble perturbée.

LuiQuoi ?

Elle – Ben j’ai tapé mon code sans réfléchir…

Lui – Et alors ?

Elle – Je ne sais pas du tout ce que j’ai tapé…

Lui – Tu n’as pas vu ?

Elle – J’ai fermé les yeux fermés, pour être sûre de ne penser à rien…

Un temps.

Lui – Je sens que ces vacances, ça va être une expérience inoubliable…

Noir.

10 – Amants d’enfance

Il est là, elle arrive.

Elle – Tu me reconnais ?

Lui – Non… Je devrais ?

Elle – Marie !

Lui – Marie… Et on se connaît ?

Elle – On était ensemble à la maternelle.

Lui – À la maternelle ?

Elle – Je crois même que tu étais un peu amoureux de moi.

Lui – Ah oui, c’est…

Elle – Tu ne te souviens pas ?

Lui – Non… En même temps, la maternelle… Mais toi ? Comment tu peux me reconnaître après tout ce temps ? Ne me dis pas que je n’ai pas changé…

Elle – Oui, évidemment, on a beaucoup changé… Tous les deux.

Lui – Mais alors comment…? Si on ne s’est pas vus depuis la maternelle…

Elle – Ah mais parce que moi, je t’ai revu depuis. Pas tous les jours. Par intervalle. Mais je t’ai revu régulièrement.

Lui – Comment ça ?

Elle – J’habitais juste en face, à l’époque. J’y habite toujours. Quand mes parents sont décédés, il y a une dizaine d’années, j’ai repris la maison. Toi aussi, apparemment, tu es revenu habiter chez tes parents…

Lui – Oui, enfin… moi ça ne fait pas très longtemps.

Elle – Trois mois.

Lui – À peu près, oui.

Elle – Mais tu venais les voir régulièrement. Donc… je t’apercevais de loin, de temps en temps.

Lui – Et c’est seulement maintenant que tu m’adresses la parole.

Elle – Je n’osais pas… J’avais peur de te déranger…

Lui – Pourquoi aujourd’hui ?

Elle – Je ne sais pas… J’ai divorcé il y a six mois…

Lui – Ah oui…

Elle – Et toi ?

Lui – Il y a trois mois… (Un temps) Tu le savais ?

Elle – Oui.

Lui – Tu connaissais ma femme ?

Elle – De vue.

Lui – De vue ?

Elle – On était au lycée ensemble.

Lui – D’accord.

Elle – C’est une petite ville.

Lui – Oui.

Elle – Évidemment, ça doit te faire un choc.

Lui – Tu veux dire… mon divorce ?

Elle – De me revoir comme ça, des années après.

Lui – Ah oui… Marie…

Moment d’embarras. Ils ne savent plus trop quoi dire.

Elle – Ferme les yeux.

Lui – Pardon ?

Elle – Ferme les yeux et écoute ma voix.

Il ferme les yeux.

Lui – OK…

Elle lui susurre à l’oreille d’un voix qui se veut envoûtante.

Elle – Marie. Marie Desfossés. On était ensemble en moyenne section. J’avais un manteau rouge, un duffle-coat. J’avais des couettes, et un jour à la récréation… (Elle dépose un baiser sur ses lèvres.) Tu m’as embrassée sur la bouche. Tu ne te souviens vraiment pas ?

Lui (troublé) – Marie… Ah oui, peut-être.

Il rouvre les yeux.

Elle – Évidemment, de me revoir comme ça… Après autant d’années… Je sais bien que j’ai beaucoup changé…

Lui – Ben oui, forcément.

Elle – Moi, du coup… Je t’ai vu grandir…

Lui – Oui. Et même vieillir un peu. Alors évidemment… Ça ne fait pas le même choc.

Un temps.

Elle – On pourrait se revoir…

Lui – Si tu habites en face… On va forcément se revoir…

Elle – D’accord… Je vais y aller alors…

Elle s’apprête à repartir.

Lui – C’est vrai, cette histoire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’on était à la maternelle ensemble… et tout le reste.

Elle – À ton avis ?

Lui – Je ne sais pas…

Elle – Qu’est-ce que tu préfères ?

Lui – C’est une belle histoire.

Elle – Alors on n’a qu’à dire qu’elle est vraie…

Elle s’en va.

Noir.

11 – L’oubliée

Il est là. Elle arrive.

Lui – Bonjour. Alors qu’est-ce que je lui mets à la petite dame ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Oh vous, ça n’a pas l’air d’aller fort ? Vous ne voulez pas un petit remontant ?

