Temps

Comme un poisson dans l’air

Journal intime d’un comique ordinaire

Monologues poétiques, psychanalytiques et néanmoins humoristiques

La vie, ce n’est pas la mer à boire, mais on s’en fait souvent une montagne. De ces montagnes à l’envers que sont les gouffres les plus profonds et qui, alimentés par des cascades de rires et des torrents de larmes, en reviennent encore et toujours à la mer. Sans être philosophe, et sans s’allonger sur le divan d’un psy, à nos moments perdus, chacun d’entre nous s’interroge sur le sens de la vie. En tout cas le sens de la sienne. L’existence ordinaire d’un être qu’on voudrait moins banal. À travers ces monologues croisés qu’on appelle dialogue, nous nous posons ainsi de petites questions sans grandes réponses. Ou même de grandes questions sans un petit début de réponse. À moins que le train train quotidien ne vienne soudain à dérailler pour nous précipiter, pris de vertige, au bord du vide insondable du sens. Comme le décrit Freud dans son célèbre essai « Psychopathologie de la vie quotidienne », c’est à partir d’un simple coq à l’âne qu’un fond tourmenté peut remonter à la surface, pour laisser entrevoir entre les vagues, tel un monstre marin, un sens interdit… qui constitue l’essence tragi-comique de nos existences ordinaires.


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Spectacle du Festival d’Avignon Off 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE (À LIRE OU IMPRIMER) 


COMME UN POISSON DANS L’AIR

Jean-Pierre Martinez


1 – Sans titre

2 – Richophobie

3 – Divan

4 – Les petites heures

5 – Salles obscures

6 – Auto-stop

7 – Il était une dernière fois

8 – Définition de l’amour (par défaut)

9 – La volupté de l’ennui

10 – Sur le fil

11 – Le ménage

12 – Comme avant

13 – Le remplaçant

14 – Parler du beau temps

15 – Notre père qui êtes en nous

16 – Faire tomber la neige

17 – Demi-vœux à la Nation

18 – Death Valley 

19 – Ici ou là

20 – Laissez-moi rire

21 – Retour à Ithaque


1 – Sans titre

Il y a quelqu’un ? Non… Alors vous êtes comme moi. Vous non plus, vous n’avez pas vraiment réussi à devenir quelqu’un. Etre le fils de personne, ça va encore. Certains sont même devenus très célèbres. Il y a des précédents. Mais qui se souvient encore des parents du fils de personne ? Personne. Moi, depuis que je suis arrivé au monde, on m’a toujours dit : si tu veux devenir quelqu’un, dans la vie, il ne faut pas faire n’importe quoi. Et croyez-moi, tous ceux qui m’ont dit ça, ça n’était pas n’importe qui. Alors j’ai essayé de faire quelque chose de moi. Pour devenir quelqu’un, comme eux. Mais je ne suis arrivé à rien, je le sais bien. Je n’ai jamais su quoi faire de ma peau. Je ne suis qu’un numéro, comme on dit. Un drôle de numéro, même, à ce que disent certains. Je n’ai pas dû faire ce qu’il faut. Alors je fais ce que je peux. Je fais mon numéro, justement. Je suis un comique, comme ils disent : Oh, celui-là, c’est un comique ! Est-ce qu’un comique peut vraiment devenir quelqu’un ? Pour ça, il faudrait qu’on le prenne au sérieux… Mais même moi, je n’arrive pas à me prendre au sérieux. Mon médecin, quand je vais le voir pour un arrêt de maladie, il me répète toujours : Arrêtez de jouer la comédie ! Sans parler de mon banquier qui me prend pour un clown. Est-ce que vous prêteriez de l’argent à un clown, vous ? qu’il me dit tout le temps. Surtout à taux zéro… Quand on prête à rire, on n’est pas sûr d’être remboursé, c’est sûr… C’est pour ça que les comiques finissent rarement propriétaires de leur dernière demeure. Moi non plus, je n’ai pas de chez moi. Il paraît même que j’ai l’air de ne pas savoir où j’habite. Si encore j’avais rencontré quelqu’un dans la vie. Tu devrais essayer de rencontrer quelqu’un, comme ils disent. Mais si vous croyez que c’est facile de nouer une relation sérieuse avec une personne qui ne sait même pas où elle habite. Je ne demandais pourtant pas grand chose. Pas forcément quelqu’un de… Si au moins j’avais tiré le bon numéro. Mais non. Je n’ai tiré que de sacrés numéros, croyez-moi. Aucune relation stable. Quelques intermittentes parfois. Beaucoup de faux numéros. Mais jamais le numéro complémentaire. Alors le numéro gagnant… Et maintenant, c’est trop tard, hein ? Je n’en ai plus pour longtemps, je le sais. Et je sais bien qu’après ma disparition, personne ne dira : celui-là, c’était quelqu’un. Est-ce qu’on peut même parler de disparition s’agissant d’une personne qui n’a jamais réussi à devenir quelqu’un ? Non, à mon enterrement, on dira : celui-là, c’était un comique. S’il y a quelqu’un à mon enterrement, bien sûr. Vous avez remarqué, à l’enterrement des gens célèbres, il y a toujours une foule d’anonymes, comme ils disent dans les journaux ? La foule des anonymes… Mais sur la tombe des inconnus, il n’y a jamais personne. Et surtout pas des célébrités. Ou alors, il faut être soldat sans papier, mourir au champ d’honneur, et avoir beaucoup de chance à titre posthume. Non, en temps de paix, il ne faut pas rêver. Personne ne ranimera jamais la flamme de tous les morts qui n’ont jamais réussi à devenir quelqu’un de leur vivant…

2 – Richophobie

Pardon, mais avant de commencer, je voudrais vous poser une petite question. Non mais rassurez-vous, ce n’est pas pour un sondage. Parce que j’en connais des comédiens comme moi, qui profitent du système. On le connaît tous, le truc. Ils prétendent faire un one man show, ils rameutent leurs amis dans un théâtre en leur vendant des places sur billetreduc. En réalité, ils travaillent pour un institut de sondage, et ils en profitent pour vous administrer un questionnaire interminable. Il faut bien dire que le système entretient la confusion, aussi : maintenant tous ceux qui font des petits boulots sont payés comme intermittents. Il paraît que ça coûte moins cher à la société. Ça doit être ça qu’on appelle la société du spectacle. Bref, je vous rassure, ma question est parfaitement gratuite et tout à fait désintéressée. Alors voilà. Est-ce qu’il y a des riches dans cette salle ? Personne ? Non, mais rassurez-vous, je ne suis pas non plus payé pour dénoncer au Trésor Public ceux qui auraient oublié de payer leur ISF. Non, vraiment ? Aucun riche ? Bon. Dans ce cas, je vais pouvoir vous exposer mon petit problème sans choquer personne. Alors voilà. Parfois, je me demande si je suis tout à fait normal. Tout le monde est supposé envier les riches, non ? Vous aussi, j’imagine. Et bien pour moi, je ne sais pas pourquoi, la richesse c’est un peu comme une maladie honteuse. Une maladie socialement transmissible, si vous préférez. Une saloperie qu’on attrape par des rapports non protégés avec de pauvres gens déjà atteints de cette affection. Je ne sais pas, la richesse, ça me dégoûte un peu. Oui. Les riches m’inspirent une sorte de mépris apitoyé. C’est ça qu’on appelle la condescendance, je crois. Oui, c’est ça. Je porte sur les gens riches un regard condescendant. Non mais j’ai bien conscience que c’est absolument déplacé. Ce sont les riches qui devraient me regarder de haut. Puisque je n’ai pas réussi à devenir comme eux. Tout le monde a envie de devenir riche, non ? À part ceux qui le sont déjà, évidemment. Et encore. Ceux-là ont sûrement envie d’être encore plus riches. C’est addictif, l’argent, vous savez ? Et on est toujours le pauvre de quelqu’un. Regardez, à chaque fois qu’un Président de la République est élu en France, il commence par relever le seuil de l’ISF juste au-dessus du montant supposé de son propre patrimoine. Histoire qu’on ne l’accuse pas de faire partie des gens riches, justement. La preuve que ce n’est pas si glorieux que ça. Mais j’en reviens aux riches, les vrais. Pas ceux qui ont juste atteint le seuil de la richesse, comme d’autres s’enfoncent sous le seuil de la pauvreté. Non, ceux pour lesquels il n’y a pas photo. Les millionnaires, comme on disait autrefois, du temps des anciens francs. Eh oui, à cette époque-là, c’était beaucoup plus facile d’être millionnaire, évidemment. Cent fois plus facile qu’avec les nouveaux francs. Donc presque sept cents fois plus facile que depuis le passage à l’euro. Vous vous rendez compte ? À cette époque là, on était millionnaire pour à peine plus de 150.000 euros. Vous êtes toujours sûrs qu’il n’y a aucun millionnaire dans la salle ? Même en anciens francs ? Même à crédit ? Dans ce cas, c’est que vous êtes locataires et que vous habitez dans un HLM. Parce que maintenant, si vous êtes propriétaire d’une chambre de bonne à Paris, vous êtes forcément millionnaire en anciens francs. Au prix où est le mètre carré dans la capitale. Ce n’est pas formidable, ça ? On n’a peut-être pas réussi à inverser la courbe du chômage, mais aujourd’hui, une simple bonne, propriétaire de sa chambre mansardée au septième étage sans ascenseur est virtuellement millionnaire. À condition de la revendre à un autre millionnaire pour aller prendre sa place sous les ponts, bien sûr… C’est pour ça que les millionnaires, c’est fini. Pour être riche, aujourd’hui, il faut être milliardaire. En ancien francs en tout cas. C’est l’inflation. La bulle immobilière, comme on dit. Mais les bulles, on sait bien à qui ça profite. Pendant que les pauvres se contentent d’une aspirine effervescente non remboursée par la Sécu pour faire passer leur gueule de bois, les riches s’enfilent des magnums de champagne duty free pour faire passer leur caviar. La bulle immobilière, c’est surtout le rétablissement de l’esclavage, oui. Au temps d’Autant en emporte le vent, les esclaves, au moins, ils étaient en CDI. Les Noirs travaillaient gratuitement pour un vaste domaine colonial. Les esclaves d’aujourd’hui travaillent au noir pour rembourser le crédit de leur minuscule appartement. Et pour espérer être affranchis, ils doivent payer leur vie durant deux smic par mois à leur banque… alors qu’ils n’en gagnent qu’un seul. Bon, mais où je voulais en venir, avec tout ça ? Ah oui, les riches ? Non mais franchement. Vous les enviez vraiment, vous, ces pauvres gens ? Après un déjeuner à la Tour d’Argent, pour rentrer à Neuilly, devoir remonter toute la rue du Faubourg Saint Honoré en Ferrari, alors qu’on a déjà du mal à circuler en Vélib ? Merci, très peu pour moi. D’accord, ça m’amuserait sûrement de pouvoir aller dormir dans un palace comme le Hilton à Paris. Surtout s’il porte mon nom, et que je n’ai même pas à payer la note, comme Paris Hilton. Mais bon, pour ça, à la rigueur, je peux toujours casser mon Livret A et aller passer une nuit à l’Hôtel Martinez à Cannes. Je ne suis pas si pauvre que ça, non plus. Mais après ? Non, et puis il y a un gros inconvénient à être riche, c’est qu’on ne peut plus fréquenter que des gens riches. Ben oui, quand vous êtes milliardaire, vous ne pouvez pas partir en vacances avec un pote smicard. Ça fausse les rapports, forcément. D’accord, quand vous êtes pauvres, c’est pareil. Vous êtes condamnés à rester entre vous. Mais moi je dis que les pauvres sont beaucoup plus marrants. Il y en a même de très sympas, j’en connais. Pas prétentieux, ni rien. Ok, tous les riches ne sont pas pareils, c’est vrai. Il y en a qui sont pires que les autres. Le nouveau riche, surtout, qui n’a pas encore l’habitude. La richesse, c’est un mode de vie, vous comprenez. Ça s’apprend. Alors le nouveau riche, lui, il ne sait pas. Il commet des impairs évidemment, et les autres ne se gênent pas pour le lui faire sentir. Vous vous voyez, vous, dîner à la Tour d’Argent ? On ne saurait pas comment se comporter. Vous arrivez, vous descendez de votre Ferrari, un voiturier vous tend la main pour prendre vos clefs de bagnole et aller la mettre au garage pendant que vous vous tapez la cloche avec un top model. Vous vous imaginez donner les clefs de votre Twingo à un inconnu avant d’aller vous taper le boudin à l’ardoise au bistrot du coin ? Vous auriez trop peur qu’il ne revienne jamais avec votre caisse pourrie dont vous n’avez même pas fini de payer les traites. Alors une Ferrari, vous pensez bien… Non, la richesse, ça ne s’improvise pas. Ça nécessite un apprentissage. Tandis que la pauvreté, c’est naturel. Personne n’a jamais reproché à un nouveau pauvre de manquer de tact en fréquentant pour la première fois les Restos du Cœur. On sait tout de suite quelle cuillère on doit prendre pour la soupe ou pour le Flamby, il n’y en a qu’une. Et puis les nouveaux pauvres, ça n’existe pas trop, en fait. Quand on est pauvre de naissance, on le reste toute sa vie, et pour les riches, c’est pareil. Il y a des riches qui font faillite, bien sûr. Mais un riche une fois ruiné, c’est encore un type qui a beaucoup plus d’argent que vous. Ce qui m’amène d’ailleurs à vous poser une deuxième question… Est-ce qu’il y a des pauvres dans cette salle ? Oui, je sais, si vous êtes là, c’est que vous avez pu vous payer une place de théâtre sans empiéter sur votre budget coquillettes, mais bon. Il pourrait aussi y avoir quelques invités. Non, parce que les pauvres, entre nous, il y en a des cons aussi… Pourquoi croyez-vous que les gens se traitent de pauvre con à longueur de journée ? Le pire, il me semble, c’est le pauvre militant. Le prolétaire encarté, vous voyez ? Celui qui est pauvre, fier de l’être, et qui voudrait que tout le monde le soit avec lui, par solidarité. Non parce qu’il n’y a pas de raison d’avoir honte d’être pauvre, d’accord, mais il n’y a pas non plus de quoi se vanter. On ne leur reproche pas d’être pauvres, ils n’ont rien fait pour mériter ça. Mais alors il faut être juste. Il ne faut pas reprocher aux riches d’être riches. La plupart d’entre eux n’ont rien fait non plus pour le devenir. L’idéal, évidemment, ce serait qu’il n’y ait ni pauvres ni riches. Que des gens comme nous, quoi. À l’aise, sans plus. Juste un million en dessous du seuil de l’ISF. Mais ça n’arrivera pas, si ? On a déjà essayé. En Russie ou en Chine. Ça finit toujours par quelques millions de morts, et à la fin les pauvres sont encore plus pauvres et les riches encore plus riches. Et puis surtout, ce ne serait pas juste. Les pauvres n’ont pas besoin des riches pour savoir qu’ils sont pauvres, c’est un fait. Mais les riches, eux, ils ont besoin de sentir qu’il y a des pauvres pour profiter pleinement de leur richesse. Non, vous avez raison, je devrais être plus tolérant avec les riches. Et puis on ne sait jamais. Le xénophobe, il s’en fout. Il ne risque pas de devenir étranger du jour au lendemain. À condition de ne pas trop s’éloigner de chez lui. Mais le richophobe, allez savoir. Personne n’est complètement à l’abri de devenir riche. Même les comédiens… Même quand ils travaillent du chapeau… et qu’ils sont payés au chapeau. Alors ? Vous me la montrez, la couleur de votre argent ?

3 – Divan

Je m’allonge ou…? Ok… Je ne sais pas très bien par où commencer… J’ai trouvé vos coordonnées dans l’annuaire… On peut demander à un ami si il connaît un bon dentiste pas trop cher et qui ne fait pas mal, mais… quelqu’un comme vous. Alors, j’ai consulté les pages jaunes… Et puis j’ai choisi votre nom au hasard dans la liste… Plutôt longue, la liste, hein ? Un job payé en liquide, par les temps qui courent… Il paraît qu’on n’a pas besoin de diplôme pour faire votre métier ? Qu’il suffit d’avoir été client pour se mettre à son compte… C’est vrai ? Alors moi aussi, après, si je veux… Je vais considérer que je suis en formation alors. Mais ça ne vous fout pas un peu les boules que tous vos clients deviennent des concurrents potentiels ? Vous imaginez ? Je vais voir mon boucher, je prends une tête de veau, et en sortant j’ouvre une boucherie juste en face… Ça ne risque pas d’arriver, remarquez, j’ai horreur de la viande… Même avec les œufs, j’ai du mal. Bon, j’en mange de temps en temps, mais… Il paraît que les oiseaux sont les descendants des dinosaures… Alors un œuf, c’est un peu un fœtus de dinosaure, non ? En fait, je n’ai pas choisi votre nom tout à fait par hasard… Vous étiez le dernier sur la liste… Comme votre patronyme commence par un Z… J’ai sûrement voulu réparer une injustice… C’est mon côté Zorro. Oui, j’imagine que les autres choisissent toujours le premier de la liste… Monsieur Aa, Madame Ab, ou Monsieur Bb… Je me doute de ce que vous avez dû endurer pendant vos études… Si vous en avez fait… Toujours le dernier à passer à la casserole… Moi, ça va. Je suis dans les M… Plutôt dans le peloton de queue, mais bon… Tiens, c’est marrant, moi c’est à la fin de mon nom qu’il est le Z… Mon père était espagnol… Je ne sais pas pourquoi je dis « était », parce qu’il l’est toujours… Je veux dire, vivant. Enfin, je crois… Mais est-ce qu’on peut dire qu’il est encore espagnol ? Il a été naturalisé… Naturalisé français, je veux dire… Pas empaillé… Ou congelé… C’est dingue, toutes ces bonnes femmes qui mettent leurs marmots au congélateur, non ? Entre le poisson pané et les esquimaux… Si seulement les enfants pouvaient faire la même chose avec leurs parents… Les conserver comme ça au congélo en attendant de savoir quoi en faire… Pourquoi je vous raconte tout ça, moi…? Ah, oui, le Z ! Alors il faut que je vous raconte tout depuis le début, c’est ça ? De A à Z. Ou plutôt de M à Z… Puisque pour moi ça commence à M… Je n’ai jamais aimé mon prénom… Vous avez remarqué, à la télé, dans les films ? L’abruti de service s’appelle toujours Jean-Pierre… Comme dans Ma Sorcière Bien Aimée, par exemple. Vous connaissez ? Mais si, le mari de Samantha ! Eh ben le con, dans l’affaire, c’est lui. Elle, elle rame toute la journée pour lui éviter la honte de passer pour le con qu’il est vraiment. Et elle n’a pas trop de tous ses pouvoirs magiques pour empêcher ça. Bon, elle l’aime, son Jean-Pierre, parce qu’il est gentil. Gentil, mais con. C’est l’idée qu’on se fait des Jean-Pierre, en général. Moi aussi, j’ai une fille. J’aurais dû l’appeler Tabatha. Je ne veux pas dire par là que ma femme est une sorcière. Ce serait plutôt une fée… Pour arriver à me supporter… C’est ce que ma mère lui dit toujours, d’ailleurs : Comment vous faites pour le supporter ? Elle est normande, ma mère. Comme les vaches. Alors le lait, le beurre, la crème… Qu’est-ce qu’on a pu en bouffer… Je ne digère pas, moi, le beurre. Je dois tenir ça de mon père. En Espagne, c’est plutôt l’huile d’olive. Il lui disait toujours : Pourquoi tu mets autant de crème dans la soupe ? Il aurait mieux fait de lui demander pourquoi elle ne mettait pas plus de soupe dans sa crème… C’était plus fort qu’elle, apparemment… L’atavisme… Finalement, mon père a trouvé quelqu’un d’autre pour lui servir la soupe… À la maison, maintenant, c’est moi qui cuisine. Comme ça, au moins, je sais ce que je mange. Vous ne dites rien, hein ? Mais vous n’en pensez pas moins. Vous vous demandez sûrement pourquoi je suis venu vous voir. Si je le savais, je ne serai pas venu, j’imagine. Enfin si, il y a quand même quelque chose. Comment vous dire ça ? Plus ça va… plus je me sens proche du minéral. Je ne sais pas pourquoi. Vous connaissez la formule : plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien ? Moi, plus le temps passe, plus les gens m’ennuient. Les chiens aussi, d’ailleurs. C’est avec les pierres que je me sens vraiment à l’aise… Une vie d’homme… C’est trop court, non ? Alors une vie de chien… Tandis qu’une pierre, ça ne vieillit pas… Même les arbres, ça ne me dit plus rien. Pourtant, il y en a qui ont plus de mille ans. Mais un arbre aussi ça finit par mourir. Ça peut même avoir des maladies. Et puis c’est bouffé par les vers, comme le reste. Ça finit par réintégrer la chaîne alimentaire. Une pierre, non. Personne ne mange de cailloux ! Sauf les poules, c’est vrai… Pour fabriquer la coquille de leurs œufs. Vous avez raison, on ne peut pas dire non plus que les pierres soient vraiment éternelles… Vous croyez que les dinosaures aussi bouffaient des cailloux pour fabriquer leurs œufs ? Dans ce cas, à quoi bon être une pierre ? Si c’est pour finir en coquilles vides après une omelette… Alors pourquoi j’aime les pierres, docteur ? Je veux dire Monsieur Z. Vous croyez que ça a quelque chose à voir avec mon nom ? Jean Pierre M.

4 – Les petites heures

Les petites heures, vous connaissez ? Un, deux, trois, quatre… À cinq, on serait déjà tiré d’affaire. Il suffirait de patienter un peu en écoutant la radio. Mais on se réveille, et on regarde par la fenêtre. Pas une lueur. On tend l’oreille. Pas un chant d’oiseau. Les diurnes dorment encore, les nocturnes sont déjà couchés. Aucun espoir de lendemain proche. On est au plus profond de l’obscurité, dans la contrée d’aucun homme, la nuit des dormeurs éveillés. Bien sûr, un effort suffirait pour se lever, et marcher. Mais ce serait prématuré. Presque contre nature. Voir la nuit avant d’avoir vu le jour… Alors on doit rebrousser chemin. Repasser la frontière. Revenir là où rien ne peut encore nous atteindre. Où rien ne peut nous attendre. Où personne ne peut nous entendre. L’au-delà est l’en deçà d’un éternel réversible. Je compte jusqu’à cent. À l’envers. Quatre-vingt dix-neuf, quatre-vingt dix-huit… Espérant qu’avant la fin de ce compte à rebours, j’aurai cessé de compter. Les nuits de grande insomnie, je commence à sept milliards. Six milliards neuf cent quatre-vingt dix neuf millions neuf cent quatre-vingt dix neuf mille neuf cent quatre-vingt dix neuf autres, avant que mon tour vienne dans cette vaste salle d’attente à ciel ouvert qu’est le monde des vivants. Combien de temps pour effeuiller une à une toutes ces existences qui ne sont pas la mienne, pour me reconnaître dans cette foule et trouver mon sommeil ? Une nuit pour savoir qui on est. Ce qui nous distingue des autres. Une vie pour découvrir tout ce qui n’est pas nous. Mourir. Se fondre à nouveau dans l’indistinct. Dormir. Lâcher prise. Avec la peur de se réveiller un autre. Dans une obscurité qui serait un cauchemar sans espoir de matin. Ce qui me tient en vie, qui me tient en éveil, c’est la peur de sombrer par une mauvaise nuit, dans le mauvais sommeil, la fatigue éternelle. L’insomnie est une course immobile contre le temps. Une victoire provisoire. Quatre, trois, deux, un… Suspendues entre la torpeur de la nuit et la brutalité du réveil, les petites heures égrènent le temps compté des insomniaques.

5 – Salles obscures

Vous vous demandez ce que je fais, non ? Eh ben je suis comme vous. J’attends… Qu’il se passe quelque chose… Quoi ? Je n’en sais rien moi… Si je savais… J’attends que ça s’améliore… Je pourrais me lever, et aller faire un tour en attendant, vous me direz… Vous aussi, d’ailleurs… Mais non… Je ne pense pas que ce soit très prudent… Des fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant pendant notre absence… Ok, pour l’instant, il ne se passe rien. Mais ça peut redémarrer au moment où on s’y attend le moins. Subitement… Vous savez, c’est comme quand on est au cinéma, et que le film s’arrête tout d’un coup, parce que la pellicule a fondu sous la chaleur du projecteur. La lumière se rallume et on est là comme des cons, éblouis, comme si on nous avait brutalement tiré d’un rêve. On reprend peu à peu ses esprits et on se met à attendre. À espérer que le film reparte le plus vite possible. Qu’on nous replonge dans notre coma artificiel en relançant la bobine. Et puis on se rend compte qu’on ne sait absolument pas combien de temps va durer la panne. Peut-être que c’est plus grave que ça, et que la séance va être annulée. En fait, on n’est même pas sûr qu’il y ait vraiment quelqu’un en cabine pour recoller les morceaux. Et si le projectionniste s’était barré juste après avoir lancé le film ? Au bout d’un moment, le plus courageux des spectateurs se lève pour aller voir ce qui se passe. Sous le regard admiratif de tous les autres, restés lâchement assis à attendre que quelqu’un se décide. Mais le héros ne sait pas où aller pour sauver du naufrage ses camarades d’infortune. C’est très mystérieux, une cabine de projection. Il n’y a pas de fenêtre. Juste une meurtrière pour laisser passer la lumière du projecteur. On ne sait même pas où est la porte d’accès dérobée de cette citadelle interdite. Alors le type sort de la salle, retourne jusqu’à l’entrée du cinéma et demande ce qui se passe à la caissière de garde, qui évidemment n’est pas au courant. Elle ne sait pas non plus où est le projectionniste. Apparemment, personne ne l’a jamais vu. Mais elle dit qu’elle va se renseigner. Le type revient dans la salle après cet acte de bravoure, se préparant à rendre compte et s’attendant à être applaudi pour son initiative audacieuse, malgré le résultat plus qu’incertain de sa démarche. Mais quand il ouvre la porte, il s’aperçoit que la salle est à nouveau plongée dans le noir. Le film a déjà redémarré ! Sans lui ! Il s’est fait avoir. Il se dit qu’il aurait mieux fait d’attendre tranquillement avec les autres que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Avec tout ça, il a raté un bout du film. Quelques secondes, pas plus. Mais c’était peut-être une scène clef. Imaginez que dans Citizen Kane, vous ratiez la luge d’entrée… Sans compter que ces quelques images manquées s’ajoutent à celles probablement sacrifiées par le projectionniste pour bricoler une réparation à la va vite en ressoudant les deux bouts fondus de la pellicule. Maintenant, je vais être définitivement largué, se dit le revenant dont les yeux ne se sont pas encore réhabitués à l’obscurité. Il regagne son siège à tâtons, et demande en chuchotant à sa voisine de lui résumer ce qui s’est passé pendant son absence. La fille s’apprête à lui répondre à contrecœur, craignant à son tour de rater une réplique essentielle pendant cette remise à niveau, quand derrière eux une voix agacée crie : Chuuuut ! Alors la fille, soulagée, lance un regard désolé au gêneur avant de tourner à nouveau vers l’écran ses beaux yeux fascinés, tout en replongeant avec volupté la main dans son paquet de pop corn. The show must go on ! Mais le pauvre zombie, lui, ne comprend plus rien au film… Alors je préfère attendre... (Un temps). Vous savez combien ça rapporte, un livret A, en ce moment…? Trois pour cent par an… Vous placez votre SMIC à la caisse d’épargne, vous vous faites congeler pendant cinq cents ans. On vous passe au micro-onde, et vous êtes multimillionnaire. Là, ça vaut le coup d’attendre, non ? 

6 – Auto-stop

Vous allez où ? Vous ne savez pas…? Bon, ben… Montez, je vous emmène. Vous n’avez que ça comme bagages ? Vous avez raison. Quand on ne sait pas où on va, pas la peine de se charger. Moi, j’ai juste un petit sac. Une brosse à dents. Des chaussettes de rechange. Un maillot de bain, au cas où… Oubliez pas d’attacher votre ceinture, il y a des contrôles, parfois. Moi non plus, d’ailleurs, je ne sais pas très bien où je vais. J’ai pris quelques jours. Je vais essayer de trouver un endroit calme, pour faire le point. J’ai une vague idée de roman… Avec les ordinateurs portables, maintenant, c’est pratique. On peut écrire où on veut. Même chez soi. J’ai aussi internet, là-dessus ! Quand je quitte la maison, j’emmène la boîte aux lettres. C’est pas mal, ce coin, non ? Dommage qu’ils annoncent un temps pourri. J’aime bien rouler, comme ça. Déjà parti, pas encore arrivé. J’ai l’impression d’exister un peu. Ça doit être pour ça que je ne finis jamais rien. Le nombre de romans que j’ai pu commencer ! Quand j’étais gosse, ce que je préférais, c’était le trajet entre chez moi et l’école. Je faisais durer le plaisir, en allant le plus lentement possible. Mais… on a beau prendre son temps, on finit toujours par arriver quelque part. Il faut absolument que je mette de l’essence, là. Vous me dites si vous voyez une pompe ? Ouais… Quand j’étais gamin, j’étais terrifié par la certitude que j’allais mourir un jour. C’est le destin de tout le monde, hein ? Alors j’ai d’abord tenté de me persuader que je n’étais pas comme tout le monde. Mais très vite, j’ai dû me faire à l’idée que je n’étais pas Jésus Christ. Seul un temps élastique me séparait d’une mort certaine. Peut-être même prématurée ! Non seulement j’étais sûr de mourir, mais je ne savais pas quand. Bref, ça devenait urgent de ralentir pour ne pas mourir de façon précipitée. Qu’est-ce qu’il a à klaxonner comme ça, celui-là ? Double, si tu es tellement pressé ! Je disais quoi ? Oui, donc, faute de pouvoir arrêter le temps, après, j’ai essayé de retenir chaque instant. Pour qu’il s’écoule moins vite, voyez. Avec l’espoir secret qu’un souvenir plus dense finirait par enrayer le sablier. Pour commencer, j’ai choisi un moment, au hasard, et j’ai décidé arbitrairement de le retenir toute ma vie. Et ça a marché ! La première fois… Un moment inoubliable ! Quoique absolument sans intérêt… Je n’ai jamais pu réitérer cet exploit. De toute façon, depuis le temps, j’ai changé de point de vue sur l’existence, hein ? On meurt, bien sûr, mais on ne disparaît jamais complètement. Rien ne se perd, rien ne se crée. Hélas, avec le temps, cette certitude d’un éternel retour me terrorise encore plus que celle d’une fin définitive. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Et qu’est-ce qu’on va devenir quand on sera mort ? C’est vrai, c’est effrayant, la réincarnation, si on y pense. Même si on n’est pas complètement satisfait de sa vie actuelle, rien ne dit qu’une fois ressuscité, on ne va pas se retrouver dans la peau de quelqu’un encore plus malheureux que soi… Il y a tellement de misère, dans le monde. Ça ne vous fout pas les jetons, à vous, cette roulette russe ? Non, on ne sait pas où on va. On ne sait même pas d’où on vient ! Est-ce qu’un papillon se souvient d’avoir été une chenille ? L’homme ne se souvient même pas d’avoir été un singe. Ah, une pompe à essence ! J’ai bien cru qu’on allait tomber en panne sèche. Si vous voulez en profiter pour vous dégourdir les jambes. Ou passer aux toilettes. Prenez votre temps, on n’est pas pressés. On ne sait pas où on va…

7 – Il était une dernière fois

Il faut s’attendre à tout, dans la vie. Se tenir prêt. Le matin, on se lève. Comme tous les jours. On ne sait jamais si ce ne sera pas le dernier matin du dernier jour de sa vie. Bon, il y a des fois où on peut s’en douter un peu, hein…? Quand on ne se lève même plus, par exemple. Qu’on est atteint d’une longue maladie, une longue maladie qui tire plutôt vers sa fin, voyez, et que l’aumônier de l’hôpital est passé à tout hasard pour vous demander si vous n’aviez vraiment besoin de rien. Là, on se dit que si ce n’est pas pour aujourd’hui, en tout cas, ça ne va pas tarder. Quand on s’apprête à sauter de l’avion en plein vol, en regardant vers le ciel pour ne pas voir en bas, et qu’on imagine ce qui se passerait si le parachute ne s’ouvrait pas. Alors on vérifie une dernière fois que l’anneau n’est pas coincé. Que la toile n’est pas déchirée. Que par mégarde, on ne s’apprête pas à se jeter dans le vide avec son sac de couchage. Même si on n’est pas croyant, on fait son signe de croix au cas où. Ça ne mange pas de pain. Et puis, toute honte bue, on peut toujours décider de ne pas sauter. Rester dans l’avion, sonner l’hôtesse, et commander un whisky. En attendant que l’avion se pose en douceur. Ou qu’on s’écrase. Mais tous ensemble. Quand on est matador, et qu’on s’apprête à tuer six taureaux d’affilée, de cinq à sept. Et si l’un d’eux ne l’entendait pas de cette oreille ? Ni une ni deux, le bœuf qu’il a failli être pourrait se rebiffer. Combien de temps survivra-t-on encore à cette boucherie à ciel ouvert ? Depuis la nuit des temps, tuer pour vivre, c’est un métier à risque. Dans le couloir de la mort, quand on entend des bruits de pas derrière la porte, aux petites heures, et que le room service vous apporte sur un plateau le petit déjeuner continental, servi dans de la vaisselle fine, au lieu du jus de chaussette habituel dans un quart en fer blanc. Alors là, on sait qu’il faudra libérer la chambre avant midi, que l’addition ne va pas tarder, et qu’on n’y coupera pas. Quand on saute à l’élastique, et qu’on sait qu’il peut craquer. Quand on craque et qu’on saute sans élastique. Quand on saute avec un préservatif et qu’il craque. Quand on craque et qu’on saute sans préservatif, parce que le pape a dit que non. Que celui qui a déjà pêché lui lance la première capote usagée. Quand on se lève le matin, et qu’on ne sait plus pourquoi. Quand on pense qu’à vivre, on n’y survivrait pas. Quand on préfère mourir pour quelque chose, plutôt que de vivre pour rien. Quand on meurt de faim, qu’on ne pèse déjà plus rien, et qu’on ne peut pas faire autrement. Quand on nous a trop souvent dit d’aller nous faire pendre. Oui. Il y a des fois où on peut se douter qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Et puis il y a les fois où on ne voit rien venir. Les fois où on s’en va comme on est venu. Par accident. Où on meurt comme on a vécu. Bêtement. Les fois où on décède par hasard. Sans préavis. Où on meurt par erreur. Sans faire-part. Un jour on se lève le matin, et il n’y en aura pas d’autres. Et on ne le sait pas. Il y a des fois où on meurt sans prévenir.

8 – Définition de l’amour (par défaut)

Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

9 – La volupté de l’ennui

Je m’ennuie, pas vous ? Non, mais je ne m’ennuie pas spécialement avec vous. Je m’ennuie en général. Avec ou sans vous. Je me suis toujours beaucoup ennuyé, d’ailleurs. Depuis que je suis tout petit. Je ne sais pas pourquoi… Au début, ça m’ennuyait un peu. Et puis je m’y suis fait. Ma femme, elle, elle ne s’ennuie jamais. Elle a de la chance. Elle dit qu’elle a toujours quelque chose à faire. Et quand elle n’a vraiment plus rien à faire, elle dort. Moi, je dors très mal. Je me réveille à trois heures du matin, et je ne peux plus me rendormir. Alors je m’ennuie. Même la nuit. Pendant que ma femme dort à poings fermés. Bon, le jour, je pourrais travailler, vous me direz. Ça me permettrait peut-être de mieux dormir la nuit. Mais si vous croyez que c’est beaucoup plus marrant de travailler que de s’ennuyer… Le travail, c’est juste bon pour s’occuper pendant la journée. C’est comme la télé le soir, les mots croisés le dimanche ou les boules pendant les vacances. Ça permet seulement d’oublier provisoirement qu’on ne sait pas quoi faire de sa peau. Non, moi, je m’ennuie à plein temps… et le pire, c’est que je me demande si je n’en retire pas une certaine satisfaction. Parce qu’il y a une volupté à s’ennuyer, hein ? Comme il y a un plaisir à être triste. Une sorte de noblesse, même. Déjà pour s’ennuyer, il faut en avoir le loisir. Et pouvoir se le permettre. C’est un luxe qui n’est pas donné à tout le monde. L’ennui, c’est une liberté fondamentale qui n’est limitée par aucun passe-temps. D’ailleurs, m’ennuyer… Je me demande si je ne préfère pas ça que de m’amuser, finalement. C’est vrai, s’amuser, c’est lassant, à la longue. On finit toujours par refaire les mêmes choses. Revoir les mêmes gens. Refaire les mêmes choses avec les mêmes gens. Tandis que… il y a mille façons, de s’ennuyer… Et puis s’amuser, entre nous, c’est un peu vulgaire, non ? C’est plus bruyant, pour commencer. Vous avez déjà entendu des gens qui s’amusent ? Les éclats de rire, les éclats de voix… C’est comme les éclats d’obus. Moi, personnellement, ça me casse les oreilles. La fête, la musique… La fête de la musique ! Est-ce qu’il fallait vraiment faire ça en plein air, pour que tout le monde en profite ? Et ceux qui n’aiment pas la fête ? Qui n’aiment pas les flonflons ? Les gens qui s’ennuient, eux, au moins, ils ne dérangent personne. Enfin, je veux dire, les gens qui sont capables de s’ennuyer tout seul dans leur coin, et qui ont la décence de le faire en silence. Pas ceux qui vous répètent toutes les cinq minutes qu’ils ne savent pas quoi faire. Comme certains enfants. Les miens, par exemple… C’est vrai, quoi. Ce n’est pas parce qu’on a fait des enfants qu’on a une vocation d’animateur (ou animatrice) de centre de loisirs. Ou alors, il faudrait faire passer le BAFA à tous les gens qui se marient et qui pensent procréer… Non, l’avantage, quand on aime s’ennuyer, c’est qu’on peut le faire partout. Et qu’on n’a besoin de personne. Moi, j’arrive à m’ennuyer n’importe où. Même au théâtre. Et avec n’importe qui. Même ma femme. Surtout avec ma femme (mon mari). Pour tout vous dire, c’est encore en sa compagnie que je préfère m’ennuyer. Parce qu’il ne faut pas croire, mais on ne peut pas s’ennuyer bien avec tout le monde ! Encore faut-il tomber sur quelqu’un d’assez discret… Et le plus beau, c’est que ça l’amuse, ma femme (mon mari), quand je lui dis ça. Je m’ennuie et elle (lui), elle (il) s’amuse… Bon, ce n’est pas que je ne m’ennuie pas avec vous, mais il va falloir que vous m’excusiez. J’ai un truc à faire, là. Un truc très ennuyeux, d’ailleurs. Comme quoi, on peut aussi s’ennuyer en faisant quelque chose… Allez. Ennuyez-vous bien…

10 – Sur le fil

Vous allez rire, je ne sais pas du tout ce que je fais là… Et vous ? Non, je veux dire, et vous, vous savez ce que je dois faire ? Ce que je suis supposé dire ? Si vous le savez, n’hésitez pas à me le faire savoir, hein ? Moi, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis planté là comme un ordinateur qu’on aurait débranché sans prévenir, pour brancher l’aspirateur à la place. Ou alors, c’est une panne de secteur. Une coupure de courant. J’aurais dû faire une sauvegarde. Mais comment je pouvais deviner qu’on allait me couper l’alimentation ? J’ai peut-être oublié de payer la facture… Je ne parle pas d’un simple trou de mémoire, hein ? Dans ce cas là, j’improviserais. En attendant que ça me revienne. En attendant de retrouver le fil. Ou je demanderais au souffleur, tiens. Ah, il n’y a plus de souffleur, c’est vrai… Il n’y a même plus de texte, et plus d’auteur. Compression de personnel. Vous verrez que bientôt, on supprimera aussi le filet pour les funambules, et les mots pour le dire. Quand on supprimera les filets pour les pêcheurs, et les toiles pour les araignées, là il faudra vraiment s’inquiéter… Priez pour nous pauvres pêcheurs. On nous mène en bateau, et c’est encore à nous de payer le gasoil. Des funambules avec une araignée au plafond… C’est un peu ce qu’on est tous, non ? Tant qu’on garde l’équilibre et qu’on marche bien droit sur la corde raide, ça va encore. Mais quand on perd le fil… Quand on ne sait plus quoi dire, on peut vite raconter n’importe quoi. On peut dire ce qu’il ne fallait pas. Et après… On pourra seulement dire : excusez-moi ça m’a échappé. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. C’est même tout à fait ce que je voulais taire. Ça m’est passé par la tête, et les mots sont sortis de ma bouche malgré moi. Parce qu’en même temps, il faut bien dire quelque chose, hein ? Il faut bien meubler. Le silence, c’est pire que tout, vous savez. C’est tout à fait intolérable. Surtout quand les gens ont fait le déplacement pour entendre ce que vous aviez à dire, et qu’ils ont payé leurs places. Quand je vous parle de silence, je ne parle pas seulement de parler, hein ? Rien de plus bavard qu’un mime. Et je ne sais pas si vous avez déjà pris le bus avec une bande de sourds-muets, mais il faut voir le raffut. Non, être là sans parler, c’est bien plus dur que de parler pour ne rien dire, croyez-moi. Mais parler pour parler, là ça en dit long. Un trou de mémoire, c’est comme un toboggan. Comme un trou noir. On sait qu’on sera sur le cul en arrivant, mais on ne sait pas où on va arriver. La seule chose qu’on sait, c’est qu’une fois parti, on ne peut plus s’arrêter. Alors c’est normal qu’avant de se laisser glisser, on ait une petite appréhension, non ? Pourquoi je vous raconte tout ça moi ? Où est-ce que je veux en venir ? Vous ne dites rien, hein ? Vous ne m’aidez pas beaucoup… Remarquez, j’ai l’habitude. Je sors de chez mon psy. Lui non plus ne dit jamais rien. Vous me direz, ça lui évite de dire des conneries. Bizarrement, tous les psys que j’ai entendu dire quelque chose m’ont paru plus dérangés que moi. Quand même. Lui, je n’ai jamais entendu le son de sa voix. En dix ans. Alors je viens de lui dire qu’on ferait mieux d’en rester là, justement. Non, ça me coûtait vraiment trop d’essayer toutes les semaines de trouver quelque chose à lui dire. Surtout avec le passage à l’euro… Alors quand c’est passé à deux fois par semaine… Je ne vous en parle même pas. Et puis je n’ai plus vraiment besoin de m’allonger, maintenant que je suis là, hein ? Ici, je suis un peu comme sur le divan. Avec plusieurs rangées de psys pour m’écouter en silence. Et là, au moins, c’est vous qui allongez les billets à chaque séance…

11 – Le ménage

Faire le ménage, ce n’est pas que ça m’amuse. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas un de ces vieux garçons maniérés, adeptes de l’encaustique, qui s’adonnent dans l’intimité de leur chez soi aux plaisirs du patin sur parquet. Il me semble, néanmoins, qu’il y a une certaine grandeur discrète à balayer devant sa porte. À tenir fermement le manche à balai, on reste bien arrimé à la réalité. Poussières nous sommes et nous retournerons faire les poussières. Récurer soi-même la cuvette de ses chiottes, surtout, oblige à une certaine humilité. À une certaine modestie. J’ose le dire, même, faire son propre ménage relève d’une bonne hygiène mentale, et préserve de bien des folies. Je ne parle pas des petites manies individuelles. Le Docteur Petiot était plutôt un homme d’intérieur, Monsieur Landru du genre homme au foyer, et ça ne les a pas empêchés de se laisser aller à quelques excès. Mais dans un cadre strictement privé ! Non, je parle de la défense de la démocratie. La serpillière, c’est le dernier rempart contre la tyrannie. Hitler aurait-il envahi la Pologne s’il avait dû passer un coup d’aspirateur avant ? Pol Pot aurait-il exterminé son propre peuple avec autant d’entrain, s’il avait pu chez lui s’employer à chasser les moutons au plafond ? Non, on n’a jamais vu un dictateur faire la popote lui-même. Prendre un employé de maison, c’est se rêver déjà en tyran domestique. C’est le premier pas vers la mégalomanie. C’est l’annexion symbolique de la Pologne… ou en l’occurrence du Portugal ! Le génie, en revanche, n’est nullement l’ennemi des arts ménagers. On imagine très bien Archimède ayant l’idée de son théorème debout devant son évier avec ses gants en caoutchouc : toute main plongée dans l’eau de vaisselle subit une poussée verticale de bas en haut égale au poids de l’eau de vaisselle déplacée… Et s’il y a autant de plats à fruits, d’épluchures de légumes et autres steaks saignants parmi les natures mortes qu’on voit dans les musées, c’est que les grands maîtres de la peinture passaient sûrement pas mal de temps dans leur cuisine. Embaucher une femme de ménage, croyez-moi, c’est une paresse intellectuelle. Que dis-je ? C’est le péché originel ! Le premier renoncement à ses responsabilités d’homme, qui ouvre la porte à toutes les démissions futures. Le petit arrangement avec sa conscience qui autorise toutes les compromissions à venir. C’est l’origine du capitalisme ! Le début de l’exploitation de l’homme par l’homme. Enfin de la femme de ménage par l’homme… ou par l’executive woman, qui vous en conviendrez, n’est déjà plus tout à fait une femme. Car il faut au moins avoir l’honnêteté de contempler la vérité en face : le grand ménage que vous refusez de faire chez vous par crainte de vous salir les mains, il faudra bien qu’un autre le fasse à votre place. La pierre ponce que vous rechignez à saisir par crainte de vous abîmer l’épiderme, un autre Pilate devra la manier pour vous. Un autre que vous mépriserez pour sa servilité, ou pour le moins que vous regarderez avec condescendance, afin de lui faire payer votre propre lâcheté. Pourquoi, à votre avis, paye-t-on toujours sa femme de ménage au noir ? Et sans aucun scrupule, de surcroît. Parce qu’on ne peut pas envisager sérieusement que de faire le ménage chez les autres soit un véritable métier. Encore moins un travail méritant salaire et ouvrant à des droits sociaux. Alors on cherche un alibi. On se dit que si on n’avait pas mieux à faire, sûr qu’on s’y collerait soi-même, à laver les carreaux de la salle à manger et à briquer la lunette des toilettes. Que si on préfère laisser ça à une tierce personne, ce n’est pas par fainéantise, au contraire. C’est par dévouement. Presque par abnégation ! Pour ne pas léser le reste de l’humanité des nombreux bienfaits qu’on ne pourrait pas lui apporter si on était obligé de faire le ménage à la place. Vous voyez où je voulais en venir quand je parlais d’humilité… D’accord, on ne peut pas aller contre la nature, non plus. Il est évident qu’un homme, normalement constitué, n’est pas génétiquement équipé pour manier le fer à repasser à vapeur. Mais bon… C’est bien pour ça que la société a inventé le mariage. Se répartir les tâches ménagères, oui. Mais que chacun conserve sa dignité. Alors, dans cette noble servitude domestique partagée, le couple pourra redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un ménage. Voltaire n’a-t-il pas dit qu’il fallait cultiver son jardin ? Il n’a pas cru bon d’ajouter qu’il fallait aussi éplucher ses légumes, se servir la soupe, et nettoyer les bols après, mais c’était sous-entendu. En vérité je vous le dis, la femme de ménage n’est pas du tout l’avenir de l’homme. Et quand les grands de ce monde seront contraints par la constitution à faire eux-mêmes leurs petites lessives, c’est l’humanité toute entière qui sentira bon la lavande.

12 – Comme avant

Vous vous souvenez ? C’était le bon temps… Enfin, c’est ce qu’on dit. C’est ce qu’on croit. Est-ce que c’était aussi bien que ça avant ? En tout cas, c’était le commencement. Le début des haricots. Le premier des Mohicans. La religion est la ritualisation d’une mémoire imaginaire. On commence par rêver devant les vitrines des grands restaurants, les salles interdites aux moins de dix-huit ans, et quand on a enfin le droit d’y entrer, c’est la faim du début qui nous manque. Le bon vieux temps où on avait encore de l’appétit. Où la curiosité ne nous faisait pas encore un vilain défaut. L’ataraxie n’est pas une maladie infantile, c’est l’alibi qui aide les vieux à se faire une raison. Pour échapper à cette fatalité, il faudrait pouvoir inverser l’ordre des plats que l’histoire nous repasse. Se mettre à table les poches vides. Que l’appétit vienne en mangeant. Et rester sur sa faim. Hélas, par monts et par vaux, ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Les petits vaisseaux, les grandes artères. On attend toute sa vie l’accident heureux qui en changera le cours. Et quand cet événement arrive, le cœur n’y est plus. Quand ce n’est pas un accident cardiaque… La vieillesse est un naufrage qui ne se termine pas toujours bien. Sauvez nos âmes. Ou trouvez leur une île déserte où s’échouer sur la plage. Et tout recommencer depuis le début. Où est-ce qu’on a bien pu merder ? Aujourd’hui encore, je me pose cette question : ce gigantesque gâchis résulte-t-il d’un lointain malentendu, qu’une franche explication, même tardive, aurait pu dissiper, ou n’est-ce finalement que la conséquence logique d’un interminable dialogue de sourds ? Allez, en y réfléchissant bien, si on est un peu malin, on pourra peut-être se remémorer d’avoir été un singe. Ou même une liane. Parfois, dans cette jungle, je me souviens du temps où j’étais souple comme une liane. Quand cette seule exultation suffisait à faire de mon désir un accomplissement.

13 – Le remplaçant

Bonjour ! Je suis le remplaçant. Alors je me présente, parce que je ne suis pas sûr que tout le monde me connaisse. (Il inscrit son nom sur un tableau noir). Je suis Dieu. Non, mais restez assis, hein. Ne vous dérangez pas. Je sais, au début, c’est un peu impressionnant, mais vous verrez, on se fait très vite à ma présence. Bientôt vous ne me verrez même plus et vous ferez comme si je n’existais pas. Comme avec mon prédécesseur. Alors évidemment, vous vous demandez comment on devient Dieu, c’est normal. Vous vous dites, ok, il s’est échappé de l’asile, avec son copain qui se prend pour Napoléon. Non, mais moi, je ne me prends pas pour Jésus-Christ, hein ? Tout le monde sait qu’il est mort il y a 2000 ans, Jésus-Christ. Et puis Jésus, je n’avais pas le physique. Ça n’aurait pas été crédible. Ça n’aurait pas été vrai, surtout ! Mais Dieu… Il ne ressemble à rien. Il est partout, mais on ne le voit nulle part. Quand on s’adresse à lui, il ne répond pas. Et entre nous, il y a bien longtemps qu’il ne fait plus grand chose de très significatif, hein ? Il n’y a qu’à voir comment l’Église galère pour faire homologuer un miracle ou deux à titre posthume… Et encore, rien qui casse la baraque. Genre, j’avais perdu les clefs de mon 4×4, et après avoir vu le pape à la télé, elles ont miraculeusement réapparu dans la doublure de ma veste… Ou alors, j’avais un cancer du colon, et après 23 chimios, une ablation totale de l’intestin, et un voyage à Lourdes, je m’en suis miraculeusement sorti avec une sonde dans l’estomac et un anus artificiel. On est loin de la Mer Rouge qui s’ouvre en deux ou du ski nautique sur le Lac de Tibériade, pieds nus et sans hors bord. Ça, entre nous, ça avait quand même de la gueule. On comprend qu’à l’époque, ça ait pu susciter des vocations. Ok, Dieu a créé le monde. Le Big Bang, Adam et Eve, les dinosaures, tout ça en une petite semaine. C’est vrai qu’au début, il a fait fort. Mais depuis…? Maintenant, Dieu, c’est plutôt un titre honorifique. Tout puissant, tu parles… Il a à peu près autant de pouvoir que la Reine d’Angleterre, oui. Alors je me suis dit, Bernard, il y a une place à prendre. Oui, je ne devrais pas vous le dire, mais avant d’être Dieu, je m’appelais Bernard… Ok, c’est un job bénévole, mais bon… Le pape non plus, il ne fait pas ça pour le pognon. Non, mais pour faire pape, il faut quand même faire des études. Il faut faire acte de candidature, il y a des élections… Pour être Dieu, tu ne t’emmerdes pas avec tout ça… Bon, commencer à être Dieu, c’est comme arrêter de fumer. Au début, ce n’est pas évident… Après il faut s’y tenir, c’est tout… C’est une question de volonté, quoi. Il suffit d’y croire. Si on ne croit pas en soi-même… Alors je sais bien pourquoi vous êtes venus, hein. Pas pour la petite quête à la fin. Ce que vous attendez en vous tournant vers moi, c’est que je vous apporte la bonne parole. Par exemple que je vous souffle dans le tuyau de l’oreille la combinaison gagnante du prochain loto sportif, si possible avec le numéro complémentaire. Non, mais ça ne marche pas comme ça. Ce n’est pas pour me faire prier, mais bon… Si il suffisait de demander, ça se saurait. Non, je ne ferai pas plus que celui que je remplace, mais je vous promets d’être sur le coup. Vous ne me verrez pas non plus, mais je serai toujours là à vos côtés, comme lui. Alors vous me faites signe un peu avant. Un enfant malade, un plan social en perspective, un décès dans la famille… Vous me passez un petit coup de fil, et j’arrive. De jour comme de nuit. Par tous les temps. Je vous laisserai mon numéro de portable à l’accueil. Il faut payer la communication, mais bon… Si vous avez un forfait. Si ça ne répond pas, vous laissez un message sur ma boîte vocale… (Regardant sa montre) Ouh, la… Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend ailleurs. Je peux être partout, ok, mais pas en même temps, quand même. Allez, je vous assure. Au bout d’une semaine ou deux, vous ne verrez pas la différence avec l’autre.

14 – Parler du beau temps

Drôle de temps, non ? On ne sait pas comment s’habiller. Est-ce qu’on va vers le mieux, ou est-ce que le pire est déjà sûr ? Est-ce que ça vaut même encore le coup de s’habiller ? Un temps de saison, comme on dit. Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Mais il faut bien sortir, non ? Il faut bien parler. Par tous les temps. Ne serait-ce que pour vider la poubelle, et remplir le frigo. Si on s’écoutait, des fois. On resterait bien chez soi. On resterait bien au lit. À se parler du beau temps et à se parler de la pluie. Mais il paraît que dans la vie, on passe déjà trente ans à dormir. Alors imaginez un peu. Si on faisait la grasse matinée. En tout cas, dans une vie, on passe pas mal d’années à se parler à soi-même. Et à parler tout seul. Quand on est enfant, et qu’on parle à des gens qui auraient dû exister. Quand on est vieux, et qu’on parle à des gens qui n’existent plus. Entre les deux, adulte, on s’écouterait plutôt parler. L’autre n’est là que pour renvoyer l’écho. On parle à des murs qui n’ont pas d’oreilles. On parle à des chiens qui n’ont pas la parole. On braille à la face des sourds, et on parle aux aveugles en langage des signes. Tout le monde parle en même temps. Et quand il n’y a plus rien à dire, tout le monde s’écoute en même temps. On parle tout seul, parce qu’on a peur du noir. On parle aussi dans le vide, pour essayer de le remplir. Si on a la chance d’avoir quelque chose à se dire, on peut aussi se parler à soi-même. Se prêter une oreille attentive. Écouter ce qu’on a à se dire, c’est aussi important que d’écouter ce que les autres ont à se dire. Alors on se parle, et on s’écoute parler. Mais on ne se dit pas tout, on se ment à soi-même. Et quand on est très convaincant, on finit même par se croire quelqu’un… Trente ans à dormir. La vie est un songe, en tout cas la moitié. L’autre moitié un mensonge. Avec quelques moments de vérité pas toujours bonne à dire. On dirait que ça s’éclaircit, non ? Il va faire beau cette nuit. Regardez, on voit les étoiles. On dirait qu’elle nous parlent. Je suis sûr qu’il y a quelqu’un, là haut. Avec des oreilles, mais pas Dieu. Des gens qui se parlent entre eux, ou qui ne se parlent pas. Des gens qui se parlent à eux-mêmes, ou qui ne se parlent plus. Des gens qui se racontent des histoires, et qui finissent par les croire. Des gens qui parlent aussi dans le vide. La nuit, parfois, je tends l’oreille vers ces habitants du ciel. Vous croyez qu’un jour on pourra leur parler ? Leur parler du beau temps, et leur parler de la pluie ?

15 – Notre père qui êtes en nous

Si on se croisait dans la rue tel qu’on sera dans trente ans, vous croyez qu’on se reconnaîtrait ? Pas sûr, hein…? Ah, non mais je ne parle pas de vous et moi. On se connaît à peine. Il y a peu de chance que je me souvienne de vous. Surtout que dans trente ans, vous aurez pris un sacré coup de vieux. Vous serez probablement méconnaissables. Si vous êtes encore là… Non, je veux dire moi, si demain, dans un ascenseur, je tombais par hasard sur moi-même tel que je serais avec trente ans de plus… Est-ce que ma tête me dirait quelque chose ? Il y a trente ans, j’avais les cheveux longs, je faisais de la moto, et je lisais Rock & Folk. Si je me croisais aujourd’hui dans le métro le crâne dégarni en train de lire la Vie Financière, est-ce que je ferai le rapprochement ? Est-ce qu’au moins je me dirais : Tiens, c’est marrant, sa tête m’est familière à ce vieux con. Il ressemble un peu à mon père. Là, je n’aurais sûrement plus du tout envie de m’adresser la parole… On change quand même pas mal en trente ans. Pour le pire, en général. Est-ce qu’on est encore tout à fait le même… ou est-ce qu’on a irrémédiablement tendance à devenir son propre père ? On a tous peur de mourir un jour, mais on a bien tort de s’en faire. On ne meurt pas en un jour. Ou alors seulement par accident. Quand on meurt de vieillesse, on décède un peu tous les jours. Et on finit même par s’oublier. On est tous appelés à devenir des soldats inconnus. Si vous avez la chance de vivre encore une trentaine d’années, ce n’est pas vous qu’on enterrera, c’est un autre. Un autre que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais rencontré, et que a priori vous ne rencontrerez jamais. Un étranger qui ne vous serait peut-être même pas sympathique. Parce qu’il faut voir les choses en face : on s’arrange rarement en vieillissant. Dites-vous bien que si vous ne vous aimez déjà pas beaucoup aujourd’hui, dans trente ans vous détesterez sûrement celui que serez devenu. Peut-être même que vous souhaiterez sa mort. On désire tous plus ou moins la mort de son père, non ? Vous lui reprocherez de ne pas vous avoir chéri comme un fils. Et il vous en voudra de ne pas avoir su réaliser ses rêves. Notre père, pour le comprendre, il faudrait l’avoir connu enfant. Et encore… Déjà que le matin, quand je me regarde dans la glace, j’ai du mal à me reconnaître et je ne trouve rien d’intéressant à me dire. Alors vous imaginez un peu si j’avais en face un type comme moi avec trente ans de plus… Un type qui n’existera peut-être jamais, d’ailleurs. Si on connaissait en naissant la date de sa mort, on saurait quand on a vécu la moitié de sa vie… Non, franchement, la communication intergénérationnelle, même avec soi-même, ce n’est pas très évident. Mais je vous donne quand même un conseil : si par miracle vous vous croisez demain tel que vous serez dans trente, quarante ou cinquante ans, adressez-vous cette prière : Notre père qui êtes en nous, que notre nom vous reste familier, que votre fin de règne soit paisible, que votre manque de volonté ne condamne pas trop tôt nos rêves, donnez-nous chaque jour une raison de vivre jusqu’à vôtre âge, pardonnez nos errances comme nous devrons pardonner aussi votre démission, laissez-nous succomber à la tentation, et délivrez-vous des remords.

16 – Faire tomber la neige

Un homme (ou une femme) arrive, en survêtement.

Vous pouvez rester assis ! Je suis… votre nouveau professeur de philosophie. Je sais, jusqu’à maintenant, vous me connaissiez plutôt en tant moniteur d’éducation physique… Mais Madame Zarbi, je veux dire Madame Zerbi, s’étant comme vous le savez suicidée hier soir en s’immolant par le feu dans sa baignoire remplie de super sans plomb… Ah, vous ne le saviez pas ? Autant pour moi. Bref, comme l’Académie de Créteil est momentanément en rupture de stock pour ce qui est des profs de philo… Allez savoir pourquoi, les profs de philo, c’est comme les curés, il y a une crise de vocation… Bref, la Directrice m’a demandé de remplacer Madame Zarbi. Zerbi. Vous savez, maintenant, il faut être polyvalent, dans notre métier… Il faut savoir s’adapter… Vous aussi, lorsque vous aurez un boulot, si vous arrivez à en trouver un, on vous demandera de savoir vous adapter. On appelle ça l’employabilité. Enfin, c’est ce que m’a dit Madame la Directrice. Je sais, vous avez le bac à la fin de l’année, mais… C’était moi, ou rien… Alors autant apprendre à vous adapter tout de suite. Bien, si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer. Bon alors finalement, la philosophie, c‘est quoi ? Ce n’est pas si compliqué que ça, non ? C’est se poser les questions de base. Je veux dire, les questions fondamentales. Enfin, les questions qui ne servent à rien, quoi. Genre… Je ne sais pas moi… C’est quoi ce bordel qui nous entoure ? Comment est-ce que ce foutoir a bien pu commencer ? Est-ce que tout ce merdier finira un jour ? Là où elle est maintenant, Madame Zarbi a peut-être enfin les réponses à toutes ces questions… Malheureusement, elle ne peut pas revenir pour nous dire si il y a une existence après l’essence. Elle est complètement carbonisée. Alors pour le bac, il y va falloir qu’on se débrouille tout seul, hein ? Bref, ça fait des millénaires que tous les philosophes se posent ce genre de questions à la con, sans être foutus de trouver une explication qui tienne à peu près la route. Eh ben ça va peut-être vous surprendre dans la mesure où je n’ai jamais fait d’études de philo, mais moi, je pense avoir trouvé la réponse. Enfin… un début de réponse… Ce qu’il faut, c’est reprendre le problème à la base. Vous verrez, en cherchant bien, vous découvrirez que la réponse est en vous. Et que vous n’avez pas besoin de vous farcir tous ces bouquins aux titres imbitables qui figurent sur la bibliographie que Madame Zarbi vous a distribuée au début de l’année. Je ne sais pas si elle-même les avait tous lus, mais vous voyez où ça l’a menée… Non, croyez-moi, il vaut mieux que chacun reparte de sa propre expérience, en puisant dans ses propres souvenirs. Je suis sûr qu’à un moment ou un autre de votre vie vous êtes déjà passés à côté de la vérité sans même vous en rendre compte. Moi, personnellement, c’est en allant en pèlerinage au Mont Saint-Michel que j’ai eu… ce qu’on pourrait appeler une révélation. Au début, d’ailleurs, je n’étais pas très chaud. Je veux dire pour aller au Mont Saint-Michel. C’est plutôt ma femme qui… Mais bon, le Mont Saint-Michel, c’est quand même un truc à voir au moins une fois dans sa vie, non ? Et comme le voyage en car était offert par la mairie. Bref, on débarque là-bas sur le parking avec ma femme vers midi après trois heures de route en plein brouillard sans même pouvoir s’arrêter dans une station service pour pisser. Il n’y avait pas de temps à perdre, parce qu’on devait revenir le soir même à Créteil, alors c’était plutôt ambiance commando, voyez ? Donc tout le monde descend du car fissa, et commence à faire mouvement vers la basilique au pas de charge. On a beau ne pas trop croire en Dieu, c’est vrai qu’il y a là-bas une atmosphère propice à la méditation… Bref, on était à peu près à mi-chemin quand ma femme me dit : « Tu te rends compte ? Le Mont Saint-Michel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, et si on ne fait rien, dans quelques années, ce ne sera même plus une île ». Sur le moment, j’avoue que je n’ai pas très bien compris où elle voulait en venir. C’était marée basse, alors le Mont Saint-Michel, dans le brouillard, ça ressemblait plutôt à une grosse merde posée là au milieu de la plage. Mais c’est vrai que ça m’a fait réfléchir. Et je suis parti comme ça à me poser des questions. Pourquoi le Mont Saint-Michel plutôt que rien ? Pourquoi ma femme plutôt qu’une autre ? Pourquoi la possibilité d’une île à marée haute, et plus à marée basse ? Entre-temps, on était presque arrivé à la basilique. Il faisait un froid ! C’était au mois de décembre, quelques jours avant Noël. Ça a peut-être aussi un rapport avec ça. Donc à mesure que je grimpais la pente, je sentais monter en moi quelque chose de… zarbi. J’avais la conviction qu’en ce lieu sacré, j’allais trouver la réponse à toutes les questions que je ne m’étais jamais posées jusque là. Mais comme j’étais un peu essoufflé, que je me les gelais, et que j’avais promis à ma belle-mère de lui ramener quelque chose du Mont Saint-Michel, j’ai eu l’idée d’entrer dans un magasin de souvenirs. Il faut dire que ça ne manque pas, là-bas, les souvenirs… Bref, je regarde dans la boutique si je pouvais trouver une bricole pas trop chère pour ma belle doche. Et là, comme par miracle, je tombe sur un de ces petits dômes en verre rempli d’eau avec le Mont Saint-Michel à l’intérieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils font la même chose à Paris avec la Tour Eiffel. Machinalement je prends le truc dans ma main et là, comme poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me mets à le secouer. Vous n’allez pas le croire, mais la neige se met à tomber ! Je veux dire dans la boule de cristal d’abord, évidemment. Mais je me tourne vers la porte. Il s’était mis à neiger dehors aussi ! C’est là que ça m’est venu tout d’un coup. Cette boule de cristal, c’était l’univers en modèle réduit ! Le monde que je tenais entre mes mains. J’étais comme illuminé par cette révélation ! Je regardais la boule. Je regardais dehors. Plus je secouais la boule, plus il neigeait sur le Mont Saint-Michel. J’étais tout puissant. J’étais Le Tout-Puissant ! Bon, au bout d’un moment, comme le vendeur commençait à me regarder de travers, j’ai dû reposer la boule. Peu à peu toute la neige est retombée, et je suis revenu à la réalité. Mais depuis ce moment là, je sais : le monde est une boule de cristal dans laquelle on peut lire le passé comme l’avenir. On secoue la boule, c’est comme le big bang. Les flocons ne tombent jamais au même endroit, dans le même ordre, ni à la même vitesse, mais au bout du compte, toute la neige finit toujours par retomber par terre. Après il suffit de secouer la boule encore une fois, et ça recommence. C’est toujours différent, mais au bout du compte ça revient au même. Il n’y a pas deux flocons identiques, ils suivent tous une trajectoire distincte, mais il y a toujours la même quantité de neige, et tout finit toujours par se casser la gueule, vous pigez ? Bon, alors je n’ai pas encore réussi à comprendre qui secouait le machin, et pourquoi, mais… J’ai quand même ma petite idée. Pourquoi, à votre avis, tous les cons qui rentrent dans une boutique de souvenirs au Mont Saint-Michel éprouvent le besoin irrépressible de secouer le machin dont je vous parle ? Pour le plaisir de voir tomber la neige ! Alors pourquoi Dieu, s’il existe, n’aurait pas envie de faire pareil ? Et tenez-vous bien, parce que ce n’est pas fini… Et si Dieu, finalement, c’était moi ? Je veux dire, vous aussi, si vous voulez. Enfin, la somme de tous les cons de notre espèce, quoi ! Avouez que ça vous en bouche un coin, non ? C’est pour ça que quand la Directrice m’a demandé si j’avais quelques notions de philosophie pour remplacer Madame Zarbi, j’ai dit oui tout de suite. Je crois que c’était un signe du destin, vous comprenez ? L’occasion pour moi de faire partager au plus grand nombre le savoir que j’ai pu modestement acquérir sur les mystères du monde qui nous entoure… Bon, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui. Il ne faut quand même pas mettre la barre trop haut pour une première fois. Allez, maintenant tous à plat ventre ! On va faire quelques pompes tous ensemble pour terminer. Un esprit sain dans un corps sain, comme dit Madame la Directrice. Et les pompes, pour le bac, ça peut toujours servir, pas vrai ? Noir

17 – Demi-Vœux à la Nation

Chers Compatriotes, mes vœux seront moitié plus courts que d’habitude, car en ce 31 décembre à 20 heures, il y a état d’urgence et le temps nous est compté. Pour commencer, j’ai une dinde qui m’attend à la maison, et elle est plutôt dure à cuire. J’ai peut-être vu un peu grand : je ne suis même pas sûr de réussir à la faire entrer dans le four en un seul morceau. Quoi qu’il en soit, à raison d’une heure de cuisson par kilo, je ne pourrais sans doute pas me la taper avant la mi-janvier. Bon, oublions cette grosse dinde et revenons à nos moutons, c’est à dire vous, mes chers compatriotes. Mon devoir en tant que Chef de l’État, est de vous alerter sur la situation catastrophique de notre pays au moment où je vous parle. Lorsque cette année a commencé, elle comptait 365 jours. Il n’en reste plus qu’un seul aujourd’hui. C’est dire si le déficit de la France continue à se creuser inexorablement de jour en jour, année après année. Rassurez-vous, je viens de prier Dieu afin que, dans son immense miséricorde, il nous accorde dès demain une nouvelle ligne de crédit de quelques mois. Mais je dois vous avertir : la France ne peut pas continuer à dépenser ainsi son temps sans compter. C’est pourquoi j’ai décidé, à partir du premier janvier, de ne plus remplacer qu’un jour sur deux partant aux oubliettes. L’année qui vient ne comptera donc que six mois. Elle commencera le premier janvier pour s’achever le 30 juin, date à laquelle je me présenterai à nouveau devant vous pour vous vous souhaiter la bonne année. Certes, je conçois que ces changements, dont la France a tant besoin, vous demanderont quelques efforts d’adaptation. Mais rassurez-vous, en raison du réchauffement général de la planète, vous ne verrez bientôt plus la différence entre les saisons, et toutes les années vous paraîtront identiques. C’est à peine si celles qui ne comporteront aucun été vous sembleront un peu plus pourries que les autres. En parfaite cohérence avec cette réforme, qui aura aussi le mérite de doubler le rendement de tous les impôts recouvrés annuellement par l’État, j’ai par ailleurs décidé d’une mesure forte : la suppression du passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver, qui depuis des années divisait la Nation. Désormais, il n’y aura plus qu’une seule heure, mais six mois par an seulement ! Mes Chers compatriotes, je vous souhaite une excellente demi-année. Je crois au bon côté de la force, et je ne vous quitterai pas. Vive la République des moutons et à moitié vive la France.

