Comédie de moeurs

Héritages à tous les étages

Neighbours’ DayEl infierno son los vecinosUma herança pesada 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

14 personnages très variable en sexe

3H/11F, 4H/10F, 5H/9F, 6H/8F, 7H/7F, 8H/6F, 9H/5F…

Antoine vient d’hériter d’une vieille tante dont il ignorait l’existence un superbe appartement dans les beaux quartiers de Paris. Il vient faire le tour du propriétaire avec son amie Chloé. Mais les secrets de famille, c’est comme les cadavres, ça finit toujours par remonter à la surface…


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Héritages à tous les étages


14 PERSONNAGES

Antoine, directeur littéraire

Chloé, professeur d’anglais

Madame Sanchez, concierge

Madame Cassenoix, syndic

Docteur Brisemiche, médecin

Maître Fouinard, avocat

Sam, prostituée ou travesti

Colonel Gonfland, officier de cavalerie

Père Dessaint, curé défroqué

Mme Durand de la Cour, baronne

Madame Zarbi, psychanalyste

Angela, artiste peintre

Un salon avec une baie vitrée qu’on imagine donner sur les toits de Paris, côté salle. Le côté jardin est supposé ouvrir sur une terrasse, et le côté cour sur un couloir conduisant à une entrée. Les meubles et la décoration sont vieillots ou kitch. En fond de scène, dans un cadre monumental, un tableau d’avant-guerre représentant un militaire jeune, avec des faux airs du Maréchal Pétain.

Antoine (off) – Attends un peu, je retire l’alarme. Si je ne le fais pas dans les trente secondes, on va réveiller tout l’immeuble et on sera embarqués par les flics comme des voleurs… Merde, c’est quoi le code, déjà… Ah oui, 14-18…

Chloé arrive. Depuis le seuil, elle jette un regard sur l’ensemble et pousse une exclamation entre admiration et effarement.

Chloé – Ouah !

Elle s’avance dans la pièce et Antoine arrive à son tour.

Antoine – Je t’avais prévenue, il y a un peu de rafraichissement à prévoir…

Chloé – Tu parles comme un agent immobilier. Je te rappelle que tu es le propriétaire.

Antoine – J’ai encore un peu de mal à réaliser… Mais attends de voir ça…

Il l’accompagne jusqu’au devant de scène pour contempler la vue par la baie vitrée. Cette fois, l’exclamation de Chloé est franchement émerveillée.

Chloé – Ouah !

Antoine – Tu verras. De la terrasse, en se penchant un peu, on aperçoit même la Tour Eiffel.

Chloé – Ah oui, ça va nous changer… De chez nous, sans avoir à se pencher, on voit le cimetière de La Garenne-Colombes.

Antoine s’approche et l’enlace.

Antoine – Alors ? Tu consens à passer ta première nuit avec moi dans notre nouvelle demeure ?

Chloé – C’est vrai que tout ça est très excitant… Mais je vais attendre d’avoir vu le lit de ton arrière-grand-mère avant de te donner une réponse définitive.

Antoine – Ce n’est pas mon arrière-grand-mère, c’est ma grand-tante Germaine.

Chloé – Ta tante germaine ? Je pensais qu’il n’y avait que les cousins qui pouvaient être germains…

Antoine – Ah non, Germaine c’est son prénom. C’était la sœur aînée de ma grand-mère.

Chloé – La mère de ton père ?

Antoine – De ma mère. Enfin, à ce qu’il paraît…

Chloé fait le tour de la pièce.

Chloé – Et tu ne l’as jamais rencontrée ?

Antoine – Je ne savais même pas que ma grand-mère avait une sœur.

Chloé – C’est dingue…

Antoine – Quoi ?

Chloé – Que tes parents ne t’aient jamais parlé de cette tante Germaine…

Antoine – Ouais…

Chloé – Et aujourd’hui, tu hérites de son appartement.

Antoine – Apparemment, elle n’avait pas d’enfants. Et comme mes parents sont morts aussi. Le notaire a dit que j’étais son seul héritier…

Chloé – C’est triste quand même… Tu te rends compte ? Pendant toutes ces années, elle vivait là. À deux stations de métro de la maison d’édition pour laquelle tu bosses. Et tu apprends son existence par un faire-part…

Antoine – Un faire-part ? Même pas… Quand j’ai reçu la lettre du notaire, l’enterrement avait déjà eu lieu.

Chloé prend une photo dans un cadre, trônant sur un guéridon.

Chloé – C’est elle ?

Antoine – Ouais, j’imagine…

Chloé – Elle était belle… quand elle était jeune.

Antoine – Ouais.

Chloé – C’est tout ce que ça te fait ?

Antoine – Quoi ?

Chloé – Je ne sais pas moi… Elle n’est plus là, et tu ne la connaîtras jamais… Il ne te reste plus qu’une photo…

Antoine – Et l’appartement.

Chloé – Ça ne te fait rien de savoir qu’elle est morte, la tante Germaine ?

Antoine – Ah si. Si, ça me fait quelque chose, je t’assure.

Chloé – Quoi ?

Antoine – Franchement ? J’ai l’impression d’avoir gagné au loto.

Chloé repose la photo.

Chloé – C’est clair… On ne va pas non plus regretter notre deux pièces à La Garenne-Colombes.

Antoine – Non mais tu te rends compte ? Fini le RER. Je pourrai aller bosser à pied !

Chloé – Et moi en vélo. J’ai juste la Seine à traverser pour aller au lycée.

Antoine – Pas de loyer à payer. En plein centre de Paris. Un appartement avec terrasse, au dernier étage avec ascenseur, dans un bel immeuble haussmannien.

Chloé – Ça y est, tu recommences à parler comme un agent immobilier.

Antoine – Il y a même un parking !

Chloé – On n’a pas de voiture…

Antoine – Tu rigoles ! Tu sais combien ça se loue, un parking, dans un quartier comme ça ?

Chloé – Non. Combien ?

Antoine – Je ne sais pas exactement, mais… au moins la moitié de mon salaire actuel, sûrement.

Chloé – Tu n’as qu’à louer le parking et passer à mi-temps. Tu pourras commencer à écrire ton premier roman. Tu ne vas pas publier toute ta vie les bouquins des autres.

Antoine – Il faudrait d’abord que je trouve un sujet…

Chloé – Tiens, tu pourrais écrire l’histoire de cette mystérieuse grand-mère.

Antoine – C’est ma grand-tante.

Chloé – Une femme qui était presque centenaire, qui devait avoir dans les vingt ans pendant la dernière guerre. Il y a sûrement de quoi écrire un roman.

Chloé jette un nouveau regard sur la pièce.

Antoine – C’est vrai que l’atmosphère est chargée…

Chloé – Oui… Je dirais même oppressante. On dirait que le fantôme de Germaine hante encore cet appartement.

Antoine – Il faudra peut-être le faire désenvoûter avant d’emménager.

Chloé – Tu crois ?

Antoine – On commencera par se débarrasser de toutes ces vieilleries, et on refera les peintures.

Chloé – Il faut avouer que c’est assez sombre.

Antoine s’approche à nouveau de la baie vitrée.

Antoine – Ouais… Mais regarde un peu cette vue ! Ces milliers de toits qui s’étendent devant nous.

Chloé – Et derrière chacune de ces fenêtres, des hommes et des femmes, avec chacun leur histoire. Chacun leur destin.

Antoine – C’est vrai que c’est très romanesque.

Chloé – Paris…

Antoine – La plus belle ville du monde…

Chloé – Et la plus romantique.

Antoine – Des milliers d’appartements comme celui-là. Des millions de gens. Des milliards d’histoires en train de s’écrire.

Chloé – Oui… Tu imagines ? En ce moment même, certains sont en train de faire une demande en mariage.

Antoine – D’autres sont en pleine scène de rupture.

Chloé – Des bébés sont en train de naître, un peu partout.

Antoine – Et des vieux sont en train de calancher, comme la tante Germaine.

Chloé – Certains sont en train de faire la vaisselle.

Antoine – Et d’autres sont en train de faire l’amour…

Ils commencent à s’enlacer. Ils sont interrompus par la sonnerie de la porte.

Chloé – Qui ça peut bien être ?

Antoine – Je ne sais pas… Je ne connais personne dans cet immeuble…

Chloé – Le fantôme de la tante Germaine ?

Antoine – J’y vais…

Chloé – Tu veux que je vienne avec toi ?

Antoine – Ça ira. Mais si je ne suis pas revenu dans cinq minutes, tu appelles un exorciste, d’accord ?

Antoine sort. Chloé examine le tableau, intriguée.

Antoine (off) – Ah oui… Non, non, pas du tout… Mais je vous en prie, entrez…

Antoine revient, suivi par Madame Cassenoix.

Cassenoix – Je ne voudrais pas vous déranger. C’est Madame Sanchez, la concierge, qui m’a dit qu’elle vous avait vu monter avec votre dame. (Apercevant Chloé) Enfin, je ne sais pas si c’est votre épouse… Bonjour Mademoiselle.

Chloé – Bonjour Madame.

Antoine – Chloé, je te présente Madame Cassenoix, une voisine, qui est aussi la syndic de l’immeuble.

Cassenoix (avec un air de circonstance) – Cher Monsieur, au nom de tous les copropriétaires de cet immeuble que j’ai l’honneur de représenter, je vous prie d’accepter nos plus sincères condoléances.

Antoine – Merci, mais vous savez…

Cassenoix – Votre tante était un être exceptionnel. Une femme de caractère, il faut bien le dire. Mais tout à fait charmante. Les résidents de l’immeuble étaient très attachés à Germaine.

Antoine – Je suis très heureux de l’apprendre, vraiment.

Cassenoix – Pour nous tous, Germaine, c’était beaucoup plus qu’une voisine, vous savez. On se rendait de petits services. On lui faisait ses courses à l’occasion. On s’occupait de ses démarches administratives au besoin…

Chloé – Vraiment ?

Cassenoix – Bref, nous faisions tout notre possible pour qu’elle se sente moins seule. Elle recevait très peu de visites, comme vous le savez. Nous l’entourions tous les jours de notre affection. Et elle nous le rendait bien, croyez-moi.

Antoine – Ah oui, c’est… C’est bien…

Cassenoix – En fait, ses voisins, pour Germaine, c’était un peu une famille. D’ailleurs, je ne savais pas qu’elle en avait une autre… En tout cas, elle ne m’en avait jamais parlé.

Antoine – Ça ne m’étonne pas… En fait, je connaissais très peu ma tante Germaine…

Cassenoix – Ah oui… D’ailleurs, je ne me souviens pas vous avoir aperçu à l’enterrement…

Antoine – Pour tout vous dire je…

Chloé, agacée par cet interrogatoire, intervient.

Chloé – Mais j’imagine que vous n’êtes pas seulement venue pour bavarder, et nous ne voudrions pas vous retenir trop longtemps. Vous aviez peut-être… quelque chose à nous demander ? Entre voisins. Un tire-bouchon, du gros sel, des allumettes…?

Antoine – Un casse-noix…?

Cassenoix – Ah, pour le tire-bouchon, vous n’êtes pas tombé loin… Enfin, c’est un peu embarrassant… Vu les circonstances…

Chloé – Dites toujours.

Cassenoix (toussotant) – Excusez-moi, j’ai un chat dans la gorge.

Antoine – Vous voulez boire quelque chose ?

Chloé lance à Antoine un regard réprobateur.

Chloé – Je ne sais pas si on a quelque chose à vous offrir.

Cassenoix – Juste un verre d’eau, ça ira, merci.

Chloé – Je ne sais même pas où est le frigo…

Cassenoix – Ne vous embêtez pas, de l’eau du robinet, ça fera l’affaire. Elle est de très bonne qualité dans le quartier, vous verrez. Alors pourquoi s’embêter à charrier des packs d’eau minérale. Surtout quand on habite au dernier étage, comme vous. Même avec l’ascenseur. (Antoine et Chloé attendent qu’elle en vienne au fait.) Le robinet se trouve dans la cuisine. La deuxième porte à gauche dans le couloir. Vous trouverez des verres dans le placard juste au-dessus.

Chloé sort, un peu froissée.

Cassenoix – Alors voilà… C’est aujourd’hui la Fête des Voisins, et depuis que cette fête existe, votre tante a toujours insisté pour qu’elle soit organisée chez elle.

Antoine – Tiens donc…

Cassenoix – Une tradition, en quelque sorte. À cause de la grande terrasse et de la vue sur Paris, sans doute.

Antoine – Sans doute…

Cassenoix – Il faut bien dire que cet appartement est le plus beau de l’immeuble. Et puis comme Germaine était toute seule, ça lui faisait un peu de compagnie.

Antoine – Hélas, elle est morte, n’est-ce pas…

Cassenoix – Bien sûr… Mais elle aurait sûrement été très heureuse de nous voir tous là ce soir, réunis une dernière fois…

Antoine – C’est-à-dire que… Nous n’avions pas prévu.

Cassenoix – Pour ça ne vous inquiétez pas, on s’occupera de tout. Comme d’habitude. Enfin, je veux dire, comme nous le faisions avec votre tante Germaine.

Chloé revient avec un verre d’eau qu’elle tend à Madame Cassenoix.

Cassenoix – Merci beaucoup.

Chloé – Je vous en prie…

Cassenoix pose le verre sans le boire.

Cassenoix – Comme je le disais à votre mari…

Chloé – Nous ne sommes pas encore mariés, si c’est cela que vous vouliez savoir.

Antoine intervient pour faire baisser la tension.

Antoine – Madame Cassenoix est venue nous inviter à la Fête des Voisins.

Chloé – Ah oui ? C’est… C’est très aimable de sa part. (Étonnée) Mais quand ?

Cassenoix – Eh bien… Mais aujourd’hui !

Antoine – Enfin… l’idée c’est que ça se passe chez nous…

Chloé – Chez nous ? Comment ça chez nous ? Tu veux dire ici ?

Cassenoix – Disons que… Ce sera une sorte de… pot de départ.

Antoine – Nous, on vient à peine d’arriver.

Cassenoix – Je veux dire un pot d’adieu. Pour Germaine. Comme vous n’avez pas pu assister à l’enterrement…

Antoine – Bien sûr…

Cassenoix – Bon, alors puisque vous êtes d’accord, c’est entendu. Je ne sais pas comment vous remercier, vraiment.

Antoine et Chloé, pris de court, échangent un regard embarrassé.

Antoine – Mais… de rien, je vous en prie.

Cassenoix – Et donc vous… Vous avez le projet de venir vous installer dans cet appartement ?

Antoine – Euh… Oui… Enfin…

Cassenoix – Eh bien comme ça, vous ferez connaissance avec tous vos nouveaux voisins… Ça fera d’une pierre deux coups.

Antoine – Oui, pourquoi pas…

Cassenoix – Bon, allez, je me sauve. J’ai encore quelques préparatifs à terminer… Pour cette petite réception, je veux dire… Alors à tout à l’heure ?

Antoine – À tout à l’heure…

Antoine s’apprête à la suivre.

Antoine – Je vous raccompagne.

Cassenoix – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Antoine – Très bien…

Cassenoix s’en va. Antoine et Chloé se regardent, interloqués.

Antoine – J’ai l’impression qu’elle nous a un peu forcé la main, non ?

Chloé – Tu crois ? Il faut dire que tu ne t’es pas beaucoup défendu…

Antoine – Tu m’as laissé tout seul avec elle !

Chloé – C’est toi qui m’a envoyé lui chercher un verre d’eau à la cuisine ! Un verre qu’elle n’a même pas bu, d’ailleurs…

Antoine – On n’habite même pas encore l’immeuble, on ne va pas déjà se fâcher avec tous les voisins…

Chloé – De là à se laisser envahir dès le premier jour.

Antoine – Tu as raison… Elle nous a bien embobinés avec sa Fête des Voisins.

Chloé – Ouais… D’autant que la Fête des Voisins, normalement, c’est en juin…

Antoine – Non ?

Chloé – Je pensais que tu le savais !

Antoine – Comment veux-tu que je le sache ?

Chloé – Tout le monde sait que la Fête des Voisins, ce n’est pas fin décembre. Fin décembre, c’est Noël  ! Ça tu es au courant, quand même ?

Antoine – C’est dingue… Pourquoi ils font la Fête des Voisins au mois de décembre ?

Chloé – Une autre tradition, sans doute… Comme celle de fêter ça chez nous… Ça commence bien…

Antoine – Bon… Voyons le bon côté des choses… Ça nous permettra de faire connaissance avec tous nos voisins en une seule fois.

Chloé – Il n’y avait pas urgence, non plus. On vient à peine d’arriver.

Antoine – Qu’est-ce que tu veux ? Maintenant, on est copropriétaires. Ça implique aussi certaines contraintes…

Chloé – Tu es copropriétaire.

Antoine – Quoi qu’il en soit, on aura affaire à eux à l’avenir pour la gestion de l’immeuble. Et c’est Madame Cassenoix le syndic. Je ne pouvais pas la rembarrer comme ça.

Chloé – Madame Cassenoix… Un nom prédestiné…

Antoine – Ça nous évitera d’avoir à pendre la crémaillère. Elle a dit qu’ils s’occupaient de tout.

Chloé – C’est vrai qu’ils ont l’air d’avoir une fâcheuse tendance à s’occuper de tout, y compris de ce qui ne les regarde pas. Je ne sais pas pourquoi, mais je la sens mal, cette copropriété.

Antoine – On verra bien… S’ils ne sont pas sympas, on ne les réinvitera pas.

Chloé – C’est eux qui se sont invités !

Antoine (la prenant dans ses bras) – Allez… On ne va pas se disputer pour si peu.

Chloé – Tu as raison… L’essentiel, c’est qu’on soit enfin chez nous.

Antoine – Si on continuait notre tour du propriétaire ?

Chloé (se tournant vers le tableau) – C’est qui, celui-là ? Ton grand-oncle ? Le mari de Germaine ?

Antoine – Aucune idée…

Ils regardent tous les deux le tableau.

Chloé – Il a des faux airs du Maréchal Pétain, non, avec sa moustache ?

Antoine – Tous les militaires se ressemblent… Et la moustache était très à la mode à l’époque. Mais il paraît un peu jeune, non ?

Chloé – Même Pétain a été jeune…

Antoine – C’est vrai… On a du mal à imaginer que tous les dictateurs ne sont pas nés avec une moustache. Que Pétain a été un jeune homme imberbe, Staline un ado boutonneux et Hitler un bébé joufflu.

Chloé – En tout cas, ce n’est sûrement pas une toile de maître… contrairement à ce qu’on pourrait penser en voyant le cadre.

Antoine – Dommage… Ça m’aurait aidé à payer les frais de succession.

Chloé – Les frais de succession ?

Antoine – Cet appartement ne va quand même pas être gratuit. Avec ce degré de parenté éloignée, le taux d’imposition est assez élevé. Et comme Germaine n’a rien laissé à la banque en plus de ce bien immobilier…

Chloé – Et ces impôts, ça va chercher dans les combien ?

Antoine – Le notaire ne m’a pas encore donné les chiffres exacts. Au pire, je prendrai un crédit. C’est tout de même mieux que de payer un loyer.

Chloé  – Je ne sais pas pourquoi, mais je commence à me demander si tout ça va vraiment être aussi simple qu’on le pensait…

Antoine – Je te montre la terrasse ?

Chloé (avec un sous-entendu) – Et si tu me montrais la chambre, d’abord ?

Antoine – OK…

Il lui prend la main et s’apprête à l’entraîner vers le couloir. Ils sont coupés dans leur élan par la sonnette qui retentit à nouveau.

Chloé – Encore ?

Antoine – On n’a qu’à laisser sonner. On n’est pas obligés d’ouvrir.

Chloé – Tu viens d’inviter tout l’immeuble pour la Fête des Voisins ! On ne peut pas les laisser dehors…

Antoine – Tu crois que c’est déjà eux ?

Chloé – Qui ça pourrait être à ton avis ? Le Père Noël ?

Antoine – J’y vais…

Chloé – Laisse… Cette fois, je m’en occupe.

Antoine (un peu inquiet) – Tu essaies de rester aimable, quand même.

Chloé – Je vais jouer la maîtresse de maison idéale, je te promets.

Antoine – OK.

Chloé sort. Antoine reste là et soupire. Il examine à son tour le tableau, intrigué. Le téléphone fixe, un modèle d’un autre âge, sonne. Antoine hésite, puis répond.

Antoine – Allô… Oui, c’est bien ici… Non, je suis son petit-neveu… La Fête des Voisins ? Euh, oui, c’est bien ici… Enfin… Bon, d’accord, alors à tout de suite…

Il raccroche. Chloé revient suivie de Madame Cassenoix, qui porte une bassine de sangria, et de Madame Brisemiche, qui porte une tarte.

Cassenoix – Et voilà la sangria !

Brisemiche – Bonjour, bonjour ! Moi, j’ai fait une flamiche aux oignons !

Cassenoix – Ah, l’année dernière, c’était une flamiche aux poireaux, non ?

Brisemiche – Je me suis dit que ça changerait. Et pour tout vous dire, je n’avais pas de poireaux sous la main. J’espère que vous aimez les oignons !

Cassenoix – Mais enfin, Docteur ! Tout le monde aime les oignons ! Et puis c’est très bon pour la santé, les oignons. Moi, j’en mets partout.

Brisemiche – J’espère que vous n’en n’avez pas mis dans la sangria.

Elle rient toutes les deux stupidement, sous les regards atterrés d’Antoine et de Chloé.

Cassenoix – Mais voyons, je manque à tous mes devoirs ! Je vous présente le Docteur Brisemiche, qui a son cabinet juste en dessous. Avouez que c’est pratique d’avoir un médecin dans l’immeuble. On a un dentiste, aussi, mais il est actuellement décédé. Je veux dire, il a pris sa retraite le mois dernier, et son remplaçant n’est pas encore arrivé.

Brisemiche – Madame, Monsieur… Enchantée.

Antoine – Docteur…

Brisemiche – Je vous en prie, appelez-moi Anne-Marie. Mais… je ne suis pas sûre d’avoir retenu vos prénoms…

Chloé – Chloé.

Antoine – Et moi c’est Antoine.

Brisemiche – Si vous voulez bien débarrasser cette table, ma petite Chloé. On va installer le buffet ici.

Chloé, machinalement, ôte le vase chinois qui trône sur la table.

Cassenoix – Antoine, si cela ne vous dérange pas, il doit y avoir une nappe dans le petit meuble, là. Ce sera quand même plus convenable…

Antoine ouvre le meuble, mais ne semble pas trouver.

Brisemiche – Tout en bas.

Antoine sort la nappe et l’étend sur la table. Cassenoix y pose la bassine de sangria, et Brisemiche la tarte.

Cassenoix – Voilà. Les invités viendront se servir au salon. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’ils font… Mais si vous voulez profiter de la terrasse en attendant.

Antoine – Très bien…

Brisemiche – Après tout, vous êtes ici chez vous.

Chloé – Merci de nous le rappeler…

On sonne à nouveau.

Brisemiche – Ah, vous voyez, vous étiez médisante. Pour une fois, ils sont à l’heure.

Cassenoix – J’y vais… Mais après, je vais laisser la porte ouverte, parce que sinon, on ne va pas en finir…

Elle sort. Échange de sourires un peu embarrassés.

Brisemiche – C’est moi qui ai assisté votre tante pendant ses derniers instants…

Antoine – Ah oui. Malheureusement, je n’ai pas eu le plaisir de… Enfin, je veux dire…

Chloé – Et… elle est morte de quoi, exactement.

Brisemiche – Mon Dieu, vous savez… Passé 90 ans… Faut-il vraiment mourir de quelque chose en particulier ? En tout cas, je peux vous assurer qu’elle n’a pas souffert.

Monsieur et Madame Crampon arrivent, l’un avec un taboulé et l’autre une salade d’endives. Suivis de Cassenoix.

Mr Crampon – Bonjour tout le monde… Vous m’excuserez de ne pas vous serrer la main, mais je suis un peu encombré… Où est-ce que je peux poser ça ?

Mme Crampon – Tu vois bien que le buffet est là ! Comme d’habitude…

Monsieur Crampon pose son plat et Madame Crampon en fait de même. Ils se retournent vers Antoine et Chloé.

Mr Crampon – Jacques Crampon, courtier en assurances. Et voici Josiane, mon épouse.

Mme Crampon – Vous c’est Antoine et Chloé, je crois.

Chloé – Oui… Les nouvelles vont vite, je vois.

Mr Crampon – Avant de venir travailler dans cet immeuble comme concierge, Madame Sanchez travaillait en Allemagne de l’Est pour la Stasi.

Mme Crampon – Je pensais qu’elle était portugaise…

Mr Crampon – Je plaisante, Josiane ! Je plaisante !

Mme Crampon – J’ai fait un taboulé et une salade d’endives.

Mr Crampon – J’espère que vous aimez les endives.

Mme Crampon – Pourquoi tu dis ça ?

Mr Crampon – Moi, personnellement, je déteste les endives.

Mme Crampon – Oui, c’est pour ça que j’ai fait aussi un taboulé. Mais les endives c’est très bon. Et puis c’est la saison. Vous aimez les endives, Antoine ?

Antoine – Oui, enfin…

Mr Crampon – Je ne savais même pas qu’il y avait une saison pour les endives… Je pensais que les endives, c’était toute l’année…

Mme Crampon– Ce sont des endives au Roquefort. C’est excellent, vous verrez. Et c’est très bon pour la santé. N’est-ce pas Docteur ?

Brisemiche – En tout cas, dans toute ma carrière, je n’ai encore rencontré personne qui soit mort après avoir mangé des endives au Roquefort.

Mr Crampon – C’est qu’aucun de vos patients n’avaient encore goûté celles de ma femme.

Madame Crampon le fusille du regard.

Mr Crampon– Mais enfin, Josiane, je plaisante ! On est là pour passer un bon moment ensemble, pas vrai ? Entre voisins !

Chloé – Oui… Et ça m’a l’air bien parti…

Le téléphone fixe sonne. Avant même qu’Antoine n’ait le temps de réagir, Cassenoix décroche, machinalement.

Cassenoix – Allô oui ? Ah c’est vous, mon Père… Oui, oui, je comprends… Non, non, pas de problème, on vous attend… D’accord, à tout de suite.

Elle raccroche sous le regard médusé de Chloé et d’Antoine.

Cassenoix – C’était le Père Dessaint. Il va nous rejoindre, mais il a été retenu par une urgence. Une extrême-onction.

Chloé – Le Père Dessaint ?

Cassenoix – Oui, je sais, c’est un nom prédestiné. Le Père Dessaint est en effet un saint homme.

Mr Crampon – Il habite au rez-de-chaussée. Depuis que son presbytère a été revendu par l’évêché à un couple d’homosexuels pour en faire des chambres d’hôtes gay friendly…

Brisemiche – Il paraît que l’Église est en crise, elle aussi… Elle est obligée de vendre les bijoux de famille.

Cassenoix – Vous ne croyez pas si bien dire… Hélas, aujourd’hui, nous avons parfois l’impression de vivre au royaume de Sodome.

Blanc.

Brisemiche – Je vous sers quelque chose, histoire de nous mettre en train ?

Mr Crampon – Allez ! Que la fête commence…

Cassenoix – Sangria ?

Mme Crampon – Sangria.

Cassenoix – Très bien… Alors Sangria pour tout le monde !

Mr Crampon – Et au moins, pour la sangria, il n’y a pas besoin de tire-bouchon !

Tous éclatent de rire, sauf Antoine et Chloé.

Brisemiche – C’est une blague entre nous, parce que Germaine ne savait jamais ce qu’elle avait fait de son tire-bouchon.

Ils rient tous à nouveau. Antoine et Chloé se forcent à sourire, mais échangent un regard un peu inquiet.

Cassenoix – Dans les derniers temps, votre pauvre tante perdait un peu la tête, vous savez…

Brisemiche – À près de cent ans, c’est tout à fait normal de ne plus avoir une aussi bonne mémoire… Sinon, pour son âge, elle était encore très en forme, croyez-moi…

Chloé – En somme, elle est morte en bonne santé, n’est-ce pas Docteur ?

Moment d’embarras, dissipé par l’arrivée du Père Dessaint, accompagné de la Baronne Durand de la Cour.

Dessaint – Bonjour tout le monde ! Et bienvenue aux nouveaux arrivants !

Mr Crampon – Ah, voilà Monsieur Tuc.

Antoine – Monsieur Tuc, bonjour.

Tous les voisins se marrent à nouveau.

Brisemiche – Ils sont impayables…

Cassenoix – Non, c’est une autre blague entre nous, parce que tous les ans, systématiquement, il arrive à la Fête des Voisins avec un paquet de Tuc.

Dessaint – Et les voici ! Pourquoi déroger à la tradition ?

Il sort un paquet de Tuc qu’il pose sur le buffet, avant de serrer la main d’Antoine et de Chloé.

Dessaint – Je suis le Père Dessaint. Et voici la Baronne Durand de la Cour.

Mme Crampon – Qui conformément à la tradition aussi, n’a rien amené, j’imagine…

Baronne – Il y a toujours trop, de toutes façons. Et chacun doit repartir avec les restes. Autant manger directement les restes !

Nouvel éclat de rire.

Cassenoix – Je sens qu’on va bien s’amuser !

Dessaint – Sans oublier que cette année, la Fête des Voisins a pour nous tous une résonance toute particulière…

Cassenoix – C’est vrai, excusez-moi. J’avais oublié un instant que cette pauvre Germaine nous avait quittés.

Dessaint – Oui, c’est émouvant d’être tous rassemblés chez elle ce soir. J’ai l’impression à tout moment qu’elle va entrer par cette porte pour nous gratifier de ce succulent gâteau aux noix, dont elle tenait tant à garder la recette secrète…

Mme Crampon – Votre tante était très cachotière…

Antoine – Ce n’est pas moi qui pourrais dire le contraire. Toute sa vie, elle a réussi à me cacher sa propre existence.

Dessaint – J’ai eu le privilège d’administrer les derniers sacrements à votre tante avant que Dieu ne la rappelle à lui. Soyez au moins assuré qu’elle ne nous a pas quittés sans le secours de la religion.

Antoine – Ah oui, c’est… C’est tout à fait rassurant en effet.

Chloé – J’en conclus que Germaine était très croyante…

Dessaint – Croyante ? Je dirais même militante.

Cassenoix – Quand ils ont fait passer la loi sur le mariage pour tous, croyez-moi, ce n’était pas la dernière à protester dans la rue. Elle avait une sainte horreur des homosexuels !

Chloé – Vraiment ?

Consternation d’Antoine et Chloé.

Brisemiche – Eh oui… C’était le bon temps…

Mme Crampon – L’occasion de se retrouver tous ensemble autour de valeurs communes.

Cassenoix – Et surtout le prétexte d’un joyeux pique-nique sur les pelouses du Trocadéro, arrosé de cet excellent vin de messe. N’est-ce pas mon Père ?

Dessaint – Je pense que Germaine aurait souhaité que cette année encore nous célébrions dans la joie ce moment de convivialité et de partage. (Il lève son verre.) À la mémoire de cette femme exceptionnelle !

Ils lèvent leurs verres et boivent. L’arrivée d’Angela, look gothique, jette un froid.

Cassenoix – Ah, chers amis, voici Angela.

Angela – Salut vieux débris. Il y a quelque chose à boire ? Je suis en manque…

Cassenoix – Angela est artiste peintre, et elle a son atelier au rez-de-chaussée.

Brisemiche – Madame Crampon, voulez-vous avoir l’amabilité de servir un verre de sang à Mademoiselle Angela ?

Mme Crampon – Vous voulez dire un verre de sangria, sans doute.

Brisemiche – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Madame Crampon sert un verre qu’elle tend à Angela, qui le vide d’un trait sous le regard réprobateur des autres voisins.

Angela – Ah… J’avais soif…

Chloé – Et vous peignez quel genre de tableaux ? Abstrait ? Figuratif ?

Angela – En ce moment, je suis dans ma période rouge.

Antoine – Ah très bien… Comme Picasso, alors. Enfin je veux dire, sa période bleue.

Angela – Ah non, je voulais juste dire qu’en ce moment, je carbure au gros rouge. Sinon, je peins très peu.

Rires forcés.

Cassenoix – Vous savez comment sont les artistes…

Dessaint – Et si nous passions sur la terrasse ?

Mr Crampon – Volontiers…

Ils sortent, laissant Antoine et Chloé seuls avec Angela.

Angela – Ne vous inquiétez pas, contrairement aux apparences, je ne suis pas un vampire. Les suceurs de sang, ce serait plutôt eux…

Chloé – Vraiment ?

Angela – Vous savez comment est morte votre grand-mère ?

Antoine – C’était ma grand-tante… Elle était très âgée. À vrai dire, je ne me suis pas posé la question.

Angela – Germaine était en pleine forme, croyez-moi. Elle aurait fait une centenaire.

Chloé – Je crois déceler derrière ce conditionnel une once de soupçon…

Antoine – Quelqu’un avait-il des raisons d’en vouloir à ma tante ?

Angela esquive la réponse par un sourire mystérieux.

Angela – Vous aimez ce tableau ?

Antoine – Mon Dieu… C’est très pompier, non ?

Angela – C’est moi qui l’ai peint.

Chloé – Non mais il est très bien ce tableau, je lui trouve même quelque chose de…

Angela – Ne vous fatiguez pas. C’était juste une commande de Germaine.

Antoine – Vraiment ?

Chloé – C’est son fiancé de l’époque ?

Angela – En tout cas, pour le réaliser, elle m’a fourni une photo du Maréchal Pétain. À l’époque où il n’était encore que Colonel…

La baronne revient.

Baronne – Ne vous occupez pas de moi.

La baronne remplit son sac de différentes victuailles présentes sur le buffet. Avant de se servir un verre qu’elle porte à ses lèvres, avec un air de dégoût.

Baronne – De la sangria… C’est d’une vulgarité…

La baronne repart.

Chloé – Elle est vraiment baronne ?

Angela – En fait, on ne sait pas trop si elle porte un nom à particule, ou si on l’appelle Durand de La Cour seulement parce qu’elle s’appelle Durand et qu’elle habite au fond de la cour…

Blanc.

Chloé – Vous savez quelque chose à propos de la mort de Germaine qu’on devrait savoir ?

Antoine – Je pensais qu’elle était morte d’une crise cardiaque ou quelque chose comme ça.

Angela – Je n’ai aucune certitude, mais apparemment, tout le monde n’est pas d’accord sur les circonstances et les causes de sa mort…

Chloé – Et quels sont les différents scénarios ?

Angela – D’après la concierge, on l’aurait retrouvée dans la cour.

Antoine – Je pensais qu’elle était morte chez elle, dans son lit.

Angela – Sept étages…

Chloé – L’ascenseur était peut-être en panne… Si elle a pris l’escalier, à son âge… Vous croyez que le cœur aurait pu lâcher ?

Angela – Vu l’état du corps quand on l’a retrouvée, elle ne semble avoir pris ni l’escalier, ni l’ascenseur pour descendre depuis son appartement jusque dans la cour.

Antoine – Ah oui…

Angela – D’après Madame Sanchez, ce n’était pas beau à voir. Vous ne l’auriez pas reconnue.

Antoine – D’autant que je ne l’ai jamais vue.

Chloé (songeuse) – Une chute ? Depuis la terrasse…

Antoine – La rambarde est quand même assez haute. À moins de l’enjamber volontairement.

Angela – Ou que quelqu’un vous aide à passer par-dessus…

Chloé – Un meurtre ? C’est une accusation très grave…

Antoine – Mais je ne comprends pas… Le Docteur Brisemiche m’a dit que c’était elle qui avait accompagné ma tante dans ses derniers instants…

Angela – En tout cas, c’est elle qui a signé le certificat de décès. Ce qui explique sans doute qu’il n’y ait pas eu d’enquête. À plus de 90 ans, de toute façon, ça n’intéresse plus la police…

Chloé – Mais c’est monstrueux…

Angela – Je vais prendre un peu l’air sur la terrasse moi aussi… Mais si on me retrouve dans la cour, vous saurez que ce n’est pas un suicide…

Elle sort. Antoine et Chloé échangent un regard atterré.

Antoine – Je commence à me demander si cet héritage est une si bonne affaire que ça…

Chloé – Peut-être que c’est elle qui affabule.

Antoine – Qui ?

Chloé – Cette Angela ! Elle a quand même l’air pas très nette…

Antoine – Disons qu’elle tranche sur les autres.

Chloé – Mais comme les autres ne sont pas très nets non plus… Tu crois vraiment qu’ils auraient pu assassiner la tante Germaine ?

Antoine – Pourquoi ils auraient fait ça ? Ils avaient l’air de bien l’aimer.

Chloé – En tout cas, c’est ce qu’ils disent… Quant à ce curé, c’est curieux, sa tête me dit quelque chose…

Sam, prostituée éventuellement travesti, arrive derrière eux sans qu’ils s’en aperçoivent.

Sam – Bonjour.

Ils sursautent.

Chloé – Vous m’avez fait peur…

Sam – Désolée… C’était ouvert, alors je suis rentrée. La Fête des Voisins, c’est bien ici, n’est-ce pas ?

Antoine – Oui, enfin…

Sam – Vous êtes sans doute Antoine et Chloé.

Chloé – Et vous êtes ?

Sam – Sam. Je viens d’emménager dans l’appartement du premier étage. Oui, je sais, je crains de faire un peu tache dans l’immeuble. Ici, c’est surtout des professions libérales, apparemment.

Antoine – J’en déduis que vous n’êtes ni avocate ni médecin…

Sam – Et pourtant, je suis au forfait, moi aussi. Pour ce qui est de la fiscalité, je veux dire…

Monsieur Crampon revient avec Cassenoix et Dessaint.

Cassenoix – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sam – Je suis la nouvelle locataire du dessous.

Cassenoix – L’appartement du dessous ?

Sam fait la bise à Crampon.

Sam – Ça va, chéri ?

Mr Crampon (troublé) – Heureusement que ma femme n’est pas là…

Cassenoix – L’appartement du dessous est inoccupé depuis des années…

Sam – Eh bien maintenant, il ne l’est plus. J’ai appris par la concierge que vous célébriez la Fête des Voisins. Alors comme je suis nouvelle, moi aussi, je me suis dit que ce serait l’occasion de…

Mr Crampon – Mais vous avez fort bien fait !

Madame Crampon arrive à son tour.

Mme Crampon – C’est quoi, ça ?

Mr Crampon – Chère Madame, je vous présente ma femme, Jeanine.

Mme Crampon – Je m’appelle Josiane.

Mr Crampon – C’est vrai, excusez-moi. Jeanine c’est ma secrétaire. Je confonds tout le temps…

Sam – Bonjour Josiane, enchantée. Vous permettez que je vous appelle Josiane ?

Mme Crampon – Madame… Vous permettez que je vous appelle Madame ?

Sam – Mais je vous en prie, appelez-moi Sam.

Mme Crampon – Et Sam, c’est le diminutif de…

Sam – Non, non… Sam tout court.

Mme Crampon – Sam tout court… Je vois… Vous préférez garder votre part de mystère…

Mr Crampon – En tout cas, on compte sur vous pour mettre un peu d’ambiance. Parce que pour l’instant, c’est mortel… (Avisant Antoine et Chloé) Excusez-moi, je ne disais pas ça pour Germaine… C’est vrai que sa disparition nous a tous bouleversés…

Mme Crampon – Oui, ça fait quelque chose de se retrouver ici, au milieu de ses meubles et de ses bibelots. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est le moment, mais Germaine m’avait toujours dit qu’à sa mort, elle me laisserait cette petite commode…

Chloé – Vraiment ?

Mr Crampon – En tant qu’assureur, j’ai l’habitude d’expertiser les meubles anciens et autres antiquités, et je peux vous dire que cette commode n’a qu’une valeur sentimentale…

Antoine – Nous avions de toute façon l’intention de changer un peu la déco avant d’emménager, alors pourquoi pas ?

Chloé – Et si c’était les dernières volontés de Germaine…

La Baronne revient.

Baronne – Oui… Et puis elle n’est plus là pour dire le contraire, pas vrai ? D’ailleurs, il semble que la Tante Germaine voyait venir sa fin, parce qu’à moi, elle m’avait promis ce vase chinois…

Mme Crampon – À vous ? Elle vous connaissait à peine…

Baronne – On n’a pas toujours besoin de connaître les gens depuis longtemps pour se faire une idée sur leur compte…

Madame Sanchez, la concierge, arrive.

Sanchez – Le vase chinois ? C’est à moi qu’elle voulait le donner !

Mr Crampon – Voici Madame Sanchez, notre concierge.

Sanchez – Non mais pour qui elle se prend, celle-là ?

Baronne – Vous mettez en doute ma parole ?

Sanchez – Pas la peine de prendre vos grands airs avec moi. Les Sanchez sont concierges dans cet immeuble depuis trois générations.

Baronne – Concierge depuis trois générations… Tu parles de quartiers de noblesse… Si vous retourniez dans votre loge, plutôt ?

Sanchez – Parce que Madame la Baronne habite un château, peut-être ? Vous n’habitez que le rez-de-chaussée… (Ironique) Madame Durand… de la cour.

Baronne – En tous cas, ce vase est à moi. C’est la vieille qui m’en a fait cadeau. Elle appréciait beaucoup ma conversation, figurez-vous.

La baronne s’empare du vase.

Sanchez – Il est à moi, je vous dis ! Germaine me l’avait promis. J’ai fait le ménage chez elle pendant trente ans, et je n’ai jamais rien cassé.

La concierge tente d’arracher le vase à la baronne.

Dessaint – Mesdames, je vous en prie… Un peu de retenue…

Baronne – Lâche ça, salope !

Dessaint – Enfin, Madame la Baronne, à vous de donner l’exemple. Saint Martin n’a-t-il pas donné la moitié de son manteau à un pauvre ?

Baronne – Il est con, celui-là ! C’est un vase ! Comment voulez-vous que je lui donne la moitié d’un vase ?

Le vase finit par tomber par terre, sous le regard atterré de Chloé et d’Antoine. La tension retombe aussitôt.

Dessaint – Et voilà…

Sanchez – Je suis vraiment désolée…

Baronne – Non, c’est de ma faute, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Mr Crampon (à Chloé et Antoine) – Excusez-nous… Tout le monde est un peu nerveux…

Mme Crampon – L’émotion, sans doute. Nous avons tous un peu de mal à faire le deuil de l’héritage de Germaine.

Cassenoix – Vous voulez dire le deuil de Germaine, sans doute…

Mr Crampon – Comme je vous l’ai dit, tout ce bric-à-brac n’a aucune valeur marchande. Ce sont juste des souvenirs…

Cassenoix – Et les souvenirs, ça n’a pas de prix, n’est-ce pas ?

Dessaint – Souvenons-nous du vase de Soissons.

Sam – Allons prendre un peu l’air sur la terrasse, ça nous fera du bien…

Ils sortent en laissant seuls Antoine et Chloé.

Chloé – Ce sont des fous dangereux, je te dis…

Antoine – C’est vrai qu’à un moment donné, j’ai vraiment cru qu’elles allaient s’entretuer.

Chloé – Tout ça pour un vase…

Antoine – On fera l’inventaire de ce musée des horreurs, et on verra… Mais après tout, s’ils pouvaient tous emporter quelque chose…

Chloé – Ça nous éviterait de mettre le tout à la décharge.

Antoine – C’est vrai, c’est une idée. On pourrait proposer à chacun de repartir avec un objet de son choix. En souvenir de notre chère disparue…

Chloé – Dans ce cas, il vaudrait mieux tirer les lots au sort, pour éviter une émeute…

Antoine – Tu crois que la vieille a fait exprès de promettre ce vase à deux personnes différentes ?

Chloé – Pourquoi elle aurait fait ça ?

Madame Zarbi arrive.

Zarbi – Beaucoup de gens aiment partir en se disant qu’ils laissent un gros merdier derrière eux… Que ce soit un pot de chambre à se partager en deux ou la Palestine. Au Moyen-Orient, ça fait 5 000 ans que ça dure. J’imagine que pour nos chers aînés, c’est une façon d’accéder à l’immortalité. En continuant à être présents parmi nous après leur disparition, à travers la somme d’emmerdements qu’ils nous laissent en partant… Au moins, comme ça, ils sont sûrs qu’on ne les oubliera pas tout de suite… Madame Zarbi, psychothérapeute. Je suis votre voisine du cinquième…

Chloé – Psychanalyste ? Mais je vous en prie, entrez. Plus on est de fous, plus on rit…

Antoine – J’en conclus que vous connaissiez bien la Tante Germaine. C’était une de vos patientes ?

Zarbi – Si c’était le cas, je ne pourrais pas vous le dire. Secret professionnel. Mais non. Germaine appartenait à une génération qui préférait confier ses secrets dans un confessionnal plutôt que sur un divan.

Antoine – Il est vrai que cela coûte beaucoup moins cher.

Zarbi – Et c’est beaucoup moins douloureux. Chez moi, on ne s’en sort pas avec deux Notre Père…

Chloé – Eh oui… Quand on va voir un psy, le but c’est plutôt d’arriver à tuer le sien…

Zarbi – Avez-vous réussi à tuer le vôtre ?

Embarras de Chloé.

Antoine – Donc, quoi qu’il en soit, vous connaissiez Germaine ?

Zarbi – Je l’observais, de loin… Simple déformation professionnelle…

Chloé – Puisque ce n’était pas une de vos patientes, vous pouvez nous en parler un peu.

Zarbi – Oh… Ce ne sont que des rumeurs… que votre tante semblait prendre plaisir colporter elle-même.

Antoine – Quel genre de rumeurs ?

Zarbi – D’après cette légende urbaine, votre tante avait chez elle un trésor caché.

Chloé – Un trésor ?

Zarbi – Si l’on en croit la concierge, le défunt mari de Germaine avait amassé une fortune en faisant du marché noir pendant la guerre. Avec la bénédiction des Allemands.

Antoine – D’où le besoin de cacher cet argent sale après la Libération…

Zarbi – Elle aurait acquis cet appartement pendant cette période trouble, sans que l’on sache très bien ce que sont devenus les anciens propriétaires, arrêtés du jour au lendemain par la Gestapo sur dénonciation…

Chloé – Vraiment…?

Antoine – Donc on ne sait pas exactement ce qu’était ce trésor, ni évidemment où il serait dissimulé.

Zarbi – À moins que tout cela ne soit qu’un mythe, bien sûr…

Chloé – Mais vous dites que cette légende était entretenue par Germaine elle-même. Pourquoi aurait-elle éprouvé le besoin de se faire passer pour une collabo ?

Zarbi – Qui sait ? Elle trouvait peut-être intérêt à faire courir le bruit qu’elle possédait une fortune cachée, dont elle pourrait éventuellement faire profiter après sa mort tous ceux qui se seraient montrés aimables avec elle de son vivant…

Chloé – Je vois…

Zarbi – Je vais rejoindre les autres sur la terrasse… J’imagine que c’est là où ça se passe, comme tous les ans…

Zarbi sort.

Chloé – Décidément, ta tante Germaine me semble de plus en plus sympathique…

Antoine – Et son héritage de plus en plus sulfureux.

Chloé – Pas étonnant que le reste de la famille ait rompu avec elle.

Antoine – Et s’ils étaient tous venus pour mettre la main sur le trésor de la vieille ?

Chloé – C’est pour ça qu’ils veulent tous partir avec quelque chose.

Antoine – Va savoir, il y avait peut-être quelque chose de caché dans ce vase…

Chloé – On s’en serait rendu compte, non ?

Antoine – La commode a peut-être un double-fond…

Chloé – À moins qu’un chef d’œuvre ne se cache sous la croûte de cet infâme tableau.

Antoine – Ou alors l’un d’entre eux a déjà trouvé le trésor…

Chloé – Et ils ont décidé de se débarrasser de la vieille après ça pour se partager le butin.

Antoine – Mais alors pourquoi seraient-ils là aujourd’hui ?

Chloé – Ils n’ont pas encore réussi à mettre la main sur l’appartement…

Antoine – On les gêne dans leurs plans, c’est sûr.

Un temps.

Chloé – Ils vont peut-être nous dénoncer à la police, nous aussi.

Antoine – Mais on n’a rien à se reprocher.

Chloé – Et les Juifs que ta tante a dénoncés, tu crois qu’ils avaient quelque chose à se reprocher ?

Antoine – Tu crois qu’ils étaient juifs ?

Chloé – C’est probable.

Antoine – Quoi qu’il en soit, on n’est plus gouvernés par des nazis ! Et puis on n’est pas juifs.

Chloé – Parle pour toi.

Antoine – Tu es juive ?

Chloé – Pourquoi, ça te dérange ?

Antoine – Pas du tout, je ne savais pas, c’est tout.

Chloé – Disons que j’ai… des origines juives.

Antoine – Comment ça, des origines ? On a tous des origines juives, non ? Je veux dire, avant d’être catholiques, on était tous juifs. Comme Jésus-Christ.

Chloé – Alors pour toi, tous les Gaulois étaient juifs.

Antoine – Mais non… Je veux dire… Alors comme ça, tu as des origines juives ? Je ne savais pas…

Chloé – Oui, enfin… Il y a une semaine, tu ne savais pas non plus que tu avais des origines antisémites…

Antoine – Non mais tu délires ! Je ne suis pas responsable de ce que ma tante a fait pendant la dernière guerre. Je n’étais même pas né !

Chloé – Bon, en tout cas, de savoir que ta tante Germaine a dénoncé des Juifs pendant la guerre pour s’approprier leur appartement. Et que nous, on pourrait vivre dans cet appartement après en avoir hérité… Ça, ça me dérange, tu vois.

Blanc.

Antoine – Je crois surtout qu’on nage en plein délire, là…

Chloé – Tu as raison. Ce n’est que la Fête des Voisins, après tout.

Antoine – Ou alors ils ont mis quelque chose dans la sangria…

Chloé – Allons faire un tour sur la terrasse pour voir ce qu’ils complotent.

Antoine – Tu crois ?

Chloé – On est chez nous, non ?

Antoine – Si tu le dis…

Ils sortent. Sam arrive et se met à fouiller la pièce. Sanchez revient et la surprend.

Sanchez – Eh bien ne vous gênez pas…

Sam – Ah, Madame Sanchez… Vous vous méprenez, je vous assure. Je ne suis pas celle que vous croyez…

Sanchez – Ça, je m’en doutais un peu, vous voyez…

Sam – À vous je peux bien le dire… Vous êtes presque du métier…

Sanchez – Quel métier ? Ne vous gênez pas, traitez-moi de pute, aussi  !

Sam lui met sous le nez une carte de police.

Sam – Inspecteur Ramirez.

Sanchez – Inspecteur ?

Sam met un doigt sur ses lèvres pour lui signifier que cette information doit rester secrète.

Sam – Je suis ici… undercover.

Sanchez – Under quoi ?

Sam – Déguisée ! Infiltrée ! Sous une fausse identité, si vous préférez.

Sanchez – Ah oui…

Sam – Nous avons de bonnes raisons de soupçonner que la vieille… Comment s’appelait-elle déjà ?

Sanchez – Germaine.

Sam – C’est ça… Nous pensons que Germaine n’est pas morte de mort naturelle…

Sanchez – Ah oui ?

Sam – Il pourrait s’agir d’un meurtre, mais nous n’avons pas de preuve… Je suis là pour enquêter.

Sanchez – Ah bon…

Sam – Vous n’êtes pas très bavarde, pour une concierge, dites-moi…

Sanchez – Non…

Sam – Et à part ça vous savez quelque chose ?

Sanchez – Ben non…

Sam – Je sens que vous allez m’être d’une aide précieuse. Vous connaissez les circonstances exactes de la mort de Germaine ?

Sanchez – C’était un accident, non ?

Sam – Allez savoir… Quand c’est un des meurtriers potentiels qui délivre le certificat de décès, et un autre l’extrême onction dans la foulée…

Sanchez – Ah oui…

Sam – Et à propos de ce trésor que la vieille aurait caché chez elle, j’imagine que vous ne savez rien non plus…

Sanchez – Non.

