Comédie de caractère

Maison ou appartement

Le petit chez soi (ou le grand chez les autres) est le décor le plus courant de la comédie (notamment la comédie de boulevard). Il constitue le cadre d’une comédie de l’intime, celle qui met en jeu l’hypocrisie des relations matrimoniales (cf. adultère), familiales (cf. héritage), amicales ou plus généralement sociales (cf. arrivisme).

***

Au répertoire de La Comédiathèque

Maison ou appartement

STRIP POKER

DES BEAUX-PARENTS PRESQUE PARFAITS

ELLE ET LUI, MONOLOGUE INTERACTIF

ERREUR DES POMPES FUNEBRES EN VOTRE FAVEUR

GAY FRIENDLY

LE COUCOU

LE GENDRE IDEAL

LES COPAINS D’AVANT … ET LEURS COPINES

MENAGE A TROIS

STRIP POKER

UN MARIAGE SUR DEUX

VENDREDI 13

DU PASTAGA DANS LE CHAMPAGNE

LES COPINES D’AVANT ET LES COPAINS D’APRÈS

UNE SOIREE D’ENFER

UN OS DANS LES DAHLIAS

NOS PIRES AMIS

LA MAISON DE NOS RÊVES

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Le Pire Village de France

The worst village in England  –  El pueblo más cutre de EspañaA pior aldeia de Portugal

Comédie de Jean-Pierre Martinez

9 ou 10 personnages distribution très variable en sexe

presque tous les personnages pouvant être masculins ou féminins

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…


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LE PIRE VILLAGE DE FRANCE
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Le Pire Village de France

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…

10 personnages

Robert (ou Roberta) : patron(ne) du café

Ginette : patronne du café

Charlie : instituteur (ou institutrice)

Félicien : curé du village

Honoré (ou Honorine) : maire du village

Jean-Claude (ou Jeanne-Claude) : idiot(e) du village

 Wendy : productrice de téléréalité

Laurence (ou Laurent) : journaliste

Ramirez : commissaire

Sanchez : inspecteur

Distribution très variable par sexe

presque tous les rôles pouvant être masculins ou féminins

Acte 1

Un bistrot de village, le Café du Commerce, à Beaucon-la-Chapelle. Derrière le comptoir, Robert, le patron style bidochon, feuillette le journal local, tandis que Ginette, la patronne un peu plus pimpante, essuie des verres avec un air absent. Arrive Honoré de Marsac, le maire, genre noble fin de race habillé avec une élégance désuète et des vêtements élimés.

Honoré – Bonjour Robert. Madame Ginette, mes hommages.

Robert, un peu renfrogné, se contente de lever un instant les yeux de son journal. Ginette semble sortir de sa rêverie et son visage s’éclaire un peu.

Ginette – Monsieur le Maire… Comment va ?

Honoré s’installe debout au comptoir.

Honoré – Ma foi… J’ai une légère céphalée, depuis ce matin. Je ne sais pas pourquoi…

Robert – Avec ce que tu tenais hier soir, ce n’est pas très étonnant. On appelle ça la gueule de bois…

Ginette lance à Robert un regard désapprobateur.

Ginette (très aimablement) – Qu’est-ce que je vous sers, Honoré ?

Honoré – Je vais prendre un Fernet-Branca. Ça me fera du bien…

Robert – Tu as raison… Il faut soigner le mal par le mal…

Ginette sert Honoré, qui la remercie d’un sourire.

Honoré – Vous êtes très en beauté, aujourd’hui, ma chère.

Ginette – Je me suis fait une couleur. Mon mari, lui, il n’a rien remarqué…

Honoré – Ah oui, c’est…

Robert – Bleu.

Honoré – Décidément, votre mari ne vous mérite pas, ma chère Ginette. En tout cas, cela vous sied à ravir.

Ginette – Ça change un peu…

Robert considère ce badinage d’un regard agacé.

Robert – La couleur de tes cheveux, c’est bien la seule chose qui change encore de temps en temps à Beaucon-la-Chapelle… (Il repose le journal sur le comptoir). C’est dingue ! Il ne se passe tellement rien, dans ce bled… On n’est même plus répertorié dans le sommaire du canard local.

Ginette – Sans blague ?

Robert – Tiens, regarde ! Avant, même si on ne parlait jamais de nous, Beaucon-la-Chapelle, c’était là, entre Beauchamp-la-Fontaine et Beaucon-les-deux-Églises. Maintenant plus rien. On ne figure même plus sur le menu !

Honoré (soupirant) – Eh oui, mon pauvre Robert… Qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes des naufragés de l’exode rural. On nous raye du menu, en attendant de nous rayer de la carte. Bientôt, on ne figurera plus sur aucun plan, comme une île déserte perdue au milieu du Pacifique, à l’écart de toutes les routes maritimes.

Ginette – Si au moins on avait la plage… Vous avez raison, Honoré. Des naufragés au milieu des champs de patates, voilà ce qu’on est.

Honoré – En attendant que le petit bout terre auquel on s’accroche encore soit submergé par la montée des eaux…

Robert – Ici, on risquerait plutôt d’être emportés par une coulée de boue…

Honoré boit son Fernet-Branca.

Ginette – C’est bien triste… Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ?

Honoré – Maire… Je ne suis pas sûr de l’être encore très longtemps…

Robert – Tu as peur de ne pas être réélu ? Il n’y a jamais eu d’autres candidats que toi à Beaucon-la-Chapelle. Et vu le nombre d’électeurs qui restent ici, si tu votes pour toi, tu as déjà presque vingt pour cent des suffrages exprimés.

Honoré – Ce n’est pas ça… Mais je viens de recevoir une lettre à la mairie… Ils parlent de rattacher la commune au bourg d’à côté.

Robert – Beaucon-les-deux-Églises ?

Ginette – Mais c’est à plus de vingt kilomètres !

Honoré – Vingt-trois, à vol d’oiseaux… et vingt par la route.

Robert – C’est vrai qu’à travers champs, la route est tellement droite…

Ginette – Il n’y a tellement rien, par ici. On se demande ce que la route pourrait bien avoir à contourner pour justifier un virage ?

Robert – Si encore on avait une colline, un bois ou même un bosquet.

Honoré – Oui… Si la commune devait se doter d’un blason, je ne sais pas ce qu’on pourrait mettre dessus…

Robert – Une patate.

Honoré – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moment de pavoiser. Et c’est peut-être mon dernier mandat. L’intercommunalité, qu’ils appellent ça.

Robert – Toi qui étais maire depuis plus de trente ans…

Ginette – Alors comment on va vous appeler, maintenant, si on ne peut plus vous appeler Monsieur le Maire ?

Honoré – Monsieur de Marsac, je suppose… Mais vous, Ginette, vous pourrez toujours m’appeler Honoré…

Robert – On n’avait déjà plus de pissotières ni de cabine téléphonique. Maintenant, on n’aura même plus la mairie.

Honoré – C’est la mort du service public…

Ginette – Vous qui aviez tellement fait pour Beaucon-la-Chapelle…

Robert – Ouais, enfin…

Ginette – Quoi ?

Robert – C’est surtout tes petites affaires, que ça ne risque pas d’arranger, tout ça, hein, Honoré ?

Honoré – Mes affaires ? Quelles affaires ?

Robert – D’accord, en tant que Premier Magistrat, tu as fait beaucoup pour la commune. C’est sûrement pour ça qu’ils envisagent de la supprimer aujourd’hui…

Ginette – Là tu es injuste, Robert. Il faut avouer qu’on a peu d’atouts à mettre en avant, à Beaucon.

Robert – Toujours est-il que tu as bien profité de tes prérogatives de maire, non ?

Honoré – Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

Robert – Je parle de la subvention que tu as réussi à obtenir du Conseil Général…

Honoré – Ah oui…

Robert – Pour restaurer un manoir dans lequel, selon une légende dont personne n’avait jamais entendu parler jusque là, Jeanne d’Arc aurait dormi une nuit en 1429.

Honoré – Je peux te montrer le livre où cette légende est mentionnée !

Robert – C’est toi qui l’as écrit !

Honoré – Si on n’a plus le droit d’écrire des livres d’histoires, maintenant…

Robert – Un manoir qui se trouve comme par hasard être à toi, et qui a été entièrement refait à neuf aux frais du contribuable soit disant pour en faire des chambres d’hôtes… Des chambres où personne n’a jamais dormi, évidemment. À part La Pucelle d’Orléans…

Honoré – Être propriétaire d’un monument historique, tu n’as pas idée de la charge que c’est, mon pauvre Robert…

Robert – Jeanne d’Arc… Si encore elle avait été dépucelée dans ton lit.

Ginette – Robert, je t’en prie…

Robert – Sans parler de la subvention pour restaurer la chapelle du village.

Honoré – Beaucon-la-Chapelle se devait quand même d’avoir une chapelle digne de ce nom !

Robert – Une chapelle dont ton propre cousin se trouve être le curé. Le presbytère a été entièrement restauré avec nos impôts. On dirait un ryad marocain. Il y a même un jacuzzi dans le patio…

Honoré – Un jacuzzi… Tout de suite les grands mots… C’est un simple bassin d’agrément.

Robert – On va dire un bassin à remous, alors.

Honoré – Franchement, Robert, je ne vois pas du tout où tu veux en venir…

Robert – Je ne sais pas, moi… Avec cet argent là, on aurait pu faire quelque chose pour la commune…

Honoré – Ah oui ? Quoi, par exemple ?

Robert – Tiens, on aurait pu installer des caméras de surveillance.

Honoré – Pour surveiller quoi ? Les champs de patates ?

Robert – On aurait pu restaurer l’école !

Arrive Charlie, l’instituteur, visiblement gay.

Charlie – Messieurs Dames…

Ginette – Ah, quand on parle du loup. Voilà l’instituteur, justement. Bonjour Charlie.

Charlie – Eh ben… Il y a foule, aujourd’hui, au Café du Commerce.

Robert – Eh oui… On est presque au complet.

Charlie – La noblesse et le tiers état. Il ne manque plus que le curé, et on pourra réunir les États Généraux…

Honoré – Vous ne croyez pas si bien dire, Charlie. La République est en danger.

Robert – Et Jeanne d’Arc n’est plus là pour la défendre…

Charlie (à Honoré) – Vous allez enfin être mis en examen, Monsieur le Maire ? Vous savez, en ce moment, c’est très tendance.

Ginette – Si ce n’était que ça…

Charlie – Vous allez devoir prononcer votre premier mariage gay ? Pourtant, que je me souvienne, personne ne m’a encore demandé ma main… Enfin, pas dans l’idée de me passer une bague au doigt, en tout cas…

Honoré – Beaucon-la-Chapelle va être annexé par le bourg d’à côté.

Charlie – Non ?

Ginette – Et ce n’est que le début, vous verrez.

Honoré – Le début de la fin, en tout cas.

Robert – Hitler a commencé par envahir la Pologne, et le reste a suivi. Si on ne réagit pas…

Charlie – Malheureusement, vous ne croyez pas si bien dire.

Charlie s’installe au bar, visiblement préoccupé.

Ginette – Vous avez reçu des mauvaises nouvelles, vous aussi ?

Charlie – Il est question de fermer l’école, figurez-vous.

Ginette – Non ?

Robert – En même temps, depuis qu’il n’y a plus aucun élève, il fallait s’y attendre. Quand on n’aura plus de clients, nous aussi il faudra bien qu’on ferme…

Ginette – Plus d’élèves ? Alors Jean-Claude a enfin réussi à décrocher son certificat d’études ?

Charlie – Le certificat d’études… ça n’existe plus depuis le siècle dernier, ma pauvre Ginette. Mais à 18 ans passés, je ne pouvais pas décemment le faire redoubler une année de plus en CM2.

Ginette – Ils ont aussi supprimé le certificat d’études ? Mais où est-ce qu’on va, je vous le demande ? Qu’est-ce que je te sers, Charlie ?

Charlie – Un perroquet, comme d’habitude.

Ginette le sert.

Ginette – Mais alors qu’est-ce qu’il va faire, Jean-Claude, maintenant ?

Charlie – Ça…

Ginette – D’ailleurs, on ne l’a pas encore vu ce matin. Je ne sais pas où il se cache encore, celui-là.

Robert – En tout cas, si ils ferment l’école, toi non plus tu n’es pas prêt de retrouver un poste dans l’Éducation Nationale, hein, Charlie ?

Honoré – Il paraît qu’on manque d’enseignants…

Robert – Peut-être, mais avec son casier judiciaire…

Charlie – Un casier… Tout de suite, les grands mots.

Robert – C’était une affaire de mœurs, malgré tout…

Charlie – Oui mais… Ça n’a rien à voir avec les enfants…

Ginette – Tout de même.

Charlie – J’aimais bien venir de temps en temps faire la classe habillé en femme. Ça ne faisait de mal à personne…

Ginette – Ça devait quand même les perturber un peu, les gamins. Un jour un maître, le lendemain une maîtresse…

Robert – Comment est-ce qu’ils t’appelaient, déjà ?

Charlie – Madame Doubtfire.

Honoré – C’est sûrement pour ça qu’ils t’ont muté dans une école sans élèves… En attendant de statuer sur ton cas.

Félicien, le curé, arrive à son tour. Il ressemble davantage à un vieux beau qu’à un prêtre, si ce n’est la croix qu’il porte discrètement au revers de sa veste.

Charlie – Ah Monsieur le Curé ! On n’attendait plus que vous pour prendre La Bastille.

Félicien – Bonjour mes enfants.

Robert – Mes enfants… Avec un curé comme ça, on se demande toujours si on ne doit pas prendre ça au pied de la lettre.

Ginette – Robert…

Robert – Tu vois, Charlie, la vie est mal faite. C’est toi qui aurait dû faire curé. Dans ce métier là au moins, un homme peut porter la robe sans être inquiété par la justice. Alors que celui-là, on ne l’a jamais vu en soutane.

Charlie – C’est dommage. Je suis sûr que cela vous irait très bien, Félicien.

Ginette – Qu’est-ce que je vous sers, mon Père ?

Félicien – Un petit blanc sec.

Honoré – Alors Monsieur le Curé ? J’espère que vous, au moins vous nous apportez de bonnes nouvelles.

Félicien – J’aimerais vous dire oui, Monsieur le Maire… Hélas…

Robert – Je ne te demande pas si quelqu’un est mort. À part Jean-Claude, tous les survivants de ce village fantôme sont ici.

Félicien – Pire que ça… L’évêché parle de supprimer ma paroisse…

Ginette – Non ?

Félicien – Hélas, Dieu est en cessation de paiement… Il paraît que nous aussi, on doit procéder à des restructurations.

Ginette – Quelle misère… Vous verrez que bientôt, les Chinois vont prendre des participations dans le capital du Vatican.

Félicien – Il faut dire que plus personne ne vient à la messe à Beaucon.

Robert – Malgré tout le mal que tu t’es donné pour repeupler la paroisse.

Ginette – Robert… Respecte au moins la religion…

Robert – Lui, ce n’est pas les pains qu’il multiplie, c’est les bâtards…

Honoré – Plus de mairie, plus d’école, plus d’église… Il ne nous reste plus que le Café du Commerce.

Robert – Et pour combien de temps ?

Charlie – Vous n’allez pas fermer, au moins ?

Ginette – Moi ça ne me dérangerait pas de vendre. Si on trouvait un repreneur…

Félicien – Allez, vous n’allez pas partir vous aussi… Qu’est-ce que vous feriez, Ginette, si vous n’aviez plus ce café ?

Ginette – Je commencerai par prendre des vacances, tiens. Vous n’allez pas le croire, mais je n’ai jamais vu la mer.

Robert – Autant attendre que la mer arrive jusqu’ici avec la fonte de la calotte glaciaire. Parce qu’avant de trouver un repreneur…

Charlie – Un pigeon, tu veux dire.

Robert – Qui pourrait bien acheter un bistrot dans un coin pareil ? On n’a plus aucun client…

Honoré – Les derniers agriculteurs consanguins et alcooliques qui restaient dans le coin, ils les ont remplacés par des drones pilotés depuis la Seine Saint Denis.

Ginette – Il faudrait pouvoir attirer quelques touristes, au moins à la belle saison.

Charlie – Mais qu’est-ce qui pourrait bien attirer les touristes dans un trou pareil ? Il n’y a rien strictement à visiter dans un rayon 100 kilomètres à la ronde.

Honoré – C’est sûr que pour se reposer, c’est l’endroit idéal.

Robert – Ouais… En attendant le repos éternel…

Félicien – Des champs de patates à perte de vue. Quelques corbeaux. C’est vrai qu’il faut vraiment avoir la foi pour rester dans le coin…

Charlie – Des champs de patates avec des corbeaux… On dirait le titre d’un tableau de Van Gogh…

Ginette – Si au moins Van Gogh était venu se suicider ici, ça nous aurait fait un peu de publicité.

Robert – Ça c’est une idée, remarquez. Si on en venait à légaliser le suicide assisté en France, sûr que Beaucon-la-Chapelle serait en pôle position pour l’implantation de la première officine.

Charlie – C’est vrai que si les dépressifs de la France entière affluaient ici pour se suicider en masse, ça pourrait redonner un peu de vie à notre charmante commune…

Félicien – Allons, mes enfants, gardons la foi. Dieu finira bien par nous venir en aide…

Robert – En attendant, c’est ma tournée. On va boire un coup pour oublier que le monde entier, même Dieu, nous a abandonnés au milieu d’un océan de patates… Tiens Ginette, sort une bouteille de mousseux.

Honoré regarde sa montre à gousset.

Félicien – Bon, mais vite fait, alors.

Honoré – Ouh la… Il est déjà cette heure-là.

Robert – Pourquoi, vous êtes surbookés à ce point, tous les deux ?

Ginette ouvre un placard et pousse un cri en voyant Jean-Claude recroquevillé à l’intérieur.

Ginette – Oh, non… Un jour, j’aurai une crise cardiaque…

Honoré – Ça lui arrive souvent ?

Ginette – Depuis qu’il est tout petit, iI a la manie de se cacher dans les endroits les plus inattendus.

Robert – Une fois, on l’a même retrouvé dans la machine à laver. Mais maintenant, il est trop grand…

Ginette – Je ne m’y ferai jamais… Sors de là, toi !

Jean-Claude sort du placard. Il a tout de l’idiot du village. Il est supposé avoir dans les dix-huit ans (mais peut aussi être joué par un adulte plus âgé habillé en plus jeune voire en garçonnet, ce qui accentuera son côté demeuré).

Jean-Claude (à Robert-) – Bonjour Tonton.

Robert répond par un hochement de tête.

Charlie – Bonjour Jean-Claude.

Honoré – Il ne s’arrange pas, ton cousin…

Félicien – Je croyais que c’était ton neveu.

Ginette – C’est un peu compliqué. Moi-même je m’y perds un peu…

Ginette sort une bouteille de mousseux et la met dans un seau à glace.

Charlie – Ah oui… Ça expliquerait son léger retard mental…

Robert – Comme je suis aussi son parrain, disons que c’est mon filleul.

Ginette – Enfin, on l’appelle Jean-Claude, c’est plus simple.

Charlie – Ou JC, c’est plus court.

Félicien – Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux leur appartient.

Honoré – Le dernier jeune qui reste au village…

Charlie – C’est sûr qu’il a l’air d’avoir une lourde hérédité…

Robert – Selon une légende dont j’ai découvert l’existence récemment, ce serait le descendant de Jeanne d’Arc en ligne directe…

Félicien – Je lui ai quand même fait faire sa communion, l’année dernière, au cas où…

Ginette – Maintenant que le certificat d’étude n’existe plus, c’est sûrement le seul diplôme qu’il décrochera dans sa vie…

Charlie – Selon une étude d’un sociologue du CNRS, les Jean-Claude qui sont nés après l’an 2000 ont seulement une chance sur cent d’avoir le bac avec mention.

Honoré – Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant, mon grand ?

Félicien – S’il s’en va aussi, je n’aurai même plus d’enfant de chœur…

Robert – Et maintenant que tu n’as plus de paroissiennes sous la main…

Jean-Claude – Je voudrais monter à Paris pour me présenter au concours.

Honoré – Au concours ? Quel concours ?

Charlie – Sciences Po ? L’ENA ?

Honoré – Peut-être qu’il veut devenir facteur, comme son père.

Félicien – Son père était facteur ?

Robert – Pourquoi ? Tu croyais qu’il était curé ?

Ginette – Non, il s’est mis en tête de participer à la sélection des candidats pour une émission de téléréalité.

Charlie – Quelle émission ?

Robert – La France a un Incroyable Talent.

Félicien – Non ?

Honoré – Mais quel talent il pourrait bien avoir, cet abruti ?

Ginette – Il est contorsionniste. Enfin c’est ce qu’il dit.

Robert – C’est vrai qu’un jour, les éboueurs l’ont retrouvé endormi dans une poubelle jaune. Pour un peu, il partait directement au recyclage dans la benne à ordures.

Ginette – Peut-être que ses parents voulaient se débarrasser des encombrants…

Jean-Claude s’éloigne un peu pour jouer aux fléchettes avec un certain manque d’habileté qui pourrait même être dangereux pour les autres. Honoré finit son verre.

Honoré – Bon, je crois que le mousseux, ce sera pour une autre fois… J’ai une affaire urgente à régler à la mairie.

Robert – Urgente ?

Honoré – Il faut que je réponde à ce courrier.

Charlie – Ah oui… L’OPA lancée par Beaucon-les-deux-Églises sur Beaucon-la-Chapelle…

Félicien – Je vous accompagne, Monsieur le Maire. Moi aussi, il faut que j’aille prêcher pour ma chapelle…

Le maire et le curé s’en vont. Ginette montre la bouteille de mousseux à Charlie.

Ginette – Un petit coup de mousseux ?

Ce dernier fait signe qu’il y renonce aussi.

Charlie – Merci, vraiment. Et puis il n’est même pas encore midi…

Ginette – Bon, je la garde au frais, alors. Pour une grande occasion…

Robert dirige son regard vers l’entrée du café, visiblement surpris.

Robert – Je me demande si ce jour n’est pas déjà arrivé…

Wendy et Laurence entrent. Leur look très bobos parisiens contraste totalement avec celui des habitants du cru. Wendy, genre star dépressive, se cache derrière des lunettes noires. Laurence est habillée de façon élégante mais un peu plus sobre et moins féminine. Laurence se montrera aussi volontairement positive et enthousiaste, que Wendy est pessimiste voire suicidaire. Wendy jette un regard autour d’elle.

Wendy – On se croirait dans le prégénérique d’un épisode de La Quatrième Dimension…

Laurence – Tu veux t’asseoir cinq minutes ?

Wendy ne répond pas mais se laisse choir sur une chaise.

Laurence – Bonjour Messieurs… Madame… Excusez-moi d’interrompre votre petite réunion, mais … je peux vous poser une question…

Ginette – Oui…?

Laurence – On est où, ici, exactement ?

Blanc.

Robert – Exactement ? Eh bien chère Madame, vous êtes très précisément à Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Ah oui, c’est…

Charlie – Au milieu de nulle part…

Laurence jette un regard à l’écran de son smartphone.

Laurence – En tout cas, je n’ai pas ça sur mon GPS…

Ginette – C’est un petit coin tranquille…

Laurence – C’est clair… Je pensais qu’on était à… En fait je crois qu’on s’est un peu perdues…

Charlie – C’est assez rare que quelqu’un arrive ici de son plein gré, vous savez…

Laurence lance un regard un peu effaré autour d’elle, notamment en direction de Jean-Claude, qui joue toujours aux fléchettes avec un certain manque de talent.

Robert – Je vous sers quelque chose ?

Laurence – Euh… Oui, pourquoi pas ? Wendy, tu veux boire quelque chose… (Wendy ne répond pas) On va prendre deux cocas. Sans glace, s’il vous plaît.

Ginette – Ça tombe bien, je n’ai pas encore rebranché le congélo. Avec le temps qu’il fait…

Robert – Oui, le printemps n’est pas très en avance, cette année.

Charlie – L’année dernière, ici, il est arrivé vers le 15 août, et après on est passé directement à l’automne.

Ginette leur sert deux cocas.

Robert (s’efforçant d’être aimable) – Vous êtes en vacances dans la région ?

Laurence – Oui… Enfin, disons que… On fait un petit break, plutôt… (Plus bas en aparté) Mon amie a eu… un petit coup de fatigue. On avait besoin de couper un peu les ponts…

Charlie – Dans ce cas, vous êtes bien tombées…

Ginette – Beaucon-la-Chapelle, c’est le lieu parfait pour se reposer un peu…

Charlie – Il faut dire qu’on n’a pas beaucoup de tentations…

Laurence – Oui, c’est… C’est charmant, hein Wendy ?

Wendy – Mmm… C’est le bon endroit pour finir ses jours…

Ginette – Oui, on a beaucoup de retraités, par ici…

Wendy – En fait, je voulais plutôt dire le bon endroit pour mettre fin à ses jours…

Un ange passe.

Ginette – Vous envisagez de vous installer à la campagne ?

Laurence – On n’a pas encore eu beaucoup le temps d’y penser mais… Pourquoi pas… C’est vrai qu’on ressent ici une forme de sérénité… Un peu comme dans une église…

Wendy – Oui… Ou un cimetière.

Robert – Nous n’avons qu’une chapelle, mais vous verrez, elle a été entièrement refaite à neuf. On dirait qu’elle a été construite hier…

Laurence – La vie à Paris, c’est tellement stressant… Parfois on se demande si on ne serait pas mieux dans un petit village loin de tout…

Wendy – C’est sûr que là on est loin de tout… On ne sait même pas où on est…

Wendy avale plusieurs cachets et prend une gorgée de Coca pour faire passer le tout.

Laurence – Tu sais ce qu’a dit le médecin ? Pas plus d’un cachet à la fois.

Wendy – Tu as raison… D’ailleurs, je crois que je vais aller vomir…

Charlie – Oui, ça m’a fait ça, moi aussi, la première que je suis arrivé ici… Et après on s’y fait, vous verrez…

Ginette, inquiète pour son carrelage, lui montre le chemin des toilettes.

Ginette – Par ici, je vous en prie…

Wendy sort. Laurence a l’air un peu gênée.

Laurence – Ça doit être le changement d’air…

Robert – C’est vrai qu’ici, on respire mieux qu’à Paris.

Laurence – Oui, nos poumons sont plutôt habitués au monoxyde de carbone. Il doit y avoir un temps d’adaptation…

Elle éternue.

Charlie – Ou alors c’est les pesticides dont ils bombardent les champs de patates. Quand on n’est pas habitué…

Laurence – Des pesticides ?

Charlie – Ah si vous avez l’occasion d’assister à ça, vous verrez, c’est spectaculaire. C’est une des rares attractions qui existent dans le coin. Quand les hélicos débarquent pour larguer leurs produits Monsanto, avec la musique à fond, on se croirait dans Apocalypse Now…

Laurence – Et ce n’est pas nocif ?

Charlie – Ils disent que non, mais… Je me demande si pour Jean-Claude, ce ne serait pas un peu à cause de ça aussi… En plus de la consanguinité, évidemment…

Robert lui lance un regard furibard. On entend à côté un bruit de vomissement bruyant. Léger embarras.

Robert – Et vous faites quoi, dans la vie, à Paris ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Laurence – Je suis journaliste.

Robert – Journaliste ? Non ?

Ginette – Et vous allez faire un reportage sur la région ?

Laurence – On est en vacances, mais bon, qui sait ? Si je trouve un sujet intéressant… En fait, j’envisage plutôt d’écrire un livre…

Robert – Ah oui, un livre, c’est bien aussi…

Ginette – Nous avons un maire qui écrit des livres également.

Laurence – Tiens donc…

Robert – Enfin lui, c’est plutôt des livres d’histoire.

Ginette – Et votre dame ? Enfin, je veux dire, votre amie ? Elle est journaliste aussi ?

Laurence – Pas exactement… C’est une productrice de télévision. (Sur un ton confidentiel) WC Productions, c’est elle…

Ginette – WC ?

Laurence – Vous ne connaissez pas Wendy Crawford ? Ce sont ses initiales…

Robert – Alors elle travaille à la télé ?

Laurence – Vous connaissez l’émission La France a un Incroyable Talent, quand même ?

Ginette – Un Incroyable Talent, vous plaisantez ? Si on connaît ?

Laurence – Eh bien c’est elle ! C’est la productrice de l’émission.

Jean-Claude – Un Incroyable Talent ?

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude, dont on avait oublié la présence. Mais il ne dit rien d’autre.

Laurence – Ça fait déjà dix ans que ce programme est à l’antenne. C’est une grosse pression, évidemment. Elle a fait un burn out.

Ginette – Un burn out…? C’est quoi ça ? Une brûlure au troisième degré ?

Robert – Un accident de barbecue ?

Charlie – Du temps où le certificat d’étude existait encore, on appelait ça une dépression nerveuse.

Laurence – En fait, la chaîne a décidé d’arrêter l’émission. Si elle ne veut pas mettre la clef sous la porte, Wendy doit leur proposer quelque chose de plus moderne. Malheureusement, sa dernière émission n’a pas tellement marché…

Robert – Ah oui…

Laurence – Sans parler de cet accident de sous-marin, dans la Mer Baltique… J’imagine que vous en avez entendu parler…

Robert – Oui je… Peut-être bien…

Laurence – C’était un nouveau concept d’émission… On avait réuni dans un sous-marin jaune une brochette de célébrités des années 70 souffrant toutes de claustrophobie, pour leur permettre de faire face à leurs angoisses et de les surmonter.

Ginette – Je crois avoir lu quelque chose là dessus chez le coiffeur.

Laurence – Hélas, le pilote du sous-marin était un ancien pilote de ligne un peu dépressif, et c’est lui qui n’a pas réussi à refaire surface…

Ginette – C’est terrible… Enfin, qu’est-ce que vous voulez, c’est la fatalité…

Charlie (avec emphase) – La grandeur de l’homme libre est d’accepter son destin, sans croire en sa fatalité.

Laurence – Vous êtes professeur ?

Charlie – Oui… Professeur des écoles… Mais là je suis en disponibilité…

Laurence – Bref, WC est dans la merde. Alors j’ai décidé de la mettre au vert pendant un moment, pour éviter qu’elle pète une canalisation…

Nouveau bruit de vomissement.

Charlie – J’espère au moins qu’elle va tirer la chasse.

Laurence – Peut-être qu’en s’éloignant un peu de Paris, elle trouvera son nouveau concept d’émission. Mais pour l’instant, elle a plutôt envie de tout plaquer, et de repartir à zéro.

Robert – Je comprends ça… Nous aussi, parfois, on aimerait bien repartir à Zéro.

Charlie – Mais comme on est déjà à zéro depuis longtemps. On aimerait juste repartir d’ici…

Laurence – En fait, j’ai le projet écrire un biopic.

Robert – Un biopic ?

Laurence – Sur WC. Pour raconter sa vie… C’est passionnant, vous savez, la vie d’une productrice de télé. Alors si on trouvait un endroit tranquille où se poser pendant quelques mois, loin du tumulte parisien…

Ginette – Ah ici vous pouvez être tranquille. Question mobile et internet, on est dans une zone blanche…

Charlie – Parfois, on se demande même si on n’est pas dans un trou noir…

Laurence – Ou une maison de campagne à acheter, pourquoi pas… Histoire de s’enraciner un peu.

Ginette – Vous verrez, ici, on prend vite racine… Et après on ne peut plus en repartir…

Jean-Claude – Je vous montre comment je peux me cacher dans un frigo ?

Ginette (sur un ton de reproche) – Jean-Claude…

Moment de flottement.

Laurence – C’est vraiment spécial, ici, hein ? Je n’ai jamais rien vu d’aussi…

Robert – Authentique.

Laurence – Ce n’est pas le mot que je cherchais, mais…

Robert – Pourquoi ne pas vous installer dans notre village pour quelques jours… ou même plus ?

Laurence – Vous faites hôtel, aussi ?

Robert – On peut toujours s’arranger….

Ginette et Charlie le regardent avec un air étonné. Wendy revient.

Laurence – Tu entends ça, Wendy ? Monsieur propose de nous louer une chambre au Café du Commerce. Qu’est-ce que tu en penses ?

Wendy – Ça me donne envie de retourner vomir…

Ginette – Qui sait, vous finirez peut-être par le racheter, ce bistrot…

Laurence – Ce café est à vendre ? Wendy, tu entends ça ? Ce serait cocasse, non ?

Wendy – Au moins, on ne serait pas dérangés par les clients…

Robert – Tout de suite, là, c’est un peu calme. Mais les touristes ne vont pas tarder à débarquer…

Ginette – C’est bientôt la haute saison…

Laurence (étonnée) – Au mois de mars ? À cause de…?

Robert (ne sachant pas quoi répondre) – C’est à dire que… au printemps…

Charlie – Les champs de pommes de terre sont en fleurs. C’est très romantique, vous verrez…

Laurence – Les pommes de terre… Comme c’est curieux… Tu entends ça, Wendy ?

Wendy – Je ne savais même pas que les patates faisaient des fleurs. Mais si tu veux un bouquet pour ton anniversaire…

Charlie – Ou même un parfum, pourquoi pas ? Patate de Givenchy. Il faut avouer que ce serait original.

Laurence – C’est vrai, on pense aux tulipes, en Hollande, mais les pommes de terre…

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Mais alors la saison ne doit pas durer très longtemps, dites donc…

Ginette – Ça dépend des variété de patates.

Robert – En fait, ça fleurit un peu toute l’année.

Charlie – Surtout les patates transgéniques, qui sont la spécialité de Beaucon.

Ginette – Non, on ne peut pas dire qu’on ait vraiment une basse saison.

Jean-Claude approche.

Jean-Claude – J’arrive aussi à tenir dans une poubelle, vous voulez voir ?

Ginette – Voyons, Jean-Claude… Tu vois bien que tu embêtes la dame… Si tu allais t’entraîner dehors, hein ? Justement, je viens de la sortir, la poubelle.

Robert met Jean-Claude dehors.

Ginette – Excusez-le… Il est un peu simplet.

Robert – C’est une belle affaire, vous savez.

Laurence – Wendy a raison… C’est un peu mort, non ?

Charlie – C’est vrai que depuis qu’ils ont fait l’autoroute et la déviation…

Ginette – C’est parce que c’est l’heure de la sieste.

Wendy – Il n’est même pas encore midi… Ils font la sieste de bonne heure par ici…

Ginette – En tout cas, vous seriez venues il y a une heure, c’était le coup de feu…

Robert – Sinon, vous pouvez en faire une maison de campagne, pour recevoir vos amis de Paris. Il y a beau logement juste au dessus.

Laurence – Dans un authentique bistrot, c’est vrai que ce serait tordant, non ?

Wendy – Vous avez quelque chose de fort.

Ginette – Vous voulez goûtez une spécialité du pays ?

Robert – Ici, c’est l’alcool de pomme de terre.

Charlie – Croyez-moi, la première fois, c’est une expérience unique.

Robert – Comme l’amour.

Charlie – Et comme l’amour, ça rend parfois aveugle…

Wendy – Je crois que je me laisser tenter.

Robert la sert.

Laurence – Avec tes cachets, tu ne devrais pas…

Wendy – Il faut bien mourir de quelque chose…

Robert – Ça vous dit ?

Charlie – La recette a été inventée par un moine défroqué qui aurait dépucelé Jeanne d’Arc au fond d’une grange lors de son passage dans notre charmante commune en 1429.

Robert – La première tournée est offerte par la maison…

Ils vident leurs verres.

Laurence – Ah, oui, c’est du brutal…

Wendy – On sent bien le goût de la pomme de terre.

Charlie – Oui, quand ça ne vous tue pas tout de suite, ça file la patate.

Robert – Rien que des produits naturels.

Charlie – 100% bio… Biochimique, en tout cas…

Ginette les ressert.

Ginette – La deuxième tournée est offerte par l’Office de Tourisme de Beaucon-la-Chapelle.

Robert – Avec ça, croyez-moi, plus besoin de cachets.

Wendy – C’est sûr que pour se suicider, ça doit être beaucoup plus rapide.

Robert – Mais attention, c’est entièrement légal.

Charlie – C’est le maire qui distille cet élixir dans sa cave avec son alambic clandestin.

Honoré – Et ce divin breuvage est béni une fois par an par notre curé. Un Saint Homme…

Jean-Claude revient, l’air abruti, et couvert de détritus.

Jean-Claude – Je n’ai pas réussi à rentrer dans la poubelle, Tonton. Elle est déjà pleine.

Robert – Non mais il est con, celui-là…

Wendy – Il veut peut-être boire un coup de cette potion magique, lui aussi ?

Ginette – Pas question. Lui, il est tombé dedans quand il était petit.

Robert – Allez, retourne jouer dehors, toi. Tu vois bien qu’on discute !

Jean-Claude (désappointé) – Je m’en fous, un jour j’irai à Paris…

À la surprise de tous, Jean-Claude, désappointé, se met à entonner un couplet de la célèbre chanson de Charles Aznavour « Je m’voyais déjà », tout en esquissant quelques pas de danse façon music-hall :

Rien que sous mes pieds de sentir la scène

De voir devant moi un public assis j’ai le coeur battant

On m’a pas aidé, je n’ai pas eu d’veine

mais au fond de moi je suis sûr au moins que j’ai du talent…

Jean-Claude repart. Les autres ne commentent pas, pensant peut-être à une hallucination dû à l’alcool de pomme de terre.

Ginette – C’est une belle région, vous savez.

Robert (avec un regard appuyé à Laurence) – Qui ne dévoile pas ses charmes tout de suite, comme une belle femme.

Ginette – Et puis cafetier, c’est un beau métier. Le contact avec la clientèle, tout ça.

Roger (à Wendy) – Ça égaierait sûrement une dépressive comme vous, plutôt que de rester dans son coin à ruminer.

Laurence – C’est un peu dingue, mais ça pourrait être marrant, non ? Toi qui voulais changer de vie…

Wendy – Oui enfin… Tant qu’à faire, je parlais plutôt de changer pour une vie meilleure…

Tout le monde commence à être passablement bourré.

Ginette – Allez, je vous fais visiter le logement du dessus. Vous allez voir, c’est très coquet…

Charlie – Et très pratique. Zéro transport. Vous n’avez qu’à descendre l’escalier pour aller au boulot. Ça vous changera du RER.

Ginette entraîne Laurence et Wendy vers l’escalier qui monte à l’étage.

Ginette – Après vous, je vous en prie…

Robert – Attention, l’escalier est un peu raide.

Wendy (titubant) – Je crois que moi aussi, je suis un peu raide.

Elles sortent.

Robert – Là, c’est le Bon Dieu qui les envoie…

Charlie – C’est vrai que ça tient du miracle.

Robert – Et je crois qu’elles ne sont pas insensibles à la magie du lieu.

Charlie – Ou alors c’est l’effet de l’alcool de pomme de terre. Moi aussi, une fois, ça m’a donné des hallucinations.

Robert – Il faut absolument les retenir ici pour cette nuit.

Charlie – Bon allez, je te laisse. Je vais me changer…

Robert – Tu as raison, on a intérêt à faire bonne impression.

Charlie sort. Honoré et Félicien reviennent.

Honoré – C’est qui, ces deux charmantes jeunes femmes que j’ai vu entrer dans ton établissement ?

Félicien – Et qu’est-ce que tu en as fait ?

Robert – Des gens de Paris. Ginette leur fait visiter l’appartement du dessus.

Honoré – De Paris ?

Robert – Il y en a une qui est journaliste, et l’autre qui bosse pour la télé ! Vous vous rendez compte ?

Félicien – Et qu’est-ce qu’elles font là haut ?

Robert – Si elles s’installaient ici, elles pourraient faire de Beaucon-la-Chapelle ce que la Princesse de Monaco a fait avec Saint-Rémy-de-Provence ! La capitale de Boboland !

Honoré – Tu crois ?

Robert – En attendant, j’essaie de leur refourguer mon café.

Félicien – Ah oui, ça ce n’est pas gagné, quand même…

Honoré – Tu penses vraiment qu’elles pourraient avoir envie de s’installer ici ?

Robert – Celle qui bosse dans la téléréalité a l’air complètement à l’ouest, dans le genre dépressive. Et l’autre c’est pareil, mais c’est le contraire.

Félicien – Comment ça, c’est pareil mais c’est le contraire ?

Robert – Ben elle est complètement à la masse, comme l’autre, mais elle trouve tout formidable ! Même Beaucon-la-Chapelle ! Vous imaginez ?

Félicien – Mais comment elles ont fait pour atterrir ici ?

Robert – C’est le Bon Dieu qui nous les envoie, je vous dis. J’en ai presque retrouvé la foi ! Elles cherchent un coin tranquille pour se refaire une santé mentale et écrire leurs mémoires.

Honoré – Tranquille ? Ah oui, elles ne pouvaient pas mieux tomber. Alors tu crois vraiment que…

Un individu masqué en costume de Zorro pénètre alors dans le bistrot, un pistolet à la main (on apprendra peu après que c’est Jean-Claude).
Jean-Claude – Haut les mains. C’est un hold up.

Robert – Oh putain, il ne manquait plus que ça…

Honoré – Un hold-up, maintenant…

Félicien – Décidément, il s’en passe des trucs à Beaucon depuis ce matin…

Honoré – Et toi qui leur as dit que c’était un petit coin tranquille.

Robert – Qu’est-ce qu’il branle ce guignol ? Il va tout faire foirer.

Jean-Claude – Les biftons, et plus vite que ça…

Robert – Tout de suite, mon petit gars, ne t’énerve pas…

Robert se penche sous le comptoir, sort un fusil et le braque sur l’homme qui le met en joue avec un revolver.

Félicien – Ah… Bataille !

Jean-Claude – Eh, ne déconne pas ! Le mien c’est un jouet.

Robert – Je sais, c’est moi qui te l’ai offert pour ta première communion, imbécile ! Avec ta panoplie de Zorro et ta montre de plongée.

L’individu ôte son masque de Zorro. C’est Jean-Claude. Robert range son fusil.

Honoré – Non mais quel crétin…

Robert – Les bobos ne vont pas tarder à redescendre, qu’est-ce qu’on va faire de cet abruti ?

Jean-Claude – Je voulais juste un peu de tune pour prendre le train et me présenter au concours à Paris

Félicien – Au concours ?

Jean-Claude – Un Incroyable Talent…

Félicien – Il faudrait peut-être appeler la gendarmerie, non ?

Honoré – Ou l’asile psychiatrique…

Robert – On n’a pas le temps. Et puis on ne va pas effrayer ces dames avec l’arrivée de la maréchaussée…

Robert montre à Jean-Claude le congélo.

Robert – Rentre là-dedans toi !

Jean-Claude – Là-dedans ?

Robert – Tu es contorsionniste ou pas ?

Jean-Claude – Oui, mais…

Robert – Ça va sûrement beaucoup impressionner la dame de la télé que tu puisses te cacher dans un congélateur…

Jean-Claude – Tu crois ?

Robert – Tu veux participer à cette émission, oui ou non ?

Jean-Claude – Bon d’accord…

Félicien – Il n’est pas contrariant, au moins…

Honoré – Oui… Ça m’étonne moins maintenant que ses parents aient réussi à le faire entrer dans une poubelle jaune…

Jean-Claude entre dans le congélo.

Robert – Ne vous inquiétez pas, il est débranché. On y met les eskimos en été, mais ce n’est pas encore la saison.

Ginette redescend avec Laurence et Wendy. Robert s’empresse de refermer le couvercle du congélateur.

Robert – Mesdames, je vous présente Monsieur le Maire, qui tenait à vous souhaiter personnellement la bienvenue dans notre charmante commune…

Laurence – Monsieur… Très honorée.

Honoré – Ah ! C’est amusant parce que justement, je me prénomme Honoré…

Laurence – Ah, oui…

Robert – Et voici notre curé, qui…

Félicien – Ma sœur…

Robert – Qui passait par là.

Robert – Alors, ça vous plaît, ce petit nid d’amour ?

Laurence – Oui, c’est…

Wendy – Comment vous dites déjà ?

Ginette – C’est coquet.

Laurence – C’est ça… C’est coquet. Hein Laurence ?

Wendy – Oui, c’est… C’est tout à fait le mot…

Moment de flottement.

Robert – Ça doit vous changer de Paris, évidemment.

Laurence – D’un autre côté, puisque tu cherches un nouveau concept de téléréalité… Un petit séjour ici, ça te permettrait de renouer avec la France profonde.

Wendy – C’est sûr que là… Plus profond, il faut une pelle… Pour creuser sa tombe soi-même…

Ginette – Il y a quelques travaux de rafraîchissement à prévoir, bien sûr, mais…

Laurence – On peut réfléchir, hein Wendy ?

Wendy – C’est ça, on va réfléchir… En attendant, il faut qu’on trouve un endroit pour dormir… Je tombe de sommeil, moi…

Laurence – Vous savez s’il y a un hôtel, dans le coin ? Parce qu’ici, quand même…

Wendy – Comme vous disiez, il y a quelques travaux à prévoir… Comme l’installation d’une salle de bain, par exemple…

Honoré – Hélas… Pour l’instant, nous n’avons qu’un hôtel de ville… et quelques chambres d’hôtes. Mais je me ferai un plaisir de…

Félicien – Pour une nuit ou deux, je peux vous offrir l’hospitalité au presbytère.

Laurence – Au presbytère…? Qu’est-ce que c’est ça ?

Félicien – Je suis le modeste berger de ce troupeau de pauvres pécheurs.

Laurence – Un berger qui garde des pécheurs ?

Wendy – Monsieur essaie de t’expliquer qu’il est ecclésiastique…

Laurence – Curé, bien sûr ! Vous me l’avez dit tout à l’heure… Mais comme vous n’êtes pas habillé en…

Félicien – Ah… L’habit ne fait pas le moine…

Laurence – Mais c’est très galant de votre part… Enfin, je veux dire… Un presbytère… C’est génial, non ?

Wendy – Oui. Passer la nuit dans un presbytère, c’est sûrement un truc qu’une femme doit faire au moins une fois dans sa vie…

Félicien – Mais c’est tout naturel. Simple charité chrétienne.

Laurence – Et puis chez un curé, qu’est-ce qu’on risque ?

Robert – Ça… C’est vous qui voyez…

Honoré – Bon, alors c’est arrangé comme ça. Vous verrez, vous ne serez pas déçues…

Félicien – Si vous voulez bien me suivre…

Laurence et Wendy suivent Félicien. Et ils s’apprêtent à sortir tous les trois. Ils croisent Charlie qui revient, habillé en femme. Laurence ne le reconnaît pas. Wendy le regarde avec méfiance.

Laurence – Madame…

Charlie (à Wendy) – On dirait que l’air du coin vous a fait déjà du bien…

Wendy (à Laurence) – Tu es sûre qu’ils ne nous emmènent pas dans le motel de Psychose, plutôt ?

Ils sortent.

Robert – Une journaliste et une productrice de télé ! C’est inespéré !

Honoré – Tu crois vraiment que ces deux bobos vont acheter un bistrot en faillite à Beaucon-la-Chapelle ?

Ginette – C’est très courant les gens du show biz qui rachètent un bistrot pour en faire la cantine du show-biz.

Charlie – Depardieu a même acheté une boucherie.

Honoré – Sans parler de ceux qui s’installent à la campagne pour retrouver leurs racines paysannes…

Ginette – Jean Reno fait son huile d’olive. Et Depardieu son vin de pays.

Charlie – Mais bizarrement, on ne connaît aucune vedette qui cultive des patates transgéniques.

Ginette – Ce serait une première…

Robert – Bon, tu as raison, elles ne vont pas acheter ce bistrot pourri. Mais elles travaillent pour la presse et pour la télé ! Elles pourraient parler de notre village et le faire un peu connaître.

Honoré – Je ne vois pas trop ce qui pourrait les intéresser ici…

Ginette – On va bien trouver. Il y a des tas de village en France qui n’ont aucun charme particulier, mais qui sont connus pour quelque chose…

Honoré – Ah ouais ?

Robert – Tiens, Bethléem ou Colombey-les-deux-Églises, par exemple !

Honoré – Colombey-les-deux-Églises, ils avaient De Gaulle…

Ginette – Et à Bethléem, Jésus Christ.

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle, on n’a que Jean-Claude…

Robert – L’important, c’est de trouver un moyen pour qu’on parle de nous ! Ça attirerait un peu de monde.

Ginette – Au moins, les gens sauraient où on se trouve sur la carte.

Charlie – Et il ne serait plus question qu’on se fasse annexer par le bourg d’à côté !

Honoré – On garderait notre maire, notre instituteur, notre curé…

Ginette – Et nous on récupérerait quelques clients !

Robert – Dans l’immédiat, ce qu’il faudrait, c’est trouver une idée pour les retenir ici.

Ginette – Au moins momentanément…

Charlie – Le temps de les convaincre que l’endroit le plus animé de Beaucon-la- Chapelle, ce n’est pas le cimetière une fois par an à la Toussaint…

Honoré – Oui… Il faudrait pouvoir attirer du monde pour mettre un peu d’ambiance… Mais comment ?

Ils réfléchissent.

Robert – Un happy hour ?

Charlie – Il n’y a pas un client à 20 kilomètres à la ronde… Qui ferait 40 bornes aller-retour pour boire un deuxième verre d’alcool de pomme de terre à l’œil ?

Charlie – S’il arrive à survivre au premier…

Ginette – Bon, ben je vous laisse réfléchir… Je vais faire mes courses, moi… Si on doit avoir du monde, il faut que je réapprovisionne… Et ce n’est pas la porte à côté…

Ginette s’en va. Félicien revient.

Honoré – Alors ?

Félicien – Je les ai laissées dans le jacuzzi…

Robert – Je croyais que c’était un bassin d’agrément…

Félicien – En tout cas, elles ont l’air de se plaire…

Honoré – De là à ce qu’elles s’installent ici, il ne faut pas rêver, non plus.

Robert – On a déjà les médias, il ne reste plus qu’à trouver quelque chose pour faire parler de Beaucon…

Félicien – On pourrait organiser une kermesse ?

Robert – Putain, avec ça… Et pourquoi pas une procession, aussi ?

Charlie – Non, ce qu’il faudrait, c’est un bon fait divers bien croustillant.

Honoré – Tu as raison ! Ça, ça pourrait attirer du monde si les journaux en parlaient.

Charlie – C’est vrai… Le port où a coulé le Costa Concordia ne désemplit pas depuis le naufrage. C’est devenu un véritable lieu de pèlerinage !

Robert – Ouais, mais il y a peu de chance qu’un paquebot vienne s’échouer à Beaucon…

Charlie – Aucune chance pour un crash aérien non plus. Même les avions ne survolent pas Beaucon-la-Chapelle.

Félicien – Sauf les avions qui déversent des pesticides sur les champs de patates.

Charlie – Et aucun pilote de ligne n’est assez déprimé pour venir s’écraser volontairement ici…

Honoré – Non, il faut voir les choses en face… Nous on est plutôt dans la catégorie film à petit budget. Il faudrait quelque chose de moins grandiose, mais de très insolite…

Félicien – Un accident…

Robert – Ou même un crime épouvantable…

Félicien – On ne va pas tuer quelqu’un, et le découper en morceau, juste pour faire venir du monde à Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – On vient d’échapper à un hold up, c’est peut-être une piste.

Charlie – Un gogol armé d’un pistolet en plastoc et d’un masque de Zorro… J’ai peur que ça ne suffise pas pour faire la une des journaux nationaux…

Ils entendent des coups.

Robert – Merde, on a oublié Jean-Claude dans le congélo…

Robert ouvre la porte du congélateur et aide Jean-Claude à en sortir.

Jean-Claude – Alors ? J’étais comment ?

Robert – Bien, très bien…

Charlie – Heureusement que le congélo n’était pas branché.

Honoré – Ouais…

Robert – Nom de Dieu ! Ça me donne une idée !

Félicien – Tu me fais peur…

Robert – Vous pensez à ce que je pense ?

Charlie – C’est vrai qu’un cadavre retrouvé dans un congélateur…

Honoré – Ah oui, un congélo, c’est bien ça… Et puis ça reste dans nos moyens…

Félicien – Pour faire venir les touristes, un cadavre dans le congélateur d’un bistrot de pays… Vous êtes sûr que c’est vraiment vendeur ?

Charlie – Il suffit d’inventer une belle histoire autour.

Robert – Je vois déjà le gros titre du journal.

Honoré – Dramatique accident à Beaucon-la-Chapelle : Fan de l’émission Un Incroyable Talent, il meurt congelé en s’entraînant pour le concours !

Robert – Ça plairait à nos bobos qui travaillent pour la télé, ça !

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude.

Jean-Claude – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Félicien – Mais enfin, vous n’y pensez pas ! On ne va pas sacrifier ce pauvre innocent, simplement pour faire un peu de pub pour notre village…

Robert – Non, mais il ne serait pas vraiment mort. Enfin pas complètement.

Félicien – Comment ça, pas complètement ?

Robert – Jean-Claude, ça te dirait de devenir célèbre ?

Jean-Claude – Célèbre, Tonton ? Tu veux dire, passer à la télé, tout ça ?

Robert – Ouais… Peut-être même dans Ouest France ou Le Dauphiné libéré.

Jean-Claude – Et qu’est-ce que je dois faire ?

Honoré – Trois fois rien…

Charlie – Juste d’être mort.

Jean-Claude – Ah non, mais moi, je veux être connu de mon vivant !

Robert – Bon, tu préfères ça ou qu’on appelle les flics ? Attaque à main armée, tu sais dans les combien ça va chercher, ça ?

Jean-Claude – Non, combien ?

Robert – Je n’en sais rien, mais ce n’est pas la question.

Honoré – Et puis tu ne seras pas vraiment mort.

Robert – On ne mettra pas le congélo à fond.

Jean-Claude semble hésiter.

Jean-Claude – Et tu me donneras un peu d’argent pour acheter mon billet de train pour Paris ?

Robert – C’est promis Jean-Claude. Tu as confiance en ton parrain, oui ou non ?

Jean-Claude – D’accord… Mais je n’ai pas bien compris. Je serai mort pendant combien de temps ?

Honoré – Tu seras mort au début.

Robert – Mais après, non.

Jean-Claude – Comme Jésus alors, hein Monsieur le Curé ?

Félicien – C’est ça… Comme Jésus…

Charlie – Tout va bien se passer, tu verras…

Honoré – Et à la fin, tu ressusciteras, comme Jésus.

Charlie – On va tout filmer, et on mettra ça sur You Tube, ça va être mortel.

Félicien – Tu vas faire le buzz mon frère. Ça va être viral !

Robert – Jean-Claude, c’est le moment de nous montrer à tous ton incroyable talent…

Jean-Claude – Bon, d’accord…

Jean-Claude rentre à nouveau dans le congélateur. Charlie filme avec son téléphone portable. Robert rebranche le congélateur.

Félicien – Vous allez vraiment le brancher ?

Robert – Ne t’inquiète pas, on va le mettre au minimum. Il sera seulement en légère hypothermie, pour que ce soit plus crédible.

Honoré – Juste un peu givré, ça ne le changera pas beaucoup…

Robert – Je vais le mettre sur deux…

Félicien – Et si il meurt vraiment ? Vous y avez pensé ? C’est toi qui seras accusé de meurtre, Robert ! C’est ton congélo, quand même !

Honoré – Mais il ne va pas mourir ! Au pire il s’en sortira avec un gros rhume.

Charlie – Un ou deux doigts gelés au maximum. Comme ces alpinistes qui partent à la conquête de l’Himalaya. Quand on veut être un héros, il faut savoir faire des sacrifices…

Félicien – Oui enfin là, il s’agit simplement de rester enfermé dans un congélo…

Charlie – Entre nous, pour ce qu’il fait de ses doigts… Si on lui en coupe deux ou trois, il lui en restera bien assez pour se les mettre dans le nez…

Robert – C’est juste le temps de faire un peu de foin autour de ça et faire parler de notre village dans les médias.

Charlie – Mais les flics, ils vont bien voir qu’il n’est pas mort !

Robert – C’est vrai que là, c’est peut-être le point faible de notre plan.

Honoré – Les flics ? Tu les connais ! Avec un petit verre dans le nez, ils prendraient ta femme pour Miss France…

Robert lance à Honoré un regard menaçant.

Robert – Je ne sais pas comment je dois le prendre…

Charlie – Il veut dire qu’à jeun, ils la prendraient pour Miss Monde.

Robert – On mettra quelques glaçons par dessus, pour que ce soit plus crédible…

Jean-Claude ressort la tête du congélateur.

Jean-Claude – Ça va, je suis bien coiffé ?

Robert – Mais oui, ne t’inquiète pas.

Jean-Claude – Et mon T shirt, ça va ?

Charlie continue à filmer.

Robert – Allez, rentre dans ta boîte, toi. Ginette ne va pas tarder à rentrer…

Jean-Claude – Il ne fait pas très chaud là dedans.

Robert – C’est un congélateur, abruti !

Jean-Claude – Et il n’y a pas beaucoup de lumière…

Félicien – Je me suis toujours demandé si quand on fermait la porte d’un frigo, la lumière s’éteignait vraiment.

Charlie – Vous feriez mieux de vous demander s’il y a vraiment une vie après la mort…

Honoré – En tout cas, là, on aura un témoin oculaire… Enfin si on arrive à le décongeler…

Robert – Au pire, la journaliste pourra toujours faire un article là-dessus…

Charlie – J’entends déjà Jean-Pierre Pernaud au journal de 13 heures : Vous vous êtes toujours demandé si la lumière s’éteignait vraiment quand vous fermez la porte de votre congélo ? Un courageux habitant de Beaucon-la-Chapelle a accepté de se prêter à une curieuse expérience pour apporter une réponse définitive à cette angoissante question…

Jean-Claude – Le journal de 13 heures ? Ok, j’y retourne…

Jean-Claude rentre dans le congélateur. Robert prend le seau à glaçon et en déverse le contenu dans le congélateur.

Félicien – Vous allez le laisser combien de temps, là dedans.

Honoré – Une nuit, ça suffira.

Robert – On va laisser Ginette en dehors de ça, et c’est elle qui le découvrira demain matin. Ce sera plus crédible. Elle est très mauvaise comédienne…

Honoré – Ne t’inquiète pas Félicien. Tu vois bien, s’il y a un problème, il peut sortir tout seul…

Honoré – Bon, maintenant vous feriez mieux d’y aller avant que Ginette revienne. Je ne suis pas sûr que vous soyez très bons comédiens vous non plus…

Ils sortent tous. Ginette revient avec les courses, qu’elle commence à ranger.

Ginette – Je vais m’occuper des eskimos avant qu’ils fondent… (Elle met les glaces dans le congélateur sans voir Jean-Claude) Il faut que je rebranche le congélo… Ah, Robert y a déjà pensé… Mais il ne l’a pas mis assez fort… Je vais le mettre à 10… (Elle referme la porte du congélateur et pose dessus un sac de patates qu’elle a ramené) Bon, je m’occuperai des frites demain matin, je suis crevée, moi…

Elle s’apprête à partir, mais jette un dernier regard vers le congélo.

Ginette – C’est marrant, je me suis toujours demandé si la lumière du congélo s’éteignait vraiment quand on fermait la porte… Enfin…

Elle éteint la lumière et s’en va. On entend des coups dans le congélateur.

Noir. Ellipse de la nuit. Possible entracte.

Acte 2

Lumière. Ginette arrive en baillant, et met le bistrot en route, comme tous les matins. Elle prend le sac de patates sur le congélo et commence à en éplucher quelques unes en frites.

Ginette – Des frites, des frites, des frites…

Robert arrive.

Robert – Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ?

Elle lui lance un regard interloqué.

Ginette – Ça ne va pas, tu es malade ?

Robert – Si, si, tout va très bien. Qu’est-ce que tu fais ?

Ginette – Ben tu vois, j’épluche des patates.

Robert – Ah oui…

Ginette – Je vais mettre des frites à congeler. On en aura pour tout l’été…

Robert – Tu veux que je t’aide à les éplucher ?

Ginette le regarde à nouveau avec un air soupçonneux.

Robert – Comme ça tu pourras préparer le breakfast des parisiennes…

Robert se met à éplucher les patates. Ginette le regarde avec stupéfaction.

Ginette – Tu es sûr que ça va ?

Robert – Ben oui, pourquoi ?

Ginette – Je ne sais pas… C’est la première fois que je te vois éplucher des patates.

Robert (avec un regard vers la porte) – Tiens, les voilà justement…

Ginette – Un breakfast… Et pourquoi pas un brunch, aussi…

Laurence et Wendy arrivent.

Robert – Bonjour Mesdames ! Alors ? Bien dormi ?

Laurence – Comme une souche !

Wendy ne répond pas, mais la nuit n’a pas l’air de lui avoir beaucoup profité.

Robert – Je vous l’avais dit, vous finirez par prendre racine.

Wendy – En attendant, je vais prendre un thé citron.

Laurence – La même chose pour moi.

Ginette – Je vous fais ça tout de suite…

Ginette prépare le thé.

Laurence – Vous avez des croissants ?

Ginette – Ah non… Mais je peux vous faire des frites, si vous voulez. Elles sont toutes fraîches…

Wendy – Merci, ça ira…

Ginette – Deux thés citron, ça roule… Mais je vous préviens, on n’a pas de citron.

Laurence – Du moment que l’eau est chaude, ce sera parfait…

Robert – Ne vous inquiétez pas… De toute façon, ici, on la fait toujours bouillir… C’est plus prudent…

Ginette – Pendant que l’eau chauffe, je vais voir si mon congélo est assez froid pour que je puisse surgeler mes patates…

Robert affiche un sourire idiot.

Robert – Asseyez-vous, je vous en prie. Ça ne va pas tarder…

Les deux parisiennes s’asseyent à une table.

Wendy (en aparté à Laurence) – Tu as raison, on ne va pas s’attarder ici… C’est typique, mais bon… Ils ont l’air un peu dégénérés, tous autant qu’ils sont…

Laurence – C’est vrai que quand le curé est venu nous rejoindre hier soir dans le jacuzzi, c’était un peu spécial…

Wendy – Si encore il avait mis un maillot de bain…

Robert continue d’éplucher ses patates.

Robert – Je crois que ça va être une belle journée.

Elles sourient poliment.

Wendy – Regarde-le, celui-là, avec son grand couteau, en train couper ses patates transgenre…

Laurence – Transgénique, tu veux dire.

Wendy – On se demande combien de clients de passage il a déjà égorgés avec… Comment ça s’appelle déjà, ce bistrot ? L’auberge Rouge ?

Laurence (riant nerveusement) – Arrête, tu vas finir par me faire peur…

Wendy – Je me demande où ils planquent les corps…

Laurence – Dans la cave, peut-être…

Wendy – Ou dans le congélateur.

Elles étouffent un rire nerveux.