18 – Death Valley

Derrière nous, infiniment, la route se perd. Le bus s’immobilise sur le bas-côté et on en descend en titubant, aveuglés par le grand soleil, et engourdis par cette éternité passée à regarder droit devant nous jusqu’au terminus qu’est ce nouveau départ. Sans un mot, nous avançons dans le paysage lunaire. Nous n’avons plus devant nous que le désert. Nous nous baissons pour ramasser quelques cailloux, que nous lançons vers d’autres cailloux tous semblables, tous différents. Nous évitons de nous regarder. Nous avons tant parlé déjà auparavant. Nous étions ivres de paroles. Et maintenant, nous avons mal au cœur. Nous restons là un long moment silencieux, la gorge serrée, puis peu à peu nous réapprenons à parler. À faire des projets. À rêver notre vie encore une fois comme un rébus.

Mon premier ira à Sofia. Pour y être un poète raté. Y a-t-il des poètes réussis ? Vaguement alcoolique. Mon premier n’est jamais allé à Sofia. Personne ne va là-bas. On n’a pas de raison d’y aller. C’est pour ça qu’il ira. Dans des arrière-salles de cafés enfumés, devant des tables couvertes de cadavres de bouteilles, il poursuivra sans fin les mots d’une langue étrangère pour en faire de mauvais vers. Il ne passera pas à la postérité. Même pas à la postérité bulgare. Il sera poète, c’est tout. Parce qu’on n’est pas poète. Parce qu’un poète, ça n’existe pas, dans la réalité. Encore moins à Sofia. Et puis un jour, trop imbibé d’alcool et de nicotine, il s’affalera sur sa table au milieu d’un long poème inachevé. Mais il sera resté fidèle à sa parole. Jusqu’au bout.

Mon deuxième ira à Paris. Il ouvrira une épicerie rue Alexandre Dumas. Une épicerie semblable à celles tenues par les Arabes ou les Chinois. Toujours ouverte. La nuit, le samedi, le dimanche. Mon deuxième ne sortira jamais de son magasin. Il servira les clients en leur faisant la conversation et en plaisantant. Toujours la même conversation. Les mêmes plaisanteries. Chaque fois plus insensées. Et puis un jour, les mots qu’il emploiera, toujours les mêmes pourtant, ne voudront plus rien dire du tout, seront comme une langue morte inconnue de tous et de lui-même. Alors il fermera l’épicerie : Fermé pour cause d’aphasie. Il ira à la gare de l’Est. Il prendra le train pour Bucarest. Au matin, après une nuit sans rêve, il s’éveillera sur un quai crasseux mais ensoleillé, peuplé de gens pressés et de vendeurs de sodas made in Romania.

C’est alors que dans le flot des voyageurs en mouvement, mon deuxième apercevra mon premier immobile, miraculeusement ressuscité, en fait jamais mort, tout bronzé, en short et en espadrilles. Alors mon premier aura retrouvé mon deuxième. Nos mots de nouveau auront un sens, et seront comme un long poème toujours recommencé, jamais fixé sur le papier. Alors je sortirai de cette gare et m’assoirai à une terrasse. Je commanderai du café à la turque, et le temps que le marc dépose, je verrai mon destin en face. Je veillerai tard dans une nuit qui n’aura plus qu’un lendemain. Et quand le jour se lèvera, ce sera le matin. Devant moi infiniment la route se perdra.

19 – Ici ou là

J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

20 – Laissez-moi rire

Faites l’amour, pas la guerre… Vous vous souvenez ? On disait ça pendant la Guerre du Vietnam. Hélas, avant le Vietnam, l’amour, la guerre, on ne se privait déjà pas de faire ça en même temps. Et on a continué après, bien sûr. L’amour se marie très bien avec la guerre, vous savez. Ces deux-là ont toujours fait très bon ménage. Prenez la Guerre de Troie, par exemple. Celle qui a bien eu lieu. La première guerre à peu près digne de ce nom. C’est une histoire d’amour ! Enfin, une histoire de cul, ça revient au même. Pâris se tape la belle Hélène. Afin de récupérer cette poire, Ménélas commence par refiler un cheval de Troie à son rival pour contrarier son programme, et le cocu finit par raser toute la ville. Parce que je ne sais pas si vous êtes au courant, mais la ville de Troie, ça n’existe plus. Rayée de la carte. Si vous comptiez y aller en vacances cet été ou en voyage de noces cet hiver, il faudra trouver une autre destination. À propos de lune de miel, il ne faut pas croire non plus que d’être amoureux, ça vous dissuade de vouloir envahir la Pologne ou d’exterminer la moitié de l’humanité qui vous ressemble le moins. Je suis sûr qu’Adolphe était très amoureux d’Eva. La preuve, ils se sont suicidés ensemble, juste après leur mariage. Ils ont dû se dire que le meilleur était déjà derrière eux, et qu’il valait mieux faire l’économie du pire. Deux allers simples pour l’enfer. Drôle de voyage de noces. Non, quand ce n’est pas le repos éternel, l’amour, c’est juste le repos du guerrier. Pendant une permission, un petit coup vite fait derrière l’église, entre deux boucheries, avant de retourner au front. Bon, ça c’est pour les amoureux qui font la guerre comme en 14, deux ou trois fois par siècle, la grande guerre entre petits soldats, en rase campagne ou en rasant des villes. Mais alors la guerre entre les gens qui s’aiment, la guerre de tous les jours, la guéguerre d’intérieur, la guérilla domestique, ça marche très bien aussi. À votre avis, quelle est la première cause d’homicide à travers le monde en temps de paix ? Les crimes passionnels et les violences conjugales. Pour deux amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, combien se refilent des pruneaux ou des marrons sur le canapé du salon une fois mariés ? Faites l’amour pas la guerre… Laissez-moi rire. Non, si vous voulez mon avis, on devrait plutôt dire : faites l’humour, pas la guerre. Vous avez déjà vu deux soldats s’éventrer tout en se bidonnant ? Ou deux amants se refiler des torgnoles entre deux éclats de rire ? Moi jamais. Ou alors, c’est qu’il n’y en a qu’un seul des deux qui se marre. Celui qui est du bon côté du manche. Il faut reconnaître que les tyrans ou les sadiques sont des gens qui aiment beaucoup rire, en société ou en privé. Ça ne veut pas dire qu’ils ont le sens de l’humour. Vous avez remarqué ? C’est toujours les gens les moins drôles qui rient le plus fort. Mais seulement de leur propre connerie. Non, l’humour, ce n’est ni un plaisir solitaire, ni un rapport imposé. L’humour, ce n’est pas de vouloir rire de n’importe quoi devant n’importe qui, en se disant que l’hilarité est une affection socialement transmissible. On ne rit jamais de bon cœur aux dépends de son prochain. L’humour, c’est un cadeau de consolation qu’on se fait à soi-même, et qu’on partage ensuite avec les autres. Par charité républicaine. Pour séduire une femme, paraît-il, il faut d’abord la faire rire. Les femmes se disent sans doute que ceux qui prennent la peine de les faire rire, au lieu de rire de leurs propres blagues, auront aussi la délicatesse de partager avec elles le plaisir qu’elles voudront bien leur donner. L’amour, la guerre ? Les deux mon général ! Faites l’amour, pas la guerre ? Sans blague… Faites l’humour pas la guerre ! Et pour le reste, en général… Foutez-nous la paix.

21 – Retour à Ithaque

L’écriture est une Odyssée. Redessiner son parcours de mémoire dans l’espoir vain de retrouver le chemin du retour. Jusqu’à l’origine. Pour s’apercevoir enfin que le voyage est dans les cartes, que l’origine n’est pas le point de départ, et que le jeu de la vérité est une partie de poker menteur avec soi-même. Mon paradis perdu, c’est la Méditerranée. Enfant de l’exil, j’ai longtemps voulu voir en mon père un héros. Un résistant glorieusement défait. Pourtant, en 1939, mon père n’était qu’un adolescent. Une victime déplacée. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu mon père dire du mal de Franco. Mais je me rêvais tellement en fils de l’utopie. Pour mon père, à vrai dire, le Général Franco, c’était plutôt une sorte de Général De Gaulle. L’ordre moral, la paix sociale, et le miracle économique. L’apparentement des patronymes, sans doute. Franco. La France. De Gaulle. La Gaule. Oui, plus tard, parmi les réfugiés aussi, de retour au pays en touristes, il y en avait pour dire qu’avec Franco, on vivait mieux… J’ai longtemps tiré gloire du fait que mon père ne m’avait pas fait baptiser. J’aimais voir là un acte de résistance symbolique. Ce n’était hélas qu’une négligence. Mon père, qui n’était pas allé à la mairie pour me donner un nom, pourquoi m’aurait-il conduit à l’église pour recevoir le baptême ? Non, ne pas croire en Dieu ne fait pas d’un réfugié un résistant. Et j’aurais dû douter de l’anticléricalisme de ce père qui m’interna pendant sept ans dans un pensionnat catholique…. C’est mon oncle qui, à la mairie, improvisa mon prénom. J’entends encore le rire malicieux de ce brave ouvrier de chez Simca en racontant cette anecdote : Jean-Pierre Belmondo ! J’aurais donc dû m’appeler Jean-Paul. Mon nom de famille est le dégât collatéral d’une guerre civile et d’une défaite. Mon prénom le produit d’une indifférence et d’un lapsus. Drôle de baptême républicain. Malentendus. Erreurs. Contradictions. Tous ces hasards font-ils un destin ? Certes, mon père n’était pas franquiste non plus. C’était seulement un survivant, pas un héros. Pas un maquisard, seulement un débrouillard. Beaucoup d’ambition, et un peu de marché noir. Trois ans de guerre civile, et un exode. Six ans de guerre mondiale, et un exil. Ça forme une jeunesse. Pas un combat, mais de nombreuses déroutes. Pas une blessure, mais beaucoup de cicatrices. Ça vous rend résistant. Ça ne fait pas de vous un résistant. Et moi ? Plutôt Gaulliste aussi, enfin, gaulliste de gauche. Franco-gaulois de Barcelone et pas même catalan. Fils d’un républicain fantasmé et de la République Française. Avant même de savoir écrire, j’ai su qu’écrire serait ma seule patrie. Je suis l’auteur de mes jours. L’écriture est une Odyssée, un long parcours de retour vers soi-même. J’aurais fait ce voyage contre vents et marées, y jouant ma vie pour y gagner ma liberté.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.
Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-02-4

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Sketchs en Série

Tous les sketchs de Jean-Pierre Martinez

330 saynètes humoristiques en solo, duo, trio, quatuor…

Ce textComédiathèque théâtre pièces télécharger textes gratuite est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

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Le titre « Sketchs en série » peut être utilisé pour la demande d’autorisation à la SACD par les troupes désireuses de monter une sélection de sketchs tirés de différentes comédies à sketchs de Jean-Pierre Martinez.

À cœurs ouverts

1 – Cœur à prendre
2 – Cœur sensible
3 – Gros sur le cœur
4 – Haut-le-cœur
5 – Don du cœur
6 – Mal au cœur
7 – Battements de cœur
8  – Un cœur pour deux
9 – Le cœur sur la main
10 – De bon cœur
11 – Un cœur tout neuf
12 – Cœurs en choeur

 


Alban et Ève

13– Rejetons
14 – Tête-à-tête
15 – Viande
16 – Secret
17 – Repartie
18 – Alibi
19 – Farniente
20 – Zéro
21 – Atmosphère
22 – Vieux
23 – Permanence
24 – Terminus
25 – Trois
26 – En vers et contre tous

 


Avis de Passage

27 – Code d’accès
28 – Lettres d’insulte
29 – Les encombrants
30 – Lettre morte
31 – Diabolique
32 – Colis piégé
33 – Mauvaise adresse
34 – Invitation
35 – Lettre d’amour
36 – Squatteur
37 – Don contre don
38 – Avis de passage

 


Brèves de confinement

39 – Click and collect
40 – Candidat vaccin
41 – Retour à la nature
42 – Effets secondaires
43 –Conversation virale
44 – Retour à la vie
45 – Mauvais goût
46 – Retour à la terre
47 – Rencontre avortée
48 – Rencontre supposée
49 – Confiné à vie
50 – Immaculée contraception
51 – La vie normale
52 – Échange standard
53 – Déjà vu
54 – La dernière séance

 


Brèves de Trottoirs

55 – Au bout de la rue
56 – Plans de carrière
57 – La rue est à tout le monde
58 – Comme sur des roulettes
59 – Le juste prix
60 – L’homme de la rue
61 – Le bon numéro
62 – Deuxième chance
63 – À la rue
64 – La Manif pour Personne
65 – Du balai
66 – Le pari de Pascal
67 – Un bon coup de balai
68 – Une ombre de la rue

 


Brèves du temps perdu

69 – Réveil
70 – Travaux d’approche
71 – Amour toujours
72 – Autoroute
73 – Décalage horaire
74 – Partie de pêche
75 – Excès de lenteur
76 – Hors saison
77 – Temps perdu
78 – Perdu de vue
79 – Coup de foudre
80 – Temps pis
81 – Pause
82 – Face à face
83 – 107 ans
84 – Leçon de choses
85 – Mémoire cash
86 – Souvenirs
87 – Projets d’avenir
88 – Vacances
89 – Premier amour
90– Ni chaud ni froid
91 – Mortel
92 – Apesanteur
93 – Espace immobilier
94 – Trinité
95 – Ce n’est pas la fin du monde
96 – Rideau

 


Brèves du temps qui passe

97 – Le feu sacré
98 – Home cinéma
99 – Grand
100 – Pain perdu
101 – La porte
102 – Double living
103 – Ici la Terre
104 –  Contrôle technique
105 – Attendre (Urgence)
106 – Le tableau
107 – Le bac avec mention
108 – Les fantômes

 


Bureaux et Dépendances

109 – Les particules
110 – Drague démodée
111 – Un coup du destin
112 – La Mère Michelle
113– Les sandales d’Empédocle
114 – Avec ou sans filtre
115 – Pas de quoi rire
116 – Avantage acquis
117 – Import export
118 – Mort pour la Finance
119 – Nouveaux horizons
120 – Retraite
121 – Petite déprime
122 – Ministère du Plan
123 – Dernière cigarette
124 – La Mère Noël

 


De toutes les couleurs

125 – En couleurs
126 – Voter blanc
127 – Noir corbeau
128 – La vie en rose
129 – Carte bleue
130 – Peau rouge
131 – Oser le jaune
132 – Vert ciel
133 – Orange bien mûre
134 – Violettes
135 – Noir c’est noir
136 – Matière grise
137 – La chambre mauve
138 – Bien doré
139 – Tout est clair
140 – En noir et blanc

 


Des valises sous les yeux

141 – Faute de public
142 – À tempérament
143 – Sur l’herbe
144 – Pas le Pérou
145 – Excès de bagages
146 – Rester de glace
147 – Désespéré (deuxième chance)
148 – Septième ciel
149 – Adieu ou à rien
150 – Bagage suspect
151 – Tout le portrait de son fils
152 – Le grand saut
153 – Assurance crevaison
154 – Comme une porte de prison
155 – È finita la commedia

 


Drôles d’histoires

156 – La mer
157 – Colombo
158 – Voyage de noces
159 – Insecticide
160 – Relativité
161 – Kushim
162 – Contrechamp
163 – Lʼeffondré
164 – Uchronie
165 – Fantasme
166 – Pour finir

 


Elle et Lui, Monologue Interactif

167 – Entrée des artistes
168 – Nuit de noces
169 – Le temps des cerises
170 – Panne de télé
171 – Quarantaine
172 – Définition de l’amour (par défaut)
173 – Retrouvailles
174 – Tiens, voilà du Boudin !
175 – Disparition
176 – L’Équipe
177 – Où est-ce qu’on va quand on est mort ?
178 – La saison des pluies
179 – Petit commerce
180 – Coup de vieux
181 – Cauchemar
182 – Les meubles
183 – Sortie de secours

 


Le Comptoir

184 – Soirée poésie
185 – Deux demis
186 – Les pigeons
187 – Mention passable
188 – Entretien d’embauche
189 – Friday wear
190 – La peur de gagner
191 – Le coccyx
192 – Comme un vieux film
193 – Une belle mort

 


Les Rebelles

194 – Entrée de secours
195 – Désaccord
196 – Départ
197 – Avenir
198 – Taxi
199 – Demande
200 – Urgence
201 – Les amis
202 – Retour
203 – Épilogue – Le labyrinthe

 


Mélimélodrames

204 – Fatal comique
205 – Ce n’est pas un drame
206 – Huis-clos
207 – Auteur anonyme
208 – Changement de décor
209 – Scène de crime

 

 


Même pas mort

210 – Lève-toi et marche
211 – Immaculée conception
212 – Dieu le Père
213 – Extrême-onction
214 – La bonne nouvelle
215 – Divine enfant
216 – Nouveau testament
217 – Jugement dernier
218 – Dernier voyage
219 – Opération du Saint-Esprit

 


Minute, papillon !

220 – Amériques
221 – Evénement
222 – Dimanche
223 – Corbeau
224 – Homophone
225 – Bibliothèque
226 – Livres
227 – Malentendus
228 – Pauvres de nous
229 – Porte-à-porte
230 – Sans avenir
231 – Message in a bottle
232 – Minute, papillon !

 


Morts de Rire

233 – Les trois coups…
234 – Condoléances
235 – Dead Line
236 – Faux Départ
237 – Interrogatoire
238 – The End
239 – Justice Express
240 – Chrysanthème
241 – Champagne
242 – Oraison funeste
243 – Consultation
244 – Double inconnu
245 – Mort de Rire
246 – Dehors
247 – Faire-part
248 – Travelling
249 – Double vie
250 – Tunnel
251 – Fin de séries

 


Pour de vrai et pour de rire

252 – La fête des morts
253 – Le piège
254 – Une tapette
255 – Le chat et la souris
256 – L’or et l’argent
257 – Rayon surgelés
258 – Évasion
259 – Ça va
260 – Authentification
261 – Abrutis
262 – La carte
263 – Les primevères

 


Sens Interdit – Sans Interdit

 

264 – Là et au-delà
265 – Salle d’attente
266 – Ça ne veut rien dire
267 – L’addition
268 – À l’oeil
269– Au feu
270 – Compteur
271 – Autodérision
272 – Un champ de ruines
273 – À l’unisson
274 – Le journal
275 – Visite
276 – Vacance
277 – Paître
278 – Les auteurs de nos jours
279 – Georges
280 – JC
281 – La valise
282 – La route
283 – Low cost
284 – À vrai dire
285 – Contresens de l’humour

 


Trous de mémoire

 

286 – Vaguement
287 – Virgule
288 – Antipathie
289 – Trompe-l’œil
290 – Noir et blanc
291 – Retour vers le futur
292 – Confession
293 – Hommage
294 – Code confidentiel
295 – Amants d’enfance
296 – L’oubliée
297 –Trou de mémoire

 


Tueurs à gags

298 – Contrat
299 – Bloody Mary
300 – Cadeau
301 – Syndicalisme
302 – Éloge funèbre
303 – Le sauveur
304 – Bataille
305 – Malchance
306 – Poison d’avril
307 – Mémoires
308 – Choupette
309 – Signatures

 


Comme un poisson dans l’air

Poisson 310 – Sans titre
311 – Richophobie
312 – Divan
313 – Les petites heures
314 – Salles obscures
315 – Auto-stop
316 – Il était une dernière fois
317 – Définition de l’amour (par défaut)
318 – La volupté de l’ennui
319 – Sur le fil
320 – Le ménage
321 – Comme avant
322 – Le remplaçant
323 – Parler du beau temps
324 – Notre père qui êtes en nous
325 – Faire tomber la neige
326 – Demi-vœux à la Nation
327 – Death Valley 
328 – Ici ou là
329 – Laissez-moi rire
330 – Retour à Ithaque

 

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Sens Interdit Sans Interdit

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Jusqu’à 50 personnages (hommes et femmes). – Deux personnages par saynète – Distribution variable

Humour absurde.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.



TEXTE INTÉGRAL

Sens Interdit – Sans Interdit

Comédie à sketchs

Deux personnages par saynète – Distribution variable

1 – Là et au-delà

2 – Salle d’attente

3 – Blanc

4 – Ça ne veut rien dire

5 – L’homme à l’oreille coupée

6 – L’addition

7 – À l’oeil

8 – Les mous du PAF

9 – Au feu

10 – Compteur

11 – Autodérision

12 – Un champ de ruines

13 – À l’unisson

14 – Le journal

15 – Visite

16 – Vacance

17 – Paître

18 – Les auteurs de nos jours

19 – Georges

20 – JC

21 – La valise

22 – La route

23 – Low cost

24 – À vrai dire

25 – Contresens de l’humour


1 – Là et au-delà

Un personnage seul en scène. Il attend et ne sait pas quoi faire.

In – Excusez-moi… Il y a quelqu’un ?

Après un temps, une voix off lui répond.

Off – Non…

In – Ah, ok, je… Bon…

Il attend encore un instant.

In – Je suis désolé de vous déranger, mais… Ça fait déjà un petit moment que j’attends et…

Off – Oui…

In – Enfin, j’ai un peu perdu la notion du temps… Je suis là depuis que… Enfin, vous savez… Et je me demandais si…

Off – Oui…

In – Est-ce que je suis… au paradis… ou en enfer ?

Off – À votre avis ?

In – Le purgatoire ?

Off – Non.

In – Les limbes ?

Off (étonné) – Les limbes ?

Le personnage paraît désemparé.

In – Mais alors où ?

Off – Nulle part.

In – Nulle part ?

Off – Nulle part.

In – Mais… jusqu’à quand ?

Off – Jusqu’à ce que ça commence.

In – Alors ça n’a pas encore commencé ?

Off – Non.

In (semblant comprendre) – Ah, d’accord…

Un temps pendant lequel il tente d’assimiler cette information.

In – Mais qu’est-ce qui n’a pas encore commencé ?

Off – Je peux vous poser une question, moi aussi ?

In – Oui…

Off – Qu’est-ce que vous foutez là ?

Air interloqué de celui qui est là.

In – Alors ça, je… J’ai complètement oublié…

Off – Mais vous êtes qui ?

In – Franchement… Je n’en ai aucune idée…

Un temps.

Off – Alors ça va pouvoir commencer.

Noir.

 

2 – Salle d’attente

Elle est là. Il entre.

Lui (avec une amabilité convenue) – Bonsoir.

Elle (simplement polie) – Bonsoir…

Il fait les cent pas en examinant les lieux, un peu gêné.

Lui – Vous avez rendez-vous à quelle heure ?

Elle – Je suis un peu en avance…

Un temps.

Lui – Vous n’avez vu personne ?

Elle – Non.

Lui – Bon…

Un temps.

Lui – C’est mon premier rendez-vous… Elle est comment…?

Elle – Elle ?

Lui – C’était une femme, au téléphone…

Air dubitatif de la femme, qui ne répond pas.

Elle – Ils sont peut-être deux…

Lui – Alors pour vous aussi, c’est… la première fois.

Elle ne répond pas.

Lui – Oh… Un homme ou une femme… Le principal, c’est qu’ils soient compétents…

Sourire un peu forcé de la femme. Et nouveau silence embarrassé.

Lui – Je peux vous céder ma place, si ça vous arrange… Comme vous étiez là avant moi…

Elle (froidement) – Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

Lui – Pardon… Je vous laisse tranquille… C’est parce que je suis un peu nerveux…

La femme semble culpabiliser de l’avoir rembarré.

Elle – Moi aussi, je suis nerveuse… J’ai horreur d’attendre…

Lui – C’est pour ça que vous arrivez en avance à vos rendez-vous…

La femme se demande comment elle doit le prendre. Il jette un regard vers une pendule qui peut rester imaginaire.

Lui – C’est la première fois que je vois une pendule dans une salle d’attente…

Il regarde sa montre.

Lui – Ils ont oublié de la remettre à l’heure…

La femme ne prête guère attention à ces propos.

Lui – C’est bizarre… de mettre dans une salle d’attente une pendule qui n’est même pas à l’heure… Remarquez, eux non plus, ne sont jamais à l’heure, alors…

Un temps.

Lui – Ça doit faire partie du jeu…

Elle – Quel jeu ?

Lui – De nous faire attendre, comme ça… Ce n’est pas pour rien qu’on nous appelle des patients…

Un temps.

Lui (inquiet) – Vous n’avez pas entendu quelque chose ?

Elle – Non…

Il va vers la porte par laquelle il est entré et actionne la poignée, sans parvenir à l’ouvrir.

Lui – Fermée…

Elle (très inquiète) – Fermée ? Vous voulez dire… à clef ?

Lui – Cette fois, on ne peut plus reculer…

Il va vers la porte située de l’autre côté, qu’on suppose être celle du cabinet, et tente d’actionner la poignée, sans plus de résultat. Il se retourne vers la femme.

Lui – Fermée aussi…

La femme prend conscience de la situation et commence à paniquer.

Elle – Pourquoi ils nous ont enfermés comme ça ? Je suis claustrophobe…

Il voudrait bien la réconforter, mais commence à être très inquiet lui aussi.

La femme regarde autour d’elle, paniquée.

Elle – Il n’y a aucune fenêtre… On va mourir étouffés…

Lui (prenant sur lui) – Mais non, voyons… Et puis on a nos téléphones portables…!

Elle – Je n’ai pas de téléphone portable…

Lui – Mais moi, si !

Il sort son téléphone portable et tente de composer un numéro, mais déchante bientôt.

Lui – Mince, je n’ai plus de batterie… (Tentant de rester confiant, malgré tout) Mais il doit bien y avoir une prise quelque part…

Ils se mettent à chercher tous les deux, d’abord debout, puis à genoux.

Elle – Je ne vois rien… Et vous ?

Lui (depuis le derrière du canapé) – Non… Ah si…

Il se relève et brandit quelque chose.

Lui – J’ai trouvé un préservatif…

Elle – Vous croyez vraiment que c’est le moment ?

Lui – Excusez-moi…

Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Pour l’instant, à part attendre… Ils vont peut-être revenir…

Ils se calment un instant, résignés.

Elle – Pourquoi vous êtes venu, vous ?

Il la regarde, un peu pris de court.

Elle – Excusez-moi… D’ailleurs, moi non plus, je ne sais pas très bien ce que je fais là… Mais c’est une raison suffisante pour être venue, non…? Je veux dire, de ne pas savoir ce qu’on fait là…

Elle semble au bord de l’évanouissement.

Lui – Allongez-vous…

Elle s’apprête à s’allonger, comme sur le divan d’un psy, mais a soudain un mouvement de recul.

Elle – C’est vous ?

Lui – Comment ça, moi ?

Elle – Alors tout ça, c’est une mise en scène pour me déstabiliser ?

Lui – Je vous proposais seulement de vous allonger un peu, pour vous reposer…

Elle – Excusez-moi, je commence à délirer…

La femme regarde la pendule et semble comprendre quelque chose

Elle – Mais, j’y repense… Ce n’est pas hier soir, qu’on changeait d’heure ?

Lui – Si…

Elle – J’ai complètement oublié d’avancer ma montre !

Lui – Et alors ?

Elle – Alors j’ai une heure de retard ! Moi qui pensais être en avance ! Voilà pourquoi mon psy est déjà parti ! Il a dû fermer les portes en partant, en pensant qu’il n’y avait plus personne…

Lui – Votre psy…? On n’est pas dans un cabinet dentaire ?

Elle – Le dentiste, c’est en face…

Lui – Non ?

Elle – Ah, si !

Il porte brusquement sa main à sa joue.

Lui (avec une grimace de douleur) – Aouh…! Ça y est, c’est reparti…

Elle – Quoi ?

Lui – Ma dent de sagesse ! C’est pour ça que je suis venu !

Elle – Vous, au moins, vous savez pourquoi vous êtes là…

Lui – Oui, enfin… Venir chez un psychanalyste pour se faire ôter une dent de sagesse…

Elle – C’est son nom qui a dû vous induire en erreur…

Lui – Son nom…?

Elle – Le Docteur Adam… C’est vrai qu’on peut confondre…

Il la regarde sans comprendre.

Elle – À Dents ! On pense plutôt à un dentiste…

Lui – Je n’avais jamais pensé à ça… Et la dentiste…?

Elle – C’est moi…

Lui – Pardon…?

Elle – On peut-être dentiste et avoir besoin d’un psy, vous savez… C’est rare, mais… Ça peut arriver…

Lui – Mais alors… vous allez pouvoir faire quelque chose pour moi…

Elle (interloquée) – C’est que… Je ne suis pas dans mon cabinet… Je n’ai pas mes instruments…

Elle semble se raviser.

Elle – Faites voir…

Il ouvre la bouche et elle regarde.

Elle – Ah, oui, c’est très enflammé… Et ça bouge déjà pas mal. Peut-être qu’en tirant un peu dessus.

Lui – Aïe !!! (Il referme la bouche) Vous êtes sûr que vous êtes dentiste ?

Elle (blessée) – Vous me prenez pour une affabulatrice, c’est ça… Alors pour vous, parce qu’on va voir un psy, on est complètement fou…

Lui – Mais pas du tout… C’est juste que… Vous m’avez fait mal, c’est tout…

Elle – Eh oui… C’est ce que j’entends toute la journée, figurez-vous. Vous m’avez fait mal… Comme si je leur faisais mal par plaisir…

Il se tient la joue.

Lui – Pourquoi on appelle ça des dents de sagesse, au juste…?

Elle – Parce qu’elles poussent à l’âge de raison, j’imagine…

Lui – Alors pourquoi faut-il absolument que ça fasse un mal de chien, les dents de sagesse, au point qu’on soit obligé de se les faire enlever…?

Elle – Vous êtes vraiment psy…?

Lui – On peut être psy et avoir mal aux dents, vous savez… Excusez-moi d’insister, mais… Vous êtes sûre qu’on n’est pas dans un cabinet dentaire…?

Elle – Alors je serai enfermée dans ma propre salle d’attente, en pensant que je suis dans un cabinet de psy…? Vous me prenez vraiment pour une folle !

Silence.

Lui – En même temps, il n’y a rien qui ressemble autant à une salle d’attente qu’une autre salle d’attente… Et la pendule n’a pas été remise à l’heure… Comme votre montre…

Elle (fermement) – Le dentiste, c’est à droite, et le psy à gauche !

Lui – Bon, bon…

Pour se donner une contenance, il parcourt la pièce et se plante devant une reproduction de tableau (qui peut rester imaginaire).

Lui – Le Cri… Un grand classique des salles d’attente… Ça marche aussi bien pour les dentistes que pour les psychanalystes…

Elle – Oui… J’ai le même dans ma salle d’attente… (Elle le regarde, prise d’un doute, fouille dans sa poche et en sort une clef) Je vais quand même vérifier… J’ai la clef de mon cabinet dans ma poche… (Elle se dirige vers la porte et l’ouvre sans difficulté) Vous me suivez, Docteur…? On va s’occuper de cette dent de sagesse…

Il la regarde, interloqué. Noir.

 

3 – Blanc

Deux personnages (hommes ou femmes), regardant peut-être une affiche.

Un – Blanc… Drôle de nom…

Deux – Ça inspire confiance. Blanc… Ça fait penser à une marque de lessive…

Un – Ouais… Mais quand on se présente aux élections… « Votez Blanc »… Comme slogan pour se faire élire, y’a mieux, non ?

Deux – En même temps, comme il n’a pas de programme très défini…

Un – Tu crois qu’il peut être élu…

Deux – Il incarne parfaitement les aspirations de la majorité silencieuse… Ça peut lui permettre de mobiliser les abstentionnistes. Et puis il a la tête de Monsieur Toutlemonde… Les gens se reconnaissent en lui… Ça les rassure…

Un – Mais qu’est-ce qu’il va faire, s’il arrive au pouvoir ?

Deux – Ah, ça, il a clairement annoncé la couleur. Rien ! Et il a juré que cette fois, les promesses électorales seront tenues.

Un – Mais alors pourquoi il se présente, exactement ?

Deux – Pour faire triompher ses idées !

Un – Ses idées…?

Deux – Il milite depuis des années pour que le vote blanc soit reconnu comme un vote à part entière… Comme il n’a pas obtenu satisfaction, il a décidé de se présenter lui-même… C’est vrai que c’est assez courageux. Au moins, il va au bout de sa démarche…

Un – Et toi, qu’est-ce que t’en penses ?

Deux – Je suis partagé…

Un – Tu vas t’abstenir ?

Deux – C’est ce que je fais depuis des années, mais là… Ce serait une façon de cautionner ses idées… Non, je suis encore indécis…

Un – Je suis un peu du même avis que toi… Aujourd’hui, quand on a des vraies convictions… C’est difficile de pas être récupéré…

Noir

 

4 – Ça ne veut rien dire

Un homme et une femme.

Homme – Je me demande si mon patron n’est pas en train d’essayer de me virer.

Femme – Non…

Homme – Quand je le croise dans les couloirs, il ne me dit plus bonjour. Avant on déjeunait ensemble au moins une fois par semaine…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il est peut-être débordé. Ou alors, il fait un régime.

Homme – Je ne sais pas… Il s’est mis à me vouvoyer. Alors que jusque là, il me tutoyait.

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… C’est plutôt une marque de respect, non ? Ça montre qu’il vous prend au sérieux.

Homme – Quand même… Il vient de me retirer un gros dossier dont je m’occupais, pour le refiler au type qu’il vient d’embaucher…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il ne veut pas que ses employés soient surmenés, c’est tout à son honneur. C’est sûrement pour ça qu’il a recruté quelqu’un pour vous épauler.

Homme – Ouais… Ben alors là, je ne suis plus surmené du tout. En fait, depuis une semaine, je n’ai plus aucun dossier à m’occuper. On me les a tous retirés les uns après les autres.

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Il veut peut-être que vous soyez complètement disponible pour la prochaine mission très importante qu’il aura à vous confier…

Homme – Je ne suis pas sûr. J’avais un grand bureau au dernier étage, juste à côté du sien. Maintenant, on m’a installé au sous-sol, dans une pièce sans fenêtre. C’est au nouveau, justement, que le patron a refilé mon bureau…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Et puis au moins, vous ne l’avez plus sur le dos toute la journée. Vous êtes plus indépendant…

Homme – Ah, oui, là, c’est sûr. Je peux faire ce que veux. Je ne reçois pas une visite de la journée. Je passe mon temps à jouer à des jeux en ligne sur mon ordinateur. Enfin j’ai arrêté. On m’a coupé l’accès à internet hier…

Femme – Oh, ça ne veut rien dire, hein… Les fournisseurs d’accès, c’est souvent en panne, c’est connu.

Homme – Le pire, c’est que je me demande s’il ne couche pas avec ma femme.

Femme – Non…?

Homme – Je ne sais pas… Hier, vers trois heures de l’après-midi, je l’ai vue sortir d’un petit hôtel avec lui… Vous me direz que ça ne veut rien dire…

Femme – Mmm… Là, c’est peut-être un signe, quand même…

Noir.

 

 

5 – L’homme à l’oreille coupée

Deux personnages.

Vincent – Tu sais pourquoi Van Gogh s’est coupé l’oreille ?

Paul – Qui ?

Vincent – Van Gogh !

Paul – Le peintre ?

Vincent – Pourquoi ? Tu connais un Van Gogh qui serait coiffeur, charcutier ou coureur cycliste ?

Paul – Non…

Vincent – Bizarre, quand même…

Paul – Qu’il n’y ait aucun charcutier qui s’appelle Van Gogh ?

Vincent – De se couper l’oreille !

Paul – Pourquoi il a fait ça ?

Vincent – C’est ce que je viens de te demander…

Paul – Et comment je le saurais ?

Vincent – Il paraît qu’il l’a offerte à Gauguin, emballée dans du papier journal.

Paul – Il aurait mieux fait de l’offrir à Beethoven.

Vincent – Beethoven n’était pas peintre.

Paul – Non. Mais il était sourd. Tu n’as pas lu les pièces de Roland Dubillard ?

Vincent – Non…

Paul – Remarque, il n’a pas vendu une toile de son vivant.

Vincent – S’il écrivait des pièces de théâtre.

Paul – Van Gogh ! C’est peut-être pour ça qu’il s’est coupé l’oreille.

Vincent – Par dépit ?

Paul – C’est vrai que je ne connais personne qui ait tenté de se suicider en se tranchant l’oreille…

Vincent – Il a peut-être essayé de se trancher la gorge, il a raté son coup, et c’est l’oreille qui a tout pris. Il y a des gens maladroits.

Paul – Et il aurait inventé tout ça pour éviter de passer pour un manchot ? Un peu tiré par les cheveux, non ?

Vincent – D’ailleurs Van Gogh n’était pas encore né quand Beethoven est mort. Je ne vois pas comment il aurait pu lui donner son oreille…

Paul – Ou alors il s’est coupé en se rasant. Et après on en a fait tout un fromage, parce que c’était Van Gogh.

Vincent – Moi, quand je me coupe l’oreille, personne n’en parle…

Paul – C’est pas mal, ses tableaux, mais bon… Est-ce que ça vaut vraiment ce que ça coûte ?

Vincent – Si personne ne lui achetait de toiles de son vivant, ce n’est peut-être pas par hasard.

Paul – C’est sûrement eux qui avaient raison. Van Gogh, ça ne vaut pas un clou. Le clou pour accrocher le tableau…

Vincent – Ni la corde pour le pendre.

Paul – Il s’est pendu ?

Vincent – Qui ?

Paul – Van Gogh !

Vincent – Non, pourquoi ?

Paul – Laisse tomber…

Vincent – Et Beethoven ? Les gens lui achetaient sa musique, de son vivant ?

Paul – Ouais, mais bon, Beethoven… Il faisait plutôt de la musique classique…

Vincent – Ça se vend toujours, la musique classique.

Paul – C’est jamais très à la mode, mais du coup ça vieillit moins vite.

Vincent – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Le classique, c’est indémodable.

Paul – Mais Van Gogh…

Vincent – Ça vieillit mal.

Paul – Comme Picasso.

Vincent – Qui adorait la corrida…

Paul – C’est normal, il était espagnol.

Vincent – On dit que finalement, c’est peut-être Gauguin qui lui aurait coupé l’oreille, à Van Gogh. D’un coup d’épée… C’est même pour ça qu’il se serait taillé, à Tahiti.

Paul – Gauguin aussi aimait la corrida ?

Vincent – Pourquoi ? Il y a des corridas, à Tahiti ?

Paul – À cause de l’oreille ! Et de l’épée…

Vincent – Tu crois que dans un moment de folie, Gauguin, se prenant pour Picasso, aurait pu confondre Van Gogh avec un taureau…?

Paul – Gauguin n’était pas fou. C’est Van Gogh, qui l’était.

Vincent – La preuve, il s’est suicidé…

Paul – On peut se suicider sans être fou…

Vincent – Il s’est tiré une balle dans les champs.

Paul – Il ne s’est pas tiré une balle dans le cœur ?

Vincent – Si, dans les champs. Avec les corbeaux. C’est même le dernier tableau qu’il a peint.

Paul – Et sur le tableau, on voit Van Gogh se suicider ?

Vincent – On voit juste les corbeaux qui lui tournent autour.

Paul – Comme des vautours…

Vincent – Ils sentent ces choses là… C’est l’instinct… Tu sais que ça vit très longtemps…

Paul – Les vautours ?

Vincent – Les corbeaux !

Paul – Plus longtemps qu’un artiste peintre, en tout cas…

Vincent – Ça dépend. Regarde Picasso. Il a vécu jusqu’à près de cent ans.

Paul – Bon, c’est pas le tout, mais j’ai du boulot. Qu’est-ce que je te fais, aujourd’hui, Vincent…?

Vincent – Comme d’habitude, Paul.

Paul – Bien dégagé derrière les oreilles ?

Vincent – Pas trop quand même…

Paul – Disons que je te laisse les oreilles.

Vincent – Voilà.

Paul – Mais si je dois en couper une, tu préfères que je te laisse laquelle ?

Vincent – Quelle oreille il s’était coupée, Van Gogh ?

Paul – La gauche.

Vincent – Bon ben laisse-moi la droite, alors… Si je veux avoir une chance de passer à la postérité. Tu as le journal ?

Paul – Pour emballer ton oreille ?

Vincent – Pour le lire…

Paul – Si je te coupe une oreille, tu crois que ce sera dans le journal ?

Vincent – Non…

Paul – Et si je te coupe les deux.

Vincent – Pas forcément…

Paul – Et si je te coupe les deux oreilles et la queue ?

Vincent – En Espagne, peut-être…

Noir.

 

6 – L’addition

Elle est assise seule à une table de restaurant, les yeux dans le vague. Il arrive d’un pas décidé, sans la regarder, griffonnant déjà quelque chose sur son carnet de commande.

Lui (avec un entrain un peu survoltée) – Les moules farcies, ça vous a plu ? C’est la spécialité du chef…

Elle (sinistre) – Moi c’était le plat du jour. Le lapin…

Lui (sans se démonter) – Alors, pour la petite dame, qu’est-ce que ce sera pour terminer ? Un petit dessert ? Un petit café ? L’addition ?

Elle (le regardant avec intensité) – Il n’y a rien de plus déprimant que de manger seule au restaurant…

Lui (pour garder sa contenance, mais un peu perturbé) – Un petit digestif ?

Elle – Surtout pour une femme…

Lui – Marie-Brizard ? Cointreau ? Grand-Marnier ?

Elle – Manger dans un grand restaurant, c’est un peu comme faire l’amour, vous comprenez ?

Lui (troublé) – Une liqueur de bonne femme, quoi…

Elle – Techniquement, seule ou à plusieurs, ça se termine à peu près de la même façon. Et pourtant, c’est quand même mieux à deux, non…?

Lui – Une petite tisane…?

Elle – On n’est même pas obligé de parler, hein ? Pas plus au lit qu’à table. Quelques banalités suffisent. Je ne sais pas, moi… Passe-moi le beurre…

Lui – Saveur du Soir ? Nuit Tranquille ?

Elle (pleine de sollicitude) – Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?

Lui – C’est à dire que…

Elle – Pour vous non plus, ça ne doit pas être facile. Je me trompe ?

Lui – Ma foi…

Elle – Non pas que je méprise votre métier, hein ? Mais repasser les plats, comme ça, et puis repartir. Sans même pouvoir goûter… Vous avez mangé, au moins ?

Lui – Pas encore…

Elle – Vous avez faim ?

Lui – Mon Dieu, je…

Elle (lui tendant la panière) – Prenez au moins un morceau de pain.

Lui – Je ne sais pas si…

Elle – Vous avez quand même droit à une minute de pause…

Elle se lève et, avec autorité, elle lui fait signe de s’asseoir. Il s’exécute.

Lui – C’est vrai que… après le coup de feu de midi, j’ai toujours un petit coup de pompe…

Elle se rassied en face de lui.

Elle (souriant) – Voilà, comme ça on est deux.

Il se met à mâcher son pain sec.

Elle – Un peu de beurre ? Ça glissera mieux…

Lui – Merci.

Il prend le beurre et commence à tartiner.

Elle – Vous savez ce que me disait ma grand-mère ?

Il ne sait visiblement pas.

Elle – L’appétit est le meilleur des condiments.

Il semble pénétré par la haute teneur philosophique de cette réflexion.

Lui – C’est vrai…

Elle – Quand on a faim, une simple tartine…

Lui (soupirant) – Ça me rappelle mon enfance… Les tartines que ma mère me donnait pour le goûter… Avec du beurre salé… Je suis né en Bretagne…

Elle (avenante) – Vous voulez un peu de sel pour mettre dessus ?

Elle lui tend la salière. Il hésite puis la prend, et met un peu de sel sur sa tartine. Elle le regarde manger avec un air attendri.

Elle – C’est bon, hein ?

Lui – Pour moi, ça vaut le caviar, vous savez…

Elle – C’est ce que j’ai pris en entrée… Le caviar… C’est vrai que c’est salé aussi… Surtout l’addition…

Il sourit et continue à mâcher. Elle le regarde encore un instant avec un air apaisé.

Elle – Ça m’a fait du bien de parler un peu avec vous.

Elle se lève, et lui lance un regard plein de reconnaissance.

Elle – Merci, vraiment…

Elle met son manteau.

Elle (souriant) – La prochaine fois, c’est moi qui vous invite.

Lui – Merci…

Elle s’en va, en lui faisant un petit signe avant de sortir.

Il reste assis là, un peu largué, en continuant à mâcher sa tartine tout en rêvassant.

Un autre homme (ou une autre femme) arrive, probablement le patron (ou la patronne). Il (ou elle) regarde successivement sans comprendre le serveur assis à table, et la porte par laquelle la cliente vient de sortir.

Noir.

7 – À l’œil

Un homme entre dans un magasin où il est accueilli par une vendeuse.

Femme – Vous voulez voir quelque chose ?

Homme – Je vais regarder.

Femme – Ça ne coûte rien de jeter un coup d’œil.

Homme – Je vais voir.

Femme – Je regarde si je vois quelque chose pour vous…

Elle cherche quelque chose et lui tend.

Femme – Regardez voir.

Homme – Ce n’est pas un peu voyant ?

Femme – Regardez-moi.

Homme – Vous me voyez avec ça ?

Femme – Faut voir sur soi. Regardez-vous.

Homme – C’est tout vu.

Femme – C’est vous qui voyez. Vous voulez voir autre chose ?

Homme – Je vais continuer à regarder.

Il regarde autre chose.

Homme – Je ne vois pas le prix.

Femme – Regardez sur l’étiquette.

Homme – Je ne vois rien.

Femme – Il ne faut pas regarder à la dépense, croyez-moi.

Homme – Je vais revoir le premier.

Femme – Tenez, regardez. Vous voyez ?

Homme – Ah, oui, je me vois quand même mieux avec ça.

Il la regarde.

Homme – On ne s’est pas déjà vu quelque part ?

Femme – Je ne vois pas…

Homme – Laissez-moi vous regarder, c’est quoi votre nom ?

Femme – Ça ne vous regarde pas.

Homme – On pourrait se revoir.

Femme – Voyez-vous ça.

Homme – Vous voyez ce que je veux dire…

Femme – Non mais tu m’as bien regardée ? Tu t’es vu ? Tu ne me regardes même pas, d’accord ?

Homme – Je vois…

Femme – Je vous laisse continuer à regarder.

Homme – Je crois que j’en ai assez vu.

Femme – Voyeur !

Homme – Alors au revoir ?

Femme – C’est ça, va te faire voir.

Homme – Ça ne coûte rien de regarder…

Femme – Eh ben regarde-moi bien, parce que tu n’es pas prêt de me revoir.

Homme – Qui vivra verra.

Femme – Allez, je t’ai assez vu.

Elle le pousse dehors.

Homme – Allons voyons…

Il sort.

Femme – Faudrait quand même voir à voir.

Noir.

 

8 – Les mous du PAF

Marc-Antoine, le président de TF2, débarque dans le bureau de Donald, son vice-président, très occupé à lire L’Équipe.

Marc-Antoine – Vous avez vu ça, Donald ? Notre audience a encore baissé !

Donald – Oui, je sais, Marc-Antoine…

Marc-Antoine – Que France 1 fasse systématiquement un meilleur score que nous, passe encore. Mais si ça continue, on va passer derrière Arte…

Donald – Oui…

Marc-Antoine – Dites-moi franchement, Donald…

Donald – Oui, Marc-Antoine…?

Marc-Antoine – Ça vous vient d’où, ce nom à la con ? C’est un pseudo ?

Donald – Non…

Marc-Antoine – Qui serait assez con pour prendre un pseudo pareil… Ça a dû être dur à porter, non ? Surtout quand vous étiez gosse…

Donald – Mon Dieu…

Marc-Antoine – Bon, revenons à nos moutons… Je veux dire à nos ménagères de moins de cinquante ans. C’est dû à quoi, cette érosion régulière de notre audience ? Et quand je dis, érosion… On est en train de couler à pic, Donald !

Donald – On pourrait changer le responsable des programmes…? Et remettre à sa place celui qu’on a viré il y a six mois…? Il est à la fiction, maintenant…

Marc-Antoine – Nous sommes sur le Titanic, Donald, et tout ce que vous nous proposez, c’est de changer de transat ? Je ne comprends pas. Pourtant, on a supprimé la publicité.

Donald – Justement…

Marc-Antoine – Justement quoi ?

Donald – La publicité, c’est le seul truc que les gens regardaient encore sur TF2. Alors forcément, maintenant qu’on l’a supprimée, l’audience chute… Ils vont regarder la pub sur France 1…

Marc-Antoine – Et nos fictions à la française ? Qui ont fait la réputation de notre chaîne et qui s’exportent dans le monde entier !

Donald lui lance un regard signifiant que là, il exagère un peu.

Marc-Antoine – Bon, je pensais surtout à la partie extrême orientale du Benelux… Le Luxembourg, si vous préférez… Mais ne me dites pas qu’avant la suppression de la pub, personne ne regardait déjà plus les séries de TF2 ?

Donald – Oui… Pour patienter entre deux plages publicitaires…

Marc-Antoine – Dites-moi la vérité, pour une fois…

Donald – Je peux vous parler franchement ?

Marc-Antoine – Je ne vous ai pas embauché pour ça, c’est vrai, mais l’heure est grave.

Donald – À force de vouloir faire des séries consensuelles, on a fini par inventer les séries invisibles. En tout cas inregardables. On voulait que nos fictions ne dérangent personne, elles ont fini par emmerder tout le monde… Vous les regardez, vous ?

Marc-Antoine – Je suis payé pour ça…

Donald – Voilà… Mais on ne peut pas payer des millions de téléspectateurs pour regarder nos fictions…

Marc-Antoine – Et dire que si j’étais né trente ans plus tôt j’aurais pu diriger l’ORTF… Pourtant, les auteurs sont très encadrés, aujourd’hui, je ne comprends pas.

Donald – C’est sûr… Pour un auteur qui écrit, on paye six conseillers de programmes pour lui dire que ce qu’il écrit c’est de la merde…

Marc-Antoine – Alors quel est le problème ?

Donald – Prenez la comédie, par exemple. C’est très difficile de faire rire un conseiller de programmes. Alors en faire rire six de la même chose, vous imaginez un peu…

Marc-Antoine – Et ils viennent d’où tous ces conseillers ?

Donald – Ça on n’a jamais su… Quand une vache pond une bouse, sait-on d’où viennent les mouches ?

Marc-Antoine – Il faut absolument qu’on trouve quelque chose tout de suite pour remonter la pente, Donald. Qu’est-ce que les gens regardent encore à la télé à part la pub ?

Donald – Le foot… Mais on a raté l’achat des droits cette année.. On n’a plus les moyens… Avec la suppression de la pub… On a pu se payer les Jeux Olympiques d’Hiver, mais apparemment, le tir à la carabine à plomb sur patins à glace n’a pas encore trouvé son public en France…

Marc-Antoine – Le foot ? Eh ben voilà ! On n’a qu’à remplacer dans nos fictions les comédiens par des footballeurs.

Donald – Des footballeurs ?

Marc-Antoine s’empare de L’Équipe qui traîne sur le bureau de Donald.

Marc-Antoine – Tenez ! Celui-là, par exemple…

Donald (sceptique) – Il n’a pas marqué beaucoup de buts cette saison…

Marc-Antoine – Pourquoi est-ce qu’il voudrait faire l’acteur sinon ?

Donald (indécis) – Je ne sais pas…

Marc-Antoine – Si vous avez une meilleure idée… Je vous paye pour ça, non ?

Donald réfléchit.

Donald – Et si au lieu de nous épuiser à lutter contre la concurrence de France 1, on allait au bout de notre ligne éditoriale ?

Marc-Antoine – Je ne savais pas qu’on en avait une…

Donald – On arrête la fiction ! On montre la télé en train de se faire ! On pourrait appeler ça Télésurveillance, par exemple. On filme directement l’auteur en train d’écrire et de s’autocensurer. Les six conseillers de programmes en train de ne pas rire aux blagues qu’il n’a pas osé faire. Le degré ultime de la téléréalité ! Le degré zéro de la télé, pour paraphraser Barthes…

Marc-Antoine – Vous voulez dire Barthès, le gardien de but…? En voilà un qu’on pourrait récupérer dans notre équipe. Il a pris sa retraite, non ?

Donald – Si vous y tenez…

Marc-Antoine – Excellent, Donald, excellent ! J’ai toujours pensé que vous n’étiez pas un Mickey (Il rie à sa propre blague) Vous voyez, moi aussi je sais rire, quand je veux. Ça commence quand ?

Donald – Quoi ?

Marc-Antoine – Télésurveillance !

Donald montre les caméras de surveillance.

Donald – Ça déjà commencé…

Noir.

 

9 – Au feu

Deux femmes, à la terrasse d’un café, commandent à un serveur (off).

Elle 1 – Un déca, s’il vous plaît. Avec une sucrette, comme d’habitude…

Elle 2 – Oh et puis tiens, je vais prendre un capuccino, moi ! Je reprendrai mon régime demain…

Elle 2 aperçoit deux hommes, côté public, et se remaquille avec excitation. Elle 1, morose, est plongée dans ses pensées.

Elle 1 – Tu crois en Dieu, toi ?

Elle 2 (émoustillée) – Ça dépend des jours. Mais en voyant ces pompiers, là, je crois que je viens de retrouver la foi…

Elle 1 (inquiète) – Il y a le feu quelque part ?

Elle 2 – En face de nous… Ils viennent de s’asseoir… Tu ne les as pas vus ?

Elle 1 (essayant de voir en plissant les yeux) – Non, je ne vois rien…

Elle 2 (essayant d’être un peu discrète) – Là, tous les deux habillés pareils, coiffés en brosse avec leurs chemisettes bleues. Ça doit être la tenue d’été…

Elle 1 – Comment tu sais que c’est des pompiers ?

Elle 2 – Mais… c’est marqué dessus ! Sur leurs petits polos, tu ne vois pas ? Pompiers Volontaires !

Elle 1 – Ah, oui, peut-être… Tiens, il faut que je rachète des lentilles, moi.

Elle 2 – Des lentilles…?

Elle 1 – J’ai l’impression que je vois un peu trouble…

Elle 2 – Eh ben moi, je les vois super net… Et je peux te dire que tu perds quelque chose…

Elle 1 (regardant Elle 2) – Même toi, je te vois un peu trouble… Pourtant, t’es tout près de moi… (Inquiète) Je ne suis pas déjà presbyte…

Elle 2 – Ils sont tout bronzés, tu as vu ? Mais ils ont l’air un peu fatigués, non…?

Elle 1 – Je me suis toujours demandé pourquoi on appelait ça des lentilles…

Elle 2 – Peut-être qu’ils reviennent de mission… (Avec emphase) Guerriers sales et fourbus, ayant risqué leur vie au feu, mais avec le sentiment du devoir accompli…

Elle 1 – C’est vrai, ça n’a pas grand rapport avec des lentilles…

Elle 2 (exaltée, joignant le geste à la parole) – Je les imagine, avec leur énorme lance à incendie dans la main, en train d’essayer d’éteindre un brasier pendant toute la nuit…

Elle 1 – C’est peut-être parce qu’on doit les laisser tremper toute la nuit. Comme les lentilles, justement…

Elle 2 regarde Elle 1, se demandant de quoi elle lui parle.

Elle 2 – Je comprends pourquoi nos fils rêvent de devenir pompier…

Elle 1 – Ou alors, j’ai oublié de les mettre…

Elle 2 (soupirant) – Ils ne nous voient même pas, dis donc…

Elle 1 – Je vais tout de même vérifier…

Elle 1 se touche un œil avec le doigt.

Elle 2 – C’est dingue… On dirait qu’une fois mariée, on est moins visibles. Et alors après une ou deux grossesses, on devient complètement transparentes…

Elle 1 – Ah, non, pourtant j’ai bien…

Elle 2 – Et voilà… Ils s’en vont…

Elle 1 – Oh, c’est pas possible !

Elle 2 – Mais si, je te jure, regarde !

Elle 1 (horrifiée) – Je ne me suis quand même pas mis les deux dans le même œil…!?!

Elle 2 regarde Elle 1, interloquée. On entend une sirène de pompiers.

Elle 2 – Mais qu’est-ce qu’il fout, lui, avec mon capuccino…? Faut que je retourne bosser, moi…

Elle 1 – Ça va, il n’y a pas le feu…

Noir.

 

10 – Compteur

Un personnage est là, debout mais courbé. On sonne. Il va ouvrir, toujours courbé.

Deux (off) – Bonjour ! C’est pour les compteurs.

Un – Entrez, je vous attendais.

Le deuxième apparaît, courbé lui aussi.

Un – C’est par là, suivez-moi. Faites attention, le plafond est très bas.

Deux – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude.

Le deuxième suit le premier jusqu’à un endroit de la scène.

Un – Voilà, alors là c’est l’eau.

Le deuxième note le chiffre sur un calepin.

Deux – Très bien…

Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.

Un – Ça c’est l’électricité…

Le deuxième note le chiffre sur un calepin.

Deux – Parfait…

Le premier repart suivi par le deuxième jusqu’à un autre endroit.

Un – Là ça doit être le gaz.

Deux – Mmm…

Le deuxième note le chiffre sur son calepin.

Deux – Ah, votre consommation est en baisse ce mois-ci. Il faut dire qu’on a eu un hiver très doux.

Un – Il faut bien que le réchauffement climatique ait quelques avantages quand même…

Le premier repart suivi par le deuxième vers un dernier endroit.

Un – Et voilà le compteur d’oxygène…

Deux – Très bien…

Le deuxième regarde le compteur avec un air désapprobateur.

Deux – Ah, alors là, en revanche, vous avez explosé votre forfait ! (Il se tourne vers l’autre) Qu’est-ce qui s’est passé, Monsieur Dumortier ?

Un – Je ne sais pas… C’est vrai que j’ai tendance à être un peu essoufflé, en ce moment, quand je fais mon footing… Sur mon tapis roulant…

Deux – Il faut arrêter de faire de l’exercice, Monsieur Dumortier… C’est peut-être bon pour la santé, mais ce n’est pas bon pour le porte-monnaie…

Un – Surtout que l’oxygène a encore augmenté, ce mois-ci…

Deux – Vous n’avez pas une fuite, au moins ?

Un – Je ne crois pas…

Il note le chiffre sur un calepin.

Deux – Vous devriez peut-être rabaisser encore un peu le plafond… Il y aurait moins de déperdition, croyez moi…

Un – C’est à dire qu’avec mon dos…

Deux – Ah, c’est vous qui voyez, hein…

Le deuxième sort un terminal de carte de paiement.

Deux – Alors… Chèque ? Carte bleue ?

Un – C’est à dire que… Ça ne pourrait pas attendre un peu ? C’est que ma retraite, elle, elle aurait plutôt tendance à baisser…

Deux – Ah, oui, mais Monsieur Dumortier… Vous me mettez dans l’embarras, là…

Un – Je pourrais payer en deux fois…

Deux – Ah, oui, mais ça, ce n’est pas possible, Monsieur Dumortier… Vous comprenez, si tout le monde faisait comme vous…

Le premier ne sait pas quoi répondre. L’autre est visiblement dans l’embarras.

Deux – Bon… On va dire que je n’ai pas pu relever les compteurs parce que vous étiez sorti, et je repasse la semaine prochaine, d’accord ?

Un – D’accord… Mais si vous pouviez plutôt repasser dans une quinzaine…

Deux – Monsieur Dumortier… Il ne faut pas exagérer, non plus ! Et puis vous imaginez… Si on était obligé de vous couper l’oxygène, vous savez ce que ça veut dire…

Un – Il ne me resterait plus que le gaz.

Deux – Si vous avez payé la facture…

Le deuxième donne malgré tout une tape amicale dans le dos du premier pour dédramatiser avant de prendre congé.

Deux – Allez, ne vous en faites, Monsieur Dumortier… Je repasse le mois prochain, d’accord ? Mais c’est la dernière fois, hein ?

Un – Merci…

Deux – Et d’ici, là, fini l’exercice ! Et puis essayez de ne pas respirer aussi souvent, bon sang ! Je ne sais pas moi… Une fois sur deux, c’est largement suffisant, non ? Quand on a des problèmes de fin de mois, il faut savoir se serrer un peu la ceinture… Il suffit de remonter la ceinture au niveau des poumons…

Le premier lui répond par un sourire résigné, et s’apprête à le raccompagner à la porte.

Un – Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin. Et autant économiser votre souffle…

L’autre s’arrête et ils se serrent la main.

Deux – Allez, au revoir, Monsieur Dumortier… Et pensez à ce que je vous ai dit… Un plafond rabaissé de trente centimètres, c’est dix pour cent de consommation d’oxygène en moins… Vous n’avez pas écouté notre dernière campagne d’information à la télé ?

Un – Merci… (Le deuxième s’en va, et le premier reste seul) Je crois que je ferai mieux d’éteindre aussi la lumière…

Noir.

 

11 – Autodérision

Un homme à côté d’un autre. Ils regardent quelque chose devant eux.

Un – C’est quoi, comme voiture ?

Deux – Mercedes.

Un – Ah, ouais.

Deux – On m’a piqué l’étoile. Au début je la faisais remettre. Et puis j’ai laissé tomber. On me la pique à chaque fois.

Un – Cette idée de mettre des étoiles même sur les voitures… C’est bien un truc allemand.

Deux – Je me demande bien ce qu’ils en foutent.

Un – Qui ?

Deux – De toutes ces étoiles ! Ils en font la collection, ou quoi ?

Un – D’un autre côté, il vaut mieux qu’ils vous piquent l’étoile, et qu’ils vous laissent la voiture. Moi, ma bagnole, elle n’avait pas d’étoile. On me l’a volée l’année dernière. Alors j’ai racheté celle-là. D’occase…

Un temps.

Un – Et vous en êtes content ?

Deux – C’est solide.

Un – C’est pas très beau.

Deux – C’est allemand.

Un – C’est une bonne marque.

Deux – C’est Mercedes.

Un – Ouais.

Deux – On sait ce qu’on achète.

Un – Et on sait ce qu’on a.

Deux – La qualité allemande, quoi.

Un – Mmm…

Un temps.

Deux – Et la vôtre, c’est quoi ?

Un – Je n’ai jamais su.

Deux – Pardon ?

Un – Le type à qui je l’ai achetée m’a dit que c’était une Renault. C’était pas marqué dessus. Mais au garage, ils m’ont dit que non.