Sam – Bon… Allons nous mélanger un peu sur la terrasse, sinon on va finir par attirer l’attention. Et si de votre côté vous apprenez quelque chose d’intéressant, vous venez aussitôt me faire un rapport, d’accord ?

Sanchez – Très bien…

Sam – Considérez désormais que vous êtes mon adjointe, Sanchez…

Elles sortent. Arrive le Colonel Gonfland accompagné de Maître Fouinart, avocat.

Fouinart – Personne…

Gonfland – Mais le buffet est bien là, comme tous les ans…

Fouinart – Ils doivent être sur la terrasse…

Gonfland – Profitons-en pour nous servir un verre.

Fouinart – Sangria ?

Gonfland – Volontiers…

Fouinart – De toute façon, je ne vois rien d’autre…

Ils trinquent et boivent.

Gonfland – La sangria de la mère Cassenoix est toujours aussi imbuvable.

Fouinart – Oui, comme tous les ans…

Ils re-boivent une gorgée.

Gonfland – Je me demande quand même si ce putain de moine ne saurait pas quelque chose.

Fouinart – Le Père Dessaint ? Vous croyez ?

Gonfland – C’était le confesseur de la vieille, non ?

Fouinart – Vous pensez que ce Tartuffe pourrait essayer de nous doubler ?

Gonfland – Comment faire confiance à un curé ?

Fouinart – Surtout un curé défroqué…

Gonfland – Pourquoi est-ce que son évêque l’a contraint à quitter l’Église, au fait ? Il prétend que c’est lui qui a démissionné, mais je n’y crois pas trop.

Fouinart – Vous savez, pour que l’Église se résigne à se séparer d’un curé, avec la crise actuelle des vocations… Il faut vraiment qu’il ait fait quelque chose de très grave.

Gonfland – C’est clair. On ne les vire pas pour une simple affaire de pédophilie.

Fouinart – Peut-être parce qu’il voulait continuer à dire la messe en latin, ou quelque chose de ce genre.

Gonfland – Mais vous êtes son avocat, vous devez bien savoir quelque chose.

Fouinart – Ah… Secret professionnel…

Gonfland – Eh, oh, pas à moi…

Fouinart – Je n’étais que son avocat, pas son confesseur.

Gonfland – En tout cas, je suis sûr qu’il sait où elle a planqué le magot. Je vais le confesser, moi, vous allez voir…

Fouinart – N’y allez pas trop fort quand même. On a déjà la mort de la vieille sur les bras…

Gonfland – Ne vous inquiétez pas, je saurai faire preuve de psychologie. En tout cas, ça ne laissera pas de traces…

Fouinart – Qui d’autre pourrait savoir quelque chose à propos de l’argent de la vieille ?

Gonfland – L’assureur ?

Fouinart – Ça m’étonnerait. Germaine avait de bonnes raisons de ne pas lui faire confiance.

Gonfland – Vous savez pourquoi il a fait de la prison, au fait ?

Fouinart – Il encaissait les primes de ses clients, dont il était supposé assurer les biens, mais l’argent allait directement dans sa poche…

Gonfland – En somme, c’est un type dans mon genre. Lui aussi, il est dans la cavalerie.

Fouinart – Il s’est fait pincer après un incendie. Son client espérait être remboursé, et il s’est rendu compte qu’il n’était pas assuré.

Gonfland – Ah oui, c’est ballot.

Fouinart – Le pire c’est que le type avait mis le feu lui-même à sa maison de campagne, parce qu’il n’arrivait pas à la revendre… Il espérait faire une bonne affaire en touchant l’assurance…

Gonfland – Quel con… Mais vous semblez bien connaître le dossier…

Fouinart – Oui… Le con, c’était moi…

Gonfland – Je vois… En tout cas, on n’a plus beaucoup de temps… Quand ces deux crétins habiteront ici à plein temps, ce sera beaucoup plus difficile pour fouiller l’appartement.

Gonfland se met à ouvrir quelques tiroirs et à fouiner un peu partout. Fouinart l’imite. Monsieur Crampon revient, avec Dessaint.

Mr Crampon – Vous cherchez quelque chose ?

Fouinart – La même chose que vous, probablement…

Gonfland – Vous étiez son assureur, vous avez dû faire un inventaire de ses biens, non ?

Mr Crampon – Il faut croire que si elle avait vraiment un trésor, elle a préféré ne pas l’inclure dans l’inventaire…

Gonfland – Et vous mon Père ? Vous étiez son confesseur  !

Dessaint – Hélas, mon fils, Germaine ne me disait pas tout… Et quand bien même, je vous rappelle que je suis tenu au secret de la confession…

Mr Crampon – Tant que vous n’essayez pas de nous faire un enfant dans le dos…

Fouinart et Crampon se mettent à chercher partout.

Dessaint – Restons confiants, mes enfants. La Bible ne dit-elle pas : Cherche et tu trouveras, demande et il te sera donné, frappe et on t’ouvrira…

Mr Crampon – Et en plus, il se fout de nous !

Gonfland s’approche de Dessaint avec un air menaçant.

Gonfland – Vous êtes sûr de ne pas avoir quelque chose à nous confesser, mon Père ? Confiez-vous à moi, et je vous donnerai l’absolution. Mais si vous préférez le martyr, je délivre aussi les derniers sacrements…

Antoine et Chloé reviennent et les aperçoivent. Gonfland relâche le curé qu’il avait saisi par le col, et les deux autres, pris en faute, cessent aussitôt leurs recherches.

Fouinart – Ah, chers amis… Nous nous apprêtions à vous rejoindre, justement… Je me présente, Maître Fouinart, avocat au barreau.

Gonfland – Inutile de préciser lequel. Tous ses clients finissent derrière les barreaux…

Fouinart – Et voici le Colonel Gonfland.

Gonfland – Chers voisins…

Antoine – Vous… avez perdu quelque chose ?

Fouinart – Euh… Oui… Le Colonel ne sait plus ce qu’il a fait de son téléphone portable.

Chloé – Eh bien vous n’avez qu’à l’appeler.

Fouinart – Pourquoi l’appellerais-je ? Puisqu’il est à côté de moi…

Chloé – Pour savoir où se trouve son téléphone.

Fouinart – Ah oui, bien sûr, mais… Je ne suis pas sûr d’avoir son numéro…

Antoine – Eh bien vous n’avez qu’à lui demander. Puisqu’il est à côté de vous, justement.

Fouinart – Bien sûr, mais… Ah voilà, je crois que je l’ai…

Il appuie sur une touche de son portable. Celui de Gonfland sonne aussitôt dans sa poche.

Gonfland – C’est idiot, je le cherche toujours partout, et il est dans ma poche…

Fouinart – Bon, eh bien… maintenant que les présentations sont faites…

Moment d’embarras.

Gonfland – Vous m’accompagnez sur la terrasse, mon Père ? J’ai une petite question à vous poser. Un cas de conscience, en quelque sorte…

Dessaint (méfiant) – Si je peux vous éclairer, mon fils…

Ils sortent.

Fouinart – Je vais mettre un peu de musique…

Il met de la musique. On entend des cris. Fouinart met la musique plus fort.

Fouinart – J’adore ce passage. C’est Chopin, n’est-ce pas ?

Chloé – C’est Wagner.

Fouinart – Voilà, je l’avais sur le bout de la langue… (Bruits de lutte) Je vais voir ce qu’ils font… Le colonel a un tempérament un peu sanguin. Lorsqu’il parle théologie avec le Père Dessaint, il a tendance à s’enflammer un peu…

Il sort. Chloé baisse la musique.

Chloé – C’est curieux, il a vraiment une tête qui me dit quelque chose, ce curé.

Antoine – Où est-ce que tu aurais bien pu rencontrer un curé ?

Chloé – J’ai quand même fait ma première communion…

Antoine – Tu m’as dit tout à l’heure que tu étais juive !

Chloé – Je n’ai pas dit que j’étais juive ! Disons que… C’est un peu plus compliqué que ça.

Zarbi revient et se sert de la sangria.

Chloé – Vous le connaissez bien, vous, le Père Dessaint ?

Zarbi – Les curés entreprennent très rarement une psychanalyse. C’est fort dommage, d’ailleurs. Ce sont pourtant ceux qui en auraient le plus besoin.

Chloé – J’ai l’impression de le connaître, mais je n’arrive pas à me souvenir dans quelles circonstances j’aurais bien pu le rencontrer…

Zarbi – Il y a parfois des choses dont on préfère ne pas se rappeler. On appelle ça le refoulement.

Antoine – C’est vrai… C’est comme à propos de la Tante Germaine. Je ne savais pas que j’avais une tante, et pourtant, quand j’ai appris son existence, ça ne m’a pas vraiment surpris. Il faut croire que j’en avais quand même entendu parler, quand j’étais enfant.

Zarbi – Les secrets de famille… C’est comme les cadavres qu’on jette à l’eau avec un boulet autour du pied. Avec le temps, et la putréfaction aidant, ça finit toujours par remonter à la surface.

Antoine – La Tante Germaine…

Zarbi – Bannie pour collusion avec la Germanie.

Blanc.

Chloé – Quand j’étais adolescente, tout le monde se moquait de moi parce que j’avais déjà une forte poitrine. Je ne sais pas pourquoi ça me revient comme ça, maintenant.

Zarbi – Le Père Dessaint… Ça devrait vous mettre la puce à l’oreille…

Nouveau blanc. Trouble de Chloé.

Chloé – Ça y est, je me souviens maintenant… La première communion… Le catéchisme… C’était lui !

Antoine – Lui ?

Chloé – Je voulais passer ma première communion, comme toutes mes copines. Pour être comme elles. J’ai fait toutes mes études dans une école catholique…

Antoine – Tu ne m’avais jamais parlé de ça non plus. Tu ne jures que par l’école publique !

Zarbi – Il faut vous faire une raison, mon pauvre ami. Les femmes ne vous disent pas tout. Pas même votre sainte mère. D’ailleurs, elle vous avait caché l’existence de la tante germanophile.

Chloé – Le curé savait que j’avais des origines juives. Il m’a dit qu’il pouvait fermer les yeux… à condition que je ferme aussi les miens.

Elle sort précipitamment. Fouinart revient et remonte le son.

Fouinart – J’adore ce passage…

La baronne revient.

Baronne – On ne s’entend plus, ici.

Zarbi – Au contraire, on s’entend de mieux en mieux, je vous assure.

Fouinart – Ne dit-on pas que la musique adoucit les meurtres ? Je veux dire les mœurs…

Gonfland revient aussi.

Gonfland – Madame la Baronne, mes hommages. M’accorderez-vous cette danse ?

Baronne – Désolée, Colonel, mais en dessous de Général de Brigade, je n’inscris personne sur mon carnet de bal. Alors un colonel. À moins qu’il soit très jeune…

Gonfland – En même temps, Baronne, c’est le grade le moins élevé chez les sang bleu, non ?

Baronne – Et puis à moins d’être militaire, on ne danse pas sur du Wagner…

Fouinart – Puisque personne ne danse, je vais baisser un peu la musique…

Il baisse la musique.

Gonfland – Et si nous allions féliciter Madame Cassenoix pour sa sangria…

Zarbi – Oui, d’ailleurs, il faudra qu’elle nous donne la recette.

Fouinart – Vous savez qu’elle a toujours refusé de nous en livrer le secret.

Gonfland – Cher Maître, vous oubliez que j’ai fait la guerre d’Algérie. Je saurai comment la faire parler.

Fouinart – Il est impayable…

Fouinart et Gonfland sortent. Chloé revient.

Antoine – Ça va ? Tu es toute pâle…

Chloé – Oui, oui… Ça va mieux… Ça ne devrait pas, mais ça va mieux… Enfin, je veux dire… C’est vrai que ça soulage…

Antoine n’a pas l’air de comprendre.

Zarbi – Je crois qu’elle a enfin tué le Père.

Zarbi sort.

Antoine – C’est des malades, je te dis…

Chloé – Et je commence à me demander si leur folie n’est pas contagieuse…

Antoine (ailleurs) – Ah oui…?

Chloé – Je crois que je me suis un peu laissée emporter tout à l’heure, avec le Père Dessaint… Il a encore essayé de me toucher la poitrine, alors je l’ai repoussé un peu violemment…

Antoine – N’empêche qu’il y a bien un trésor dans cette maison. Tu as vu ? Ils étaient tous en train de fouiner partout…

Chloé – On n’a qu’à chercher nous aussi…

Antoine – Mais par où commencer ?

Chloé – En tout cas, il faudra tous les fouiller avant qu’ils ne s’en aillent…

Antoine – Il y a dix minutes, on voulait les laisser partir chacun avec quelque chose, pour débarrasser…

Chloé – Il n’en est plus question. (Un peu hystérique) Il est à nous, ce trésor, et on va le trouver !

Ils se mettent à fouiller. Madame Sanchez, la concierge, revient. Ils s’interrompent en voyant qu’elle les observe.

Antoine – Ah, Madame Sanchez…

Chloé – Vous êtes la concierge, n’est-ce pas ?

Sanchez – Je cherche cette dame, là. Sam… Vous ne l’avez pas vue, par hasard ?

Chloé – Pas vue…

Antoine – Alors comme ça, c’est vous la concierge…

Sanchez – Hun, Hun…

Chloé – Donc, c’est à vous que nous donnerons des étrennes tous les ans au mois de janvier.

Antoine – J’espère que ma tante se montrait généreuse avec vous…

Sanchez – Germaine… On ne peut pas dire, non. Je faisais pourtant le ménage chez elle toutes les semaines. Jamais un pourboire en trente ans.

Antoine – Je crains malheureusement que nous n’ayons pas les moyens de continuer à vous employer pour faire le ménage.

Chloé – Nous ne possédons pas de trésor caché, nous. Comme la tante Germaine…

Sanchez – Non, ça, Germaine n’était pas très généreuse…

Antoine – Pourtant, elle avait l’air très appréciée dans l’immeuble…

Sanchez – C’est sûr… Elle avait fait miroiter à tout le monde qu’elle ne nous oublierait pas sur son testament.

Antoine – Son testament ? Ma tante avait rédigé un testament ?

Sanchez se sert un verre de sangria.

Sanchez – En tout cas, personne n’a rien retrouvé après sa mort… Mais allez savoir… Il finira peut-être par remonter un jour à la surface, lui aussi… Excusez-moi, il faut absolument que je parle au commissaire… Je veux dire à cette pute.

Sanchez sort.

Antoine – Un testament… Tu te rends compte, ça changerait tout !

Chloé – Pourquoi ça ?

Antoine – Je ne suis que l’arrière petit-neveu ! Si j’hérite de cet appartement, c’est parce qu’on n’a pas retrouvé de testament qui désignerait spécifiquement quelqu’un d’autre comme légataire.

Chloé – Mais puisque tu es la seule famille qui lui reste.

Antoine – Je ne suis qu’un héritier par défaut ! Si elle a fait un testament, elle a très bien pu léguer son appartement à quelqu’un d’autre ! À ses voisins, par exemple.

Chloé – Je vois… Donc, si on en retrouvait ce document…

Antoine – On n’aurait plus qu’à retourner à La Garenne-Colombes.

Chloé – Alors tu crois que c’est ça qu’ils cherchent : le testament.

Antoine – En tout cas, si ce papier existe, il serait bon de mettre la main dessus avant eux.

Chloé – On ne peut pas les mettre dehors maintenant…

Antoine – Où est-ce qu’elle aurait bien pu le planquer, ce putain de testament ?

Chloé – Allons voir dans sa chambre…

Ils sortent. Sam revient et se remet à fouiller la pièce. Elle est interrompue par l’arrivée de Sanchez.

Sanchez – Ah, Commissaire, je vous cherchais. Il semblerait que le Père Dessaint ait lui aussi été victime d’un accident domestique… Je viens de voir son corps écrasé en bas dans la cour.

Sam – Décidément, cette rambarde a l’air dangereuse. Il faudrait veiller à la faire réparer, Madame Sanchez. J’en toucherai un mot au syndic.

Sanchez – Je vous dis que quelqu’un est mort, et c’est tout ce que ça vous inspire ?

Sam – Vous avez raison, je vais aller jeter un coup d’œil.

Ils sortent. Madame Cassenoix revient avec Maître Fouinart et le Colonel Gonfland.

Cassenoix – Vous manquez vraiment de doigté, Colonel. On n’avait pas besoin d’un deuxième cadavre sur les bras.

Fouinart – Ça va finir par sembler louche, c’est sûr…

Gonfland – Mais ce n’est pas moi, je vous jure ! Je l’ai juste un peu secoué. Avant de le laisser en compagnie de la maîtresse de maison.

Cassenoix – Bon, quoi qu’il en soit, arrangez-vous pour faire disparaître le corps. Vous n’avez qu’à le mettre à la cave pour l’instant. On verra après…

Gonfland – Je m’en occupe…

Fouinart – Un curé… Personne ne s’inquiétera de sa disparition… Plus personne ne va à la messe…

Gonfland – Surtout les messes en latin.

Cassenoix – Bon, eh bien allez-y, Colonel, qu’est-ce que vous attendez ?

Gonfland – J’y vais…

Gonfland sort.

Fouinart – Et dire que le curé était peut-être le seul à savoir où se trouve le testament de Germaine…

Cassenoix – Vous êtes sûr qu’il existe, au moins ?

Fouinart – C’est moi-même qui lui ai suggéré d’en rédiger un. Elle m’a juré qu’elle l’avait fait.

Cassenoix – Pourtant aucun document n’a été déposé chez son notaire.

Fouinart – Elle a pu faire un testament olographe.

Cassenoix – Olographe ?

Fouinart – Une déclaration manuscrite, sur papier libre. Qu’elle aura caché quelque part chez elle. C’est tout aussi légal. À condition de le retrouver…

Cassenoix – Ça sert à quoi de faire un testament, si c’est pour le planquer et que personne ne le trouve ?

Fouinart – Allez savoir ? Elle avait peut-être peur que ce document tombe entre les mains de personnes mal intentionnées…

Cassenoix – Il doit être bien être quelque part, ce foutu papier…

Fouinart – Évidemment, un testament remettrait en cause l’héritage de ce neveu éloigné.

Cassenoix – À condition que cette vieille folle ait testé en notre faveur, bien sûr.

Fouinart – Tiens, ils sont passés où, d’ailleurs, ces deux crétins ?

Madame Sanchez arrive.

Fouinart – C’est vous qui faisiez le ménage chez Germaine, vous ne sauriez pas où elle rangeait ses papiers importants ?

Sanchez – Qu’est-ce que vous croyez ? Ce n’est pas parce qu’on est femme de ménage qu’on fouille partout…

Zarbi arrive. Suivie de Gonfland.

Cassenoix – Et vous Madame Zarbi ? Vous avez une idée ?

Zarbi – Je suis psychanalyste, pas médium.

Fouinart – Tout de même, vous connaissez les mystères de l’âme humaine…

Zarbi – Vous avez lu La Lettre d’Edgar Poe ?

Cassenoix – Je ne savais même pas qu’il nous avait écrit une lettre. C’est un nouveau locataire ?

Zarbi – Lorsqu’on veut cacher quelque chose, c’est parfois plus simple de le mettre bien en évidence, là où ceux qui cherchent ne pensent pas à regarder…

Elle repart.

Gonfland – Je déteste ses airs mystérieux et son côté donneur de leçon.

Cassenoix – Bien en évidence… Elle a peut-être raison. Qu’est-ce qui est le plus en évidence, ici ?

Ils regardent tous autour d’eux, perplexes, sans s’arrêter sur le tableau qui trône pourtant au centre de la pièce. Ils se mettent tous à fouiner. Madame Crampon arrive.

Mme Crampon – Je crois que j’ai trouvé quelque chose.

Tous les autres la regardent. Elle brandit une perruque.

Cassenoix – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Mme Crampon – Une perruque.

Gonfland – Et alors ?

Cassenoix – Vous allez nous dire que finalement, Germaine était un travesti ?

Sanchez – Ça doit être un souvenir.

Fouinart – Un souvenir ?

Sanchez – La perruque qu’elle a dû mettre à la libération après avoir été tondue…

Sanchez met la perruque. Antoine et Chloé reviennent.

Antoine – Qu’est-ce que vous faites avec ça ?

Cassenoix – Quoi ? On n’a pas le droit de s’amuser ?

Gonfland – C’est vrai, ça. Ça finit par être agaçant. Vous nous surveillez ou quoi ?

Chloé – Nous, on vous surveille ?

Antoine – On est chez nous, non ?

Fouinart – Pour l’instant, oui…

Chloé – Pour l’instant ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Gonfland – Vous le savez très bien. Vous n’avez aucune légitimité à être ici. Vous ne connaissiez même pas Germaine.

Antoine – Peut-être, mais les liens du sang, ça existe. Et la loi, c’est la loi. Que cela vous plaise ou non, c’est moi qui hérite de cet appartement.

Sanchez – On ne vous a même pas vu à l’enterrement de Germaine !

Chloé – Et vous ? Vous ne vous occupiez d’elle que dans l’espoir d’être couchés sur son testament !

Cassenoix – Votre tante détestait les gauchistes. Elle n’aurait jamais légué tous ses biens à des gens comme vous.

Antoine – Vous, vous commencez vraiment à nous casser les noix…

Gonfland – Ne manquez pas de respect à Madame Cassenoix, jeune impertinent. Vous voulez finir comme votre tante ?

Antoine – Alors c’est vrai, c’est vous qui avez assassiné Germaine ?

Fouinart – Allons, Colonel, reprenez votre sang froid… Vous savez bien que la tante Germaine est morte accidentellement…

Brisemiche arrive, suivie de Sam.

Chloé – Je croyais que c’était une crise cardiaque. N’est-ce pas, Docteur ?

Brisemiche – À vrai dire, on ne sait pas très bien…

Antoine – C’est pourtant vous qui avez émis le certificat de décès, non ?

Brisemiche – La médecine légale n’est pas une science exacte, vous savez…

Chloé – Tout de même, vous devez bien savoir si elle est morte d’un arrêt du cœur, d’une chute depuis le septième étage, d’une balle dans le dos…

Antoine – D’une absorption massive de barbituriques ou des suites d’une strangulation…

Mme Crampon – En fait, c’est un peu tout ça à la fois…

Un ange passe.

Sanchez (en aparté à Sam) – Qu’est-ce que vous attendez pour les arrêter ?

Sam – J’attends d’avoir plus de preuves… Croyez-moi, laissez faire la police…

Sam repart, suivie de Sanchez.

Fouinart – Je crois que Madame Crampon a un peu abusé de cette excellente sangria. Et si son mari l’emmenait prendre un peu l’air sur la terrasse.

Mr Crampon – Allez viens, chérie…

Mme Crampon – Tout de même, je tiens encore debout…

Monsieur Crampon sort en emmenant sa femme. Zarbi revient et se sert un verre de sangria.

Fouinart – Je crois que nous avons tous un peu trop fait honneur à ce délicieux élixir que nous a concocté Madame Cassenoix.

Brisemiche – Oui, d’ailleurs, vous devez toujours me donner le secret de votre recette…

Zarbi – Le secret de la sangria, comme d’une bonne réunion de famille, c’est de laisser bien mariner tout ça dans son jus pendant un certain temps.

Elle repart d’un pas mal assuré, passablement bourrée.

Fouinart – Bref, je crois que nous devons tous reprendre un peu nos esprits. Nous sommes seulement là pour célébrer la Fête des Voisins, et la mémoire de notre chère disparue.

Mr Crampon – Oui, très chère…

Brisemiche – Et… Qu’est-ce que vous faites, dans la vie, mon petit Antoine ?

Antoine – Je travaille pour une maison d’édition. Je suis directeur de collection. J’édite des guides de voyage…

Cassenoix – Des guides de voyage, voyez-vous ça… Mais c’est passionnant…

Fouinart – Donc, vous êtes un grand voyageur.

Antoine – On peut écrire des romans policiers sans être un flic ou un voyou, vous savez.

Chloé – Malheureusement, aujourd’hui, on peut même écrire des romans sans être romancier…

Brisemiche – Et vous Mademoiselle ?

Chloé – Je suis professeur d’anglais.

Cassenoix (ailleurs) – Ah, c’est bien ça…

Brisemiche – Et j’imagine que pour être professeur d’anglais, il faut quand même parler anglais.

Chloé – Oui… Encore que, on a tellement de mal à trouver des professeurs, aujourd’hui. Peut-être que bientôt, ce ne sera plus obligatoire.

Cassenoix – C’est comme les médecins. Il n’y en a plus ! On est obligé d’en faire venir de l’étranger. Figurez-vous que le mien est noir…

Fouinart – Non ?

Brisemiche – Et c’est pareil pour les curés. Avec la crise des vocations… Vous allez voir que d’ici peu, il ne sera plus nécessaire de croire en Dieu pour dire la messe.

Fouinart – Ou même d’être catholique. Ne dit-on pas qu’on va transformer nos églises en synagogues ?

Brisemiche – Il me semble que c’était plutôt des mosquées, non ?

Fouinart – Oui, enfin, ça revient au même.

Monsieur Crampon revient.

Mr Crampon – Je vous ressers un peu de sangria ?

Cassenoix – Allez…

L’atmosphère est un peu lourde.

Antoine – Non merci…

Chloé – Moi non plus, je crois que j’ai assez bu.

Antoine – D’ailleurs, il commence à être un peu tard, non ?

Cassenoix – Allons, un petit dernier. Pour la route…

Mr Crampon – On ne va pas se quitter comme ça, on vient à peine de faire connaissance…

Cassenoix donne un verre de sangria à Antoine et Chloé, qui se forcent à boire encore un peu.

Brisemiche – Elle est bonne, n’est-ce pas ?

Chloé – Oui… Je crois que je vais aller vomir…

Antoine – Je t’accompagne.

Ils s’apprêtent à sortir précipitamment.

Cassenoix – Vous savez où se trouvent les toilettes ?

Brisemiche – Au fond du couloir en face.

Antoine et Chloé sortent.

Fouinart – C’est vraiment infect. Mais qu’est-ce que vous mettez là-dedans ?

Mr Crampon – Vous ne cherchez pas à nous empoisonner nous aussi, afin de garder l’héritage pour vous toute seule ?

Brisemiche – Allons, voyons… Vous savez bien que pour Germaine, c’était un regrettable accident.

Fouinart – Tout au plus un homicide involontaire, au regard de la loi.

Cassenoix – On pourrait presque dire un accident domestique suivi d’une erreur médicale.

Mr Crampon – Il n’empêche, si on ne retrouve pas ce testament, on ne touchera rien.

Cassenoix – Elle nous a bien baladé, la vieille.

Brisemiche – Est-ce qu’il existe, au moins, ce testament ?

Sanchez – On a cherché partout.

Fouinart – Et si c’était eux qui l’avaient trouvé avant nous ?

Brisemiche – Eux ?

Fouinart – Ces deux fouille-merde !

Cassenoix – Et qu’ils l’avaient fait disparaître ?

Brisemiche – C’est dans leur intérêt, non ?

Gonfland – On n’a qu’à les interroger.

Brisemiche – Mais sans violence inutile, alors.

Gonfland – On va attendre qu’ils reviennent.

Cassenoix – On a déjà cherché partout ici…

Mr Crampon – Profitons-en pendant qu’ils sont dans la salle de bain pour fouiller le reste de l’appartement…

Cassenoix – Vous voyez qu’elle a du bon ma sangria.

Ils sortent. Antoine et Chloé reviennent.

Antoine – Tu crois qu’ils se sont barrés ?

Chloé – Ça m’étonnerait… Tant qu’ils n’ont pas trouvé ce testament…

Antoine – Où est-ce que la vieille a bien pu planquer ça ?

Chloé – Dans un coffre ?

Antoine – Dans les films, souvent, les coffres, c’est derrière les tableaux…

Ils se mettent à deux pour décrocher le tableau.

Antoine – Putain, c’est lourd…

Ils posent le tableau contre un meuble.

Chloé – Pas de coffre derrière le tableau.

Antoine semble voir quelque chose derrière le tableau.

Antoine – En revanche, regarde…

Ils retournent le tableau et voient que le dos de la toile est couvert par un texte.

Chloé – Le testament de la tante Germaine…

Comme effrayés, ils retournent le tableau pour ne plus voir le dos.

Antoine – Ça fait un drôle d’effet, quand même.

Chloé – Oui… On dirait un message laissé par un fantôme.

Antoine – Qu’est-ce qu’on fait ?

Chloé – On pourrait faire comme si on n’avait rien trouvé.

Antoine – Ou même le détruire, pour plus de sécurité, et faire comme si ce testament n’avait jamais existé…

Chloé – Peut-être qu’elle te lègue quand même l’appartement, finalement… Toi tu ne connaissais pas son existence, mais elle elle savait qu’elle avait un petit-neveu, non ?

Antoine – Ça arrangerait tout, mais bon… Il ne faut pas rêver, tout de même…

Chloé – On ne sait jamais. Autant regarder ce qu’il y a dedans avant de décider si on le détruit.

Antoine – C’est vrai que ça nous éviterait un cas de conscience plutôt délicat à résoudre…

Chloé – Si on peut récupérer cet appartement haussmannien sans avoir à bafouer les volontés d’une vieille antisémite.

Antoine – Tu as raison… Il sera toujours temps de m’arranger avec ma conscience si ce testament me dépossède de mon héritage légitime.

Chloé – Un héritage accumulé en spoliant mes ancêtres israélites après les avoir fait déporter.

Antoine – D’un autre côté, ça te permettrait de récupérer tout ça.

Chloé – En somme, ce serait une œuvre de justice, tu veux dire… Un juste retour des choses…

Antoine – C’est un peu jésuite, mais bon… Ça se tient…

Chloé – Et puis c’est quand même un bel appartement…

Antoine – OK. Je regarde, essaie de les retenir un moment par là-bas…

Chloé part vers le couloir. Antoine retourne à nouveau le tableau et lit ce qui est écrit au dos.

Antoine – La salope…

Il remet le tableau en place. Chloé revient, suivie de Monsieur Crampon.

Mr Crampon (un peu pressant) – Alors comme ça, nous allons être voisins…

Chloé – Oui… Enfin peut-être… Mais… j’ai croisé Sam tout à l’heure, et je crois qu’elle voulait vous dire deux mots en privé…

Mr Crampon – En privé ?

Chloé – Je ne voudrais pas m’avancer, mais je crois que vous lui avez fait une grosse impression. Elle est sur la terrasse.

Mr Crampon – J’y vais…

Monsieur Crampon sort.

Chloé – Alors ?

Antoine – Les voisins n’héritent que des meubles et des bibelots.

Chloé – Et l’appartement ?

Antoine – Elle le lègue à des associations.

Chloé – Une façon de se racheter une virginité avant le grand départ, pour compenser ses turpitudes passées avec le Maréchal Pétain.

Antoine (embarrassé) – Ouais, enfin…

Chloé – Quelles associations ?

Antoine – Il faut que je relise ce passage, j’ai juste eu le temps de voir ça dans les grandes lignes…

Chloé – Bon… En tout cas, on n’a plus trop le temps. Il faut se décider.

Antoine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Antoine hésite.

Chloé – C’est quand même les dernières volontés de la tante Germaine.

Antoine – Sans compter que ça ne va pas être évident d’escamoter ce tableau…

Chloé – Et si jamais quelqu’un a l’idée un jour de regarder derrière…

Antoine – Alors on laisse tomber ? On leur dit qu’on a retrouvé le testament de Germaine ?

Chloé – Tu nous imagines vivre dans cet appartement ? Entourés de ces voisins psychopathes, qui ont peut-être assassiné ta tante après l’avoir torturée pour lui extorquer son l’héritage.

Antoine – On pourrait être les prochains sur la liste…

Moment de flottement.

Chloé – Et puis il n’est pas si terrible que ça, cet appartement.

Antoine – N’exagère pas, il faut que ça reste crédible…

Chloé – Putain, un appartement en plein centre de Paris avec vue sur la Tour Eiffel.

Antoine – Bon, d’un autre côté, on aurait dû payer pas mal de frais de succession.

Chloé – Tu as raison, mieux vaut laisser tomber.

Antoine – Allons quand même voir une dernière fois la Tour Eiffel…

Chloé – On va se faire du mal là…

Antoine – On peut encore changer d’avis.

Ils sortent. Cassenoix revient accompagnée de tous les autres voisins, sauf Sam et la baronne.

Cassenoix – Rien…

Mr Crampon – Elle s’est bien foutue de nous, la charogne.

Brisemiche – Je crois qu’il va falloir se faire une raison. Nous ne percevrons jamais la juste récompense de toutes ces années d’abnégation au service d’une ingrate.

Gonfland – Ouais. On a fumé la vieille pour rien.

Antoine et Chloé reviennent également.

Fouinart – Et bien entendu, vous allez nous dire que vous non plus, vous n’avez rien trouvé ?

Antoine – C’est-à-dire que…

À la surprise d’Antoine, Chloé joue les innocentes.

Chloé – Trouvé quoi ?

Mais le tableau, mal raccroché, se casse la figure. Ils voient tous ce qui est écrit au dos..

Fouinart – Le testament de Germaine…

Brisemiche – Dieu soit loué…

Mr Crampon – Comme quoi il ne faut jamais désespérer de son prochain.

Cassenoix – Au dos d’un tableau ?

Mme Crampon – Est-ce que c’est valable ?

Fouinart – La loi précise que le testament doit être écrit à la main, mais elle ne précise pas sur quel support. Une fois on en a même validé un rédigé avec du sang sur le côté d’une machine à laver.

Sanchez – Et alors ? Qu’est-ce que ça dit ?

Fouinart – Je vais vous en faire la lecture…

Il sort ses lunettes, et se racle la gorge. Antoine et Chloé échangent un regard résigné.

Fouinart – Ceci est mon testament authentique, écrit de ma main, et qui annule tous les autres…

Sam – Bon, on pourrait peut-être sauter les préliminaires…

Fouinart – Je lègue l’appartement dont je suis propriétaire à Paris, pour moitié à la Ligue Contre le Racisme et l’Antisémitisme, et pour l’autre moitié à l’Association pour la Réhabilitation de la Mémoire du Maréchal Pétain.

Zarbi – C’est ce qui s’appelle couper la poire en deux.

Mr Crampon – S’ils décident de partager les locaux, la cohabitation ne va pas être facile…

Déception générale.

Brisemiche – C’est tout ?

Fouinart – Le tableau revient au syndic, Madame Cassenoix, en tant que représentante de la copropriété. Il devra être placé dans le hall de l’immeuble, afin que tous puissent en profiter.

Cassenoix – Génial…

Fouinart – Suit une liste exhaustive des autres objets sans valeur se trouvant dans cet appartement, jusqu’à la dernière petite cuillère, légués nommément à chacun d’entre nous. Le vase chinois revient en indivision à la baronne et à la concierge.

Chloé – Finalement, c’était une comique, la tante Germaine.

Cassenoix considère le tableau.

Angela – Pour que tous puissent en profiter… Cette croûte… Et en plus, elle se paie notre tête, cette vieille bique.

Antoine – Je vous en prie, vous parlez de ma tante, tout de même…

Fouinart – Qui par ce testament, vous déshérite.

Mme Crampon – La salope…

Sanchez – On ne va pas mettre ça dans l’entrée.

Cassenoix – Remarquez, ça pourrait faire fuir les voleurs.

Mr Crampon – Bon. Je crois qu’on n’a plus rien à faire ici.

Antoine – Et le testament, qu’est-ce qu’on en fait ?

Brisemiche – Faites-en ce que vous voulez, de toute façon, dans un cas comme dans l’autre, nous on n’hérite de rien.

Mme Crampon – Sauf de tout ce bric-à-brac sans valeur.

Mr Crampon – Vous n’avez qu’à le brûler, ce testament. Comme ça l’appartement vous reviendra de plein droit.

Brisemiche – Vous ou d’autres, comme voisins, qu’est-ce que ça change.

Cassenoix – Et puis vous êtes un peu de la famille, déjà.

Fouinart – Oui, on est appelés à se revoir…

Ils s’apprêtent tous à sortir.

Mme Crampon – Merci pour cette charmante soirée, vraiment…

Cassenoix – Et encore une fois, toutes nos condoléances…

Ils sortent tous les uns après les autres en passant devant Antoine et Chloé pour leur serrer la main ou les embrasser avec un air de circonstance, comme à un enterrement. Antoine et Chloé soupirent lorsque le dernier est sorti.

Antoine – Retour à la case départ.

Chloé – Pas tout à fait… Il faut encore qu’on décide ce qu’on fait de ce testament.

Antoine – Trop tard pour le faire disparaître, il y a trop de témoins. Ils nous tiendraient par les couilles…

Chloé – Alors ?

Antoine – Je ne sais pas…

Chloé – En tout cas, je n’ai plus du tout envie de dormir ici cette nuit…

Antoine – Non, moi non plus… Qu’est-ce qu’on fait du tableau. Je veux dire du testament…

Chloé – On ne peut pas l’emmener. C’est trop lourd.

Antoine – Prenons la nuit pour réfléchir, et on verra demain.

Chloé – On va rentrer dans notre banlieue, à La Garenne-Colombes. On n’a pas la vue sur la Tour Eiffel, mais au moins c’est chez nous.

Antoine – Ouais, décidément, c’était trop beau.

Chloé – Tu pourras toujours en faire un roman.

Antoine – Ou une pièce de théâtre…

Chloé – Si c’est un best-seller, on pourra quand même s’acheter un appartement avec tes droits d’auteur…

Antoine raccroche le tableau et y jette un dernier regard.

Antoine – Tu avais raison, c’était bien le Maréchal Pétain.

Chloé – Quand il n’était encore que lieutenant…

Antoine – Je remets l’alarme en partant ?

Chloé – Pour ce qu’il y a à voler ici…

Antoine – Je la remets.

Ils s’en vont.

Noir.

Le rayon lumineux d’une lampe de poche, explorant les lieux. Puis un deuxième. Les rayons se croisent. L’un des deux personnages actionne un interrupteur et la lumière revient. On découvre deux personnes, habillées en Père Noël.

Sam – Ah, bataille…

Baronne – Qu’est-ce qu’on fait ?

Sam – On ne va pas appeler la police…

Elles retirent leurs barbes. C’est Sam et la baronne.

Baronne – J’en déduis que vous n’êtes pas vraiment policier…

Sam – Pas plus que vous n’êtes vraiment baronne…

Baronne – En fait, vous êtes un type dans mon genre.

Sam – Quel genre ?

Baronne – Du genre à changer plus souvent d’identité que de slip.

Sam – Mais qui vous a dit que j’étais policier ? Enfin que j’étais supposée l’être…

Baronne – Quand on veut garder un secret, mieux vaut éviter de se confier à une concierge. (Avec un regard sur le déguisement de la baronne) C’est curieux qu’on ait eu la même idée.

Sam – Un Père Noël, en cette saison, ça attire moins l’attention. Surtout la nuit…

Baronne – Je dirais même que ça inspire confiance.

Sam – J’imagine que vous non plus, vous n’êtes pas venue déposer des cadeaux au pied du sapin ?

Baronne – Non… Alors on partage ?

Sam – S’il y a quelque chose à partager…

Elles inspectent l’appartement.

Baronne – Le butin a l’air plutôt maigre.

Sam – J’avais pourtant de bons renseignements. Vous aussi, j’imagine…

Baronne – On disait que la vieille avait de l’argent chez elle. Mais apparemment, c’était juste une rumeur…

Sam – Un coffre-fort ?

Ils regardent derrière le tableau.

Baronne – Rien derrière le tableau.

Sam – Et le tableau ?

Ils l’examinent.

Baronne – Une croûte.

Sam – Tous ces efforts pour rien.

Baronne – Moi qui comptais là dessus pour redorer mon blason.

Sam – Et moi pour me dorer la pilule. Sous les tropiques…

Baronne – Hélas, le Père Noël n’existe pas.

Sam – Allez on s’en va.

Baronne – Je vais rester encore un peu… Mieux vaut ne pas partir en même temps.

Sam – Vous avez raison… Deux Pères Noël ensemble, ça attire davantage l’attention.

Baronne – Oui… On se demande lequel est le vrai.

Sam s’en va. La baronne attend qu’elle se soit éloignée et gratte le cadre avec son ongle. Sam revient, méfiante, et la voit faire.

Sam – C’est ce que je me disais aussi, à la réflexion… Tout de même, le cadre est très lourd, pas vrai ?

Baronne – C’est de l’or massif.

Sam – Vous le saviez ?

Baronne – Je prenais le thé avec elle de temps en temps. Un jour, j’ai versé une petite pilule dans son Earl Grey. Sous ecstasy, c’était une femme charmante.

Elles regardent le tableau.

Sam – Un beau cadeau de Noël.

Baronne – Oui. Même partagé en deux…

Sam – Et on ne sera pas trop de deux pour l’emporter.

Baronne – Je crois que finalement, on peut dire merci à la tante Germaine.

Sam – Et maintenant, à nous de faire mentir le célèbre adage…

Baronne – Quel adage ?

Sam – Bien mal acquis ne profite jamais.

Baronne – Oh… Je ne suis pas superstitieuse.

Elles décrochent le tableau. Une sonnerie d’alarme se met à retentir. Elles se regardent, consternées.

Sam – C’était vraiment une salope…

Noir

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédiathèque – ISBN 979-10-90908-67-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Antoine – Ça arrangerait tout, mais bon… Il ne faut pas rêver, tout de même…

Chloé – On ne sait jamais. Autant regarder ce qu’il y a dedans avant de décider si on le détruit.

A

 

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Maison ou appartement

Le petit chez soi (ou le grand chez les autres) est le décor le plus courant de la comédie (notamment la comédie de boulevard). Il constitue le cadre d’une comédie de l’intime, celle qui met en jeu l’hypocrisie des relations matrimoniales (cf. adultère), familiales (cf. héritage), amicales ou plus généralement sociales (cf. arrivisme).

***

Au répertoire de La Comédiathèque

Maison ou appartement

STRIP POKER

DES BEAUX-PARENTS PRESQUE PARFAITS

ELLE ET LUI, MONOLOGUE INTERACTIF

ERREUR DES POMPES FUNEBRES EN VOTRE FAVEUR

GAY FRIENDLY

LE COUCOU

LE GENDRE IDEAL

LES COPAINS D’AVANT … ET LEURS COPINES

MENAGE A TROIS

STRIP POKER

UN MARIAGE SUR DEUX

VENDREDI 13

DU PASTAGA DANS LE CHAMPAGNE

LES COPINES D’AVANT ET LES COPAINS D’APRÈS

UNE SOIREE D’ENFER

UN OS DANS LES DAHLIAS

NOS PIRES AMIS

LA MAISON DE NOS RÊVES

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Un succès de librairie

Un Succès de Librairie

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

Un succès de librairie théâtre comédie texte télécharger

De 14 à 22 personnages très variable en sexe
Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

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Un Succès de Librairie

Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

Les 14 personnages

Charles : le romancier

Marguerite : sa femme

Brigitte : sa fille

Vincent : son gendre

Fred : son petit-fils (ou petite-fille)

Catherine : sa sœur

Josiane : son ex-collègue

Alice : la libraire

Gérard : l’inconnu

Alban : le journaliste

Jacques : l’adjoint au maire et policier

Sofia (ou Socrate) : l’épicière-libraire

Eve : la poétesse

Irène : la chercheuse

Certains personnages peuvent être indifféremment masculins ou féminins.

Certains des personnages intervenant dans le deuxième acte

(les deux lectrices, les deux policiers, le délinquant, la poétesse, la chercheuse)

peuvent ou non être ceux qui sont déjà intervenus dans le premier.

La distribution est donc très modulable en nombre (de 14 à plus de 20)

et en sexe (avec un minimum de 5 hommes)

 

La devanture d’une librairie, avec au milieu la porte d’entrée (le tout pouvant être figuré par une toile peinte avec néanmoins la possibilité de passer par la porte). On supposera que la boutique donne sur une petite place ou un large trottoir sur lequel on a sorti d’un côté une table garnie d’un buffet, de l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la cinquantaine ou la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, autour de la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicière discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles de champagne vides, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Fred, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Fred !

Fred – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Fred.

Fred – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Fred, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Fred – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Fred – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Fred – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Fred – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Fred – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Fred – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Fred – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Fred – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Fred – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Fred – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Fred – Bien sûr…

Le portable de Fred sonne et il répond.

Fred – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Fred (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Fred (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si le journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Eve, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Eve l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Eve – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Eve – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Eve – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Eve – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Eve – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Eve – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Eve – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Eve – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Eve (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Brigitte, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Brigitte – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Brigitte – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Brigitte – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Brigitte – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Brigitte – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Brigitte – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Brigitte – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Brigitte – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Brigitte – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Brigitte – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Brigitte – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Brigitte – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Brigitte – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Brigitte – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Brigitte – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Brigitte – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Brigitte – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Brigitte, ma chérie !

Vincent (en aparté à Brigitte) – Et merde…

Brigitte – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Brigitte – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Brigitte – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Brigitte – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Brigitte – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Brigitte – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Brigitte, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Brigitte – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Brigitte – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Fred. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Brigitte – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Brigitte – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Brigitte – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Brigitte – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Brigitte – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Brigitte… Un facteur, un homme de lettres…

Brigitte – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Brigitte) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Brigitte – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Brigitte – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – Enfin, vous savez, mes fonctions à la mairie sont purement bénévoles. Je suis commissaire de police.

Charles – Je suis désolé. Mon livre n’est pas un roman policier.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Fred.

Brigitte – Ah voilà Fred ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Brigitte – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Brigitte – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Fred – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Fred !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Fred – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Fred – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Fred à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Fred – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Il m’inquiète… Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Fred – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Fred – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Fred – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Brigitte – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Charles (à Fred) – Tu ne veux pas commencer tout de suite à faire le service ?

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Fred) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Fred – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Fred – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Fred – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Fred – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Fred – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Fred – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Fred – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Fred – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Fred. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Fred – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Fred… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Fred – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Fred s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Alban, le journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Alban !

Charles – Alban ?

Alice – Le journaliste de La Gazette…

Alban – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Alban – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venu, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Alban – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Alban – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Alban – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Josiane arrive, en tenue étriquée de petite employée de bureau.

Josiane – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Josiane ! On n’attendait plus que toi…

Josiane – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Josiane, une ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licenciée comme moi…

Alice – Enchantée Josiane…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Josiane – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Josiane – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Josiane – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Fred reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Fred – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord remercier…

Fred (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Fred – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Brigitte – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Brigitte – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Brigitte – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Brigitte – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Brigitte – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Fred – Il me propose 10 millions.

Brigitte – D’euros ?

Fred – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Fred – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Fred – Ouais, faut voir…

Brigitte – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Fred – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Fred regarde son écran.

Fred – Steve Jobs…

Josiane – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Josiane – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Fred regarde à nouveau son écran.

Fred – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Brigitte – On t’avait dit de ne pas rêver, Fred…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Josiane.

Alice – Tenez, Josiane, buvez quelque chose.

Josiane – Merci.

Alban – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Josiane – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Josiane – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Josiane – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Josiane – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Josiane – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Alban prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Alban – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Josiane) Pardon, je reviens tout de suite…

Josiane semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Josiane – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Josiane) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Alban – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Alban – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Alban – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Alban – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Alban – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Alban – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Alban ?

Alban – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Alban – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Josiane s’approche de Fred.

Josiane – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Fred – Non…

Josiane – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Fred a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Fred – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Josiane quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. On appelait ça le Péril Jaune… Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Fred – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Josiane s’approche de Alban.

Josiane – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Alban – Oui…

Josiane – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Fred – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Fred – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Fred – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Fred – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Fred – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Fred – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Brigitte – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Fred – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Brigitte – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Fred – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Fred – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Brigitte – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes un espion, c’est ça ? Ou un détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe pas aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Josiane (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Josiane) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Josiane sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Brigitte – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Fred – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Alban) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Alban – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Brigitte – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Tout dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Eve, la cliente, revient.

Eve – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Eve – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Eve – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Eve – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Josiane revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Alban – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Josiane sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Alban – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Josiane…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Brigitte – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. Ce n’est pas inflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Alban – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Alban – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Alban vide machinalement.

Alban – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Brigitte – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Brigitte – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Brigitte – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Brigitte – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Brigitte – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Alban – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Fred – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Fred. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Fred – On va niquer le système, Pépé !

Alban – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit goût de gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Josiane revient. Alban s’approche de lui.

Alban – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Josiane – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Alban sonne.

Alban – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Josiane) Je suis désolé, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Alban s’apprête à partir. Eve, la cliente, revient.

Eve – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Eve – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Fred – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Eve s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Eve – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Eve poursuit son chemin vers Charles.

Eve – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Eve – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Eve – Eve.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Eve. Vous pourrez le lire sur la plage…

Eve – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Eve – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Eve – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Eve – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Fred – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Fred semble offusquée.

Eve – M’aider ?

Fred – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Eve – Ah oui, bien sûr…

Fred – Je vous écoute.

Eve – 01 47 20 00 01.

Fred – 84% ! Excellent…

Eve – C’est le numéro de Jean Mineur.

Fred – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Eve.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Josiane s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Josiane – Désolée, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Josiane… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Josiane – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Josiane qui lit la dédicace

Josiane – À mon amie Josiane… Merci, c’est gentil…

Josiane s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Charles s’éloigne avec Alice.

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Fred.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Arrive Sofia, qui se dirige vers Alice.

Sofia – Alice ?

Alice – Oui.

Sofia – Je suis Sofia. Je viens au sujet de l’annonce.

Alice – Ah oui…

Sofia – Vous n’avez pas l’air ravie de me voir. Je vous dérange ?

Alice – Non, non, pas du tout. Mais vous savez, cette librairie c’était toute ma vie. Alors m’en séparer… Enfin, il faut savoir tourner la page ! Vous avez déjà une certaine expérience de ce genre de commerce ?

Sofia – J’ai fait des études de philosophie, et mes parents tenaient une épicerie.

Alice – Au bout du compte, vendre des navets ou des torchons écrits par la dernière célébrités médiatiques à la mode… Et croyez-moi, pour tenir une librairie, de nos jours, être un peu philosophe, ça ne peut pas nuire… Je vous offre un verre pour célébrer ça ?

Sofia – Pourquoi pas…?

Noir. Aménagement du décor. Éventuel entracte.

 

ACTE 2

La devanture de la même boutique, avec la porte d’entrée au milieu. D’un côté des cageots de fruits et légumes disposés sur des présentoirs. De l’autre des caisses contenant des livres façon bouquiniste. Près de la porte une balance. Pour l’heure le devant de la scène, qui figure un trottoir ou une place, est vide. Arrive Josiane, tirant un chariot à roulettes. Elle se plante devant les primeurs et se met à les inspecter. Elle prend une banane, la tâte et, insatisfaite du résultat de sa palpation, la remet en place. Catherine arrive à son tour.

Catherine – Faut pas vous gêner !

Josiane – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Catherine – Vous tripotez cette banane, et vous la reposez dans le cageot…

Josiane – Et alors ? Moi les bananes, je les aime bien fermes, je n’ai pas le droit ?

Catherine – Avouez que ce n’est quand même pas très hygiénique pour celles qui passent derrière !

Josiane – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Catherine – Si vous avez les mains sales…

Josiane – Les mains sales ! (Changeant de ton du tout au tout) Tiens justement je viens de lire le livre…

Catherine – Quel livre ?

Josiane – La pièce de théâtre ! De Jean-Paul Sartre.

Catherine – Ah oui… Et alors, qu’est-ce que vous en avez pensé ?

Josiane – Entre nous, ce n‘est pas bien fameux…

Catherine – Sartre, ça a beaucoup vieilli.

Josiane – On ne devrait pas laisser les philosophes écrire des pièces de théâtre.

Catherine – Si vous vous voulez mon avis, on ne devrait pas non plus les laisser écrire des traités de philosophie…

Josiane – Est-ce que Socrate a écrit Le Banquet ou La République ?

Catherine – Pas plus que Dieu n’a écrit l’Ancien Testament ou Jésus Christ le Nouveau.

Josiane – Depuis Héraclite, on n’a rien inventé…

Catherine – Non… Mais malheureusement, on a beaucoup écrit…

Josiane – Beaucoup trop !

Catherine – Les livres de philosophie sont de plus en plus épais, pour un contenu de plus en plus mince.