Laurence – Allez… On avale notre thé, et on s’en va…

Laurence sursaute en entendant le cri que pousse Ginette en ouvrant le congélateur.

Ginette – Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Robert (feignant la surprise) – Qu’est-ce qui se passe ?

Ginette – Il y a un macchabée dans le congélo !

Robert – Quoi ?

Laurence lance un regard effaré à Wendy.

Robert (jouant mal la surprise) – Un macchabée ? Mais c’est qui ?

Ginette – Je ne sais pas… Je n’ai pas osé regarder ! J’ai juste aperçu deux yeux qui me regardaient fixement à travers les glaçons !

Charlie arrive.

Charlie – Qu’est-ce qui se passe ?

Robert – Ginette vient de trouver un cadavre dans le congélo !

Charlie – Pas possible ! Quelqu’un qu’on connaît ?

Robert – On ne sait pas encore…

Charlie filme avec son portable.

Laurence – C’est des dingues… Allez viens, on s’en va…

Wendy – Ah non, attends un peu ! Maintenant que ça commence à être intéressant…

Ginette – Il faut prévenir la police…

Robert – Quelle histoire…

Wendy – Je pourrais avoir mon thé, après ?

Robert – Je m’en occupe tout de suite… The tea must go on…

Ginette décroche le téléphone.

Ginette – Oui, le commissariat ? Il faut venir tout de suite. Il y a de la viande froide dans le congélo. Non, pas un bébé, vous pensez bien que je ne vous dérangerais pas pour si peu.

Robert sert le thé.

Robert – Un nuage de lait ?

Ginette – Oui, à Beaucon-la-Chapelle. Où c’est…? Disons, au kilomètre 22 entre Beaucon-les-deux-Églises et Beauchamp-la-Fontaine… Merci, on vous attend…

Robert – Alors ?

Ginette – Ils envoient tout de suite deux spécialistes de la police scientifique…

Laurence – La police scientifique ? On se croirait dans une mauvaise série télé à la française…

Charlie – Pourquoi est-ce que cette expression sonne comme un pléonasme…?

Wendy – Les Experts à Beaucon-la-Chapelle… Forcément, ça sonne moins bien que Les Experts à Miami…

Laurence – En tout cas, je crois qu’on va bientôt parler de ce bled dans le canard local…

Wendy – Comme disait Andy Warhol : tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité…

Honoré et Félicien arrivent.

Honoré – Alors Mesdames, tout se passe bien ?

Charlie – On vient de trouver un cadavre dans le congélateur.

Félicien – Un cadavre ? Tu veux dire un cadavre humain ?

Charlie – Ben oui, pas un cadavre de bœuf réparti en steaks hachés surgelés.

Ginette ouvre à nouveau la porte du congélateur.

Ginette – Regardez ! Il a laissé une lettre sur la porte du congélo, à l’intérieur…

Félicien – Une lettre ?

Robert – Non ?

Ginette – Enfin, c’est plutôt un message gravé sur la glace. Un lettre d’adieux, peut-être…

Honoré – Alors ce serait un suicide ?

Charlie – À ma connaissance, ce serait la première fois que quelqu’un se suicide en s’enfermant volontairement dans un congélateur.

Honoré – Oui… Dans un sauna, c’est déjà arrivé, je crois, mais dans un congélo…

Charlie s’approche du congélateur.

Charlie – Ou alors, il a laissé ce message pour désigner à la police le nom de son assassin…

Honoré – Non…

Robert (à Ginette) – Eh ben lis !

Ginette – C’est bourré de fautes d’orthographe…

Charlie – C’est curieux… Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?

Ginette – J’ai du mal à comprendre le début…

Félicien – L’instituteur saura peut-être mieux déchiffrer ces gribouillis, il a l’habitude.

Charlie regarde dans le congélateur.

Charlie – C’est curieux… Cette écriture m’est étrangement familière…

Robert – Alors ?

Charlie – Attendez que je regarde… Ah oui, ça y est : Robert m’a tué…? (Consternation de tous les autres, qui regardent Robert) Non, je déconne…

Ginette – Allons, Monsieur l’instituteur, ce n’est pas le moment de plaisanter.

Charlie – Voyons voir… (Lisant) J’ai un incroyable talent… mais je commence à me les geler.

Tous se regardent, consternés. On entend un bruit de retors d’hélicoptère.

Félicien – Qu’est-ce que c’est que ça ? Habituellement, Monsanto ne bombarde pas en cette saison ?

Ramirez et Sanchez, les deux flics, arrivent. Ils ont plutôt l’air de ploucs que de policiers d’élite. Ramirez, le commissaire, peut ressembler vaguement à Columbo.

Robert – Ah, voilà la police scientifique…

Ginette – Eh ben, ils sont rapides.

Charlie – C’est les forces spéciales. Ils ont dû les parachuter…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici l’inspecteur Sanchez. On est venus en hélico, pour aller plus vite, mais on a eu du mal à le trouver, votre foutu bled.

Sanchez – De là haut, pour se repérer, on a suivi la route. Mais elle s’arrête au beau milieu d’un champ de patates.

Honoré – Ah oui, c’est l’ancienne route nationale. Elle a été déclassifiée en chemin vicinal il y a quelques années quand ils ont construit l’autoroute.

Robert – Ce qui a fait beaucoup de tort aux commerces de Beaucon, croyez-moi.

Ramirez – Des commerces ? Quels commerces ?

Sanchez – On ne savait même pas qu’il y avait encore des gens qui habitaient ici.

Félicien – Avant guerre, on avait encore une épicerie… Enfin, c’est ce qu’on dit…

Honoré – Maintenant, on va une fois par mois chez Carrefour et on met tout au congélateur.

Ramirez – Ah, justement… Alors ce congélateur ?

Sanchez – Where is the body ? Comme disent nos collègues américains…

Robert – C’est par là, mais vous avez bien le temps de prendre un petit remontant avant, non ?

Ginette – Parce que je vous préviens, ce n’est pas beau à voir…

Ramirez – Je ne sais pas si… À ce point-là ?

Honoré – Il est dans le congélo ! Il ne risque pas de s’abîmer…

Ramirez – Dans ce cas… Allez, un petit alors. Pour nous donner un peu de coeur à l’ouvrage, pas vrai Sanchez ?

Robert – Mesdames, ça vous tente ? Pour remplacer le citron dans votre thé ?

Wendy – Pourquoi pas…

Laurence – Au point où on en est.

Robert verse une dose dans chacune des tasses et repart. Laurence regarde sa tasse.

Laurence – Tu as vu ? Le thé est devenu transparent comme de l’eau.

Wendy – Ah oui…

Laurence – C’est peut-être toxique.

Wendy – On alors, c’est qu’ils ont oublié de mettre le thé dans l’eau chaude.

Laurence – En tout cas, l’eau s’est remise à bouillir…

Elles échangent un regard inquiet.

Ramirez – Ce n’est pas mauvais…

Sanchez – En tout cas, on le sent bien passer.

Ramirez – Ça réveille…

Sanchez – Je vois un peu trouble, c’est normal ?

Charlie – Ne vous inquiétez pas, en général, c’est passager.

Félicien – On a rapporté quelques cas de cécité permanente, mais c’est extrêmement rare.

Sanchez – Ah oui, c’est plutôt une drogue dure, dites donc.

Ramirez – Enfin, tant que ça reste légal…

Sanchez – Ça dégage bien les bronches, aussi.

Ramirez – Ce n’est pas inflammable, au moins ?

Charlie – Je connais un cracheur de feu qui utilisait ça à la place du super sans plomb parce que c’était moins cher.

Honoré – Moi-même j’en mets parfois un peu dans mon Quatre Quatre et je n’ai pas remarqué que ça marchait moins bien.

Ramirez – En effet… Je n’ai jamais bu de Diesel, mais je crois que ça doit avoir un goût similaire.

Félicien – C’est vrai que si on buvait du Destop après ça, on aurait sûrement l’impression de boire de l’eau bénite.

Ils finissent tous leurs verres.

Ramirez – Bon, alors ce cadavre humain ?

Robert – Par ici Commissaire, je vous en prie…

Ramirez – Allez-y, Sanchez. Vous savez que moi, je supporte très mal de voir un mort. (Aux autres) Je crois que si j’arrête ce métier un jour, ce sera à cause de ça…

Robert ouvre la porte du congélateur. L’instituteur filme.

Sanchez – Ah oui, dites donc, il est dur comme du bois.

Honoré – Pardon ?

Sanchez – Venez voir, Chef.

Ramirez – Non, non, je vous fais confiance.

Robert, Honoré et Félicien s’approchent pour vérifier.

Félicien – Nom de Dieu, il est vraiment congelé…

Ramirez – Vous avez l’air surpris, mon Père… Pourtant, vous, vous avez l’habitude d’en voir, des macchabées…

Robert – Je ne comprends pas ! Je l’avais mis au minimum…

Consternation de Robert, Honoré, Félicien et Charlie.

Ginette – C’est moi qui l’ai mis sur dix hier soir. Pour congeler les frites, ce matin…

Sanchez – Et si c’était une affaire de bébés congelés, chef ?

Ramirez – C’est un bébé ?

Sanchez – Non. Ça a plutôt l’air d’être un homme d’une vingtaine d’années…

Ramirez – Eh ben alors ?

Sanchez – Il a peut-être survécu jusqu’à cet âge-là en mangeant ce qu’il y avait dans le congélo. Et quand il n’y a plus rien eu il est mort de faim ?

Ramirez – C’est une piste intéressante, Sanchez… Qu’est-ce qu’il y avait dans ce congélo ?

Ginette – Rien. Il est resté débranché tout l’hiver…

Ramirez – Je vois…

Sanchez – Chef, je crois qu’il a aussi essayé de dessiner quelque chose sur le couvercle.

Ramirez – Non ? Là il faut quand même que je vois ça…

Ramirez s’approche.

Ramirez – Ah oui, dites donc… C’est la Grotte de Lascaux, là dedans… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Sanchez – Je ne sais pas… On dirait des hiéroglyphes…

Ramirez – Prenez tout ça en photo, Sanchez. Et refermez la porte avant que ça fonde. On fera analyser ça par un égyptologue.

Sanchez – Pour quoi faire Chef ?

Ramirez – Pour cerner la personnalité de la victime.

Sanchez – Généralement, on cherche plutôt à cerner la personnalité de l’assassin…

Ramirez – Ne commencez pas à m’embrouiller, Sanchez. Vous voulez m’apprendre mon métier ?

Sanchez – Mais pas du tout, Chef. Je prends ça en photo tout de suite…

Ramirez – On demandera au labo une datation au carbone 14. Quand on saura quand il est mort, on pourra faire des hypothèses sur les circonstances du décès…

Robert – Vous nous soupçonnez, Commissaire ?

Ramirez – C’est quand même chez vous qu’on a retrouvé le corps.

Ginette – Mais c’est nous qui avons appelé la police !

Ramirez – Si vous saviez le nombre d’assassins qui appellent eux-mêmes la police après avoir commis leur crime, vous seriez surpris.

Honoré – Et à votre avis, Commissaire, la mort remonte à combien de temps ?

Ramirez – Le problème, avec les surgelés, c’est que c’est toujours difficile à dire. Ce type peut être là depuis hier comme depuis six mille ans.

Sanchez – J’espère que vous avez tous un bon alibi entre le Jurassique et le Crétacé…

Ginette – Puisque je vous dis que ce congélateur n’est branché que depuis hier soir…

Sanchez – Qu’est-ce qu’on fait, patron, on le sort du congélo ?

Ramirez – Pour l’instant il est bien là… Vous savez, avec les surgelés, il faut éviter toute rupture dans la chaîne du froid…

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Qu’est-ce qui vous prend, Sanchez ?

Sanchez – Quoi Patron ?

Ramirez – Jusqu’à maintenant, vous m’appeliez Chef. Pourquoi est-ce que vous vous mettez à m’appeler Patron. Je n’aime pas beaucoup ces familiarités.

Sanchez – Pardon Chef, vous avez raison.

Ramirez – On n’est pas dans un épisode de Navarro, Sanchez. Nous représentons l’élite de la Police : la police scientifique !

Sanchez se met au garde-à-vous.

Sanchez – Chef, oui Chef !

Ramirez – Repos.

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Fouillez-moi plutôt ce taudis… (En aparté) Et n’hésitez pas à foutre un maximum de bordel même si ce n’est pas nécessaire, ça impressionne toujours les suspects.

Sanchez – Bien, Chef.

Sanchez commence à fouiller le café en remuant un maximum de choses et en faisant un maximum de bruit.

Ramirez (à Ginette) – Alors comme ça, chère Madame, vous êtes la dernière personne a avoir vu la victime vivante ?

Ginette – Euh… non. Je suis la première à l’avoir vu morte.

Ramirez – Oui, c’est aussi ce que je voulais dire. Donc c’est vous qui avez découvert le corps. Ce qui fait de vous le suspect numéro un.

Robert – Mais enfin, Commissaire !

Ramirez – Vous, je vous conseille de la fermer. Vous l’ouvrirez quand on vous le demandera, d’accord ?

Sanchez – Chef, je crois que j’ai trouvé l’arme du crime.

Il sort de derrière le comptoir le pistolet en plastique que Robert a confisqué à Jean-Claude.

Ramirez – C’est un jouet, Sanchez. Vous voyez bien.

Sanchez – Vous avez raison, chef… Et puis la victime n’est pas morte par balle…

Ramirez – Ça, ce sera à l’autopsie de le confirmer. On a très bien pu le tuer avec ce revolver et le mettre ensuite au frais dans le congélateur.

Sanchez – Mais vous disiez vous même que c’était un pistolet en plastique…

Ramirez – Ne recommencez pas à m’embrouiller, Sanchez. (Il se fige comme en proie à une vision) Je viens d’avoir un flash… Et il me semble que cette affaire est beaucoup plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

Sanchez – Pour moi, elle avait l’air déjà assez compliquée…

Charlie – Méfiez-vous, Commissaire, pour le flash, c’est peut-être un effet de l’alcool de patate…

Sanchez continue à fouiller.

Sanchez – Sinon, on a ça, aussi.

Il sort le fusil de chasse.

Ramirez – C’est à vous, ce fusil ?

Robert – Quoi, c’est interdit de chasser ?

Ramirez – Non… Mais c’est louche. Qui vole un oeuf, vole un boeuf. Qui tue un sanglier, est un meurtrier. Il y a un logement, au dessus ?

Robert – Oui.

Ramirez – Venez, Sanchez, on va jeter un coup d’œil là-haut… (Avec un regard vers les deux parisiennes) Ce bistrot m’a tout l’air d’être un hôtel de passe…

Sanchez – En attendant, personne ne bouge d’ici, d’accord ?

Ramirez – Vous la mère maquerelle, vous passez devant.

Ginette – Si vous voulez bien me suivre, Commissaire…

Ramirez désigne du menton les deux parisiennes.

Ramirez (à Sanchez) – On interrogera les deux putes tout à l’heure.

Laurence et Wendy échangent un regard consterné. Les deux policiers sortent avec Ginette. Robert, Honoré et Charlie sont emmerdés. Ils en oublient la présence des deux parisiennes qui depuis un bon moment assistent à tout ça sans rien dire.

Robert – Il ne manquait plus que ça… Maintenant, on a un mort sur les bras.

Honoré – On ? Moi je n’ai rien fait !

Robert – Quoi ? Mais on était tous d’accord !

Charlie – C’est vrai que c’était plutôt ton idée, Robert…

Stupéfaction de Wendy et Laurence.

Laurence – Mais alors vous êtes au courant ?

Wendy – Vous êtes tous complices !

Laurence – Complices d’un crime…

Les autres se tournent vers elles, pris en faute.

Honoré – Non mais… Ce n’est pas du tout ce que vous croyez…

Charlie – C’est vrai que les apparences sont trompeuses…

Félicien – Et que vous avez pu mal interpréter nos propos…

Honoré – Mais c’est tout au plus un homicide involontaire.

Robert – Pour ne pas dire un accident de travail.

Laurence – C’est vous qui avez mis ce type dans ce congélo, oui ou non ?

Charlie – C’est un peu plus compliqué que ça…

Robert – C’était juste pour mettre un peu d’ambiance.

Honoré – Pour vous montrer qu’il se passait aussi des choses à Beaucon-la-Chapelle.

Charlie – Pour que vous ayez matière à écrire un petit article sur nous.

Félicien – En fait, c’était plutôt pour vous rendre service, quoi.

Honoré – Malheureusement, les choses ont mal tourné.

Laurence – C’est des dingues, je te dis…

Robert – Mais vous n’allez pas nous dénoncer à la police, hein ?

Laurence – Viens, Wendy, on s’en va…

Elles se lèvent pour partir. Les flics redescendent alors avec Ginette.

Ramirez – Personne ne sort d’ici sans mon autorisation.

Les deux parisiennes se rasseyent.

Ramirez – Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Oui, c’est coquet…

Ramirez – Je ne vous parle pas de la déco, abruti ! Je vous parle de notre enquête !

Sanchez – Ah pardon… Ce que j’en pense, Patron… Franchement…

Ramirez – Je vois… Il va encore falloir que je trouve moi-même la clef de cette énigme, en m’en fiant à mon seul instinct.

Ramirez se tourne vers les autres et perçoit le malaise.

Ramirez – Et mon instinct me dit que tous ces abrutis ont tous de bonnes têtes de coupables. Croyez-en mon expérience, Sanchez.

Sanchez – Vous avez raison, Chef. Je dirais même plus : des têtes d’assassins…

Félicien – Mais enfin, Messieurs, je vous en prie ! Vous parlez à un ministre du culte.

Ramirez – Ne vous laissez pas impressionner, Sanchez. Le ministre du culte est à la hiérarchie catholique ce que le maréchal des logis est à la hiérarchie militaire : un titre ronflant pour désigner un simple sous-off du bas clergé.

Honoré – Enfin Commissaire, je suis, en ce qui me concerne, le premier magistrat de cette commune.

Sanchez – C’est ça. Et moi je suis un gardien de la paix. Pourquoi pas Casque Bleu, aussi ?

Ramirez (à tous les autres) – Bon assez rigolé. Si vous avez quelque chose à me dire, bande de ploucs, c’est maintenant.

Robert – Eh bien…

Honoré – C’est-à-dire que…

Charlie – Non, je ne vois pas…

Sanchez – Je pencherai pour le curé, Patron. On lui donnerait le Bon Dieu sans conviction, mais il a une belle tête de maquereau…

Ramirez – Très bien, puisque personne ne veut se mettre à table, on va procéder à la reconnaissance du corps. Ça vous rafraîchira peut-être les idées…

Il ouvre le couvercle du congélo.

Ginette – Attendez, je vais retirer les frites…

Ramirez (à Robert) – Viens un peu par ici, toi. Tu reconnais la victime, oui ou non ?

Robert – Avec la couche de glace qu’il a sur le visage, comment savoir ?

Sanchez – On ne va pas attendre le dégel, non plus…

Ramirez aperçoit les deux parisiennes.

Ramirez – Bon, alors on va procéder autrement… C’est qui, ces deux pouffes ?

Sanchez – Vous êtes proxénète à vos heures perdues, c’est ça ? Pour arrondir vos fins de mois.

Robert – Ce sont des touristes de passage dans la région, Commissaire.

Ramirez – Des touristes ? À qui tu voudrais faire avaler ça ? Les derniers touristes qu’on a vu dans le coin, c’était des allemands. Ils portaient des uniformes, et ils sont repartis d’eux-mêmes au bout d’une semaine tellement ils étaient déprimés.

Sanchez – Cette affaire est de plus en plus louche, chef.

Ginette – Ce qui est sûr c’est qu’avant l’arrivée de ces deux bonnes femmes, ici, c’était un petit village sans histoire.

Charlie – Et on pourrait presque dire sans géographie.

Laurence – Alors vous, vous ne manquez pas de culot !

Ramirez – Vous, les deux putes, amenez un peu votre cul par ici.

Laurence s’approche, suivie de Wendy. Ramirez force Laurence à mettre la tête dans le congélo.

Ramirez – Alors vous non plus, vous ne connaissez pas la victime ?

Laurence – Quelle horreur !

Wendy regarde aussi.

Wendy – C’est vrai que son visage me dit quelque chose…

Sanchez – Ça doit être quelqu’un du coin, Chef. Il a l’air un peu demeuré. Et puis on n’arrive pas dans un trou pareil par hasard.

Ramirez considère à nouveau les deux parisiennes.

Ramirez – Des touristes…

Robert – Je vous assure, Commissaire. Elles viennent de Paris. Il y en a une qui travaille pour la presse et l’autre pour la télé.

Ramirez – On peut très bien être une pute et travailler pour la télé. Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Moi je pencherai plutôt pour une affaire de fesse.

Ramirez (à Honoré) – C’était l’amant de ta femme, c’est ça ? C’est pour ça que tu l’as tué ?

Honoré – Je ne suis pas marié, Commissaire.

Sanchez – Dommage pour toi. Tu aurais pu plaider le crime passionnel…

Ramirez – Alors c’est toi, le cocu ?

Sanchez – C’est vrai qu’il a une belle tête de cocu.

Robert – Mais enfin pas du tout ! Enfin si, mais… C’est le curé, l’amant de ma femme !

Ramirez – Je vois… (Il se tourne vers les deux parisiennes) Et vous vous n’avez rien vu, évidemment ? Pour des journalistes, vous n’êtes pas très observatrices, dites-moi…

Laurence – En fait si… Depuis la fenêtre de l’appartement du dessus, j’ai cru voir un homme, genre Zorro, rentrer dans le café.

Sanchez – Zorro ?

Ramirez – Qu’est-ce que vous foutiez là-haut ?

Sanchez – Peut-être qu’elle se tapait le patron…

Wendy – Madame nous faisait visiter son appartement qui est à vendre.

Ramirez – Donc, vous avez vu Zorro rentrer dans le Café du Commerce… (Ironiquement) C’est peut-être lui l’assassin, hein Sanchez ? Regarde-moi voir si ce Don Diego de la Vega n’est pas déjà fiché par nos services…

Sanchez – Très bien chef… Vous pouvez me répétez le nom ?

Ramirez soupire.

Laurence – Je voulais dire un homme masqué, Commissaire.

Wendy – C’est peut-être un braquage qui a mal tourné ?

Laurence – Ils pourront toujours plaider la légitime défense.

Ramirez – Vous voulez faire l’enquête à ma place ?

Laurence – Pas du tout Commissaire.

Wendy – Même si je crois que l’enquête avancerait plus vite…

Ramirez – Bon, Sanchez, tu vas procéder à un prélèvement ADN pour identifier la victime…

Sanchez – Je m’en occupe tout de suite, Chef…

Ramirez – Il faudra aussi un prélèvement ADN de tous les suspects.

Sanchez – Pour quoi faire, Chef ?

Ramirez – À ton avis ?

Sanchez – Pour savoir qui est le père du bébé congelé qui a grandi dans ce congélo ?

Ramirez – Non, pour savoir lequel d’entre eux est Zorro, imbécile… Emmène-les à la mairie pour faire les prélèvements… et tu envoies les échantillons au labo.

Sanchez – Allez, suivez-moi…

Les deux parisiennes s’apprêtent à le suivre.

Ramirez – Non, pas vous… J’ai encore quelques questions à vous poser…

Les autres sortent.

Ramirez – Bon, maintenant que nous sommes seuls, si vous me disiez ce que vous faites vraiment dans le coin ? C’est rare que la presse soit là avant la police sur les lieux d’un crime. Surtout dans un coin pareil…

Laurence – C’est un pur hasard, Commissaire, je vous assure…

Ramirez – C’est ça, oui… Au mauvais endroit au mauvais moment… (À Wendy) Et vous vous n’avez rien d’autre à me dire ? Pour une productrice de télé, vous manquez sérieusement d’imagination. Vous travaillez pour quelle chaîne ?

Wendy – Principalement pour France Télévision…

Ramirez – Je vois… France 2, France 3, France 4, France 5… C’est vrai que l’imagination, apparemment, ce n’est pas ce qu’on demande à une productrice chez France Télévision.

Laurence – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’on lui demande, à votre avis ?

Ramirez – Ses mensurations ?

Wendy – Là c’est vous qui versez dans le cliché, Commissaire. Si je puis me permettre.

Ramirez – Ne me dites pas que vous êtes venue ici pour un casting…

Laurence – Encore que, vous savez, il y a ici une galerie de portraits. Non mais vous avez vu ces gueules d’abrutis ?

Ramirez – Oui… Remarquez, ce n’est pas faux.

Wendy – Vous-même Commissaire… On vous a déjà dit que vous aviez un physique à faire de la télévision ?

Ramirez – Vous trouvez ?

Wendy – Ah oui… Du cinéma, peut-être pas, mais de la télé… Je vous laisserai ma carte, si vous voulez.

Ramirez observe un instant les deux femmes.

Ramirez – Je peux vous demander de quelle nature sont vos rapports à toutes les deux, exactement ?

Wendy – Nos rapports ?

Ramirez – Oui enfin… Vous voyez ce que je veux dire…

Laurence – Est-ce qu’il y a… un rapport avec votre enquête ?

Ramirez – Aucun, simple curiosité malsaine…

Robert, Honoré, Charlie et Félicien reviennent, l’air embarrassé.

Ramirez – Bon allez, vous pouvez circulez, mais vous ne quittez pas le territoire de la commune jusqu’à nouvel ordre…

Wendy et Laurence s’éloignent.

Honoré – Il faudrait qu’on vous parle, Commissaire… Et en tant que Premier Magistrat de cette commune…

Ramirez – Tu peux m’épargner les préliminaires…

Honoré – On est un peu dépassés par la situation… Et après en avoir discuté entre nous, nous pensons qu’il y a certaines choses que vous devriez savoir…

Ramirez – Voyez-vous ça…

Robert – Nous savons qui est la victime.

Ramirez – Tiens donc… Alors ça vous revient maintenant.

Félicien – C’est Jean-Claude, son neveu.

Honoré – Tu veux dire son cousin.

Robert – Bref mon filleul.

Honoré – Depuis des années, il s’entraîne pour un Incroyable Talent.

Félicien – Il est contorsionniste.

Robert – Un jour on l’a retrouvé dans une valise.

Ramirez – Oui ben maintenant, il pourrait jouer dans Hibernatus.

Charlie – En fait, c’est un accident…

Ramirez – C’est vous qui l’avez mis ce congélateur oui ou non ?

Robert – Oui…

Félicien – Enfin non…

Robert – Je pensais que le congélo était débranché.

Ramirez est sceptique.

Ramirez – Si vous étiez à ma place et qu’on vous racontait une histoire pareille, qu’est-ce que vous en penseriez ?

Sanchez revient, suivi de Ginette.

Ramirez – Bon, pour l’instant, on va tous vous embarquer en hélicoptère jusqu’au poste, et vous nous expliquerez tout ça. Vous serez peut-être un peu plus bavard après quelques coups de bottin sur la tronche.

Charlie – Vous croyez vraiment qu’on va tous tenir dans cet hélico, Commissaire ?

Honoré – Sinon, vous pouvez commencer par torturer les patrons de ce café. Après tout, il s’agit de leur congélateur.

Félicien – Et de leur filleul. Somme toute, c’est une affaire de famille..

Robert – Je n’en attendais pas moins de vous, mon Père. En ce qui concerne la vôtre, de famille, les De Marsac sont curés et collabos de père en fils.

Félicien – Monsieur le Commissaire, je vous demande de faire preuve d’humanité. Laissez-moi au moins donner à ce pauvre innocent une dernière bénédiction.

Ramirez – D’accord, mais vite fait alors.

Honoré s’approche de Ramirez avec un air de conspirateur.

Honoré – En attendant, on peut peut-être s’arranger pour éviter des complications. La justice est déjà tellement surchargée…

Ramirez – De mieux en mieux… Corruption de fonctionnaire ?

Honoré – Pas du tout, Commissaire ! Puisque nous sommes tous les deux au service de la République ! Techniquement, on ne peut se corrompre entre serviteurs de l’état. Je vous propose seulement un arrangement allant dans le sens des intérêts de la Nation…

Ramirez – C’est vrai que vu comme ça… Combien ?

Honoré – Disons…

Félicien ouvre le couvercle du congélateur, et esquisse un signe de croix.

Félicien – Oh mon Dieu !

Ramirez – Quoi encore ?

Félicien – Le cadavre… Il est ressuscité…

Sanchez examine le corps décongelé.

Sanchez – Ah oui, Chef. Il a ouvert un œil…

Robert – On dirait que la glace a fondu.

Ginette – Le congélo a dû tomber en panne. Heureusement que je n’y avais pas encore mis toutes mes frites.

Ramirez – Il n’a pas l’air très frais, tout de même.

Charlie – Comme vous disiez tout à l’heure… Quand il y a une rupture dans la chaîne du froid…

Jean-Claude sort du congélateur, comme Dracula de son cercueil.

Félicien – Seigneur Dieu ! (Il se signe) On dirait Jésus Christ se levant du tombeau…

Charlie – Revu et corrigé pour une publicité Findus.

Jean-Claude – Aboule le fric, Tonton !

Sanchez – Ça ce n’est pas très catholique, en revanche…

Ginette – Quel fric ?

Robert – Je t’expliquerai, Ginette…

Ramirez – C’est plutôt à la police que vous devriez expliquer cette farce.

Honoré – Excusez-nous, Commissaire, il s’agissait simplement d’un pari stupide.

Félicien – On voulait mettre la vidéo sur You Tube.

Ramirez – Et lui ? Il était consentant ?

Sanchez (à Jean-Claude) – Vous désirez porter plainte ?

Jean-Claude – Ce que veux, c’est passer à la télé.

Charlie – Non mais vous voyez bien qu’il n’a rien, Commissaire.

Sanchez – Il a quand même l’air un peu perturbé. Il pourrait garder des séquelles…

Ginette – Ah non, mais ça, c’est son air normal, Commissaire.

Honoré – Je dirais même plutôt qu’il a l’air plus éveillé que d’habitude, non ?

Robert – Un petit alcool de patate, ça va finir de le décongeler…

Ginette sert plusieurs verres.

Charlie – Moi-même, je m’en sers comme antigel, pour le radiateur de ma voiture. C’est très efficace.

Robert donne la bouteille à Jean-Claude, qui boit au goulot.

Ramirez – Bon, on n’a plus rien à faire ici, Sanchez… S’il n’y a plus de cadavre, il n’y a plus de crime…

Ginette – Je vous en ressers un aussi, Commissaire ?

Ramirez – Ma foi, ce n’est pas de refus.

Ginette donne un verre à Ramirez qui le vide d’un trait.

Ramirez – Ah oui, c’est sûr, ça réveillerait un mort.

De fait, Jean-Claude revient à la vie. Il fait quelques pas hésitants.

Félicien – Vous vous rendez compte ? Il marche ! C’est un miracle.

Charlie – Un miracle ? Vous croyez qu’il est homologable ?

Félicien – Un cas de décongélation miraculeuse ? Je ne sais pas…

Honoré – Mais oui… Un miracle ! C’est peut-être ça qu’il nous fallait !

Robert – Comme pour Jésus Christ ! Un type qu’on croyait mort, et qui ressuscite !

Ginette – Vous croyez que ça pourrait marcher ?

Laurence – La dernière fois qu’on a fait ça, c’était il y a 2000 ans, et ça se vend toujours très bien.

Robert – Là c’est du lourd, je le sens… JC revenu d’entre les morts…

Wendy – Là ce serait plutôt revenu d’entre les steaks surgelés, mais bon…

Honoré – Vous avez raison… C’est un signe du ciel. Le coup de pouce qu’on attendait du Très haut. On va faire de Beaucon-la-Chapelle un lieu de pèlerinage…

Ginette – Qu’est-ce que vous en pensez, mon Père ?

Félicien – Mais… c’est un faux miracle, on est bien placés pour le savoir.

Robert – D’un autre côté, les vrais miracles, ça n’existe pas, non ?

Félicien regarde Jean-Claude.

Félicien – Après tout vous avez raison. C’est Dieu qui nous l’envoie. Jésus n’a-t-il pas dit : Heureux les simples d’esprit…

Honoré – On va faire de ce demeuré un Saint. Saint Jean-Claude. Et on fera de ce village un nouveau Lourdes.

Charlie – Jean-Claude. Dit JC. C’était un nom prédestiné.

Honoré – Je vois déjà la Une de Vie Catholique et de VSD : Victime des pesticides et d’un accident de congélation, il revient miraculeusement à la vie !

Félicien – Monsanto Subito !

Robert – Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Une nouvelle ère s’ouvre pour Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – Mes amis, nous vivons un moment historique.

Charlie – L’An Un après J-C.

Félicien – Pour le pèlerinage, il faudrait prévoir de lui faire ériger une statue…

Charlie – Jean-Claude sortant de son congélateur, tel Jésus Christ sortant de son tombeau ? C’est vrai que ça aurait de la gueule.

Honoré – C’est sûr que si on avait la presse avec nous…

Robert – Et la presse est là !

Félicien – Grâce à Dieu, ce village va enfin connaître une deuxième vie !

Laurence et Wendy assistent à cette agitation, un peu dépassées.

Laurence – C’est un village de dingues, je te dis… Ils sont en plein délire sectaire… Viens on se barre avant qu’ils aient l’idée d’égorger un poulet ou de faire un sacrifice humain…

Mais Wendy semble revivre elle aussi.

Wendy – Tu es folle ! Tu te rends compte ? Tu devrais faire un article là dessus !

Laurence – Tu crois ?

Wendy – Fais-moi confiance. Dans trois jours, ici, c’est la grotte de Bethléem. Et on est les premiers sur les lieux. Tu imagines les tirages de la presse, si un journaliste avait été sur place à l’époque !

Laurence – Tu as raison… C’est un truc qui n’arrive qu’une fois tous les deux mille ans. On ne peut pas passer à côté de ça…

Laurence s’approche de Jean-Claude.

Laurence – Bonjour Jean-Claude. On vous appelle déjà le messie de Beaucon-la-Chapelle. Pensez-vous fonder une nouvelle religion ?

Jean-Claude – Je pourrais passer à la télé ?

Wendy – Et comment ! Si on s’y prend bien, vous pourrez même avoir votre propre émission.

Jean-Claude – Comme Michel Drucker ?

Laurence – Peut-être même votre propre chaîne…

Le téléphone de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Inspecteur Sanchez, j’écoute… Affirmatif… D’accord, je transmets… (Il range son portable) On a le résultat des tests génétique, Chef.

Ramirez – Et alors ? On sait déjà qui est la victime. En tout cas on sait qui est son parrain.

Sanchez – Oui, mais grâce à la génétique, là on sait qui est le père…

Ginette – Le père de Jean-Claude ? Et c’est Qui ?

Sanchez – Apparemment, Monsieur le Curé…

Tous les regards se tournent vers Félicien.

Félicien – Je ne comprends pas… Ça doit être une erreur…

Ramirez – Ou un autre miracle…

Laurence soupire.

Laurence – C’est vraiment le pire village de France…

Wendy – Ça y est, moi aussi, j’ai trouvé !

Laurence – Quoi ?

Wendy – Mon nouveau concept de téléréalité !

Laurence – Bienvenue au Presbytère ?

Wendy – Le Pire Village de France ! Toutes les communes de l’hexagone pourront concourir. Et à la fin, on invitera des personnalités à passer un mois dans le bled qui aura été désigné comme le trou du cul du monde… Qu’est-ce que tu en penses ?

Laurence – Ah oui, ça pourrait cartonner encore plus que La Ferme des Célébrités.

Wendy – Alléluia ! WC Productions est sauvé de la faillite !

Laurence – Excuse-moi une minute, je crois que c’est le bon moment pour une autre interview exclusive…

Laurence s’approche de Félicien.

Laurence – On dit de vous que vous seriez le père du nouveau messie… Vous ne voulez pas vous mettre à votre compte, par hasard ?

Félicien – À mon compte ?

Wendy – Ça fait trente ans que vous travaillez pour la maison mère, le Vatican.

Félicien – Et en guise de remerciement, ils voulaient supprimer ma paroisse…

Wendy – En tant que père du messie, vous pourriez vous installer comme auto-entrepreneur…

Laurence – Et si c’est le cas, vous aurez besoin d’une bonne attachée de presse.

Jean-Claude regarde Félicien avec un air stupide.

Jean-Claude – Papa ?

Wendy – Et puis pour l’émission, lui, il va vraiment avoir besoin d’un coach…

Laurence – Vous êtes prêt à tenter l’aventure, mon Père ?

Félicien – En tout cas, ma sœur, pour vous, je suis prêt à me défroquer tout de suite.

Noir

Fin

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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www.comediatheque.com

 

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Hors Jeux Interdits

OffsideFuera de juego –  Fora de jogoFuorigiocco Proibiti 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 comédiens : 2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors jeux…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Une étudiante de Florence, Lorenza Fedeli, m’a fait l’honneur de consacrer son travail de thèse à la traduction en italien de ma pièce Hors-Jeux Interdits. Cette traduction est disponible en téléchargement gratuit sur ce site La Comédiathèque à cette page : Fuorigioco proibiti. Voici le texte d’une petite interview à laquelle elle m’a très aimablement demandé de répondre :

1 – Vous avez choisi l’écriture théâtrale. Pourquoi la comédie plutôt que la tragédie ?

La vie est déjà assez tragique comme ça, je n’éprouve pas le besoin d’en rajouter. L’écriture est pour moi un moyen de me libérer un peu de la réalité, en la mettant à distance, par un regard humoristique. Par ailleurs, il me semble plus efficace de faire passer certaines idées sur le monde qui nous entoure en utilisant l’humour. Le spectateur sera mieux disposé à écouter si on le fait rire. Ne dit-on pas que pour séduire une femme, un homme doit d’abord la faire rire ? Il me semble qu’il en va de même avec les spectateurs pour un auteur.

2 – Parlez-moi un peu de vous et de votre travail en général.

J’ai été successivement sémiologue, scénariste et auteur de théâtre. La sémiologie m’a permis de développer un sens de l’observation et un esprit critique. Le scénario m’a appris à construire une histoire et des personnages. Le théâtre me permet de pratiquer l’écriture en toute liberté.

3 – Quelles sont vos relations avec les comédiens qui mettent en scène vos pièces ? Travaillez-vous surtout avec les jeunes ? Quelles satisfactions vous apporte votre travail ?

En général, je ne mets pas en scène moi-même, et je ne participe pas à la mise en scène de mes pièces par d’autres. Je découvre le spectacle en même temps que les spectateurs. Le plaisir d’un auteur est de constater que sa pièce peut faire l’objet de plusieurs mises en scène différentes. Je n’ai pas lorsque j’écris la volonté de toucher une classe d’âge en particulier. Mais il se trouve que mes pièces sont souvent montées par des jeunes, et qu’ils y prennent beaucoup de plaisir. C’est une grande fierté pour moi, car cela me donne le sentiment d’être un auteur actuel, même si hélas je ne suis plus depuis longtemps un jeune auteur. Mon travail de dramaturge m’apporte de multiples satisfactions : une liberté totale d’écrire ce que je veux, une indépendance par rapport à toute institution, la possibilité d’exprimer mes idées et parfois mes obsessions, la possibilité de les partager avec d’autres gens que je ne connais pas, et parfois l’occasion de les rencontrer lors d’un spectacle.

4 – Parlons maintenant de votre comédie « Hors-Jeux Interdits ». Comment est née cette pièce ?

J’ai eu envie, dans le contexte troublé de l’époque qui perdure encore aujourd’hui, de traiter du terrorisme et de la séquestration. Mais sur un mode fantastique, onirique et comique.

5 – Décrivez-moi chaque personnage avec un adjectif.

La spécificité de chaque personnage de la pièce est décrite dans le texte (didascalies et dialogues) par différents biais : traits physiques, styles vestimentaires, façons de parler, idées exprimées… Il est important de camper des personnages ayant chacun une personnalité spécifique, afin que la confrontation de leurs différences produise du conflit et du sens. Tous les personnages de la pièce ont une personnalité complexe. Je n’ai pas envie de la réduire à un seul adjectif.

6 – J’ai noté que vous insistiez beaucoup sur l’ambiguïté sexuelle des personnages (Carla, Fred, Alex). Un thème très actuel, non ?

Il y a plusieurs explications, non exclusives l’une de l’autre, à ces ambiguïtés sexuelles qu’on trouve souvent dans mes pièces. La première est pratique. Si un personnage peut être joué par un homme ou une femme, cela rend la distribution plus variable pour les troupes en terme de sexe des comédiens. Cela facilite donc les montages. Mais il est vrai par ailleurs que la « théorie du genre » est un thème qui m’intéresse. Je revendique et assume ma part de masculinité. Mais je déteste tout ce qui, au nom d’une idéologie masculine, rabaisse la femme. La virilité oui, le machisme non. Il me semble que la société se porterait mieux si les hommes assumaient davantage leur part de féminité. Et les femmes leur part de masculinité… C’est en effet un thème très actuel. Mais je le traite à ma façon parce qu’il m’interroge. Pas parce que c’est une problématique à la mode.

7 – Quand vous avez choisi les prénoms des personnages, vous êtes-vous inspiré de personnes réelles ? Par exemple, Carla me fait penser à Carla Bruni et Béatrice à une version moderne de la Beatrice de la « Divina Commedia ».

Pour ce qui est des personnages à la sexualité douteuse ou indifférente, les prénoms ont d’abord été choisis pour leur caractère unisexe. Ensuite, je choisis les prénoms qui me semblent correspondre à l’idée générale que je me fais du personnage. En tout cas, le prénom ne doit pas me gêner dans la construction du personnage, par exemple en rappelant trop directement une personne réelle. Il n’y a donc aucune référence volontaire à des personnes en particulier. Après, chacun a la liberté de faire les rapprochements qu’il veut…

8 – Quand j’ai lu votre pièce pour la première fois, l’arrivée des martiens m’a beaucoup étonnée : un vrai coup de théâtre… J’ai l’impression que vous avez voulu mélanger la réalité française, dans toute son éventuelle crudité voire cruauté, et ce monde fantastique des extraterrestres, représentant au sens propre une certaine forme d’inhumanité. Vous embrassez le présent et le futur dans un regard ironique, empreint d’un certain pessimisme.

En effet, je ne voulais pas traiter d’un enlèvement et d’une séquestration d’un point de vue trop réaliste. Il s’agit plutôt d’une fable symbolique. À travers ces quelques individus, c’est l’humanité toute entière qui a été kidnappée. Et c’est parce que les Français ont la ridicule prétention de représenter le summum de la civilisation que le choix des kidnappeurs se porte sur eux. Une façon de me moquer de moi-même et de mes compatriotes…

9 – Vous croyez aux extraterrestres ?

Il serait d’une incroyable prétention de la part des hommes de se croire les seuls êtres dotés d’intelligence dans un univers aussi vaste.

10 – Y a-t-il des messages cachés dans la pièce ? Si oui, quels sont-ils ?

Par définition, les messages cachés, s’ils existent, sont faits pour être cherchés et découverts. Ce n’est pas à l’auteur d’indiquer l’endroit de la cachette. S’il s’en souvient encore…

11 – Fred est un humoriste au chômage… Y a-t-il ici une allusion à l’attentat contre « Charlie Hebdo » ? Alex, notamment, lui demande s’il se moque de la religion…

La pièce a été écrite juste après l’attentat contre Charlie Hebdo, qui était un attentat contre la démocratie. C’est le moyen que j’ai trouvé de m’exprimer sur ce traumatisme. Oui, il y a une allusion à cela. En tuant les journalistes de Charlie Hebdo, on a tenté d’assassiner la liberté d’expression. J’ai voulu m’exprimer librement à travers cette pièce pour jouir encore une fois de cette liberté d’écrire, pendant que je peux encore en disposer. La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

12 – Quand Alex dit qu’ils ont été kidnappés par des terroristes, et que ces derniers s’apprêtent à les égorger devant une caméra… Vous parlez bien des Djihadistes ?

L’allusion est évidente, bien sûr. Mais je méprise trop les gens dont vous parlez pour ne serait-ce que les nommer dans une pièce. On ne peut donner un nom qu’à des adversaires qu’on respecte un tant soit peu. Les autres, on fait en sorte de les éliminer.

13 – Parlez-moi d’Alpha et Oméga. Pourquoi avoir choisi ces prénoms ? Une référence au Livre de l’Apocalypse (« Je suis l’Alpha et l’Oméga », dit le Seigneur, « celui qui est, qui était et qui vient, Dieu tout-puissant ») ?

Au-delà des textes de référence, il s’agit d’une expression très populaire en France. Être l’Alpha et l’Oméga, c’est représenter la totalité de quelque chose, d’un bout à l’autre, et du début à la fin. Ici, ces deux personnages ne sont ni bons ni mauvais : ils sont inhumains. Et par contrecoup, ils interrogent les êtres humains qu’ils ont enlevés sur la signification très imparfaite de leur humanité.

14 – Alpha et Oméga veulent connaître l’art de vivre à la française (l’amour, la gastronomie, l’humour) et ce qu’est le bonheur, mais à la fin ils veulent savoir pourquoi les humains aiment.

Là c’est aussi une façon de me moquer des Français (dont je suis) et de leur prétention à représenter le fin du fin de la culture. Pour ce qui est de l’amour, oui. C’est un des éléments constitutif et mystérieux de l’humanité. Ce sentiment existe-t-il ailleurs dans le cosmos ?

15 – On parle aussi beaucoup de football…

Je déteste le football, et tout ce qu’il engendre. Souvent le pire. C’est une façon de dénoncer un des travers de notre société. Ce qui nous rassemble peut-il vraiment se réduire à une passion pour le foot en général et une équipe en particulier ?

16 – Dans la pièce, vous évoquez l’existentialisme, et la philosophie en général (« Huis Clos » et « Les mains sales » de Jean-Paul Sartre, une phrase de Simone de Beauvoir, ou encore l’essai de Bergson sur le Rire). Que pouvez-vous me dire à ce propos ?

Le contexte de cette pièce est justement un huis-clos. L’enfer c’est les autres… J’adhère surtout à l’existentialisme en ce qu’il exclut l’idée de religion.

17 – Vous parlez aussi de la science fiction (les cyborgs, les robots, Star Trek), des acteurs, des chanteurs ou des animateurs télé français (Gérard Depardieu, Louis De Funés, Johnny Hallyday, Michel Drucker), donc de la société française dans toutes ses facettes… Vous avez la capacité de mélanger avec beaucoup de naturel des thèmes très différents et très complexes…

J’essaie de faire en sorte que mes pièces parlent de la vie en général. Avec de l’humour mais aussi avec du sens. Brecht disait : un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. En d’autres termes, on ne peut que se moquer d’un théâtre prétentieux qui se prendrait trop au sérieux.

18 – Vous pouvez m’expliquer la fin de la pièce ? Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris…

Je n’aime pas beaucoup donner des explications… La fin n’est pas une fin réaliste. Elle reste dans le registre onirique et symbolique. Elle renvoie les personnages, et donc l’humanité tout entière, à leur tragique absurdité.

19 – Si vous voulez ajouter le mot de la fin, j’en serais très heureuse.

Pour être cohérent avec tout ce que je viens de dire, je ne peux pas terminer sur un propos trop sérieux, où je parlerai à nouveau de moi-même. Le théâtre, comme l’amour, est un vaisseau spatial lancé dans l’espace à la rencontre d’un autre dont on ne sait même pas s’il existe vraiment. Merci, Lorenza, pour cette Rencontre du Troisième Type.


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Hors-Jeux Interdits

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors-jeux…

7 personnages :

Fred : humoriste au chômage (homme ou femme)

Manu : chef cuisinier (homme)

Alex : élu(e) écolo (sexe ambigu)

Carla : prostituée (éventuellement travesti)

Béatrice : bonne sœur

Alpha : extraterrestre (masculin)

Omega : extraterrestre (féminin)

Distributions possibles :

2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

***

Manu (homme), Fred (homme ou femme) et Alex (femme présumée) sont affalés inconscients sur trois fauteuils de style futuriste en fond de scène. Fred (que l’on traitera ici en femme, qu’on s’efforcera de rendre peu gracieuse) se réveille la première et commence à bouger. Elle se redresse en se frottant les yeux, puis regarde autour d’elle, semblant ne pas comprendre ce qu’elle fait là. Elle se lève, reprenant peu à peu conscience. On peut supposer qu’elle a la gueule de bois. Elle est habillée dans un style branché décontracté. Elle fait quelques pas en titubant. À mesure qu’elle recouvre ses esprits et que sa démarche se fait plus assurée, elle semble encore plus étonnée de se trouver là. Elle aperçoit alors les deux corps affalés sur les deux autres fauteuils. Nouvelle surprise, teintée cette fois d’une certaine inquiétude. Elle fait le tour de la pièce pour trouver une issue, sans résultat. Pendant qu’elle a le dos tourné, Manu se réveille à son tour et se lève, dans le même état que Fred à son réveil. Manu est du genre macho brut de décoffrage, et il est habillé d’une manière très classique. Fred se retourne, aperçoit Manu et sursaute, terrorisée.

Fred – N’approchez pas ! Je vous préviens, j’ai fait du karaté…

Manu est également surpris de l’apercevoir, mais sans manifester de crainte.

Manu – Vous êtes qui, vous ?

Fred (après une hésitation) – Je ne sais pas. Enfin, je veux dire, si… Je sais qui je suis mais… On est où ?

Manu – En tout cas, on n’est pas chez moi. (Il regarde autour de lui) Vous êtes sûre qu’on n’est pas chez vous ?

Fred – Je le saurais, non ? Et puis qu’est-ce qu’on ferait tous les deux chez moi ?

Manu – Ça… Je me le demande, en effet…

Fred – Et puis on n’est pas que tous les deux.

Fred fait un geste de la main et Manu aperçoit le troisième corps, affalé sur le dernier fauteuil.

Manu – Et lui, vous le connaissez ?

Fred s’approche et se penche prudemment vers Alex.

Fred – C’est plutôt une femme, non ?

Manu s’approche à son tour.

Manu – Oui, peut-être…

Fred – Vous croyez qu’il est mort ?

Manu continue à regarder autour de lui.

Manu – Qui ?

Fred (désignant le corps) – Ben lui ! Enfin, elle…

Manu – Je n’en sais rien, moi ! Je ne suis pas médecin légiste…

Fred – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Manu – Vous n’avez qu’à lui faire du bouche-à-bouche, vous verrez bien. Si c’est la Belle au Bois Dormant, elle se réveillera peut-être.

Fred – Et si c’est un homme…

Manu – Je pense que si c’est un homme et que vous lui roulez un patin, il se réveillera aussi.

Fred – Peut-être qu’on nous a drogués…

L’autre la regarde avec un air perplexe.

Manu – Bon ça suffit, moi je me casse…

Il se dirige vers les coulisses.

Fred – Il n’y a pas de sortie…

Manu – C’est ce qu’on va voir. Ce ne sera pas la première fois que je défonce une porte.

Fred – Ça je vous crois sur parole. Vous avez bien une tête à défoncer les portes. Surtout les portes ouvertes… (Pendant que Manu regarde à cour et à jardin) Le problème, c’est que là… il n’y a pas de porte du tout.

Manu semble désarçonné.

Manu – Pas de porte ? Mais comment c’est possible…

Il vérifie une dernière fois, mais doit se rendre à l’évidence.

Fred – Ni porte, ni fenêtre.

Manu – Ceux qui nous ont amenés ici, ils sont bien passés par quelque part !

Fred – Vous croyez que c’est quelqu’un qui nous a amenés ici ?

Manu – Vous vous souvenez d’être venue ici toute seule, vous ?

Fred – Non…

Manu – Donc c’est forcément quelqu’un qui nous a amenés, c’est logique.

Fred – Logique… Ce qui n’est pas logique, déjà, c’est qu’on soit là tous les deux. Enfin tous les trois…

Un temps.

Manu – Pourquoi on nous aurait drogués ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Ça expliquerait qu’on ne se souvienne de rien.

Manu – Ah ouais…?

Fred – J’ai lu un truc comme ça sur le GHB.

Manu – Le GHB ?

Fred – La drogue des violeurs.

Manu – Vous avez l’air d’en connaître un rayon, en matière de drogue… La drogue des quoi ?

Fred – Une drogue que les violeurs font absorber à leurs victimes. Dans une discothèque, par exemple, en mettant ça dans un whisky coca. Elles deviennent très dociles, et après elles ne se souviennent plus de rien. Ce n’est pas vous qui m’auriez droguée, par hasard ?

Manu – Non mais vous êtes dingue ! Je ne vais jamais en boîte, de toute façon. Je suis marié, figurez-vous. Et pourquoi ce ne serait pas vous qui m’auriez drogué, d’abord ?

Fred – Non mais ça ne va pas ? Pourquoi j’aurais fait ça ?

Manu – Je préfère ne pas le savoir…

Fred – Si je vous avais drogué, je m’en souviendrais.

Manu – Sauf si vous en avez bu aussi.

Fred – De quoi ?

Manu – De votre saloperie, là ! Du whisky coca !

Fred – Je crois plutôt qu’on nous a drogués tous les deux.

Manu – Mais pourquoi moi ? En général, les violeurs, ce n’est pas les mecs qui les intéressent, non ? En tout cas pas les mecs dans mon genre…

Fred désigne le troisième corps.

Fred – Il y a elle, aussi.

Manu – On n’est même pas sûr que ce soit vraiment une femme… On devrait peut-être essayer de la réveiller pour lui demander.

Fred – Pour lui demander si c’est une femme ?

Manu – Pour lui demander si elle sait quelque chose !

Fred s’approche du corps, et le secoue doucement.

Fred – Oh, vous m’entendez ?

Manu soupire, exaspéré.

Manu – Laissez-moi faire…

Il secoue le corps violemment et hurle.

Manu – Oh, vous m’entendez !

Alex se réveille en sursaut et se lève d’un bond.

Alex – Non, ce n’est pas moi, je vous jure !

Alex, qui peut être un homme efféminé ou une femme plutôt masculine, est habillée en tailleur pantalon façon businessman (ou woman). Le doute subsistera sur son véritable sexe, mais on la traitera ici en femme. Elle est physiquement éveillée, mais dans un premier temps parle et agit comme une somnambule.

Alex – Excusez-moi, j’ai dû faire un cauchemar… Ne faites pas attention à moi… Je vais aller me rafraîchir un peu…

Elle fait le tour de la pièce, sans trouver aucune porte.

Alex – Vous… Vous pourriez me dire où se trouvent les toilettes ?

Fred – Les toilettes pour hommes ou les toilettes pour femmes ?

Alex le regarde avec un air interloqué. Manu fait mine d’applaudir à la finesse de la question.

Manu – Il n’y a pas de toilettes.

Alex – Je vois… On est sur une compagnie low cost… Je crois que je ferais mieux de me rendormir alors… Vous me réveillerez juste avant l’atterrissage ?

Fred et Manu échangent un regard intrigué. Elle s’apprête à se rasseoir sur son siège.

Fred – Nous ne sommes pas sur une compagnie low cost, je vous assure…

Alex les regarde avec curiosité.

Manu – Et selon toute probabilité, nous ne sommes pas dans un avion.

Alex – Je vois…

Elle semble commencer à recouvrer le sens de la réalité. Elle peut éventuellement remettre ses lunettes.

Alex – Donc vous n’êtes pas non plus des hôtesses de l’air.

Manu – Voilà…

Alex (angoissée) – Mais alors où sommes-nous ?

Fred – On comptait un peu sur vous pour nous le dire.

Alex fait de nouveau le tour de la scène, devenant peu à peu hystérique.

Manu – Laissez tomber, il n’y a pas de sortie.

Alex – Pas de sortie ? Et moi qui suis claustrophobe… (Elle disparaît d’un côté de la scène et on l’entend taper du poing contre une cloison en hurlant) Laissez-moi sortir !

Manu lève les yeux au ciel et fait un geste en direction de Fred pour qu’il aille la chercher. Fred revient avec Alex qu’il tient par le bras.

Fred – Ça va aller, calmez-vous…

Alex – Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Fred – Donc vous non plus, vous ne savez pas du tout ce qu’on fait ici tous les trois.

Alex – Et vous deux, vous vous connaissez ?

Manu – Non…

Fred – Au point où on en est, autant faire les présentations. Ça nous aidera peut-être à savoir pourquoi on nous a enlevés…

Alex – Vous pensez qu’on a été enlevés ?

Manu – On n’est pas venus dans cet endroit de notre plein gré… et on ne peut pas en sortir. Appelez ça comme vous voudrez…

Fred – Je m’appelle Fred… C’est pour Frédérique. Et vous ?

Alex – Alex.

Fred – Et Alex… C’est pour…

Alex – Juste Alex.

Fred – Je vois…

Alex – Et vous ?

Manu – Manu. C’est pour Emmanuel…

Fred – Peut-être qu’ils ont décidé d’enlever des gens qui avaient des prénoms à diminutifs…

Alex – Qui ça, ils ?

Fred – Je ne sais pas… Eux… Ceux qui nous ont amenés ici. Il y a bien quelqu’un qui nous a amenés ici, non ?

Manu – Mais pourquoi on nous aurait enlevés ? C’est ça la question…

Fred – Ça a peut-être quelque chose à voir avec notre métier.

Manu – Qu’est-ce que vous faites comme métier ?

Fred – Je suis… humoriste.

Manu – Humoriste ?

Fred – Enfin pour l’instant, je suis surtout au chômage…

Manu – Pourquoi est-ce qu’on irait enlever une humoriste au chômage…

Alex – Et en tant qu’humoriste… vous vous moquiez de la religion ?

Fred – Non, pas particulièrement.

Manu – Si on a été kidnappés par des islamistes, on va certainement avoir besoin de votre sens de l’humour…

Alex (terrorisée) – Des islamistes, vous croyez ?

Manu – Non, mais j’ai dit ça comme ça… C’est de l’humour…

Fred – Et vous vous faites quoi ?

Manu – Je suis Chef.

Fred – Tiens donc… C’est curieux, mais ça ne m’étonne pas.

Alex – Comment ça, chef ?

Fred – Petit chef ? Grand chef ?

Manu – Chef ! Cuisinier, si vous préférez. J’ai un restaurant.

Alex – Ah oui ? Il faudra nous donner l’adresse.

Manu – Si on sort d’ici vivant…

Alex – Une humoriste et un cuistot… Ça n’a pas de sens…

Fred – Et vous ?

Alex – Je suis conseiller général.

Fred – Conseiller ou conseillère ?

Alex – On peut dire les deux.

Fred – Je vois…

Alex – Écolo, si vous voulez tout savoir… Et je suis aussi maire adjoint à la propreté.

Manu – Un intermittent du spectacle au chômage et un conseiller général écolo… Si je n’étais pas là moi-même, je dirais qu’ils veulent débarrasser le pays de tous ses parasites…

Alex – Bravo… C’est très fin comme analyse… Je sens que ça va beaucoup nous aider…

Fred – Parce que vous, vous vous croyez indispensable à la société, peut-être ? Moi, le restaurant, je n’ai pas les moyens d’y aller, figurez-vous. Et j’imagine que votre resto, ce n’est pas les restos du cœur…

Manu – En tout cas, moi je paye mes impôts.

Alex – J’ai l’impression que cette comédie va très mal finir…

Fred – Une comédie qui finit mal, moi j’appelle ça un drame.

Manu – Ça n’explique toujours pas pourquoi on nous a enlevés.

Alex – Pour demander une rançon ?

Fred – Une rançon ?

Alex – C’est peut-être tout simplement un enlèvement crapuleux.

Manu – Moi je ne suis pas milliardaire. Je viens d’ouvrir mon resto. Pour l’instant, j’ai surtout des crédits sur le dos.

Alex – Vous, la comique, j’imagine que vous ne roulez pas sur l’or non plus…

Fred – Demander une rançon à un intermittent… Autant demander à un chauve de vous prêter son peigne.

Manu – Et vous, avec le cumul des mandats, vous vous en sortez ?

Alex – Ça va, je ne suis pas à plaindre, mais…

Manu – Quoi qu’il en soit, ça n’explique pas qu’on nous ait enlevés tous les trois.

Fred – C’est vrai, on n’a absolument rien en commun…

Manu – Non… Ça… On ne peut pas être plus différents…

Ils réfléchissent.

Alex – Enfin, rien en commun… On est tous Français quand même…

Fred – Français ? Ce n’est pas ce que j’appelle avoir quelque chose en commun…

Alex – Vous trouvez ?

Fred – Je veux dire… tout le monde est Français, non ? Enfin… en France.

Manu – Si seulement c’était vrai….

Fred – Je vois, Monsieur n’aime pas les étrangers non plus.

Manu – Je vous faisais simplement remarquer qu’en France, tout le monde n’était pas Français.

Alex – C’est sûr que là, on ne peut nier qu’on est bien entre Français. On a été kidnappés, peut-être par des terroristes qui s’apprêtent à nous égorger en direct devant une caméra, et on est déjà en train de s’étriper parce qu’on n’est pas d’accord sur la question de l’identité nationale…

Fred – Vous avez raison, on n’a rien en commun, mais si on veut avoir une chance de s’en sortir, il faut qu’on reste solidaires.

Alex – Mais j’y pense, c’est peut-être pour ça !

Manu – Pour ça quoi ?

Alex – On nous a peut-être choisis parce qu’on est différents, justement.

Fred – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Alex – Je ne sais pas… J’essaie de comprendre…

Manu – Bon, tout ça c’est bien beau, mais concrètement, qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?

Manu – Mais j’y pense, on peut toujours téléphoner !

Alex – Vous avez raison, il faut prévenir la police.

Fred – On ne sait même pas où on est ! Qu’est-ce qu’on va leur dire ?

Manu – Ils pourront peut-être nous géolocaliser.

Il sort son portable et compose un numéro.

Alex – Ce qui est étonnant, c’est qu’ils n’aient pas pensé à nous prendre nos portables.

Manu – Et merde… Pas de réseau…

Alex – Je vais essayer…

Fred – Moi aussi…

Ils sortent leurs téléphones et pianotent sur le clavier.

Alex – Non, rien…

Fred – Moi non plus…

Manu – Je comprends mieux pourquoi ils n’ont pas pris la peine de nous prendre nos téléphones.

Alex – Où est-ce qu’on peut bien être, pour qu’il n’y ait pas de réseau ?

Ils se regardent tous, inquiets.

Fred – Dans le désert, peut-être.

Alex – Ou dans une cave…

Fred – Un abri antiatomique ?

Les deux autres lui lancent un regard atterré.

Manu – Quoi qu’il en soit, on ne peut pas communiquer avec l’extérieur.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?

Fred – Rien.

Alex – On n’a plus qu’à attendre.

Manu – Attendre ?

Fred – Ceux qui nous ont enlevés veulent forcément quelque chose. Ils vont bien finir par se manifester.