Deux – Mais alors qu’est-ce que c’est ?

Un – Ils ne savent pas.

Deux – Merde !

Un – Sinon, elle marche bien. Une vidange de temps en temps. Heureusement, parce que pour les pièces détachées… Quand on ne connaît pas la marque.

Deux – Ah, ouais…

Un – Ouais… C’est une voiture née de marque inconnue, quoi. On m’a dit qu’elle avait peut-être été fabriquée dans un pays de l’Est. Ou en Chine. En Israël peut-être. Par un fabriquant qui aurait disparu depuis. Ou qui aurait changé de nom. Comme les juifs pendant la guerre, voyez ?

Deux – Mais qu’est-ce qui est marqué sur la carte grise ?

Un – Renault.

Deux – Mais c’en est pas une…

Un – Fallait bien lui donner un nom. Un état civil, comme qui dirait. La faire adopter, quoi. Parce que sinon, elle est en règle, et tout. C’est une voiture, hein ! Enfin, ça roule quoi. C’est juste qu’elle est de marque inconnue.

Deux – Et elle date de quand ?

Un – Ben, on ne sait pas trop non plus. Une trentaine d’années, peut-être. Avant la chute du mur, en tout cas.

Deux – Quel mur ?

Un – Ben on ne sait pas, justement. Le mur de Berlin, peut-être. Ou la grande muraille de Chine. Allez savoir…

Deux – La grande muraille de Chine s’est écroulée ?

Un – Faudrait faire une datation. Au carbone 14. Directement à la sortie du tuyau d’échappement.

Deux – Elle n’a pas de pot catalytique…

Un – Pas de ceintures de sécurité, non plus, vous pensez bien. Mais comme c’est considéré comme une voiture de collection, j’ai le droit de rouler avec quand même. Sinon, c’est une bonne voiture.

Deux – Et elle marche à quoi ?

Un – Moi, j’y mets du fioul domestique. Mais peut-être que ça marcherait avec autre chose. Je n’ai jamais essayé.

Deux – Merde…

Un temps.

Un – Et la vôtre, vous êtes vraiment sûr que c’est une Mercedes ?

L’autre le regarde un peu inquiet.

Un – Non, je veux dire, comme il n’y a pas l’étoile…

Un temps.

Un – Vous avez les papiers, au moins ?

Noir.

 

12 – Un champ de ruines

Deux paysans (homme et/ou femme) contemplent quelque chose qu’on ne voit pas, situé au loin, derrière les spectateurs. Ils parlent éventuellement avec un accent régional (au choix).

Un – Qu’est-ce qu’ils font, là ?

Deux – Paraît qu’ils vont restaurer le château…

Un – Le château ? C’te ruine ?

Deux – Paraît que c’est un monument historique…

Un – Un monument ? C’tas de gravats ?

Deux – Paraît que c’était un château fort, au Moyen Age… Même que Louis XVI y aurait dormi juste avant de se faire assassiner par Ravaillac.

Un – Et comment que tu sais ça, toi ?

Deux – Ben je l’ai lu dans le journal.

Un – Merde alors ! Et ils vont le reconstruire ?

Deux – C’est à cause du plan de relance de l’économie…

Un – Bâtir des châteaux forts pour aider les agriculteurs… Ils feraient mieux de construire des châteaux d’eau…

Deux – C’est un truc qui vient d’en haut… De Bruxelles…

Silence pour digérer cette information. Ils continuent de contempler les ruines.

Un – C’est pas tes vaches qui sont là devant ?

Deux – Si.

Un – Et pis c’est ton champ.

Deux – Dame oui.

Un – Et ta ferme, elle est pas loin non plus…

Deux – Je vais être aux premières loges, c’est sûr…

Ils continuent à regarder.

Un – Et c’est quoi, c’te cabane, qu’ils ont déjà mis là ?

Deux – Ben c’est une guérite. Pour les gardes, quand il pleut.

Un – Les gardes ?

Deux – Les gardes belges.

Un – C’est pas des gardes suisses ?

Deux – J’te dis c’est un projet européen ! La Suisse, elle fait pas partie de l’Europe, si ?

Un – Et pourquoi qu’ils ont besoin de garder ces ruines tout d’un coup ? C’est pas des vaches. Depuis le temps qu’elles sont là, elles ne vont pas s’en aller toutes seules…

Deux – En attendant le début du chantier ! C’est que ça va coûter des milliards, ces travaux. Ça va durer des années. Je ne sais pas si je serais encore là dans ma ferme pour profiter de la vue sur le château…

Un – En tout cas, tu vas bien profiter de la vue sur les travaux…

Nouveau silence.

Deux – Paraît qu’ils vont faire un jardin, devant. Un potager médiéval…

Un – Un jardin médiéval ? C’est quoi ça ?

Deux – Avec des légumes d’époque, des conneries comme ça. Des cucurbitacées…

Un – Des cucurbitacées… Alors c’est ça la nouvelle politique agricole commune…?

Nouvelle contemplation.

Un – Ils vont arracher les poteaux électriques…

Deux – Pourquoi donc ?

Un – Avec les cucurbitacées médiévales, ça va jurer.

Deux – Tu crois ?

Un – Au Moyen Age, y’avait pas de poteaux électriques. Y’en avait déjà pas du temps de ton arrière grand-père.

Silence.

Un – C’est pas les poteaux qui amènent l’électricité jusqu’à ta ferme ?

Deux – Je pense bien, oui… J’ai eu assez de mal à convaincre EDF de me les remettre debout après la grande tempête de l’an deux mille.

Un temps.

Un – J’ai comme l’impression que tu vas bientôt retourner au Moyen Age, toi aussi… Ils ne t’ont pas encore envoyé le costume, non ?

Tête de l’autre…

Noir.

 

13 – À l’unisson

Deux personnages (hommes ou femmes) se croisent.

Un – Bonjour.

Deux – Bonsoir.

Chacun semble intrigué par le comportement de l’autre.

Un – Bonjoir.

Deux – Bonsour.

Un – Je peux vous aider ?

Deux – Vous avez besoin d’un renseignement ?

Un – Il ne comprend rien.

Deux – Il a l’air un peu abruti.

Un – Vous m’entendez ?

Deux – Qu’est-ce qu’il dit ?

Un – Vous parlez français ?

Deux – Do you speak french ?

Un – A donde vas ?

Deux – Quo vadis ?

Un – Il n’est sûrement pas du coin.

Deux – Il ne doit pas être de la région.

Un – C’est peut-être une langue régionale.

Deux – On dirait du patois.

Un – Vous avez un problème ?

Deux – Vous êtes sûr que ça va ?

Un – Ah, oui, il a un sérieux problème.

Deux – Non, visiblement ça ne va pas.

Un – Vous cherchez quelque chose ?

Deux – Vous avez perdu quelqu’un ?

Un – Ou alors, c’est un défaut d’élocution.

Deux – Je devrais peut-être lui écrire sur un papier.

Un – Vous avez un crayon ?

Deux – Vous avez une feuille ?

Un – On dirait qu’il va se trouver mal.

Deux – Il faudrait peut-être que j’appelle un médecin.

Un – Vous voulez que j’appelle le SAMU ?

Deux – Je ferais mieux de téléphoner aux pompiers.

Un – Il a l’air complètement paumé.

Deux – Il est peut-être un peu dérangé.

Un – Ah, oui, il fait pitié à voir.

Deux – Le pauvre, je n’aimerais pas à être à sa place.

Un – Vous voulez que je vous conduise quelque part, je suis en voiture ?

Deux – Heureusement qu’il est à pied, il n’est pas en état de conduire.

Un – Bon, je crois que ce n’est pas la peine d’insister.

Deux – Il vaut peut-être mieux que je le laisse tranquille.

Un – Vous êtes sûr que ça va aller ?

Deux – Vous allez pouvoir vous débrouiller tout seul ?

Un – Qu’est-ce que je peux y faire ?

Deux – J’aimerais bien faire quelque chose, mais quoi ?

Un – Bon ben.. Au revoir.

Deux – Alors euh… Au plaisir.

Un – C’est ça… Au pleuvoir.

Deux – Allez… Arrosoir.

Ils hésitent encore à s’en aller, chacun étant un peu inquiet pour l’autre.

Deux – Hein ?

Un – Deux ?

Deux – Un.

Un – Deux.

Ils s’en vont chacun de leur côté au pas cadencé.

Deux – Un.

Un – Deux.

Deux – Un.

Un – Deux…

Ils font un tour de scène, se rejoignent et sortent ensemble, toujours en cadence.

Noir.

 

14 – Le journal

Deux personnages assis sur un banc.

Un – Vous avez lu le journal, ce matin ?

Deux – Non, qu’est-ce qui se passe ?

Un – Je ne sais pas. J’ai résilié mon abonnement.

Deux – D’habitude, il y en a toujours un qui traîne sur un banc.

Un – Ou dans une poubelle.

Deux – Même le journal de la veille.

Un – On n’est pas pressé.

Deux – On n’a pas besoin de nouvelles fraîches.

Un – On est à la retraite.

Deux – On veut juste savoir ce qui se passe.

Un – Il se passerait quelque chose, on ne serait pas au courant.

Deux – Heureusement qu’il y a la télé.

Un temps.

Un – Vous avez regardé la télé, hier soir ?

Deux – Mon antenne est tombée du toit avec la dernière tempête.

Un – Moi j’ai encore mon antenne. C’est ma télé qui est en panne.

Deux – Ils sont peut-être en grève.

Un – La télé ? Comment savoir, on ne peut plus la regarder.

Deux – Le journal ! Ils sont peut-être en grève.

Un – D’habitude, il y en avait toujours un qui traînait sur un banc.

Deux – C’est pour ça que j’ai résilié mon abonnement.

Un – Vous aussi ?

Deux – Mais si tout le monde a fait comme nous.

Un – C’est la mort de la presse.

Deux – Plus de journaux abandonnés sur les bancs.

Un – On ne va plus du tout savoir ce qui se passe.

Deux – Au Moyen Age, il n’y avait pas de journaux.

Un – Et les gens ne s’en portaient pas plus mal.

Deux – Ils ne savaient pas lire.

Un – Et puis allez savoir si c’est vrai, tout ce qu’on raconte dans les journaux.

Deux – Des fois ils exagèrent un peu, c’est sûr.

Un – Quand ils parlent de l’Amérique, par exemple.

Deux – L’Amérique ?

Un – Vous y êtes déjà allé, vous, en Amérique ?

Deux – Non.

Un – Alors comment on peut être sûr que ça existe vraiment, l’Amérique ?

Ils méditent un instant cette pensée.

Deux – Et si Christophe Colomb n’avait rien trouvé du tout ?

Un – Et si Christophe Colomb n’avait jamais existé ?

Deux – Et si il n’y avait rien du tout de l’autre côté de la mer ?

Un – Et s’il n’y avait pas de mer ? (L’autre le regarde un peu étonné quand même) Vous avez déjà vu la mer, vous ?

Deux – Ah, oui, quand même. Enfin à la télé. Quand j’avais encore l’antenne.

Un – Admettons. Mais comment savoir ce qu’il y a de l’autre côté des mers ?

Deux – Et si la terre était vraiment plate ?

Un – Comment savoir ce qui se passe vraiment dans le monde ?

Deux – Ou même en France.

Un – Ou même au-delà du périphérique.

Deux – Ou même dans ce parc.

Un – Ou même ici.

L’autre le regarde, un peu interloqué.

Deux – Ici, on le saurait, non ?

Un – Justement. On n’a pas besoin de lire le journal pour ça.

Deux – Et ce qui se passe ailleurs, entre nous…

Un – Comment le savoir vraiment ?

Deux – Comment en être sûr ?

Un – Pas en lisant le journal, en tout cas.

Un temps. Le regard du deuxième est attiré par quelque chose à ses pieds. Il ramasse une feuille de journal chiffonnée en boule, et la déplie.

Un – Qu’est-ce que c’est ?

Deux – Une page de journal.

Un – Quelle rubrique ?

Deux – Les faits divers.

Un – Et alors ?

L’autre lui lance un regard stupéfait.

Deux – On parle de nous.

Un – Ça ne veut pas dire qu’on existe vraiment.

L’autre revient à sa page de journal.

Deux – Ils disent qu’on est mort.

Un – Morts ?

Deux – Moi en tombant du toit en essayant de réparer mon antenne, vous électrocuté en bricolant votre télé.

Un – Mort…

Deux – C’est dans le journal.

Un – En même temps…

Deux – Comment savoir si c’est vrai ?

Noir.

 

15 – Visite

Deux personnages arrivent la mine préoccupée. Ils gardent un moment le silence.

Un – Alors ? Tu l’as trouvé comment ?

Deux – Franchement, je m’attendais à pire…

Un – Oui.

Nouveau silence.

Un – Pire ?

Deux – Je ne sais pas… C’est vrai qu’il est très diminué, mais bon… Au moins, il nous a parlé…

Un – Oui…

Un temps.

Un – Qu’est-ce qu’il a dit, au juste ?

Deux – Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris… Quelque chose comme… Aaa… Ééé… Ououou… En-en-en…

Un – Oui… C’est ce que j’ai compris aussi…

Deux – Il a un peu de mal avec les consonnes…

Un – Oui.

Deux – Enfin, il avait quand même l’air content de nous voir.

Un temps.

Un – Ça me fait de la peine de le voir comme ça…

Deux – On était très proches de lui…

Un – Je l’aimais beaucoup.

Deux – Lui aussi, je crois qu’il nous aimait beaucoup.

Un – On était très proches.

Silence.

Un – Tu crois vraiment qu’il nous reconnaît ?

Deux – Ah, oui, quand même !

Un – Quand on est arrivé, il a tourné la tête de l’autre côté…

Deux – Ça doit être un réflexe… Je ne suis pas sûr qu’il contrôle tous ses mouvements, tu sais…

Un – J’avais l’impression qu’il essayait de nous dire quelque chose…

Deux – Il voulait peut-être nous remercier de notre visite…

Un – Mmm…

Le deuxième pose une main réconfortante sur l’épaule du premier.

Deux – Il va falloir y aller. On reviendra le voir…

Un – Oui…

Ils commencent à s’en aller.

Un – Je me demande si je n’ai pas compris ce qu’il essayait de nous dire, tout à l’heure, finalement…

Deux – Il a dit quelque chose ?

Un – Tu sais : Aa… Éé… Ouou… En-en…

Deux – Ah, ça… Et alors ?

Un – A… É… Ou… En… Tu rajoutes quelques consonnes… Ça ressemble beaucoup à… Allez vous en…

Deux – Tu crois…?

Un – Ça ressemble…

Deux – Mmm… En tout cas, il avait l’air content de nous voir…

Un – Oui…

Deux – Allez, on reviendra…

Noir

 

16 – Vacance

Deux personnages.

Un – Alors, c’était comment, là-bas ?

Deux – Ah, oui, c’était… Mais alors c’était loin !

Un – Loin ?

Deux – Ah, non, vraiment, je ne pensais pas que c’était aussi loin.

Un – Mais c’était bien ?

Deux – Ah, oui, c’était… Mais c’était tellement petit !

Un – Mais il y avait la mer ?

Deux – Ah, oui, la mer ! Mais alors minuscule.

Un – Mais il y avait une plage quand même ?

Deux – Ah, une plage, oui. Mais alors un monde…

Un – Sur la plage ?

Deux – Sur la plage, dans la mer, partout… C’est tellement petit.

Un – Et il a fait beau ?

Deux – Un temps… Magnifique. Mais alors un vent !

Un – Un vent…?

Deux – À décorner les escargots.

Un – Et il y a en beaucoup par là-bas ?

Deux – Des escargots ? Aucun ! À cause du vent, sûrement…

Un – Et on y mange bien ?

Deux – Très bien ! Enfin, mieux qu’on ne pourrait s’y attendre…

Un – Et qu’est-ce qu’on y mange ?

Deux – Un peu de tout.

Un – Pas des escargots, en tout cas.

Deux – Ça, il ne faut pas aller là-bas pour manger des escargots.

Un – Oui…

Deux – Des escargots de mer, à la rigueur…

Un – Mmm…

Deux – Si on arrive à en trouver…

Un – Oui…

Deux – Mais la mer est tellement minuscule…

Un – Mmm…

Deux – Et comme l’eau n’est pas très salée.

Un – Ah, tiens…?

Deux – Je ne suis pas sûr que les escargots de mer s’y plairaient beaucoup.

Un – Sûrement pas…

Deux – Les grenouilles, peut-être…

Un – Les grenouilles ?

Deux – Enfin, je veux dire… des grenouilles de mer. Si ça existait…

Un – Et il y a beaucoup de choses à faire, sur place ?

Deux – Ouh, là ! On en a vite fait le tour… C’est tellement petit… Non, il faut aller là-bas pour se reposer. Parce que pour le reste…

Un – Tu es reposé, alors ?

Deux – Complètement épuisé. Avec le décalage horaire. C’est qu’il y a presque 24 heures de décalage avec ici.

Un – Ah, oui, quand même…

Deux – Non, mais franchement, c’était très bien. Très bien. Ça, j’y retournerais volontiers…

Un – Ah, ben tu vois, ça me donne envie d’y aller faire un tour, moi aussi.

Deux – D’un autre côté, est-ce que ça vaut vraiment le coup d’aller aussi loin. Dans un pays aussi petit.

Un – Il faut bien partir quelque part.

Deux – Non, l’année prochaine, je pensais plutôt faire Le Lichtenstein.

Un – C’est petit aussi.

Deux – Oui… Mais c’est moins loin.

Un – Mais il n’y a pas la mer…

Deux – Ah, oui ?

Un – Ou alors une toute petite… et pas très salée.

Ils restent un instant immobile en silence.

Deux – Tu sais à quoi je pensais ?

Un – Non.

Deux – Comme la terre tourne…

Un – Oui.

Deux – Si nous on arrivait à rester immobiles suffisamment longtemps…

Un – Oui.

Deux – Non mais vraiment immobiles…

Un – Mmm…

Deux – Au-dessus du sol, je veux dire, en se raccrochant à quelque chose…

Un – Oui.

Deux – Que les pieds ne touchent pas par terre, quoi.

Un – Et alors ?

Deux – Alors douze heures après, on serait en Chine.

L’autre le regarde, stupéfait.

Un – Et vingt-quatre heures après on serait revenus ici.

Deux – On aurait fait le tour du monde.

Le temps de mesurer toutes les implications de cette découverte.

Deux – Mais il faudrait encore trouver quelque chose à quoi se raccrocher…

Un – Ouais…

Noir

 

17 – Paître

Elle et lui sont assis l’un à côté de l’autre, plutôt désœuvrés. Il mâchouille ce qui semble être un chewing-gum. Elle tourne son regard vers lui.

Elle – Ça va ?

Lui – Très bien, pourquoi ?

Elle – Je ne sais pas… On dirait que tu rumines quelque chose…

Lui – Ah, oui. (Un temps) C’est du foin…

Elle le regarde étonnée, mais ne dit rien. Un temps. Il se lève.

Lui – J’irai bien faire un tour jusqu’au parc, pour changer un peu.

Elle – Bon… Si tu passes par la boucherie, tu pourras prendre deux côtes de porc ? Je les ferai ce soir à la poêle avec du riz.

Lui – Non.

Elle – Pardon ?

Lui – Ah, c’est vrai, je ne t’ai pas dit ? Je suis devenu herbivore.

Elle encaisse le coup.

Elle – Ben prends qu’une côte de porc, alors… Tu pourras toujours manger le riz.

Lui – Le riz ?

Elle – Si tu a décidé de devenir végétarien…

Lui – Ah, non, mais je n’ai pas dit végétarien. J’ai dit herbivore.

Un temps.

Elle – Bon… Ben tu n’as qu’à prendre une salade, alors…

Lui – Pas la peine. Je brouterai un carré de pelouse au parc.

Elle – La pelouse…

Lui – Je me suis toujours senti proches des vaches… Il y a un moment dans la vie où on éprouve le besoin de mettre son comportement en conformité avec ses idées. Tu comprends ?

Elle – J’essaie…

Lui – Non, mais je dis les vaches… J’aurais pu dire les moutons, les girafes ou les gazelles…

Elle – Ah, oui…

Lui – Les herbivores, quoi… Tu ne veux pas m’accompagner ?

Elle – Où ça ?

Lui – Au parc !

Elle – Tu veux m’envoyer paître ?

Lui – Tu as quelque chose de plus urgent à faire ?

Elle – Non.

Lui – Il a beaucoup plu la semaine dernière. Je suis passé devant tout à l’heure, l’herbe est magnifique, tu verras. Profitons-en avant qu’elle soit piétinée par les promeneurs. Avec ce beau temps, il va y avoir un monde cet après-midi. Je t’assure, il vaut mieux y aller maintenant.

Elle – Ok, je mets mon manteau.

Il met une moumoute façon peau de mouton.

Lui – Ce n’est pas trop voyant ?

Elle – Meueueuh…. non. (Elle enfile un manteau genre peau de vache). Et moi, ça va ?

Lui – Mêêêêêêêêê… oui.

Ils sortent.

Elle – Je n’aurais peut-être pas dû mettre une jupe… Il faudra se mettre à quatre pattes ?

Noir.

 

18 – Les auteurs de nos jours

Deux personnages debout les bras ballants.

Un – Tu vois, à l’heure qu’il est, on devrait être en train jouer.

Deux – Et on est planté là, et on ne sait pas quoi dire.

Un – Et on ne sait pas quoi faire, et on ne sait pas où se mettre.

Deux – Il n’a pas laissé de mots, pas même une ou deux lettres ?

Un – Ça ne le ferait pas revenir, mais on saurait quoi dire.

Deux – Et on saurait quoi faire, on saurait quoi ressentir.

Un – Il nous laisse là comme ça, juste avec un grand vide.

Deux – Pourquoi il a fait ça ? La peur de faire un bide ?

Un – Il a pensé à quoi ? Pas à tous ses amis.

Deux – Regarde, ils sont tous là, tous à attendre assis.

Un – Ils attendent nos répliques, mais qu’est-ce qu’on pourrait dire ?

Deux – Rien. On n’a rien à dire.

Un – Puisqu’on n’a pas la pièce.

Un – Puisqu’il ne l’a pas écrite.

Deux – Puisqu’il est mort hier.

Un – D’une gastroentérite.

L’autre le regarde étonné.

Deux – D’une gastroentérite ?

Un – J’ai dit ça pour la rime.

Deux – C’était une pièce en vers ?

Un – Je ne sais pas. À quoi ça rime…

Deux – On n’est pas auteurs, nous, et pas acteurs non plus.

Deux – On ne sait pas quoi vous dire, on est juste venu.

Un – Deux personnages en deuil, et des rimes orphelines.

Un temps.

Un – Maintenant on devrait saluer, et se faire applaudir.

Deux – Ou bien se faire siffler, et se faire insulter.

Un – Mais au moins on saurait.

Deux – Si c’était une bonne pièce, ou alors un navet.

Un – Un tabac ou un four.

Deux – Mais on ne saura jamais.

Un – Non, vraiment, c’est trop triste.

Deux – Les auteurs de nos jours sont vraiment des fumistes.

Noir.

 

19 – Georges

Il est là, assis sur une chaise, désœuvré. Elle arrive, couverte d’un imperméable façon inspecteur de police, trop grand pour elle.

Elle – Quelqu’un s’appelle Georges, ici ?

Surpris, il regarde autour de lui. Puis vers la salle.

Lui – Je ne sais pas… Probablement, oui…

Elle (suspicieuse) – Probablement ?

Lui – Pas moi, en tout cas. Enfin je ne crois pas…

Un temps, pendant lequel elle semble hésiter.

Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ?

Il encaisse le coup, déstabilisé.

Lui – Euh… C’est moi, qui devrait dire ça, non ?

Elle – Ah, oui…? Et pourquoi ça…?

Lui – C’est vous qui cherchez Georges.

Elle – Oui.

Lui – Donc c’est à moi de répondre : Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Georges ? Sinon, ça n’a pas de sens…

Elle paraît elle aussi déstabilisée.

Elle – Vous avez raison… L’auteur devait encore être bourré quand il a écrit ça…

Lui – Il a dû sauter une ligne.

Elle – Se mélanger les crayons dans ses personnages.

Lui – Surtout qu’ils n’ont même pas de noms.

Elle – Et puis cet imperméable est beaucoup trop grand pour moi.

Elle enlève son imperméable et lui tend, découvrant en dessous une tenue similaire à la sienne. Il se lève et enfile l’imperméable. Il lui va parfaitement. Elle s’assied à sa place sur la chaise.

Elle – Et qu’est-ce que vous lui voulez à Georges ?

Lui (parlant aussi de l’imperméable) – Ah, oui, là ça va tout de suite mieux…

Elle – Vous n’avez pas répondu à ma question.

Lui (entrant dans son nouveau rôle) – Les questions, ici, c’est moi qui les pose, d’accord ?

Elle – D’accord.

Silence. Il semble à court de questions.

Elle – Alors ?

Lui – Alors quoi ?

Elle – À propos de Georges…

Lui – Georges… Mmm… Ce ne serait pas lui, par hasard ?

Elle – Qui ?

Lui – L’auteur !

Elle – L’auteur ? Georges ? Ah, je ne crois pas, non…

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Mais parce que… Parce que c’est un auteur anonyme. Du début du vingtième.

Lui – C’est rare, non, les auteurs anonymes du vingtième.

Elle – Et pourquoi ça ?

Lui – Les auteurs anonymes, c’est plutôt au Moyen Age. Aujourd’hui, on a quand même des moyens pour les retrouver, les auteurs. Les empreintes génétiques, tout ça. Le fichier des délinquants littéraires. Un auteur anonyme du vingtième, ça n’a pas de sens…

Elle réfléchit un moment.

Elle – Du vingtième… Du vingtième arrondissement ! Le début du vingtième. Du côté de Nation. Un auteur anonyme du début du vingtième arrondissement.

Lui – Ah, oui…

Elle – Ben oui.

Lui – Oui, là, ça ne m’étonne qu’à moitié.

Elle – Et pourquoi ça ?

Lui – Les auteurs célèbres habitent plutôt le sixième ou le septième arrondissement. Faut avoir les moyens. Dans le dix-neuvième et le vingtième, forcément, il n’y a que les anonymes. Et il ressemble à quoi, cet auteur ?

Elle – Georges ?

Lui – Georges, si vous voulez.

Elle – Pourquoi voulez-vous savoir à quoi il ressemble ?

Lui – Au cas où je le verrai.

Elle – Alors vous voudriez que je vous donne son signalement ?

Lui – Pour le reconnaître…

Elle – Très bien. Vous avez de quoi noter ?

Il sort de la poche de l’imperméable un carnet et un crayon.

Lui – Je vous écoute…

Elle – Georges se fait appeler Georges. Mais à l’évidence, c’est un nom d’emprunt. Un pseudo, si vous préférez.

Lui – Je vois… Un nom de code.

Elle – Personne ne connaît le vrai nom de Georges. En fait, la seule chose qu’on sait à propos de Georges, c’est qu’il ne s’appelle pas Georges. Alors quant à savoir à quoi il ressemble…

Il griffonne sur son carnet.

Lui – Très bien, je vous remercie pour ces précieuses informations…

Elle – Vous avez vraiment écrit ça ?

Lui – J’ai fait mieux… Regardez…

Il lui tend le carnet.

Elle – Un portrait-robot…?

Elle regarde le dessin.

Elle – Mais… Pourquoi avez-vous dessiné un chien ?

Lui – Je… Je ne sais dessiner que les chiens… Mais avouez que c’est très ressemblant, non…?

Elle – Oui… C’est à s’y méprendre…

Lui – Et puis ce n’est pas un simple chien… C’est un chien policier…

Elle – Mmm…

Lui – Le chien est le plus fidèle compagnon de l’homme. Croyez-moi, un chien ne vous décevra jamais.

Elle – Vous avez fini ?

Lui – Quoi ?

Elle – Votre enquête !

Lui – Pour l’instant, oui. Mais je vous demande de rester à la disposition de la police…

Elle – Quelle police ?

Lui – Garamond, Helvetica, Times, New Roman… Vous n’avez que l’embarras du choix…

Un temps.

Elle – Et pourquoi est-ce qu’on le recherche, ce Georges, exactement.

Lui – Désolé mais ça, même si je le savais, je ne pourrais pas vous le dire.

Elle – Je vois…

Lui – Vous avez bien de la chance.

Elle – Alors je peux m’en aller ?

Lui – Pour aller où ?

Elle – Je ne sais pas… Par là…

Lui – Très bien, alors disons que… je vous prends en filature.

Ils s’apprêtent à sortir.

Elle – Et vous êtes vraiment sûr qu’il existe ?

Lui – Qui ?

Elle – Georges !

Lui – Bien sûr !

Elle – On ne sait quand même pas grand chose sur lui.

Lui – On sait déjà qu’il ne s’appelle pas Georges…

Elle – Oui.

Lui – C’est un début.

Ils sortent. Noir.

 

20 – JC

J est là, désœuvré et absent. C arrive côté jardin, et prend un air interloqué.

C (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?

Semblant sortir de sa torpeur, J regarde C avec un étonnement mêlé d’indifférence.

J – Il se passe quelque chose ?

C – Qu’est-ce qui se passe ?

J – Qu’est-ce qui pourrait bien se passer ?

C – Je ne sais pas… puisque je vous le demande.

J – Vous êtes arrivée et…

C – J’ai eu l’impression d’interrompre quelque chose…

J – Qu’est-ce que vous auriez bien pu interrompre ?

C – Rien.

J – C’est déjà quelque chose.

C – Quoi ?

J – Surgir comme ça… De nulle part… Et m’interrompre… Alors que je ne faisais rien.

C – Vous insinuez que c’est moi qui ai fait quelque chose ?

J – Non ?

Un temps.

C – Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

J – Je ne sais pas. On attend de voir ce qui se passe.

C – Quoi ?

J – Qu’il arrive quelque chose…

C – Quelque chose ?

J – Ou quelqu’un…

C – Quelqu’un…? Et d’où est-ce qu’il pourrait venir ?

J – Je n’arrive jamais à me souvenir… (Hésitant) Côté cour, ou côté jardin…

C – Mais si, c’est très simple… Regardez. (Se positionnant dos public) Côté Jardin d’Eden… et côté Cour des Miracles. JC.

J – JC…?

C – Jardin, Cour… JC… Jésus Christ !

J – Ah, oui…

Un temps, pendant lequel il ne se passe rien.

J – Vous avez raison… Il vaut mieux qu’on se sépare…

J sort côté cour. C prend la même attitude désœuvrée et absente que J au début de la scène. Au bout d’un moment, J surgit côté jardin.

J (théâtral) – Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, ici…?

Semblant sortir de sa torpeur, C regarde J avec étonnement. Puis un vague souvenir semble lui revenir.

C – Vous allez rire, mais je vous attendais…

J – Comme le messie.

C – Mais pas de ce côté là…

Noir.

 

21 – La valise

Un personnage arrive, une valise à la main, devant une table derrière laquelle se tient un autre personnage.

Un – Bonjour, je suis bien aux objets trouvés ?

Deux – Oui.

Un – Je me suis perdu en venant.

Deux – C’est pour un dépôt alors ?

Un – Non, un retrait, plutôt.

Deux – Qu’est-ce que vous avez perdu ?

Un – Voyons voir… (Il sort un papier et lit) J’ai perdu ma virginité, très jeune. J’ai perdu toutes mes illusions, à peu près en même temps. J’ai perdu la foi et huit kilos. J’ai perdu mon sang froid et pas mal d’argent. J’ai perdu mon travail et l’appétit. J’ai perdu mon temps avant de perdre la tête. J’ai perdu ma dignité et les pédales. J’ai perdu le nord et j’ai perdu le sommeil. J’ai perdu ma joie de vivre avec mes dernières espérances. Et tout récemment j’ai perdu la mémoire.

Deux – Ah, oui.

Un – J’ai même perdu ma femme avant hier.

Deux – Mais perdu…

Un – Une petite blonde un peu boulotte, avec un ruban rouge autour du poignet. On ne vous l’aurait pas rapportée, par hasard ?

Deux – Un ruban rouge ?

Un – C’était pour la reconnaître, justement. Je fais ça avec les valises, aussi, quand je prends l’avion. Mais ça ne m’a pas empêché de la perdre.

Deux – Vous avez perdu une valise ? Parce que ça on en a plein, vous savez ! Qu’est-ce qu’il y avait dans votre valise ?

Un – Quelle valise ?

Deux – Celle que vous avez perdue.

Un – Je n’ai pas perdu de valise. Au contraire. (Montrant sa valise) J’en ai trouvé une.

Deux – Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ?

Un – Rien. Enfin, je crois. Je n’ai pas réussi à l’ouvrir. Je pensais la remplir avec tout ce que vous allez me rendre.

Deux – Ah, oui, mais si elle n’est pas à vous, cette valise… Vous êtes sûr qu’elle n’est pas à vous ? Il y a un ruban rouge autour de la poignée.

Un – Ah, oui, tiens…

Deux – Vous êtes sûr que vous n’êtes pas marié avec une valise ?

Un – Ah, oui !

Deux – Remarquez, si vous saviez le nombre de valises qu’on a ici avec un ruban rouge autour de la poignée.

Un – Et pour ma femme ?

Deux – Désolé, mais même si quelqu’un la retrouve, je ne crois pas que c’est ici qu’il la rapporterait. Elle était en un seul morceau ?

Un – Pourquoi cette question ?

Deux – Je ne sais pas moi… En plusieurs morceaux, une petite femme, même un peu boulotte, peut tenir dans une ou deux valises… Le problème c’est que des valises, ici, on en a beaucoup. Et le plus souvent, on ne prend même pas la peine de les ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans.

Un – Vraiment ?

Deux – Surtout lorsqu’elles sont fermées à clef.

Un – Ah, oui.

Deux – Alors non, bien sûr, je ne peux pas vous garantir à cent pour cent qu’on n’a pas ici une femme ou deux réparties en trois ou quatre valises de taille normale ou une ou deux grandes malles.

Un – Je vois.

Deux – J’essaie seulement de vous dire que si votre femme est ici, c’est probablement en plusieurs morceaux.

Un – Et pour le reste ?

Deux – Le reste ? (Un temps) Ah, oui, mais… non. Là, ça ne va pas être possible.

Un – Pourquoi ça ?

Deux – Mais… parce qu’on est en sous-effectif, voilà pourquoi !

Un – Ah…

Deux – Si ça ne tenait qu’à moi, vous pensez bien. Mais c’est que je suis tout seul, ici. Pour les dépôts et pour les retraits. Alors maintenant qu’on a supprimé un fonctionnaire sur deux…

Un – Oui ?

Deux – Eh bien… Un jour on fait les retraits, et le lendemain les dépôts.

Un – Et aujourd’hui c’est les dépôts.

Deux – Voilà, ce n’est vraiment pas de chance. Mais revenez donc demain, ma collègue s’occupera de vous.

Un – Bon…

Deux – Vous ne voulez vraiment pas me laisser votre valise ? Ça je peux m’en occuper…

Un – Bon … Tenez… Je la récupérerai demain…

Deux – Celle-là ou une autre… Quelle importance… Puisqu’elle est vide de toute façon…

Un – Bon, alors je repasse demain…

Deux – Essayez de ne pas vous perdre cette fois… Maintenant vous savez comment nous trouver…

Le premier personnage tend sa valise au second, qui la prend avec un effort visible.

Deux – Eh ben dites-moi, pour une valise vide, elle pèse comme un âne mort.

Le premier s’en va. Le second examine la valise.

Deux – Fermée à clef… (Il range la valise dans un coin) Allez savoir ce qu’il peut bien y avoir là dedans encore…

Noir.

 

22 – La route

Deux personnages au bord d’une route. Le premier a le pouce levé pour faire du stop.

Un – C’est calme.

Deux – Oui.

Un – Pas beaucoup de passage

Deux – Non.

Un – Je commence à avoir une crampe. (Il baisse le pouce) Elle va où cette route ?

Deux – De quel côté ?

Un – Je ne sais pas. De ce côté-là.

Deux – Il n’y a pas de panneau ?

Un – Je n’en vois pas.

Deux – Et de l’autre côté ?

Un – Non plus. (Un temps) C’est con, tu ne trouves pas ?

Deux – Quoi ?

Un – On est là, au bord de la route, on ne sait pas où elle va.

Deux – La route, je ne sais pas où elle va, mais nous on va nulle part.

Un – Ouais… Il n’y a pas beaucoup de circulation. (Un temps) Si on changeait de côté ?

Deux – Pourquoi faire ?

Un – Pour aller par là ?

Deux – Tu veux aller par là ?

Un – Pourquoi pas ? Il n’y a pas de voitures qui vont par ici.

Deux – Il n’y a pas de voitures qui vont par là non plus.

Un – On n’a qu’à se mettre chacun d’un côté.

Deux – Pour quoi faire ?

Un – Ça doublera nos chances.

Deux – Nos chances de quoi ?

Un – Nos chances de ne pas rester ici. Tu as envie de rester ici, toi, sur le bord de la route ?

Deux – Non.

Un – Bon… Qui est-ce qui traverse ?

Deux – Vas-y, toi. C’est toi qui as eu l’idée…

Un – Ok.

Deux – Fais attention en traversant.

Le premier traverse pour aller de l’autre côté de la route. Long silence.

Deux – Alors ?

Un – C’est calme aussi de ce côté-là.

Deux – Et si une voiture arrive ?

Un – Et qu’elle s’arrête, tu veux dire ?

Deux – Et qu’elle s’arrête.

Un – De quel côté ?

Deux – Je ne sais pas. D’un côté ou de l’autre.

Un – Eh ben on monte dedans.

Deux – Tous les deux ?

Un – Qu’est-ce que t’en penses ?

Deux – Je ne sais pas.

Un – Si on se sépare, ça doublera nos chances.

Deux – Nos chances de quoi ?

Un – Qu’une voiture s’arrête.

Deux – Mais alors on n’ira pas dans le même sens ?

Un – Il n’y a pas de voiture de toute façon…

Deux – Je trouve que c’était mieux avant.

Un – Quoi ?

Deux – On était ensemble.

Un – Ensemble ?

Deux – Du même côté. On pouvait discuter.

Un – Discuter de quoi ?

Deux – Pour passer le temps. En attendant qu’une voiture s’arrête.

Un – Bon ben tu n’as qu’à traverser aussi.

Le deuxième traverse et va rejoindre le premier. Silence. On attend un bruit de voiture qui se rapproche.

Deux – Merde, elle va de l’autre côté.

Un – Si tu n’avais pas traversé…

Deux – Tu serais resté tout seul, au bord de la route, et moi je serai parti par là.

Un – Ouais…

Deux – Peut-être que les voitures ne passent que dans un seul sens.

Un – Quel sens ?

Deux – C’est peut-être une route à sens unique. Peut-être que du côté où on est maintenant, c’est un sens interdit.

Un – Tu crois ?

Deux – On n’a jamais vu une voiture passer dans ce sens là.

Un – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On retourne de l’autre côté ?

Silence.

Deux – Ce n’est pas si mal, ici.

Un – S’il n’y avait pas cette route.

Deux – Il n’y a pas beaucoup de circulation.

Un – Non… C’est calme.

Noir.

 

23 – Low Cost

Une rangée de sièges ou un banc. Une femme arrive d’un pas lent, un sac à la main. Elle jette autour d’elle un regard indifférent, dans le seul but de retarder le moment de s’asseoir. Elle s’assied néanmoins après avoir posé son sac et se met à attendre en regardant droit devant elle, le regard vide. Un homme arrive, un peu plus pressé. Il regarde sa montre et fait les cent pas. Au bout d’un moment, son attention est attirée par la femme, et il se tourne vers elle.

Lui – Pardon, mais vous êtes bien…?

Elle (étonnée) – Oui…

Lui – Je me disais aussi…

Elle – Ah, oui…

Lui – Mais je ne voudrais pas…

Elle – Non, bien sûr…

Lui – Vous permettez que…?

Elle – Hun, hun…

Il s’assied.

Lui – Alors vous êtes là pour…?

Elle – Pas vous ?

Lui – Si, si, moi aussi…

Elle – Parfait.

Lui – Excusez-moi de…

Elle – Il n’y a pas de quoi.

Silence. Ils patientent chacun de leurs côté.

Elle – Vous avez l’heure, s’il vous plaît ?

Lui – Ça dépend… Celle d’où on vient, ou celle où on va ?

Elle – Désolée, c’était une question idiote.

Lui – Oui…

Silence. Il se relève, inquiet.

Lui – C’est bien le Terminal 2 ?

Elle – Oui… Enfin, j’espère.

Lui – Comme il n’y a que nous, je commençais à me demandais si…

Elle – Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre…

Lui – Le Terminal 1 ?

Elle – Le Terminal 1 n’existe plus.

Lui (incrédule) – Il n’y a plus que le Terminal 2 ?

Elle – Oui.

Il digère cette information.

Lui – Non, parce que si on était au Terminal 1, comme vous dites qu’il n’est plus en fonction, ça expliquerait que…

Elle – On est au Terminal 2.

Lui – Comme il n’y a que vous et moi…

Elle – On est peut-être les premiers.

Lui – Mmm…

Silence. Il se rassied.

Lui Vous partez ?

Elle – Pardon ?

Lui – Non, je veux dire… Vous partez, ou vous revenez ? Vous êtes d’ici, et vous allez là-bas, ou vous rentrez chez vous ?

Elle – Ah, ça ? Eh bien… Je vais… Je viens… Je ne suis pas vraiment de quelque part… Disons que je suis en transit…

Lui – Moi aussi… (Un peu fébrile) C’est une zone sans toilette, non ?

Elle – Normalement, on n’est pas supposé y rester très longtemps… Et vous ?

Lui – Moi ?

Elle – Vous rentrez chez vous ?

Lui – Chez moi ? Ah non, je… Un peu comme vous, en fait.

Silence embarrassé.

Elle – Excusez-moi, je ne suis pas très en veine de conversation.

Lui – C’est moi, désolé… Je vous laisse tranquille…

Elle – Non, non, ça ne me dérange pas… C’est juste que… Vous croyez que si on n’est que deux, on partira quand même ?

Lui – J’espère… Je ne sais pas… Vous croyez que c’est comme au théâtre ? S’il n’y a pas assez de spectateurs, on annule la représentation ?

Elle – Ça m’est arrivé une fois, figurez-vous. Je veux dire, au théâtre. J’en garde un très mauvais souvenir, d’ailleurs. J’ai trouvé ça très inélégant. Très grossier, même. Cette façon de vous lancer à la figure au dernier moment : où est passé le restant du troupeau ? Vous ne pensez quand même pas qu’on va jouer pour quelques brebis égarées ? Ok, vous avez fait l’effort de venir, vous n’étiez pas obligés, c’est dommage pour vous. Mais nous on est des stars ! On ne joue que devant des salles combles. Alors revenez nous voir quand vous verrez la queue dehors… Quelle prétention ! Quand on n’arrive déjà pas à attirer plus de deux personnes à la fois ! Et cette façon de nous punir nous, au lieu de s’en prendre à tous ceux qui ne sont pas venus, justement. Au contraire, dans ces cas-là, on devrait nous féliciter. Nous dire merci. Merci d’être les seuls à avoir fait le déplacement. On devrait nous dire : ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la qualité. Et pour vous remercier de la qualité de votre présence, nous, ce soir, on va se défoncer deux fois plus que d’habitude. On ne jouera que pour vous. Vous allez voir, ce sera une expérience intime d’une extrême intensité. Une expérience dont vous vous souviendrez toute votre vie… Qu’est-ce que ça leur aurait coûté, de jouer ? Même pour une seule personne ! Même devant une salle vide ! Une heure ou deux de leur temps ? Au lieu de ça, ils ont préféré me planter là et aller se vider quelques demis au bar d’en face en pleurant sur le sort des intermittents du spectacle…

Lui – Eh bien… Pour quelqu’un qui n’est pas en veine de conversation…

Elle – Pardon, mais je trouve ça triste… Une représentation annulée, pour eux, c’est juste un manque à gagner… Pour moi, c’était un rendez-vous manqué… Un moment qui n’aura jamais eu lieu, vous comprenez ?

Lui – Eh oui, mais là, il faut payer le kérosène… Vous vous rendez compte ? Un comédien, ça consomme quoi ? Un litre ou deux par jour. Mais un avion, ça doit brûler dans les mille litres au cent. Alors si on n’est que deux à bord, évidemment. Même si on achète un peu de duty free aux hôtesses pendant le vol, pour eux, ce n’est pas rentable…

Elle – Mmm…

Lui – Et si ils étaient en grève ?

Elle – On nous aurait prévenus, non ?

Lui – C’est peut-être une grève surprise. Un coup des communistes !

Elle – Dans ce cas, pourquoi serions-nous les seuls à ne pas être au courant.

Un temps.

Lui – Vous croyez qu’un communiste qui gagne au loto reste communiste ?

Elle – Il faut attendre. Il n’y a que ça à faire…

Lui (poursuivant sa pensée) – Moi, si je gagnais au loto, je crois que je me mettrais à croire en Dieu, en tout cas. (Un temps) Vous savez à quelle époque j’aurais aimé vivre ?

Elle – Non.

Lui – La préhistoire.

Elle – Ah oui…

Lui – Vous ne me demandez pas pourquoi ?

Elle – Dites toujours.

Lui – Parce que tout était beaucoup plus simple !

Elle – Vous croyez ?

Lui – Déjà, il n’y a avait pas d’avions. Donc pas de compagnies low cost. D’ailleurs, il n’y avait pas de voitures non plus. Même pas de vélo, puisqu’on n’avait pas encore inventé la roue. Quand on voulait aller quelque part, on y allait à pied. C’était beaucoup plus écologique.

Elle – À pied ? Vous imaginez un peu ? Pour aller de Paris à Nice, ça leur prenait un mois !

Lui – Mais pourquoi voulez-vous qu’un Néandertalien ait eu envie d’aller à Nice ? La ville de Nice n’existait pas !

Elle – La Côte d’Azur existait bien, non ? Ces gens-là pouvaient aussi avoir envie de passer leur retraite dans un endroit agréable et bien fréquenté ou de prendre un peu de vacances au bord de la mer de temps en temps. Avec la vie qu’ils devaient mener…

Lui – Mais il n’y avait pas de retraite, et pas de vacances ! Parce que la notion de travail n’existait pas. Il n’y avait pas de Sécurité Sociale non plus, donc pas de trou de la sécu. Pas d’état et pas de religion, donc pas de prison et pas de culpabilité.

Elle – Je vois… La loi de la jungle, alors…

Lui – Exactement ! J’aurais voulu vivre à l’époque où l’homme n’était qu’un animal parmi les animaux. Un peu plus malin que les autres, peut-être… L’intelligence, vous savez, ça n’a pas que des avantages…

Elle regarde autour d’elle, un peu inquiète.

Elle – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison…

Lui – Il nous a fallu à peine quatre millions d’années pour descendre du singe. À peine une seconde à l’échelle de l’histoire de l’univers. Il est encore possible de faire le chemin inverse…

Elle (ne comprenant pas) – Pour aller où ?

Lui – Pour retourner à l’état sauvage !

Elle – Je parlais de notre avion ! Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de prendre le train…

Lui – Il y a aussi des trains qui ne partent pas à l’heure, vous savez. Et d’autres qui déraillent…

Elle – Vous croyez au destin ?

Lui – Ça dépend de ce que vous entendez par là…

Elle – L’idée que tout serait déjà écrit.

Lui – Par qui ?

Elle – Par personne ! L’idée qu’on n’a pas vraiment le choix. Seulement l’illusion du choix. L’idée que l’endroit où on arrive à la fin est déterminé à l’avance depuis le début par une série d’aiguillages, quoi qu’on fasse. Et qu’on a juste à prendre son mal en patience…

Lui – On n’est pas obligé de prendre le train. La preuve…

Elle – Il y a aussi des aiguilleurs du ciel…

Lui – Apparemment, ils sont en grève… Et si on s’en allait, tout simplement ?

Elle – On est en zone d’embarquement.

Lui – Et alors ?

Elle – Vous avez vu le panneau, là bas ?

Lui (lisant) – Sortie Interdite… C’est dingue !

Elle – On a déjà passé le contrôle de sécurité. On ne peut plus revenir en arrière…

Lui – Et visiblement, on n’est pas prêt de décoller non plus. Mais quand est-ce qu’on pisse ?

Elle – Je me souviens, il y a très longtemps…

Lui (la coupant) – Ah, non !

Elle – Comment ça, non ?

Lui – Vous n’allez pas commencer à me raconter votre vie. C’est très pesant, les souvenirs, vous savez ! Il y a une limite à ne pas dépasser. C’est peut-être à cause de vous qu’on ne peut pas décoller…

Elle – Moi ?

Lui – Excès de bagages !

Elle – Je n’ai qu’un petit sac…

Lui – C’est une compagnie low cost. Imaginez qu’ils aient remplacé les avions par des ballons dirigeables.

Elle – Des montgolfières ?

Lui – Comment est-ce qu’on fait décoller un zeppelin, à votre avis ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – On jette du lest !

Elle – Vous voulez me jeter par dessus bord ?

Lui – Les sacs de sable ! On balance les sacs par dessus bord. Ou on les vide…

Elle – Mais… ce n’est pas du sable que j’ai dans mon sac !

Lui – Vous êtes sûre ?

Elle ouvre son sac, plonge la main dedans et, surprise, en sort une poignée de sable qu’elle laisse glisser entre ses doigts.

Lui – Et voilà…

Elle – Vous croyez que ça pourrait suffire ?

Lui – Moi je n’ai pas de bagages…

Elle – Bon…

Elle verse le sable par terre.

Lui – Parfait.

Un temps.

Elle – On ne décolle toujours pas…

Lui – Mais vous devez quand même vous sentir plus légère, non ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Qu’est-ce qu’on disait ?

Elle – Je n’en ai plus le souvenir… Et vous ?

Lui – Moi je n’ai jamais eu de mémoire.

Elle – Alors pourquoi j’ai cette vague impression de déjà vu…?

Lui – Vous croyez que nous étions faits pour nous rencontrer ?

Elle – Si tout est écrit à l’avance. On vous aura aiguillé sur moi.

Lui – Ou alors c’est vous qui déraillez.

Elle – Vous voulez être mon mari ?

Lui (regardant autour de lui) – Est-ce j’ai vraiment le choix ?

Elle – Ça devait finir comme ça.

Lui – C’était écrit.

Silence.

Lui – On dirait qu’il va faire beau.

Elle – Oui, ils annoncent de l’orage.

Un temps.

Elle – Moi aussi, je commence à avoir envie d’aller aux toilettes.

Lui – C’est sans doute le destin qui nous a réunis.

Ils se prennent par la main.

Lui – Un peu de compagnie…

Elle – Ça ne peut pas faire de mal.

Ils affichent un sourire publicitaire.

Lui – Terminal 2.

Elle – Compagnie low cost.

Noir.

24 – À vrai dire

Un homme et une femme assis à une table finissent de dîner.

Femme – Quel festin !

Homme – Oui, hein ?

Femme – Enfin, on peut bien faire un petit excès de temps pour une grande occasion.

Homme – Allez, à notre anniversaire de mariage !

Ils lèvent leurs verres, trinquent et boivent.

Femme – Trente ans, tu te rends compte ?

Homme – J’ai l’impression que c’était hier.

Femme – Si c’était à refaire, tu m’épouserais ?

Homme – Les yeux fermés !

Femme – Et les yeux ouverts ?

Homme – Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ?

Femme – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Homme – Ma foi, je n’en ai aucune idée.

Femme – J’ai un peu la tête qui tourne…

Homme – Tu veux un dessert ?

Femme – Je ne sais pas si ce serait très raisonnable…

Arrive la serveuse.

Serveuse – Alors ? Ça vous a plu ?

Homme – C’était parfait ! N’est-ce pas, chérie ?

Femme – Succulent ! Non, vraiment…

Homme – Une bonne table, comme ça, c’est ce qui manquait dans le quartier.

Serveuse – Merci.

Femme – Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’ouvrir un restaurant dans le coin, si ce n’est pas indiscret ?

Serveuse – Dans la restauration, il n’y a pas de secret. Il faut choisir un quartier où les gens sont suffisamment vieux pour ne plus avoir d’autre plaisir dans la vie que de manger. Mais pas trop âgés quand même, qu’il leur reste encore quelques dents pour mastiquer.

Homme – Ah oui…

Serveuse – Et des vieux qui soient suffisamment riches pour pouvoir se payer un restaurant hors de prix une fois de temps en temps, évidemment.

Femme – Bien sûr… (Blanc) Mais sinon, c’était très bon. Hein, chéri ?

Homme – Excellent.

Serveuse – Oh, vous savez, on ne fait pas des choses compliquées. On se contente de décongeler les plats tout préparés qu’on achète pour presque rien chez le grossiste.

Femme – Vraiment ?

Serveuse – Pourquoi se casser la tête, de toute façon, les gens ne voient pas la différence. Vous avez vu la différence, vous ?

Homme – Ma foi non…

Serveuse – Ben vous voyez ! Non, entre nous, il n’y a même pas de cuisine, dans ce restaurant.

Homme – Vraiment ? Et pourtant, sur la porte, là-bas, à côté des toilettes…

Femme – C’est marqué cuisine, non ?

Serveuse – Ça, c’est pour le décor. C’est une fausse porte plaquée contre le mur, elle ne s’ouvre même pas. Non, on a seulement un petit cagibi derrière le bar avec un four à micro-onde pour décongeler tout ça vite fait.

Homme – Ah, oui…

Serveuse – Ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille qu’on soit en mesure de vous proposer une cinquantaine de plats différents à la carte ?

Homme – C’est vrai qu’il y a beaucoup de choix, mais…

Serveuse – Et que cinq minutes après la commande, on puisse vous servir une véritable bouillabaisse de Marseille comme si elle avait mijoté pendant toute la journée dans une cuisine du Vieux-Port ?

Femme – Ça, le service est rapide, on ne peut pas dire le contraire. N’est-ce pas, chérie ?

Homme – En tout cas, elle était très bonne, cette boullabaisse.

Serveuse – Bon, si ça vous a plu, c’est le principal. Un petit dessert, peut-être, pour faire passer la boullabaisse ?

Homme – Pourquoi pas ?

Femme – Volontiers…

Homme – C’est vraiment de la gourmandise.

Serveuse – Oui, enrobés comme vous êtes tous les deux, je me doute que ce n’est pas la malnutrition qui vous a poussés jusqu’à la porte de ce restaurant.

Homme – Eh non…

Serveuse – Si on peut encore appeler ça un restaurant…

Femme – Eh oui…

Serveuse – Alors ? Je peux me permettre de vous faire une petite suggestion, pour le dessert ?

Femme – Bien sûr.

Serveuse – Dans ce cas, je vous conseille le tiramisu.

Femme – Votre spécialité, j’imagine.

Serveuse – Non ! Mais il nous reste sur les bras dans le congélo depuis au moins six mois, et la date limite de consommation arrive à échéance demain. Si je ne vends pas ce qui me reste avant ce soir, on va devoir donner tout ça aux Restaurants du Cœur. C’est qu’on a des contrôles sanitaires très stricts, quand même.

Homme – Voilà qui est rassurant…

Serveuse – Allez, un bon geste ! Vous ne voudriez pas que ce véritable tiramisu à l’italienne finisse aux Restaurants du Cœur, et que de vrais affamés aient une crise de foie à votre place ?

Femme – Va pour le tiramisu, alors.

Homme – Moi aussi.

Serveuse – Et puis une petite gastro de temps en temps, c’est très bon pour la ligne, vous verrez…

Femme – Ça nous rappellera notre voyage de noces en Italie…

Serveuse – Vous avez eu une gastro pendant votre voyage de noces ?

Homme – Euh, non, je parlais du tiramisu.

Serveuse – Pardon ?

Femme – Le tiramisu, l’Italie…

Serveuse – Ah, oui ! Enfin, j’ai dit que c’était un tiramisu à l’italienne, je n’ai pas dit qu’il venait d’Italie. Celui-là est fabriqué en Roumanie, mais bon. Au moins, on sait d’où il vient. Ce n’est pas toujours le cas, croyez-moi… (La serveuse griffonne la commande sur son calepin) Parfait, alors deux tiramisus pour ces messieurs dames. C’est parti !

Le serveuse s’éloigne. Silence un peu embarrassé. L’homme et la femme échangent un sourire aimable.

Homme – Je ne sais pas si c’était très raisonnable de prendre un dessert.

Femme – Tu as raison, c’est vraiment de la gourmandise…

Noir.

25 – Contresens de l’humour 

Un personnage arrive. Il semble chercher quelque chose. Un autre le rejoint et l’observe un instant avec curiosité, se demandant visiblement ce qu’il fait.

Deux – Vous avez perdu quelque chose ?

Le premier l’aperçoit.

Un – Euh… Oui… Figurez-vous que… j’ai perdu mon sens de l’humour.

Deux – Sans blague ?

Un – Vous ne pourriez pas m’aider, par hasard ?

Deux – Vous aider ?

Un – À retrouver mon sens de l’humour.

Deux – J’aimerais bien, mais je ne sais pas du tout ce que c’est.

Un – Vous ne savez pas ce que c’est ?

Deux – Je n’ai aucun sens de l’humour.

Un – Non ? Vous êtes sûr ?

Deux – Alors là… Tous les gens que je connais sont unanimes là dessus.

Un – Ah oui… Ce n’est pas drôle. Aucun sens de l’humour ?

Deux – Alors même si je voulais, vous comprenez… Je ne vois pas comment je pourrais vous aider à retrouver le vôtre.

Un – Bien sûr.

Deux – Ce ne serait pas une blague, par hasard ?

Un – Quoi donc ?

Deux – Eh bien… ce que vous me dites là. Que vous avez perdu votre sens de l’humour ?

Un – Ah non, pas du tout…

Deux – Non, parce que si c’était une blague, malheureusement… Ne comptez pas trop sur moi pour la comprendre.

Un – Je comprends.

Deux – Non mais ça ne voudrait pas forcément dire que votre blague n’est pas drôle, hein ? Je ne ris jamais à aucune blague…

Un – Ça ne m’aide pas beaucoup…

Un temps.

Deux – Alors comme ça, l’humour a un sens ?

Un – Pardon ?

Deux – Vous dites que vous avez perdu le sens de l’humour. C’est donc que l’humour a un sens ?

Un – Oui, en un sens.

Deux – Même l’humour absurde ?

Un – Non, c’est vrai, celui-là n’a aucun sens.

Deux – C’est évident. L’absurde n’a aucun sens, même celui de l’humour.

Un – Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. C’est même tout à fait l’inverse. Ce que je voulais dire, c’est que l’humour absurde n’a pas de sens. C’est justement ça qui est drôle.

Deux – Vous trouvez ?

Un – C’est en tout cas ce qui me semblait avant que je ne perde mon sens de l’humour. Mais je vous avoue que je n’en suis plus très sûr.

Deux – C’est un peu compliqué tout ça, non ?

Un – C’est sans doute pour cela que j’ai dû mal à m’y retrouver.

Deux – Et vous croyez qu’il y a un bon et un mauvais sens de l’humour ?

Un – Non, pourquoi ?

Deux – Vous dites que vous avez perdu votre sens de l’humour. C’est donc que l’humour a plusieurs sens, et que vous ne savez plus quel est le bon ?

Un – Le bon quoi ?

Deux – Le bon sens !

Un – Je vois, mais je crains que vous ne fassiez à nouveau un contresens.

Deux – Il y aurait donc aussi un contresens de l’humour ?

Un – Quand on parle du sens de l’humour, on ne prend pas le mot sens au sens de…

Deux – Ne me dites pas que le mot sens a lui aussi plusieurs sens !

Un – Le sens de l’humour, c’est une aptitude à trouver drôles les choses qui le sont. Cela ne veut pas dire que l’humour doit avoir un sens, et a fortiori qu’il y ait un bon et un mauvais sens de l’humour.

Deux – Si je vous suis bien… il n’y a pas de sens de l’humour.

Un – Je dirais même plus, l’humour c’est ce qui n’a pas de sens.

Deux – Tout ça me semble frappé au coin du bon sens.

Un – Qu’est-ce que je vous disais ?

Deux – Quoi ?

Un – J’ai perdu mon sens de l’humour.

Deux – Vous en êtes certain ?Un – Croyez-moi, quand on est à essayer de donner un sens à l’humour, c’est qu’on en est totalement dépourvu.

Deux – Ça se tient.

Un – Prenez Bergson. Il a écrit un bouquin sur le rire. Essai sur la signification du comique. Et bien croyez-moi, ce type-là, ce n’était pas un comique. Et je n’ai jamais vu personne s’esclaffer en lisant son bouquin.

L’autre le regarde un instant, perplexe.

Deux – Je vais quand même vous aider à chercher…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-05-5

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Sens Interdit Sans Interdit théâtre Jean-Pierre Martinez

Sens Interdit Sans Interdit théâtre Jean-Pierre Martinez

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Morts de rire

Stories to die forMuertos de la Risa –  Morrer de rirTote Lachen Länger

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Deux personnages par saynète – Distribution variable


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TEXTE INTÉGRAL

Morts de Rire

Comédie à sketchs

Deux personnages par saynète – Distribution variable

Les trois coups…

1 – Condoléances

2 – Dead Line

3 – Faux Départ

4 – Interrogatoire

5 – The End

6 – Justice Express

7 – Chrysanthème

8 – Champagne

9 – Oraison funeste

10 – Consultation

11 – Double inconnu

12 – Mort de Rire

13 – Dehors

14 – Faire-part

15 – Travelling

16 – Double vie

17 – Tunnel

Fin de séries


Les trois coups…

Deux personnages (hommes ou femmes) entrouvrent le rideau (ou pointent leurs têtes des coulisses) pour regarder plus ou moins discrètement les spectateurs déjà installés en attendant le début du spectacle.

Un – C’est qui, cette vieille dame, au premier rang, avec son appareil auditif ?

Deux – Ben c’est l’ayant droit…

Un – L’ayant droit…?

Deux – L’arrière petite nièce de l’auteur ! C’est à elle qu’on a dû demander l’autorisation de jouer. Et crois-moi, les héritiers, c’est encore plus casse-couilles que les auteurs vivants…

Un (soupirant) – À quoi bon monter des auteurs morts s’il faut payer les ayants droit…

Deux – Enfin, celui-là, plus que dix ans et il tombe dans le domaine public…

Un – Espérons au moins que le spectacle va lui plaire.

Deux – Ça ce n’est pas vendu. Elle a assisté à la création de la pièce en 1927. Alors évidemment, elle a des a priori…

Un – Pourquoi elle est venue, alors ?

Deux – Pour compter les spectateurs, j’imagine, et vérifier qu’on ne l’arnaquerait pas sur ses dix pour cent. Et dire qu’on a été obligé de l’inviter, pour l’amadouer…

Un – Pour l’instant, elle a les yeux fermés. Elle se concentre, ou elle dort ?

Deux – Ou alors elle est morte…

Un – Ah, non, elle ronfle…

Deux – Il faudrait peut-être la réveiller. On va frapper les trois coups…

Un – Je vais demander à ce qu’on les frappe un peu plus fort…

Noir. On frappe les trois coups…

 

1 – Condoléances

Un homme se recueille devant ce qu’on comprendra être une tombe.

Un deuxième arrive.

Deux – Excusez-moi, je cherche la tombe de Polnareff…

Un – Il est mort ?

Deux – Autant pour moi… Je voulais dire Gainsbourg, bien sûr…

Un – Au fond de l’allée, à gauche… Vous ne pouvez pas vous tromper… Il y a plein de mégots autour…

Le deuxième s’apprête à y aller, puis se ravise et regarde à son tour la tombe devant laquelle est planté le premier.

Deux – C’est quand même un drôle de truc, les cimetières, quand on y pense.

Un (ailleurs) – Oui…

Deux – Est-ce que les morts sont radioactifs, pour qu’on les enterre dans des enceintes confinées pendant des siècles, comme des déchets nucléaires ? (Absence de réaction de l’autre) Moi, je suis pour l’incinération, pas vous ?

Un – Pardon ?

Deux – Vous la connaissiez ?

Un – C’était ma maîtresse…

Deux – Ah, je suis désolé.

Un – Oh, c’est vraiment pas la peine… C’était une salope…

Deux – Allez, dites pas ça…

Un temps. Ils restent recueillis sur la tombe. Le deuxième voulant visiblement ne pas laisser le premier dans un aussi mauvais état d’esprit.

Deux – Alors c’est pour ça que vous venez seulement maintenant, après la cérémonie… Pour ne pas croiser le mari…

Un – Oui…

Deux (pris d’un doute) – Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

L’autre semble surpris.

Un – Ah, non…! Elle est morte écrasée par un tramway… Elle sortait de chez moi pour aller me chercher mon briquet que j’avais oublié dans mon quatre-quatre… C’est en retraversant la rue que… Ils avaient inauguré la ligne la veille. Elle ne s’est plus souvenue…

Deux – C’est ça le problème, avec les tramways. C’est peut-être écologique, mais comme c’est électrique, on ne les entend pas arriver…

Le premier sort une cigarette et la met à sa bouche.

Un – Vous avez du feu…? Du coup, je n’ai plus de briquet…

Deux – Bien sûr.

Un (pris d’un doute) – Ce n’est pas interdit, au moins ?

Deux (lui donnant du feu) – Les cimetières, c’est le dernier endroit où on a encore le droit de fumer. Et puis si c’était un cimetière non fumeur, ils n’y auraient pas enterré Gainsbourg…

Le premier tire sur sa cigarette avec un évident soulagement.

Un – C’est comme ça que son mari a appris notre liaison… Elle lui racontait qu’elle allait voir sa grand-mère à la maison de retraite. La grand-mère ne se souvient jamais de rien, c’était pratique. Mais comme le tramway lui est passé dessus en face de chez moi… Son mari a dû se douter de quelque chose…

Deux – Évidemment… Apprendre en même temps qu’on est veuf et qu’on est cocu…

Un – Depuis, je suis à pied…

Deux – Pardon…?

Un – Il a fait enterrer sa femme avec mes clefs ! Pour se venger, sûrement…

Deux – Vos clefs ?

Un – Les clefs de mon quatre-quatre ! Je les lui avais données… Pour qu’elle aille me chercher le briquet…

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Je suis allé à la présentation du corps, je les ai vues qui dépassaient de sa poche… Mais il y avait plein de monde… J’ai rien pu faire… Maintenant, je ne sais plus comment les récupérer…

Deux – Mais vous n’avez pas un double…?