Josiane – Et de plus en plus fumeux ! Pour allumer le feu, ça va encore, mais pour emballer les légumes… Les feuilles ne sont pas assez larges…

Catherine – Depuis les grecs, la philosophie va de mal en pis.

Josiane – Un tas de bouquins complètement creux empilés depuis des millénaires dans nos bibliothèques poussiéreuses…

Catherine – La philosophie est une construction hasardeuse.

Josiane – Si on arrivait à escalader ce château de cartes sans se casser la gueule, on atteindrait sûrement les régions les plus hautes de la stratosphère.

Catherine – Pour ne pas dire le vide intersidéral.

Josiane – La philosophie est une imposture. Je ne sais plus qui a dit que nous étions des nains juchés sur des épaules de géants…

Catherine – Bernard de Chartres.

Josiane – C’est ça… Mais ça ne vaut que pour les disciplines scientifiques, qui impliquent une idée de progrès. Or la philosophie n’est pas une science, mais une opinion !

Catherine – Les philosophes d’aujourd’hui ne sont que des nains juchés sur les épaules de tous les nains qui les ont précédés.

Josiane – Ça me fait penser à ces pyramides humaines que les catalans montent dans les rues pendant leurs fêtes folkloriques. Les plus grands sont en dessous et les plus petits tout en haut.

Catherine – Hélas, les pyramides de nains, c’est beaucoup moins esthétiques que les pyramides d’Egypte.

Josiane – Et beaucoup moins stable.

Catherine – Sans compter que tout ce que font les catalans n’est pas forcément un exemple à suivre.

Josiane – Se monter dessus les uns sur les autres en pleine rue comme ça… Avec les plus jeunes qui grimpent sur les plus vieux… Il faut vraiment être catalans…

Catherine – Ça peut même être dangereux, ces pyramides des âges…

Josiane – Je crois qu’ils appellent ça des châteaux, en Espagne.

Catherine – Et les catalans français, ils font des châteaux aussi ?

Josiane – Oh, je ne crois pas quand même…

Catherine – En France, ça doit être interdit… Bon alors vous la prenez, cette banane ?

Josiane – Je vais plutôt prendre celle-là, elle est plus verte.

Catherine – Moi les bananes, je les aime bien mûres.

Josiane – Chacun son goût…

Catherine se met elle aussi à examiner l’étalage.

Catherine – Je vais prendre une livre de carottes, moi…

Josiane – C’est pour faire une soupe ou des carottes râpées ?

Catherine – Je vous en pose des questions, moi ?

Josiane – Vous avez raison, les questions, c’est à Sofia qu’il faut les poser…

Catherine – Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses Saints…

Josiane (appelant) – Sofia !

L’épicière apparaît, sortant de son échoppe.

Sofia – Mesdames… Que puis-je faire pour vous ?

Catherine (lui tendant les carottes) – Tenez, Sofia, vous pouvez me peser ça ?

Josiane – Eh, il ne faut pas vous gêner ! J’étais avant vous, non ?

Catherine – Je pensais que vous n’aviez pas encore fait votre choix… Vous ne voulez pas les tâter encore un peu, ces bananes ?

Josiane hausse les épaules et tend ses bananes à Sofia.

Josiane – Voilà…

Sofia prend les bananes que lui tend Josiane et les pose sur la balance.

Josiane – Je voulais aussi vous poser une question…

Sofia – Allez-y…

Josiane – Alors… Attendez, je l’ai noté sur ma liste de course… (Elle sort un papier froissé, le déplie laborieusement et le lit) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Sofia – Et tout ça pour le prix d’une livre de bananes…

Josiane – Vous nous avez toujours dit que toutes les questions se valaient !

Sofia – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien…

Josiane – Alors ?

Sofia – En réalité, la réponse est très simple.

Catherine – Vous permettez que j’écoute aussi ?

Josiane – Mais je vous en prie…

Sofia – Lorsqu’une question d’ordre philosophique ne peut à l’évidence trouver aucune réponse, c’est forcément que la question est mal posée.

Josiane – C’est évident…

Sofia – Ou encore que la question a été délibérément formulée de façon à ne rendre possible aucune réponse.

Josiane – Euh… Oui.

Sofia – Tout d’abord pourquoi ?

Catherine – Pourquoi quoi ?

Sofia – Le pourquoi de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».

Catherine – Ah oui, bien sûr…

Josiane – Eh ! Je vous ai dit que vous pouviez écouter la réponse de Sofia, mais c’est à moi qu’il parle, d’accord ? Ce sont mes bananes après tout, occupez-vous de vos oignons ! Ou de vos carottes…

Sofia – Ça y est ? Je peux continuer ?

Catherine – Excusez-moi…

Sofia – Donc le pourquoi, dans cette question, pose déjà problème. Il suppose que l’existence du monde devrait absolument avoir une finalité, et qui plus est une finalité humainement concevable parce qu’elle se confondrait avec la finalité propre de l’humanité.

Catherine – Ce qui à l’évidence est un point de vue très anthropocentrique.

Sofia – L’homme n’est qu’une partie de l’univers, et il est évident que la partie ne peut pas comprendre le tout.

Josiane – Bien sûr…

Sofia prend une orange dans un cageot.

Sofia – Prenez cette orange, imaginez que ce soit le berceau de l’humanité et que nous en soyons les pépins. Pensez-vous sérieusement que ces pépins pourraient comprendre quelque chose à la façon dont tourne la boutique ?

Josiane – Non, évidemment…

Sofia – Moi-même, qui en suis la patronne, je me demande parfois comment elle tourne, cette boutique…

Josiane – Et pourtant, elle tourne.

Catherine – Je ne sais plus qui disait « La Terre est bleue comme une orange »…

Josiane – Quel rapport ? On parle des pépins, là !

Sofia – Plantez ce pépin, il deviendra un oranger qui produira d’autres oranges. Avec quelques manipulations génétiques ou poétiques, vous pourrez toujours faire des oranges bleues. Mais un pépin d’orange ne produira jamais un bananier.

Josiane – Et surtout : un pépin d’orange n’ouvrira jamais un magasin de primeurs.

Sofia – Venons-en maintenant au « rien » inclus dans cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Josiane – Tout à fait.

Sofia – Rien est quelque chose qui n’existe pas, nous sommes bien d’accord ?

Josiane – Comment ne pourrait-on pas être d’accord avec ça ?

Sofia – Il en résulte donc que se demander si rien pourrait exister à la place de quelque chose est une contradiction dans les termes.

Catherine – Ce que les philosophes appellent un sophisme.

Josiane lui lance un regard incendiaire, et Catherine fait profil bas.

Sofia – En réalité, rien est un concept vide de sens. Puisque rien n’existe pas, pourquoi en parler comme d’une possible alternative à quelque chose ?

Josiane – Cela va de soi…

Sofia – Rien est une illusion inventée par ceux qui, comme les tenants de toutes les religions monothéistes, veulent nous faire avaler le mythe de la création.

Josiane – Mythe impliquant l’idée d’un commencement avant lequel il n’y avait rien.

Sofia – Une idée qui, vous l’avouerez, est d’une rare naïveté.

Catherine – Pourquoi cela ?

Sofia – Mais parce qu’il est évident que si quelque chose existe, ce quelque chose a toujours existé sous une forme ou une autre !

Josiane – Comme dit Lavoisier : « Rien ne se perd, ne se crée, tout se transforme ».

Sofia – Vous savez que j’ai pour principe de ne jamais faire de citation…

Catherine – Comme Socrate.

Josiane – Qui Socrate aurait-il bien pu citer ?

Catherine – Les présocratiques…

Josiane – Et les présocratiques ?

Catherine – Personne.

Josiane – Et pourtant, ils ne disaient pas que des conneries !

Sofia– Quant à la notion de commencement elle n’a été inventée par l’homme que pour tenter de mettre l’univers en conformité avec sa propre vision anthropocentrique du monde.

Josiane – Je vois : Puisque l’homme naît et meurt, il devrait absolument en être de même pour l’univers.

Sofia – Et pourquoi pas d’ailleurs ! À condition de postuler qu’il n’y a pas de naissances seulement des renaissances, et pas de morts mais seulement des remords.

Catherine – Que le temps n’est pas linéaire mais circulaire, que le big bang est un mouvement perpétuel, et l’univers un moteur à explosion !

Sofia – Pourquoi entre deux hypothèses choisir systématiquement la moins probable, sous prétexte qu’elle correspond mieux aux limitations de notre pensée mythologique étriquée ?

Josiane – Pour ensuite s’étonner que les questions qu’engendrent cette improbable hypothèse ne peuvent que rester insolubles…

Sofia – Sauf à inventer d’autres mythologies pour expliquer ces mystères, et ainsi de suite. Cette longue errance de la pensée qu’on appelle les religions.

Catherine – Les philosophies orientales, tout du moins, sont parvenues à éviter cet écueil… Vous êtes donc bouddhiste ?

Sofia – Je le serai peut-être si le bouddhisme n’avait pas réussi lui aussi, à partir d’une conception du monde sans transcendance, à inventer malgré tout cet effroyable système d’oppression qu’est celui des castes.

Josiane – Une autre façon de justifier les privilèges des maîtres, en faisant miroiter à leurs esclaves que dans une autre vie, au lieu d’être la plaie ils seront le couteau. Pour citer Baudelaire…

Catherine – Lorsqu’il s’agit d’asseoir leur domination sur les masses, les religions ne manquent jamais d’imagination.

Josiane – Hélas, pour la religion comme pour la philosophie, passé les précurseurs parfois sincères, on passe sans transition à la décadence et la récupération.

Catherine – Et puis les religions ne peuvent pas s’empêcher de verser dans le folklore pour attirer le chaland.

Josiane – Sans parler du fait qu’elles engendrent toujours un art kitch d’un extrême mauvais goût.

Catherine – Personnellement, pour moi, entre la Chapelle Sixtine et la Grotte de Lascaux, il n’y a pas photo…

Catherine – Le Catholicisme Romain est à Jésus Christ ce que le Stalinisme bureaucratique est à Karl Marx.

Josiane – Et le Vatican est son Kremlin.

Sofia – Certains hommes ont toujours trouvé avantage à poser des questions sans réponse…

Catherine – Justement, à ce propos, je voulais vous demander si…

Josiane – Quand ce sera votre tour, d’accord ?

Sofia – Finissons-en avec le dernier élément de cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quelque chose. C’est tout ce qui reste quand on a éliminé tous les éléments parasites contenus dans cette interrogation, qui du coup devient une affirmation. Quelque chose : voilà tout ce que l’on peut dire.

Josiane – Mais est-ce encore bien nécessaire de le dire ?

Catherine – Ça me rappelle l’histoire de Fernand Reynaud à propos de ce slogan publicitaire, là : « Ici on vend de belles oranges pas chères »… Une fois retiré tout ce qui est tautologique dans cet argumentaire de vente, il ne reste plus que l’évidence des oranges.

Sofia – Fernand Reynaud était le plus grand philosophe de tous les temps…

Catherine – Alors finalement, on en revient à la phrase de Descartes : Je pense donc je suis…

Sofia – C’est là encore une phrase tautologique empreinte d’un grand égocentrisme. Et pourquoi pas je pense donc je pense ? Ce n’est pas nous qui pensons. C’est le monde qui se pense à travers nous. Et il faut croire que le monde pense souvent de travers, lui aussi…

Un temps pendant lequel les deux femmes mesurent la profondeur de tout ce qui vient d’être dit.

Josiane – C’est quand même incroyable que vous vous appeliez Sofia… C’est un prénom prédestiné, non ? (À Catherine) Sofia, c’est la sagesse, en grec.

Catherine – Oui, merci, je sais…

Sofia– Ai-je répondu à votre question ?

Josiane – Absolument, Sofia.

Sofia (revenant aux bananes de Josiane sur la balance) – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Josiane – Qu’est-ce que c’est ?

Sofia – Le Discours de la Méthode. C’est tellement idiot que c’en est presque drôle. Question suivante ?

Catherine – Maintenant, je ne sais pas si…

Sofia – Allez-y, nous verrons bien…

Catherine – Voilà, je… Allez, je me lance… Est-ce que Dieu existe ?

Socrate et Josiane lui lancent un regard navré.

Sofia – Je croyais avoir déjà répondu à cette question…

Catherine (penaude) – Oui, c’est ce que je me disais aussi, mais… (À Josiane) Si vous n’aviez pas posé votre question avant la mienne, aussi ! C’est facile, maintenant de me faire passer pour une imbécile…

Sofia – Allons, allons, je vais répondre à votre question malgré tout.

Catherine – Merci…

Catherine lance un regard mauvais à Josiane.

Sofia – Est-ce que Dieu existe ? Selon qui la pose, c’est une question d’une extrême stupidité, ou d’une grande perversité.

Catherine – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Sofia – Se demander si Dieu existe suppose qu’on ait au préalable défini ce qu’est Dieu. Comment se demander si quelque chose existe alors qu’on ne sait pas ce que c’est ? Or je vous mets au défi de me donner une définition de Dieu autre que Dieu est Dieu.

Embarras de Catherine, et regard ironique de Josiane.

Catherine – Oui, oh, ça va…

Sofia – Dieu étant considéré comme un concept qu’aucun autre concept ne peut définir, la seule chose qu’on puisse se demander à propos de Dieu c’est s’il existe ou non. Mais se demander si Dieu existe est aussi la seule façon de faire exister ce concept de façon hypothétique. Vous me suivez, cette fois ?

Catherine – J’essaie…

Sofia – Les licornes existent-elles ? Répondez !

Catherine – Les licornes ? Eh bien… Non, évidemment.

Sofia – Et malgré cela, se demander si les licornes existent, c’est déjà leur donner une existence virtuelle. On peut dès lors raconter à propos des licornes des histoires à dormir debout, en faire des livres pour enfants et même peindre des tableaux exposés dans les musées. Vous avez déjà vu au Louvre des tableaux représentant des dinosaures ?

Catherine – Ma foi non.

Sofia – Et pourtant les dinosaures, eux, ont vraiment existé. Pour les hommes, une fable récente a souvent plus de réalité qu’une lointaine vérité.

Josiane – Donc Dieu existe dans l’imaginaire de l’homme qui l’a créé, autant que les licornes.

Sofia – Quant à savoir si Dieu existe, cela revient à se demander si on a besoin de cette hypothèse pour appréhender le monde tel que nos pauvres moyens nous permettent de l’appréhender.

Catherine – Et ?

Sofia – C’est là où j’ai déjà répondu à cette question.

Josiane – L’idée de Dieu n’est nécessaire que si on adhère à cette improbable hypothèse d’un temps linéaire, supposant un commencement et une création du monde par une cause première et pour une finalité dernière.

Catherine – Donc Dieu n’existe pas et Pascal a perdu son pari…

Sofia – C’était un pari stupide…

Josiane – Un temps circulaire… Alors la création du monde, c’est un peu le problème de l’œuf et de la poule.

Sofia – C’est la poule qui philosophe (Prononcé à la manière de « qui fait les eufs »)… Mais le dindon de la farce, c’est vous… Vous les prenez ces carottes ?

Josiane – Oui, oui, bien sûr…

Sofia pèse les carottes.

Sofia – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Catherine – Qu’est-ce que c’est ? Les Pensées de Pascal ?

Sofia – C’est un livre de cuisine. Cela vous sera beaucoup plus utile pour savoir comment cuisiner ces carottes, croyez-moi…

Josiane lui tend quelques pièces. Sofia les prend.

Sofia – Mesdames…

Sofia rentre dans sa boutique, laissant les deux femmes sans voix.

Catherine – Quel femme !

Josiane – Ça on peut dire qu’elle a su élever le commerce des primeurs au rang d’une maïeutique.

Catherine – Bon ben je vais aller faire ma soupe.

Josiane – Tiens je ne sais pas ce que j’ai fait de mon chien, moi… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

Catherine – Je ne savais même pas que vous aviez un chien…

Josiane – Dieu !

Catherine – Votre chien s’appelle Dieu ?

Josiane – Lui au moins, je suis sûre qu’il existe. Et quand je l’appelle, il vient.

Catherine – La preuve…

Josiane – Dieu ! Viens ici mon chien.

Catherine – Il n’y a que la foi qui sauve…

Josiane – Où est-ce qu’il est encore passé, ce clébard. Je vais te ramener à la SPA moi, tu vas voir, ça ne va pas être long…

Josiane – Bon allez je vous laisse… À la revoyure…

Catherine s’en va. Josiane s’éloigne aussi en continuant à appeler son chien.

Josiane – Allez, aux pieds ! Je ne vais pas me mettre à genoux, quand même ! Dieu ! Tu vas voir la trempe que je vais te mettre si je t’attrape…

Fred arrive, look de racaille, et l’air sur le qui vive. Il porte un bonnet. Après avoir regardé à droite et à gauche, il baisse sur ses yeux son bonnet qui s’avère être une cagoule, sort de sa poche un revolver et pénètre dans la boutique. Il ne se passe rien pendant quelques instants. On entend un chien aboyer, un crissement de pneu, puis plus rien. Fred ressort, l’air penaud. Il n’a plus sa cagoule, et il est suivi par Sofia, qui tient le revolver par le canon.

Sofia – Allez, pour une fois, je me laisserai aller à une citation, mon jeune ami. Vous connaissez le proverbe : Qui vole un œuf vole un bœuf ?

Fred – Mon instituteur nous le répétait souvent, à l’école, pendant les leçons de morale.

Sofia – Visiblement, vous n’avez pas bien retenu la leçon…

Fred – Je suis vraiment désolé, Madame.

Sofia – Et à votre avis, que veut dire cette maxime ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Il n’y a que le premier pas qui coûte… On commence par voler un œuf, et ensuite on vole le bœuf tout entier…

Sofia – Donc ?

Fred – Donc il vaut mieux ne jamais rien voler, même un œuf…

Sofia – C’est sans doute l’interprétation de ce proverbe que vous donnait votre instituteur, en effet.

Fred – Ce n’est pas ça que ça veut dire ?

Sofia – On peut voir ça comme ça, oui… Mais ça peut aussi vouloir dire le contraire.

Fred – Le contraire ?

Sofia – Qui vole un œuf, vole un bœuf, cela signifie aussi que voler un œuf, c’est la même chose que de voler un bœuf, n’est-ce pas ? Que c’est aussi grave…

Fred – Euh… Oui…

Sofia – Après l’école, je suis sûre que vous alliez au catéchisme, je me trompe ?

Fred – J’ai même été enfant de chœur… C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à voler du vin de messe…

Sofia – Et que disent les Tables de la Loi à propos du vol ?

Fred – Tu ne voleras point… Je crois me souvenir que c’est le Septième Amendement…

Sofia – Le Septième Commandement, en tout cas. Le Septième Amendement, dans la Constitution Américaine, c’est le droit à un procès équitable. Mais ça revient à peu près au même, c’est vrai.

Fred – Un procès équitable…

Sofia – Quoi qu’il en soit, la Bible ne dit pas « Tu ne voleras pas un œuf et encore moins un bœuf ». La Bible ne fait pas dans le commerce de détail. Tu voles un œuf ou tu voles un bœuf, c’est le même tarif, quelle que soit la taille du bœuf. C’est un péché mortel et point barre. Croix de bois, croix de fer, si tu voles tu vas en enfer, pas vrai mon garçon ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Et du point de vue du code pénal, c’est pareil. Un vol c’est un vol. La sanction est exactement la même quel que soit le montant du butin, non ?

Fred – J’imagine…

Sofia – Si c’est un vol à main armée, ce sont les assises. Et en cas de récidive, c’est la perpétuité…

Fred – La… Ah, oui, quand même…

Sofia – Tu crois que c’est bien malin de risquer perpète pour les quelques dizaines d’euros que tu aurais trouvé dans mon tiroir caisse ?

Fred – Non, pas très…

Sofia – Bien… Tu commences à devenir raisonnable… Alors tu vois la banque, là-bas ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Quitte à risquer de finir ta vie en prison, tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux repartir avec le contenu de son coffre ?

Fred – Si, bien sûr…

Sofia – Un peu d’ambition, que Diable ! Il faut voir plus grand, mon vieux ! Mais attention, sans violence inutile. Parce que pour le cinquième amendement, c’est idem. Tu ne tueras point, on ne précise pas que ça te coûtera moins cher si le type que tu as refroidi n’était de toute façon pas bien fréquentable, et que personne ne le regrettera…

Fred – J’ai compris Monsieur, je vous jure…

Sofia range l’arme dans sa poche.

Sofia – Allez, je garde ton revolver pour l’instant…

Fred – Je peux m’en aller alors ? Vous n’allez pas appeler la police ?

Sofia – Vas-y, mon gars. Et souviens-toi : Qui vole un œuf vole un bœuf. Alors autant voler directement un bœuf.

Fred – Un bœuf…

Sofia – Une poule, si tu préfères jouer petit bras. Au moins tu auras des œufs tous les matins, sans avoir à risquer la prison tous les jours.

Fred – Une poule, vous croyez ?

Sofia – Pourquoi tu crois qu’on parle toujours des voleurs de poules et pas des voleurs d’œufs ?

Fred – Je ne sais pas Monsieur…

Sofia – C’est sûrement comme ça qu’a commencé le capitalisme, d’ailleurs. Tu piges ? Un type a volé une poule, et il s’est mis à vendre des œufs.

Fred – Où est-ce qu’on peut voler une poule ?

Sofia – Tu as raison, les poules, c’est de plus en plus difficile à trouver, surtout en ville. Alors comme tu m’as tout l’air d’être un gland, va plutôt braquer l’écureuil…

Fred – Merci Madame.

Sofia prend un poireau sur son étalage et le tend à Fred.

Sofia – Tiens, prends ça. Ça peut toujours servir…

Fred – Merci…

Sofia – Et n’oublie pas : la propriété c’est le vol !

Fred – Oui, Madame…

Sofia – Va dans la paix du Seigneur, mon fils… (Sofia le bénit d’un signe de croix et Fred repart passablement déboussolé). Ces jeunes… On se demande ce qu’on leur apprend à l’école…

Sofia rentre dans sa boutique. Eve arrive. Elle s’arrête devant les caisses de livres et se met à les regarder. Arrive Irène, un plan à la main et qui semble perdue. Charles aperçoit Eve.

Irène – Excusez-moi, je cherche l’Impasse du Progrès… Je crois que ce n’est pas très loin d’ici, mais…

Eve – L’Impasse du Progrès ? Ça me dit vaguement quelque chose, mais je ne sais pas trop…

Irène – D’après mon plan, il faut suivre l’Allée Robespierre, et continuer sur la Rue Karl Marx jusqu’à l’Avenue Jean Jaurès. L’impasse du Progrès donnerait sur la Place de l’Amitié entre les Peuples…

Eve – Ouh là… Mais mon pauvre Madame, vous n’y êtes pas du tout. Il date de quand votre plan ?

Irène – Je ne sais pas… Mais en centre ville, les rues ne changent pas beaucoup, non ?

Eve – Les rues, non… Faites voir… (Elle prend le plan et l’examine) 1955 ! Vous vous rendez compte !

Charles – Quoi ?

Eve – Mais depuis 1955, le Mur de Berlin est tombé ! La municipalité a changé de bord et les rues ont changé de noms…

Irène – Et alors ?

Eve – Alors vous allez prendre l’Allée Louis Philippe, et continuer sur la Rue Karl Lagerfeld jusqu’à l’Avenue Jean-Paul II. L’Impasse du Progrès donne sur la Place de la Nation.

Irène – Au moins l’Impasse du Progrès n’a pas changé de nom.

Eve – Vous allez où exactement ?

Irène – Au Centre National de la Recherche Scientifique.

Eve – Impasse du Progrès ? Ah mais ça n’existe plus !

Irène – Ça n’existe plus ?

Eve – C’est l’Église de Scientologie, maintenant.

Irène – Non ?

Eve – Le CNRS, ils ont déménagé. C’est Sentier des Frères Bogdanov, maintenant.

Irène – Et c’est où, ça ?

Eve – Vous allez tout droit, première à gauche, et vous verrez le cimetière. C’est juste en face.

Irène – Bon, et bien merci alors.

Eve – Il n’y a pas de quoi…

Irène s’en va. Eve se remet à examiner les livres. Sofia sort de sa boutique.

Sofia– Vous cherchez quelque chose en particulier ?

Eve – Non, je regarde…

Sofia – Prenez votre temps… Mais je vous conseille plutôt les primeurs, ils sont de saison. Par là, sauf exception, vous ne trouverez que de vieilles idées frelatées…

Eve – Merci.

Sofia – Vous vous appelez comment ?

Eve – Eve.

Sofia – Tenez, prenez une pomme ?

Sofia prend une pomme sur un étalage, et la tend à Eve.

Eve – Merci… (Elle croque dans la pomme et continue un moment à regarder les livres) En fait, si… J’essaie de trouver un livre depuis des années… Mais ce serait un miracle que vous l’ayez.

Sofia – Les miracles, c’est ma spécialité.

Eve – Un livre qui n’est plus édité. Je regarde à tout hasard chez tous les bouquinistes devant lequel il m’arrive de passer. Mais il s’en est vendu tellement peu d’exemplaires…

Sofia – Dites toujours…

Eve – C’est un recueil de poèmes intitulé Rimes Orphelines.

Sofia – Rimes Orphelines…

Eve – Un petit livre paru à compte d’auteur il y a déjà pas mal de temps…

Sofia – Il n’y a pas de petits livres, il n’y a que de petits auteurs… Les Editions Confidentielles, c’est bien ça ?

Eve – Vous connaissez ce bouquin ?

Sofia – Je l’ai eu entre les mains il y a peu de temps, en effet. Je l’ai même feuilleté…

Eve – Et vous l’avez encore ?

Sofia – Malheureusement, je l’ai échangé la semaine dernière contre une livre de courgettes. Il faut bien payer les fournisseurs…

Eve – Ce n’est vraiment pas de chance… Et vous vous souvenez à qui vous l’avez vendu ?

Sofia – Comme les prostituées, j’ai quelques clients réguliers, mais celui-là était un occasionnel. En tout cas, je ne l’ai pas revu depuis…

Eve – Je peux vous laisser mon numéro de téléphone, au cas où ?

Sofia – Il arrive en effet que mes lecteurs me ramènent leurs bouquins une fois qu’ils les ont lus, parce qu’ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent…

Eve lui tend sa carte de visite, qu’il prend.

Eve – Et comment ça se passe, dans ces cas-là ?

Sofia – Je leur reprend le bouquin contre une livre de primeurs.

Eve – Vous êtes un drôle d’épicière…

Sofia – Je troque, je vends, j’achète… C’est ce qu’on appelle le petit commerce… Une livre de carotte pour un livre de poche. Ça peut aller jusqu’au kilo de haricots verts pour un bouquin relié en cuir. Ou même de truffes pour une édition dorée sur tranche.

Eve – Le livre que je recherche était imprimé sur du papier recyclé…

Sofia – Ça dépend aussi du contenu, bien sûr… Le papier peut être recyclé, tant que les idées qui sont imprimées dessus ne le sont pas également.

Eve – Donc une livre de courgettes pour Rimes Orphelines.

Sofia – En fait, c’est à la tête du client… Il faut croire que celui-là m’a paru sympathique. Il m’arrive également de donner ou de refuser de vendre, vous savez. Et puis tout ce qui est rare n’est pas forcément cher. S’il n’y a aucune demande, comme pour la poésie… Vous avez lu Adam Smith ?

Eve – Non…

Sofia – C’est un économiste écossais… Pour l’économie, les écossais, il n’y a pas mieux… (Voyant que son interlocutrice a la tête ailleurs) D’accord, si je revois ce Monsieur, je vous appelle.

Eve – Merci… Et ce livre, vous dites que vous l’avez feuilleté ?

Sofia – J’ai lu quelques poèmes… Je me souviens d’un en particulier :

Le coquelicot rêve au bord du chemin, hors champ,

là où nulle moisson ne l’attend.

Imparfait comme une ébauche de fleur,

il est déjà couvert de la poussière du monde,

comme d’une farine.

Son produit n’est pas de bon pain blanc,

mais de croissant de lune.

Eve – Bravo ! Quelle mémoire… Alors ça vous a plu, ce coquelicot ? Enfin, je veux dire, pas suffisamment pour résister à l’envie de l’échanger contre une livre de courgettes, mais…

Sofia – Ça m’a paru sincère, en tout cas… Le minimum qu’on puisse demander à un livre, c’est la sincérité. Malheureusement, la plupart des bouquins qui sont édités aujourd’hui semblent avoir été concoctés en suivant la recette d’un livre de cuisine littéraire.

Eve – Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps…

Sofia – C’est ce qu’on dit en général quand on commence à s’ennuyer.

Eve – Alors à bientôt, j’espère…

Eve s’apprête à partir. Sofia prend quelque chose dans un cageot.

Sofia – Tenez… Un bouquet de persil… C’est un cadeau de la maison…

Eve – Merci, ça fait très longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert un bouquet…

Elle s’en va. Arrive Fred, en courant, et l’air paniqué, visiblement poursuivi. Sofia comprend la situation sans qu’il soit nécessaire de prononcer un mot.

Sofia – On dirait que votre retrait à la banque s’est avéré problématique… (Fred le regarde avec désarroi) La remise, dans le fond du magasin.

Fred se précipite à l’intérieur. Jacques, le commissaire, arrive accompagné de son adjoint Vincent.

Jacques – Bonjour Madame. Je suis le Commissaire Ramirez, et voici mon nouvel adjoint Sanchez, qui nous vient directement de l’ANPE.

Sofia – Bonjour Messieurs, quel bon vent vous amène ?

Jacques – La routine, Chère Madame… Un braquage à la Caisse d’Épargne…

Sofia – Je suis sûr qu’à vous deux vous allez arrêter le coupable sans délai.

Jacques – Nous le cherchons justement, vous ne l’auriez pas vu passer, par hasard ?

Sofia – Ça dépend… Il ressemble à quoi ?

Jacques se tourne vers Vincent.

Vincent – Il avait une cagoule, chef.

Sofia – Je n’ai vu passer personne avec une cagoule… Il y a des blessés ?

Jacques – Pensez-vous ! Un amateur. Il s’est enfui en abandonnant son arme sur place.

Vincent – On pensait que c’était un fusil à canon scié qu’il planquait sous son manteau. Mais on s’est rendu compte que ce n’était qu’un poireau…

Sofia – Un poireau ?

Jacques – Il ne viendrait pas de chez vous, par hasard ?

Sofia – Vous savez, des poireaux, j’en vends beaucoup. C’était un poireau de quel calibre ?

Jacques prend un poireau dans un cageot et le montre.

Jacques – Comme ceux-là à peu près.

Sofia – Ah oui, ça peut déjà faire pas mal de dégâts… (Voyant que l’attention de Vincent est attirée par les caisses de livres) Vous voulez un bon livre pour vous changer les idées ?

Vincent – Vous avez des romans policiers ?

Jacques lui lance un regard désapprobateur.

Jacques – De toutes façons, on n’a pas le temps. On est en service, là.

Sofia – Le braqueur au poireau… Ça ferait un bon titre de polar, non ?

Jacques – Donc vous n’avez rien vu ?

Sofia – Si j’étais vous, j’irai faire un tour du côté du cimetière. J’ai aperçu un drôle de type tout à l’heure qui courait dans cette direction.

Vincent – C’est maintenant que vous le dites…

Sofia – Je pensais qu’il faisait son footing. Mais maintenant que vous m’en parlez, il me semble qu’il courait très vite.

Jacques – Merci quand même.

Jacques et Vincent s’en vont en direction du cimetière. Sofia rentre dans la boutique, et en ressort quelques instants après. Il jette un coup d’œil à droit et à gauche avant d’inviter d’un geste Fred à sortir. Il lui indique la direction opposée de celle dans laquelle le commissaire est parti.

Sofia – Pars plutôt de ce côté-là si tu ne veux pas faire de mauvaises rencontres.

Fred – Merci.

Sofia – Et si tu veux mon avis, laisse tomber la carrière de voleur, même de voleur de poules. Visiblement, tu n’as pas de dispositions particulières pour ce noble métier…

Fred – Je vous le promets.

Sofia – Je ne te dis de te mettre à travailler, ce serait exagéré, mais je ne sais pas moi…

Fred apercevant les livres.

Fred – Peut-être que je devrais m’instruire un peu…

Sofia – Franchement, je te déconseille la lecture… À ton âge, si tu commences maintenant, ça pourrait te tuer…

Fred – Bon, je ferais bien d’y aller avant que les flics reviennent…

Sofia – Tu es sûr de ne rien oublier ?

Fred, à regret, sort de ses poches trois paquets de Pépitos qu’il a pris à l’intérieur de l’épicerie.

Fred – Désolé, un réflexe…

Sofia récupère les paquets de biscuits et tend un fruit à Fred.

Sofia – Prends plutôt une poire. Tu sais que pour rester en bonne santé, il faut manger cinq fruits et légumes par jour. Avec le poireau, ça t’en fera déjà deux. Tu as déjà l’air d’avoir meilleure mine. Allez file…

Fred s’en va. Sofia rentre dans la boutique pour remettre en place les paquets de Pépitos. Alban arrive et se met à regarder les livres. Eve repasse devant la boutique, et s’arrête pour jeter cette fois un coup d’œil sur les primeurs. Alban l’aperçoit et est visiblement sensible à son charme. Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Excusez-moi, je peux vous demander quelque chose ?

Eve (méfiante) – Oui…

Alban – J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.

Eve – C’est tout ce que vous avez trouvé ?

Alban – Pour ?

Eve – Pour me draguer !

Alban – Mais je ne vous drague pas… Enfin, si mais… Il n’empêche que j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Ce n’est pas incompatible non ? Pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas le droit de draguer quelqu’un qu’on a l’impression d’avoir déjà vu quelque part ?

Eve – En tout cas, moi je ne vous connais pas, alors si vous permettez…

Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Attendez une minute ! J’ai une autre question à vous poser…

Eve – La dernière alors… Je vous préviens, c’est votre joker… Je vous écoute…

Alban – C’est à dire que… J’ai dit ça comme ça, juste pour vous retenir et gagner un peu de temps… J’ai tellement peur de ne plus jamais vous revoir… Mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit là tout de suite… Si vous me donnez encore quelques secondes, je vais certainement trouver quelque chose à vous demander…

Eve – Je serai déjà partie…

Alban – Ou alors, vous me laissez votre adresse, et je vous poserai ma question par écrit quand ça me reviendra. Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre réponse par la poste…

Eve – Alors là, bravo ! C’est la première fois qu’un inconnu me propose d’emblée une relation épistolaire.

Elle commence à partir.

Alban – Non ! Voilà, ça y est ! (Il se tourne vers les légumes) Je voulais vous demander comment on fait un gratin dauphinois.

Eve – Un gratin dauphinois ?

Alban – Pourquoi pas ? C’est très bon le gratin dauphinois… Ce n’est pas très léger, d’accord, mais c’est très bon…

Eve – Alors comme ça, simplement parce que je suis une femme, la première chose que vous pensez à me demander, c’est la recette du gratin dauphinois ? Mais vous êtes un horrible macho !

Alban – Là c’est vous qui êtes de mauvaise foi… Ce n’est pas la première chose qui m’est venue à l’esprit, mais vous avez refusé de répondre à ma première question…

Eve – Qui était si je me souviens bien : est-ce qu’on ne se serait pas déjà vus quelque part ? Vous arrivez parfois à vos fins avec une technique de drague aussi nulle ?

Alban – Rarement à vrai dire, mais c’est mon style. Qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas…

Eve – Le style, c’est l’homme. C’est aussi mon avis. C’est pourquoi je vous dis adieu…

Alban – Dites-moi au moins votre prénom…

Eve – Eve…

Alban – Moi, c’est Alban. Et je ne vous dis pas adieu, car je suis sûr que nous sommes faits l’un pour l’autre. Ce qui implique bien sûr que nous sommes appelés à nous revoir très bientôt…

Eve – Et qu’est-ce qui vous rend si confiant ?

Alban – Alban et Eve ! C’est un signe, non ?

Eve – N’importe quoi…

Alban – Eve… Je soupirerai votre nom, le soir, en m’endormant tout seul dans mon lit.

Eve s’en va, en cachant un sourire amusé.

Alban – Je vous ai vue ! Vous avez souri !

Eve (off) – Dans vos rêves.

Sofia ressort avec à la main un paquet de Pépitos ouvert.

Sofia – Vous voulez un Pépito ?

Alban – Merci, mais j’évite de grignoter entre les repas.

Sofia – Moi aussi, mais comme j’adore grignoter, j’ai préféré supprimer les repas. On s’est déjà vu, non ?

Alban – La dernière personne à qui j’ai posé cette question a prétendu que je la draguais.

Sofia – Rassurez-vous, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Alban – Je vous ai acheté un bouquin il y a quelques temps.

Sofia – Rimes Orphelines.

Alban – C’est çà.

Sofia – Vous l’avez lu, ça ne vous a pas plu, et vous venez pour me le revendre…

Alban – Pas du tout. J’ai beaucoup aimé au contraire. C’est même devenu mon livre de chevet :

Nos yeux, moitiés d’orange pressées,

ruissellent vers le creux de l’absence.

Ils scintillent un moment, étonnés

par la montée de l’imminence du départ.

Sofia – Les oranges ont toujours beaucoup inspiré les poètes…

Alban – En fait, je voulais savoir si vous aviez quelque chose d’autre du même auteur.

Sofia – Je crois que c’est son seul livre, mais sait-on jamais, il y en aura peut-être un deuxième. Tant qu’un auteur n’est pas mort, on n’est jamais à l’abri d’une récidive. Donc vous l’avez toujours ?

Alban – Bien sûr, pourquoi ?

Sofia – Une jeune femme est passée, tout à l’heure. Elle le cherchait.

Alban – C’est curieux, ce n’est pas un livre très connu. En tout cas, moi je n’en avais jamais entendu parler avant de le feuilleter chez vous. J’ai fait une recherche sur Google pour savoir en savoir plus sur l’auteur, mais je n’ai rien trouvé.

Sofia – Andy Warhol disait que chacun avait droit à son quart d’heure de célébrité. Aujourd’hui c’est l’anonymat le plus total qui est devenu un privilège réservé à quelques uns… Vous seriez prêt à me le revendre ?

Alban – Vous êtes un drôle de bouquiniste…

Sofia – On me le dit souvent. Et comme marchand de primeurs, je ne vous raconte même pas… Je vous en donne un kilo de tomates. Si j’ai bonne mémoire, je vous l’avais vendu pour une livre de courgettes.

Alban – Vous ne devez pas faire de gros bénéfices.

Sofia – Pour les connaisseurs, je vends aussi quelques champignons qui vous font voir la vie avec d’autres couleurs. Ils sont dans l’arrière boutique… Si vous êtes amateur… Évidemment, c’est un peu plus cher, mais je vous garantis que ça vaut le voyage…

Alban – Désolé, les champignons, je les préfère en omelette… Je n’avais pas l’intention de me séparer de ce livre, mais si votre cliente y tient tellement… Je pourrais garder une photocopie et lui laisser l’original.

Sofia – Très bien, je vais l’appeler. Vous pouvez revenir vers quelle heure ?

Alban – Je passerai vous le déposer en fin de matinée. (Il examine les primeurs) Elles sont bonnes, vos tomates ?

Sofia – C’est la pleine saison.

Alban – Et vos melons, ils viennent vraiment de Cavaillon ?

Sofia – Avec un peu de chance, ils y font escale, en tout cas. Si le camion qui les ramène du Maroc passe par là. C’est ce qu’on appelle la délocalisation, il paraît…

Alban – Je prendrai plutôt un melon, alors. Vous m’en mettez un de côté ?

Sofia – Pas de problème. (Tandis qu’Alban s’apprête à s’en aller, Sofia prend un livre dans une caisse et lui tend) Tenez, vous trouverez sûrement là dedans la recette du gratin dauphinois…

Alban sourit, prend le livre et s’en va. Sofia sort son portable et rentre dans la boutique en composant un numéro. Jacques et Vincent reviennent. Vincent porte un sac poubelle sur l’épaule.

Vincent – Bravo Commissaire ! Voilà une affaire promptement résolue…

Jacques – Vous êtes sûr que tout y est ?

Vincent – Ça… Le légiste nous le dira quand il aura réussi à recoller les morceaux… Vous vous rendez compte ? Si les ménagères de plus de cinquante ans se mettent à braquer les Caisses d’Épargne, maintenant… Où va-t-on ?

Jacques jette un regard vers la boutique.

Jacques – Vous saviez que cette épicerie arabe était tenu par un portugaise ?

Vincent – Non…

Jacques – Notre métier est de tout savoir, Vincent. Tout innocent est un coupable qui s’ignore…

Vincent (regardant la boutique à son tour) – Vous avez raison, patron… Ça aussi, c’est louche…

Jacques et Vincent sortent. Sofia ressort de la boutique, portable à l’oreille.

Sofia – Très bien, alors je vous attends tout à l’heure…

Il range son portable. Catherine revient.

Catherine – Vous n’êtes pas au courant ?

Sofia – Ça dépend… De quoi ?

Catherine – Ben pour Josiane !

Sofia – Josiane ?

Catherine – La dame à qui vous avez fourgué Le Discours de la Méthode tout à l’heure !

Sofia – Je ne savais pas qu’elle s’appelait Josiane, sinon, je ne lui aurais même pas vendu de bananes…

Catherine – Et pourquoi ça ?

Sofia – J‘ai pour principe de ne jamais avoir commerce avec les Josianes… Mais bon, le mal est fait. Et alors, ça ne lui a pas plu, Descartes ?

Catherine – Elle est morte !

Sofia – Pas d’ennui, j’espère ? Je me sentirais un peu responsable…

Catherine – Elle est passée sous un chasse neige !

Sofia – Un chasse neige ? On est au mois d’août !

Catherine – À ce qu’on m’a dit, ils l’amenaient au garage municipal pour le réparer…

Sofia– Ce que c’est que le destin… À moins qu’il ne s’agisse d’un suicide…

Catherine – Croyez-moi, ce n’était pas beau à voir. Si je n’avais pas vu qu’elle tenait ce bouquin à la main, je n’aurais jamais su que c’était elle. C’est moi qui ait identifié le corps… Enfin quand je dis le corps…

Josiane arrive à son tour.

Josiane – Vous en faites une tête… On dirait que vous venez de voir un mort ?

Stupeur des deux autres.

Sofia – Quand je vous disais que la vie était un éternel recommencement…

Catherine – Ben vous n’êtes pas décédée ?

Josiane (à Sofia) – Pourquoi, j’ai l’air décédée ?

Sofia – Pas plus que d’habitude…

Josiane – Les gens ont toujours tendance à exagérer…

Catherine – Mais je vous ai vu tout à l’heure du côté garage, avec votre bouquin sous le bras. Sauf que votre bras était d’un côté de la route et le reste du corps en plusieurs morceaux de l’autre côté…

Josiane (à Sofia) – Ah, votre bouquin, parlons-en ! Je vous avoue que je ne suis pas arrivée rentrer dedans. Il m’est tombé des mains au bout de trois pages…

Sofia – Et vous voulez que je vous le reprenne.

Josiane – Non, je l’ai donné à un pauvre type qui passait par là. Ça a eu l’air de le passionner, parce qu’il s’est plongé dedans illico. Je lui ai dit que ce n’était pas bien prudent de lire en marchant dans la rue comme ça, mais qu’est-ce que vous voulez…

Catherine – Pour le chasse-neige, ça doit être lui…

Josiane – Il m’a dit que le Discours de la Méthode, ça l’aiderait sûrement à se restructurer…

Catherine – Maintenant, d’après ce que j’ai vu, il serait plutôt déstructuré.

Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma soupe, moi.

Catherine – Et moi mon bœuf-carottes Vichy…

Josiane – Je connaissais les carottes Vichy, mais ça… Un plat que faisait votre grand-mère ?

Catherine – Mon grand-père. Il était gendarme. C’est lui qui a inventé la recette pendant la guerre…

Elles s’en vont. Sofia range un peu son étalage, puis rentre dans sa boutique. Eve revient, au moment même où arrive Irène.

Eve – Alors, vous avez trouvé le CNRS ?

Irène – Oui, oui, je vous remercie. Sentier des Frères Bogdanov, c’était bien ça.

Eve – Vous êtes une scientifique, alors ?

Irène – Au départ, oui… J’ai longtemps travaillé sur la théorie du Big Crunch.

Eve – Ça doit être passionnant.

Irène – Vous savez ce que c’est ?

Eve – Non, mais je n’osais pas vous le demander, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile… Le seul Crunch que je connais, c’est une marque de chocolat, mais j’imagine que cela n’intéresse pas le CNRS.

Irène – Le Big Crunch, c’est une sorte de Big Bang, mais à l’envers.

Eve – C’est extraordinaire…

Irène – Malheureusement, c’est une théorie complètement démodée.

Eve – Je suis vraiment désolée…

Irène – Aux dernières nouvelles, il semblerait que la vitesse d’expansion de l’univers soit en accélération constante.

Eve – Ça va peut-être s’arranger, non ?

Irène – Alors on nous a coupé tous nos crédits de recherche…

Eve – En tout cas, si je peux faire quelque chose pour vous…

Irène – À moins que vous ne puissiez inverser la vitesse d’expansion de l’univers.

Eve – Pour ça, je préfère ne rien vous promettre, quand même…

Irène – Alors maintenant, je fais des extras pour la police.

Eve – La police ?

Irène – La police scientifique… On m’a demandé d’identifier l’auteur original de l’univers à propos d’une affaire de plagiat…

Eve – Mais c’est encore plus passionnant !

Irène – Vous trouvez ?

Eve – Non, je disais seulement ça pour vous faire plaisir…

Irène – De plus, c’est contraire à toutes mes convictions… J’ai toujours violemment combattu la thèse du créationnisme.

Eve – Je comprends…

Irène – Bon, je vous laisse… Malheureusement, il faut que j’y retourne…

Eve – Bonne chance pour vos recherches !

Irène repart, désespérée. Arrive Alban. Il tombe nez à nez avec Eve.

Alban – Ça y est, je me souviens maintenant ! Vous êtes l’auteure de Rimes Orphelines !

Eve – Comment le savez-vous ?

Alban – Il y a votre photo en dernière de couverture.

Eve – Je pensais que personne n’avait jamais lu ce livre…

Alban – Moi, je l’ai lu. Et apparemment, je ne suis pas le seul, puisque j’ai rendez-vous ici avec quelqu’un qui veut me racheter ce bouquin à prix d’or. On commence à se l’arracher, vous voyez ? C’est le début de la gloire…

Eve – Vous croyez…

Alban – En tout cas, je ne mentais pas quand je vous disais que je vous avais déjà vue quelque part !

Eve – C’est moi.

Alban – Vous ?

Eve – C’est moi qui veut vous racheter ce bouquin.

Alban – Mais pourquoi un auteur voudrait-il acheter son propre livre ?

Eve – Ma maison a coulé…

Alban – Votre maison d’édition, vous voulez dire ?

Eve – Quand on s’édite à compte d’auteur, c’est la même chose…

Alban – Et donc votre… maison a fait faillite.

Eve – Elle a coulé, je vous dis ! J’habitais sur une péniche.

Alban – D’accord… Un naufrage donc…

Eve – Je n’ai plus aucun exemplaire de cet ouvrage. Je voulais au moins en récupérer un. C’est une partie de moi-même, vous comprenez ?

Alban – Je comprends…

Eve – Alors ?

Alban – Alors quoi ?

Eve – Vous voulez bien me le revendre ?

Alban – Ça dépend à quel prix…

Eve – Vous êtes un gentleman, vous n’allez pas abuser de la situation ?

Alban – Je croyais que j’étais un affreux macho…

Eve – Combien en voulez-vous ?

Alban – On m’en a récemment offert un kilo de tomates.

Eve – Et ça ne vous suffit pas…

Alban – Disons qu’en plus, j’exige un dessus de table.

Eve – On dit un dessous de table.

Alban – Pas dans ce cas-là. Je vous échange ce livre contre une invitation à dîner. Nous pourrons partager ce melon sur une table.

Eve – La vôtre, par exemple…

Alban – Vous venez de me dire que vous n’aviez plus de maison… C’est oui ?

Eve – Je tiens beaucoup à récupérer ce livre.

Alban – Et je ne vais pas m’en séparer facilement.

Eve – Très bien. Discutons-en autour d’un melon.

Alban prend un melon dans l’étalage et ils s’en vont. Sofia sort de sa boutique.

Sofia – L’amour, toujours l’amour…

Arrive le commissaire Jacques et son adjoint Vincent.

Jacques – C’est pour nous que vous dites ça ?

Sofia – Alors commissaire, ça avance cette enquête ?

Jacques – L’affaire est dans le sac.

Vincent – On a retrouvé le fugitif.

Jacques – Il est mort. Écrasé par un chasse-neige en panne.

Vincent – L’autopsie a établi qu’il s’agissait d’un travesti se faisant appeler Josiane.

Jacques – Il tenait ça à la main. (Jacques tend à Sofia Le Discours de la Méthode) Ça ne viendrait pas de chez vous par hasard ?

Vincent – Comme le poireau…

Sofia – Le Discours de la Méthode…

Vincent – Comme quoi on peut être truand et philosophe à la fois.

Sofia – Cela vaut dans les deux sens, d’ailleurs. La philosophie est le plus souvent une escroquerie intellectuelle…

Josiane revient, affolée.

Josiane – Oh mon Dieu, Commissaire, je suis contente de tomber sur vous. J’ai perdu mon chien…

Jacques – C’est à dire que… d’habitude, ce n’est pas le genre de disparition qui relève de la mission de la Police Nationale.

Josiane – Je vous en prie, Commissaire… Mon grand-père était de la maison. Et je sais que vous êtes un ami des animaux.

Vincent – Il était de quelle couleur, votre chien ?

Josiane – Orange.

Vincent – Orange ? Vous voulez dire qu’il portait un manteau orange ?

Josiane – Un manteau ! En cette saison ! Quelle drôle d’idée…

Vincent – On voit tellement de chose, vous savez…

Josiane – Non, c’est le pelage de mon chien qui est orange.

Jacques – Donc, vous lui faites des colorations ?

Josiane – Mais pas du tout ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? C’est sa couleur naturelle !

Sofia – Vous permettez que je lui pose une question, Commissaire ?

Jacques – Mais je vous en prie. Si c’est de nature à faire avancer notre enquête…

Sofia – De quelle couleur sont les cheveux de Monsieur le Commissaire, chère Madame ?

Josiane – Eh bien violet, évidemment !

Sofia – Je crois avoir percé ce mystère, Commissaire.

Josiane – Mais ça ne me rend pas mon chien !

Jacques – Vincent, occupez-vous de cette affaire, voulez-vous.

Vincent part avec Josiane.

Vincent – Comment s’appelle votre chien, chère Madame ?

Ils sortent.

Sofia – On dirait que quelque chose vous préoccupe, Commissaire.

Jacques – J’enquête sur une affaire énorme… Je vous en parle sous le sceau du secret… Et seulement parce que j’affectionne particulièrement les Portugais. (Avec un air entendu) Vous voyez ce que je veux dire ?

Sofia – Pas du tout… Mais je serai muet comme une tombe, je vous le promets.

Jacques – Il s’agit d’une affaire de plagiat.

Sofia – Concernant un de mes livres ?

Jacques – Oui, entre autres…

Sofia – Entre autres ?

Jacques – Vos primeurs, aussi…

Sofia – Un plagiat concernant des fruits et légumes ?

Jacques – Je vous ai dit que c’était une affaire énorme… Tenez-vous bien, ce plagiat concernerait la totalité de l’univers.

Sofia – Non ?

Jacques – Tout ça ne serait qu’une gigantesque contrefaçon.

Sofia – Et c’est l’auteur de l’œuvre originale qui a porté plainte ?

Jacques – L’auteur ? On est aussi à sa recherche, figurez-vous… On a mis la police scientifique sur le coup…

Sofia – C’est incroyable, en effet… Et qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, Commissaire.

Jacques – Là encore, tout ce que je vous dis est classé confidentiel défense. Mais je sais que je peux compter sur votre discrétion, n’est-ce pas ?