Alex – Et là on essaiera de négocier…

Manu – Attendez un peu qu’ils arrivent, et je vais vous montrer ma façon de négocier, moi…

Manu a un geste d’emportement, qu’Alex tente d’arrêter. On entend alors un bruit bizarre, bruitage futuriste de série Z. Fred, Manu et Alex se figent aussitôt, comme pétrifiés. Le noir se fait, autant que possible. On distingue vaguement la silhouette d’une femme traînant le corps d’une autre femme inconsciente, qu’elle installe sur un des trois fauteuils, avant de s’écrouler sur l’autre. La lumière revient. On distingue sur deux des fauteuils les deux femmes inconscientes : Carla (allure de prostituée qui pourra aussi être un travesti) et Béatrice (en tenue de bonne sœur). Aussitôt la lumière revenue, Fred, Manu et Alex se remettent en mouvement comme si de rien n’était, et reprennent leur conversation là où ils l’avaient laissée, sans apercevoir tout de suite les nouvelles venues.

Alex – La violence, ce n’est pas toujours la solution. Si on veut sortir de là vivants, il va sûrement nous falloir un peu de diplomatie.

Manu – De la diplomatie ? On ne sait même pas qui nous a enlevés, et ce qu’ils nous veulent !

Fred – En tout cas, j’espère qu’ils ne vont pas tarder… Parce que je commence à avoir les crocs, moi, pas vous ?

Alex – Comment pouvez-vous penser à manger dans un moment pareil ?

Manu – On est séquestrés, et tout ce qui vous préoccupe, c’est le room service ?

Fred – Ouais, ben excusez-moi, mais je n’ai pas mangé à midi. Si vous voulez tout savoir, il m’arrive de sauter un repas pour faire des économies.

Manu – La vie d’artiste…

Alex – Bon allez, on va tous se calmer ! Si on se tire de merdier, ce sera ensemble.

Manu – Très bien. Si on arrive à sortir d’ici avant ce soir, je vous invite à dîner dans mon restaurant, c’est promis.

Alex – C’est vrai, au fait, on ne sait même pas quelle heure il est…

Manu (regardant sa montre) – Ma montre est arrêtée. Quelle heure vous avez, vous ?

Alex – La mienne aussi… Et vous ?

Fred – Je n’ai pas de montre.

Manu – Bien sûr…

Alex – Enfin, c’est absurde… Il doit bien y avoir une sortie quelque part.

Elle se retourne pour chercher à nouveau et sursaute en apercevant les deux corps inanimés affalés sur les fauteuils.

Alex – Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

Fred – Quoi ?

Manu et Fred se retournent. Ils aperçoivent eux aussi les deux corps.

Manu – Oh putain !

Alex – C’est un cauchemar…

Manu – Mais comment elles ont pu arriver ici comme ça ? Vous avez vu quelque chose, vous ?

Fred – Non…

Manu – On n’a rien entendu non plus.

Alex – Je crois qu’il se passe ici des choses pas du tout normales.

Fred – Sans blague, vous croyez ?

Manu s’approche des corps pour les examiner de plus près.

Manu – Ce sont deux femmes…

Fred et Alex s’approchent à leur tour.

Fred – On dirait qu’il y en a une qui porte une burqa.

Alex – Remarquez, ça c’est plutôt rassurant.

Fred – Vous trouvez ?

Alex – Pourquoi des islamistes iraient enlever une femme qui porte une burqa ?

Fred – Ce n’est pas une burqa…

Manu – Putain, c’est une bonne sœur !

Alex – Et l’autre ?

Manu – L’autre, ça n’a pas l’air d’être une bonne sœur…

Fred – C’est dingue…

Manu – Pourquoi ils ont ramené ces deux femmes ici ?

Fred – Ils veulent peut-être savoir si vous seriez capable de vous reproduire en captivité, comme les grands singes…

Alex – Avec une bonne sœur ?

Justement, la bonne sœur reprend ses esprits.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Mais où suis-je ?

Alex – Probablement pas au paradis, ma Sœur. En tout cas, ce n’est pas du tout l’idée que je m’en fais…

Fred – Et il ne fait pas non plus assez chaud pour qu’on soit en enfer.

Béa – Peut-être le purgatoire, alors…

Manu – Ah oui ? Et quand on est au purgatoire, qu’est-ce qu’on est censés faire ?

Béa – Si on est au purgatoire… il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre.

Alex – Merci pour votre aide, ma Sœur, ça va sûrement nous être très utile.

Manu – Oui, c’est la Providence qui vous envoie…

Béa (sans percevoir l’ironie) – Mais de rien, je vous en prie… Si je peux vous être d’un certain secours dans cette épreuve que Dieu nous envoie… Je m’appelle Sœur Béatrice.

Fred – Enchanté, ma Sœur…

Béa – Mais je ne comprends toujours pas comment je suis arrivée ici…

Fred – Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Béa – La dernière chose dont je me souviens, c’est de la clinique.

Manu – Vous étiez hospitalisée ?

Béa – Non, la clinique dans laquelle je travaille comme aide-soignante. Notre Dame du Bon Secours…

Alex – Ah oui…

Béa – J’étais à l’office de matines, à la chapelle. J’écoutais le sermon de notre aumônier. J’ai dû avoir un accident… C’est sûrement ça. Je suis morte, et en pauvre pécheresse que je suis, Dieu m’envoie au purgatoire.

Alex – Quel accident on peut bien avoir en écoutant la messe ?

Fred – Surtout un accident mortel.

Manu – À part avaler son hostie de travers… Une fausse route, on appelle ça. Ça m’est arrivé une fois avec un client au restaurant.

Fred – Elle est peut-être tombée de son prie-Dieu… C’est quand même assez haut, ces trucs-là…

Alex – Ceci dit, c’est vrai… Si on essayait chacun de se souvenir de ce qu’on faisait quand… Enfin, je veux dire, c’est quoi, la dernière chose dont vous vous souvenez, vous ?

Manu – Je ne sais pas… Je me revois dans la cuisine de mon restaurant, en train de préparer une mayonnaise aux truffes.

Béa – Ce n’est pas évident de réussir une bonne mayonnaise.

Manu – Le secret, c’est d’ajouter une goutte de…

Fred – Bon, en même temps, on n’est peut-être pas là pour s’échanger des recettes de cuisine… J’ai déjà les crocs, moi…

Alex – Et vous faisiez quoi, vous ?

Fred – Eh bien, je…

Manu – Vous ne vous souvenez plus, c’est ça ?

Fred – Si, mais si vous permettez, je préfère garder ça pour moi. De toute façon, je ne pense pas ça vous avancerait à grand chose de le savoir.

Alex – Je vois…

Fred – Et vous ? Qu’est-ce que vous faisiez ?

Alex – Je… Je pense que la dernière chose dont je me souviens… Ah oui, j’étais chez le coiffeur !

Fred – Le coiffeur… pour hommes ou pour femmes ?

Alex – Vous croyez que ça, ça pourrait nous aider à savoir ce qu’on fait ici ?

Carla, la prostituée (éventuellement un travesti), se réveille à son tour. Elle regarde les autres sans comprendre. Son regard se fixe sur Sœur Béatrice. Carla pourra éventuellement parler avec un accent étranger.

Carla – Bonjour ma Sœur. L’opération s’est bien passée ?

Béa – Ça, je ne saurais vous le dire.

Carla – Vous n’êtes pas infirmière ?

Béa – Si…

Alex – Tout à l’heure, vous avez dit aide-soignante.

Fred – Péché d’orgueil, ma Sœur… Pas étonnant que vous ayez fini au purgatoire…

Carla – Si vous êtes infirmière, c’est que je suis bien à l’hôpital. J’étais venue pour… Enfin vous savez bien.

Béa – Non…

Carla – Comme dit Simone de Beauvoir : On ne naît pas femme, on le devient…

Béa – Ah oui… Mais je ne suis pas sûre que la Clinique Notre Dame du Bon Secours pratique ce genre d’opérations…

Manu – Il ne manquait plus que ça…

Carla – Mais c’est qui, ces trois-là ?

Béa – Je n’en ai pas la moindre idée…

Alex – Je commence à me demander si on n’est pas tout simplement dans un asile de fous…

Manu – Oui… ça expliquerait pas mal de choses.

Carla se lève.

Carla – Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On est où, alors ? Et qu’est-ce que je fais là ?

Fred – Dites-lui, vous.

Alex – On s’est tous réveillés ici. On ne sait pas du tout où on est. Et pourquoi on est là.

Fred – Dis comme ça, on se croirait dans une pièce de Jean-Paul Sartre. Comment c’est le titre, déjà ? Les Mains Sales ?

Alex – Huis Clos.

Fred – C’est ça. Sauf que là, on n’est que cinq.

Manu – Pour l’instant…

Alex – Tout ça va très mal finir, je le sens…

Carla fait quelques pas.

Carla – C’est une blague, c’est ça ?

Manu – Je crains que non, cher Monsieur… Je veux dire, chère Madame…

Carla – Carla, je m’appelle Carla.

Fred – Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Carla ?

Carla – Ça ne se voit pas ?

Fred – Pardon… Je voulais juste vérifier.

Manu – Une bonne sœur et un travelo…

Carla – On n’est pas obligés d’être vulgaires, non plus. Si vous permettez, je préfère transgenre.

Manu (à Alex) – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison.

Alex – À propos de quoi ?

Manu – Quand vous disiez qu’on avait réuni des gens qui n’avaient rien en commun !

Fred – Sauf d’être Français…

Manu – Si vous y tenez.

Béa – Vous croyez qu’on pourrait être sur une sorte d’Arche de Noé, en prévision d’un déluge imminent ?

Alex – Pardon ?

Béa – Noé ! Dans la Bible ! Il avait rassemblé des spécimens de toutes les espèces animales, juste avant le déluge, pour les préserver d’une extinction totale… Celui qui nous a conduit ici voulait peut-être collecter un échantillon représentatif de l’espèce humaine…

Carla – Tu parles d’un échantillon ! C’est la Cour des Miracles…

Manu – Le purgatoire, l’Arche de Noé, maintenant la Cour des Miracles…

Alex – Moi ça me fait plutôt penser au Radeau de la Méduse.

Fred – Qui sait, on va peut-être finir par se bouffer entre nous.

Carla – C’est ça qui s’est passé, sur ce Radeau ?

Fred – En tout cas, je commence à avoir sérieusement la dalle, moi…

Béa – Ou alors, c’est une émission de télé-réalité.

Alex – Une émission qui va mal finir, je le sens…

Pendant qu’ils regardent tous vers le devant de la scène, par derrière arrivent Alpha (homme) et Omega (femme). Ils portent des combinaisons unisexes style science fiction de série à petit budget. Ils ont à la ceinture des pistolets façon laser, ressemblant beaucoup à des jouets ou à des sèche-cheveux. Alpha et Omega se meuvent en silence et d’une façon un peu mécanique. Pour leur aspect physique un peu artificiel et leur comportement légèrement robotique, on pourra s’inspirer de la série Real Human diffusée il y a quelques années sur Arte. Malgré leur différence de sexe, ils se ressemblent et on doit pouvoir les confondre. Aussi, pour les distinguer, leurs noms respectifs sont être inscrits sur leurs combinaisons.

Alpha – Amis Terriens, bonjour.

Les autres se retournent tous comme un seul homme.

Omega – Et bienvenue dans notre modeste soucoupe volante ?

Manu – Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Fred – C’est qui ces guignols ?

Alpha et Oméga avancent vers le milieu de la scène. Béa se signe.

Béa – Jésus, Marie, Joseph…

Oméga – Nous sommes vos hôtes, et vous êtes nos invités.

Alpha – Pour quelque temps, en tout cas.

Carla – Ils se foutent de nous, en plus.

Béa – Enfin, on ne kidnappe pas les gens comme ça !

Alex – Vous savez que nous pourrions porter plainte pour enlèvement et séquestration ?

Alpha – Croyez bien que nous sommes désolés pour ces petits désagréments.

Oméga – Nous voulions vous parler avant de prendre une décision importante.

Alpha – Importante pour vous, en tout cas.

Manu – Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?

Alpha – Et bien nous voulons… faire connaissance, tout simplement.

Oméga – Voilà… En savoir un peu plus sur vos coutumes locales…

Carla – Vous êtes des touristes, alors ?

Alpha – Nous allons vous expliquer tout ça, rassurez-vous.

Manu – Non mais nous, on ne veut rien savoir du tout. Ce qu’on veut, c’est se barrer d’ici, c’est tout.

Carla – Et puis vous sortez d’où, d’abord ?

Fred – Comment vous êtes arrivés ici ? Il n’y a pas de porte.

Alpha – Eh bien, nous… Nous sommes descendus du ciel.

Manu – C’est ça, par la cheminée. Comme le Père Noël.

Oméga – Pas exactement.

Béa – Alors vous êtes des anges, c’est ça ?

Alpha – Pas tout à fait non plus…

Alex – Mais alors vous êtes qui, bordel ?

Alpha – Vous aurez du mal à le croire, c’est normal, mais…

Oméga – Nous sommes ce que vous appelez sur Terre des extra-terrestres.

Moment de stupeur.

Carla – D’accord… Alors c’est ça, c’est une blague ?

Manu – C’est pour la caméra cachée ?

Fred – C’est une émission de téléréalité ? Elles sont où les caméras ?

Oméga – Il n’y a pas de caméra.

Béa (se signant) – Seigneur Dieu… C’est le diable qui les envoie…

Fred – Des extraterrestres…

Ils éclatent tous d’un rire nerveux, sauf Béatrice. Alpha et Oméga les observent avec curiosité.

Alpha – Alors c’est ça qu’on appelle rire ?

Omega – Oui, apparemment…

Alpha – En tout cas, c’est très bruyant.

Alex – Des martiens… Non mais vous vous fichez de nous ! Vous auriez au moins pu faire un petit effort sur les effets spéciaux.

Fred – C’est sûrement pour une chaîne à petit budget.

Manu – Vous êtes exactement comme nous !

Carla – On ne vous demande pas d’être tout verts avec des antennes à la place des yeux, mais quand même.

Manu – On sait bien que des extraterrestres, ça ne peut pas être exactement pareils que des humains !

Alpha – En effet. Nous ne sommes pas comme vous.

Oméga – Pas du tout, même. Vous seriez surpris.

Alpha – Nous avons simplement pris une apparence humaine pour ne pas trop vous effrayer.

Oméga – Et nous avons appris votre langue pour pouvoir communiquer avec vous.

Manu s’approche, menaçant.

Manu – Bon, maintenant assez rigolé… Moi je m’en vais.

Alpha – Je crains que ce ne soit pas possible dans l’immédiat.

Manu – Ah oui ? Et qui va m’empêcher de partir ? Vous ?

Manu avance encore. Alpha sort son pistolet et le braque sur lui.

Alpha – Si j’étais vous je ne ferais pas ça.

Manu – Quoi ? C’est avec ton sèche-cheveux que tu crois pouvoir m’arrêter ? Non mais vous sortez d’où, les gars ? D’un vieil épisode de Star Trek ?

Manu avance, l’autre appuie sur la gâchette. Manu tombe par terre et est secoué de spasmes.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des martiens…

Omega – Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de grave.

De fait Manu ne tarde pas à se relever, mais il est sonné. Béatrice se précipite pour l’aider.

Fred – Donc ce n’est pas une blague…

Alpha – C’est quoi, une blague ?

Carla – Vous ne savez pas ce qu’est une blague ?

Oméga – Nous sommes justement ici pour l’apprendre.

Alex – Mais enfin pourquoi est-ce que vous nous avez enlevés ? On ne vous a rien fait !

Alpha – Nous désirons seulement essayer de comprendre.

Fred – Comprendre ? Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?

Omega – Eh bien… Toutes ces choses que nous ignorons sur vous.

Béa – Alors vous allez nous disséquer comme des rats de laboratoire ?

Alpha – Non, rassurez-vous.

Oméga – Ça nous l’avons déjà fait.

Alpha – Enfin sur d’autres que vous.

Carla – Ah oui, ça nous rassure beaucoup, en effet.

Oméga – Mais cela ne nous a pas permis de comprendre.

Manu – Mais comprendre quoi, bordel ?

Alpha – Tout ce qui fait que pour vous, la vie mérite d’être vécue.

Oméga – L’amour, l’humour, la gastronomie…

Alpha – L’art de vivre à la française.

Fred – Qu’est-ce que je vous avais dit ? C’est parce qu’on est Français, qu’ils nous ont enlevés…

Oméga – Ne dites vous pas chez vous… heureux comme Dieu en France ?

Alex – Oui enfin… C’est les Allemands, qui disent ça…

Carla – C’est surtout un prétexte pour nous envahir au moins deux fois par siècle.

Alpha – Quoi qu’il en soit, nous aimerions savoir qui est Dieu.

Oméga – Et ce que c’est que le bonheur.

Carla – Non, c’est une blague… Vous nous avez enlevés pour qu’on vous explique ce que c’est que le charme latin, l’humour gaulois et la gastronomie française ?

Fred – Dans ce cas, moi vous pouvez me relâcher tout de suite. Je n’ai pas fait l’amour depuis tellement longtemps que je ne me souviens plus comment on fait, d’après mon agent je ne suis pas drôle du tout, et je cuisine très mal…

Alpha – Ah, à propos de cuisine, nous manquons à tous nos devoirs d’hospitalité.

Oméga – Nous allons vous apporter une petite collation.

Alpha – On n’est pas des sauvages, tout de même.

Oméga – On ne va pas vous laisser mourir de faim.

Fred – Oui, ça, remarquez, ce n’est pas de refus…

Alpha – Nous reprendrons cette conversation tranquillement lorsque vous vous serez restaurés.

Oméga sort.

Alpha – On ne fait pas la cuisine aussi bien que vous, les Français, mais… j’espère que ça vous plaira.

Oméga revient avec une marmite.

Alpha – Alors bon appétit ! C’est bien ça qu’on dit ?

Manu – Euh… Oui…

Alpha et Oméga s’apprêtent à sortir.

Béa – Vous ne partagerez pas ce repas avec nous ?

Oméga – C’est à dire que…

Alpha – Nous ne savons pas non plus ce que c’est que de manger.

Oméga – Et nous n’en avons pas besoin non plus.

Alpha – Nous fonctionnons… avec des piles.

Béa – Ah oui…

Carla – Vous voulez dire que… vous êtes des robots ?

Alpha – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Oméga – Après tout, certains d’entre vous, sur Terre, utilisent déjà des organes qui fonctionnent avec des piles, non ?

Béa – Vous voulez dire… les sextoys, par exemple ?

Tous les regards se tournent vers Sœur Béatrice.

Béa – Non mais j’en ai juste entendu parler…

Alpha – Nous pensions plutôt à… un cœur artificiel, par exemple. Après une transplantation.

Carla – C’est vrai que le cœur et la bite, ce sont les deux premiers organes qui, chez l’homme, ont pu être facilement remplacés par des prothèses électriques.

Béa – On se demande pourquoi…

Un temps.

Oméga – Eh bien nous, c’est pareil.

Alpha – Sauf que tous nos… organes fonctionnent avec des piles.

Oméga – Enfin, quand on vous dit des piles…

Alpha – C’est une façon de parler.

Carla – Bien sûr…

Oméga – En tout cas, bon appétit !

Alex – Et… si nous avons besoin de vous joindre, pour une raison ou pour une autre ?

Carla – Pour aller aux toilettes, par exemple.

Alpha – Ne vous inquiétez pas, nous le saurons.

Oméga – Et nous répondrons à votre appel.

Alpha et Oméga sortent.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Des cyborgs !

Tous les regards se tournent à nouveau vers Sœur Béatrice. Ils restent tous un instant abasourdis.

Alex – Vous croyez que ça pourrait quand même être une blague ?

Manu – Son pistolet laser, ce n’était pas une blague, croyez-moi.

Fred – C’était peut-être juste un taser.

Béa – Si nous sommes au purgatoire, ce sont sans doute des démons, envoyés par Dieu pour nous tenter.

Carla – Dans ce cas, vous ne pourriez pas leur faire un truc avec votre crucifix ou avec une gousse d’ail, comme on voit dans les films de vampires ?

Béa – Malheureusement, ils m’ont enlevé la croix que j’avais autour du cou.

Carla – Quel dommage…

Béa (pour elle-même) – Ou alors, je l’ai perdu pendant le match.

Manu – Quel match ?

Béa – Non, rien, excusez-moi.

Alex – C’est peut-être des islamistes qui nous font une mauvaise blague ?

Fred – En général, ces gens-là n’ont pas tellement le sens de l’humour…

Manu – Je vois mal des islamistes se faire passer pour des martiens, juste pour nous faire rire avant de nous égorger comme des moutons.

Un temps.

Carla – Et si ce n’était pas une blague ?

Manu – Des extraterrestres, vous croyez ?

Béa – C’est vrai qu’à choisir, je me demande si je ne préférerais pas…

Carla – Il faut reconnaître que pour des extraterrestres qui débarquent sur la Terre, il y a quand même de quoi se poser des questions, non ?

Manu – Non mais nous on n’en a rien à foutre, de leurs questions existentielles. On veut se barrer, c’est tout. J’ai un restaurant à faire tourner, moi !

Alex – Ça va mal finir, je le sens…

Béa – En même temps, ils n’ont pas l’air trop agressifs.

Fred – Ils nous ont même apporté à manger…

Manu – On voit que ce n’est pas vous qui avez reçu leur décharge de taser…

Fred – Bon, j’ai la dalle, moi. Si on continuait à discuter de tout ça en cassant une petite graine ?

Manu – Puisqu’on est coincé là pour l’instant, autant reprendre un peu de force. On en aura peut-être bientôt besoin…

Manu soulève le couvercle de la marmite.

Carla – Qu’est-ce que c’est ? Une spécialité de chez eux ?

Béa – Du couscous ?

Manu regarde à l’intérieur.

Manu – Ça ressemble plutôt à une soupe au chou…

Fred – Ils ont dû voir le film…

Carla – Quel film ?

Fred – La Soupe au chou ! Avec De Funès. C’est un classique, quand même…

Alex – Ils auraient au moins pu nous donner des couverts…

Carla – C’est vrai, on ne va pas manger avec les mains.

Béa – Surtout si c’est de la soupe.

Manu – Non, ce n’est pas une soupe. Il y a de la viande, on dirait. C’est plutôt un pot au feu…

Carla – Va pour le pot au feu.

Fred – C’est un pot au feu à quoi ?

Alex – Au point où on en est, qu’est-ce que ça peut faire ?

Béa – À la fortune du pot !

Fred – Désolé, mais je ne mange pas de porc.

Manu (soupçonneux) – Vous êtes musulman ?

Fred – Non, je ne suis pas musulman, mais je ne mange pas de porc.

Béa – Il n’y a pas que les musulmans qui ne mangent pas de porc…

Manu – Ah, d’accord…

Fred – Quoi, ça aussi vous pose un problème ?

Manu – Pas du tout.

Alex – Bon, alors il ressemble à quoi, ce pot au feu.

Béa – Ça sent bon, en tout cas… Me permettrez-vous de dire le bénédicité ?

Manu plonge une main dans la marmite pour attraper un morceau de viande et son visage se fige.

Manu – En tout cas, ceux qui ne mangent pas de porc peuvent en manger sans problème…

Il sort une main. Puis un pied. Tous restent saisis un instant.

Alex – Mais c’est monstrueux !

Carla – Ces gens sont des fous dangereux.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des anthropophages… C’est une abomination.

Alex – On ne va pas attendre les bras croisés que ces gens, même s’ils sont très gentils, nous mettent à cuire à feu doux.

Fred – Vous avez raison. Il faut faire quelque chose.

Manu – Ah oui ? Et quoi ? Si vous avez une idée géniale, c’est le moment ou jamais de nous en faire part.

Carla – Pistolet à laser ou pas, on les prend par surprise. Et on les assomme. Après tout, ils ne sont que deux.

Alex – Ils n’ont pas l’air bien costauds…

Béa – Et en plus ils fonctionnent avec des piles.

Manu – Très bien. (À Fred) Si vous êtes vraiment ceinture noire de karaté, c’est le moment de nous faire une démonstration.

Fred – En fait, j’ai arrêté au bout d’une semaine. J’avais trop peur de prendre un mauvais coup.

Manu – Et à supposer qu’on arrive à les assommer, après on fait quoi ? On prend les commandes de la soucoupe volante, et on redescend sur Terre en se posant à Orly Sud après avoir demandé l’autorisation d’atterrir à la tour de contrôle ?

Fred – Ce n’est peut-être pas être si compliqué que ça à conduire, un OVNI…

Béa – Moi je n’ai même pas mon permis. Même si de temps en temps, je conduis quand même la Deux Chevaux de la Mère Supérieure dans l’enceinte de la clinique.

Manu – J’ai mon brevet de pilote d’hélicoptère, mais bon…

Alex – Cette histoire va mal finir, je le sens.

Fred – Vous pourriez arrêter de répéter ça ! Vous allez finir par nous porter la poisse…

Un temps.

Béa – Bon… Il ne nous reste qu’une chose à faire.

Carla – Quoi ?

Béa – Prier !

Béa joint ses mains et se met à psalmodier une prière entre ses dents. Les autres poussent un soupir navré.

Alex – Il faut pourtant bien qu’on trouve un plan.

Carla – Profitons-en pendant qu’ils ne sont pas là pour préparer le match retour.

Fred – Le match retour ? Pourquoi vous avez dit le match retour ?

Carla – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça… Je voulais dire la contre-attaque…

Alex – Notre seule chance, c’est de jouer sur l’effet de surprise.

Manu – Ça ce n’est pas gagné.

Carla – Pourquoi ?

Manu – Vous avez entendu ce qu’ils ont dit ? Si vous avez besoin de nous, on le saura.

Béa – Vous voulez dire que…

Carla – Nous sommes sur écoute ?

Alpha et Oméga reviennent subrepticement par le derrière de la scène.

Alpha – Alors ? Ça va l’appétit ?

Les autres sursautent, surpris.

Béa – Seigneur Jésus…

Carla – Non mais ça ne va pas d’arriver comme ça à l’improviste !

Alex – J’ai failli avoir une crise cardiaque…

Oméga – Pardon.

Alpha – Le plat du jour ne vous a pas plu ? (Soulevant le couvercle de la marmite) Vous n’avez rien mangé…

Oméga – Pourtant, on a bien suivi la recette.

Alpha – En adaptant un peu, parce qu’on n’avait pas tous les ingrédients.

Alex – Non, mais on ne mange pas ça, nous !

Alpha – Vous ne mangez pas de chou ?

Manu leur montre le pied.

Béa – Enfin, nous sommes de bons chrétiens. Nous ne sommes pas des cannibales !

Alpha – Désolé, nous pensions vous faire plaisir.

Omega – Je te l’avais dit qu’ils ne se bouffaient plus entre eux depuis longtemps.

Alpha – Excusez-nous, encore une fois. C’est juste un petit malentendu.

Carla – Un petit malentendu ?

Béa – Et puis c’est qui, d’abord ?

Alpha – Qui ?

Carla – Dans la marmite !

Omega – Ceux qui vous ont précédés ici.

Alpha – Et qui n’ont pas su répondre à nos questions.

Omega – Des gens très bien, d’ailleurs.

Alpha – Très sympas, comme vous dites.

Alex (en aparté à Fred) – Je crois qu’il va falloir négocier.

Fred – Et surtout éviter de les énerver…

Carla – On n’a pas droit au hors-jeu, c’est clair.

Manu – Vous voulez dire… on n’a pas droit à la faute ?

Carla – Oui bon, c’est pareil.

Alex – Alors c’est vraiment ça que vous voulez savoir ?

Carla – Ce que c’est que l’amour ? Et tout le bordel…

Oméga – Entre autres, oui.

Alpha – Mais il y a tant de choses mystérieuses que nous aimerions connaître à propos de vous autres Terriens…

Oméga – Et plus particulièrement les Français. Comme…

Alpha – L’existentialisme.

Oméga – Le Beaujolais nouveau.

Alpha – Le cubisme.

Alpha – Les Radicaux de Gauche.

Oméga – Dieu.

Alpha – La sodomie.

Fred – Ah oui quand même…

Béa (se signant) – Seigneur Dieu…

Alex – Mais… pourquoi nous, si je peux me permettre ?

Manu – On n’est que des gens très ordinaires, vous savez. Des gens comme tout le monde.

Fred – Peut-être même un peu en dessous de la moyenne…

Carla – Pourquoi ne pas demander à des spécialistes ?

Manu – Des philosophes, des politiques, des artistes, des stars de la télé…

Alpha – C’est ce qu’on a déjà fait.

Béa – Et alors ?

Carla – Ils sont où ?

Oméga – Dans la marmite…

Alex – J’en conclus que leurs réponses ne vous ont pas entièrement satisfaits.

Fred – Ne me dites pas que dans votre pot au feu, là, c’était les pieds de BHL et la cervelle de Michel Drucker ?

Béa – Oh mon Dieu, il y avait aussi une cervelle ?

Alpha leur montre la marmite.

Alpha – Vous ne voulez vraiment pas goûter ?

Oméga – Ça vous aiderait peut-être.

Alpha – Il paraît que manger de la cervelle, c’est très bon pour la mémoire.

Oméga – En tout cas, c’est ce qu’on a lu dans un de vos livres de cuisine.

Alpha – Alors de la cervelle de philosophe…

Oméga soulève le couvercle de la marmite.

Oméga – Remarquez, c’est vrai que ce n’est pas très appétissant.

Alpha – Ce nouveau philosophe avait peut-être les mains sales…

Oméga – On a beau dire que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes…

Alpha – Il va vraiment falloir que vous trouviez mieux que ça pour nous convaincre.

Carla – Vous convaincre ?

Alpha – La religion, la philosophie, la politique… Reconnaissez que tout ça, ce n’est pas très consistant, tout de même.

Oméga – Quant à vos scientifiques, hélas, ils n’ont pas grand chose à nous apprendre.

Alex – Mais vous convaincre de quoi, au juste ?

Alpha – De sauver la Terre.

Béa – C’est un cauchemar. Seigneur, dites-moi que je vais me réveiller…

Carla – De sauver la Terre ?

Béa – Mais enfin pourquoi de pauvres pécheurs comme nous seraient capables de sauver la Terre ?

Oméga – Parce que vous êtes Français !

Carla – Français ? Ah mais moi, je ne suis pas Français, hein ? En tout cas pas Français de souche…

Manu – Français… Mais justement ! Sans l’aide de la moitié de la planète, on n’aurait même pas réussi à libérer la France de deux invasions en un siècle. Comment voulez-vous qu’on puisse sauver la Terre tout seuls ?

Alpha – Vous vous définissez vous-mêmes comme le stade ultime de la civilisation, non ?

Fred – Oui, enfin… Ce sont les Français qui le disent, vous savez… Il ne faut pas non plus…

Alex – Il y a les Chinois aussi.

Béa – Une civilisation très ancienne.

Carla – Sinon, plus près, vous avez les Belges.

Fred – C’est vrai qu’on nous confond souvent. Évidemment, comme on parle la même langue.

Alex – Mais en réalité, bien souvent, les meilleurs d’entre les Français sont des Belges.

Carla – Jacques Brel, Johnny Hallyday, Gérard Depardieu…

Béa – Tous des Belges.

Alex – Non, vraiment, vous devriez essayer du côté de la Belgique, plutôt.

Un temps.

Carla – Et… si on n’arrive pas à vous expliquer pourquoi la vie vaut la peine d’être vécue ?

Béa – On va passer à la casserole, nous aussi ?

Oméga – Pour tout vous dire…

Alpha – On nous a envoyés ici pour savoir si les Terriens méritent de continuer à vivre, où si on peut utiliser votre planète pour en faire une décharge.

Manu – Une décharge ?

Alpha – Nous avons nous aussi… nos excréments et nos déchets toxiques.

Oméga – Et on ne peut pas les laisser traîner n’importe où, n’est-ce pas ?

Alex – Bien sûr, je comprends ça… Je suis élue d’Europe Écologie Les Verts, et adjoint à la propreté, alors vous pensez bien…

Oméga – Bien…

Alpha – On vous laisse encore un moment pour réfléchir, d’accord ?

Alpha et Oméga sortent. Les autres restent un instant abasourdis.

Béa – Vous vous rendez compte ? L’avenir de l’Humanité repose sur nos épaules… Dieu nous a confié une mission !

Fred – Il faut se tirer d’ici, oui. Et vite !

Manu – Il n’y a pas de porte ! Apparemment, ces deux là sont des passe-murailles…

Alex – Et puis si on est dans une soucoupe volante !

Carla – Oui, enfin, c’est ce qu’ils disent…

Fred – Ça ressemble quand même beaucoup à une scène de théâtre.

Béa – Vous croyez que ces envoyés de Satan pourraient être des comédiens ?

Fred – Allez savoir. Le monde est un théâtre, ma Sœur. C’est en tout cas ce que dit Shakespeare.

Carla – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – On pourrait peut-être quand même manger le chou…

Les autres ne relèvent même pas.

Alex – On n’a pas le choix.

Fred – Quoi ?

Alex – Il va falloir leur expliquer tout ça.

Manu – Leur expliquer quoi ?

Béa – Le sens de la vie !

Carla – D’après les Français, en tout cas.

Alex – Elle a raison… Imaginez que par miracle, on parvienne à s’échapper et qu’on puisse retourner à notre petite vie d’avant. À quoi ça servirait si le lendemain, ces martiens décident de nous larguer sur la tronche leurs déchets nucléaires ?

Carla – Il ont aussi parlé d’excréments. Imaginez que ce soit avec leurs étrons qu’ils envisagent de nous bombarder.

Fred – Je crois que je préfère encore la version Hiroshima.

Carla – C’est vrai que c’est quand même un peu plus digne, dans le genre apocalypse. Qu’est-ce que vous en pensez, ma Sœur ?

Manu – Putain… On n’est pas dans la merde.

Carla – C’est le cas de le dire.

Fred – Est-ce que la vie sur Terre mérite d’être vécue ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je n’ai jamais demandé à venir au monde, après tout.

Alex – Bon, peut-être, mais maintenant qu’on est là…

Carla – Alors comment on fait ?

Béa – On pourrait se diviser en deux équipes, et chacun travaillerait sur un thème.

Carla – Vous étiez animatrice de centre aéré avant d’entrer dans les ordres ?

Alex – C’est vrai que chacun de nous est supposé connaître un sujet un peu mieux que les autres. Je pense que c’est pour ça qu’ils nous ont choisis, d’ailleurs.

Béa – Vous voyez ? Nous sommes des élus !

Alex – Moi je ne suis élue que d’Europe Écologie Les Verts, hein ? Je m’occupe de tri sélectif, je ne prétends pas non plus avoir trouvé le Saint Graal.

Carla – Vous ma Sœur, vous pourriez leur expliquer à quoi sert le Pape ?

Fred – Et pourquoi, grâce à lui, la vie mérite d’être vécue…

Manu – Putain, ce n’est pas gagné…

Carla – Vous pourriez arrêter de dire « putain » au début de chacune de vos phrases ?

Alex – Bon. Il faut bien commencer par quelque chose ?

Carla – Commençons par le moins compliqué…

Béa – Quoi ?

Carla – Je ne sais pas, moi… Tiens, la cuisine !

Manu – Vous trouvez que la cuisine française, ce n’est pas compliquée ? Allez dire ça aux inspecteurs du Guide Michelin.

Carla – C’est tout de même moins compliqué que Dieu, non ? Au moins, un pot au feu, on est sûr que ça existe.

Fred – C’est vrai qu’aucun philosophe n’a jamais consacré sa vie à essayer de trouver les preuves de l’existence du pot au feu.

Alex – Alors c’est quoi, la cuisine ?

Manu – La cuisine, c’est un art. Et c’est à force de pratiquer qu’on finit par y croire.

Béa – C’est une peu comme la religion, alors.

Carla – Et c’est tout le contraire de l’amour, ma Sœur, croyez-moi…

Fred – Et ben on n’est pas sorti de l’auberge.

Manu – Et puis je n’ai rien pour cuisiner, ici !

Fred – Sans parler du fait que si ces deux martiens sont des robots…

Alex – Mmm… Vu ce qu’ils nous ont servi comme repas…

Carla – Tout nous porte à croire qu’ils n’ont pas le palais très délicat.

Ils réfléchissent un instant.

Alex – Le rire, alors. Le rire est le propre de l’homme. Le philosophe Bergson a même écrit un essai, là dessus.

Fred – Bergson… Je suis sûr que ça va beaucoup aider nos martiens à savoir ce que c’est que l’humour. Vous avez vu ce qu’ils en font, des philosophes ? Vous voulez vraiment terminer en pot au feu ?

Manu – Ou en couscous royal…

Béa – Vous pensez qu’ils sont musulmans ?

Fred – Qu’est-ce que vous croyez, ma sœur ? Que tous les extra-terrestres sont de bons catholiques.

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce qu’est le rire, mais on peut essayer de les faire rire.

Carla – Comment ? En leur chatouillant les piles ?

Manu – Faire rire un martien… Vous sauriez faire ça, vous, la comique ?

Fred – Je n’ai jamais réussi à faire rire un parisien. Mais je peux essayer avec un martien…

Carla – Voilà qui est très rassurant…

Alpha et Oméga reviennent sans crier gare.

Alpha – Alors ? Vous aviez une bonne blague à nous raconter ?

Les autres sursautent à nouveau.

Manu – Nom de Dieu…

Fred – Vous ne pourriez pas sonner, comme tout le monde !

Oméga – Désolée. On ne voulait pas vous brusquer.

Alpha – C’est vrai, on a le temps.

Oméga – Disons une heure.

Carla – Une heure ?

Béa – Bon, alors allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ?

Alex – Tenez-vous bien, vous allez rire.

Manu – Nous avons d’ailleurs parmi nous un humoriste de talent…

Alex – Qui s’est produit sur les plus grandes scènes parisiennes. Et même à Marseille.

Les regards se tournent vers Fred. D’abord interloquée, elle se lance.

Fred – Alors voilà… Vous connaissez la blague sur les martiens ?

Alpha – C’est quoi un martien ?

Omega – C’est quoi une blague ?

Béa – Ce n’est pas gagné…

Manu – Vous allez voir, elle est très bonne…

Fred – C’est un astronaute qui arrive sur Mars. Il tombe sur deux martiens en train de se raconter des blagues, justement.

Alpha – Mais il n’y a personne sur Mars.

Oméga – On a été y faire un tour avant de venir ici.

Alpha – Ça n’existe pas, les martiens.

Fred – C’est une blague ! Il faut y mettre un peu du vôtre, aussi !

Oméga – D’accord…

Alpha – Continuez.

Fred – Donc l’astronaute est très surpris en voyant les deux martiens se raconter des blagues, parce que… Le premier dit un numéro, par exemple… 42 ou 69, et l’autre éclate de rire. L’astronaute demande pourquoi. Le martien lui répond : c’est pour gagner du temps. On donne un numéro à chaque blague, et après il suffit de dire le numéro. Par exemple : 435. L’autre martien éclate de rire. Génial, dit l’astronaute, je peux essayer ? Alors là, l’astronaute dit un chiffre au hasard. Par exemple, je ne sais pas moi… 753. Les deux martiens éclatent de rire. Et il y en a un qui dit : Elle est trop bonne, celle-là, on ne la connaissait pas.

Personne ne rit. Puis les terriens se forcent à rire.

Alex – Excellent.

Carla – Trop drôle.

Manu – Oui… Moi non plus, je ne la connaissais pas.

Mais Alpha et Oméga restent de marbre.

Alpha – On n’a rien compris.

Omega – Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

Alpha – C’est quoi, drôle ?

Manu – Vous pouvez nous laisser encore cinq minutes ?

Alpha et Oméga s’éloignent à l’autre bout de la scène. Les autres échangent à voix basse.

Fred – En fait, c’est une blague sur les informaticiens, mais j’ai un peu adapté pour les martiens…

Carla – Je crois que pour le rire, c’est râpé.

Fred – Je me suis dis que si ça faisait rire un informaticien, ça pourrait peut-être faire rire un martien.

Alex – Visiblement, ces gens-là n’ont aucun sens de l’humour.

Manu – Bon il faut dire qu’elle était vraiment pourrie, cette blague.

Béa – Moi non plus elle ne m’a pas fait rire.

Carla – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alex – Je pense que Dieu, ce n’est même pas la peine, hein ? Même nous on n’y croit pas.

Béa – Moi j’y crois !

Carla – Remarquez, il y a encore une heure, je ne croyais pas aux extra-terrestres, alors…

Manu – Après tout, qu’est-ce qu’on a à perdre ?

Alex – Eh bien, ma Sœur… Si vous croyez pouvoir évangéliser les martiens, c’est le moment.

Fred – Mais je vous préviens, ils ont l’air plus coriaces que les Indiens d’Amérique.

Béa s’approche d’Alpha et Oméga.

Béa – Dieu vous aime aussi, mes chers frères. Même si vous êtes possédés par le démon. Et il vous accorde sa miséricorde. (Exaltée) Satan, sors de ces deux corps innocents !

Béa fait un grand signe de croix avec la main, façon attaque de karaté. Alpha, se sentant agressé, sort son pistolet laser et la foudroie. Béa tombe sur le sol et elle est prise de convulsions. Les autres la regardent avec une certaine indifférence.

Carla – Ils n’ont pas l’air d’être encore prêts à tendre l’autre joue…

Béa se remet peu à peu et se relève.

Fred – La politique, alors.

Manu (à Alex) – Vous vous sentez vraiment d’expliquer à un martien à quoi peut servir un Conseiller Général…

Carla – C’est vrai que vu comme ça…

Fred – Reste l’amour…

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce que c’est, mais comme vous dites… On peut toujours essayer de leur faire… ressentir.

Fred – Ressentir…?

Manu – Et qui va s’y coller ?

Les regards se tournent vers Carla et Béatrice.

Manu – On ne va pas demander ça à Sœur Béatrice…

Béa – Je ne connais que l’amour de notre Seigneur. Je suis mariée avec Jésus.

Les regards se tournent vers Carla.

Carla – Attendez, on parle d’amour ou… Parce que moi, je ne connais que l’amour tarifé.

Alex – Tout de même… L’amour, c’est un peu votre métier, non ?

Carla – Vous voulez que je me tape un martien ?

Alex – On parle quand même de sauver l’Humanité…

Alex – Avec un grand H.

Manu – On ne va pas confier cette mission à des amateurs.

Carla – Ok, je veux bien essayer, mais il y a quand même un problème…

Manu – Quoi ?

Carla – En fait, techniquement, je suis encore un homme.

Fred – Non…?

Carla – J’avais rendez-vous à la clinique pour l’opération, mais avec tout ça.

Béa – Seigneur Dieu…

Alex – En même temps, c’est des martiens…

Fred – Mouais…

Un temps.

Manu – Alors qui ?

Alex – Moi je suis mariée…

Fred – Avec un homme ou avec une femme ?

Alex (à Fred) – Et vous, ça vous tente de sauver l’Humanité ?

Manu – La comique…? C’est des martiens, mais quand même…

Alex – Dans ce cas, il ne reste plus qu’une solution…

Les regards se tournent vers Béatrice.

Béa – Moi ? Mais enfin vous n’y pensez pas…

Manu – Considérez ça comme un sacrifice suprême, ma Sœur.

Béa – Et puis imaginez que je tombe enceinte ? Qu’est-ce que je dirais à la Mère Supérieure en revenant à la Clinique Notre Dame du Bon Secours ?

Alex – Dites que c’est le fruit d’une rencontre du troisième type… avec le Saint Esprit.

Fred – Et fondez une nouvelle religion !

Manu – Ça c’est déjà fait.

Alex – Sans compter que les autres religions, entre nous, elles commencent à dater un peu, non ?

Fred – L’Église Catholique et Romaine, il faut se rendre à l’évidence, ma Sœur. C’est comme le PS. Plus personne n’y croit.

Alex – Au bout d’un moment… on ne peut plus faire du neuf avec du vieux.

Béa – Bon, admettons. Mais je ne sais pas comment on fait l’amour avec un martien, moi !

Manu – Comment faire l’amour avec un martien… C’est vrai que là, c’est une vraie question…

Fred – On dirait un sujet du bac philo.

Carla – Oui, sauf que là il s’agit plutôt de travaux pratiques.

Alex – Je ne sais pas, moi. Puisqu’ils ont pris forme humaine, ils doivent aussi être équipés pour tout le reste.

Béa – Votre blague, tout à l’heure, ça ne les a pas fait rire.

Fred – À mon avis, le cerveau n’est pas tout à fait fini.

Alex – Remarquez là, on ne parle pas de cerveau, hein ?

Carla – Si les hommes qui n’ont pas le cerveau tout à fait fini était condamnés à l’abstinence, tous les travelos seraient au chômage…

Les martiens reviennent.

Oméga – Alors ?

Alpha – Prêts pour une ultime expérience ?

Fred – Croyez–moi. Ça va même être une expérience ultime…

Béa – Vous oubliez qu’ils sont deux. Il y a un mâle et une femelle, non ?

Alex – C’est vrai, autant respecter la parité.

Fred – Et doubler nos chances au tirage…

Carla – Dans ce cas, je veux bien me sacrifier, moi aussi.

Béa – Dieu vous le rendra.

Carla entraîne avec elle les deux extra-terrestres. Béatrice les suit.

Carla – Venez avec Maman, mes chéris. Vous allez enfin connaître le secret de la vie.

Béa et Carla s’en vont avec Alpha et Oméga.

Fred – C’est notre dernière chance…

Manu – Vous croyez qu’elles vont s’en sortir ?

Alex – Un travesti et une bonne sœur pour initier deux martiens à l’amour. N’attendez pas de moi un optimisme excessif, tout de même.

Noir. Éllipse. Lumière. Béa et Carla reviennent.

Manu – Déjà ?

Béa a la tenue passablement en désordre, et elle a du vert autour de la bouche. Bref, elle a l’air de sortir du film L’Exorciste. Carla, elle, a un œil au beurre noir

Alex – Alors comment ça s’est passé ?

Carla – À votre avis ?

Manu – Et vous, ma Sœur ?

Béa – C’était bizarre…

Alex – Vous voulez dire bizarre… pour une bonne sœur ?

Carla – Vous auriez dû voir ça. Elle était possédée. Je crois que pour ce qui est de l’amour, ils ont connu l’Alpha et l’Oméga.

Fred – Béatrice, vous méritez d’être béatifiée.

Manu – Mais ils ont dit quelque chose ?

Béa – Rien…

Alex – Pas sûr que ce soit bon signe…

Manu – Alors qu’est qu’on fait ?

Alex – On se prépare à servir de repas à ceux qui nous succéderons ?

Silence pendant lequel ils réfléchissent.

Manu – Vous savez quoi ? Ça me revient, maintenant…

Alex – Quoi ?

Manu – La dernière chose dont je me souviens avant d’avoir été enlevé.

Carla – Ah oui ?

Manu – J’étais au Stade de France.

Béa – Non ?

Manu – Pour le match OM – PSG.

Alex – C’est incroyable, maintenant que vous me le dites…

Manu – Quoi ?

Alex – Moi aussi !

Carla – Ça alors, moi aussi je m’en souviens maintenant…

Alex – C’est sûrement là où ils nous ont enlevés…

Béa – Alors on serait tous des supporters du PSG ?

Alex – Ne me dites pas que vous aussi, ma sœur…

Béa acquiesce en silence.

Fred – Moi ça m’était déjà revenu, mais je n’osais pas le dire. Je déteste le foot, et tout ce qui s’y rattache.

Alex – Le foot… Je ne connais même pas les règles.

Fred – Et vous ?

Manu – Non plus.

Fred – Pourtant, à vous voir, comme ça. On vous imagine bien en supporter du PSG…

Manu – Eh ben vous voyez… Il faut se méfier des clichés. Moi, ce que j’aime, c’est le rugby.

Carla – Mais alors qu’est-ce que vous faisiez au Stade de France pour un match de foot ?

Manu – Un des joueurs du PSG est un habitué de mon restaurant. Il voulait absolument une petite gâterie à la mi-temps.

Fred – Une gâterie ?

Manu – Des bulots avec une mayonnaise aux truffes. Vous savez ce que c’est ? Les caprices de stars…

Alex – Et vous, ma Sœur ?

Carla – C’est vrai, ça ! Qu’est-ce qu’une bonne sœur peut bien foutre au Stade de France un soir de match ?

Béa – À la clinique, on avait soigné un footballeur du PSG après une blessure. C’est moi qui m’étais occupée de lui. Ça lui avait fait tellement de bien… Il tenait absolument à ce que ce soit moi qui lui masse la cuisse à la mi-temps…

Comme dans un rêve éveillé, tout le monde se fige sauf Béa, qui part dans un playback de la chanson de Clarika « Les Garçons dans les vestiaires » tandis que le clip torride est projeté sur le fond de scène (ou tout autre morceau et/ou clip au choix du metteur en scène). Puis on revient à la normal.

Manu (à Carla) – Et vous ? Vous êtes une passionnée de foot ?

Carla – J’étais là pour la troisième mi-temps. Finalement, ma Sœur, on fait un peu le même métier, vous et moi…

Les regards se tournent vers Alex.

Alex – Moi j’étais venue pour faire plaisir à mes électeurs. En période d’élections, c’est toujours bon d’être vue dans un stade.

Fred – En fait on déteste tous le foot. Voilà ce qu’on a en commun !

Un temps. Alpha et Oméga reviennent. Leur tenue est également un peu en désordre.

Fred – Alors ? Heureux ?

Alpha – Disons que…

Oméga – Nous sommes prêts à vous laisser une dernière chance.

Manu – Comptez sur nous pour transformer l’essai.

Alex – Nous sommes tout ouïe…

Alpha – Lorsqu’on vous a téléportés, vous assistiez tous à une étrange cérémonie, dans un bâtiment qui ressemble à un vaisseau spatial.

Béa – Vu de dessus, le Stade de France m’a toujours fait penser à une soucoupe volante…

Oméga – C’est d’ailleurs ça qui a attiré notre attention au départ.

Manu – Le Stade de France, c’est la Cathédrale du foot.

Oméga – En tout cas, il y a beaucoup plus de monde qu’à la messe.

Alpha – On voudrait que vous nous expliquiez ce mystère.

Manu – Ce mystère ?

Oméga – Cette passion des Terriens pour le football !

Carla – Bien sûr, le foot.

Alex – C’est un jeu qui, je crois, a été inventé par les Aztèques.

Fred – Enfin, les règles ont surtout été codifiées par les Anglais, évidemment.

Noir. Éllipse. Lumière.

Tout en vidant des bières et en mastiquant des cacahuètes, ils regardent tous un écran imaginaire (qu’on suppose être côté spectateurs en fond de salle) sur lequel serait projeté un match de foot. On peut en revanche avoir en bande son le commentaire du match par des journalistes sportifs.

Alex – Je ne sais pas comment ils ont réussi à capter Canal alors qu’ils ne sont pas abonnés…

Béa – N’oublions pas que ces gens appartiennent à une civilisation bien plus avancée que la nôtre.

Fred – Il faudra qu’ils nous disent comment ils arrivent à faire ça.

Béa – On n’arrive pas à savoir si ça leur plaît. Ils ne disent rien…

Carla – Ça, on ne peut pas dire qu’ils sont du genre expansif. Déjà tout à l’heure…

Un temps pendant lequel le match se poursuit.

Fred – En tout cas, heureusement qu’ils nous ont apporté des cacahuètes. J’avais tellement la dalle. J’étais prêt à me taper le pot au feu…

Ils regardent tous un moment le match sans rien dire.

Alpha – Vous êtes pour qui, vous ?

Manu – Euh… pour le PSG, bien sûr !

Alpha (haussant la voix) – Allez l’OM !

Fred – Je crois qu’ils ont compris l’idée générale, dis donc…

Carla – Oui, c’est un début…

Ils continuent à regarder le match.

Oméga – Pourquoi ils s’arrêtent ?

Fred – Coup franc…

Carla – Plutôt pénalty, non ?

Alex – Ah non, pardon, c’est la mi-temps…

Alpha – Ah ouais…

Béa – Il n’y a plus qu’à espérer que ce soit l’OM qui gagne…

Carla – Ou alors c’est déjà la fin du match.

Oméga – Mais qui est-ce qui a gagné, alors ?

Fred – Ah, non, c’est…

Alpha – Je croyais que c’était fini ?

Manu – C’est les prolongations en fait…

Alpha – Buuuut !

Oméga – Alors c’est le PSG qui a gagné ?

Alex – Je savais que ça finirait mal…

Manu – Ah non, ils viennent de dire qu’il y a hors-jeu.

Béa – Sauvés par la bite… (Se reprenant très rapidement) Je veux dire par l’arbitre… Enfin pour l’instant…

Oméga – Hors-jeu ? Qu’est-ce que c’est hors-jeu ?

Ils se regardent tous.

Fred – Ça c’est un truc qui est très difficile à comprendre pour un extra-terrestre, surtout du sexe féminin.

Oméga – Plus que la sodomie ?

Béa – Pareil…

Le commentateur poursuit.

Carla – Cette fois ce sont les tirs aux buts.

Le commentateur indique que l’OM a gagné.

Alpha – Alors c’est l’OM qui a gagné ?

Alex – Oui, tout à fait !

Alpha se lève.

Alpha – On est les champions, on est les champions, on est on est on est les champions !

Oméga – Il n’y avait pas hors-jeu.

Alpha – Comment ça, il n’y avait pas hors-jeu ?

Oméga – C’est le PSG qui aurait dû gagner.

Alpha (mécaniquement) – On est les champions, on est les champions, on est on est…

Oméga sort son pistolet laser.

Oméga – Moi, je suis pour le PSG.

Alpha – Et moi pour l’OM.

Sous le regard atterré des autres, ils se foudroient mutuellement, et s’effondrent tous les deux.

Carla – Au moins on en est débarrassés.

Manu – Mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle. Qui va nous ramener sur Terre ?

Alex – Il faut absolument qu’on arrive à les ranimer…

Manu essaie de les réveiller en les secouant un peu.

Manu – Oh, réveillez-vous !

Fred – Peut-être que les piles sont à plat…

Béa s’approche.

Béa – Laissez-moi faire, je suis infirmière…

Alex – Aide-soignante…

Béa roule un patin à Alpha, qui au bout d’un moment se réveille.

Alpha – Qu’est-ce que c’est ?

Oméga se réveille aussi.

Oméga – Qu’est-ce qui se passe ?

Alex – Ne vous inquiétez pas, tout va bien.

Alpha – Mais où est-ce qu’on est ?

Oméga – Et vous êtes qui ?

Alpha – Vous nous avez enlevés, c’est ça ?

Manu – Oh putain, non…

Fred – S’ils ne se souviennent plus de rien, on n’est pas dans la merde.

Alex – C’est vous qui nous avez kidnappés !

Béa – Vous êtes des martiens !

Oméga – Des martiens ?

Alpha – Ah oui, ça y est, je me souviens du match…

Oméga – Qui est-ce qui a gagné ?

Alex – C’est à dire que…

Carla – C’est match nul, voilà.

Fred – J’espère qu’ils se souviennent comment piloter une soucoupe volante.

Oméga – Une soucoupe volante ?

Alpha – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Oméga – Ah oui… C’est comme ça qu’ils appellent… notre vaisseau spatial.

Alex – Ouf, ils ont l’air d’avoir retrouvé la mémoire…

Alpha et Oméga se relèvent.

Alpha – Désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris…

Oméga – Ça doit être le foot…

Alpha – Ouais… On dirait que ça rend con.

Fred – Ça au moins, ils ont l’air d’avoir compris…

Un temps.

Alex – Alors ? Qu’est-ce que vous pensez faire de nous ?

Alpha – Le foot, le foot, le foot…

Carla – J’espère qu’il n’est pas en train de faire un court circuit…

Oméga – On va vous ramener sur votre planète.

Béa – Vous n’allez pas transformer la Terre en décharge ?

Fred – Ça ne fait rien, on s’en chargera nous-mêmes…

Alpha et Oméga font quelques pas un peu mécaniques le temps de se remettre tout à fait.

Alex – Ils ne sont pas très futés, pour des extra-terrestres, non ?

Manu – En même temps…

Fred – Quoi ?

Manu – On les a envoyés ici pour vider les poubelles.

Alex – Et alors ?

Manu – Ce n’est pas forcément les plus futés de la bande…

Fred – Alors ça, c’est vraiment très malin…

Manu – Je déconne ! C’est de l’humour…

Soulagement général.

Béa – Non mais vous vous rendez compte ? Nous avons sauvé la planète !

Carla – Il faut dire que vous n’avez pas hésité à payer de votre personne, ma Sœur…

Alex – Quand on va raconter ça à nos amis…

Alpha et Oméga ont à présent retrouvé leur aplomb.

Oméga – Désolée, mais vous ne raconterez jamais cette aventure à personne.

Fred – Alors finalement, on va finir en pot au feu ?

Oméga – Je crois qu’on va essayer une nouvelle recette, plutôt.

Consternation.

Oméga – Mais non, je déconne… C’est de l’humour !

Carla – Très drôle.

Alex – Oui, vraiment…

Fred – Mais alors quoi ?

Alpha – Un petit coup de séchoir et vous ne vous souviendrez plus de rien.

Il les foudroie avec son pistolet à rayons.

Noir. Ellipse. Lumière.

Alex et Fred sont assis en face d’une télé allumée, qu’on suppose là encore installée en fond de salle côté spectateurs. Ils portent des maillots du PSG. Ambiance très banale d’une soirée foot entre amis.

Alex – Tu crois qu’on a une chance, ce soir ?

Fred – Si on ne se prend pas un ou deux cartons rouges…

Carla arrive avec des bières.

Carla – Une petite mousse ?

Fred – Allez…

Alex – Pas de vrai match sans une petite mousse.

Manu arrive à son tour. Il porte aussi un maillot du PSG.

Manu – Je n’ai pas raté le début, au moins ?

Fred – Mais non, rassure-toi.

Carla – La revanche… Cette fois, on n’a pas le droit à l’erreur !

Alex – Ce n’est pas gagné.

Fred – Surtout que les Marseillais jouent à domicile.

Manu – Béa n’est pas là ?

Carla – Elle arrive.

Manu – J’espère ! C’est elle qui doit apporter les cacahuètes.

Alex – Ça fait plaisir de se retrouver comme ça, tous ensemble.

Carla – Oui…

Un temps.

Manu – Comment on s’est connus au fait ?

Alex – C’est curieux, je ne m’en souviens plus du tout.

Carla – Moi non plus…

Fred – Et pourtant on est de bons amis.

Alex – Même si on est très différents.

Carla – On est tous des fans du PSG, non ?

La sonnette de l’entrée retentit.

Alex – Ah, voilà les cacahuètes.

Fred – Je vais lui ouvrir…

Fred sort.

Fred (off) – Béa ! On t’attendait tous comme le messie…

Béa arrive.

Béa – Salut tout le monde !

Alex – Salut Béatrice.

Carla – Tiens pose ton manteau par là…

Elle enlève son manteau. Elle porte en dessous un maillot de l’OM. Et on voit qu’elle est enceinte.

Alex – Eh ben… Tu nous avais caché ça…

Béa – Que j’étais une supporter de l’OM ?

Fred – Que tu étais enceinte !

Carla – Mais c’est merveilleux ?

Manu (à Carla) – Avant elle n’était pas bonne sœur ?

Carla – Ah oui, mais ça… C’était avant. Quand moi, j’étais encore un homme.

Fred – Et c’est qui le papa ?

Béa – Vous allez rire, mais… je ne sais pas du tout.

Fred – Tu t’es tapé toute l’équipe du PSG en même temps ?

Béa – Je suis vierge.

Ils éclatent tous de rire.

Alex – Allez, tu peux nous le dire à nous ! Qui a mis le petit Jésus dans la crèche ?

Carla – Ce n’est pas le facteur, au moins ?

Béa – Excusez-moi, il faut que je passe aux toilettes… Vous savez ce que c’est… Quand on est enceinte…

Elle sort.

Alex – Sacrée Béa…

Manu – Je me demande quand même quelle tête il va avoir, le môme.

Carla – Et encore, on ne connaît pas le père…

On entend la sonnerie de la porte.

Béa – On attend encore du monde ?

Fred – C’est peut-être le facteur, justement.

Carla – Pour reconnaître l’enfant…

Alex – Ou pour ses étrennes.

Manu – À moins que ce soit Les Rois Mages.

Alex – C’est vrai que c’est bientôt Noël…

Carla va ouvrir.

Carla – Ce n’est pas les Rois Mages, ils ne sont que deux…

Suivis de Carla, Alpha et Oméga arrivent. Ils portent les mêmes combinaisons que précédemment, mais ils ont revêtu par dessus un maillot de l’OM. Ils ont toujours l’air aussi bizarres. Tous les regards se tournent vers eux. Oméga a l’air aussi enceinte.

Fred – Ça doit être les éboueurs.

Alex – Vous venez pour les calendriers ?

Béa revient.

Alpha – On vient pour le match retour.

Oméga – On n’est pas hors-jeu ?

Tous les regardent avec un air intrigué.

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger. Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur : http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mars 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

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Le Comptoir

At the bar counter –  La barra (español) – O balcão (portugués)

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez 

Distribution très variable en nombre et sexe

Sur le zinc d’un comptoir, à l’heure des bilans, une femme qui se dit auteur raconte à la patronne des séquences marquantes de son existence. Ces récits fantasmatiques prennent vie sur la scène dans la salle du bistrot.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Le Comptoir

Dans cette version : 18 personnages tous féminins. Mais la distribution est très variable en nombre et en sexe.

Soirée poésie

Deux demis

Les pigeons

Mention passable

Entretien d’embauche

Friday wear

La peur de gagner

Le coccyx

Comme un vieux film

Une belle mort

Soirée poésie

Deux femmes (ou bien un couple ou encore deux hommes) arrivent dans un bistrot. Elles jettent un regard en direction de la salle et s’approchent avec quelques hésitations d’un comptoir derrière lequel la patronne se tient debout, impassible, en train d’essuyer des verres à pied.

Un – Qu’est-ce que tu prends ?

Deux – Je ne sais pas… Un petit ballon ?

Un – Rouge ? Blanc ?

Deux – Rouge…

Un – Deux ballons de rouge, s’il vous plaît.

Patronne – Bordeaux ? Côtes du Rhône ?

Un – Côtes du Rhône…

Patronne – Et deux côtelettes.

La patronne leur sert les deux ballons.

Un – On va peut-être aller s’asseoir, pendant qu’il y a encore des tables de libre…

Deux – Ok.

Les deux femmes vont s’asseoir à une table. La première boit une gorgée, et fait la grimace.

Un – Je ne sais pas si on a fait le bon choix…

Deux – Pour le spectacle ?

Un – Pas pour le vin, en tout cas…

La deuxième trempe à son tour les lèvres dans son verre.

Deux – Ah, oui… Ce n’est pas du Château Margaux…

Un – C’est quoi, cette soirée, au juste ?