Un – Si… C’est ma femme qui l’a…

Deux – Vous n’avez qu’à lui dire que vous avez perdu les vôtres…

Un – On est séparés… (Désignant la tombe) Cette salope venait de lui apprendre que je la trompais avec elle… Alors il y a peu de chance que mon ex-femme me rende le double des clefs…

Deux – Je vois…

Un – Il va bientôt faire nuit… (Un temps) Vous n’auriez pas une pelle ?

Deux – Vous plaisantez ?

Un – Vous n’avez pas de pelle… Vous êtes en voiture ?

Deux – Je vous ramène ?

Un – Volontiers. Vous allez de quel côté ?

Deux – La Butte aux Cailles.

Un – Tiens, c’est marrant, c’est là qu’habitait ma maîtresse.

Deux – Je sais… Je suis son mari…

Un – Ah, d’accord… J’ai eu un doute, aussi, quand j’ai vu le briquet…

Le premier ressort le briquet de sa poche.

Deux – Ah, oui, excusez-moi… Je vous le rends, bien sûr… Je ne savais pas qu’il était à vous… J’étais étonné, aussi, de trouver ça dans sa main, quand ils me l’ont ramenée. Comme ma femme ne fume pas… Enfin, ne fumait pas…

L’autre prend le briquet.

Un – Merci. (Jetant un regard au briquet) Pas une égratignure… C’est un miracle…

Deux – Ma femme, en revanche…

Un (rangeant le briquet dans sa poche) – J’y tiens beaucoup… C’est elle qui me l’avait offert…

Deux – Mais pour vos clefs… Je suis vraiment désolé… Je vous jure que je n’étais pas au courant… Je n’ai pas eu l’idée de lui faire les poches…

Un – Je vous crois… Vous avez l’air d’un brave type…

Ils s’apprêtent à partir.

Un – Mais je croyais que vous cherchiez la tombe de Gainsbourg ? C’est pour ça que je ne me suis pas méfié… C’était pour me piéger…?

Deux – Pas du tout… Pendant la cérémonie, évidemment, je n’ai pas eu trop le temps de flâner… Je me suis dit que je reviendrai plus tard pour faire un peu de tourisme… Ça fait rien, ce sera pour une autre fois… (Un temps) Je me suis toujours demandé ce qu’on faisait des morts quand les cimetières étaient pleins…?

Un – On les oublie… À part quelques célébrités… Ça doit être ça l’immortalité. Une concession perpétuelle…

Ils s’éloignent.

Un – C’est vrai que c’est un bel endroit…

Deux – C’est elle qui a tenu à être enterrée ici…

Un – Ça doit coûter bonbon, non ? C’est très people…

Deux – Ça vous pouvez le dire… C’était son côté show-biz…

Ils s’en vont.

Deux – Vous avez raison, c’était vraiment une salope…

Un – Allez, dites pas ça…

Noir.

 

2 – Dead line

Un homme est assis en face d’un autre installé devant un ordinateur.

Un (consultant son écran) – Alors, d’après tous les renseignements que vous nous avez fournis, ce serait pour le… 27 décembre 2041 dans la soirée.

Deux – Ah…

Un – Ça vous pose un problème ? Si je ne me trompe, vous aurez 76 ans et 3 mois… C’est un peu jeune, bien sûr, mais… Compte tenu de votre hygiène de vie, et de votre logement plutôt insalubre… Croyez-moi… Vous ne pouviez guère espérer mieux…

Deux – Oui, bien sûr, mais… Le 27 décembre, c’est en plein dans les fêtes… Ça ne m’arrange pas. Ma femme et moi, on tient un magasin de chocolat. On fait la moitié de notre chiffre d’affaires de l’année à cette époque là…

Mimique de l’autre pour dire qu’il n’y peut rien.

Deux – Et si j’arrêtais de fumer…?

Un – Ah, là, évidemment… Voyons voir… (Il pianote sur son ordinateur) Non-fumeur… Vous n’envisagez toujours pas de déménager…?

Deux – C’est à côté du magasin… et avec la flambée des prix de l’immobilier…

Un – Bien… Ça nous ferait donc… le 29 février 2044… C’est une année bissextile…

Deux – Mmmm…

Un – Vous gagnez presque trois ans.

Deux – Est-ce que ça vaut vraiment le coup…

Un – Ah, ça, c’est vous qui voyez.

Deux – Et si j’arrêtais aussi les apéritifs…?

Un – Il faut bien vivre…

Deux – Vous avez raison… On ne peut pas se priver de tout… (Un temps) Et ma femme…?

Un – Oh, ça, vous savez, ça n’a guère d’incidence. Ce serait même plutôt bon pour le coeur… et pour la prostate.

Deux – Non, je veux dire ma femme, euh… C’est prévu pour quand…?

Un – Ah… Désolé… Mais… C’est strictement confidentiel…

Deux – Mais… Avant, ou après moi…?

Un – Même si je le savais, je ne pourrais rien vous dire… Vraiment…

Deux – Mmmm… (Songeur) Elle ne fume pas…

Un – Oh, vous savez, des fois, ça ne veut rien dire. Et puis il faut aussi prendre en compte le tabagisme passif…

Deux – Elle m’oblige à fumer sur le balcon…

Un – Elle peut avoir un accident… Elle fait beaucoup de kilomètres par an en voiture ?

Deux – Elle ne conduit pas…

L’autre prend un air désolé.

Un – Les piétons aussi peuvent se faire écraser en traversant la rue, vous savez… Et puis il y a aussi les accidents domestiques… Une fuite de gaz… Une chute dans l’escalier…

Deux (songeur) – Un sèche-cheveux qui tombe dans la baignoire…

Un – Ça vous tient tant à coeur que votre femme parte avant vous ? (Complice) Vous voulez lui épargner la peine de vous survivre, c’est ça…?

Deux – C’est pas ça… C’est pour le caveau de famille… Depuis que ma mère est morte, il ne reste plus qu’une place…

Un – Et…?

Deux – Eh bien… Je m’entendais très mal avec ma mère… Je ne tiens pas à… Vous comprenez…? Alors si ma femme part la première, ça résoudrait le problème… Elle prend la dernière place, et moi je peux aller m’installer ailleurs… Sans que ça fasse d’histoires…

Un – Je comprends…

Deux – Et si je me mettais à faire un peu de sport…?

Un – Si ce n’est pas un sport trop dangereux… Vous pensiez à quoi ?

Deux – Je ne sais pas, moi… La pétanque…

Un – Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fractures du crâne qu’on dénombre chaque année chez les amateurs de boules…

Deux – Bon… Tant pis… Va pour le 27 décembre 41…

Il se lève pour partir, puis se ravise et se retourne une dernière fois vers son interlocuteur.

Deux – Au fait, j’ai oublié de vous demander… Je meurs de quoi, au juste…? Cancer du poumon ?

Un (pris au dépourvu) – Ah, oui, c’est vrai, je suis désolé, j’ai complètement oublié de vérifier… Vous faites bien de me le demander…

Il vérifie sur son ordinateur avant de lever la tête avec un air embarrassé.

Un – Je vous avais prévenu que votre logement était insalubre…

Tête de l’autre qui ne comprend pas bien.

Un – Le balcon… Un effondrement… Finalement, je crois que vous feriez mieux d’arrêter de fumer…

Noir.

 

3 – Faux départ

Une femme en deuil arrive côté cour, avec une mine de circonstances. Elle sort un mouchoir de son sac et sèche une larme. Son portable sonne. Elle répond d’une voix très affectée.

Femme 1 – Oui…? Ah, c’est toi… Oui, oui, je suis à la chambre funéraire, là. C’est vrai que je ne le voyais plus depuis des années, mais bon. Ça fait quand même un choc. Je voulais le revoir une dernière fois…

Une deuxième femme arrive côté jardin, en deuil elle aussi.

Femme 1 – Excuse-moi, il va falloir que je te laisse. Ma soeur vient d’arriver. Je te rappelle plus tard, d’accord ? Merci d’avoir appelé…

Les deux femmes s’embrassent, sans chaleur.

Femme 2 (désignant le côté cour) – Heureusement que tu m’as prévenue. Moi, je n’ai même pas reçu de faire-part. Il est là…?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Tu l’as vu ?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Ça fait au moins dix ans… Il a dû changer, non ?

Femme 1 – Il est mort.

Femme 2 – Oui… Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir envie de le voir, en fait. Je n’ai jamais vu un mort. Il vaut peut-être mieux que je garde de lui l’image qu’il avait la dernière fois que je l’ai rencontré. Plein de vie…

Femme 1 – Allez. Fais ça pour lui. Je suis sûre que ça lui aurait fait plaisir de te voir une dernière fois

Femme 2 – Bon.

Elle se dirige sans enthousiasme vers le côté cour et disparaît.

Sa soeur reste seule, et écrase à nouveau une larme.

L’autre revient au bout d’un instant, un peu perturbée.

Femme 1 – Ça va…?

Femme 2 (embarrassée) – Tu m’as bien dit que c’était là, la porte à droite ?

Femme 1 – Oui, pourquoi ?

Femme 2 – C’est pas lui.

Femme 1 – Tu ne l’as pas vu depuis dix ans. Il a changé, forcément.

Femme 2 – Il n’a pas changé de sexe, quand même… C’est une femme, là, dans le cercueil.

Femme 1 – T’es sûre…?

Femme 2 – Une femme qui ne lui ressemble pas du tout, hein…. Tu ne t’en es pas rendu compte ?

Femme 1 – J’étais tellement bouleversée, ce matin. J’ai laissé tomber mes lentilles dans le lavabo. Ça doit être la porte de gauche. Il y a deux chambres funéraires… Je vais aller voir.

Femme 2 – Je crois qu’il vaut mieux que ce soit moi…

Elle repart côté cour, laissant sa soeur encore plus bouleversée, et revient au bout d’un instant.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 – C’est pas lui non plus.

Femme 1 – T’es sûre ?

Femme 2 – À moins qu’il nous ait caché toute sa vie qu’il était noir… Fais voir le faire-part ? Tu t’es peut-être trompée d’adresse. Des chambres funéraires, il y en a un peu partout…

Femme 1 – Oh, mon Dieu… Ça m’a tellement retournée, d’apprendre qu’il était mort. Et maintenant, on ne va même pas pouvoir assister à son enterrement…

Elle sort le faire-part de son sac et le tend à sa soeur.

Femme 2 (jetant un coup d’oeil au faire-part) – Non, pourtant, c’est bien là, je ne comprends pas… (Continuant à lire à haute voix) Ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Mais c’est pas son nom !

Femme 1 – C’est pas possible ! Fais voir…

Elle prend le faire-part que lui tend sa soeur, et le regarde en plissant les yeux, pour tenter de compenser l’absence de ses lentilles.

Femme 1 – Merde ! C’est le nom des voisins… Ça arrive au moins une fois par mois que le facteur se trompe de boîte. Il faut dire qu’entre Martinez et Ramirez… J’ai pas fait attention.

Femme 2 (consternée) – Donc, il n’est pas mort…

L’autre la regarde avec un air pitoyable.

Femme 1 – Je suis vraiment désolée…

Silence embarrassé.

Femme 1 – Qu’est-ce qu’on va faire de la couronne ?

Femme 2 – Je ne pense pas qu’ils vont nous la reprendre, hein…? T’imagines un peu, si les fleuristes se mettaient à rembourser les fleurs après les enterrements… On n’a qu’à la laisser pour fleurir la tombe du défunt de tes voisins.

Femme 1 – Surtout qu’ils n’avaient pas l’air de beaucoup y tenir. Ils ne sont même pas venus…

Femme 2 – C’est normal, c’est toi qui as le faire-part…

Femme 1 – Merde, c’est vrai. Comment je vais leur annoncer ça, moi…

Femme 2 – Ah, oui… Je crois que là, tu vas avoir besoin de tout le tact dont tu es capable…

Femme 1 – Enfin… La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas mort… (Soupirant) – Moi qui avais déjà presque fait mon deuil…

Femme 2 – Comme ça ce sera fait, hein ?

Elles s’en vont.

Femme 1 – Oh, mon Dieu…

Femme 2 – Tu vas aller le voir ?

Femme 1 – Qui ?

Femme 2 – Ben lui !

Femme 1 – Pourquoi j’irais le voir ?

Femme 2 – Je ne sais pas, moi. Tu tenais absolument à lui dire un dernier adieu. Ben comme ça tu pourrais le faire de son vivant…

Noir.

 

4 – Interrogatoire

Le premier (ou la première) fait les cent pas derrière le deuxième (ou la deuxième), assis(e) sur une chaise.

Un – Tu vas parler, crois-moi. J’en ai maté des plus coriaces que toi, je te garantis.

Deux (comme s’il récitait une leçon) – Je suis innocent, je vous dis.

Un – C’est ça, ouais. Ils disent tous ça. Allez, on reprend tout à zéro. Nom, prénom, âge, profession…

Deux (avec un air las) – Sanchez Pedro, 33 ans, infirmier…

Un – Et t’étais où, mercredi soir vers minuit ?

Deux – Dans mon lit. Je dormais.

Un – Seul ?

Deux – Non, avec ma femme.

Un – Et bien sûr, tu vas me raconter qu’elle dormait aussi…

Deux – Ben oui. À minuit. On bosse tous les deux le lendemain.

Un – Tu pourrais au moins avoir un peu plus d’imagination.

Deux – J’ai rien à vous dire, je vous dis.

Un – C’est ça, oui… Et ben crois-moi, tu vas me le dire quand même.

Deux (amusé) – Quoi ? Que j’ai rien à vous dire ? Je viens de vous le dire.

Un – Joue pas au plus con avec moi, hein ! T’es pas sûr de gagner.

Deux (se marrant un peu) – C’est sûr…

Il se lève, histoire de se dégourdir les jambes.

Un – Assieds-toi, Sanchez !

L’autre se marre.

Un – Et méfie-toi ou je te colle un outrage, en plus.

L’autre se rassied, résigné.

Deux – Si on ne peut même plus rigoler…

Un – Alors ? T’étais où, mardi soir ?

Deux – On n’avait pas dit mercredi ?

Un – Ouais, bon, mardi, mercredi, on s’en branle. T’étais où ?

Deux – Je ne m’en souviens plus.

Un – Comment ça, tu t’en souviens plus ? Tu viens de me dire que t’étais au pieu, avec ta femme.

Deux – Non, ça, c’était mercredi, mais mardi, je ne m’en souviens plus.

L’autre frappe violemment du plat de la main sur la table qui s’écroule.

Un – Putain, mais tu vas parler, oui !

Il a à peine terminé sa phrase qu’il se tord de douleur en se tenant la main.

Un – Oh, putain…

Deux – Ça va pas…?

Un – T’occupe, toi. (Pour lui) Oh, putain…

Deux – Ça fait mal…?

Un – Je me suis explosé la main…

Deux – Fais voir.

Un – Qu’est-ce que t’y connais, toi ?

Deux – Je suis infirmier… Tu me l’as fait répéter au moins dix fois.

Le premier se laisse faire et l’autre examine sa main.

Deux – C’est bon, il n’y a rien de cassé.

Un – Pourquoi ça me fait un mal de chien, alors ?

Deux – T’étais pas obligé de taper aussi fort, non plus. C’est dingue, t’as même pété la table. Tu sais que tu m’as fait presque peur ? J’ai cru que t’allais vraiment me balancer une mandale.

Un – Excuse-moi, je me suis un peu pris au jeu.

Deux – Quelle connerie, ces entraînements à l’interrogatoire aussi. On n’a pas signé pour se faire tabasser en garde à vue, bordel.

Un – Ouais, ben la prochaine fois, c’est toi qui fais le flic. Tu vas voir si c’est plus marrant que de faire le suspect…

Deux – Bon, on fait une petite pause ? On n’est pas aux pièces, non plus.

Un – Ok.

Un sort un paquet de cigarettes, et en propose une à son collègue.

Deux – Merci, j’ai arrêté la semaine dernière.

L’autre s’apprête à allumer sa cigarette.

Deux- Dis donc, je ne voudrais pas être trop jugulaire-jugulaire, mais tu sais que c’est interdit, maintenant…

Un – Quoi ?

Deux – Ben, euh… On est dans un endroit public, non ?

Un – Oh, putain… Non, mais pourquoi j’ai choisi ce boulot de merde… Alors maintenant, un flic n’a même plus le droit de proposer une cigarette à un suspect pendant un interrogatoire ?

Deux – Il pourrait te faire un procès… Tu regardes trop la télé, toi…

L’autre range son paquet de cigarettes à contrecœur.

Un – Bon, ben autant qu’on s’y remette, alors.

Deux – Ok. Tu fais le suspect ?

Un – Ok.

Il s’assied sur la chaise et l’autre commence à faire les cent pas derrière lui pendant un certain temps. Le premier commence à s’impatienter.

Un – Bon, ça vient. Je commence à m’endormir, moi…

Deux – Attends, putain ! Je me concentre…

Il continue de faire les cent pas, puis se lance.

Deux – Alors, mon con, t’étais où mercredi soir à minuit ? Tu vas finir par me le dire, alors autant me le dire tout de suite, on gagnera du temps.

Un – Ok. J’étais en train de braquer la supérette en bas de chez moi.

Il se marre.

Deux – Oh, non, arrête de déconner !

Un – Tu viens de me dire qu’on gagnerait du temps. Tu m’a convaincu, et voilà. T’es un trop bon flic, mon vieux (Regardant sa montre) Et puis c’est vrai, merde, regarde l’heure qu’il est ! On ne va pas faire du rab, non plus. Pour le prix qu’on est payé…

Deux – Oh, putain, t’as raison, c’est l’heure de plier les gaules. Et puis c’est pas le jour que j’arrive en retard. Ma femme a décidé de me traîner au théâtre, ce soir.

Un – Non…?

Deux – J’espère que ce sera moins chiant que la dernière fois. J’ai failli m’endormir…

Ils mettent tous les deux leurs vestes et s’apprêtent à s’en aller.

Un – Et mercredi dernier à minuit, qu’est-ce que tu foutais ? C’est que j’ai presque envie de le savoir, maintenant. Allez, tu peux me le dire…

Deux – Eh ben j’étais au lit, figure-toi.

Un – Avec ta femme ?

Deux – Non, avec la tienne, ducon.

Ils s’en vont, en se marrant.

Un – Va savoir…

Noir.

5 – The end

Le premier regarde fixement en direction de la salle.

Le deuxième arrive, semblant chercher son chemin.

Deux – Excusez-moi. La tombe de Jim Morrison, vous savez où c’est…?

Le premier s’extrait de sa contemplation méditative.

Un – Aucune idée.

Le deuxième regarde autour de lui.

Deux – La dernière fois que je suis venu, c’était pour l’enterrement, mais j’étais tellement défoncé. Je ne me souviens de rien…

Le deuxième regarde lui aussi dans la direction de la salle.

Deux – Vous le connaissiez ?

Un – Morrison ?

Deux – Non… Le… Le type qu’ils enterrent, là… Il y a beaucoup de monde. C’était quelqu’un d’important ?

Un – Un philosophe… qui écrivait aussi des pièces de théâtre.

Deux (commentant avec ironie une oraison funèbre qu’on entend pas) – C’était un penseur éclairé, un professeur généreux, un ami fidèle… Blabla… Si ça se trouve, il n’écrivait que des trucs imbitables, il tripotait ses étudiantes, et il devait de l’argent à tout le monde…

Le premier lui lance un regard un peu étonné.

Deux – Les salauds meurent aussi, non ? Souvent plus tard que les autres, d’ailleurs. Mais ils finissent bien par crever quand même. Alors où on les enterre, hein ? Regardez les épitaphes autour de vous. À mon cher époux… À notre père adoré… À notre patron bien-aimé… Et les types qui trompaient leurs femmes, qui battaient leurs enfants et qui exploitaient leurs ouvriers, on les enterre où ? Je ne sais pas d’où ça vient, ce besoin de sanctifier les cons une fois qu’ils sont morts.

Un – La gratitude des vivants d’en être enfin débarrassés, j’imagine…

Deux – En tout cas, rien que pour ça, ça vaudrait le coup d’assister à son propre enterrement. Histoire d’entendre tous ces gens qui ne pouvaient pas vous blairer dire à quel point vous étiez un type formidable…

L’autre le regarde, intrigué.

Deux – Oh, putain. La minute de silence, maintenant… Ils nous auront tout fait.

Silence.

Deux – Ça doit être chiant des pièces de théâtre écrites par un philosophe, non ?

Air un peu offusqué du premier. Le deuxième se demande s’il n’a pas gaffé.

Deux – Vous le connaissiez, ce… dramaturge ?

Un (avec un sourire entendu) – Moi non plus je ne voulais pas rater mon enterrement… (Se présentant en tendant la main au deuxième) Jean-Paul…

Deux (serrant la main que l’autre lui tend) – Jim…

Un – Je ne vous aurais pas reconnu. Vous aviez les cheveux longs, à l’époque, non…?

Deux – Et vous, vous ne louchiez pas un peu ?

Un – D’un oeil, seulement. (Avec une grandiloquence amusée, pour plaisanter) Mais maintenant, je ne suis plus qu’essence…

Le deuxième sort une cigarette.

Deux (plaisantant) – Come on, baby, light my fire.

Le premier, qui n’a pas l’air de comprendre la blague, allume la cigarette du deuxième.

Un – Désolé, je n’ai jamais écouté vos disques…

Deux – J’ai pas lu vos livres non plus… L’existentialisme, c’est ça ?

Un – Ouais…

Deux (gentiment ironique) – Etre ou ne pas être…

Jean-Paul ne sait pas trop si Jim se fout de sa gueule ou pas.

Un – Non, ça ce n’est pas de moi, hélas… Vous êtes sûr que c’est au Cimetière Montparnasse qu’il est enterré, Morrison ?

Deux – Non ?

Un – Moi, je dirais plutôt le Père Lachaise….

Deux – Oh, putain, je ne me souviens plus de rien. Je devais vraiment être défoncé… Je m’en voudrai toute ma mort d’avoir raté mon enterrement…

Noir.

 

6 – Justice express

Deux chaises, de chaque côté d’une table. Un homme en combinaison orange (rappelant celles de Guantanamo), entre et attend, debout. Une femme en robe d’avocate arrive, survoltée, un téléphone portable à l’oreille. Elle termine sa conversation tout en faisant un petit bonjour à l’homme, et en commençant à s’installer. Elle pose sa serviette sur la table et en sort un dossier.

Avocate (au téléphone) – Écoutez, vingt ans, c’est pas si mal. Vous savez qu’avec un autre juge, et une autre avocate, vous auriez pu prendre beaucoup plus ? Enfin, un peu plus. Et puis vingt ans, avec les remises de peine… Dans dix ans, on peut espérer une liberté conditionnelle. C’est vite passé, dix ans, non ? Bon, excusez-moi, il faut que je vous laisse, je suis avec un client, là. Ben oui, je sais, vous êtes vraiment innocent, mais bon. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas gagner à tous les coups. Je vous rappelle, hein ? Tchao, tchao… (Elle range son téléphone) Quel emmerdeur…

Avec un sourire commercial, l’avocate se tourne enfin vers l’homme, resté debout.

Avocate (s’asseyant) – À nous, Monsieur… (Elle vérifie le nom dans le dossier) Martinez.

Homme – Sanchez…

Avocate – Ça commence bien… (Lui indiquant l’autre chaise) Asseyez-vous, Monsieur Sanchez, je vous en prie (Raturant sur le dossier) Si vous saviez… C’est bourré de fautes de frappe, ces dossiers d’instruction. Sans parler des fautes d’orthographe… C’est à croire que tous ces juges sont des analphabètes. (Soupirant) Et après on s’étonne qu’il y ait autant d’erreurs judiciaires… (Souriant à nouveau) Mais ne vous inquiétez pas, on va vous sortir de là, hein ? Alors, qu’est-ce qu’on vous reproche exactement…? (Feuilletant l’épais dossier) Voyons voir… Ouhla… Mais c’est l’affaire Dreyfus, dites-moi. Un vrai roman-feuilleton. Je me demandais pourquoi mon cartable était aussi lourd. Non, mais ils ne se rendent pas compte, hein ? Si je devais lire, tout ça, moi… Bon, alors je résume : En gros, vous avez coupé votre femme en deux avec une hache, c’est bien ça ?

Homme – Non…

Avocate – Bravo ! C’est exactement la réponse que j’attendais de vous. Vous êtes innocent, c’est encore plus simple. On plaide non coupable, et on ne perd pas de temps avec les détails. Je sens qu’on va faire du bon travail ensemble, Monsieur Ramirez. D’ailleurs c’est toujours la stratégie de défense que je propose à mes clients : nier tout en bloc. Même l’évidence. Instiller le doute dans l’esprit des jurés, en espérant obtenir l’acquittement au bénéfice du doute. Bon, ça ne marche pas à tous les coups, mais croyez-moi, c’est beaucoup plus simple que d’entrer dans les détails. Les circonstances atténuantes, l’enfance malheureuse, le moment de folie… Tout ça, c’est d’un compliqué. Pour un résultat très aléatoire, vous savez. Alors voilà ce qu’on va faire. Vous connaissez le jeu ni oui ni non ?

Homme – Oui…

Avocate (plaisantant) – Ah, mauvais point pour vous ! Je vous ai déjà piégé… Mais je vous propose une variante. Vous répondez non à tout à toutes les questions qu’on vous pose, d’accord ? Jamais oui. Toujours non. Attention, vous êtes prêt ?

Homme (sur la défensive) – Mmmm…

Avocate – Est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à votre chère épouse…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous possédez une hache…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous vous êtes déjà habillé en femme ?

Le téléphone portable de l’avocate sonne.

Avocate – Excusez-moi, je suis à vous tout de suite… (Elle répond) Oui…? Ah, oui, mon chéri ! Ça va ? Euh, non, j’ai rendez-vous chez le coiffeur à 17 heures, et j’ai une douzaine de clients à voir avant. Tu peux passer chez le traiteur en rentrant, pour notre petite soirée entre amis ? Je crois que je ne vais pas avoir le temps… Oh, j’ai invité le juge avec sa femme, le procureur avec sa maîtresse… Ça fait déjà trois. Non trois, la maîtresse du procureur, c’est la femme du juge. Oh, écoute, compte pour six, d’accord ? Merci, tu es un amour. Bisous, bisous. Moi aussi… Allez, à ce soir…

Elle range son téléphone portable.

Avocate – Alors, où en étions nous, Monsieur Hernandez ?

Homme – Sanchez…

Avocate – Excusez-moi, Hernandez, c’est le nom de ma femme de ménage. Ou Fernandez, je ne sais plus. Bon, donc, vous n’avez pas tué votre femme, et point barre, d’accord ? Croyez-moi, comme ça, on s’évite beaucoup de complications… Et en répondant toujours non quelle que soit la question, on est sûr de ne jamais se contredire. Vous avez autre chose à me dire, Monsieur Gomez ?

Homme – Euh… Oui…

Avocate – Ah, je vous ai encore piégé. La bonne réponse était non. Bon, il faut que je vous laisse, Monsieur Gonzalez. Le devoir m’appelle. J’ai encore beaucoup d’innocent comme vous à sauver aujourd’hui… On se revoit demain au procès ? Et encore une fois, ne vous en faites pas. Je suis convaincue de votre innocence, et je me fais fort de faire partager cette conviction à tous les membres du jury. (Avec un air entendu) D’ailleurs, je reçois le juge à dîner ce soir, et j’essaierai de lui glisser un petit mot en votre faveur entre la poire et le fromage. (Comme pour elle même) Avant que la soirée ne commence vraiment à déraper, comme la dernière fois… Allez, à bientôt Monsieur Marquez…

L’avocate sort, aussi survoltée qu’elle était entrée. Le type reste là, perplexe. Puis il se retourne. On lit dans son dos sur sa combinaison orange une inscription du type « Dépannage Service » ou « Service Entretien ».

Homme – Bon, Djamel, qu’est-ce que tu fous avec l’échelle ? On ne va pas y passer la journée pour changer une ampoule, non plus ?

Noir.

7 – Chrysanthème

Deux femmes, debout côte à côté sur scène face au public, regardent devant elles deux tombes qu’on imagine. La première lorgne du côté de la seconde.

Un – Bravo ! Voilà une tombe bien fleurie… C’est vraiment magnifique.

Deux – Merci… Mais c’est du travail, vous savez. Enfin, quand on voit le résultat, on oublie tout le reste…

Un – C’est sûr.

Deux – Et vos chrysanthèmes, ils viennent de chez le fleuriste d’à côté ?

Un – Pensez vous, je les cultive moi-même. Et attention, sans engrais, hein ?

Deux – Les chrysanthèmes bio, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) Et… il est mort il y a combien de temps, le vôtre, si ce n’est pas indiscret ?

Un – Ça fera vingt ans exactement le 31 décembre.

Deux – Le 31 décembre ?

Un – Eh, oui… Un soir de réveillon. Vous imaginez comme j’avais le coeur à la fête…

Deux – Un os de dinde qui ne sera pas bien passé…?

Un – Non, il s’est fait renversé par une voiture… Un chauffard en état d’ivresse, qui n’avait même pas son permis.

Deux – C’est eux qu’on devrait tuer… Enfin, il est mort sur le coup. Il n’a pas souffert.

Un – Et le vôtre ?

Deux – Il y a cinq ans aujourd’hui. C’est son anniversaire…

Un – Alors c’est tout frais… Ça fait un vide, hein ?

Deux – Ça, vous pouvez le dire… J’en ai pris un autre, mais on a beau dire. C’est pas pareil. Ça remplace pas.

Un – C’est sûr.

Deux – Et vous, vous en avez repris un ?

Un – Non. Je n’ai même pas eu envie. Je sais que ça n’aurait pas remplacé…

Deux – Enfin… La vie continue, malgré tout. Vous avez des enfants ?

Un – Trois. Mais ça non plus, ça remplace pas, hein ?

Deux – C’est pas pareil. Surtout quand ça grandit. Et que ça vous quitte.

Un – Eux, si ils n’étaient pas morts prématurément, ils nous auraient jamais quittées.

Deux – Et oui… Mais bon… Ils vivent moins longtemps que nous, on le sait. On devrait être préparées…

Un – Malgré tout, quand ça arrive, ça fait un choc. Vous l’aviez trouvé comment, le vôtre ?

Deux – Par internet.

Un – Ah, oui… Moi, à mon époque, ça n’existait pas encore… J’ai récupéré celui de la voisine. Elle n’en voulait plus.

Deux – Il y a des femmes comme ça… Elles en prennent un, et après elles se rendent compte que c’est pas ce qu’elles avaient imaginé… Alors elles préfèrent l’abandonner… C’est triste, mais bon. Heureusement que vous étiez là pour le récupérer… Je suis sûre qu’il a été très heureux avec vous, tout le temps qu’il a vécu…

Un – Vous avez une photo ?

Deux – Regardez, il y en a une, là, sur sa tombe.

Un – Ah, oui, c’est vrai, j’avais pas fait attention… Mon Dieu, comme il était beau… Avec ses grandes oreilles…

Deux – Et encore, si vous l’aviez vu avec quelques années de moins. Avec le poil bien dru. Et le vôtre ?

Un (lui montrant la tombe) – Regardez…

Deux – Ah, oui… Tout frisé… Il avait une bonne tête…

Un – C’était un amour…

Elles soupirent.

Un – Bon, il va falloir qu’on y aille. Je crois qu’ils n’attendent plus que nous pour fermer.

Deux – Vous venez souvent ?

Un – Le plus souvent possible. Mais ça fait loin quand même… Et vous ?

Deux – Moi, j’habite à côté, heureusement. Je peux venir tous les jours…

Un – Alors on se reverra sûrement.

Deux – Si Dieu le veut.

Elles commencent à partir.

Un – Et le vôtre, il est mort de quoi ?

Deux – Oh… Une longue maladie, comme ils disent quand ils ne savent pas. À la fin, il souffrait tellement… J’ai dû le faire piquer.

Un – Allez, pensez que là où ils sont, ils ne souffrent plus.

Deux – Vous croyez qu’il y a un paradis pour eux aussi ?

Un – Allez savoir… Il y a bien des cimetières…

Noir.

8 – Champagne

Une femme boit une coupe de champagne. On frappe à la porte.

Deux (off) – C’est la police !

La femme va ouvrir.

Un – Entrez, je vous en prie. Je vous attendais.

La deuxième femme entre.

Un – Vous êtes toute seule ?

Deux – C’est à dire que… Mon collègue avait un truc à régler. On est en sous effectif, vous savez…

Un – Rien de grave, j’espère ?

Deux – Non… Un dealer qui s’est fait bouffer par son pitbull.

Un – Il est mort ?

Deux – Qui ? Le pitbull ? Je plaisante, ne vous inquiétez pas… Mais le clébard lui a quand même sectionné un bras. Et il ne voulait pas lâcher le morceau. On a été obligé de l’endormir…

Un – Qui ? Le dealer ? Je plaisante…

Elles se marrent.

Deux – D’ailleurs, il est en bas, dans le panier à salade… J’espère qu’il ne va pas se réveiller trop vite…

Un temps.

Deux – Alors… c’est où ?

Un (avec un geste du menton) – À côté, dans la chambre.

Deux – Bon, ben je vais aller jeter un coup d’oeil, si vous permettez…?

La policière disparaît un instant du côté opposé où elle est entrée.

Deux – Ah, oui…

Elle revient aussitôt après.

Deux – Et… sans indiscrétion, vous avez fait ça comment ? Parce qu’à vous voir, comme ça… Mais vous n’êtes pas obligée de me répondre, hein ?

Un – Avec un couteau-scie.

Deux – Un couteau-scie…?

Un – Un couteau électrique. À piles…

Deux (impressionnée) – Et vous comptiez… transporter les pièces détachées. Les mettre dans un sac poubelle, peut-être ?

Un – Je ne vous aurais pas appelée…

Deux – C’est vrai.

Un – Une coupe de champagne ?

Deux – C’est à dire que… Oh, et puis pourquoi pas après tout !

Elle lui sert une coupe.

Un – Merci. Bon, et bien… À la vôtre, alors.

Elles boivent en silence.

Un – Vous ne me passez pas les menottes ?

Deux – Vous n’aviez qu’un mari ?

Un – Oui.

Deux – Alors vous n’allez pas recommencer tout de suite.

Echange de sourires.

Deux – Il est bien frais… Excusez-moi, mais… pourquoi deux morceaux seulement ? Les piles étaient à plat…?

Un – Mon mari n’arrivait pas à choisir entre moi et sa maîtresse. J’ai opté pour un partage équitable.

Deux – Les hommes, ils sont tous pareils…

Un – Vous êtes mariée ?

Deux – Veuve.

Un – Je suis désolée…

Deux – Non, mais ce n’est pas grave, hein…

Un – Ne me dites pas que vous aussi…

Deux – Pensez donc… Je n’aurais jamais pu entrer dans la police… Ils sont un peu moins stricts sur le recrutement, maintenant, mais bon, un casier, c’est jamais un bon point… Non, mon mari est mort bêtement. D’une grippe…

Un (compatissante) – La grippe A…

Deux – Même pas ! Bêtement, je vous dis… Un jour, il est rentré avec un peu de fièvre. Je lui ai porté un grog, au lit. Le lendemain, il était mort.

Un (plaisantant) – Si j’attrape un rhume, je ne viendrai pas me faire soigner chez vous…

Elles rient de bon coeur.

Un – Encore un peu de champagne ?

Deux – Vous comprenez pourquoi je ne vous passe pas les menottes…

Elle la ressert en souriant.

Deux – Et vous la connaissez ?

Un – Qui ?

Deux – Sa maîtresse !

Un – Pas personnellement. Je sais seulement qu’elle travaille dans la police.

Deux – C’est pas vrai ! Une collègue ! Oh, vous savez, il y a des salopes partout. Même dans la police…

Un – Je peux vous poser une question ?

Deux – Allez-y…

Un – Vous croyez au hasard ?

Deux – Vous savez, dans mon métier…

Un – Alors croyez-moi, ce n’est pas par hasard que vous êtes ici.

Deux – Alexandre ?

Un – C’est mon mari.

Deux – Il m’avait dit qu’il était veuf lui aussi !

Un – Comme quoi, tout le monde peut se tromper.

Deux – Ça alors… Ça m’en fiche un coup. Je ne l’avais même pas reconnu, dites donc. Il faut dire que vous l’avez bien arrangé… Alors vous devez m’en vouloir, évidemment ?

Un – Il vous a menti, à vous aussi…

Deux – Quel salaud… Alors qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

Un – Je vous l’ai dit, on partage. Vous préférez le haut… ou les bas morceaux ?

Deux – C’est à dire que… C’est pas si simple… Il faut que j’écrive un rapport. Je vais avoir du mal à faire passer ça pour un accident domestique…

Un – Un suicide ?

Deux – Un type qui se fait hara-kiri avec un couteau à piles…?

Un – Dans ce cas, il faut faire disparaître le corps. Vous avez une idée ?

Deux – Le pitbull ?

Un – Ça fait quand même de sacrés morceaux…

Deux – C’est un gros pitbull.

Un – Je vais aller racheter des piles…

Noir.

 

9 – Oraison funeste

Un homme (ou une femme) se recueille devant un cercueil ouvert. Un (ou une) autre arrive. Un vase avec des fleurs trône à côté sur un guéridon.

Deux – Bonjour… (Hésitant) Tu me reconnais…?

L’autre n’a pas l’air de le reconnaître.

Deux – Dominique…

Un – Ah, oui, bien sûr… Ça fait tellement longtemps…

Deux – Dès que j’ai su, je suis venu.

Un – Oui. Moi aussi…

Deux – Je ne l’avais jamais revu depuis le collège. Je ne suis pas sûr que je l’aurais reconnu. Il a changé…

Un – Il est mort…

Deux – C’était un professeur inoubliable.

Un – La preuve. Plus de trente après, on s’en souvient encore.

Deux – Il y a des enseignants, comme ça, qui vous marquent pour la vie.

Un – C’est sûr…

Deux – Je ne suis pas sûr que, sans lui, je me souviendrais encore par coeur de mes déclinaisons allemandes.

Un – C’était un excellent pédagogue…

Deux – Mmm… (Un temps) Un peu sévère peut-être…

Un – Ouais… Monsieur Furère…

Deux – On l’appelait Adolf.

Un – Ce n’était pas méchant…

Deux – Les enfants sont cruels, parfois… C’était juste pour rire…

Un – C’est sûr qu’avec lui, on ne rigolait pas beaucoup…

Deux – Tu te souviens de la fois où il t’avait cassé un doigt avec sa règle parce qu’il t’avait surpris à te le fourrer dans le nez ?

Un – Tu parles… (Lui montrant ses doigts) Tiens, regarde, j’en porte encore la marque… Et toi, quand il t’avait suspendu au portemanteau pendant toute l’heure parce que tu avais confondu le datif et le génitif ?

Deux – J’en ai gardé une trace rouge autour du cou…

Un – Comme tu disais, il y a des enseignants qui vous marquent pour la vie.

Deux – Le voir étendu là, comme ça, avec sa petite moustache… Trente ans après…

Un – Ouais… Moi non plus, pour rien au monde, j’aurais manqué ça… Je vis à Madrid, maintenant… Et toi ?

Deux – À Los Angeles.

Un – Ce n’est pas tes déclinaisons allemandes qui doivent beaucoup te servir, à toi non plus…

Ils sourient en soupirant.

Un – Enfin, c’est loin, tout ça.

Deux – Oui. C’était une autre époque…

Un – On ne va pas l’accabler, maintenant qu’il n’est plus là pour se défendre.

Deux – Tu as raison… Dieu ait son âme.

Ils restent un instant silencieux à fixer l’intérieur du cercueil, dans une attitude de recueillement.

Un – Il n’avait pas les yeux fermés, tout à l’heure…?

Deux- Je ne sais pas… Oui, peut-être… Il me semble bien, si…

Un – J’ai l’impression qu’il nous regarde…

Deux – Avec le même regard mauvais qu’autrefois…

Un – Et s’il n’était pas vraiment mort…

D’un seul geste, l’autre attrape le vase, enlève les fleurs, assène un coup sur le crâne du mort, remet les fleurs dans le vase et le remet en place.

Deux – Voilà. Maintenant, on est sûr qu’il est vraiment mort.

Un – On pourrait avoir des ennuis, non ?

Deux – On ne pouvait pas le laisser risquer de se faire incinérer vivant.

Un – Tu as raison. C’est le dernier service qu’on pouvait lui rendre…

Ils s’apprêtent à s’en aller.

Deux – Il n’aimait pas trop les juifs, non ?

Un – Il était franchement antisémite, tu veux dire…

Ils s’en vont.

Un – Et sinon, tu en as revu d’autres, du collège ?

Noir.

 

10 – Consultation

Un homme entre dans un cabinet de médecin. Le médecin est assis à sa table, occupé à remplir un papier.

Médecin (sans lever les yeux) – Asseyez-vous, je vous en prie…

Patient – Merci.

Le patient s’assied. Le médecin finit de remplir son papier et lève vers cet énième client un regard las qui se veut malgré tout encore attentif.

Médecin – Alors… Qu’est-ce qui vous amène ?

Patient – Eh, bien… Je ne sais pas comment vous dire ça… Je… Je crois que j’ai attrapé La Mort…

Médecin – Oh, vous savez, en ce moment, on ne voit que ça… Il y a un virus qui traîne… Croyez-moi, ça défile… Alors ? Le nez qui coule… Un picotement dans la gorge… Un peu de fatigue…

Patient – Non, non, tout va très bien, Docteur… Je ne suis pas malade… Ce que je veux dire, c’est que… j’ai vraiment attrapé La Mort.

Le médecin semble un peu déstabilisé.

Médecin – Oui… (Reprenant les bons vieux réflexes qui l’aide à supporter le quotidien du médecin) Bon, on va quand même vous prescrire un petit traitement préventif, au cas où… (Il sort une ordonnance qu’il commence à rédiger comme un automate) Alors… Un petit cocktail de vitamines pour réveiller ce système immunitaire un peu endormi par le froid… Un sirop pour la gorge, une cuillerée à soupe matin, midi et soir… Du paracétamol à prendre uniquement en cas de maux de tête… (Il tend l’ordonnance au patient) Voilà, avec tout ça, vous ne devriez plus être trop embêté cet hiver…

Mais le patient ne prend pas l’ordonnance.

Patient – Je savais que ça n’allait pas être évident…

Médecin (étonné) – C’est un traitement tout à fait classique, vous savez. Comme j’en prescris au moins trente fois par jour actuellement…

Patient – Docteur, j’ai attrapé La Mort, elle est enfermée dans la Fiat Uno qui est garée dans mon garage à Massy Palaiseau.

Le médecin sort peu à peu de sa torpeur, semblant presque reconnaissant à ce drôle de patient de rompre la routine de cette journée comme les autres.

Médecin – Racontez-moi ça…

Patient – Eh, bien… Hier soir, j’ai décidé de mettre fin à mes jours…

Médecin – Mmm…

Patient – Les armes à feu, ce n’est pas trop mon truc. Et le gaz, ça peut-être dangereux pour les voisins. Il faut penser à ceux qui restent, quand même…

Médecin – Certainement…

Patient – Alors je suis allé dans mon garage. J’ai bien calfeutré la porte avec des serviettes mouillées, comme j’ai souvent vu faire dans les téléfilms du mercredi soir sur France 2. Et puis j’ai démarré ma Fiat Uno. Avec bien du mal, d’ailleurs. Elle fume comme un tracteur, et elle fait à peu près autant de bruit. C’est le pot catalytique. Il faudrait que je le change, mais bon… Bref en l’occurrence, c’était plutôt un avantage. Alors je me suis assis au volant. J’ai allumé la radio. Et j’ai laissé tourner le moteur. C’était France Inter. Enfin, ça n’a aucune importance, mais bon… Ils venaient d’annoncer la mort de Macha Béranger. Quand même, ça m’en a foutu un coup. Bref, je commençais à m’assoupir tranquillement pour ce qui devait être mon dernier sommeil, quand je l’ai vue dans le rétroviseur, assise derrière moi…

Médecin – Qui ?

Patient – La Mort !

Médecin – Ah, oui, bien sûr…

Patient – Bon, je n’aurais pas dû être surpris à ce point là, puisque la mort, j’étais justement en train de faire tout ce qu’il fallait pour la trouver. Mais vous savez ce qui m’a étonné ?

Médecin – Non…

Patient – C’est qu’elle ressemblait exactement à l’image qu’on se fait d’elle, justement.

Médecin – C’est à dire…

Patient – Ben… La grande cape noire, la faux, la panoplie complète, quoi ! On se dit bon, tout ça, ce n’est qu’une image. Un cliché. Personne ne l’a jamais vue, La Mort. Peut-être qu’elle existe, d’accord. Mais personne ne l’a jamais vue. C’est comme Dieu. Peut-être qu’on le rencontrera un jour là-haut, mais personne n’en est jamais revenu avec des photos pour qu’on sache exactement à quoi il ressemble. Alors on se doute bien que même s’il existe, ce n’est certainement pas un vénérable vieillard avec les cheveux longs et une barbe blanche, qui ressemblerait vaguement au Père Noël ou à Georges Moustaki…

Médecin – Non, évidemment…

Patient – Eh ben c’est ça qui m’a foutu les jetons, tout d’un coup. De la voir là, comme ça. Exactement comme je l’avais imaginée…

Médecin – Oui, ça… Ça a dû vous faire un choc…

Patient – En tout cas, croyez-moi, ça m’a réveillé ! Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai coupé le moteur, et je suis sorti de la voiture comme un fou en claquant la portière derrière moi. Et là, heureusement, j’ai eu le bon réflexe…

Médecin – Ah, oui…?

Patient – J’avais encore la clef de ma Fiat Uno à la main. J’ai aussitôt appuyé dessus pour verrouiller les portes. Il n’y a plus grand chose qui marche, dans cette voiture, mais ça, ça marche encore. C’était un des premiers modèles à en être équipé à l’époque. J’ai même hésité à prendre cette option, je ne suis pas trop gadget, mais vous savez ce que c’est. C’était le seul modèle immédiatement disponible au garage. C’était ça ou attendre la livraison de la commande pendant des mois…

Médecin – Oui, je sais ce que c’est… Je viens de changer ma Mercedes, et j’ai dû prendre l’allume-cigare, alors que j’ai arrêté de fumer depuis cinq ans… Et croyez-moi, rien que l’option allume-cigare, sur une voiture comme ça… C’est presque le prix d’une Fiat Uno d’occasion… Oui, bon, et après ?

Patient – Après, j’étais sauvé ! Elle était enfermée là, dans la voiture. Sous mes yeux, je vous dis. Je la voyais très distinctement plaquer son espèce de burqa toute noire contre la vitre pour essayer de sortir. Mais, non ! Elle était prise au piège ! Vous vous rendez compte ? Dans ma Fiat Uno !

Médecin – Bon… (Revenant à sa routine) Donc, vous ne voulez vraiment pas le sirop…?

Patient – Mais vous ne comprenez pas ce que je vous dis ? J’ai attrapé La Mort !

Médecin – Si, si… Je… Je peux vous diriger vers un confrère, si vous voulez…? Attendez, je dois avoir l’adresse là, dans mon répertoire…

Il cherche sans trouver, alors il décroche son téléphone.

Médecin – Oui, Christelle. Vous pouvez me donner le numéro de téléphone du Docteur Müller ? À Sainte-Anne, oui… (Il griffonne quelque chose sur un morceau de papier) Merci… (Il raccroche et tend le morceau de papier au patient) Voilà, vous allez le voir de ma part, et vous lui expliquez ce qui vous arrive, d’accord ? Je suis sûr que cela va beaucoup l’intéresser…

Patient (prenant le papier) – Merci… Et pour ma Fiat Uno, comment je fais ?

Médecin – C’est à dire…

Patient – Ben, je vais en avoir besoin, maintenant… Je veux dire maintenant que j’ai décidé de ne pas me suicider au monoxyde de carbone… Comment je fais ? Si j’ouvre la portière, elle va en profiter pour se barrer, La Mort. Et elle va se remettre à faucher aussi sec.

Médecin – On vous a volé quelque chose…?

Patient – La Mort, avec sa faux !

Médecin – Ah, oui, bien sûr…

Patient – C’est une responsabilité, quand même… D’ailleurs, vous avez vu ? Hier, aux informations : aucune annonce de décès de célébrité en fin de carrière. Aucun tremblement de terre dans un pays sous-développé. Aucun accident d’autocar scolaire… Évidemment, puisque la mort est enfermée dans ma voiture…

Médecin (sans qu’on sache s’il plaisante ou pas) – D’un autre côté, si elle y restait trop longtemps, vous vous rendez compte des implications. Ce serait une catastrophe pour les médias, les ONG, les pompes funèbres, le système de retraite par répartition, les acheteurs en viager…

Patient (contrarié) – Je sens que vous ne prenez pas au sérieux…

Médecin – Ne prenez pas mal ce que je vous dis, je ne remets absolument pas en cause la véracité de ce que vous venez de me raconter, mais vous êtes vraiment sûr que ce n’était pas quelqu’un d’autre, sur la banquette arrière ? Je ne sais pas moi… Votre femme, par exemple…

Patient – Ma femme ne porte pas la burqa ! Et d’ailleurs, on a divorcé l’année dernière. Ça m’en a foutu un coup, d’ailleurs. C’est une des raisons qui m’a poussé au bord du suicide…

Médecin – Eh bien, vous voyez ! Après tout, vous l’avez dit vous-même, vous commenciez à être sérieusement dans le cirage… Le manque d’oxygène, ça peut provoquer des hallucinations… Regardez le jeu du foulard… Au moment de mourir, vous avez peut-être repensé à votre femme, à tous les bons moments que vous avez passés ensemble, et elle vous est apparue comme ça…

Patient – Avec une burqa et une faux…?

Le médecin fait un geste signifiant sa perplexité. Le patient semble faire un effort pour réfléchir.

Patient – C’est vrai que pour la burqa… C’était plutôt une sorte de foulard noir qu’elle avait noué autour du cou… Et pour la faux, je ne suis pas complètement sûr… Ça aurait aussi bien pu être un balai… Mais les sorcières aussi, ont des balais, et portent un foulard noir !

Médecin – Mouais…

Patient – Et puis comment expliquez-vous que ce matin, en retournant dans mon garage après une bonne nuit de sommeil, elle était toujours là, derrière la vitre arrière de ma Fiat Uno ? Elle a même essayé de me dire quelque chose…

Médecin – Ah, oui ?

Patient – Comme je n’entendais rien, elle a griffonné un truc sur un papier dans un langage cabalistique, qui ressemblait vaguement à du portugais et elle me l’a plaqué contre le pare-brise.

Médecin – Du portugais ?

Patient – Ça m’a un peu surpris aussi…

Médecin – Et qu’est-ce qui était marqué, sur ce papier ?

Patient – Ben je n’en sais rien, moi… Je ne comprends pas le portugais… Il faudrait que je demande à ma femme de ménage. Elle est portugaise, justement… Mais c’est bizarre, elle n’est pas venue ce matin, comme d’habitude… Non, je vous assure, Docteur. J’ai attrapé La Mort…

Médecin – Mmm… Je vais quand même vous prescrire un petit relaxant en attendant… Ça vous détendra…

Patient – Vous croyez…?

Le médecin fait un signe d’acquiescement, et se met à griffonner quelque chose sur une ordonnance.

Noir.

 

11 – Double inconnu

Un homme, debout face au public, regarde une tombe qu’on imagine. Un autre homme (ou une femme) approche.

Deux – Pardon, c’est bien la tombe de l’auteur inconnu ?

Un – Ah, non, celle-ci, c’est la tombe du soldat inconnu.

Deux – Vous êtes sûr ?

Un – Je crois, oui… Enfin, des fois c’est difficile de s’y retrouver. Comme il n’y a rien de marqué dessus… (Il sort un papier de sa poche) Ils m’ont donné un plan, à l’entrée, mais bon… (Il chausse des lunettes de presbyte et regarde le papier) Attendez voir. W28… Oui, c’est bien ça. Le soldat inconnu. Entre le génie méconnu et l’alcoolique anonyme. L’auteur inconnu, c’est juste derrière : X29…

Un – Je me demande si c’était une si bonne idée que ça de les mettre tous dans le même cimetière…

Un (regardant toujours le plan) – Oui, c’est ça… L’agent secret, c’est X27…

Les deux se recueillent un instant en silence chacun devant sa tombe.

Un – C’était un parent à vous ?

Deux – Celui-là ou un autre. Allez savoir ! Je suis né de père inconnu…

Un – Ah, oui… (Il regarde à nouveau son plan) Le père inconnu… Non, décidément, je n’y comprends rien. Ils auraient au moins pu mettre un index alphabétique. Et puis ce tableau à double entrée avec ces chiffres et ces lettres, c’est d’un ridicule… On dirait une bataille navale ! A5, raté… C10, touché… B12, coulé…

Deux – Et vous ?

Un – Le soldat inconnu ? C’était mon père…

Deux – Vraiment ? Et… vous avez repris le flambeau ?

Un – Que voulez-vous ? La carrière des armes, chez nous, c’est une vieille tradition. On est soldat de père en fils. D’ailleurs, j’ai déjà ma place réservée dans le caveau familial.

Deux – Ah, parce qu’il y a des caveaux, aussi ?

Un (étonné) – Vous ne le saviez pas ? Si, si, bien sûr ! Toute ma famille est enterrée là. Une longue lignée de militaires très discrets. Vous savez bien : la Grande Muette…

Deux – La grande mouette…?

Un – Muette ! La Grande Muette !

Deux – Ah, oui… J’avais compris mouette. Je pensais que vous étiez dans la marine… À cause de la bataille navale…

Silence.

Un – Alors, comme ça, vous êtes en recherche de paternité ?

Deux – Oui.

Un – Et qu’est-ce que vous lui demanderiez, à votre père, si vous pouviez le rencontrer un jour ? Ici ou dans un autre monde ?

Deux – Ses papiers…?

Un – Oui…

Deux – Et vous ?

Un – L’autorisation de le fouiller ? Pour vérifier qu’il n’a pas d’arme sur lui…

Deux – Ce n’est pas facile tous les jours, vous savez, de ne pas savoir d’où on vient.

Un C’est ce que je dis toujours à mes hommes, à la caserne. Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne peut pas savoir où on va. Pour faire la guerre, il faut d’abord un bon plan. Et savoir le lire. Pourquoi pensez-vous que pendant des siècles, on a refusé les femmes dans l’armée ? Parce qu’elles sont infoutues de lire un plan ! Déjà qu’elles ont du mal avec une carte routière ou même une liste de courses, alors vous imaginez. Un plan de bataille…

Deux – Mmm…

Un – Et vous ? Vous faites quoi, dans la vie ?

Deux – Du théâtre.

Un – Ah, oui, le… Le théâtre.

Deux – Acteur.

Un – Oui.

Deux – Vous connaissez ?

Un – Non. Le spectacle vivant, comme on dit. Moi c’est la grande muette, vous le spectacle vivant… Les étiquettes, ça permet quand même de s’y retrouver un peu, non ? Et… vous êtes un acteur célèbre ?

Un – Non… Je suis un acteur inconnu.

Deux – Bon. (Il se prépare à partir) Eh, bien… Enchanté de ne pas avoir fait votre connaissance…

Un – Je ne vous dis pas au revoir…

Deux – Moi non plus.

Le premier s’apprête à s’en aller, mais il jette un regard sur une dernière tombe.

Un – Tiens, celle-là, elle n’est même pas sur mon plan…

Deux (s’approchant de la tombe) – Attendez voir… (Lisant) C’est la tombe de… l’homme inconnu.

Un – L’homme inconnu…?

Deux – Un SDF, sûrement…

Un – Même les SDF ont droit à une dernière demeure…

Le premier s’en va. Le deuxième reste seul.

Un – Bon… Où j’en étais, moi…?

Noir.

12 – Mort de Rire

Un (ou une) commissaire observe un (ou une) médecin légiste en train d’examiner un cadavre.

Policier – À combien de temps remonte le décès, docteur ?

Légiste – Il est encore tiède. Je dirais deux ou trois heures.

Policier – C’est une femme de ménage qui a découvert le corps, affalé sur son siège.

Légiste – Mmm…

Policier – Vous savez de quoi il est mort ?

Légiste – Les analyses le confirmeront, mais je ne crois pas me tromper, commissaire, en affirmant que cet homme est mort de rire…

Policier – C’est assez inhabituel, en effet.

Légiste – Un rire profond. Un rire de gorge. Les zygomatiques ont lâché. Je ne vous fais pas un dessin.

Policier – Vous savez ce qui a pu provoquer cet éclat de rire fatal ?

Légiste – On l’a retrouvé dans son fauteuil, vous disiez. C’était chez lui, devant la télé…?

Policier – Non.

Légiste – Au cinéma ?

Policier – Au théâtre.

Légiste – C’est encore plus surprenant. Habituellement, quand on retrouve un spectateur affalé sur son fauteuil à l’issue d’une représentation, c’est plutôt qu’il est en train de roupiller…

Policier – Vous êtes sûr que cet homme n’est pas simplement endormi ? Très profondément…

Légiste – Confondre un coma profond avec une mort clinique ? Allons, commissaire, vous me prenez pour un débutant. Si vous me disiez plutôt quel genre de pièce la victime était allée voir…

Policier – L’enquête est en cours. Mes hommes sont en train d’interroger le directeur du théâtre et d’éplucher Pariscope pour confirmer ses déclarations… Mais on a déjà lancé un avis de recherche contre l’auteur présumé de la pièce pour homicide involontaire.

Légiste – Involontaire ?

Policier – D’après le directeur du théâtre, l’auteur croyait avoir écrit une tragédie… C’est du moins ce qu’il prétendra. Mais vous savez, je ne suis pas un débutant moi non plus. Je sais comment faire parler un suspect…

Légiste – Vous avez raison, commissaire. On ne peut pas laisser en liberté de pareils individus. Si on ne peut plus aller au théâtre sans craindre de pouvoir y mourir de rire…

Policier – On dirait qu’il est encore agité de quelques soubresauts. Vous êtes vraiment sûr qu’il est mort ?

Légiste – Ce sont les nerfs. Croyez-moi, commissaire. Cet homme est aussi mort qu’on peut l’être.

Policier – Vous croyez qu’il s’est vu mourir ?

Légiste – Pourquoi ? Vous pensez que son témoignage aurait pu faire avancer votre enquête ?

Tête interdite de l’autre.

Légiste – Je plaisante… Vous savez, dans mon métier, avec tout ce qu’on voit… On a plutôt intérêt à dédramatiser… La semaine dernière, j’ai autopsié un type qui était mort d’ennui…

Commissaire – Au théâtre également ? Nous avons peut-être affaire à un tueur en série, qui changerait de mode opératoire à chaque fois pour brouiller les pistes…

Légiste – C’est vrai que de nos jours, il est beaucoup plus courant de mourir d’ennui au théâtre que d’y mourir de rire. Non, c’était tout simplement à un dîner chez sa belle-mère…

Commissaire – Je vois… Vous pensez que l’autopsie pourra nous apprendre d’autres éléments intéressants ?

Légiste – L’examen du bol alimentaire révèle qu’avant cette… tragédie, la victime avait mangé dans un restaurant chinois. Des nems, plus précisément…

Commissaire – Des nems ?

Légiste – Je suis absolument formel sur ce point. Et ensuite du poulet au gingembre avec un riz cantonais.

Commissaire – Pas de dessert ?

Légiste – Non. Mais vous savez, ce n’est pas très surprenant. Les desserts, dans les restaurants chinois…

Commissaire – Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport quelconque avec le décès ?

Légiste – Aucun.

Commissaire – Bon…

Le commissaire s’apprête à partir.

Commissaire – Mort de rire… Et dire que je vais devoir annoncer ça à sa famille…

Légiste – Je comprends. Vous ne faites pas un métier facile, vous non plus… Venez donc dîner à la maison, un de ces soirs…? Il faut bien décompresser un peu de temps en temps…

Commissaire – Très bien… Je vais en parler à ma femme (ou à mon mari). (Déstabilisé) Je vous assure, on dirait qu’il est encore secoué de rire…

Légiste – C’est les nerfs, je vous dis…

Noir.

13 – Dehors

Elle et lui sont assis confortablement. Il lit et elle tricote. Ou l’inverse…

Elle – Ça fait du bien d’être un peu tranquille.

Lui – Oui.

Elle – Avec toute cette agitation qu’il y a dehors.

Lui – Oui.

Elle – On est bien mieux chez soi.

Lui – Oui.

Elle – Je ne me souviens même plus quand c’était…

Lui – Quoi ?

Elle – La dernière fois que je suis allée dehors !

Lui – Ah, oui. Dehors…

Elle – Et toi ?

Lui – Moi ?

Elle – C’était quand ?

Lui – La dernière fois que tu es allée dehors ?

Elle – La dernière fois que tu es allé dehors !

Lui – Ah, moi ! Dehors… Je ne sais pas… Ça devait être… Pour sortir le chien…

Elle – Le chien ? Il est mort.

Lui – Non ?

Elle – Il y a des années de ça.

Lui – Ah, oui… Je me disais, aussi… Ce chien ne pisse pas souvent…

Elle – Alors ?

Lui – Alors quoi ?

Elle – Quand es-tu sorti dehors pour la dernière fois ? Tu te souviens ?

Lui – Ah, moi ! Dehors… Je ne sais pas… Ça devait être… Pour sortir la poubelle…

Elle – La poubelle ?

Lui – Pourquoi pas la poubelle ?

Elle – On a un vide-ordures.

Lui – Ah, oui… Je me disais aussi… Cette poubelle ne se remplit pas très vite. Et le chien, il est enterré où ?

Elle – Dans le jardin.

Lui – Il a bien fallu que je sorte pour enterrer le chien. Le jardin, c’est dehors ?

Elle – Bah, non…

Lui – Ah…

Elle – Tu sais quoi ?

Lui – Quoi ?

Elle – Ça va te paraître étrange, mais… Je ne suis pas sûre d’être jamais vraiment sortie dehors… Le chien, il pissait sur la pelouse. Avant qu’on l’enterre en dessous…

Lui – Mmmm… Moi non plus… En tout cas, je ne m’en souviens pas. Je m’en souviendrais, non ?

Elle – Probablement.

Lui – En même temps, qu’est-ce qu’on pourrait bien aller faire dehors.

Elle – On est tellement tranquille ici.

Bruit de sonnette. Ils paraissent tous les deux très surpris.

Elle – Qu’est-ce que c’est ?

Lui – La sonnette…

Elle – Qu’est-ce que ça peut bien être…

Lui – Je vais voir…

Il s’absente et revient un instant après.

Elle – Alors.

Lui – C’était le facteur.

Elle – Ah… Qu’est-ce qu’il a dit ?

Lui – Rien. Il avait déjà disparu. Mais il a laissé une lettre.

Elle – Les facteurs font souvent ça. Je n’aime pas les lettres. J’ai toujours peur que ce soit une mauvaise nouvelle. C’est une mauvaise nouvelle ?

Il regarde la lettre.

Lui – C’est un faire-part.

Elle – De…?

Lui – De décès.

Elle – Ah… Qui ?

Il ouvre la lettre.

Lui – Monsieur et Madame Dumortier.

Elle – Tous les deux ?

Lui – Apparemment.

Elle – On les connaissait ?

Lui – Ça me dit quelque chose.

Il réfléchit un instant puis sort son portefeuille de sa veste et en extrait une carte d’identité.

Lui – Tu vas rire, mais Monsieur Dumortier, c’est moi.

Elle – Alors je suis Madame Dumortier ?

Lui – Probablement.

Elle – On est mariés ?

Lui – En tout cas, on est morts.

Elle – Il faudrait peut-être leur écrire pour leur signaler que c’est une erreur.

Lui – Oui.

Elle – Mais pour ça, il faudrait sortir dehors.

Lui – Je ne sais pas si j’aurais le courage.

Elle – On est tellement bien chez soi.

Lui – Tu crois que c’est une erreur…?

Elle fait une mimique pour dire qu’elle ne sait pas.

Ils se remettent qui à lire et qui à tricoter.

Noir.

 

14 – Faire-part

Une femme est en scène, occupée ou désœuvrée. Éventuellement, en musique de fond, La Lettre à Élise. On sonne trois fois. Elle va ouvrir. Un facteur (ou une factrice) entre.

Denise – Je savais que c’était vous.

Facteur – Le facteur sonne toujours trois fois !

Denise – Je n’ouvre pas la porte à tout le monde, vous savez. Avec tout ce qu’on voit maintenant…

Facteur – J’ai une petite lettre pour vous, Denise. (Il fouille dans sa besace et en extirpe une missive qu’il lui tend) Et voilà ! La lettre à Denise…

Denise (prenant la lettre) – Pour une fois que ce n’est pas une facture… Un petit ballon, comme d’habitude ?

Facteur – Allez ! Les ballons, je préfère les siffler que d’avoir à souffler dedans…

Elle place une bouteille et un verre devant lui.

Denise – Servez-vous. Vous connaissez la maison.

Pendant qu’il se sert, elle jette un regard à l’adresse, et se décompose.

Denise – C’est l’écriture de ma mère…

Facteur – En même temps, si elle vous écrit… C’est qu’elle n’est pas morte, pas vrai ?

Denise ouvre la lettre fébrilement et la parcourt.

Denise – Oh, mon Dieu… !

Facteur – Elle est morte ?

Denise – C’est plus grave que ça…

Facteur – Plus grave ?

Denise – Elle m’interdit de venir à son enterrement !

Facteur – Mais… elle n’est pas morte ?

Denise – Il faut croire qu’elle préfère me le dire avant…

Facteur – Ah oui, remarquez, c’est plus sûr. Ce n’est pas elle qui rédigera le faire-part. C’est vrai que ça ne serait pas banal.

Denise (ailleurs) – Pas banal ?

Facteur (hilare et déjà un peu bourré) – Vous imaginez ? Mon enterrement aura lieu au cimetière du village, à dix heures précises. Ni fleurs, ni couronnes. Et merci de ne pas venir non plus.

Denise lui lance un regard incendiaire.

Denise – Vous trouvez ça drôle ?

Facteur (se reprenant) – Mais… vous êtes en mauvais termes avec votre mère, sinon ?

Denise – Pourquoi elle m’interdit de venir à son enterrement, à votre avis ?