Sofia – Bien sûr…

Sanche – Le Ministère des Armées vient de nous signaler la présence dans la région d’une licorne divaguant par monts et par vaux…

Sofia – Une licorne ?

Jacques – Apparemment, elle se serait échappée du troupeau… Vous comprenez qu’un monde dans lequel des troupeaux de licornes se baladent en liberté ne peut être qu’une contrefaçon…

Sofia – Évidemment.

Jacques – À moins que…

Sofia – Oui ?

Jacques – À votre avis, qu’est-ce qui explique que cette dame, là, qui a perdu son chien, voit à ce point la vie en couleurs ?

Vincent – Elle est peut-être daltonienne… Et en plus, elle se prénomme Josiane…

Jacques – Ou bien elle a absorbé une substance hallucinogène… Vous permettez que je jette un coup d’œil dans votre boutique ? Je suis amateur de champignons, et un de mes indicateurs m’a signalé que les vôtres étaient du genre atomiques…

Sofia – Mais je vous en prie, après vous…

Ils entrent. Eve et Alban repassent par là et s’arrêtent un instant devant la boutique.

Eve – Votre melon était excellent.

Alban – C’est un melon de Cavaillon.

Eve – Vous avez raison, il faut se méfier des imitations… Merci pour cette invitation… et pour le livre.

Alban – J’ai beaucoup aimé vos Rimes Orphelines…

Eve – Pourtant, je n’en ai vendu que trois exemplaires. Et je soupçonne ma mère de les avoir acheté tous les trois. Avant de les revendre pour faire bouillir la marmite.

Alban – On peut donc avoir une mère et écrire des rimes orphelines.

Eve – À moins de mourir avant ses parents, nous sommes tous destinés à devenir orphelins tôt ou tard, non ?

Alban – C’est pourquoi j’imagine nous cherchons tous l’âme sœur… En espérant qu’elle, elle ne meurt pas avant nous.

Ils s’éloignent en se tenant par la main tout en souriant bêtement. Jacques ressort avec Sofia, menotté.

Jacques – Des champignons prohibés dans votre réserve, et un calibre dans votre tiroir caisse…

Sofia – Si je vous disais que j’ai confisqué ce revolver à un gamin pour l’empêcher de faire des bêtises, vous ne me croiriez pas.

Jacques – Vous savez ce que vous risquez ?

Sofia – Vous allez me condamner à boire la ciguë ?

Jacques – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sofia– Un poison. Celui que Socrate, le père de la philosophie, a dû boire après sa condamnation.

Jacques – Et de quoi était-il accusé ?

Sofia – Impiété et corruption de la jeunesse… Il eut l’occasion d’échapper à la mort, mais il préféra l’accepter, pour démontrer que la soumission à la loi est le fondement de la justice.

Jacques – Une attitude un peu pétainiste, en effet, mais ce n’est pas un policier comme moi qui va prêcher la désobéissance civile…

Sofia – Dès le début, le ver était dans le fruit de la philosophie. Socrate déjà se prenait pour Jésus-Christ …

Jacques – Ce goût du sacrifice ostentatoire leur a quand même permis d’atteindre une certaine forme de célébrité.

Sofia – Les hommes ont toujours adoré les martyrs. Ils en ont un pour chaque jour du calendrier. Vous savez pourquoi vous allez me retirer ces menottes ?

Jacques – Je ne savais même pas que j’allais le faire.

Sofia – Vous allez le faire, croyez-moi.

Jacques – Pour ne pas faire de vous un martyr ?

Sofia – Parce que vous n’êtes pas un vrai commissaire de police.

Jacques – Vraiment ?

Sofia – Pas plus que je ne suis épicière ou bouquiniste.

Jacques – Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas commissaire ?

Sofia – Vous venez de me dire que le monde entier était une contrefaçon… C’est donc que vous aussi qui conduisez l’enquête n’êtes pas un vrai policier.

Jacques – C’est un raisonnement qui se tient..

Sofia – Et puis je suis allé au théâtre hier soir, et vous jouiez déjà le rôle d’un commissaire.

Jacques – C’est mon emploi, paraît-il. Et le second rôle, vous le trouvez comment ?

Sofia – Votre assistant ? Très mauvais aussi…

Jacques retire les menottes de Sofia.

Jacques – Ce n’était pas de vraies menottes, de toutes façons. Vous croyez qu’on va nous lancer des tomates ?

Sofia – J’espère… Il faut bien que je renouvelle mon stock de primeurs…

Noir.

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-65-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Apéro Tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

14 à 17 comédiens 
14 : 9H/5F, 8H/6F, 7H/7F, 6H/8F
15 : 10H/5F, 9H/6F, 8H/7F, 7H/8F, 6H/9F
16 : 11H/5F, 10H/6F, 9H/7F, 8H/8F, 7H/9F
17 : 11H/6F, 10H/7F, 9H/8F, 8H/9F, 7H/10F, 6H/11F

Les Cassoulet ont invité dans leur château pour un concert dînatoire la bonne société de Beaucon dont ils rêvent de faire partie. Mais la tête du pianiste est retrouvée flottant dans la piscine. Et dire qu’on en n’est qu’à l’apéritif…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Apéro Tragique

Roger Cassoulet
Brigitte Cassoulet
Samantha Cassoulet
Edmond de la Ratelière
Marianne de la Ratelière
Edouard de la Ratelière
Gregory Badmington
Conchita Badmington
Azkanouch Aznavourian
Fatima
Joseph
Lacordéon
Marc-Antoine
César
Rosalie
Rodriguez
Sanchez

Le patio d’un château en ruine, avec fausses colonnes en vrai carton, agrémentées de faux arbustes en vrai papier crépon. Roger et Brigitte Cassoulet, élégance faussement décontractée mais vraiment vulgaire, sont assis sur un banc, le regard dans le vague. On entend sonner sept heures au clocher d’une église.

Brigitte – Il est sept heures.

Roger – Oui… Peut-être…

Brigitte – Tu n’as pas entendu ?

Roger – J’ai bien entendu les cloches. Mais comment être absolument sûr qu’il est absolument sept heures ?

Brigitte – Mais puisque sept coups ont sonné au clocher de l’église de Beaucon-les-deux-Châteaux !

Roger – Ça ne prouve rien.

Brigitte – Ça ne prouve rien ?

Roger – C’est peut-être une erreur.

Brigitte – Comment l’église pourrait-elle se tromper à ce point ?

Roger – L’église s’est déjà beaucoup trompée…

Brigitte – En tout cas, elle ne s’est jamais trompée sur l’heure qu’il est ! Le clocher restera toujours pour les âmes dans le doute, ce que le phare est aux marins dans la tempête. Il y a des limites au scepticisme…

Roger – L’infaillibilité du pape ne s’étend pas aux cloches qui l’entourent.

Brigitte – Pour un bon chrétien, l’heure c’est l’heure. Et quand sept coups sonnent au clocher de Beaucon, c’est qu’il est sept heures.

Roger – C’est ce qu’on appelle la foi du charcutier.

Brigitte – Du charbonnier, tu veux dire.

Roger – Déformation professionnelle.

Brigitte – La vraie foi, ce n’est pas d’être certain que les cloches sonnent à la bonne heure.

Roger – C’est quoi alors ?

Brigitte – C’est de croire que la bonne heure, c’est quand on fait sonner les cloches.

Roger – Je vais quand même vérifier auprès de l’horloge parlante.

Il compose un numéro sur son portable.

Brigitte – Et puis on connaît le curé, tout de même.

Roger – Oui… Justement…

Brigitte – C’est vrai que pas mal de rumeurs courent sur son compte…

Roger – Il sort à peine de garde à vue pour exhibitionnisme.

Brigitte – On ne va pas le soupçonner en plus de diffuser de fausses nouvelles en ce qui concerne l’heure qu’il est !

Roger – Ça sonne.

Brigitte – Je me demande si tu ne devrais pas arrêter de lire tous ces livres de BHV…

Roger – BHV ? Je les ai achetés à la FNAC… Ah tu veux dire BHL !

Brigitte – BHV ou BHL… C’est toujours de la philosophie de bazar.

Roger range son portable.

Roger – En tout cas, il est bien sept heures.

Brigitte – Et aucun de nos invités n’est encore arrivé… Tu crois qu’ils vont venir ?

Roger – Quelle heure on avait mis, sur les cartons d’invitation ?

Brigitte – Sept heures.

Roger – Personne n’arrive à sept heures pour une invitation à sept heures.

Brigitte – Non ?

Roger – Dans le beau monde, ça ne se fait pas. D’ailleurs, je ne suis pas sûr non plus que ça se fasse d’inviter les gens à sept heures… Sept heures… Ce n’est pas chrétien…

Brigitte – Tu crois ?

Roger – Ils arriveront vers sept heures et demie.

Brigitte – C’est un apéritif, tout de même. Ils ne vont pas arriver à onze heures du soir.

Roger – On n’avait pas dit un apéritif dînatoire ?

Brigitte – Un apéritif dînatoire, ça fait moins peur qu’un dîner. Nos invités sont des gens de qualité. Ils ont une idée très particulière de ce que c’est que de passer une bonne soirée.

Roger – Tu as raison. En voyant apéritif dînatoire, ils se diront : si c’est ennuyeux à mourir, on ne sera pas obligés de rester…

Brigitte – Ces gens-là, il ne suffit pas de leur servir un verre de sangria et de faire griller quelques merguez au barbecue pour qu’ils nous disent en partant : on a passé une bonne soirée.

Roger – Et sur le carton, tu as bien précisé apéritif dînatoire ?

Brigitte – J’ai mis Apéro Bouffe. Je me suis dit que ce serait moins formel. Plus décontracté.

Roger – Et puis on ne peut prétendre organiser un dîner en ville. Nous ne sommes pas membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Pas encore, hélas. Et c’est bien tout l’enjeu de cette soirée : trouver un parrain pour nous faire admettre dans cette prestigieuse institution beauconardaise.

Roger – Beauconardaise, tu crois ?

Brigitte – Comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-les-deux-Châteaux ?

Roger – Pas les Beauconards tout de même…

Brigitte – Peut-être les Beauconchâtelains. En tout cas, ça sonne bien.

Roger – Quoi qu’il en soit, si on avait mis dîner sur le carton d’invitation, personne ne serait venu.

Brigitte – C’est évident.

Roger – Nous ne sommes pas encore habilités pour les dîners en ville…

Brigitte – D’ailleurs, on a seulement mis Apéro Bouffe, et personne n’est là…

Roger prend un carton et le regarde.

Roger – Ah, je crois qu’il y a une petite faute de frappe. Au lieu de Apéro, c’est marqué Opéra. Regarde : Opéra Bouffe…

Brigitte – Ah oui, tu as raison… Remarque, c’est presque ça au fond, puisqu’en plus du traiteur, on leur paye un pianiste.

Roger – Ça on ne s’est pas foutu d’eux. On a bien fait les choses.

Brigitte – Et puis nous les recevons dans notre château.

Roger – C’est vrai. Tu te rends compte ? Les Beauconchâtelains, c’est nous. Maintenant que nous sommes les heureux propriétaires de l’un des deux châteaux de Beaucon-les-deux-Châteaux.

Brigitte – Il y a encore un peu de travail pour le rendre parfaitement habitable, mais bon. C’est vrai, après tout. Nous sommes les seigneurs de cette contrée.

Arrive Samantha, leur fille, look punk ou gothique.

Roger – Et voici notre princesse…

Brigitte – Enfin Samantha, tu aurais pu faire un effort de toilette pour nos invités… On a l’impression que tu sors d’un film de zombies.

Samantha – Quand est-ce qu’on bouffe ?

Roger – Juste après l’apéro.

Brigitte – Et après le concert.

Samantha – Le concert ? J’imagine que ce n’est pas du rap. C’est quoi ? Un groupe de jazz ?

Brigitte – C’est un ténor de première classe, venu spécialement de Paris en TGV.

Roger – Ça nous a coûté un bras.

Brigitte – Il nous chantera quelques grands airs d’opéra en s’accompagnant lui-même au piano.

Samantha – Ah ouais… Donc, on n’est pas prêt de bouffer, quoi…

Roger – Il s’agit de nous faire admettre dans la bonne société de Beaucon, Samantha.

Brigitte – En devenant membre bienfaiteur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Le piano et l’opéra, c’est tout à fait approprié pour nous lancer dans le monde, ma chérie.

Brigitte – Et pourquoi pas en profiter pour te trouver un mari de bonne famille ?

Samantha – Un mari… Ah d’accord… J’ai l’impression de jouer dans une pièce de boulevard de la fin du 19ème siècle.

Roger – Et pourtant, celle-ci est du début 20ème.

Brigitte – Toi, au moins, tu peux toujours espérer changer de nom en te mariant…

Samantha – Cassoulet… C’est vrai qu’un patronyme pareil, ça donne tout de suite envie de se marier avec le premier venu.

Brigitte – Je n’ai jamais réussi à me faire à l’idée de m’appeler Madame Cassoulet.

Roger – Qu’est-ce que tu veux, Brigitte ? C’était le nom de mes parents, et avant eux de mes grands-parents, et avant eux…

Brigitte – Et je ne te le reproche pas, Roger. Mais c’est un fait qu’on n’invite pas dans le monde des gens qui s’appellent Roger et Brigitte Cassoulet. À moins qu’ils soient vraiment très riches.

Roger – Ou qu’ils donnent des récitals d’opéra.

Brigitte – Je ne suis pas sûre, Roger, mais je crois qu’on dit des récitaux…

Roger – Pourtant on dit des céréales, non ?

Samantha – Mais on est riche, nous ! On a même un château.

Brigitte – Oui… Un château en ruine…

Roger – Mais un château classé !

Brigitte – En plus de son nom difficile à porter, ton père a hérité de ses parents une fabrique de saucisses. Mais Roger Cassoulet, ce n’est pas non plus Bill Gates. On ne peut pas se permettre de jeter l’argent par les fenêtres.

Samantha – Si encore on avait des fenêtres…

Roger – Tout ça coûte une fortune, ma chérie… Et on n’installe pas des fenêtres de chez Leroy Merlin sur la façade d’un château où paraît-il le roi Louis-Philippe a passé une nuit.

Brigitte – Dans notre propre chambre, tu te rends compte, Samantha ? Louis-Philippe !

Samantha – Ah oui, d’ailleurs, je voulais vous dire : dans ma chambre à moi, il pleut. Heureusement que j’ai un lit à baldaquin… Mais si ça continue, c’est une tente Quetchua qu’il va me falloir.

Roger – D’accord. Je ferai venir le couvreur dès qu’on aura payé le traiteur.

Brigitte – Et le cachet de ce musicien hors de prix.

Samantha – Il s’appelle comment ce virtuose ?

Roger – Frédéric Lacordéon.

Samantha – Lacordéon ? Et il joue du piano ?

Brigitte – Ton père s’appelle bien Cassoulet et il vend des saucisses. (Soupirant) Fallait-il que je l’aime, ton père, pour accepter de devenir Madame Cassoulet…

Roger – Ne te plains pas, ça aurait pu être pire… Tu te souviens de cette bonne à tout faire qu’on a eue autrefois et qui s’appelait Madame El Baez ?

Brigitte – Oui, je te remercie d’avoir la délicatesse de me le rappeler… Elle portait tellement bien son nom que j’ai dû m’en séparer de cette Madame El Baez… Tu ne te souviens pas ?

Roger – La bonne à tout faire… Ah oui, peut-être…

Brigitte – À propos, ma chérie, nous avons invité Monsieur et Madame de la Ratelière de Casteljarnac. Et je crois qu’ils viendront avec leur fils Charles-Edouard…

Brigitte – Charles-Edouard ? C’est une blague ?

Roger – Il est étudiant à Sciences Po Châteauroux, mais il est en vacances chez ses parents en ce moment.

Samantha – Sciences Po Châteauroux, tu es sûr que ça existe ?

Roger – Ou Sup de Co Vierzon, je ne sais plus exactement.

Samantha – Et c’est ça que vous appelez un bon parti ? Allez, je me casse, les Cassoulet.

Brigitte – Et je t’en prie, ma chérie, mets une tenue un peu plus élégante pour la soirée.

Samantha – C’est ça. Vous me sifflerez quand vos invités seront là. Pour voir si la dinde est à leur goût…

Samantha sort.

Roger – Tu as prévu une dinde ?

Brigitte – Non…

Roger – Je me demande s’il n’y avait pas un message subliminal…

Brigitte – Tu te rends compte qu’en épousant Charles-Edouard, notre fille deviendrait Madame de La Ratelière de Casteljarnac ? Peut-être même un jour Madame La Baronne…

Roger – Oui… Mais je me demande si on a bien fait de la prénommer Samantha…

Brigitte – Pourquoi ça ?

Roger – Je ne sais pas… Madame La Baronne Samantha de la Ratelière de Casteljarnac…

Brigitte – Moi je préférais Jennifer. Jennifer de la Ratelière, au moins ça rime.

Roger – En tout cas, ce concert donnera aux Cassoulet la touche culturelle qui leur manque encore pour être acceptés dans la bonne société de Beaucon.

Brigitte – Le problème avec la grande musique, c’est que ça n’est pas donné.

Roger – J’espère au moins que ce type chante juste et qu’il joue bien du piano.

Brigitte – On nous a garanti que c’était un virtuose, non ?

Roger – Et puis on ne va pas leur donner un concert d’accordéon.

Brigitte – Remarque, Giscard d’Estaing en jouait très bien. Et ça plaisait beaucoup.

Roger – Oui… Mais Giscard jouait seulement pour les prolos. La preuve, il n’a plus jamais joué d’accordéon après la fin de son mandat.

Brigitte – Tout de même, Giscard d’Estaing et Anémone, c’est ce qui est arrivé de mieux à la France depuis qu’on a guillotiné Louis XVI et Marie-Antoinette.

Roger – S’il avait été réélu en 1981 au lieu de ce Mitterrand, le sort de la France aurait sans doute été bien différent.

Brigitte – On aurait peut-être même rétabli la monarchie.

Roger – Malheureusement, Giscard a dû abdiquer.

Brigitte – Et avec quel panache…

Roger pastiche le départ télévisuel de Giscard.

Roger – Dans ces temps difficiles où le mal rode et frappe dans le monde, je souhaite que la providence veille sur la France pour son bonheur, pour son bien, et pour sa grandeur. (Un temps) Au revoir…

On entend la Marseillaise. Roger se lève et part.

Brigitte – Quel comédien…

Roger revient.

Roger – Sans parler de sa femme et de ses deux filles, Valérie-Anne et Jacinte.

Brigitte – Quelle famille.

Roger – Un vrai bouquet de fleurs.

Brigitte – Il paraît qu’ils viennent de vendre leur château.

Roger – Et nous, on vient d’acheter le nôtre.

Brigitte – Malheureusement, Roger, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas autant de classe que Valéry et Anne-Aymone.

Roger – C’est vrai, Brigitte. Il faut être lucide. Les Cassoulet n’ont pas encore toutes les qualités requises pour briller en société. Alors si nous voulons convaincre quelqu’un de parrainer notre candidature pour le Club…

Brigitte – Et trouver pour notre Samantha un gendre avec des mocassins à pompons et un nom à rallonge…

Brigitte – Il va falloir divertir un peu tout ce beau monde pour espérer les faire rester au-delà de l’apéritif.

Roger – C’est clair…

Brigitte – Heureusement, j’ai trouvé la solution.

Roger – Ah oui ?

Brigitte – J’ai invité Marc-Antoine.

Roger – Marc-Antoine ?

Brigitte – Tu sais, ce peintre dont nous ont parlé les Levi Strauss.

Roger – Levi Strauss ? Justement, BHV en parle dans son dernier livre sur Le Bricolage et la Question juive.

Brigitte – BHV ? Tu veux dire BHL ?

Roger – Je t’avoue que je me suis endormi avant la fin. Mais je pensais qu’il était mort, Levi Strauss.

Brigitte – Je crois que ces Levi Strauss là sont plutôt apparentés au fabriquant de pantalons.

Roger – Non ?

Brigitte – Ils habitent cette villa dans le style gréco-romain à la sortie de la ville !

Roger – Je ne vois pas…

Brigitte – Mais si, tu sais bien ! C’est Marc-Antoine qui leur a peint ce trompe-l’œil au fond de leur piscine.

Roger – Ah oui, je vois maintenant… Une reproduction du plafond de la Chapelle Sixtine…

Brigitte – Voilà. Et bien il paraît qu’il est très drôle.

Roger – Ah oui, il a l’air…

Brigitte – C’est un type très intelligent, et d’une immense culture. Enfin, d’après Levi Strauss.

Roger – J’espère quand même qu’il prend moins cher que le pianiste.

Brigitte – Ah non, mais lui il fait ça gratuitement. À mon avis, il ne sait même pas que les gens l’invitent seulement pour mettre un peu d’ambiance dans leurs soirées mondaines. On a eu de la chance qu’il soit libre, parce qu’il est très sollicité. Il y a tellement de dîners en ville.

Roger – Je vois. En somme, ces dîners de Beaucon, c’est l’inverse du dîner de cons.

Brigitte – Comment ça ?

Roger – On invite ce Marc-Antoine parce qu’il a de l’esprit. Et c’est nous les cons…

Brigitte – Tu sais que ce type a été l’assistant de Dali.

Roger – Non ? Celui qui avait ces grandes moustaches, et qui faisait de la publicité pour le chocolat Milka ?

Brigitte – On dit même que c’est ce Marc-Antoine qui a peint la plupart des tableaux du Maître. Le vieux Dali ne faisait que signer.

Roger – Non ?

Roger – D’après Madame Levi Strauss, sur les tableaux de Dali, il n’y a que la signature qui est vraie.

Fatima arrive, vêtue en maître d’hôtel. Grande tenue, maintien parfait et air cérémonial. Mais genre ambigu (le personnage pourra être joué par un homme ou une femme).

Brigitte – Ah Fatima ! Alors, nos premiers invités sont arrivés ?

Fatima – Non Madame. Mais Monsieur Lacordéon a téléphoné. Il fait dire à Monsieur et Madame qu’il sera un peu en retard…

Roger – Très bien, Fatima. Il a dit pourquoi ?

Fatima – Son TGV a été victime d’un incident voyageur au départ de la Gare de Lyon.

Brigitte – Je vois… C’est ce qu’ils disent quand un candidat au suicide est coupé en deux par un train…

Roger – C’est bien notre chance. Il ne pouvait pas se suicider un autre jour, celui-là…

Fatima – Ah, Monsieur Lacordéon fait aussi dire à Monsieur et Madame qu’il ne pourra pas rester très longtemps.

Brigitte – Et pourquoi ça ?

Fatima – Mais parce qu’il est attendu chez Monsieur et Madame Aznavourian.

Brigitte – Enfin Fatima, qu’est-ce que Monsieur Lacordéon irait faire chez les Aznavourian ?

Fatima – Madame n’est pas au courant ? Les Aznavourian aussi donnent un apéritif dînatoire aujourd’hui. Madame Aznavourian m’avait d’ailleurs demandé si je pouvais faire un extra chez elle ce soir…

Brigitte – Ce soir ?

Roger – La salope…

Fatima – Elle avait même proposé de doubler mes gages pour la soirée.

Brigitte – Et vous avez refusé de vous laisser corrompre, Fatima. Bravo ! Nous vous en serons éternellement reconnaissants. N’est-ce pas, Roger ?

Roger – Vu ce que nous coûte déjà cette soirée, je ne peux pas vous donner de prime pour ce soir, mais… (Il fouille dans ses poches) Tenez. J’avais pris un ticket de Loto au PMU ce matin. (Il lui tend le ticket) C’est pour vous. Même si c’est un ticket gagnant. La chance sourit aux audacieux, Fatima…

Brigitte – Et cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance !

Fatima (prenant le ticket) – Merci Monsieur.

Brigitte – Vous pouvez nous laisser, Fatima.

Fatima – Bien Madame.

Fatima sort.

Roger – Je n’ai toujours pas compris pourquoi cette bonne s’habille en homme.

Brigitte – Parce que nous l’avons engagée comme maître d’hôtel, Roger. Et je te rappelle que notre dernière bonne s’appelait Madame El Baez…

Roger – Aznavourian… Ça me dit quelque chose… Il travaille dans le show biz, non ?

Brigitte – Je crois que cette branche là est plutôt dans l’hôtellerie de luxe. Ce sont eux qui ont acheté l’autre château de Beaucon-les-deux-Châteaux…

Roger – C’est ça. Aznavourian. Encore un nom pas facile à porter… Eux aussi ils ont une fille à marier ?

Brigitte – Un fils… Mais c’est beaucoup plus grave que ça…

Roger – Plus grave ?

Brigitte – Je crois savoir que les Aznavourian cherchent également un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

Roger – Non ? Mais c’est impossible ! Les Aznavourian ! Et pourquoi pas les Levi Strauss pendant qu’on y est ? Le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon c’est comme… Je ne sais pas moi… C’est comme l’Académie Française !

Brigitte – Exactement ! La culture en moins fort heureusement…

Roger – En tout cas, comme pour l’Académie, il faut que l’un de ses membres meure pour qu’un siège se libère.

Brigitte – Et pour l’instant, il n’y a qu’une place vacante.

Roger – Tu crois que les Aznavourian auraient l’idée de nous la prendre ?

Brigitte – Ça ne m’étonnerait pas de ces gens-là… Ils ne s’intéressent qu’à l’argent ! S’iIs veulent faire partie du Club, c’est pour obtenir du maire l’autorisation de transformer leur château classé en hôtel 4 étoiles, et de faire de leur parc à la française un golf 18 trous.

Roger – Non ? Le maire fait partie du Club ?

Brigitte – C’est lui le Président !

Roger – Tu l’as invité aussi, j’espère ?

Brigitte – Bien sûr ! C’est même d’abord en son honneur qu’on a organisé ce concert !

Roger – Oui, il paraît qu’il est très mélomane.

Brigitte – La salope… Tu crois qu’après avoir essayé de nous piquer la bonne, Aznavourian auraient osé soudoyer le même virtuose que nous ?

Roger – Lacordéon… Ce salopard espère sans doute se faire deux cachets dans la même soirée.

Brigitte – Comment faire confiance à un intermittent du spectacle. C’est un cauchemar…

Roger – Et si les Aznavourian avaient eu le culot d’inviter aussi chez eux les de La Ratelière de Casteljarnac ?

Roger – Eh bien tu vois, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. D’ailleurs, entre nous, il paraît que les de La Ratelière sont complètement ruinés. Ils bouffent à tous les râteliers !

Fatima revient.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine vient d’arriver, Monsieur. Qu’est-ce que j’en fais ?

Roger – Introduisez-le Fatima.

Fatima – Que je… ?

Brigitte – Faites-le entrer !

Fatima sort.

Roger – Au moins, Marc-Antoine est là. On va rire un peu.

Marc-Antoine arrive, déguisé en bouffon.

Marc-Antoine – Monsieur Cassoulet. Madame Cassoulet, mes hommages…

Roger – Bonjour Marc-Antoine… Votre réputation vous précède, on nous a dit beaucoup de bien de vous…

Marc-Antoine – J’aimerais vous assurer de la réciproque, mais hélas je n’ai jamais entendu parler de vous, Monsieur Cassoulet.

Roger – Je fabrique des saucisses sans marque pour la grande distribution.

Marc-Antoine – Ça doit être pour ça que votre nom m’est inconnu… J’ai d’ailleurs été très surpris de recevoir votre invitation, et je vous en remercie. Cela m’a beaucoup touché.

Roger – Mais je vous en prie, Marc-Antoine. Et appelez-moi Roger !

Marc-Antoine – Bonsoir Madame Cassoulet.

Brigitte – Si vous permettez, je préfère aussi que vous m’appeliez Brigitte.

Roger considère la tenue de Marc-Antoine.

Roger – Dites-moi, cher ami… On vous a certes invité pour distraire un peu nos invités en attendant le concert, mais là vous êtes sûr que vous n’en faites pas un peu trop ?

Marc-Antoine – C’est un apéro-concert ? Je pensais que c’était une soirée costumée…

Brigitte – Une soirée costumée ?

Marc-Antoine – Comme sur le carton, c’était marqué Opéra Bouffe…

Brigitte – Donc vous êtes venu en bouffon.

Roger – Il est drôle…

Brigitte – Il s’agit d’un simple malentendu, mais cela n’a pas d’importance.

Marc-Antoine – En tout cas, c’est gentil de m’avoir invité Je suis tellement déprimé en ce moment. Avec ce qui m’arrive…

Roger – Ce qui vous arrive ? Et qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Brigitte – Ah, ah, ah, très drôle !

Roger – Il est impayable, non ?

Mais ils comprennent à la tête de Marc-Antoine qu’il ne plaisante pas.

Roger – Sans blague ?

Marc-Antoine – Je savais bien que ça se terminerait comme ça un jour ou l’autre, mais bon… J’espérais encore un miracle… Nous nous apprêtions à fêter notre anniversaire de mariage, vous vous rendez compte ?

Roger (en aparté à Brigitte) – Tu es sûre que c’est le bon Marc-Antoine ?

Brigitte – La première chose qui te viendrait à l’esprit, si on te parlait d’un Marc-Antoine habitant Beaucon-les-deux-Châteaux, c’est de te demander s’il pourrait y en avoir deux ?

Roger – Je vais essayer de me renseigner discrètement… Et la peinture, mon vieux ? Comment ça marche en ce moment ? Parce que si c’est comme la saucisse…

Marc-Antoine – La peinture ? Mon Dieu oui, vous avez raison. Je pourrais faire refaire les peintures chez moi. Ça me changerait les idées. Vous connaissez un bon peintre ?

Roger – Donc vous n’êtes pas artiste peintre.

Marc-Antoine – Artiste peintre ? Quelle drôle d’idée. Non… Je suis expert-comptable.

Brigitte – Oh non… Roger… Un expert-comptable… La soirée est foutue… Qu’est-ce qu’il y a de plus déprimant dans une soirée qu’un expert-comptable ?

Roger – Je ne sais pas… Un informaticien ou un dentiste ?

Fatima revient.

Fatima – Les premiers invités de Monsieur et Madame viennent d’arriver.

Roger – Les premiers invités ? C’est qui ?

Fatima – Je n’ai pas demandé… Il fallait ?

Brigitte – Introduisez, Fatima, introduisez ! C’est une catastrophe…

Arrivent Edmond et Marianne De la Ratelière de Casteljarnac, précédés de Fatima qui les annonce avec pompe.

Fatima – Monsieur le Baron de La Ratelière de Casteljarnac et Madame la Baronne.

Roger – Au moins, ceux-là ne sont pas chez les Aznavourian… Mais entrez donc, je vous en prie.

Marianne – Nous nous sommes permis de venir avec notre fils, Charles-Edouard.

Roger – Ah oui, Charles-Edouard, très bien.

Brigitte – Mais qu’est-ce que vous en avez fait ?

Marianne – Il est en train de garer la Bentley. Vous savez ce que c’est, ces voitures-là, c’est très confortable, mais pour faire un créneau…

Edmond – Et malheureusement, nous n’avons plus les moyens de nous offrir un vrai chauffeur avec une casquette.

Marianne – Un type qui s’emmerderait pendant toute la soirée à nous attendre dans la bagnole sur le parking pendant qu’on s’empiffrerait à l’œil avec vos petits fours.

Brigitte – Eh oui, c’est la crise pour tout le monde.

Marianne – Pour nous, en vérité, la crise a commencé dès 1789…

Edmond – Le début de la fin des privilèges…

Roger – C’est un des grands travers de la Révolution Française.

Brigitte – En tout cas, vous avez bien fait d’amener votre fils. Notre fille Samantha sera ravie de faire sa connaissance…

Edmond – Vous avez un bien beau château, Monsieur Cassoulet. Un château qui m’est très familier. À défaut d’être resté dans la famille…

Roger – Oui, ce tas de gravas m’a coûté une burne, mais je crois que j’ai fait une bonne affaire.

Brigitte – Mais nous ne savions pas que…

Marianne – Hélas, nous ne le possédons plus qu’en peinture…

Edmond – On ne vous a pas dit qu’il avait appartenu à mes ancêtres ?

Roger – Ma foi non, je l’ignorais…

Brigitte – Dans ce cas, il ne tient qu’à vous de le réintégrer dans le patrimoine de votre famille…

Marianne – Tiens donc…

Brigitte – Après tout nous avons des enfants du même âge, et de sexes différents…

Roger – Et puis nous sommes voisins !

Edmond – Comme quoi on peut être voisins et ne pas être du même monde…

Marianne remarque Marc-Antoine.

Marianne – Mais vous ne nous avez pas présenté Monsieur…

Roger – Ah oui, c’est vrai, je l’avais presque oublié celui-là…

Brigitte (en aparté à Roger) – Comment se débarrasser de cet abruti et faire venir le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Le vrai ?

Brigitte – Celui qui est drôle !

Roger – Je vous présente Marc-Antoine… Il est expert comptable…

Marc-Antoine – Bonjour Monsieur Le Baron. Madame La Baronne.

Edmond – Vous avez l’air d’être au bord du suicide, mon vieux. Simple déformation professionnelle, ou c’est qu’on s’ennuie à ce point chez les Cassoulet ? Si c’est le cas, on ne va pas rester très longtemps !

Marianne – Mon mari plaisante, bien sûr…

Edmond – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui peut bien rendre un expert comptable aussi dépressif ? Votre calculette vient de tomber en panne, c’est ça ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Marianne – Ah oui…

Brigitte – C’est une catastrophe…

Roger – Je vous fais visiter le château ?

Edmond – Oui, j’aurais plaisir à le revoir… Saviez-vous que le Maréchal Pétain y avait dormi une nuit avant d’aller prendre les eaux à Vichy ?

Roger – Tiens donc ? On m’avait dit Louis Philippe…

Marianne – Louis Philippe, Philippe Pétain… On raconte tellement de conneries, vous savez.

Edmond – En tout cas, si c’est l’agent immobilier qui vous a raconté ça, vous vous êtes fait avoir, mon vieux.

Roger – Par ici, je vous en prie…

Brigitte – Vous m’excusez ? J’ai encore quelques préparatifs à terminer…

Roger – Vous êtes au courant bien sûr. Ce n’est qu’un apéritif dînatoire, pas un dîner.

Brigitte – On ne se serait pas permis.

Roger – Pas encore.

Roger s’en va avec Edmond et Marianne. Brigitte sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Madame Levi Strauss ? Oui, c’est Brigitte… C’est ça, Madame Cassoulet… Je vous appelle à propos de ce Marc-Antoine, que vous nous aviez recommandé… Le vôtre était bien artiste peintre, pas expert-comptable ? Je vois, c’est une épouvantable méprise…

Elle sort avec son portable. Fatima revient accompagnée de Charles-Edouard, look Polo Lacoste, pantalon à plis et mocassins à pompons.

Fatima – Je suis désolée, cher Monsieur, Madame Cassoulet était là il y a un instant…

Edouard – Je vais l’attendre ici.

Fatima – Très bien. Je préviens Monsieur et Madame…

Fatima sort. Le portable de Charles-Edouard sonne.

Edouard – Oui… Oui Madame Aznavourian… Non, c’est à dire que… Écoutez, présentement nous sommes chez les Cassoulet et… Oui bien sûr, nous vous remercions pour votre invitation mais… Très bien, nous essayerons de faire un saut chez vous après le concert… Comment vous n’êtes pas au courant ? Monsieur Lacordéon donne un récital ce soir chez les Cassoulet… Ah, chez vous c’est un digestif dînatoire ? Bon alors très bien… C’est ça, à tout à l’heure…

Il range son portable. Arrive Samantha. Elle a changé sa tenue gothique pour une tenue plus sexy, limite vulgaire. Samantha est surprise de se retrouver nez à nez avec Charles-Edouard.

Samantha – Ah… Pardon… Je cherchais mes parents…

Edouard – Charles-Edouard de la Ratelière de Casteljarnac. Mais si vous préférez, vous pouvez m’appeler Edouard… ou Ed.

Samantha – Samantha Cassoulet. Mais si vous préférez vous pouvez me siffler…

L’autre est un peu pris de court.

Edouard – Je suis confus, je… Le dressing code n’était pas indiqué sur votre carton d’invitation.

Samantha – Ah… On ne vous a pas dit… Je suis désolée, ce n’est pas une soirée costumée…

Edouard – Mais je…

Samantha – D’accord, je viens encore de faire une gaffe… Donc vous n’êtes pas costumé… Je pensais que vous vous étiez déguisé en joueur de mini golf ou quelque chose comme ça

Edouard – Il ne faut pas trop m’en vouloir, vous savez… Je suis né comme ça…

Samantha – Je comprends… Longue lignée est souvent synonyme de lourde hérédité.

Edouard – Et vous-même ? On ne vous avait pas prévenue non plus ?

Samantha – De quoi, mon cher ?

Edouard – Que ça n’était pas une soirée costumée.

Samantha – Et bien non… Je m’étais déguisée en pute, mais si vous préférez, je vais aller me changer…

Edouard – Non, non, ça vous va très bien… Enfin, je veux dire…

Les Cassoulet et les De la Ratelière reviennent.

Brigitte – Ah, c’est très bien. Alors vous avez déjà fait connaissance…

Samantha – Bonjour. Oui, votre fils est très galant. Il était en train de me complimenter sur ma tenue…

Roger – Bonjour Mademoiselle. Quelle tenue ravissante.

Marianne – Oui. C’est de très bon goût, vraiment.

Edmond – Et que fait-elle dans la vie, cette jeune fille ?

Marianne – Elle va reprendre l’usine à saucisses de papa ?

Samantha – Je fais des études de thanatopraxie.

Edmond – Ah oui… Thanatopracteur… C’est bien, ça…

Marianne – C’est un peu comme chiropracteur, non ?

Samantha – En fait, c’est plutôt comme croque-mort.

Edmond – Tiens donc…

Brigitte – Je vous abandonne un instant, je vais voir ce que fait la bonne avec les petits fours…

Samantha – Je vais t’aider… (En aparté à sa mère) Tout plutôt que de rester un instant de plus avec ces dégénérés. Mais pourquoi est-ce qu’on n’a pas guillotiné leurs ancêtres à la Révolution ?

Brigitte et Samantha sortent.

Edmond – Alors Roger ? Comme ça, vous êtes dans le cassoulet.

Roger – Euh, non… Dans la saucisse…

Edmond – D’accord… Saucisse de Toulouse, saucisse de Strasbourg, saucisse de Morteau ?

Roger – Nous travaillons aussi à l’international.

Edmond – Je vois Francfort, merguez, chipolatas…

Roger – Et vous même Monsieur Le Baron ?

Edmond – On peut dire que… je suis dans l’immobilier.

Roger – Vous avez une agence en ville ?

Edmond – En fait, je ne vends que mes propres biens fonciers et autres bijoux de famille… Malheureusement, nous allons bientôt être en rupture de stocks…

Roger – Je vous abandonne un instant… Comme vous le savez, nous attendons un virtuose… Je ne sais pas ce qu’il fait…

Marianne – Mais je vous en prie.

Roger sort.

Marianne – Je te l’avais dit. Ils sont cocasses, non ?

Edmond – Un marchand de saucisses… Il ne manquait plus que cela… Ils sont riches, au moins ?

Marianne – Pas tant que ça, à ce qu’il paraît.

Edouard – Ils ont quand même eu les moyens de racheter le château de tes ancêtres.

Marianne – Mais pas de le restaurer…

Edmond – Tu crois qu’on peut quand même espérer lui taper un peu d’argent à cette andouille qui vend des saucisses ?

Marianne – Tu penses lui proposer d’investir dans ton affaire d’éoliennes ?

Edmond – Le vent, c’est tout ce qui nous reste à vendre. À part notre nom, bien sûr. En la personne de notre cher fils…

Edouard – Merci pour moi…

Edmond – Bon, opérons une translation vers le buffet… Vous n’avez pas faim ?

Marianne – Heureusement qu’il reste les buffets, sinon les de La Ratelière de Casteljarnac seraient déjà tous morts de malnutrition depuis longtemps…

Marc-Antoine revient.

Marc-Antoine – Je vous ai dit pourquoi ma femme m’avait quitté ?

Edmond – Ma foi non, mon brave, mais cela nous amuserait assez de l’apprendre.

Marc-Antoine – Ma femme est atteinte de nymphomélomanie.

Marianne – Tiens donc ? C’est la première fois que j’entends parler de cette maladie. C’est grave ?

Marc-Antoine – C’est surtout très embarrassant pour les proches…

Edouard – Et quels sont les symptômes, si je peux me permettre ?

Marc-Antoine – Eh bien lorsqu’elle va au concert, et malheureusement elle ne peut pas s’empêcher d’y aller toutes les semaines, ma femme est prise d’une envie irrépressible.

Marianne – Une envie ?

Marc-Antoine – Surtout quand le concert est bon, évidemment.

Edouard – Mais vous voulez dire une envie de… ?

Marc-Antoine – De coucher avec les musiciens, oui. Surtout les virtuoses, évidemment.

Marianne – Une mélomane que la musique classique rendrait nymphomane ?

Marc-Antoine – D’où le nom de cette étrange affection.

Edmond – La nymphomélomanie…

Marianne – Et vous avez consulté ? Enfin, je veux dire, pour votre épouse…

Marc-Antoine – C’est absolument incurable, hélas. Et comme le pronostic n’est pas mortel, la médecine ne prend pas cette maladie très au sérieux, comme vous pouvez l’imaginer.

Edmond – Nom d’un chien…

Marc-Antoine – Le problème c’est que certains en abusent.

Edmond – De quoi, mon brave ?

Marc-Antoine – De ma femme ! Au début, c’était seulement des orchestres de chambre.

Marianne – Des orchestres ?

Marc-Antoine – Ma femme a commencé par me tromper avec un quatuor à cordes, puis un quintet puis un sextet. Maintenant ça peut être aussi bien le Philharmonique de Vienne, ou le Grand Orchestre de la Garde Républicaine…

Edmond – Nom d’une pipe…

Marc-Antoine – Elle m’a quitté hier pour partir en tournée avec les Chœurs de l’Armée Rouge.

Marianne – Les Chœurs de… Ah oui, quand même…

Marc-Antoine – Ce qui fait que moi aussi, je suis désormais atteint d’une phobie.

Marianne – Une phobie, voyez-vous ça. Et laquelle, cher ami ?

Marc-Antoine – Dès que je vois un musicien, ou que j’entends de la musique classique, ça me donne des envies de meurtres.

Edouard – Vraiment ?

Marc-Antoine – Je voue une haine particulière aux contrebassistes. Quand j’en vois un avec son instrument entre les jambes en train de lui tripoter les cordes avec son archet, je sens se réveiller en moi la bête qui sommeille.

Edouard – Nom de Dieu…

Marc-Antoine – Mais je déteste surtout les pianistes, je ne sais pas pourquoi. Surtout lorsqu’ils jouent du piano à queue. Il me prend une envie soudaine de leur couper.

Marianne – La queue ?

Marc-Antoine – La tête !

Marianne – Ah, oui bien sûr.

Marc-Antoine – J’ai toujours une tronçonneuse dans mon coffre.

Edmond – Bon…

Marianne – Bien…

Edmond – Enchanté d’avoir fait votre connaissance, cher Monsieur.

Marianne – Nous allons faire un tour du côté de la piscine, je crois que c’est là où se trouve le buffet, et nous n’avons rien mangé depuis trois jours.

Marc-Antoine – Je vous rejoins dans un instant. En tout cas, merci de m’avoir écouté, ça m’a fait beaucoup de bien. Mais il faut quand même que je pense à prendre mes médicaments…

Marianne – Très bien, alors à tout à l’heure, mon brave.

Edmond – Finalement, je crois que cette soirée devrait être assez animée.

Edmond et Marianne sortent. Marc-Antoine reste là, un peu hébété. Il sort de sa poche une boîte de pilules, mais il tremble tellement que la boîte lui échappe des mains et finit sa course derrière un arbuste. Marc-Antoine passe derrière l’arbuste pour récupérer sa boîte. Roger et Brigitte reviennent. Ils ne voient pas tout de suite Marc-Antoine.

Brigitte – Alors, tu as réussi à joindre le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Oui, et je l’ai invité à nous rejoindre. Au débotté, comme ça, c’était un peu cavalier, mais bon. Il n’a pas eu l’air de s’en offusquer. Il sera là dans un instant.

Brigitte – Bon et bien tout s’arrange alors.

Roger – Oui, la soirée est bien engagée, non ?

Brigitte – Reste encore à nous débarrasser de l’autre boulet ?

Roger – Qui ça ?

Brigitte – L’expert-comptable !

Marc-Antoine s’avance vers eux.

Marc-Antoine – Ah Monsieur et Madame Cassoulet…

Les Cassoulet sursautent.

Brigitte – Vous nous avez fait peur…

Marc-Antoine – Je vous ai dit que ma femme souffrait d’une épouvantable maladie ?

Brigitte – Écoutez, mon vieux, vous voyez bien que ce n’est pas le moment. Votre femme vous a quitté, bon. Voyez le bon côté des choses !

Brigitte – Maintenant, vous êtes célibataire ! Essayez de vous distraire un peu !

Roger – Profitez de la piscine !

Marc-Antoine – Je ne sais pas nager.

Brigitte – Oh le boulet…

Samantha arrive.

Brigitte – Tiens, tu tombes bien, toi. Tu veux montrer le buffet à Monsieur ? (En aparté à Samantha) Si tu pouvais le pousser dans la piscine au passage pour qu’il se noie, je double ton argent de poche ce mois-ci…

Samantha – Je vais voir ce que je peux faire.

Marc-Antoine (à Samantha) – Bonsoir Mademoiselle. Je vous ai dit que ma femme me trompait avec les Chœurs de l’Armée Rouge ?

Samantha – Non. Je vous ai dit que j’étais croque-mort ?

Samantha sort avec Marc-Antoine.

Brigitte – Et le virtuose ?

Roger – Il n’est toujours pas là. Je ne sais pas ce qu’il fout…

Brigitte – Dire qu’il a exigé de voyager en première. J’espère au moins qu’il n’a pas raté son TGV.

Fatima revient avec Frédéric Lacordéon.

Roger – Ah tiens, justement, le voilà…

Brigitte – Il a l’air plus gros que sur la photo, non ?

Roger – Monsieur Lacordéon ! On n’attendait plus que vous pour que la fête commence…

Frédéric – Bonsoir Monsieur Cassoulet. Madame, mes hommages. (Il lui fait un baisemain) Je suis désolé, je suis un peu en retard.

Brigitte – J’espère au moins que vous avez fait bon voyage ?

Frédéric – Très bon, je vous remercie. Même si je suis littéralement harcelé depuis quelque temps par une admiratrice.

Brigitte – Ce que c’est que la célébrité…

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusqu’à la Gare de Lyon. Elle menaçait de se jeter sous les rails de mon TGV si je n’acceptais pas de céder à nouveau à ses avances…

Roger – À nouveau ?

Frédéric – Je ne devrais pas vous le dire, mais presque tout l’orchestre lui est déjà passé sur le corps.

Roger – Vous m’en direz tant ?

Frédéric – Ça a commencé par les cuivres, les cordes puis les percussions…

Brigitte – Je pensais qu’il n’y avait que dans les concerts de rock que les femmes jetaient leur string aux musiciens. Alors ça se passe comme ça aussi à l’opéra ?

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusque dans les toilettes du TGV. Elle voulait que je la prenne sauvagement contre le sèche-mains électrique. Mais je suis pianiste, moi. Pas contorsionniste !

Roger – Non ?

Frédéric – Il a fallu l’intervention de trois contrôleurs pour la faire redescendre sur le quai… Enfin, on a réussi à partir, mais le train a pris un peu de retard évidemment. D’où ce léger contretemps dont je vous prie de m’excuser.

Brigitte – Le principal, c’est que vous soyez là.

Frédéric – À ce propos, je…

Roger – Mais vous n’êtes pas venu avec votre instrument ?

Frédéric – Comment voulez-vous que je transporte un piano à queue dans un TGV ?

Roger – Ah oui, bien sûr…

Frédéric – Vous n’avez pas de piano ? Voilà qui va régler définitivement la question, parce que justement…

Roger – Je plaisante, bien sûr… Évidemment que nous avons un piano ! (À Brigitte) Il va falloir lui trouver un piano… Je n’avais pas du tout pensé à ça…

Brigitte – Ah oui, moi non plus.

Roger – Lacordéon… Ça doit être son nom qui m’a induit en erreur…

Frédéric – Quoi qu’il en soit, je suis vraiment désolé, mais… je ne vais pas pouvoir rester très longtemps.

Roger – Comment ça ?

Frédéric – J’avais promis à Madame Agopian, qui est une vieille amie à moi…

Brigitte – Je croyais qu’il s’agissait de Madame Aznavourian.

Frédéric – Aznavourian, c’est ça… Agopian, c’est mon dentiste… Bref, j’avais complètement oublié… Je lui avais promis de jouer chez elle ce soir et…

Roger – Promis ?

Brigitte – Combien ?

Frédéric – C’est à dire que…

Il se penche pour murmurer le chiffre à l’oreille de Roger.

Roger – Je vous offre le double.

Frédéric – Je ne sais pas si…

Roger – Le triple.

Frédéric – Je vais appeler Madame Manoukian tout de suite pour me décommander…

Il dégaine son téléphone portable et compose un numéro.

Frédéric – Oui ! Madame Assadourian ?

Il sort.

Brigitte – Le triple de quoi, déjà ?

Roger lui chuchote quelque chose à l’oreille.

Brigitte – Ah oui, quand même…

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine, le deuxième du nom, est arrivé.

Roger – Et bien introduisez, introduisez.

Fatima sort.

Brigitte – Marc-Antoine, nous sommes sauvés ! La soirée va enfin pouvoir commencer…

Le deuxième Marc-Antoine, qui s’appelle en réalité César, arrive, genre artiste, suivi de son amie Rosalie, style éthéré.

César – Mon cher Cassoulet, vous me reconnaissez ?

Roger – Non.

César – Moi non plus. J’en conclus que nous nous voyons pour la première fois.

Roger – Mais comment vais-je vous appeler pour ne pas vous confondre avec l’autre ?

César – L’autre ?

Brigitte – L’autre Marc-Antoine.

César – Vous n’avez qu’à m’appeler César.

Roger – Pourquoi est-ce que je vous appellerais César ?

César – Parce que je m’appelle César.

Roger – Vous vous appelez César ? Mais vous êtes bien artiste peintre ?

César – Ah oui, quand même.

Brigitte – Vous nous avez fait peur.

Roger – César… Je comprends mieux. C’est moi qui ai dû confondre… César, Marc-Antoine…

César – Je vous présente Rosalie, l’auteure de la pièce de théâtre que nous sommes en train de jouer en ce moment.

Roger – Ah oui, ravi de vous rencontrer.

Rosalie – Monsieur Cassoulet, très honorée. J’adore ce que vous faites.

Roger – Je fais des saucisses.

Rosalie – Oui, c’est bien ce que je disais. Monsieur Cassoulet, la réputation de vos saucisses vous précède. J’espère que vous nous ferez l’honneur de nous en faire goûter quelques-unes ce soir…

Roger – Ma foi, si vous y tenez, on pourra toujours improviser un barbecue.

Rosalie – Je parie aussi que vous êtes homme à apprécier une bonne sangria.

Brigitte – C’est à dire que… Nous n’avions pas prévu, mais…

Rosalie – Ah oui mais la sangria, ça ne s’improvise pas. C’est comme les fosses septiques ou les dîners mondains. Pour que le mélange révèle tout son arôme, il faut que les ingrédients macèrent un bon bout de temps dans leur jus.

Roger – Je vais voir ce que je peux faire pour la sangria.

Rosalie – Ah oui, sinon nous serions très déçus.

César – Vous pensez bien que ce n’est pas pour écouter la Castafiore que nous sommes ici ce soir.

Roger – La Castafiore ?

César – Lacordéon !

Rosalie (à César) – Ils sont vraiment très cons.

Brigitte (à Roger) – Avoue qu’ils sont drôles, non ?