Deux – Je n’ai pas très bien compris… (Elle sort un flyer de sa poche et y jette un coup d’œil) Petits Vers sur le Zinc… C’était à zéro euro sur billetreduc. Ça doit être une soirée cabaret…

Un – Cabaret ?

Deux – One man show, j’imagine.

Un – En bon français, on devrait dire des seuls en scène.

Deux – Apparemment on est aussi les seuls dans la salle.

Un – Petits Verres sur le Zinc… Fais voir… (Il regarde le flyer) Attends, mais c’est vers, V-E-R-S !

Deux – Ouais, tu as vu ? C’est marqué : le premier vers est offert. C’est dingue, non ? Maintenant, tu vas au spectacle, c’est gratuit, et en plus on te paye un verre. Bientôt, on te donnera un peu d’argent en repartant si tu restes jusqu’au bout…

Un – V-E-R-S ! Pas V-E-R-R-E-S ! Oh, putain ! C’est une soirée poésie !

Deux – Tu déconnes ! (Elle lui reprend le flyer et regarde à nouveau) Merde, tu as raison !

Un – Jusqu’à quelles tragiques méprises peut conduire la dyslexie…

Deux – Tu m’étonnes que c’était gratuit…

Transition musicale. Une cliente, arrive. Avant d’entrer, elle tire une dernière bouffée de sa cigarette.

Un – Malheureusement, je crois qu’il est trop tard pour se barrer.

La cliente écrase sa cigarette, et jette un regard sur la salle avant de déclamer :

Au comptoir des fumeurs dissipés,

auprès d’un parisien froissé,

une blonde, une brune sur le zinc écrasées

du tabac froid racontent encore l’odeur.

Les volutes ne sont plus que vapeurs.

Aux sifflements d’un italien percolateur,

de la main du serveur dans une tasse allongé,

un grand noir remplace un petit blanc.

Au bar il ne faut plus mégoter.

Reste le goût amer du café.

Les deux femmes assises à la table restent un instant déconcertées.

Deux – Bravo, c’est… (Prenant son ami à témoin) Ah, oui, hein ? C’est très original.

Un – Ça change, c’est sûr…

Cliente – Merci…

Deux – Et… vous en connaissez beaucoup, comme ça ?

Cliente – Pas mal.

Un – Ah, merde… Je veux dire super…

Cliente – Vous en voulez un autre ?

Un – Ah ben oui, tiens, pourquoi pas… Mais cette fois, je vais plutôt essayer le Bordeaux, moi.

Cliente – Je voulais dire… un autre poème.

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Et comment ! (En aparté) De la poésie… Putain, c’est un traquenard.

Deux – Je crois que c’est le moment de se barrer…

Pendant que les deux femmes s’éclipsent discrètement, la cliente déclame :

Sur le zinc du comptoir quelques verres oubliés.

Quelques vers à douze pieds m’accompagnent ce soir.

J’ai laissé le brouillard aux dehors endeuillés,

la pipe du condamné à fumer dans le noir.

 Deux demis

La cliente se plante devant comptoir, mais ne dit rien.

Patronne – Qu’est-ce que je lui sers à la petite dame ?

Cliente – Je ne sais pas… Je n’ai envie de rien…

Patronne – Rien ? Désolée, on n’a pas ça ici…

Cliente – J’ai juste envie de me jeter sous un train.

Patronne – Ah oui, mais là, vous êtes pas au bon endroit. Vous voyez, je n’ai pas de casquette de chef de gare. Alors si vous voulez rester, il va falloir consommer.

Cliente – Bon ben je vais prendre… une bière. Quand on a des idées suicidaires, une bière, ça me paraît tout à fait approprié, non ?

Patronne – Quoi comme bière ?

Client – Une Mort Subite.

Patronne – Je n’ai pas de bière belge.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez ?

Patronne – De la pression.

Cliente – Qu’est-ce que vous avez comme pression ?

Patronne – De la pression ordinaire…

Cliente – C’est tout ?

Patronne – Tout à l’heure, vous ne saviez pas quoi prendre, et maintenant vous trouvez qu’il n’y a pas assez de choix ?

Cliente – Une pression ordinaire, ça ira très bien.

Patronne – Ce que les gens viennent chercher ici, ce n’est pas de la bière, vous savez. De la bière, ils en ont chez eux au frigo.

Cliente – Vous avez raison. Ils viennent sûrement chez vous pour trouver un peu de chaleur humaine…

Patronne – Qu’importe le flocon, pourvu qu’on ait l’Everest.

Cliente – Un demi, alors. (La patronne s’apprête à lui servir son demi) Non, deux…

La patronne lui sert ses deux demis.

Patronne – Et voilà… Deux demis…

Cliente – Deux demis. Ça fait un entier… Enfin c’est ce que j’ai appris à l’école…

Patronne – Vous êtes une marrante, vous… Vous attendez quelqu’un ?

Cliente – Si j’attendais ma moitié, j’irai m’asseoir à une de ces tables, et je me referais une beauté. Je ne serais pas là, debout, ébouriffée, à parler toute seule.

Patronne – Merci.

La cliente pousse le deuxième demi vers la patronne pour lui offrir.

Cliente – Vous ce n’est pas pareil… (Elles trinquent) Un patron de bistrot, c’est un peu comme un psychanalyste ou un curé. On peut tout lui raconter, mais on ne peut rien lui demander. Surtout pas s’il a un problème avec sa mère ou si ça lui arrive aussi d’avoir des mauvaises pensées…

Patronne – Vous avez un problème avec votre mère ?

Cliente – Ça vous arrive d’avoir des mauvaises pensées ?

Patronne – Ça ne vous regarde pas !

Cliente – Ah, vous voyez bien…

Patronne – Vous êtes venue ici pour chercher les ennuis ?

Cliente – Je suis venue pour chercher l’inspiration.

Patronne – Ah, ouais…?

Cliente – Les poètes vont souvent au bistrot pour chercher l’inspiration. Vous ne saviez pas ?

Patronne (ironique) – Si, si. Tous mes clients sont des poètes.

Cliente – Il paraît que chaque jour, en France, deux bistrots mettent la clef sous la porte. C’était dans le journal de ce matin.

Patronne – Je ne lis pas les journaux.

Cliente – Pourtant, vous en vendez !

Patronne – Je vends aussi des pipes. Et je ne fume pas.

Cliente – Où iront les poètes pour chercher l’inspiration quand tous les bistrots auront été remplacés par des Mac Donald ?

Patronne – Qu’ils aillent au diable.

Cliente – Quand le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain se sera définitivement tu, les derniers Prévert auront disparu.

Patronne – Des prés verts ? Dans le coin, à part quelques mauvaises herbes sur le bitume des trottoirs…

Cliente – Non, croyez-moi, quand il n’y aura que des fast food au coin des rues, les poètes n’écriront plus que de la littérature de gare.

Patronne – C’est pour ça que vous voulez vous jeter sous un train ?

Cliente – Ou peut-être parce que j’ai peur de ne pas trouver l’inspiration.

Patronne – Vous croyez vraiment que c’est ici que vous allez trouver quelque chose à raconter ?

Cliente – Si les comptoirs pouvaient parler, ils auraient des tas de choses à dire, non ?

Patronne – Sûr… Mais je ne sais pas qui ça pourrait intéresser.

Cliente – Tenez, c’est dans un café comme celui-là que j’ai appris mes résultats du bac.

Patronne – Sans blague…

Cliente – Le bac, le permis de conduire… Ce sont des étapes, dans la vie, non ? Des rites de passage…

Patronne – Le seul bac que j’ai passé, c’était pour traverser la Loire, et monter à Paris… Et je crois que le seul permis que j’aurai jamais, c’est le permis d’inhumer…

Cliente – Je pourrais toujours raconter ma vie… Ou la vôtre…?

Patronne – On peut être payée pour raconter sa vie ? Tous mes clients font ça gratuitement…

Cliente – Pas très cher…

Patronne – Des cacahuètes ?

Client – Oui, à peu près.

Patronne – Non, je veux dire… Vous voulez des cacahuètes ? Avec vos deux demis…

Les pigeons

Un bistrot. Une table à laquelle sont assises deux jeunes filles. Les deux filles regardent à travers la vitrine située côté spectateurs.

Une – Qu’est-ce qu’ils foutent là, tous ces pigeons…?

Deux (ailleurs) – Quoi ?

Une – Les pigeons ! Pourquoi il n’y en a qu’en ville ? (L’autre a l’air préoccupée par tout autre chose) C’est pas vraiment des animaux domestiques. Je veux dire comme des chiens ou des chats. C’est des oiseaux. Ils sont libres, eux, ils ne sont pas en cage, et ils peuvent voler. Ils pourraient se barrer.

Deux – Où veux-tu qu’ils aillent ?

Une – Je ne sais pas, moi. À la campagne. Pourquoi ils ne se barrent pas à la campagne, tous ces pigeons ?

Deux – À la campagne…? Ils n’auraient rien à becqueter…

Une – Ça me donne envie de vomir, de les regarder.

Deux (ailleurs) – Ouais…

Une – Regarde, ils sont coprophiles.

Deux – Hein ?

Une – T’as pas vu ce qu’ils bouffent…?

Deux – Quoi ?

Une – Des crottes de chiens.

Deux (regardant pas très intéressée) – Ah, ouais…

Une – Ce n’est pas ça qu’on appelle un écosystème…?

Deux – Pourquoi ils restent ici à bouffer de la merde, alors qu’à la campagne, ils pourraient bouffer des cerises.

Une – Le temps des cerises, c’est pas toute l’année. (Son portable sonne et elle répond) Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche.

Deux – Alors ?

Une – C’est pas encore affiché…

Deux – Et si on l’avait raté ?

Une – Je préfère pas y penser… (Inquiète) Pourquoi on l’aurait raté ?

Deux – Je ne sais pas. La peur de gagner. Le cheval de concours qui refuse l’obstacle au dernier moment. Ça arrive aux plus grands champions.

Une – Attends, on n’est pas des bourrins. Et puis le bac, c’est pas un concours. C’est comme le permis de conduire. C’est pas parce qu’il y en a beaucoup qui l’ont que t’as moins de chance de l’avoir.

Deux – Ouais ben justement. Le permis, je l’ai déjà raté deux fois… Pourquoi ça s’appelle comme ça, au fait ?

Une – Le permis ?

Deux – Le bac !

Une – Parce que si on rate le bac, on reste sur le quai, j’imagine…

Deux – Moi, ça me rappelle mes cours de latin. Tu sais, ce fleuve que les morts doivent traverser pour aller aux Champs Élysées. En barque…

Une – Quel rapport ?

Deux – La barque… Le bac… Pour traverser un fleuve…

Une – Ouais, ben moi, c’est si je rate le bac, que je suis morte. Mes parents me tueraient… Ils m’ont foutue dans cette boîte de curés parce qu’il y avait 100% de réussite. Ça leur coûte un SMIC par mois. Si je ne leur en donne pas pour leur fric… (Un temps) Et puis qu’est-ce qu’on irait foutre en barque aux Champs Élysées ? Le Quartier Latin, c’est sur la rive gauche…

Deux – Il y a quand même eu des années où c’était 99%. Ça veut bien dire qu’il y en a un qui le rate de temps en temps. C’est rare, mais ça peut arriver.

Une – Je ne sais pas moi… Le type avait peut-être raté son train… Ou son bac, tiens, si il habitait sur une île.

Deux – Arrête, tu vas nous porter la poisse.

Une – Pourquoi ?

Deux – Nous aussi, on habite sur une île…

Une – Notre-Dame, c’est sur une île ?

Deux – En tout cas, si tu comptais sur la géo pour l’avoir, ton bac, tu ferais bien d’y aller faire brûler un cierge, à Notre-Dame.

Le portable sonne à nouveau. La première prend l’appel aussitôt.

Une – Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche, avec un visage impassible. La deuxième l’interpelle avec une anxiété encore plus grande.

Deux – Alors ?

Une (avec un air sinistre) – Ça y est, ils viennent d’afficher les résultats.

Deux (tétanisée) – Et alors ?

La première, cessant de jouer la comédie, laisse éclater sa joie.

Une – Et alors, on l’a ! Putain, on l’a, je te dis !

Les deux se tombent dans les bras l’un de l’autre.

Deux – T’aurais pas dû me mener en bateau. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.

Une – Tu veux dire à la minute, parce que cent pulsations à l’heure, tu serais déjà morte.

Deux – Quelle mention ?

Un – Attends, c’est déjà une bonne nouvelle… Faut pas demander un miracle, non plus. Oh, putain… Il va falloir fêter ça…

Deux – Ouais… En même temps, le bac, tout le monde l’a, maintenant…

Une – Mmm… C’est le début des emmerdes.

Deux – C’est pour ça que ça me rappelle mes cours de latin.

Une – Le latin ?

Deux – Le bac… pour traverser le fleuve et aller en enfer.

Une – Allez, tu peux oublier le prof de latin, maintenant. T’es sûre de ne plus jamais le revoir ! Ouah…! J’ai une bouffée de chaleur, tout d’un coup… Ça me donne envie de piquer une tête dans la Seine.

Deux – Moi aussi. Ça me donne envie de me jeter dans la Seine…

Une – La vie est belle ! C’est l’été !

Deux – T’as raison. Allons nous plonger dans le fleuve de l’oubli…

Les deux jeunes filles s’en vont.

Mention passable

Un bistrot. Au bar la patronne et une cliente.

Patronne – Et vous l’avez eu ?

Cliente – Quoi ?

Patronne – Le bac.

Cliente – Mention passable.

Patronne – Vos parents devaient être contents.

Cliente – En tout cas, ils ne m’ont rien dit.

Patronne – Il y a des gens pas bavards.

Cliente – J’aurais aimé au moins une fois dans ma vie que mes parents me disent qu’ils étaient fiers de moi. Même si ce n’était pas vrai. Pas vous ?

Patronne – Ce que j’aurais aimé, c’est pouvoir dire à mes parents que j’étais fière d’eux…

Cliente – Vous avez des enfants ?

Patronne – Non. Et je ne suis pas sûre qu’ils auraient été fiers de moi…

Cliente – Pourquoi ?

Patronne (éludant) – Donc, vous ne vous êtes pas jetée dans la Seine…

Cliente – J’aurais peut-être dû. Parce que c’est après que les ennuis ont commencé.

Patronne – Vous n’avez pas trouvé de boulot ?

Cliente – Si. Un petit boulot, comme on dit.

Patronne – C’est toujours mieux que de faire le trottoir.

Cliente – Encore que… Le bac c’est la fin de l’innocence, mais le premier job, c’est comme un dépucelage. On se rend compte que là, on est vraiment baisé. On sait qu’il n’y a que la première fois où ça fait un peu mal, et qu’on va s’habituer. Mais on se doute qu’il va falloir pas mal d’imagination pour y prendre un peu de plaisir… Ça s’est passé comment, pour vous ?

Patronne – Mon dépucelage ?

Cliente – Votre premier job ! Qu’est-ce que vous faisiez avant de vous mettre à votre compte ?

Patronne – Je faisais le tapin rue Saint Denis.

Cliente – Ah… Alors vous savez de quoi je parle…

Entretien d’embauche

Un bistrot. Une table à laquelle est assise une femme genre cadre commercial. Une jeune fille blonde style étudiante arrive. La femme se lève et lui sert la main.

Femme – Asseyez-vous, je vous en prie… (Un peu étonnée) Vous êtes bien Mademoiselle…?

Jeune fille – Ben Salah. Aïcha Ben Salah…

Femme – C’est ça… (La regardant) Et… vous êtes blonde…

Jeune fille – Oui je sais, on me le dit souvent… En fait, c’est mon arrière-grand-père qui… Mais d’habitude, cela rassure plutôt mes employeurs. Quand je parviens jusqu’à l’entretien d’embauche, bien sûr… Ça pose un problème…?

Femme – Pas du tout…

Jeune fille – L’annonce disait que vous cherchiez un chasseur de primes…?

Femme – De primes d’assurance, oui… Nous vendons des conventions-obsèques. Un marché déjà très saturé… Nous recrutons quelqu’un pour démarcher en banlieue…

Jeune fille – Pourquoi pas une blonde ?

Femme – Pour du porte à porte dans les cités… Nous nous disions qu’une blonde… Enfin, ça susciterait moins d’empathie…

Jeune fille (lui tendant une feuille) – J’ai un casier, vous savez ! Euh, je veux dire un CV…

Femme (prenant le CV sans le lire) – Il faut être très habile, pour placer ce genre de produits. Quand on ne sait pas comment on va payer son loyer à la fin du mois, évidemment, on ne pense pas tous les matins en prenant son café à prendre un crédit sur 50 ans pour financer sa dernière demeure…

Jeune fille – C’est sûr…

Femme – Au début, nous étions dans l’édition… Ce n’était pas facile non plus… Vendre une encyclopédie en 28 volumes à des gens qui pour beaucoup ne savent pas lire…

Jeune fille – Il y a quand même des illustrations, dans les encyclopédies…

Femme – Après, on a tâté un peu de la complémentaire-santé. Mais avec la concurrence… Non, la conventions-obsèques, aujourd’hui, c’est encore ce qu’il y a de plus porteur… C’est l’avenir…

Jeune fille – On n’est pas sûr de tomber malade, mais on est sûr de mourir un jour… Tous… Même les analphabètes…

La femme semble prise d’inquiétude.

Femme – Ce n’est pas une opération de testing, au moins ?

Jeune fille – Pardon…?

Femme – Vous ne vous êtes pas fait teindre en blonde pour nous accuser ensuite de discrimination ?

Jeune fille – Rassurez-vous, je suis une vraie blonde…

Femme – Nous ne sommes pas racistes, vous savez… C’est seulement qu’en l’occurrence… Pour tout vous dire, nous comptions vous confier le développement d’un nouveau marché : ce que nous appelons dans notre jargon la convention obsèques halal. Un secteur en très forte expansion. La conséquence logique des grands flux d’immigration des années cinquante.

Jeune fille – Je peux prendre l’accent arabe…

Femme – Vous sauriez faire ça…?

Jeune fille – Avec un petit stage de remise à niveau…

Femme – Vous croyez que ça marcherait ?

Jeune fille – Si je mets une djellaba…

La femme réfléchit.

Femme – Bon… Vous m’avez convaincue… Quand on postule comme vendeuse, il faut commencer par savoir se vendre… Et croyez-moi, me vendre une blonde, ce n’était pas gagné. (Se levant) Bravo ! Je vous prends à l’essai.

Jeune fille – Merci.

Femme – Et si vous faites l’affaire, dans trois mois, vous passez en concession perpétuelle…

Jeune fille – Vous voulez dire en contrat à durée indéterminée ?

La femme se lève pour partir et la jeune fille la suit.

Femme (souriant, satisfaite) – Ça fait plaisir de voir des jeunes qui ont encore envie de travailler !

Elles sortent.

Friday wear

Un bistrot. Une femme, genre cadre en tenue soignée mais en jean, est s’assise à une table. Elle ouvre son attaché case et en sort un catalogue qu’elle feuillette en buvant son café. Son portable sonne. Elle répond.

Cadre – Oui…? Ah, oui… Oui, oui, je vous attends. Non, non, je crois que c’est moi qui suis un peu en avance. On a rendez-vous à quelle heure exactement ?

Une femme arrive, sa directrice, en tailleur, genre executive woman, le portable vissé à l’oreille. Elle a l’air très speedée, comme si elle avait pris de la coke. Elle s’installe à la même table.

Directrice – Dix heures quarante-cinq. Vous avez les visuels de la nouvelle campagne ?

Elles continuent à se parler à travers leurs portables, comme si elles n’étaient pas assises l’une en face de l’autre.

Cadre – Oui, oui, bien sûr. Vous verrez, elle est superbe…

La femme tourne une nouvelle page du catalogue. Sa directrice lui prend le catalogue des mains et l’examine à son tour.

Directrice – Ah, oui, c’est…

Cadre – Ça change…

Directrice – Oui…

Cadre – Les créatifs ont vraiment fait du bon boulot.

Directrice – Pour une fois, ils ont fait preuve de créativité.

La femme cadre se rend compte la première du ridicule de la situation en semblant apercevoir enfin sa directrice en face d’elle.

Cadre – Vous voulez un café ?

En levant les yeux du catalogue, la directrice aperçoit à son tour son interlocutrice.

Directrice – Euh, non, merci. J’ai arrêté le café. Ça me noircit les dents et ça me donne envie de pisser.

La directrice examine l’autre femme, comme si quelque chose dans sa tenue la surprenait, sans qu’elle parvienne tout de suite à savoir quoi.

Directrice – Vous n’avez pas de soutien-gorge… ?

Cadre – Euh… Non. Ça pose un problème ?

Directrice – Non, non… Enfin… D’habitude, vous en mettez un, non ?

Cadre – Comme on est vendredi, je me suis dit que… Ce serait plus cool…

Directrice – Plus cool ?

Cadre – Le… Le friday wear, vous voyez…?

Directrice – Le friday wear…?

Cadre – Aux States, le vendredi, tous les cadres s’habillent comme ça. De façon un peu moins formelle. Propre, mais décontractée…

Directrice – Aux States…?

Cadre – Sans soutien-gorge.

Directrice (chiffonnée) – Bon…

Silence un peu embarrassé.

Cadre – Je peux vous parler franchement ?

Directrice (un peu inquiète) – Je me demande si je ne préférais pas quand vous mettiez un soutien-gorge, finalement…

Cadre – Notre société a une image un peu guindée auprès de ses clients, vous le savez. Toutes les études le montrent. Un peu ringard, quoi. En plus du nouveau catalogue, je me suis dit qu’en adoptant le friday wear… On apparaîtrait plus… dans le move.

La directrice semble totalement prise au dépourvu. Elle hésite un instant avant de se décider.

Directrice – Oh, et puis après tout, vous avez raison. Allez…

Elle se tourne dos au public, et se contorsionne un instant, puis fait face à nouveau en brandissant son soutien-gorge.

Directrice – Si c’est assez bon pour les Américains…

L’autre a l’air un peu surprise.

Directrice (soulagée) – Ah… C’est vrai qu’on respire mieux… Vous trouvez que j’ai l’air plus cool, comme ça ?

Cadre – Beaucoup plus cool.

Directrice – La prochaine fois, j’enlève le bas…

Mais la directrice paraît encore un peu préoccupée.

Directrice – Mais… ce n’est pas un peu gênant…? Par rapport à notre client, je veux dire…

Cadre – Non, pourquoi…?

Directrice – Ben… Des soutiens-gorge… C’est ce qu’ils vendent, non ?

Cadre – Ah…! Oh, non ! Pourquoi ? Et puis ce n’est que le vendredi.

La directrice semble se faire une raison.

Directrice (se décontractant un peu) – Bon, eh ben il va quand même falloir que je vous emmène au client… (Contente de son bon mot) Comme la fermière emmène la vache au taureau…

Air un peu décontenancé de la cadre. Elles se lèvent toutes les deux pour aller à leur rendez-vous.

Directrice – On a rendez-vous avec qui déjà ?

Cadre – Avec la nouvelle PDG.

Directrice – La nouvelle ?

Cadre – L’ancienne s’est suicidée vendredi dernier. Vous n’étiez pas au courant ?

Directrice – Mon Dieu non… Quelle drôle d’idée.

Cadre – Elle s’est pendue au porte-manteau de son bureau. Avec la bretelle de son soutien-gorge, justement…

Directrice – Comme quoi, c’est du solide… Pour supporter un pareil poids… (Riant de sa propre plaisanterie) Faites-moi penser de fournir un kit anti-suicide à la patronne de notre agence avec ses stock-options.

La cadre a l’air un peu surprise et inquiète de voir sa directrice aussi décontractée.

Directrice – Je plaisante. On a dit qu’on était cool, non ?

Elles sortent.

La peur de gagner

Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?

Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…

Femme 1 – Tu joues au loto ?

Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.

Femme 1 – Pourquoi pas…

Silence.

Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?

Femme 2 – 115 millions.

Femme 1 – 115 millions…

Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?

Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.

Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…

Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?

Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.

Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…

Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.

Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…

Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…

Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?

La deuxième reste polarisée sur la télé.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…

Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?

Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…

Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…

Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.

Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…

Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?

Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?

Silence.

Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?

Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?

Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…

Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.

Femme 1 – Et alors ?

Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.

Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?

Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.

Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…

Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.

Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…

Elles regardent, scotchées, le tirage.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.

Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…

Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.

Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…

Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…

Le coccyx

Un bistrot. Au comptoir, deux femmes regardent au loin droit devant elles. La deuxième a sur la tête un bonnet dont ne dépasse aucune chevelure.

Une – Tu as vu, cet arbre, comme il est beau ?

Deux (avec l’air de s’en foutre) – Ouais.

Une – Il fait tellement partie du paysage… On finit par ne plus le voir.

Deux – Mmm…

Une – C’est un chêne. On n’était pas encore nées, il était déjà là.

Deux – Comment tu le sais ? Puisqu’on n’était pas nées…

Une – On avait accroché une balançoire à une de ses branches, quand on était petites. Il était déjà aussi grand. Tu ne te souviens pas ?

Deux – Non.

Une – Moi, oui. Je m’étais cassé le bras en tombant de cette putain de balançoire.

Deux – Tu t’es cassé tellement de trucs. Comment veux-tu que je me souvienne…? Une fois, tu t’es même cassé le cul.

Une – Le coccyx.

Deux – En tombant d’une chaise. C’est dingue. Je me demande quel os tu ne t’es pas fracturé. (Un temps) Le coccyx… Je ne savais même pas que ça existait, à l’époque. Et même maintenant, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.

Une – Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rapporte un paquet de points au Scrabble…

Deux – C’est simple, quand je t’imagine petite, je te revois avec un plâtre… Même sur les photos de classe, tu as toujours un bras en écharpe, une paire de béquilles ou un gros pansement. C’est à se demander comment tu as fait pour arriver entière jusqu’ici.

Une – Toi, tu ne t’es jamais rien cassé. Comme cet arbre, là…

Deux – Pourtant j’ai fait les mêmes bêtises que toi… Moi aussi j’ai vécu dangereusement. Ça m’est même arrivé d’ouvrir des huîtres à Noël. Et je ne me suis jamais transpercé la main avec le couteau…

Une – Tu as toujours eu plus de chance que moi. Je t’en ai souvent voulu, pour ça…

Deux – Tu crois vraiment que c’est moi qui ai eu de la chance…?

Une – C’est ça, traite moi d’empotée.

Deux – Où est-ce que tu veux en venir, avec ton arbre ?

Une – Il a résisté à toutes les tempêtes. Pas une branche de cassée. Comme toi. Dans une centaine d’années, il sera encore là.

Deux – Même si il est encore debout, il est peut-être déjà rongé de l’intérieur. Regarde, il n’a plus une feuille sur le caillou. Comme moi, justement.

Une – C’est normal. On est en automne…

Deux – Ah, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu passer l’été… De ma fenêtre, à l’hôpital, j’avais la vue sur le parking d’Auchan.

Une – Ça va repousser au printemps, tu verras.

Un temps.

Deux – Et mes cheveux, tu crois qu’ils vont repousser, au printemps ?

Une (lui tendant la main) – Tiens. J’en mets ma main à couper…

Comme un vieux film

Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.

Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…

Vieille – Oui…

Jeune – Quel effet ça fait ?

Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…

Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?

Vieille – Un pot ?

Jeune – Un pot de départ !

Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…

Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?

Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…

Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?

Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?

Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.

Vieille – Elle arrive bientôt ?

Jeune – Qui ?

Vieille – Ma remplaçante !

Jeune – Ah… Lundi, je crois…

Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?

Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…

Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…

Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

Vieille – Vous voulez un café ?

Jeune – Pourquoi pas.

La vieille lui apporte une tasse.

Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…

Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?

Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?

Jeune – J’arrive à peine…

Vieux – Vous comptez rester ?

Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…

Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?

Jeune – Ça va…

Elles sirotent leur café.

Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?

Jeune – Il est parfait…

Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?

Jeune – Pas encore... Et vous ?

Vieille – Non…

Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…

Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…

La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.

Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…

Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…

Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…

Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…

Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…

Sonnerie du téléphone.

Jeune – Oui… Non…

Vieille – Peut-être même dans un préservatif…

Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?

Vieille – Rien…

Jeune – Vous savez ce que je me disais ?

Vieille (pleine d’espoir) – Non…

Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?

Vieille (interloquée) – De la moquette ?

Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…

Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?

Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…

Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.

Jeune – Ah oui…?

Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…

Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?

Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…

Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…

La jeune se remet au travail.

Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?

Jeune – Mes rêves ?

Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?

Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…

Vieille – Et après…?

Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…

Vieille – Pour…?

Jeune – Pour ne pas avoir de patron !

Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?

Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…

Vieille – Tirez-vous…

Jeune – Pardon ?

Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !

Jeune – Pour aller où ?

Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?

Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?

Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…

La jeune se remet à travailler.

Jeune – Vous savez ce que je crois ?

Vieille – Non…

Jeune – Ils vont fermer la boîte.

Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?

Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…

Vieille – Non…

Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?

Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?

Jeune – Des urnes !

Vieille – Des urnes ?

Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.

Vieille – L’abstention…?

Jeune – Des urnes funéraires !

Vieille – Ah…

Jeune – Le papy-boom est derrière nous…

Vieille – C’est si grave que ça ?

Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…

Vieille – Délocalisation ?

Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…

Vieille – Et le personnel ?

Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…

Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?

Jeune – En fait, pas grand chose.

La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.

Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…

Jeune – Quoi ?

Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…

Jeune – Vous êtes une originale, vous…

Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?

Jeune – Vous avez des enfants ?

Vieille – Non…

Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?

Vieille – Pourquoi faire ?

Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.

Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.

Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…

Vieille (amusée) – Vous trouvez…?

Jeune – C’est pas si grave que ça.

Vieille – Que je sois déprimante ?

Jeune – Peut-être que vous demandez trop.

Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…

Jeune – C’était il y a combien de temps…?

Vieille – Je ne sais plus…

Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?

Vieille – Comment ça, plus personne ?

Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.

Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?

Jeune – Leurs veuves, en tout cas.

Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?

Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…

La vieille, anéantie, reste silencieuse.

Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?

Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…

On entend au loin le mugissement d’une sirène.

Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller). Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…

Elle s’en va. La jeune la suit peu après.

Une belle mort

Un bistrot. Une table à laquelle une femme est assise. Aucune consommation devant elle. Une autre arrive.

Une (se levant) – Ah, tu es venue…

Deux – J’avais le choix ?

Mal à l’aise, elles hésitent à s’embrasser, mais y renoncent. Elles s’asseyent.

Une – Tu prends quelque chose ?

Deux – J’ai commandé un café en passant.

Une – On a beau savoir qu’on n’est pas là pour toujours… Ça fiche un coup…

Deux – À son âge… On savait qu’il était en période de préavis, non ?

Une – Apparemment, c’est arrivé pendant son sommeil.

Deux – Ah, oui…?

Un – Au moins, il n’a pas souffert… Il ne s’est même vu partir.

Deux – Une belle mort, comme on dit… Ça ne remplace pas une belle vie, mais c’est toujours mieux que rien…

Un – Il a toujours fait ce qu’il a voulu…

Deux – Est-ce que ça suffit à faire une belle vie…?

Un – C’était une autre époque.

Deux – Ouais…

Silence embarrassé. La deuxième se lève.

Deux – Je vais voir ce qu’ils foutent avec mon café… On dirait qu’ils m’ont oubliée… Tu reprends quelque chose ?

Un – Ils ne m’ont toujours pas apporté ce que j’avais commandé non plus…

La deuxième s’approche du comptoir dans le noir. La première se fait un raccord de maquillage. L’autre revient avec deux tasses de café et se rassied.

Deuxième – Ils les avaient préparés, mais ils avaient oublié de nous les apporter…

Un – J’espère qu’il est encore chaud…

Deux (prenant une gorgée) – En tout cas, il est fort… Ça réveillerait un mort…

L’autre lui lance un regard étonné, se demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou pas.

Un – On n’aura même pas pu lui dire au revoir.

Deux – Au revoir ?

Un – Adieu, si tu préfères…

Deux – Je ne sais pas ce que je préfère, mais bon…

Un – Quand même… Si on avait su…

Deux – Même si on avait su la date et l’heure… Entre nous, qu’est-ce que ça aurait changé

Un – On aurait pu lui dire un dernier mot…

Deux – Un dernier mot ? Comme quoi, par exemple ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que le dernier mot que j’aurais pu lui dire lui aurait été d’un grand réconfort…

Un – Ça ne sert plus à rien de ruminer le passé… Maintenant qu’il n’est plus là….

Deux – Tu as raison… Tournons-nous résolument vers l’avenir… Alors qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Un – Tu parles comme si c’était nous qui l’avions assassiné…

Deux – Je me disais que l’incinération…

Un – Tu crois que c’est ça qu’il aurait voulu ?

Deux – Alors là… Je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de conversation avec lui… D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu une véritable conversation avec lui… Et toi ?

Un – Non, moi non plus…

Deux – Dans ce cas, c’est à nous de décider. Personnellement, je n’ai été très fan du côté mausolée. Sauf pour les grands hommes, évidemment. On ne va pas le faire embaumer comme Staline… Et comme je n’ai pas l’intention d’aller lui porter des fleurs tous les ans à La Toussaint.

Un – Je ne sais pas…

Deux – Je parle pour moi… Mais je ne voudrais surtout pas te priver du plaisir d’aller fleurir sa tombe une fois par an… Si tu crois qu’il vaut mieux investir dans la pierre… On fera comme tu voudras.

Un temps.

Un – Et qu’est-ce qu’on ferait des cendres ?

Deux – On partage. Comme c’est tout ce qu’il nous a laissé.

Un – On ne peut pas faire ça…

Deux – Si tu préfères le répandre en entier sur ta pelouse entre le barbecue et la piscine, je suis prête à te laisser ma part, rassure-toi…

Silence.

Un – Comment tu peux être aussi dure…?

L’émotion prend le dessus.

Deux – Comment on a pu en arriver là ? C’est ça la question…

Une – C’est comme ça… Ce n’est la faute de personne…

Deux – C’est forcément la faute de quelqu’un !

Une – Il est trop tard, de toute façon.

Silence.

Un – Et toi, comment ça va ?

Deux – Ça va.

Un – C’est tout ?

Deux – Ce serait trop long…

Son portable sonne, elle répond.

Deux – Oui ? Ah, c’est toi… Non, non… Si, si, mais… Écoute, je suis en réunion là. Enfin… une réunion de famille, plutôt. Non, ce n’est pas vraiment une fête de famille non plus, je te raconterai. Je peux te rappeler ? Ok, à toute à l’heure… Moi aussi…

Elle range son portable.

Deux – Excuse-moi… Et toi, comment ça va ?

Un – Ça fait tellement longtemps… Je ne sais pas par où commencer…

Le portable de l’autre sonne à nouveau.

Deux – Pardon… (Elle prend l’appel) Oui ? Ah, d’accord. Non, non, ce n’est pas grave. Non ? Mais je vous avais dit de… Ok, je serai là-bas d’ici une heure.

Elle range son portable.

Deux – Je suis vraiment désolée… Qu’est-ce qu’on disait ?

Un – Rien d’important.

Deux – Écoute, franchement, si tu peux t’en occuper pour… Moi, c’est au dessus de mes forces… Fais comme tu le sens, pour moi, il n’y a pas de problème… Et bien sûr, on partage les frais…

Elle se lève.

Deux – Il faut vraiment que j’y aille, là… Je n’avais pas prévu de… Mais on peut déjeuner ensemble un de ces jours…

Un – Pourquoi pas.

Elle commence à sortir un billet de son sac pour payer.

Deux – Laisse, je paierai en partant. Tu as mon numéro, tu me tiens au courant ?

Un – D’accord…

Cette fois elles s’embrassent, maladroitement. La deuxième s’en va. La première se rassied, et termine son café.

Deux – Et voilà, maintenant il est froid…

Noir.

 

Scénariste et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une soixtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables  sur

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-20-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Revers de Décors

Backstage comedy –  El reverso del escenario – O reverso do cenário

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages (hommes ou femmes)

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…


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VIDÉO


 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL

Revers de Décors

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…

Personnages :

Commissaire
Adjoint
Comédien
Comédienne
Metteur en scène
Directrice du Théâtre
Critique
Ouvreuse
Auteur
Spectateur 1
Spectatrice 1
Président
Présidente

La plupart des rôles peuvent indifféremment être masculins ou féminins (il suffira pour cela de changer les prénoms des personnages). Plusieurs personnages peuvent être interprétés par un même comédien (spectateurs et présidents d’une part, metteur en scène et auteur d’autre part, peuvent être joués par les mêmes comédiens ou comédiennes) 

Nombre de comédiens et comédiennes possibles : 10 à 13
Répartition par sexe totalement modulable.

***

Mikael et Nancy sont debout, le premier à l’avant-scène et la deuxième un peu en retrait. Ils semblent écrasés par le destin qui les accable.

Nancy (avec emphase) – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael se tourne vers la salle, et fait mine de saisir les barreaux d’une fenêtre imaginaire pour regarder dehors.

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile.

Nancy – Je suis un peu nerveuse, pardonne-moi. J’ai tendance à tout surinterpréter…

Mikael (soupirant) – Qui pourrait t’en blâmer, Natacha ? La nuit tombe sur les ruines de cette ville inconnue. Et il est vrai que nous ne sommes pas assurés de voir un nouveau jour se lever.

Silence.

Nancy – Et si nous rentrions à la maison, comme prévu, Dimitri ? Personne ne nous oblige à être des héros. Nous pouvons encore fuir…

Mikael – Je ne sais plus, Natacha. Je n’ai pas le droit d’exiger de toi ce sacrifice. Mais comment pourrions-nous, demain, après une telle lâcheté, nous regarder dans la glace en nous rasant ?

Natacha – Tu as raison, Dimitri, comme d’habitude… Je serai forte, je te le promets…

Mikael – Moi aussi, j’ai peur, Natacha, tu sais…

Natacha – Toi ?

Mikael – Je ne suis qu’un être humain après tout. Mais comment abandonner ici tous ces orphelins qui n’ont pas de parents, et qu’une cruelle maladie a en outre privés de tous leurs pauvres souvenirs, jusqu’à celui de leur enfance malheureuse.

Nancy – C’est cruel à dire, Dimitri, mais comme ils ont perdu la mémoire, si nous les abandonnions à leur triste sort, ils nous auraient vite oubliés…

Mikael – Oui, Natacha. Mais nous, nous ne les oublierions pas. Et le souvenir de cette trahison nous hanterait à jamais.

Nancy – Bien sûr, c’est notre devoir de rester à leurs côtés jusqu’au bout, mais je tremble à l’idée de ce qui pourrait nous arriver… Reverrons-nous un jour notre modeste loft à Montmartre ?

Mikael – Partir ou rester… Quel affreux dilemme ! Et c’est si beau, Montmartre, en automne…

Nancy – Il est encore temps de changer d’avis, Dimitri. N’avons-nous pas déjà nos cartes d’embarquement ?

Mikael sort une carte d’embarquement de sa poche et la regarde avec un air las.

Mikael – Oui, je les ai imprimées ce matin, Natacha. Comme cela me paraît dérisoire à présent… (Lisant) Easyjet, Terminal 2B.

Nancy – Deux B… Two B, comme on dit dans la langue de Shakespeare…

Mikael – Two B… or not to be. Telle est la question…

Gonzague, le metteur en scène, les interrompt en applaudissant depuis les coulisses avant d’entrer en scène.

Gonzague – Bravo ! Vous êtes complètement dans la peau de vos personnages !

Nancy – Vous trouvez, vraiment ?

Gonzague – Je dirais même plus : vous êtes vos personnages !

Mikael – Merci, Gonzague !

Gonzague – Vous allez faire un triomphe ce soir, j’en suis sûr !

Nancy – Grâce à vous, Gonzague…

Mikael – Merci de nous avoir fait confiance pour cette pièce.

Nancy – Etre dirigée par Gonzague de Saint Petersbourg, le metteur en scène le plus en vogue et le mieux payé de la scène contemporaine d’aujourd’hui… Jamais je n’aurais pu en rêver, même dans mes rêves les plus fous.

Gonzague – Mais… si je vous ai choisi, c’est parce que vous le valez bien. (Un temps) Juste une petite chose… Et cette remarque s’adresse à tous les deux, d‘ailleurs… Comment s’intitule cette pièce ?

Mikael – « Le jour juste avant la nuit »…

Gonzague – Voilà… Donc, le titre de la pièce, ce n’est pas « La nuit juste avant le jour », mais « Le jour juste avant la nuit »… Vous me suivez ?

Nancy – J’essaie, Gonzague… J’essaie…

Gonzague – Si ça s’appelait « La nuit juste avant le jour », ce serait une pièce optimiste ! Du genre euh… Après la pluie vient le beau temps… À toute chose malheur est bon… Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort… Ce genre de conneries, vous pigez ? Mais là non !

Mikael – D’accord… Donc là, ce serait plutôt… après le beau temps vient la pluie…

Nancy – Ou… le calme avant la tempête.

Gonzague – Exactement ! Toute la dimension dramatique de cette pièce est résumée dans son titre : « Le jour juste avant la nuit » ! Et il faut qu’on sente dans votre jeu cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (S’énervant) C’est une tragédie, bordel ! On n’est pas dans Au Théâtre Ce Soir !

Nancy – Ah parce que vous trouvez que…

Gonzague – Je n’ai pas dit ça… Mais ce n’est pas une comédie de boulevard ! Même si c’est une tragédie empreinte de beaucoup d’humour, comme cela ne vous aura pas échappé non plus.

Mikael – Bien sûr…

Gonzague – Et il est très important de ne pas passer non plus à côté de ce deuxième degré dans les répliques. Il faut qu’on rit aussi !

Nancy – C’est clair…

Gonzague – Bon, allez, je ne dis plus rien… Je ne voudrais surtout pas vous perturber à quelques minutes de la première…

Nancy – Merci de vos conseils, Gonzague.

Mikael – Ça va sûrement nous aider beaucoup…

Gonzague – Vous allez être formidables, j’en suis sûr. Et vous avez intérêt ! Parce que je peux vous le dire, maintenant : Marcel Rideau, l’auteur, sera dans la salle ce soir… Ainsi qu’Edmonde Ratelier…

Nancy – La célèbre critique de Télédrama !

Gonzague – Comme vous le savez, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps sur la scène parisienne. Un bon papier dans Télédrama, et le succès de la pièce est garanti. Si elle nous assassine, en revanche, c’est le four assuré… Alors soyez bons !

Gonzague s’en va. Les deux comédiens se regardent, passablement déstabilisés.

Mikael – Tu savais que l’auteur venait pour la première ?

Nancy – Non…

Mikael – Jusqu’à maintenant, je n’avais pas trop le trac mais là, je sens que ça commence à monter… Pas toi ?

Nancy – Parce que l’auteur est dans la salle ? Non, pas spécialement…

Mikael – C’est parce que toi, tu n’as pas couché avec lui pour avoir ce rôle.

Nancy – Ah d’accord… Alors c’est pour ça qu’il a refusé mes avances… Ça me rassure sur mon sex appeal…

Mikael – À propos de pile, j’ai vraiment beaucoup de mal avec cette réplique, pas toi ?

Nancy – Quelle réplique ?

Mikael – Je te dis que ma montre s’est arrêtée, tu me dis que c’est un mauvais présage, et je te réponds que ça doit être la pile ! C’est censé être une plaisanterie ou bien…

Nancy – Comment tu le sens, toi ?

Mikael – Ben justement… Je ne la sens pas, cette réplique… Et si je ne la disais pas ? Je pourrais toujours dire que j’ai eu un trou de mémoire…

Nancy – Si on commence à oublier toutes les répliques qu’on ne sent pas dans cette pièce, le spectacle va durer un quart d’heure…

Mikael – Je ne dis pas que la pièce de Marcel Rideau n’est pas intéressante mais… C’est exactement le problème qu’évoquait le metteur en scène tout à l’heure… C’est un drame ou une comédie ?

Nancy – Tu crois vraiment qu’on peut situer l’action d’une comédie en Tchétchénie, dans un orphelinat dont les pensionnaires sont atteints d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer ?

Mikael – C’est vrai que vu comme ça…

Nancy – Même avec beaucoup de deuxième degré, comme dit Gonzague.

Mikael – Cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (Ironique) Je ne savais pas que Marcel Rideau était russe.

Nancy – Ça doit être un russe blanc…

Mikael la regarde interloqué.

Mikael – Tu as couché avec qui, toi, pour avoir le rôle ?

Nancy – Le metteur en scène…

Mikael – Gonzague… Oui, j’ai d’abord essayé par là moi aussi, mais ça n’a pas marché… Maintenant, je comprends pourquoi…

Christelle, la caissière, arrive avec un café à la main, qu’elle tend à Mikael.

Christelle (aimablement) – Voilà ton café, Mikael. Deux sucres, comme tu m’as demandé.

Mikael – Merci ma chérie. Tu es un ange.

Nancy – Tiens, moi aussi, ça me ferait du bien un petit café… Tu peux m’en apporter un, Christelle ? Sans sucre, s’il te plaît.

Christelle (avec un grand sourire) – Plutôt crever espèce de garce.

Christelle repart.

Mikael – Je sens une légère tension entre vous… Il y a une raison particulière ?

Nancy – Elle, elle a réussi à coucher à la fois avec le metteur en scène et avec l’auteur.

Mikael – Chapeau…

Nancy – Mais c’est moi qui ai décroché le premier rôle féminin, et elle un job d’ouvreuse.

Mikael – Ce n’est pas très flatteur pour son ego, je peux comprendre…

Nancy – C’est quand même elle qui ramasse les pourboires…

Mikael – Mais quand tu dis à la fois avec le metteur en scène et l’auteur, tu veux dire… en même temps ou bien successivement ?

Nancy préfère ne pas répondre.

Nancy – Et cette critique, Edmonde Ratelier, elle a la réputation d’avoir la dent dure ?

Mikael – Tu ne sais pas comment on la surnomme, dans le métier ?

Nancy – Ma foi non…

Mikael – Immonde Ratelier !

Nancy médite un instant cette information.

Nancy – On se refait une petite italienne ?

Mikael – Ok.

Nancy débite alors le même texte que précédemment mais très rapidement, sans aucune intonation et sans aucun déplacement.

Nancy – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile. (S’interrompant) Non, j’ai vraiment du mal avec cette réplique…

Josiane, la directrice du théâtre, arrive, accompagnée de la critique Edmonde Ratelier.

Josiane – L’auteur n’est pas avec vous ? Je le cherche partout depuis un quart d’heure…

Nancy – Désolée, nous ne l’avons pas vu…

Josiane – Vous connaissez Edmonde Ratelier, la célèbre critique de Télédrama ?

Mikael – Qui ne connaît pas le sens aigu de la critique de Madame Ratelier…

Edmonde éternue.

Edmonde – Qu’est-ce qu’il y a comme poussière, ici. Vous n’avez jamais pensé à donner un bon coup de balai ?

Josiane – Ah… Quand on est allergique à la poussière, mieux vaut ne pas être critique de théâtre.

Edmonde – Surtout pas de théâtre contemporain… C’est paradoxal, chère amie, mais les grands auteurs du répertoire classique sentent souvent beaucoup moins la naphtaline que les auteurs d’aujourd’hui… Prenez Shakespeare, par exemple. C’est toujours d’une incroyable modernité ! Mais est-ce qu’on jouera encore les pièces de Marcel Rideau dans cinq cents ans ?

Josiane – Madame Ratelier aurait souhaité interviewer l’auteur de la pièce avant le spectacle…

Mikael (tendant la main au critique) – Mikael Delamare… J’incarne le personnage de Dimitri dans la pièce…

Edmonde – Monsieur Delamare… Ravi de vous rencontrer. Je ne vous connaissais que par ce navrant feuilleton sur TF2… Comment est-ce que ça s’appelait déjà ? La Confiture et les Mouches ?

Mikael – Le Miel et les Abeilles.

Edmonde – À la télé, vous aviez l’air plus grand…

Mikael – Et voici ma partenaire, qui joue le rôle de Natacha…

Nancy – Nancy Simpson, très honorée, Madame Ratelier…

Edmonde – Votre visage me dit quelque chose, Mademoiselle Simpson, mais je n’arrive pas à vous remettre…

Nancy – Vraiment… Moi qui me pensais inoubliable…

Edmonde – J’ai dû vous apercevoir aussi à la télévision… Dans un dessin animé, peut-être…

Nancy – Vous avez dû me voir dans une publicité…

Edmonde – Bien sûr ! Ça me revient, maintenant… Pour le papier hygiénique !

Nancy – Je suis très flattée que vous ayez suivi ma carrière artistique avec autant d’attention…

Edmonde – Alors comme ça, vous avez décidé de troquer le papier hygiénique pour les textes de théâtre contemporains ? Remarquez, on se demande parfois si on ne ferait pas mieux de les éditer directement sur ce genre de papier…

Nancy – J’ai eu envie de relever de nouveaux défis, et d’être confrontée à des challenges plus motivants…

Edmonde – Je suis impressionnée, Mademoiselle. Vous parlez comme un cadre commercial qui viendrait d’accepter un poste en Chine pour y exporter du riz camarguais.

Nancy – Une véritable artiste doit prendre des risques, n’est-ce pas ? Se remettre en question sans arrêt. Avec cette pièce, j’ai l’impression de m’engager pleinement au service du théâtre d’aujourd’hui, et de contribuer à édifier les masses laborieuses que la société capitaliste essaie d’abrutir encore un peu plus grâce à la télévision.

Edmonde – Après tout, pourquoi pas vous ? Tout le monde fait du théâtre, maintenant. Même les footballeurs à la retraite.

Josiane – C’est vrai que c’est plus difficile pour un comédien à la retraite de se lancer dans une carrière de footballeur professionnel…

Edmonde – Et en plus, ils se permettent de nous faire la morale ! Ils ont gagné des salaires indécents dans leurs clubs de foot de préférence étrangers pendant des années, ils continuent à s’en mettre plein les poches en tournant dans des publicités pour les assureurs et les banques, et ils jouent dans des pièces qui dénoncent les travers du système capitaliste…

Josiane – La vieillesse est un naufrage… Si Che Guevara était encore vivant aujourd’hui, allez savoir s’il ne tournerait pas dans des publicités pour des après-rasage…

Edmonde – Vous touchez le fond, ma chère Josiane.

Josiane – Pardon ?

Edmonde – Je veux dire le fond du problème. Voilà le véritable drame de la condition humaine, chère amie ! L’homme vit beaucoup trop longtemps ! Et la médecine s’acharne à lui faire gagner encore quelques mois chaque année. Passé trente ans, on ne peut que se répéter ou se caricaturer. Tous les artistes dignes de ce nom devraient être morts à trente ans, croyez-moi. Sans parler des autres…

Christelle, l’ouvreuse, revient avec un air catastrophé.

Christelle – C’est épouvantable, Madame La Directrice… Il est arrivé un terrible malheur…

Edmonde – Cette petite, en revanche, joue très bien la comédie. Je lui prédis une grande carrière… Dans quelle pièce joue-t-elle en ce moment ?

Josiane – C’est l’ouvreuse, Edmonde… Elle aussi rêvait de faire du théâtre, mais elle n’a pas réussi à passer l’épreuve du casting… Quoi donc, mon enfant ? Parlez sans crainte !

Christelle – Marcel Rideau !

Josiane – L’auteur ? Eh bien quoi mon petit ?

Christelle – Je viens de le retrouver.

Josiane – Ah, enfin !

Christelle – Il était enfermé dans les toilettes.

Mikael – Le trac, peut-être… Moi-même, il m’arrive très souvent de vomir avant une première.

Edmonde – Vu les pièces dans lesquelles vous avez joué jusqu’ici, cela ne m’étonne guère, mon jeune ami…

Christelle – Vous ne comprenez pas… Monsieur Rideau est mort !

Josiane – Mort ? Qu’entendez-vous par mort exactement ?

Christelle – Je viens de le trouver pendu dans les toilettes.

Josiane – Rideau ? Pendu !

Christelle – Il s’est pendu avec le cordon de la chasse d’eau, Madame la Directrice ! Croyez-moi, c’est un spectacle épouvantable à voir…

Edmonde – Et pourtant, en tant qu’ouvreuse dans un théâtre, vous avez dû en voir beaucoup.

Josiane – Beaucoup d’auteurs pendus dans les toilettes ?

Edmonde – Beaucoup de spectacles épouvantables !

Josiane – Ah, oui, bien sûr…

Edmonde – Tout de même… Un auteur qui se suicide quelques minutes avant le lever de rideau pour sa première… Quel panache ! Voilà un véritable artiste !

Christelle – Hélas, je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un suicide…

Edmonde – Et vous pencheriez plutôt pour quoi ? Un accident domestique ?

Christelle – Monsieur Rideau a les mains attachées dans le dos avec du scotch.

Josiane – Les mains attachées à une bouteille de scotch ?

Edmonde – Les auteurs sont souvent un peu portés sur la bouteille.

Christelle – Un rouleau de scotch !

Josiane – Ah oui, évidemment, ça change tout…

Edmonde – Vous pensez que ça pourrait être un meurtre ? De mieux en mieux… On se croirait dans un de ces mélodrames qu’on donnait autrefois sur le boulevard du crime…

Mikael – Un meurtre ! Mais c’est affreux !

Nancy – Et le criminel est peut-être encore parmi nous… Il faut prévenir la police !

Josiane – Je m’en charge…

Mikael (lui tendant son Iphone) – Prenez mon smart phone. Je sais que vous n’avez pas de portable…

Edmonde (à Josiane) – Utilisez plutôt le vieux téléphone à cadran qui est dans votre bureau poussiéreux. Pour appeler la police afin de la prévenir d’un crime, ce sera plus théâtral…

Josiane – Vous avez raison…

Josiane sort, suivie de Christelle. Gonzague arrive.

Gonzague – Ah, Madame Ratelier, j’espère que vous n’êtes pas venue pour nous assassiner…

Edmonde – En ce qui concerne l’auteur de la pièce, mon cher Gonzague, il semblerait que quelqu’un d’autre s’en soit déjà chargé à ma place…

Gonzague – Mais que me chantez-vous là, Ratelier ? Et vous en faites une tête… Que se passe-t-il ? On s’apprête à lever le rideau…

Mikael – Justement… L’ouvreuse vient de retrouver Marcel Rideau pendu dans les toilettes.

Gonzague – C’est une plaisanterie ?

Nancy – Hélas non, Gonzague…

Gonzague – Alors c’est pour ça que les toilettes étaient occupées depuis aussi longtemps. Je voulais y aller, et je me demandais qui pouvait bien… Marcel Rideau s’est suicidé ?

Edmonde – Apparemment, il s’agirait plutôt d’un crime…

Nancy – Même si l’hypothèse d’un accident du travail n’est pas encore tout à fait écartée…

Mikael (sceptique) – Pendu à la chasse d’eau les mains attachées dans le dos avec du scotch ?

Gonzague – Je me demandais aussi où était passé mon rouleau de scotch… Mais c’est épouvantable ! Alors il ne nous reste plus qu’à annuler la représentation…

Nancy – On ne va pas jouer ?

Gonzague – Comment voulez-vous jouer une pièce alors que son auteur se balance encore au bout de la corde de la chasse d’eau avec laquelle il vient de se pendre ?

Mikael – Ou d’être pendu…

Edmonde – Ah non, vous n’allez pas annuler ! J’avais déjà écrit ma critique pour m’avancer un peu…

Gonzague – Apparemment, vous avez travaillé pour rien.

Edmonde – Ça m’apprendra à être aussi consciencieuse…

Gonzague – J’espère au moins que la critique n’était pas trop mauvaise…

Edmonde – Rassurez-vous, la directrice est très amie avec un député qui peut me faire obtenir la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres… Je ne vais pas éreinter les pièces qui se jouent dans son théâtre.

Gonzague – Cela m’étonnait aussi que vous soyez venue en personne… On sait bien que les critiques assistent très rarement aux spectacles sur lesquels ils écrivent.

Edmonde – On ne m’y reprendra pas… Pour une fois j’écrivais une critique élogieuse, je ne vais pas pouvoir la publier !

Mikael – Ne vous inquiétez pas, Madame Ratelier… Si vous publiez une critique sur un spectacle qui n’a pas eu lieu, je pense que personne ne le remarquera…

Nancy – Et si en plus il s’agit d’une bonne critique, personne n’ira s’en plaindre.

Gonzague – De toute façon, personne ne va plus au théâtre.

Edmonde – Et surtout pas les lecteurs de Télédrama… Il y a bien longtemps qu’ils ne regardent plus le théâtre qu’à la télévision…

Gonzague – Qu’ils aillent se faire pendre, eux aussi, avec la corde de leur chasse d’eau pendant la pause publicitaire…

Edmonde – Savez-vous, mon cher Gonzague, pourquoi le mot corde ne doit jamais être prononcé dans un théâtre, pas plus que le mot rideau ou le mot sifflet ?

Gonzague – Je l’ignorais jusque là, mais je commence à avoir une petite idée…

Edmonde – Eh bien à vrai dire, il y a plusieurs théories quant à l’origine de cette superstition… La première, c’est que les saltimbanques d’autrefois étaient souvent des crève-la-faim…

Gonzague – Ça n’a d’ailleurs pas tellement changé pour bon nombre d’entre eux…

Edmonde – Ils leur arrivaient donc fréquemment de voler une poule.

Gonzague – Aujourd’hui encore, ce sont les poules qui les nourrissent bien souvent…

Edmonde – Ce qui fait qu’après avoir foulé les planches d’un théâtre, il n’était pas rare que les comédiens de l’époque finissent par fouler celles d’un échafaud… la corde au cou. La deuxième origine supposée de cette superstition est plutôt liée à…

Christelle revient.

Christelle – Les spectateurs sont déjà là… Qu’est-ce qu’on fait ?

Mikael – On ne peut quand même pas jouer la première comme si de rien n’était. Il y a mort d’homme !

Gonzague – Ou alors on lui rend un hommage juste avant de lever le rideau… Je peux improviser un petit discours…

Edmonde – Vous étiez un ami proche ?

Gonzague – J’ai dit que je pouvais improviser…

Edmonde – Bon, dans ce cas, je vais me mettre aussi à la rédaction de sa notice nécrologique. Je la ferai paraître en même temps que la critique qui encensera la première de sa pièce que je n’ai pas vue…

Gonzague et Edmonde sortent.

Nancy – Et moi qui devais faire mes débuts de jeune première sur les planches ce soir… Voilà une carrière théâtrale qui commence bien…

Mikael – Voyons les choses positivement… On n’aura pas à jouer dans cette pièce affligeante… S’il ne me manquait pas encore quelques heures pour valider mon statut d’intermittent, j’avoue que pour moi, ce serait presque un soulagement…

Nancy – Le pire, c’est que j’aurais couché avec le metteur en scène pour rien.

Mikael – Ce n’était pas un bon coup ?

Nancy – En fait, je ne sais pas trop. Je me suis endormie avant qu’il ait fini… Bon ben on ne va pas rester planter là…

Mikael – On n’a qu’à retourner en loge en attendant de savoir ce qui se passe…

Ils s’apprêtent à sortir.

Nancy – Et l’auteur, c’était un bon coup ?

Mikael – Phénoménal…

Nancy – Ce n’est pas ce que m’a dit l’ouvreuse.

Mikael – Elle n’a peut-être pas su par où le prendre…

Nancy – C’est sûrement pour ça qu’elle est restée ouvreuse…

Nancy et Mikael sortent tous les deux. Arrivent Josiane, le directrice du théâtre, et Christelle, l’ouvreuse.

Josiane – Vous ne l’avez pas décroché, au moins ?

Christelle – Le téléphone ?

Josiane – Le pendu ! Vous savez que dans ces cas-là, il ne faut toucher à rien avant l’arrivée de la police ! C’est en tout cas ce qu’on dit dans toutes les séries policières à la télévision…

Christelle – Je l’ai laissé où il est, rassurez-vous… Mais c’est vrai que si on a envie d’aller aux toilettes…

Josiane – Eh bien vous vous retenez mon petit ! Ou alors vous allez au cinéma d’à côté. Il y a des toilettes dans le hall… Où est passée Ratelier ?

Christelle – Je l’ai aperçue qui se rinçait l’œil dans les loges tout à l’heure pendant que les comédiens se changeaient…

Le Commissaire Ramirez et son adjoint Sanchez arrivent (Ramirez et Sanchez peuvent aussi bien être homme ou femme).

Josiane – Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? Vous êtes entrés par la porte de derrière ?

Christelle (pour elle-même) – Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais dû faire dans cet Hôtel Ibis pour avoir le premier rôle dans cette pièce…

Ramirez – Ne vous inquiétez pas, on est de la maison… D’ailleurs, on nous appelle les guignols… (Il montre sa carte tricolore) Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez…

Josiane – Je suis vraiment confuse, commissaire… Je vous avais pris pour des spectateurs égarés… Il y a un cinéma porno juste à côté, et certains clients se trompent de porte. Ils constituent d’ailleurs une part non négligeable de notre clientèle (Elle tend la main au commissaire) Josiane Lefour, je suis la directrice de ce théâtre.

Ramirez lui serre la main.

Ramirez – Ah oui, on sent tout de suite que vous êtes une femme à poigne, Madame Lefour…

Josiane – Pardonnez-moi cette méprise…

Ramirez lance un regard autour de lui.

Ramirez – Voici donc le théâtre du crime… Vous êtes déjà allé au théâtre, Sanchez ?

Sanchez – Le théâtre ? Vous voulez dire… La Cage aux Folles, ce genre de conneries…

Ramirez – Mais non, pas la Cage aux Folles, Sanchez ! Le théâtre, le vrai ! William Shakespeare ! Pierre Corneille ! Jean-Baptiste Poquelin ! Laurent Ruquier !

Josiane – Nous n’avons touché à rien, commissaire. Le corps se trouve dans les toilettes. Si vous voulez bien vous donner la peine…

Ramirez – Allez jetez un coup d’œil, Sanchez. Et voyez si la victime a bien tiré la chasse avant de se ligoter les mains dans le dos avec du scotch et de se pendre avec la corde de la chasse d’eau.

Sanchez – Et si ce n’est pas le cas, commissaire ?

Ramirez – Et bien vous envoyez les selles au labo ! (À Josiane) Il faut tout leur apprendre…

Josiane – L’ouvreuse va vous accompagner…

Ramirez – Et n’oubliez pas le pourboire, Sanchez !

Sanchez – Je ne suis pas sûr d’avoir de la monnaie…

Christelle – Par ici, je vous prie…

Christelle sort, suivie par Sanchez. Ramirez se marre.

Ramirez – Sacré Ramirez… Il débute dans le métier, il faut bien le bizuter un peu… Mais ce n’est pas méchant, vous savez…

Josiane – J’imagine que vous souhaitez interroger les différents protagonistes de ce drame…

Ramirez – Ah parce que c’est un drame ? Je vous avoue que j’ai une petite préférence pour la comédie. Avec mon métier, vous comprenez, si c’est pour retrouver des macchabés sur scène quand je sors le samedi soir avec ma femme…

Josiane – Je parlais du meurtre, commissaire.