Elle – Je vous dirais bien ce que je veux, mais dans une minute, vous aurez oublié.

Lui – Ah ça, ça m’étonnerait. Je n’oublie jamais une commande, Mademoiselle.

Elle – Vous oublierez la mienne, vous verrez.

Lui – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Elle – Parce que je suis celle qu’on oublie.

Lui – Pardon ?

Elle – Je suis l’oubliée. Depuis que je suis née, c’est comme ça.

Lui – Comme ça ? Comment ça, comme ça ?

Elle – Pendant sa grossesse déjà, ma mère oubliait souvent qu’elle était enceinte.

Lui – Ah oui…

Elle – Quand je suis née, mon père a oublié de me déclarer à l’état civil. Et quand ma mère a quitté la maternité, elle a oublié de me ramener à la maison avec elle en partant.

Lui – Sans blague ?

Elle – Ce n’est pas qu’ils ne m’aimaient pas. Ils m’oubliaient, c’est tout. Régulièrement, ils oubliaient d’aller me chercher à la sortie de l’école. Et je ne vous raconte pas le nombre de stations-service et de chambres d’hôtel où ils m’ont oubliée quand on partait en vacances.

Lui – Ah merde…

Elle – C’est comme ça. Enfin pas tout le temps. Il y a des périodes d’accalmie, parfois. Et puis ça recommence. Le jour de mon mariage, je pensais que j’étais enfin tirée d’affaire. Que quelqu’un, enfin, allait se souvenir de moi. Mais mon fiancé a oublié de se présenter à la mairie le jour de la cérémonie. Même le maire avait oublié de venir. Mes parents aussi, d’ailleurs…

Lui – Pourtant, vous avez l’air bien mignonne. Pas le genre de fille qu’on a envie d’oublier.

Elle – C’est vrai. J’ai toujours eu beaucoup de succès auprès des garçons. Et pourtant, je n’ai jamais brisé le cœur d’aucun d’entre eux, je vous assure. Pour ça il aurait fallu qu’ils se souviennent de moi. Mais la plupart de mes amoureux oubliaient de venir au deuxième rendez-vous.

Lui – Ah oui…

Elle – Vous connaissez la formule « jamais le premier soir » ?

Lui – Oui…

Elle – Eh bien pour moi, si ce n’était pas le premier soir, le deuxième on m’avait déjà oubliée.

Lui – Ça n’a pas dû être facile tous les jours.

Elle – Ça vous pouvez le dire. Pour trouver un travail, par exemple. Mes entretiens d’embauche, j’étais toujours toute seule. On m’avait oubliée. J’ai quand même réussi à me faire embaucher deux ou trois fois, mais tout le monde finissait par oublier qu’il y avait quelqu’un dans le bureau où je travaillais. Et évidemment, on oubliait de me payer aussi…

Lui – Et alors ?

Elle – Comme je ne pouvais jamais garder un travail, j’ai fini par basculer dans la délinquance.

Lui – La délinquance ? Pourtant, à vous voir, comme ça… Mais comment vous faites pour vivre.

Elle – Dans les magasins, je prends ce que je veux et je sors sans payer.

Lui – Vous allez finir en prison.

Elle – Pensez-vous ! Au bout d’une minute, les vigiles oublient d’appeler la police. Ou bien la police oublie de venir. Ou bien le gardien de prison oublie de fermer la cellule à clef, parce qu’il a oublié qu’il y avait quelqu’un dedans.

Lui – Ah oui, remarquez… Vu comme ça, ça n’a pas que des inconvénients.

Elle – Quand vous m’aurez servi ma consommation, si vous n’oubliez pas de le faire, je partirai sans payer, et vous ne vous souviendrez même pas de m’avoir servie.

Lui – Vraiment ?

Elle – Je n’ai jamais payé une seule note de restaurant, et pourtant, j’y mange tous les jours.

Lui – Mince… Et ça dure depuis longtemps, tout ça ?

Elle – Depuis 1902. C’est mon année de naissance.

Lui – 1902 ? Mais enfin, ce n’est pas possible.

Elle – La mort a dû oublier de venir me chercher, elle aussi.

Lui – Ah oui…

Elle – Je vous le dis… Vous m’oublierez vous aussi.

Un temps.

Lui – Bonjour. Alors qu’est-ce que je lui mets à la petite dame ?

Noir.

12 – Trou de mémoire

Il est là. Elle arrive.

Lui – Bonjour, ça va ?

Elle – Ça va. Et vous ?

Lui – Ça va, ça va.

Elle – Il ne fait pas chaud, hein ?