Roger – Plus que l’expert-comptable, en tout cas…

Brigitte – Plus drôles qu’eux tu meurs, c’est texto ce que m’a dit à leur sujet Levi Strauss…

Rosalie – Vous avez personnellement connu Levi Strauss ?

Roger – Oui, j’ai eu ce privilège. Quelqu’un de très amusant, vous ne trouvez pas ?

Rosalie – Ce n’est pas la qualité principale qu’on lui reconnaissait de son vivant, mais bon…

Brigitte – Nous parlons bien de celui qui a fait peindre le plafond de la Chapelle Sixtine au fond de sa piscine !

César – Je ne sais pas… J’essaie d’imaginer Levi Strauss en maillot de bain au bord de sa piscine…

Rosalie – Je sens qu’on va vite s’emmerder ici.

César – Monsieur Cassoulet, en tant que peintre, permettez-moi de vous dire que vous avez un visage très expressif.

Roger – Merci…

César – Quant à vous Madame Cassoulet, le vôtre reflète une noblesse naturelle qui dément catégoriquement le côté ridicule de votre patronyme.

Brigitte – Merci.

César – Cela vous plairait-il que je fasse un portait de vous et de votre famille.

Brigitte – Notre famille ?

César – Vous avez bien une fille, n’est-ce pas ?

Brigitte – Oui.

Rosalie – Un portrait de la famille Cochonou.

Roger – C’est Cassoulet.

César – Vous pourriez l’accrocher dans le grand escalier de votre château à côté de ceux de vos ancêtres.

Roger – Je ne sais pas si… C’est cher ?

César – Ce serait une œuvre unique. Entièrement déductible de votre ISF.

Fatima revient.

Fatima – Monsieur et Madame Badmington sont là. Comme vous m’aviez dit de les introduire.

César – Ce cher Badmington. Vous savez qu’il a été Ambassadeur du Panama au Vatican ?

Brigitte – C’est même pour cela que nous l’avons invité.

Monsieur et Madame Badmington arrivent. Lui tout en blanc avec un panama. Elle style latino.

Brigitte – Soyez les bienvenus dans notre modeste demeure en ruine.

Gregory – Merci. C’est un château d’époque, n’est-ce pas ?

Roger – Tout à fait.

Gregory – Mais de quelle époque, exactement ?

Roger – Alors là vous me posez une colle. En tout cas, le Maréchal Pétain a dormi dans mon lit.

Conchita – Pas avec votre femme, j’espère…

Brigitte – Madame Badmington, je présume.

Conchita – Bonjour. Mais appelez-moi Conchita, je vous en prie.

Roger – Quelle drôle d’idée… Pourquoi est-ce que je vous appellerai Conchita ? Vous cherchez à faire des heures de ménage ?

Brigitte – Nous en avons déjà une bonne qui s’appelle Fatima.

Conchita (pincée) – Conchita, parce que c’est mon prénom ! Conchita de Bourbon Badmington. Monsieur Cassoulet, nous descendons en ligne directe de Louis XIV.

Rosalie – Par les soubrettes, sans doute…

Roger – Louis XIV ? Vous voulez dire le Roi Soleil ? Tu te rends compte Brigitte ?

Brigitte – Ah oui, quand même…

Conchita – Le Roi d’Espagne est un cousin éloigné de mon père.

Brigitte – C’est vrai que l’Espagne, ce n’est pas la porte à côté.

Gregory – Ma femme est très chatouilleuse pour tout ce qui touche à son pedigree.

Brigitte – Je vois… Et vous-même, Monsieur Badmington ? J’imagine que ce sont vos ancêtres qui ont inventé ce noble jeu ?

Gregory – Quel jeu ?

Brigitte – Le jeu de raquette.

Gregory – Eh bien vous ne croyez pas si bien dire, Cassoulet. Il est vrai que racket et Panama sont des mots qui vont très bien ensemble. Et cette noble activité, comme vous dites, n’est pas tout à fait étrangère à la fortune amassée par mon père sous le règne du Général Noriega.

Roger – Noriega, ce nom me dit quelque chose…

Conchita – C’est un trafiquant de drogue qui a reçu la Légion d’Honneur des mains de votre Président François Mitterrand lui-même.

Brigitte – Ah très bien…

Gregory – Qui lui-même avait reçu la Francisque des mains du Maréchal Pétain en personne…

Roger (en aparté à Brigitte) – Je t’avais dit que c’était des gens très bien…

Conchita – Mais dites-moi Monsieur Cassoulet, est-ce qu’au moins vous avez un fantôme dans votre château ?

Brigitte – Pas encore, Madame Badmington…

Roger – En tout cas pas à notre connaissance…

Conchita – Comme c’est dommage. Un château hanté… Ça donnerait davantage de prix à cette ruine.

Brigitte – Un fantôme… Je ne sais pas… Il faudrait qu’un crime horrible s’y produise.

Conchita – On ne sait jamais, c’est peut-être pour ce soir.

Gregory – En tout cas, si vous vendez votre château un jour, faites-moi signe.

Brigitte – Vous souhaitez vous installer définitivement dans la région ?

Gregory – Non, c’est pour mettre toutes ces vieilles pierres en caisse, les ramener par bateau au Panama et reconstruire votre château classé dans le parc de notre ranch à Panama City.

Roger rit bruyamment.

Roger – Très drôle.

Mais apparemment, les Badmington ne plaisantent pas..

Gregory – En tout cas, merci pour cette invitation. Nous sommes très impatients d’entendre Monsieur Lacordéon.

Conchita – Mais vous ne nous avez rien dit du programme…

Brigitte – Le programme de la soirée ? Et bien on va commencer par prendre l’apéro…

Gregory – Le programme du concert ! Le Maître ! Que va-t-il nous chanter ?

Brigitte – Ah… Eh bien… Je crois que c’est une surprise.

Roger – Mais je pense que vu le montant de son cachet, il jouera les plus grands tubes de l’opéra.

Samantha arrive.

Brigitte – Et voici notre fille Samantha.

Gregory – Bonsoir Mademoiselle Cassoulet.

Roger – Elle va vous conduire jusqu’à vos places pour le concert, autour de la piscine.

Samantha – Les pourboires sont autorisés. Vous n’oublierez pas l’ouvreuse ?

Brigitte – Nous avons dressé la scène sur la plateforme du plongeoir de cinq mètres. Comme ça tout le monde verra bien.

Conchita – Dans ce cas… le Maître n’a plus qu’à se jeter à l’eau.

Roger – Samantha, tu as vu le virtuose ?

Samantha – Non…

Brigitte – Pourtant il est assez gros.

Samantha – Par ici Monsieur. Madame… Vous désirez faire l’acquisition du programme ?

Samantha sort avec Gregory et Conchita.

Roger – Mais qu’est-ce qu’il fout, Lacordéon ?

Rosalie – On s’emmerde déjà.

Roger – Je vous rappelle quand même que c’est vous qui êtes supposés nous distraire !

Brigitte – Je vais aller voir…

César – Vous savez, les Badmington sont des gens très influents.

Roger – Vous pensez qu’ils pourraient parrainer notre candidature pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

César – Certainement. On dit même que les Badmington jouent au tennis avec les Obama.

Roger – Non ? En double mixte ?

César – Le père de Conchita bien connu le Général Pinochet. Elle m’a même montré un jour une photo dédicacée de Mussolini que lui a laissé son grand-père.

Roger – C’est fantastique.

Brigitte revient accompagnée de Madame Azkanouch Aznavourian.

Brigitte – Madame Aznavourian nous fait l’honneur d’une petite visite de courtoisie…

Roger – Madame Aznavourian, quelle surprise !

Azkanouch – Bonsoir, bonsoir… Mais je vous en prie appelez-moi Azkanouch.

Brigitte – Azkanouch ? Je pensais que le diminutif d’Aznavourian c’était Aznavour…

Azkanouch – Non, Azkanouch, c’est mon prénom. Azkanouch Aznavourian.

Brigitte (en aparté à Roger) – Tu parles d’un nom à coucher dehors… Quel bon vent vous amène Azkanouch ?

Azkanouch (entre ses dents) – Un vent mauvais salope…

Brigitte – Pardon ?

Azkanouch – Non, je disais… Je passais juste en coup de vent pour vous saluer. Nous sommes voisins, après tout. D’un château l’autre, entre Beauconchâtelains, on peut bien se rendre de petits services, non ?

Brigitte – Bien sûr !

Roger – Mais je vous en prie, restez un peu avec nous. Nous avons invité Monsieur Lacordéon à jouer pour nous quelques grands airs. Vous le connaissez, je crois…

Azkanouch – Oui, tout à fait… D’ailleurs, je ne comprends pas. C’est chez moi qu’il devait jouer ce soir…

Brigitte – Non ? Ah oui c’est étonnant. Ça doit être un petit malentendu…

Azkanouch prend soudain Brigitte par le col.

Azkanouch – Morue ! Je te prédis un avenir sombre si tu ne me rends pas Lacordéon tout de suite. Et je te préviens : je suis prête à tuer pour obtenir la place qui vient de se libérer au Club Philanthropique des Dîners de Beaucon…

Brigitte – Voyons, la violence n’a jamais rien résolu… Nous allons sans doute trouver un arrangement.

Azkanouch lâche Brigitte, reprend son sang-froid et revient à un ton plus doucereux.

Azkanouch – En attendant, si vous permettez, j’ai deux mots à dire à Monsieur Lacordéon…

Brigitte – Mais je vous en prie… Le concert va bientôt commencer. Allez-y, c’est par ici.

Ils sortent.

Rosalie – Entre les anciens riches et les nouveaux, je ne sais pas ce que je préfère.

César – Au moins les nouveaux riches ont de l’argent. Sinon, Cassoulet n’aurait jamais pu nous offrir un récital de Frédéric Lacordéon.

Rosalie – Remarque, ils ont du flair les Cassoulet. C’est vrai que Lacordéon est un virtuose au sommet de son art.

César – Les cochons truffiers aussi ont du flair, mais où irait-on si on leur laissait manger les truffes. (Soupirant) Au sommet de son art…

Rosalie – En tout cas, pour l’instant, il est au sommet du plongeoir.

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Roger – Ça y est, j’ai demandé à ce qu’on nous livre un piano.

Brigitte – Comment tu as fait ?

Roger – Piano Presto. J’ai trouvé ça sur internet. Les deux livreurs devraient être là d’une minute l’autre. C’est dingue, maintenant, tu peux te faire livrer un piano comme tu te ferais livrer une pizza.

Brigitte – Parfait. Mais où est-ce qu’il est passé, ce virtuose ?

On entend un bruit de tronçonneuse.

Brigitte – Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

Roger – Fatima !

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur ?

Roger – Dites au jardinier que ce n’est pas le moment de couper les arbres du parc à la tronçonneuse ou de tailler les haies. Le concert va commencer.

Fatima – Bien Monsieur, je vais aller voir…

Brigitte – Je ne savais pas que nous avions un jardinier.

Roger – Moi non plus, c’est bien ça qui m’inquiète…

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie, tout va bien ?

Samantha – Ça va, merci.

Brigitte – Je voulais dire… avec Charles-Edouard ? Comment le trouves-tu ?

Samantha – Qu’une chose soit bien claire entre nous, maman. Je n’ai rien contre les unions arrangées, mais je n’accepterai jamais un mariage forcé avec un type qui porte des mocassins à pompons.

Roger – Enfin, ma chérie, c’est un de La Ratelière de Casteljarnac ! Ses parents sont membres du Club !

Fatima revient.

Fatima – On a retrouvé Lacordéon.

Roger – Ah ! Tant mieux ! Et où est-il ?

Fatima – Dans la piscine !

Brigitte – Il a piqué une tête dans la piscine ?

Roger – Depuis le plongeoir de cinq mètres ?

Brigitte – Le concert doit commencer dans un instant ! Ce n’est pas le moment de faire trempette !

Fatima – Hélas, Lacordéon a rendu son dernier soupir, Madame.

Roger – Comment ça son dernier soupir. Vous voulez dire qu’il est mort ?

Rosalie passe comme un zombie.

Rosalie – Il est sûrement mort d’ennui.

Fatima – Il est dans la piscine, le corps d’un côté et la tête de l’autre. L’eau est rouge de sang. On dirait une sangria géante…

Brigitte – Oh mon Dieu, non ! On avait dit pas de sangria !

Roger – Allons voir ça de plus près… Il est peut-être encore temps de recoller les morceaux…

Ils sortent. Marc-Antoine, une tronçonneuse à la main, et Azkanouch, la robe tachée de sang, reviennent.

Marc-Antoine – Je crains de m’être un peu laissé emporter.

Azkanouch – Un peu ? Vous l’avez décapité !

Marc-Antoine – C’est quand même vous qui le teniez par les pieds…

Azkanouch – Je voulais juste le forcer à honorer son contrat !

Marc-Antoine – Vous aussi vous couchiez avec lui ?

Azkanouch – Il devait donner un concert chez moi ! Maintenant, ça va être beaucoup plus difficile, évidemment !

Marc-Antoine – C’est vous qui m’avez demandé de vous aider…

Azkanouch – À l’attraper, oui ! Je ne pensais pas que vous vouliez le couper en deux ! Pourquoi vous avez fait ça ?

Marc-Antoine – Je l’ai reconnu tout de suite. C’est l’amant de ma femme. Enfin lui et une bonne moitié de l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Azkanouch – Lacordéon, vous êtes sûr ?

Marc-Antoine – Si ce n’est lui, c’est donc son frère. Un bon musicien est un musicien mort, croyez-moi.

Azkanouch – Très bien… Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Marc-Antoine – On pourrait peut-être profiter du buffet ? Un petit verre de vin, ça nous remettra de nos émotions. Je ne sais pas si ça se marie très bien avec mes médicaments, mais bon…

Azkanouch – Remarquez, vous avez raison. Au point où on en est.

Marc-Antoine – Faisons comme si de rien n’était.

Azkanouch – Comme si de rien n’était ? Ça s’est passé sur le plongeoir de cinq mètres, tous ces gens qui étaient réunis pour le concert nous ont vus !

Marc-Antoine – On dira que c’était un accident.

Azkanouch (désignant la tronçonneuse) – Vous feriez quand même mieux d’aller ranger ça avant d’aller au buffet.

Marc-Antoine – Vous avez raison… Je vais la remettre dans mon coffre… Ça peut encore servir…

Ils sortent. Les Badmington reviennent.

Gregory – Alors ? Qu’est-ce que tu penses du charcutier et de son boudin ?

Conchita – Monsieur et Madame Cassoulet ? Un peu… gras, non ?

Gregory – Le cassoulet, c’est toujours un peu gras…

Conchita – C’est à la graisse d’oie… En tout cas, ils ont un très beau château…

Gregory – Oui. Je le verrai bien dans le parc de notre ranch à Panama City. Qu’est-ce que tu en penses ?

Conchita – On ne savait pas quoi s’offrir pour notre anniversaire de mariage ! Ça nous rappellera la France !

Gregory – Le château est déjà en ruine, ce sera plus facile à démonter. Tu crois qu’ils accepteraient de nous le vendre ?

Conchita – Si nous acceptions de les parrainer pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon, ça les mettrait de bonne humeur.

Gregory – Ils t’en ont parlé ?

Conchita – Ils seraient prêts à vendre leur fille pour faire partie du Club !

Gregory – On ne peut quand même pas accepter ces gens-là parmi nous.

Conchita – Tu imagines ? Roger Cassoulet, fabricant de saucisses, membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon !

Gregory – Si encore il en vendait beaucoup…

Conchita – Tu as raison. Passé les 100 millions de chiffres d’affaires, la saucisse ou le steak haché deviennent des produits nobles.

Gregory – C’est un fait qu’aujourd’hui, Herta ou Mac Donald sont pratiquement devenus des titres de noblesse.

Cassoulet – Mais tout de même… Cassoulet…

Gregory – Ils ne font pas partie de notre monde, c’est évident. Tu as vu comment ils sont habillés ?

Conchita – Je suis bien d’accord avec toi…

Gregory – Ces gens sont d’une vulgarité…

Conchita – Mais alors pour le château, qu’est-ce qu’on fait ? Pour délocaliser ce monument historique chez nous au Panama, il faudrait pour le moins obtenir l’autorisation du maire.

Gregory – Le maire fait partie du Club, non ?

Conchita – C’est même le président d’honneur !

Gregory – Entre membres bienfaiteurs, on peut bien se rendre de petits services. Au nom de l’amitié entre la France, le Panama et le Vatican…

Conchita – Et si on demandait au maire de faire classer cette ruine comme logement insalubre ?

Gregory – On fait exproprier les Cassoulet et après on rachète le château à la mairie à un prix d’amis.

Conchita – La place de ces nouveaux riches n’est pas dans un château d’époque, c’est évident. Alors qu’est-ce qu’on fait, Gregory ?

Gregory – Et si nous filions à l’anglaise, Conchita ?

Conchita – Après tout ce n’est pas un dîner, c’est seulement un apéritif. Je te suis…

Mais Brigitte revient, passablement perturbée, leur coupant la route.

Conchita – Tout va bien, Madame Cassoulet ?

Brigitte – Oui, oui, ça baigne. À propos, si vous voulez profiter de la piscine. Euh non, pardon, on vient de mettre le robot, il y avait quelques feuilles mortes…

Gregory – En cette saison ?

Brigitte – Mais je vous en prie, allez dans la chambre à coucher.

Conchita – Pardon ?

Brigitte – Louis XVI a dormi dedans juste avant d’être guillotiné.

Gregory – Louis XIV, vraiment ? Je l’ignorais. C’est pourtant mon ancêtre en ligne directe…

Brigitte – Ou Valéry Giscard d’Estaing, je ne sais plus.

Conchita – Si nous allions voir ça, Gregory ?

Gregory – Je te suis, Conchita.

Les Badmington sortent. Roger revient.

Brigitte – Qu’est-ce qu’on fait de Lacordéon ? On ne peut pas le laisser comme ça ! Après avoir piqué une tête dans la piscine, en oubliant le reste du corps sur le plongeoir…

Roger – J’ai récupéré la tête avec l’épuisette, et je l’ai mise dans notre chambre en attendant.

Brigitte – Dans notre chambre ?

Roger – Il y a du monde plein le château ! En principe, c’est le dernier endroit où les gens iront regarder…

Brigitte – C’est clair…

Samantha revient.

Samantha – Eh ben… Moi qui pensais que cette soirée serait ennuyeuse à mourir… Finalement, c’est un remake de Meurtre à la Tronçonneuse…

Roger – Un meurtre… Tout de suite les grands mots… C’est peut-être un simple accident… Ce sont des choses qui arrivent…

Samantha – Comment peut-on mourir accidentellement décapité par une tronçonneuse ?

Brigitte – Un meurtre, tu crois ? Mais qui ? Et pourquoi ?

Samantha – Quelqu’un prêt à tout pour échapper à un concert de musique classique, peut-être…

Brigitte – Oh mon Dieu, c’est vrai… Le concert ! On n’avait déjà pas de piano, maintenant on a un pianiste sans tête…

Roger – Ne te fais pas de soucis, ma chérie. Après tout, il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Samantha – Je vous rappelle qu’on vient de trouver un mort. Il faudrait quand même songer à appeler la police…

Roger – La police ? Tu crois ?

Brigitte – Ça risque de plomber l’ambiance.

Samantha – Et une tête sans corps flottant au milieu de la piscine, tu ne crois pas que ça risque de plomber l’ambiance ?

Roger – Et toi, tu ne pourrais pas faire quelque chose ? Je veux dire, avec ton métier…

Samantha – Je suis thanatopracteur, pas chirurgien ! Et puis recoller une tête, c’est très délicat. Si je savais faire ça, vous pensez bien que je vous aurais déjà trouvé un donneur pour une greffe de cerveau.

Roger – Ok, je vais appeler la police.

Roger sort. Arrive Joseph en soutane.

Joseph – La porte était ouverte, je me suis permis d’entrer…

Brigitte – Ah, bonjour.

Samantha – Pour les derniers sacrements, vous arrivez trop tard, mon Père…

Joseph – Quelqu’un est mort, ma soeur ?

Brigitte – Euh… Oui, mais rassurez-vous. Ce n’est peut-être que provisoire…

Joseph – Provisoire ?

Samantha – Un petit accident domestique, trois fois rien. L’important c’est de garder la tête sur les épaules, pas vrai ?

Joseph – En tout cas, si quelqu’un a besoin du secours de la religion, je suis là.

Brigitte – Merci mon Père, mais on a déjà appelé Police Secours.

Joseph – Mademoiselle Cassoulet, je présume.

Brigitte – Samantha, voici le Père Joseph.

Joseph reluque Samantha avec un air lubrique.

Joseph – Je ne crois pas vous avoir encore vue à confesse…

Roger revient.

Roger (en aparté à Brigitte) – Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?

Brigitte – C’est moi qui l’ai invité pour donner à cette soirée une touche de respectabilité… Mon père, je vous présente mon mari, Roger.

Joseph – Bonjour mon fils.

Samantha (à Brigitte) – Drôle de curé… Il m’appelle ma sœur, et il appelle papa mon fils…

César et Rosalie arrivent, passablement éméchés.

Brigitte – Et voici nos amis César et Rosalie. Vous verrez, ils sont très drôles. En tout cas, c’est pour ça qu’on les a invités…

Rosalie – Bonjour Mon Père. Alors cette garde à vue, pas trop éprouvante ?

Joseph – Mon Dieu… Quand on a sa conscience pour soi…

Brigitte – Ah mais vous vous connaissez !

Rosalie – Le Père Joseph est un ami du théâtre contemporain.

César – Et de l’art moderne !

Joseph – Il faut bien vivre avec son temps. Et reconnaissons que la religion n’a pas toujours su s’adapter assez vite aux idées nouvelles.

César – Vous avez raison, mon Père. La religion, c’est comme la royauté, ces vieilles choses-là ça rassure, mais il faut bien admettre un jour ou l’autre que ça ne sert à rien.

Rosalie – Si on avait guillotiné le pape en même temps que Louis XVI, le problème du catholicisme, en tout cas, serait résolu depuis longtemps.

Brigitte – Elle est drôle…

Joseph – Vous croyez qu’elle plaisantait ?

César – Je ne suis pas sûr… C’est son grand truc ça, surtout quand elle a un peu bu. Elle est persuadée que si on guillotinait la moitié de la planète, l’autre moitié s’en sortirait mieux.

Joseph – Ah oui…

César – Je serais assez d’accord avec elle sur le principe, mais nos avis divergent parfois sur le choix de la moitié à guillotiner…

Charles-Edouard arrive.

Rosalie – Commençons par raccourcir tous ceux qui portent des chemises Lacoste.

César et Rosalie sortent.

Edouard – Ah, bonjour Monsieur le Maire.

Samantha – Monsieur le Maire ?

Joseph – Désolé, Monsieur et Madame Cassoulet, je manque à tous mes devoirs. Je me présente : François Joseph Martin Duval. Oui, je le confesse, j’ai trouvé un autre moyen de cumuler les mandats. Je suis à la fois le curé et le maire de cette petite ville.

Edouard – C’est aussi une façon assez radicale de résoudre le problème de la séparation de l’Église et de l’État…

Samantha – Et comme ça, le curé peut confesser le maire pour ses turpitudes sans risquer de voir le confessionnal branché sur écoute par des juges de gauche.

Edouard – Monsieur le Curé-Maire est aussi le Président d’Honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Joseph – Pour vous servir.

Edouard – À propos, Monsieur le Maire, vous avez un candidat pour le Club ? Vous savez qu’une place vient de se libérer suite au décès du marquis de Karlsberg Kronenbourg.

Joseph – Comment ne le saurais-je pas ? C’est moi qui lui ai administré les derniers sacrements.

Brigitte pousse Roger du coude.

Roger – Monsieur le Curé, je veux dire Monsieur le Maire, mon épouse et moi-même serions très honorés si…

Arrivent les policiers Ramirez et Sanchez (hommes ou femmes).

Roger – Ah voilà les livreurs… Messieurs, je ne sais pas si ce sera nécessaire de décharger le piano du camion, le pianiste a…

Brigitte – Le pianiste a perdu la tête.

Ramirez – Le piano ?

Sanchez – C’est à dire que… Nous ce serait plutôt le violon…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Roger – Pardon Commissaire, je vous avais pris pour des livreurs…

Brigitte – Nous donnons un récital de piano, ce soir, et mon mari a oublié le piano.

Roger – Mais je vous en prie, soyez les bienvenus. Et si vous pouviez mener votre enquête discrètement pour ne pas trop perturber nos invités.

Brigitte – Ce sont des gens d’un certain niveau, vous comprenez ? Ils sont venus pour un concert, pas pour un Cluedo…

Roger – On ne voudrait pas leur gâcher la soirée, vous voyez ?

Sanchez – Maintenant, si le pianiste est mort, ils vont bien s’apercevoir tôt ou tard qu’il n’y a pas de concert, non ?

Roger – Oui en même temps ce n’est pas faux…

Brigitte – À tout hasard, vous ne jouez pas de piano, vous, Commissaire.

Ramirez – Ma foi non. Mon adjoint joue un peu avec des trombones à ses heures perdues. C’est son violon d’Ingres.

Brigitte – Je vais téléphoner aux livreurs pour annuler le piano.

Ramirez – D’ailleurs, c’est amusant, on parle toujours du violon d’Ingres, mais qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ce Monsieur Ingres, quand il ne jouait pas de violon ?

Roger – Ma foi, je n’en ai aucune idée…

Ramirez – Bon assez bavardé. Alors Monsieur Cassoulet, si vous m’expliquiez exactement ce qui se passe ici ?

Roger – Je vais tout vous dire Commissaire Ramirez.

Ramirez – D’accord. Mais avant toute chose, dites-moi, Cassoulet.

Roger – Oui Commissaire ?

Ramirez – Cassoulet… Vous avez dû morfler étant jeune avec un nom pareil.

Roger – Ah Commissaire, si vous saviez…

Ramirez – Racontez-moi ça.

Roger – Oh le plus souvent c’était… Cassoulet, il pète plus haut que son cul.

Sanchez – Comprends pas…

Ramirez – Voyons, Sanchez, le cassoulet…

Sanchez – Ah oui, je vois.

Roger – Et je ne vous parle même pas de ma femme.

Sanchez – Votre femme ?

Roger – Madame Cassoulet…

Ramirez – Fallait-il qu’elle vous aime pour accepter de devenir Madame Cassoulet. C’était quoi votre nom de jeune fille ?

Brigitte – Mademoiselle Fayot.

Ramirez – Le destin… Vous étiez faits pour vous rencontrer…

Sanchez – Je me doute de ce que vous avez subi tous les deux. Les moqueries, les quolibets. Moi, je m’appelle Sanchez, alors vous comprenez…

Roger – Ma foi non, mais vous allez nous expliquer ça. Asseyez-vous Sanchez… (Sanchez se fige, vexé, et le fusille du regard) Ah non mais… Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire…

Les Badmington reviennent affolés.

Gregory – Oh mon Dieu, nous venons d’apercevoir le fantôme de Marie-Antoinette !

Ramirez – Marie-Antoinette ?

Conchita – Je vous assure ! Elle tenait la tête de Louis XVI entre ses mains !

Roger – Comme vous nous avez dit qu’ils avaient dormi dans votre chambre, nous les avons tout de suite reconnus !

Conchita – Dans la chambre !

Roger – Ah non, c’est juste que…

Sanchez – Marie-Antoinette ? C’est qui ça encore ?

Ramirez – Dites donc, Cassoulet, c’est une véritable boucherie, chez vous…

Roger – Pour la tête, je plaide coupable, Commissaire… C’est moi qui l’ai posée sur le guéridon dans la chambre, pour ne pas effrayer nos invités.

Brigitte – Une tête sanguinolente, flottant dans la piscine, vous comprendrez aisément que…

Roger – Mais pour ce qui est de Marie-Antoinette, je vous assure que je ne suis au courant de rien…

Ramirez – Allons voir ça de plus près, Sanchez…

Ils sortent. Edmond et Marianne reviennent.

Edmond – J’imagine déjà les gros titres de La Provence demain matin : Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux. Bilan un mort.

Marianne – Finalement, on ne s’ennuie pas chez les Cassoulet.

Edmond – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéro.

Charles-Edouard arrive.

Edouard – Je commence à avoir faim, pas vous ?

Edmond – Malheureusement, il va falloir attendre. Pour l’instant, on ne peut pas accéder au buffet.

Edouard – Et pourquoi ça ?

Marianne – Mais parce qu’il fait partie de la scène de crime ! Tu n’as pas vu les rubans jaunes que viennent de déployer Starsky et Hutch ?

Edmond – C’est bien notre chance.

Marianne – Tu as parlé à Cassoulet de ton projet d’éolienne ?

Edmond – Je n’ai pas encore eu l’occasion, figure-toi. Et avec ce qui vient de se passer, ça ne va pas être évident de trouver une transition habile…

Edouard – Tu crois ?

Marianne – Et toi, avec la petite Cassoulet, comment ça se présente ?

Edouard – Malheureusement, j’ai bien peur de ne pas être son genre.

Marianne – Pas son genre ? Un de La Ratelière de Casteljarnac ? Elle ne manque pas de toupet !

Edmond – Et c’est quoi, son genre ?

Edouard – Va savoir… Le genre féminin, peut-être.

Marianne – Non ?

Edmond – Comme quoi… Il n’y a pas besoin d’avoir un nom de famille à particule pour appartenir à une famille de dégénérés…

Ils s’apprêtent à sortir.

Marianne – Edmond, je crois qu’il serait temps de trouver d’autres moyens de subsistance que les dîners de Beaucon…

Edouard – Au fait, j’ai oublié de vous dire, Madame Aznavourian nous invite chez elle à un digestif dînatoire.

Edmond – Apéritif dînatoire, digestif dînatoire… C’est bien beau tout ça, mais quand est-ce qu’on mange ?

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Brigitte – C’est une catastrophe.

Roger – Maintenant évidemment, ça va être beaucoup plus difficile de nous trouver un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Et de dénicher le gendre idéal pour notre fille !

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie ? Qu’est-ce que tu penses de Charles-Edouard ?

Samantha – Non mais vous êtes des malades ! On vient de retrouver un cadavre sans tête dans notre piscine, et votre souci de savoir à qui accorder ma main ?

Roger – Dis-nous au moins comment tu le trouves !

Samantha – Écoutez… Je crois que ça ne va pas être possible.

Roger – Pourtant c’est un gentil garçon.

Samantha – Oui mais… Je suis lesbienne, voilà !

Brigitte – Non…

Roger – Oh mon Dieu, Samantha, mais c’est épouvantable ! Et qui est le père ?

Brigitte – Elle a dit lesbienne, Roger… Pas enceinte…

Roger – Lesbienne ? Comment ça, lesbienne ? Non ? Tu veux dire… Mais c’est une catastrophe.

Brigitte – C’est sûr que maintenant ça va être beaucoup plus difficile de la marier.

Roger – Et tu as rencontré quelqu’un ? Je veux dire… Une femme…

Samantha – Oui.

Brigitte – Est-ce qu’elle est de bonne famille, au moins.

Roger – Après tout un gendre ou une belle-fille. Si elle est baronne.

Samantha – Elle n’est pas baronne, c’est… C’est la bonne !

Brigitte – Oh mon Dieu, Roger, la bonne…

Roger – La bonne ? Celle qui s’habille en homme ?

Brigitte – Je me disais bien qu’elle n’était pas catholique. On aurait dû se méfier.

Roger – Se méfier ? C’est parce que tu te méfiais de moi que tu as engagé une bonne qui s’habille en homme.

Brigitte – Ça y est, ça va être de ma faute maintenant.

Roger – Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu sais bien…

Brigitte – Mais tu as raison… On aurait mieux fait d’engager une bonne portugaise.

Roger – Fatima n’est pas portugaise ?

Brigitte – Pourquoi Fatima serait-elle portugaise ?

Roger – Je ne sais pas, moi… À cause de ses moustaches…

Ramirez revient.

Roger – Commissaire, vous ne devinerez jamais ce qui nous arrive…

Ramirez – Quoi encore ?

Brigitte – Notre fille est lesbienne.

Ramirez – Écoutez Monsieur Cassoulet, je ne pense que ce soit du ressort de la police… Nous ne sommes pas en Iran !

Sanchez – Je vous rappelle que nous avons deux morts sur les bras.

Brigitte – Deux ? Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié. Louis XVI et Marie-Antoinette…

Roger – Alors c’est qui, cette Marie-Antoinette ?

Sanchez – D’après les papiers que j’ai retrouvés sur elle, elle s’appellerait plutôt Rosalie.

Brigitte – Rosalie ? L’auteure de théâtre ?

Sanchez – Ce nom me dit quelque chose, chef.

Ramirez – Bien sûr, c’est l’auteure de la pièce que nous jouons en ce moment.

Sanchez – Voilà, c’est ça !

Ramirez – Mais qui pourrait bien avoir envie d’assassiner une auteure de théâtre.

Sanchez – Pour ne pas avoir à payer les droits d’auteur, chef ?

Ramirez – C’est une piste sérieuse, en effet, Sanchez… Il faudra penser à interroger le producteur et le metteur en scène de ce spectacle.

Samantha – C’est vraiment n’importe quoi, cette pièce…

Rosalie réapparaît, air fantomatique avec un drap sur elle et une tête à la main…

Brigitte – Ciel, le fantôme de Marie-Antoinette, avec la tête de son mari entre les jambes ! Je veux dire entre les mains…

Rosalie regarde la tête qu’elle a entre les mains.

Rosalie – J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette tête quelque part…

César arrive derrière elle.

César – Mais oui Rosalie, c’est Frédéric Lacordéon, nous l’avons croisé l’année dernière à un dîner chez les De La Ratelière de Casteljarnac. On avait très mal mangé d’ailleurs…

Ramirez – Si je comprends bien, le deuxième cadavre n’est pas mort.

César – Excusez-la, Commissaire. Je lui ai pourtant déjà dit de ne pas mélanger l’alcool avec la cocaïne.

Ramirez – Sanchez, mettez-la sous scellés.

Sanchez – Que je mette l’auteure de la pièce sous scellés, chef ?

Ramirez – Pas elle ! La tête ! C’est une pièce à conviction.

Sanchez – Ah oui… C’est même une partie de la victime…

Gregory et Conchita Badmington arrivent.

Gregory – Mais enfin qu’est-ce qui se passe ici ?

Ramirez – C’est qui ce guignol, encore ?

Roger – Gregory et Conchita Badmington, Commissaire. Monsieur Badmington est ambassadeur du Panama au Vatican, ou l’inverse, je ne sais plus très bien.

Brigitte – C’est aussi le Vice Président du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Et à ce qu’on dit, les soirées de l’Ambassadeur sont toujours un succès…

Ramirez – Bon nous allons interroger tout ce beau monde… Que personne ne sorte d’ici sans mon autorisation.

Gregory – Mais enfin… Je suis ambassadeur ! Je peux violer une bonne soeur et tuer un commissaire de police, ou l’inverse, en toute impunité. À quoi ça servirait sinon d’avoir un passeport diplomatique ?

Ramirez – Attachez-moi celui-là à un radiateur et mettez lui quelques coups de bottin mondain sur le crâne pour le calmer un peu. On l’interrogera plus tard.

Gregory – Vous ne savez pas ce que vous faites, Commissaire. Je me plaindrai au Quai d’Orsay !

Sanchez – Faites voir votre passeport…

Gregory lui tend son passeport.

Sanchez – Panama… Le Vatican… Ça sent le trafic international de stupéfiants à plein nez, chef… C’est sûrement lui qui fournit sa coke à l’auteure de la pièce.

Ramirez – Comment savez-vous que l’auteure de cette pièce est cocaïnomane, Sanchez ?

Sanchez – Chef, comment pourrait-on écrire une histoire aussi délirante sans être sous l’emprise de produits stupéfiants comme la caféine ou la cocacolaïne ?

Ramirez – Ce n’est pas faux, Sanchez… Et Conchita, elle a un permis de séjour ?

Conchita – Je n’ai pas pris mon passeport ! Je ne pensais pas être interrogée par la police en venant passer la soirée chez les Cassoulet. Je m’en souviendrai…

Brigitte – C’est une catastrophe, Roger…

Ramirez – Vous dites que vous êtes la femme de l’ambassadeur et que vous vous appelez Conchita.

Conchita – Oui !

Ramirez – C’est ça, Conchita… Et ma femme de ménage, elle s’appelle Marie-Chantal. Mettez-moi tout ça au frais, Sanchez. Encore une bonne Portoricaine qui vient travailler chez nous au black.

Joseph arrive.

Joseph – Mon fils, au nom du Seigneur, je vous demande de faire preuve d’un peu plus de compassion.

Ramirez – Mais je le connais, celui-là…

Sanchez – Vous allez à la messe, chef ?

Ramirez – On l’a coffré hier à la sortie du lycée pour exhibitionnisme. Vous ne vous souvenez pas, Sanchez ?

Sanchez – Ah oui, maintenant que vous me le dites… Ça doit être le costume… Tout habillé, je ne le remettais pas…

Ramirez – Embarquez-moi ce pervers et attachez-le avec les autres au radiateur.

Sanchez – J’espère que le radiateur va être assez grand…

Joseph – Mais enfin… J’en référerai au Pape. Vous serez excommunié…

Ramirez (parlant de la tête) – Et débarrassez-moi de cette tête. J’ai l’impression qu’elle me regarde avec un drôle d’air, ça me met mal à l’aise…

Sanchez s’apprête à partir mais examine la tête.

Sanchez – Chef, vous avez remarqué ? Il manque le dentier…

Ramirez – Je ne suis pas sûr que le vol de râtelier soit le mobile du crime, mais on verra ça. On va d’abord interroger la bonne. Croyez en mon expérience, Sanchez : dans une maison, ce sont toujours les domestiques qui sont les mieux informés.

Sanchez part avec les Badmington et Joseph, tandis que Roger leur lance une dernière proposition.

Roger – En attendant, il y a quand même une bonne nouvelle : avec l’aimable autorisation du Commissaire, le buffet est ouvert… Si vous voulez en profiter…

Brigitte – Mais ce n’est pas un dîner, hein ? Tant que nous ne sommes pas encore membre du Club, nous ne nous permettrions pas, n’est-ce pas Roger ?

Roger – C’est juste un buffet. Il n’y a que de la viande froide…

Sanchez sort avec les Badmington et Joseph.

Roger – Monsieur le Commissaire, nous nageons en plein mélodrame.

Ramirez – Dites-moi, Cassoulet, vous avez déjà fait du théâtre ?

Roger – Du théâtre ? Vous voulez dire…? Ma foi non, Commissaire.

Ramirez – C’est bien ce qui me semblait…

Sanchez revient avec Fatima.

Ramirez – Ah voilà Blanche-Neige.

Sanchez – Blanche-Neige ? Je pensais qu’elle s’appelait Fatima…

Ramirez – C’est de l’humour, Sanchez. Blanche-Neige et les trois petits cochons, vous ne connaissez pas ?

Sanchez – Les trois petits cochons ?

Ramirez – Laissez tomber… Bon, à nous deux Fatima. Alors comme ça, vous êtes transsexuelle ?

Fatima – Quoi ?

Ramirez – Vous pouvez tout nous dire, vous savez. Nous avons l’esprit très ouvert, dans la police.

Sanchez – Moi même avant d’entrer dans cette noble institution, j’étais aux Alcooliques Anonymes.

Fatima – Vous avez cessé de boire ?

Sanchez – Non, mais depuis que je suis dans la police, je n’ai plus à me cacher.

Ramirez – C’était un alcoolique anonyme, maintenant qu’il est policier c’est un alcoolique notoire.

Sanchez – Comme vous, chef.

Ramirez – Bon, revenons à nos moutons. Alors Fatima, depuis combien de temps êtes vous gouine ?

Sanchez – On dit lesbienne, chef. Méfiez-nous, elle pourrait nous faire un procès.

Fatima – Mais je ne suis pas lesbienne.

Ramirez – Alors pourquoi vous habillez-vous en homme ?

Fatima – Mais… parce que j’en suis un !

Sanchez – Comment ça ? Fatima, ce n’est pas un nom de femme, peut-être ?

Fatima – Si ! Mais je ne m’appelle pas Fatima…

Ramirez – Mais vos patrons vous appellent bien Fatima, non ?

Fatima – Je n’ai jamais compris pourquoi, et je n’ai pas osé les contredire. Et puis comme j’ai un prénom un peu difficile à porter, je me suis dit que Fatima, ce serait plus facile pour me faire embaucher.

Ramirez – Et comment vous appelez-vous ?

Fatima – Je m’appelle Oussama.

Sanchez – C’est vrai que Oussama, pour un transsexuel, ce n’est pas un nom facile à porter…

Fatima – Mais je ne suis pas transsexuel !

Sanchez – Bon, et en ce qui concerne ce pianiste qu’on a retrouvé coupé en deux dans la piscine, vous savez quelque chose ?

Fatima – Je crois que Madame Aznavourian voulait aussi qu’il joue ce soir chez elle.

Ramirez – Aznavourian ? Un nom plutôt louche, pour un citoyen français, Sanchez. Nous l’interrogerons aussi… Allez me chercher le témoin suivant.

Sanchez sort.

Ramirez – Vous pouvez disposer, Monsieur Fatima.

Fatima – Bien Commissaire.

Fatima s’apprête à sortir.

Ramirez – Ah une dernière chose… Vous prenez combien pour la nuit ?

Fatima – Je vous dis que je ne suis pas un travesti !

Ramirez – Je cherche seulement une femme de ménage !

Fatima – Pour la nuit ?

Ramirez – Comme je suis souvent de service de nuit, je cherche quelqu’un qui puisse passer l’aspirateur chez moi entre trois et cinq heures du matin. La journée, je dors, vous comprenez ? Ça me dérangerait…

Fatima – Excusez-moi, Commissaire. Je suis un peu sur les nerfs. Tenez, voici ma carte. Appelez-moi…

Ramirez – Oussama… Drôle de nom pour une femme de ménage…

Fatima sort. Sanchez revient avec la baronne de Casteljarnac.

Marianne – Je vous préviens, je suis la Baronne de Casteljarnac, et je descends en ligne directe d’Henri IV par ma mère.

Ramirez – C’est ça, et moi je descends en ligne direct de Rosny 2 par le TGV. Je viens d’être muté dans la région. Sanchez, fouillez-moi la Baronne de La Tronche en Biais.

Marianne – Je proteste !

Sanchez fouille la baronne.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

Sanchez – Chef, des petites cuillères en argent, un cendrier publicitaire, des apéricubes… Il y a même un dentier !

Ramirez – Le dentier de Lacordéon !

Sanchez – Vol et recel de râtelier… vous savez dans les combien ça va chercher ça, Madame de La Ratelière ?

Marianne – Désolée… Je suis cleptomane…

Sanchez – Bien sûr. C’est ce que nous racontent tous les voleurs de dentiers qu’on arrête.

Ramirez – Et pour le pianiste, évidemment, vous allez nous dire que vous n’avez rien vu ?

Marianne – Vous voulez dire pour le happening ?

Sanchez – Le happening ?

Marianne – Ben oui. Ces artistes contemporains qui faisaient une intervention artistique au bord de la piscine des Cassoulet !

Ramirez – Qu’est-ce que vous avez vu au juste ?

Marianne – Eh bien… Ça se passait sur la plateforme du cinq mètres. Une femme a poussé le pianiste sur le plongeoir comme s’il s’agissait de la planche d’une guillotine, et un homme lui a coupé la tête avec une tronçonneuse. Je ne sais pas comment ils ont fait pour le trucage, mais c’était criant de vérité !

Ramirez – Et après ?

Marianne – La tête est tombée dans la piscine. Le corps est resté suspendu au plongeoir par les bretelles. Il montait et il descendait comme un pantin accroché à un élastique. C’était assez spectaculaire à voir, croyez-moi. Là je dois dire que les Cassoulet marquent un point. Moi qui les prenais pour des ploucs totalement étrangers à l’art contemporain…

Ramirez – On ne doit pas avoir la même notion de ce qu’est l’art moderne…

Sanchez – Chef, alors il suffit d’identifier les deux suspects et notre enquête sera terminée.

Ramirez – Méfions-nous des apparences, Sanchez. Pour l’artiste comme pour l’escroc, il n’y a de réalité que l’apparence de la réalité…

Sanchez – Euh… Oui, chef…

Le baron arrive.

Edmond – On ne traite pas une femme ainsi, Commissaire. Vous m’en rendrez raison. Je vous enverrai mes deux témoins demain matin. Je vous laisse le choix des armes.

Ramirez – Très bien… Je vous propose le pistolet à flèches à trente mètres…

Edmond – Parfait. Je fournirai les arbalètes.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’il plaisantait, chef…

Ramirez – Vous croyez ?

Edmond (à Marianne) – Tout va bien, ma chérie ?

Marianne – Oui, oui… J’ai même réussi à sauver quelques apéricubes…

Ramirez – En tout cas, cette histoire semble plus compliquée qu’il n’y paraît. Il ne faut pas exclure une affaire d’espionnage, Sanchez. Lacordéon voyageait beaucoup avec son métier. Surtout à l’Est. C’était peut-être un espion à la solde du Pape.

Sanchez – Il paraît que ce Badmington joue au mini-golf avec sa Sainteté…

Ramirez et Sanchez sortent.

Roger – Monsieur de La Ratelière De Casteljarnac, quand vous aurez un moment…

Edmond – Oui mon ami ?

Roger – Vous pourriez nous parrainer pour le Club ? Nous savons qu’une place vient de se libérer…

Edmond – Il faut que j’en parle au Président… Mais si vous investissiez dans mon affaire d’éoliennes, cela faciliterait les choses, c’est sûr.

Roger – Et pourquoi ça ?

Edmond – Ne me dites pas Cassoulet que vous ne vous préoccupez pas de l’avenir de notre planète ?

Roger – Si bien sûr, mais…

Edmond – Comme vous le savez, le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon a une sensibilité écologique très affirmée. Dans la mesure du possible, nous nous goinfrons essentiellement avec des produits bios, et notre caviar est issu de l’aquaculture équitable.

Roger – Vraiment ?

Marianne – Vous avez votre carnet de chèque sur vous ?

Ils sortent. Ramirez et Sanchez reviennent.

Ramirez – Qu’en pensez-vous Sanchez ?

Sanchez – L’affaire est bouclée, chef. Ce Marc-Antoine et cette Madame Aznavourian ont avoué.

Ramirez – Mobile ?

Sanchez – Lacordéon ne parvenait pas à choisir entre les deux châteaux pour le concert. Aznavourian l’a coupé en deux.

Ramirez – Le jugement de Salomon en quelque sorte… Et le complice ?

Sanchez – D’après plusieurs témoignages concordants, ce Marc-Antoine voue une haine maladive aux virtuoses du piano à queue.

Ramirez – La musique de chambre m’ennuie à mourir, moi aussi, mais de là à se laisser aller à de tels excès…

Sanchez – Comme quoi, la musique n’adoucit pas toujours les mœurs, chef. En tous cas, voilà une affaire promptement résolue.

Ramirez – Pas si vite, Sanchez ! Il pourrait aussi s’agir d’un accident domestique.

Sanchez – Un accident domestique ?

Ramirez – Voilà comment je vois les choses. La bonne veut couper la branche d’un buisson avec un taille-haie électrique. Elle coupe accidentellement la tête de Lacordéon qui était discrètement en train de se soulager la vessie dans le parterre de bégonias. Après quoi, la bonne camoufle ce malencontreux accident en meurtre…

Sanchez – Habituellement, c’est plutôt un meurtre qu’on camoufle en accident, chef.

Ramirez – D’où la difficulté de cette enquête, Sanchez…

Fatima revient avec Roger.

Fatima – Commissaire, on vient de retrouver Madame Badmington dans la chambre froide du château, en état d’hypothermie avancé.

Roger – Quelqu’un qui aura voulu libérer une deuxième place pour le Club ?

Ramirez – Vous peut-être…

Roger – Commissaire ! Mais je vous assure que…

Sanchez – Chef, c’est moi qui l’avais mise dans la chambre froide.

Ramirez – Mais pourquoi ça ?

Sanchez – Vous m’aviez dit de la garder au frais…

Ramirez – Là c’est la bavure, Sanchez…

Roger – Je dirais même plus, Commissaire, c’est l’incident diplomatique ! Vous voulez donc déclencher une guerre entre la France et le Panama ? Ou pire, avec le Vatican !

Ramirez – Voilà au moins deux guerres que l’Armée Française serait encore en mesure de gagner malgré les restrictions du budget de la Défense.

Sanchez – Je suis vraiment désolé, chef.

Ramirez – J’accepte de passer l’éponge pour cette fois, Sanchez. Mais si vous voulez faire carrière dans la police, il va falloir apprendre à ne pas interpréter tout ce que je dis au pied de la lettre…

Sanchez – Oui, chef…

Ils sortent. Joseph arrive avec Gregory.

Gregory – Ce château est insalubre, Monsieur le Maire, j’espère que vous en êtes à présent convaincu.

Joseph – C’est une évidence, Monsieur l’Ambassadeur. La police, dont je viens de reprendre le contrôle en tant que Procureur Général de cette ville, vient de trouver de la viande avariée dans la chambre froide.

Gregory – C’était ma femme, Monsieur le Curé.

Joseph – Non ? En plus ces gens seraient des anthropophages ? Je vais ordonner immédiatement leur expulsion de la commune et leur excommunication de notre Sainte Mère l’Église.

Gregory – Allons, cher ami, soyons magnanimes. Attendons au moins la fin de cet apéritif dînatoire.

Joseph – Vous avez raison. Ne sommes-nous pas tous deux membres d’un Club Philanthropiques ? Mais ne vous inquiétez pas, cher ami, vous pourrez emmener votre château au Panama, avec la bénédiction de la mairie et du Vatican.

Joseph se signe.

Gregory – Il y a quand même un problème, Monsieur le Maire.

Joseph – Lequel ?

Gregory – Beaucon-les-deux-Châteaux avec un seul château…

Joseph – Je passerai un arrêté municipal pour changer le nom de la ville. Que pensez-vous de Beaucon-le-Château ?

Gregory – Et pourquoi pas Beaucon-tout-Court ?

Joseph – C’est vendu, cher ami !

Ramirez et Sanchez emmènent Marc-Antoine et Aznavourian menottes aux mains.

Ramirez – Et voilà le travail, Monsieur Le Procureur…

Joseph – Bien joué Commissaire. Rassurez-vous, je saurai m’en souvenir. Je m’occupe de votre promotion…

Ramirez – Merci Mon Père.

Roger – Merci à vous, Monsieur le Commissaire. Grâce à votre intervention, notre petite soirée va pouvoir se poursuivre dans la joie et la bonne humeur.

Ramirez – À votre service. Nous sommes là pour protéger les honnêtes citoyens.

Sanchez – Messieurs dames… Passez une bonne fin de soirée.

Brigitte – Mais je vous en prie, vous allez bien prendre un verre avec nous. Nous sommes des amis de la police.

Ramirez – Vous connaissez la formule, chère Madame. Jamais pendant le service.

Brigitte – On a fait une sangria géante dans la piscine. Elle est très légère…

Ramirez – Bon, alors juste un verre pour nous deux. Sanchez, je boirai la sangria, et vous mangerez les fruits, d’accord ?

Sanchez – Bien chef…

Samantha leur apporte deux verres de sangria. César arrive avec un tableau.

César – Voici votre portrait de famille, Monsieur Cassoulet.

Rosalie – Monsieur et Madame Cochonou et son andouillette.

Brigitte – Merci, mais…

Roger – Je ne me reconnais pas tellement.

César – C’est de l’art contemporain, cher ami.

Brigitte – Et c’est combien ?

César – Voyons Cassoulet ! En matière d’art, l’argent ce n’est pas le plus important. C’est une œuvre unique !

Roger – Combien ?

César lui murmure quelque chose à l’oreille.

Roger – Ah oui, quand même… Je ne sais pas si on va le prendre alors…

Brigitte – Enfin, Roger ! C’est comme pour la photo de classe de Samantha dans son école de thanatopraxie. On est obligé de la prendre…

Ramirez approche.