Ramirez – Bien sûr…

Josiane – Enfin, s’il s’agit vraiment d’un meurtre…

Ramirez – Hun, hun… Ce n’est pas vous qui l’avez tué, au moins, Josiane ?

Josiane – Moi, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, quand on s’appelle Josiane… On est déjà dans le collimateur de la justice… On parle toujours du délit de sale gueule, mais il y a aussi des prénoms, comme le vôtre, qui sont défavorablement connus de nos services, comme on dit.

Josiane – Mon prénom ?

Ramirez – Si vous saviez le nombre de Josiane que j’ai arrêtées dans ma carrière en tant que serial killeuses ou exhibitionnistes.

Josiane – Vraiment ?

Ramirez – En général, les Josiane sont des perverses narcissiques, et c’est une règle qui ne souffre que très peu d’exceptions, croyez-en mon expérience…

Josiane – Je vous assure, commissaire, que mon casier judiciaire est totalement vierge. Tout comme moi, d’ailleurs.

Ramirez – Mais je plaisante, Josiane !

Josiane – Vous m’avez fait peur, commissaire..

Ramirez – Enfin, vous ferez peut-être un peu moins la maline quand mon adjoint Sanchez vous aura passée à tabac. Vous avez déjà reçu un coup de Bottin Mondain sur la tête, Madame Lefour ?

Josiane – Je pensais que ce genre de méthodes n’avait plus cours dans la police…

Ramirez – Moi, je serai plutôt pour la douceur et la psychologie. Mais dans tous les métiers, vous savez, il y en a qui préfèrent continuer à travailler à l’ancienne… Même parmi nos nouvelles recrues. La foi des nouveaux convertis !

Josiane – Mais je vous jure, commissaire, que…

Ramirez – Je plaisante, Josiane ! Pour une femme de théâtre, vous n’avez pas tellement le sens de l’humour, dites-moi. C’est important, l’humour, vous savez… Surtout quand on fait un métier comme le vôtre. Comme le mien aussi, d’ailleurs…

Josiane – Excusez-moi, je suis un peu perturbée. Avec tout ce qui vient de me tomber sur la tête…

Ramirez – Et la critique, vous êtes sûr qu’elle n’est pas dans le coup ?

Josiane – Pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ?

Ramirez – Les critiques ont l’habitude d’assassiner les auteurs, non ? (Josiane est à nouveau déstabilisée) Ah, je vous ai encore eu, Josiane… Bon alors ils sont où, les comiques ?

Josiane – Les comiques ?

Ramirez – Les comédiens !

Josiane – Je vous les envoie tout de suite, commissaire. Vous désirez un café, ou un petit remontant ?

Ramirez – Vous n’auriez pas une ligne de coke plutôt ? Je sais que dans le monde du show biz, c’est un produit de consommation courante, j’étais à la mondaine avant. C’est d’ailleurs là que j’ai contracté cette mauvaise habitude. J’essaie d’arrêter, mais vous savez ce que c’est…

Josiane (souriant) – Ah non, commissaire, cette fois vous ne m’aurez pas…

Ramirez – Pardon ?

Josiane – Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Ramirez (très sérieux) – Est-ce que j’ai l’air de plaisanter, Josiane ?

Josiane – Je vais me renseigner, mais je ne vous promets rien…

Josiane sort. Ramirez se marre.

Ramirez – Josiane…

Resté seul, Ramirez s’avance vers le devant de la scène, en prenant des poses.

Ramirez (théâtral) – To be… or not to be ?

Mikael arrive par derrière.

Mikael – Vous connaissez la pièce, commissaire ?

Ramirez se retourne surpris et un peu embarrassé.

Ramirez – Qui ne la connaît pas ?

Mikael – Marcel Rideau était un immense auteur. Sa disparition nous laisse tous orphelins…

Ramirez – Marcel ?

Mikael – L’auteur de la pièce que nous nous apprêtions à jouer ce soir ! Et qu’on vient de retrouver pendu au cordon de la chasse d’eau.

Ramirez – Marcel, bien sûr…

Mikael – C’est bien pour enquêter sur ce drame que vous êtes là, commissaire, non ?

Ramirez – Et c’est une affaire que je me fais un point d’honneur à élucider dans les délais les plus brefs, cher ami. Car le commissaire Ramirez est l’ami du théâtre. Et l’ennemi de la pègre. Alors comme ça, vous êtes comédien ?

Mikael – Oui, commissaire.

Ramire – Mais le théâtre, c’est vraiment votre métier ou bien… vous avez un vrai boulot à côté ?

Mikael – Le théâtre est avant tout une passion, vous savez…

Ramirez – Moi aussi, j’ai fait un peu d’art dramatique quand j’étais au lycée. D’ailleurs, ça m’a beaucoup servi dans mon métier. Enfin, je ne suis qu’un amateur…

Mikael – Non, non, mais… On sent que vous avez une très bonne présence sur scène.

Ramirez – Vous trouvez ?

Mikael – Absolument. Ainsi qu’un gros potentiel comique.

Ramirez – Venant de part d’un vrai professionnel, ça me touche beaucoup…

Mikael – Et permettez-moi d’ajouter : une très bonne diction.

Ramirez – Ah, la diction ! Très important la diction. (Surarticulant) Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?

Mikael – Papa boit dans les pins, papa peint dans les bois, dans les bois papa boit et peint.

Ramirez – Si six cents scies scient six cent cigares, six cents six scies scieront six cents six cigares.

Mikael – Dis-moi petite pomme, quand te dépetitepommeras-tu ? Je me dépetitepommerai quand toutes les petites pommes se dépetitepommeront. Or comme toutes les petites pommes ne se dépetipommeront jamais, petite pomme ne se dépetitepommera jamais.

Ramirez, impressionné, s’apprête à enchaîner avant de renoncer.

Ramirez – Oui, bon, revenons à nos moutons… Nom, prénom, état civil, profession…

Mikael – Delamare Mikael, célibataire, comédien.

Ramirez – Alors Monsieur Delamare, que pouvez-vous me dire au sujet de la victime ? Il était auteur de théâtre, c’est bien ça ?

Mikael – Un immense auteur, commissaire.

Ramirez – Savez-vous si Monsieur… Rideau avait une vie dissolue, comme la plupart de ses congénères dramaturges ?

Mikael – Pas à ma connaissance, commissaire.

Ramirez – Des addictions particulières ? Héroïne, cocaïne, cocacolaïne…

Mikael – Je ne pense pas…

Ramirez – Des maîtresses ? Une femme trompée qui aurait pu vouloir se venger de ses infidélités ?

Mikael – Je crois pouvoir affirmer que Marcel Rideau n’était pas un coureur de jupons.

Ramirez – Et qu’est-ce qui vous fait penser que ce monsieur n’était pas porté sur la chose, Delamare ?

Mikael – Je n’ai pas dit que Marcel Rideau n’était pas porté sur la chose, commissaire. J’ai dit que ce n’était pas après les jupons qu’il courait.

Ramirez – N’essayez pas de m’embrouiller, hein ? C’est vous qui teniez la chandelle, peut-être ?

Mikael – Oui, on peut dire ça comme ça…

Ramirez – Quand et où avez-vous vu la victime pour la dernière fois ?

Mikael – Eh bien… C’était je crois pour une première lecture de sa pièce. À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil. Chambre 214. Il y a environ un mois, vers deux heures du matin.

Ramirez – Donc, vous n’êtes pas la dernière personne à avoir vu Marcel Rideau vivant.

Mikael – En tout cas, je crois pouvoir affirmer que je suis la dernière personne à l’avoir vu en caleçon…

Ramirez – Une dernière question, Monsieur Delamare. Et je vous prierais d’y répondre cette fois sans détours…

Mikael – Je vous écoute, commissaire ?

Ramirez – À votre connaissance, Monsieur Marcel Rideau avait-il une bonne assurance-vie ?

Mikael – Je l’ignore, commissaire. Vous pensez que cela pourrait être le mobile du crime ?

Ramirez – Quelle drôle d’idée… Non, c’est juste que j’ai moi-même un petit héritage à placer, et je me demande si je dois opter pour l’immobilier ou pour un produit d’épargne… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mikael – La pierre, ça reste quand même le meilleur placement à long terme, commissaire.

Ramirez – Vous avez raison, surtout la pierre tombale… Je crois que finalement, je vais investir dans un caveau de famille. Merci de votre aide, Monsieur Delamare. Ce sera tout pour l’instant. Vous pouvez m’envoyer votre partenaire ?

Mikael – Je me l’envoie tout de suite, commissaire. Je veux dire… je vous l’envoie tout de suite.

Ramirez – Ah, il faudra encore travailler votre diction, cher ami. C’est combien ces six saucissons-ci ? C’est six sous ces six saucissons-ci. Six sous ceux-ci, six sous ceux-là aussi…

Mikael (l’interrompant) – Petit pot de beurre, quand te dépetitpotdebeurrerastu ? Je me dépetitpotdebeurreriserai quand tous les petits pots de beurre…

Ramirez (l’interrompant) – Oui, bon, ça va, assez rigolé…

Mikael sort. Sanchez revient.

Sanchez – J’ai décroché le pendu, commissaire.

Ramirez – Avant l’arrivée de la police scientifique ?

Sanchez – Ce n’est pas très professionnel, je sais, mais au moins, on pourra utiliser les toilettes…

Ramirez – Vous avez raison. Quelle idée, aussi, de se pendre dans un endroit pareil… Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ?

Sanchez – Je l’ai suspendu à un cintre, dans les loges, avec les costumes de la pièce… Vous privilégiez toujours la thèse du suicide, commissaire ? Même si la victime avait les mains attachées dans le dos ?

Ramirez – J’ai connu un contorsionniste autrefois qui s’est suicidé en s’étranglant lui-même avec ses orteils alors qu’il avait les mains attachées avec des menottes au radiateur de mon bureau…

Sanchez – Pour faire croire à une bavure policière, j’imagine…

Ramirez – Il faut se méfier des apparences, Sanchez. C’est le b a ba de notre métier. Derrière chaque contorsionniste peut se cacher un gauchiste prêt à tout pour salir l’honneur de la police.

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Ramirez – Bon, alors quelles sont vos conclusions, Sanchez.

Sanchez – Je pense comme vous, commissaire. Beaucoup de gens nous détestent, alors que nous risquons notre vie chaque jour pour assurer la sécurité de nos concitoyens…

Ramirez – Je parlais de la victime, Sanchez. Quelles sont vos constatations ?

Sanchez – Apparemment, le décès est consécutif la pendaison. Je veux dire par là que Rideau était encore vivant avant de se pendre.

Ramirez – Ou d’être pendu, Sanchez. Attention, pas de conclusions hâtives.

Sanchez – L’homme, cependant, ne semble pas avoir résisté. Le scotch qui a été utilisé pour lui lier les mains, en revanche, a lui très bien résisté. J’aimerais bien connaître la marque pour avoir la même au bureau.

Ramirez – Vous n’avez qu’à envoyer un échantillon du scotch au labo, ils nous trouveront sûrement la marque. C’est vrai que du scotch de qualité, de nos jours, c’est très difficile a trouver.

Sanchez – Autre détail qui pourrait avoir son importance, commissaire : le cordon avec lequel Rideau s’est pendu est bleu…

Ramirez – Un cordon bleu, je vois… Tout le contraire de ma belle-mère, hélas… Autre chose, Sanchez ?

Sanchez – Non… Enfin si. Rideau avait le pantalon baissé jusqu’aux genoux. Bizarre, non ?

Ramirez – Vous ne baissez pas votre pantalon, lorsque vous allez aux toilettes, Sanchez ?

Sanchez – Si… Mais pas lorsque je vais aux toilettes pour me suicider.

Ramirez le regarde, intrigué.

Ramirez – Et vous vous êtes déjà raté combien de fois, Sanchez ?

Sanchez – Comment ça, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, si vous avez des problèmes personnels, vous pouvez m’en parler. Je suis votre patron, certes, mais je suis aussi votre ami. Que dis-je, presque votre père…

Sanchez – Ah, non, mais je voulais dire : si je voulais me suicider, et que j’allais aux toilettes pour ça, je ne baisserais certainement pas mon pantalon…

Ramirez – Vous me rassurez, Sanchez…

Sanchez – D’ailleurs, si je voulais me suicider, j’utiliserai plutôt mon arme de service, comme les collègues. C’est quand même plus viril, pas vrai commissaire ? La pendaison, c’est plutôt un truc de gonzesses, non ?

Nancy arrive.

Ramirez – Allez vous faire pendre ailleurs, Sanchez. Je dois m’occuper de Mademoiselle. Profitez-en pour prendre la déposition de Monsieur Delamare que je viens d’interroger. Mais je vous préviens, ce type ne m’a pas l’air très franc du collier. Un conseil, Sanchez, ne lui tournez jamais le dos…

Sanchez sort.

Ramirez – À nous deux, Nancy. Vous permettez que je vous appelle Nancy ?

Nancy – Bien sûr, commissaire.

Ramirez – Tout d’abord, une petite question, au sujet de votre prénom, justement. Quelque chose m’intrigue. Nancy… Ça a un rapport avec la ville ?

Nancy – La ville ?

Ramirez – La ville de Nancy ! Non, parce que moi aussi, je suis originaire de là-bas, figurez-vous. Ça nous ferait déjà un point commun…

Nancy – Vous, commissaire Ramirez, vous êtes originaire de Nancy ?

Ramirez – J’ai perdu l’accent du pays, je sais… Mais j’ai quitté Nancy à l’âge de dix-huit ans, pour m’engager dans la légion… C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai opté pour ce nouveau patronyme de Ramirez afin de brouiller les pistes… Mon vrai nom, c’est Roberta Zimmerman. Enfin, c’est une autre histoire. Et vous ?

Nancy – Je suis d’origine anglaise, commissaire, tout simplement…

Ramirez – Nancy Simpson, bien sûr… C’est un nom anglo-saxon. Comme Johnny Halliday ou Eddie Mitchel…

Nancy – En Angleterre, Nancy, est un prénom très courant…

Ramirez – Allez savoir pourquoi ? Pourtant, il n’y a aucune ville qui s’appelle Nancy en Grande Bretagne… Enfin, venons en à l’affaire qui nous occupe… Vous connaissiez personnellement la victime ?

Nancy – Je l’ai rencontré une ou deux fois…

Ramirez – À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil, peut-être…

Nancy – Désolée, mais je ne fréquente pas les Hôtels Ibis… Pour qui me prenez-vous, commissaire ?

Ramirez – Allons ! Tout le monde sait que dans le monde du show biz règne un certain relâchement des mœurs, et les comédiennes ont la réputation d’avoir la cuisse légère… Vous seriez la seule à n’avoir jamais couché pour décrocher un pendu ? Je veux dire pour décrocher un rôle…

Nancy – J’ai dit que je ne fréquentais pas les Hôtels Ibis, commissaire. Je n’ai pas parlé des Sofitels ou des Hiltons.

Ramirez – Donc vous me confirmez que vous n’avez jamais été la maîtresse de Monsieur Rideau.

Nancy – Si vous me permettez, commissaire, j’étais très au dessus de ses moyens… Vous savez, avant de faire du théâtre, j’étais une vedette du petit écran…

Ramirez – Je vous ai adoré dans cette pub pour le papier toilette. D’ailleurs, si vous me permettez à mon tour… (Sortant un stylo) Je peux vous demander un autographe ? C’est pour ma mère. Elle ne rate jamais un passage de ce spot publicitaire à la télévision.

Nancy – Mais je vous en prie…

Sanchez fait à nouveau irruption.

Ramirez – Oui Sanchez ?

Sanchez – Je vous dérange un instant, commissaire, mais je viens de faire une découverte intéressante…

Sanchez tend un rouleau de papier hygiénique à Ramirez.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sanchez – Le papier hygiénique… Celui qui se trouvait dans les toilettes où on a retrouvé Marcel Rideau pendu…

Ramirez – Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, Sanchez ? Vous voyez bien que je suis en rendez-vous…

Sanchez – Marcel Rideau avait une boule de papier hygiénique dans la bouche lorsqu’on l’a retrouvé mort. Sans doute pour l’empêcher de crier…

Ramirez – Et alors ?

Sanchez – Eh bien… Le papier toilettes utilisé pour bâillonner l’auteur est de la même marque que celui pour lequel Mademoiselle a fait de la publicité à la télé il y a une dizaine d’années…

Nancy – Un peu moins que ça, quand même… Et j’étais presque une enfant…

Ramirez – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Sanchez – Aucune… Mais je pensais que ce détail pouvait vous intéresser, commissaire… Vous m’avez toujours dit que dans une enquête, il ne fallait négliger aucun détail…

Ramirez – Mais ça m’intéresse, Sanchez, ça m’intéresse… Merci, vous pouvez disposer…

Sanchez sort.

Nancy – Rien de plus normal à ce que cette marque de papier soit présente dans les toilettes du théâtre, commissaire. Le fabriquant est le sponsor officiel de notre spectacle.

Ramirez – Mais c’est très généreux de sa part de soutenir ainsi la création théâtrale contemporaine.

Nancy – Alors bien entendu, pour le remercier, nous mettons ses produits en tête de gondole, si je puis m’exprimer ainsi. Tout comme les livres des Editions l’Après-Scène, qui ont publié la pièce de Marcel Rideau, et que l’auteur devait dédicacer après le spectacle…

Ramirez – Mais c’est inespéré, chère amie… Accepteriez-vous de me signer votre autographe directement sur ce papier ? J’offrirai le rouleau à ma mère pour Noël, c’est le plus beau cadeau que je pouvais lui faire.

Nancy appose sa signature sur le rouleau de papier.

Nancy – Et voilà, commissaire…

Ramirez – Merci infiniment, Nancy… Je ne vous ennuierai pas davantage avec mes questions…

Nancy – Merci commissaire.

Ramirez – Me permettez-vous de vous escorter jusqu’à votre loge où j’imagine, vous désirez vous déshabiller, puisque ce spectacle est annulé…

Nancy – Avec plaisir, commissaire.

Ramirez – J’en profiterai pour explorer un peu les lieux…

Nancy – Je m’offre à vous comme guide. Par où souhaitez-vous commencer la visite ?

Ramirez – Pourquoi pas par les toilettes ? Elles viennent de se libérer…

Nancy – Suivez-moi, commissaire…

Ils sortent. Sanchez arrive et tombe sur Christelle qui arrive elle aussi, très préoccupée.

Christelle – C’est une catastrophe… Tous les spectateurs sont déjà là… Si on doit annuler la représentation, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Ça va être une émeute…

Sanchez – Voulez-vous que j’appelle un ou deux cars de CRS pour les disperser ?

Christelle – Je ne pense pas que ce sera nécessaire, tout de même… Vous n’auriez pas croisé le commissaire ?

Sanchez – Justement, je le cherche…

Christelle – Je crois qu’il voulait interroger les spectateurs. Ils sont là, juste à côté…

Sanchez – Tous ?

Christelle – Je les fais entrer ?

Sanchez – Allez-y, je vais m’en occuper.

Christelle – Par ici, je vous en prie.

Kevin et Wendy arrivent, le genre beaufs.

Sanchez – Il n’y en a que deux ?

Christelle – C’est du théâtre subventionné, vous savez… Les spectateurs, c’est une espèce en voie de disparition…

Sanchez – Ils ont l’air d’être en couple… Vous voulez qu’on les mette en cage au commissariat pour voir s’ils arrivent à se reproduire en captivité ?

Christelle – Il y en a deux autres, mais je me suis dit que vous préféreriez sûrement commencer par interroger les spectateurs payants. Ce sont eux les premiers suspects, non ?

Sanchez – Ah, oui, et pourquoi ça ?

Christelle – Entre nous, qui voudrait payer pour voir une pièce pareille ?

Sanchez – C’est quoi, le titre, déjà ?

Christelle – Le jour juste avant la nuit.

Sanchez – C’est vrai que ce n’est pas très vendeur…

Christelle – Je vous les laisse…

Christelle sort. Sanchez toise les deux spectateurs.

Sanchez – Et vous allez me faire croire que vous vous intéressez au théâtre contemporain ?

Kevin – Non, pourquoi ?

Sanchez – Comment ça, non ? Vous êtes bien venus pour voir une pièce intitulée « Le jour juste avant la nuit » ?

Wendy – Pas du tout ! On venait au cinéma pour voir un film intitulé L’Arrière Train Sifflera Trois Fois.

Kevin – On a dû se tromper de salle, hein Wendy ?

Wendy – Mais c’est quoi, cette pièce, qui se joue dans ce théâtre alors ?

Kevin – C’est une comédie ?

Wendy – Non, parce que nous, les pièces prises de tête et tout…

Sanchez – Bon, je ne sais pas si vous entendrez l’arrière-train siffler trois fois, mais en tout cas, vous n’êtes pas prêts d’entendre frapper les trois coups. Le spectacle est annulé pour cause de meurtre.

Kevin – Ben oui mais nous, maintenant, on a raté le début du film.

Wendy – On ne va plus rien comprendre.

Sanchez – Bon allez, dégagez avant que je m’énerve… Je vous raccompagne jusqu’à la sortie, pour être sûr que cette fois, vous ne vous tromperez pas de porte…

Wendy – Je peux utiliser les toilettes, avant de partir ?

Sanchez – Si vous voulez, mais je vous le déconseille… La dernière personne qui les a utilisées n’en est pas ressortie vivante…

Kevin et Wendy s’en vont, escortés par Sanchez. Josiane et Gonzague arrivent.

Josiane – Je la sentais mal, cette pièce… Je ne sais pas pourquoi, mais je la sentais mal…

Gonzague – Pour une fois qu’on jouait un texte du répertoire contemporain, c’est réussi !

Josiane – Vous avez raison. On ne devrait jouer que des auteurs morts…

Gonzague – Au moins, ils ne risquent pas de vous claquer entre les pattes juste avant le lever de rideau…

Josiane – Remarquez, si on essaie de voir les choses positivement, cela pourrait donner au spectacle une certaine visibilité…

Gonzague – Le fait qu’il soit annulé, vous voulez dire ?

Josiane – La mort de l’auteur ! Ça pourrait faire un peu de buz autour de la pièce, comme on dit aujourd’hui. Parce que sinon, vous avouerez…

Gonzague – Quoi ?

Josiane – J’ai assisté à quelques répétitions… Cette pièce est quand même très chiante, non ? D’ailleurs, je n’ai pas compris, c’est un drame ou une comédie ?

Gonzague (réfléchissant) – Vous n’avez pas tort, au sujet de Rideau… Et si en plus il a été assassiné, ça donne carrément un petit côté sulfureux à toute cette affaire… On pourrait faire un tabac…

Josiane – Bon, on n’est pas obligé de préciser non plus qu’on a retrouvé Rideau le pantalon baissé au fond des toilettes bâillonné avec du papier toilettes, ce n’est pas très glamour…

Gonzague – On pourrait demander à Ratelier de nous faire un article là-dessus dans Télédrama… Vous croyez qu’elle accepterait ?

Josiane – Elle ne peut rien me refuser… Grâce à mes relations à la chambre, elle va être bombardée Chevalier des Arts et des Lettres le mois prochain…

Gonzague – Ratelier ? Elle n’a jamais rien écrit de sa vie à part des articles assassins sur des spectacles qu’elle n’a même pas vus. Vous pensez qu’elle pourrait nous avoir la couverture de Télédrama…

Josiane – Elle me doit bien ça.

Ils sortent. Ramirez revient avec Sanchez.

Ramirez – Alors Sanchez, ça avance, cette enquête ?

Sanchez – On piétine, commissaire… Je viens d’interroger les deux spectateurs payants, mais apparemment ils se sont trompés de salle… Ils allaient voir un film d’art et essai dans le cinéma d’à côté…

Ramirez – Bon, on verra ce que ça donne du côté des invités… Autre chose ?

Sanchez – J’ai interrogé aussi la directrice du théâtre. Une drôle de bonne femme. Elle n’a pas de téléphone portable, mais elle pourrait bien avoir un mobile…

Ramirez – Vous venez de me dire qu’elle n’avait pas de portable… Comment pourrait-il avoir un mobile ?

Sanchez – Un mobile pour le crime !

Ramirez – Tiens donc…

Sanchez – Eh oui, commissaire : tous les théâtres parisiens sont aujourd’hui au bord de la faillite. Et les auteurs morts, c’est moins cher…

Ramirez – Moins cher que quoi ?

Sanchez – Moins chers que les auteurs vivants !

Ramirez – Et bien voyez-vous, Sanchez, voilà quelque chose que j’ignorais.

Sanchez – Vous m’avez toujours dit, commissaire, avant de commencer une enquête, de me poser cette question…

Ramirez – À qui profite le crime ?

Sanchez – Et bien dans ce cas la réponse est évidente : Marcel Rideau passé de vie à trépas, ça veut dire plus aucun droit d’auteur à payer…

Ramirez – En somme, un bon auteur est avant tout un auteur mort…

Sanchez – Avouez que dans ces conditions, c’est quand même tentant pour une directrice de théâtre d’inviter l’auteur à la première et de le pendre dans les toilettes en essayant de faire passer sa mort pour un suicide.

Ramirez – Sanchez, je n’avais déjà pas une très haute opinion de vous, mais je crois que je vous avais sous-estimé. Vous ferez une grande carrière dans la police…

Sanchez – Merci commissaire, ce que vous me dites me touche beaucoup.

Christelle arrive suivie de Madame Racine, genre vieille taupe bcbg, et de Monsieur Tristounet, portant au revers de sa veste plus de médailles qu’un général de république bananière..

Christelle – Excusez-moi de vous interrompre, commissaire…

Ramirez – C’est qui, ces deux crétins ? Ils jouent dans la pièce, eux aussi ?

Christelle – Ce sont les deux spectateurs en détaxe, commissaire… Je crois que vous vouliez les interroger aussi…

Christelle repart.

Racine – Bonjour commissaire. Je suis Madame Racine, Présidente de la Société des Auteurs et Imposteurs Dramatiques…

Ramirez – Racine ? Et vous êtes apparentée avec…

Racine – C’est mon aïeul en ligne directe, oui.

Ramirez – Bravo… Ça vous donne en effet une certaine légitimité pour parler aux noms des auteurs de théâtre contemporains.

Racine – J’étais invitée à assister à la création de la pièce de Monsieur Marcel Rideau. Il faut vous préciser que l’auteur avait obtenu le Prix du Boulevard Beaumarchais pour écrire cette pièce.

Ramirez – Un prix qui récompense une comédie de boulevard, donc…

Racine – Non, le Boulevard Beaumarchais à Paris. C’est là, au numéro 11bis, que se réunit le jury du concours dans une de nos succursales, pour délibérer en totale indépendance…

Ramirez – Et vous dites que l’auteur avait obtenu ce prix pour écrire sa pièce ? Je pensais naïvement qu’on accordait des prix à des œuvres déjà écrites… Est-ce que le Goncourt est également décerné par anticipation à un auteur en pariant sur son génie à venir ?

Racine – C’est un peu difficile à comprendre pour un non initié, je vous le concède, mais…

Ramirez – Monsieur Rideau était peut-être de la famille, lui aussi ?

Racine – Quelle famille ?

Ramirez – Celle qui a donné son nom à un boulevard…

Racine – Mais pas du tout !

Ramirez – Et qu’est-ce qu’il faut faire, au juste, pour obtenir le Prix du Boulevard Beaumarchais ?

Racine – Et bien… L’auteur doit postuler de façon anonyme, afin de ne pas reconnaître son propre dossier de candidature au cas où il viendrait à faire lui-même partie du jury de sélection…

Ramirez – Une intégrité qui vous honore, chère Madame.

Racine – Ensuite, le candidat doit préciser le sujet de la pièce qu’il envisage d’écrire, bien sûr…

Ramirez – Ah, quand même… C’est assez pointu, dites-moi…

Racine – Je ne vous cacherai pas qu’à ce stade, nous considérons certains sujets plus dignes d’être abordés que d’autres en fonction de l’idée que nous nous faisons de ce que doit être le théâtre d’aujourd’hui.

Ramirez – Quels genres de sujet, par exemple ?

Racine – Disons qu’en nous proposant une pièce dont l’action se passe en Tchétchénie, et mettant en scène des médecins humanitaires sacrifiant leur vie pour secourir des orphelins atteints de la maladie de Parkinson, Marcel Rideau avait bien compris qu’il avait toutes les chances de recueillir notre assentiment…

Tristounet – Si je puis me permettre, Madame la Présidente, il s’agissait de la maladie d’Alzheimer…

Racine – C’est vrai, je ne m’en souvenais plus…

Ramirez – Donc, si je comprends bien, votre préférence va plutôt aux sujets un peu graves. Pour ne pas dire totalement rébarbatifs…

Racine – Ah, non, mais on peut aussi nous proposer des sujets plus légers, comme le chômage chez les travailleurs sans papiers, les tournantes dans les cités de banlieue ou la toxicomanie chez les intermittents du spectacle. Nous ne sommes pas insensibles à l’humour, non plus…

Ramirez – Je vois… On peut rire de tout, mais de préférence entre gens qui partagent le même sens de l’humour…

Racine – Je vous présente Monsieur Tristounet du Syndicat des Écrivains Assistés du Théâtre… C’est lui qui préside le Jury. Il saura sans doute vous expliquer tout ça beaucoup mieux que moi…

Tristounet – Je me présente, Monsieur le Commissaire, Jean-Alain Tristounet, Vice Champion du Monde de Pétanque du Nord Pas de Calais, Détenteur des Palmes Académiques et de la Médaille du Mérite Agricole. En tant qu’auteur de théâtre le plus joué dans le Maine et Loire, et Président des Écrivains Assistés du Théâtre, je crois pouvoir parler au nom de l’ensemble de mes amis auteurs.

Sanchez – Attendez, je note… Écrits Vains, c’est en deux mots ou en un seul ?

Ramirez – Laissez tomber, Sanchez. Quelque chose me dit que ce témoignage n’apportera aucun élément nouveau à notre enquête…

Tristounet – Je viens d’apprendre, moi aussi, la disparition tragique de Monsieur Marcel Rideau, et je tenais à vous dire que lorsqu’on assassine un auteur de théâtre, c’est le théâtre qu’on assassine…

Ramirez – Au fait, Tristounet. Au fait.

Tristounet – En un mot comme en cent, Monsieur le commissaire, Marcel Rideau était un immense écrivain, dont la perte laisse un vide énorme dans le paysage du théâtre contemporain. Que dis-je, un véritable trou noir au milieu de notre galaxie…

Ramirez – Vous le connaissiez personnellement ?

Tristounet (envolée lyrique) – Marcel Rideau naquit dans un milieu modeste de la petite bourgeoisie nantaise. Muni de son agrégation de lettres modernes, il monte à Paris, comme on disait à l’époque, pour y suivre des cours d’art dramatique. Mais il comprend vite que sa passion pour…

Ramirez – Bon, Tristounet, ce n’est pas que je m’ennuie, mais vous allez peut-être garder votre baratin pour l’oraison funèbre.

Tristounet – Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, commissaire.

Ramirez – Ce que je voudrais savoir, Tristounet, c’est si quelque chose dans le contenu de cette pièce aurait pu aller à l’encontre des intérêts ou des croyances d’un groupe politique ou religieux quelconque, et aurait pu ainsi motiver l’assassinat de son auteur…

Tristounet – Mon Dieu, je ne pense pas, Monsieur le commissaire. Nous avons l’habitude de récompenser par avance des pièces qui ne dérangent personne, et qui sont exclusivement destinées à plaire aux généreux donateurs qui nous subventionnent. Dois-je préciser, commissaire, que je suis, moi-même, un grand ami de la police ?

Ramirez – Mais il arrive tout de même que ces pièces soit montées, non ?

Racine – Rarement, Monsieur le commissaire. Mais elles font l’objet d’innombrables lectures publiques auxquelles n’assistent généralement que les membre du jury qui les a sélectionnées…

Edmonde revient avec Josiane.

Edmonde – Commissaire, je viens de faire une découverte que je qualifierais de stupéfiante.

Ramirez – Stupéfiante ? Je sens que vous allez me parler de la coke que j’ai retrouvée dans la chasse d’eau empaquetée dans un sac en plastique étanche ?

Sanchez – Vous avez retrouvé de la coke dans les toilettes, commissaire ?

Ramirez – Comme cela n’a sans doute rien à voir avec notre enquête, je pensais la garder pour ma consommation personnelle… Mais bon, je vous en aurais donné un peu aussi pour graisser la patte à vos indics.

Sanchez – Merci, commissaire.

Edmonde – Mais je ne parle pas de cocaïne !

Ramirez – De quoi nous parlez-vous alors, vieille toupie ?

Edmonde – Cette pièce est une contrefaçon, commissaire !

Racine – Une contrefaçon ?

Edmonde – Je viens de m’apercevoir que j’avais déjà écrit il y a dix ans une critique au sujet de ce navet ! Et après on va dire que je ne fais pas scrupuleusement mon travail…

Ramirez – Quel navet ?

Edmonde – Le jour juste avant la nuit ! La pièce qu’on s’apprêtait à jouer dans ce théâtre ce soir !

Ramirez – Vous m’en direz tant…

Edmonde – Pire encore : cette pièce affligeante avait déjà remporté le Prix du Boulevard Beaumarchais à l’époque. Le faussaire s’est contenté de changer le titre. La pièce s’appelait au départ La nuit juste avant le jour.

Sanchez – Ah, oui, je trouve ça plus gai, comme titre, moi, pas vous commissaire ? Plus optimiste…

Edmonde – La pièce originale a été écrite par un certain Marcel Rideau.

Ramirez – Mais c’est le nom de la victime !

Sanchez – Le plagiaire doit porter le même nom que l’auteur qu’il a plagié. Une homonymie qui aura sans doute facilité cette usurpation d’identité…

Tristounet – N’est-il pas à peu près avéré aujourd’hui que les pièces de William Shakespeare n’ont pas été écrites par lui, mais par un nègre qui s’appelait lui aussi William Shakespeare…

Josiane – Donc l’auteur qu’on a retrouvé dans les toilettes serait un imposteur…

Ramirez – Sans doute aussi un cocaïnomane doublé d’un obsédé sexuel…

Sanchez – Pourquoi un obsédé sexuel, commissaire ?

Ramirez – Un type en caleçon dans les toilettes, les mains attachées dans le dos avec du skotch, un bâillon dans la bouche et le nez enfariné à la coke… Voyons, Sanchez, à quoi cela vous fait-il penser ?

Sanchez – Bon sang, mais c’est bien sûr… Les sévices que vous m’avez vous-même fait subir lorsque je suis entré dans la police en guise de bizutage. Bravo commissaire ! Il n’y avait que vous pour percer ce mystère dans les cinq dernières minutes de ce spectacle…

Ramirez – Attention, Sanchez, pas de conclusions hâtives ! Car cela pourrait tout aussi bien être une mise en scène habile de l’assassin afin de nous entraîner sur une fausse piste…

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Josiane – Reste à connaître l’identité exacte de la victime… Car cette pièce est peut-être une contrefaçon, mais je vous rappelle que nous avons bel et bien un cadavre sur les bras.

Edmonde – Le plagiaire et le plagié sont peut-être père et fils ! Puisqu’ils portent le même nom…

Josiane – Et le père aurait tué le fils ?

Edmonde – C’est très freudien… Mais habituellement, c’est plutôt le fils qui tue le père, non ?

Josiane – Certains pères considèrent leurs enfants comme un prolongement d’eux mêmes… et d’autres comme de dangereuses métastases.

Sanchez – Et quel serait le mobile du crime ?

Josiane – Le plagiaire a peut-être voulu supprimer le véritable auteur pour s’approprier son œuvre…

Edmonde – À moins que ce ne soit le véritable auteur qui ait voulu se venger de son plagiaire.

Ramirez – Il nous reste donc à savoir si le cadavre retrouvé dans les toilettes de ce théâtre est le plagiaire ou le plagié. L’original ou la copie…

Josiane – Pardonnez-moi, commissaire, mais tout cela reste quand même très invraisemblable…

Ramirez – Et pourquoi ça ?

Josiane – Seul un malade mental pourrait avoir envie de plagier une pièce pareille…

Racine – Je vous rappelle que cette pièce a reçu le Prix du Boulevard Beaumarchais !

Josiane – Vous avez bien la Médaille du Travail, et vous n’avez jamais rien fait d’utile de votre vie.

Ramirez – Mon hypothèse est la suivante : Marcel Rideau a empoché le Prix du Boulevard Beaumarchais, et comme il manquait d’inspiration, il s’est contenté de plagier la pièce de son homonyme en en changeant seulement le titre.

Josiane – Ou alors Marcel Rideau et Marcel Rideau sont bel et bien le même homme. Un auteur qui aura voulu empocher deux fois le Prix du Boulevard Beaumarchais avec la même pièce…

Ramirez – Et vous Racine, vous ne vous êtes rendu compte de rien ?

Racine – Je ne comprends pas… Ce doit être une erreur de notre système informatique… Et vous, Tristounet, vous ne vous êtes pas rendu compte que ce texte était une contrefaçon ? C’est vous qui présidez le comité de lecture !

Tristounet – Bien sûr, Madame la Présidente, mais comme ce comité de lecture statue, en toute indépendance, sur des pièces qui n’ont pas encore été écrites, vous comprendrez que cela peut entraîner certaines…

Racine – Vous êtes un crétin, Tristounet !

Tristounet – Mais Madame la Présidente…

Racine – Je suis vraiment désolée, commissaire, mais croyez bien que la Société des Auteurs et Imposteurs du Théâtre n’est absolument pas responsable de cette escroquerie. D’ailleurs, nos statuts précisent bien que nous ne sommes responsables de rien…

Ramirez – Bien sûr, chère Madame…

Racine – Je crois qu’il est temps que j’appelle nos services juridiques, Tristounet…

Tristounet – Pour confondre cet imposteur.

Racine – Mais non, imbécile ! Pour dégager notre responsabilité dans cette affaire !

Racine s’apprête à partir.

Tristounet – Je vous suis, Madame la Présidente. (Se retournant une dernière fois) C’est le théâtre qu’on assassine !

Josiane – Je vous raccompagne, Madame la Présidente…

Madame Racine et Monsieur Tristounet s’en vont.

Sanchez – Je n’y comprends plus rien, commissaire. Mais alors si Marcel Rideau et Marcel Rideau sont une seule et même personne, par qui Marcel Rideau a-t-il été assassiné ?

Ramirez – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez… Mais il faut bien avouer que le mystère s’épaissit à mesure que notre enquête progresse…

Marcel Rideau arrive, une corde de chasse d’eau autour du cou, en caleçon, les mains liées par du scotch et une boule de papier dans la bouche.

Marcel – Mmmmmmmm…

Ramirez – C’est qui, celui-là, encore ?

Sanchez – Qu’est-ce que vous racontez, mon brave ? Mais articulez, bon sang ? Qu’est-ce qu’il dit ?

Edmonde – Je crois que pour le savoir, il faudrait lui enlever le papier hygiénique qu’il a dans la bouche.

Sanchez lui enlève le papier de la bouche.

Marcel – Est-ce que quelqu’un pourrait me détacher les mains ?

Sanchez coupe le scotch qui entrave les poignets de Marcel. Josiane revient et aperçoit Marcel.

Josiane – Oh, mon Dieu ! Mais c’est…

Marcel – Je suis Marcel Rideau.

Edmonde – Ah non ! Alors j’ai aussi écrit sa notice nécrologique pour rien !

Josiane – C’est l’auteur, commissaire. Il va enfin pouvoir répondre à toutes nos questions.

Edmonde – Reste à savoir si nous avons à faire au véritable Marcel Rideau, ou à un faussaire qui aurait usurpé son identité…

Ramirez – Nous allons vérifier cela tout de suite… Vos papiers, Rideau !

Marcel soupire mais montre ses papiers au commissaire.

Marcel – Voilà, vous êtes contents ?

Ramirez passe les papiers à son adjoint.

Ramirez – Vérifiez-moi l’identité de cet individu, Sanchez.

Sanchez examine les papiers de Rideau.

Sanchez – Commissaire, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit de faux papiers. Ça se voit au premier coup d’œil. L’imitation est assez grossière…

Ramirez – Il y aurait donc bien deux rideaux…

Marcel – Évidemment qu’il s’agit de faux papiers !

Ramirez – Vous reconnaissez donc les faits ? Tant mieux, ça nous fera gagner du temps…

Marcel – Je peux voir votre carte de police, commissaire ?

Ramirez – Non, mais dites donc ! Pour qui vous prenez-vous Rideau ?

Marcel – Pour l’auteur de cette pièce.

Ramirez – C’est du moins ce que vous prétendez, mais les faux papiers qui sont en votre possession prouvent que vous n’êtes qu’un double de l’auteur…

Sanchez – Un double Rideau, en quelque sorte.

Marcel – Permettez-moi d’insister, commissaire.

Ramirez – Si ça vous amuse… Voici…

Il montre sa carte. Marcel passe les papiers à Josiane.

Marcel – Constatez par vous-même, Madame la Directrice…

Josiane – Mais c’est une fausse carte de police ! Le commissaire est un imposteur, lui aussi !

Ramirez – Si on pouvait quand même éviter les propos blessants…

Marcel – Vous êtes tous des imposteurs ! Vous jouez dans une pièce de théâtre !

Sanchez – On n’est pas des vrais policiers, commissaire ?

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que cette comédie, Rideau ?

Marcel – N’en faites pas un drame, non plus…

Ramirez – Etes-vous oui ou non le véritable auteur de cette pièce qui n’a pas été jouée ?

Marcel – Non, mais je suis bien l’auteur de cette farce que nous sommes en train d’interpréter !

Edmonde – Le théâtre dans le théâtre, maintenant. Ça a déjà été beaucoup fait, non ?

Sanchez regarde sa propre carte de police.

Sanchez – La mienne aussi, c’est une fausse… Qu’est-ce que cela signifie, commissaire ?

Ramirez – Que vous n’êtes qu’un guignol, Sanchez… Comme moi…

Sanchez se décompose.

Josiane – Non, mais c’est bientôt fini, cette comédie, Rideau ?

Marcel – Je ne sais pas, je n’ai pas encore écrit la fin…

Josiane – Il n’a pas écrit la fin !

Marcel – À vrai dire, je songeais même à réécrire le début… D’où cette résurrection inattendue qui, je le reconnais, peut perturber les personnages que vous êtes…

Ramirez – Perturber ? Mais Rideau, s’il n’y a plus de meurtre, il n’y a plus d’enquête ! Et s’il n’y a plus d’enquête, il n’y a plus de pièce…

Josiane – C’est de l’inconscience professionnelle, Rideau ! Vous venez de réduire en pièces cette comédie !

Ramirez – Dans quel bordel vous nous avez tous mis, Rideau !

Sanchez essaie d’y croire encore.

Sanchez – Je vais le coffrer, commissaire…

Ramirez – Voyons, Sanchez… Est-ce qu’on a déjà vu Maigret arrêter Simenon ? Votre revolver n’est qu’un pistolet à bouchons, comme le mien !

Sanchez – Je ne vous laisserai pas salir l’honneur de la police, commissaire. Vous allez voir si mon arme de service est un pistolet à bouchons !

Sanchez sort son pistolet et tire sur Ramirez.

Ramirez – Au secours, c’est un vrai pistolet à eau !

Ramirez essaie de fuir, poursuivi par Sanchez qui lui tire dessus.

Josiane – Non mais regardez ce désastre, Rideau ! Que va dire le public ? C’est vous qui nous avez mis dans cette situation… C’est à vous de nous en sortir !

Josiane – Dites-moi que tout ceci n’est qu’un cauchemar, et que nous allons nous réveiller !

Edmonde (déclamant) – Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les rêves, et notre courte vie un somme la parachève…

Josiane – Shakespeare… Ça c’était un auteur…

Marcel – On a déjà frôlé la contrefaçon, alors si on pouvait éviter les citations…

Cessant de fuir, Ramirez fait front face à Sanchez.

Ramirez – Vous l’aurez voulu, Sanchez !

Ramirez sort son pistolet et tire sur Sanchez avec son pistolet à bouchon. Sanchez riposte avec son pistolet à eau.

Marcel – Comment voulez-vous que j’arrive à me concentrer pour trouver une fin à cette pièce dans ce vacarme !

Josiane – Rideau ! Rideau !

Marcel – Quoi encore ?

Gonzague – Je ne vous parle pas, à vous ! Je parle à l’ouvreuse : Rideau !

Marcel – Vous croyez vraiment qu’on aura les moyens de se payer un rideau ?

Ramirez et Sanchez continuent à se tirer dessus dans une joyeuse pagaille.

Josiane – Bon ben, je ne sais pas moi… Un noir au moins !

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-43-7

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

 

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Spéciale Dédicace

Special dedication – Dedicatoria especialDedicatória especial (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

12 personnages :  7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F 

Dans une petite librairie, une séance de dédicace se prépare.  Charles s’est enfin décidé à publier son premier roman. Tout laisse à penser que ce ne sera pas un best seller.  Mais à l’ère d’internet, un miracle est toujours possible…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Spéciale Dédicace

Les 12 personnages

Charles : l’auteur
Marguerite : sa femme
Frédérique : sa fille
Vincent : son gendre
Kevin (ou Karla) : sa petit-fils (ou sa petite-fille)
Catherine : sa sœur
Alice : la libraire
Gérard : l’inconnu
Alain (ou Aline) : son ex-collègue
Flora (ou Florian) : la (ou le) journaliste
Jacques : l’adjoint au maire
Pauline : la cliente

Certains personnages pouvant indifféremment être masculins ou féminins, les distributions possibles sont :

Une librairie. Au fond des rayonnages. D’un côté une table garnie d’un buffet sommaire. De l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicier discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Kevin, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Kevin !

Kevin – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Kevin.

Kevin – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Kevin, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Kevin – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Kevin – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Kevin – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Kevin – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Kevin – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Kevin – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Kevin – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Kevin – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Kevin – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Kevin – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Kevin – Bien sûr…

Le portable de Kevin sonne et il répond.

Kevin – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Kevin (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Kevin (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si la journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Pauline, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Pauline l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Pauline – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Pauline – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Pauline – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Pauline – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Pauline – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Pauline – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Pauline – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Pauline – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Pauline (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Frédérique, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Frédérique – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Frédérique – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Frédérique – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Frédérique – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Frédérique – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Frédérique – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Frédérique – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Frédérique – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Frédérique – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Frédérique – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Frédérique – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Frédérique – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Frédérique – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Frédérique – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Frédérique – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Frédérique – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Frédérique – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Frédérique, ma chérie !

Vincent (en aparté à Frédérique) – Et merde…

Frédérique – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Frédérique – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Frédérique – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Frédérique – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Frédérique – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Frédérique – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Frédérique, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Frédérique – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Frédérique – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Kevin. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Frédérique – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Frédérique – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Frédérique – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Frédérique – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Frédérique – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Frédérique… Un facteur, un homme de lettres…

Frédérique – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Frédérique) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Frédérique – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Frédérique – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Kevin.

Frédérique – Ah voilà Kevin ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Frédérique – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Frédérique – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Kevin – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Kevin !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Kevin – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Kevin – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Kevin à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Kevin – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Kevin – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Kevin – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Kevin – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Frédérique – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Kevin) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Kevin – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Kevin – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Kevin – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Kevin – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Kevin – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Kevin – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Kevin – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Kevin – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Kevin. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Kevin – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Kevin… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Kevin – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Kevin s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Flora, la journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Flora !

Charles – Flora ?

Alice – La journaliste de La Gazette…

Flora – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Flora – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venue, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Flora – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Flora – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Flora – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Alain arrive, en costume cravate étriqué de petit employé de bureau.

Alain – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Alain ! On n’attendait plus que toi…

Alain – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Alain, un ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licencié comme moi…

Alice – Enchanté Alain…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Alain – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Alain – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Alain – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Kevin reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Kevin – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord…

Kevin (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Kevin – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Frédérique – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Frédérique – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Frédérique – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Frédérique – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Frédérique – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Kevin – Il me propose 10 millions.

Frédérique – D’euros ?

Kevin – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Kevin – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Kevin – Ouais, faut voir…

Frédérique – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Kevin – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Kevin regarde son écran.

Kevin – Steve Jobs…

Alain – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Alain – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Kevin regarde à nouveau son écran.

Kevin – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Frédérique – On t’avait dit de ne pas rêver, Kevin…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Alain.

Alice – Tenez, Alain, buvez quelque chose.

Alain – Merci.

Flora – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Alain – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Alain – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Alain – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Alain – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Alain – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Flora prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Flora – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Alain) Pardon, je reviens tout de suite…

Alain semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Alain – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Alain) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Flora – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Flora – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Flora – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Flora – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Flora – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Flora – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Flora ?

Flora – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Flora – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Alain s’approche de Kevin.

Alain – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Kevin – Non…

Alain – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Kevin a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Kevin – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Alain quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Kevin – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Alain s’approche de Flora.

Alain – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Flora – Oui…

Alain – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Kevin – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Kevin – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Kevin – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Kevin – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Kevin – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Kevin – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Frédérique – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Kevin – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Frédérique – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Kevin – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Kevin – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Frédérique – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes espion, c’est ça ? Ou détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Alain (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Alain) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Alain sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Frédérique – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Kevin – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Flora) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Flora – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Frédérique – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Ça dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Pauline – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Pauline – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Pauline – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Alain revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Flora – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Alain sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Flora – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Alain…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Frédérique – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. C’est ininflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Flora – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Flora – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Flora vide machinalement.

Flora – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Frédérique – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Frédérique – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Frédérique – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Frédérique – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Frédérique – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Flora – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Kevin – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Kevin. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Kevin – On va niquer le système, Pépé !

Flora – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Alain revient. Flora s’approche de lui.

Flora – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Alain – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Flora sonne.

Flora – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Alain) Je suis désolée, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Flora s’apprête à partir. Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Pauline – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Kevin – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Pauline s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Pauline – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Pauline poursuit son chemin vers Charles.

Pauline – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Pauline – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Pauline – Pauline.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Pauline. Vous pourrez le lire sur la plage…

Pauline – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Pauline – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Pauline – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Pauline – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Kevin – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Kevin semble offusquée.

Pauline – M’aider ?

Kevin – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Pauline – Ah oui, bien sûr…

Kevin – Je vous écoute.

Pauline – 01 47 20 00 01.

Kevin – 84% ! Excellent…

Pauline – C’est le numéro de Jean Mineur.

Kevin – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Pauline.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Alain s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Alain – Désolé, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Alain… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Alain – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Alain qui lit la dédicace

Alain – À mon ami Alain… Merci, c’est gentil…

Alain s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Kevin.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-47-5

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L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Série Blanche et Humour Noir

ou « L’Hôpital Était Presque Parfait »

White Coats Dark Humour – Batas blancas y humor negro (español)Batas brancas e humor negro (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 comédiens et/ou comédiennes

10 : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 1H/9F, 10F
11 : 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 1H/10F, 11F
12 : 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 1H/11F, 12F
13 : 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F, 1H/12F, 13F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir.


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TEXTE INTÉGRAL

Série Blanche et Humour Noir

L’hôpital était presque parfait…

Personnages :

Le docteur : Gunter
Les 2 infirmières : Sœur Emmanuelle et Barbara
Les 3 patients (ou patientes) : Thelma, Louis(e), Berthe (ou Bertrand)
Les 5 visiteurs (ou visiteuses) : Jack, Sandy, Fred, Angela (ou Angelo), Alex
Les 2 policiers (ou policières) : Commissaire Ramirez et Adjoint Sanchez
Patients, visiteurs et policiers peuvent indifféremment être masculins ou féminins.

Le petit salon de réception de l’hôpital, destiné à recevoir les visiteurs. Sœur Emmanuelle, brune à la beauté discrète en tenue d’infirmière religieuse, décore en chantonnant un sapin de Noël malingre posé dans un coin sur une table. Devant le sapin, sur la table, est installée une crèche. Derrière Emmanuelle arrive Gunter, beau médecin genre play boy, blouse blanche et stéthoscope autour du cou. Ambiance Série Blanche Harlequin.

Gunter – Bonjour Sœur Emmanuelle, tout va bien ?

Emmanuelle sursaute, surprise et un peu troublée.

Emmanuelle – Bonjour Docteur Müller. Vous m’avez fait peur…

Gunter – Je suis vraiment désolé. Mais appelez-moi Gunter…

Emmanuelle – Et pourquoi cela, Docteur Müller ?

Gunter – Mais parce que c’est mon prénom, Emmanuelle !

Emmanuelle – Bien sûr… Mais si vous permettez, je continuerai à vous appeler Docteur Müller. Cela me semble plus convenable. Et je préférerais que vous m’appeliez Sœur Emmanuelle…

Gunter – Comme vous voudrez, ma sœur… Ah, mais vous avez fait des merveilles avec ce sapin ! Il est vraiment magnifique…

Emmanuelle considère avec satisfaction l’arbre de Noël en fin de vie que quelques guirlandes en mauvais état ont du mal à égayer un peu.

Emmanuelle – Nos patients ont bien besoin d’un peu de réconfort, en cette période de fête où ils ne sont pas tous entourés de l’amour de leur famille…

Gunter – Bien sûr…

Emmanuelle – À ce symbole laïc qu’est le sapin de Noël, je me suis permis d’ajouter une crèche. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient, Docteur ?

Gunter – Cela fait aussi partie de la magie de Noël ! Même les grands magasins du Boulevard Haussman ont une crèche, pourquoi pas notre hôpital ? Après tout, nous aussi nous sommes une entreprise commerciale !

Emmanuelle – Il est important que tous nos patients qui n’ont pas de famille sachent qu’ils peuvent compter malgré tout sur l’amour de notre Seigneur…

Gunter – C’est clair…

Emmanuelle se penche vers la crèche pour installer les figurines dedans.

Emmanuelle – Voulez-vous m’aider à mettre le petit Jésus dans la crèche ?

Gunter – Euh… oui.

Gunter s’approche d’Emmanuelle pour lui donner un coup de main et ils se frôlent.

Emmanuelle – Tenez, voilà le bœuf et l’âne… Bien dans le fond…

Gunter – Parfait.

Emmanuelle – Et voilà la Sainte Vierge.

Arrive Barbara, aussi blonde qu’Emmanuelle est brune, et vêtue d’une blouse mettant ses charmes beaucoup plus en avant.

Barbara (ironique) – J’imagine que ce n’est pas de moi dont vous parliez, ma sœur…

Gunter – Ah, Barbara, je vous cherchais, justement…

Barbara – Ce n’est pas dans une crèche que vous me trouverez…

Gunter – Voilà, ma sœur… J’ai réussi à les caser tous, mais j’ai eu du mal…

Barbara – Ce n’est pas toujours facile de trouver une place en crèche…

Gunter – Bonjour Barbara. J’allais commencer ma visite. Vous me suivez ?

Barbara – Comme les Rois Mages suivaient l’Étoile du Berger, Gunter. Vous le savez bien, où vous irez, j’irai…

Gunter – Je vous laisse Emmanuelle… Je veux dire Sœur Emmanuelle…

Barbara lance à Emmanuelle un regard jaloux. Emmanuelle, embarrassée, juge préférable de s’éclipser.

Emmanuelle – J’ai à faire, moi aussi…

Emmanuelle sort.

Gunter – On y va, Barbarella ? Je veux dire Barbara…

Gunter et Barbara sortent. Poussée par Angela, habillée de façon gothique, Louise arrive assise dans un fauteuil roulant surplombé par une poche de perfusion.

Angela – Alors Joyeux Noël, Tante Louise !

Louise – Merci, Angela… Je ne sais pas si je verrai le prochain…

Angela – Allez, ne dis pas ça… (Elle sort de son sac une bouteille de Champagne et deux coupes). Tiens, j’ai amené de quoi trinquer pour célébrer ça…

Louise – Oh, mais c’est de la folie…

Angela ouvre la bouteille et emplit les coupes. Puis elle sort un paquet de biscuit de son sac.

Angela – Je t’ai aussi apporté des langues de chat, je sais que tu aimes bien…

Louise – Tu es vraiment un ange, Angela, mais avec mon estomac. Enfin ce qui m’en reste… J’aurais préféré des biscuits à la cuillère…

Angela – Tu n’auras qu’à les tremper dans ton champagne pour les ramollir. Tiens, voilà ton cadeau…

Angela tend à Louise une enveloppe.

Louise – Merci ! Qu’est-ce que c’est ?

Angela – Surprise !

Louise – Une enveloppe… Ce n’est pas de l’argent, au moins… C’est bien la seule chose dont je ne manque pas… À mon âge, ce qui me manque, c’est plutôt le temps pour le dépenser…

Angela – Eh oui… (Plus bas) Comme quoi la vie est mal faite… Moi du temps, je n’ai que ça…

Louise, qui n’a pas entendu, entreprend avec difficulté d’ouvrir le paquet. Pendant ce temps, Angela verse le contenu d’une petite fiole dans la coupe de sa tante. Louise parvient enfin à extraire de l’enveloppe un papier.

Louise – Qu’est-ce que c’est que ?

Angela – Un abonnement d’un an au magazine Pleine Vie !

Louise – Un an ! Je ne sais pas si j’en profiterai jusqu’au bout…

Angela (à mi-voix) – Oui, je ne suis pas sûre non plus.

Louise – Comment ?

Angela sort de son sac un exemplaire du magazine qu’elle tend à Louise.

Angela – Tiens, voilà le premier numéro… Ça te fera de la lecture…

Louise – Merci Angela !

Angela – Si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir aussi, ma tante…

Elles se font la bise.

Angela – Alors on trinque ?

Louise – Je ne sais pas si c’est très raisonnable ?

Angela – Allez, un petit verre pour Noël, ça ne peut pas faire de mal !

Louise – Oh, mais tu m’en as mis beaucoup trop…

Angela – Mais non !

Louise – Tu peux me passer mon châle, s’il te plaît ?

Angela se retourne pour prendre le châle sur un fauteuil. Louise en profite pour intervertir les verres afin d’avoir celui qui est le moins rempli.

Angela – Tiens le voilà…

Louise – Merci, c’est gentil… Heureusement que tu es là, toi au moins… Sinon personne ne viendrait me voir…

Angela – Mais c’est normal, je suis ta nièce… (Grand sourire) Alors Tata, tu as réfléchi à ce qu’on s’était dit la dernière fois ?

Louise – Quoi ?

Angela – Au sujet de ton testament, tu sais… Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de tout laisser à l’Abbé Pierre…

Louise – Ce n’est pas l’Abbé Pierre, c’est le Docteur Müller ! Enfin sa fondation ! Une fondation qui s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents…

Angela – Oh tu sais, maintenant, tout le monde a sa fondation, même les tueurs en série… Et puis moi aussi, je serai un peu orpheline quand tu ne seras plus là…

Louise – Toi tu as tes parents, tout de même. Ils ne sont pas dans le besoin, ils sont dentistes tous les deux… Et puis tu sais bien que ta mère a toujours eu une dent contre moi… D’ailleurs, elle ne vient jamais me voir…

Angela – Mais moi je suis là !

Louise – C’est pour ça que j’avais d’abord rédigé ce premier testament en ta faveur… Il est dans le tiroir de ma table de nuit… Mais le Docteur Müller m’a convaincue de… Et puis je sais bien que si tu viens me voir, ce n’est pas pour mon argent…

Angela – Bien sûr…

Louise – Tu as une famille, toi. Tu peux faire des études. Et être dentiste, comme tes parents. Tandis que ces pauvres orphelins. Si ce bon Docteur Müller n’avait pas les moyens de s’occuper d’eux…

Angela – Écoute, fais ce que tu voudras… Après tout c’est ton argent ! Mais ce nouveau testament, tu l’as déjà rédigé ?

Louise – Pas encore… Je vais m’en occuper tout à l’heure…

Sourire d’Angela.

Angela – Parfait… Allez, à ta santé !

Elles boivent.

Louise – Il est bien frais…

Angela – Oui, c’est du bon…

Louise jette un regard à l’étiquette en plissant les yeux.

Louise – La Veuve Tricot… Tiens, je ne la connaissais pas, celle-là…

Angela – Une langue de chat, pour faire passer tout ça ?

Louise – Merci, je les goûterai peut-être tout à l’heure quand tu seras partie…

Angela – C’est ça… En lisant Pleine Vie… Bon, je vais te laisser, Tata… Tu dois sûrement être un peu fatiguée…

Louise – Ça va… Tu ne veux pas faire un Cluedo avant de partir ?

Angela – Désolée, mais je n’ai vraiment pas le temps… Je reviendrai pour te souhaiter la bonne année…

Elles se font la bise.

Louise – Allez, amuse-toi bien… Et merci d’être passée voir ta vieille tante pour Noël… Ah, au fait, moi aussi j’ai un cadeau pour toi ! Tiens, il est sous la table là…

Angela prend le paquet, l’ouvre et en sort un truc en laine.

Angela – Qu’est-ce que c’est ?

Louise – Ben c’est une écharpe ! Je l’avais tricoté pour une amie, mais elle est morte avant de pouvoir la porter. Elle te plaît ?

Angela – Beaucoup… Allez, à bientôt Tata… Et Joyeux Noël !

Angela s’en va.

Louise – Drôle de look, quand même… À chaque fois qu’elle vient me voir, j’ai l’impression d’être déjà en enfer… (Soupir) Alors, voyons voir ça…

Louise ouvre Pleine Vie et se met à le feuilleter tout en trempant une langue de chat dans son champagne. Elle plisse les yeux.

Louise – Qu’est-ce que j’en ai encore fait de mes lunettes, moi…? J’ai dû les laisser dans ma chambre…

Louise repart dans sa chaise roulante. Sœur Emmanuelle arrive, tenant Berthe par le bras. Elle l’aide à s’installer dans le fauteuil.

Emmanuelle – Tenez, installez-vous un peu ici, Berthe. Ce n’est pas bon de rester toute la journée allongée…

Berthe – Oh, vous savez, le Boulevard des Allongés, ce sera ma prochaine adresse, alors…

Emmanuelle – Et bien raison de plus, vous avez bien le temps. Vous voulez faire un scrabble, pour vous dégourdir un peu ?

Berthe – Me dégourdir quoi ?

Emmanuelle – Les méninges !

Berthe – D’accord…

Emmanuelle dispose le jeu.

Emmanuelle – Tenez, voilà vos lettres… Vous commencez ?

Berthe – Oh vous savez, je ne sais pas si je vais y arriver, je n’ai plus toute ma tête…

Emmanuelle – Essayez toujours…

Berthe – Bon, je vais faire ça alors… (Berthe aligne toutes ses lettres sur le plateau) OXYDIEZ du verbe oxyder. Alors, 35 avec le x qui compte double 45 multiplié par 2 égale 90 plus 50 qui font 120…

Emmanuelle – Eh ben… Vos neurones, au moins, elles ne sont pas encore trop oxydées…

Un couple débarque, Sandy et Jack, fille et gendre de Berthe.