Lui – Non, ça on ne peut pas dire qu’il fait chaud. On peut même dire qu’il fait froid.

Elle – Oui, c’est ce que je disais. En employant une litote.

Lui – Pardon ?

Elle – Une litote ! Dire moins pour insinuer plus, si vous préférez. Par exemple… « Je ne te hais point » pour dire « je t’aime ».

Lui – Il ne fait pas chaud, c’est une litote ?

Elle – Ça peut.

Lui – Et ça peut vouloir dire je t’aime ?

L’autre semble un peu déstabilisée, et met un temps pour relancer la conversation comme elle peut.

Elle – Je me demande même s’il ne fait pas plus froid cette année que l’année dernière.

Lui – Ah oui, c’est bien possible.

Elle – Je me souviens, il y a un an, à la même époque, j’étais en maillot de bain sur ma terrasse.

Lui – En maillot de bain ? Vous êtes sûre ? En plein mois de janvier ?

Elle se rapproche de lui.

Elle – Excusez-moi, j’ai dit n’importe quoi, pour meubler. Je ne me souviens plus du tout de mon texte.

Lui – Votre texte ?

Elle – Le trou de mémoire, mais alors là… Je dirais même le trou noir.

Lui – Comment ça, le trou noir…?

Elle – Le blanc, si vous préférez. J’espérais que ça revienne, mais non. Alors j’ai improvisé. Je suis vraiment désolée.

Lui – Désolée ? Mais de quoi ?

Elle – D’avoir oublié mon texte !

Lui – Mais enfin… on n’a pas de texte !

Elle – On n’a pas de texte ?

Lui – Non. Enfin, moi, je n’ai pas de texte.

Elle – Vous êtes sûr ? Alors vous aussi, vous improvisez ?

Lui – Oui, enfin…

Elle – Ça alors… Ça m’étonnait aussi. Balancer de telles platitudes. Donc vous dites n’importe quoi… Ah oui, je comprends mieux.

Lui – Comment ça je dis n’importe quoi ?

Elle – Ce qui vous passe par la tête.

Lui – Ah non, pas tout ce qui me passe par la tête. Je trie un peu quand même.

Elle – Si ce que vous dites, c’est le plus intéressant parmi tout ce qui vous passe par la tête, je n’ose même pas imaginer le reste…

Lui – Et donc vous, vous auriez un texte.

Elle – Ben oui.

Lui – Un texte que vous auriez oublié, donc.

Elle – C’est ce que je pensais, en tout cas. Mais vous êtes sûr que vous ne seriez pas en train de dire un texte, vous aussi.

Lui – Je ne sais pas… Vous croyez ?

Elle – Il y a tout de même quelque chose qui ne colle pas.

Lui – Quoi donc ?

Elle – Si vous, vous êtes en train de dire un texte, ce n’est pas possible que moi je sois en train d’improviser.

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Ça ne collerait pas.

Elle – Ah oui, c’est sûr.

Elle – Ou alors c’est qu’on est en train d’improviser tous les deux.

Lui – Ou bien qu’on est en train de dire un texte tous les deux.

Elle – Mais qui aurait bien pu écrire des inepties pareilles ?

Lui – Vous savez, le théâtre contemporain… Peut-être que l’auteur improvisait, lui aussi.

Elle – Je vois, l’écriture automatique, tout ça.

Lui – Je pensais que c’était démodé.

Elle – Ce qui est sûr, c’est que l’auteur, lui, il n’avait pas de texte. Au départ…

Lui – Donc, quelque part, il improvisait…

Elle – Oui, on peut dire ça comme ça…

Lui – Alors pourquoi on improviserait pas un peu, nous aussi.

Elle – En fait, je me demande si…

Lui – Quoi ?

Elle – On ne serait pas en train d’écrire le texte à la place de l’auteur.

Lui – Je vois… Les personnages improvisent, et lui il n’a plus qu’à recopier.

Elle – Et c’est lui qui empoche les droits d’auteur.

Lui – Auteur… C’est vraiment un métier de feignant.

Elle – Je dirais même plus : de plagiaire.

Lui – De plagiaire ?

Elle – Si l’auteur plagie ses propres personnages…

Lui – En même temps, vous l’avez dit vous-même. On ne peut pas dire que ce qu’on raconte soit d’une très haute tenue littéraire.

Elle – Non, il faut bien le reconnaître.

Lui – Bon on a peut-être assez improvisé comme ça, non ?

Elle – Oui, ça ira bien.

Lui – Alors ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’est-ce qu’on disait avant de parler ?

Noir

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables

sur son site : www.comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Janvier 2020

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-394-0


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