Facteur – Je ne sais pas, moi… Elle veut peut-être vous éviter cette corvée… C’est vrai que les enterrements, en général…

Denise – Non, c’est la dernière chose qu’elle a trouvé pour me contrarier… Quand j’étais petite, déjà, elle m’interdisait tout… Fais pas ci… Fais pas ça… Ne mets pas les doigts dans ton nez… Ne dis pas de gros mots… Ne mets pas le chat dans la machine à laver… Je n’avais le droit de rien faire…

Facteur – Ah, oui…

Denise – Alors à dix-huit ans, j’ai quitté la maison… Je ne l’ai jamais revue depuis…

Facteur – La maison… ?

Denise – Ma mère !

Facteur – Et ben, ce n’est pas très gai tout ça… Tiens, je m’en ressers un… (Il remplit à nouveau son verre) Alors qu’est-ce que vous allez faire ?

Denise – Je m’étais bien juré de ne pas aller à son enterrement, de toute façon.

Facteur – Alors comme ça, tout est bien qui finit bien. Enfin, je veux dire… Du coup vous n’y allez pas, et en même temps, vous respectez ses dernières volontés…

Denise – Vous plaisantez ! Ma mère m’interdit d’aller à son enterrement, et je lui obéirais ? Vous vous rendez compte ? Même morte, elle me donnerait encore des ordres ?

Facteur – Alors vous allez y aller ?

Denise – Je ne sais pas… D’un autre côté, est-ce que ce n’est pas un peu ça qu’elle a en tête…

Facteur – Ça… ?

Denise – Elle sait bien que le meilleur moyen pour que j’assiste à son enterrement, c’est de me l’interdire…

Facteur – Ah, oui, évidemment.

Denise – Qu’est-ce que vous feriez, vous, à ma place ?

Facteur – Alors là… Moi je m’entends plutôt bien avec ma mère… Surtout depuis qu’elle est morte… Mais la vôtre elle est toujours en vie. Ça vous laisse le temps d’y penser…

Denise – Oui…

Facteur – Elle a quel âge, votre mère ?

Denise – 48 ans.

Facteur – Ah ben alors… Vous avez toute la vie pour y réfléchir…

Denise – Oui… D’ailleurs, je me demande si ce n’est pas un peu ça qu’elle avait en tête…

Facteur – Bon, il va falloir que j’y aille, moi. C’est que j’ai d’autres lettres à porter. J’espère que ce sera des factures, c’est moins compliqué…

Denise – Un petit dernier pour la route ?

Facteur – Allez, mais le dernier alors…

Noir.

 

15 – Travelling

Dans ce qui ressemble à une agence de voyage, une femme, assise derrière un bureau, travaille sur un ordinateur. Un homme entre. Visiblement hésitant, il feuillette quelques brochures posées sur un présentoir. Un téléphone sonne. La femme répond.

Elle – Agence Travelling, j’écoute ? Ah, Madame Sept mille huit cent vingt-quatre, justement, je pensais à vous. Vous allez bien ? Parfait… Et comment va Monsieur Sept mille huit cent vingt-quatre… Ah, très bien… Pour votre anniversaire de mariage…? Et bien vous n’avez qu’à lui demander la lune ! Oh oui, pour une deuxième lune de miel, ça me paraît tout à fait approprié. Passez donc nous voir à l’agence, je vous donnerai la brochure… Parfait Madame Sept mille huit cents… Très bien, Madame Sept mille… Oui, Madame Sept… Bon, il faut que je vous laisse, maintenant, j’ai du monde. Moi aussi, Madame Sept mille huit cent vingt-quatre… (Elle se tourne vers l’homme) Je peux vous aider, cher Monsieur ?

Lui – Je ne suis encore pas encore complètement décidé…

Elle – Je comprends. Il y a tellement de destinations possibles. Pas facile de faire son choix, n’est-ce pas ?

Lui – J’aimais beaucoup voyager… autrefois.

Elle – Je peux essayer de vous conseiller quand même… Vous pensiez plutôt à un voyage dans l’espace ? Dans le temps ? Les deux ?

Lui – Je vais vous paraître idiot, mais… je n’ai encore jamais voyagé dans le temps.

Elle – Vraiment ? La préhistoire est très à la mode, en ce moment, vous savez. Le Jurassique, surtout. Les safaris, depuis quelque temps, c’est de la folie. Une véritable tuerie ! Tout le monde veut revenir avec sa tête de tyrannosaure à accrocher au dessus de sa cheminée. Entre nous, même si une météorite n’avait pas causé l’extinction des dinosaures à la fin du crétacé, je crois que les touristes d’aujourd’hui auraient réussi à en venir à bout.

Lui – Je crois que je préférerais quelque chose d’un peu plus tranquille.

Elle – Je comprends. Je suis comme vous. Moi, la foule, en vacances… Le seul avantage, avec le Jurassique, c’est que c’est très peu réglementé.

Lui – Ah oui…?

Elle – Il n’y avait pas encore d’hommes sur terre à cette époque-là, et presque tous les animaux ont disparu dans cette partie de billard spatiale au début du Tertiaire. À part les quelques rats dont nous sommes issus, bien sûr. L’impact du tourisme sur le présent est donc forcément très limité. Alors au Jurassique, on peut faire à peu près ce qu’on veut en toute impunité. Et croyez-moi, les gens ne s’en privent pas…

Lui – Et les douaniers du temps, ils ne font rien ?

Elle – Pensez-vous… Il n’y a même pas besoin de passeport temporel pour le Jurassique !

Lui – Je vous avoue j’ai une petite préférence pour les voyages à l’ancienne, tout de même. Je veux dire les voyages au sens géographique. Ça va vous paraître idiot, encore une fois, mais je ne suis encore jamais allé aux États Unis d’Asie.

Elle – Écoutez, je ne voudrais pas être rabat-joie mais vous savez, maintenant, avec la mondialisation, c’est un peu partout pareil…

Lui – À ce point là…?

Elle – Les voyages autour de la planète, à part pour les hommes d’affaires… Ou alors une petite croisière dans le système solaire… Mais bon… Il faut avouer qu’il n’y a pas grand chose à faire à part prendre des photos depuis les hublots. On ne quitte pratiquement pas le vaisseau. Oh, bien sûr, c’est très confortable, je ne dis pas. Piscine, restaurant, casino, duty free… Mais c’est plutôt pour les personnes âgées, quand même… Justement, je viens de proposer une croisière sur la lune à une de nos meilleures clientes pour ses 5000 ans de mariage.

Lui – Je vois… Qu’est-ce que vous me conseilleriez, alors ?

Elle – Moi, je suis très fan des années 2000… Ce n’est pas très loin… Il y a très peu de touristes… Bien sûr, il faut se plier à quelques règles simples. Les douaniers du temps veillent au grain, c’est quand même assez strict. Mais ce n’est pas si contraignant que ça. C’est un peu comme le Jurassique, finalement…

Lui – Je ne suis pas sûr de vous suivre…

Elle – Pour des raisons inverses, évidemment. Comme c’est assez proche de nous, au fond, il suffit d’adopter la mode de l’époque, très élégante d’ailleurs, surtout pour les dames, et de renoncer pendant quelques temps à tout ce que nous a apporté le progrès, et vous passez tout à fait inaperçu. On se fond très facilement dans la population ! Non, je vous assure, c’est très marrant, les années 2000.

Lui – Vraiment ? C’est curieux, je n’en avais pas du tout cette image. Mais pourquoi pas, en effet…

Elle – Bon, pas pour s’y installer définitivement, bien sûr. Mais pour une semaine ou deux, c’est très dépaysant. Sans être trop fatiguant, justement. Et puis on mangeait très bien dans les années 2000, croyez-moi. Pour ceux qui avaient la chance d’avoir quelque chose dans leur assiette, évidemment. Non, parce que le steak de brontosaure, je ne sais pas si vous avez déjà goûté, mais… Il faut aimer le gibier au départ, quand même, hein ? Non, un barbecue au Crétacé, c’est peut-être très folklorique, mais pour moi, ça ne vaut pas un Menu Big Mac dans un de ces premiers fastfood traditionnels à l’ancienne… Je vous assure que dans les années 2000, ça avait un autre goût que les hamburgers lyophilisés qu’on nous fait avaler aujourd’hui…

Lui – C’est tentant, c’est vrai… Je n’aurais pas pensé à ça… Mais…

Elle – Oui…?

Lui – Je pensais peut-être aussi à un voyage plus… définitif.

Elle – Je vois. Ce que nous appelons ici le dernier voyage.

Lui – Voilà…

Elle – Pourquoi pas… Si vous avez bien réfléchi…

Lui – J’y pense depuis quelque temps déjà.

Elle – Ah, c’est sûr que là, il vaut mieux ne pas se tromper. Parce que c’est un aller simple…

Lui – Je n’ai pas envie de revenir, je vous assure.

Elle – Il me faudra un certificat médical, n’est-ce pas.

Lui – Je l’avais apporté avec moi, au cas où…

Elle – Quand souhaiteriez-vous partir ?

Lui – Eh bien… Maintenant, si possible. Quand on est décidé, n’est-ce pas, à quoi bon attendre ?

Elle – Très bien, alors je regarde… (Elle pianote un peu sur son ordinateur) Oui, ce matin, ça ne pose pas de problème. Je peux voir ce certificat médical ? Il faudra que vous me laissiez votre passeport, aussi. Vous n’en n’aurez plus besoin de toute façon…

Lui – Bien sûr.

Il lui tend les documents qu’elle examine un par un.

Elle – Parfait. Tout ça m’a l’air parfaitement en ordre Monsieur… Dumortier. Je vois que n’êtes pas encore passé au numérique, vous non plus, hein ? Je devrais vous gronder…

Lui – Maintenant, ça ne vaut plus la peine, pas vrai.

Elle – Vous avez raison… Vous n’avez pas de bagages ? (Il semble un peu désemparé par la question) Je plaisante… C’était juste pour détendre un peu l’atmosphère… Parce que c’est une décision importe, quand même, Monsieur Dumortier…

Lui – J’en ai parfaitement conscience.

Elle – Maintenant, c’est vrai que c’est un voyage qui fait rêver… et qui ménage sans doute encore bien des mystères. Un voyage qui nous est de plus en plus demandé, d’ailleurs, je vous l’avoue. Depuis qu’on a obtenu l’autorisation de proposer ce genre de prestations. Qu’est-ce que vous voulez ? Les gens sont déjà allés partout. Ils sont revenus de tout.

Lui – Ce voyage-là, au moins, on n’en revient pas.

Elle – Vous commencez à vous sentir un peu à l’étroit avec nous, c’est ça ?

Lui – Disons que… je me sens un peu las, surtout.

Elle – Je comprends… L’immortalité, ça a du bon, bien sûr. Mais c’est vrai qu’on finit par s’en lasser…

Lui – Surtout quand ça dure trop longtemps.

Elle – Très bien… Alors… il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage, Monsieur Dumortier…

Elle sort un pistolet d’un tiroir et le pointe sur lui. On entend deux coups de feu assourdis par un silencieux, façon Tontons Flingueurs.

Elle – Je ne devrais pas, mais ça me fait toujours rire, ce bruit. Je ne sais pas pourquoi…

Noir.

 

16 – Double vie

Un bureau notarial, un fauteuil derrière et deux chaises devant. Une femme arrive, en tenue de deuil. Elle hésite, puis s’assied sur une des chaises. Au bout d’un moment, elle se penche discrètement vers le bureau pour voir les documents qui sont posés dessus, avant de se raviser. Mais la curiosité étant trop forte, elle se penche à nouveau et avance une main hésitante pour saisir une enveloppe. Arrive alors une autre femme, également en tenue de deuil. Elle semble surprise en voyant l’autre, qui ne s’est pas aperçue de son arrivée. La nouvelle venue tousse pour signaler sa présence, et l’autre sursaute.

Femme 1 – Vous m’avez fait peur…

Femme 2 – Je suis vraiment désolée. Mais je ne savais pas que… (Lui tendant la main pour se présenter) Agnès…

Femme 1 – Vous connaissez mon nom ?

Femme 2 (étonnée) – Euh… Non, Agnès, c’est moi. La veuve du défunt.

Femme 1 – Quoi ?

Femme 2 – Vous vous appelez aussi Agnès ?

Femme 1 (bondissant de sa chaise) – Mais c’est moi, la veuve !

Femme 2 – Pardon ?

Femme 1 – Pour qui elle se prend, cette morue ?

Femme 2 – Tu peux répéter ça pouffiasse ?

Elles s’apprêtent à se sauter à la gorge quand le notaire arrive un gobelet de café à la main.

Notaire – On vous a proposé un café ?

Les deux femmes reprennent aussitôt une contenance plus digne.

Femme 1 – Merci, ça ira.

Femme 2 – On est déjà assez énervées comme ça.

Notaire – Je vous en prie, asseyez-vous… (Les deux femmes se rasseyent) Et tout d’abord, permettez-moi de vous présenter toutes mes condoléances.

La première femme verse une larme. Le notaire lui tend une boîte de mouchoirs en papier et elle en prend un.

Femme 1 – Merci.

L’autre femme lève les yeux au ciel avec un air excédé.

Notaire – Très bien, alors puisque nous sommes au complet, je crois que nous allons pouvoir procéder à l’ouverture du testament.

Femme 1 – Au complet ?

Notaire – À moins que nous n’attendions une troisième Agnès…

Femme 2 – Excusez-moi, mais je crois qu’il y a un petit malentendu…

Notaire – J’y viens tout de suite, chère Madame, rassurez-vous… (Il saisit l’enveloppe posée sur son bureau et toussote pour s’éclaircir la voix) J’irai droit au but. Comme votre présence conjointe dans ce bureau vous l’aura déjà fait subodorer, Monsieur Barbarin, avant sa mort, avait une double vie.

Femme 1 – Une double vie ?

Femme 2 – Je vous assure que nous n’avions rien subodoré du tout jusque là…

Notaire – Quoi qu’il en soit, suite à sa disparition brutale dans des circonstances aussi obscures que douloureuses, Monsieur Barbarin laisse derrière lui deux veuves et deux orphelins… prénommés tous deux Baptiste.

Femme 1 – Votre fils s’appelle aussi Baptiste ?

Notaire – C’est vrai que pour un homme qui mène une double vie, choisir deux femmes qui portent le même prénom et baptiser tous ses enfants Baptiste, cela peut éviter de commettre pas mal d’impairs…

Femme 2 (anéantie) – C’est clair…

Notaire – Donc, il apparaît que le patrimoine de votre époux commun était principalement constitué d’une maison à Tarascon-sur-Rhône et d’une autre à Tarascon-sur-Ariège. C’est d’ailleurs au cours d’un de ses nombreux déplacements entre ces deux villes que Monsieur Barbarin aurait été emporté avec sa voiture par une rivière en crue lors d’un violent orage.

Les deux femmes échangent un regard hostile.

Notaire – Sans attendre, je vais vous lire les dernières volontés du défunt. (Il ouvre l’enveloppe) Tout d’abord, en ce qui concerne ses obsèques, Monsieur Barbarin a émis le souhait d’être incinéré. Pour cela au moins, vous n’avez aucun souci à vous faire. Monsieur Barbarin était apparemment un homme très organisé, et il a tout prévu. Je vous communiquerai tout à l’heure les détails de…

Faisant un faux mouvement, le notaire renverse son café sur le testament.

Notaire – Et merde… (Il prend un mouchoir en papier et éponge le café renversé sur le testament) Pardon… Je vais arranger cela tout de suite, ne vous inquiétez pas, et je poursuis la lecture du testament… En espérant que ce torchon soit encore à peu près lisible… (Il jette un regard sur le document en plissant les yeux pour tenter de reprendre sa lecture) Bon… Donc… En gros… Je vous résume… Monsieur Barbarin lègue sa maison de Tarascon à…

Femme 1 – Tarascon-sur-Rhône ou Tarascon-sur-Ariège ?

Notaire – Je vous avoue qu’avec le marc de café, je n’arrive pas à lire ce qu’il y a d’écrit exactement derrière Tarascon… Quoi qu’il en soit, Monsieur Barbarin lègue cette maison à sa femme Agnès et à son fils Baptiste.

Femme 2 – Quelle Agnès ?

Femme 1 – Quel Baptiste ?

Notaire – Là, je vous assure qu’il n’a pas précisé…

Femme 2 – C’est incroyable !

Femme 1 – Mais alors comment vous voulez-vous que…

Le téléphone du notaire sonne et il répond.

Notaire – Excusez-moi un instant… Oui ? Non ? Ah oui ? Ah non ! Bon… Bon… Bon… Merci… (Il raccroche) Alors j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Femme 2 – Je vous avoue que je serais assez curieuse de savoir quelle pourrait bien être la bonne…

Notaire – Votre mari n’est pas mort noyé dans l’Ariège, comme on avait pu le croire dans un premier temps…

Les deux femmes échangent un regard consterné.

Notaire – Selon les derniers rebondissements de l’enquête, Monsieur Barbarin aurait pu remonter sur la rive après avoir été malencontreusement précipité dans la rivière par une bourrasque en promenant son chien nommé Tobby. Un chien dont apparemment, il ne se séparait jamais.

Femme 1 – Notre chien aussi s’appelle Tobby !

Femme 2 – C’est le même…

Notaire – Pour ce qui est des chiens, en tout cas, il semblerait en effet que votre mari n’était pas polygame…

Femme 1 – Alors ce salaud est encore vivant ?

Notaire – C’est là où j’en arrive à la mauvaise nouvelle… Il a pu reprendre place à bord de sa voiture et continuer sa route. En revanche le véhicule a été projeté dans le Rhône par un nouveau coup de mistral en arrivant à Tarascon. La gendarmerie vient de repêcher sa Twingo dans le fleuve il y a quelques minutes.

Femme 2 – Le Rhône, donc.

Femme 1 – Évidemment, le Rhône ! À Tarascon-sur-Rhône ! Il faut la mettre sous tension, celle-là, elle n’a pas l’électricité à tous les étages !

L’autre femme lui lance un regard meurtrier.

Notaire – Monsieur Barbarin n’a vraiment pas eu de chance. Il est évident qu’il aurait mieux fait de ne pas prendre sa voiture ce jour là.

Femme 1 – C’était l’anniversaire de mon Baptiste…

Femme – Du mien aussi…

Notaire – La loi des séries sans doute. Je parle de cette double noyade, bien sûr…

Femme 2 – Il faut croire que lorsqu’on a une double vie, on est aussi destiné à mourir deux fois.

Notaire – Même si, selon la célèbre maxime d’Héraclite : on ne se noie jamais deux fois dans le même fleuve. (Un temps) Je plaisante…

Femme 1 – Mais alors c’était quoi la bonne nouvelle ?

Notaire – La bonne nouvelle, c’est qu’on a retrouvé le chien Tobby, et qu’il est bien vivant. Nous pourrons toujours envisager une garde partagée…

Femme 1 – Et c’est tout ce qu’il y a dans le testament ?

Silence embarrassé.

Notaire – Oui… Ah, non, pardon… Attendez une minute… Voici la musique que votre mari a choisi pour accompagner sa crémation.

Il appuie sur une télécommande et on entend les premières paroles de la chanson « Allumer le Feu ». Plus quelques aboiements. Noir.

 

17 – Tunnel

Deux hommes (ou deux femmes), debout côte à côte, regardent droit devant eux.

Un – Alors ça y est, c’est la fin.

Deux – On dirait…

Un – Tu crois qu’il y a quelque chose, après ?

Deux – Va savoir…

Un – Franchement, je n’y crois pas trop.

Deux – On verra bien…

Un – On n’était pas si mal, ici. Ce n’était pas le paradis, mais bon… Ce n’était pas l’enfer non plus.

Deux – Comme on dit. On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on trouve.

Un – Ça y est, je crois que j’aperçois quelque chose.

Deux – Moi aussi…

Un – On dirait un tunnel.

Deux – Avec une lumière aveuglante au bout.

Un – Jusque là, ça ressemble à ce qu’on nous avait dit…

Deux – Je ne sais pas si c’est bon signe.

Un – C’est plutôt étroit. On ne va jamais pouvoir passer à deux…

Deux – Vas-y le premier, je te couvre.

Un – Courageux, mais pas téméraire…

Deux – De toute façon, on ne peut pas rester ici, alors…

Un – Oui, je crois qu’on ne va pas tarder à être expulsé…

Deux – Ok, j’y vais…

Un – Tu me racontes ?

Deux – Attends, je suis coincé… Ça y est, je vois la sortie !

Un – Alors ?

Deux – Tu ne vas jamais me croire…

Un – Quoi ?

Deux – Ça ressemble à une chambre d’hôpital…

Un – On ne serait pas vraiment mort alors ?

Deux – C’est pire que ça…

Un – Comment, pire ?

Deux – Ce n’est pas vraiment un hôpital…

Un – C’est quoi alors ?

Deux – Il y a un abruti qui me regarde sortir. Avec un sourire idiot… Putain, on est dans une maternité !

Un – Oh, non… Ça ne va pas recommencer…

Deux – Ça me donne envie de pleurer…

Bruit d’un bébé qui pleure.

Noir.

 

Fin de séries

Deux femmes sont assises de chaque côté d’une table, avec chacune un texte relié à la main.

Une (avec un air affligé) – On a bien fait de ne pas faire venir l’auteur, hein ? Parce qu’il y a encore pas mal de boulot.

Deux (avec un air entendu) – Ouhla…

Une – Sa première pièce était très bien, pourtant. Très drôle. Je ne comprends pas…

Deux – La deuxième est toujours plus difficile à écrire. C’est connu…

Une – Mmm…

La première commence à feuilleter le texte, et lit de tête avec un air sinistre. La deuxième lit également en diagonale, tout en observant la première par en dessous de façon à tourner les pages en même temps qu’elle. La première s’interrompt pour prendre l’autre à témoin

Une – Regardez, on en est déjà à la page trois, et n’a pas encore ri une seule fois.

La deuxième opine avec un air navré.

Deux (avec un sourire commercial) – Vous voulez un café ?

L’autre ne prend même pas la peine de lui répondre non, et continue à lire et à tourner les pages. Elle s’arrête soudain sur une réplique et se met à se marrer.

Une – Alors ça, en revanche, c’est très marrant…

Elle continue à rire encore plus bruyamment, sous le regard de la deuxième, qui ne sait visiblement plus à quelle page en est l’autre, et qui essaie de le vérifier plus ou moins discrètement en lorgnant sur le texte d’en face.

Une (voyant que l’autre ne se marre pas) – Vous ne trouvez pas ça drôle, vous ?

Fort heureusement, la deuxième vient enfin de retrouver la réplique en question.

Deux – Si, si… (Se forçant à se marrer, avec un peu de retard à l’allumage) C’est vraiment excellent. Là, on retrouve tout à fait la veine de sa première pièce…

La première reprend son sérieux, et recommence à tourner les pages au fur et à mesure de sa lecture.

Deux (s’enhardissant) – Ah, ça aussi, c’est mal non plus…

Elle se marre avec sincérité d’une manière très démonstrative, sans pouvoir s’arrêter. Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que l’autre l’observe avec un air consterné.

Une – Vous trouvez ça drôle, vous ?

Deux – Non, enfin. C’est vrai que ce n’est pas très fin, mais…

Une – Ah, bon, parce que là, vous commenciez à m’inquiéter un peu… Personnellement, je ne supporte pas ce genre d’humour.

Deux – Il faut reconnaître que c’est assez lourd, il nous avait habituées à mieux, c’est sûr…

Les deux femmes continuent de tourner les pages en cadence au rythme de leur lecture. Elles s’arrêtent spontanément toutes les deux à la même page, et commencent à être prises d’un rire profond allant croissant en intensité. Elles rient ensemble aux larmes pendant un bon moment. La première commence à se calmer peu à peu, imitée par l’autre.

Une – Non, il faut avouer que ça, c’est vraiment très drôle… (Elle reprend son air sinistre) Bon, nous ça nous fait rire parce que… (Avec un air préoccupé) Mais est-ce que ça va vraiment faire rire le public ?

Deux – Ce n’est pas sûr…

Une – Voilà !

Deux – Un peu trop décalé, peut-être.

Une – Non, il faudrait quelque chose d’impertinent, mais d’un peu plus…

Deux – Consensuel.

Une – Mmm…

La première semble réfléchir très profondément, et l’autre l’observe avec prudence, hésitant à intervenir.

Une – Je pensais à un truc…

Deux – Oui…

Une – Est-ce que ce ne serait pas plus drôle pour les gens si le héros était Martiniquais ?

Deux (prise de court) – Martiniquais…

Une – Vous voyez comment sont les Antillais ?

Deux – Euh… Oui, très bien. Mon conjoint est de la Guadeloupe…

Une – Cette nonchalance, cette animalité… (Se marrant) Cet accent à mourir de rire… C’est drôle, l’accent Antillais, non ? Ça, c’est un truc qui peut faire rire le grand public. C’est la crise, les gens ont envie de se marrer, bon sang !

Deux – De passer une bonne soirée, et de ne pas se prendre la tête.

Une – Moi je dis, un Martiniquais, sinon rien. Vous voyez ça avec l’auteur ?

Deux – Pas de souci, je m’en occupe.

Une – On lui a déjà versé un à-valoir. Il peut bien avaler ça aussi, non ?

Deux – Vous ne voulez toujours pas de café ?

Une – Là, je crois qu’on tient vraiment quelque chose.

Deux – Ça change complètement l’angle de la pièce.

Une – Je suis sûre qu’on va faire un tabac. Comme quoi, parfois, il suffit de pas grand chose. Encore faut-il le trouver…

Deux – C’est un métier, comme dirait l’autre.

Une – Vous vous souvenez de sa première pièce ?

Deux – Celle où elle raconte la mort de son père.

Une – Si je n’avais pas insisté pour que ça se passe à l’âge des cavernes…

Deux – Et que le héros soit belge.

Une – Ah, oui, je ne me souvenais plus de ça… C’est vrai que l’accent belge…

Deux – C’est toujours d’un effet garanti…

Une – Bon, je crois qu’on ne fera pas mieux avec ça…

Elle referme enfin le document relié, et regarde sa montre.

Deux – Ouhla… Il faut que je me sauve, moi. J’ai rendez-vous avec un emmerdeur dont je n’arrive pas à me défaire… Ah, et il a appelé ça comment, au fait ?

Elle regarde le titre en couverture.

Une (lisant, incrédule) – Chronique d’une Vie laborieuse…

Deux – J’étais sûre que ça ne vous plairait pas, mais j’ai préféré ne rien dire, pour ne pas vous influencer…. Moi aussi, je trouve que c’est un très mauvais titre…

Une – Chroniques d’une Vie Laborieuse… Et pourquoi pas Chroniques Laborieuses, tant qu’on y est ?

Deux – Ah, oui, c’est… C’est plus court.

Une – Je plaisantais…

Deux – Évidemment.

Une – Non, il faut quelque chose de plus accrocheur.

Deux – Un titre qui donne aux gens l’envie de venir voir la pièce.

La première semble réfléchir profondément.

Une – Pourquoi pas Strip Poker ? C’est un titre accrocheur, ça. On a envie de venir voir la pièce. Enfin, après, ça dépend de la distribution, bien sûr…

Deux – Ah, oui, c’est… C’est accrocheur…

Une – Mais…?

Deux – C’est déjà le titre que vous avez donné à sa première pièce…

Une – Quelle pièce ?

Deux – Celle où il raconte la mort de son père.

Une – Ah…

Elle réfléchit à nouveau.

Une – Strip Poker deux…?

L’autre a du mal à feindre l’enthousiasme.

Une – Non… Il faudrait un truc plus… Un prénom, peut-être… Comme le héros est Martiniquais… Aimé, par exemple ?

Deux – Pourquoi pas…?

Un – C’est le nom d’un comédien avec qui j’ai eu le malheur de coucher après lui avoir promis d’en faire une vedette… Si je lui donne le rôle titre… Ce serait un moyen de m’en débarrasser. C’est un très mauvais coup, en plus…

Deux – Ah…

Une – Maintenant, Aimé… Il faut reconnaître que c’est vraiment un prénom à la con… Comment s’appelle votre mari ?

Deux – Aimé.

Une – Ah… Remarquez, Chroniques d’une Vie laborieuse, c’est pas si mal, finalement, hein ?

Deux – C’est vrai qu’on s’y fait.

Une – Quand on l’a répété une douzaine de fois. Chroniques d’une Vie Laborieuse… Allez, c’est vendu. Cette fois, on ne pourra pas dire que je n’ai pas respecté les volontés de l’auteur.

Deux – Vous pouvez même dire les dernières volontés.

Une – Ah, oui ? Pourquoi ça ?

Deux – Ah, vous n’êtes pas au courant ? L’auteur s’est suicidé hier soir.

Une – Non…?

Deux – Je crois qu’il ne s’était jamais vraiment remis de la mort de son père.

Une – Alors c’est sa dernière pièce…

Deux – Selon toute probabilité…

Une – Je pense qu’on va faire un tabac. Un auteur mort, ça se vend toujours beaucoup mieux qu’un auteur qui vivote.

Deux – Le malheur des uns…

Elles commencent à s’en aller.

Une – J’espère que les ayants droit ne seront pas trop casse-couilles…?

Deux – Une vieille tante, je crois.

Une – Il paraît que les cheveux continuent à pousser, quand on est mort. Vous le saviez ?

Un – Non…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnationallant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-11-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Morts de rire Lire la suite »

Brèves du temps perdu

Lost time chroniclesBreves del tiempo perdido – Breves do tempo perdido

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Jusqu’à 30 personnages (hommes et femmes)
Comédie à sketchs sur le temps, la vie, la mort, l’amour et l’éternel retour…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL

Brèves du temps perdu

Comédie à sketchs – Deux personnages par saynète – Distribution variable

Réveil

1 – Travaux d’approche

2 – Amour toujours

3 – Autoroute

4 – Décalage horaire

5 – Partie de pêche

6 – Excès de lenteur

7 – Hors saison

8 – Temps perdu

9 – Perdu de vue

10 – Coup de foudre

11 – Temps pis

Pause

12 – Face à face

13 – 107 ans

14 – Leçon de choses

15 – Mémoire cash

16 – Souvenirs

17 – Projets d’avenir

18 – Vacances

19 – Premier amour

20 – Ni chaud ni froid

21 – Mortel

22 – Apesanteur

23 – Espace immobilier

24 – Trinité

25 – Ce n’est pas la fin du monde

Rideau


Réveil

La lumière se fait peu à peu. Un couple dort sous un drap. Brusquement, on entend un martèlement suivi des trois coups (comme au théâtre). Il émerge, en sursaut et tombe du lit. Vêtu d’un pyjama rayé (évoquant une tenue de bagnard ou de prisonnier d’un camp), il écarquille les yeux et se frotte les côtes en grimaçant, avant de jeter un regard autour de lui, semblant ne rien reconnaître. Il regarde son pyjama, étonné. Il se lève et parcourt la pièce, à la recherche d’une issue, mais ne trouve rien. Il se fige en apercevant les spectateurs qui le regardent. Secouant la tête comme pour chasser un mauvais rêve, il revient vers le lit, et tombe nez à nez avec elle, également en pyjama rayé, qui a aussi commencé à se réveiller pendant qu’il avait le dos tourné. Ils poussent ensemble un cri de terreur en se découvrant l’un l’autre.

Elle et Lui – Ah !!!

Elle met ses mains contre sa poitrine dans un geste de pudeur.

Elle – Qu’est-ce que vous faites là ?

Lui – Et vous ?

Ne pouvant répondre, elle se lève à son tour et fait à peu près le même manège que lui précédemment, pendant qu’il l’observe.

Elle – Mais… on est où ?

Lui – Aucune idée…

Elle (se tournant vers lui) – Vous savez quand même bien comment vous vous appelez ?

Lui (mimique pour dire que non) – Et vous ?

Mimique pour dire qu’elle ne sait pas non plus.

Elle (comme pour le rassurer, maternelle) – Si on est en colo, il y a sûrement un nom, cousu sur une petite étiquette, à l’intérieur de votre pyjama.

Il a l’air surpris par cette idée.

Elle – Faites voir…

Elle s’approche de lui et veut regarder derrière son col de pyjama. Il a un mouvement de recul, mais finit par se laisser faire.

Elle (victorieuse) – Ah oui, il y a bien quelque chose d’écrit ! (Elle essaie de déchiffrer, sans succès) Je n’arrive pas à lire ! Retirez ça, pour voir…

Il a une nouvelle réticence, mais accepte finalement de retirer sa veste de pyjama. Il est désormais torse nu et manifeste une certaine gêne. À moins qu’il n’ait simplement froid. Elle se penche sur l’étiquette et lit.

Elle – Adam…

Lui – Comme la brosse ?

Elle – Comme le prénom !

Il affiche une mine perplexe, en se frottant machinalement les côtes.

Elle (inquiète) – Vous êtes blessé ?

Lui – Ce n’est rien. J’ai dû me fêler une côte en tombant du lit. (Un temps) Et vous ?

Elle – Non, moi ça va…

Lui – Non, je veux dire, vous aussi, vous avez peut-être votre nom sur une étiquette cousue quelque part. Faites voir…

Il s’approche d’elle d’un pas décidé. Elle l’arrête d’un geste ferme.

Elle – On verra ça plus tard !

Il se résigne.

Lui (sceptique) – En colo, vous croyez…? Il n’y a personne…

Elle – On est peut-être les premiers…

Lui – Ou les derniers…

Ils font à nouveau le tour des lieux chacun de leur côté, et se retrouvent face à face.

Lui – On ne s’est pas déjà vu quelque part ?

Elle (ironique) – Dans vos rêves, peut-être… (Agressive) Alors vous ne voyez vraiment aucun moyen de nous sortir de là ?

Lui – Eh, oh, on n’est pas mariés, hein ? Pourquoi ce serait à moi de vous sortir de là ?

Elle (profil bas) – Excusez-moi…

Il soupire, ne sachant plus quoi faire.

Lui – Bon… Qu’est-ce qu’on fait ?

Elle (dubitative) – On est obligé de faire quelque chose…?

Lui (décidé) – Moi, j’ai horreur de rester inactif. (Joignant le geste à la parole) Je me recouche !

N’ayant rien d’autre à proposer, elle se rallie à son point de vue.

Elle – Bon…

Lui – C’est peut-être un cauchemar… Et quand on se réveillera, ça ira mieux…

Elle – Ou ce sera pire…

Ils s’apprêtent à se recoucher, un peu gênés malgré tout de partager le même lit.

Lui – Vous avez un côté préféré ?

Elle – Non…

Lui – Bon, ben je vais reprendre celui-là, alors.

Il s’allonge du même côté qu’auparavant.

Elle (ironique) – On prend vite ses petites habitudes, hein…?

Elle se couche de l’autre côté, mais n’a pas l’air d’avoir envie de dormir.

Lui – Je peux éteindre ?

Elle – J’aurais bien lu un peu, mais on n’a même pas le texte de la pièce…

Lui – J’éteins alors. (Il cherche comment éteindre) Je ne vois pas d’interrupteur…

La lumière baisse progressivement.

Lui – Ah ben voilà ! (Il se tourne vers elle) Bon ben… À un de ces jours, alors…

Elle – C’est ça… À un de ces jours…

Noir.

Elle – Je mets le réveil ?

Lui – Ce n’est pas dimanche, demain ?

Elle – Il n’y a pas de réveil, de toute façon…

1 – Travaux d’approche

Elle et lui sont assis côte à côte dans un avion. Elle dort contre son épaule, comme si c’était sa compagne. Elle se réveille peu à peu… et se rend compte qu’elle dormait sur l’épaule d’un inconnu.

Elle (gênée) – Pardon, je suis désolée… Mais vous auriez dû…

Lui – Je n’ai pas osé vous réveiller…

Elle – J’ai dormi longtemps.

Lui – On a commencé les travaux d’approche…

Elle – Pardon ?

Lui – Je veux dire, euh… Les manœuvres d’approche… Pour l’atterrissage !

Elle – Ah, oui…

Elle remet un peu d’ordre dans ses cheveux d’un geste de la main.

Lui (engageant) – Vous êtes en vacances ?

Elle (sur la défensive) – Euh… Non… (Après une hésitation) Je vais rejoindre mon mari…

Lui (déçu) – Ah… Qu’est-ce qu’il fait ?

Elle – Il… Il est médecin… Il travaille pour une ONG…

Lui – Ah, oui, bien sûr… Dans un pays pareil… À part le tourisme et l’humanitaire… La prostitution, un peu… Et le trafic de drogue, bien sûr…

Elle a l’air un peu déstabilisée.

Elle – Et vous ? Vous êtes en vacances ?

Lui – Euh, non… Je fais… dans le trafic d’armes.

Elle (surprise) – Vous voulez dire, euh…

Lui – Kalachnikov, lance-roquettes, mines anti-personnelles… Je viens de toucher un lot de chars d’assaut presque neufs. Si ça vous intéresse…?

Elle – Merci… Mon mari a déjà un quatre-quatre…

Lui – Il a raison, c’est beaucoup plus pratique. Et plus écologique ! Un tank, c’est très difficile à garer, surtout en ville, et ça consomme presque autant qu’un Airbus…

Silence embarrassé, suivi d’une secousse que les comédiens peuvent marquer par un léger sursaut.

Lui – Ah, ça y est… On vient d’atterrir… (Ils se lèvent pour partir) Bon, et bien… Enchanté d’avoir fait votre connaissance…

Elle (après un moment d’hésitation) – Vous… Vous êtes vraiment trafiquant d’armes…?

Lui – Non… C’était seulement pour que vous me détestiez… Pour ne pas avoir de regret… Une femme mariée… avec un French Doctor, c’est difficile de lutter… Regardez Kouchner… Et pourtant les gens l’adorent. Et vous ?

Elle – Moi ?

Lui – Vous êtes vraiment mariée ?

Elle – Euh… En fait, non… Pas vraiment…

Lui – Alors vous êtes célibataire, et en vacances, comme moi…

Elle – Oui… Je vais au Club… Ne me dites pas que vous aussi…?

Lui – On y va tous… C’est un charter…

Elle (innocemment) – Ah, oui…?

Ils commencent à s’éloigner ensemble…

Lui – Vous dormiez vraiment…?

Elle – Non… Heureusement… Je ronfle…

Ils se sourient.

Lui – Je vous offre un verre au bar, ce soir ?

Elle – J’ai pris la formule tout compris, avec boisson à volonté. Pas vous ?

Lui – Si… (Ils se sourient à nouveau, bêtement). Je crois qu’il est temps de descendre, sinon, l’avion va redécoller. Il fait deux rotations par jour… Après vous, je vous en prie… (Ils se dirigent vers la sortie) Vous n’étiez pas déjà venue, l’année dernière ?

Elle – Si…

Lui – Il me semblait bien aussi…

Noir. 

2 – Amour toujours

Elle et lui, côte à côte, amoureusement.

Elle – On est bien, comme ça, non ?

Lui – Oui…

Elle – Tu m’aimes ?

Lui – Oui.

Elle – Tu m’aimeras toujours ?

Lui – Toujours ?

Elle – Je ne sais pas, moi… Est-ce que tu m’aimeras pendant 50 ans ?

Lui (effaré) – 50 ans…?

Elle – 40…? (Il a l’air dubitatif) 20…? 10…?

Il a toujours l’air dubitatif.

Elle – Est-ce que tu m’aimeras pendant un an ?

Lui – Un an ? (Convaincu) Ah, oui ! Et toi ?

Elle (sceptique) – Un an ?

Lui – Six mois ? (Elle a l’air dubitative) Quinze jours ? Une semaine ?

Elle a toujours l’air dubitative.

Lui – Est-ce que tu m’aimeras jusqu’à demain ?

Elle – Demain matin ? À quelle heure ?

Lui – Je ne sais pas, moi. Disons 9 heures ?

Elle sourit en signe d’acquiescement. Ils s’embrassent.

Elle – Je mets le réveil ?

Noir 

3 – Autoroute

Il se présente devant elle.

Lui – Combien ?

Elle – 30 euros…

Lui – Super ou ordinaire ?

Elle – Ça existe encore, l’ordinaire ? Je pensais qu’il n’y avait plus que du super ? (Il ne dit rien) Bon, ben mettez-moi de l’ordinaire. Pour changer un peu…

Lui – L’ordinaire, c’est plus cher.

Elle – Ah, bon ?

Lui – C’est devenu très rare, l’ordinaire. Il n’y en a pas partout…

Elle – Bon, ben mettez-moi du super, alors.

Lui – Super normal ou super plus ?

Elle – C’est quoi la différence ?

Lui – Super plus, c’est plus cher, mais ça consomme moins.

Elle – Qu’est-ce que vous me conseillez ?

Lui – Vous consommez beaucoup ?

Elle – Je ne sais pas. J’en prends toujours pour 30 euros…

Lui – Prenez du super plus.

Elle – Bon, ben… Le plein, alors… Je ne voudrais pas retomber en panne sèche…

Lui – Je vous fais les niveaux et la pression ?

Elle – C’est gratuit…?

Lui – C’est à la discrétion du client.

Elle – Mais… combien, sans indiscrétion.

Lui – Un euro, en moyenne. Deux pour les plus généreux. Cinq pour les bienfaiteurs de l’humanité. Je vous fais une carte de fidélité ?

Elle – Qu’est-ce qu’on gagne ?

Lui – Avec cinq pleins, vous avez droit à un lavage gratuit.

Elle – D’habitude, je la lave moi-même…

Lui (s’approchant) – C’est quoi, ça ? Une crotte de pigeon…

Elle – Vous croyez…?

Lui – Il ne faut pas laisser ça comme ça. C’est très corrosif.

Elle – Qu’est-ce que je peux faire ?

Lui – Prenez une carte de fidélité.

Elle – Je ne viens pas souvent par là. Je suis en vacances…

Lui – C’est valable partout.

Elle – La prochaine fois, peut-être…

Lui – Voilà, ça fait 95 euros.

Elle – Tenez, gardez le tout.

Lui – Merci.

Elle (s’en allant, puis se ravisant) – Excusez-moi, vous savez où on est ?

Lui – Vous allez où ?

Elle – Je ne sais pas encore.

Lui – De toute façon, vous ne pouvez pas faire demi-tour, alors…

Elle – Et la prochaine sortie, c’est loin ?

Lui – Ouh, là…! C’est pas tout de suite, hein…!

Elle – Bon, ben je vais continuer, alors.

Lui – Bonne route.

Elle – Merci.

Elle s’éloigne.

Lui – Ah, les femmes…

Noir.

4 – Décalage horaire

Un homme arrive un peu essoufflé devant une femme, genre hôtesse.

Lui – Bonjour mademoiselle, je suis Monsieur Dumortier…

Elle (vérifiant sur une liste) – Monsieur Dumortier, oui, parfaitement.

Lui – Désolé, je suis un peu en retard…

Elle (aimablement) – Vous êtes le dernier, en effet. Nous n’attendions plus que vous pour décoller… Vous avez des bagages ?

Lui – Euh, non… (Montrant le sac en plastique qu’il tient à la main) Juste ça… Je peux le prendre en cabine…?

Elle – Bien sûr… Classe tourisme, c’est bien cela…?

Lui (acquiesçant) – Le vol dure combien de temps ?

Elle (vérifiant) – Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises… 37 ans exactement… Vous arrivez le 16 avril 3022 à midi, heure locale…

Lui – Je me suis dit qu’en avril, il y aurait moins de monde…

Elle – En dehors des vacances scolaires, c’est quand même moins cher. Et puis là-bas, avril, c’est la belle saison. Les jours rallongent. En hiver, on a à peine le temps de se lever qu’il fait déjà nuit : les journées ne durent que cinq heures !

Lui – Vous y êtes déjà allée ?

Elle – Oui ! Plusieurs fois. En tant qu’hôtesse, on a des tarifs… Vous avez prévu un vêtement chaud pour la décongélation ?

Lui – Bien sûr.

Elle – Heureusement qu’on a des avantages, vous savez… Parce qu’hôtesse… C’est une vie de fou… Vous partez sur le moindre vol d’une soixantaine d’années, vous revenez, il faut vous refaire des amis. Les vôtres sont déjà tous morts et enterrés… Ou alors complètement décatis… Vous avez des amis ?

Lui – Non.

Elle – Vous avez bien raison. C’est beaucoup plus simple. (Son téléphone sonne et elle répond). Oui…? Parfait, merci. (Elle raccroche et s’adresse à nouveau à son passager) Cette fois, c’est l’heure. On m’annonce que votre fusée va décoller d’un instant à l’autre. Je ne vous dis pas au revoir. Quand vous reviendrez, je serai sans doute plus de ce monde. Je fais le système solaire, en ce moment. Il n’y a presque pas de décalage annuel. C’est quand même moins fatiguant.

Lui – Surtout quand on a des enfants…

Elle – Vous les laissez à la crèche, et quand vous revenez du travail, ils ont fini médecine… Alors bon voyage !

Il part en oubliant son sac en plastique.

Lui – Merci.

Elle – Ah, vous oubliez votre bagage à main…

Lui – Oh, pour ce qu’il y a dedans…

Elle – Vous avez raison… Ce n’est pas la peine de se charger… Quand on arrive, la mode a complètement changé… Autant acheter des vêtements sur place…

Lui – Ah, je ne vous ai pas demandé, pour le retour. C’est quand ?

Elle – Le retour ? Ah, ça, c’est une question qu’on me pose rarement… Je peux vous donner une évaluation, mais vous savez… Ça dépendra de l’évolution de l’aéronautique entre temps…

Lui – Ne vous dérangez pas. Je verrai ça là-bas. Bonne journée…

Elle – Bonne journée à vous… Enfin, je veux dire… Bonne hibernation…

Lui – Eh, oui… 37 ans, quand même…

Elle – Oh, vous verrez, on ne sent pas le temps passer… Et on se réveille frais comme une rose…

Lui – Excusez-moi de vous demander ça, mais c’est vraiment une compagnie sûre…? Vous n’avez jamais eu de rupture dans la chaîne du froid…?

Elle – Pensez-vous ! Tout ça est très contrôlé. Le dernier incident qu’on a eu, c’est un passager qui s’est trompé de vol. Il devait retrouver sa fiancée sur Venus pour leur voyage de noces, et il a embarqué par mégarde pour une planète située à une quarantaine d’années lumière… Évidemment, quand il est revenu, elle…

Lui – Elle n’était plus vraiment fraîche comme une rose…

Ils rient.

Elle – Allez, maintenant filez, sinon vous allez le rater. Et le prochain vol n’est que dans soixante-dix ans…

Lui – J’y vais…

Noir.

5 – Partie de pêche

Un personnage est en train de pêcher. Un deuxième arrive et le regarde un moment en silence avant de parler.

Deux – Ça mord ?

Un – Je viens d’arriver…

Deux – Vous appâtez à quoi ?

Un – Mie de pain…

Deux – Ah, oui…

Un temps.

Deux – Vous avez essayé le… Ah, merde, comment ça s’appelle, déjà…? La… Ce qu’on trouve dans le camembert ! Les… Voyez ce que je veux dire…?

Un – Non…

Deux – C’est pas grave, ça me reviendra tout à l’heure…

Un – Vous êtes pêcheur ?

Deux – Non ! J’aurais jamais la patience… Rester des heures immobile à rien faire, comme ça, en attendant que ça morde… Si ça mord !

Un – Mmm…

Deux – Vous ne vous ennuyez jamais ?

Un – C’est une façon d’être un peu tranquille…

Deux – Non, je préfère encore la chasse…

Un – Vous êtes chasseur ?

Deux – Non plus… Mais si je devais choisir… Je crois que je préférerais la chasse… Il y a plus d’action, non ? Et puis au moins, on fait un peu d’exercice… Parce que rester assis comme ça toute la journée… Franchement, je ne sais pas comment vous faites…

Un – C’est reposant… On écoute le bruit de l’eau qui coule…

Deux (hurlant) – Les asticots ! Dans le camembert ! Pour appâter ! Les asticots, c’est le mot que je cherchais ! Vous avez essayé, les asticots ?

Un – Non.

Deux – Vous devriez.

Un – Une autre fois, peut-être…

Deux – Un safari… Ça ça me dirait bien… Au Kenya, par exemple… Vous connaissez, le Kenya ?

Un – Non.

Deux – La chasse au gros. Une dizaine d’éléphants qui vous foncent dessus… Pan ! Entre les deux yeux ! Mais après, y’a intérêt à se garer… Pour pas être aplati par le reste du troupeau…

Un – C’est interdit, maintenant, la chasse à l’éléphant…

Deux – Ouais… J’ai vu un reportage là dessus à la télé… Il paraît même qu’ils se remettent à proliférer… Et ils deviennent agressifs, en plus ! Ils s’attaquent aux hommes… Sans raison, comme ça… Ils foncent sur tout ce qui bouge… Il y a eu des morts, hein ! À ce qu’il paraît, c’est parce qu’ils se souviennent d’avoir été chassés il y a des dizaines d’années. Ceux qui en ont réchappé avec une patte folle, une oreille en moins ou une balle dans la trompe. Et les éléphanteaux qui ont vu leurs parents se faire massacrer sous leurs yeux. Même cinquante ans après, ils se souviennent, et ils se mettent à charger dès qu’ils voient un quatre-quatre qui passe à proximité… C’est que ça vit très vieux, un éléphant, hein ? Et ça a de la mémoire… Vous n’avez pas une touche, là ?

Un – C’est le vent…

Deux – Qu’est-ce que vous en faites, quand vous en attrapez un ? Vous le mangez…?

Un – Je le rejette à l’eau…

Deux – Alors ça ne sert vraiment à rien… (Un temps). Mais ils doivent être un peu amochés, quand vous les rejetez à l’eau, non…? Avoir un crochet qui vous transperce la joue, comme ça, ça doit pas faire du bien…

L’autre s’efforce de rester impassible.

Deux – On dit que manger du poisson, c’est bon pour la mémoire… Vous croyez que ça a de la mémoire, un poisson…?

L’autre le regarde, perplexe.

Noir.

6 – Excès de lenteur

Un homme s’approche d’un autre (ou d’une femme).

Un – Papiers.

Le deuxième lui tend ses papiers.

Deux – Voilà.

Le premier examine les papiers.

Un – Vous savez à quelle vitesse vous rouliez ?

Deux (profil bas) – Je ne me suis pas rendu compte…

Un – Et ce n’est pas la première fois.

Deux – C’est la dernière, je vous le promets.

Un – Non mais vous vous rendez compte ! 12 kilomètres heure sur l’autoroute ! Vous auriez pu provoquer un accident très grave ! Qu’est-ce que vous avez à dire pour votre défense ?

Deux – Je n’étais pas pressé…

Un – Vous vous foutez de moi ?

Deux – Je vous jure que non ! En fait… C’est une sorte de phobie… Dès que je pars, j’ai l’angoisse d’arriver…

Un – Vous voulez dire de ne pas arriver…

Deux – Non, d’arriver ! Ça me fait pareil en avion…

Un – Vous avez peur de l’avion ?

Deux – Pas du tout… J’ai peur de l’atterrissage… Enfin, pas de l’atterrissage en tant que tel… C’est la fin du voyage, si vous préférez… Ça me terrorise… Je suis tellement angoissé… Je pourrais détourner l’avion pour l’empêcher d’atterrir… Mais ça ne servirait à rien. Même en faisant des cercles autour de l’aéroport, on finirait par brûler tout le kérosène, et on serait quand même obligé de se poser en catastrophe, non ?

Un – Si…

Deux – À moins d’être ravitaillé en vol…

Un – Oui…

Deux – Vous n’avez pas ce genre d’angoisse, vous, en moto…

Un – Non…

Deux – Ce que j’aimais, quand j’étais enfant, c’était les manèges… Comme ça tourne en rond, on est sûr de ne jamais arriver à rien… Je montais toujours dans la soucoupe… Vous savez, la toupie, là ? On tourne sur soi-même… En plus de tourner en rond… D’ailleurs, tourner en rond, c’est le mouvement universel, non…? Les planètes tournent sur elles-mêmes, et autour du soleil… On dit que le monde ne tourne pas rond… C’est faux… Il n’y a rien qui tourne plus en rond que l’univers… Et vous…?

Un – Moi…?

Deux – Vous montiez sur quoi, au manège ?

Un – Sur la moto…

Deux – Déjà…

Un – En fait, c’est mon père qui m’installait à califourchon sur la moto.

Deux – Et pourtant, la moto, c’est très dangereux.

Un – Moi, ce que j’aurais aimé, c’est monter dans la citrouille…

Deux – La citrouille ?

Un – Enfin, le carrosse, quoi… Surtout que même en moto, le carrosse, je n’arrivais jamais à le rattraper… Sur le manège, je veux dire…

Deux – Vous vous souvenez de Mary Poppins ?

Un – Mary Poppins…?

Deux – Le film…! (Horrifié) Cette scène, quand les chevaux de bois se détachent du manège pour aller battre la campagne et finir au galop sur un champ de course à foncer hors d’haleine vers l’arrivée, la bouche pleine d’écume…

Un – La bouche pleine d’écume, vous êtes sûr ?

Deux – Pour moi, c’était pire que l’Exorciste…!

L’autre le regarde un instant avec un air perplexe.

Un – Bon…

Il rend ses papiers à l’autre.

Un – Vous n’êtes pas complètement rond, au moins ?

Deux – Je vous jure que non…

Un – Allez, ça va pour cette fois… Vous pouvez circuler…

Deux – Circuler ?

Un – Et plus vite que ça !

Deux – Bon… Vous ne voulez pas me retirer mon permis…?

L’autre lui lance un regard négatif.

Deux – Ok, j’y vais…

Il fait mine de s’en aller.

Deux – N’allez pas trop vite en moto, vous non plus…

Il se retourne une dernière fois.

Deux – Le périphérique, c’est encore loin…?

Un – Même à 130, vous en avez pour une bonne heure…

Deux – Et sinon, la prochaine sortie, c’est quoi…

Un – La gendarmerie…

Noir.

7 – Hors saison

Un homme (ou une femme) en tenue d’été (genre bermuda et chemisette hawaïenne) voire en maillot de bain, arrive devant un(e) autre en tenue polaire (genre doudoune et moon boots) qui vend des glaces.

Un – Bonjour. Elles sont bonnes vos glaces ?

Deux – C’est des glaces artisanales. Combien de boules ?

Un – Qu’est-ce que vous avez comme parfum ?

Deux – Alors… vanille, chocolat, pissenlit, noisette, fraise, moutarde, cassis, menthe avec éclats de chocolat noir, fruit de la passion, citron, choucroute avec éclats de saucisse de Strasbourg, violette, rose, chrysanthème, papaye, anchois, praliné, noix de coco, framboise, cerise, noix de cabillaud, pomme, caramel, javel, banane, saucisson sec, orange, mandarine, aspirine, rhum-raisins, vieux mollard, huître, tarama, steak tartare, ananas, kiwi… Ah, non, du kiwi, il ne m’en reste plus.

Un – Tiens, je vais essayer chocolat – noix de cabillaud, pour changer un peu.

Deux – Une double alors.

Un – Va pour une triple. Vous me mettrez deux boules de cabillaud.

L’autre lui donne sa glace. Il la goûte.

Un – On sent bien le goût de la morue, hein ?

Deux – On les fait nous-mêmes.

Un (avec une moue) – Ah, une arrête…

Il extirpe l’arrête.

Deux – C’est des glaces artisanales…

Un – Mmm… Et ça marche, les affaires ?

Deux – Ça dépend des parfums… En ce moment, avec ce froid, c’est surtout petit salé aux lentilles, qui part bien. En hiver, ça réchauffe. D’ailleurs, je suis en rupture… Vous êtes en vacances ?

Un – Non, on tourne un film, dans le coin. Je suis comédien. Enfin, figurant…

Deux – Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est comme film ?

Un – Les Bronzés au Club Med numéro 5. En hiver, ça coûte moins cher. Le Club est fermé.

Deux – C’est sûr. C’est comme pour moi. J’ai racheté tout ce stock de glaces pour une bouchée de pain. Avec la crise, faut savoir s’adapter. Surprendre. Etre là où on ne vous attend pas. En été, je vends des marrons chauds sur la plage…

Un – Je comprends… L’été prochain, je fais une figuration dans Les Bronzés Font du Ski numéro 4. On tourne à Courchevel, avec de la neige artificielle. C’est que là haut, l’été, ça cogne sous la doudoune… Bon va falloir que j’y retourne. Ils doivent avoir fini de décongeler la piscine. Tous les matins, c’est pareil. On perd un temps, avec ça…

Noir.

8 – Temps perdu

Deux archéologues du temps en train d’effectuer une fouille.

Un – Je crois que cette fois, on a trouvé quelque chose…

Deux – Passé ou futur ?

Un – Futur antérieur, je dirais.

Ils découvrent un objet qu’ils exhibent. C’est une pendule.

Deux – Qu’est-ce que ça peut bien être ?

Un – Aucune idée.

Deux – Il y a des chiffres…

Un – Et des aiguilles…

Deux – Trois…

Un – Il y a une qui bouge.

Deux – Elle tourne en rond…

Un – À quoi ça peut bien servir…?

Deux – C’est peut-être dangereux…

Un – Tu crois ?

Deux – On ferait mieux de ne pas y toucher…

Un – C’est un peu tard.

Deux – On dirait que les autres aiguilles bougent aussi. Mais moins vite.

Un – Ah, ouais, tu as raison…

Deux – C’est peut-être un jeu ?

Un – Ce n’est pas très marrant.

Deux – Un instrument de mesure ?

Un – Pour mesurer quoi ?

Deux – Va savoir…

Un – À moins que ce ne soit un objet rituel…

Deux – Ou alors, c’est une œuvre d’art.

Un – Ce n’est pas très décoratif…

Un – Bon, il va falloir qu’on rentre au vaisseau spatial. Il est déjà cinq heures trente deux…

Deux – Tiens, c’est marrant.

Un – Quoi ?

Deux – La petite aiguille est sur le cinq, et la grande sur le trente deux…

Un – Tu crois que cet appareil indiquerait l’heure qu’il est ?

Deux – Va savoir…

Un – Mais à quoi ça sert, un appareil qui t’indique le présent ? C’est comme un panneau indicateur qui te dirait « Vous êtes ici ». On le sait déjà !

Deux – Nous, oui…

Une – Une civilisation primitive qui aurait eu besoin de machines pour se repérer dans le temps présent ?

Deux – C’est une hypothèse.

Un – Tu imagines, un peu ? Tu te réveilles en pleine nuit, et tu ne sais même pas l’heure qu’il est. Tu es obligé de regarder une machine pour savoir si c’est le moment de te lever ou pas…

Deux – On fait un métier passionnant…

Un – Et pour remonter le temps, comment ils faisaient ?

Deux – Peut-être qu’ils faisaient tourner les aiguilles à l’envers ?

Le premier essaie de faire tourner les aiguilles à l’envers, sans succès.

Deux – Non, ça ne tourne que dans un sens. Apparemment, ces gens-là ne pouvaient voyager que dans le futur.

Un – Pas de marche arrière, t’imagines. Tu n’as pas le droit à l’erreur…

Deux – Ça devait être une civilisation très primitive.

Un – Bon, allez, on y va. Je n’ai aucune idée de l’endroit où on est.

L’autre regarde une sorte de montre à son poignet.

Deux – Longitude 23234, largitude 43722, profonditude 65840…

Un – Remarque, si on y pense. Nous on a pas besoin de machine pour savoir l’heure qu’il est… Et si ces gens-là savaient instantanément où ils étaient…?

Deux – Rien que par la pensée, tu veux dire ?

Un – Ou alors, ils vivaient dans un espace tout petit.

Deux – Au point de toujours savoir où ils étaient ? Comme ça, rien qu’en regardant autour d’eux ?

Un – Je ne sais pas… Imagine que l’espace dans lequel ils vivaient n’était pas lisse, comme le nôtre, mais comportait des aspérités…

Deux – Comme des sommets, des failles ou des précipités ?

Un – Ouais… Qui permettaient de se repérer dans l’espace. Aussi facilement que nous on se repère dans le temps.

L’autre le regarde avec un sourire navré.

Un – C’est con, je sais…

Deux – Tu as fumé ou quoi…?

Un – Ça me fout un peu les jetons, cette machine, pas toi…?

Deux – Si…

Un – Et si on la laissait là où on l’a trouvée ?

Deux – Je n’osais pas te le proposer…

Ils se saisissent de l’horloge pour la remettre en place.

Un – Avant qu’on prenne de mauvaises habitudes…

Deux – Et qu’on ne puisse plus s’en passer.

Ils ont fini et échangent un regard.

Deux – Prêts pour la téléportation ?

Un – Ça baigne.

Un – Tu sais que tu as de l’imagination, toi ? Tu aurais dû faire philosophe, au lieu d’archéologue du temps…

Noir. Ils disparaissent.

9 – Perdu de vue

Elle et lui arrivent, visiblement perdus. Ils s’arrêtent, épuisés.

Elle (levant les yeux) – On n’est pas déjà passés par là ? Il me semble qu’on s’est abrités sous ce chêne il y a peine un quart d’heure…

Lui – En même temps, il n’y a rien qui ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre. D’ailleurs, comment tu sais que c’est un chêne ?

Elle – Il y a des glands en dessous…

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’asseoir et d’attendre…

Il s’assoit par terre, découragé.

Elle – Attendre quoi ? On est dans le Bois de Vincennes ! Tu ne crois quand même pas que la gendarmerie va monter une expédition de secours en voyant notre voiture toute seule sur le parking ce soir ?

Il ne répond pas. Elle s’assied à son tour, résignée. Il regarde fixement quelque chose droit devant lui.

Elle – Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?

Lui – Le corbeau, là… J’ai l’impression de l’avoir déjà vu…

Elle – Ah, tu vois, qu’est-ce que je disais… On est déjà passé par là…

Il paraît songeur.

Lui – Quand j’étais gamin, mon père avait ramené un corbeau à la maison, un soir… Il était bûcheron, mon père… Alors il avait coupé l’arbre et… Évidemment, le nid… Je l’ai nourri à la petite cuillère… Tu ne peux pas savoir le bruit que ça fait, un bébé corbeau, quand ça a faim… Au début, je n’osais même pas m’approcher… Et puis petit à petit, je l’ai apprivoisé… Il me suivait partout, comme un petit chien.

Elle – À pied ?

Lui – Il devait me prendre pour sa mère. Comme il ne me voyait pas voler, il n’avait pas idée de le faire non plus…

Elle se demande visiblement s’il ne délire pas.

Lui – Enfin si, il volait ! Les crayons de mon père, qu’il lui piquait dans son bureau, et qu’il allait enterrer dans le jardin. Qu’est-ce qu’on a rigolé, avec ça…

Elle (perplexe) – Mmm…

Lui – Et puis petit à petit, ça lui est venu…

Elle (larguée) – Quoi ?

Lui – De se servir de ses ailes ! Au début, c’était juste des petits sauts. D’une chaise de jardin à une autre… Et puis de la chaise à un arbre…

Elle – Il a dû voir d’autres corbeaux voler. Ça lui a donné des idées…

Lui – Au début, il ne s’absentait qu’un jour ou deux… On savait qu’il reviendrait… Et puis un jour il est parti pour de bon, et on ne l’a plus jamais revu… Il est retourné à la vie sauvage…

Elle – Ou alors un chasseur lui a mis un coup de fusil. S’il n’était pas farouche…

Lui (poursuivant sans l’entendre) – Depuis, à chaque fois que je vois un corbeau, je me demande si ce n’est pas Babac…

Elle – Babac…?

Lui – C’est comme ça qu’on l’avait appelé…

Il fixe toujours le corbeau avec un air rêveur. Elle le regarde de plus en plus perplexe.

Elle – Attends, il doit être mort depuis longtemps, ton corbac !

Lui – Ne crois pas ça. Ça vit plus de cent ans, un corbeau…

Elle se relève pour rompre le charme.

Elle – Dis donc, je ne voudrais pas troubler ces émouvantes retrouvailles, mais il faudrait peut-être songer à repartir, là. Il commence à faire nuit…

Il regarde du côté du corbeau.

Lui (déçu) – Il s’est envolé… Ce n’était peut-être pas lui, finalement…

Elle semble soulagée de le voir revenir à la raison.

Lui – Ou alors, c’est toi qui lui as fait peur…

Ils s’en vont.

Elle – Tu es sûr que c’est par là ? Je ne suis pas encore prête pour le retour à la vie sauvage, moi…

Noir.

10 – Coup de foudre

Un homme entre avec circonspection dans ce qui est supposé être un appartement vide, et à vendre. Il est habillé façon VRP et tient une mallette à la main. N’étant visiblement pas chez lui, il attend, ne sachant pas très bien quoi faire. Puis il en profite pour examiner discrètement les lieux. Son jugement semble très favorable. Son portable sonne, il répond.

Lui – Oui…? Oui, chérie… Oui, j’y suis… Non, la fille de l’agence n’est pas encore arrivée. Je suis un peu en avance. Une occasion pareille, tu penses bien. Je tenais absolument à être le premier. Oui, elle m’a dit qu’il y avait quelqu’un d’autre sur l’affaire… Non, non, c’était ouvert, alors j’en ai profité pour entrer… Ah, oui, je t’assure, c’est vraiment magnifique. Le coup de cœur, je te jure. Non, je crois que cette fois, c’est le bon. Et à ce prix là… Les propriétaires sont pressés, apparemment… Un divorce, il paraît… Excuse-moi, je vais devoir te laisser… Je l’entends qui arrive… Ok, je te rappelle après, d’accord…? Tchao…

Une femme entre. Elle est habillée un peu de la même façon que lui, au féminin, et porte également une mallette.

Elle – Bonjour… Vous êtes bien…?

Lui – Oui…

Elle – Je me suis garée sur une place handicapés, mais bon… On n’en a pas pour très longtemps…

Lui – Non, bien sûr…

Elle jette un regard circulaire sur la pièce. Il semble un peu décontenancé.

Elle – Ah, oui, c’est…

Lui – C’est la première fois que vous le voyez…?

Elle – Oui… Pourquoi ?

Lui – Non, non… Rien… Je…

Il se met à examiner les lieux lui aussi.

Elle – Ce n’est pas très grand, évidemment, mais bon…

Lui – Pour un couple.

Elle – Oui.

Lui – Il y a pas mal de placards…

Ils semblent tous les deux un peu embarrassés.

Elle – Il faut reconnaître qu’à ce prix-là, c’est une occasion à saisir.

Lui – Oui…

Elle a l’air attendrie par sa maladresse.

Elle – Vous… Vous faites ça depuis longtemps…

Lui – Ça ?

Elle – Vous débutez, je me trompe ?

Lui – C’est à dire que… Pourquoi ?