Emmanuelle – Ah, je crois que vous avez de la visite, Berthe… Je vous laisse en famille… Messieurs Dames…

Sandy (à Emmanuelle) – Bonjour ma sœur…

Berthe – C’est votre sœur ?

Emmanuelle (avec indulgence) – Non Berthe, c’est votre fille…

Emmanuelle échange un sourire avec Sandy et sort.

Sandy – Alors maman, comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Oh, tu sais, à mon âge…

Jack – Bonjour belle-maman…

Berthe – C’est qui celui-là ?

Sandy – Mais enfin, maman, c’est Jack, mon mari !

Berthe – Tu es mariée ? Depuis quand ?

Sandy – Ça va faire une vingtaine d’années.

Berthe – Tu aurais au moins pu m’envoyer un faire-part…

Sandy – Mais tu as assisté à notre mariage, maman ! (Elle sort une photo de son portefeuille) Tiens regarde, c’est toi là, sur la photo, à la sortie de la mairie.

Berthe – Ah, oui… Et celui qui te tient par le bras, là, avec son costume trop grand, c’est qui ?

Jack – C’est moi, belle maman. Jack, votre gendre !

Berthe le regarde.

Berthe – Ouh là… Qu’est-ce qu’il a vieilli ! Ça ne m’étonne pas que je ne l’ai pas reconnu…

Jack – Eh oui, on vieillit tous…

Sandy tend à sa mère une boîte.

Sandy – Tiens je t’ai apporté une boîte de pâtes de fruits.

Berthe – Merci… Ce n’est pas trop dur au moins ? Parce qu’avec mes dents…

Jack – Ce sont des pâtes de fruits, belle-maman… C’est tout mou…

Berthe (en aparté à Sandy) – Pourquoi est-ce qu’il m’appelle belle-maman ?

Jack préfère changer de sujet..

Jack – Alors Berthe, on a bien dormi, cette nuit ?

Berthe – J’ai fait un rêve bizarre…

Jack – Ah oui ? Quoi donc ?

Berthe – Oh, ça n’a plus grande importance, maintenant…

Sandy – Dis toujours… (Plus bas) Ça nous fera au moins un sujet de conversation…

Berthe – J’ai rêvé de ces lingots que ma mère m’avait offerts pour Noël juste avant de mourir…

Sandy et Jack, sidérés, échangent un regard.

Sandy – Des lingots ?

Jack – Vous voulez dire des lingots d’or, belle-maman ?

Berthe – Comment ?

Sandy – Ta mère t’a donné des lingots ? Tu ne nous avais jamais parlé de ça avant !

Berthe – Ça ne vous regardait pas… Et puis comme je ne savais plus du tout ce que j’en avais fait… C’est cette nuit, seulement, que ça m’est revenu…

Jack – Et alors ?

Berthe – Vous savez comment c’est, les rêves, dès qu’on se réveille, on en oublie la moitié.

Sandy – Et de quelle moitié tu te souviens ?

Berthe – Je me souviens de la boîte… Et de tous les lingots à l’intérieur.

Sandy – Tous les lingots ? Parce qu’en plus, il y en avait beaucoup ?

Jack – Et cette boîte, vous ne vous souvenez plus où vous l’avez cachée ?

Berthe – Cachée ?

Jack – Faites un effort, belle maman !

Sandy – Tu les as peut-être enterrés quelque part dans le jardin ?

Berthe – Quoi donc ?

Jack (pétant les plombs) – Les lingots, putain ! Les putains de lingots !

Berthe – Ah, ça, j’ai complètement oublié…

Sandy – Essaie de te souvenir…

Berthe – Oui, je me souviens bien de la boîte. (Désignant la boîte de pâtes de fruits) Un peu plus grosse que celle-là, quand même.

Le Docteur Müller repasse par là. Sandy et Jack paraissent embarrassés par l’arrivée de ce témoin gênant.

Gunter – Bonjour Berthe, alors comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Bonjour Docteur.

Gunter – Ah, mais je vois qu’on est allé chez le coiffeur pour le réveillon ! Ça vous va très bien…

Berthe – Flatteur…

Gunter – Messieurs Dames… Tout va bien ?

Jack – Bonjour Docteur Müller…

Sandy – Oui, oui, tout va bien. Hein, maman ? (Plus bas) Elle perd de plus en plus la mémoire, mais à part ça, ça va…

Gunter – Votre mère est solide, croyez-moi. Elle nous enterrera tous ! N’est-ce pas Berthe ?

Jack – Et pour la mémoire, vous n’avez pas quelque chose de…

Sandy – Même si l’effet n’était que passager.

Gunter – Pour la mémoire, voyons voir, j’essaie de me souvenir… Si, je prends moi-même quelque chose de très efficace, mais… Je n’arrive pas du tout à me rappeler le nom de ce médicament… (Sandy et Jack le regardent interloqués) Je plaisante, bien sûr… Ici, il faut bien rigoler un peu, vous savez, sinon… On aurait vite fait de se suicider. Non, malheureusement, pour les pertes de mémoire, il n’existe aujourd’hui aucun remède…

Jack – Je vois… Il s’agit sans doute d’une maladie dégénérative…

Dans sa chaise roulante, Berthe s’assoupit lentement.

Gunter – Et voilà ! Une longue maladie dégénérative dont hélas nous souffrons tous dès notre naissance…

Jack – Et qui s’appelle ?

Gunter – La vie, cher Monsieur ! La vie ! Une maladie génétique dont l’issue est toujours fatale à plus ou moins longue échéance. (Le bip du Docteur retentit) Et bien chers amis, le devoir m’appelle. Je vous souhaite un Joyeux Noël !

Sandy secoue un peu sa mère pour la réveiller.

Sandy – Réveille-toi, on va aller faire un petit tour dans le parc…

Jack – L’air frais, ça va peut-être lui rafraîchir la mémoire…

Sandy – Allez, maman ! Lève-toi et marche !

Sandy, Jack et Berthe sortent. Louise revient en chaise roulante et se remet à lire Pleine Vie. Thelma arrive, marchant avec difficulté, agrippée d’une main au portique à roulettes de sa perfusion, et tenant de l’autre un ordinateur portable.

Thelma – Alors Louise, vous n’êtes pas encore morte ?

Louise – Sacrée Thelma, toujours le mot pour rire… Quand vous ne serez plus là, on va s’ennuyer…

Thelma – Avec un peu de chance, vous partirez avant moi… Qu’est-ce que vous lisez ?

Louise – Pleine Vie. C’est un cadeau de ma petite nièce…

Thelma – Au moins, elle a le sens de l’humour… Et c’est intéressant ?

Louise – Oui, mais qu’est-ce qu’il y a comme pubs… Sonotones, fauteuils monte-escalier, conventions obsèques…

Thelma – Ça a l’air sympa…

Thelma s’assied dans un fauteuil, et ouvre le capot de son ordinateur portable.

Louise – Il y a le wifi, ici ?

Thelma – Ça capte mieux du côté de la chambre mortuaire, mais là c’est occupé.

Louise – Ah, oui ? Par qui ?

Thelma – Je croyais que c’était vous, mais apparemment non…

Thelma allume son ordinateur.

Louise – C’est peut-être Berthe…

Thelma – Vous croyez ?

Louise – C’est toujours les meilleurs qui partent les premiers…

Thelma – Je préfère être une peau de vache… Ça conserve…

Louise – Pauvre Berthe… Pourtant, elle n’avait pas l’air si mal en point… Je n’aurais pas parié que ce serait elle qui nous quitterait en premier.

Thelma – Moi oui…

Louise – Pardon ?

Thelma – J’avais parié sur elle.

Louise – Non ?

Thelma – Cinquante euros… Puisque ce n’est pas vous, dans la chambre mortuaire, ça me laisse encore une chance…

Louise – Tant que vous ne pariez pas que je serai la prochaine sur la liste…

Thelma examine le dossier médical suspendu au fauteuil roulant de Louise.

Thelma – Voyons voir… Ah oui, quand même… Sans vouloir vous flatter, vous avez plutôt un bon dossier…

Louise lui lance un regard inquiet.

Louise – Vous trouvez ?

Thelma se met à pianoter sur son clavier

Thelma – Ça va… J’ai deux barres…

Louise – Deux barres ?

Thelma – Pour le wifi !

Louise – Ah, oui…

Thelma continue de pianoter sur son ordinateur. Louise se remet à sa lecture.

Thelma – Ouah ! Il est pas mal, celui-là ! Regardez ça !

Thelma tourne un instant l’écran vers Louise.

Louise – Vous êtes sur quel genre de site ?

Thelma – Un site de rencontre… Mon pseudo, c’est Thelma…

Louise – Thelma, ce n’est pas votre vrai nom ?

Thelma – Mon vrai nom, c’est Henriette… Mais pour rencontrer quelqu’un sur le net, Henriette, ce n’est pas un prénom facile.

Louise – Vous croyez vraiment que dans notre état, on peut encore rencontrer quelqu’un ?

Thelma – À part quelqu’un qui soit chargé de nous administrer les derniers sacrements, de constater le décès ou de procéder à l’autopsie, vous voulez dire ? On peut toujours rêver… Mais là, je dois dire que j’ai un coup de cœur…

Louise – Avec la tension que vous avez… Un coup de cœur, ça tourne vite à la crise cardiaque..

Thelma se remet à pianoter.

Thelma – J’hésite…

Louise – Dans l’état où on est, il vaut mieux ne pas hésiter trop longtemps.

Thelma – Allez, je tente ma chance…

Louise – Je ne voudrais pas vous décourager, mais quand il va voir votre photo…

Thelma lui montre à nouveau l’écran.

Thelma – Tenez, la voilà, ma photo…

Louise – Mais… c’est Sœur Emmanuelle !

Thelma – Elle n’est pas super sexy, mais c’est tout ce que j’avais sous la main… Je l’ai prise avec mon portable hier en lui disant que je voulais avoir une photo d’elle sur ma page d’accueil…

Louise – J’espère qu’elle ne surfe pas sur le net, elle aussi…

Thelma – Une religieuse… En tout cas, elle ne doit pas fréquenter des sites de rencontre… Et puis comme ça au moins, ça fait plus crédible…

Louise – Quoi ?

Thelma – La photo ! Il ne faut pas exagérer, non plus, les hommes savent bien que quand on a le physique d’une femme de footballeur, on n’a pas besoin d’aller sur ce genre de site pour avoir le ballon…

Louise – Remarquez, vous avez raison… Ce petit air niais et un peu naïf, il y en a que ça peut attendrir…

Thelma – On lui donnerait le bon Dieu sans confession…

Louise – Ah, quand on parle du loup…

Sœur Emmanuelle arrive. Thelma ferme précipitamment le capot de son ordinateur.

Thelma – Bonjour ma sœur !

Emmanuelle – Thelma et Louise ! Toujours inséparables, alors ! Comment ça va, aujourd’hui ?

Louise – Comme dit le Docteur Müller, la vie est une longue maladie dégénérative…

Thelma – Disons que nous on serait plutôt au stade terminal…

Emmanuelle – Ici ou ailleurs, nous ne sommes que de passage sur terre… Et le Seigneur nous attend tous en son paradis.

Thelma – Vous vous rendez compte, ma sœur ? Avec nous, c’est la première génération internet qui va arriver là-haut… Vous croyez qu’il y a du réseau, au paradis ?

Emmanuelle – Si c’est le paradis, il y a sûrement du wifi…

Thelma – C’est sûrement pour ça que ça capte déjà mieux du côté de la chambre mortuaire…

Emmanuelle – Est-ce que je peux faire quelque chose pour votre bien être, Mesdames ?

Thelma – Le haschich n’est toujours pas admis dans cet établissement même à usage thérapeutique ?

Emmanuelle – Je crains que non…

Thelma – Alors tant pis.

Emmanuelle – Bien, alors je repasserai tout à l’heure pour votre cours de gym… Bonne journée, Mesdames.

Louise – Bonne journée à vous, ma sœur.

Thelma – Et encore merci pour la photo… Je l’ai mise aussitôt sur ma… page d’accueil.

Emmanuelle – Si cela peut vous être d’un petit réconfort…

Thelma – Croyez-moi, ma sœur, grâce à vous, plusieurs de mes prières ont déjà été exaucées…

Emmanuelle sort. Louise range sa revue et commence à rouler son fauteuil pour partir.

Louise – Allez, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais il faut que j’aille faire mes devoirs…

Thelma – Vos devoirs ? Vous avez repris des cours ?

Louise – Non, mais c’est pour ne pas être prise de court, justement. Je dois rédiger mon testament…

Thelma – C’est vous qui avez raison, Louise, à nôtre âge, c’est plus facile de coucher quelqu’un sur son testament que dans son lit… Et qui est l’heureux élu ?

Louise – Je ne me suis jamais très bien entendu avec ma famille… Alors je me demande si je ne vais pas tout léguer au Docteur Müller… Il est tellement gentil…

Thelma – Et plutôt bel homme…

Louise – À tout à l’heure, Thelma.

Thelma rouvre le capot de son ordinateur.

Thelma – Adieu, Louise.

Louise sort. Thelma se remet à pianoter sur son ordinateur. Arrive un jeune homme, façon rappeur.

Alex – Salut Mémé, ça roule ?

Thelma ferme à nouveau le capot de son ordinateur.

Thelma – Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler Mémé.

Ils se font la bise.

Alex – Qu’est-ce que tu mates sur ton ordi ?

Thelma – Rien de spécial, pourquoi ?

Alex – Tu fermes la page quand j’arrive, c’est chelou.

Thelma – Tu es passé à la pharmacie pour mon ordonnance ?

Alex – T’inquiètes, j’ai ça là…

Il ouvre une poche de son blouson et tend à Thelma un petit truc dans une feuille d’aluminium.

Thelma – Ce n’est pas un générique au moins ?

Alex – Je me fournis directement chez un herboriste afghan… (Comme Thelma s’apprête à prendre la chose, il l’en empêche) Pas si vite ! Je ne fais pas le tiers payant.

Thelma lui tend un billet de cinquante.

Thelma – Tiens, je les ai honnêtement gagnés.

Alex – Ah ouais, comment ?

Thelma – J’ai gagné un pari.

Thelma range son petit paquet en aluminium et sort un joint qu’elle allume.

Alex – Tu as parié sur quoi ?

Thelma – Tu ne le croirais pas…

Thelma tire sur le joint.

Alex – Tu penses qu’un jour ils vont légaliser la beuh, Mémé ?

Thelma – Pour les vieux, peut-être. En soins palliatifs.

Alex – C’est relou.

Thelma – Et tes parents, comment ça va ?

Alex – Ça roule. Tu fais tourner ?

Thelma – Eh, je suis ta grand-mère quand même ! Je ne vais pas te pousser à te droguer.

Alex – Parce que toi, tu me donnes le bon exemple, peut-être ?

Thelma – Moi c’est différent, c’est pour soulager mes douleurs…

Alex – C’est ça, ouais…

Thelma est surprise par le retour de Sœur Emmanuelle. Elle refile le joint à Alex qui fait de son mieux pour le planquer.

Emmanuelle – Ah bonjour Alex ! C’est gentil de venir rendre visite à votre grand-mère.

Alex – Oui, je… Bonjour ma sœur…

Emmanuelle – Ça sent l’eucalyptus ici, non ? C’est vous qui fumez des cigarettes à l’eucalyptus, Thelma ?

Thelma – C’est à dire que…

Emmanuelle – Vous savez que c’est strictement interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement, même si ce sont des cigarettes pour dégager les bronches… Allez, je vous laisse en famille. Au revoir Alex…

Alex – Au revoir ma sœur…

Thelma – Allez on s’arrache.

Alex – Où est-ce qu’on peut-être tranquille ?

Thelma – Suis-moi, tu verras. Et en plus, c’est un endroit où on capte très bien le wifi…

Alex – Cool…

Ils sortent, mais Thelma oublie son ordinateur portable. Gunter, le médecin, repasse en compagnie de Barbara.

Gunter – Bon, et bien cela ne va pas trop mal, ce matin, n’est-ce pas Barbara ?

Barbara – Tous nos patients répondent à l’appel. Ça n’arrive déjà pas si souvent que ça. Cela tiendrait presque du miracle…

Gunter – C’est curieux, j’avais pourtant cru apercevoir quelqu’un dans la chambre mortuaire…

Barbara – Un oubli, peut-être… Il y a aussi des morts que personne ne vient réclamer…

Gunter – Je vais m’occuper de ça…

Barbara (provocante) – Vous ne voulez pas vous occuper de moi, plutôt ?

Gunter – C’est à dire que… On ne peut pas laisser un corps abandonné, comme ça…

Barbara – Un corps abandonné… Vous en avez un devant vous, Docteur Müller… Êtes-vous aveugle à ce point ?

Gunter aperçoit l’ordinateur et saisit le prétexte pour se dégager.

Gunter – Mais que vois-je ?

Barbara – Quoi ?

Gunter – Un ordinateur à la pomme…

Barbara (déçue) – Cruel, je vous lancerai bien cette pomme à la figure…

Gunter – An Apple a day, keep the doctor away…

Barbara – Vous parlez anglais, Gunter ? Je pensais que vous étiez allemand…

Gunter – Mon grand-père a émigré en Argentine à la fin de la guerre, mais j’ai été élevé dans un collège anglais en Suisse.

Barbara – Je vois…

Gunter – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le genre de chose à laisser traîner… C’est à vous ?

Barbara – Non…

Gunter – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de voleurs ici, mais bon…

Le regard de Barbara est attiré par l’image sur l’écran.

Barbara – Ah oui, comme vous dites… C’est d’autant moins à laisser traîner quand on surfe sur ce genre de site…

Gunter – Quel genre de site ?

Barbara – Un site de rencontre !

Gunter – Ce ne sont quand même pas nos patients qui…

Barbara – Mais… c’est la photo de Sœur Emmanuelle !

Gunter – Vous plaisantez…

Barbara – Si ce n’est pas elle, cela lui ressemble beaucoup…

Gunter – Faites voir…

Barbara – Elle se fait appeler Thelma.

Gunter – Non ?

Barbara – C’est clair que quand on s’appelle Sœur Emmanuelle, sur ce genre de site, il vaut mieux prendre un pseudo pour ne pas risquer de tomber sur des pervers…

Sœur Emmanuelle arrive. Gunter et Barbara, stupéfaits, la regardent avec d’autres yeux.

Emmanuelle – Tout va bien ?

Gunter – Très bien…

Barbara – Très, très bien…

Emmanuelle – Parfait…

Barbara – Vous êtes sûre que vous n’oubliez rien, ma sœur ?

Emmanuelle – Je ne vois pas, non ? Alors à plus tard…

Sœur Emmanuelle continue son chemin, un peu gênée par le regard insistant des deux autres, et elle sort.

Gunter – Je n’aurais jamais cru ça d’elle… Elle a l’air tellement…

Barbara – Eh oui… On croit connaître les femmes…

Gunter – Elle n’a pas repris son ordinateur…

Barbara – Elle n’a pas osé… Cette Sainte Nitouche…

Gunter – C’est vrai que ç’aurait été un peu gênant.

Barbara – Tu m’étonnes…

Gunter – On va le laisser ici, elle viendra le reprendre discrètement…

Barbara s’apprête à sortir.

Barbara – Vous venez ?

Gunter – Oui, oui, je vous rejoins tout de suite…

Barbara sort. Gunter hésite un instant, puis se met à pianoter fébrilement sur l’ordinateur. Thelma revient. Gunter s’éclipse.

Thelma – Ouah… C’est de la bonne… (Elle aperçoit l’ordinateur) Ah, il me semblait bien aussi que je l’avais oublié là…

Berthe revient accompagnée de Sandy et Jack.

Thelma – Berthe ? Je croyais que vous étiez décédée !

Berthe – Et bien non, vous voyez…

Thelma – Encore cinquante euros de perdu… Mais alors c’est qui dans la chambre mortuaire ?

Le regard de Thelma est attiré par l’écran de l’ordinateur.

Thelma – Tiens, une nouvelle proposition… Décidément, je suis très sollicitée… (Elle pianote sur le clavier et regarde l’écran) Non, le Docteur Müller…

Thelma sort tout en regardant son écran. Arrive Fred, la deuxième fille (ou le deuxième fils) de Berthe.

Fred – Bonjour maman… (Plus froidement) Sandy… Jack…

Berthe (à Sandy) – Tiens voilà ta mère.

Sandy – C’est toi ma mère. Elle c’est ma sœur…

Berthe – Tu es sûre ? Elle a l’air tellement vieille…

Jack – On va vous laisser, hein, Sandy ?

Fred – Je ne vous chasse pas, j’espère…

Sandy – On allait partir.

Sandy embrasse Berthe.

Fred – Tiens, je t’ai amené des pâtes de fruits…

Berthe – Ah, merci… Ce n’est pas ta sœur qui m’en aurait apportées… Elle ne m’apporte jamais rien…

Sandy – On t’en a apporté une boîte, maman, elle est là…

Jack – À la prochaine, Berthe…

Jack et Sandy sortent, après avoir échangé un regard hostile avec Fred. Fred lui tend la boîte qu’elle a apportée.

Fred – Prends donc une pâte de fruits…

Berthe – Merci… (Elle prend une pâte de fruits et la mange) Elles sont moins bonnes que celles de ta sœur…

Fred – Alors, maman, tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé la dernière fois ?

Berthe – Quoi ?

Fred – Au sujet de cette boîte contenant des lingots, que tu aurais caché quelque part dans la maison…

Berthe – Ah, ça…

Fred – Tu te souviens de ce que tu en as fait ?

Berthe – Oui.

Fred – Et alors ?

Berthe – Alors quoi ?

Fred – Qu’est-ce que tu en as fait ?

Berthe – Ben je l’ai mise dans le grenier, je crois.

Fred – Non ?

Berthe – Si, mais je viens de le dire à ta sœur…

Fred – La salope…

Fred sort en trombe. Louise arrive.

Louise – Vous voulez un chocolat ? C’est le Docteur Müller qui me les a offerts parce que je viens de lui léguer toute ma fortune…

Berthe – C’est vraiment très gentil de sa part… Qu’est-ce que c’est comme chocolat ?

Louise – Des lingots.

Berthe – Ah oui, je vais en prendre un. Ça me rappellera ma jeunesse. Ma mère m’en offrait souvent quand j’étais petite. Je me souviens, j’ai encore toutes les boîtes dans le grenier…

Thelma arrive à son tour. Par derrière, elle coupe avec une pince à linge le tuyau du goutte à goutte de Louise. Berthe la voit. Tout en affichant un sourire hilare, Thelma lui fait signe d’un geste de se taire.

Thelma – Je ne devrais pas, je sais, mais je trouve ça tellement marrant…

Berthe commence à tourner de l’œil. Sœur Emmanuelle revient, dans une tenue de gymnastique très voyante, avec un gros lecteur de CD sur l’épaule façon rappeur des rues. Comme une collégienne prise en faute, Thelma retire discrètement la pince à linge et Louise recouvre ses esprits.

Emmanuelle – Allons Mesdames, il faut bouger un peu ! C’est l’heure de votre cours de gymnastique.

Thelma – Oh, non, pas la gym…

Sœur Emmanuelle appuie sur la touche du lecteur et lance une bande son entraînante façon step.

Emmanuelle – Allons, tous avec moi !

Emmanuelle, un peu exaltée, se met à faire des mouvements de step de façon assez spectaculaire, que les patientes mal en point imitent mollement.

Emmanuelle – Allez, un peu plus d’entrain !

Thelma coupe à nouveau avec la pince à linge la perfusion de Louise, qui recommence à tourner de l’œil.

Berthe – Sœur Emmanuelle… On dirait que Louise a un peu forcé…

Emmanuelle – Bon, d’accord, on va peut-être arrêter là pour aujourd’hui, alors…

Thelma retire la pince à linge la perfusion de Louise, qui recouvre peu à peu ses esprits.

Thelma – On s’en sort bien…

Emmanuelle – Ça va mieux, Berthe ?

Berthe – Ça va… J’ai dû faire un petit malaise…

Les trois patientes sortent. Gunter arrive et découvre la tenue plutôt moulante et flashy de Sœur Emmanuelle, en train d’éteindre son lecteur de CD pour partir.

Gunter – Et bien… Décidément, je vous découvre sous un autre jour, Emmanuelle…

Emmanuelle – C’est une tenue de gymnastique… Vous trouvez que c’est un peu trop…?

Gunter – Je ne pensais pas que sous votre blouse blanche se cachait un tel feu d’artifice… Vous avez bien reçu mon message ?

Emmanuelle – Quel message ?

Le bip de Gunter se fait entendre.

Gunter – Excusez-moi, on m’a bipé… Mais nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Gunter s’en va. Barbara arrive.

Barbara – Alors, Sœur Emmanuelle, on mouille le maillot ?

Emmanuelle – Je sais, je ne devrais pas trop les surmener, mais en même temps…

Barbara – Vous devriez surtout être un peu plus discrète…

Emmanuelle – Discrète ?

Barbara – Nous nous comprenons, n’est-ce pas… Mais je vous préviens, pour ce qui est de Gunter, c’est chasse gardée !

Sœur Emmanuelle sort. Gunter revient catastrophé, en poussant un chariot devant lui sur lequel est allongé un corps recouvert d’un drap blanc.

Gunter – Je viens de découvrir un cadavre dans la salle mortuaire !

Barbara – Ça n’a rien de très extraordinaire, non ? En moyenne, on en dénombre deux ou trois tous les matins…

Gunter – Non mais là ce n’est pas un de nos patients. J’en suis même à me demander si c’est vraiment un être humain. On dirait un zombie. Regardez…

Gunter lève un coin du drap et on reconnaît Angela, la gothique. Louise revient en chaise roulante et aperçoit le cadavre.

Louise – Angela !

Barbara – Vous la connaissez ?

Louise – C’est ma nièce, elle est venue me voir tout à l’heure !

Barbara – Où est-ce que vous l’avez trouvée, Docteur ?

Gunter – Dans la chambre mortuaire, je vous dis !

Barbara – Astucieux, pour dissimuler un cadavre. C’est le dernier endroit on penserait à regarder…

Gunter recouvre à nouveau le corps avec le drap.

Gunter – Vous pensez qu’il pourrait s’agir d’un meurtre ?

Barbara – Allez savoir… Oh, mon Dieu ! Le criminel se trouve peut-être encore parmi nous ! Il faut prévenir la police !

Gunter – C’est fait, je viens d’appeler le commissariat… D’ailleurs les voilà…

Le (ou la) commissaire arrive, avec son adjoint (ou adjointe).

Commissaire – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez… J’espère que personne n’a touché à rien.

Gunter – J’ai seulement transporté le corps jusqu’ici sur ce chariot à roulettes…

Commissaire – Très bien, cela nous évitera un changement de décor inutile. (Soulevant le drap pour jeter un coup d’œil) Ouh là… Ce n’est pas beau à voir… Le producteur n’a pas lésiné sur les effets spéciaux…

Adjoint – Ah oui, cette bave verte qui lui sort de la bouche… On se croirait dans l’Exorciste…

Commissaire – Le décès remonte à combien de temps, Docteur ?

Gunter – Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas médecin légiste…

Adjoint – Ne vous inquiétez pas, ça viendra sûrement…

Commissaire (apercevant Louise) – Ça va Mémé, la soupe est bonne, ici ? J’espère que pour Noël, on améliore un peu l’ordinaire à la cantine ? Vous avez eu droit à une bûche glacée au moins ?

Barbara – C’est la tante de la victime, Commissaire. Elle doit être sous le choc…

Commissaire – Ah, très bien… Donc nous connaissons déjà l’identité du cadavre… Ça nous fera gagner du temps. Sanchez, soyez gentil, roulez-moi ce chariot de viande froide un peu plus loin, j’ai l’impression que ça commence déjà à cocoter un peu…

Louise – Pauvre petite… Elle est venue me voir il y a à peine une heure, vous vous rendez compte ?

Commissaire – Donc c’est encore tout frais… Remarquez, peut-être qu’elle sentait déjà mauvais de son vivant…

Louise – Vous êtes sûrs qu’elle est morte, au moins ?

Sanchez s’apprête à rouler le cadavre dans les coulisses.

Adjoint – Ou alors, c’est bien imité… La dernière fois que j’ai vu quelqu’un baver comme ça, c’était un pauvre type mordu par sa belle-mère atteinte de la rage…

Commissaire – Allons, Sanchez, je vous prie de respecter le deuil de cette pauvre femme qui vient de perdre sa nièce dans des conditions particulièrement atroces.

Sanchez – Pardon, Commissaire. Autant pour moi…

Sanchez sort avec le corps sur le chariot à roulettes.

Commissaire – Donc, chère Madame, votre nièce est la dernière personne à vous avoir vue vivante…

Louise – Ce ne serait pas plutôt le contraire, Commissaire ? Je ne suis pas encore tout à fait morte…

Commissaire – N’essayez pas de m’embrouiller, je connais mon métier… Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ? Ça ça nous ferait gagner encore plus de temps…

Louise – C’est une animation, pour le réveillon de Noël, Docteur Müller ? Un Cluedo en live ? Monsieur est comédien ?

Gunter – Je crains que non, ma chère Berthe… Ou alors c’est un très mauvais comédien…

Le commissaire prend Gunter à part.

Commissaire – Remarquez, Docteur, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça…

Gunter – Quoi ?

Commissaire – Et si vous faisiez croire à vos patients qu’il s’agit d’un jeu de rôles ? Ce serait moins traumatisant pour eux, non ? D’un point de vue psychologique…

Gunter – Enfin… Je pense quand même que Louise se rendra compte à un moment donné que sa nièce est vraiment morte.

Commissaire – Pensez-vous… Dans l’état où elle est ! Dans un quart d’heure elle aura même oublié qu’elle avait une nièce… Enfin, c’est vous qui voyez. Mais c’est important, la psychologie, vous savez…

Adjoint – Voilà, commissaire, c’est fait.

Commissaire – Très bien. Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ? Que je sache où vous l’avez fourré si je veux mettre la main dessus un peu plus tard ?

Adjoint – Je l’ai mise dans la chambre froide.

Commissaire – Ah, vous avez une chambre froide ? Très bien, c’est pratique. Nous aussi on a ça à l’institut médico-légal…

Barbara – Oui, enfin, nous c’est dans les cuisines…

Adjoint – Je me disais aussi… Pourquoi est-ce que qu’ils stockent autant de carcasses d’animaux dans une morgue ?

Commissaire – Bon, on essayera de faire l’autopsie avant que la victime soit complètement congelée, sinon il va falloir y aller au pic à glace…

Adjoint – Ou au micro-onde…

Commissaire – Et donc, vous ne savez pas du tout de comment elle a été assassinée ?

Barbara – Comment le saurions-nous, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi… Vous êtes médecins, vous avez l’habitude de tuer des gens, non ? Je blague…

Adjoint – Qui a bien pu faire ça ?

Commissaire (lui posant la main sur l’épaule) – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez…

Adjoint – Vous avez un plan, Commissaire ?

Commissaire – Virez-moi tout ce petit monde d’ici, sauf la vioque. On va l’interroger tout de suite, et après elle pourra aller déjeuner. Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. Nous savons que les personnes âgées ont l’habitude de déjeuner tôt…

Barbara (à mi-voix) – On la nourrit par perfusion, Commissaire, nous avons dû lui enlever l’estomac la semaine dernière…

Commissaire – Eh bien comme, au moins, elle n’a plus de problème de digestion… Allez, tout le monde dehors, on vous appellera par votre numéro quand ce sera votre tour, comme aux ASSEDIC.

Gunter et Barbara sortent.

Commissaire – Sanchez, pendant que j’interroge Madame, vous allez me perquisitionner cette taule de la cave au grenier. Et vous mandatez quelqu’un d’ici comme médecin légiste pour procéder à l’autopsie. On ne va pas y passer les fêtes, non plus…

Adjoint – Bien Commissaire.

Sanchez sort.

Commissaire – Alors Mémé ? Vous ne voulez pas avouer tout de suite ? Ça soulagerait votre conscience, et moi je pourrais réveillonner ce soir en famille.

Louise – Je lui avais fait cadeau d’une écharpe en laine. C’est avec ça qu’elle s’est pendue ?

Commissaire – Ça ressemble plutôt à un empoisonnement, si j’en crois la couleur de la bave qui lui sort de la bouche… Vous avez mangé quelque chose ensemble, quand elle vous a rendu visite ?

Louise – On a mangé des langues de chat…

Commissaire – Apparemment, ça ne lui a pas réussi… Pauvres bêtes… Des chats noirs, je parie… Mais c’était quoi, un repas de Noël ou un rite satanique ?

Louise – Enfin ce n’était pas des vraies langues de chat… Elles venaient de chez Auchan. Et puis on a bu un peu de Champagne…

Commissaire – Eh ben, on ne se refuse rien ! Si vous croyez qu’avec ma retraite, moi, j’aurai de quoi me payer du Champagne…

Louise – Nous aussi, on a cotisé ! Et puis ce n’est pas Noël tous les jours… Et dans l’état où je suis, je ne suis même pas sûre de fêter le prochain…

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez… Moi, Noël, ça m’a toujours foutu un peu le bourdon… Déjà, quand j’étais petit…

Louise – Bon, ça va, vous n’allez pas me raconter votre enfance malheureuse, non plus…

Commissaire – Bien… Est-ce que vous diriez que vous aviez des relations conflictuelles avec votre nièce, chère Madame ?

Louise – Oh… Elle venait me voir dans l’espoir de toucher l’héritage, mais bon… Quand on n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’on a quelques millions sur son compte, vous savez, ça devient difficile de croire aux visites désintéressées…

Commissaire – Ça pourrait expliquer qu’elle ait voulu abréger vos souffrances, mais pas l’inverse… Et vous l’avez effectivement couchée sur votre testament pour la remercier de son dévouement ?

Louise – Tu parles d’un dévouement…

Commissaire – Reconnaissez que d’aller voir des mourants à l’hosto, ce n’est quand même pas une partie de plaisir ! Sans parler des frais : fleurs, confiseries, magazines… Ça mérite bien une petite compensation, non ?

Louise – J’ai tout légué au Docteur Müller.

Commissaire – Et vous avez bien raison… Ce Docteur Müller m’a l’air d’être un Saint Homme…

Sanchez revient.

Adjoint – Commissaire, on vient d’identifier le véhicule de la victime. Une voiture noire de couleur grise, garée dans le parking de l’hôpital sur une place handicapé…

Commissaire – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Adjoint – Eh bien… La victime n’était pas handicapée…

Commissaire – Ça c’est l’autopsie qui nous le dira… À propos, vous avez mis quelqu’un là dessus.

Adjoint – Oui, Commissaire… Le Docteur Müller s’en occupe…

Sanchez reste là.

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – Je me disais que… On tenait peut-être le mobile du crime…

Commissaire – Quel mobile ?

Adjoint – Un handicapé qui aurait voulu se venger qu’on lui ait pris sa place de parking ?

Commissaire – Bravo Sanchez, nous ne manquerons pas d’exploiter cette piste. En attendant, vous me débarrassez de la vieille, et vous m’envoyez le témoin suivant…

Adjoint – Quel témoin, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi ! Celui qui vous tombera sous la main… (Sanchez embarque Louise). Ces jeunes, il faut tout leur expliquer…

Le commissaire examine les lieux. Il ramasse par terre une fiole, et essaie vainement de lire l’étiquette. Sanchez revient avec Sœur Emmanuelle.

Commissaire – Qu’est-ce que vous lisez là dessus, Sanchez, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes…

Adjoint – Poison, Commissaire… Vous pensez que cela pourrait avoir quelque chose à voir avec cette affaire d’empoisonnement ?

Commissaire – Franchement, ça m’étonnerait… Mais on va quand même envoyer ça au labo pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un produit toxique…

Adjoint – Bien Commissaire…

Sanchez prend la fiole et repart.

Commissaire – Alors, ma sœur, à nous… Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir religieuse. Une belle fille comme vous…

Emmanuelle – Je suis mariée avec Notre Seigneur… Je consacre ma vie à aider les autres…

Commissaire – Dans ce cas, nous faisons un peu le même métier.

Emmanuelle – Par d’autre voies, tout de même…

Commissaire – Les voies du Seigneur sont impénétrables… Auriez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans le coin, ces temps-ci…

Emmanuelle – Par exemple ?

Commissaire – Vous même, vous ne pratiqueriez pas la sorcellerie : messes noires, sacrifices humains, exorcismes ?

Emmanuelle – Non, Commissaire.

Commissaire – Une petite euthanasie de temps en temps, peut-être…?

Emmanuelle – C’est tout à fait contraire aux principes de ma religion, Commissaire.

Commissaire – Tiens donc ? Je l’ignorais. Il faudra que je relise le Coran, un de ces jours…

Emmanuelle – Et puis ce n’est pas un de nos patients en fin de vie qui est décédé, mais une jeune femme qui venait rendre visite à l’un d’entre eux…

Commissaire – On croit abréger les souffrances d’un mourant et on cueille une jeune vie dans la fleur de l’âge. Personne n’est à l’abri d’une erreur médicale…

Emmanuelle – Je suis infirmière diplômée…

Commissaire – Allons ma sœur… Ne me dites que ce n’est jamais arrivé ici qu’un patient vienne pour se faire enlever les hémorroïdes et reparte avec une jambe en moins…

Emmanuelle – Vous avez d’autres questions à me poser, Commissaire ? Mes malades ont besoin de moi…

Commissaire – Ce sera tout pour l’instant, mais je vous demanderais de rester à la disposition de la police jusqu’à nouvel ordre.

Emmanuelle – C’est à dire ?

Commissaire – On va essayer d’éviter le bracelet électronique pour l’instant, mais si vous aviez prévu un petit voyage dans un pays n’ayant pas d’accord d’extradition avec la France, comme Les Bahamas ou les Îles Caïman, je vous demanderais de le reporter…

Emmanuelle – J’avais juste prévu un pèlerinage à Lourdes pour le Nouvel An…

Commissaire – C’est dans l’espace Schengen ?

Emmanuelle – C’est en France, en tout cas…

Commissaire – Très bien, on vous fera un ausweis pour aller saluer Bernadette Soubirous…

Emmanuelle – Merci Commissaire.

Commissaire – Allez dans la paix du Seigneur, belle enfant.

Emmanuelle sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors, cette perquisition, qu’est-ce que ça donne, Sanchez ?

Adjoint – La routine, Commissaire… Un peu de marijuana, des armes de poing, du liquide sous les matelas… J’ai même trouvé de la morphine…

Commissaire – De la morphine… Où va-t-on ? Dans un hôpital, vous vous rendez compte ? Mais quand vous dites du liquide sous les matelas…?

Adjoint – Je parle de cash, Commissaire : Euros, Francs Suisse, Lires Italiennes… J’ai même trouvé quelques Pesetas…

Commissaire – Ah, les pesetas ! C’était le bon temps, n’est-ce pas, Sanchez ? La Costa Brava à un prix encore abordable, les gardes civils avec leurs drôles de tricornes, le Général Franco à la télé avec ses lunettes de soleil… Quel orateur, tout de même ! Ça ne nous rajeunit pas, Sanchez…

Adjoint – Mais ce qui m’inquiète, Commissaire, c’est plutôt ça…

Il sort et revient avec dans les bras une pile de boîtes.

Commissaire – Qu’est-ce que c’est que ça, Sanchez ? Vous croyez que c’est le moment de faire vos courses de Noël ? On a une enquête à résoudre, bon sang !

Adjoint – Des pâtes de fruits, Commissaire. Vingt-quatre boîtes exactement…

Commissaire – Je vois le topo… Et vous avez trouvé ça où ?

Adjoint – Sous le lit d’une patiente. La dénommée Berthe. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas un pseudo… Plus personne ne s’appelle Berthe, de nos jours…

Commissaire – Je suis de votre avis, Sanchez… Là je crois qu’on tient une piste sérieuse. Vous m’envoyez ça au labo aussi… Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Adjoint – En tout cas la plupart de ces produits ont dépassé la date limite de consommation.

Commissaire – Et cette Berthe, vous l’avez interrogée ?

Adjoint – Une vrai tête de mule, je n’ai rien pu en tirer… Je me suis dit que vous, vous sauriez davantage y faire… Tout le monde connaît vos qualités de psychologue lorsqu’il s’agit d’interroger les témoins les plus retors… Je vous l’ai amenée…

Commissaire – Vous avez bien fait, Sanchez… Introduisez Madame…

Sanchez sort un instant et revient avec Berthe.

Commissaire – Asseyez-vous là, Berthe, je vous en prie…

Sanchez repart. D’entrée, le commissaire flanque une baffe à Berthe.

Berthe – Mais ça ne va pas, non ?

Commissaire – Je préférais les bottins, mais de nos jours, avec internet, c’est devenu très difficile à trouver… Alors, vous allez parler ?

Berthe – Vous ne m’avez même pas encore posé de questions !

Commissaire – C’est ça… Et ces pâtes de fruits, bien sûr, vous allez me dire que c’était pour votre consommation personnelle ?

Berthe – Tout le monde s’entête à m’amener des pâtes de fruits, Commissaire… J’ai horreur de ça… Vous aimez ça vous, les pâtes de fruits…

Commissaire – Ma foi… (Il en prend une et la goûte) Oui, ce n’est pas si mauvais que ça…

Berthe – Ce que j’aime, moi, c’est les lingots… Ma mère m’en donnait quand j’étais petite. Vous aimez les lingots, Commissaire…

Commissaire – Les lingots ?

Fred, la fille de Berthe, arrive.

Fred – Ah, maman… Pardonnez-moi de faire irruption, Monsieur le Commissaire, mais il fallait que je vous parle… (Elle le prend à part et s’adresse à lui à mi-voix) Vous êtes parvenu à lui faire cracher le morceau ?

Commissaire – À propos de quoi, chère Madame…

Fred – Les lingots ! Elle vous a dit où elle les avait planqués, oui ou non ?

Commissaire – Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Faites confiance à la police…

Fred – N’hésitez pas à employer des méthodes un peu… musclées. Je pensais que c’était ma sœur qui les avait trouvés, mais elle m’assure que non…

Commissaire – Vraiment ?

Fred – Je vous laisse faire votre travail… Vous me tenez au courant ?

Commissaire – Je n’y manquerais pas, chère Madame.

Fred sort.

Commissaire – Quelle cupidité, tout de même… S’entredéchirer comme ça en famille… Tout ça pour des chocolats…

Sanchez revient.

Adjoint – J’ai pris la liberté d’interroger moi-même quelques témoins, Commissaire, et toutes les déclarations concordent : on mange très mal dans cet établissement…

Berthe – Ah, oui, ça je vous le confirme ! C’est infect !

Adjoint – J’ai même trouvé de la viande avariée dans le frigo.

Commissaire – En plus de notre cadavre, vous voulez dire ? Je rigole…

Adjoint – J’y retourne et je vous préviens s’il y a du nouveau…

Commissaire – Bon, débarrassez-moi de cette sorcière, et amenez-moi la Poupée Barbie.

Adjoint – Barbara, l’infirmière ?

Commissaire – C’est ça…

Sanchez sort avec Berthe. Barbara arrive.

Commissaire – Ah, chère Madame… Asseyez-vous, je vous en prie…

Barbara – Vous pouvez m’appeler Barbara. (Barbara s’assied en face de lui en croisant les jambes, ce qui déstabilise évidemment son interlocuteur). Vous aviez une question à me poser, Commissaire ?

Commissaire – Euh… oui. Mais bizarrement, là tout de suite, ça ne me revient pas…

Barbara – J’ai tout mon temps…

Commissaire – Ah si, voilà… Avez-vous des raisons de soupçonner votre patron, le Docteur Müller, de se livrer sur ses patients à des essais médicaux prohibés ?

Barbara – Comme les médecins nazis, vous voulez dire ?

Commissaire – Il a un nom à consonance germanique… et il est médecin. Reconnaissez que c’est une hypothèse à ne pas négliger… Même si ça n’est qu’une hypothèse…

Barbara – Le Docteur Müller ? Je ne crois pas Commissaire. D’ailleurs Gunter est Suisse…

Commissaire – Il y avait aussi des nazis en Suisse… En Suisse Allemande, en tout cas…

Barbara – C’est une page de l’histoire que j’ignorais complètement, Commissaire…

Commissaire – Admettons… Mais le Docteur Müller pourrait aussi administrer à ses patients à leur insu du maïs transgénique pour voir s’ils développent des tumeurs ? On connaît bien les liens parfois incestueux que le corps médical entretient avec les laboratoires pharmaceutiques…

Barbara – Il est vrai que presque tous nos patients ont déjà des tumeurs… Mais cela ne cadre guère avec le personnage, Monsieur le Commissaire… Le Docteur Müller est un médecin tout à fait désintéressé. Vous avez entendu parler de sa fondation au profit des orphelins qui n’ont pas de parents ?

Commissaire – Oublions ça, chère amie… Il s’agissait d’un simple interrogatoire de routine et je ne vous retiendrai pas plus longtemps… (Barbara se lève et s’apprête à sortir) Ah Barbara, une dernière petite question…

Barbara – Oui Inspecteur Colombo…

Commissaire – Surtout après avoir mangé des plats épicés, comme du couscous ou du chorizo, j’ai de terribles démangeaisons… à un endroit que la bienséance m’empêche de nommer dans une pièce de théâtre… Vous sauriez de quoi il peut s’agir ?

Barbara – De votre postérieur, j’imagine…

Commissaire – Non, je veux dire, de quelle maladie… Vous pensez que c’est grave ?

Barbara – Simple petit problème d’hémorroïdes probablement… Je vais vous arranger un rendez-vous avec le Docteur Müller pour après les fêtes. En attendant, évitez les excès…

Commissaire – Merci, Barbara, je me sens déjà soulagé…

Barbara sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors Sanchez, que donnent vos investigations ?

Adjoint – Cet hôpital est un vrai foutoir, Commissaire : trafic de stupéfiants, paris clandestins, abus de faiblesse, blanchiment d’argent, call girls recrutées sur le net…

Commissaire – Et l’autopsie ?

Adjoint – De ce côté-là, on a pas mal avancé aussi. L’autopsie révèle que la victime avait absorbé des langues de chat en grande quantité.

Commissaire – Pas de pâtes de fruits, vous êtes sûr ?

Adjoint – Uniquement des langues de chat, dont la date limite de consommation était dépassée de plus d’une semaine… J’ai retrouvé l’emballage dans une poubelle.

Commissaire – Bravo Sanchez ! C’est sûrement la raison du décès… Les langues de chat pas fraîches, ça ne pardonne pas. Reste à savoir s’il s’agit d’un empoisonnement ou d’une simple intoxication accidentelle…

Adjoint – Il y a autre chose Commissaire…

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – L’autopsie a révélé que la victime n’était pas vraiment morte avant l’autopsie…

Commissaire – Et alors ?

Adjoint – Ben… Le Docteur Müller a essayé de tout remettre à peu près en place…

Commissaire – La victime a été découverte dans une chambre mortuaire… C’est sûrement ça qui a induit les médecins en erreur. Comme quoi, Sanchez, il faut toujours se méfier des conclusions hâtives…

Adjoint – Une dernière chose, Commissaire… J’ai procédé à l’examen des ordinateurs…

Commissaire – Et ?

Adjoint – Bingo ! Je viens d’arrêter un type qui avait rendez-vous avec un membre du personnel de cet hôpital rencontré sur Internet…

Commissaire – Introduisez, Sanchez, introduisez…

Sanchez introduit Gunter et Emmanuelle.

Commissaire – Vous, Docteur Müller ? Et vous ma sœur ?

Gunter – Je peux tout vous expliquer Commissaire…

Commissaire – Confessez-vous à moi, Docteur…

Gunter – Je suis secrètement amoureux de Sœur Emmanuelle depuis son arrivée dans notre établissement. Lorsque j’ai appris par hasard qu’elle s’était inscrite sur un site de rencontre, j’ai pris un pseudo et je lui ai proposé un rendez-vous… Elle a accepté sans savoir qui j’étais… (Se tournant vers Emmanuelle) Emmanuelle, j’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Emmanuelle – Mais cela ne peut être qu’une machination du Diable, Commissaire ! Je ne fréquente pas de sites de rencontre, je vous l’assure !

Commissaire – Allons, ma sœur, inutile de jouer les vierges effarouchées… Vous savez, on a tous un jour où l’autre surfé sur ce genre de sites…

Sanchez arrive.

Adjoint – Je vous amène la victime, Commissaire… Croyez-moi, c’est une véritable résurrection… J’ai assisté moi-même à l’autopsie, il y avait des organes aux quatre coins de la pièce…

Commissaire (à Gunter) – Bravo ! Le Docteur Frankenstein n’aurait pas fait mieux…

Arrive Angela plus zombie que jamais, et la bave colorée au coin de la bouche.

Gunter – J’ai fait ce que j’ai pu, mais si vous voulez l’interroger, je vous conseille de ne pas trop traîner…

Commissaire – Vous avez raison… Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’interroger la victime d’un meurtre…

Angela (voix d’outre-tombe) – Allez tous brûler en enfer !

Emmanuelle sursaute.

Emmanuelle – C’est l’Antéchrist, et le Seigneur m’a désignée pour l’affronter. (Elle ouvre sa blouse sous laquelle elle a sa tenue fluo de gymnastique, et se met en position de karaté avant d’esquisser quelques mouvements d’intimidation). Vade retro Satanas !

Emmanuelle décoche un coup fatal à Angela. Sanchez se penche vers le corps.

Adjoint – Cette fois, je crois qu’elle est vraiment morte, Commissaire…

Emmanuelle – Les Forces du Bien ont triomphé des Forces du Mal… Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez…

Commissaire – Ne me tentez ma sœur… Mais pour ce qui est du cadavre que vous venez d’assassiner, on en restera à la version officielle… On dira que la victime était déjà morte avant l’autopsie…

Adjoint – Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. On ne va pas mettre en prison une religieuse.

Commissaire – Surtout une religieuse qui vient de rencontrer le grand amour grâce à internet…

Barbara arrive, furieuse, suivie de Thelma.

Thelma – Mais puisque je vous dis que Thelma, c’est moi !

Barbara (à Emmanuelle) – Salope. Je t’avais dit de ne pas t’approcher de Gunter !

Barbara se jette sur Emmanuelle et elles se crêpent le chignon.

Adjoint – Vous ne croyez pas qu’on devrait les séparer, Commissaire ?

Commissaire (fasciné) – Attendez encore un peu…

Berthe et Louise arrivent.

Thelma – Je parie sur la brune et vous ?

Berthe – Cinquante euros sur la blonde…

Fred, Jack et Sandy arrivent, en pleine rixe eux aussi.

Fred – Qu’est-ce que tu as fait des lingots, morue ?

Sandy – Attends, je vais t’étrangler, garce !

Jack – Ne vous inquiétez pas Commissaire, c’est juste un petit différend familial…

Jack se joint à la rixe.

Commissaire – Je crois que nous pouvons considérer cette affaire comme résolue, Sanchez. Nous représentons ici les forces de l’ordre, et je crois qu’on peut dire que l’ordre est rétabli.

Adjoint – Bravo Commissaire. Encore une enquête rondement menée. Beau travail…

Commissaire – Merci Sanchez. Vous réveillonnez en famille, ce soir ?

Adjoint – Hélas, Commissaire, je suis un orphelin de la police. Je n’ai plus de famille.

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez, Sanchez…

Adjoint – Mon père est mort en service. Je peux vous l’avouer maintenant, il servait sous vos ordres, et il en était fier… C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à rejoindre votre unité, Commissaire.

Commissaire – Ce que vous me dites me bouleverse, Sanchez. Je vous considère comme un fils, vous le savez, et je ne vous laisserai pas tomber un jour comme celui-là.

Adjoint – Je savais que je pouvais compter sur vous, Commissaire…

Commissaire – Tenez, voici le Docteur Müller. Avec sa Fondation, financée par de généreux donateurs en fin de vie comme Berthe, il s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents, comme vous. Il a sûrement une solution pour que vous ne restiez pas seul un soir de réveillon. N’est-ce pas, Docteur ?

Adjoint – Merci Commissaire.

Commissaire – Je vous abandonne, Sanchez… On m’attend à la maison. Et c’est moi qui suis chargé de fourrer la dinde… Joyeux Noël à tous !

Le commissaire sort tandis que la moitié de ceux qui restent continuent à se battre, et les autres à les regarder. Sirènes d’ambulance et de police mêlées…

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-42-0

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Le Plus Beau Village de France   

The most beautiful village in France –  El pueblo más bonito de Francia (español) – A aldeia mais bonita de França (portugués)

Comédie de Jean-Pierre Martinez

12 ou 13 personnages : 3H/9F, 4H/8F, 5H/6F, 7H/5F, 8H/4F, 9H/3F, 3H/10F, 4H/9F, 5H/8F, 6H/7F, 7H/6F, 8H/5F, 9H/4F

Beaucon-le-Château va être proclamé Plus Beau Village de France. Dans le même temps, le deuxième tour des élections municipales pourrait bien porter à la mairie un candidat du Front Populiste. Au bistrot La Part des Anges, les forces vives de la ville débattent pour savoir lequel du maire sortant ou de son opposante l’emportera. Une série d’imprévus vient alors troubler le bon déroulement du scrutin, qui viendront conforter le célèbre diagnostic de Winston Churchill : la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


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Le plus beau village de France

12 ou 13 personnages :

Jacques Robinet dit JR, maire sortant

Baronne de Carlsberg Kronenbourg, son opposante

Marcel(le), Adjoint(e) au maire et notaire

René(e), peintre désargenté

Maurice(tte), médecin pochtron

Charles, nouveau riche parisien

Dominique, colonel de réserve

Ramirez, policier municipal

Sanchez, son adjoint

Claude, patron(ne) du bistrot

Francine, bobo de Provence

Bernadette, sa fille starlette

Mario, homme à tout faire.

Le maire et la baronne pourront ou non être interprétés par le même comédien. Marcel(le), René(e), Maurice(tte), Dominique, Ramirez, Sanchez et Claude peuvent être hommes ou femmes

La terrasse d’un bistrot surplombée d’une enseigne : La Part des Anges. Quelques tables entourées de chaises sur lesquelles sont installés Maurice, notable un peu pochtron, René, genre artiste, et Dominique, allure martiale. On entend les cigales.

Maurice – C’est calme aujourd’hui.

René – Même les cigales chantent moins fort que d’habitude.

Dominique – Le calme avant la tempête…

Maurice – C’est vrai qu’il fait lourd, non ?

René – Ah oui, quelle chaleur !

Dominique – Si au moins il y avait un peu de mistral.

René – Le mistral, c’est la clim du pauvre.

Maurice – Tu travailles sur quoi en ce moment ?

René – Attends, je consulte mon thermomètre (Il sort un thermomètre médical de sa poche et y jette un coup d’œil) Ouh la ! 38,5 ! Je suis en arrêt de travail moi…

Maurice – Si tu as de la fièvre, il faut consulter. Je te rappelle que je suis médecin.

René – Je parlais de la température extérieure. Les cigales commencent à chanter au dessus de 23 degrés. Moi je ne commence à peindre qu’en dessous de 22.

Dominique – Il est encore plus fainéant que la cigale de la fable. Elle au moins, elle chantait tout l’été.

René – Qu’est-ce que tu veux ? Je suis une cigale qui ne supporte pas la chaleur.

Maurice – Pourquoi tu es venu t’installer dans le sud, alors ?

René – Et bien justement, pour me reposer. Comme Van Gogh.

Dominique – Van Gogh, il a quand même profité de son séjour dans le sud pour peindre quelques chefs-d’œuvre.

René – Il faisait moins chaud que cette année, sûrement…

Maurice – C’est vrai que ça donne soif.

Ils vident leurs verres.

René (en direction du bistrot) – Madame Claude, vous nous remettez ça !

Claude, la patronne, style tenancière de maison close, arrive avec un air renfrogné pour remplir les verres.

Claude – Rosé pamplemousse ?

Ils opinent du bonnet, et elle les ressert.

Maurice – Pas trop de pamplemousse pour moi, ça me donne des aigreurs d’estomac.

Claude – Vous avez raison Docteur, le jus de fruit c’est très mauvais pour la santé.

Maurice – Mais vous savez que le vin est un excellent antioxydant.

Dominique – Tu dois avoir une santé de fer, alors.

Le chant des cigales s’interrompt brusquement.

Claude – Ah, les cigales ont arrêté de chanter !

Maurice – Oui, ça se rafraîchit.

Dominique (à René) – Tu vas pouvoir te remettre à bosser.

René jette à nouveau un regard sur son thermomètre.

René – Pourtant il fait toujours aussi chaud.

Claude – Ces cigales sont complètement détraquées. Comme le temps…

Maurice – Ça doit être les pesticides.

René – Ou alors, c’est juste l’heure de la pause.

Claude – C’est ça, c’est la pause cigales. Elles aussi elles sont passées aux 35 heures. Elles sont en RTT.

Claude rentre dans son bistrot. Charles, style bcbg en vacances, arrive.

Charles – Quelle chaleur !

René – Oui, c’est justement ce qu’on était en train de dire.

Charles – Si tôt le matin. Ce n’est pas un jour à travailler.

Maurice – Ça tombe bien, tu es à la retraite.

Charles – Et vous les actifs, ça va ? Ce n’est pas trop dur ?

Dominique – Moi aussi, je suis à la retraite.

Charles – À ton âge, je ne m’en vanterais pas. Et après on s’étonne que la sécu soit en déficit.

Dominique – Je suis toujours colonel de réserve.

Charles – Et bien tu vois, de savoir qu’en cas de troisième guerre mondiale tu reprendras du service, je me sens tout de suite plus rassuré.

Maurice – C’est vrai. C’est les vieux qu’on devrait envoyer au front en cas de conflit. Une bonne guerre de temps en temps, et ça réglerait le problème des retraites.

René – Vous imaginez 14-18, avec de chaque côté des vieux en déambulateurs en train de se foutre sur la gueule à coups de cannes. Ça me donne une idée, tiens. Je me demande si je ne vais pas faire un tableau là-dessus.

Charles (à René) – Et si tu terminais d’abord celui que je t’ai commandé pour mettre au dessus de ma cheminée ?

Dominique – C’est quoi cette commande ?

Charles – Une reproduction de La Liberté Guidant le Peuple.

Maurice – Eh ben… Il y a du boulot…

René – À qui le dis-tu… (À Charles) Tu ne préfères pas que je simplifie un peu ?

Charles – Je veux une copie que Delacroix lui-même aurait pu signer.

Maurice – Mais dis donc, je ne te savais pas aussi farouchement républicain.

Dominique – Comme quoi on peut être à l’ISF et rester fidèle à l’esprit de la révolution.

Maurice – L’original est au Louvre, non ? Alors tu prends quoi comme modèle pour ta copie ?

René sort un Delacroix de sa poche et le montre.

René – Un ancien billet de cent francs.

Maurice – Ah d’accord… Je comprends mieux cette passion de Charles pour Delacroix. Nostalgie, quand tu nous tiens…

Dominique – C’est vrai que du temps des anciens francs, on n’avait pas encore inventé l’ISF…

Charles – En tout cas, j’aimerais bien l’avoir avant cet hiver, mon tableau !

René – Ne t’inquiète pas, il est presque fini.

Maurice – Il ne lui reste plus qu’à passer la deuxième couche.

René – Mais là il fait vraiment trop chaud…

Charles – Je suis un client moi, pas un mécène. Et je te rappelle que je t’ai déjà versé une avance.

René lève son verre.

René – Et crois-moi, elle a été très bien employée.

Il vide son verre cul sec.

Charles – Entre un artiste provençal qui ne peint que par grand froid, un médecin qui donne ses consultations au bistrot et un colonel qu’on paie à rien faire en attendant la troisième guerre mondiale… La France est bien barrée. Enfin, je viens d’installer la clim. Au moins, je serai au frais chez moi cet été.

René – Tu as raison. La canicule, c’est très mauvais pour les personnes âgées.

Maurice – C’est vrai qu’en 2003, ça a été une véritable hécatombe. On ne m’appelait que pour signer des certificats de décès.

René – Ça n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs…

Charles – D’un autre côté, si le mistral se lève, j’aurais fait installer la clim pour rien. C’est que ce n’est pas donné, quand même.

Dominique – La clim, c’est comme l’arme atomique. Ça coûte cher à l’achat, mais le mieux c’est de ne pas avoir à s’en servir.

Madame Claude, la patronne, pointe son nez en terrasse.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Charles – Quelle heure il est ?

Claude regarde sa montre.

Claude – L’heure du rosé pamplemousse.

Charles – Bon, un rosé pamplemousse, alors.

Maurice – Vous allez voir que ce parasite, qui ne survit que grâce au système par répartition, ne va même pas payer sa tournée…

Charles – Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Ce n’est pas avec ce que vous cotisez que je pourrais avoir une retraite.

Claude – Alors ?

Charles lui tend à regret un gros billet.

Charles – J’imagine que vous n’avez pas de monnaie sur 500.

Claude – Si.

Charles – Bon ben tant pis alors, arrosez cette bande de vieux débris. On ne sait jamais, ça pourrait les ramener à la vie.

Claude – Ou les achever… Ok, rosé pamplemousse pour tout le monde, alors.

Claude prend le billet et repart. Charles s’assied avec les autres. Dominique se plonge dans la lecture du journal régional.

Maurice – Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Encore un souci domestique ?

Charles – C’est ma piscine.

René – Qu’est-ce qu’elle a, ta piscine ?

Charles – Elle fuit.

Dominique – Comment est-ce qu’une piscine peut bien fuir ?

Charles – Ben je n’en sais rien, justement.

René – Et comment tu t’es rendu compte que ta piscine fuyait ?

Charles – Ce matin, j’ai voulu faire un plongeon, comme tous les matins, et il n’y avait plus d’eau dedans.

Dominique – Heureusement que tu t’en est rendu compte avant de plonger.

Maurice – Une piscine c’est comme une maîtresse : c’est beaucoup d’entretien pour le peu qu’on s’en sert vraiment.

Dominique brandit le journal.

Dominique – Vous avez lu ça ? Beaucon-le-Château va être élu plus beau village de France !

Maurice – Ce n’est pas encore fait.

Dominique – Tout de même, on est en finale. (Jetant un nouveau regard au journal) Deux inspecteurs arrivent aujourd’hui en ville pour rendre leur verdict avant que le jury proclame le vainqueur.

Charles – Ah… C’est vrai qu’il fait bon vivre dans ce petit coin de paradis. Tous les matins, en ouvrant la fenêtre, je respire un grand coup en me disant qu’il y a encore quelques mois, c’est l’air du périphérique que je respirais à cette heure-là..