Ramirez – J’ai bu beaucoup de sangria dans ma vie, mais celle-ci est vraiment excellente. Vous me donnerez la recette.

Brigitte – C’est un secret Commissaire. Sachez seulement que cette sangria-ci porte très bien son nom…

Ramirez – Vous m’intriguez, chère Madame.

Brigitte – Je vous en prie, goûtez aussi le barbecue.

Elle lui tend une assiette et il goûte une brochette.

Ramirez – Excellent ! C’est la meilleure brochette que j’ai jamais mangée.

Sanchez – Oui, ça fond dans la bouche.

Roger – En tout cas, pour le concert, je crois que cette fois c’est foutu.

Brigitte – Avec un pianiste sans tête et pas de piano à queue.

Roger – Dire que ce type nous a coûté une fortune. Enfin, on a quand même réussi à en tirer quelque chose.

Ramirez – Ah oui ?

Brigitte – Il était gras comme un cochon, et sans la tête, on peut le prendre pour un porc.

Roger – Après tout on l’a payé.

Brigitte – On l’a fait au barbecue.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’elle plaisantait, chef.

Joseph revient, avec un accordéon.

Joseph – On n’a pas de piano à queue… mais iI reste le piano à bretelles !

Joseph se met à jouer et à chanter. Ambiance guinguette.

Joseph – Accordéa, cordéa, cordéon…

Brigitte – Quelle classe !

Roger – On dirait Giscard…

Edmond – C’est le Président.

Ramirez – Le Président ?

Marianne – Le Président du Club des Dîners de Beaucon !

Edmond – N’oubliez pas qu’en plus d’être curé, maire et procureur de cette aimable bourgade, il est aussi instituteur, agent immobilier, inspecteur des impôts, et médecin.

Brigitte – Mon Dieu ! C’est l’homme orchestre, alors !

Marc-Antoine fait une apparition avec sa tronçonneuse.

Ramirez – S’il n’y a plus de cadavre, alors il n’y a plus de crime. Allons, soyons magnanime. Relâchons tout ce beau monde !

Sanchez – Il y a quand même eu un meurtre, chef… Et nous savons que c’est l’expert-comptable qui a porté le coup de tronçonneuse mortel ?

Ramirez – Ne soyez pas aussi rigide, Sanchez. Même si personnellement, je pense qu’on devrait mettre tous les experts comptables en prison.

Joseph – Le Seigneur l’a déjà pardonné.

Ramirez – On fera passer ça pour un accident de barbecue.

Rosalie – Comme quoi il est toujours utile d’avoir des amis dans la police.

Brigitte pousse Roger du coude.

Brigitte – Et pour notre adhésion au Club, Monsieur le Maire, vous pourriez faire quelque chose ?

Joseph – Écoutez, cher ami, passez donc me voir demain après ma messe à la mairie. Nous discuterons de tout cela plus tranquillement…

Joseph s’éloigne.

César – Finalement, cette soirée est très réussie.

Roger – Vous faites partie du Club, vous ?

César – Pensez-vous ! Les bouffons ne font pas partie du club, mais ils ont le droit de se restaurer gratuitement au buffet tout en se payant la tête de leurs hôtes.

Roger – Ah oui.

César – Et puis je partage assez l’avis de Marx : Je ne ferai jamais partie d’un club qui m’accepterait pour membre.

Roger – Je ne savais pas que Karl Marx avait dit ça.

Rosalie – Pas Karl, mon vieux. Groucho !

César et Rosalie s’éloignent.

Édouard – Vous êtes vraiment homosexuelle ?

Samantha – Pourquoi ? Vous voulez tenter votre chance au tirage ?

Édouard – J’aimerais d’abord être sûr que c’est une chance.

Elle l’embrasse par surprise, il se laisse faire et semble y prendre goût. Elle relâche son étreinte.

Samantha – Qu’est-ce que vous en pensez ?

Edouard – Voulez-vous devenir ma femme, Samantha ?

Samantha – Je vous préviens, mon père vend des saucisses.

Édouard – Je vous préviens, mon père n’a plus que moi à vendre.

Ils s’embrassent à nouveau.

Roger (à Sanchez) – Vous croyez qu’on a quand même encore une chance d’en faire partie ?

Sanchez – De quoi ?

Brigitte – Mais enfin ! Du Club Philanthropiques des Dîners de Beaucon !

Joseph arrive avec l’écharpe tricolore ceignant sa soutane.

Joseph – Faute d’extrême onction, je me propose de célébrer ce mariage sur le champ.

Samantha – Mariage civil et religieux à la fois. C’est la double peine, mais ce sera plus vite envoyé !

Fatima revient avec un plat de brochettes.

Fatima – Madame est servie !

Brigitte – C’est juste un apéritif…

César – On est venu là pour bouffer, alors bouffons !

Gregory – C’est bon, qu’est-ce que c’est ?

Roger – C’est Lacordéon.

Gregory – Je parlais du barbecue.

Roger – Oui, oui, moi aussi…

Fatima repart. Ils continuent à manger.

Joseph – Avec tout ça, on n’a toujours pas de candidat sérieux pour remplacer l’éminent membre du Club qui vient de nous quitter…

Fatima arrive une valise à la main.

Brigitte – Mais que faites-vous avec cette valise, Fatima ?

Roger – Vous partez en vacances au Portugal ?

Brigitte – La soirée n’est pas encore terminée.

Fatima – Je vous donne ma démission, Monsieur Cassoulet.

Brigitte – Ne me dites pas que finalement, vous avez accepté d’être soudoyée par cette garce d’Aznavourian.

Fatima – Non Madame, rassurez-vous.

Roger – Eh bien alors mon petit ? Vous n’êtes pas bien, chez nous ?

Fatima – Si mais le ticket de loto que m’a donné Monsieur est un ticket gagnant.

Roger – Combien ?

Fatima – 63 millions.

Brigitte – De dirhams ?

Fatima – D’euros.

Joseph – Bienvenue au Club, Fatima.

Roger – Comment ?

Joseph – À partir de 50 millions, on est automatiquement admis comme membre d’honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Mais enfin, Monsieur le Maire… Je veux dire Monsieur le Curé… Fatima est arabe. Et probablement musulmane de surcroît…

Joseph – Nous sommes animés par un esprit très oechuménique.

Edmond – Un bon parti pour toi Edouard, au lieu de la croquemort.

Edouard – Mais enfin, on n’est même pas sûr que ce soit une femme !

Edmond – Personne n’est parfait…

Marianne (à Edouard) – Et bien vas-y !

Joseph se remet à jouer de l’accordéon. Edouard invite Fatima à danser. Ils se mettent tous à danser par couple. Sauf César et Rosalie.

Rosalie (à César) – Cher ami, le monde est un dîner de Beaucon.

César – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéritif.

Ils se mettent à danser eux aussi.

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Août 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-58-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Bureaux et Dépendances

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Distribution très variable en nombre et sexe : une quarantaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Travailler ou ne pas travailler, telle est la question. Le temps d’une pause cigarette… électronique, quelques accros au boulot échangent des propos brumeux.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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TEXTE INTÉGRAL

Bureaux et Dépendances

Les particules

Drague démodée

Un coup du destin

La Mère Michelle

Les sandales d’Empédocle

Avec ou sans filtre

Pas de quoi rire

Avantage acquis

Import export

Mort pour la Finance

Nouveaux horizons

Retraite

Petite déprime

Ministère du Plan

Dernière cigarette

La Mère Noël


Les particules

Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.

Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps ?

Alex – Les particules ?

Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas.

Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?

Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.

Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion de planning qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.

Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.

Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.

Yaël – Même plus besoin d’alibi.

Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?

Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.

Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.

Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.

Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.

Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.

Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.

Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.

Alex range sa cigarette électronique.

Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.

Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.

Yaël range à son tour sa cigarette.

Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.

Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.

Alex – J’ai déjà entendu ça.

Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.

Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?

Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.

Alex – Je vois…

Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?

Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.

Yaël – À moins de se marier avec un(e) orphelin(e)…

Alex – Abandonné(e) sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à La Toussaint…

Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…

Alex – Un chat ?

Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?

Alex – Non.

Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.

Alex – Et donc, il avait une belle-mère.

Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.

Ils sortent.

Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

La mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

Avantage acquis

Deux femmes arrivent. La deuxième se met à fumer ou vapoter.

Isabelle – Des fois, je te jure, j’ai envie de le tuer.

Charline – Qui ça ?

Isabelle – Le boss !

Charline – Ah oui…

Isabelle – Tu sais qu’il fait la gueule quand je lui dis que je prends ma pause cigarette ?

Charline – Il se préoccupe peut-être de ta santé.

Isabelle – C’est ça, oui. Non mais il me prend pour qui ? Même les esclaves, dans les galères, ils avaient le droit de faire une pause de temps en temps.

Charline – Tu crois ?

Isabelle – Ouais, bon, on n’est pas des esclaves, non plus !

Charline – C’est clair. (Elle lui tend une cigarette) Tu en veux une ?

Isabelle – Non merci, j’ai arrêté.

Charline – Tu as arrêté de fumer ?

Isabelle – Ouais… C’est aussi pour ça que je suis un peu à cran, tu vois.

Charline – Et tu prends toujours ta pause cigarette ?

Isabelle explose.

Isabelle – Non mais tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Charline – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Isabelle – Ce n’est pas parce que j’ai arrêté de fumer que je vais renoncer à ma pause cigarette !

Charline – Ouais, non, mais je n’ai pas dit ça.

Isabelle – La pause cigarette, c’est un avantage acquis, bordel !

Charline – Ouais, ouais, c’est clair. C’est sûr. Non mais ouais.

Isabelle – Oh et puis vous me faites tous chier, tiens !

Elle s’en va. L’autre la suit.

Charline – Non mais attends, on peut discuter quand même…

Isabelle – Si ça continue, je me remets à fumer. C’est ça que vous voulez ?

Elles sortent.

Import export

Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils commencent à fumer.

Kim – Vous bossez à quel étage ?

Sam – Cinquième…

Kim – C’est quoi comme boîte au cinquième ?

Sam – La même chose qu’au quatrième.

Kim – Ah ouais. Import export.

Sam – En ce moment, c’est surtout import.

Kim – Eh oui. Qu’est-ce qu’on pourrait bien encore exporter ?

Sam – Ouais.

Kim – Je ne sais pas.

Sam – Nos sénateurs et nos conseillers généraux, peut-être.

Kim – C’est vrai que ça, contrairement au pétrole, on n’en manque pas.

Sam – Les sénateurs, c’est la seule énergie qui soit à la fois fossile et renouvelable par tiers.

Kim – Mais en France, les élus, c’est comme le gaz de schiste. On a de gros gisements, mais on n’a pas le droit d’y toucher. Je ne sais même pas à quoi ça sert, un conseiller général.

Sam – À élire un sénateur, je crois.

Kim – Trop d’élus tue la démocratie… Et qu’est-ce que vous importez comme produits ?

Sam – Un peu de tout. Mais on est spécialisé dans les produits financiers.

Kim – Les produits financiers ?

Sam – On importe des capitaux.

Kim – Pour quoi faire ?

Sam – Pour payer les autres produits qu’on importe.

Kim – Ah d’accord… Mais on les paie avec quoi, ces capitaux qu’on importe ?

Sam – Autrefois on appelait ça des Bons de la Semeuse. Maintenant, il y a des mots plus savants pour désigner ce genre de produits dans le charabia de la finance, mais en gros, on peut appeler ça des reconnaissances de dettes.

Kim – Donc, en fait, on importe tout ce qu’on consomme et la seule chose qu’on exporte, c’est nos dettes.

Sam – Voilà.

Kim – Mais pourquoi est-ce que tous ces pays qui nous entretiennent achètent nos dettes ?

Sam – Pour qu’on ait de quoi les payer. Sinon, ils ne pourraient plus exporter. Ce serait l’effondrement du système.

Kim – Je vois… Mais alors pourquoi tous ces pays pauvres ne consomment ce qu’ils produisent, au lieu de l’exporter vers des pays riches qui n’ont pas d’argent pour les payer.

Sam – Mais parce que ce sont des pays pauvres, justement. Le niveau de vie est très bas, et les inégalités très importantes. Pas de classes moyennes, donc pas de marché intérieur. Et bien sûr, les ouvriers n’ont pas les moyens d’acheter ce qu’ils produisent.

Kim – C’est un peu paradoxal, non ?

Sam – C’est comme ça… Tous les économistes vous le diront.

Kim – Je me demande comment on n’a pas encore eu l’idée d’en guillotiner quelques uns…

Sam – Ouh la… Vous êtes un altermondialiste, vous, non ?

Kim – C’est mon côté Che Guevara…

Sam – Et vous, vous travaillez à quel étage ?

Kim – Treizième. Je travaille pour une ONG.

Sam – Je pensais que cet immeuble n’avait que douze étage.

Kim – Oui, oui, c’est bien le cas. Mais je travaille dans une ONG fictive.

Sam – Ah d’accord…

Kim – D’ailleurs, il faut que j’y retourne.

Une vieille arrive qui ressemble beaucoup à la mort.

Sam – C’est qui celle-là ?

Kim – La propriétaire. On ne la voit pas souvent rôder par là…

Sam – La propriétaire de cette tour ?

Kim – De la tour, oui. Et de toutes les sociétés qu’elle abrite.

Sam – Même les sociétés fictives…

Kim – Elle est actionnaire majoritaire dans le holding à qui appartient tout ça. Avant on était possédé par les fonds de pension, mais maintenant qu’ils ont supprimés les retraites…

Sam – Alors c’est pour elle qu’on bosse tous ?

Kim – Ouais.

Sam – J’espère qu’elle le vaut bien…

Il s’en va. L’autre le suit.

Mort pour la Finance

Deux autres personnages arrivent.

Jo – Tu as de ses nouvelles ?

Nic – Il est mort.

Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.

Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.

Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?

Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…

On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous vêtements.

Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !

Jo – Le feu ?

Mat – Je travaille au premier mais j’étais allé(e) au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.

Nic – Vous regardez trop la télé, vous…

Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…

Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…

Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».

Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !

Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…

Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.

Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier

Mat – Les pompiers sont prévenus ?

Nic – C’est un exercice incendie.

Mat (se signant) – Dieu soit loué !

Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…

Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passé.

Il s’en va.

Nic – On est vite rattrapé par le quotidien…

Jo – Oui.

Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.

Jo – Oui… Jesus Christ aussi…

Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.

Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.

Nic – Ouais. Mais pas nous.

Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufeté.

Nic – Après ça a continué avec l’école.

Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.

Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.

Jo – Et c’est à ce moment qu’ils ont supprimé les retraites.

Ils commencent à partir.

Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?

Jo – La nouvelle ?

Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…

Ils s’en vont.

Un personnage arrive, seul.

Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.

Il allume un joint et fume.

Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : ok, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, et je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…

Un autre personnage arrive. Le premier lui tend son joint.

Ben – Vous en voulez ?

Charlie – Merci, j’ai arrêté.

Charlie se met à vapoter.

Charlie – Vous êtes dans quoi ?

Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?

Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.

Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?

Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.

Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.

Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.

Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?

Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.

Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…

Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.

Ben – Un boîte d’expertise comptable, donc.

Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.

Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…

Charlie – Vous êtes dans la restaurantion ?

Ben – Informatique.

Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.

Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.

Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.

Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?

Ben – Je sais faire des pâtes.

Charline – On peut ouvrir un restaurant italien.

Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?

Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.

Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.

L’autre s’apprête à partir.

Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.

Ben – Je vais descendre avec vous…

Charlie – Dans le Sud ?

Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.

Ils sortent.

Nouveaux horizons

Une terrasse. Un homme et une femme arrivent. Ils vapotent un instant en silence.

Jacques – Ça va ?

Corinne – Ça va.

Jacques – Tu veux qu’on aille voir un film ?

Corinne – Ce soir ?

Jacques – Ben oui, ce soir.

Corinne – Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?

Jacques – Je ne sais pas, il faudrait regarder. Je regarderai tout à l’heure.

Corinne – Ok. Si tu veux après, on peut se faire un resto.

Jacques – Ouais, je ne sais pas.

Corinne – Sinon, j’ai fait des courses.

Jacques – Ok.

Il s’approche du bord de la scène et regarde au loin.

Jacques – Je n’avais jamais remarqué que d’ici, on pouvait voir la tour où on habite.

Corinne – Non ?

Elle s’approche.

Jacques – Mais si regarde, juste de l’autre côté du périphérique.

Corinne – Je ne vois pas…

Il désigne avec le doigt.

Jacques – À droite de la centrale thermique. Cette tour avec le toit couvert d’antennes relais. C’est chez nous !

Corinne – Ah oui, tu as raison. C’est marrant.

Jacques – Ouais.

Ils regardent un instant ce spectacle en silence.

Jacques – Je me demande si je ne vais pas changer de boulot.

Corinne – Ah oui ? Pourquoi pas…

Jacques – Ça casserait un peu de la routine.

Corinne – Mais quand tu dis changer de boulot…

Jacques – Ah non, mais je resterai dans la même branche, rassure-toi.

Corinne – Tu veux dire changer de boîte.

Jacques – Un collègue vient de m’avertir qu’un poste d’informaticien vient de se libérer dans la société où il travaille.

Corinne – Ah oui ? Et c’est où ?

Jacques – Au troisième étage.

Corinne – Ah d’accord…

Jacques – On pourra toujours prendre nos pauses ensemble.

Corinne – Ah oui… Si tu penses que c’est mieux.

Jacques – Bon allez, on y retourne.

Corinne – Ok…

Ils s’en vont.

Retraite

Un PDG arrive accompagné d’un autre personnage, homme ou femme.

PDG – Alors mon vieux, qu’est-ce que vous allez faire maintenant que vous êtes à la retraite ?

Dany – Oh vous savez, je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer.

PDG – Vous croyez ?

Dany – Je ferai tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire jusqu’ici.

PDG – Ah oui ? Quoi par exemple ?

Dany – Je ne sais pas…

PDG – Faire du vélo ? Aller à la pêche ? Jouer aux boules ?

Dany – Pourquoi pas, oui…

PDG – Moi je dis que vous allez vous emmerder, mon vieux, vous verrez.

Dany – Au début, peut-être un peu.

PDG – Le boulot, c’est pire que le tabac, question accoutumance. On ne devrait jamais commencer. Après il est trop tard. C’est l’addiction. La dépendance.

Dany – Alors je prendrai la retraite comme une cure de désintoxication.

PDG – La retraite, c’est comme les 35 heures, ça ne devrait pas exister. D’ailleurs, ça n’existe déjà presque plus. Vous serez peut-être le dernier à profiter de cette aberration.

Dany – Vous croyez ?

PDG – Aujourd’hui, les gens vivent jusqu’à plus de cent ans, et ils meurent en bonne santé. Vous vous sentez vieux, vous, mon vieux ?

Dany – Mon Dieu…

PDG – D’accord, vous n’avez pas autant la niaque qu’un type de vingt ans, et vous nous coûtez beaucoup plus cher, mais bon… On pourrait vous trouver un petit boulot subalterne payé au SMIC pour terminer votre carrière sur terre. Ou même un travail bénévole, tiens. Ça vous dirait de travailler à la cantine ? On manque de personnel à la plonge.

Dany – Ma foi…

PDG – Mais je déconne, mon vieux ! Vous croyez tout ce qu’on vous dit, vous, hein ? Ça on peut dire que vous n’êtes pas contrariant. (Le PDG s’approche du bord de la scène) Il y a une vue magnifique, d’ici, je n’avais jamais remarqué…

L’autre s’approche derrière lui les bras tendus comme pour le pousser dans le vide. Mais le PDG se retourne au dernier moment et se méprend sur le sens de son geste, qu’il interprète comme une tentative pour l’embrasser.

PDG – Allez mon vieux, il ne faut pas être aussi sensible.

Il le prend dans ses bras et l’étreint un instant.

PDG – On va vous regretter. Des types comme vous, on n’en fait plus, heureusement. Profitez bien de votre retraite, elle nous coûte assez cher comme ça.

Dany – Merci Monsieur le Président.

Le PDG commence à s’éloigner.

Dany – Monsieur le Président !

PDG – Oui ?

Dany – Merde !

PDG – Comme au théâtre, alors ? Merci de me souhaiter bonne chance, mon vieux.

Le PDG s’en va.

Dany – Je n’aurais même pas réussi à lui dire merde avant de partir…

Il sort.

Arrivent deux personnages, hommes ou femmes. Ils se mettent à vapoter.

Micky – Ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Rapha – C’est mon premier jour. Et toi ?

Micky – Moi aussi. Et je crois que ça va être le dernier.

Rapha – Tu es en intérim ?

Micky – Non mais je viens de dire merde à mon patron.

Rapha – Tu aurais dû attendre la fin de ta période d’essai.

Micky – Temporiser, ce n’est pas mon style. Je suis un impulsif.

Rapha – Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

Micky – Je vais peut-être me barrer à l’étranger.

Rapha – Ah oui ? Où ça ?

Micky – Je ne sais pas. En Chine, peut-être.

Rapha – Tu parles chinois ?

Micky – J’apprendrai. La Chine, c’est là bas que ça se passe, maintenant, non ?

Rapha – Ouais, peut-être.

Micky – Tu veux qu’on bouffe ensemble à midi. J’écoulerai mes derniers tickets restaurant…

Rapha – Ok.

Micky – On bouffera chinois.

Rapha – Comme ça tu pourras commencer à apprendre la langue.

Ils s’en vont.

Petite déprime

Deux autres arrivent et se mettent à fumer.

Fred – Ça va ?

Al – Ouais… Enfin non.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Des problèmes personnels ?

Al – Eh bien non, justement. Je n’ai aucun problème personnel. D’ailleurs, je n’ai aucune vie personnelle.

Fred – Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

Al – Je ne sais pas… Une sensation de vide… Le sentiment de ne pas être à ma place… J’ai l’impression que pendant que je suis ici, ma vie se déroule ailleurs. Sans moi. Tu as déjà ressenti ça ?

Fred – C’est un petit coup de déprime. Tu devrais peut-être voir un médecin. Il te donnera quelque chose. Faut pas rester comme ça, tu sais. Faut pas rigoler avec ça.

Al – Pour ça, je peux te rassurer tout de suite. Je ne rigole plus depuis très longtemps. C’est simple, je ne me souviens même pas quand j’ai rigolé pour la dernière fois.

Fred – Alors qu’est-ce que tu compte faire ? Tu ne vas pas faire une bêtise au moins. Je veux dire, comme de démissionner ?

Al – Je ne sais pas… C’est curieux, la vie. Au début, on se dit qu’on a des problèmes, mais qu’on va tous les régler un par un, et qu’après on sera tranquille. Et puis après, on se rend compte que quand on a réglé ces problèmes, il y en a d’autres qui se présentent. Et qu’il y aura toujours d’autres problèmes à régler. Le temps passe et à partir d’un certain âge, on commence à se dire que tous ces problèmes, un jour, ce ne sera plus les nôtres. Parce qu’on ne sera plus là, tout simplement. Je crois que j’ai atteint cet âge-là. Ça n’apporte pas la sérénité, mais ça permet une certaine distance. Tu savais que Chéreau est mort ?

Fred – Ne me dis pas que c’est ça qui te met dans cet état-là… Tu le connaissais personnellement ?

Al – Non…

Fred – Je ne savais pas que tu t’intéressais au théâtre.

Al – Je n’y vais jamais.

Ils s’en vont. Deux autres arrivent.

Mok – Tu as entendu ça ? Patrick Chéreau est mort.

Zac – Patrice.

Mok – Quoi ?

Zac – Patrice Chéreau.

Mok – Cancer du poumon. Le tabac, c’est vraiment une saloperie. Gainsbourg, c’est pareil. S’il n’avait pas fumé autant, et qu’il avait fait un peu plus de sport, il serait peut-être encore vivant.

Zac – Et si Hendrix avait plutôt joué du violon dans un orchestre philarmonique, il serait sûrement toujours parmi nous aujourd’hui.

Moc – Je me demande bien ce qu’il ferait, tiens.

Zac – Il jouerait au scrabble dans sa maison de retraite médicalisée avec Jim Morrison, James Dean et Janis Joplin.

Mok – Tu as raison, ce serait bizarre… Tu crois que ça ne vaut pas le coup d’arrêter de fumer ?

Zac – Mais tous ces gens dont on parle, ils avaient déjà atteint le sommet de leur art. Nous on cherche encore dans quoi on pourrait bien être bon à quelque chose.

Mok – Je crois que si on était des génies, ça se saurait déjà.

Zac – Cervantès a écrit Don Quichotte à plus de cinquante ans. On a encore de l’espoir.

Mok – Alors il faut être un génie pour avoir le droit de se ruiner la santé, c’est ça ?

Zac – Qu’est-ce que tu veux ? On est de la race des baisés. C’est comme ça.

Ils sortent.

Ministère du Plan

Un homme et une femme arrivent.

Gina – Tu ne fumes plus.

Alain – Non, j’ai arrêté.

Gina – C’est bien.

L’autre se prépare une ligne de coke et la sniffe.

Alain – En revanche, je me suis remis à la coke.

Alain sort. L’autre reste là. Arrive une autre femme.

Brigitte – Salut.

Gina – Salut.

Brigitte – Je n’arrive pas à décrocher.

Gina – Moi non plus.

Brigitte – C’est le boulot. Ça me stresse, alors je fume pour décompresser.

Gina – C’est le boulot, qu’il faudrait arrêter.

Brigitte – C’est sûr. Mais je me demande si n’aurais pas encore plus de mal à arrêter le boulot.

Gina – Le boulot, c’est une drogue dure. Ça devrait être interdit.

Brigitte – Oui. Vous êtes dans quoi, vous ?

Gina – Contentieux.

Brigitte – Contentieux ?

Gina – Recouvrement de créances, ce genre de trucs.

Brigitte – Cool. Ça vous plaît ?

Gina – Depuis que je suis toute petite, je rêvais de harceler de pauvres gens surendettés et de leur extorquer leurs dernières économies pour payer leurs crédits sur des produits dont ils n’ont pas besoin.

Brigitte – Je vois…

Gina – Et vous ? Vous travaillez aussi pour faire le bonheur de l’humanité.

Brigitte – Conseillère bancaire… Ça devrait être interdit par la loi d’appeler conseillers bancaires des gens qui sont des commerciaux. On n’est pas là pour dispenser des conseils, on est là pour vendre des produits.

Gina – Oui… Mon conseiller Veolia m’appelle tous les soirs pour savoir si je n’ai besoin de rien… C’est bien le seul, d’ailleurs…

Brigitte – Vous avez vu le nombre de boîtes de service à la personne qui fleurissent maintenant à côté des magasins de cigarettes électroniques.

Gina – C’est quoi, les services à la personne ?

Brigitte – Ménage, cuisine, conversation…

Gina – Alors maintenant, pour parler à quelqu’un, il faut payer.

Brigitte – Rassurez-vous, avec moi c’est gratuit. Pour l’instant.

Gina – Vous vous souvenez de l’époque où les banques étaient nationalisées, où Gaz de France était une entreprise d’état et Renault une régie ?

Brigitte – J’étais trop jeune, mais on m’a raconté.

Gina – Il paraît même qu’il y avait un Ministère du Plan.

Brigitte – C’était avant la chute du Mur de l’Atlantique, non ? Du temps où la France était un pays communiste.

Gina – Avec à sa tête un Général.

Brigitte – Même les autoroutes à péages étaient des services publics. Au moins on savait par qui on se faisait entuber.

Gina – On vit une drôle d’époque…

Brigitte – Allez, il faut que je retourne bosser. Merci, ça m’a remonté le moral de discuter un moment avec vous.

Elles partent.

Dernière cigarette

Antoine revient. Clara arrive peu après.

Clara – Vous êtes encore là ?

Antoine – Personne ne m’attend à la maison. Vous non plus, apparemment.

Clara – Non.

Antoine – Mais c’est la dernière fois que je fais des heures sups. Quelques dossiers à boucler avant de partir.

Clara – Partir ?

Antoine – J’ai donné ma démission aujourd’hui.

Clara – Pas à cause de moi, j’espère.

Antoine – Pourquoi pas ?

Clara – Pour éviter qu’on travaille dans la même boîte au cas improbable où nous viendrions à avoir des relations sexuelles ensemble ? Dans ce cas, c’est dommage. Ce n’était vraiment pas la peine.

Antoine – Vous êtes tellement sûre qu’on ne couchera jamais ensemble ?

Clara – Surtout parce que je travaille en intérim. Ma mission ici s’achève ce soir de toute façon…

Antoine – Alors comme ça on est chômeurs tous les deux.

Clara (ironique) – Plus rien ne s’oppose à notre amour…

Il l’embrasse et elle se laisse faire.

Antoine – J’ai actualisé un peu mes méthodes de drague. Et j’ai arrêté les blagues.

Clara – Je vois ça… Ça ne rigole plus.

Antoine – Disons que c’est un peu plus direct.

Clara – Ça ne me déplaît pas.

Antoine – Il commence à faire nuit. On va bientôt voir les étoiles.

Clara aperçoit quelque chose contre une des parois de la terrasse, qui peut rester invisible.

Clara – C’est quoi ces plaques avec ces inscriptions ?

Antoine – Ah vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai que vous êtes en intérim. Ce sont des épitaphes.

Clara – Des épitaphes ?

Antoine – Il y a des sociétés qui mettent des crèches à la disposition de leurs salariés. Eh bien les propriétaires de cette tour fournissent aux employés un jardin du souvenir, pour les cendres des défunts.

Clara – Un jardin du souvenir…

Antoine – Enfin, une terrasse du souvenir, si vous préférez. Les proches du disparu peuvent disperser ses cendres du haut de la tour. Ou à défaut, c’est le patron qui s’en charge.

Clara – Et cette terrasse du souvenir fait aussi office d’espace fumeurs…

Antoine – Au prix où est l’immobilier en ville… Et puis comme ça, nos chers défunts fumeurs ont un peu l’impression d’être en pause.

Clara – Une pause définitive.

Antoine – Le tabac a largement contribué au règlement définitif du problème des retraites…

Clara – Et le cimetière est devenu une dépendance du bureau. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ces épitaphes ?

Antoine s’approche pour en lire quelques unes.

Antoine – Voyons voir… (Lisant) « En ce moment, je suis surbooké, mais on se rappelle très vite »… « Je ne suis pas là, mais vous pouvez me laisser un message »… « Le changement, c’est maintenant »… « Demain j’arrête de fumer »…

Clara – Édifiant…

Antoine – Écoutez ça, on dirait un aphorisme : « Contrairement aux particules, les testicules ne peuvent pas se trouver à deux endroits différents en même temps »…

Ils échangent un regard.

Clara – C’est vrai que c’est très romantique, cet endroit, mais on ne va peut-être pas s’éterniser.

Antoine – Je peux fumer une dernière cigarette ?

Clara (ferme) – Si vous voulez me suivre, c’est maintenant.

Antoine – Ok.

Ils se dirigent vers la sortie.

Antoine – Vous habitez où ?

Clara – Juste à côté. Vous voulez boire un verre à la maison ?

Antoine – D’accord. Mais je vous préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Clara – Ça y est, vous recommencez avec vos blagues.

Ils partent ensemble.

Un personnage (homme ou une femme) arrive. Il fume une cigarette ou vapote un instant en silence, avant de s’adresser au public.

Personnage – C’est ma dernière cigarette. C’est fini. Je décroche. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. En tout cas demain, ce sera sans moi. J’ai longtemps hésité, et puis j’ai fini par me décider. Ce n’est jamais le bon moment, non ? Ce n’est pas tous les jours facile de trouver une bonne raison de continuer. Mais croyez-moi, c’est encore plus difficile de s’arrêter là, sans raison. Je ne sais pas comment ils font, tous ces gens qui laissent un petit mot derrière eux. Une lettre de démission. Qu’est-ce qu’ils espèrent encore ? Un peu de compréhension ? Je pars en silence. Sans lettre T pour la réponse. Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils pourraient comprendre ? Même moi je ne me comprends pas. La vie ne me comprend plus. Et s’ils me répondaient ? Qu’est-ce qu’on peut bien répondre aux abonnés absents ? Je pars sans un mot. Sans préavis. Je libère la place. Parce que je serai remplacé, bien sûr. Vous aussi. Faut pas rêver. Dans la foule, personne n’est irremplaçable. Quand tu n’es plus là, ce sera un autre. Ici ou ailleurs. Un peu plus tard ou juste après. C’est ta vie qui veut ça. La vie des autres… (Il écrase sa cigarette ou range son vapoteur) Non, si je pouvais leur dire quelque chose avant de partir, je leur dirais seulement : ne vous inquiétez pas, je vais me fondre dans la foule. Je ne suis plus là. Je serai la multitude (Un temps) Ce n’est pas la mort. C’est juste une nouvelle vie qui commence…

Le personnage s’en va.

La mère Noël

Une femme arrive, en Mère Noël. Elle allume une cigarette ou se met à vapoter. Un homme arrive à son tour. Il aperçoit d’abord l’autre de dos, et est un peu surpris par son costume de Père Noël. Il est encore plus étonné lorsque la femme se retourne, et qu’il voit que c’est une Mère Noël.

Homme – Bonjour…

Mère Noël – Salut.

Homme – Vous…?

Mère Noël – Je viens pour l’arbre de Noël.

Homme – L’arbre de Noël…?

Mère Noël – L’arbre de Noël de la société. Celle pour laquelle vous travaillez, j’imagine.

Homme – Ah oui, c’est vrai… L’arbre de Noël… Je ne savais même pas que ça existait encore… Maintenant, avec toutes ces lois sur la laïcité…

Mère Noël – Vous n’avez pas d’enfants…

Homme – Pas le temps, malheureusement. Dans vingt ou trente ans, peut-être… Si la complémentaire santé de ma boîte accepte de rembourser la congélation de mes spermatozoïdes jusqu’à l’âge de ma retraite. Et donc vous…?

Mère Noël – Je travaille une année sur deux pour le Comité d’Entreprise. Je suis intermittente. Le reste de l’année, je fais du théâtre. Mais vous savez, le théâtre…

Homme – Oui… Il faut bien gagner sa vie… Et vous n’avez pas de barbe ?

Mère Noël – Vous préféreriez que j’ai une barbe ?

Homme – Non, non, vous… Vous êtes tout à fait charmante comme ça… Mais pourquoi une année sur deux ? Noël, c’est tous les ans. Ne me dites pas que le Comité d’Entreprise a décidé de ne fêter Noël que les années impaires, pour faire des économies ?

Mère Noël – C’est à cause de la parité.

Homme – La parité ?

Mère Noël – Pour lutter contre le sexisme, le Comité d’Entreprise a décidé qu’une année sur deux, le Père Noël serait une femme.

Homme – Ah oui…

Mère Noël – Si on y réfléchit bien… Il n’y a pas de raison que seuls les intermittents de sexe masculin puissent espérer trouver un job d’appoint pendant les fêtes.

Homme – Je vous avoue que je n’avais jamais pensé à ça.

Mère Noël – Pour nous, entre les arbres de Noël, les animations dans les grands magasins, les soirées privées… c’est une activité saisonnière très importante. L’année dernière, c’est ça qui m’a permis de sauver mon statut.

Homme – De Mère Noël…

Mère Noël – D’intermittente !

Homme – Bien sûr…

L’homme se met à vapoter à son tour.

Homme – Et vous, vous avez des enfants ?

Mère Noël – J’ai en des milliers…

Homme – Ah oui ? Une erreur de manipulation lors de la décongélation de vos ovules, peut-être ?

Mère Noël – Je suis la Mère Noël ! Tous les enfants sont mes enfants.

Homme – D’accord…

Ils fument un moment.

Homme – Et… est-ce qu’il y a un Père Noël ?

Mère Noël – Ne me dites pas qu’à votre âge, vous vous posez encore la question ?

Homme – Je voulais dire, est-ce que quand vous rentrez chez vous, il y a un Père Noël qui vous attend dans votre chaumière, avec qui vous partagez toutes les tâches ménagères selon les strictes règles de la parité homme-femme ?

Mère Noël – Eh bien non. Puisque vous voulez tout savoir, personne ne m’attend en bas avec un traîneau. En ce qui me concerne en tout cas, le Père Noël n’existe pas…

Homme – C’est curieux, mais contrairement à la première fois où j’ai entendu ça, aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à trouver que c’est une bonne nouvelle…

La mère Noël écrase sa cigarette ou range son vapoteur.

Mère Noël – J’y retourne… Il faut que je finisse de décorer l’arbre… Et après j’en ai pour une heure de RER avant de rentrer chez moi…

Homme – J’ai ma voiture en bas. Moi aussi j’ai un truc à finir et après je m’en vais. Je vous dépose, si vous voulez. C’est sur mon chemin.

Mère Noël – Je ne vous ai pas encore dit où j’habitais.

Homme – Mais je sais déjà que c’est sur mon chemin.

Mère Noël – La magie de Noël…

Ils sortent.

Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-49-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

Bureaux et Dépendances Lire la suite »

Le Comptoir

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez 

Distribution très variable en nombre et sexe

Sur le zinc d’un comptoir, à l’heure des bilans, une femme qui se dit auteur raconte à la patronne des séquences marquantes de son existence. Ces récits fantasmatiques prennent vie sur la scène dans la salle du bistrot.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Comptoir

Dans cette version : 18 personnages tous féminins. Mais la distribution est très variable en nombre et en sexe.

Soirée poésie

Deux demis

Les pigeons

Mention passable

Entretien d’embauche

Friday wear

La peur de gagner

Le coccyx

Comme un vieux film

Une belle mort

Soirée poésie

Deux femmes (ou bien un couple ou encore deux hommes) arrivent dans un bistrot. Elles jettent un regard en direction de la salle et s’approchent avec quelques hésitations d’un comptoir derrière lequel la patronne se tient debout, impassible, en train d’essuyer des verres à pied.

Un – Qu’est-ce que tu prends ?

Deux – Je ne sais pas… Un petit ballon ?

Un – Rouge ? Blanc ?

Deux – Rouge…

Un – Deux ballons de rouge, s’il vous plaît.

Patronne – Bordeaux ? Côtes du Rhône ?

Un – Côtes du Rhône…

Patronne – Et deux côtelettes.

La patronne leur sert les deux ballons.

Un – On va peut-être aller s’asseoir, pendant qu’il y a encore des tables de libre…

Deux – Ok.

Les deux femmes vont s’asseoir à une table. La première boit une gorgée, et fait la grimace.

Un – Je ne sais pas si on a fait le bon choix…

Deux – Pour le spectacle ?

Un – Pas pour le vin, en tout cas…

La deuxième trempe à son tour les lèvres dans son verre.

Deux – Ah, oui… Ce n’est pas du Château Margaux…

Un – C’est quoi, cette soirée, au juste ?

Deux – Je n’ai pas très bien compris… (Elle sort un flyer de sa poche et y jette un coup d’œil) Petits Vers sur le Zinc… C’était à zéro euro sur billetreduc. Ça doit être une soirée cabaret…

Un – Cabaret ?

Deux – One man show, j’imagine.

Un – En bon français, on devrait dire des seuls en scène.

Deux – Apparemment on est aussi les seuls dans la salle.

Un – Petits Verres sur le Zinc… Fais voir… (Il regarde le flyer) Attends, mais c’est vers, V-E-R-S !

Deux – Ouais, tu as vu ? C’est marqué : le premier vers est offert. C’est dingue, non ? Maintenant, tu vas au spectacle, c’est gratuit, et en plus on te paye un verre. Bientôt, on te donnera un peu d’argent en repartant si tu restes jusqu’au bout…

Un – V-E-R-S ! Pas V-E-R-R-E-S ! Oh, putain ! C’est une soirée poésie !

Deux – Tu déconnes ! (Elle lui reprend le flyer et regarde à nouveau) Merde, tu as raison !

Un – Jusqu’à quelles tragiques méprises peut conduire la dyslexie…

Deux – Tu m’étonnes que c’était gratuit…

Transition musicale. Une cliente, arrive. Avant d’entrer, elle tire une dernière bouffée de sa cigarette.

Un – Malheureusement, je crois qu’il est trop tard pour se barrer.

La cliente écrase sa cigarette, et jette un regard sur la salle avant de déclamer :

Au comptoir des fumeurs dissipés,

auprès d’un parisien froissé,

une blonde, une brune sur le zinc écrasées

du tabac froid racontent encore l’odeur.

Les volutes ne sont plus que vapeurs.

Aux sifflements d’un italien percolateur,

de la main du serveur dans une tasse allongé,

un grand noir remplace un petit blanc.

Au bar il ne faut plus mégoter.

Reste le goût amer du café.

Les deux femmes assises à la table restent un instant déconcertées.

Deux – Bravo, c’est… (Prenant son ami à témoin) Ah, oui, hein ? C’est très original.

Un – Ça change, c’est sûr…

Cliente – Merci…

Deux – Et… vous en connaissez beaucoup, comme ça ?

Cliente – Pas mal.

Un – Ah, merde… Je veux dire super…

Cliente – Vous en voulez un autre ?

Un – Ah ben oui, tiens, pourquoi pas… Mais cette fois, je vais plutôt essayer le Bordeaux, moi.

Cliente – Je voulais dire… un autre poème.

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Et comment ! (En aparté) De la poésie… Putain, c’est un traquenard.

Deux – Je crois que c’est le moment de se barrer…

Pendant que les deux femmes s’éclipsent discrètement, la cliente déclame :

Sur le zinc du comptoir quelques verres oubliés.

Quelques vers à douze pieds m’accompagnent ce soir.

J’ai laissé le brouillard aux dehors endeuillés,

la pipe du condamné à fumer dans le noir.

 Deux demis

La cliente se plante devant comptoir, mais ne dit rien.

Patronne – Qu’est-ce que je lui sers à la petite dame ?

Cliente – Je ne sais pas… Je n’ai envie de rien…

Patronne – Rien ? Désolée, on n’a pas ça ici…

Cliente – J’ai juste envie de me jeter sous un train.

Patronne – Ah oui, mais là, vous êtes pas au bon endroit. Vous voyez, je n’ai pas de casquette de chef de gare. Alors si vous voulez rester, il va falloir consommer.

Cliente – Bon ben je vais prendre… une bière. Quand on a des idées suicidaires, une bière, ça me paraît tout à fait approprié, non ?

Patronne – Quoi comme bière ?

Client – Une Mort Subite.

Patronne – Je n’ai pas de bière belge.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez ?

Patronne – De la pression.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez comme pression ?

Patronne – De la pression ordinaire…

Cliente – C’est tout ?

Patronne – Tout à l’heure, vous ne saviez pas quoi prendre, et maintenant vous trouvez qu’il n’y a pas assez de choix ?

Cliente – Une pression ordinaire, ça ira très bien.

Patronne – Ce que les gens viennent chercher ici, ce n’est pas de la bière, vous savez. De la bière, ils en ont chez eux au frigo.

Cliente – Vous avez raison. Ils viennent sûrement chez vous pour trouver un peu de chaleur humaine…

Patronne – Qu’importe le flocon, pourvu qu’on ait l’Everest.

Cliente – Un demi, alors. (La patronne s’apprête à lui servir son demi) Non, deux…

La patronne lui sert ses deux demis.

Patronne – Et voilà… Deux demis…

Cliente – Deux demis. Ça fait un entier… Enfin c’est ce que j’ai appris à l’école…

Patronne – Vous êtes une marrante, vous… Vous attendez quelqu’un ?

Cliente – Si j’attendais ma moitié, j’irai m’asseoir à une de ces tables, et je me referais une beauté. Je ne serais pas là, debout, ébouriffée, à parler toute seule.

Patronne – Merci.

La cliente pousse le deuxième demi vers la patronne pour lui offrir.

Cliente – Vous ce n’est pas pareil… (Elles trinquent) Un patron de bistrot, c’est un peu comme un psychanalyste ou un curé. On peut tout lui raconter, mais on ne peut rien lui demander. Surtout pas s’il a un problème avec sa mère ou si ça lui arrive aussi d’avoir des mauvaises pensées…

Patronne – Vous avez un problème avec votre mère ?

Cliente – Ça vous arrive d’avoir des mauvaises pensées ?

Patronne – Ça ne vous regarde pas !

Cliente – Ah, vous voyez bien…

Patronne – Vous êtes venue ici pour chercher les ennuis ?

Cliente – Je suis venue pour chercher l’inspiration.

Patronne – Ah, ouais…?

Cliente – Les poètes vont souvent au bistrot pour chercher l’inspiration. Vous ne saviez pas ?

Patronne (ironique) – Si, si. Tous mes clients sont des poètes.

Cliente – Il paraît que chaque jour, en France, deux bistrots mettent la clef sous la porte. C’était dans le journal de ce matin.

Patronne – Je ne lis pas les journaux.

Cliente – Pourtant, vous en vendez !

Patronne – Je vends aussi des pipes. Et je ne fume pas.

Cliente – Où iront les poètes pour chercher l’inspiration quand tous les bistrots auront été remplacés par des Mac Donald ?

Patronne – Qu’ils aillent au diable.

Cliente – Quand le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain se sera définitivement tu, les derniers Prévert auront disparu.

Patronne – Des prés verts ? Dans le coin, à part quelques mauvaises herbes sur le bitume des trottoirs…

Cliente – Non, croyez-moi, quand il n’y aura que des fast food au coin des rues, les poètes n’écriront plus que de la littérature de gare.

Patronne – C’est pour ça que vous voulez vous jeter sous un train ?

Cliente – Ou peut-être parce que j’ai peur de ne pas trouver l’inspiration.

Patronne – Vous croyez vraiment que c’est ici que vous allez trouver quelque chose à raconter ?

Cliente – Si les comptoirs pouvaient parler, ils auraient des tas de choses à dire, non ?

Patronne – Sûr… Mais je ne sais pas qui ça pourrait intéresser.

Cliente – Tenez, c’est dans un café comme celui-là que j’ai appris mes résultats du bac.

Patronne – Sans blague…

Cliente – Le bac, le permis de conduire… Ce sont des étapes, dans la vie, non ? Des rites de passage…

Patronne – Le seul bac que j’ai passé, c’était pour traverser la Loire, et monter à Paris… Et je crois que le seul permis que j’aurai jamais, c’est le permis d’inhumer…

Cliente – Je pourrais toujours raconter ma vie… Ou la vôtre…?

Patronne – On peut être payée pour raconter sa vie ? Tous mes clients font ça gratuitement…

Cliente – Pas très cher…

Patronne – Des cacahuètes ?

Client – Oui, à peu près.

Patronne – Non, je veux dire… Vous voulez des cacahuètes ? Avec vos deux demis…

Les pigeons

Un bistrot. Une table à laquelle sont assises deux jeunes filles. Les deux filles regardent à travers la vitrine située côté spectateurs.

Une – Qu’est-ce qu’ils foutent là, tous ces pigeons…?

Deux (ailleurs) – Quoi ?

Une – Les pigeons ! Pourquoi il n’y en a qu’en ville ? (L’autre a l’air préoccupée par tout autre chose) C’est pas vraiment des animaux domestiques. Je veux dire comme des chiens ou des chats. C’est des oiseaux. Ils sont libres, eux, ils ne sont pas en cage, et ils peuvent voler. Ils pourraient se barrer.

Deux – Où veux-tu qu’ils aillent ?

Une – Je ne sais pas, moi. À la campagne. Pourquoi ils ne se barrent pas à la campagne, tous ces pigeons ?

Deux – À la campagne…? Ils n’auraient rien à becqueter…

Une – Ça me donne envie de vomir, de les regarder.

Deux (ailleurs) – Ouais…

Une – Regarde, ils sont coprophiles.

Deux – Hein ?

Une – T’as pas vu ce qu’ils bouffent…?

Deux – Quoi ?

Une – Des crottes de chiens.

Deux (regardant pas très intéressée) – Ah, ouais…

Une – Ce n’est pas ça qu’on appelle un écosystème…?

Deux – Pourquoi ils restent ici à bouffer de la merde, alors qu’à la campagne, ils pourraient bouffer des cerises.

Une – Le temps des cerises, c’est pas toute l’année. (Son portable sonne et elle répond) Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche.

Deux – Alors ?

Une – C’est pas encore affiché…

Deux – Et si on l’avait raté ?

Une – Je préfère pas y penser… (Inquiète) Pourquoi on l’aurait raté ?

Deux – Je ne sais pas. La peur de gagner. Le cheval de concours qui refuse l’obstacle au dernier moment. Ça arrive aux plus grands champions.

Une – Attends, on n’est pas des bourrins. Et puis le bac, c’est pas un concours. C’est comme le permis de conduire. C’est pas parce qu’il y en a beaucoup qui l’ont que t’as moins de chance de l’avoir.

Deux – Ouais ben justement. Le permis, je l’ai déjà raté deux fois… Pourquoi ça s’appelle comme ça, au fait ?

Une – Le permis ?

Deux – Le bac !

Une – Parce que si on rate le bac, on reste sur le quai, j’imagine…

Deux – Moi, ça me rappelle mes cours de latin. Tu sais, ce fleuve que les morts doivent traverser pour aller aux Champs Élysées. En barque…

Une – Quel rapport ?

Deux – La barque… Le bac… Pour traverser un fleuve…

Une – Ouais, ben moi, c’est si je rate le bac, que je suis morte. Mes parents me tueraient… Ils m’ont foutue dans cette boîte de curés parce qu’il y avait 100% de réussite. Ça leur coûte un SMIC par mois. Si je ne leur en donne pas pour leur fric… (Un temps) Et puis qu’est-ce qu’on irait foutre en barque aux Champs Élysées ? Le Quartier Latin, c’est sur la rive gauche…

Deux – Il y a quand même eu des années où c’était 99%. Ça veut bien dire qu’il y en a un qui le rate de temps en temps. C’est rare, mais ça peut arriver.

Une – Je ne sais pas moi… Le type avait peut-être raté son train… Ou son bac, tiens, si il habitait sur une île.

Deux – Arrête, tu vas nous porter la poisse.

Une – Pourquoi ?

Deux – Nous aussi, on habite sur une île…

Une – Notre-Dame, c’est sur une île ?

Deux – En tout cas, si tu comptais sur la géo pour l’avoir, ton bac, tu ferais bien d’y aller faire brûler un cierge, à Notre-Dame.

Le portable sonne à nouveau. La première prend l’appel aussitôt.

Une – Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche, avec un visage impassible. La deuxième l’interpelle avec une anxiété encore plus grande.

Deux – Alors ?

Une (avec un air sinistre) – Ça y est, ils viennent d’afficher les résultats.

Deux (tétanisée) – Et alors ?

La première, cessant de jouer la comédie, laisse éclater sa joie.

Une – Et alors, on l’a ! Putain, on l’a, je te dis !

Les deux se tombent dans les bras l’un de l’autre.

Deux – T’aurais pas dû me mener en bateau. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.

Une – Tu veux dire à la minute, parce que cent pulsations à l’heure, tu serais déjà morte.

Deux – Quelle mention ?

Un – Attends, c’est déjà une bonne nouvelle… Faut pas demander un miracle, non plus. Oh, putain… Il va falloir fêter ça…

Deux – Ouais… En même temps, le bac, tout le monde l’a, maintenant…

Une – Mmm… C’est le début des emmerdes.

Deux – C’est pour ça que ça me rappelle mes cours de latin.

Une – Le latin ?

Deux – Le bac… pour traverser le fleuve et aller en enfer.

Une – Allez, tu peux oublier le prof de latin, maintenant. T’es sûre de ne plus jamais le revoir ! Ouah…! J’ai une bouffée de chaleur, tout d’un coup… Ça me donne envie de piquer une tête dans la Seine.

Deux – Moi aussi. Ça me donne envie de me jeter dans la Seine…

Une – La vie est belle ! C’est l’été !

Deux – T’as raison. Allons nous plonger dans le fleuve de l’oubli…

Les deux jeunes filles s’en vont.

Mention passable

Un bistrot. Au bar la patronne et une cliente.

Patronne – Et vous l’avez eu ?

Cliente – Quoi ?

Patronne – Le bac.

Cliente – Mention passable.

Patronne – Vos parents devaient être contents.

Cliente – En tout cas, ils ne m’ont rien dit.

Patronne – Il y a des gens pas bavards.

Cliente – J’aurais aimé au moins une fois dans ma vie que mes parents me disent qu’ils étaient fiers de moi. Même si ce n’était pas vrai. Pas vous ?