Elle (amusée) – Ça se voit un peu…

Lui – Ah, oui…?

Elle – Vous n’êtes pas très… Mais au contraire, hein… Ça fait six mois qu’on cherche, alors évidemment… Excusez-moi, mais… les agents immobiliers, on commence à connaître leur baratin… Alors là, ça me repose un peu…

Lui – Bien sûr…

Elle – Et puis c’est vrai qu’un appartement comme ça, à ce prix là… Il n’y a pas vraiment besoin d’en rajouter…

Lui – Non…

Elle reprend sa visite.

Elle – Ah, oui, c’est… C’est très lumineux…

Lui – Oui, enfin…

Elle – Pardon ?

Lui – Surtout la journée…

Elle – Oui… C’est sûr que la nuit… Ça doit être un peu plus sombre…

Lui – Eh bien justement non.

Elle – Non ?

Cherchant visiblement quelque chose pour argumenter son propos, il se place face au public devant l’endroit supposé de la fenêtre.

Lui – Vous avez vu cette enseigne lumineuse, sur le toit, là bas, juste en face…

Elle – Ah, non…

Lui – Pour la boîte de nuit, en bas ! Avant de vous coucher, vous avez intérêt à fermer les volets…

Elle – Ah, oui…

Lui – Le problème, c’est… qu’il n’y a pas de volets.

Elle – Ah, non…

Lui – En revanche, si vous êtes insomniaque, vous pouvez lire jusqu’au lendemain matin, vous n’avez même pas besoin d’allumer la lumière. Vous êtes insomniaque ?

Elle – Des fois…

Lui – L’avantage, c’est que vous ne serez pas réveillée à quatre heures du matin quand les clients quittent la boîte et s’en grillent une en chahutant avant de rentrer chez eux à moitié bourrés.

Elle – Je croyais que c’était la première fois que vous veniez ici… Vous avez l’air de bien connaître le voisinage…

Lui – Déformation professionnelle… Dans notre métier, on a l’œil pour tous ces petits inconvénients qui n’apparaissent généralement aux acheteurs imprudents qu’après avoir signé la promesse de vente…

Elle (perplexe) – Il y a quand même une belle hauteur de plafond…

Lui – Oui…

Elle – Non…?

Lui – Si, si… C’est… C’est sûr que c’est très agréable, cette impression de volume…

Elle – Oui…

Lui – Mais il faut aussi penser au chauffage…

Elle – Le chauffage…

Lui – Plein nord, comme ça… Là, on est en été… Mais au mois de décembre…

Elle – Vous croyez ?

Lui – Quand on est chauffé au gaz, encore…

Elle – Oui…

Lui – Mais là, avec le chauffage électrique…

Elle – Ah, oui…

Lui – En plus il n’y a qu’un radiateur…

Elle – Mmm…

Lui – Et pas bien gros encore.

Elle – Non…

Lui – Allez savoir s’il marche, au moins…

Elle semble déstabilisée, mais en même temps intriguée.

Elle – Vous êtes payé à la commission ?

Lui – Non, pourquoi ?

Elle – Comme ça… Enfin, la journée, ça a l’air plutôt calme, non ?

Il jette un nouveau regard par la fenêtre.

Lui – Ouh, là… Vous avez vu, à droite ?

Elle – Quoi ?

Lui – L’école !

Elle – Ah, oui… Nous n’avons pas encore d’enfants mais… C’est vrai que ce serait pratique…

Lui – Mmm…

Elle – Non ?

Lui – Attendez l’heure de la récréation…

Elle – Vous voulez dire…

Lui – Vous ne travaillez pas chez vous, au moins ?

Elle – Si… Je… Je suis traductrice…

Lui – Croyez-moi… Une école… Quand on ne rentre chez soi que le soir, ça va… Mais quand on a besoin de tranquillité pour travailler pendant la journée…

Elle – À ce point là…?

Lui – Depuis combien de temps vous n’avez pas mis les pieds dans une cour de récréation ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – Croyez-moi, une école… Il vaut encore mieux habiter à côté d’une centrale nucléaire…

Elle – Ah, oui ?

Lui – Ça fait moins de bruit…

Elle reste un instant interloquée.

Elle – Mais… Pourquoi vous me dites tout ça ? Votre métier, c’est de vendre des appartements, non ?

Lui – Vous m’êtes sympathique, je ne sais pas pourquoi… Je ne voudrais pas que… Et puis je finirai bien par trouver un autre pigeon…

Elle – Je vous remercie de votre honnêteté… Je suis très touchée…

Lui – Je vous en prie.

Elle insiste encore un peu.

Elle – Et les toilettes ?

Lui – Dans la salle de bain…

Elle – Ça prend moins de place.

Lui – Mais ce n’est pas très commode… surtout si vous comptez agrandir la famille.

Elle renonce.

Elle – D’accord… Je vais peut-être réfléchir encore un peu, alors…

Lui – Prenez tout votre temps… Je ne pense pas que ce genre de produits parte très rapidement, de toute façon…

Elle – Merci… Alors je vais y aller… Je suis garée sur une place handicapés…

Lui – Oui… Je crois qu’il y a un hôpital psychiatrique, pas très loin…

Elle le regarde un peu inquiète, se demandant visiblement un instant s’il ne viendrait pas de s’en échapper.

Elle – Vous êtes un drôle d’agent immobilier, quand même…

Lui – Vous trouvez…?

Elle (troublé) – J’y vais…

Lui (troublé aussi) – Ok…

Elle s’en va. Il jette un regard circulaire sur l’appartement, avec un air beaucoup moins satisfait que la première fois. Son téléphone sonne.

Lui – Oui…? Ah, c’est toi… Non, ce n’était pas l’agent immobilier, en fait, c’était… Écoute, je ne peux pas te raconter ça tout de suite, la fille de l’agence va arriver… Tout ce que je peux te dire, c’est que maintenant, on est les seuls sur les rangs… (Essayant de se remotiver) C’est génial, non ? L’appartement…? (Il a un moment de flottement et jette un nouveau regard désenchanté autour de lui) Écoute… Je me demande s’il est si bien que ça, finalement… Oui, je sais, c’est ce que je pensais, mais tu sais ce que c’est… Parfois, on a le coup de foudre, et… Mais non, je ne dis pas ça pour toi, évidemment… Je te parle de l’appartement ! Bon, on en reparle tout à l’heure, d’accord, j’entends des pas dans l’escalier…

Il range son portable dans sa poche et se tourne vers la porte. À sa grande surprise, c’est la femme qui revient.

Elle – Vous croyez au coup de foudre…?

Il ne répond rien, interloqué. Elle se dirige vers lui, et lui roule un patin. On entend au loin le vacarme allant croissant des enfants qui sortent en récréation. Le noir se fait. Relayé par le flash de lumière intermittent de l’enseigne lumineuse.

Noir.

11 – Temps pis

Elle est assise, en train de lire un livre. Il approche très hésitant.

Lui – Euh… Excusez-moi de vous importuner, mais…

Elle – Oui ?

Lui – Je… me demandais si… vous accepteriez de… me donner l’heure, s’il vous plaît.

Elle – Désolée, mais ma montre s’est arrêtée.

Lui – Ah…

Elle – La pile, sans doute.

Lui – C’est ennuyeux…

Elle – Oui.

Lui – Bon, alors je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

Elle – Mmm…

Il s’apprête à s’en aller, mais se ravise.

Lui – Vous pourriez peut-être quand même me dire quelle heure il était quand votre montre s’est arrêtée ?

Elle – Euh, oui, pourquoi pas…

Lui – Ça me donnerait déjà une idée…

Elle – Une idée ?

Lui – Une idée… de l’heure qu’il est maintenant.

Elle – Ah, oui…

Lui – Par exemple, je ne sais pas moi… Si votre montre s’est arrêtée à trois heures vingt-huit, je saurais déjà qu’il est plus de trois heures vingt-huit…

Elle (vérifiant) – Ma montre s’est arrêtée à trois heure et demie…

Lui – Merci infiniment, ça me donne déjà une indication… Je sais maintenant avec certitude qu’il est plus de trois heures trente…

Elle – Oui…

Lui – Encore une fois, pardon de vous avoir dérangée…

Elle – Pas de quoi.

Il s’apprête à repartir, mais se ravise à nouveau.

Lui – Vous êtes sûre que votre montre est bien arrêtée, au moins…

Elle – Ah, oui, quand même…

Lui – Excusez-moi, mais… Comment pouvez-vous en être absolument certaine ?

Elle – Je ne sais pas, je…

Lui – Parfois, il arrive qu’on ait l’impression que le temps ne passe pas très vite… Ou même pas du tout… Momentanément, en tout cas…

Elle – C’est vrai, mais…

Lui – Quand on s’ennuie, par exemple…

Elle – Euh, oui…

Lui – On regarde sa montre, on a l’impression qu’elle est arrêtée, alors qu’en fait…

Elle – Mmm…

Lui – Vous… vous êtes beaucoup ennuyée en attendant ?

Elle – En attendant quoi ?

Lui – Je ne sais pas, je… Je ne me permettrais pas de vous demander ce que vous attendez… ou qui.

Elle – Pas spécialement… J’ai mon bouquin…

Lui – Alors je suis désolé pour vous mais dans ce cas, je crains fort que votre montre soit vraiment en panne…

Elle – Oui… Ça fait une bonne demi-heure qu’elle indique trois heures et demie… Je crois qu’il n’y a pas aucun doute là dessus…

Lui – Attendez… Une demi-heure, vous dites ?

Elle – À peu près, oui…

Lui – Comment le savez-vous ?

Elle – Eh bien… J’ai eu le temps de lire trois chapitres de mon bouquin…

Lui – Dans ce cas, si votre montre s’est arrêtée sur trois heures trente, il y a de cela une demi-heure, ça veut dire qu’il est à peu près quatre heures maintenant.

Elle – Oui, pas loin, sans doute…

Elle – Et vous savez d’expérience que ça vous prend exactement dix minutes pour lire un chapitre ?

Elle – Pas exactement… Ça dépend de la longueur des chapitres…

Lui – Ah… Et vu l’épaisseur de votre livre, je suppose que ceux-ci doivent être sensiblement plus longs que la moyenne…

Elle – Oui, peut-être…

Lui – Mmm… Donc il pourrait très bien être un peu plus de quatre heures.

Elle – Ah, ça certainement pas !

Lui – Non ? Qu’est ce qui vous permet d’affirmer cela ?

Elle – Eh bien… J’ai rendez-vous avec quelqu’un, en effet…

Lui – Ah…

Elle – À quatre heures précise, justement…

Lui – Je vois… Mais… votre rendez-vous pourrait être en retard.

Elle – Ah, je ne crois pas, non.

Lui – Et pourquoi cela ?

Elle – C’est un premier rendez-vous… Un homme n’arrive jamais en retard à un premier rendez-vous, n’est-ce pas ? En général…

Lui – En général, une femme n’arrive pas en avance non plus à un rendez-vous. Surtout le premier…

Elle – Ah, oui ? Et pourquoi cela ?

Lui – Pour ne pas avoir l’air complètement désespérée, j’imagine…

Elle – Oui, bien sûr…

Lui – Or, vous m’avez dit que vous étiez là depuis une bonne demi-heure, n’est-ce pas ?

Elle – Oui…

Lui – Vous voyez bien qu’en l’occurrence, on ne peut pas se fier aux généralités…

Elle – C’est vrai… Et pourquoi est-ce que vous avez tant besoin, vous même, de savoir l’heure qu’il est ?

Lui – J’ai rendez-vous à quatre heures, moi aussi. Et comme je suis quelqu’un de très ponctuel…

Elle – Quand on est très ponctuel, il vaut mieux avoir une montre, non ?

Lui – Ah, mais j’en ai une !

Elle – Et elle est en panne, elle aussi…

Lui – Non ! Enfin je ne crois pas…

Elle – Alors pourquoi me demandiez-vous l’heure ?

Lui – Mais… pour vérifier que ma montre n’était pas arrêtée, justement. Comme la vôtre.

Elle – Alors vous allez pouvoir me dire quelle heure il est.

Lui – Mais parfaitement… Il est exactement quatre heures zéro six… Vous pouvez me faire confiance, c’est une montre suisse…

Elle – Merci…

Lui – Je l’ai depuis des années… C’est mon parrain qui me l’avait offerte pour ma première communion… Il est mort depuis d’un arrêt du cœur, mais la montre elle… Jamais une seule panne depuis que je l’ai !

Elle – Et quand les piles sont à plat ?

Lui – Il n’y a PAS de pile ! Je la remonte tous les soirs à vingt heures précises !

Elle – Bon, eh bien… Merci de m’avoir donné l’heure…

Elle se lève.

Lui – Vous partez déjà ?

Elle – Quatre heures zéro six, vous dites. Je ne voudrais pas avoir l’air de l’attendre. Nous avions rendez-vous à quatre heures…

Lui – Je comprends… Alors au revoir… Et… excusez-moi encore de vous avoir dérangée…

Elle s’en va. Il reste seul.

Lui – Je vais l‘attendre encore cinq minutes… Disons… jusqu’à quatre heures onze… Mais moi non plus, je n’aime pas beaucoup les femmes qui sont en retard… Surtout pour un premier rendez-vous…

Noir.

Pause

Un personnage est sur scène, désœuvré. Un autre arrive et l’interpelle.

Un – Bonjour.

Deux – Salut.

Un – Je suis l’auteur. Je fais une petit break.

Deux – Un break ? (Sur un ton de reproche) Le spectacle vivant, c’est comme la vie. Il n’y pas de touche pause…

Un – Il n’y a même pas de coupure publicitaire…

Il sort un paquet de cigarettes et le tend à l’autre.

Un – Vous en voulez une ? Pour tuer le temps… Ça nuit gravement, mais ça règle le problème des retraites.

Deux – Merci. Je ne fume pas.

Un – Ah… Excusez-moi.

Il range son paquet de cigarettes.

Un – Vous êtes au chômage…?

Deux – Par intermittence.

Un – Et vous ne vous ennuyez jamais ?

Deux – Vous savez ce qu’on dit…

Un (soupirant) – Le plus dur, dans ce métier, c’est d’attendre.

Silence.

Deux – Ça sera dans la pièce ?

Un – Quoi ?

Deux – Ce qu’on est en train de dire.

Un – Ah, euh… Je ne sais pas encore. Ça dépend.

Deux – De quoi ?

Un – De l’intérêt de notre conversation, j’imagine. Vous avez quelque chose d’intéressant à dire ?

Deux – C’est vous l’auteur.

Un – Ouais.

Deux – Enfin, c’est vous qui le dites.

Un – Ouais…

Silence.

Deux – Vous écrivez plutôt la nuit ?

Un – Non, pourquoi ?

Deux – Vous avez l’air un peu fatigué…

Un – Je me couche tôt, je me lève tard. J’écris surtout en fin de matinée. Des fois, quand je suis inspiré, je m’y remets un peu après la sieste. (Il regarde sa montre) D’ailleurs, ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y retourne.

Deux – Oui, je crois.

Un – Merci de m’avoir tenu compagnie. Ça m’a fait plaisir de discuter un moment avec vous.

L’auteur tend la main à l’autre pour la lui serrer. L’autre hésite un instant, et lui serre la main.

Un – Vous avez la main froide.

Deux – Vous êtes vraiment auteur ?

Un – Pourquoi ?

Deux – Ça pédale un peu dans la semoule, non ?

Un – Vous ne m’aidez pas tellement… Oui, je sais, c’est moi l’auteur. Mais il paraît que quand on a un bon personnage, il suffit de le laisser parler…

Deux – Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage… Et puis le théâtre dans le théâtre… Ça a déjà été beaucoup fait, non ? Quand un auteur se met à parler boutique… C’est qu’il n’a plus rien à dire, non ?

Un (ne trouvant rien à répondre) – Bon… (En sortant, un peu déprimé, pour lui-même) Je crois que je ne vais pas la garder, cette scène-là…

Noir.

12 – Face à face

L’un et l’autre se regardent à la dérobée.

Un – On se connaît…?

Deux – Je ne sais pas.

Un – Pardon, j’avais l’impression…

Deux – Non, non, ne vous excusez pas. Moi aussi. Votre tête me dit quelque chose…

Un – Où est-ce qu’on aurait pu se rencontrer…?

Deux – Vous habitez dans le coin ?

Un – Pas très loin. Et vous ?

Deux – Je promenais mon oiseau…

Un – On s’est peut-être croisé ici…

Deux – Ou ailleurs…

Silence.

Un – C’est curieux. J’ai vraiment l’impression qu’on se connaît…

Deux – On voit tellement de gens…

Un – Bon. Il va quand même falloir que j’y aille…

Deux – Content d’avoir fait votre connaissance.

Un – Au plaisir…!

Le premier s’apprête à s’en aller, mais se ravise.

Un – Ah, au fait, moi c’est Pierre… Au cas où on se revoit un de ces jours par ici…

Deux – Pierre ? Tiens, c’est marrant. Moi aussi…

Un – C’est un prénom assez courant…

Deux – Pierre comment ?

Un – Pierre Dumortier.

Deux – C’est pas vrai ? Comme moi !

Un – Alors on est des homonymes, comme qui dirait !

Deux – Mais ça ne nous dit toujours pas où on s’est déjà vu…

Un – Bon, ben alors, euh… Je vais y aller…

Deux – J’y vais aussi.

Un – Vous allez par où ?

Deux – Et vous ?

Un – Par là.

Deux – Après vous, je vous suis.

Un – Merci.

Ils s’en vont.

Un – Allez viens, Babac !

Deux – Pas possible ! C’est votre corbeau ?

Un – Oui, pourquoi ?

Deux – C’est le mien aussi !

Un – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…

Noir

13 – 107 ans

Le premier, plus vieux, est déjà là, désœuvré. Le deuxième, plus jeune, arrive.

Jeune – Salut.

Vieux – Salut.

Le jeune fait quelques pas, pour reconnaître les lieux.

Vieux – Je ne vous fais pas faire le tour du propriétaire…

Le jeune sourit vaguement.

Jeune – Ça fait longtemps que vous êtes là ?

Vieux – Je ne sais plus… Je perds la mémoire. Dans un sens, ici, c’est pas plus mal, vous verrez… Je sais que je suis encore là pour un bout de temps, mais comme j’ai toujours l’impression d’être arrivé hier… (Un temps) Combien ?

Jeune – 10 ans… Et vous ?

Vieux – 107 ans.

Jeune (impressionné) – 107 ans ? Pour quoi ?

Vieux – Escroquerie.

Jeune – C’est cher, pour une escroquerie…

Vieux – Et vous ?

Jeune – J’ai tué un policier…

Vieux – Ce n’est pas très cher pour avoir tué un policier…

Jeune – Une grosse escroquerie…?

Vieux – 115 millions.

Jeune – À qui on peut bien escroquer 115 millions ? À part à un escroc… Total ? Société Générale ?

Vieux – Française des Jeux.

Jeune – Ah, ouais…

Vieux – Les numéros que je jouais n’étaient jamais les bons. Je me suis débrouillé pour que les bons numéros soient ceux que j’avais joués…

Jeune – Et comment on fait ça ?

Vieux – Un magicien ne révèle jamais ses trucs. Sinon, il n’y a plus de magie…

Au gré du metteur en scène, le vieux peut esquisser un petit tour de magie simple, réussi ou raté. Quoi qu’il en soit, le jeune est impressionné.

Jeune – 107 ans…

Vieux – Oh, je ne les ferai pas.

Jeune – Vous avez un truc pour vous évader d’ici ?

Vieux – Un truc imparable. Vous avez pris combien, déjà ?

Jeune – Avec les remises de peine, je peux espérer sortir dans 5 ans.

Vieux – Je serai sorti avant vous. Vous voulez parier ?

Jeune – Vous avez escroqué la Française des Jeux…

Vieux – Â mon âge… Je sortirai même par la grande porte. Les pieds devant…

Silence.

Jeune – Excusez-moi, mais… Pourquoi voler 115 millions… à votre âge, justement ?

Vieux – C’est vrai… À mon âge, on n’a plus rien à gagner… D’un autre côté, on n’a plus rien à perdre non plus. Au pire, c’était la prison, au lieu de la maison de retraite. Au moins, ici, je suis avec des jeunes… Pourquoi, vous avez buté ce flic ?

Jeune – C’était l’amant de ma femme…

Vieux – Ah, oui, ce n’est pas de bol… Il aurait été charcutier, vous auriez pris trois ans. Et vous, qu’est-ce que vous faites, dans la vie ? Enfin, qu’est-ce que vous faisiez…

Jeune – J’étais horloger.

Vieux – Ah… Ici, il vaut mieux ne pas trop regarder sa montre… Moi, j’ai une Rolex. La précision suisse… C’est tout ce qu’ils m’ont laissé, je ne sais pas pourquoi. Enfin, je m’en doute un peu… (Il regarde sa montre) À propos, je vais vous demander de m’excuser un instant, c’est l’heure du tirage…

Il prend une petite radio qu’il colle à son oreille.

Jeune (étonné) – Vous jouez encore au loto ?

Vieux – On ne se refait pas… Malheureusement, je ne peux plus aller au bureau de tabac pour valider mes bulletins.

Jeune – À quoi ça sert de jouer ? Si on ne peut plus miser…

Vieux – Pour passer le temps ! Je n’ai plus rien à gagner, vous l’avez dit… Mais on ne peut pas m’empêcher de jouer… Tenez, la semaine dernière j’ai eu quatre bons numéros…

Jeune – Combien ?

Vieux – 19 euros… Vous voulez faire une grille avec moi ? Ou alors, on fait une cagnotte, et on remise nos gains…

Air circonspect du jeune.

Vieux – Vous verrez, vous sortirez d’ici virtuellement milliardaire…

Noir.

14 – Leçon de choses

Un personnage plus vieux et un autre plus jeune (jouables indifféremment par des hommes ou des femmes).

Vieux – Alors ? Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?

Jeune – Je ne sais pas… Qu’est-ce que ce que tu voulais faire, toi, quand tu étais jeune ?

Vieux – C’est loin, tout ça… Sûrement pas ce que je fais maintenant, en tout cas…!

Jeune – Qu’est-ce que tu fais ?

Vieux – Oh, rien de très intéressant, tu sais… Des fois, je me demande même si ça sert à quelque chose… Mais il faut bien que quelqu’un le fasse…

Jeune – Pourquoi…?

Vieux – Qu’est-ce que tu crois ? Il y en a plein derrière moi qui attendent la place ! Ah, si seulement c’était à refaire… Avoir ton âge, et savoir ce que je sais…

Jeune – Qu’est-ce que tu ferais ?

Vieux – Va savoir ? En tout cas, je n’en serai certainement pas là où j’en suis… Mais j’en ai trop vu… Ils m’en ont trop fait voir… Quand on est jeune, on en veut… On y croit… Mais je ne me fais plus d’illusion… Tu verras quand tu auras mon âge…

Jeune – Je verrai quoi ?

Vieux – Tu le sauras bien assez tôt, va… Ces trucs-là, c’est pas facile à expliquer… Et encore, tu as de la chance. Moi, à ton âge, je ne pouvais même pas poser ce genre de questions.

Jeune – Quelles questions ?

Vieux – Allez, va apprendre tes leçons, va… Si tu ne veux pas finir comme moi…

Jeune – Tu n’apprenais pas tes leçons, toi ?

Vieux – Si…

Jeune – Alors à quoi ça sert d’apprendre ses leçons ?

Vieux – Allez, fais ce que je te dis… Tu comprendras plus tard… Et tu me remercieras… (Il s’en va). Ah, ces gosses… Faut tout leur expliquer…

Noir. 

15 – Mémoire cash

Elle et lui, en train de s’embrasser, un long moment.

Ils relâchent leur étreinte, et regardent droit devant eux.

Elle – Ça te rappelle quelque chose ?

Lui – Non… Et toi ?

Elle – Non plus.

Lui – C’est la première fois.

Elle – C’est pas inoubliable.

Lui – La première fois, on ne peut pas comparer. On ne se souvient de rien.

Elle – La première fois, on ne se rappelle pas. On le garde juste en mémoire.

Lui – C’est quoi, la mémoire ?

Elle – Je ne sais pas…

Lui – C’est quoi oublier ?

Elle – Je ne sais plus…

Lui – On recommence ?

Elle – Ok.

Ils s’embrassent à nouveau, puis relâchent leur étreinte.

Lui – Et là, ça te rappelle quelque chose ?

Elle – J’ai le vague souvenir d’un déjà vu.

Lui – Moi aussi.

Elle – Ça y est, je m’en souviens.

Lui – C’est un début.

Elle – Oui.

Lui – C’est la deuxième fois.

Elle – Ce n’est pas un début, alors.

Lui – La première fois, on ne sait pas que c’est un début, puisqu’on ne se souvient de rien.

Elle – Ça sert à quoi de se souvenir ?

Lui – Ça fait passer le temps.

Elle – Et à la fin ? Comment on sait que c’est la dernière fois ?

Lui – On ne sait jamais.

Elle – Il faudrait pouvoir s’en souvenir. Après.

Lui – On ne se souvient que de l’avant-dernière fois.

Elle – C’est la vie.

Lui – Oui. Entre la deuxième et l’avant-dernière fois.

Elle – La vie, c’est quand on y repense.

Lui – C’est une histoire sans queue ni tête.

Ils commencent à s’en aller, chacun de son côté.

Elle – On se rappelle ?

Lui – Ou on efface la mémoire cache ?

Noir.

16 – Souvenirs

Un vieil homme est assis, appuyé sur un parapluie. Une vieille femme arrive. Elle s’assied à côté et lui prend la main. Il se laisse faire, un peu surpris.

Elle – Ça fait du bien, un peu de calme, hein ?

Lui (pas contrariant) – Oui…

Ils restent un moment silencieux, semblant apprécier cet instant de sérénité.

Elle – Tu te souviens de nos premières vacances ? C’était en 36…

Lui – Non…

Elle – Maintenant, pour nous, c’est tous les jours les vacances…

Lui – Oui…

Elle – Tu as bien pris tes cachets ?

Lui (étonné) – Non…

Elle (lui tendant une boîte) – Tiens, je te les ai amenés.

Lui (prenant la boîte) – Merci… (Il prend un cachet et l’avale, puis regarde la boîte). C’est pour le cœur…

Elle – Oui…?

Lui – Ben… Moi, c’est plutôt la mémoire…

Elle – C’est les médicaments de mon mari…!

Lui – C’est que je ne dois pas être votre mari, alors…

Elle le regarde offusquée, lui lâche la main et se lève.

Elle – Vous auriez pu le dire plus tôt !

Elle s’en va, contrariée.

Il la regarde partir.

Noir.

17 – Projets d’avenir

Une fille est assis sur un banc. Elle a le regard fixé devant elle. On comprendra qu’elle regarde le couple de la scène précédente. Un garçon arrive, et s’assied à côté d’elle, sans un mot. Ils restent ainsi un moment en silence, regardant droit devant eux.

Elle – Tu nous imagines, quand on aura leur âge…?

Lui – Non…

Elle – Elle est tirée à quatre épingles. Elle s’est même maquillée…

Lui – Ah, ouais…?

Elle – Lui non plus ne l’a pas remarqué…

Lui – Pourquoi il a un parapluie ? Il n’y a pas un nuage…

Elle – C’est elle qui lui a demandé de le prendre. À l’âge des mises en plis, on se méfie des orages… Et puis elle sait que ça lui sert de canne. C’est plus discret… C’est sa coquetterie à lui…

Lui – T’as vu ? Elle a les cheveux presque violets…

Elle (attendrie) – C’est quand même beau, non ?

Lui – Quoi ? Une vieille avec une coiffure de punk ?

Elle – Ils doivent être mariés depuis un demi-siècle, et ils se tiennent encore par la main…

Lui – Tu parles ! Regarde, elle se barre. Et elle n’a pas l’air contente… Ça fait peut-être cinquante ans qu’ils s’engueulent…

Elle – Il a dû lui dire qu’il trouvait ça trop violet… (Un temps) Je me demande si il ne va pas pleuvoir, finalement… On y va ?

Lui – Euh, ouais…

Il se lève pour partir.

Elle – Pourquoi tu voulais me voir, au fait ?

Lui – Ben… Je ne sais pas comment te dire ça, mais… Je ne crois pas qu’on vieillira ensemble…

Elle – Je sais…

Lui – Et toi, tu voulais me dire quelque chose…?

Elle se lève à son tour, et on voit alors qu’elle est enceinte.

Elle – Tu aurais dû prendre ton parapluie, toi aussi…

Noir.

18 – Vacances

Une terrasse. Deux chaises longues. Marie arrive, en peignoir blanc, des lunettes noires sur le nez. Elle va jusqu’au bord de la scène, respire à pleins poumons et contemple l’horizon. Pierre arrive à son tour, en s’appuyant sur des béquilles.

Marie (sans se retourner) – On respire, non ? Vous sentez cet air iodé ?

Pierre – Ma foi non… Mais j’ai le nez un peu bouché, ce matin…

Il s’assied avec difficulté sur une chaise longue, et pose ses béquilles à côté de lui.

Marie – Et ces mouettes… Vous entendez ça ? Quel dépaysement !

Pierre sort une boîte métallique de sa poche, l’ouvre et la tend vers Marie.

Pierre – Vous voulez une pastille ? Ça dégage les bronches…

Mais Marie ne prête pas attention à cette proposition.

Marie – C’est vraiment le paradis… Je me sens revivre ! Pas vous ?

Il prend une pastille dans la boîte et la met dans sa bouche.

Pierre – Moi, ça me donnerait plutôt envie de vomir…

Il range la boîte.

Marie (exaltée) – Une nouvelle journée qui commence… Et elle s’annonce glorieuse…

Pierre – Vous êtes sûre que ça va ?

La mine de Marie change du tout au tout.

Marie – Je suis complètement déprimée…

Pierre – J’ai d’autres sortes de pastilles, si vous voulez.

Marie – Mon mari devait partir avec moi, mais finalement il est resté sur le quai.

Pierre – Je suis vraiment désolé. Alors vous êtes provisoirement célibataire…

Marie – Plutôt définitivement veuve.

Pierre – Je vois…

Marie – Sauf que lui, il est toujours vivant… (Un temps). Et vous, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Pierre – Je suis en vacances, comme vous.

Marie – Je parlais de vos béquilles…

Pierre – Ah ça… Je sais que j’en ai besoin pour marcher, mais je ne sais plus pourquoi…

Marie se tourne à nouveau vers la mer.

Marie – La mer est tellement bleue… Une vraie carte postale… Je me demande si je ne vais pas aller piquer une tête…

Elle retire son peignoir, dévoilant son maillot de bain.

Pierre – N’allez pas vous noyer… Ce serait dommage… Et puis elle ne doit pas être bien chaude.

Marie – Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Pierre – On est hors saison.

Marie – Ah oui…

Elle remet son peignoir.

Pierre – Vous voulez faire un scrabble ?

Marie – Merci… Je ne suis pas encore désespérée à ce point…

Pierre – Vous l’aimiez tant que ça ?

Marie – C’était mon mari…

Pierre – Vous l’oublierez…

Marie – Je ne me souviens déjà plus très bien comment nous nous sommes quittés…

Pierre – Les adieux, c’est ce qui s’efface en premier quand on rembobine.

Marie – Vous faites du cinéma ?

Pierre – Si j’en ai fait, je ne m’en souviens plus… Et vous ?

Marie – Je suis un peu comédienne.

Pierre – Vous verrez, ce petit hors jeu vous fera le plus grand bien.

Marie – Je me sens déjà rajeunir… Allez, c’est décidé, je vais piquer une tête !

Pierre – Dans l’océan ?

Marie – Dans la piscine !

Marie s’en va, découvrant l’inscription au dos de son peignoir : Titanic. Pierre se lève sans ses béquilles, s’approche du bord de scène et écarte les bras en regardant au loin.

Pierre – Je suis le roi du monde !

Noir.

19 – Premier amour

Un homme déambule dans ce qui s’avérera être une galerie de peinture. Une femme arrive vers lui avec un grand sourire, et semblant sous le coup de l’émotion.

Elle – Tu me reconnais ?

Il semble pris au dépourvu mais, sans trop y croire, tente quelque chose pour ne pas la décevoir.

Lui – Paulette ?

Elle – Chantal !

Lui – Chantal !

Elle – Je te regardais depuis tout à l’heure. Ton visage me disait vaguement quelque chose. Et puis ça m’est revenu d’un coup. Un truc dans l’expression du visage…

Lui – C’est dingue… Ça fait combien de temps ?

Elle – Ouh, là… Tu ne m’avais pas reconnue, alors ?

Lui – Si, si, enfin… C’est vrai que tout à l’heure… Mais maintenant que tu me le dis… Tout est là… Le menton… Les yeux… La bouche… Même le nez…

Elle – Et oui…

Lui – Non, j’ai dit Paulette, parce que… C’est une copine de ma mère. (Comprenant sa gaffe et s’efforçant de rectifier le tir) Tu n’as presque pas changé, hein ?

Elle – Depuis le temps…

Lui – Non, je veux dire… On te reconnaît très bien… Quand on sait que c’est toi… (Le temps pour lui de mesurer la profondeur à laquelle il s’est déjà enfoncé) Alors tu habites toujours par ici ?

Elle – Oui… Toujours au même endroit… Et toi ? Tu ne reviens pas souvent, alors ?

Lui – Non, pas très… Ma mère habite encore ici mais bon… C’est un peu compliqué… (Il préfère changer de sujet). Chantal…! Tu es mariée, j’imagine ?

Elle – J’ai quatre enfants…

Lui – Ah, oui, quand même…

Elle – Et toi ?

Lui – Moi aussi… Enfin, moi je n’en ai qu’un, mais bon… (Nouvel embarras) C’est incroyable qu’on se retrouve comme ça ici. Dans cette galerie de peinture. J’allais acheter des cigarettes. Je suis rentré comme ça, par hasard…

Elle – Oui…

Lui – Tu ne vas pas me croire, mais je pensais à toi, tout à l’heure. En passant devant chez toi, justement… Mais je n’ai pas pensé que tu pouvais habiter encore là. Alors tu n’as bougé…?

Elle – Ben non, tu vois. Je suis toujours là…

Lui – C’est incroyable…

Ils ne savent visiblement plus trop quoi dire.

Elle – Tu as eu le temps de voir l’expo…?

Lui – Oui… Enfin pas tout… Il y a des trucs vraiment pas mal, hein ?

Pour se donner une contenance, pendant un moment, il contemple avec elle le tableau devant lequel il se trouve, cherchant quoi dire d’autre.

Lui – Celui-là, en revanche, c’est une horreur, non…? On dirait un dessin d’enfant… Je ne sais pas comment on peut exposer des trucs pareils…

Elle – Il faut encore que je travaille un peu ma technique, je sais…

Lui (liquéfié) – Ah, parce que c’est…? C’est toi qui…?

Elle – Oui…

Lui – Non, mais les autres j’adore, hein ? Je te l’ai dit…

Elle – Enfin, ils ne sont pas tous de moi. C’est une exposition collective. Mais celui-là, c’est moi, oui…

Lui – Bien sûr ! Ça me revient maintenant… Tu peignais déjà, à l’époque… Sur des boîtes de camembert, non…?

Elle – Des boîtes d’allumettes…

Lui – C’est ça. Les grosses boîtes d’allumettes familiales. Ça n’existe plus, d’ailleurs… C’est dommage… Alors maintenant, tu… Tu as changé de support…

Il jette un regard nouveau sur le tableau.

Lui – Ah, oui, c’est bien… C’est… C’est un cheval ?

Elle – Un chat…

Lui – Bien sûr ! Non, on reconnaît bien le… Les oreilles, la bouche, le nez… La moustache… Et puis c’est de la peinture abstraite, non ?

Elle – Non.

Lui – Enfin, je veux dire… De la peinture naïve…

Elle – Pas vraiment…

Lui – Enfin, tu sais, moi, la peinture… Et puis cette manie qu’on a de vouloir toujours mettre des étiquettes sur les choses… Surtout quand il s’agit de peinture ! Moi le premier, hein ? C’est beau, et puis c’est tout… (En rajoutant un peu dans l’émotion) Et puis c’est tellement toi…

Nouveau silence embarrassé.

Lui – Tu sais que j’étais très amoureux de toi…?

Elle – C’était il y a longtemps…

Lui – Je n’aurais jamais osé te le dire, à l’époque… C’est marrant… Ça me fait du bien de pouvoir te le dire maintenant… Je veux dire maintenant que…

Elle – Il y a prescription…

Lui – Oui… (Embarrassé) Écoute, il va falloir que j’y aille, là… Je vais voir ma mère, justement… Tu sais, à son âge… Elle peut mourir d’un instant à l’autre…

Elle – Elle a quel âge ?

Lui – Soixante-deux… Non, mais… Elle a toujours eu une santé fragile, tu sais… Ça m’a vraiment fait plaisir de te revoir… (Cherchant une issue) Je suis sur Facebook… Fais-moi une demande d’amitié… On restera en contact…

Elle – Ok…

Lui – Je t’ai cherchée une ou deux fois, tu sais… Sur Facebook… Mais des Chantal, euh… (Cherchant en vain son nom de famille) Il y en a tellement…

Elle – Sur la photo, j’ai un nez rouge… Je veux dire un nez de clown…

Lui – Alors ça ne m’étonne pas que je ne t’aie pas reconnue… Bon, il faut vraiment que je me sauve, sinon… On se fait la bise ?

Ils se font la bise, un peu gênés. Il s’apprête à s’en aller mais, cherchant encore la phrase définitive qui arrangerait tout, il se retourne une dernière fois vers elle et improvise.

Lui – Allez… (Sentencieux) Au royaume des cieux, les premiers amours seront les derniers…

Elle acquiesce poliment en faisant mine de comprendre la portée profonde de cette phrase sibylline. Il s’en va en esquissant un sourire mystérieux. Elle reste là pour le moins perplexe.

Noir.

20 – Ni chaud ni froid

Deux personnages (hommes ou femmes). Éventuellement un couple. Peut-être âgé. Ils restent un instant silencieux.

Un – Il fait lourd, non ?

Deux – Oui.

Un – C’est venu tout d’un coup.

Deux – Mmm…

Un – Ce matin, ça allait, non ?

Deux – Ce matin…?

Un – Et d’un coup, il fait une chaleur.

Un temps

Deux – Ça sent l’orage.

Un – Tu crois ?

Deux – Je ne sais pas…

Un – Alors pourquoi tu dis ça ?

Deux – C’est ce qu’on dit généralement, non ?

Un – Généralement ?

Deux – Quelqu’un dit « il fait lourd » et… l’autre répond « ça sent l’orage ».

Un – Mmm…

Deux – Ce n’est pas ça qu’il fallait dire ?

Un – Oui… Si… (Un temps). Quand même en cette saison…

Deux – Quoi ?

Un – Qu’il fasse lourd comme ça.

Deux – Mmm…

Silence.

Un – Ou alors c’est moi… (Un temps) Tu n’as pas chaud, toi ?

Deux – Non, enfin… Pas vraiment…

Un – Mais alors pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

Deux – Quoi ?

Un – Tu disais qu’il faisait lourd, toi aussi !

Deux – Je ne sais pas moi… J’ai dit ça comme ça… Pour ne pas te contrarier…

Un – Alors ça doit être moi…

Deux – Toi…?

Un – J’ai peut-être de la température !

Deux – Tu as l’impression d’avoir de la température ?

Un – Je ne sais pas… Qu’est-ce que tu en penses ? Il fait lourd ou c’est moi ?

Deux – C’est vrai que je commence à avoir un peu chaud, maintenant que tu me le dis…

Un – C’est peut-être contagieux.

Deux – Quoi ?

Un – La fièvre ! Tout à l’heure ça allait, et maintenant tu commences à avoir chaud toi aussi. C’est peut-être contagieux !

Deux – Non, mais je n’ai pas vraiment chaud, j’ai dit ça pour…

Deux – Pourquoi ?

Un – Je ne sais pas, moi… Pour… (Un temps). Et si tu enlevais ton gilet…

Deux – Tu crois ?

Un – Tu peux toujours essayer.

Deux – Je ne risque pas d’attraper froid ? Si j’ai de la fièvre…

Un – Il ne fait pas vraiment chaud, mais… il ne fait pas si froid que ça non plus. Il ne fait ni chaud ni froid.

Deux – Bon…

Le premier personnage retire son gilet.

Deux – Alors ?

Un – Ah, oui…

Deux – Ça va mieux ?

Un – Ah, oui, oui… Maintenant ça va…

Deux – Tu avais ton gilet, ce matin ?

Un – Non…

Deux – Et ben tu vois, ça devait être ça…

Un – Oui…

Deux – Ça devait être le gilet…

Un – C’est vrai que ce matin… Il ne faisait pas si chaud que ça, non ?

Noir.

21 – Mortel

Deux personnages.

Un – Je crois que cette fois, on est vraiment les derniers…

Deux – Et dire qu’on a régné sur le monde pendant plus de 100 millions d’années.

Un – Tu verras que dans 100 millions d’années, l’espèce qui nous aura succédé en sera encore à se demander ce qui a bien pu causer notre disparition.

Deux – On parlera de raréfaction des spermatozoïdes, de guerre nucléaire…

Un – D’éruption volcanique, de collision avec un astéroïde…

Deux – Comme pour les dinosaures.

Un – Finalement, ils se sont peut-être éteints pour la même raison que nous, les dinosaures.

Deux – C’est vrai que 100 millions d’années, c’est long.

Un – Surtout dans les derniers mois.

Deux – Quand une histoire est devenue trop lourde à porter…

Un – Le poids des cartables, c’est comme ça que ça a commencé.

Deux – Même avec les livres électroniques, un million de siècles, ça finit par peser…

Un – On commençait à en avoir plein le dos, c’est sûr.

Deux – Et ras la casquette.

Un – On n’avait plus assez de mémoire pour se souvenir de tout ça.

Deux – C’est vrai qu’il était peut-être temps que ça s’arrête, mais bon…

Un – Le bug du millionième siècle, c’est ça qui nous a achevés.

Deux – Et puis on avait déjà tout fait. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire de plus ?

Un – Sans risquer de se répéter.

Deux – La seule chose qu’on n’avait pas encore faite, c’était de disparaître.

Un – Je me demande qui pourra bien nous remplacer comme espèce dominante. Les cafards ?

Deux – Ça me déprime…

Un – Les poules ?

Deux – Tu crois vraiment qu’on peut rebâtir un civilisation à partir d’un cerveau de poulet ?

Un – Ça effacerait la mémoire, et ça remettrait les compteurs à zéro…

Deux – Ouais…

Un – À moins que les dinosaures reviennent et en reprennent pour 100 millions d’années.

Ils se figent. Silence.

Un – Putain… 100 millions d’années… Est-ce qu’on a vraiment besoin d’une raison pour disparaître quand on est là depuis 100 millions d’années ?

Le deuxième ne répond pas. Il ferme les yeux. Il semble mort. Le premier lui lance un regard indifférent, avant de fixer à nouveau le vide devant lui.

Un – Non, je comprends les dinosaures. 100 millions d’années… c’est mortel.

Noir.

22 – Apesanteur

Deux personnages.

Un – Le jour va bientôt se lever…

Deux – Tu crois qu’on se souviendra de nous dans cent ans ?

Un – Sûrement.

Deux – Dans mille ans ?

Un – Je ne sais pas.

Deux – On se souviendra de toi.

Un – Ça compte tant que ça à tes yeux ?

Deux (ironique) – Qu’on se souvienne de toi ?

Un – Qu’on ne se souvienne que de moi.

Deux – C’est pour ça qu’on l’a fait, non ?

Un – Pour devenir immortel ?

Deux – Pour être les premiers. Même si au final, on savait qu’il n’y en aurait qu’un.

Un – Je te cède ma place, si tu veux. Je serai le deuxième…

Deux – On ne peut pas faire ça, tu le sais bien.

Un – Qui pourrait nous en empêcher ?

Deux – Ok. Mais pourquoi moi ?

Un – On tire a pile ou face !

Deux – L’immortalité, à pile ou face ? Chiche…

Le premier fait mine de lancer en l’air une pièce qu’ils regardent tous deux ne pas retomber.

Un – Avec le peu de gravité qu’il y a ici, elle ne sera pas retombée avant ce soir.

Deux – Tu le savais, non ? Sinon, tu m’aurais proposé qu’on tire ça à la courte paille.

Un – On le savait tous les deux.

Deux – Ça y est, il fait jour. Dans quelques minutes, tu vas être le premier homme à poser le pied sur cette planète.

Un – Ça ressemble à quoi ?

Deux – À rien. Ou au Texas, si tu préfères.

Un – Souhaite moi bonne chance.

Deux – Tu vas en avoir besoin. C’est long, l’immortalité…

Un – Tu crois que les morts célèbres savent qu’ils sont immortels ?

Noir.

23 – Espace immobilier

Un agent (homme ou femme) derrière un bureau sur lequel trône un ordinateur. Un client (ou une cliente) arrive.

Client – Bonjour.

Agent – Bonjour Monsieur (ou Madame). Bienvenue chez Espace Immobilier. Que puis-je faire pour vous ?

Client – Alors voilà je… Je suis actuellement locataire, et j’envisage de devenir propriétaire…

Agent – Très bien…

Client – Nous venons d’avoir un deuxième enfant et nous commençons à manquer un peu d’espace.

Agent – Je comprends très bien… Plus c’est petit, et plus ça prend de place, pas vrai ?

Client – Oui…

Agent – Parfait… Et… quel genre de planète cherchez-vous ?

Client – Pas trop grande, parce que mon budget n’est pas infini. Mais qu’on soit à l’aise quand même lorsque les enfants vont grandir.

Agent – Voyons voir ce que je pourrais vous proposer (L’agent pianote sur son clavier et regarde son écran). Que pensez-vous de celle-ci ? Ce n’est pas immense, mais il y a deux satellites. Pour une famille, c’est idéal.

Client (lisant) – À rafraîchir… Qu’est-ce que ça veut dire, exactement ?

Agent – La température au sol est un peu élevée…

Client – Combien ?

Agent – Ça peut aller jusqu’à deux cents degrés en été… Mais vous pouvez toujours installer un climatiseur d’atmosphère.

Client – Je ne supporte pas la climatisation…

Agent – Et puis c’est très lumineux. C’est une planète très proche de son étoile…

Client – C’est sûrement pour ça que c’est une telle fournaise… Et celle-là ?

Agent – Ah oui, elle est très bien aussi… Le charme de l’ancien… C’est vrai que ça a beaucoup de cachet…

Client – Travaux à prévoir…

Agent – Elle est livrée sans eau et sans atmosphère, mais vous savez, maintenant, ce ne sont pas des aménagement considérables. Vous pouvez même en défiscaliser une partie. Et puis à ce prix là…

Client – Je préférerais quand même ne pas avoir de travaux à faire.

Agent – Habitable tout de suite, je vois… Moi non plus, je ne suis pas très bricoleur (ou bricoleuse)… Voyons voir… Ah, je crois que j’ai ce qu’il vous faut… C’est un produit que je viens de rentrer, justement… Regardez ça…

Client – C’est très bleu, non ?

Agent – C’est la piscine… Mais regardez de plus près… Le jardin est très vert… Et vous avez un frigo à chaque pôle. Bon, là ils sont légèrement dégivrés, c’est pour ça que la piscine déborde un peu, mais ça peut se régler très facilement en changeant le thermostat…

Client – C’est vrai que ce n’est pas mal…

Agent – C’est la campagne. À moins d’une centaine d’années lumière d’ici…

Client – C’est situé où exactement ?

Agent – C’est un peu excentré, c’est vrai. Mais d’un autre côté, c’est très tranquille. C’est dans le système solaire…

Client – Le système solaire ?

Agent – La Voie Lactée, vous voyez ?

Client – Vaguement…

Agent – J’ai plus central, bien sûr, mais c’est plus cher… Une planète comme ça, avec un satellite, en plus… Je ne vous cacherais pas que le satellite, lui, est à aménager… Mais vous pouvez le faire un peu plus tard lorsque la famille se sera agrandi…

Client – Et vous dites que c’est habitable tout de suite ?

Agent – Il y a l’eau, le gaz, l’électricité solaire… Et pour la touche rustique, il reste même quelques volcans en activité… Bon, il faudra peut-être les faire ramoner…

Client – Comment ça s’appelle ?

Agent – La Terre.

Client – La Terre ?

Agent – Vous pouvez toujours changer le nom, si ça ne vous plaît pas… C’est au numéro 3211 de la Voie Lactée.

Client – Et elle serait libre tout de suite ?

Agent – Je crois qu’il reste quelques locataires qui n’ont jamais payé le loyer… Si vous êtes intéressé, je peux faire en sorte qu’ils débarrassent le plancher très rapidement… Le temps de faire l’état des lieux, et vous pouvez emménager quand vous voulez !

Client – Il faudrait que j’en parle à ma femme (ou mon mari), mais… Oui, je crois que je vais la prendre… J’imagine que vous voulez un acompte tout de suite…

Agent – Comme ça, je vous la réserve. Vous savez, ce genre de produits, c’est assez rare. Alors ça part très vite…

Client – Parfait…

Le client sort une carte de crédit que l’agent passe dans une fente de son ordinateur.

Agent – Et voilà… Bienvenue chez vous !

Client – Très bien, je repasse avec ma femme (ou mon mari) pour les formalités…

Agent – Pas de problème… Nous restons à votre service.

Le client sort. L’agent décroche son portable.

Agent – Tu ne vas pas le croire… Je viens de réussir à refourguer la Terre… Depuis le temps qu’elle nous restait sur les bras… Tu pourras y faire un saut pour tout remettre en ordre avant la semaine prochaine ? L’acheteur a l’air pressé d’emménager, et cette bande de squatters nous a laissé ça dans un état… Oh ça tu fais comme tu veux, mais je pense qu’avec un bon coup d’insecticide, ça devrait régler le problème… Oui, d’homicide, si tu préfères… Très bien, alors je compte sur toi, hein ?… Ok, à plus tard… (Il raccroche et se frotte les mains) Bon, ça c’est fait…

24 – Trinité

Trois personnages, hommes ou femmes, habillés de façon similaire, à l’exception des inscriptions sur leurs t-shirts : Liberté, Égalité, Fraternité. Désœuvrés, sans pour autant manifester de signes d’ennui, ils restent un moment immobiles, en silence.

Un – Quelle heure est-il ?

Deux – Trois heures, comme d’habitude.

Trois – Pourquoi tu demandes ça ? Il est toujours trois heures, de toutes façons.

Un – Je ne sais pas… L’habitude, justement.

Nouveau silence.

Deux – Vous savez quoi ?

Trois – Quoi ?

Deux – Il paraît qu’avant d’être des robots, on était des animaux nous aussi.

Un – Des animaux ?

Deux – Ben vous savez… Comme des robots, mais que personne n’a fabriqué.

Trois – Tu veux dire des robots… sauvages ? Comme il y en avait autrefois sur certaines planètes ?

Deux – J’ai entendu ça dans une émission à la télé.

Un temps.

Un – C’est vrai, remarque, si on y pense… Qui a fabriqué le premier robot ?

Trois – Le premier robot ?

Deux – Celui qui a fabriqué le deuxième.

Trois – Pas un animal, en tout cas. Comment veux-tu qu’un animal fabrique un robot ?

Un – L’émission parlait d’un chaînon manquant entre l’animal et le robot. Une sorte de grand singe, mais plus intelligent.

Trois – Un singe qui fabrique des robots… N’importe quoi !

Un – Oui, tu as raison.

Deux – Et puis nous, personne ne nous a fabriqués, non ?

Un – Non ?

Trois – C’est nous qui avons créé tout ça !

Deux – Nous on a toujours été là.

Un – Vous croyez ?

Deux – Mais bien sûr ! Les animaux aussi, c’est nous qui les avons fabriqués. Comme tout le reste !

Trois – Et puis nous, notre problème, ce n’est pas de savoir d’où on vient. C’est de savoir où on va.

Un temps.

Deux – Et où on va, au fait ?

Trois – Ça je n’en sais foutre rien.

Un – Peut-être qu’on y est déjà arrivé.

Deux – Arrivé où ?

Un – Au bout de l’évolution.

Un temps.

Deux – Je ne pensais pas que ce serait aussi long, la fin du monde… C’est long, non ?

Un – C’est très très long.

Trois – Beaucoup plus long que le début, en tout cas.

Un – Je ne sais pas pourquoi, dans les vieux films à la télé, la fin du monde ça arrive toujours d’un seul coup.

Deux – Alors qu’en réalité, ça dure une éternité.

Silence.

Un – Ça vient d’où, ces t-shirts à la con ?

Trois – Ça je n’en sais foutre rien non plus.

Silence.

Un – Quelle heure est-il ?

Deux – Trois heures, comme d’habitude.

Trois – Pourquoi tu demandes ça ? Il est toujours trois heures, de toutes façons.

Un – Je ne sais pas… L’habitude, justement.

Un temps.

Deux – Et la fin du monde, c’était prévu pour quelle heure à peu près ?

Trois – Trois heures.

Un – Ah oui…

Deux – Ce n’est peut-être plus la peine d’attendre, alors.

Trois – Non.

Ils se lèvent.

Deux – On est peut-être devenus des dieux, en fait.

Trois – Allez savoir…

Ils se retournent pour partir, et on peut lire sur le dos de leurs t-shirt : Père, Fils, Saint-Esprit.

Noir.

25 – Ce n’est pas la fin du monde

Alban est là. Eve revient.

Alban – Alors ?

Eve – Deux heures.

Alban – Deux heures…

Eve – À peu près.

Un temps.

Alban – Alors dans deux heures, tout ça aura cessé d’exister.

Eve – Et nous avec.

Alban – Je comprends ce que les dinosaures ont ressenti juste avant leur extinction.

Eve – Mais eux, ils n’étaient pas au courant.

Alban – On dit que les animaux sont les seuls à pouvoir prédire un tremblement de terre quelques heures avant. Va savoir. Les dinosaures ont peut-être eu le pressentiment de leur prochaine disparition.

Un temps.

Alban – Tu as peur ?

Eve – Je ne suis même pas sûre.

Alban – Après tout, ce n’est que la fin du monde.

Eve – Si j’étais la seule à devoir disparaître, je crois que je serais terrorisée. Mais de savoir que tout va s’arrêter pour tout le monde en même temps. Et que ce monde ne nous survivra pas.

Alban – En somme, ce n’est pas nous qui partons. C’est ce monde qui nous quitte.

Un temps.

Alban – Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu ne rien savoir.

Eve – Savoir ou ne pas savoir…

Alban – Quoi qu’il en soit, maintenant, on ne peut pas faire comme si on ne savait pas.

Un temps.

Alban – Deux heures. Pour un examen de conscience, c’est un peu court, non ?

Eve – Pour un état des lieux individuel, avant de résilier son bail, pas forcément. Mais pour faire le bilan de l’humanité toute entière…

Alban – Qu’est-ce que tu dirais, toi ? Globalement positif ?

Eve – Il ne s’agit pas seulement de mettre le positif en balance avec le négatif. Il faut aussi voir tout ce qu’il y a entre les deux. La matière noire. L’insignifiance. L’absurdité.

Alban – Si on pouvait encore douter de l’absurdité de ce monde, l’insignifiance de sa fin devrait achever de décourager ceux qui croyaient encore en Dieu.

Eve – Ils te parleraient d’apocalypse et de châtiment divin…

Alban – Jusqu’à présent, ma religion, c’était plutôt après moi le déluge. Je ne pensais pas que le déluge pourrait survenir de mon vivant…

Un temps.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas.

Eve – C’est curieux. Je m’étais souvent posé cette question. Qu’est-ce que je ferais s’il ne me restait qu’un jour à vivre. Ou une heure.

Alban – Et ?

Eve – Je pensais à des trucs idiots comme… Écouter La Callas ou faire l’amour.

Alban – On a encore le temps de faire les deux. À condition de le faire en même temps…

Eve – Mais là c’est différent. Ce n’est pas à ma vie que je dois donner un sens pendant les quelques instants qui me restent. C’est à la vie tout court.

Alban – On pourrait faire un enfant.

Eve – Ce serait beau comme un défi. Mais ça resterait complètement absurde.

Alban – On pourrait se suicider…

Eve – Pour pouvoir dire quand même : Après nous le déluge ?

Alban – Ce serait un geste de liberté.

Eve – Ce serait surtout une coquetterie.

Alban – Alors quoi ?

Eve – Comment donner encore un sens au passé dans un monde qui n’a plus d’avenir ?

Alban – Avant quand on disait jusqu’à la fin des temps, ça voulait dire toujours. La fin des temps… Je crois que cette fois nous y sommes.

Eve – Et après ?

Alban – Est-ce qu’il peut y avoir un après, après la fin des temps ?

Eve – Des temps nouveaux ?

Alban – Un recommencement ?

Eve – Un recommencement, ça n’aurait aucun sens.

Alban – Alors un commencement.

Eve – Tout est fini.

Alban – Tout commence.

Eve – Et tout ce qui a eu lieu n’a plus lieu d’être.

Alban – Je crois qu’il est temps…

On entend La Callas. Il se prennent dans les bras l’un l’autre.

Fondu au noir.

Rideau

Le premier se tourne vers le deuxième.

Un – Alors ça y est, c’est fini ?

Deux – En tout cas, on est plus près de la fin que du début…

Un – Bon… Ben il va falloir y aller, alors.

Deux – On dirait, oui…

Un – C’était pas si mal… On peut revenir ?

Deux – Ça…

Un – Et on se souvient vraiment de rien ?

Deux – À quoi ça servirait de revenir…

Le premier commence à partir et, voyant que l’autre ne suit pas, se retourne.

Un – Vous ne venez pas ?

Deux – Je dois tout remettre en place, pour la prochaine représentation…

Un – Ah, d’accord… Vous êtes le…

Deux – Le spectacle continue.

Un – Bon courage…

Il s’en va. L’autre semble un peu découragé.

Deux (pour lui) – Il faut bien quelqu’un pour garder la boutique… Parfois moi aussi, j’aimerais bien passer cette porte, et tout oublier… Et puis revenir un matin et tout recommencer… Comme si c’était la première fois… (Il semble se raviser) Et si c’était vraiment la dernière ? (À celui qui s’en va) Attendez-moi, je viens avec vous…

Il tente de sortir mais ne trouve pas la porte.

Deux (résigné) – Pour moi ça n’a jamais commencé… Alors ça ne finira jamais… (Se tournant vers les spectateurs) À la prochaine…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-07-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Bureaux et Dépendances

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Distribution très variable en nombre et sexe : une quarantaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Travailler ou ne pas travailler, telle est la question. Le temps d’une pause cigarette… électronique, quelques accros au boulot échangent des propos brumeux.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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TEXTE INTÉGRAL

Bureaux et Dépendances

Les particules

Drague démodée

Un coup du destin

La Mère Michelle

Les sandales d’Empédocle

Avec ou sans filtre

Pas de quoi rire

Avantage acquis

Import export

Mort pour la Finance

Nouveaux horizons

Retraite

Petite déprime

Ministère du Plan

Dernière cigarette

La Mère Noël


Les particules

Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.

Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps ?

Alex – Les particules ?

Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas.

Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?

Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.

Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion de planning qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.

Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.

Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.

Yaël – Même plus besoin d’alibi.

Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?

Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.

Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.

Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.

Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.

Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.

Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.

Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.

Alex range sa cigarette électronique.

Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.

Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.

Yaël range à son tour sa cigarette.

Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.

Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.

Alex – J’ai déjà entendu ça.

Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.

Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?

Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.

Alex – Je vois…

Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?

Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.

Yaël – À moins de se marier avec un(e) orphelin(e)…

Alex – Abandonné(e) sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à La Toussaint…

Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…

Alex – Un chat ?

Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?

Alex – Non.

Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.

Alex – Et donc, il avait une belle-mère.

Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.

Ils sortent.

Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

La mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

Avantage acquis

Deux femmes arrivent. La deuxième se met à fumer ou vapoter.

Isabelle – Des fois, je te jure, j’ai envie de le tuer.

Charline – Qui ça ?

Isabelle – Le boss !

Charline – Ah oui…

Isabelle – Tu sais qu’il fait la gueule quand je lui dis que je prends ma pause cigarette ?

Charline – Il se préoccupe peut-être de ta santé.

Isabelle – C’est ça, oui. Non mais il me prend pour qui ? Même les esclaves, dans les galères, ils avaient le droit de faire une pause de temps en temps.

Charline – Tu crois ?

Isabelle – Ouais, bon, on n’est pas des esclaves, non plus !

Charline – C’est clair. (Elle lui tend une cigarette) Tu en veux une ?

Isabelle – Non merci, j’ai arrêté.

Charline – Tu as arrêté de fumer ?

Isabelle – Ouais… C’est aussi pour ça que je suis un peu à cran, tu vois.

Charline – Et tu prends toujours ta pause cigarette ?

Isabelle explose.

Isabelle – Non mais tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?

Charline – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Isabelle – Ce n’est pas parce que j’ai arrêté de fumer que je vais renoncer à ma pause cigarette !

Charline – Ouais, non, mais je n’ai pas dit ça.

Isabelle – La pause cigarette, c’est un avantage acquis, bordel !

Charline – Ouais, ouais, c’est clair. C’est sûr. Non mais ouais.

Isabelle – Oh et puis vous me faites tous chier, tiens !

Elle s’en va. L’autre la suit.

Charline – Non mais attends, on peut discuter quand même…

Isabelle – Si ça continue, je me remets à fumer. C’est ça que vous voulez ?

Elles sortent.

Import export

Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils commencent à fumer.

Kim – Vous bossez à quel étage ?

Sam – Cinquième…

Kim – C’est quoi comme boîte au cinquième ?

Sam – La même chose qu’au quatrième.

Kim – Ah ouais. Import export.

Sam – En ce moment, c’est surtout import.

Kim – Eh oui. Qu’est-ce qu’on pourrait bien encore exporter ?

Sam – Ouais.

Kim – Je ne sais pas.

Sam – Nos sénateurs et nos conseillers généraux, peut-être.

Kim – C’est vrai que ça, contrairement au pétrole, on n’en manque pas.

Sam – Les sénateurs, c’est la seule énergie qui soit à la fois fossile et renouvelable par tiers.

Kim – Mais en France, les élus, c’est comme le gaz de schiste. On a de gros gisements, mais on n’a pas le droit d’y toucher. Je ne sais même pas à quoi ça sert, un conseiller général.

Sam – À élire un sénateur, je crois.

Kim – Trop d’élus tue la démocratie… Et qu’est-ce que vous importez comme produits ?

Sam – Un peu de tout. Mais on est spécialisé dans les produits financiers.

Kim – Les produits financiers ?

Sam – On importe des capitaux.

Kim – Pour quoi faire ?

Sam – Pour payer les autres produits qu’on importe.

Kim – Ah d’accord… Mais on les paie avec quoi, ces capitaux qu’on importe ?

Sam – Autrefois on appelait ça des Bons de la Semeuse. Maintenant, il y a des mots plus savants pour désigner ce genre de produits dans le charabia de la finance, mais en gros, on peut appeler ça des reconnaissances de dettes.

Kim – Donc, en fait, on importe tout ce qu’on consomme et la seule chose qu’on exporte, c’est nos dettes.

Sam – Voilà.

Kim – Mais pourquoi est-ce que tous ces pays qui nous entretiennent achètent nos dettes ?

Sam – Pour qu’on ait de quoi les payer. Sinon, ils ne pourraient plus exporter. Ce serait l’effondrement du système.

Kim – Je vois… Mais alors pourquoi tous ces pays pauvres ne consomment ce qu’ils produisent, au lieu de l’exporter vers des pays riches qui n’ont pas d’argent pour les payer.

Sam – Mais parce que ce sont des pays pauvres, justement. Le niveau de vie est très bas, et les inégalités très importantes. Pas de classes moyennes, donc pas de marché intérieur. Et bien sûr, les ouvriers n’ont pas les moyens d’acheter ce qu’ils produisent.

Kim – C’est un peu paradoxal, non ?

Sam – C’est comme ça… Tous les économistes vous le diront.

Kim – Je me demande comment on n’a pas encore eu l’idée d’en guillotiner quelques uns…

Sam – Ouh la… Vous êtes un altermondialiste, vous, non ?

Kim – C’est mon côté Che Guevara…

Sam – Et vous, vous travaillez à quel étage ?

Kim – Treizième. Je travaille pour une ONG.

Sam – Je pensais que cet immeuble n’avait que douze étage.

Kim – Oui, oui, c’est bien le cas. Mais je travaille dans une ONG fictive.

Sam – Ah d’accord…

Kim – D’ailleurs, il faut que j’y retourne.

Une vieille arrive qui ressemble beaucoup à la mort.

Sam – C’est qui celle-là ?

Kim – La propriétaire. On ne la voit pas souvent rôder par là…

Sam – La propriétaire de cette tour ?

Kim – De la tour, oui. Et de toutes les sociétés qu’elle abrite.

Sam – Même les sociétés fictives…

Kim – Elle est actionnaire majoritaire dans le holding à qui appartient tout ça. Avant on était possédé par les fonds de pension, mais maintenant qu’ils ont supprimés les retraites…

Sam – Alors c’est pour elle qu’on bosse tous ?

Kim – Ouais.

Sam – J’espère qu’elle le vaut bien…

Il s’en va. L’autre le suit.

Mort pour la Finance

Deux autres personnages arrivent.

Jo – Tu as de ses nouvelles ?

Nic – Il est mort.

Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.

Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.

Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?

Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…

On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous vêtements.

Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !

Jo – Le feu ?

Mat – Je travaille au premier mais j’étais allé(e) au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.

Nic – Vous regardez trop la télé, vous…

Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…

Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…

Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».

Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !

Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…

Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.

Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier

Mat – Les pompiers sont prévenus ?

Nic – C’est un exercice incendie.

Mat (se signant) – Dieu soit loué !

Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…

Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passé.

Il s’en va.

Nic – On est vite rattrapé par le quotidien…

Jo – Oui.

Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.

Jo – Oui… Jesus Christ aussi…

Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.

Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.

Nic – Ouais. Mais pas nous.

Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufeté.

Nic – Après ça a continué avec l’école.

Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.

Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.

Jo – Et c’est à ce moment qu’ils ont supprimé les retraites.

Ils commencent à partir.

Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?

Jo – La nouvelle ?

Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…

Ils s’en vont.

Un personnage arrive, seul.

Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.

Il allume un joint et fume.

Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : ok, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, et je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…

Un autre personnage arrive. Le premier lui tend son joint.

Ben – Vous en voulez ?

Charlie – Merci, j’ai arrêté.

Charlie se met à vapoter.

Charlie – Vous êtes dans quoi ?

Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?

Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.

Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?

Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.

Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.

Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.

Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?

Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.

Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…

Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.

Ben – Un boîte d’expertise comptable, donc.

Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.

Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…

Charlie – Vous êtes dans la restaurantion ?

Ben – Informatique.

Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.

Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.

Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.

Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?

Ben – Je sais faire des pâtes.

Charline – On peut ouvrir un restaurant italien.

Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?

Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.

Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.

L’autre s’apprête à partir.

Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.

Ben – Je vais descendre avec vous…

Charlie – Dans le Sud ?

Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.

Ils sortent.

Nouveaux horizons

Une terrasse. Un homme et une femme arrivent. Ils vapotent un instant en silence.

Jacques – Ça va ?

Corinne – Ça va.

Jacques – Tu veux qu’on aille voir un film ?

Corinne – Ce soir ?

Jacques – Ben oui, ce soir.

Corinne – Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?

Jacques – Je ne sais pas, il faudrait regarder. Je regarderai tout à l’heure.

Corinne – Ok. Si tu veux après, on peut se faire un resto.

Jacques – Ouais, je ne sais pas.

Corinne – Sinon, j’ai fait des courses.

Jacques – Ok.

Il s’approche du bord de la scène et regarde au loin.

Jacques – Je n’avais jamais remarqué que d’ici, on pouvait voir la tour où on habite.

Corinne – Non ?

Elle s’approche.

Jacques – Mais si regarde, juste de l’autre côté du périphérique.

Corinne – Je ne vois pas…

Il désigne avec le doigt.

Jacques – À droite de la centrale thermique. Cette tour avec le toit couvert d’antennes relais. C’est chez nous !

Corinne – Ah oui, tu as raison. C’est marrant.

Jacques – Ouais.

Ils regardent un instant ce spectacle en silence.

Jacques – Je me demande si je ne vais pas changer de boulot.

Corinne – Ah oui ? Pourquoi pas…

Jacques – Ça casserait un peu de la routine.

Corinne – Mais quand tu dis changer de boulot…

Jacques – Ah non, mais je resterai dans la même branche, rassure-toi.

Corinne – Tu veux dire changer de boîte.

Jacques – Un collègue vient de m’avertir qu’un poste d’informaticien vient de se libérer dans la société où il travaille.

Corinne – Ah oui ? Et c’est où ?

Jacques – Au troisième étage.

Corinne – Ah d’accord…

Jacques – On pourra toujours prendre nos pauses ensemble.

Corinne – Ah oui… Si tu penses que c’est mieux.

Jacques – Bon allez, on y retourne.

Corinne – Ok…

Ils s’en vont.

Retraite

Un PDG arrive accompagné d’un autre personnage, homme ou femme.

PDG – Alors mon vieux, qu’est-ce que vous allez faire maintenant que vous êtes à la retraite ?

Dany – Oh vous savez, je ne vais pas avoir le temps de m’ennuyer.

PDG – Vous croyez ?

Dany – Je ferai tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire jusqu’ici.

PDG – Ah oui ? Quoi par exemple ?

Dany – Je ne sais pas…

PDG – Faire du vélo ? Aller à la pêche ? Jouer aux boules ?

Dany – Pourquoi pas, oui…

PDG – Moi je dis que vous allez vous emmerder, mon vieux, vous verrez.

Dany – Au début, peut-être un peu.

PDG – Le boulot, c’est pire que le tabac, question accoutumance. On ne devrait jamais commencer. Après il est trop tard. C’est l’addiction. La dépendance.

Dany – Alors je prendrai la retraite comme une cure de désintoxication.

PDG – La retraite, c’est comme les 35 heures, ça ne devrait pas exister. D’ailleurs, ça n’existe déjà presque plus. Vous serez peut-être le dernier à profiter de cette aberration.

Dany – Vous croyez ?

PDG – Aujourd’hui, les gens vivent jusqu’à plus de cent ans, et ils meurent en bonne santé. Vous vous sentez vieux, vous, mon vieux ?

Dany – Mon Dieu…

PDG – D’accord, vous n’avez pas autant la niaque qu’un type de vingt ans, et vous nous coûtez beaucoup plus cher, mais bon… On pourrait vous trouver un petit boulot subalterne payé au SMIC pour terminer votre carrière sur terre. Ou même un travail bénévole, tiens. Ça vous dirait de travailler à la cantine ? On manque de personnel à la plonge.

Dany – Ma foi…

PDG – Mais je déconne, mon vieux ! Vous croyez tout ce qu’on vous dit, vous, hein ? Ça on peut dire que vous n’êtes pas contrariant. (Le PDG s’approche du bord de la scène) Il y a une vue magnifique, d’ici, je n’avais jamais remarqué…

L’autre s’approche derrière lui les bras tendus comme pour le pousser dans le vide. Mais le PDG se retourne au dernier moment et se méprend sur le sens de son geste, qu’il interprète comme une tentative pour l’embrasser.

PDG – Allez mon vieux, il ne faut pas être aussi sensible.

Il le prend dans ses bras et l’étreint un instant.

PDG – On va vous regretter. Des types comme vous, on n’en fait plus, heureusement. Profitez bien de votre retraite, elle nous coûte assez cher comme ça.

Dany – Merci Monsieur le Président.

Le PDG commence à s’éloigner.

Dany – Monsieur le Président !

PDG – Oui ?

Dany – Merde !

PDG – Comme au théâtre, alors ? Merci de me souhaiter bonne chance, mon vieux.

Le PDG s’en va.

Dany – Je n’aurais même pas réussi à lui dire merde avant de partir…

Il sort.

Arrivent deux personnages, hommes ou femmes. Ils se mettent à vapoter.

Micky – Ça fait longtemps que tu bosses ici ?

Rapha – C’est mon premier jour. Et toi ?

Micky – Moi aussi. Et je crois que ça va être le dernier.

Rapha – Tu es en intérim ?

Micky – Non mais je viens de dire merde à mon patron.

Rapha – Tu aurais dû attendre la fin de ta période d’essai.

Micky – Temporiser, ce n’est pas mon style. Je suis un impulsif.

Rapha – Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

Micky – Je vais peut-être me barrer à l’étranger.

Rapha – Ah oui ? Où ça ?

Micky – Je ne sais pas. En Chine, peut-être.

Rapha – Tu parles chinois ?

Micky – J’apprendrai. La Chine, c’est là bas que ça se passe, maintenant, non ?

Rapha – Ouais, peut-être.

Micky – Tu veux qu’on bouffe ensemble à midi. J’écoulerai mes derniers tickets restaurant…

Rapha – Ok.

Micky – On bouffera chinois.

Rapha – Comme ça tu pourras commencer à apprendre la langue.

Ils s’en vont.

Petite déprime

Deux autres arrivent et se mettent à fumer.

Fred – Ça va ?

Al – Ouais… Enfin non.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Des problèmes personnels ?

Al – Eh bien non, justement. Je n’ai aucun problème personnel. D’ailleurs, je n’ai aucune vie personnelle.

Fred – Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

Al – Je ne sais pas… Une sensation de vide… Le sentiment de ne pas être à ma place… J’ai l’impression que pendant que je suis ici, ma vie se déroule ailleurs. Sans moi. Tu as déjà ressenti ça ?

Fred – C’est un petit coup de déprime. Tu devrais peut-être voir un médecin. Il te donnera quelque chose. Faut pas rester comme ça, tu sais. Faut pas rigoler avec ça.

Al – Pour ça, je peux te rassurer tout de suite. Je ne rigole plus depuis très longtemps. C’est simple, je ne me souviens même pas quand j’ai rigolé pour la dernière fois.

Fred – Alors qu’est-ce que tu compte faire ? Tu ne vas pas faire une bêtise au moins. Je veux dire, comme de démissionner ?

Al – Je ne sais pas… C’est curieux, la vie. Au début, on se dit qu’on a des problèmes, mais qu’on va tous les régler un par un, et qu’après on sera tranquille. Et puis après, on se rend compte que quand on a réglé ces problèmes, il y en a d’autres qui se présentent. Et qu’il y aura toujours d’autres problèmes à régler. Le temps passe et à partir d’un certain âge, on commence à se dire que tous ces problèmes, un jour, ce ne sera plus les nôtres. Parce qu’on ne sera plus là, tout simplement. Je crois que j’ai atteint cet âge-là. Ça n’apporte pas la sérénité, mais ça permet une certaine distance. Tu savais que Chéreau est mort ?

Fred – Ne me dis pas que c’est ça qui te met dans cet état-là… Tu le connaissais personnellement ?

Al – Non…

Fred – Je ne savais pas que tu t’intéressais au théâtre.

Al – Je n’y vais jamais.

Ils s’en vont. Deux autres arrivent.

Mok – Tu as entendu ça ? Patrick Chéreau est mort.

Zac – Patrice.

Mok – Quoi ?

Zac – Patrice Chéreau.

Mok – Cancer du poumon. Le tabac, c’est vraiment une saloperie. Gainsbourg, c’est pareil. S’il n’avait pas fumé autant, et qu’il avait fait un peu plus de sport, il serait peut-être encore vivant.

Zac – Et si Hendrix avait plutôt joué du violon dans un orchestre philarmonique, il serait sûrement toujours parmi nous aujourd’hui.

Moc – Je me demande bien ce qu’il ferait, tiens.

Zac – Il jouerait au scrabble dans sa maison de retraite médicalisée avec Jim Morrison, James Dean et Janis Joplin.

Mok – Tu as raison, ce serait bizarre… Tu crois que ça ne vaut pas le coup d’arrêter de fumer ?

Zac – Mais tous ces gens dont on parle, ils avaient déjà atteint le sommet de leur art. Nous on cherche encore dans quoi on pourrait bien être bon à quelque chose.

Mok – Je crois que si on était des génies, ça se saurait déjà.

Zac – Cervantès a écrit Don Quichotte à plus de cinquante ans. On a encore de l’espoir.

Mok – Alors il faut être un génie pour avoir le droit de se ruiner la santé, c’est ça ?

Zac – Qu’est-ce que tu veux ? On est de la race des baisés. C’est comme ça.

Ils sortent.

Ministère du Plan

Un homme et une femme arrivent.

Gina – Tu ne fumes plus.

Alain – Non, j’ai arrêté.

Gina – C’est bien.

L’autre se prépare une ligne de coke et la sniffe.

Alain – En revanche, je me suis remis à la coke.

Alain sort. L’autre reste là. Arrive une autre femme.

Brigitte – Salut.

Gina – Salut.

Brigitte – Je n’arrive pas à décrocher.

Gina – Moi non plus.

Brigitte – C’est le boulot. Ça me stresse, alors je fume pour décompresser.

Gina – C’est le boulot, qu’il faudrait arrêter.

Brigitte – C’est sûr. Mais je me demande si n’aurais pas encore plus de mal à arrêter le boulot.

Gina – Le boulot, c’est une drogue dure. Ça devrait être interdit.

Brigitte – Oui. Vous êtes dans quoi, vous ?

Gina – Contentieux.

Brigitte – Contentieux ?

Gina – Recouvrement de créances, ce genre de trucs.

Brigitte – Cool. Ça vous plaît ?

Gina – Depuis que je suis toute petite, je rêvais de harceler de pauvres gens surendettés et de leur extorquer leurs dernières économies pour payer leurs crédits sur des produits dont ils n’ont pas besoin.

Brigitte – Je vois…

Gina – Et vous ? Vous travaillez aussi pour faire le bonheur de l’humanité.

Brigitte – Conseillère bancaire… Ça devrait être interdit par la loi d’appeler conseillers bancaires des gens qui sont des commerciaux. On n’est pas là pour dispenser des conseils, on est là pour vendre des produits.

Gina – Oui… Mon conseiller Veolia m’appelle tous les soirs pour savoir si je n’ai besoin de rien… C’est bien le seul, d’ailleurs…

Brigitte – Vous avez vu le nombre de boîtes de service à la personne qui fleurissent maintenant à côté des magasins de cigarettes électroniques.

Gina – C’est quoi, les services à la personne ?

Brigitte – Ménage, cuisine, conversation…

Gina – Alors maintenant, pour parler à quelqu’un, il faut payer.

Brigitte – Rassurez-vous, avec moi c’est gratuit. Pour l’instant.

Gina – Vous vous souvenez de l’époque où les banques étaient nationalisées, où Gaz de France était une entreprise d’état et Renault une régie ?

Brigitte – J’étais trop jeune, mais on m’a raconté.

Gina – Il paraît même qu’il y avait un Ministère du Plan.

Brigitte – C’était avant la chute du Mur de l’Atlantique, non ? Du temps où la France était un pays communiste.

Gina – Avec à sa tête un Général.

Brigitte – Même les autoroutes à péages étaient des services publics. Au moins on savait par qui on se faisait entuber.

Gina – On vit une drôle d’époque…

Brigitte – Allez, il faut que je retourne bosser. Merci, ça m’a remonté le moral de discuter un moment avec vous.

Elles partent.

Dernière cigarette

Antoine revient. Clara arrive peu après.

Clara – Vous êtes encore là ?

Antoine – Personne ne m’attend à la maison. Vous non plus, apparemment.

Clara – Non.

Antoine – Mais c’est la dernière fois que je fais des heures sups. Quelques dossiers à boucler avant de partir.

Clara – Partir ?

Antoine – J’ai donné ma démission aujourd’hui.

Clara – Pas à cause de moi, j’espère.

Antoine – Pourquoi pas ?

Clara – Pour éviter qu’on travaille dans la même boîte au cas improbable où nous viendrions à avoir des relations sexuelles ensemble ? Dans ce cas, c’est dommage. Ce n’était vraiment pas la peine.

Antoine – Vous êtes tellement sûre qu’on ne couchera jamais ensemble ?

Clara – Surtout parce que je travaille en intérim. Ma mission ici s’achève ce soir de toute façon…

Antoine – Alors comme ça on est chômeurs tous les deux.

Clara (ironique) – Plus rien ne s’oppose à notre amour…

Il l’embrasse et elle se laisse faire.

Antoine – J’ai actualisé un peu mes méthodes de drague. Et j’ai arrêté les blagues.

Clara – Je vois ça… Ça ne rigole plus.

Antoine – Disons que c’est un peu plus direct.

Clara – Ça ne me déplaît pas.

Antoine – Il commence à faire nuit. On va bientôt voir les étoiles.

Clara aperçoit quelque chose contre une des parois de la terrasse, qui peut rester invisible.

Clara – C’est quoi ces plaques avec ces inscriptions ?

Antoine – Ah vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai que vous êtes en intérim. Ce sont des épitaphes.

Clara – Des épitaphes ?

Antoine – Il y a des sociétés qui mettent des crèches à la disposition de leurs salariés. Eh bien les propriétaires de cette tour fournissent aux employés un jardin du souvenir, pour les cendres des défunts.

Clara – Un jardin du souvenir…

Antoine – Enfin, une terrasse du souvenir, si vous préférez. Les proches du disparu peuvent disperser ses cendres du haut de la tour. Ou à défaut, c’est le patron qui s’en charge.

Clara – Et cette terrasse du souvenir fait aussi office d’espace fumeurs…

Antoine – Au prix où est l’immobilier en ville… Et puis comme ça, nos chers défunts fumeurs ont un peu l’impression d’être en pause.

Clara – Une pause définitive.

Antoine – Le tabac a largement contribué au règlement définitif du problème des retraites…

Clara – Et le cimetière est devenu une dépendance du bureau. Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur ces épitaphes ?

Antoine s’approche pour en lire quelques unes.

Antoine – Voyons voir… (Lisant) « En ce moment, je suis surbooké, mais on se rappelle très vite »… « Je ne suis pas là, mais vous pouvez me laisser un message »… « Le changement, c’est maintenant »… « Demain j’arrête de fumer »…

Clara – Édifiant…

Antoine – Écoutez ça, on dirait un aphorisme : « Contrairement aux particules, les testicules ne peuvent pas se trouver à deux endroits différents en même temps »…

Ils échangent un regard.

Clara – C’est vrai que c’est très romantique, cet endroit, mais on ne va peut-être pas s’éterniser.

Antoine – Je peux fumer une dernière cigarette ?

Clara (ferme) – Si vous voulez me suivre, c’est maintenant.

Antoine – Ok.

Ils se dirigent vers la sortie.

Antoine – Vous habitez où ?

Clara – Juste à côté. Vous voulez boire un verre à la maison ?

Antoine – D’accord. Mais je vous préviens, je ne couche jamais le premier soir.

Clara – Ça y est, vous recommencez avec vos blagues.

Ils partent ensemble.

Un personnage (homme ou une femme) arrive. Il fume une cigarette ou vapote un instant en silence, avant de s’adresser au public.

Personnage – C’est ma dernière cigarette. C’est fini. Je décroche. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. En tout cas demain, ce sera sans moi. J’ai longtemps hésité, et puis j’ai fini par me décider. Ce n’est jamais le bon moment, non ? Ce n’est pas tous les jours facile de trouver une bonne raison de continuer. Mais croyez-moi, c’est encore plus difficile de s’arrêter là, sans raison. Je ne sais pas comment ils font, tous ces gens qui laissent un petit mot derrière eux. Une lettre de démission. Qu’est-ce qu’ils espèrent encore ? Un peu de compréhension ? Je pars en silence. Sans lettre T pour la réponse. Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils pourraient comprendre ? Même moi je ne me comprends pas. La vie ne me comprend plus. Et s’ils me répondaient ? Qu’est-ce qu’on peut bien répondre aux abonnés absents ? Je pars sans un mot. Sans préavis. Je libère la place. Parce que je serai remplacé, bien sûr. Vous aussi. Faut pas rêver. Dans la foule, personne n’est irremplaçable. Quand tu n’es plus là, ce sera un autre. Ici ou ailleurs. Un peu plus tard ou juste après. C’est ta vie qui veut ça. La vie des autres… (Il écrase sa cigarette ou range son vapoteur) Non, si je pouvais leur dire quelque chose avant de partir, je leur dirais seulement : ne vous inquiétez pas, je vais me fondre dans la foule. Je ne suis plus là. Je serai la multitude (Un temps) Ce n’est pas la mort. C’est juste une nouvelle vie qui commence…

Le personnage s’en va.

La mère Noël

Une femme arrive, en Mère Noël. Elle allume une cigarette ou se met à vapoter. Un homme arrive à son tour. Il aperçoit d’abord l’autre de dos, et est un peu surpris par son costume de Père Noël. Il est encore plus étonné lorsque la femme se retourne, et qu’il voit que c’est une Mère Noël.

Homme – Bonjour…

Mère Noël – Salut.

Homme – Vous…?

Mère Noël – Je viens pour l’arbre de Noël.

Homme – L’arbre de Noël…?

Mère Noël – L’arbre de Noël de la société. Celle pour laquelle vous travaillez, j’imagine.

Homme – Ah oui, c’est vrai… L’arbre de Noël… Je ne savais même pas que ça existait encore… Maintenant, avec toutes ces lois sur la laïcité…

Mère Noël – Vous n’avez pas d’enfants…

Homme – Pas le temps, malheureusement. Dans vingt ou trente ans, peut-être… Si la complémentaire santé de ma boîte accepte de rembourser la congélation de mes spermatozoïdes jusqu’à l’âge de ma retraite. Et donc vous…?

Mère Noël – Je travaille une année sur deux pour le Comité d’Entreprise. Je suis intermittente. Le reste de l’année, je fais du théâtre. Mais vous savez, le théâtre…

Homme – Oui… Il faut bien gagner sa vie… Et vous n’avez pas de barbe ?

Mère Noël – Vous préféreriez que j’ai une barbe ?

Homme – Non, non, vous… Vous êtes tout à fait charmante comme ça… Mais pourquoi une année sur deux ? Noël, c’est tous les ans. Ne me dites pas que le Comité d’Entreprise a décidé de ne fêter Noël que les années impaires, pour faire des économies ?

Mère Noël – C’est à cause de la parité.

Homme – La parité ?

Mère Noël – Pour lutter contre le sexisme, le Comité d’Entreprise a décidé qu’une année sur deux, le Père Noël serait une femme.

Homme – Ah oui…

Mère Noël – Si on y réfléchit bien… Il n’y a pas de raison que seuls les intermittents de sexe masculin puissent espérer trouver un job d’appoint pendant les fêtes.

Homme – Je vous avoue que je n’avais jamais pensé à ça.

Mère Noël – Pour nous, entre les arbres de Noël, les animations dans les grands magasins, les soirées privées… c’est une activité saisonnière très importante. L’année dernière, c’est ça qui m’a permis de sauver mon statut.

Homme – De Mère Noël…

Mère Noël – D’intermittente !

Homme – Bien sûr…

L’homme se met à vapoter à son tour.

Homme – Et vous, vous avez des enfants ?

Mère Noël – J’ai en des milliers…

Homme – Ah oui ? Une erreur de manipulation lors de la décongélation de vos ovules, peut-être ?

Mère Noël – Je suis la Mère Noël ! Tous les enfants sont mes enfants.

Homme – D’accord…

Ils fument un moment.

Homme – Et… est-ce qu’il y a un Père Noël ?

Mère Noël – Ne me dites pas qu’à votre âge, vous vous posez encore la question ?

Homme – Je voulais dire, est-ce que quand vous rentrez chez vous, il y a un Père Noël qui vous attend dans votre chaumière, avec qui vous partagez toutes les tâches ménagères selon les strictes règles de la parité homme-femme ?

Mère Noël – Eh bien non. Puisque vous voulez tout savoir, personne ne m’attend en bas avec un traîneau. En ce qui me concerne en tout cas, le Père Noël n’existe pas…

Homme – C’est curieux, mais contrairement à la première fois où j’ai entendu ça, aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à trouver que c’est une bonne nouvelle…

La mère Noël écrase sa cigarette ou range son vapoteur.

Mère Noël – J’y retourne… Il faut que je finisse de décorer l’arbre… Et après j’en ai pour une heure de RER avant de rentrer chez moi…

Homme – J’ai ma voiture en bas. Moi aussi j’ai un truc à finir et après je m’en vais. Je vous dépose, si vous voulez. C’est sur mon chemin.

Mère Noël – Je ne vous ai pas encore dit où j’habitais.

Homme – Mais je sais déjà que c’est sur mon chemin.

Mère Noël – La magie de Noël…

Ils sortent.

Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-49-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Brèves de Trottoirs

Sidewalk Chronicles – Escenas callejeras –  Cenas de rua

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

25 personnages : distribution modulable en nombre et sexe, chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles, la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins

Sur le trottoir d’une rue se jouent d’étranges histoires…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


 


TEXTE INTÉGRAL

Brèves de Trottoirs

1 – Au bout de la rue

2 – Plans de carrière

3 – La rue est à tout le monde

4 – Comme sur des roulettes

5 – Le juste prix

6 – L’homme de la rue

7 – Le bon numéro

8 – Deuxième chance

9 – À la rue

10 – La Manif pour Personne

11 – Du balai

12 – Le pari de Pascal

13 – Un bon coup de balai

14 – Une ombre de la rue

1 – Au bout de la rue

Un bout de rue, avec un trottoir et éventuellement un banc. Un personnage (homme ou femme) arrive d’un côté, un autre personnage arrive du côté opposé.

Un – Excusez-moi, vous savez où elle va, cette rue ?

Deux – Où elle va ? Ah non, je… Je ne sais pas exactement.

Un – Mais pourtant vous en venez, non ?

Deux – D’où ?

Un – De cette rue !

Deux – Ah non, mais moi je sors du 5 bis là. C’est là où habite… Enfin bref, c’est tout au début de la rue. Dans l’autre sens, je ne sais pas où elle va, cette rue, moi.

Un – Ah oui, c’est ennuyant.

Deux – Ennuyant ?

Un – Je ne vais pas prendre cette rue sans savoir où elle va.

Deux – Mais vous, vous allez où ?

Un – On m’a dit au bout de la rue mais…

Deux – Au bout de la rue ? Quelle rue ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Deux – La rue qui descend ? Alors ça ne doit pas être celle-là.

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, cette rue, non ?

Un – Ah oui, vous trouvez ? Moi je trouve plutôt qu’elle descend.

Deux – Ou alors, vous ne l’avez pas pris dans le bon sens…

Un – Ah non, pour moi elle descend.

Un troisième personnage arrive.

Deux – Excusez-moi de vous déranger… Vous trouvez qu’elle monte ou qu’elle descend, cette rue, vous ?

Trois – C’est pour un sondage ?

Deux – Non…

Trois – Je vous préviens, moi je ne fais pas de politique.

Deux – Non, non, c’est juste cette personne qui… On lui a dit au bout de la rue qui descend et…

Le troisième regarde la rue.

Trois – Moi, je dirais plutôt qu’elle est plate, cette rue, non ?

Deux – Un faux plat, alors…

Un – Oui, mais un faux plat qui monte ou un faux plat qui descend ?

Trois – On n’a qu’à poser une bille par terre sur le trottoir, et on verra bien si elle monte ou si elle descend.

Un – Comment est-ce qu’une bille pourrait bien monter ?

Trois – Pas la bille ! La rue. On pose la bille par terre, et on verra bien dans quel sens elle se met à rouler.

Un – Oui, évidemment, on peut faire ça…

Ils semblent tous les trois attendre quelque chose.

Deux – Vous avez une bille ?

Trois – Non.

Un – Alors pourquoi vous avez parlé de poser une bille par terre ?

Trois – J’ai dit ça comme ça, moi ! Je n’ai jamais dit que j’avais une bille. Vous trouvez que j’ai une tête à jouer aux billes ?

Deux – Faudrait trouver un gosse.

Un – Un gosse avec des billes.

Ils regardent autour d’eux.

Trois – De nos jours, des gosses qui jouent aux billes…

Deux – Ouais…

Trois – C’est vrai. Ça se perd. Moi, quand j’étais gosse, on jouait encore aux billes.

Deux – C’était une autre époque. Ça paraît tellement loin. Maintenant, si les gosses jouaient aux billes, ce serait à partir d’une application sur leur Smartphone.

Un – Bon, ça ne me dit toujours pas si c’est la bonne rue.

Trois – La bonne rue ?

Deux – On lui a dit au bout de la rue, mais on ne lui a pas dit le nom de la rue.

Trois – Au bout de la rue, c’est tout ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Trois – Qui descend ? Mais dans quel sens ?

Deux – C’est ce que je lui ai dit…

Trois – Mais vous allez où, au juste ?

Un – Je ne vais nulle part ! Je cherche ma voiture.

Trois – Votre voiture…

Un – Mon mari m’a dit qu’il l’avait garée dans une rue qui descend, mais il ne m’a pas dit laquelle…

Deux – C’était il y a longtemps ?

Trois – Pourquoi ? Vous pensez que la pente de la rue aurait pu changer de sens entre temps ?

Deux – Vous n’avez qu’à la descendre, cette rue, et vous verrez bien si votre voiture y est garée.

Trois – La descendre… ou la monter. Telle est la question.

Deux – Il vous a dit en face de quel numéro ?

Un – Il m’a juste dit au bout de la rue. Tout en haut.

Trois (sceptique) – Tout en haut ? Au bout d’une rue qui descend…

Un – J’ai un peu peur de me perdre. Ça fait déjà un bon quart d’heure que je tourne en rond.

Trois – C’est vrai qu’elle a l’air de tourner un peu, tout au bout, cette rue, non ?

Deux – Remarquez, ça expliquerait tout…

Trois – Quoi ?

Deux – La rue d’en face, comment elle s’appelle ?

Un – Cette rue là ? Celle qui descend aussi ?

Trois – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, mais bon…

Deux – Je vais aller voir…

Il va voir. Le troisième se tourne dans la direction où l’autre est parti.

Trois – Je ne sais pas où elle va, cette rue là, je ne l’ai jamais prise… Moi je vais toujours au numéro 214 de la rue Tournefort. Deux fois par semaine depuis plus de dix ans.

L’autre revient.

Deux – C’est incroyable, c’est aussi la rue Tournefort, numéro 214.

Trois – Cette rue là, c’est la rue Tournefort ?

Deux – Ben oui, comme celle-là.

Un – Comment est-ce qu’une rue peut descendre dans les deux sens ?

Trois – Remarquez, si c’est une rue qui tourne en rond…

Deux – Elle peut très bien descendre dans les deux sens…

Trois – C’est pour ça que votre mari vous a dit la rue qui descend…

Deux – Et au bout d’une rue qui descend et qui tourne en rond, forcément, on est tout en haut de la rue.

Un – Ah oui, ce n’est pas faux…

Trois – C’est incroyable… Ça fait dix ans que je parcours cette rue de bout en bout pour aller chez mon psychanalyste, en prenant à gauche à la sortie de la bouche, et je me rendre compte aujourd’hui que c’est juste à droite en sortant.

Deux – Quelle bouche ?

Trois – La bouche du métro !

Un – Ah, oui, c’est vraiment ce qui s’appelle tourner en rond.

Deux – Si j’étais vous, j’arrêterais la psychanalyse…

Un (se retournant) – Ah ben oui, tenez, elle est là bas justement…

Trois – Quoi ?

Un – Ma voiture !

Deux – Eh ben voilà.

Trois – Tout est bien qui finit bien.

Un – Merci beaucoup pour votre aide… Excusez-moi, il faut que je file, je suis déjà en retard…

Deux – Mais je vous en prie.

Le personnage s’éloigne. Les deux autres le regardent partir.

Trois – Ça n’a pas l’air de tourner très rond, quand même…

Deux – Ouais…

Noir.

 

2 – Plans de carrière

Deux collégiennes (pouvant être jouées par des adultes habillés comme des ados) arrivent l’une après l’autre, sortant visiblement du collège.

Un – Vous avez eu les bulletins ?

Deux – Oui.

Un – T’as combien de moyenne ?

Deux – Dix-sept.

Un – Ah, ouais…

Deux – Et toi ?

Un – Huit et demi.

Deux – Ah ouais… C’est exactement la moitié.

Un – La moitié de quoi ?

Deux – Huit et demi. La moitié de dix-sept.

Un – Tu crois ?

L’autre la regarde étonnée et renonce à répondre. Silence.

Un – Qu’est-ce que tu veux faire, toi, quand tu seras grande ?

Deux – Je ne sais pas… (Un temps) J’hésite entre kinésithérapeute et péripatéticienne.

Un – Ah, ouais, c’est cool… (Silence) C’est quoi, exactement, kinésithérapeute ?

Deux – Ben… Un type qui a une crampe, par exemple. Il appelle la kinésithérapeute, elle lui fait un massage…

Un – Pour retirer sa crampe…?

Deux – Ouais…

Un – Ah, ok… (Un temps) C’est une masseuse, quoi…

Deux – Ouais… Mais maintenant, ça s’appelle une kinésithérapeute.

Un – C’est cool…

Deux – Ça vient du grec : « kinésie », le mouvement, et « thérapeute », qui soigne. Parce qu’il faut faire des études, quand même, pour être kinésithérapeute.

Un – Des études de grec ?

Deux – De latin, plutôt. Pour savoir ce que c’est que le radius, le cubitus, le strato-nimbus, le romulus et rémus…

Un – Ah ouais, c’est cool… (Un temps) Et ça gagne bien kinésithérapeute ?

Deux – Nan… C’est ça le problème… C’est pour ça que j’hésite avec péripatéticienne…

Un – Mmm… (Un temps) Péripatéticienne, c’est un peu comme esthéticienne, non ?

Deux – C’est ça… C’est une esthéticienne, mais qui pratique sous le périphérique. C’est pour ça qu’on appelle ça une péripatéticienne.

Un – Ah, ok… (Un temps) Et ça gagne bien ?

Deux – Ma grande sœur, elle est péripatéticienne, et ma mère dit qu’elle gagne dix fois plus qu’elle.

Un – Qu’est-ce qu’elle fait, ta mère ?

Deux – Rien.

Un – Rien ?

Deux – ANPE.

Un – Ah, ouais… Ça craint…

Deux – ASSEDIC.

Un – Et ta sœur, ça lui plaît, comme métier, péripatéticienne ?

Deux – Je ne sais pas. Mon beau-père l’a foutue dehors juste après le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est pas cool…

Deux – Non, ça craint.

Un – Et ton beau-père, qu’est-ce qu’il fait ?

Deux – Rien…

Un – ASSEDIC ?

Deux – Décédé.

Un – Ah, ouais, quand même… Mais décédé, euh ? (Devant le silence de son interlocutrice) Ouah…

Deux – Et toi, qu’est-ce que tu veux faire quand t’auras ton bac ? Si tu l’as un jour…

Un – J’hésite…

Deux – Entre quoi et quoi ?

Un – Je ne sais pas.

Deux – Qu’est-ce qu’ils font tes vieux ?

Un – Mon père est prof de grec.

Deux – Et ta mère ?

Un – Prof de grec.

Deux – Génial…

Un – Ils veulent que je sois prof de latin.

Deux – De latin ?

Un – Ils disent que prof de grec, j’aurai jamais le niveau.

Deux – Cool…

Un – Il n’y a pas de chômage. C’est la fonction publique.

Deux – Et ça gagne bien, prof de grec ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Plus que péripatéticienne ?

Un – Peut-être un peu moins, quand même.

Deux – Et il faut faire des études…

Un – Il y a un concours… Il n’y a pas de concours pour être péripatéticien ?

Deux – Ma sœur, elle a commencé avec le brevet.

Un – Ah, ouais… C’est cool ça…

Elles restent un moment silencieuses.

Un – Oh, putain…

Deux – Quoi ?

Un – Huit et demi… Mes parents vont me tuer, c’est clair…

Deux – T’as qu’à leur dire ça.

Un – Quoi ?

Deux – À tes vieux. En rentrant, tu leur dis que tu veux être péripatéticienne. Comme ça ils te foutront la paix.

Un – Tu crois ?

Deux – Ben ouais…

Un – Ah, ouais…

Deux – Il faut juste le brevet.

Un – Ouais, c’est pas con… (Elle regarde sa montre) Bon, il faut que j’y aille, sinon ils vont vraiment me tuer…

Deux – Ok. Tu me raconteras.

Un – Quoi ?

Deux – Tes vieux. Pour ton projet professionnel. Qu’est-ce qu’ils en pensent…

Un – Ah, ok… C’est cool… Merci du tuyau, en tout cas…

Elle s’éloigne. L’autre soupire.

Deux – Alors elle, elle est vraiment trop con.

Noir

 

3 – La rue est à tout le monde

Un homme travesti en femme, genre prostituée, fait le pied de grue sur le trottoir. Une religieuse arrive. Elle semble désagréablement surprise de voir le travesti.

Religieuse – Qu’est-ce que vous foutez là ?

Travesti – Ça ne se voit pas ?

Religieuse – Ce n’est pas la rue Saint Denis, ici. Vous ne trouvez pas que vous détonnez un peu dans le paysage ?

Travesti – Vous êtes de la police ?

Religieuse – Pas exactement…

Travesti – La rue est à tout le monde, non ?

L’autre lui tend un billet.

Religieuse – Bon, tenez, voilà un billet de dix. Prenez ça et tirez-vous, d’accord ?

L’autre regarde le billet, surpris, mais ne le prend pas.

Travesti – Merci ma sœur, c’est très généreux de votre part. Mais je vais être obligé de rester.

Religieuse – Je vous demande juste de vous déplacer jusqu’au bout de la rue !

Travesti – Oui, mais désolé, mais ça ne va pas être possible.

L’autre réfléchit un instant, agacée, puis se décide.

Religieuse – Bon, c’est combien la pipe ?

Travesti – Pourquoi ? Ça vous intéresse ?

L’autre sort deux billets de vingt euros et lui tend.

Religieuse – Voilà deux billets de vingt euros. Vous voyez, ma voiture est au coin de la rue ? Si vous alliez voir par là bas si j’y suis ? Vous n’aurez qu’à considérer que vous êtes en train de travailler…

Travesti – Mais puisque je vous dis que non.

Religieuse – Et pourquoi ça ?

Travesti – Parce que j’ai une bonne raison de ne pas bouger d’ici, voilà pourquoi.

Religieuse – Quelle raison ?

Travesti – Je vous en pose des questions, moi ?

Religieuse – Je ne vous empêche pas de m’en poser. Pourvu qu’après vous dégagiez d’ici.

Travesti – Très bien. Alors pourquoi ça vous dérange tellement que je sois là ? Ce n’est pas très chrétien. Je vous rappelle que Jésus lui-même n’a pas jeté la pierre à la femme adultère…

Religieuse – Ouais ben moi, en ce qui concerne les femmes adultères, je serais plutôt favorable à la lapidation, vous voyez…

Travesti – C’est une menace ?

Religieuse – Écoutez, je n’ai rien contre vous, d’accord ? Je surveille la maison d’en face, et je préfèrerais rester discrète, vous comprenez ? Si on est deux, ça commence à ressembler à un attroupement…

Travesti – Le numéro 13 ?

Religieuse – Oui, le numéro 13, pourquoi ?

Travesti – Non, c’est moi qui vous demande pourquoi. Pourquoi ce qui se passe au numéro 13 vous intéresse tant que ça ?

Religieuse – Disons que… deux personnes ont prévu de se retrouver là. Deux personnes qui sont mariées, mais pas ensemble, si vous voyez ce que je veux dire.

Travesti – Et c’est le ciel qui vous envoie pour empêcher ce péché mortel… Vous êtes une sorte d’ange gardien, c’est ça ? Votre prénom, c’est Joséphine ?

Religieuse – Mon prénom, c’est Martine… Je serai plutôt une sorte de cocue…

Travesti – Ah, d’accord… Vous êtes la femme de…?

Religieuse – On ne peut rien vous cacher.

L’autre accuse le coup.

Travesti – Ah oui évidemment, là ça change tout…

Religieuse – Alors ?

Travesti – En tout cas, félicitations pour votre déguisement. Je ne me serai jamais douté que…

Religieuse – Merci.

Travesti – Qu’est-ce que vous pensez du mien ?

Religieuse – Ne me dites pas que vous aussi…

Travesti – Eh oui… Je suis le mari trompé.

Religieuse – Non ?

Travesti – Si…

Religieuse – C’est incroyable… Et bien bravo à vous aussi… Moi non plus je n’aurais jamais pu deviner que…

Travesti – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Religieuse – C’est vrai que nos déguisements sont parfaits, mais..

Travesti – Oui, le moins qu’on puisse dire, c’est que notre attelage est plutôt improbable.

Religieuse – Et donc très voyant.

Travesti – Ce n’est vraiment pas de veine.

Religieuse – On va finir par se faire remarquer, c’est évident.

Travesti – Dommage qu’on n’ait pas pu se concerter.

Religieuse – On n’a qu’à faire comme si on ne se connaissait pas.

Travesti – D’accord… On peut toujours essayer…

Religieuse – Ils ne devraient pas tarder à arriver, de toutes façons.

Un temps pendant lequel ils s’efforcent de s’ignorer.

Travesti – Je prends juste quelques photos avec mon portable et je m’en vais. C’est pour mon avocat.

Religieuse – J’avais bien pensé engager un détective, pour les photos, mais c’est tellement cher.

Travesti – Et tellement cliché.

Religieuse – Si vos photos sont ratées, je vous enverrai les miennes. Vous me laisserez votre adresse mail.

Travesti – Tenez, voilà ma carte.

Il tend à l’autre une carte qu’elle prend.

Religieuse – Ah vous travaillez chez SFR à La Défense ?

Travesti – Oui pourquoi ?

Religieuse – Moi aussi. Enfin je veux dire à La Défense. Je travaille chez Orange.

Travesti – Ça nous fait au moins un point commun.

Religieuse – C’est curieux qu’on ne se soit pas déjà croisés.

Travesti – Remarquez, on s’est peut-être déjà croisés. Mais je pense que vous non plus, vous n’allez pas au bureau habillée comme ça…

Religieuse – Non, vous avez raison…

Un temps.

Travesti – Vous fumez ?

Religieuse – Non merci…

Travesti – Ah non, mais je ne fume pas non plus. Je voulais juste savoir si vous étiez fumeuse.

Religieuse – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Travesti – Ma femme est fumeuse. C’est absolument insupportable.

Religieuse – Oui, je sais ce que c’est… Mon mari fume aussi.

Travesti – Ils ont au moins ça en commun. Ils se sont peut-être rencontrés dans un bureau de tabac…

Religieuse – Allez savoir…

Travesti – Ah ça y est, je crois que les voilà.

Religieuse – Je n’ose pas regarder… Ils vont nous repérer, c’est sûr.

Travesti – On n’a plus qu’à faire comme dans les films.

Religieuse – Dans les films ?

Il la prend dans ses bras, et l’embrasse longuement. Ils relâchent peu à peu leur étreinte.

Travesti – Ça y est, ils ont dû entrer au numéro 13.

Religieuse – Vous êtes sûr que c’était eux ?

Travesti – Pas tout à fait, à vrai dire… Je n’ai pas bien regardé… Figurez-vous que j’avais un peu la tête ailleurs…

Religieuse – Oui, moi aussi… Vous croyez qu’ils nous ont vus ?

Travesti – Franchement, ça m’étonnerait. Avec nos déguisements…

Religieuse – Bon, je crois qu’il vaudrait mieux qu’on s’en aille, quand même.

Travesti – Je me demande si je ne vais pas confier cette affaire à un détective privé, tout de même.

Religieuse – Oui, on a beau dire, c’est un métier.

Travesti – Mais j’y pense, pourquoi ne pas prendre le même détective pour nos deux affaires ? Après tout, ce seront les mêmes photos, non ?

Religieuse – Vous avez raison, ce serait idiot de multiplier les dépenses. On partagera les frais…

Travesti – Je vous en prie, il n’en est pas question… C’est moi qui vous l’offre…

Religieuse – Vous êtes un gentleman comme on n’en fait plus. Et je ne connais même pas votre prénom…

Travesti – Jérôme. Je crois qu’il vaut mieux ne pas trop traîner par ici… Je vous offre un verre quelque part ?

Religieuse – Je ne sais pas si c’est très raisonnable, mais…

Travesti – Le plus dur ça va être de trouver un endroit où on pourrait passer inaperçus.

Religieuse – Oui, ce n’est pas gagné…

Ils sortent.

Noir.

 

4 – Comme sur des roulettes

Un personnage arrive, tirant un chien à roulettes accrochés à une laisse. Un autre personnage arrive à son tour, un paquet de cigarettes à la main (le texte pourra être légèrement adapté en fonction du sexe des deux personnages).

Deux – Alors ça y est, vous êtes rentré ?

Un – Ah, bonjour ! Oui, oui, je suis rentré ce matin. Et vous ?

Deux – Hier soir.

Un – Pas trop de monde sur la route ?

Deux – On est parti de bonne heure, heureusement, parce que sinon…

Un – Eh oui… Fini les vacances…

Deux – Remarquez, on dit ça, mais en fin de compte, on n’est pas mécontent de rentrer chez soi, pas vrai ?

Un – Mmm…

Deux – On ne peut pas être en vacances tout le temps. À la fin, on s’ennuierait. (Il tend vers l’autre son paquet de cigarettes) Cigarette ?

Un – Merci, j’ai arrêté.

Deux – Ah oui ?

Un – Les bonnes résolutions de la rentrée, vous savez… Maintenant, je vapote…

Il sort une cigarette électronique et se met à vapoter. L’autre range son paquet de cigarettes.

Deux – Remarquez, je ferais mieux de m’y mettre aussi… (Il sort une boîte de cachets, en avale un, s’apprête à ranger la boîte mais se ravise) Oh pardon, vous en voulez un ? C’est un petit relaxant… En principe, c’est seulement sur ordonnance mais bon, ils sont très légers…

Un – Merci, j’ai aussi arrêté les médicaments…

Deux – Ouh la… On ne parle plus seulement de bonnes résolutions alors… C’est du lourd, dites-moi. Vous avez rencontré Dieu cet été, vous êtes devenu moine, et vous êtes juste passé récupérer vos affaires avant d’aller vous cloitrer dans votre monastère, c’est ça ?

Un – Vous, en tout cas, vous n’avez pas fait vœu de silence…

Deux – Remarquez, c’est vous qui avez raison. Moi aussi, je ferais mieux d’arrêter.

Un –  D’arrêter… de raconter des conneries, vous voulez dire ?

Deux – D’arrêter les médocs !

Un – Ah, oui bien sûr… C’est vrai que vous n’avez pas très bonne mine. Pour quelqu’un qui revient de vacances…

L’autre accuse un peu le coup.

Deux – Et votre femme, comment ça va ?

Un – À vrai dire… J’ai arrêté aussi.

Deux – Arrêté ?

Un – On n’arrêtait pas de se chamailler, de toute façon… Alors à la place, j’ai pris… un truc qui se gonfle…

Deux – Ah oui… Oui, c’est… C’est moins de complications, c’est sûr…

Un – Je la gonfle tous les soirs. On regarde un peu la télé, et puis… Et vous ?

Deux – Moi ? Ah, non, moi je… Je suis toujours avec ma femme. À l’ancienne, quoi. Pour l’instant, c’est elle qui continue à me gonfler tous les soirs…

Un – Je vois…

Silence embarrassé.

Deux – Et le chien, comment il va ?

Un – Le chien ? Comme sur des roulettes.

Deux – Ah oui, je n’avais pas remarqué, dites donc… Alors vous avez aussi arrêté le chien…

Un – Celui-là n’aboie pas, et au moins, je ne suis pas obligé de ramasser les crottes derrière lui.

Deux – Évidemment… Mais alors pourquoi vous continuez à le sortir pour la promenade ?

Un – L’habitude, j’imagine… Mais vous avez raison, je crois que je vais arrêter aussi d’aller faire pisser le chien… Ça m’évitera les mauvaises rencontres…

Nouveau silence.

Deux – Je vous proposerais bien d’aller prendre une bière, mais je me doute un peu de ce que vous allez me répondre…

Un – J’ai arrêté l’alcool…

Deux – Et voilà.

Un temps.

Deux – Un café, peut-être ?

Un – J’ai arrêté la caféine.

Deux – Un déca ?

Un – Bon… Avec une sucrette, alors. Et à condition que vous me promettiez de la fermer un peu.

Deux – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Tout serait tellement plus simple si les gens arrêtaient de parler pour ne rien dire.

Un – À qui le dites-vous…

Deux – Il y a des fois…

Un – On voudrait tout simplement ne plus en entendre parler.

Deux – Ça, je ne vous le fais pas dire… Et avec votre… truc gonflable, vous…

L’autre lui lance un regard agacé.

Deux – Ok, je ne dis plus rien.

Ils s’en vont.

Un – Allez viens, le chien.

Deux – Il s’appelle le chien ?

Un – Vous ne m’aviez pas promis de la mettre un peu en veilleuse ?

Deux – Pardon…

Un – Je crois que je vais aussi arrêter les voisins…

Noir.

 

5 – Le juste prix

Une femme fait le trottoir. Un homme approche timidement.

Un – Excusez-moi… Vous…

Deux – Oui, oui…

Un – Et… C’est combien ?

Deux – Je… Je ne sais pas…

Un – Vous ne savez pas ?

Deux – C’est à dire que… Pour tout vous dire, c’est la première fois…

Un – La première fois ?

Deux – Non, bien sûr, ce n’est pas la première fois que… Je veux dire c’est la première fois que je… Enfin, je débute dans le métier, voilà… Alors évidemment je ne connais pas bien les tarifs…

Un – Je vois…

Deux – Vous me donneriez combien vous ?

Un – Je ne sais pas… Dans les vingt-sept…

Deux – Vingt-sept euros ?

Un – Euh… Non… Vingt-sept ans…

Deux – Ah d’accord !

Un – D’ailleurs, moi non plus, je ne connais pas du tout les prix…

Deux – Je me disais aussi… Vingt-sept euros, c’est quand même assez précis… Pour quelqu’un qui ne connaît pas les prix… Non, je voulais dire… Vous me donneriez combien pour…

Un – Pardon, on s’est mal compris… Je n’ai pas l’habitude non plus… Pour moi aussi c’est la première fois…

Deux – La première fois ?

Un – Non mais pas la première fois… Je veux dire la première fois que…

Deux – Bien sûr… Il faut bien une première fois, après tout…

Un – Alors du coup… Je ne connais pas du tout les tarifs en vigueur… C’est d’ailleurs pour ça que je vous demandais les tarifs… de vos prestations.

Deux – Dans ce cas, ça ne va pas être simple… Si on ne connaît pas les prix ni vous ni moi… Je ne sais pas, moi, vous me donneriez combien… Donc, cette fois, je ne parle pas de mon âge, nous sommes bien d’accord…

Un – Bien sûr… Excusez-moi…

Deux – Ne vous excusez pas. D’ailleurs, j’ai trente-deux ans… Je devrais plutôt vous remercier pour votre galanterie… Alors ?

Un – Alors quoi ?

Deux – Combien ?

Un – Ah, oui… C’est à dire que… Comme ça, c’est difficile à dire…

Deux – Dites un prix. Vous seriez prêt à mettre combien ?

Un – Je ne sais pas, moi… Cent cinquante…?

Deux – Cent cinquante ?

Un – Je suis vraiment désolé… Évidemment, ce n’est pas assez…

Deux – Vous voulez rire ? Mais c’est beaucoup trop !

Un – Vous trouvez ?

Deux – Je connais pas les tarifs, mais bon… 150 euros, c’est vraiment jeter l’argent par les fenêtres. Et puis je vous l’ai dit, je n’ai aucune expérience…

Un – Je ne suis pas sûr que dans ce cas, l’expérience…

Deux – Quand même… Ou alors, vous me payez après.

Un – Après ?

Deux – Vous me donnerez ce que vous voudrez. Si vous êtes satisfait. Satisfait ou remboursé, en quelque sorte !

Un – Non, franchement, ça me gênerait…

Deux – Oui mais alors comment on fait ?

Un – Excusez-moi de vous demander ça, mais… Pourquoi est-ce que…

Deux – Pourquoi je fais le trottoir ?

Un – Vous n’êtes pas obligée de me répondre, évidemment.

Deux – C’est à cause d’une voyante.

Un – Une voyante ?

Deux – Elle m’a lu les lobes de l’oreilles et… Oui, c’était une voyante qui lisait dans les lobes de l’oreille, il paraît que c’est très rare. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai eu tendance à la croire…

Un – Et qu’est-ce qu’elle a vu, dans votre oreille ?

Deux – Eh bien… Elle m’a dit qu’elle voyait l’amour… et un trottoir. Depuis, je ne sais pas comment, mais tout s’est enchaîné comme une fatalité. Jusqu’à ce que… Le destin, sans doute.

Un – C’était peut-être une voyante débutante, elle aussi… Ou alors, vous aurez mal interprété…

Deux – Vous croyez ?

Un – Je ne sais pas… Lire dans les lobes de l’oreille, c’est quand assez délicat…

Deux – Et vous ?

Un – Pourquoi j’en suis arrivé à… Et bien disons que… J’ai eu quelques déceptions amoureuses et… J’en suis arrivé à me demander si…

Deux – Si ce n’était pas plus simple comme ça.

Un – Voilà. Mais je me rends compte que ce n’est sans doute pas une bonne idée.

Deux – Ah non, ne me dites pas que vous allez partir comme ça ! Vous êtes mon premier client, et je vous trouve plutôt sympathique…

Un – Merci mais… Maintenant, ça me gêne un peu…

Deux – Maintenant ?

Un – Maintenant qu’on s’est parlé…

Deux – Vous trouvez que je parle trop, c’est ça ?

Un – Mais pas du tout, au contraire ! Mais justement, maintenant qu’on a fait un peu connaissance…

Deux – Et si je ne vous faisais pas payer ?

Un – Vous plaisantez… Non, vraiment, ça me gênerait…

Deux – Vous n’avez qu’à considérer qu’il s’agit d’une offre de lancement… Un essai gratuit…

Un – Tout de même, je ne sais pas si… Laissez-moi au moins vous inviter à dîner avant…

Deux – Si vous insistez…

Un – Allons-y…

Ils partent.

Deux – Maintenant que j’y pense, je crois que c’est vous qui avez raison. Elle devait débuter elle aussi, cette voyante. En tout cas, elle ne m’a pas fait payer, elle non plus…

Noir.

 

6 – L’homme de la rue

Un personnage est là, semblant attendre quelque chose. Un autre arrive.

Deux – Excusez-moi, vous êtes bien l’homme de la rue ?

L’autre le regarde évidemment surpris.

Un – En tout cas, je ne suis pas l’homme de la plaine…

Deux – Je suis stagiaire chez Ipsos, et on m’a demandé d’interviewer l’homme de la rue. Vous auriez quelques minutes à m’accorder ?

Un – J’attends le bus…

Deux – Ça tombe bien, c’est une enquête omnibus.

Un – Omnibus ?

Deux – Oui… Ça veut dire que c’est une enquête qui regroupe des questions n’ayant rien à voir entre elles. Pour les commanditaires, c’est moins cher, vous comprenez ?

Un – Non…

Deux – Chacun achète un ticket, si vous préférez, et il a le droit ont le droit de poser une question dans cet omnibus. C’est moins cher que d’affréter un bus pour lui tout seul…

Un – Je ne comprends rien à ce que vous me racontez… C’est une enquête pour la RATP ?

Deux – Bon, alors voici la première question… C’est un fait historiquement avéré que Jésus-Christ n’allait jamais à la messe. D’accord, plutôt d’accord…?

Un – Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas en train de vous bizuter, à la SOFRES ?

Deux – Plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord…?

Un – C’est pour la caméra cachée, c’est ça ?

Deux – Je vais mettre plutôt pas d’accord…

Un – Mais c’est complètement débile, comme question.

Deux – Pourtant, celui qui nous l’a commandée est très haut placé, croyez-moi.

Un – C’est qui ?

Deux – Désolé, je suis lié par le secret professionnel… Alors, voici la deuxième question : Êtes-vous d’accord avec le programme du Front National, si l’on exclut de ce programme la préférence nationale et la sortie de l’euro ?

Un – Vous vous foutez de moi ?

Deux – Mais pas du tout !

Un – Comment voulez-vous que je réponde à des questions pareilles ?

Deux – Celle-ci, c’est par oui ou par non…

L’autre lui lance un regard exaspéré.

Deux – Je vais mettre ne sait pas…

Un – J’imagine qu’il y a une troisième et dernière question…

Deux – En fait, il y en a un peu plus que ça, mais…

Un – Vous n’aurez qu’à dire que l’omnibus est tombé en panne…

Deux – Alors… Pourquoi y a-t-il quelque plutôt que rien ? C’est une question ouverte… Je peux bien vous le dire, celle-ci nous a été commandée par un particulier sur ses propres deniers.

Un – Un professeur de philosophie, peut-être.

Deux – En fait il s’agit de la femme d’un monsieur qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, dans les Bouches du Rhône.

Un – Remarquez, quand on est marié avec un type qui tient une boucherie chevaline à Beaucon le Château, je comprends qu’on se pose des questions existentielles…

Deux – Et quelle est votre réponse ?

Un – Combien vous avez de cases ?

Deux – Comme pour un SMS : 160 caractères.

Un – Si seulement les philosophes s’en étaient tenus à ça pour répondre à ce genre de questions, la philosophie serait beaucoup plus populaire dans les classes de terminale aujourd’hui…

Deux – Alors ?

Un – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Je ne sais pas moi… Parce que s’il n’y avait rien, il n’y aurait pas de chevaux non plus, donc pas d’équarisseurs, pas de boucheries chevalines et personne derrière la caisse pour se poser cette question à la con.

Deux – Ça alors…

Un – Quoi ?

Deux – Ça fait exactement 160 caractères…

Un – Bon, il faut que je vous laisse. Voilà mon bus qui arrive…

Deux – Je peux vous demander votre nom et un numéro de téléphone ? Des fois ils contrôlent, pour vérifier qu’on n’a pas bidonné les réponses…

L’autre lui tend sa carte.

Un – Voilà ma carte…

Il s’en va. L’autre reste là et jette un regard sur la carte.

Deux (lisant) – Monsieur Delarue… (Relevant les yeux) C’est quelle rue, ici ?

Noir.

 

7 – Le bon numéro

Un (ou une) SDF est là, faisant la manche. Un homme et une femme arrivent. Ils évitent soigneusement le SDF.

Elle – Il y a beaucoup plus de marginaux qu’avant dans ce quartier, non ?

Lui – C’est vrai, quand on habitait là, il n’y avait pas autant de gens dans la rue.

Ils s’arrêtent et regardent la façade d’un immeuble côté salle.

Lui – Tu te souviens ?

Elle – Oui.

Lui – C’était au sixième, non ?

Elle – Au septième.

Lui – Ah oui, c’est vrai.

Elle – Ça paraît tellement loin…

Lui – On n’avait presque pas de meubles.

Elle – On n’avait pas de lave-vaisselle.

Lui – On n’avait même pas le haut débit.

Elle – La vie de bohème…

Lui – On n’avait pas grand chose, mais on était heureux.

Elle – Est-ce qu’on est vraiment plus heureux maintenant ?

Lui – L’argent ne fait pas le bonheur, c’est bien connu.

Elle – On se contentait de ce qu’on avait, et on n’était pas plus malheureux pour autant.

Lui – On était jeune. On s’aimait.

Elle – On est toujours jeunes, non ? Et on s’aime encore ?

Lui – C’est vrai, ça fait à peine six mois.

Elle – Six mois ! J’ai l’impression que ça fait dix ans.

Lui – Moi aussi. J’ai déjà presque oublié notre vie d’avant. Tu es sûr que c’est le bon numéro, au moins ?

Elle – Ah oui, quand même. Le numéro 13. Ne me dis pas que tu as oublié ça aussi. Le numéro complémentaire !

Ils regardent un instant la façade en silence avec un sourire béat sur les lèvres.

Lui – 60 millions, tu te rends compte ?

Elle – Ça change la vie, c’est sûr.

Lui – Déjà, on n’est plus obligé d’habiter au septième étage d’un immeuble.

Elle – Remarque, il me plaisait bien cet appartement. Il y avait quand même une très belle vue sur les quais de la Seine.

Lui – Oui. Mais ce n’était pas très grand.

Elle – Trois cents mètres carrés, pour nous deux, c’était déjà pas mal.

Lui – Tout de même. Au septième étage.

Elle – Avec un ascenseur…

Lui – Tu te souviens quand il est tombé en panne. Pendant une semaine, la bonne a dû se taper les sept étages avec nos packs d’eau minérale.

Elle – La pauvre…

Lui – Elle en tout cas, c’est sûr qu’elle est beaucoup plus heureuse maintenant qu’on habite une villa de plain pied à Neuilly.

Elle – Les quais, c’est central, mais c’est quand même très bruyant.

Lui – C’est pour ça qu’on avait pris ce duplex au dernier étage.

Elle – Ah oui, c’est vrai… C’était un duplex…

Lui – C’est pour ça que je ne savais plus si c’était le sixième ou le septième.

Elle – Tu as raison. En fait on avait les deux étages.

Nouveau silence ému.

Lui – Allez viens, on rentre. On ne va pas sombrer dans la nostalgie.

Elle – Et puis le chauffeur nous attend.

Lui – Il est payé pour ça, non ?

Elle – Mais alors ça nous fait combien de millions, maintenant ?

Lui – On en avait déjà 10 qui venaient de ma famille.

Elle – Plus 20 qui venaient de la mienne.

Lui – Avec les 60 millions du loto…

Elle – Ça doit faire dans les 80 alors.

Lui – Si je peux me permettre, je dirai plutôt 90…

Elle – Moi et les chiffres, tu sais bien… Je n’ai jamais su compter.

Lui – Tu n’es pas une femme d’argent. C’est pour ça que je t’ai épousée.

Ils s’en vont en évitant soigneusement le SDF.

Elle – On pourrait peut-être lui donner quelque chose…

Lui – Je n’ai que des gros billets…

Noir.

 

8 – Deuxième chance

Un SDF arrive. Il aperçoit une pièce par terre qu’il ramasse.

Un – Deux euros… C’est mon jour de chance.

Un deuxième SDF arrive.

Deux – Salut…

Un – Salut… Je ne t’avais encore jamais vu dans cette rue.

Deux – Non, je suis nouveau. Pourquoi ? Ça te défrise.

Un – Ça m’étonne, c’est tout.

Deux – La rue est à tout le monde, non ?

Un – La rue, peut-être… Mais le trottoir…

Deux – Et toi ? Ça fait longtemps que tu le squattes, ce trottoir ?

Un – Ouais. C’est chez moi, ici.

Deux – Tu es du genre casanier, alors ?

Un – J’ai mes petites habitudes, oui. Je connais tout le monde.

Deux – Tu connais tout le monde. Mais personne ne te connaît.

Un – En tout cas, toi je ne te connais pas.

Deux – Eh ben moi, je te connais.

Un – Tu me connais, toi ?

Deux – Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?

Un – Non.

Deux – C’est vrai que j’ai un peu changé. Toi aussi, d’ailleurs.

Un – Je n’aime pas beaucoup les devinettes.

Deux – Imagine-moi rasé de près, en costume cravate, derrière un bureau en faux acajou.

Un – Excuse-moi, mais j’ai du mal.

Deux – J’étais ton conseiller en patrimoine à la Société Générale.

L’autre reste un instant tétanisé.

Un – Ordure ! Et tu viens encore me narguer dans ma rue ? Je vais t’étrangler, fumier !

Il tente de lui sauter à la gorge, mais l’autre esquive.

Deux – Doucement ! On peut parler, tout de même. Et justement, j’ai une affaire à te proposer.

Un – Une affaire ? Mais si j’en suis arrivé là, c’est justement à cause des placements pourris que tu m’as conseillés, salopard !

Deux – Cette fois, c’est différent, je t’assure. C’est absolument sans risque.

Un – Sans risque ? Évidemment que c’est sans risque ! Qu’est-ce que je pourrais bien avoir encore à perdre ? Tu ne m’as laissé que la chemise que j’ai sur le dos !

Deux – Tu l’as dit toi-même, tu n’as rien à perdre, et moi non plus. Alors oui ou non est-ce que tu veux que je te donne une chance de te refaire ?

Un – Non !

Deux – Très bien… Alors tant pis pour toi. Je vais essayer de trouver un autre associé. Je te laisse, parce que je n’ai pas de temps à perdre. C’est une opportunité unique que je dois saisir dans l’heure qui vient.

Il commence à partir.

Un – Ok, dis toujours…

Deux – Tu es sûr ?

Un – Je t’écoute…

Deux – Voilà, il me restait juste un billet de 50 euros.

Un – C’est tout ce qui te restait de ce que tu m’as volé ?

Deux – J’ai décidé de jouer le tout pour le tout. J’ai été voir une voyante, tout à l’heure, et elle m’a donné les cinq numéros du prochain loto.

Un – C’est une blague ?

Deux – Je t’assure, elle était très sûre d’elle.

Un – Très bien. Tu vas devenir millionnaire en euros. Tant mieux pour toi. Et en quoi est-ce que ça me concerne ? Tu comptes me rembourser avec ton gros lot, c’est ça ?

Deux – Pas exactement.

Un – C’est curieux, mais je m’en doutais un peu.

Deux – Donc je lui ai donné les 50 euros qui me restait pour obtenir ce délit d’initié… et je n’ai même plus deux euros pour acheter une grille de loto.

Un – Et ?

Deux – Il ne me reste plus qu’une heure !

Un – Et alors ?

Deux – Eh bien je me demandais si… Si tu serais partant pour investir dans cette affaire. Tu mets les deux euros. Et on partage les bénéfices. Deux tiers pour moi, un tiers pour toi.

Un – En gros, tu veux que je te refile les deux euros que je viens de trouver par terre… pour acheter une grille de loto parce qu’une voyante vient de te donner les numéros gagnants.

Deux – Donc tu as bien deux euros à investir dans cette affaire ! Tu ne le regretteras pas, crois-moi.

Un – Mais tu me prends vraiment pour une bille ! Avec ces deux euros, je peux acheter une baguette et un litron de rouge !

Deux – Mais moi je te propose de faire fortune !

Un – C’est toi qui m’a ruiné !

Deux – Tu me déçois, tu vois. Même dans le cas très improbable où cette voyante se serait plantée, je te propose de gagner 60 millions ! Et toi tu me parles d’une baguette et d’un litron ? Tu veux que je te dise ? Tu n’es pas digne d’être mon partenaire dans cette affaire. Allez, je te laisse…

Il s’apprête à s’en aller.

Un – Ok. Cinquante cinquante. C’est quand même moi qui prends le risque financier. Comme d’habitude…

Deux – D’accord, mais tu es dur en affaire.

Il tend la main et l’autre lui donne les deux euros.

Deux – Tu ne le regretteras pas, crois-moi. Attends-moi là, je reviens. Ce soir, on sera riche !

Un – Avant de te rencontrer, je l’étais.

L’autre s’en va.

Deux – Pourquoi est-ce que j’ai cette désagréable impression de m’être fait encore avoir ?

Noir.

 

9 – À la rue

Un adulte est là (ici un homme mais cela peut aussi bien être une femme), habillé comme un enfant. Un deuxième adulte arrive (ici une femme mais cela peut aussi bien être une homme) également habillé comme un enfant.

Deux – Et ben alors qu’est-ce qui t’arrive ? Ça n’a pas l’air d’aller ?

Un – Non…

Deux – Où est-ce qu’ils sont tes enfants ?

Un – Mes enfants viennent de m’abandonner.

Deux – En pleine rue, comme ça ? Mais c’est monstrueux ! Comment peut-on faire ça à un adulte ? C’était tes enfants naturels ?

Un – Non, j’ai été adopté. Ils m’avaient recueilli à la SPA il y a à peine un an…

Deux – La SPA ?

Un – La Société Protectrice des Adultes.

Deux – Et voilà ! Les enfants ont perdu tout sens des responsabilités, de nos jours. Ils prennent un parent de compagnie sur un coup de tête, sans réfléchir à toutes les contraintes que ça représente, le nourrir, l’habiller, le promener… Et quand ils en ont assez, ils l’abandonnent sur le trottoir. Un adulte, ce n’est pas un objet, quand même ! Ce n’est pas un jouet !

Un – Tu ne veux pas m’adopter, toi ?

Deux – Mon pauvre. Ce serait de bon cœur, mais je suis déjà moi-même l’adulte domestique d’une famille de cinq frères et sœurs. Alors si je revenais avec un compagnon à la maison, je ne suis pas sûre qu’ils soient d’accord…

Un – Dommage. Tu avais l’air gentille. Et tes enfants, ils te traitent bien au moins ?

Deux – Ça va… Une fois, ils m’ont oubliée dans une station service en partant en vacances, mais ils ne l’avaient pas fait exprès. Qu’est-ce que j’ai eu peur… J’ai cru moi aussi qu’ils m’avaient abandonnée ! Mais non, ils sont revenus me chercher une heure après…

Un – Une heure ?