Claude revient avec les verres qu’elle dépose sur la table.

Claude – Et voilà…

Charles – On sent une drôle d’odeur, tout à coup, non ?

René – Oui, comme une odeur de morue avariée.

Claude – C’est pour moi que vous dites ça ?

René – C’est les remontées gastriques de Maurice. Tu as raison, tu devrais arrêter le jus de pamplemousse.

Dominique – Je crois surtout que c’est les remontées d’égouts. Dès qu’il pleut un peu, à Beaucon, ça déborde.

Charles – Ça fait au moins un mois qu’il n’a pas plu !

Dominique – Dans ce cas, il va falloir arrêter de prendre des douches. Au moins jusqu’à ce que ces deux inspecteurs soient repartis.

Claude – Oui… Et éviter de tirer la chasse…

Claude rentre dans le café.

Charles – Sacrée Madame Claude… Elle est typique, non ?

Maurice – C’est sûr. Pour celui qui vient à Beaucon, une visite s’impose.

René – Il paraît même qu’elle est sur le Guide du Routard à la rubrique « Vaut le détour ».

Charles – Et puis un nom pareil, ça ne s’invente pas… C’est vrai qu’on la verrait bien diriger un hôtel de passe.

Les trois autres échangent un sourire entendu.

Maurice – Sacré Charles…

Dominique – On voit que tu es nouveau ici, toi.

René – Tu n’as pas encore fait le tour de tous les charmes de notre petite ville.

Charles – Non ?

René – Disons qu’elle est en préretraite, comme la colonel.

Maurice – Mais en cas de besoin, elle aussi elle est toujours prête à reprendre du service…

Ils se marrent. Claude revient pour nettoyer une table. Ils reprennent aussitôt leur sérieux. Claude leur jette un regard suspicieux et repart. Ils trinquent et vident leurs verres.

Charles – Alors vous croyez qu’elle est pliée, cette élection ?

Maurice – C’est vrai que Beaucon-le-Château est un très beau village.

Charles – Je parlais des élections municipales.

Maurice – Ah, ça…

René – Laissera-t-on le plus beau village de France élire un maire Front Populiste ?

Dominique – Dieu ne le permettra pas…

Charles – Front Populiste, vous avez dit ?

René – Le Front de Gauche et le Front de Droite ont décidé de présenter une liste commune.

Dominique – Après tout, ils avaient déjà le même programme, la même rhétorique et les mêmes électeurs.

Maurice – Et presque le même nom.

René (grandiloquent) – Les forces vives de cette petite ville doivent se mobiliser pour empêcher cette infamie. Moi vivant, Beaucon ne sera pas administré par ces extrêmes qui se rejoignent.

Dominique – D’un autre côté, voter pour JR…

Charles – JR ?

Dominique – Jacques Robinet, le maire sortant.

Charles – Robinet…

René – Un nom prédestiné…

Dominique – C’est vrai que c’est en arrosant tout le monde qu’il a réussi à rester maire aussi longtemps.

Maurice – Et puis JR, ce n’est quand même pas n’importe qui. Il a fait Centrale…

Charles – Le Maire de Beaucon, il a fait Centrale ?

Dominique – Oui… Centrale Pénitencière…

Charles – Ah, d’accord.

René – Vous êtes pour JR, vous, ou pour la baronne ?

Charles – La baronne ?

René – La candidate du Front Populiste.

Maurice – Ouh là, moi j’attends de voir.

Dominique – Vous avez raison. Il ne faut jamais choisir son camp trop vite. C’est comme ça que mon grand-père s’est retrouvé tondu à la libération.

René – Ton grand-père avait couché avec un allemand ?

Maurice – L’occupation est une période assez confuse de l’histoire de France.

René – Et pas forcément la plus glorieuse.

Bernadette, jeune fille habillée de façon outrageusement provocante, arrive pour passer un coup d’éponge sur les tables.

Dominique – Mais c’est Bernadette, la fille de Francine !

Les regards de tous les hommes se posent sur elle.

Maurice – Bernadette, mais qu’est-ce que tu fais dans ce lieu de perdition ?

René – C’est tout ce que tu as trouvé comme job d’été, ma poule ? Je croyais que tu voulais être comédienne.

Bernadette – Justement, mon agent vient de me décrocher un premier contrat : une figuration dans Plus Belle La Vie. Je dois jouer un rôle de serveuse dans un bar du Vieux Port.

René – Et c’est pour ça qu’il t’a envoyé en stage chez Madame Claude ?

Bernadette – Ah non mais ce n’est pas ce que vous croyez… Là, je travaille mon personnage.

Dominique – Ah d’accord…

Bernadette – C’est la méthode Actor Studio. Il faut s’imprégner de la réalité. Devenir le personnage, quoi.

Maurice – Eh ben… Heureusement que tu ne dois pas jouer un rôle de…

Embarrassé, il ne finit pas sa phrase.

Bernadette – Un rôle de quoi ?

Bernadette prend un plateau et commence à débarrasser les verres en se penchant sur la table de façon suggestive.

René – Tiens de bonne sœur, par exemple. Tu imagines si tu avais dû faire un stage au couvent pour devenir ton personnage. Pas sûr que ta mère aurait été d’accord…

Maurice – Ni la mère supérieure, d’ailleurs.

Arrive Mario, beau ténébreux en bleu de travail maculé de cambouis.

Charles – Ah, bonjour Mario ! (Aux autres) C’est mon garagiste…

En apercevant Mario, Bernadette renverse son plateau.

René – Il faut que tu travailles encore un peu ton rôle, ce n’est pas tout à fait au point.

Charles – Alors mon brave, elle est prête ma BM ?

Mario s’assied un peu à l’écart.

Mario – Bientôt, Monsieur Charles. Bientôt, ne vous inquiétez pas. On ne m’a pas encore livré la pièce. (À Bernadette) Je prendrai un café…

Bernadette – Tout de suite…

Bernadette entre dans le bistrot.

Charles – C’est un excellent garagiste, il paraît. C’est mon notaire qui me l’a conseillé.

Maurice – Ton notaire ?

Charles – Il travaille au noir, et il arrive à avoir des pièces détachées d’occasion à des prix défiant toute concurrence. Je ne sais pas comment il fait…

René (ironique) – Oui, moi non plus…

Charles – Vous le connaissez ?

Dominique – Super Mario, si on le connaît…

Mario lance dans leur direction un regard vaguement menaçant. Les amis de Charles renoncent à commenter. Bernadette revient avec le café de Mario.

Mario – Merci.

Bernadette lui lance un regard un peu embarrassé. Claude sort du bistrot et observe le manège entre Mario et Bernadette.

René – Tiens Bernadette, tu nous remets ça, de la part des anges ?

Claude – Les anges ne font pas crédit.

Maurice – C’est bien ce qui me semblait…

Claude – Tiens Bernadette, va plutôt répéter ton rôle à la plonge. Ça déborde dans l’évier.

Bernadette entre dans le bistrot, suivie par Claude.

Charles – La Part des Anges… Qu’est-ce que ça veut dire, au fait ?

Mario – Vous vous n’êtes pas d’ici, ça se voit…

Charles – On ne peut rien vous cacher. Je suis de Paris.

Mario – Dans le domaine viticole, c’est la part de liquide qui s’évapore pendant la fermentation. Comme on ne sait pas qui l’a prise, on dit que c’est la part des anges.

René – C’est valable aussi pour la politique, d’ailleurs.

Charles – La politique ?

Maurice – La part de liquide qui s’évapore dans la nature quand tout ça commence à macérer un peu après les élections… C’est exactement ce qui s’est passé avec la municipalité sortante…

Dominique – Tiens, c’est comme pour ta piscine, Charles. Tu vois bien qu’il manque du liquide, mais tu ne sais pas où il est passé.

René – La part des anges… Elle n’est pas perdue pour tout le monde, c’est clair.

Maurice – Allez, nous notre part on va la boire tout de suite.

René – Avant que ça ne s’évapore.

Ils vident leurs verres. La baronne de Carlsberg Kronenbourg arrive. C’est une femme imposante, maquillée comme une voiture volée et habillée dans un style tellement bcbg qu’il en devient extravagant, genre Madame de Fontenay en pire. Le rôle de la baronne peut être joué par un homme travesti en femme (le même comédien que celui qui jouera le rôle du maire, par exemple).

Dominique – Tiens, voilà la baronne, justement.

Charles – La fameuse baronne de Carlsberg Kronenbourg… Elle est vraiment noble ou on l’appelle comme ça à cause des tonneaux de bière qu’elle ingurgite quotidiennement ?

Dominique – Madame la baronne est issue d’une des plus grandes familles de ce petit pays qu’est la Belgique. À ce qu’on m’a dit, elle serait même apparentée au roi.

Maurice – Quel roi ?

René – Le roi de la bière, peut-être.

Baronne – Ah mon petit Mario, merci pour ma Twingo. Depuis que vous avez changé le moteur, j’ai l’impression de conduire une Jaguar.

Maurice – C’est peut-être un moteur de Jaguar qu’il vous a mis dessus. Si c’est tout ce qu’on lui avait livré ce jour-là…

Baronne – Vous passerez au château pour que je vous règle. En liquide, comme convenu…

Mario – Très bien Madame La Baronne.

Baronne (aux autres) – Vous n’auriez pas vu mon chien par hasard ?

Charles – Je ne sais pas. Il ressemble à quoi ?

René – À un cochon, en plus petit. Il a même la queue en tire-bouchon.

Maurice – Alors, Madame la Baronne ? Toujours en campagne ?

Baronne – Plus que jamais ! Tenez, si vous voulez connaître le détail de mon programme…

Elle distribue quelques tracts aux présents ainsi qu’à Claude qui arrive pour prendre la commande.

Claude (lisant) – Votez Kronenbourg… C’est un slogan qui peut parler à beaucoup de monde… Qu’est-ce que je vous sers Madame La Baronne ?

Baronne – Donnez-moi une pression.

Claude – Heineken ? 1664 ? (La baronne lui lance un regard assassin). Je plaisante.

Claude s’en va.

Baronne – On ne peut quand même pas laisser réélire le maire sortant avec un bilan aussi désastreux ! Prenez la sécurité, par exemple. Une femme décente ne peut pas se promener seule en ville passé 18 heures sans être assaillie par toutes sortes de propositions…

Dominique – On vous a déjà fait des propositions ? À moi, jamais…

Baronne – Et la propreté ! Vous sentez l’odeur nauséabonde que cette mairie corrompue nous laisse en héritage ? Les égouts débordent, les rats se promènent impunément dans les rues, et le maire ne fait rien pour assainir la situation !

Maurice – Sans parler des problèmes de stationnement…

Baronne – Les gens se garent n’importe où ! Je vois même des handicapés stationner sur des places qui ne leur sont pas réservées . Et que fait la municipalité pour empêcher ça ? Rien !

Dominique – Il faut combattre les incivilités, c’est clair.

Baronne – Si je suis élue maire, je proposerai qu’on installe des caméras à laser partout dans les rues.

Dominique – À laser ? Pour la vision nocturne ?

Baronne – À laser, pour désintégrer aussitôt les contrevenants ! Je suis pour la tolérance zéro, moi !

Charles – Ah oui, c’est assez radical, quand même…

Baronne – Avouez qu’on n’est plus chez nous en France…

René – Mais vous êtes belge, non ? Au moins d’origine…

Claude revient avec le demi de la baronne.

Baronne – Une baronne belge se sent chez elle partout où il y a de la bière, des frites et un château. Non, je voulais parler de tous ces rastas extracommunautaires. (À Mario) Je ne dis pas cela pour vous Mario, vous travaillez au noir, mais au moins vous travaillez. Alors personne n’a vu ma petite chienne ?

Claude – Il ne faut pas vous inquiéter pour si peu. Elle est peut-être retournée toute seule au château. Elle connaît le chemin.

René – Et puis qui voudrait voler une chienne qui ressemble à une truie…

Maurice – Faites comme pour le Petit Poucet ! Suivez-le à la trace, votre clébard. Vous n’avez qu’à vous fier aux déjections dont il a sans doute jalonné son chemin.

René – C’est vrai, ça m’a toujours émerveillé ça. Comment un chien de la taille d’un porcelet peut-il produire une telle quantité de crottes ?

Baronne – Vous avez raison, je vais aller voir par là… Antoinette ! Antoinette !

Charles – Son chien s’appelle Antoinette ?

René – Non, c’est un diminutif. Son vrai nom c’est Marie-Antoinette.

La baronne s’en va.

Charles – Mais c’est qui, cette baronne, exactement ?

Maurice – D’après le peu qu’on sait d’elle, ce serait une réfugiée fiscale récemment arrivée de Wallonie. Elle a demandé et obtenu la nationalité française.

René – Il faut vraiment être belge pour demander l’asile en France pour raison fiscale…

Charles – Il y a beaucoup de Belges par ici ?

Dominique – Il y a des coins à truffes, ici c’est un coin à Belges.

René – C’est elle qui a acheté le château de Beaucon.

Dominique – Oui… L’affaire m’est passée sous le nez, d’ailleurs. La mairie avait fait valoir son droit de préemption pour m’empêcher d’en faire l’acquisition, et le lendemain le château était vendu à la baronne.

Charles – Baronne et châtelaine… Et c’est elle qui représente le Front Populiste ?

Dominique – C’est une royaliste de gauche, apparemment.

Charles – Je crois que je n’ai pas encore saisi toutes les subtilités de la vie politique locale…

Mario – C’est le sud, Monsieur Charles… Le sud.

Mario, qu’on avait presque oublié, se lève pour partir et tous les regards se tournent vers lui.

René – Il y a une classe moyenne très importante, à Beaucon-le-Château. Répartie en une moitié d’ISF et l’autre de RMI.

Maurice – Ce qui symbolise à merveille l’esprit d’ouverture et de fraternité de notre charmante cité par delà toutes les différences sociales et culturelles.

René – Mais forcément, parfois ça génère quelques tensions…

Dominique – Tenez, regardez dans le journal. Rixe après un concert de rock à Beaucon-le-Château. Moi je dis que les concerts de rock, il faudrait les interdire, tout simplement.

Maurice – C’est vrai que c’est très rare qu’il y ait des débordements à la sortie d’un concert de musique classique.

Bernadette revient et croise le regard de Mario qui s’apprête à partir. Dans une gestuelle très théâtrale, voire au ralenti sur une musique mélodramatique, ils s’approchent l’un de l’autre, se dévisagent, puis s’embrassent fougueusement sous les regards stupéfaits de tous les autres.

Dominique – Vous croyez que là aussi, elle répète son rôle pour Plus Belle La Vie ?

René – Là ce serait plutôt la Belle et la Bête…

La baronne revient affolée. Mario et Bernadette partent ensemble.

Baronne – Ma chienne a été enlevée !

Maurice – C’est peut-être la fourrière.

Baronne – En ouvrant ma boîte aux lettres, j’ai trouvé une enveloppe… qui contenait une oreille d’Antoinette !

Claude – Oh mon Dieu ! Une oreille ? Comme pour Van Gogh…

Dominique – Comme pour le baron Empain, vous voulez dire ? Parce que Van Gogh, lui, il n’a jamais été kidnappé.

Maurice – Oui, il est peu probable que le chien de Madame se soit coupé lui-même une oreille pour la mettre à la poste après.

René – Et puis pourquoi un chien aurait-il fait ça ? Un peintre d’accord, mais un chien !

Baronne – C’est un kidnapping, je vous dis ! Il y avait une lettre dans l’enveloppe avec l’oreille. On exige que je retire ma candidature aux municipales.

Charles – Non ?

Baronne – L’équipe du maire sortant cherche à m’atteindre à travers l’être qui m’est le plus cher au monde : Mon chien !

Maurice – Allons ! Ce n’est sans doute qu’une mauvaise plaisanterie ! Les carabins font souvent ça dans les écoles de médecine. Je me souviens, quand j’étais étudiant, nous avions déposé dans le casier d’un professeur…

Dominique (le coupant) – Vous êtes sûre qu’il s’agit bien de l’oreille de votre chien ?

Baronne – On veut me faire taire, mais je suis prête à tout pour sauver la démocratie locale. J’irai jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences. (Elle se drape dans sa dignité) Je fais don de ma personne à Beaucon-le-Château…

La baronne s’en va. René, Maurice, Dominique et Charles restent un instant silencieux.

Dominique – Vous pensez que cet enlèvement aurait pu être commandité par JR ?

Les autres semblent perplexes. Arrive Francine, une bobo bon teint.

Francine – Bonjour, bonjour.

René – Ah, bonjour Francine ! Bertrand n’est pas avec toi ?

Francine – Euh… non.

René – Il a tort ! Quand on est marié avec une belle femme comme ça, on ne la laisse pas sortir seule dans la rue même en plein jour…

Claude arrive pour prendre la commande.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Dominique – Comment vas-tu Francine ? Justement, ta fille Bernadette vient de partir avec un client… Tu ne l’as pas croisée ?

Francine – Non. Quelle chaleur, hein ?

René – Tu connais Charles, je crois ?

Charles – Je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer Madame. Je m’en souviendrais…

Échange de regards aimables entre Charles et Francine, sensible au compliment.

René (faisant les présentations) – Francine de la Chatelière, Charles Benamou. Vous feriez un couple épatant… Le charme discret de la bourgeoisie de province désargentée… et l’aisance un peu vulgaire du parisien nouveau riche.

Maurice – Charles a la clim, et une piscine qui lui coûte plus cher qu’une maîtresse.

Francine – C’est qu’il n’a pas encore rencontré une maîtresse qui vaille vraiment le coup.

Charles et Francine échangent un nouveau regard complice.

Claude (un peu plus haut) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Francine – Ravie de vous connaître, Charles. Vous venez de vous installer dans notre charmante petite ville ?

Charles – Oui, je suis un nouveau… À propos, comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-le-Château ?

Claude – Les Beauconchâtelains. Qu’est-ce que je lui sers ?

René – Contrairement aux apparences, Charles est un homme de goût, puisqu’il apprécie ma peinture. C’est un ami des arts et un généreux mécène.

Charles – Disons plutôt un collectionneur et un investisseur…

Claude (hurlant) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Ils restent tous interloqués.

Francine – Je… Je vais prendre un thé. Qu’est-ce que vous avez comme thé ?

Claude – J’ai du thé Lipton.

Francine – Bon, un thé alors. Avec une rondelle de citron, s’il vous plaît.

Claude entre dans le bistrot. Le téléphone portable de Francine sonne et elle prend l’appel.

Francine – Oui bonjour, Francine de la Chatelière à l’appareil, je vous ai appelé tout à l’heure au sujet de… (Aux autres) Excusez-moi un instant…

Francine entre dans le bistrot pour s’isoler.

Maurice – J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Sous couvert du secret médical, bien sûr…

Dominique – Nous serons muets comme des tombes.

Maurice – Le mari de Francine a eu un AVC.

René – Bertrand ? Mais c’est arrivé quand ?

Maurice – Il est à l’hôpital depuis hier soir.

Dominique – Si son mari meurt, elle ne restera pas longtemps toute seule avec sa fille dans cette grande maison…

Maurice – Bertrand avait déjà beaucoup de mal à l’entretenir. Je veux dire la maison. Enfin, sa femme aussi, d’ailleurs…

René – Tu cherches à acheter une maison ?

Dominique – Faut voir… (À Maurice) Grave l’AVC ?

Maurice – Un accident vasculaire, ce n’est jamais anodin.

Charles – En tout cas, elle ferait une belle veuve, c’est sûr…

René – Je te rappelle que toi aussi, tu es marié.

Dominique – Il y a un jardin, non ?

Charles – Ah oui ! Pas très grand, mais un beau jardin, oui.

René – Les maisons avec jardin, en centre ville, c’est très rare.

Maurice – Oui moi aussi, ça pourrait m’intéresser. Si le prix était raisonnable…

Dominique – Ah non ! Je me suis déjà fait doubler pour le château !

Francine revient.

Dominique – Tout va bien ?

Francine – Quelques soucis familiaux…

Dominique – Oui, on est au courant.

Francine – Ah oui ? (Maurice lance à Dominique un regard réprobateur). Et vous pensez que c’est grave, Docteur ?

Maurice – C’est à dire que… Je n’ai pas le dossier. Tout dépend de la rapidité avec laquelle il a été pris en charge…

Francine – Ah non, mais je ne parlais pas de Bertrand. Je viens d’avoir l’hôpital, je crois qu’il va s’en sortir avec une petite paralysie faciale.

Dominique – Tant mieux.

Francine – Non, je parlais de ma fille. Figurez-vous qu’elle voit la Vierge.

René – La vierge ?

Francine – Ben oui, la Vierge. La Vierge Marie !

Claude arrive avec le thé qu’elle dépose sur la table.

Claude – Bernadette voit la Vierge ?

Francine – Vous croyez que je devrais consulter, Docteur ?

Maurice – Ma foi…

Francine – Et puis pour son concours, je ne sais ce que je dois faire non plus. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Maurice – Quel concours ?

Francine – Elle se présente au concours Miss Bouches du Rhône, vous croyez qu’elle doit mentionner dans son dossier qu’elle voit la Vierge ?

René – Ça pourrait être un plus, oui.

Maurice – En tout cas, si Beaucon n’est pas élu Plus Beau Village de France, on pourra toujours en faire un lieu de pèlerinage…

Ramirez et Sanchez arrivent, look Blues Brothers.

Dominique – C’est qui ces deux clowns ? On ne les a jamais vus par ici…

René – C’est peut-être les deux membres du jury du concours…

Francine – Le concours des Miss Bouches du Rhône ?

Dominique – Le concours du Plus Beau Village de France !

Maurice – Ils sont là incognito, sûrement…

Ramirez et Sanchez s’installent à une table.

Dominique – Bonjour Messieurs, soyez les bienvenus dans notre charmant village. La patronne de ce modeste estaminet sera ravie, j’en suis sûr, de vous offrir un verre de bienvenue ?

Claude lui lance un regard incendiaire. Les deux autres échangent un regard méfiant avant de se décider.

Ramirez – Ma foi, pourquoi pas ?

René – C’est la tradition. Beaucon-le-Château est réputé pour son sens de l’accueil.

Claude – Bon… Rosé pamplemousse, comme ces messieurs dames ?

Sanchez – Jamais pendant le service.

Ramirez – Mais bon, une fois n’est pas coutume, nous ferons une petite entorse au règlement pour ne pas nous montrer grossiers. Un petit rosé pour moi, un jus de pamplemousse pour mon adjoint.

Sanchez accuse le coup.

Maurice – Vous allez découvrir tous les trésors que recèle ce village en plus de l’amabilité naturelle de ses habitants.

René – Figurez-vous que même les Belges viennent s’installer dans notre ville pour la douceur de son climat et de ses impôts locaux.

Maurice – Beaucon a toujours été une ville ouverte sur les autres cultures, pourvu qu’elles ne s’éloignent pas trop de la nôtre…

Claude les sert.

Ramirez – Merci !

Sanchez – Un tel accueil, cela fait toujours plaisir. Car dans notre profession, nous n’avons pas que des amis, comme vous le savez.

Charles – Alors ? Par quoi allez-vous commencer la visite ? Le château ?

Ramirez – Oh vous savez, nous n’en sommes qu’au début de notre enquête.

Marcelle arrive, genre cadre dynamique, portable vissé à l’oreille.

Marcelle – Oui… Oui Monsieur le Maire… Très bien Monsieur le Maire…

Maurice – Et si vous cherchez à acheter une résidence secondaire dans le coin, voici la personne qu’il faut absolument consulter… En tant que notaire et première adjointe au maire, Marcelle est la première au courant de toutes les bonnes affaires immobilières dans notre petite commune.

Dominique – D’ailleurs, c’est elle aussi qui délivre les permis de construire…

René – C’est très commode, vous verrez… La mairie de Beaucon-le-Château a inventé avant tout le monde le guichet unique…

Charles – Et si vous le souhaitez, elle peut aussi vous indiquer l’adresse d’un plombier honnête ou d’un bon garagiste qui travaille sans facture.

Marcelle range son portable.

Marcelle – Alors ? Vous avez fait connaissance avec les deux nouvelles recrues de notre police municipale, que la mairie vient de créer pour veiller à la sérénité de ses administrés ?

René – Une Police Municipale ?

Ramirez – Policier en chef Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Marcelle – Des pointures, croyez-moi. Avant c’était de vrais flics qui travaillaient pour la Police Nationale, mais malheureusement ils ont dû démissionner à la suite d’une bavure.

Sanchez – Nous enquêtons sur la disparition du chien de la baronne.

Ramirez – Sans exclure le fait qu’elle ait pu organiser elle-même cette disparition pour discréditer le maire sortant…

Le téléphone portable de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Oui… Non ? Affirmatif… Je transmets… (Il range son portable) La baronne vient de recevoir l’autre oreille et la queue de son chien.

Marcelle – Mon Dieu, mais c’est épouvantable !

Ramirez – Les deux oreilles et la queue, ça commence à faire beaucoup.

Dominique – Pauvre Antoinette. Si ça continue, ils vont lui couper la tête.

Marcelle – Messieurs, nous ne vous retenons pas. Ce pauvre animal est un citoyen comme un autre, il a droit à la protection de notre nouvelle Police Municipale, dont vous êtes le fer de lance.

Ramirez – Vous pouvez comptez sur nous, Madame la Première Adjointe.

Marcelle – Ah, voici Monsieur le Maire, justement.

Jacques Robinet arrive, look de cow-boy : Mocassins, stetson et Ray Ban. C’est ou non le même comédien qui jouait la baronne.

Maire – Bonjour Messieurs. (À Ramirez et Sanchez) Nous n’avons pas encore eu le plaisir de nous rencontrer. Je suis Jacques Robinet, le maire de cette paisible petite ville. Mais vous pouvez m’appeler JR, comme tous mes amis.

Ramirez – Mes respects Monsieur le Maire. Sanchez, vous ne finissez pas votre jus de pamplemousse ?

Sanchez – Si, si…

Ramirez et Sanchez s’en vont.

Maire (à Claude) – Madame Claude, vous resservirez la même chose à ces messieurs et vous le mettrez sur ma note personnelle.

Claude – Vous voulez dire la note de la mairie ?

Maire – Lorsqu’on est maire, on l’est 24 heures sur 24, pas vrai ? On n’a plus de vie personnelle. Alors comment pourrais-je avoir une note personnelle différente de celle de la mairie ? Mes amis, je compte sur votre soutien pour cette élection, n’est-ce pas ?

Charles – Il faut voir… C’est quoi votre programme ?

Maire – Vous, vous êtes nouveau ici, n’est-ce pas ? Mais un bon candidat n’a pas besoin de programme ! Pas plus qu’un bon général n’a besoin de carte d’état major. Pas vrai colonel ? Un bon maire sait ce qu’il a à faire.

Dominique – Bien sûr Monsieur le Maire.

Maire – Et vous savez tous que vous pouvez compter sur moi. Tenez, pour l’élection du plus beau village de France, par exemple. Est-ce que je n’ai pas conduit Beaucon-le-Château en final ?

René – Mais l’élection n’est pas encore jouée.

Maire – Votez pour Jacques Robinet et croyez-moi, c’est comme si c’était fait… Le jury se réunit dans un établissement de Marseille où j’ai aussi mes habitudes. N’est-ce pas Madame Claude ? Un jury, c’est comme un parterre de fleurs. Il faut l’arroser abondamment si on veut obtenir de bons résultats. Sur ce je vous laisse. Le devoir m’appelle.

Il s’en va.

Maurice – Il a l’air pressé.

Marcelle (regardant sa montre) – Oui, moi aussi d’ailleurs. Il faut que je retourne à la mairie assurer l’intérim. Figurez-vous que je dois célébrer mon premier mariage gay…

René – Le maire n’a pas voulu s’en occuper lui-même ?

Charles – Mauvais point pour lui. Personnellement, je ne voterai jamais pour un candidat qui ne s’engagerait pas à respecter les droits de toutes les minorités.

Marcelle – Si, si… Non, non… Je peux vous assurer que votre maire est tout à fait en faveur du mariage pour tous.

Charles – Alors ?

Marcelle – Disons que… Il avait un petit empêchement.

Charles – Oui, on dit ça…

Marcelle – Bon, alors disons un gros empêchement. (À mi-voix) Il doit aller pointer pour son contrôle judiciaire. Allez, il faut que je vous laisse. L’amour n’attend pas…

Marcelle s’en va.

Charles – Vous croyez que JR a quand même une chance de passer ?

Maurice – S’il ne retourne pas en prison d’ici là.

Charles – Qu’est-ce qu’on lui reproche, au juste ?

Dominique – Corruption passive, comme on dit aujourd’hui. Autrefois on appelait ça pots de vin.

René – La part des anges, lui, il la prélève à la source…

On entend un crissement de pneu suivi d’un bruit de collision.

Dominique – Les gens roulent comme des fous. Vous savez que les Bouches du Rhône est le département le plus accidentogène de France ?

Maurice – Encore un accident sur l’Avenue des Platanes, probablement. Pourtant, il y a une ligne blanche.

René – Les seules lignes blanches que les jeunes respectent, ici, c’est les lignes de coke.

Le portable de Maurice sonne.

Maurice – Oui ? Non ! Si, si… Bon, j’arrive tout de suite…

Dominique – Ce n’est pas au sujet de Bertrand au moins ? C’est que nous sommes tous très inquiets pour sa santé…

Maurice – C’est au sujet de la baronne.

René – La baronne ?

Maurice – Elle vient d’avoir un accident de voiture…

Dominique – Grave ?

Maurice – D’après le nouveau shérif et son adjoint, sa Twingo ressemble à une compression de César. Il n’y a que son sac à main qui dépasse de cet amas de ferraille.

Francine – Oh mon Dieu ! Avec tous ces chauffards ! J’ai toujours peur pour ma fille lorsqu’elle est sur la route. J’espère qu’au moins la Vierge la protège…

Maurice – Bon, il faut que je vous laisse… On m’attend pour signer l’acte de décès.

Dominique – Déjà ? Eh ben ça ne traîne pas.

Maurice part.

Claude – Comme quoi baronne ou pas, on est bien peu de choses…

Claude rentre dans son bistrot.

René – Dis donc Charles, je me doute déjà de ta réponse, mais tu ne pourrais pas me refaire une petit avance ? C’est pour éventuellement participer à l’achat d’une couronne pour feu Madame la Baronne…

Charles – C’est ça, oui…

René – Bon, alors s’il n’y a vraiment pas d’autre issue… Je vais quand même aller bosser un peu, moi.

Charles – C’est ça, vas-y…

Francine – Allez, il faut quand même que j’aille rendre une petite visite à mon mari à l’hôpital, voir s’il a besoin de chaussettes propres ou quelque chose comme ça…

Dominique – Si ça ne te dérange pas, je t’accompagne. Histoire de me faire une idée par moi-même de son état de santé. Je t’ai dit que je cherchais une maison à acheter à Beaucon ? Avec jardin, de préférence…

Charles – J’y vais aussi, il faut que je m’occupe de ma fuite… Et puis je n’ai pas encore voté…

René et Charles s’en vont d’un côté, Dominique et Francine de l’autre.

Ramirez revient avec Marcelle.

Marcelle – Sale affaire…

Ramirez – Vous avez réussi à joindre le maire pour le prévenir ?

Marcelle – Pas encore. Son portable ne répond pas.

Ramirez – Ce n’est sans doute qu’un banal accident de la route mais évidemment, on ne pourra pas empêcher les mauvaises langues de constater que le hasard fait bien les choses pour le maire sortant…

Marcelle – C’est clair qu’il se débarrasse à bon compte de sa rivale aux élections…

Ramirez – Vous pensez que la Baronne de Corona 33 Export aurait pu être assassinée, comme la Princesse Diana ?

Marcelle – En tout cas, au moment de la mise en bière, cette mort subite apparaîtra suspecte… Vous avez intérêt à élucider cette affaire au plus vite, Ramirez, si vous voulez garder votre poste de shérif à Beaucon-le-Château.

Ramirez – Le légiste est en train d’autopsier les restes humains qu’on a retrouvés encastrés dans le moteur de cette Jaguar…

Marcelle – Une Jaguar ? Mais la voiture de la baronne était une Twingo !

Ramirez – En tout cas, le moteur que la baronne a pris dans le buffet est bien celui d’une Jaguar. Et croyez-moi, six cylindres en V qui moulinent à plein régime, ça cause de sacrés dégâts sur un pareil tas de viande.

Marcelle – Mais quelqu’un a pu l’identifier quand même ? Je ne sais pas, moi. Elle n’avait pas des enfants ?

Ramirez – Autant demander à un veau de reconnaître sa mère dans une pile de steaks hachés.

Francine revient, Marcelle l’interpelle.

Marcelle – Ah Francine, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez raconté à propos de votre fille Bernadette. C’est vrai que si on pouvait faire de la ville un lieu de pèlerinage comme Lourdes ou Colombay, ce serait très bon pour les petits commerçants, qui constituent la base de notre électorat.

Francine – Vous croyez ? Je ne voudrais pas non plus traumatiser cette pauvre enfant. Mais si c’est bon pour le commerce…

Marcelle – Seulement, il faudrait qu’on puisse présenter un dossier sérieux au Saint Siège pour faire authentifier ces apparitions… Excusez-moi de vous demander ça, Francine, mais à l’époque où on vit… Vous êtes sûre que Bernadette ne se drogue pas ?

Francine – Franchement, je ne crois pas… Moi même, je fume un petit joint avec elle de temps en temps pour ne pas avoir l’air trop has been, mais aucune substance hallucinogène, je vous assure.

Marcelle – Et… elle n’aurait pas non plus une certaine tendance à la mythomanie ?

Francine – Vous prenez ma fille pour une affabulatrice, c’est ça ? D’accord, elle n’est pas baptisée, mais elle est quand même scolarisée dans une école catholique.

Marcelle – Vous savez ce que c’est à cet âge-là. L’exaltation de la jeunesse. Elles croient voir la Vierge et en fait, c’est Angela Merkel ou Madonna. Et où l’a-t-elle vu, cette Vierge, exactement ?

Francine – Sur son Ipad.

Marcelle – Son Ipad ?

Francine – Elle était en train de surfer sur Facebook et soudain, la Vierge lui est apparu, plein écran.

Marcelle – Une apparition de la Vierge sur Internet. Je ne sais pas si le Vatican pourrait homologuer ça. Vous êtes sûr que ce n’est pas un virus informatique ? Qu’en pensez-vous, Ramirez ?

Ramirez – Il faudrait que votre fille nous fournisse le signalement précis de la vierge qu’elle a vue. Nous ferons un portrait-robot, et ensuite on le soumettra au curé du village. C’est sans doute l’homme le plus à même de reconnaître une vierge quand il en voit une sur internet.

Marcelle – Bon, il faudra peut-être attendre un peu. Le curé était très proche de la baronne, à ce qu’il paraît… Enfin vous voyez ce que je veux dire. Il doit être très affecté par sa disparition.

Ramirez – Rassurez-vous, nous agirons avec tact.

Marcelle – Et votre fille, elle ne fait pas de miracle, par hasard ?

Francine – Pas à l’école, en tout cas… Pourquoi, c’est absolument indispensable ?

Marcelle – Disons que ce serait mieux… Une Sainte qui ne fait pas de miracles, c’est un peu comme un promoteur immobilier qui ne distribue pas de pots de vin ou médecin qui ne délivre pas d’arrêts de travail… À quoi ça sert ?

Sanchez arrive accompagné de Maurice, qui a revêtu une blouse blanche maculée de sang.

Ramirez – Ah voilà le médecin légiste, justement, il va pouvoir nous donner les premières conclusions de l’autopsie…

Marcelle – Maurice ?

Ramirez – Le légiste assermenté est en vacances aux Seychelles, alors nous avons réquisitionné le médecin du village. De toute façon, mieux vaut régler cette affaire en famille, pas vrai ?

Francine – Bon, il faut que je retourne à l’hôpital moi, il paraît que mon mari vient d’avoir une deuxième attaque. Les médecins m’ont laissé entendre que la troisième pourrait bien être la bonne…

Marcelle – Je ne voudrais pas me montrer trop insistante, mais si jamais votre fille Bernadette pouvait y aller aussi. On ne sait jamais, un miracle est toujours possible…

Francine – Je ne voudrais pas vous donner de fausses espérances. Il est déjà paralysé du côté droit.

Marcelle – Il suffirait d’un tout petit miracle…

Francine – Je vais voir ce que je peux faire.

Sanchez – Le Docteur a quelque chose à vous dire, et je vous préviens c’est du lourd…

Marcelle – Nous vous écoutons, Docteur, parlez sans crainte.

Maurice (à Francine) – Eh bien voilà Francine, normalement, c’est couvert par le secret médical, mais puisque nous sommes tous ici pour rechercher la vérité… Ta fille est enceinte.

Marcelle – Mais quel rapport avec notre enquête ?

Maurice – Est-ce que je sais, moi ? C’est à Starsky et Hutch de nous le dire, non ?

Sanchez – Je parlais des analyses que vous avez pratiquées sur la victime de cet accident…

Francine – Mais qui est le père ?

Marcelle – Ça l’enquête nous le dira peut-être, Francine… Maintenant si tu veux bien nous laisser. Toute cette affaire relève désormais du secret défense…

Francine s’en va. Les regards se tournent vers Maurice.

Marcelle – Alors ?

Maurice – Ah, oui, pardon… Alors, voilà… D’après mes constatations, on n’a retrouvé à bord du véhicule accidenté qu’un seul corps, et les analyses ne laissent subsister aucun doute : ce n’est pas celui d’un être humain.

Marcelle – Ne me dites pas que c’est un envahisseur qui conduisait la voiture de la baronne. Parce que les seuls envahisseurs que nous avons ici ne viennent ni de Mars ni de Vénus, croyez-moi…

Maurice – Non je vous rassure, il ne s’agit pas d’une créature extra-terrestre. Ce que je voulais dire c’est que… la victime de cet accident est un chien.

Ramirez – Un chien ? Mais enfin Docteur, un chien ne peut pas conduire une Twingo !

Sanchez – Ce qui pourrait expliquer qu’il ait eu un accident.

Ramirez – Voilà une bien étrange affaire… Et vous avez réussi à identifier ce chien, Sanchez ?

Sanchez – J’ai vérifié sur nos fichiers, chef. En tout cas, ce n’est pas un chien déjà connu des services de police.

Marcelle – Vous pensez qu’il pourrait s’agir du chien de la baronne ?

Sanchez – Je ne crois pas. Ce chien-là avait bien ses deux oreilles et sa queue…

Ramirez – Alors que les oreilles et la queue du chien de la baronne lui sont parvenues en Colissimo…

Marcelle – Suivez-moi à l’intérieur, j’ai besoin d’un petit remontant.

Ramirez – Oui, moi aussi. (Sanchez s’apprête à les suivre.) Sanchez, voyez avec le docteur s’il y a moyen de savoir à qui est ce chien. Je ne sais pas moi… Il n’avait pas sa ceinture, mais il avait peut-être un collier ?

Sanchez part avec Maurice. Ramirez et Marcelle rentrent dans le bistrot. René arrive avec un tableau sous le bras.

René – Ah Charles, j’ai fini ton tableau.

Charles – Déjà ?

René – Une fulgurance… Ça m’est venu tout d’un coup comme une apparition de la Vierge…

Charles regarde le tableau, qui représente une Vierge à l’enfant.

Charles – Mais ce n’est pas du tout ce que j’avais commandé…

René – Non mais c’est beaucoup mieux !

Charles examine à nouveau le tableau.

Charles – C’est vrai que c’est ta meilleure toile depuis très longtemps. Mais d’habitude, les sujets religieux, ce n’est pas vraiment ton truc…

René – Il faut croire qu’en vieillissant, je deviens plus mystique.

Charles – Et puis niveau dimension, je ne sais pas si au-dessus de ma cheminée…

René – Bon tu le prends ou pas ? Là tu as un tableau entièrement original, pas une copie d’ancien ! Vu le peu de toiles que j’aurai peintes dans ma vie, tu sais que ce tableau vaudra de l’or, quand je serai mort ! Ce qui est rare est cher…

Charles – Ok, je le prends.

Charles s’apprête à partir avec le tableau.

René – Et mon fric ?

Charles – Je te fais un chèque ?

René – Je préférerais du liquide…

Charles – Dans ce cas, il faut que je passe à la banque.

René – D’accord, je compte sur toi. Et crois-moi, tu fais une bonne affaire.

Charles s’en va. Dominique revient.

René – Alors comment va Bertrand ?

Dominique – Mieux, malheureusement.

René – Tu veux dire heureusement, j’imagine…

Dominique – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

René – Il va falloir que tu trouves une autre maison à acheter alors…

Dominique – À propos, tu savais que la baronne avait revendu son château en viager ?

René – Non, qui t’a dit ça ?

Dominique – Son notaire.

René – Marcelle ?

Dominique – En viager, tu te rends compte ?

René – Mais à qui ?

Dominique – Marcelle n’a pas voulu me le dire. Secret professionnel, il paraît. N’empêche qu’avec la mort de la baronne, on est en droit de se demander à qui profite le crime. Tu as déjà voté ?

René – Pas encore, je t’accompagne.

Ils s’en vont. Ramirez et Marcelle ressortent du bistrot.

Marcelle – Le maire n’est toujours pas rentré de son contrôle judiciaire, je commence à être inquiète…

Ramirez – Ils ont peut-être décidé de le garder.

Sanchez arrive.

Ramirez – Du nouveau Sanchez ?

Sanchez – Le boucher a procédé à l’analyse des oreilles et de la queue du chien de la baronne retrouvés dans l’enveloppe.

Marcelle – Le boucher ?

Ramirez – Je vous ai dit, le légiste est en vacances, et comme le vétérinaire n’était pas disponible non plus, on a dû réquisitionner la boucherie Halal de Beaucon.

Marcelle – Et alors ?

Sanchez – Les résultats sont sans appel : il s’agit de la queue et des oreilles d’un cochon.

Marcelle – Nom d’un chien ! Le clébard de la baronne était donc vraiment un cochon ?

Ramirez – Ou alors les oreilles et la queue retrouvées dans l’enveloppe n’étaient pas celles du chien de la baronne de Mutzig Kanterbrau.

Sanchez – Qui lui est bien mort au volant de cette Twingo équipée d’un moteur de Jaguar.

Marcelle – Décidément, cette affaire se complique… Qu’est-ce que vous en pensez Ramirez ?

Ramirez – C’était peut-être la baronne qu’on visait dans cet accident, et son chien est la victime innocente d’une méprise. Et si cet attentat contre la baronne n’avait rien à voir avec sa candidature aux élections ?

Marcelle – Le kidnapping du chien de la baronne ne serait donc qu’une diversion ?

Ramirez – Il pourrait y avoir un lien entre cet attentat manqué contre la baronne de Corona Desperados et la vente en viager de son château ?

Marcelle – Cela ne nous dit pas où est passé la baronne…

Sanchez – Ou alors elle est bien morte dans l’accident, et on a fait disparaître son corps.

Marcelle – Mais pourquoi ?

Sanchez – À moins que le corps ne se soit volatilisé.

Marcelle – Mais comment ?

Ramirez – Encore une question sans réponse…

Sanchez – Cette voiture aura été son tombeau… mais le tombeau est vide.

Le portable de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Très bien merci. (Il range son portable) J’ai lancé un appel à témoin, et je viens d’avoir un premier témoignage. Quelqu’un a cru voir la baronne dans un bordel à Marseille.

Marcelle – Elle serait donc bien en vie ! (Elle se tourne vers Ramirez) Vous avez l’air songeur Ramirez. Si vous avez une idée pour faire avancer cette enquête, c’est le moment de nous la faire partager…

Ramirez – Cela ne vous rappelle rien cette histoire de tombeau vide et son occupant qui réapparaît quelques jours plus tard.

Marcelle – Ma foi non…

Ramirez – La résurrection du Christ !

Marcelle – Mmmm… Ça pourrait avoir un rapport avec Bernadette qui voit la Vierge.

Sanchez – La baronne est peut-être une Sainte, et elle est venue à Beaucon-le-Château pour bouter les envahisseurs hors du Plus Beau Village de France.

Marcelle – La Pucelle de Beaucon… Ça aussi ça aussi ça pourrait faire vendre des souvenirs, des T-shirt et des porte-clefs….

Claude – Oui enfin… Jésus Christ n’est pas réapparu dans un bordel, tout de même…

Le téléphone de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Non ? Si, si… (Il range son portable) Il y a du nouveau. On a retrouvé la baronne, éjectée de sa voiture à plusieurs dizaines de mètres de l’accident. Elle était encastrée dans un platane, c’est pour ça qu’on ne l’a pas repérée tout de suite…

Marcelle – C’est grave ?

Sanchez – Le platane était déjà pourri. Il n’a pas résisté au choc.

Marcelle – Je parle de la baronne !

Sanchez – Ah oui, bien sûr. Les pompiers sont en train de la désincarcérer. Mais hélas, il semble bien qu’elle ait succombé, comme le platane.

Claude – Au moins ses proches vont pouvoir faire leur deuil.

Sanchez – C’est vrai qu’il est très rare qu’on ne retrouve pas le corps dans un accident de la route…

Marcelle jette un regard à l’écran de son portable.

Marcelle – Le maire lui reste introuvable. J’ai envoyé un texto au commissariat où il devait pointer. Ils viennent de me répondre qu’il ne s’est pas présenté à son contrôle judiciaire…

Claude – Il est peut-être en cavale…

Ramirez – Une disparition volontaire pour échapper à la justice ? C’est une possibilité… Parce que lui, s’il était passé en jugement, pas sûr qu’on l’aurait désincarcéré de si tôt…

Ils entrent tous dans le bistrot. Mario et Bernadette arrivent.

Bernadette – Il faut que je retourne travailler mon rôle… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Mario – Tu m’aimes ?

Bernadette – Suffisamment pour être en cloque. Mais pas assez pour être sûre que c’est toi le père.

Mario – Alors je vais demander ta main à ta mère.

Bernadette – Ça je ne suis pas sûre qu’elle soit ravie. Depuis le temps qu’elle essaie de me caser avec son conseiller bancaire, pour qu’il accepte de fermer les yeux sur ses découverts. Tu ne veux pas m’enlever, plutôt ? Ce serait plus romantique.

Mario – Ne t’inquiète pas ma princesse, je saurai te donner l’écrin que tu mérites.

Bernadette – Un écrin ? Je préférerais un bijou…

Mario – C’est toi mon bijou. La place d’une princesse, c’est dans un château, non ?

Ils échangent un baiser. Bernadette entre dans le bistrot. Marcelle en ressort avec Ramirez.

Marcelle – Je viens d’avoir les résultats du premier tour : le maire sortant est en ballotage. Et c’est la baronne qui arrive en tête.

Ramirez – La mort de la baronne remet JR en selle.

Marcelle – Ça lui ouvre un boulevard pour le deuxième tour, c’est sûr.

Ramirez – Si on le retrouve d’ici là…

Marcelle – Sinon, c’est la vacance du pouvoir au plus haut niveau de la commune.

Ramirez – La porte ouverte à toutes les aventures…

Charles arrive, catastrophé.

Charles – Ma femme est morte !

Ramirez – Elle était à bord de la voiture, elle aussi ?

Charles – J’avais oublié de la prévenir pour la fuite. Elle a plongé dans la piscine alors que le bassin était vide…

Ramirez – Écoutez, mon brave, nous compatissons. Mais vous ne croyez pas que nous avons des affaires plus sérieuses à traiter en ce moment ?

Marcelle – C’est l’avenir de Beaucon qui est en jeu. Que dis-je ? Le sort de la démocratie !

Francine arrive.

Charles – Ah, Francine ! Je suis content de vous voir. Figurez-vous que je suis veuf…

Francine – Ah, ça c’est amusant, moi aussi. Mon mari s’est étouffé en avalant une compote de pommes zéro pour cent à l’hôpital.

Marcelle – S’étrangler en avalant une compote de pommes alors qu’on en est à sa troisième attaque cardiaque… C’est presque un miracle.

Claude fait une brève apparition.

Claude – Mais ça va être dur à faire homologuer autrement que par Vie de Merde point com.

Marcelle et Ramirez rentrent dans le bistrot. Mario arrive.

Francine – Ah Mario, il faudra que vous passiez chez moi, j’ai une fuite.

Charles – Comme ma piscine…

Mario – Très bien, vous pouvez compter sur moi.

Charles – Mais je ne savais pas que Mario faisait aussi la plomberie ?

Francine – Ce garçon sait tout faire, croyez-moi. S’il n’était pas roumain, ce serait le gendre idéal.

Mario – Justement, je voulais vous demander…

Charles lui coupe la parole.

Charles (à Francine) – Allez, je me jette à l’eau… En espérant ne pas m’écraser au fond… Vous êtes libre, ce soir ?

Francine – Ce soir et tous les autres soirs, Charles ! Je vous l’ai dit, je suis veuve depuis une heure à peine… Vous êtes l’homme que j’attendais pour combler mon découvert…

Charles et Francine repartent. René arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Je l’aurai tout à l’heure, je vous assure…

Mario – Je ne fais pas crédit, moi. Un deal, c’est un deal.

René – Aujourd’hui, c’est promis, j’attends une grosse rentrée d’argent. Et en attendant, je compte sur votre discrétion, bien sûr…

Mario – Si je n’ai pas l’argent ce soir, je déballe tout…

Mario et René s’en vont. Maurice arrive. Marcelle et Ramirez ressortent du bistrot.

Maurice – Ah justement, je vous cherchais…

Marcelle – Du nouveau, Docteur ?

Maurice – Ah oui, on peut dire ça comme ça.

Marcelle – Bon je vous écoute.

Maurice – Les pompiers ont réussi à désincarcérer le corps encastré dans le platane, et j’ai pu procéder à un premier examen sommaire.

Ramirez – Bon ben allez-y, crachez le morceau.

Maurice – La victime avait bien ses deux oreilles, mais aussi une queue.

Marcelle – Je ne suis pas sûre de vous suivre, Docteur…

Ramirez – Moi j’ai peur de comprendre.

Maurice – La baronne était un baron…

Ramirez – La Baronne de Guiness Adelscot, un travesti ?

Marcelle – Oh mon Dieu ! Dans un sens, heureusement qu’elle est morte. Elle est arrivée en tête au premier tour. Vous imaginez ? Pour le Plus Beau Village de France avec pour maire une baronne belge travesti ?

Ramirez – Bon, et bien allons voir ça…

Ils sortent. René et Dominique arrivent.

René – J’ai appris le décès du mari de Francine…

Dominique – Oui, c’est bien triste.

René – Tu crois qu’elle va mettre sa maison en vente.

Dominique – En tout cas, je vais lui faire une offre.

René – Et dire que tu es la dernière personne à avoir vu Bertrand vivant…

Dominique – Oui… C’est même moi qui lui ai donné son dernier repas.

René – Qui lui est visiblement resté en travers de la gorge…

Dominique – Il arrive que dans la compote, il reste quelques pépins.

Francine arrive, effondrée. Claude sort du bistrot.

Claude – On a appris pour votre mari…

Dominique – Oui, toutes nos condoléances.

Francine – Ah oui, bien sûr…

Dominique – Vous avez l’air soucieuse… Il y a autre chose ?

Francine – Je viens d’apprendre que ma fille est enceinte.

Claude – Une candidate en cloque, ça ne va pas être évident pour le concours Miss Miss Bouches du Rhône…

Dominique – Et pour le pèlerinage non plus…

Claude – Il y a des jours comme ça où rien ne va.

Dominique – Et qui est le père ?

Francine – Elle dit qu’elle ne sait pas.

Claude – Ce n’est sûrement pas l’Esprit Saint, en tout cas…

Dominique – Je vais te raccompagner chez toi, ma pauvre… J’en profiterai pour revoir la maison. Ça va faire grand pour toi maintenant que ton mari est mort.

Francine – Oui… Mais maintenant que Bernadette est fille mère, il va falloir prévoir une chambre pour le bébé…

Dominique – Ah merde, je n’avais pas pensé à ça. Il faut absolument savoir qui est le père de cet enfant…

Ils s’en vont. Claude rentre dans son bistrot. Arrivent Marcelle, Ramirez et Sanchez.

Marcelle – Je n’ose même plus vous demander si vous avez du nouveau…

Sanchez – Hélas, si.

Ramirez – Les services municipaux de la voirie ont analysé l’ADN de la victime retrouvée encastrée dans ce platane.

Marcelle – Et ?

Ramirez – Je crois qu’il vaudrait mieux vous asseoir.

Marcelle s’assied.

Sanchez – C’est l’ADN du maire !

Marcelle (dépassée) – Vous pouvez développer un peu…

Sanchez – C’est le maire qui conduisait la voiture de la baronne, et c’est lui qui est mort dans l’accident.

Marcelle – Cela n’explique pas pourquoi il était travesti en baronne…

Ramirez – Vous avez raison, à chaque fois que nous progressons dans cette enquête, le mystère s’épaissit…

Sanchez – C’est donc le maire qui est mort, et non la baronne.

Marcelle – Et c’est bien la baronne que nous aurons pour maire. Puisque son opposant au deuxième tour est décédé !

Ramirez – La bonne nouvelle, c’est que la baronne n’est pas forcément un travesti.

Marcelle – Ça ne nous dit pas toujours où elle est passée…

Ils s’en vont. René arrive avec Charles qui tient son tableau à la main. Claude ressort.

René – Tu as mon fric ?

Charles – Oui, oui, je te donne ça tout de suite.

Claude – Qu’est-ce que c’est que cette croûte ?

Charles – C’est un tableau de René. Je vais le faire encadrer.

René – Pourquoi ? Vous vous y connaissez en peinture ?

Claude – Vous savez, dans notre métier, on rencontre toutes sortes de gens. Ma grand-mère tenait déjà une maison close, elle a eu pour clients les plus grands peintres de l’époque.

Charles (impressionné) – Votre grand-mère a couché avec les impressionnistes ?

René – Bientôt elle va nous dire qu’elle est la petite fille naturelle de Van Gogh…

Claude examine le tableau.

Claude – En tout cas, je peux vous dire que ce tableau date du début du siècle.

Charles – Quel siècle ?

Claude – Pas le 21ème, ça c’est sûr.

Charles lance un regard suspicieux à René.

René – Mais enfin, vous racontez n’importe quoi ! C’est moi qui l’ai peint, ce tableau !

Claude – La seule peinture fraîche qu’il y ait sur ce tableau, c’est la signature de René.

Charles lance à René un regard soupçonneux.

Charles – Tu veux que je le fasse expertiser ?

René – Ok, j’ai acheté cette croûte à Mario pour 50 euros, et je ne sais pas où il l’a trouvée.

Charles lui tend le tableau.

Charles – Une chance que je ne t’avais pas encore payé.

René – Tu es sûr que tu ne veux le garder ? Pour ta cheminée, c’est exactement la bonne dimension !

Charles lui lance un regard assassin.

Charles – Estime-toi heureux que je ne porte pas plainte. Parce que ça ne m’étonnerait pas qu’en plus, il s’agisse d’un tableau volé.

René – D’accord, je me remets tout de suite à La Liberté Guidant le Peuple…

Charles s’en va. Mario arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Non, mais je vous rends le tableau… Mon acheteur vient de se désister…

René tend le tableau à Mario, et s’en va.

Claude – Vous permettez que j’y jette un coup d’œil à ce chef d’œuvre en péril ?

Claude entre dans le bistrot avec le tableau. Marcelle revient avec Ramirez.

Ramirez – Et pour le maire ? Vous avez prévu quelque chose pour lui rendre un dernier hommage ?

Marcelle – On va lui faire des funérailles municipales. Avec un peu de chance, il aura la Légion d’Honneur à titre posthume, et on oubliera ses démêlés avec la justice.

Ramirez montre le journal.

Ramirez – Un peu de baume sur toutes ces plaies… Vous avez vu ? Beaucon a été élu plus Beau Village de France !

Marcelle – Le jury s’est réuni à l’Hôtel Martinez. Et apparemment, avec l’aide de Madame Claude et de ses starlettes, le maire sortant a fait le nécessaire pour que cette élection se passe dans la joie et la bonne humeur.

Dominique revient.

Dominique – Je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais la disparition de la baronne fait aussi peser des soupçons sur la personne qui lui a acheté son château en viager…

Marcelle – Je n’ai acheté que par procuration, je l’ai déjà dit.

Dominique – Mais vous refusez de révéler l’identité de l’acheteur ?

Marcelle – Qu’est-ce que tu veux insinuer ?

Dominique – Tu aurais pu acheter ce château pour ton propre compte…

Marcelle s’approche de Dominique, menaçante.

Marcelle – Mais puisque je te dis que ce n’est pas le cas !

Dominique – Sans compter qu’avec la disparition des deux principaux candidats aux municipales…

Marcelle – Quoi encore ?

Dominique – En cas de nouvelle élection, la Première Adjointe serait bien placée pour accéder à la mairie…

Dominique et Marcelle sont sur le point d’en venir aux mains.

Ramirez – C’est vrai que ça fait au moins deux mobiles… (Le portable de Ramirez sonne). À propos de mobile, le mien est en train de sonner… Oui ? Ah d’accord. Bon, je la préviens tout de suite…

Marcelle abandonne sa confrontation avec Dominique, pressée de savoir ce que Ramirez va encore lui apprendre.

Marcelle – J’ai peur de ce que vous allez me dire…

Ramirez – Le service culturel de la mairie a comparé les ADN du maire et de la Baronne, ainsi que leurs deux abonnements à la saison théâtrale.

Marcelle – Et alors ?

Ramirez – Le maire et la baronne sont une seule et même personne.

Marcelle – Vous allez rire, mais plus rien ne m’étonne.

Dominique – Je commence à comprendre…

Marcelle – Moi je ne comprends rien.

Sanchez – La baronne n’était qu’un faux nez du maire.

Ramirez – Un double, en quelque sorte.

Marcelle – JR et la baronne ? Vous voulez dire… comme Docteur Mabuse et Mister Hyde ?

Ramirez – Comme le maire avait pour seule opposante la baronne, il était sûr d’être élu sous l’une ou l’autre de ses deux identités.

Sanchez – Et sous l’une ou l’autre de ses deux étiquettes politiques.

Marcelle – Pour le coup, on peut parler d’une candidature de rassemblement… Toutes tendances politiques et sexuelles confondues…

Ramirez – Malheureusement, le maire et la baronne sont morts tous les deux dans l’accident, puisqu’ils n’étaient que les deux faces d’une même médaille.

Dominique – Et Beaucon-le-Château, n’a plus de maire du tout.

Le maire arrive, précédé de Maurice essoufflé, et suivi de Charles, René et Mario. Le maire est à moitié travesti mais dans un style assez trash du fait de son accident.

Maurice – J’ai été un peu vite à délivrer le certificat de décès… Le maire avait seulement perdu momentanément connaissance sous la violence du choc…

Maire – Rassurez-vous, je suis bien vivant. Et tout va pouvoir rentrer dans l’ordre. Votre maire est là, plus rien de grave ne peut vous arriver.

Dominique – Je crois quand même que vous nous devez quelques explications.

Maire – D’accord, je le reconnais, j’ai un peu déconné. C’est vrai, la baronne de Carlsberg Kronenbourg, c’est moi.

Charles – Vous avouez donc ?

Maire – J’ai inventé le personnage de la baronne pour fédérer les voix de l’opposition. Elle devait disparaître opportunément entre les deux tours après avoir joué son rôle de diversion électorale. En me laissant le champ libre pour être réélu au deuxième tour. Malheureusement, comme vous le savez, il y a eu quelques imprévus…

Dominique – Et dans cette histoire de viager ? Qui est l’acheteur du Château ?

Maire – C’est Mario.

Tous les regards se tournent vers Mario

Ramirez – Mario ?

Maire – Ça ne devait être qu’un homme de paille. Et j’aurais récupéré le Château après la disparition de la baronne.

Ramirez – Un château acheté avec le fruit de vos malversations, j’imagine…

Sanchez – Une bonne façon de blanchir la part des anges.

Marcelle – Mais il y a eu cet accident.

Ramirez – Allez savoir si la voiture n’a pas été trafiquée. En faisant disparaître le maire, Mario gardait le château…

Mario – Et c’est d’ailleurs ce que je vais faire. Sinon je balance tout à la presse, je vous préviens.

René – C’est vrai qu’avec une histoire pareille, il aurait de quoi faire une sacrée comédie de boulevard…

Ramirez – Si tout le monde en est d’accord, je crois qu’il serait préférable de trouver un bon arrangement et de classer l’affaire.

Sanchez – Un bon arrangement vaut souvent mieux qu’un mauvais procès.

Maire – Nous n’allons pas jeter le discrédit sur le Plus Beau Village de France. Après tout, il n’y a pas mort d’homme.

Marcelle – Très bien, alors la baronne est élue, et on n’en parle plus.

Maire – La baronne ? Comment ça, la baronne. Mais mon plan initial, c’était de faire disparaître la baronne…

Marcelle – Je vous conseille de ne trop pousser le bouchon, JR. Les faire-part sont déjà partis en ce qui vous concerne.

Maurice – Et puis de quoi vous plaignez-vous ? Vous aurez des funérailles somptueuses !

René – Peut-être même une statue sur la place du village. Comme si vous étiez mort en héros à Verdun !

Dominique – On peut ouvrir une souscription, vous étiez quand même très populaire, de votre vivant. Et vous savez que les morts bénéficient toujours d’un préjugé favorable.

Maire – Mais alors je vais devoir rester travesti en baronne jusqu’à la fin de mes jours ?

Maurice – Jusqu’à la fin de votre mandat, en tout cas.

Ramirez – Voyez le bon côté des choses. Comme ça vous échappez aux poursuites judiciaires.

Sanchez – Vous vous refaites une virginité en quelque sorte.

Maire – Mais politiquement, je vais devoir changer de bord !

Marcelle – Ce n’est pas la première fois que vous retournez votre veste, non ? Vous avez déjà changé de sexe, vous n’êtes plus à ça près.

Francine arrive d’un côté et Bernadette de l’autre.

Francine – Ah Bernadette, ma chérie !

Bernadette – Maman, je crois que Mario a quelque chose à te dire…

Mario – Madame, je vous demande officiellement la main de votre fille.

Bernadette – Selon toute probabilité, c’est le père de mon enfant.

Dominique – À moins que ce ne soit celui du jury du plus Beau Village de France…

Mario – Quoi qu’il en soit, vous allez être grand-mère, Francine.

Francine – Grand-mère ? Ne soyez pas grossier en plus.

Mario – Je vous ferais tout de même remarquer que désormais, je suis propriétaire du château de Beaucon.

Marcelle – La baronne n’est pas encore morte, mais je suis sûre que dans un esprit d’apaisement, elle vous en cédera l’usufruit…

Francine – Le château ? Vraiment ?

Claude ressort du bistrot le tableau à la main.