Patronne – Ce que j’aurais aimé, c’est pouvoir dire à mes parents que j’étais fière d’eux…

Cliente – Vous avez des enfants ?

Patronne – Non. Et je ne suis pas sûre qu’ils auraient été fiers de moi…

Cliente – Pourquoi ?

Patronne (éludant) – Donc, vous ne vous êtes pas jetée dans la Seine…

Cliente – J’aurais peut-être dû. Parce que c’est après que les ennuis ont commencé.

Patronne – Vous n’avez pas trouvé de boulot ?

Cliente – Si. Un petit boulot, comme on dit.

Patronne – C’est toujours mieux que de faire le trottoir.

Cliente – Encore que… Le bac c’est la fin de l’innocence, mais le premier job, c’est comme un dépucelage. On se rend compte que là, on est vraiment baisé. On sait qu’il n’y a que la première fois où ça fait un peu mal, et qu’on va s’habituer. Mais on se doute qu’il va falloir pas mal d’imagination pour y prendre un peu de plaisir… Ça s’est passé comment, pour vous ?

Patronne – Mon dépucelage ?

Cliente – Votre premier job ! Qu’est-ce que vous faisiez avant de vous mettre à votre compte ?

Patronne – Je faisais le tapin rue Saint Denis.

Cliente – Ah… Alors vous savez de quoi je parle…

Entretien d’embauche

Un bistrot. Une table à laquelle est assise une femme genre cadre commercial. Une jeune fille blonde style étudiante arrive. La femme se lève et lui sert la main.

Femme – Asseyez-vous, je vous en prie… (Un peu étonnée) Vous êtes bien Mademoiselle…?

Jeune fille – Ben Salah. Aïcha Ben Salah…

Femme – C’est ça… (La regardant) Et… vous êtes blonde…

Jeune fille – Oui je sais, on me le dit souvent… En fait, c’est mon arrière-grand-père qui… Mais d’habitude, cela rassure plutôt mes employeurs. Quand je parviens jusqu’à l’entretien d’embauche, bien sûr… Ça pose un problème…?

Femme – Pas du tout…

Jeune fille – L’annonce disait que vous cherchiez un chasseur de primes…?

Femme – De primes d’assurance, oui… Nous vendons des conventions-obsèques. Un marché déjà très saturé… Nous recrutons quelqu’un pour démarcher en banlieue…

Jeune fille – Pourquoi pas une blonde ?

Femme – Pour du porte à porte dans les cités… Nous nous disions qu’une blonde… Enfin, ça susciterait moins d’empathie…

Jeune fille (lui tendant une feuille) – J’ai un casier, vous savez ! Euh, je veux dire un CV…

Femme (prenant le CV sans le lire) – Il faut être très habile, pour placer ce genre de produits. Quand on ne sait pas comment on va payer son loyer à la fin du mois, évidemment, on ne pense pas tous les matins en prenant son café à prendre un crédit sur 50 ans pour financer sa dernière demeure…

Jeune fille – C’est sûr…

Femme – Au début, nous étions dans l’édition… Ce n’était pas facile non plus… Vendre une encyclopédie en 28 volumes à des gens qui pour beaucoup ne savent pas lire…

Jeune fille – Il y a quand même des illustrations, dans les encyclopédies…

Femme – Après, on a tâté un peu de la complémentaire-santé. Mais avec la concurrence… Non, la conventions-obsèques, aujourd’hui, c’est encore ce qu’il y a de plus porteur… C’est l’avenir…

Jeune fille – On n’est pas sûr de tomber malade, mais on est sûr de mourir un jour… Tous… Même les analphabètes…

La femme semble prise d’inquiétude.

Femme – Ce n’est pas une opération de testing, au moins ?

Jeune fille – Pardon…?

Femme – Vous ne vous êtes pas fait teindre en blonde pour nous accuser ensuite de discrimination ?

Jeune fille – Rassurez-vous, je suis une vraie blonde…

Femme – Nous ne sommes pas racistes, vous savez… C’est seulement qu’en l’occurrence… Pour tout vous dire, nous comptions vous confier le développement d’un nouveau marché : ce que nous appelons dans notre jargon la convention obsèques halal. Un secteur en très forte expansion. La conséquence logique des grands flux d’immigration des années cinquante.

Jeune fille – Je peux prendre l’accent arabe…

Femme – Vous sauriez faire ça…?

Jeune fille – Avec un petit stage de remise à niveau…

Femme – Vous croyez que ça marcherait ?

Jeune fille – Si je mets une djellaba…

La femme réfléchit.

Femme – Bon… Vous m’avez convaincue… Quand on postule comme vendeuse, il faut commencer par savoir se vendre… Et croyez-moi, me vendre une blonde, ce n’était pas gagné. (Se levant) Bravo ! Je vous prends à l’essai.

Jeune fille – Merci.

Femme – Et si vous faites l’affaire, dans trois mois, vous passez en concession perpétuelle…

Jeune fille – Vous voulez dire en contrat à durée indéterminée ?

La femme se lève pour partir et la jeune fille la suit.

Femme (souriant, satisfaite) – Ça fait plaisir de voir des jeunes qui ont encore envie de travailler !

Elles sortent.

Friday wear

Un bistrot. Une femme, genre cadre en tenue soignée mais en jean, est s’assise à une table. Elle ouvre son attaché case et en sort un catalogue qu’elle feuillette en buvant son café. Son portable sonne. Elle répond.

Cadre – Oui…? Ah, oui… Oui, oui, je vous attends. Non, non, je crois que c’est moi qui suis un peu en avance. On a rendez-vous à quelle heure exactement ?

Une femme arrive, sa directrice, en tailleur, genre executive woman, le portable vissé à l’oreille. Elle a l’air très speedée, comme si elle avait pris de la coke. Elle s’installe à la même table.

Directrice – Dix heures quarante-cinq. Vous avez les visuels de la nouvelle campagne ?

Elles continuent à se parler à travers leurs portables, comme si elles n’étaient pas assises l’une en face de l’autre.

Cadre – Oui, oui, bien sûr. Vous verrez, elle est superbe…

La femme tourne une nouvelle page du catalogue. Sa directrice lui prend le catalogue des mains et l’examine à son tour.

Directrice – Ah, oui, c’est…

Cadre – Ça change…

Directrice – Oui…

Cadre – Les créatifs ont vraiment fait du bon boulot.

Directrice – Pour une fois, ils ont fait preuve de créativité.

La femme cadre se rend compte la première du ridicule de la situation en semblant apercevoir enfin sa directrice en face d’elle.

Cadre – Vous voulez un café ?

En levant les yeux du catalogue, la directrice aperçoit à son tour son interlocutrice.

Directrice – Euh, non, merci. J’ai arrêté le café. Ça me noircit les dents et ça me donne envie de pisser.

La directrice examine l’autre femme, comme si quelque chose dans sa tenue la surprenait, sans qu’elle parvienne tout de suite à savoir quoi.

Directrice – Vous n’avez pas de soutien-gorge… ?

Cadre – Euh… Non. Ça pose un problème ?

Directrice – Non, non… Enfin… D’habitude, vous en mettez un, non ?

Cadre – Comme on est vendredi, je me suis dit que… Ce serait plus cool…

Directrice – Plus cool ?

Cadre – Le… Le friday wear, vous voyez…?

Directrice – Le friday wear…?

Cadre – Aux States, le vendredi, tous les cadres s’habillent comme ça. De façon un peu moins formelle. Propre, mais décontractée…

Directrice – Aux States…?

Cadre – Sans soutien-gorge.

Directrice (chiffonnée) – Bon…

Silence un peu embarrassé.

Cadre – Je peux vous parler franchement ?

Directrice (un peu inquiète) – Je me demande si je ne préférais pas quand vous mettiez un soutien-gorge, finalement…

Cadre – Notre société a une image un peu guindée auprès de ses clients, vous le savez. Toutes les études le montrent. Un peu ringard, quoi. En plus du nouveau catalogue, je me suis dit qu’en adoptant le friday wear… On apparaîtrait plus… dans le move.

La directrice semble totalement prise au dépourvu. Elle hésite un instant avant de se décider.

Directrice – Oh, et puis après tout, vous avez raison. Allez…

Elle se tourne dos au public, et se contorsionne un instant, puis fait face à nouveau en brandissant son soutien-gorge.

Directrice – Si c’est assez bon pour les Américains…

L’autre a l’air un peu surprise.

Directrice (soulagée) – Ah… C’est vrai qu’on respire mieux… Vous trouvez que j’ai l’air plus cool, comme ça ?

Cadre – Beaucoup plus cool.

Directrice – La prochaine fois, j’enlève le bas…

Mais la directrice paraît encore un peu préoccupée.

Directrice – Mais… ce n’est pas un peu gênant…? Par rapport à notre client, je veux dire…

Cadre – Non, pourquoi…?

Directrice – Ben… Des soutiens-gorge… C’est ce qu’ils vendent, non ?

Cadre – Ah…! Oh, non ! Pourquoi ? Et puis ce n’est que le vendredi.

La directrice semble se faire une raison.

Directrice (se décontractant un peu) – Bon, eh ben il va quand même falloir que je vous emmène au client… (Contente de son bon mot) Comme la fermière emmène la vache au taureau…

Air un peu décontenancé de la cadre. Elles se lèvent toutes les deux pour aller à leur rendez-vous.

Directrice – On a rendez-vous avec qui déjà ?

Cadre – Avec la nouvelle PDG.

Directrice – La nouvelle ?

Cadre – L’ancienne s’est suicidée vendredi dernier. Vous n’étiez pas au courant ?

Directrice – Mon Dieu non… Quelle drôle d’idée.

Cadre – Elle s’est pendue au porte-manteau de son bureau. Avec la bretelle de son soutien-gorge, justement…

Directrice – Comme quoi, c’est du solide… Pour supporter un pareil poids… (Riant de sa propre plaisanterie) Faites-moi penser de fournir un kit anti-suicide à la patronne de notre agence avec ses stock-options.

La cadre a l’air un peu surprise et inquiète de voir sa directrice aussi décontractée.

Directrice – Je plaisante. On a dit qu’on était cool, non ?

Elles sortent.

La peur de gagner

Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?

Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…

Femme 1 – Tu joues au loto ?

Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.

Femme 1 – Pourquoi pas…

Silence.

Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?

Femme 2 – 115 millions.

Femme 1 – 115 millions…

Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?

Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.

Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…

Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?

Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.

Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…

Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.

Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…

Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…

Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?

La deuxième reste polarisée sur la télé.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…

Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?

Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…

Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…

Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.

Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…

Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?

Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?

Silence.

Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?

Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?

Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…

Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.

Femme 1 – Et alors ?

Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.

Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?

Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.

Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…

Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.

Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…

Elles regardent, scotchées, le tirage.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.

Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…

Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.

Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…

Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…

Le coccyx

Un bistrot. Au comptoir, deux femmes regardent au loin droit devant elles. La deuxième a sur la tête un bonnet dont ne dépasse aucune chevelure.

Une – Tu as vu, cet arbre, comme il est beau ?

Deux (avec l’air de s’en foutre) – Ouais.

Une – Il fait tellement partie du paysage… On finit par ne plus le voir.

Deux – Mmm…

Une – C’est un chêne. On n’était pas encore nées, il était déjà là.

Deux – Comment tu le sais ? Puisqu’on n’était pas nées…

Une – On avait accroché une balançoire à une de ses branches, quand on était petites. Il était déjà aussi grand. Tu ne te souviens pas ?

Deux – Non.

Une – Moi, oui. Je m’étais cassé le bras en tombant de cette putain de balançoire.

Deux – Tu t’es cassé tellement de trucs. Comment veux-tu que je me souvienne…? Une fois, tu t’es même cassé le cul.

Une – Le coccyx.

Deux – En tombant d’une chaise. C’est dingue. Je me demande quel os tu ne t’es pas fracturé. (Un temps) Le coccyx… Je ne savais même pas que ça existait, à l’époque. Et même maintenant, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.

Une – Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rapporte un paquet de points au Scrabble…

Deux – C’est simple, quand je t’imagine petite, je te revois avec un plâtre… Même sur les photos de classe, tu as toujours un bras en écharpe, une paire de béquilles ou un gros pansement. C’est à se demander comment tu as fait pour arriver entière jusqu’ici.

Une – Toi, tu ne t’es jamais rien cassé. Comme cet arbre, là…

Deux – Pourtant j’ai fait les mêmes bêtises que toi… Moi aussi j’ai vécu dangereusement. Ça m’est même arrivé d’ouvrir des huîtres à Noël. Et je ne me suis jamais transpercé la main avec le couteau…

Une – Tu as toujours eu plus de chance que moi. Je t’en ai souvent voulu, pour ça…

Deux – Tu crois vraiment que c’est moi qui ai eu de la chance…?

Une – C’est ça, traite moi d’empotée.

Deux – Où est-ce que tu veux en venir, avec ton arbre ?

Une – Il a résisté à toutes les tempêtes. Pas une branche de cassée. Comme toi. Dans une centaine d’années, il sera encore là.

Deux – Même si il est encore debout, il est peut-être déjà rongé de l’intérieur. Regarde, il n’a plus une feuille sur le caillou. Comme moi, justement.

Une – C’est normal. On est en automne…

Deux – Ah, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu passer l’été… De ma fenêtre, à l’hôpital, j’avais la vue sur le parking d’Auchan.

Une – Ça va repousser au printemps, tu verras.

Un temps.

Deux – Et mes cheveux, tu crois qu’ils vont repousser, au printemps ?

Une (lui tendant la main) – Tiens. J’en mets ma main à couper…

Comme un vieux film

Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.

Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…

Vieille – Oui…

Jeune – Quel effet ça fait ?

Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…

Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?

Vieille – Un pot ?

Jeune – Un pot de départ !

Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…

Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?

Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…

Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?

Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?

Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.

Vieille – Elle arrive bientôt ?

Jeune – Qui ?

Vieille – Ma remplaçante !

Jeune – Ah… Lundi, je crois…

Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?

Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…

Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…

Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

Vieille – Vous voulez un café ?

Jeune – Pourquoi pas.

La vieille lui apporte une tasse.

Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…

Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?

Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?

Jeune – J’arrive à peine…

Vieux – Vous comptez rester ?

Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…

Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?

Jeune – Ça va…

Elles sirotent leur café.

Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?

Jeune – Il est parfait…

Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?

Jeune – Pas encore... Et vous ?

Vieille – Non…

Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…

Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…

La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.

Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…

Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…

Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…

Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…

Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…

Sonnerie du téléphone.

Jeune – Oui… Non…

Vieille – Peut-être même dans un préservatif…

Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?

Vieille – Rien…

Jeune – Vous savez ce que je me disais ?

Vieille (pleine d’espoir) – Non…

Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?

Vieille (interloquée) – De la moquette ?

Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…

Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?

Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…

Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.

Jeune – Ah oui…?

Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…

Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?

Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…

Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…

La jeune se remet au travail.

Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?

Jeune – Mes rêves ?

Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?

Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…

Vieille – Et après…?

Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…

Vieille – Pour…?

Jeune – Pour ne pas avoir de patron !

Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?

Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…

Vieille – Tirez-vous…

Jeune – Pardon ?

Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !

Jeune – Pour aller où ?

Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?

Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?

Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…

La jeune se remet à travailler.

Jeune – Vous savez ce que je crois ?

Vieille – Non…

Jeune – Ils vont fermer la boîte.

Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?

Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…

Vieille – Non…

Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?

Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?

Jeune – Des urnes !

Vieille – Des urnes ?

Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.

Vieille – L’abstention…?

Jeune – Des urnes funéraires !

Vieille – Ah…

Jeune – Le papy-boom est derrière nous…

Vieille – C’est si grave que ça ?

Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…

Vieille – Délocalisation ?

Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…

Vieille – Et le personnel ?

Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…

Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?

Jeune – En fait, pas grand chose.

La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.

Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…

Jeune – Quoi ?

Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…

Jeune – Vous êtes une originale, vous…

Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?

Jeune – Vous avez des enfants ?

Vieille – Non…

Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?

Vieille – Pourquoi faire ?

Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.

Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.

Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…

Vieille (amusée) – Vous trouvez…?

Jeune – C’est pas si grave que ça.

Vieille – Que je sois déprimante ?

Jeune – Peut-être que vous demandez trop.

Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…

Jeune – C’était il y a combien de temps…?

Vieille – Je ne sais plus…

Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?

Vieille – Comment ça, plus personne ?

Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.

Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?

Jeune – Leurs veuves, en tout cas.

Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?

Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…

La vieille, anéantie, reste silencieuse.

Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?

Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…

On entend au loin le mugissement d’une sirène.

Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller). Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…

Elle s’en va. La jeune la suit peu après.

Une belle mort

Un bistrot. Une table à laquelle une femme est assise. Aucune consommation devant elle. Une autre arrive.

Une (se levant) – Ah, tu es venue…

Deux – J’avais le choix ?

Mal à l’aise, elles hésitent à s’embrasser, mais y renoncent. Elles s’asseyent.

Une – Tu prends quelque chose ?

Deux – J’ai commandé un café en passant.

Une – On a beau savoir qu’on n’est pas là pour toujours… Ça fiche un coup…

Deux – À son âge… On savait qu’il était en période de préavis, non ?

Une – Apparemment, c’est arrivé pendant son sommeil.

Deux – Ah, oui…?

Un – Au moins, il n’a pas souffert… Il ne s’est même vu partir.

Deux – Une belle mort, comme on dit… Ça ne remplace pas une belle vie, mais c’est toujours mieux que rien…

Un – Il a toujours fait ce qu’il a voulu…

Deux – Est-ce que ça suffit à faire une belle vie…?

Un – C’était une autre époque.

Deux – Ouais…

Silence embarrassé. La deuxième se lève.

Deux – Je vais voir ce qu’ils foutent avec mon café… On dirait qu’ils m’ont oubliée… Tu reprends quelque chose ?

Un – Ils ne m’ont toujours pas apporté ce que j’avais commandé non plus…

La deuxième s’approche du comptoir dans le noir. La première se fait un raccord de maquillage. L’autre revient avec deux tasses de café et se rassied.

Deuxième – Ils les avaient préparés, mais ils avaient oublié de nous les apporter…

Un – J’espère qu’il est encore chaud…

Deux (prenant une gorgée) – En tout cas, il est fort… Ça réveillerait un mort…

L’autre lui lance un regard étonné, se demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou pas.

Un – On n’aura même pas pu lui dire au revoir.

Deux – Au revoir ?

Un – Adieu, si tu préfères…

Deux – Je ne sais pas ce que je préfère, mais bon…

Un – Quand même… Si on avait su…

Deux – Même si on avait su la date et l’heure… Entre nous, qu’est-ce que ça aurait changé

Un – On aurait pu lui dire un dernier mot…

Deux – Un dernier mot ? Comme quoi, par exemple ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que le dernier mot que j’aurais pu lui dire lui aurait été d’un grand réconfort…

Un – Ça ne sert plus à rien de ruminer le passé… Maintenant qu’il n’est plus là….

Deux – Tu as raison… Tournons-nous résolument vers l’avenir… Alors qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Un – Tu parles comme si c’était nous qui l’avions assassiné…

Deux – Je me disais que l’incinération…

Un – Tu crois que c’est ça qu’il aurait voulu ?

Deux – Alors là… Je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de conversation avec lui… D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu une véritable conversation avec lui… Et toi ?

Un – Non, moi non plus…

Deux – Dans ce cas, c’est à nous de décider. Personnellement, je n’ai été très fan du côté mausolée. Sauf pour les grands hommes, évidemment. On ne va pas le faire embaumer comme Staline… Et comme je n’ai pas l’intention d’aller lui porter des fleurs tous les ans à La Toussaint.

Un – Je ne sais pas…

Deux – Je parle pour moi… Mais je ne voudrais surtout pas te priver du plaisir d’aller fleurir sa tombe une fois par an… Si tu crois qu’il vaut mieux investir dans la pierre… On fera comme tu voudras.

Un temps.

Un – Et qu’est-ce qu’on ferait des cendres ?

Deux – On partage. Comme c’est tout ce qu’il nous a laissé.

Un – On ne peut pas faire ça…

Deux – Si tu préfères le répandre en entier sur ta pelouse entre le barbecue et la piscine, je suis prête à te laisser ma part, rassure-toi…

Silence.

Un – Comment tu peux être aussi dure…?

L’émotion prend le dessus.

Deux – Comment on a pu en arriver là ? C’est ça la question…

Une – C’est comme ça… Ce n’est la faute de personne…

Deux – C’est forcément la faute de quelqu’un !

Une – Il est trop tard, de toute façon.

Silence.

Un – Et toi, comment ça va ?

Deux – Ça va.

Un – C’est tout ?

Deux – Ce serait trop long…

Son portable sonne, elle répond.

Deux – Oui ? Ah, c’est toi… Non, non… Si, si, mais… Écoute, je suis en réunion là. Enfin… une réunion de famille, plutôt. Non, ce n’est pas vraiment une fête de famille non plus, je te raconterai. Je peux te rappeler ? Ok, à toute à l’heure… Moi aussi…

Elle range son portable.

Deux – Excuse-moi… Et toi, comment ça va ?

Un – Ça fait tellement longtemps… Je ne sais pas par où commencer…

Le portable de l’autre sonne à nouveau.

Deux – Pardon… (Elle prend l’appel) Oui ? Ah, d’accord. Non, non, ce n’est pas grave. Non ? Mais je vous avais dit de… Ok, je serai là-bas d’ici une heure.

Elle range son portable.

Deux – Je suis vraiment désolée… Qu’est-ce qu’on disait ?

Un – Rien d’important.

Deux – Écoute, franchement, si tu peux t’en occuper pour… Moi, c’est au dessus de mes forces… Fais comme tu le sens, pour moi, il n’y a pas de problème… Et bien sûr, on partage les frais…

Elle se lève.

Deux – Il faut vraiment que j’y aille, là… Je n’avais pas prévu de… Mais on peut déjeuner ensemble un de ces jours…

Un – Pourquoi pas.

Elle commence à sortir un billet de son sac pour payer.

Deux – Laisse, je paierai en partant. Tu as mon numéro, tu me tiens au courant ?

Un – D’accord…

Cette fois elles s’embrassent, maladroitement. La deuxième s’en va. La première se rassied, et termine son café.

Deux – Et voilà, maintenant il est froid…

Noir.

 

Scénariste et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une soixtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-20-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Spéciale Dédicace

Special dedication – Dedicatoria especialDedicatória especial (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

12 personnages :  7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F 

Dans une petite librairie, une séance de dédicace se prépare.  Charles s’est enfin décidé à publier son premier roman. Tout laisse à penser que ce ne sera pas un best seller.  Mais à l’ère d’internet, un miracle est toujours possible…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


TEXTE INTÉGRAL

Spéciale Dédicace

Les 12 personnages

Charles : l’auteur
Marguerite : sa femme
Frédérique : sa fille
Vincent : son gendre
Kevin (ou Karla) : sa petit-fils (ou sa petite-fille)
Catherine : sa sœur
Alice : la libraire
Gérard : l’inconnu
Alain (ou Aline) : son ex-collègue
Flora (ou Florian) : la (ou le) journaliste
Jacques : l’adjoint au maire
Pauline : la cliente

Certains personnages pouvant indifféremment être masculins ou féminins, les distributions possibles sont :

Une librairie. Au fond des rayonnages. D’un côté une table garnie d’un buffet sommaire. De l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicier discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Kevin, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Kevin !

Kevin – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Kevin.

Kevin – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Kevin, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Kevin – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Kevin – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Kevin – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Kevin – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Kevin – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Kevin – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Kevin – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Kevin – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Kevin – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Kevin – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Kevin – Bien sûr…

Le portable de Kevin sonne et il répond.

Kevin – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Kevin (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Kevin (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si la journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Pauline, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Pauline l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Pauline – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Pauline – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Pauline – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Pauline – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Pauline – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Pauline – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Pauline – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Pauline – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Pauline (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Frédérique, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Frédérique – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Frédérique – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Frédérique – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Frédérique – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Frédérique – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Frédérique – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Frédérique – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Frédérique – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Frédérique – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Frédérique – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Frédérique – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Frédérique – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Frédérique – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Frédérique – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Frédérique – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Frédérique – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Frédérique – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Frédérique, ma chérie !

Vincent (en aparté à Frédérique) – Et merde…

Frédérique – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Frédérique – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Frédérique – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Frédérique – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Frédérique – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Frédérique – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Frédérique, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Frédérique – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Frédérique – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Kevin. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Frédérique – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Frédérique – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Frédérique – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Frédérique – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Frédérique – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Frédérique… Un facteur, un homme de lettres…

Frédérique – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Frédérique) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Frédérique – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Frédérique – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Kevin.

Frédérique – Ah voilà Kevin ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Frédérique – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Frédérique – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Kevin – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Kevin !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Kevin – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Kevin – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Kevin à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Kevin – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Kevin – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Kevin – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Kevin – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Frédérique – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Kevin) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Kevin – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Kevin – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Kevin – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Kevin – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Kevin – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Kevin – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Kevin – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Kevin – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Kevin. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Kevin – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Kevin… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Kevin – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Kevin s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Flora, la journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Flora !

Charles – Flora ?

Alice – La journaliste de La Gazette…

Flora – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Flora – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venue, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Flora – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Flora – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Flora – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Alain arrive, en costume cravate étriqué de petit employé de bureau.

Alain – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Alain ! On n’attendait plus que toi…

Alain – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Alain, un ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licencié comme moi…

Alice – Enchanté Alain…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Alain – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Alain – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Alain – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Kevin reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Kevin – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord…

Kevin (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Kevin – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Frédérique – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Frédérique – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Frédérique – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Frédérique – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Frédérique – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Kevin – Il me propose 10 millions.

Frédérique – D’euros ?

Kevin – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Kevin – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Kevin – Ouais, faut voir…

Frédérique – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Kevin – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Kevin regarde son écran.

Kevin – Steve Jobs…

Alain – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Alain – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Kevin regarde à nouveau son écran.

Kevin – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Frédérique – On t’avait dit de ne pas rêver, Kevin…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Alain.

Alice – Tenez, Alain, buvez quelque chose.

Alain – Merci.

Flora – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Alain – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Alain – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Alain – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Alain – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Alain – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Flora prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Flora – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Alain) Pardon, je reviens tout de suite…

Alain semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Alain – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Alain) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Flora – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Flora – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Flora – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Flora – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Flora – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Flora – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Flora ?

Flora – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Flora – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Alain s’approche de Kevin.

Alain – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Kevin – Non…

Alain – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Kevin a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Kevin – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Alain quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Kevin – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Alain s’approche de Flora.

Alain – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Flora – Oui…

Alain – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Kevin – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Kevin – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Kevin – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Kevin – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Kevin – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Kevin – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Frédérique – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Kevin – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Frédérique – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Kevin – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Kevin – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Frédérique – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes espion, c’est ça ? Ou détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Alain (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Alain) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Alain sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Frédérique – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Kevin – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Flora) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Flora – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Frédérique – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Ça dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Pauline – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Pauline – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Pauline – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Alain revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Flora – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Alain sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Flora – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Alain…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Frédérique – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. C’est ininflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Flora – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Flora – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Flora vide machinalement.

Flora – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Frédérique – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Frédérique – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Frédérique – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Frédérique – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Frédérique – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Flora – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Kevin – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Kevin. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Kevin – On va niquer le système, Pépé !

Flora – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Alain revient. Flora s’approche de lui.

Flora – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Alain – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Flora sonne.

Flora – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Alain) Je suis désolée, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Flora s’apprête à partir. Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Pauline – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Kevin – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Pauline s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Pauline – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Pauline poursuit son chemin vers Charles.

Pauline – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Pauline – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Pauline – Pauline.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Pauline. Vous pourrez le lire sur la plage…

Pauline – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Pauline – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Pauline – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Pauline – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Kevin – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Kevin semble offusquée.

Pauline – M’aider ?

Kevin – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Pauline – Ah oui, bien sûr…

Kevin – Je vous écoute.

Pauline – 01 47 20 00 01.

Kevin – 84% ! Excellent…

Pauline – C’est le numéro de Jean Mineur.

Kevin – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Pauline.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Alain s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Alain – Désolé, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Alain… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Alain – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Alain qui lit la dédicace

Alain – À mon ami Alain… Merci, c’est gentil…

Alain s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Kevin.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-47-5

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L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Série Blanche et Humour Noir

ou « L’Hôpital Était Presque Parfait »

White Coats Dark Humour – Batas blancas y humor negro (español)Batas brancas e humor negro (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 comédiens et/ou comédiennes

10 : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 1H/9F, 10F
11 : 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 1H/10F, 11F
12 : 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 1H/11F, 12F
13 : 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F, 1H/12F, 13F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Série Blanche et Humour Noir

L’hôpital était presque parfait…

Personnages :

Le docteur : Gunter
Les 2 infirmières : Sœur Emmanuelle et Barbara
Les 3 patients (ou patientes) : Thelma, Louis(e), Berthe (ou Bertrand)
Les 5 visiteurs (ou visiteuses) : Jack, Sandy, Fred, Angela (ou Angelo), Alex
Les 2 policiers (ou policières) : Commissaire Ramirez et Adjoint Sanchez
Patients, visiteurs et policiers peuvent indifféremment être masculins ou féminins.

Le petit salon de réception de l’hôpital, destiné à recevoir les visiteurs. Sœur Emmanuelle, brune à la beauté discrète en tenue d’infirmière religieuse, décore en chantonnant un sapin de Noël malingre posé dans un coin sur une table. Devant le sapin, sur la table, est installée une crèche. Derrière Emmanuelle arrive Gunter, beau médecin genre play boy, blouse blanche et stéthoscope autour du cou. Ambiance Série Blanche Harlequin.

Gunter – Bonjour Sœur Emmanuelle, tout va bien ?

Emmanuelle sursaute, surprise et un peu troublée.

Emmanuelle – Bonjour Docteur Müller. Vous m’avez fait peur…

Gunter – Je suis vraiment désolé. Mais appelez-moi Gunter…

Emmanuelle – Et pourquoi cela, Docteur Müller ?

Gunter – Mais parce que c’est mon prénom, Emmanuelle !

Emmanuelle – Bien sûr… Mais si vous permettez, je continuerai à vous appeler Docteur Müller. Cela me semble plus convenable. Et je préférerais que vous m’appeliez Sœur Emmanuelle…

Gunter – Comme vous voudrez, ma sœur… Ah, mais vous avez fait des merveilles avec ce sapin ! Il est vraiment magnifique…

Emmanuelle considère avec satisfaction l’arbre de Noël en fin de vie que quelques guirlandes en mauvais état ont du mal à égayer un peu.

Emmanuelle – Nos patients ont bien besoin d’un peu de réconfort, en cette période de fête où ils ne sont pas tous entourés de l’amour de leur famille…

Gunter – Bien sûr…

Emmanuelle – À ce symbole laïc qu’est le sapin de Noël, je me suis permis d’ajouter une crèche. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient, Docteur ?

Gunter – Cela fait aussi partie de la magie de Noël ! Même les grands magasins du Boulevard Haussman ont une crèche, pourquoi pas notre hôpital ? Après tout, nous aussi nous sommes une entreprise commerciale !

Emmanuelle – Il est important que tous nos patients qui n’ont pas de famille sachent qu’ils peuvent compter malgré tout sur l’amour de notre Seigneur…

Gunter – C’est clair…

Emmanuelle se penche vers la crèche pour installer les figurines dedans.

Emmanuelle – Voulez-vous m’aider à mettre le petit Jésus dans la crèche ?

Gunter – Euh… oui.

Gunter s’approche d’Emmanuelle pour lui donner un coup de main et ils se frôlent.

Emmanuelle – Tenez, voilà le bœuf et l’âne… Bien dans le fond…

Gunter – Parfait.

Emmanuelle – Et voilà la Sainte Vierge.

Arrive Barbara, aussi blonde qu’Emmanuelle est brune, et vêtue d’une blouse mettant ses charmes beaucoup plus en avant.

Barbara (ironique) – J’imagine que ce n’est pas de moi dont vous parliez, ma sœur…

Gunter – Ah, Barbara, je vous cherchais, justement…

Barbara – Ce n’est pas dans une crèche que vous me trouverez…

Gunter – Voilà, ma sœur… J’ai réussi à les caser tous, mais j’ai eu du mal…

Barbara – Ce n’est pas toujours facile de trouver une place en crèche…

Gunter – Bonjour Barbara. J’allais commencer ma visite. Vous me suivez ?

Barbara – Comme les Rois Mages suivaient l’Étoile du Berger, Gunter. Vous le savez bien, où vous irez, j’irai…

Gunter – Je vous laisse Emmanuelle… Je veux dire Sœur Emmanuelle…

Barbara lance à Emmanuelle un regard jaloux. Emmanuelle, embarrassée, juge préférable de s’éclipser.

Emmanuelle – J’ai à faire, moi aussi…

Emmanuelle sort.

Gunter – On y va, Barbarella ? Je veux dire Barbara…

Gunter et Barbara sortent. Poussée par Angela, habillée de façon gothique, Louise arrive assise dans un fauteuil roulant surplombé par une poche de perfusion.

Angela – Alors Joyeux Noël, Tante Louise !

Louise – Merci, Angela… Je ne sais pas si je verrai le prochain…

Angela – Allez, ne dis pas ça… (Elle sort de son sac une bouteille de Champagne et deux coupes). Tiens, j’ai amené de quoi trinquer pour célébrer ça…

Louise – Oh, mais c’est de la folie…

Angela ouvre la bouteille et emplit les coupes. Puis elle sort un paquet de biscuit de son sac.

Angela – Je t’ai aussi apporté des langues de chat, je sais que tu aimes bien…

Louise – Tu es vraiment un ange, Angela, mais avec mon estomac. Enfin ce qui m’en reste… J’aurais préféré des biscuits à la cuillère…

Angela – Tu n’auras qu’à les tremper dans ton champagne pour les ramollir. Tiens, voilà ton cadeau…

Angela tend à Louise une enveloppe.

Louise – Merci ! Qu’est-ce que c’est ?

Angela – Surprise !

Louise – Une enveloppe… Ce n’est pas de l’argent, au moins… C’est bien la seule chose dont je ne manque pas… À mon âge, ce qui me manque, c’est plutôt le temps pour le dépenser…

Angela – Eh oui… (Plus bas) Comme quoi la vie est mal faite… Moi du temps, je n’ai que ça…

Louise, qui n’a pas entendu, entreprend avec difficulté d’ouvrir le paquet. Pendant ce temps, Angela verse le contenu d’une petite fiole dans la coupe de sa tante. Louise parvient enfin à extraire de l’enveloppe un papier.

Louise – Qu’est-ce que c’est que ?

Angela – Un abonnement d’un an au magazine Pleine Vie !

Louise – Un an ! Je ne sais pas si j’en profiterai jusqu’au bout…

Angela (à mi-voix) – Oui, je ne suis pas sûre non plus.

Louise – Comment ?

Angela sort de son sac un exemplaire du magazine qu’elle tend à Louise.

Angela – Tiens, voilà le premier numéro… Ça te fera de la lecture…

Louise – Merci Angela !

Angela – Si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir aussi, ma tante…

Elles se font la bise.

Angela – Alors on trinque ?

Louise – Je ne sais pas si c’est très raisonnable ?

Angela – Allez, un petit verre pour Noël, ça ne peut pas faire de mal !

Louise – Oh, mais tu m’en as mis beaucoup trop…

Angela – Mais non !

Louise – Tu peux me passer mon châle, s’il te plaît ?

Angela se retourne pour prendre le châle sur un fauteuil. Louise en profite pour intervertir les verres afin d’avoir celui qui est le moins rempli.

Angela – Tiens le voilà…

Louise – Merci, c’est gentil… Heureusement que tu es là, toi au moins… Sinon personne ne viendrait me voir…

Angela – Mais c’est normal, je suis ta nièce… (Grand sourire) Alors Tata, tu as réfléchi à ce qu’on s’était dit la dernière fois ?

Louise – Quoi ?

Angela – Au sujet de ton testament, tu sais… Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de tout laisser à l’Abbé Pierre…

Louise – Ce n’est pas l’Abbé Pierre, c’est le Docteur Müller ! Enfin sa fondation ! Une fondation qui s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents…

Angela – Oh tu sais, maintenant, tout le monde a sa fondation, même les tueurs en série… Et puis moi aussi, je serai un peu orpheline quand tu ne seras plus là…

Louise – Toi tu as tes parents, tout de même. Ils ne sont pas dans le besoin, ils sont dentistes tous les deux… Et puis tu sais bien que ta mère a toujours eu une dent contre moi… D’ailleurs, elle ne vient jamais me voir…

Angela – Mais moi je suis là !

Louise – C’est pour ça que j’avais d’abord rédigé ce premier testament en ta faveur… Il est dans le tiroir de ma table de nuit… Mais le Docteur Müller m’a convaincue de… Et puis je sais bien que si tu viens me voir, ce n’est pas pour mon argent…

Angela – Bien sûr…

Louise – Tu as une famille, toi. Tu peux faire des études. Et être dentiste, comme tes parents. Tandis que ces pauvres orphelins. Si ce bon Docteur Müller n’avait pas les moyens de s’occuper d’eux…

Angela – Écoute, fais ce que tu voudras… Après tout c’est ton argent ! Mais ce nouveau testament, tu l’as déjà rédigé ?

Louise – Pas encore… Je vais m’en occuper tout à l’heure…

Sourire d’Angela.

Angela – Parfait… Allez, à ta santé !

Elles boivent.

Louise – Il est bien frais…

Angela – Oui, c’est du bon…

Louise jette un regard à l’étiquette en plissant les yeux.

Louise – La Veuve Tricot… Tiens, je ne la connaissais pas, celle-là…

Angela – Une langue de chat, pour faire passer tout ça ?

Louise – Merci, je les goûterai peut-être tout à l’heure quand tu seras partie…

Angela – C’est ça… En lisant Pleine Vie… Bon, je vais te laisser, Tata… Tu dois sûrement être un peu fatiguée…

Louise – Ça va… Tu ne veux pas faire un Cluedo avant de partir ?

Angela – Désolée, mais je n’ai vraiment pas le temps… Je reviendrai pour te souhaiter la bonne année…

Elles se font la bise.

Louise – Allez, amuse-toi bien… Et merci d’être passée voir ta vieille tante pour Noël… Ah, au fait, moi aussi j’ai un cadeau pour toi ! Tiens, il est sous la table là…

Angela prend le paquet, l’ouvre et en sort un truc en laine.

Angela – Qu’est-ce que c’est ?

Louise – Ben c’est une écharpe ! Je l’avais tricoté pour une amie, mais elle est morte avant de pouvoir la porter. Elle te plaît ?

Angela – Beaucoup… Allez, à bientôt Tata… Et Joyeux Noël !

Angela s’en va.

Louise – Drôle de look, quand même… À chaque fois qu’elle vient me voir, j’ai l’impression d’être déjà en enfer… (Soupir) Alors, voyons voir ça…

Louise ouvre Pleine Vie et se met à le feuilleter tout en trempant une langue de chat dans son champagne. Elle plisse les yeux.

Louise – Qu’est-ce que j’en ai encore fait de mes lunettes, moi…? J’ai dû les laisser dans ma chambre…

Louise repart dans sa chaise roulante. Sœur Emmanuelle arrive, tenant Berthe par le bras. Elle l’aide à s’installer dans le fauteuil.

Emmanuelle – Tenez, installez-vous un peu ici, Berthe. Ce n’est pas bon de rester toute la journée allongée…

Berthe – Oh, vous savez, le Boulevard des Allongés, ce sera ma prochaine adresse, alors…

Emmanuelle – Et bien raison de plus, vous avez bien le temps. Vous voulez faire un scrabble, pour vous dégourdir un peu ?

Berthe – Me dégourdir quoi ?

Emmanuelle – Les méninges !

Berthe – D’accord…

Emmanuelle dispose le jeu.

Emmanuelle – Tenez, voilà vos lettres… Vous commencez ?

Berthe – Oh vous savez, je ne sais pas si je vais y arriver, je n’ai plus toute ma tête…

Emmanuelle – Essayez toujours…

Berthe – Bon, je vais faire ça alors… (Berthe aligne toutes ses lettres sur le plateau) OXYDIEZ du verbe oxyder. Alors, 35 avec le x qui compte double 45 multiplié par 2 égale 90 plus 50 qui font 120…

Emmanuelle – Eh ben… Vos neurones, au moins, elles ne sont pas encore trop oxydées…

Un couple débarque, Sandy et Jack, fille et gendre de Berthe.

Emmanuelle – Ah, je crois que vous avez de la visite, Berthe… Je vous laisse en famille… Messieurs Dames…

Sandy (à Emmanuelle) – Bonjour ma sœur…

Berthe – C’est votre sœur ?

Emmanuelle (avec indulgence) – Non Berthe, c’est votre fille…

Emmanuelle échange un sourire avec Sandy et sort.

Sandy – Alors maman, comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Oh, tu sais, à mon âge…

Jack – Bonjour belle-maman…

Berthe – C’est qui celui-là ?

Sandy – Mais enfin, maman, c’est Jack, mon mari !

Berthe – Tu es mariée ? Depuis quand ?

Sandy – Ça va faire une vingtaine d’années.

Berthe – Tu aurais au moins pu m’envoyer un faire-part…

Sandy – Mais tu as assisté à notre mariage, maman ! (Elle sort une photo de son portefeuille) Tiens regarde, c’est toi là, sur la photo, à la sortie de la mairie.

Berthe – Ah, oui… Et celui qui te tient par le bras, là, avec son costume trop grand, c’est qui ?

Jack – C’est moi, belle maman. Jack, votre gendre !

Berthe le regarde.

Berthe – Ouh là… Qu’est-ce qu’il a vieilli ! Ça ne m’étonne pas que je ne l’ai pas reconnu…

Jack – Eh oui, on vieillit tous…

Sandy tend à sa mère une boîte.

Sandy – Tiens je t’ai apporté une boîte de pâtes de fruits.

Berthe – Merci… Ce n’est pas trop dur au moins ? Parce qu’avec mes dents…

Jack – Ce sont des pâtes de fruits, belle-maman… C’est tout mou…

Berthe (en aparté à Sandy) – Pourquoi est-ce qu’il m’appelle belle-maman ?

Jack préfère changer de sujet..

Jack – Alors Berthe, on a bien dormi, cette nuit ?

Berthe – J’ai fait un rêve bizarre…

Jack – Ah oui ? Quoi donc ?

Berthe – Oh, ça n’a plus grande importance, maintenant…

Sandy – Dis toujours… (Plus bas) Ça nous fera au moins un sujet de conversation…

Berthe – J’ai rêvé de ces lingots que ma mère m’avait offerts pour Noël juste avant de mourir…

Sandy et Jack, sidérés, échangent un regard.

Sandy – Des lingots ?

Jack – Vous voulez dire des lingots d’or, belle-maman ?

Berthe – Comment ?

Sandy – Ta mère t’a donné des lingots ? Tu ne nous avais jamais parlé de ça avant !

Berthe – Ça ne vous regardait pas… Et puis comme je ne savais plus du tout ce que j’en avais fait… C’est cette nuit, seulement, que ça m’est revenu…

Jack – Et alors ?

Berthe – Vous savez comment c’est, les rêves, dès qu’on se réveille, on en oublie la moitié.

Sandy – Et de quelle moitié tu te souviens ?

Berthe – Je me souviens de la boîte… Et de tous les lingots à l’intérieur.

Sandy – Tous les lingots ? Parce qu’en plus, il y en avait beaucoup ?

Jack – Et cette boîte, vous ne vous souvenez plus où vous l’avez cachée ?

Berthe – Cachée ?

Jack – Faites un effort, belle maman !

Sandy – Tu les as peut-être enterrés quelque part dans le jardin ?

Berthe – Quoi donc ?

Jack (pétant les plombs) – Les lingots, putain ! Les putains de lingots !

Berthe – Ah, ça, j’ai complètement oublié…

Sandy – Essaie de te souvenir…

Berthe – Oui, je me souviens bien de la boîte. (Désignant la boîte de pâtes de fruits) Un peu plus grosse que celle-là, quand même.

Le Docteur Müller repasse par là. Sandy et Jack paraissent embarrassés par l’arrivée de ce témoin gênant.

Gunter – Bonjour Berthe, alors comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Bonjour Docteur.

Gunter – Ah, mais je vois qu’on est allé chez le coiffeur pour le réveillon ! Ça vous va très bien…

Berthe – Flatteur…

Gunter – Messieurs Dames… Tout va bien ?

Jack – Bonjour Docteur Müller…

Sandy – Oui, oui, tout va bien. Hein, maman ? (Plus bas) Elle perd de plus en plus la mémoire, mais à part ça, ça va…

Gunter – Votre mère est solide, croyez-moi. Elle nous enterrera tous ! N’est-ce pas Berthe ?

Jack – Et pour la mémoire, vous n’avez pas quelque chose de…

Sandy – Même si l’effet n’était que passager.

Gunter – Pour la mémoire, voyons voir, j’essaie de me souvenir… Si, je prends moi-même quelque chose de très efficace, mais… Je n’arrive pas du tout à me rappeler le nom de ce médicament… (Sandy et Jack le regardent interloqués) Je plaisante, bien sûr… Ici, il faut bien rigoler un peu, vous savez, sinon… On aurait vite fait de se suicider. Non, malheureusement, pour les pertes de mémoire, il n’existe aujourd’hui aucun remède…

Jack – Je vois… Il s’agit sans doute d’une maladie dégénérative…

Dans sa chaise roulante, Berthe s’assoupit lentement.

Gunter – Et voilà ! Une longue maladie dégénérative dont hélas nous souffrons tous dès notre naissance…

Jack – Et qui s’appelle ?

Gunter – La vie, cher Monsieur ! La vie ! Une maladie génétique dont l’issue est toujours fatale à plus ou moins longue échéance. (Le bip du Docteur retentit) Et bien chers amis, le devoir m’appelle. Je vous souhaite un Joyeux Noël !

Sandy secoue un peu sa mère pour la réveiller.

Sandy – Réveille-toi, on va aller faire un petit tour dans le parc…

Jack – L’air frais, ça va peut-être lui rafraîchir la mémoire…

Sandy – Allez, maman ! Lève-toi et marche !

Sandy, Jack et Berthe sortent. Louise revient en chaise roulante et se remet à lire Pleine Vie. Thelma arrive, marchant avec difficulté, agrippée d’une main au portique à roulettes de sa perfusion, et tenant de l’autre un ordinateur portable.

Thelma – Alors Louise, vous n’êtes pas encore morte ?

Louise – Sacrée Thelma, toujours le mot pour rire… Quand vous ne serez plus là, on va s’ennuyer…

Thelma – Avec un peu de chance, vous partirez avant moi… Qu’est-ce que vous lisez ?

Louise – Pleine Vie. C’est un cadeau de ma petite nièce…

Thelma – Au moins, elle a le sens de l’humour… Et c’est intéressant ?

Louise – Oui, mais qu’est-ce qu’il y a comme pubs… Sonotones, fauteuils monte-escalier, conventions obsèques…

Thelma – Ça a l’air sympa…

Thelma s’assied dans un fauteuil, et ouvre le capot de son ordinateur portable.

Louise – Il y a le wifi, ici ?

Thelma – Ça capte mieux du côté de la chambre mortuaire, mais là c’est occupé.

Louise – Ah, oui ? Par qui ?

Thelma – Je croyais que c’était vous, mais apparemment non…

Thelma allume son ordinateur.

Louise – C’est peut-être Berthe…

Thelma – Vous croyez ?

Louise – C’est toujours les meilleurs qui partent les premiers…

Thelma – Je préfère être une peau de vache… Ça conserve…

Louise – Pauvre Berthe… Pourtant, elle n’avait pas l’air si mal en point… Je n’aurais pas parié que ce serait elle qui nous quitterait en premier.

Thelma – Moi oui…

Louise – Pardon ?

Thelma – J’avais parié sur elle.

Louise – Non ?

Thelma – Cinquante euros… Puisque ce n’est pas vous, dans la chambre mortuaire, ça me laisse encore une chance…

Louise – Tant que vous ne pariez pas que je serai la prochaine sur la liste…

Thelma examine le dossier médical suspendu au fauteuil roulant de Louise.

Thelma – Voyons voir… Ah oui, quand même… Sans vouloir vous flatter, vous avez plutôt un bon dossier…

Louise lui lance un regard inquiet.

Louise – Vous trouvez ?

Thelma se met à pianoter sur son clavier

Thelma – Ça va… J’ai deux barres…

Louise – Deux barres ?

Thelma – Pour le wifi !

Louise – Ah, oui…

Thelma continue de pianoter sur son ordinateur. Louise se remet à sa lecture.

Thelma – Ouah ! Il est pas mal, celui-là ! Regardez ça !

Thelma tourne un instant l’écran vers Louise.

Louise – Vous êtes sur quel genre de site ?

Thelma – Un site de rencontre… Mon pseudo, c’est Thelma…

Louise – Thelma, ce n’est pas votre vrai nom ?

Thelma – Mon vrai nom, c’est Henriette… Mais pour rencontrer quelqu’un sur le net, Henriette, ce n’est pas un prénom facile.

Louise – Vous croyez vraiment que dans notre état, on peut encore rencontrer quelqu’un ?

Thelma – À part quelqu’un qui soit chargé de nous administrer les derniers sacrements, de constater le décès ou de procéder à l’autopsie, vous voulez dire ? On peut toujours rêver… Mais là, je dois dire que j’ai un coup de cœur…

Louise – Avec la tension que vous avez… Un coup de cœur, ça tourne vite à la crise cardiaque..

Thelma se remet à pianoter.

Thelma – J’hésite…

Louise – Dans l’état où on est, il vaut mieux ne pas hésiter trop longtemps.

Thelma – Allez, je tente ma chance…

Louise – Je ne voudrais pas vous décourager, mais quand il va voir votre photo…

Thelma lui montre à nouveau l’écran.

Thelma – Tenez, la voilà, ma photo…

Louise – Mais… c’est Sœur Emmanuelle !

Thelma – Elle n’est pas super sexy, mais c’est tout ce que j’avais sous la main… Je l’ai prise avec mon portable hier en lui disant que je voulais avoir une photo d’elle sur ma page d’accueil…

Louise – J’espère qu’elle ne surfe pas sur le net, elle aussi…

Thelma – Une religieuse… En tout cas, elle ne doit pas fréquenter des sites de rencontre… Et puis comme ça au moins, ça fait plus crédible…

Louise – Quoi ?

Thelma – La photo ! Il ne faut pas exagérer, non plus, les hommes savent bien que quand on a le physique d’une femme de footballeur, on n’a pas besoin d’aller sur ce genre de site pour avoir le ballon…

Louise – Remarquez, vous avez raison… Ce petit air niais et un peu naïf, il y en a que ça peut attendrir…

Thelma – On lui donnerait le bon Dieu sans confession…

Louise – Ah, quand on parle du loup…

Sœur Emmanuelle arrive. Thelma ferme précipitamment le capot de son ordinateur.

Thelma – Bonjour ma sœur !

Emmanuelle – Thelma et Louise ! Toujours inséparables, alors ! Comment ça va, aujourd’hui ?

Louise – Comme dit le Docteur Müller, la vie est une longue maladie dégénérative…

Thelma – Disons que nous on serait plutôt au stade terminal…

Emmanuelle – Ici ou ailleurs, nous ne sommes que de passage sur terre… Et le Seigneur nous attend tous en son paradis.

Thelma – Vous vous rendez compte, ma sœur ? Avec nous, c’est la première génération internet qui va arriver là-haut… Vous croyez qu’il y a du réseau, au paradis ?

Emmanuelle – Si c’est le paradis, il y a sûrement du wifi…

Thelma – C’est sûrement pour ça que ça capte déjà mieux du côté de la chambre mortuaire…

Emmanuelle – Est-ce que je peux faire quelque chose pour votre bien être, Mesdames ?

Thelma – Le haschich n’est toujours pas admis dans cet établissement même à usage thérapeutique ?

Emmanuelle – Je crains que non…

Thelma – Alors tant pis.

Emmanuelle – Bien, alors je repasserai tout à l’heure pour votre cours de gym… Bonne journée, Mesdames.

Louise – Bonne journée à vous, ma sœur.

Thelma – Et encore merci pour la photo… Je l’ai mise aussitôt sur ma… page d’accueil.

Emmanuelle – Si cela peut vous être d’un petit réconfort…

Thelma – Croyez-moi, ma sœur, grâce à vous, plusieurs de mes prières ont déjà été exaucées…

Emmanuelle sort. Louise range sa revue et commence à rouler son fauteuil pour partir.

Louise – Allez, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais il faut que j’aille faire mes devoirs…

Thelma – Vos devoirs ? Vous avez repris des cours ?

Louise – Non, mais c’est pour ne pas être prise de court, justement. Je dois rédiger mon testament…

Thelma – C’est vous qui avez raison, Louise, à nôtre âge, c’est plus facile de coucher quelqu’un sur son testament que dans son lit… Et qui est l’heureux élu ?

Louise – Je ne me suis jamais très bien entendu avec ma famille… Alors je me demande si je ne vais pas tout léguer au Docteur Müller… Il est tellement gentil…

Thelma – Et plutôt bel homme…

Louise – À tout à l’heure, Thelma.

Thelma rouvre le capot de son ordinateur.

Thelma – Adieu, Louise.

Louise sort. Thelma se remet à pianoter sur son ordinateur. Arrive un jeune homme, façon rappeur.

Alex – Salut Mémé, ça roule ?

Thelma ferme à nouveau le capot de son ordinateur.

Thelma – Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler Mémé.

Ils se font la bise.

Alex – Qu’est-ce que tu mates sur ton ordi ?

Thelma – Rien de spécial, pourquoi ?

Alex – Tu fermes la page quand j’arrive, c’est chelou.

Thelma – Tu es passé à la pharmacie pour mon ordonnance ?

Alex – T’inquiètes, j’ai ça là…

Il ouvre une poche de son blouson et tend à Thelma un petit truc dans une feuille d’aluminium.

Thelma – Ce n’est pas un générique au moins ?

Alex – Je me fournis directement chez un herboriste afghan… (Comme Thelma s’apprête à prendre la chose, il l’en empêche) Pas si vite ! Je ne fais pas le tiers payant.

Thelma lui tend un billet de cinquante.

Thelma – Tiens, je les ai honnêtement gagnés.

Alex – Ah ouais, comment ?

Thelma – J’ai gagné un pari.

Thelma range son petit paquet en aluminium et sort un joint qu’elle allume.

Alex – Tu as parié sur quoi ?

Thelma – Tu ne le croirais pas…

Thelma tire sur le joint.

Alex – Tu penses qu’un jour ils vont légaliser la beuh, Mémé ?

Thelma – Pour les vieux, peut-être. En soins palliatifs.

Alex – C’est relou.

Thelma – Et tes parents, comment ça va ?

Alex – Ça roule. Tu fais tourner ?

Thelma – Eh, je suis ta grand-mère quand même ! Je ne vais pas te pousser à te droguer.

Alex – Parce que toi, tu me donnes le bon exemple, peut-être ?

Thelma – Moi c’est différent, c’est pour soulager mes douleurs…

Alex – C’est ça, ouais…

Thelma est surprise par le retour de Sœur Emmanuelle. Elle refile le joint à Alex qui fait de son mieux pour le planquer.

Emmanuelle – Ah bonjour Alex ! C’est gentil de venir rendre visite à votre grand-mère.

Alex – Oui, je… Bonjour ma sœur…

Emmanuelle – Ça sent l’eucalyptus ici, non ? C’est vous qui fumez des cigarettes à l’eucalyptus, Thelma ?

Thelma – C’est à dire que…

Emmanuelle – Vous savez que c’est strictement interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement, même si ce sont des cigarettes pour dégager les bronches… Allez, je vous laisse en famille. Au revoir Alex…

Alex – Au revoir ma sœur…

Thelma – Allez on s’arrache.

Alex – Où est-ce qu’on peut-être tranquille ?

Thelma – Suis-moi, tu verras. Et en plus, c’est un endroit où on capte très bien le wifi…

Alex – Cool…

Ils sortent, mais Thelma oublie son ordinateur portable. Gunter, le médecin, repasse en compagnie de Barbara.

Gunter – Bon, et bien cela ne va pas trop mal, ce matin, n’est-ce pas Barbara ?

Barbara – Tous nos patients répondent à l’appel. Ça n’arrive déjà pas si souvent que ça. Cela tiendrait presque du miracle…

Gunter – C’est curieux, j’avais pourtant cru apercevoir quelqu’un dans la chambre mortuaire…

Barbara – Un oubli, peut-être… Il y a aussi des morts que personne ne vient réclamer…

Gunter – Je vais m’occuper de ça…

Barbara (provocante) – Vous ne voulez pas vous occuper de moi, plutôt ?

Gunter – C’est à dire que… On ne peut pas laisser un corps abandonné, comme ça…

Barbara – Un corps abandonné… Vous en avez un devant vous, Docteur Müller… Êtes-vous aveugle à ce point ?

Gunter aperçoit l’ordinateur et saisit le prétexte pour se dégager.

Gunter – Mais que vois-je ?

Barbara – Quoi ?

Gunter – Un ordinateur à la pomme…

Barbara (déçue) – Cruel, je vous lancerai bien cette pomme à la figure…

Gunter – An Apple a day, keep the doctor away…

Barbara – Vous parlez anglais, Gunter ? Je pensais que vous étiez allemand…

Gunter – Mon grand-père a émigré en Argentine à la fin de la guerre, mais j’ai été élevé dans un collège anglais en Suisse.

Barbara – Je vois…

Gunter – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le genre de chose à laisser traîner… C’est à vous ?

Barbara – Non…

Gunter – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de voleurs ici, mais bon…

Le regard de Barbara est attiré par l’image sur l’écran.

Barbara – Ah oui, comme vous dites… C’est d’autant moins à laisser traîner quand on surfe sur ce genre de site…

Gunter – Quel genre de site ?

Barbara – Un site de rencontre !

Gunter – Ce ne sont quand même pas nos patients qui…

Barbara – Mais… c’est la photo de Sœur Emmanuelle !

Gunter – Vous plaisantez…

Barbara – Si ce n’est pas elle, cela lui ressemble beaucoup…

Gunter – Faites voir…

Barbara – Elle se fait appeler Thelma.

Gunter – Non ?

Barbara – C’est clair que quand on s’appelle Sœur Emmanuelle, sur ce genre de site, il vaut mieux prendre un pseudo pour ne pas risquer de tomber sur des pervers…

Sœur Emmanuelle arrive. Gunter et Barbara, stupéfaits, la regardent avec d’autres yeux.

Emmanuelle – Tout va bien ?

Gunter – Très bien…

Barbara – Très, très bien…

Emmanuelle – Parfait…

Barbara – Vous êtes sûre que vous n’oubliez rien, ma sœur ?

Emmanuelle – Je ne vois pas, non ? Alors à plus tard…

Sœur Emmanuelle continue son chemin, un peu gênée par le regard insistant des deux autres, et elle sort.

Gunter – Je n’aurais jamais cru ça d’elle… Elle a l’air tellement…

Barbara – Eh oui… On croit connaître les femmes…

Gunter – Elle n’a pas repris son ordinateur…

Barbara – Elle n’a pas osé… Cette Sainte Nitouche…

Gunter – C’est vrai que ç’aurait été un peu gênant.

Barbara – Tu m’étonnes…

Gunter – On va le laisser ici, elle viendra le reprendre discrètement…

Barbara s’apprête à sortir.

Barbara – Vous venez ?

Gunter – Oui, oui, je vous rejoins tout de suite…

Barbara sort. Gunter hésite un instant, puis se met à pianoter fébrilement sur l’ordinateur. Thelma revient. Gunter s’éclipse.

Thelma – Ouah… C’est de la bonne… (Elle aperçoit l’ordinateur) Ah, il me semblait bien aussi que je l’avais oublié là…

Berthe revient accompagnée de Sandy et Jack.

Thelma – Berthe ? Je croyais que vous étiez décédée !

Berthe – Et bien non, vous voyez…

Thelma – Encore cinquante euros de perdu… Mais alors c’est qui dans la chambre mortuaire ?

Le regard de Thelma est attiré par l’écran de l’ordinateur.

Thelma – Tiens, une nouvelle proposition… Décidément, je suis très sollicitée… (Elle pianote sur le clavier et regarde l’écran) Non, le Docteur Müller…

Thelma sort tout en regardant son écran. Arrive Fred, la deuxième fille (ou le deuxième fils) de Berthe.

Fred – Bonjour maman… (Plus froidement) Sandy… Jack…

Berthe (à Sandy) – Tiens voilà ta mère.

Sandy – C’est toi ma mère. Elle c’est ma sœur…

Berthe – Tu es sûre ? Elle a l’air tellement vieille…

Jack – On va vous laisser, hein, Sandy ?

Fred – Je ne vous chasse pas, j’espère…

Sandy – On allait partir.

Sandy embrasse Berthe.

Fred – Tiens, je t’ai amené des pâtes de fruits…

Berthe – Ah, merci… Ce n’est pas ta sœur qui m’en aurait apportées… Elle ne m’apporte jamais rien…

Sandy – On t’en a apporté une boîte, maman, elle est là…

Jack – À la prochaine, Berthe…

Jack et Sandy sortent, après avoir échangé un regard hostile avec Fred. Fred lui tend la boîte qu’elle a apportée.

Fred – Prends donc une pâte de fruits…

Berthe – Merci… (Elle prend une pâte de fruits et la mange) Elles sont moins bonnes que celles de ta sœur…

Fred – Alors, maman, tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé la dernière fois ?

Berthe – Quoi ?

Fred – Au sujet de cette boîte contenant des lingots, que tu aurais caché quelque part dans la maison…

Berthe – Ah, ça…

Fred – Tu te souviens de ce que tu en as fait ?

Berthe – Oui.

Fred – Et alors ?

Berthe – Alors quoi ?

Fred – Qu’est-ce que tu en as fait ?

Berthe – Ben je l’ai mise dans le grenier, je crois.

Fred – Non ?

Berthe – Si, mais je viens de le dire à ta sœur…

Fred – La salope…

Fred sort en trombe. Louise arrive.

Louise – Vous voulez un chocolat ? C’est le Docteur Müller qui me les a offerts parce que je viens de lui léguer toute ma fortune…

Berthe – C’est vraiment très gentil de sa part… Qu’est-ce que c’est comme chocolat ?

Louise – Des lingots.

Berthe – Ah oui, je vais en prendre un. Ça me rappellera ma jeunesse. Ma mère m’en offrait souvent quand j’étais petite. Je me souviens, j’ai encore toutes les boîtes dans le grenier…

Thelma arrive à son tour. Par derrière, elle coupe avec une pince à linge le tuyau du goutte à goutte de Louise. Berthe la voit. Tout en affichant un sourire hilare, Thelma lui fait signe d’un geste de se taire.

Thelma – Je ne devrais pas, je sais, mais je trouve ça tellement marrant…

Berthe commence à tourner de l’œil. Sœur Emmanuelle revient, dans une tenue de gymnastique très voyante, avec un gros lecteur de CD sur l’épaule façon rappeur des rues. Comme une collégienne prise en faute, Thelma retire discrètement la pince à linge et Louise recouvre ses esprits.

Emmanuelle – Allons Mesdames, il faut bouger un peu ! C’est l’heure de votre cours de gymnastique.

Thelma – Oh, non, pas la gym…

Sœur Emmanuelle appuie sur la touche du lecteur et lance une bande son entraînante façon step.

Emmanuelle – Allons, tous avec moi !

Emmanuelle, un peu exaltée, se met à faire des mouvements de step de façon assez spectaculaire, que les patientes mal en point imitent mollement.

Emmanuelle – Allez, un peu plus d’entrain !

Thelma coupe à nouveau avec la pince à linge la perfusion de Louise, qui recommence à tourner de l’œil.

Berthe – Sœur Emmanuelle… On dirait que Louise a un peu forcé…

Emmanuelle – Bon, d’accord, on va peut-être arrêter là pour aujourd’hui, alors…

Thelma retire la pince à linge la perfusion de Louise, qui recouvre peu à peu ses esprits.

Thelma – On s’en sort bien…

Emmanuelle – Ça va mieux, Berthe ?

Berthe – Ça va… J’ai dû faire un petit malaise…

Les trois patientes sortent. Gunter arrive et découvre la tenue plutôt moulante et flashy de Sœur Emmanuelle, en train d’éteindre son lecteur de CD pour partir.

Gunter – Et bien… Décidément, je vous découvre sous un autre jour, Emmanuelle…

Emmanuelle – C’est une tenue de gymnastique… Vous trouvez que c’est un peu trop…?

Gunter – Je ne pensais pas que sous votre blouse blanche se cachait un tel feu d’artifice… Vous avez bien reçu mon message ?

Emmanuelle – Quel message ?

Le bip de Gunter se fait entendre.

Gunter – Excusez-moi, on m’a bipé… Mais nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Gunter s’en va. Barbara arrive.

Barbara – Alors, Sœur Emmanuelle, on mouille le maillot ?

Emmanuelle – Je sais, je ne devrais pas trop les surmener, mais en même temps…

Barbara – Vous devriez surtout être un peu plus discrète…

Emmanuelle – Discrète ?

Barbara – Nous nous comprenons, n’est-ce pas… Mais je vous préviens, pour ce qui est de Gunter, c’est chasse gardée !

Sœur Emmanuelle sort. Gunter revient catastrophé, en poussant un chariot devant lui sur lequel est allongé un corps recouvert d’un drap blanc.

Gunter – Je viens de découvrir un cadavre dans la salle mortuaire !

Barbara – Ça n’a rien de très extraordinaire, non ? En moyenne, on en dénombre deux ou trois tous les matins…

Gunter – Non mais là ce n’est pas un de nos patients. J’en suis même à me demander si c’est vraiment un être humain. On dirait un zombie. Regardez…

Gunter lève un coin du drap et on reconnaît Angela, la gothique. Louise revient en chaise roulante et aperçoit le cadavre.

Louise – Angela !

Barbara – Vous la connaissez ?

Louise – C’est ma nièce, elle est venue me voir tout à l’heure !

Barbara – Où est-ce que vous l’avez trouvée, Docteur ?

Gunter – Dans la chambre mortuaire, je vous dis !

Barbara – Astucieux, pour dissimuler un cadavre. C’est le dernier endroit on penserait à regarder…

Gunter recouvre à nouveau le corps avec le drap.

Gunter – Vous pensez qu’il pourrait s’agir d’un meurtre ?

Barbara – Allez savoir… Oh, mon Dieu ! Le criminel se trouve peut-être encore parmi nous ! Il faut prévenir la police !

Gunter – C’est fait, je viens d’appeler le commissariat… D’ailleurs les voilà…

Le (ou la) commissaire arrive, avec son adjoint (ou adjointe).

Commissaire – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez… J’espère que personne n’a touché à rien.

Gunter – J’ai seulement transporté le corps jusqu’ici sur ce chariot à roulettes…

Commissaire – Très bien, cela nous évitera un changement de décor inutile. (Soulevant le drap pour jeter un coup d’œil) Ouh là… Ce n’est pas beau à voir… Le producteur n’a pas lésiné sur les effets spéciaux…

Adjoint – Ah oui, cette bave verte qui lui sort de la bouche… On se croirait dans l’Exorciste…

Commissaire – Le décès remonte à combien de temps, Docteur ?

Gunter – Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas médecin légiste…

Adjoint – Ne vous inquiétez pas, ça viendra sûrement…

Commissaire (apercevant Louise) – Ça va Mémé, la soupe est bonne, ici ? J’espère que pour Noël, on améliore un peu l’ordinaire à la cantine ? Vous avez eu droit à une bûche glacée au moins ?

Barbara – C’est la tante de la victime, Commissaire. Elle doit être sous le choc…

Commissaire – Ah, très bien… Donc nous connaissons déjà l’identité du cadavre… Ça nous fera gagner du temps. Sanchez, soyez gentil, roulez-moi ce chariot de viande froide un peu plus loin, j’ai l’impression que ça commence déjà à cocoter un peu…

Louise – Pauvre petite… Elle est venue me voir il y a à peine une heure, vous vous rendez compte ?

Commissaire – Donc c’est encore tout frais… Remarquez, peut-être qu’elle sentait déjà mauvais de son vivant…

Louise – Vous êtes sûrs qu’elle est morte, au moins ?

Sanchez s’apprête à rouler le cadavre dans les coulisses.

Adjoint – Ou alors, c’est bien imité… La dernière fois que j’ai vu quelqu’un baver comme ça, c’était un pauvre type mordu par sa belle-mère atteinte de la rage…

Commissaire – Allons, Sanchez, je vous prie de respecter le deuil de cette pauvre femme qui vient de perdre sa nièce dans des conditions particulièrement atroces.

Sanchez – Pardon, Commissaire. Autant pour moi…

Sanchez sort avec le corps sur le chariot à roulettes.

Commissaire – Donc, chère Madame, votre nièce est la dernière personne à vous avoir vue vivante…

Louise – Ce ne serait pas plutôt le contraire, Commissaire ? Je ne suis pas encore tout à fait morte…

Commissaire – N’essayez pas de m’embrouiller, je connais mon métier… Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ? Ça ça nous ferait gagner encore plus de temps…

Louise – C’est une animation, pour le réveillon de Noël, Docteur Müller ? Un Cluedo en live ? Monsieur est comédien ?

Gunter – Je crains que non, ma chère Berthe… Ou alors c’est un très mauvais comédien…

Le commissaire prend Gunter à part.

Commissaire – Remarquez, Docteur, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça…

Gunter – Quoi ?

Commissaire – Et si vous faisiez croire à vos patients qu’il s’agit d’un jeu de rôles ? Ce serait moins traumatisant pour eux, non ? D’un point de vue psychologique…

Gunter – Enfin… Je pense quand même que Louise se rendra compte à un moment donné que sa nièce est vraiment morte.

Commissaire – Pensez-vous… Dans l’état où elle est ! Dans un quart d’heure elle aura même oublié qu’elle avait une nièce… Enfin, c’est vous qui voyez. Mais c’est important, la psychologie, vous savez…

Adjoint – Voilà, commissaire, c’est fait.

Commissaire – Très bien. Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ? Que je sache où vous l’avez fourré si je veux mettre la main dessus un peu plus tard ?

Adjoint – Je l’ai mise dans la chambre froide.

Commissaire – Ah, vous avez une chambre froide ? Très bien, c’est pratique. Nous aussi on a ça à l’institut médico-légal…

Barbara – Oui, enfin, nous c’est dans les cuisines…

Adjoint – Je me disais aussi… Pourquoi est-ce que qu’ils stockent autant de carcasses d’animaux dans une morgue ?

Commissaire – Bon, on essayera de faire l’autopsie avant que la victime soit complètement congelée, sinon il va falloir y aller au pic à glace…

Adjoint – Ou au micro-onde…

Commissaire – Et donc, vous ne savez pas du tout de comment elle a été assassinée ?

Barbara – Comment le saurions-nous, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi… Vous êtes médecins, vous avez l’habitude de tuer des gens, non ? Je blague…

Adjoint – Qui a bien pu faire ça ?

Commissaire (lui posant la main sur l’épaule) – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez…

Adjoint – Vous avez un plan, Commissaire ?

Commissaire – Virez-moi tout ce petit monde d’ici, sauf la vioque. On va l’interroger tout de suite, et après elle pourra aller déjeuner. Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. Nous savons que les personnes âgées ont l’habitude de déjeuner tôt…

Barbara (à mi-voix) – On la nourrit par perfusion, Commissaire, nous avons dû lui enlever l’estomac la semaine dernière…

Commissaire – Eh bien comme, au moins, elle n’a plus de problème de digestion… Allez, tout le monde dehors, on vous appellera par votre numéro quand ce sera votre tour, comme aux ASSEDIC.

Gunter et Barbara sortent.

Commissaire – Sanchez, pendant que j’interroge Madame, vous allez me perquisitionner cette taule de la cave au grenier. Et vous mandatez quelqu’un d’ici comme médecin légiste pour procéder à l’autopsie. On ne va pas y passer les fêtes, non plus…

Adjoint – Bien Commissaire.

Sanchez sort.

Commissaire – Alors Mémé ? Vous ne voulez pas avouer tout de suite ? Ça soulagerait votre conscience, et moi je pourrais réveillonner ce soir en famille.

Louise – Je lui avais fait cadeau d’une écharpe en laine. C’est avec ça qu’elle s’est pendue ?

Commissaire – Ça ressemble plutôt à un empoisonnement, si j’en crois la couleur de la bave qui lui sort de la bouche… Vous avez mangé quelque chose ensemble, quand elle vous a rendu visite ?

Louise – On a mangé des langues de chat…

Commissaire – Apparemment, ça ne lui a pas réussi… Pauvres bêtes… Des chats noirs, je parie… Mais c’était quoi, un repas de Noël ou un rite satanique ?

Louise – Enfin ce n’était pas des vraies langues de chat… Elles venaient de chez Auchan. Et puis on a bu un peu de Champagne…

Commissaire – Eh ben, on ne se refuse rien ! Si vous croyez qu’avec ma retraite, moi, j’aurai de quoi me payer du Champagne…

Louise – Nous aussi, on a cotisé ! Et puis ce n’est pas Noël tous les jours… Et dans l’état où je suis, je ne suis même pas sûre de fêter le prochain…

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez… Moi, Noël, ça m’a toujours foutu un peu le bourdon… Déjà, quand j’étais petit…

Louise – Bon, ça va, vous n’allez pas me raconter votre enfance malheureuse, non plus…

Commissaire – Bien… Est-ce que vous diriez que vous aviez des relations conflictuelles avec votre nièce, chère Madame ?

Louise – Oh… Elle venait me voir dans l’espoir de toucher l’héritage, mais bon… Quand on n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’on a quelques millions sur son compte, vous savez, ça devient difficile de croire aux visites désintéressées…

Commissaire – Ça pourrait expliquer qu’elle ait voulu abréger vos souffrances, mais pas l’inverse… Et vous l’avez effectivement couchée sur votre testament pour la remercier de son dévouement ?

Louise – Tu parles d’un dévouement…

Commissaire – Reconnaissez que d’aller voir des mourants à l’hosto, ce n’est quand même pas une partie de plaisir ! Sans parler des frais : fleurs, confiseries, magazines… Ça mérite bien une petite compensation, non ?

Louise – J’ai tout légué au Docteur Müller.

Commissaire – Et vous avez bien raison… Ce Docteur Müller m’a l’air d’être un Saint Homme…

Sanchez revient.

Adjoint – Commissaire, on vient d’identifier le véhicule de la victime. Une voiture noire de couleur grise, garée dans le parking de l’hôpital sur une place handicapé…

Commissaire – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Adjoint – Eh bien… La victime n’était pas handicapée…

Commissaire – Ça c’est l’autopsie qui nous le dira… À propos, vous avez mis quelqu’un là dessus.

Adjoint – Oui, Commissaire… Le Docteur Müller s’en occupe…

Sanchez reste là.

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – Je me disais que… On tenait peut-être le mobile du crime…

Commissaire – Quel mobile ?

Adjoint – Un handicapé qui aurait voulu se venger qu’on lui ait pris sa place de parking ?

Commissaire – Bravo Sanchez, nous ne manquerons pas d’exploiter cette piste. En attendant, vous me débarrassez de la vieille, et vous m’envoyez le témoin suivant…

Adjoint – Quel témoin, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi ! Celui qui vous tombera sous la main… (Sanchez embarque Louise). Ces jeunes, il faut tout leur expliquer…

Le commissaire examine les lieux. Il ramasse par terre une fiole, et essaie vainement de lire l’étiquette. Sanchez revient avec Sœur Emmanuelle.

Commissaire – Qu’est-ce que vous lisez là dessus, Sanchez, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes…

Adjoint – Poison, Commissaire… Vous pensez que cela pourrait avoir quelque chose à voir avec cette affaire d’empoisonnement ?

Commissaire – Franchement, ça m’étonnerait… Mais on va quand même envoyer ça au labo pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un produit toxique…

Adjoint – Bien Commissaire…

Sanchez prend la fiole et repart.

Commissaire – Alors, ma sœur, à nous… Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir religieuse. Une belle fille comme vous…

Emmanuelle – Je suis mariée avec Notre Seigneur… Je consacre ma vie à aider les autres…

Commissaire – Dans ce cas, nous faisons un peu le même métier.

Emmanuelle – Par d’autre voies, tout de même…

Commissaire – Les voies du Seigneur sont impénétrables… Auriez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans le coin, ces temps-ci…

Emmanuelle – Par exemple ?

Commissaire – Vous même, vous ne pratiqueriez pas la sorcellerie : messes noires, sacrifices humains, exorcismes ?

Emmanuelle – Non, Commissaire.

Commissaire – Une petite euthanasie de temps en temps, peut-être…?

Emmanuelle – C’est tout à fait contraire aux principes de ma religion, Commissaire.

Commissaire – Tiens donc ? Je l’ignorais. Il faudra que je relise le Coran, un de ces jours…

Emmanuelle – Et puis ce n’est pas un de nos patients en fin de vie qui est décédé, mais une jeune femme qui venait rendre visite à l’un d’entre eux…

Commissaire – On croit abréger les souffrances d’un mourant et on cueille une jeune vie dans la fleur de l’âge. Personne n’est à l’abri d’une erreur médicale…

Emmanuelle – Je suis infirmière diplômée…

Commissaire – Allons ma sœur… Ne me dites que ce n’est jamais arrivé ici qu’un patient vienne pour se faire enlever les hémorroïdes et reparte avec une jambe en moins…

Emmanuelle – Vous avez d’autres questions à me poser, Commissaire ? Mes malades ont besoin de moi…

Commissaire – Ce sera tout pour l’instant, mais je vous demanderais de rester à la disposition de la police jusqu’à nouvel ordre.

Emmanuelle – C’est à dire ?

Commissaire – On va essayer d’éviter le bracelet électronique pour l’instant, mais si vous aviez prévu un petit voyage dans un pays n’ayant pas d’accord d’extradition avec la France, comme Les Bahamas ou les Îles Caïman, je vous demanderais de le reporter…

Emmanuelle – J’avais juste prévu un pèlerinage à Lourdes pour le Nouvel An…

Commissaire – C’est dans l’espace Schengen ?

Emmanuelle – C’est en France, en tout cas…

Commissaire – Très bien, on vous fera un ausweis pour aller saluer Bernadette Soubirous…

Emmanuelle – Merci Commissaire.

Commissaire – Allez dans la paix du Seigneur, belle enfant.

Emmanuelle sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors, cette perquisition, qu’est-ce que ça donne, Sanchez ?

Adjoint – La routine, Commissaire… Un peu de marijuana, des armes de poing, du liquide sous les matelas… J’ai même trouvé de la morphine…

Commissaire – De la morphine… Où va-t-on ? Dans un hôpital, vous vous rendez compte ? Mais quand vous dites du liquide sous les matelas…?

Adjoint – Je parle de cash, Commissaire : Euros, Francs Suisse, Lires Italiennes… J’ai même trouvé quelques Pesetas…

Commissaire – Ah, les pesetas ! C’était le bon temps, n’est-ce pas, Sanchez ? La Costa Brava à un prix encore abordable, les gardes civils avec leurs drôles de tricornes, le Général Franco à la télé avec ses lunettes de soleil… Quel orateur, tout de même ! Ça ne nous rajeunit pas, Sanchez…

Adjoint – Mais ce qui m’inquiète, Commissaire, c’est plutôt ça…

Il sort et revient avec dans les bras une pile de boîtes.

Commissaire – Qu’est-ce que c’est que ça, Sanchez ? Vous croyez que c’est le moment de faire vos courses de Noël ? On a une enquête à résoudre, bon sang !

Adjoint – Des pâtes de fruits, Commissaire. Vingt-quatre boîtes exactement…

Commissaire – Je vois le topo… Et vous avez trouvé ça où ?

Adjoint – Sous le lit d’une patiente. La dénommée Berthe. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas un pseudo… Plus personne ne s’appelle Berthe, de nos jours…

Commissaire – Je suis de votre avis, Sanchez… Là je crois qu’on tient une piste sérieuse. Vous m’envoyez ça au labo aussi… Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Adjoint – En tout cas la plupart de ces produits ont dépassé la date limite de consommation.

Commissaire – Et cette Berthe, vous l’avez interrogée ?

Adjoint – Une vrai tête de mule, je n’ai rien pu en tirer… Je me suis dit que vous, vous sauriez davantage y faire… Tout le monde connaît vos qualités de psychologue lorsqu’il s’agit d’interroger les témoins les plus retors… Je vous l’ai amenée…

Commissaire – Vous avez bien fait, Sanchez… Introduisez Madame…

Sanchez sort un instant et revient avec Berthe.

Commissaire – Asseyez-vous là, Berthe, je vous en prie…

Sanchez repart. D’entrée, le commissaire flanque une baffe à Berthe.

Berthe – Mais ça ne va pas, non ?

Commissaire – Je préférais les bottins, mais de nos jours, avec internet, c’est devenu très difficile à trouver… Alors, vous allez parler ?

Berthe – Vous ne m’avez même pas encore posé de questions !

Commissaire – C’est ça… Et ces pâtes de fruits, bien sûr, vous allez me dire que c’était pour votre consommation personnelle ?

Berthe – Tout le monde s’entête à m’amener des pâtes de fruits, Commissaire… J’ai horreur de ça… Vous aimez ça vous, les pâtes de fruits…

Commissaire – Ma foi… (Il en prend une et la goûte) Oui, ce n’est pas si mauvais que ça…

Berthe – Ce que j’aime, moi, c’est les lingots… Ma mère m’en donnait quand j’étais petite. Vous aimez les lingots, Commissaire…

Commissaire – Les lingots ?

Fred, la fille de Berthe, arrive.

Fred – Ah, maman… Pardonnez-moi de faire irruption, Monsieur le Commissaire, mais il fallait que je vous parle… (Elle le prend à part et s’adresse à lui à mi-voix) Vous êtes parvenu à lui faire cracher le morceau ?

Commissaire – À propos de quoi, chère Madame…

Fred – Les lingots ! Elle vous a dit où elle les avait planqués, oui ou non ?

Commissaire – Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Faites confiance à la police…

Fred – N’hésitez pas à employer des méthodes un peu… musclées. Je pensais que c’était ma sœur qui les avait trouvés, mais elle m’assure que non…

Commissaire – Vraiment ?

Fred – Je vous laisse faire votre travail… Vous me tenez au courant ?

Commissaire – Je n’y manquerais pas, chère Madame.

Fred sort.

Commissaire – Quelle cupidité, tout de même… S’entredéchirer comme ça en famille… Tout ça pour des chocolats…

Sanchez revient.

Adjoint – J’ai pris la liberté d’interroger moi-même quelques témoins, Commissaire, et toutes les déclarations concordent : on mange très mal dans cet établissement…

Berthe – Ah, oui, ça je vous le confirme ! C’est infect !

Adjoint – J’ai même trouvé de la viande avariée dans le frigo.

Commissaire – En plus de notre cadavre, vous voulez dire ? Je rigole…

Adjoint – J’y retourne et je vous préviens s’il y a du nouveau…

Commissaire – Bon, débarrassez-moi de cette sorcière, et amenez-moi la Poupée Barbie.

Adjoint – Barbara, l’infirmière ?

Commissaire – C’est ça…

Sanchez sort avec Berthe. Barbara arrive.

Commissaire – Ah, chère Madame… Asseyez-vous, je vous en prie…

Barbara – Vous pouvez m’appeler Barbara. (Barbara s’assied en face de lui en croisant les jambes, ce qui déstabilise évidemment son interlocuteur). Vous aviez une question à me poser, Commissaire ?

Commissaire – Euh… oui. Mais bizarrement, là tout de suite, ça ne me revient pas…

Barbara – J’ai tout mon temps…

Commissaire – Ah si, voilà… Avez-vous des raisons de soupçonner votre patron, le Docteur Müller, de se livrer sur ses patients à des essais médicaux prohibés ?

Barbara – Comme les médecins nazis, vous voulez dire ?

Commissaire – Il a un nom à consonance germanique… et il est médecin. Reconnaissez que c’est une hypothèse à ne pas négliger… Même si ça n’est qu’une hypothèse…

Barbara – Le Docteur Müller ? Je ne crois pas Commissaire. D’ailleurs Gunter est Suisse…

Commissaire – Il y avait aussi des nazis en Suisse… En Suisse Allemande, en tout cas…

Barbara – C’est une page de l’histoire que j’ignorais complètement, Commissaire…

Commissaire – Admettons… Mais le Docteur Müller pourrait aussi administrer à ses patients à leur insu du maïs transgénique pour voir s’ils développent des tumeurs ? On connaît bien les liens parfois incestueux que le corps médical entretient avec les laboratoires pharmaceutiques…

Barbara – Il est vrai que presque tous nos patients ont déjà des tumeurs… Mais cela ne cadre guère avec le personnage, Monsieur le Commissaire… Le Docteur Müller est un médecin tout à fait désintéressé. Vous avez entendu parler de sa fondation au profit des orphelins qui n’ont pas de parents ?

Commissaire – Oublions ça, chère amie… Il s’agissait d’un simple interrogatoire de routine et je ne vous retiendrai pas plus longtemps… (Barbara se lève et s’apprête à sortir) Ah Barbara, une dernière petite question…

Barbara – Oui Inspecteur Colombo…

Commissaire – Surtout après avoir mangé des plats épicés, comme du couscous ou du chorizo, j’ai de terribles démangeaisons… à un endroit que la bienséance m’empêche de nommer dans une pièce de théâtre… Vous sauriez de quoi il peut s’agir ?

Barbara – De votre postérieur, j’imagine…

Commissaire – Non, je veux dire, de quelle maladie… Vous pensez que c’est grave ?

Barbara – Simple petit problème d’hémorroïdes probablement… Je vais vous arranger un rendez-vous avec le Docteur Müller pour après les fêtes. En attendant, évitez les excès…

Commissaire – Merci, Barbara, je me sens déjà soulagé…

Barbara sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors Sanchez, que donnent vos investigations ?

Adjoint – Cet hôpital est un vrai foutoir, Commissaire : trafic de stupéfiants, paris clandestins, abus de faiblesse, blanchiment d’argent, call girls recrutées sur le net…

Commissaire – Et l’autopsie ?

Adjoint – De ce côté-là, on a pas mal avancé aussi. L’autopsie révèle que la victime avait absorbé des langues de chat en grande quantité.

Commissaire – Pas de pâtes de fruits, vous êtes sûr ?

Adjoint – Uniquement des langues de chat, dont la date limite de consommation était dépassée de plus d’une semaine… J’ai retrouvé l’emballage dans une poubelle.

Commissaire – Bravo Sanchez ! C’est sûrement la raison du décès… Les langues de chat pas fraîches, ça ne pardonne pas. Reste à savoir s’il s’agit d’un empoisonnement ou d’une simple intoxication accidentelle…

Adjoint – Il y a autre chose Commissaire…

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – L’autopsie a révélé que la victime n’était pas vraiment morte avant l’autopsie…

Commissaire – Et alors ?

Adjoint – Ben… Le Docteur Müller a essayé de tout remettre à peu près en place…

Commissaire – La victime a été découverte dans une chambre mortuaire… C’est sûrement ça qui a induit les médecins en erreur. Comme quoi, Sanchez, il faut toujours se méfier des conclusions hâtives…

Adjoint – Une dernière chose, Commissaire… J’ai procédé à l’examen des ordinateurs…

Commissaire – Et ?

Adjoint – Bingo ! Je viens d’arrêter un type qui avait rendez-vous avec un membre du personnel de cet hôpital rencontré sur Internet…

Commissaire – Introduisez, Sanchez, introduisez…

Sanchez introduit Gunter et Emmanuelle.

Commissaire – Vous, Docteur Müller ? Et vous ma sœur ?

Gunter – Je peux tout vous expliquer Commissaire…

Commissaire – Confessez-vous à moi, Docteur…

Gunter – Je suis secrètement amoureux de Sœur Emmanuelle depuis son arrivée dans notre établissement. Lorsque j’ai appris par hasard qu’elle s’était inscrite sur un site de rencontre, j’ai pris un pseudo et je lui ai proposé un rendez-vous… Elle a accepté sans savoir qui j’étais… (Se tournant vers Emmanuelle) Emmanuelle, j’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Emmanuelle – Mais cela ne peut être qu’une machination du Diable, Commissaire ! Je ne fréquente pas de sites de rencontre, je vous l’assure !

Commissaire – Allons, ma sœur, inutile de jouer les vierges effarouchées… Vous savez, on a tous un jour où l’autre surfé sur ce genre de sites…

Sanchez arrive.

Adjoint – Je vous amène la victime, Commissaire… Croyez-moi, c’est une véritable résurrection… J’ai assisté moi-même à l’autopsie, il y avait des organes aux quatre coins de la pièce…

Commissaire (à Gunter) – Bravo ! Le Docteur Frankenstein n’aurait pas fait mieux…

Arrive Angela plus zombie que jamais, et la bave colorée au coin de la bouche.

Gunter – J’ai fait ce que j’ai pu, mais si vous voulez l’interroger, je vous conseille de ne pas trop traîner…

Commissaire – Vous avez raison… Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’interroger la victime d’un meurtre…

Angela (voix d’outre-tombe) – Allez tous brûler en enfer !

Emmanuelle sursaute.

Emmanuelle – C’est l’Antéchrist, et le Seigneur m’a désignée pour l’affronter. (Elle ouvre sa blouse sous laquelle elle a sa tenue fluo de gymnastique, et se met en position de karaté avant d’esquisser quelques mouvements d’intimidation). Vade retro Satanas !

Emmanuelle décoche un coup fatal à Angela. Sanchez se penche vers le corps.

Adjoint – Cette fois, je crois qu’elle est vraiment morte, Commissaire…

Emmanuelle – Les Forces du Bien ont triomphé des Forces du Mal… Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez…

Commissaire – Ne me tentez ma sœur… Mais pour ce qui est du cadavre que vous venez d’assassiner, on en restera à la version officielle… On dira que la victime était déjà morte avant l’autopsie…

Adjoint – Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. On ne va pas mettre en prison une religieuse.

Commissaire – Surtout une religieuse qui vient de rencontrer le grand amour grâce à internet…

Barbara arrive, furieuse, suivie de Thelma.

Thelma – Mais puisque je vous dis que Thelma, c’est moi !

Barbara (à Emmanuelle) – Salope. Je t’avais dit de ne pas t’approcher de Gunter !

Barbara se jette sur Emmanuelle et elles se crêpent le chignon.

Adjoint – Vous ne croyez pas qu’on devrait les séparer, Commissaire ?

Commissaire (fasciné) – Attendez encore un peu…

Berthe et Louise arrivent.

Thelma – Je parie sur la brune et vous ?

Berthe – Cinquante euros sur la blonde…

Fred, Jack et Sandy arrivent, en pleine rixe eux aussi.

Fred – Qu’est-ce que tu as fait des lingots, morue ?

Sandy – Attends, je vais t’étrangler, garce !

Jack – Ne vous inquiétez pas Commissaire, c’est juste un petit différend familial…

Jack se joint à la rixe.

Commissaire – Je crois que nous pouvons considérer cette affaire comme résolue, Sanchez. Nous représentons ici les forces de l’ordre, et je crois qu’on peut dire que l’ordre est rétabli.

Adjoint – Bravo Commissaire. Encore une enquête rondement menée. Beau travail…

Commissaire – Merci Sanchez. Vous réveillonnez en famille, ce soir ?

Adjoint – Hélas, Commissaire, je suis un orphelin de la police. Je n’ai plus de famille.

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez, Sanchez…

Adjoint – Mon père est mort en service. Je peux vous l’avouer maintenant, il servait sous vos ordres, et il en était fier… C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à rejoindre votre unité, Commissaire.

Commissaire – Ce que vous me dites me bouleverse, Sanchez. Je vous considère comme un fils, vous le savez, et je ne vous laisserai pas tomber un jour comme celui-là.

Adjoint – Je savais que je pouvais compter sur vous, Commissaire…

Commissaire – Tenez, voici le Docteur Müller. Avec sa Fondation, financée par de généreux donateurs en fin de vie comme Berthe, il s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents, comme vous. Il a sûrement une solution pour que vous ne restiez pas seul un soir de réveillon. N’est-ce pas, Docteur ?

Adjoint – Merci Commissaire.

Commissaire – Je vous abandonne, Sanchez… On m’attend à la maison. Et c’est moi qui suis chargé de fourrer la dinde… Joyeux Noël à tous !

Le commissaire sort tandis que la moitié de ceux qui restent continuent à se battre, et les autres à les regarder. Sirènes d’ambulance et de police mêlées…

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-42-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Bienvenue à bord

Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…

Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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8 personnages : 2H/6F

8 personnages : 3H/5F

8 personnages : 4H/4F

9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F

9 personnages : 4H/5F

10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

 

 


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Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bienvenue à bord

10 personnages

(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)

Les jeunes
Nathalie : directrice

Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante

Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire

Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire

Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.

Matin

Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.

Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…

Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…

Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…

Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…

Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…

Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…

Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !

Dominique – Ta mère a un portable ?

Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…

Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.

Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?

Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.

Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?

Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…

Dominique – Hélas…?

Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…

Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.

Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…

Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…

Christiane (cassante) – Oui, ben, non !

Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.

Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !

Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.

Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.

Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.

Nathalie – Nathalie Saint Maclou.

Dominique – Comme la moquette ?

Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.

Dominique – Saint Maclou, évidemment.

Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.

Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…

Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…

Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…

Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?

Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…

Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.

Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…

Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…

Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…

Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…

Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?

Dominique – Bien sûr…

Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?

Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…

Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.

Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.

Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.

Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…

Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.

Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?

Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…

Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.

Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…

Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…

Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.

Dominique – C’est important, l’humour.

Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.

Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…

Christiane – Ah, oui, c’est curieux…

Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…

Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…

Christiane le fusille du regard.

Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…

Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…

Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…

Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…

Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…

Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?

Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?

Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?

Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?

Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…

Blanche – Même les Juifs ?

Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…

Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.

Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.

Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…

Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?

Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…

Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !

Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.

Silence embarrassé.

Dominique – Voilà, voilà…

Christiane – Bon ben alors euh…

Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…

Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.

Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?

Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.

Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…

Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…

Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.

Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?

Nathalie la regarde un peu embarrassée.

Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.

Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…

Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…

Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.

Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?

Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.

Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.

Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?

Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.

Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?

Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?

Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !

Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?

Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…

Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !

Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.

Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?

Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…

Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.

Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.

Claude – Quoi ?

Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.

Claude – On venait de fêter son anniversaire.

Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.

Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?

Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…

Claude – Quand même, ça fait un choc.

Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.

Claude – Pas encore, malheureusement…

Henriette – Pas encore ?

Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…

Henriette – Quel article ?

Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.

Henriette – Des méduses ?

Claude – La Turritopsis Nutricula.

Henriette – Une tartine de Nutella ?

Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.

Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »

Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?

Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !

Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.

Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…

Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !

Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?

Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?

Claude – Comment ?

Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?

Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…

Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.

Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…

Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.

Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.

Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.

Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?

Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…

Solange – Comment ?

Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…

Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…

Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.

Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…

Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.

Claude – Ah, d’accord…

Henriette – C’est quoi un iPod ?

Claude – Aucune idée…

Solange – Vous connaissez la nouvelle ?

Henriette – Quelle nouvelle ?

Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henriette – Il s’est passé quelque chose ?

Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.

Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !

Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.

Solange – Adèle est partie ?

Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.

Claude – Et précipité.

Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.

Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.

Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.

Claude – Elle est morte.

Solange – Elle est morte, Adèle ?

Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…

Henriette – Tiens ben la voilà, justement…

Solange – Adèle ?

Claude – La nouvelle !

Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?

Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !

Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.

Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.

Blanche (renfrognée) – Mmm…

Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.

Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.

Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.

Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…

Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.

Henriette – C’est son siège fétiche…

Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?

Solange – J’y étais…

Blanche – Où ça ?

Solange – Sur le Titanic !

Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…

Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.

Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.

Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?

Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.

Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,

Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…

Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?

Blanche – La Turritopsis Nutricula…

Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…

Solange – Une croisière ? En bateau ?

Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…

Henriette regarde le magazine.

Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?

Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.

Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?

Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !

Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.

Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…

À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.

Solange – Bonjour capitaine !

Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.

Blanche – Blanche… de Bruges.

Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…

Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.

Claude (servile) – Honoré est un peu baron.

Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.

Honoré – Mon nom est de Montélimar.

Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.

Les autres semblent plutôt choqués.

Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.

Solange – Il commandait un bateau.

Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.

Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…

Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.

Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?

Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.

Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…

Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.

Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…

Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.

Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?

Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.

Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?

Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…

Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !

Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.

Blanche – Tu parles d’une devise à la con…

Solange – Le déjeuner est servi à midi.

Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.

Claude – On ne voit pas les journées passer…

Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…

Henriette – À notre table ?

Claude – À la table du capitaine ?

Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?

Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.

Claude – C’était prévu comme ça…

Henriette – Il y a une liste d’attente…

Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…

Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.

Honoré – Vous permettez ?

Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.

Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…

Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.

Henriette – On sait ce que ça veut dire…

Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henriette – Une comédienne, tu parles…

Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…

Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.

Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Solange – Faites voir…

Henriette – Ça ne me dit rien…

Claude – Un thermomètre jetable ?

Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.

Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…

Claude – Pas un sex-toy, quand même…

Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…

Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…

Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?

Henriette – Allez savoir…

Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…

Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…

Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…

Henriette – Ou demander à quelqu’un.

Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?

Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…

Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…

Claude – Et le père, ce serait qui alors…?

Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.

Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?

Claude – Ça peut aller, Docteur…

Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?

Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.

Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…

Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?

Henriette – Ça peut aller…

Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.

Solange – À notre âge, vous savez…

Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.

Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.

Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…

Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !

Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.

Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…

Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…

Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.

Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.

Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.

Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…

Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.

Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.

Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?

Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.

Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.

Claude – C’est bientôt le déjeuner.

Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.

Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.

Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…

Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !

Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.

Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…

II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.

Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !

Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…

Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.

Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…

Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !

Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.

Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?

Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…

Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?

Ils commencent à s’en aller tous les deux.

Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…

Ils sortent.

Noir.

Après-midi

Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.

Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…

Solange – J’y compte bien…

Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?

Solange – C’est une surprise…

Claude – Et c’est pour qui ?

Solange – Pour vous peut-être…

Blanche arrive avec Honoré.

Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?

Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…

Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…

Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?

Claude – C’est une écharpe, je crois.

Blanche – Pas pour moi, j’espère.

Solange – Allez savoir…

Claude – C’est une surprise.

Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?

Claude – Une corde en laine ?

Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.

Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.

Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…

Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.

Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…

Caroline se met à faire un peu de ménage.

Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?

Honoré – On ne sait pas.

Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.

Solange – L’important, c’est que ce soit solide…

Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.

Henriette arrive.

Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…

Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?

Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…

Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.

Blanche – C’est moi !

Henriette – C’est vous quoi ?

Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !

Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?

Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !

Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !

Solange – Heureux au jeu…

Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…

Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?

Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…

Solange – Il y a peut-être une patinoire.

Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?

Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…

Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?

Blanche – Allez savoir…

Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…

Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?

Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.

Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?

Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.

Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.

Roberto – Très bien, très bien…

Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.

Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.

Henriette – En privé…

Roberto – Hun, hun…

Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.

Henriette – C’est positif ou négatif ?

Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?

Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…

Roberto – Claude ?

Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…

Roberto semble inquiet.

Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…

Henriette – Vous me tenez au courant…

Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !

Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.

Caroline – C’est le règlement…

Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.

Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?

Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.

Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?

Caroline – Pardon ?

Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?

Il lui montre le test.

Caroline – Et si ça l’était ?

Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?

Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.

Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.

Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.

Nathalie arrive. Caroline s’en va.

Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.

Nathalie – Oui, moi aussi…

Roberto – Vous êtes enceinte ?

Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?

Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.

Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?

Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…

Nathalie – Quelle naissance ?

Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…

Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…

Roberto – C’est à propos d’Adèle.

Nathalie – Adèle ?

Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.

Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…

Nathalie – Quels indices ?

Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.

Nathalie – Non…?

Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.

Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.

Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…

Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !

Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.

Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.

Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…

Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?

Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…

Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…

Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?

Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…

Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…

Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.

Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?

Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?

Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…

Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?

Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.

Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…

Nathalie – Vous trouvez ?

Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…

Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?

Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…

Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.

Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?

Blanche – Ben je pars en croisière.

Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.

Blanche – Pourquoi pas ?

Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…

Roberto – Il faut signer une décharge.

Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !

Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…

Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…

Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?

Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.

Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.

Honoré, Claude et Solange arrivent.

Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?

Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?

Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?

Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.

Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.

Henriette arrive.

Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?

Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.

Henriette – Adèle a été assassinée !

Claude – Non !

Henriette – Je le tiens de la direction…

Solange – Ils vous l’ont dit ?

Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.

Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?

Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?

Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…

Solange – Un tueur en série ?

Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?

Claude – Qui ça pourrait bien être…?

Honoré – Un membre du personnel, peut-être…

Caroline arrive.

Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?

Henriette – Un tueur… ou une tueuse.

Claude – Non, merci, ça ira.

Henriette – Moi non plus merci…

Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…

Caroline repart.

Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…

Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.

Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !

Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?

Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?

Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…

Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.

Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.

Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…

Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.

Honoré – Très bien…

Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.

Claude – Une main innocente ?

Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.

Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.

Blanche – Claude.

Claude semble soulagé.

Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…

Caroline revient, suivi de près par Roberto.

Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?

Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.

Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?

Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.

Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…

Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.

Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.

Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…

Caroline – Et pourquoi pas ?

Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.

Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?

Roberto – Combien ?

Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.

Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?

Caroline – Vingt mille ?

Roberto – Dix mille.

Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.

Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.

Roberto – J’ai votre parole ?

Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…

Caroline s’en va.

Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…

Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.

Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?

Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.

Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?

Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…

Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.

Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.

Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.

Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.

Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?

Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?

Christiane – Au courant de quoi ?

Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !

Nathalie arrive.

Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…

Christiane – Vous êtes sûre ?

Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…

Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?

Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…

Dominique – Ah, oui, c’est réussi.

Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…

Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…

Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…

Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.

Christiane embrasse sa mère.

Christiane – Allez, au revoir, maman…

Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…

Christiane – Bien sûr, maman…

Dominique embrasse à son tour Blanche.

Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…

Dominique – On va faire comme ça…

Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…

Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.

Christiane se tourne vers Dominique.

Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…

Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.

Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?

Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…

Dominique enlace Christiane pour la réconforter.

Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.

Dominique – Quoi ?

Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…

Dominique (aux anges) – Non ?

Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.

Dominique – Mais c’est merveilleux !

Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…

Dominique – Une fille ? Un garçon ?

Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !

Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !

Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.

Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…

Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.

Christiane – Je pensais au bébé…

Dominique range son cigare.

Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.

Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…

Dominique – Déjà ?

Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !

Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…

Christiane – Comment ça aussi… ?

Dominique et Christiane s’en vont.

Roberto et Nathalie arrivent.

Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?

Roberto – Une aide-soignante…

Nathalie – Caroline…?

Roberto – Pourquoi pas ?

Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…

Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.

Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…

Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.

Nathalie – Une tueuse à gage ?

Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.

Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.

Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…

Nathalie – La fille de Blanche…?

Roberto – Ou son… compagnon.

Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.

Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.

Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?

Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.

Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?

Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.

Nathalie – Autre chose d’intéressant ?

Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…

Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.

Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…

Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?

Roberto – Spaghettis.

Nathalie – Encore !

Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.

Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.

Noir.

Soir

Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.

Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.

Henriette – Ben oui.

Nathalie – Sur les lieux du crime ?

Henriette – Ben non.

Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?

Henriette – Ben à la cantine !

Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.

Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.

Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.

Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…

Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.

Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.

Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…

Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.

Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !

Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.

Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…

Henriette – À propos de quoi ?

Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?

Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.

Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.

Roberto – Solange…

Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?

Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.

Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…

Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.

Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…

Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…

Henriette s’en va en râlant.

Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…

Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.

Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.

Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…

Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.

Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…

Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?

Solange – Oui.

Claude – C’est pour qui ?

Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.

Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.

Roberto – Là on tient notre flag…

Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.

Claude – Mais enfin…

Roberto – Casse-toi, on te dit.

Claude s’en va.

Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?

Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?

Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?

Nathalie – Je ne sais pas.

Roberto – La livrer à la police, à son âge ?

Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.

Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…

Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…

Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?

Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…

Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…

Roberto – Tu t’en tires bien salope…

Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…

Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…

Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.

Noir.

Un an après

Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.

Nathalie – Je n’en peux plus…

Roberto – Et il est à peine midi…

Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…

Nathalie – Vivement la retraite…

Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.

Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !

Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.

Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?

Honoré – On a rajeuni de vingt ans.

Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…

Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…

Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !

Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.

Christiane – Bonjour, bonjour…

Nathalie – Messieurs dames…

Dominique – Madame la Directrice…

Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…

Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…

Dominique – Votre petit-fils, Blanche.

Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…

Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.

Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…

Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?

Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…

Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.

Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?

Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…

Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?

Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?

Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.

Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.

Ils trinquent.

Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !

Musique. Ils entament quelques pas de valse.

Noir. Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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