Claude – J’ai gratté un peu la peinture, et j’ai découvert qu’il y a un autre tableau sous cette croûte !

Charles – Et alors ?

Claude – Vous n’allez pas le croire.

Marcelle – Au point où on en est…

Claude – Il est signé Van Gogh !

René – C’est vrai qu’il a séjourné dans le coin autrefois.

Charles – Si cette toile est authentifiée, elle vaudra une fortune.

Charles s’approche du tableau mais Mario s’interpose.

Mario – Je vous rappelle que ce tableau est à moi. Puisque vous n’en n’avez pas voulu…

Francine – J’ai toujours dit que ce garçon était le gendre idéal. Et bien soit, nous célébrerons ce mariage au château de Beaucon et tout le village sera invité à la fête !

Marcelle – Le Maire en personne se fera un plaisir de les marier, n’est-ce pas Madame la Baronne ?

Les futurs époux s’embrassent. Musique nuptiale.

Maurice – Le mariage du RMI et de l’ISF…

René – Une autre façon de régler la lutte des classes dans le Plus Beau Village de France.

Noir. Apparition de la Vierge en diapo. Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-48-2

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Il était une fois dans le web

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 3 femmes

La PDG d’une start up au bord de la faillite vient de licencier un cadre jugé peu performant, quand elle apprend que c’est le projet de ce looser qui vient d’être choisi par un client providentiel. Comment rattraper le coup… et à quel prix ?


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

 Il était une fois dans le web

Personnages :

Jane

Mick

Marianne

Bérangère

Charlie

Vendredi

La salle de réunion d’une start up : l’agence de pub internet « Il était une fois dans l’web ». Un canapé, une table basse. Le lieu ressemble à un hall d’entrée encombré de cartons, faisant aussi office de coin café et de salle de photocopieuse. Ambiance branchée faussement décontractée mais vraiment cheap. Jane, la PDG, élégante et sexy, arrive d’un pas pressé. Marianne, la Directrice Financière, même âge mais d’allure plus stricte et beaucoup moins féminine, la suit comme son ombre, une pile de dossiers à la main.

Jane – Où est-ce qu’ils sont tous ? On n’avait pas dit neuf heures ?

Marianne – Il est huit heures cinquante neuf…

Jane – Cinquante neuf… Vous n’êtes pas comptable pour rien, vous.

Marianne – Directrice Financière, Jane…

Les deux femmes commencent à s’installer pour la réunion.

Jane – Oui, ben en tout cas, vous retardez d’une minute.

Marianne – Ça m’étonnerait. C’est une montre suisse. Comme moi.

Jane – Vous êtes Suisse, Marianne ?

Marianne – Par ma mère, oui.

Jane – Et vous ne pouvez pas nous avoir un compte là-bas ? Je ne sais pas si une comptable suisse peut résoudre nos problèmes de comptabilité, mais un compte en Suisse, ce serait sûrement un début…

Marianne – Je n’ai pas la nationalité, hélas. Ma mère a émigré en France juste après ma naissance.

Jane – Émigrer en France ? Alors que tout le monde rêve de s’exiler en Suisse ! Il y a avait une famine là-bas à cette époque-là, c’est ça ? Une pénurie de fondue ou de chocolat Milka ?

Marianne – Non…

Jane – Une guérilla marxiste, alors ? Entre les gardes suisses et les trafiquants de bonbons Ricola ?

Marianne – Ma mère a épousé un Français, et elle l’a suivi à Paris. Mais je suis restée Suisse de cœur.

Jane – Comme Charles Aznavour…

Marianne – Aznavour ? Je pensais qu’il était Arménien…

Jane – Il a chanté que la misère était moins pénible au soleil, mais il a l’air de penser que l’argent est fait pour dormir à l’ombre… (Soupir) Comptable et suisse… Ma pauvre Marianne… Et moi qui me demandais pourquoi vous n’aviez aucun humour.

Marianne (pincée) – Je peux être très drôle, parfois, vous savez…

Jane consulte ses messages sur son portable.

Jane – Sans blague…

Marianne – Pas forcément pendant mes heures de travail, mais… Le week-end, il m’arrive de plaisanter…

Jane – Bon, je ne rêve pas, il est bien neuf heures ?

Marianne – Euh, oui, Jane…

Jane – Vous dites que j’avance !

Marianne – J’ai dit ça il y a une minute exactement…

Jane – Je plaisante, Marianne ! Vous voyez bien que vous n’avez aucun humour ! C’est important, l’humour, vous savez… Surtout quand on travaille dans la publicité…

Marianne – Si, si, c’est… C’est très drôle.

Jane (résignée) – Bon, après tout, l’humour n’est pas la première qualité qu’on attend d’une comptable. Encore que… Vu notre situation financière, une petite dose d’humour… Alors, vous avez tous les dossiers en cours ?

Marianne – Tout est là… C’est rangé par couleurs… Le rouge pour les dossiers les plus urgents, le orange pour les dossiers qui…

Mick, le directeur commercial, arrive, affichant quel que soit son âge une élégance jeune, branchée et cool.

Mick – Bonjour Jane ! Marianne…

Marianne – Et le vert, pour…

Jane – Ah, Mick… Vous saviez que notre comptable était suisse ?

Mick – Non, mais maintenant que vous me le dites, c’est vrai que ça ne m’étonne pas…

Marianne – Et pourquoi ça ?

Mick – Je ne sais pas… Votre côté déconneur et bordélique, sans doute…

Marianne – On peut avoir de l’humour, et être un partisan de l’ordre, vous savez.

Mick – C’est sûrement pour ça que le Maréchal Pétain faisait autant rire son entourage.

Marianne – Je vous rappelle, Mick, que le Maréchal Pétain n’était pas Suisse. Au fait, Mick, c’est pour Michael (prononcé à l’anglo-saxonne), comme Jackson, ou pour Mickael (prononcé à la française) comme… Gorbatchev.

Mick – C’est pour Mick, comme Jagger. Mon côté rock and roll…

Jane et Mick échangent un regard amusé. Arrivent Bérangère et Charlie, sensiblement plus jeunes. Elle est belle et élégante version BCBG. Il est mal rasé et négligé, façon adolescent attardé.

Mick – Ah, la Belle et la Bête ! La dream team de la création publicitaire d’aujourd’hui. Neuilly sur Seine et Aulnay sous Bois réunis dans une même équipe. Le futur nous dira s’ils peuvent faire de beaux enfants.

Jane – Ou même si leurs enfants peuvent être viables…

Mick – Nous parlons de vos créations pour l’agence, bien sûr. Jeunes gens, l’avenir de cette entreprise repose sur vos frêles épaules !

Jane – Et sur le cerveau que ces frêles épaules sont supposées porter.

Bérangère (récitant) – Madame La Présidente, vous pouvez compter sur un engagement total de ma part au service de la société. J’adhère complètement à son business plan. J’ai intégré cette équipe pour être confrontée à de nouveaux challenges, et relever de nouveaux défis.

Mick – Amen.

Jane – Bon, on va pouvoir commencer, alors. Puisque tout le monde est là…

Bérangère – Je ne suis pas en retard ? C’était bien neuf heures ?

Marianne – Il est neuf heures une.

Mick – Ça va Charlie ? On a l’impression que vous avez dormi dans une poubelle…

Charlie – Je n’aurai les clefs de mon nouvel appart que ce soir. L’agence veut d’abord voir mes feuilles de salaires. Mais sinon ouais, ouais, ça baigne…

Mick fait mine de sentir une odeur nauséabonde.

Mick – Ça baigne, ça baigne… Je crois que c’est vous qui avez oublié de prendre un bain, non ? Ça sent un peu le fauve, ici, depuis que vous êtes arrivé…

Mick guette les réactions à ses plaisanteries un peu lourdes, mais Jane n’a pas l’air d’humeur.

Jane – Marianne ?

Marianne – Je propose que nous fassions le tour des budgets en cours. C’est le dossier orange…

Le dossier orange n’est pas très épais.

Jane – Bien. Par quoi on commence ?

Marianne – Le déodorant pour ados Brise du Soir ?

Mick – Un très bon produit ! Je l’avais d’ailleurs testé sur Charlie. Mais apparemment les effets de cette potion magique finissent par se dissiper au bout de quelques mois…

Jane – Ah, oui… Et Bérangère avait trouvé un très bon slogan… C’était quoi, déjà ?

Bérangère – Brise du Soir, mes amis ne peuvent plus me sentir.

Mick – La campagne de publicité sur Spacebook a très bien marché. Malheureusement, le client a fait faillite avant de pouvoir en toucher les premiers dividendes.

Marianne – Et c’est ce qui risque de nous arriver aussi, malheureusement. Parce qu’il n’a pas eu le temps de nous payer non plus…

Jane – Je vois… Budget suivant…

Marianne – C’est à dire que… c’est tout pour l’instant en ce qui concerne les budgets en cours.

Mick – D’où la couleur orange du dossier, j’imagine.

Jane – D’accord… Alors passons aux budgets en prospection…

Marianne – Eh, bien… Il y a le projet de campagne pour Bloody Sushis sur lequel Bérangère et Charlie travaillent en tandem…

Jane – Bloody Sushis ?

Mick – C’est comme des sushis mais… au lieu de poisson cru, c’est de la viande crue.

Jane – Ah, oui, il suffisait d’y penser…

Bérangère – L’originalité du concept tient aussi au fait que ces produits, proposés sur internet, sont livrés à domicile en scooter électrique.

Mick – La touche écolo.

Jane – Je vois… Vous avez déjà une proposition ?

Mick – Je crois qu’on tient quelque chose, là. Un clip internet très tendance. Bérangère ?

Bérangère – C’est un couple qui se fait livrer les fameux sushis à la viande crue, mais le livreur s’est trompé dans la commande et il n’a apporté qu’un menu au lieu de deux.

Mick – Le type et sa nana se déchirent au sens propre à coup de mixer et de taille-haie pour savoir qui va bouffer ces Bloody Sushis…

Jane – Le slogan ?

Charlie – Bloody Sushis, ça va saigner !

Jane – Bon. Si c’est notre campagne qui est retenue, cette fois, on essayera de se faire payer avant le client ne fasse faillite. Autre chose ?

Marianne – Il y a cet appel d’offre d’Apple pour la campagne de lancement de son nouvel Iphone en France. C’est un budget énorme.

Mick – On a envoyé notre proposition, mais bon… Il ne faut pas trop rêver. C’est quand même peu probable qu’ils choisissent une petite agence comme nous.

Jane – Qui a travaillé là dessus ?

Mick (à Charlie) – Charlie ?

Charlie, légèrement assoupi, revient un peu à la réalité quand tous les regards se tournent vers lui.

Charlie – Hein ?

Jane – Qu’est-ce qu’il nous a trouvé, ce petit génie ?

Charlie – C’est… C’est un type qui a son nouveau IPhone à la main, et une pomme dans l’autre.

Jane – Oui…

Charlie – Il est en train de téléphoner à sa petite amie en kit main libre et… au lieu de croquer dans sa pomme, il croque dans son Iphone.

Jane – Hun, hun… Et le slogan ?

Charlie – Nouvel IPhone, ne le prenez pas pour une pomme.

Mick – C’est très décalé… Très quatrième degré… Ça pourrait marcher…

Jane – Vous croyez ?

Mick – Oui, je sais, c’est complètement nul… Malheureusement, le projet est déjà chez le client. Les délais étaient super courts…

Jane – Ok… Bon, la dream team, vous allez vous remettre au boulot. Nous on va faire le point sur le reste, d’accord ?

Bérangère et Charlie sortent.

Mick (ironique) – On respire mieux, tout à coup, non ? Lui, c’est Brise du Matin qui lui faudrait aussi.

Mais Jane n’a pas l’air d’avoir le cœur à rire.

Jane – Vu la situation financière catastrophique dans laquelle se trouve la boîte, moi je ne respire pas bien du tout, figurez-vous.

Marianne – J’ai préparé un point sur notre situation comptable. C’est le dossier rouge… Il apparaît clairement que nous avons un petit problème de trésorerie au moins passager. Je vais vous détailler tout cela au centime près, bien sûr.

Jane – Je crois que ça ne sera pas nécessaire, Marianne. En clair, Mick, ça veut dire que notre chiffre d’affaires est en chute libre. Pas besoin d’un expert comptable pour comprendre que si on ne rentre pas de nouveaux clients dans les jours qui viennent, on n’aura pas de quoi payer les salaires à la fin du mois…

Mick – C’est vrai qu’on a un petit passage à vide, en ce moment, mais c’est sûrement provisoire. On est sur un créneau très porteur. La publicité sur internet, c’est l’avenir ! C’est un marché qui est en train d’exploser.

Jane – Pour l’instant, c’est nous qui sommes en train d’exploser en vol. J’ai mis pas mal d’argent dans cette boîte, moi. Sans parler des quelques investisseurs qui nous ont fait confiance.

Mick – Je vous assure, Jane, que la prospection est ma priorité absolue. Mais je vais mettre les bouchées doubles sur le commercial, et je vous promets qu’on va trouver de nouveaux clients. Je sens que le vent est en train de tourner…

Marianne – En attendant, il faut absolument trouver un moyen d’alléger les frais fixes. La banque appelle tous les jours au sujet de notre découvert.

Mick – Pour ce qui est des locaux, on peut difficilement faire encore des économies. À moins de transférer notre siège social dans une cabine téléphonique…

Jane – On pourrait virer quelqu’un.

Mick la regarde avec un air un peu inquiet.

Mick – Vous pensiez à quelqu’un en particulier ?

Jane – Vous avez un nom à me proposer ?

Mick – Vous le disiez vous-même, a-t-on vraiment besoin d’un comptable pour nous dire que nos comptes sont dans le rouge. On le sait déjà, non ?

Marianne lui lance un regard assassin.

Jane – Je ne pense pas que de jeter le thermomètre nous préserve de la fièvre. Et je vous rappelle que contrairement à vous, Marianne croit suffisamment dans l’avenir de cette entreprise pour y avoir investi une partie de ses économies. Elle possède trente pour cent des parts, ce qui la met à l’abri d’un licenciement…

Mick – Vous pensez bien que si j’avais de l’argent à placer…

Jane – Je pensais plutôt à nous séparer de l’un de nos deux créatifs… Vu l’importance du carnet de commandes en ce moment, un seul y suffirait largement, non ?

Mick – En même temps, le capital d’une agence de pub, c’est surtout le capital humain. Les talents qui travaillent pour elle et qui constituent sa force de proposition créative.

Jane – Vous avez bien dit talent ? Je crois que là, on est au cœur du problème, non ? Parce qu’entre cette Bérangère qui a l’air de sortir du Couvent des Oiseaux…

Marianne – En fait, elle sort de Sciences Po…

Jane – Et ce… Charlie qui a l’air de sortir d’une cure de désinto…

Marianne – Il était supposé sortir d’une grande école commerciale, mais il semblerait qu’il ait un peu bidonné son CV.

Jane – Bref, je propose qu’on vire l’un de ces deux petits génies en attendant que les affaires reprennent. Et qu’on soit un peu plus vigilant à l’avenir sur le recrutement.

Mick – Ce serait dommage de nous séparer de Bérangère. Pour moi, elle a un gros potentiel…

Jane – Pour vous, je n’en doute pas. Alors quoi ? On se sépare de celui qui sent le plus mauvais ?

Mick – Je trouvais qu’il avait un style créatif bien en phase avec l’air du temps, mais bon… S’il faut faire un choix…

Jane – Marianne ?

Marianne – C’est vrai que ce Charlie était peut-être une erreur de casting… D’ailleurs, j’avais déjà préparé sa lettre de licenciement, au cas où. C’est le dossier vert…

Jane – Ok, c’est vendu… Marianne, vous me faites partir cette lettre recommandée dès ce soir.

Marianne – Nous sommes vendredi, il la recevra demain matin. Est-ce que vous voulez que je le prévienne personnellement ?

Jane – Autant éviter de lui donner une journée supplémentaire pour préparer son dossier contre nous aux prud’hommes. Parce que vous me le licenciez pour faute professionnelle, hein ? Qu’on n’ait pas de problème à réembaucher si les affaires reprennent…

Marianne – Je vois… Quelle genre de fautes ?

Jane – Écoutez, je ne sais pas, moi… Il est nul, il arrive en retard un matin sur deux, il a bidonné son CV, il a un regard lubrique et une haleine de chameau, il ne ferme pas la porte quand il va aux toilettes parce qu’il dit qu’il est claustrophobe… Vous n’avez que l’embarras du choix, non ?

Marianne s’efforce de tout noter dans son dossier vert.

Marianne – Très bien, je… Je ferai une synthèse de tout ça.

Jane – Autre chose ?

Marianne – J’aurais souhaité aussi que nous abordions le problème des notes de frais… Leur montant me semble un peu excessif compte tenu de notre volume d’activité actuel, et certaines de ces notes de frais ne me paraissent pas complètement justifiées…

Jane – Par exemple ?

Marianne – C’est quoi, Mick, ces frais de coiffeur pour un total de 440 euros le mois dernier ?

Mick – C’était pour quatre rendez-vous différents ! Ce sont des frais de représentation…

Se désintéressant de la conversation, Jane consulte ses messages sur son portable.

Marianne – Vous allez chez le coiffeur une fois par semaine ? Moi j’y vais à peine une fois tous les deux mois !

Mick – Oui, ben ça se voit…

Marianne – Pardon ?

Mick – Vous êtes comptable, vous ! Tout le monde s’en fout si vous êtes mal coiffée ! Moi je suis commercial. Il est important que je fasse bonne impression auprès de mes clients.

Marianne – Et de vos clientes… Et vos trois séances d’UV la semaine dernière, ce sont aussi des frais de représentation ?

Mick – Je n’ai pas le temps de partir en vacances, comment voulez-vous que j’arrive à être bronzé autrement ?

Marianne – Qui a dit qu’un publicitaire devait forcément avoir l’air de quelqu’un qui revient de vacances ?

Jane – Bon, cette conversation est absolument passionnante, mais je propose que nous la remettions à une autre fois. Je crois que nous avons d’autres priorités, non ?

Ils se lèvent pour partir.

Mick – C’était plutôt une bonne réunion, finalement, non ?

Jane – Ok, alors on se remet au travail.

Mick (en aparté avec Jane) – Donc, au sujet de mon augmentation, j’imagine que… (Jane le fusille du regard) D’accord, on en reparlera un peu plus tard…

Ils quittent tous les trois la salle. Marianne emmène sa pile de dossiers mais oublie la chemise verte. Retour de Charlie, l’air toujours aussi peu réveillé, et qui vient se servir un café, qu’il pose sur le dossier vert. Comme il regarde ses messages sur son portable, il fait un faux mouvement et renverse son gobelet sur le dossier ouvert.

Charlie – Et merde…

Il essaie de réparer les dégâts avec un Sopalin. Tandis qu’il éponge les feuilles, son attention est attirée par ce qui est écrit dessus, sans qu’on sache vraiment si le texte est encore lisible. Marianne arrive alors en trombe.

Marianne – J’ai oublié mon chemisier… Je veux dire ma chemise…

Elle constate les dégâts.

Charlie – Désolé…

Marianne a l’air furieuse mais ne dit rien et part en emportant son dossier. Le portable de Charlie sonne et il répond.

Charlie – Ouais… Ouais, ouais, ça baigne… J’essayais de lire mon avenir dans le marc de café…

Bérangère arrive, et Charlie la déshabille du regard.

Charlie – Écoute, je suis en réunion, là… Je peux te rappeler ?… Ok, salut ma poule…

Bérangère – Il n’y a plus de café ?

Charlie – J’ai renversé ce qui restait sur la compta de la boîte… Mais si t’en refais, j’en prendrais bien une tasse avec toi… C’est vrai, on bosse ensemble, mais on n’a jamais le temps de se parler…

Bérangère (froidement) – Plutôt crever que de te faire du café. Je préfère encore me passer d’en boire…

Elle repart d’où elle vient.

Charlie – Une telle violence verbale… Ça cache forcément des sentiments ambigus… Je suis sûr que ça finira par coller entre nous

Comme Jane arrive, il lui lance un sourire. Son portable sonne, et il prend la communication tout en s’éloignant.

Charlie – Ouais…? Oui, oui, c’est moi… Demain, seize heures trente ? Ok. Oui, c’est ça, à Paris. Dans le 21ème arrondissement. Ah, il n’y a que vingt arrondissements à Paris ? Ben ça doit être dans le 20ème, alors. Rue des Deux Boules, c’est ça. Ok, ça roule. Alors à demain…

Jane constate qu’il n’y a plus de café.

Jane – Et merde…

Mick revient.

Mick – Qu’est-ce qui se passe ?

Jane – Il n’y a plus de café. Je suis sûre que c’est ce petit con qui s’est enfilé la dernière tasse, et qu’il n’a pas pris la peine d’en refaire.

Mick – Rien que pour ça, il mérite son licenciement pour faute. Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe…

Il entreprend de refaire du café, en commençant par remettre de l’eau dans le réservoir. Tandis qu’il jette un regard langoureux en direction de sa patronne.

Mick – Vous faites quelque chose ce week end ?

Jane – Je pars dans ma maison de campagne.

Mick – Seule…?

Jane – Avec Flora.

Mick – Flora ?

Jane – Oui, moi aussi, je me demande si c’est bien raisonnable… L’accouchement n’est prévu que pour dans deux semaines, mais elle est tellement grosse ! J’ai l’impression qu’il y en a au moins une demi-douzaine…

Mick – Ah, oui, quand même… Et qui est l’heureux père de ces sextuplés ?

Jane – Un berger allemand.

Mick – C’est toujours mieux qu’un comptable suisse. Mais un berger allemand… Vous voulez dire qui garde les moutons ?

Jane – Un berger allemand !

Mick – Elle a fait ça avec un berger allemand ?

Jane – Qui ?

Mick – Cette… Flora.

Jane – C’est une chienne !

Mick – Gardons-nous de jugement trop hâtifs. Que celui qui n’a jamais péché… (Pris d’un doute) Mais c’est qui, cette Flora ?

Jane – C’est mon berger allemand, je vous dis ! Enfin ma berangère… Je veux dire ma bergère.

Mick – Ah oui… Dans ce cas, évidemment…

Le portable de Jane sonne. Elle prend l’appel.

Jane – Il était une fois dans l’web, j’écoute…

Mick met en route un moulin à café électrique qui fait un bruit d’enfer.

Jane – Pardon ? Je ne vous entends pas très bien. (Elle fait signe à Mick et celui-ci s’éloigne un instant pour faire ses préparatifs à côté). Vous m’appelez de New York ? Ah, oui c’est sûrement pour ça que la ligne n’est pas très bonne… Notre projet pour la campagne Apple ? Oui, je sais, ce n’est peut-être pas la meilleure option qu’on pouvait vous proposer, mais… Vous trouvez ça formidable ? Oui, c’est vrai que c’est très décalé… Très dans l’air du temps… Oui, très en phase avec l’humour idiot de la jeunesse d’aujourd’hui… C’est un peu la marque de fabrique de notre agence, en fait. Nous misons tout sur les nouveaux talents… Alors ça vous plaît, vraiment ? Ah, vous souhaiteriez rencontrer le créatif en personne… Oui, oui, c’est vrai qu’il a un style… très particulier. Charlie, oui… Mais vous savez, c’est un travail d’équipe… Bien sûr, lui et personne d’autre. Et donc votre choix est définitif, c’est notre agence qui est retenue pour la campagne ? Mais c’est merveilleux. Vous avez un numéro de téléphone où… C’est vous qui me rappelez mardi, très bien… Alors bon week end à la Grosse Pomme… Non, la Grosse Pomme, New York ! Vous pensez bien que je ne me permettrais pas de vous traiter de grosse pomme. Comme dans notre projet de campagne, oui, c’est très drôle en effet : IPhone, ne le prenez pas pour une pomme ! Très bien, j’attends votre appel mardi.

Elle range son portable. Mick revient avec le café moulu.

Jane – Vous feriez mieux de vous asseoir, Mick.

Mick – Qu’est-ce qui se passe ? Vous acceptez de partir en week-end avec moi plutôt qu’avec votre chienne, finalement ? Mais vous savez, vous pouvez l’emmener aussi.

Jane – Mieux que ça : c’est notre projet qui a été retenu pour la campagne Apple !

Mick – La proposition de Charlie ?

Jane – Le responsable d’Apple pour l’Europe vient de m’appeler. Leur décision est prise. Là il passe un week end à New York, mais il nous rappelle mardi pour nous donner la confirmation officielle.

Mick – Mais c’est dingue ! C’est un budget absolument énorme !

Jane – Non seulement ça règle nos problèmes de trésorerie pour les cinquante ans à venir, mais on va être obligés d’embaucher du personnel.

Mick – Et de changer de locaux. Fini cette salle de réunion qui ressemble à une salle d’attente d’acuponcteur.

Jane – Évidemment, plus question de licencier Charlie.

Mick – Il faudra aussi qu’on reparle de mon augmentation… Après tout, c’est quand même moi qui ait insisté pour qu’on l’embauche, et je n’étais pas très emballé qu’on le vire. Comme quoi, j’ai eu du flair…

Jane – Marianne est dans son bureau ?

Mick – Elle m’a dit qu’elle partait à la poste pour un recommandé…

Jane – Oh non…

Elle dégaine son portable et fait un numéro à la hâte.

Jane – Marianne ? Dites-moi que vous n’avez pas encore posté la lettre de licenciement de Charlie ? (Son visage se décompose). Et merde… (Elle range son portable) Elle vient de la poster…

Mick – Ah… Là on a un problème…

Charlie revient, le portable vissé à l’oreille.

Charlie – Un joint ? Ah, oui… Et ça coûterait dans les combien ? Cent euros ! Pour un joint, ça fait quand même un peu cher. Ah, si c’est un forfait alors… Comment je m’en suis rendu compte ? Ben quand je pisse dans le lavabo, ça me tombe sur les chaussures… Oui, ça doit être un problème d’écoulement… Bon ben ok pour demain matin, je vous attends vers onze heures… (Il range son portable et s’adresse à Jane et Mick) Ah, vous avez refait du café, c’est cool…

Il se sert une tasse sous le regard attentif des deux autres et repart avec.

Mick – On avait le seul créatif en France capable de vendre une campagne de pub à Apple, et notre comptable vient de lui envoyer sa lettre de licenciement pour faute professionnelle…

Jane – Mais quelle conne !

Marianne arrive alors et entend cette dernière réplique.

Mick – Ah, on parlait de vous justement…

Marianne – Pardon ?

Jane – Excusez-moi, ce n’est pas de votre faute. Mais si pour une fois vous aviez pu ne pas faire les choses aussitôt qu’on vous les demande…

Marianne – Vous pensez qu’on aurait dû opter plutôt pour une rupture conventionnelle ?

Mick – Quand il va lire qu’il est licencié parce qu’on ne peut plus le sentir…

Marianne – J’ai pris sur moi d’ajouter qu’il m’avait mis une main aux fesses.

Mick – Et c’est vrai ? (Marianne le fusille du regard) Je ne le croyais pas détraqué à ce point-là.

Marianne – Mais qu’est-ce qui se passe ?

Jane – C’est la proposition de Charlie qui a été retenue par Apple…

Marianne – La… Non ?

Jane – Et ils tiennent absolument à ce que ce soit cet abruti qui réalise la campagne.

Mick – Bon… Alors qu’est-ce qu’on fait ? Marianne, une idée ? Après tout, c’est vous qui nous avez mis dans cette merde…

Elle lui lance un regard assassin.

Marianne – Vous voulez qu’on parle aussi de vos notes de frais d’acuponcteur ?

Jane – Pour commencer, Charlie ne doit apprendre sous aucun prétexte que c’est son projet qui a été sélectionné par Apple, d’accord ?

Marianne – Il finira bien par le savoir…

Jane – Le plus tard sera le mieux. Ça nous laisse un peu de temps pour trouver un moyen de rattraper le coup…

Marianne – On ne peut pas lui piquer son idée et la faire développer par Bérangère ? Il sera toujours temps d’expliquer au client que Charlie a quitté la boîte.

Mick – Ou qu’il est mort d’une overdose.

Jane – Je le sens mal…

Mick – Vous avez raison, moi aussi. Bérangère a beaucoup de qualité, mais je la vois mieux pondre des publi-rédactionnels pour Vuitton.

Jane – Le client a insisté pour rencontrer Charlie dès que possible… On ne peut pas se permettre de le décevoir. C’est déjà un miracle que notre agence ait été retenue…

Marianne – Et leur décision est vraiment prise ?

Jane – Oui. Il demande juste une confidentialité totale jusqu’à mardi…

Mick – Ça nous donne le week-end.

Marianne – Et si on lui disait tout simplement la vérité ?

Jane – À qui ?

Marianne – À Charlie !

Jane – La vérité ? On voulait te virer sans indemnité parce qu’on te considérait comme un looser, mais comme c’est ta proposition qui a été retenue par Apple, on compte sur toi pour ne pas trahir la relation de confiance qui a toujours existé entre nous ?

Marianne – Vu comme ça, évidemment.

Jane – Il va arriver lundi furieux avec sa lettre de licenciement, qu’on n’a même pas pris la peine de lui remettre en mains propres. Alors quand il va savoir que c’est lui que le client veut et personne d’autre…

Mick – Ça, il ne fera pas de pot de départ, c’est sûr… Il prendra le dossier Apple sous le bras et il filera direct se faire embaucher par le publicitaire le plus bronzé de Paris.

Marianne – Tant qu’il était sous contrat chez nous, il était lié à la boîte par une clause de non concurrence. Mais avec cette lettre de licenciement, évidemment, on lui rend sa liberté…

Jane – N’importe quelle agence de pub lui fera un pont d’or s’il arrive avec Apple comme client.

Mick – Ben oui, mais qu’est-ce qu’on peut y faire, maintenant ?

Marianne – On n’a pas le choix. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne reçoive jamais cette lettre de licenciement.

Jane – En tout cas pas avant qu’on lui ait fait signer un nouveau contrat d’embauche qui le lie de façon encore plus étroite à l’agence.

Marianne – Et tout ça de préférence avant qu’il n’apprenne que l’avenir de la boîte repose sur lui. Parce que ça pourrait augmenter considérablement le niveau de ses exigences salariales…

Mick – Et comment on fait ça ? Puisque sa lettre recommandée est déjà partie…

Marianne – On pourrait guetter le facteur, l’assommer et lui braquer sa hotte…

Mick et Jane la regardent, se demandant si elle plaisante ou pas.

Jane – Ici on appelle ça une sacoche, je crois.

Mick – C’est de l’humour suisse ?

Marianne – J’avais fait ça avec le Père Noël quand j’étais petite… C’est comme ça que je me suis rendue compte que le Père Noël, c’était l’amant de ma mère…

Jane – Il suffirait de l’empêcher de rentrer chez lui avant mardi…

Marianne – Pas évident…

Mick – Vous pourriez l’inviter à passer le week end chez vous à la campagne… pour le remercier de ses performances et parler de son avenir.

Marianne – Et là bas, vous lui faites signer le nouveau contrat…

Charlie revient. Silence embarrassé des autres.

Charlie – Je vais reprendre un autre café. J’ai la gueule dans le cul, ce matin, je ne sais pas ce que j’ai.

Jane – Allez-y, il est tout frais.

Mick – C’est moi qui l’ai fait.

Marianne – Mick sait faire un bon café.

Charlie s’apprête à remplir sa tasse, Jane s’interpose avec empressement.

Jane – Ne bougez pas, je vous sers.

Mick – Bon, et bien on vous laisse alors.

Il fait un signe à Marianne pour la pousser à parler à Charlie.

Mick – Vous venez Marianne ?

Mais Marianne ne semble pas comprendre le message.

Marianne – Où ça ?

Mick – Vous vouliez que je vous parle de mes notes de frais, non ?

Il s’en va en entraînant Marianne avec elle. Jane verse un tasse à Charlie.

Jane – Du sucre ?

Charlie – Trois morceaux, merci.

Jane – Voilà, un bon café, le matin, pour bien commencer la journée. C’est plein de vitamines. Je veux dire de caféine.

Charlie – Mmm…

Mick commence à boire son café.

Jane – C’est vrai, on ne fait que se croiser, on n’a jamais le temps de se parler.

Charlie – Mmm…

Jane – C’est comme avec Marianne… C’est incroyable, je ne savais même pas qu’elle était…

Charlie – Gay ?

Jane – Suisse. Vous le saviez ?

Charlie – Non.

Jane – On croit connaître les gens avec qui on travaille, et puis… Tenez, je ne sais même pas combien vous prenez de morceaux de sucre dans votre café.

Charlie – Eh ben… Trois.

Jane – Dites-moi, Charlie… Vous faites quelque chose ce week-end ?

Charlie – Des heures sups ? Je croyais qu’il n’y avait pas trop de boulot en ce moment ? Je me demandais même s’il ne fallait pas que je commence à chercher autre part…

Jane – Ah, non, ce n’est pas du tout ça ! Et puis vous savez, la situation de l’agence n’est pas si catastrophique… On est en plein développement, on va avoir besoin de tous les talents de la boîte. Non, justement, c’est de votre avenir dont je voulais vous parler.

Charlie – Mon avenir ? Je ne savais même pas que j’en avais un…

Jane – Nous sommes très contents du travail que vous faites ici, Charlie. C’est vrai qu’au début, vous étiez un peu en période d’observation, c’est normal. Mais je crois que le moment est venu de vous donner votre chance en vous accordant la confiance que vous méritez.

Charlie – Ah, oui…

Jane – Je voulais vous proposer de signer un nouveau contrat, plus à la mesure de vos capacités. Vous seriez libre pour qu’on puisse en discuter tranquillement ce week-end ?

Charlie – Ce week-end ? Où ça ?

Jane – J’ai une maison de campagne du côté de Chantilly. Il y a une piscine et un tennis. Ça vous tente de m’accompagner ? Avec un peu de chance, vous pourriez même assister à l’accouchement de Flora.

Charlie – C’est à dire que… J’attends le plombier demain matin, et une livraison Ikéa l’après midi. Maintenant que j’ai de vraies feuilles de salaire, j’ai pu quitter mon squat et emménager dans un véritable appart dans le 21ème.

Jane – Le 21ème ? Vous voulez dire le 21ème siècle…

Charlie – Le week-end prochain, si vous voulez ?

Jane – On en reparle, d’accord ?

Charlie – Ça roule.

Charlie repart. Mick et Marianne reviennent.

Mick – Alors ?

Jane – Il est coincé chez lui samedi à attendre le plombier…

Marianne – Une fuite de gaz… Ça pourrait expliquer une explosion accidentelle.

Jane – Une fuite d’eau !

Mick – Et puis je vous rappelle qu’on veut juste l’empêcher de recevoir cette lettre. Lui on en a besoin pour la campagne Apple.

Jane – Il faudrait que quelqu’un aille chez lui et ne le lâche pas d’une semelle pour pouvoir récupérer la lettre avant lui.

Mick – Ça suppose de passer le week end avec lui…

Marianne – Chez lui…

Mick – Pour ce genre de mission… Il faudrait une femme, évidemment…

Les regards de Mick et Jane se tournent vers Marianne.

Marianne – Vous ne pouvez pas me demander ça !

Mick – Après tout, cette idée de licencier Charlie, c’était la vôtre, non ? Et c’est vous qui vous êtes précipitée à poster cette lettre.

Mick – Et puis vous disiez qu’il vous avait déjà mis une main aux fesses. Ça prouve que vous lui plaisez. Ou qu’il n’a vraiment pas beaucoup le choix…

Marianne – Quoi ?

Jane – C’est l’avenir de notre société qui est en jeu, Marianne. Je me permets de vous demander personnellement ce sacrifice.

Marianne – Vous me demandez de faire don de ma personne à l’agence ?

Mick – Comme le Maréchal Pétain a fait don de sa personne à la France.

Jane – Si vous ne nous aidez pas, c’est la faillite assurée, Marianne. Notre entreprise, c’est notre patrie. Et la patrie est en danger !

Marianne – Mais… ce n’est pas possible, Jane.

Jane – Et pourquoi ça ?

Marianne – Mais… parce que je ne suis pas attirée par les hommes, déjà.

Jane – Oui ben… Je ne sais pas moi… Faites un effort.

Charlie revient.

Charlie – Il faut que je fasse une photocopie de mon bulletin de salaire. Pour l’agence immobilière…

Jane et Mick lancent un regard plein de sous-entendus à Marianne pour qu’elle mette en œuvre le plan suggéré.

Jane – Bon allez, on retourne au boulot, hein Mick ?

Charlie se ressert un café. Marianne le regarde sans savoir quoi faire.

Charlie s’apprête à faire sa photocopie.

Marianne – Vous voulez que je vous fasse votre photocopie ? J’ai l’habitude, vous savez…

Charlie – Merci, ça ira…

Marianne le regarde faire avec un air bizarre, ce qui met Charlie mal à l’aise. Il semble avoir des difficultés avec la photocopieuse.

Marianne – Il n’y a plus de papier.

Charlie – Ah…

Marianne – Vous savez comment on remet du papier ?

Charlie – Euh… Non…

Marianne – Je m’en doutais… C’est comme pour le café… Vous ne savez pas non plus comment refaire du café… Ah, les hommes… Ne bougez pas, je m’en occupe… Les photocopieuses, c’est très capricieux, vous savez… C’est comme les femmes… (Elle s’occupe de la photocopieuse) Ah, il y a un bourrage papier… Je vais arranger ça… On peut bavarder un peu en attendant… C’est vrai, on n’a jamais le temps de se parler. C’est tellement la folie, en ce moment.

Charlie – C’est plutôt calme, non ?

Marianne – Heureusement, c’est vendredi.

Charlie – Oui.

Marianne – Vous avez des projets ?

Charlie – Pour ?

Marianne – Pour le week-end.

Charlie – J’ai une fuite d’eau à réparer et une armoire Ikéa à monter.

Marianne – Je peux vous aider, si vous voulez… (Avec un sous entendu maladroit) Je suis très bricoleuse, vous savez…

Charlie a l’air plutôt inquiet que séduit. Marianne se jette sur lui, l’étreint et tente de l’embrasser.

Marianne – Ton odeur me rend folle, Charlie…

Heureusement, Charlie est sauvé par la sonnerie de son portable.

Charlie – Excusez-moi, ça doit être mon plombier… Il faut absolument que je réponde… (Il parvient à se dégager) Oui… Oui, c’est moi… Vous ne quittez pas une seconde…

Charlie s’en va précipitamment. Jane et Mick reviennent.

Mick – Qu’est-ce que vous lui avez fait pour le faire fuir comme ça ?

Marianne – Je vous l’avais dit que ça ne marcherait pas…

Jane – Vous n’avez pas dû faire beaucoup d’efforts… Vous me décevez, Marianne. Vous me décevez beaucoup. Pourquoi avoir investi toutes vos économies dans cette boîte au lieu de les mettre sur un compte en Suisse si vous n’êtes pas prête à vous battre pour la sauver de la faillite ?

Marianne – Si j’ai investi dans cette société, c’est pour vous, Jane…

Elle s’en va, au bord des larmes.

Mick – Vous saviez que notre comptable était lesbienne ? En plus d’être suisse…

Jane – Marianne est lesbienne ?

Mick – Elle a dit qu’elle n’aimait pas les hommes.

Jane – Ça ne veut pas dire qu’elle aime les femmes.

Mick – Vous, elle a l’air de bien vous aimer… Bon, quoi qu’il en soit, je ne pense pas que ce soit la femme de la situation pour séduire Charlie.

Jane – Et s’il était gay, lui aussi ?

Mick – Pour un homme, ne pas être sensible aux charmes d’une comptable suisse et lesbienne, ce n’est pas la preuve qu’on est gay, croyez-moi.

Jane – Je lui ai fait des avances, moi aussi, et il préfère monter une armoire Ikéa !

Mick – C’est vrai…

Jane – Il faudrait vérifier.

Mick – Quoi ?

Jane – S’il est gay !

Mick – Et comment on fait ça ?

Jane – Vous n’avez qu’à lui faire des avances, vous aussi. Vous verrez bien s’il est réceptif.

Mick – Réceptif… Vous plaisantez ?

Jane – Je vous rappelle que c’est la survie de la boîte qui est en jeu, donc celle de votre poste.

Charlie arrive pour prendre une fourniture dans une armoire.

Jane – Je suis sûre que vous ferez ça avec délicatesse…

Mick se plante devant Charlie.

Mick – Charlie, ça vous dirait qu’on parte en week-end tous les deux au Tréport ? Je connais un Formule 1 pas trop cher juste à la sortie de l’autoroute…

Charlie le regarde avec étonnement, retire un instant le casque qu’il a sur les oreilles puis le remet avant de fouiller dans l’armoire pour y prendre ce qu’il veut. Jane est sidérée.

Mick – Vous voyez, il n’est pas gay.

Jane – Ou alors, c’est que vous ne lui plaisez pas…

Mick – Pourquoi je ne lui plairais pas ? Je vais chez le coiffeur toutes les semaines, et je fais des UV deux fois par mois…

Jane – Ce n’est pas la peine de vous vexer…

Mick – Vous ne lui avez pas fait beaucoup d’effet non plus…

Jane – Il faut croire qu’on n’a pas encore trouvé ce qui lui fait de l’effet.

Bérangère arrive. En repartant, Charlie se retourne pour jeter un regard appuyé sur elle, ce qui n’échappe pas à Jane et Mick.

Bérangère – Je venais juste chercher une recharge pour mon imprimante ?

Les regards de Mick et Jane se fixent sur elle tandis qu’elle fouille elle aussi dans l’armoire de fournitures. Bérangère sent ces regards sur elle et s’inquiète.

Mick – Je vous avais dit qu’elle avait un gros potentiel…

Bérangère – Il y a un problème ?

Jane – Ça fait combien de temps que vous travaillez avec nous, Bérangère ?

Bérangère – Ça va faire six mois…

Jane – Et vous vous plaisez ici ?

Bérangère (récitant) – Madame La Présidente, vous pouvez compter sur un engagement total de ma part au service de la société. J’adhère complètement à son business plan. J’ai intégré cette équipe pour être confrontée à de nouveaux challenges, et relever de nouveaux défis.

Jane (la coupant) – Très bien… Alors Mick va vous expliquer le business plan qu’on a prévu pour vous ce week end, n’est-ce pas Mick ?

Mick – Vous vouliez être confrontée à de nouveaux challenges ? Vous allez voir, vous n’allez pas être déçue…

Mick entraîne Bérangère avec lui. Marianne revient.

Marianne – Excusez-moi, je me suis un peu emportée tout à l’heure…

Jane – Ce n’est pas grave. Et puis je crois qu’on a trouvé une autre solution.

Marianne – Tant mieux. Je pensais à une chose…

Jane – Oui ?

Marianne – Si voulez, je peux vous accompagner à la campagne pour préparer le contrat de Charlie.

Surprise et méfiance de Jane.

Jane – Je crois que ça peut attendre lundi… Je ne voudrais pas abuser de vous… Je veux dire de votre temps…

Marianne – Je n’ai rien de particulier à faire ce week end…

Jane – C’est très aimable à vous, mais je ne pense pas que ce sera nécessaire… D’ailleurs, je me demande pourquoi tout le monde rêve d’avoir une maison de campagne. Pourquoi les campagnes seraient en voie de désertification si on s’y amusait tellement ? La campagne, vous savez, c’est quand même assez déprimant. Surtout en cette saison…

Marianne – Nous sommes au mois de mai.

Jane – Justement. En hiver, encore, on peut espérer aller ramasser du bois mort et faire un feu de cheminée pour griller quelques châtaignes. Mais au printemps…

Marianne – Il n’y a pas de saison pour les feux de cheminée, vous savez…

Bérangère revient, furieuse, suivie de Mick.

Bérangère – Non mais vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ?

Marianne juge préférable de partir.

Mick – Il ne s’agit que de passer la nuit avec Charlie. On ne vous demande pas de vous marier avec lui !

Bérangère – Oui et bien justement. Je me marie dans trois mois, figurez-vous. Et j’avais prévu de partir en week end au Touquet avec Hubert.

Mick – Hubert ? C’est un berger allemand ?

Bérangère – C’est mon fiancé !

Mick – Il en va de la survie de cette société, Bérangère.

Jane – C’est à dire de la pérennité de votre poste ici…

Bérangère – C‘est un chantage ? Et si je vous traînais aux prud’hommes ?

Jane – Tout de suite, les grands mots…

Bérangère – C’est vrai, après tout, on ne parle que de proxénétisme aggravé.

Mick – Aggravé par quoi ?

Bérangère – Par le fait que ce type est un porc, déjà !

Jane – Nous sommes sur le point de signer le contrat du siècle, Bérangère. Je saurai me souvenir de votre sacrifice et vous montrer ma reconnaissance.

Bérangère – Combien ?

Jane – Pardon ?

Bérangère – À combien évaluez-vous mon sacrifice ?

Jane – Je vois que vous apprenez vite, c’est bien… Laissez-moi le temps de voir ça avec la comptabilité. Mais est-ce qu’un poste de directrice vous irait ?

Mick – Directrice ?

Jane – Rassurez vous, si on a ce budget, on n’aura pas trop de deux directeurs.

Bérangère – Ok, je peux essayer…

Charlie repasse par là. Mick et Jane s’éclipsent.

Bérangère – J’ai refait du café, si tu veux.

Charlie – Merci, mais j’en ai déjà pris trois. Je commencerais presque à être énervé.

Charlie commence à s’éloigner.

Bérangère – Non, mais attend… Je crois qu’on est parti sur de mauvaises bases, tous les deux.

Charlie – Ah oui…?

Bérangère – Tu sais que je te considère comme un créatif exceptionnel.

Charlie – Ah, bon ?

Bérangère – C’est sûrement pour ça que j’ai été un peu… agressive avec toi. J’avais peur que tu ne me fasses de l’ombre, tu comprends.

Charlie – Je comprends…

Bérangère – Mais il faut que je surmonte ce manque de confiance en moi, Charlie. Et il faut que tu m’y aides.

Charlie – C’est à dire que là… J’allais déjeuner.

Bérangère – Eh ben tu sais quoi ? Je t’invite. Comme ça, on pourra bavarder un peu.

Charlie – Je déjeune avec ma mère…

Bérangère – Ce sera l’occasion de me la présenter !

Charlie – C’est peut-être un peu prématuré, non ? Et puis tu sais, ma mère… Même moi, si je pouvais me dispenser de déjeuner avec elle.

Bérangère – Et pourquoi on ne se verrait pas ce week-end.

Charlie – J’ai une armoire Ikéa à monter…

Bérangère – Alors là… Tu as trouvé mon point faible ! J’adore monter des meubles Ikéa !

Charlie – Tu plaisantes…?

Bérangère – Je sais, ça paraît un peu fou, parce que tout le monde déteste, en général. Mais moi, je ne sais pas pourquoi… Ça me détend. Il y en a qui font des puzzles, moi c’est les meubles Ikéa. C’est bien simple, j’ai une commode, chez moi, un modèle assez complexe. Et bien le week end, il m’arrive de la démonter et de la remonter deux ou trois fois. Et sans le plan, hein ? Comme ça, juste pour me détendre…

Charlie – Ah oui, ça a l’air de te réussir. Tu as l’air très détendue, mais… on en reparle tout à l’heure, peut-être ? Il faut vraiment que j’y aille là… En fait, j’ai… J’ai très envie de…

Bérangère – Oui…?

Charlie – D’aller aux toilettes.

Bérangère – Ah…

Charlie s’en va. Bérangère reste seule, un peu déboussolée. Jane et Mick reviennent.

Jane – Alors ?

Bérangère – Je crois que ce n’est pas très bien parti…

Jane – Il faut mettre les bouchées doubles, mon petit ! Sinon vous êtes virée !

Mick – Allez-y, courez-lui après !

Bérangère – Il est parti aux toilettes…

Jane – Et bien vous lui tenez la porte !

Bérangère, furieuse, s’exécute, tandis que son portable sonne.

Bérangère – Ah, Hubert, ça tombe bien… Enfin non, ça tombe mal, j’allais t’appeler justement… Malheureusement, pour ce week end, ça ne va pas être possible… On a une brouette… Je veux dire une charrette… Ce n’est pas la peine d’aboyer comme ça, écoute…

Elle sort.

Mick – Puisque les couples semblent se faire et se défaire… Allez, je vous invite à dîner ce soir…

Jane – Désolée, mais je n’ai vraiment pas la tête à ça. Quand on aura signé ce budget et que Flora aura accouché, peut-être… On fêtera ça, d’accord ?

Mick – Promis ?

Jane – Promis.

Ils sortent. Charlie revient avec Bérangère à ses basques.

Bérangère – Donne tes photocopies, je vais les faire.

Charlie – Ne me dis pas que tu aimes aussi faire des photocopies ?

Bérangère – Je sais, c’est un peu spécial. Mais tu verras, je suis une fille très spéciale…

Charlie – Écoute, je suis vraiment désolé pour ce week-end, mais ça ne va pas être possible…

Bérangère – Attends, j’ai un SMS… Oh, mon Dieu ! C’est ma concierge. Mon immeuble vient de brûler. Un incendie criminel apparemment…

Charlie – Non ?

Bérangère – Je ne sais pas du tout où je vais dormir ce soir… Je n’ai pas d’amis… Sauf sur Spacebook… Tu ne pourrais pas me dépanner quelques jours…

Charlie – C’est à dire que… je n’ai qu’un lit.

Bérangère – Je dormirai sur le tapis, roulée en boule à tes pieds, Charlie… Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre… L’ombre de ton chien…

Charlie – Mais… je n’ai pas de chien.

Charlie s’éloigne, poursuivi par les ardeurs de Bérangère.

Bérangère – Ne me quitte pas…

Mick et Jane, qui ont visiblement observé discrètement la scène, reviennent.

Jane – Il n’y a plus qu’à attendre…

Mick – Le week-end va être long.

Jane – Je renonce à partir à la campagne… Je vais rester ici au bureau, au cas où il se passerait quelque chose… Je dormirai sur le canapé…

Marianne arrive.

Marianne – Je vais vous tenir compagnie, je ne fais rien ce week-end. Nous pourrons rédiger le nouveau contrat de Charlie…

Jane – Merci Marianne. Ça me fait du bien de savoir que je peux compter sur vous dans les moments difficiles…

Les deux femmes s’étreignent… sous le regard inquiet de Mick.

Mick – Je vais rester, moi aussi…

Marianne lance à Mick un regard noir.

Jane – Vous êtes sûr ?

Mick – Il est important que nous restions soudés tous les trois dans cette épreuve. Je travaillerai à la campagne…

Marianne – À la campagne ? Je croyais vous vouliez rester ici avec nous…

Mick – La campagne bordel ! La campagne Apple !

Jane – Très bien, Mick… Mais ce n’est pas la peine de vous énerver comme ça…

Noir.

Nuit de samedi

Lumière tamisée. Jane, Mick et Marianne dorment tous les trois affalés sur le canapé.

Mick a la tête sur l’épaule de Jane et l’enlace de son bras.

Noir.

Marianne a la tête sur l’épaule de Jane et l’enlace de son bras.

Elles se réveillent toutes les deux et Jane a un mouvement de recul.

Noir.

Mick a la tête sur l’épaule de Marianne et l’enlace de son bras.

Ils se réveillent tous les deux et ont un réflexe de recul.

Noir.

Lundi matin

Marianne arrive et prépare du café. Jane arrive à son tour.

Marianne – Des nouvelles de Charlie ?

Jane – Aucune…

Mick arrive aussi.

Mick – Alors ?

Marianne – On ne sait pas.

Mick – Si Bérangère n’a pas réussi à intercepter le recommandé, il ne prendra peut-être même pas la peine de repasser par le bureau…

Jane – Même s’il sait qu’il est viré, il n’est pas au courant qu’Apple a retenu son projet. Il viendra quand même chercher son solde de tout compte.

Mick – Et si Bérangère lui avait dit ?

Marianne – Quoi ?

Mick – Pour Apple !

Marianne – Quel intérêt elle aurait à faire ça ?

Charlie arrive. Tous les regards se posent sur lui pour guetter sa réaction.

Jane – Bonjour Charlie !

Charlie – Salut…

Mick – Bon week-end ?

Charlie – Mmm…

Mais Charlie continue son chemin jusqu’à son bureau.

Mick – Je pense que si il avait reçu sa lettre de licenciement, il nous en aurait parlé.

Marianne – Elle n’est peut-être pas encore arrivée. Des fois il y a des problèmes avec le courrier.

Jane – Il n’y a que Bérangère qui pourra nous dire ça…

Bérangère arrive, l’air renfrogné.

Jane – Alors ?

Mick – Pas trop dur à monter, cette armoire Ikéa ?

Bérangère sort une lettre de sa poche et l’exhibe.

Bérangère – J’ai pu récupérer le recommandé auprès du facteur.

Mick – Bravo !

Marianne – Comment vous avez fait ça ?

Bérangère – Charlie dormait encore.

Mick – Le repos du guerrier…

Elle lui lance un regard noir.

Bérangère – Je me suis fait passer pour sa femme et j’ai signé à sa place.

Jane – Ouf…

Mick – Ça va ? Ça s’est bien passé ?

Bérangère – Vous voulez des détails ?

Marianne – C’est le résultat qui compte.

Jane – Maintenant, vous allez pouvoir retrouver votre fiancé. Tenez, je vous donne votre journée, si vous voulez…

Le portable de Bérangère sonne, et elle répond.

Bérangère – Allo ? Ah, c’est toi mon chéri… Quoi ? Mais non, pas du tout, je vais t’expliquer… Mais écoute-moi, je t’en prie… Il a raccroché…

Elle range son téléphone.

Jane – Qu’est-ce qui se passe encore ?

Bérangère – C’était Hubert, mon fiancé… Il a appris que j’avais passé le week end chez Charlie, et il vient de me plaquer. Je me demande bien comment il a pu savoir ça…

Jane – Bon, ben ce n’est plus la peine que je vous donne un jour de congé, alors… Allez, donnez-moi cette lettre.

Bérangère – Pas si vite. Pour l’instant je la garde. En attendant qu’on parle de ma promotion et de mon augmentation…

Jane – Je vous l’ai dit, nous saurons vous remercier de votre dévouement lorsque nous aurons le budget Apple. Maintenant, au boulot comme si de rien n’était. Je vais m’occuper de faire signer à Charlie le nouveau contrat que Marianne lui a préparé.

Charlie revient pour prendre un café. Mick, Marianne et Bérangère sortent.

Jane – Ah, Charlie, justement, je voulais vous voir…

Charlie – Vous n’allez pas me virer, au moins ? Je viens juste d’emménager dans mon nouvel appart.

Jane – Mais non, voyons, qu’est-ce qui peut bien vous faire penser ça ? C’est même tout le contraire ! Je voulais vous proposer que nous nous unissions par des liens plus étroits.

Charlie – C’est une demande en mariage ?

Jane – Presque… Regardez.

Elle lui montre le contrat sur la table. Il se penche pour le lire mais renverse malencontreusement son café dessus.

Jane – Quel abruti ! Je veux dire, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave, je vais aller en chercher un autre exemplaire.

Jane sort. Marianne revient.

Charlie – Vous savez quoi ? La patronne vient de me proposer une promotion !

Marianne – Sans blague… Et vous avez dit oui ?

Charlie – Bien sûr.

Marianne – Très bien. Alors maintenant, il va falloir être à la hauteur.

Charlie – Pour ?

Marianne – Ce budget Apple que vous venez de remporter ! Ce n’est pas parce que le client tient absolument à travailler avec vous…

Charlie – C’est ma proposition qui a été retenue par Apple ?

Jane revient avec un nouvel exemplaire du contrat et jette à Marianne un regard assassin.

Charlie – Ah, d’accord… Je comprends maintenant pourquoi tout le monde est aussi gentil avec moi.

Jane – Je ne vous l’avais pas dit ? C’est parce que je pensais que Marianne l’avait déjà fait…

Elle fusille des yeux Marianne qui se rend compte de sa bourde.

Marianne – Ah, il n’avait pas encore signé son contrat…

Charlie – Ne vous inquiétez pas. Vous m’avez fait confiance, à un moment où la boîte n’allait pas très fort. Alors que vous auriez pu me licencier. Je saurai mériter cette confiance.

Jane – Oui, n’est-ce pas ? C’est vrai que nous n’avons jamais douté de vous…

Charlie – Vous comprendrez quand même que j’ai besoin d’examiner ça attentivement. Maintenant que je suis un créatif très demandé…

Jane – Mais bien sûr…

Charlie – Passez-moi ça, je vais le lire tranquillement.

Il prend le contrat et sort. Jane se tourne vers Marianne.

Jane – Bravo ! Maintenant, il va nous saigner à blanc…

Marianne – Si je n’avais pas mis le feu à l’immeuble de Bérangère, elle n’aurait peut-être jamais accepté de passer tout le week-end avec lui.

Jane – Vous avez mis le feu à son immeuble ?

Marianne – Elle aurait pu changer d’avis, et rentrer chez elle…

Bérangère arrive.

Bérangère – Mon immeuble a vraiment brûlé ?

Jane – Je vous expliquerai…

Marianne – Vous êtes assuré, non ?

Bérangère – Mais vous êtes une bande de dingues !

Jane – On reparle de tout ça quand Charlie aura signé son contrat, n’est-ce pas ?

Bérangère – Moi aussi, je vais vous saigner à blanc !

Jane – Ne nous énervons pas je vous en prie…

Bérangère – Et s’il apprenait quand même que vous aviez l’intention de le licencier pour faute…

Marianne – Je suis sûre que nous allons trouver un arrangement…

Bérangère tend un document à Jane.

Bérangère – Le voilà, mon arrangement. J’ai préparé mon nouveau contrat moi aussi. Vous avez juste à signer…

Jane jette un regard au contrat, soupire et signe.

Jane – Ils auront ma peau…

Charlie revient beaucoup plus sûr de lui aussi.

Charlie – Bon écoutez, globalement, ça me convient. Je vous fais confiance.

Jane – Génial.

Charlie – Juste un détail. Pour le salaire annuel, j’ai rajouté un zéro. Vu l’importance du budget Apple, ça devait être une erreur de la comptabilité, j’imagine. N’est-ce pas Marianne ?

Marianne – Bien sûr…

Charlie – Une petite signature et on n’en parle plus ?

Jane signe.

Jane – Et voilà.

Charlie prend le contrat. Mick arrive.

Mick – Tout se passe bien ?

Le portable de Jane sonne.

Jane – Oui… Non ? Oui, oui, bien sûr… Oh, mon Dieu… Ok, j’arrive tout de suite…

Elle range son portable.

Mick – Apple ?

Jane – Flora vient d’accoucher… Je passe chercher mon sac dans mon bureau et je file tout de suite à la clinique. Vous vous rendez compte, Mick ? Des sextuplés !

Elle s’en va précipitamment.

Marianne – Flora ? C’est qui, cette Flora.

Mick – Ah, je ne vous ai pas dit ? Comme Jane et moi, on ne pouvait pas avoir d’enfants ensemble, on a eu recours à une mère porteuse… Et puis entre nous, c’est beaucoup plus pratique. Et beaucoup moins cher qu’on ne l’imagine, finalement…

Il sort, suivi par Marianne dans un état second. Charlie reste en tête à tête avec Bérangère.

Bérangère – Tu t’en sors bien… Ils voulaient te virer…

Charlie – Je sais…

Bérangère – Mais alors pourquoi tu n’as rien dit ?

Charlie – Tu aurais passé le week end avec moi, sinon ?

Bérangère – Salaud ! Et tu savais aussi que tu avais remporté le budget Apple ?

Charlie – Je n’ai pas remporté le budget Apple.

Bérangère – Je ne comprends pas…

Charlie – C’est moi qui ai appelé Jane vendredi en me faisant passer pour le directeur de Apple en France.

Bérangère – Tu t’es bien foutu de ma gueule…

Charlie – Maintenant que j’ai un salaire annuel à six chiffres, je ne désespère pas de te garder. Et puis tu es célibataire, non…?

Bérangère – Ce n’est pas toi qui a prévenu Hubert au moins ?

Charlie (pas convainquant) – Moi ? Mais comment tu peux même penser une chose pareille ?

Bérangère – Tu t’es bien fait passer pour le successeur de Steve Jobs…

Charlie – Et puis songe que grâce à moi, tu as eu une augmentation, toi aussi.

Bérangère – Mais dès demain, ils vont s’apercevoir que tu les as baladés !

Charlie – Ils ont signé nos contrats, non ? Qui vivra verra…

Bérangère – La boîte était déjà en faillite, alors avec le montant astronomique de nos nouveaux salaires…

Charlie – La Grèce aussi est en faillite… Et le Parthénon est toujours là…

Bérangère – C’est l’Acropole, à Athènes.

Charlie la prend par les épaules.

Charlie – Je crois en nous Bérangère. La vie est un pari audacieux sur l’avenir. L’état aussi emprunte pour payer les intérêts de sa dette !

Bérangère – Mmm.

Charlie – D’ailleurs je pourrais aussi décider d’aller me faire embaucher dans une autre agence avant qu’on me vire. Maintenant que je suis le créatif le mieux payé de Paris, on va s’arracher mes services…

Charlie et Bérangère sortent. Jane et Mick reviennent, suivis de près par Marianne

Mick – On dîne ensemble ce soir pour fêter ça ? Vous m’avez promis…

Jane – D’accord… Bon, il faut que je file… (À Marianne) Si vous en voulez un, n’hésitez pas. On ne va quand même pas pouvoir les garder tous les six.

Marianne est anéantie.

Mick – Je crois qu’une introduction en bourse s’impose, maintenant, non ? Et il faudra aussi qu’on parle de mes stock options…

Le téléphone de Jane sonne.

Jane – Il était une fois dans l’web, j’écoute…

Marianne – Vous ne serez jamais le père de ces sextuplés, Mick…

Jane leur tourne le dos pour répondre à son appel.

Jane – Oui, c’est elle même.

Calmement, Marianne déplie un couteau.

Mick (sans se méfier) – Qu’est-ce que c’est ? Un couteau suisse ?

Marianne – Exactement. J’en ai toujours un sur moi.

Mick – Qu’est-ce que vous comptez faire avec ça ? Déboucher une bonne bouteille pour fêter ces heureux événements ?

Marianne – Vous allez voir…

Elle poignarde Mick, qui s’écroule.

Jane – La Société Générale, oui… Écoutez, soyez complètement rassurés au sujet de notre découvert bancaire. J’attendais d’être tout à fait sûre pour vous appeler, mais maintenant je peux vous le dire avec certitude : tous nos petits problèmes sont définitivement réglés…

Noir. Lumière. Tous les comédiens reviennent sur scène pour une petite chorégraphie sur

la musique de la chanson Start Me Up des Rolling Stone.

  

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger :

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-36-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Il était une fois dans le web Lire la suite »