Deux – La sortie suivante était à plus de cinquante kilomètres… Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – Tu es tatoué au moins.

Un – Oui… Ils m’ont tatoué leur numéro de portable sur l’épaule gauche…

Deux – C’est quand même une marque de confiance.

Un – Tu trouves ?

Deux – Ça veut dire qu’au début au moins, ils n’avaient pas l’intention de t’abandonner… Encore que, sur l’épaule gauche, ça ne doit pas être facile à lire pour toi, ce numéro.

Un – Heureusement, je connais le numéro par cœur…

Deux – Et tu as essayé de les appeler ?

Un – Je tombe sur une boîte vocale. Ils ont peut-être changé de numéro.

Deux – Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès ?

Un – On était dans la rue. Je marchais devant. À un moment donné, je me suis retourné et ils n’étaient plus là.

Deux – Ah oui, les enfants font souvent ça quand ils veulent se débarrasser de leurs adultes… Bon, malheureusement, je vais devoir t’abandonner moi aussi.

Un – M’abandonner ?

Deux – Enfin, je veux dire… Mes enfants sont dans ce magasin de jouets, là. C’est interdit aux adultes. Mais ils ne vont pas tarder à ressortir…

Le portable de l’autre sonne.

Un – Allo ? Ah c’est vous ! Non, non, j’ai cru que… Enfin je croyais vous avoir perdu… Ah vous êtes dans ce magasin aussi ? Oui, oui, je suis juste devant avec un autre adulte. Non, non, je vous attends. Prenez votre temps… (Il ou elle range son portable) C’était eux…

Deux – Eh ben tu vois, il ne fallait pas avoir peur… Les enfants, quand même, ils ne nous abandonnent pas comme ça.

Un – Tu as raison… Je me suis emballé(e) un peu vite… Je suis un peu émotif (ou émotive). Tu habites dans le quartier ?

Deux – Oui, oui… Juste au bout de la rue…

Un – On pourra se voir de temps en temps alors…

Il semble apercevoir quelque chose.

Un – Cette fois, il faut absolument que je te laisse. Je les vois qui sortent du magasin, et ils ont horreur d’attendre… (En direction des coulisses) Oui, oui, j’arrive ! Alors vous avez trouvé quelque chose qui vous plaît ?

Il sort. L’autre reste là, pensif.

Deux – Quelle vie de chien…

Noir.

 

10 – La Manif pour Personne

Deux personnages sont là avec des pancartes sur lesquelles rien n’est encore écrit. Un troisième personnage arrive.

Trois – Excusez-moi, le départ de la manif, c’est bien ici ?

Un – Oui, oui, c’est là.

Trois – Bon…

Deux – On part d’ici, et on va jusqu’à… Jusqu’où on va au juste ?

Un – Alors je crois que cette fois, c’est… Écoute, je ne sais pas exactement, en fait. Mais on verra bien, non ?

Deux – Après tout, il suffit suivre les autres.

Trois – Ah très bien…

Un – Vous venez manifester avec nous ?

Trois – Oui, c’est à dire que… J’espère que je ne me suis pas trompé de manif.

Deux – Il y a une autre manif aujourd’hui ?

Trois – Ah, je pensais que vous le saviez. Il y a une contre-manif.

Un – Une contre-manif ? Tu savais qu’il y avait une contre-manif, toi ?

Deux – Non… Ouh la… Ça risque d’être chaud, alors… Si le parcours de la contre-manif croise celui de la manif.

Un – Tu crois qu’on pourrait se croiser ?

Deux – Je ne sais pas… Ils passent par où ?

Trois – Je ne sais pas.

Un – Comme nous on ne sait pas par où on va passer, de toutes façons…

Deux – Oui, remarque, ce n’est pas faux.

Un temps.

Un – Qu’est-ce tu as marqué sur ta pancarte toi ?

Deux – Je n’ai encore rien marqué. Je suis à court d’idées…

Ils réfléchissent.

Trois – Je pourrais peut-être vous aider ?

Un – Pourquoi pas ?

Ils réfléchissent tous les trois.

Trois – Excusez-moi de vous demander ça, mais je voudrais être sûr de ne pas me tromper… Vous manifestez pour quoi, vous, exactement ?

Deux – Pour quoi ? Vous voulez dire contre quoi ?

Trois – Ah, je ne sais pas, je… Je pensais que c’était les autres qui manifestaient contre…

Un – Les autres ?

Trois – La contre-manif…

Deux – Ah non, la contre-manif, eux, ils sont pour.

Trois – Pour ?

Un – Vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup l’habitude des manifs, vous, hein ?

Trois – Euh… Non, je dois avouer que c’est ma première manif.

Un – Bon alors on vous explique. Nous c’est la manif, on est contre.

Trois – Contre ? Contre quoi ?

Deux – Ça dépend des fois, évidemment. Mais on est contre en général.

Trois – Je vois…

Un – Les autres, eux, la contre-manif, ils sont contre le fait qu’on soit contre.

Trois – Je crois que cette fois j’ai compris… Je veux dire, en général… Mais cette fois, vous manifestez contre quoi, en particulier ?

Un – Contre quoi ? Contre quoi on manifeste aujourd’hui, ça ne me revient pas là tout de suite ?

Deux – Je ne sais pas… Je n’ai encore rien écrit sur ma pancarte… J’attendais de savoir quel était le mot d’ordre ?

Trois – Le mot d’ordre ? Je pensais que vous étiez contre l’ordre, justement. Je veux dire contre l’ordre établi.

Les deux autres échangent un regard.

Un – Vous êtes un malin, vous… Vous essayez de nous embrouiller, c’est ça ?

Deux – Vous ne seriez pas un flic en civil, par hasard ?

Trois – Un flic ?

Un – Un flic infiltré, quoi !

Deux – Vous êtes ici pour nous démoraliser, c’est ça ?

Trois – Ah non, mais pas du tout. Je ne suis pas de la police. Enfin, je n’ai rien contre la police. Mais je n’ai rien pour non plus.

Deux – Ok, ça va. Mais qu’est-ce que vous faites là, alors ?

Trois – Ben je vous dis… J’ai envie de m’impliquer davantage…

Un – Bon. Dans ce cas, vous êtes le bienvenu.

Trois – Merci… Mais j’aimerais quand même savoir pour quoi je vais manifester.

Deux – Mais puisqu’on vous dit qu’on a pas encore des idées ! Je veux dire décidé…

Trois – Ah oui, mais c’est embêtant, ça.

Un – On décide toujours au dernier moment, pour ne pas risquer d’être récupérés.

Trois – Et la contre-manif ?

Un – Visiblement, aujourd’hui, ils ont un peu d’avance sur nous…

Deux – Bon alors ? Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous ?

Trois – Je crois qu’il va falloir que je réfléchisse encore un peu… Je me suis peut-être emballé trop vite… Finalement, je me demande si je suis vraiment prêt à m’engager… Vous m’excusez ?

Il part.

Un – Il y en a, je te jure…

Deux – Quand on n’a pas la maturité politique.

Un – Tu es sûr que ce n’était pas un flic ?

Deux – Va savoir…

Un – Quand même, c’est bizarre.

Deux – Quoi ?

Un – On n’est que deux.

Deux – C’est vrai, tu as raison.

Un – Tu es sûr que c’est aujourd’hui, la manif ?

Deux – Je ne sais plus, maintenant. Ce type m’a complètement embrouillé.

Un – Comme on n’a pas de mot d’ordre.

Deux – Il y a peut-être eu un contre-ordre.

Un – Je propose qu’on revienne demain, non ?

Deux – Tu as raison. De toute façon, apparemment, la base n’était pas prête pour une manif de cette ampleur.

Un – Tu sais ce qu’on dit : il ne faut pas avoir raison trop tôt.

Deux – J’espère qu’on ne va pas croiser la contre-manif, quand même, on aurait l’air de quoi…

Un – On aurait de deux cons, oui.

Deux – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Du balai

Deux balayeurs. Ils balaient. L’un ramasse quelque chose par terre.

Un – C’est dingue tout ce qu’on peut trouver dans les caniveaux.

Deux – C’est quoi ?

Un – Une oreille.

Deux – Quoi ?

Un – Une oreille, je te dis !

Deux – Une oreille ? Non ? Fais voir… Ah ouais, c’est une oreille dis donc.

Il se met à regarder par terre.

Un – Qu’est-ce que tu cherches ?

Deux – Je regarde s’il n’y aurait pas la deuxième.

Un – Pourquoi il y aurait la deuxième ?

Deux – Je ne sais pas… Les oreilles, ça marche par deux, non ?

Un – Les oreilles, ça marchent par deux… N’importe quoi…

Ils restent un instant perplexes, appuyés sur le manche de leurs balais.

Deux – Qu’est-ce qu’on va en faire, de cette oreille ?

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’en en fasse ?

Deux – Je ne sais pas. On devrait peut-être essayer de retrouver son propriétaire.

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’il en fasse ?

Deux – Il me semble que moi, si je perdais une oreille et qu’on la retrouve, j’aimerais bien qu’on me la rapporte.

Un – Comment ça, si tu perdais une oreille ? On ne perd pas ses oreilles comme on perd ses clefs ! Comment veux-tu perdre une oreille sans t’en apercevoir ?

Deux – C’est vrai, ça… Comment est-ce qu’il a bien pu perdre une oreille, ce type ?

Un – Ça peut aussi être une femme.

Deux – Une femme ? Pourquoi une femme ?

Un – Pourquoi pas une femme ? Les femmes aussi ont des oreilles, non ? Sinon, à quoi elles accrocheraient leurs boucles d’oreille…

Deux – Mais cette oreille-là ne porte pas de boucle d’oreille.

Un – C’était peut-être une femme qui ne portait pas de boucle d’oreille…

Deux – C’est affreux…

Un – Quoi ?

Deux – Savoir que quelque part, une femme marche dans la rue avec une seule oreille.

Un – La femme à l’oreille coupée…

Justement une femme arrive.

Trois – Je lis dans les lignes de la main. Voulez-vous me donner la vôtre ?

Un – On cherche plutôt quelqu’un qui lise dans les lobes de l’oreille. Vous savez faire ça ?

Trois – Faut voir…

Il lui tend l’oreille.

Un – Tenez, je vous prête une oreille attentive.

Deux – On voudrait surtout savoir à qui elle appartient, cette oreille.

La voyante semble se concentrer.

Trois – Je vois… un balai.

Deux – Vous croyez que cette oreille pourrait avoir appartenu à une sorcière ?

Un – Un balai… Évidemment, on est balayeurs, alors elle voit des balais ! On serait poissonniers, elle sentirait le poisson. Et on serait marins, elle entendrait la mer…

Trois – Pour l’instant je sens surtout de mauvaises vibrations…

Deux – On a trouvé cette oreille en balayant les feuilles mortes dans le caniveau.

Un – L’automne, c’est la haute saison pour les balayeurs… Les oreilles mortes se ramassent à la pelle…

Deux – Qu’est-ce que vous voyez d’autre ?

Trois – Je vois… (Brandissant l’oreille, comme en transe) Je ne vois rien, mais j’entends.

Un – Une voyante qui entend, maintenant…

Deux – Et qu’est-ce que vous entendez.

Un – J’entends une voix… qui vient de très loin.

Deux – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ?

Trois – J’entends… des chiffres !

Un – Des chiffres ?

Deux – Ça doit être un message codé.

Trois – Cinq chiffres… Et un sixième…

Deux – Le numéro complémentaire !

Trois – Oui… Oui, c’est bien ça… Ça ressemble à la combinaison du prochain loto !

Un – Le loto ?

Deux – Et c’est quoi, ces chiffres ?

Elle lui rend brusquement l’oreille, comme si le charme était rompu.

Trois – Ça pour le savoir, il faut payer d’avance.

Un – C’est ça oui… Et qu’est-ce qui nous prouve que c’est la bonne combinaison ?

Trois – Rien. Vous n’êtes pas obligés d’y croire. C’est vous qui voyez…

Un – C’est nous qui voyons ? Je pensais que c’était vous la voyante…

Deux – Quand même, tu te rends compte ? Et si c’était le bon numéro ?

Un – Tu parles sérieusement ?

Deux – Qu’est-ce qu’on risque ?

Un – Ça je pense que Madame va nous le dire…

Trois – Cinquante euros.

Un – Cinquante euros ?

Trois – C’est à prendre ou à laisser.

Un – Et si c’était vrai, pourquoi est-ce que vous ne la joueriez pas vous-même, la combinaison gagnante.

Trois – C’est vous qui l’avez trouvé cette oreille. Pas moi. Ce serait contraire à la déontologie.

Deux – Ça ne fait que 25 euros chacun…

Un – Va pour 40, d’accord ?

Trois – Ok.

Ils lui donnent chacun un billet de vingt. Elle sort un papier de sa poche et leur tend.

Trois – Voilà les numéros gagnants.

Deux – Mais… ils étaient déjà écrits sur ce papier avant que vous n’entendiez cette voix !

Trois (avec emphase) – Le destin est toujours écrit d’avance.

Elle s’en va.

Deux – Je ne sais pas pourquoi, mais moi j’y crois…

Un – Et c’est quoi, ces numéros ?

L’autre s’apprête à lui dire mais se ravise.

Deux – Viens plutôt par là… (Jetant un regard vers le public) Les murs ont des oreilles…

Ils se mettent un peu en retrait.

Un – Alors ?

Deux – Le 13.

Un – Classique.

Deux – Le 5 bis.

Un – On va dire le 5.

Deux – Et le 214.

Un – Le 214 ?

Deux – On va dire le 2, le 1 et le 4.

Un – Ouais, mais ça ne fait que 5 numéros.

Deux – Ah ouais, c’est vrai…

Un – Elle ne nous a pas donné le numéro complémentaire, la salope.

Deux – On aurait dû lui donner les cinquante euros qu’elle nous demandait.

Un – C’est ça, ça va être de ma faute, maintenant.

Deux – Et cette oreille, qu’est-ce qu’on en fait ? Elle n’a pas l’air très propre…

Un – Évidemment, on l’a trouvé dans le caniveau…

Deux – Ouais… (En direction de la salle) Personne n’a perdu une oreille ? Une oreille sale… Bon ben je la laisse ici, bien en évidence. Si celui qui l’a perdu veut la récupérer…

Un – Bon, on la fait, cette grille, oui ou non ?

Deux – Allons-y… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que c’est notre jour de chance…

Ils sortent. Noir.

12 – Le pari de Pascal

Un personnage arrive, un peu désorienté. Il jette un regard vers le plan qu’il tient à la main. Il aperçoit alors quelque chose par terre et, intrigué, le ramasse. C’est un billet de banque, qu’il examine avec curiosité. Un autre personnage arrive. Celui qui a trouvé le billet interpelle l’autre.

Un – Excusez-moi, vous n’auriez pas…?

Deux (l’interrompant) – Désolé, mais je n’ai pas de monnaie.

Un – Ah, non, mais je ne fais pas la manche… Au contraire… Je voulais vous demander si vous n’aviez pas perdu un billet, par hasard ?

L’autre, un peu surpris, s’arrête et se radoucit quelque peu.

Deux – Un billet ? Ça dépend… C’est un billet de combien ?

Le premier jette un regard au billet.

Un – Cinq cents.

Deux – Ah oui, quand même… Attendez, je regarde… (Il fait mine de fouiller ses poches). Je… Oui, peut-être… Un billet de cinq cents euros, vous disiez ?

L’autre examine le billet.

Un – Oui, cinq cents… Ah non, dites donc…

Deux – Ce n’est pas un billet de cinq cents ?

Un – Si, mais c’est un billet de cinq cents francs !

Deux – Des francs ? Vous voulez dire… des anciens francs ?

Un – Ah non, des nouveaux… Enfin… Les francs d’avant, quoi… Les anciens francs, ça n’existe plus, non ?

Un – Les nouveaux francs non plus, ça n’existe plus… Faites voir…

L’autre lui tend le billet.

Deux – Ah oui, cinq cents francs… Un Pascal, comme on disait à l’époque… Ça faisait un moment que je n’en avais pas vu… Quand ils étaient en circulation, je n’en voyais déjà pas souvent…

Un – Pascal… C’était un philosophe, non ?

Deux – Un mathématicien, je crois…

Un – Ah oui ! Le pari de Pascal !

Deux – Cinq cent francs…

Un – Ça fait combien en euros ?

Deux – Ah peu près cent euros, non ? Quelque chose comme ça…

Un – Donc, ce n’est pas à vous… Vous croyez qu’on peut encore les échanger ?

Deux – À la Banque de France, vous voulez dire ? Ah, je ne crois pas, non… (Il lui rend le billet). Je ne suis même pas sûr que ça existe encore, la Banque de France.

Un – Vous croyez ?

Deux – Maintenant, avec l’Europe.

Un – Quand même, la Banque de France…

Un troisième personnage arrive, semblant chercher quelque chose. Les deux autres le regardent, intrigués.

Un – Vous cherchez quelque chose ?

Trois – Oui, j’ai… Je crois que j’ai perdu cent euros, dites donc…

Deux – Cent euros ?

Un – Et vous n’en êtes pas sûr ? Il me semble que moi, si je perdais cent euros…

Trois – C’est à dire que… Je suis allé au distributeur, ça je le sais… J’ai retiré cent euros, comme dab… Mais je ne les retrouve pas… Ils sont peut-être tombés de ma poche… Vous ne les auriez pas trouvés, par hasard ?

Un – Cent euros ? Non…

Trois – Ou alors, j’ai oublié de les prendre…

Deux – Comment ça, oublié ?

Trois – Avant, c’était ma carte bancaire que j’oubliais dans le distributeur. Je prenais l’argent, et j’oubliais la carte… Maintenant, je fais bien attention à reprendre ma carte… Mais parfois, j’oublie de prendre les billets…

Un – Dans ce cas, la machine les ravale, non ?

Trois – Oui… À moins que quelqu’un les ait pris avant…

Deux – Ou que le vent les ait emportés.

Un – C’est vrai qu’il y a du vent, aujourd’hui.

Deux – Les feuilles mortes se ramassent à la pelle…

Le premier montre le billet qu’il a trouvé.

Un – Les billets de banque aussi…

Trois – Vous avez trouvé mes cent euros ?

Un – Voilà ce que je viens de ramasser par terre.

Il lui tend le billet de cinq cents francs.

Trois – Un billet de cinq cents francs…

Deux – Ça ne peut pas être le vôtre.

Trois – C’est quand même curieux, remarquez…

Un – Quoi ?

Trois – Cinq cent francs… ça fait à peu près cent euros, non ?

Deux – Mais enfin… comment votre billet de cent euros aurait-il pu se transformer en un billet de cinq cent francs ?

Trois – Ouais… Surtout que moi, c’était deux billets de cinquante euros.

Un – Comment vous le savez ? Vous n’êtes même pas sûr de ne pas les avoir oubliés dans le distributeur ?

Trois – Vous avez raison… Mais les billets de cent euros, c’est plutôt rare, non ?

Deux – De nos jours, moins que les billets de cinq cents francs.

Un – Par quel miracle deux billets de cinquante euros pourraient-il se convertir en un billet de cinq cents francs ?

Deux – Personnellement, je ne crois pas aux miracles… Et puis transformer deux billets de cinquante euros en un billet de cinq cents francs même plus échangeable, tu parles d’un miracle…

Trois – Surtout qu’en réalité, cent euros, ça fait 655 francs et 96 centimes… En arrondissant un peu… Du coup je perds plus de 155 francs dans l’opération…

Un – Ah oui, on est loin de la multiplication des pains, c’est clair…

Ils restent un instant perplexes.

Deux – Ou alors, ça vient du DAB…

Trois – Comment ça ?

Deux – Vous dites que vous n’avez pas regardé les billets. Vous n’êtes même pas sûr de les avoir pris.

Trois – Et alors ?

Deux – C’est peut-être le distributeur qui vous a refourgué un billet de cinq cent francs au lieu de deux de cinquante euros.

Trois – Vous croyez ? Mais c’est du vol !

Deux – Il est peut-être détraqué.

Un – Mais enfin s’il n’a pas pris les billets, le DAB les a avalés.

Trois – Allez savoir… Il y a peut-être des DAB qui n’avalent pas…

Deux – Surtout quand on essaie de leur faire avaler des billets qui n’ont même plus cours.

Trois – Mais vous dites que c’est le distributeur qui me l’a refilé, ce billet de cinq cents balles ! Alors la banque me refile un billet périmé, et après le DAB ne veut pas le ravaler ?

Deux – C’est vrai que c’est un peu dur à avaler…

Un – Peut-être qu’il l’a avalé, et qu’il l’a recraché.

Trois – En tout cas, j’ai l’impression désagréable que dans cette histoire, c’est moi qui me suis fait baisé.

Deux – C’est un peu l’impression qu’on a tous en sortant de sa banque, non ?

Trois – Un DAB qui se met à redistribuer des francs… Ça n’a pas de sens, non ?

Un – Je ne sais pas moi… Vous voyez une autre explication, vous ?

Nouveau silence perplexe.

Un – Ils ne seraient pas repassés au franc sans nous le dire, quand même ?

Deux – C’est vrai que ça fait un moment que je n’ai pas écouté les informations…

Trois – Tout de même… Revenir au franc… On a beau être un peu distrait… On ne parle pas d’avoir raté le passage à l’heure d’été, là…

Deux – J’ai bien une autre hypothèse, mais ça fout un peu les jetons…

Un – Dites toujours…

Deux – Et si on avait fait un bond dans le passé…

Trois – Un bond ?

Un – Vous voulez dire… comme dans un film de science fiction ? On aurait été projetés en arrière dans le temps… avant le passage à l’euro.

Trois – Vous plaisantez ? Et puis franchement, un voyage dans le temps… Si c’est juste pour revenir à l’époque du franc… Tu parles d’un film…

Deux – Je n’ai pas dit que c’était un bon film… C’est peut-être juste un mauvais cauchemar…

Un – C’est simple, on n’a qu’à regarder l’argent qu’on a dans nos poches…

Trois – Moi, je n’ai rien… J’allais au distributeur, justement…

Deux – Je suis parti sans mon portefeuille… Je viens de descendre la poubelle…

Un – J’ai un peu de monnaie dans ma poche…

Il fouille sa poche et en sort une pièce.

Un – Ah voilà… Une pièce de un euro…

Trois – Ouf…

Deux – Faites voir ?

Il l’examine.

Deux – C’est une pièce de dix francs…

Un – Non ?

Le troisième examine la pièce à son tour.

Trois – Ah oui, dites donc… C’est vrai que ça ressemble beaucoup à une pièce d’un euro… mais c’est bien une pièce de dix francs.

Deux – Je crois que là, il se passe vraiment quelque chose de pas ordinaire…

Un – Ne nous affolons pas… On me l’a peut-être refourguée à la boulangerie par erreur, cette pièce de dix francs… Ça arrive…

Deux – Tout de même… Ça commence à ressembler à un faisceau de présomptions, comme on dit dans les séries policières…

Arrive un quatrième personnage.

Quatre – Excusez-moi de vous déranger, je sais que ça va vous paraître curieux comme question, mais vous n’auriez pas trouvé un billet de cinq cent francs par hasard ?

Les trois autres le regardent avec suspicion.

Un – À moi de vous poser une question… En quelle année sommes nous ?

Quatre – Mais… on est toujours en 2015, il me semble… Jusqu’au 31 décembre en tout cas…

Deux – Alors comme ça, en 2015, vous vous baladez dans la rue avec un billet de cinq cent francs ? Non mais vous vous rendez compte ?

Un – C’est vrai, on était morts d’inquiétude, nous !

Trois – On a cru un instant qu’on avait fait un grand bond en arrière. Comme dans ce film, là… Retour vers le Passé…

Quatre – Ce n’est pas Retour vers le Futur, le film ?

Deux – Oui, bon, ce n’est pas le problème.

Quatre – Excusez-moi, je… Je ne pensais pas vous…

Deux – Non mais c’est un monde, tout de même…

Un – Tenez, le voilà votre billet de cinq cents balles !

Trois – Mais qu’est-ce que vous allez foutre avec ça ?

Quatre – Eh bien… Je me rendais présentement chez un numismate…

Trois – Un numismate ?

Quatre – Les… Les pièces et les billets de collection, vous voyez…

Un – Je vois…

Quatre – J’ai retrouvé ce billet chez moi, dans un bouquin qui appartenait à mon grand-père.

Deux – Le genre de grand-père à se servir de billets de banque comme marque pages…

Un – Remarquez, c’est vrai que c’est moins salissant que les sardines à l’huile.

Quatre – Donc j’ai regardé sur internet ce que ça pouvait valoir aujourd’hui.

Deux – Combien ?

Quatre – Cent euros ! Vous vous rendez compte ? À l’époque où c’était encore échangeable, ça n’en valait que soixante seize…

Trois – Ah oui, c’est… C’était un petit malin, votre pépé, finalement.

Un – Oui, c’est ce qui s’appelle un pari sur l’avenir… Avec ce Pascal, votre grand-père vous aura fait gagner dans les vingt-quatre euros.

Quatre – Ça fait combien, vingt-quatre euros, en francs ?

Trois – Environ 157 francs et 43 centimes…

Quatre – Ouah… Bon ben… Merci, en tout cas… Heureusement qu’il y a encore des gens honnêtes comme vous…

Les trois qui restent regardent le quatrième partir.

Trois – Ça ne me dit pas où sont passés mes cent euros, tout ça…

Les deux autres le regardent. Noir.

13 – Un bon coup de balai

Maria est en train de passer un coup de balai. Edouard arrive en costume trois pièces.

Edouard – Ah Maria… Je voulais vous dire un mot, justement…

Maria arrête de balayer.

Maria – Oui, Monsieur ?

Edouard – Il y a combien d’années que vous balayez pour nous, Maria ?

Maria – Je ne sais pas, Monsieur. Je n’ai pas compté. Vous n’êtes pas content de mon travail ?

Edouard – Si, si, Maria, au contraire. Je tenais d’ailleurs à vous féliciter. Vous connaissez la devise de notre banque ?

Maria – Il faut savoir balayer devant sa porte ?

Edouard – Bien Maria, exactement ! Grâce à vous, la devanture du Crédit Solidaire est toujours impeccable. Et la devanture d’une banque, c’est sa vitrine, n’est-ce pas ? Si la vitrine d’une banque n’est pas impeccablement tenue, les clients pourraient se dire que…

Maria – Le banquier n’est sûrement pas très net non plus…

Edouard – Voilà ! Vous avez tout compris, Maria.

Maria – Je peux continuer mon travail, Monsieur ?

Edouard – Pas tout à fait, Maria…

Maria – Bon…

Edouard s’éclaircit la gorge.

Edouard – Comme vous le savez, ma chère Maria… Ma très chère Maria… Je dirais même ma trop chère Maria… C’est la crise.

Maria – Ah oui, Monsieur ?

Edouard – La crise, Maria ! Même si vous ne lisez pas la presse économique tous les jours, vous en avez entendu parler, tout de même ? Mais oui, suis-je bête ! Vous êtes bien espagnole, Maria, n’est-ce pas ?

Maria – Portugaise, Monsieur…

Edouard – Mais c’est encore mieux ! Enfin, je veux dire encore pire… Le Portugal est le pays le plus endetté de la zone euros ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Bref, c’est la récession, et le monde de la finance, bien entendu, est le premier affecté par la baisse générale des valeurs…

Maria – Les valeurs…

Edouard – Je parle des valeurs boursières, évidemment, mais soyez-en persuadée, Maria, de la dépression économique à la dépression tout court, il n’y a souvent qu’un pas. Quand la bourse est à la baisse, le moral l’est aussi. Et quand le moral est dans les chaussettes, la crise morale n’est pas loin non plus.

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Vous-même Maria, ne me dites pas que vous n’êtes pas un peu déprimée ?

Maria – Ça va, Monsieur, je ne me plains pas…

Edouard – Excusez-moi, Maria, mais quand on vous voit, comme ça, avec votre balai… On n’a pas l’impression que vous respirez la joie de vivre, je vous assure !

Maria – Je suis peut-être un peu fatiguée, en ce moment… À force de balayer devant votre porte…

Edouard – Tout cela pour vous dire, Maria, que notre banque, évidemment, n’est pas non plus épargnée par la tourmente… et que nous devons faire nous aussi des économies. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?

Maria – Oui, Monsieur…

Edouard – Pour votre bien, Maria, le Crédit Solidaire a donc dû prendre des mesures drastiques et néanmoins douloureuses afin de préserver votre emploi. Emploi dont la pérennité, je peux vous le dire maintenant, était gravement menacée.

Maria – Merci Monsieur…

Edouard – J’ai donc le plaisir de vous annoncer, Maria, que vous n’êtes pas licenciée.

Maria – Je travaille au noir, Monsieur.

Edouard – Quoi qu’il en soit, vous pourrez continuer à balayer devant notre porte jusqu’à nouvel ordre. Et qui sait ? Un jour peut-être, je vous laisserai balayer aussi le bureau du Directeur.

Maria – Merci, Monsieur…

Edouard – Évidemment, le Crédit Solidaire attend de vous que vous fassiez aussi un petit effort pour nous aider à préserver l’emploi dans ce pays. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat, sans achat pas de confiance, et sans confiance, pas d’emploi. C’est le cercle vicieux de la stagflation, vous me suivez ?

Maria – J’essaie, Monsieur…

Edouard – Tout cela vous dépasse, bien sûr, ma pauvre Maria, mais vous pouvez me faire confiance… Je vais d’ailleurs essayer d’être plus clair… En contrepartie de la préservation de votre emploi, le Crédit Solidaire vous propose une baisse de rémunération de trente pour cent. J’imagine que cette proposition vous semble raisonnable, n’est-ce pas ?

Maria – Trente pour cent ?

Edouard – Un petit tiers, si vous préférez.

Maria – Un tiers en moins ?

Edouard – Ben oui, pas en plus, hein ? Vous savez que par les temps qui courent, même les emplois de balayeurs ne courent pas les rues, Maria. Bientôt pour balayer dans une banque, même au black, il faudra au moins bac plus trois ! Plus éventuellement un bon coup de piston et une promotion canapé… Vous avez le bac, vous, Maria ?

Maria – Non Monsieur…

Edouard – J’imagine que vous n’avez pas davantage de relations haut placées ?

Maria – Non, Monsieur…

Edouard – Et pour la promotion canapé, ma chère Maria, sans vouloir vous vexer, je ne suis pas sûr non plus que tous les atouts soient vraiment de votre côté… Que voulez-vous, c’est comme ça… C’est la grande loterie de la vie… Et même le Crédit Solidaire n’y pourra rien changer… Certains naissent en Suisse avec un nom à rallonge et un physique avantageux, et d’autres… Bref, vous conviendrez donc que notre proposition est plus que généreuse… Qu’en pensez-vous ?

Maria – Ce que j’en pense, Monsieur ?

Edouard – Oui Maria… Ce n’est pas absolument nécessaire que vous en pensiez quelque chose, mais je vous écoute néanmoins. Nous sommes toujours en démocratie, quand même…

Maria semble en effet réfléchir.

Maria – Ce que j’en pense…

Edouard – Vous devez bien en penser quelque chose…

Maria – Mais je pense bien que j’en pense quelque chose, Monsieur… (Maria lève son balai pour le frapper). Voilà ce que j’en pense, Monsieur !

Edouard – Maria ? Mais vous êtes devenue folle ?

Elle le poursuit avec son balai jusque dans les coulisses.

Edouard – Mais enfin, Maria, calmez-vous ! Et puis ce n’est qu’une proposition ! Nous sommes pour le dialogue social, nous aussi…

On entend les cris d’Edouard depuis les coulisses.

Edouard – Aïe… Ouille… Vingt pour cent ?

Maria – Vous voulez encore tâter de mon balai ?

Edouard – Dix pour cent ?

Maria – Dix pour cent d’augmentation ?

Edouard – C’est à dire que…

Ils reviennent tous les deux sur scène. Maria tient Edouard en respect avec son balai, prête à frapper à nouveau.

Edouard – Très bien Maria… Il faut savoir terminer une négociation, et j’ai bien compris que votre proposition justement n’était pas négociable… Marché conclu… Le Crédit Solidaire vous augmente de dix pour cent…

Maria – Très bien, Monsieur.

Edouard – Mais dites-moi, Maria, vous êtes dure en affaire… Nous savons aussi apprécier chez nos employés les qualités qui sont les leurs… Et on peut dire que vous ne manquez pas de caractère…

Maria – Merci, Monsieur…

Edouard – Ça vous dirait un petit stage de formation, entièrement payé, bien sûr, pour intégrer notre service de recouvrement ? Comme je vous le disais, c’est la crise, et les mauvais payeurs sont de plus en plus nombreux…

Maria – Encore un coup de balai, Monsieur ?

Il s’éloigne prudemment.

Edouard – N’en parlons plus, Maria. Je vous laisse travailler…

Maria – Merci, Monsieur.

Noir.

14 – Une ombre de la rue

Un personnage (homme ou femme) est là. Un autre arrive. Ne remarquant pas le premier, il se croit seul.

Invisible – Bonjour, je suis l’homme qu’on ne voit pas.

Inaudible – Mais… qui m’appelle ?

Invisible – Je vous rassure, vous n’entendez pas des voix, comme Jeanne d’Arc. Mais je vous disais justement que… J’espère que vous n’êtes pas sourd, au moins ?

Inaudible – Non, non, je vous entends très bien. Mais où êtes-vous ?

Invisible (au public) – C’est le drame de ma vie, je suis complètement transparent.

Inaudible – Et vous vous m’entendez ?

Transparent (au public) – Je le vois très bien bouger les lèvres, mais je n’entends pas du tout ce qu’il me dit…

Inaudible – C’est l’histoire de ma vie, je ne suis pas muet, mais personne ne m’entend. Même pas les sourds.

Transparent – Comment savoir s’il a bien compris ma question, je n’entends pas sa réponse.

Inaudible – Je ne peux pas le voir, et je n’arrive pas à me faire entendre. Ça ne va pas être évident d’avoir une conversation suivie…

Un troisième personnage arrive.

Inodore (s’adressant à celui qu’il voit) – Vous parlez tout seul ?

Inaudible – Ce n’est même pas la peine que je lui réponde…

Invisible – Non, pas du tout, je parlais à ce Monsieur que vous voyez là.

Inodore – C’est curieux, je vous vois ici, et c’est par là que je vous entends !

Invisible – Ah non, mais lui, vous ne risquez pas de l’entendre. C’est l’homme inaudible.

Inodore (un peu perdu) – Ah oui… Et vous ?

Invisible – Je suis l’homme invisible.

Inodore – Je vois… Comme au cinéma, vous voulez dire ?

Invisible – Oui… Sauf que moi, je suis vraiment transparent. Et pour un comédien, croyez-moi, ce n’est pas forcément un avantage.

Inodore – Ça alors… Lui je le distingue parfaitement, mais je n’entends pas ce qu’il me dit, alors que vous…

Invisible – Moi, au moins… même invisible, je reste parfaitement compréhensible.

Inodore – Grâce à Dieu moi aussi.

Invisible – Alors je crois qu’on va bien s’entendre.

Inodore – Pourtant en général, les gens disent qu’ils ne peuvent pas me sentir.

Transparent hume un peu l’air dans sa direction.

Inaudible – C’est pourtant vrai. C’est quand les gens ne sentent absolument rien qu’on le remarque.

Inodore – Vous disiez ?

Invisible – Rien. Mais je pensais qu’être inodore, c’est quand même moins gênant que d’être invisible, comme moi, ou inaudible, comme ce pauvre homme.

Inodore renifle dans sa direction, visiblement incommodé.

Inodore – Pas d’odeur… Dans certains cas, ça peut même être un avantage pour les autres, croyez-moi.

Inaudible (incommodé aussi) – Ah oui, lui on ne le voit pas, mais on sent bien sa présence, c’est sûr….

Invisible – C’est étrange…

Inodore – Quoi donc ?

Invisible – Nous ne sommes que trois, n’est-ce pas ?

Inaudible – Il me semble, non ?

Invisible – Et pourtant… Je sens comme une présence, pas vous ?

Inodore – À part vous, je ne sens rien…

Inaudible – Une présence spirituelle, vous voulez dire ?

Silence.

Invisible – À moins que ce soit lui…

Inaudible – Lui ?

Inodore – Celui qui, en plus d’être invisible, inaudible et inodore…

Inaudible – Est aussi intouchable et complètement insipide.

Inodore – Dieu ? Enfin ça n’a pas de sens…

Inaudible – En tout cas, ça n’a de sens pour aucun des cinq que nous connaissons.

Invisible – À moins qu’il n’émette sur une autre fréquence…

Inaudible – Ah oui… Si Dieu existe, on peut dire que c’est quelqu’un d’excessivement discret…

Un temps.

Inodore – Je me demande même si à un tel niveau de discrétion, on peut encore parler d’exister.

Inaudible – Mouais…

Les deux autres tournent le regard vers lui. Il a l’air étonné.

Inaudible – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Noir

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mars 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-55-0

 

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Avis de Passage

Open Letters – Aviso de pasoAviso de passagem – NEZASTIŽENÝ ADRESÁT

Comédie à sketchs

Distribution variable en nombre et sexe : une trentaine de rôles masculins ou féminins, un même comédien peut interpréter plusieurs rôles.

Dans le hall d’un immeuble, entre les boîtes à lettres et le digicode, d’étranges personnages se croisent sans toujours se comprendre…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


 

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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


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TEXTE INTÉGRAL

Avis de Passage

25 personnages

Chaque comédien peut interpréter plusieurs rôles et la plupart des rôles peuvent être masculins ou féminins.

1 – Code d’accès

2 – Lettres d’insulte

3 – Les encombrants

4 – Lettre morte

5 – Diabolique

6 – Colis piégé

7 – Mauvaise adresse

8 – Invitation

9 – Lettre d’amour

10 – Squatteur

11 – Don contre don

12 – Avis de passage


1 – Code d’accès

Une femme arrive dans le hall, le traverse et, perplexe, se place devant le digicode de la porte donnant accès à l’escalier. Un homme arrive à son tour et se dirige vers la même porte pour composer le code.

Femme – Excusez-moi… Je peux entrer avec vous… Je n’ai pas le code…

Homme – Euh… Oui… Enfin… Vous voulez dire que vous n’avez pas le code ?

Femme – Oui… C’est ce que je viens de vous dire, non ?

Homme – C’est à dire que… En principe, on doit avoir le code pour rentrer dans cet immeuble. C’est justement ça le principe…

Femme – Le principe ?

Homme – Ceux qui ont le code ont le droit d’entrer, les autres non. À quoi ça sert d’avoir un code, sinon ?

Femme – Ah, d’accord…

Homme – Ben ouais…

Femme – Donc vous ne voulez pas me laisser entrer ?

Homme – Ben non…

Femme – Vous me prenez pour une voleuse, c’est ça ?

Homme – Je ne sais pas, moi… Si vous habitiez dans cet immeuble, pourquoi est-ce que vous n’auriez pas le code ?

Femme – Pourquoi ? Le code pourrait avoir changé sans que j’en sois avertie.

Homme – Le code n’a pas changé depuis vingt ans.

Femme – Je pourrais l’avoir oublié !

Homme – C’est le genre de code qu’on n’oublie pas, croyez-moi. Beaucoup de personnes âgées habitent dans cet immeuble, alors on a choisi quelque chose de facile à mémoriser. Même un Alzheimer en stade terminal oublierait sa date de naissance avant d’oublier le code de cet immeuble…

Femme – 1515 ? 14-18 ? 16-64 ?

Homme – 16-64 ?

Femme – 16-64, ça ne vous dit rien ?

Homme – Donc, vous n’habitez pas dans cet immeuble…

Femme – Et votre date de naissance, vous vous en souvenez ?

Homme – Puisque vous n’habitez pas ici, qui venez-vous voir ?

Femme – Mais enfin, ça ne vous regarde pas ! Vous êtes de la police ?

Homme – Non. Mais c’est mon immeuble.

Femme – Cet immeuble vous appartient ?

Homme – J’en suis copropriétaire. Je veille sur la sécurité des gens qui l’habitent. Et sur l’intégrité de leurs biens.

Femme – Je vois… Vous êtes une sorte de milicien, en somme. Méfiez-vous. À la libération, certains pourraient avoir envie de vous tondre.

Homme – Dites-moi seulement ce que vous venez faire ici.

Femme – Je viens pour assassiner quelqu’un, ça vous va ?

Homme – À quel étage ?

Femme – Parce que ça change quelque chose ?

Homme – C’est juste pour vérifier que vous n’êtes pas encore en train de mentir.

Femme – La petite vieille du cinquième.

Homme – Au cinquième, c’est un couple d’homos et une fille mère.

Femme – Une fille mère ? Mais vous vivez à quelle époque ? À la fin du 19ème ?

Homme – Oui, bon, ça va… Je voulais dire une mère célibataire…

Femme – Une mère célibataire… Aujourd’hui, on dit une famille monoparentale, figurez-vous !

Homme – En tout cas, on ne dit pas la petite vieille du cinquième ! Donc vous mentez !

Femme – Évidemment, que je mens. Si j’étais venue pour assassiner quelqu’un, vous croyez vraiment que je vous préciserais l’étage ?

Homme – Ça ne me dit toujours pas ce que vous venez faire ici.

Femme – Au départ, je n’étais pas venue pour tuer quelqu’un, c’est vrai. Mais je dois avouer qu’après vous avoir rencontré, ça me donne des envies de meurtre…

Homme – Très bien, ironisez tant que vous voudrez. Mais tant que je ne saurai pas ce que vous venez faire ici, pas question de vous laisser entrer.

Femme – Ok… Je viens voir quelqu’un, ça vous va ?

Homme – Ah oui ? Et qui ça ?

Femme – Le dentiste.

Homme – Vous avez mal aux dents ?

Femme – C’est plus compliqué que ça…

Homme – Quel dentiste, d’abord ? Il y en a au moins trois ou quatre, dans l’immeuble.

Femme – Je ne connais pas son nom. Je veux dire son vrai nom.

Homme – C’est commode…

Femme – Non, justement, ce n’est pas commode. C’est quelqu’un que j’ai rencontré sur le net. Je connais seulement son pseudo.

Homme – Un pseudo ?

Femme – Il m’a donné rendez-vous chez lui, mais il a oublié de me donner le code.

Homme – Il vous donne rendez-vous chez lui, mais il ne vous donne pas le code…

Femme – Il a oublié, je vous dis !

Homme – Hun, hun… Vous n’avez qu’à lui téléphoner.

Femme – Je n’ai pas son numéro.

Homme – Ah, il ne vous a pas donné son numéro non plus. Apparemment, c’est quelqu’un qui tient beaucoup à préserver son intimité… Vous êtes vraiment sûre qu’il vous a invitée à venir chez lui ? Je veux dire, il ne vous a pas donné le code…

Femme – Il m’a donné l’adresse, il m’a dit qu’il habitait au troisième et qu’il était dentiste. Je pense que s’il ne voulait pas me voir…

Homme – Dentiste ? Au troisième… Donc c’est l’adresse de son cabinet. Pas de chez lui.

Femme – Et alors ?

Homme – Cela explique le fait qu’il ait oublié de vous donner le code.

Femme – Et pourquoi ça ?

Homme – Parce que dans la journée, il n’y a pas de code.

Femme – Donc il y a bien un dentiste au troisième.

Homme – Oui.

Femme – Alors vous voyez bien que je ne mens pas.

Homme – En même temps, c’est indiqué sur la plaque.

Femme – Quelle plaque ?

Homme – La plaque qui se trouve dehors à l’entrée de cet immeuble.

Femme – D’accord… Donc, vous ne voulez toujours pas me laisser entrer ?

Homme – Ça dépend… C’est quoi, votre pseudo, à vous ?

Femme – Pardon ?

Homme – Vous avez dit que vous ne connaissez ce dentiste que sous son pseudo. J’imagine qu’il ne vous connaît vous aussi que sous un nom de code.

Femme – Et pourquoi est-ce que je vous donnerais mon numéro de code ? C’est très personnel, non ? Plus que le code d’accès à un immeuble, en tout cas…

Homme – Disons que c’est donnant donnant.

Femme – Alex343.

Homme – Alex343 ?

Femme – Quoi ? Ça ne vous plaît pas non plus ?

Homme – Si, si… Alex343, c’est un très joli nom. (Changeant de ton) Pour une bien jolie personne… Ça donne envie de connaître les 342 autres Alex.

Femme – Vous me draguez, maintenant ? Vous ne manquez pas d’air ?

Homme – Nous sommes partis sur un mauvais pied, mais permettez-moi de me présentez : Domi459.

Femme – Domi459 ? Alors c’est vous ?

Homme – J’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Femme – Non, non, mais… Je ne vous imaginais pas comme ça…

Homme – Excusez-moi pour le code, mais comme en journée, il n’y en a pas…

Femme – Bien sûr.

Homme – Et puis on ne sait jamais à qui on a à faire.

Femme – Vous avez raison. On n’est jamais trop prudent.

Homme – Vous avez trouvé facilement ?

Femme – Oui, oui… Jusqu’à ce que j’arrive devant cette porte en tout cas…

Il lui montre la porte.

Homme – Mais allez-y, je vous en prie…

Femme – Euh…

Homme – Ah oui, c’est vrai… Vous n’avez pas le code… Attendez, je passe devant vous… 39-45, c’est facile à se rappeler…

Femme – Oui, c’est pratique…

Homme – Mais au fait, j’ai oublié de me présenter… Comme vous ne me connaissez que sous mon pseudo…

Femme – Votre nom est inscrit sur la plaque à l’entrée de l’immeuble.

Homme – Ah oui, c’est vrai ! Et vous, votre vrai nom, c’est quoi ?

Femme – Si vous permettez, j’attendrai de vous connaître un peu mieux avant de vous donner le code d’accès…

Ils sortent.

Noir.

 

2 – Lettres d’insulte

Une femme arrive, ouvre une boîte à lettres et constate, déçue, qu’elle est vide. Un homme arrive.

Homme – Pas de courrier aujourd’hui ?

Femme – Il y a quelques années, il m’arrivait encore de recevoir un faire-part de temps en temps. Et puis peu à peu, plus rien. J’ai l’impression d’être la seule survivante de ma génération.

Homme – Si je meurs avant vous, je vous promets de vous envoyer un faire-part.

Femme – C’est gentil… Je descends quand même tous les matins voir si j’ai du courrier. Ça me fait un peu d’exercice…

L’homme ouvre sa boîte qui déborde de lettres.

Homme – Je vous donnerais bien un peu du mien, mais ce sont principalement des lettres d’insultes.

Femme – D’insultes ? Ah oui… C’est vrai que votre femme vous a quitté…

Homme – Je crois qu’elle n’a pas trop supporté que je change de métier. Mais ce n’est pas elle qui m’envoie toutes ces lettres, vous savez.

Femme – Vous n’êtes plus professeur de français ?

Homme – J’ai démissionné il y a quelques mois. Maintenant je travaille dans une boucherie chevaline.

Femme – Ça doit vous changer.

Homme – C’est plus salissant.

Femme – Ah oui, c’est quand même une sacrée reconversion.

Homme – Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours eu envie de travailler dans la viande. Certains rêvent de devenir pompiers, moi je rêvais de devenir boucher.

Femme – Il faut de tout pour faire un monde, pas vrai ?

Homme – Mes parents étaient agrégés de philo tous les deux. Autant vous dire qu’ils n’étaient pas très favorables à ce projet. Je crois qu’ils auraient encore préféré si je leur avais dit que j’étais homosexuel et que je voulais devenir comédien. Alors j’ai d’abord fait des études de lettres, pour leur faire plaisir, et j’ai épousé une agrégée de latin. Mais finalement, c’est la passion qui a été la plus forte. J’ai pris des cours du soir, j’ai passé mon CAP, accessoirement j’ai divorcé, et me voilà enfin boucher !

Femme – La boucherie, c’est un beau métier. Mais pourquoi les chevaux ?

Homme – Je crois que les bœufs et les veaux, ça m’aurait trop rappelé mon ancien boulot de prof…

Femme – Je comprends… Avec tout ce qu’on voit maintenant… Mais toutes ces lettres d’insultes ? J’imagine que ce ne sont pas les chevaux qui vous écrivent pour se plaindre…

Homme – Ah, ça ? En fait, ça n’a rien à voir avec ma nouvelle profession. Ce sont mes anciens élèves qui continuent à m’écrire. J’ai arrêté en juin, et ils ne savent pas encore que j’ai démissionné.

Femme – Et vous allez lire tout ça ?

Homme – Pensez-vous ! Si encore c’était bien rédigé. Mais le vocabulaire est pauvre, la syntaxe déplorable et c’est bourré de fautes d’orthographe. Tenez, j’en ouvre une au hasard…

Il ouvre une enveloppe et lit.

Homme – Nique ta mère, bouffon d’enculé d’ta race, je t’attrape, j’te crève… Des veaux, je vous dis…

Femme – Vous savez quoi ? Ils ne vous méritaient pas…

Homme – Je vais mettre ça directement au recyclage.

Femme – Dans ce cas, donnez-les moi. Ça m’occupera.

Homme – Si vous y tenez… (Il lui tend le tas de lettres qu’elle saisit) Mais je vous aurais prévenue…

Femme – Si j’en vois une qui est plus intéressante que les autres d’un point de vue littéraire, je vous la mettrais de côté.

Homme – Parfait ! Et moi je vous mets un petit steak de cheval de côté pour midi ! C’est excellent pour la santé, vous verrez. Le cheval, c’est beaucoup moins gras que le bœuf, et c’est plein de fer.

Femme – De fer ? Pas de fer à cheval, j’espère.

Homme – Ah, n’oubliez pas qu’un fer à cheval, ça porte chance ! Allez, bonne journée à vous ! La viande, ça n’attend pas ! Comme disait Boris Vian : Faut que ça saigne !

Femme – Merci, bonne journée à vous !

Il s’en va. Elle regarde le paquet de lettres.

Femme – Voyons voir ça…

Elle repart elle aussi en lisant la première lettre qu’elle vient de décacheter.

Noir.

 

3 – Les encombrants

La scène est vide à l’exception d’une grande poubelle à roulettes au couvercle jaune. Une femme arrive en tirant une autre poubelle du même type mais au couvercle vert. Habillée avec élégance et juchée sur des talons hauts, elle tente de conserver un semblant de dignité dans cet exercice dégradant qu’est en temps de crise, pour une bobo divorcée qui n’a plus les moyens de se payer une bonne même défiscalisée, celui de sortir elle-même la poubelle. Son portable sonne, et elle répond.

Femme 1 – Allo, oui ? Ah, bonsoir Jacques ! Non, non, vous ne me dérangez pas. J’étais en train de ranger quelques papiers et je m’apprêtais à prendre un bain… Ce soir à dix-neuf heures trente ? Ah, oui, c’est absolument parfait ! Mais vous êtes sûr que… Votre dernière patiente ? Très bien ! Dans ce cas, nous aurons peut-être le temps de prendre un verre après, histoire de faire un peu connaissance ? Ah oui, ou de dîner si vous préférez… Je connais un très bon japonais du côté de… Ah, vous détestez les sushis… Non, non, pas du tout… J’aime beaucoup la choucroute aussi… Parfait, alors à tout à l’heure… Non, non, j’ai bien l’adresse de votre cabinet… Ah, il y a un code à partir de 19 heures… Attendez, je prends de quoi noter… Je suis dans la salle de bain, et je n’ai rien sur moi… Je veux dire pour écrire…

Elle sort un crayon mais, se rendant compte qu’elle n’a pas de papier, ouvre le couvercle de la poubelle jaune. La trouvant vide, elle laisse le couvercle ouvert et ouvre le couvercle de sa propre poubelle dont elle sort au hasard un paquet de céréale basses calories.

Femme 1 – Voilà, je vous écoute… Ouh, là, en effet, c’est compliqué… (Essayant de plaisanter) Vous ne pouviez pas choisir 1515, 14-18 ou 39-45, comme tout le monde ? Ah, c’est la date de décès de votre belle-mère… Oui, vous avez raison, pour un cambrioleur, évidemment, c’est plus difficile à deviner… Mais vous pouvez me redire ça moins vite ? Juste une seconde, je m’installe un peu plus confortablement…

Elle se contorsionne pour essayer de noter d’une main sur le carton tout en tenant le téléphone de l’autre, avant de prendre le parti de poser le carton sur le bord de la poubelle jaune dont elle a laissé le couvercle ouvert. Le carton tombe par terre et en essayant de le rattraper, elle laisse tomber son portable au fond de la poubelle vide.

Femme 1 – Oh, non, ce n’est pas vrai… (Elle parle en direction du fond de la poubelle) Allo ? Jacques ? Vous m’entendez ? (Elle se penche vers le fond de la poubelle pour tenter de récupérer le téléphone) Allo ? Je vous entends très mal…

Elle finit par basculer complètement dans la poubelle. Seules ses jambes dépassent, qu’elle agite en poussant des cris étouffés. Un homme arrive, un portable à la main.

Homme – Allo ? Allo ? Vous m’entendez ?

Sa femme arrive derrière lui.

Femme 2 – Jacques ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Jacques range immédiatement son portable. Craignant probablement d’être surprise dans cette position embarrassante, la prisonnière de la poubelle rentre ses jambes et se calme également aussitôt.

Homme – Eh bien, je… Je venais chercher la poubelle pour la remonter… Le coiffeur n’a pas pu te prendre, finalement ?

Femme 2 (sèchement) – Si. J’en sors.

Homme – Ah, très bien…

Femme 2 – Tu n’as pas oublié que ce soir, je vais au pot de départ de mon chef de service ?

Homme – Non, non, rassure-toi… J’en profiterai pour faire ma comptabilité en retard au cabinet.

La femme aperçoit la boîte de céréales par terre.

Femme 2 – Les gens sont d’une saleté… (Elle ramasse l’emballage et le remet dans la poubelle) Et j’ai l’impression que les derniers arrivés sont les pires… À propos, tu as fait connaissance avec la nouvelle voisine ?

Homme – Quelle voisine ?

Femme 2 – Ne me dis pas que tu ne l’as pas remarquée… Celle avec la forte poitrine…

Homme – Ah, celle-là…

Femme 2 – Tu vois que tu t’en souviens.

Homme – C’est vrai que c’est plutôt une belle femme.

Femme 2 – Moi, je la trouve plutôt vulgaire, mais bon…

Homme – Vulgaire ?

Femme 2 – Elle est divorcée, je crois…

Homme – Elle t’a dit ça ?

Femme 2 – Une femme qui sort elle-même la poubelle vit forcément seule… Et comme elle est trop âgée pour être encore célibataire, j’en conclus qu’elle est divorcée… ou veuve.

Homme – Elle n’est pas si vieille que ça…

Femme 2 – Elle doit avoir à peu près mon âge.

Homme – Ah, oui ? Ça ne se voit pas…

Femme 2 – Quand elle sort la poubelle le matin en peignoir avant de s’être maquillée, ça se voit, crois-moi… Mais dis donc, on dirait vraiment qu’elle t’a fait forte impression…

Homme – C’est toi qui m’en as parlé ! (Un temps) Et puis elle a téléphoné au cabinet aujourd’hui pour un détartrage…

Femme 2 – Un détartrage… Quand ça ?

Homme – Ce soir.

Femme 2 – Ah, d’accord… Il faut croire que c’était une urgence. Elle devait être sacrément entartrée…

Homme – Elle a peut-être un rendez-vous important…

Femme 2 – C’est ça, oui… Enfin… Tant que tu ne la ramènes pas à la maison… Parce que là, je te préviens, je suis capable de tout…

Homme – La ramener à la maison… Qu’est-ce que tu vas chercher…?

Ils commencent à s’éloigner.

Femme 2 – Eh bien tu ne remontes pas la poubelle  ?

Homme – Si, si… (Il prend la poubelle à roulettes par la poignée et suit sa femme) Mais quand tu dis capable de tout… Pas à tuer quand même ?

On entend la sonnerie d’un téléphone en provenance de la poubelle.

Noir.

4 – Lettre morte

Un personnage (homme ou femme) arrive, pour relever son courrier dans sa boîte à lettres. Il ouvre la boîte, sort quelques enveloppes et les examine rapidement.

Locataire – Facture, impôts, appel à cotisation, facture…

Un autre personnage (homme ou femme) arrive à son tour, en facteur. Il examine les boîtes à lettres sans trouver ce qu’il cherche.

Facteur – Excusez-moi… Monsieur Martin, ça vous dit quelque chose ?

Locataire – Oui…

Facteur – Je ne vois pas son nom sur la boîte. C’est à quel étage ?

Locataire – Septième. Mais il est mort la semaine dernière.

Facteur – Ah merde… Alors en somme… Il a déménagé.

Locataire – On peut dire ça comme ça, oui…

Facteur – Non, parce que j’ai un recommandé pour lui…

Locataire – Ah, ouais… C’est ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce que je fais ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Il n’a pas laissé une adresse ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Ah ouais… Mais qui est-ce qui va le signer, mon recommandé ?

Locataire – Ça…

Facteur – Donc il ne va pas revenir…

Locataire – C’est peu probable.

Facteur – Ça ne m’arrange pas.

Locataire – Il y a toujours des emmerdeurs, vous savez… Mais je ne suis pas sûr qu’il soit mort simplement pour vous compliquer la vie…

Facteur – Mmm… Alors je ne sais pas moi… Et vous ne pourriez pas signer à sa place ?

Locataire – Pourquoi je ferais ça ?

Facteur – Entre voisins… On peut se rendre de petit services… Ça m’éviterait de revenir.

Locataire – Revenir ? Pourquoi faire ?

Facteur – Pour lui remettre ce recommandé !

Locataire – Mais puisque je vous dis qu’il est mort ! Mort, vous comprenez ? Et il y a au moins un avantage à être mort, c’est qu’on devient totalement et définitivement inaccessible aux recommandés en tous genres !

Facteur – Je comprends.

Locataire – Vous pouvez toujours lui laisser un avis de passage !

Facteur – Vous croyez ?

Locataire – D’ailleurs, c’est quoi, ce recommandé ? Avis d’imposition ? Avis d’expulsion ? Avis de radiation ?

Le facteur jette un regard à l’enveloppe.

Facteur – Ça vient de la Française des Jeux.

Locataire – La Française des Jeux ?

Facteur – Ça ne peut pas être une mauvaise nouvelle.

Locataire – Vous croyez vraiment que quand on est mort, on peut encore faire la différence entre une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Facteur – Évidemment… Mais quand même…

Le locataire prend le recommandé de la main du facteur.

Locataire – Faites voir… Ah oui, la Française des Jeux, dites donc…

Facteur – Vous savez si il jouait au loto ?

Locataire – Je ne sais pas… Je le connaissais très peu… On se croisait de temps en temps… Il avait un chien…

Facteur – Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Il est mort, je vous dis.

Facteur – Le chien aussi, il est mort ?

Locataire – Non, pas le chien, lui !

Facteur – Et le chien, qu’est-ce qu’il est devenu ?

Locataire – Le chien ? Je ne sais pas…

Facteur – C’est triste, un chien qui se retrouve tout seul dans la vie, comme ça… Je ne comprends pas tous ces gens qui prennent un animal et qui l’abandonnent. Prendre un animal, c’est une responsabilité. Les gens ne se rendent pas compte…

Locataire – Vous croyez qu’il a gagné le gros lot ?

Facteur – Si c’est le cas, il ne faudrait pas qu’il tarde à se manifester. Parce qu’il y a une date butoir. Si on ne vient pas chercher son chèque avant, on perd tout et la somme est remise en jeu…

Locataire – C’est vrai que ce serait dommage…

Facteur – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Locataire – On ?

Facteur – Comme vous dites, ce serait dommage…

Locataire – Ok. Je vais signer.

Facteur – Ça m’évitera de repasser.

Le locataire signe le reçu que lui tend le facteur, ouvre fébrilement l’enveloppe et lit.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est un solde de tous comptes…

Facteur – Ce n’est pas un chèque ?

Locataire – Il travaillait à la Française des Jeux. C’est juste un avis de fin de contrat.

Facteur – Alors en plus, il a perdu son travail… C’est quand même malheureux. Parce que pour retrouver du travail en ce moment, ce n’est pas évident.

Locataire – Surtout quand on est mort.

Facteur – Et avec la crise, en plus. Les délocalisations, tout ça.

Locataire – Je sais ce que c’est, je suis au chômage moi aussi.

Facteur – Ah oui, ce n’est pas de veine… Et évidemment, ce n’est jamais les gens comme vous qui gagnent au loto, hein ? Ceux qui en auraient vraiment besoin.

Locataire – Non…

Facteur – J’ai lu un article hier dans le journal : Il gagne 60 millions au loto et il continue à vivre exactement comme avant… Je vais vous dire, moi : il y a des gens, ils ne méritent pas de gagner !

Locataire – C’est clair…

Facteur – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que je continue ma tournée.

Il s’apprête à partir. Le locataire brandit la lettre.

Locataire – Qu’est-ce que je fais de ça, moi ?

Facteur – Ça c’est vous qui voyez… Moi du moment que vous avez signé le reçu.

Le facteur s’apprête à s’en aller

Facteur – Mais si j’étais vous, je leur écrirais.

Locataire – À qui ?

Facteur – À la Française des Jeux ! Puisqu’un poste vient de se libérer…

Le facteur s’en va. Le locataire regarde à nouveau le recommandé, perplexe.

Noir.

 

5 – Diabolique

Un personnage (homme ou femme) entre en portant un carton visiblement très lourd. Un autre personnage arrive à son tour.

Un – Ça a l’air lourd… Vous déménagez ?

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Il pose le carton sur un autre carton déjà là.

Un – Je vous donnerais bien un coup de main, mais avec mon dos…

Deux – Merci quand même…

Il s’assied sur les cartons pour souffler un moment. L’autre sort un paquet de cigarettes.

Un – Vous en voulez une ?

Deux – Merci, je suis déjà au bord de l’apoplexie…

L’autre range son paquet.

Un – Vous avez raison, moi aussi je ferais mieux d’arrêter… Je vais prendre un Cachou plutôt.

Il sort une boîte de Cachous

Un – Vous en voulez un ?

L’autre fait signe que non.

Deux – Merci, non. J’ai déjà très soif.

Un – J’ai tout essayé, même l’acupuncture, mais je n’arrive pas à décrocher complètement.

Deux – Hun, hun…

Un – C’est curieux, je ne vous ai jamais vu dans l’immeuble… et on fait connaissance justement le jour où vous déménagez…

Deux – Vous trouvez qu’on a fait connaissance ?

L’autre se contente de le regarder en souriant, tout en mâchonnant son Cachou.

Un – Et où est-ce que vous allez, comme ça, avec vos cartons ?

Deux – Je m’installe dans le 19ème.

Un – Le 19ème arrondissement ?

Deux – Euh, oui… Pas le 19ème siècle.

Un – Ça va vous changer.

Deux – Oui… Remarquez, le 19ème, ça ne doit pas être si différent que ça du 20ème.

Un – Mais nous n’aurons plus l’occasion de nous revoir…

Deux – Je vous dirais bien que vous allez me manquer, mais comme on ne s’était jamais croisé jusqu’ici. Vous habitez cet immeuble depuis longtemps ?

Un – Ah, non, mais je n’habite pas ici.

Deux – Ah oui… Ça explique sûrement pourquoi on ne se croisait pas plus souvent…

Un – J’ai mon cabinet au troisième.

Deux – Je vois. Le dentiste.

Un – Euh, non… Moi c’est juste en face. L’exorciste.

Deux – L’exorciste…?

Un – Évidemment, ce n’est pas marqué sur la porte.

Deux – Bien sûr.

Un – Je consulte surtout le soir. Ou même la nuit, c’est plus discret.

Deux – C’est sûrement pour ça qu’on ne s’est jamais rencontré…

Un – Les gens qui viennent me voir n’ont pas toujours envie qu’on les reconnaisse…

Deux – Je ne suis pas sûr non plus que j’aimerais croiser vos patients dans l’escalier après la tombée de la nuit…

Un – Vous n’y croyez pas.

Deux – Ça se voit tant que ça ?

Un – Je ne vous en veux pas, mais vous avez tort.

Deux – Peut-être, oui… Et ça marche ?

Un – Regardez autour de vous… Et surtout au dessus… Je veux dire ceux qui nous gouvernent. Vous ne croyez pas que le marché est immense ?

Deux – Oui, remarquez, ce n’est pas faux. Dommage que vous ne pouviez pas me citer le nom de quelques-uns de vos clients.

Un – En tout cas, ceux qui ne sont pas encore venus me voir, vous n’aurez pas de mal à les reconnaître. Prenez qui vous savez. Celui dont le nom rappelle l’autre pays du fromage. Si le candidat avait pris soin de se faire désenvoûter à temps, nous aurions peut-être aujourd’hui un président normal.

Deux – Peut-être, oui… Mais vous, avec tout ça, vous n’avez pas réussi à arrêter de fumer ?

Un – Je n’ai pas encore trouvé la formule magique qui me libérerait des puissances maléfiques de la nicotine.

Deux – Marlboro, sors de ce corps !

Un temps.

Un – Et vous déménagez pourquoi, si je peux me permettre ?

Deux – Eh bien… Pour me rapprocher de mon travail, d’abord.

Un – En déménageant du 19ème au 20ème arrondissement ?

Deux – Et aussi… Comment dire ? Parce que je sentais comme une présence diabolique dans l’appartement que j’occupe au dernier étage de cet immeuble.

Un – Vraiment ? Vous auriez dû m’en parler avant…

Deux – Malheureusement, je ne vous connaissais pas encore.

Un – Et par présence diabolique, qu’est-ce que vous entendez, exactement ?

Deux – J’entends principalement… ma femme (ou mon mari).

Un – Je vois… J’ai beaucoup de cas comme le vôtre…

Deux – Bon, ce n’est pas tout ça, mais il va falloir que je m’y remette. Puisque vous ne voulez pas m’aider…

Un – Je pourrais toujours essayer de désenvoûter votre conjoint.

Deux – Vous pourriez faire ça ?

Un – C’est à quel étage ?

Deux – Huitième.

Un – Vous avez descendu ces cartons du huitième étage, sans ascenseur ?

Deux – Et j’en ai encore beaucoup plus à descendre…

Un – Ah, oui… Huitième sans ascenseur… C’est vraiment diabolique…

Deux – Oui…

Un – Désolé, mais je crois que là… Je ne peux rien pour vous…

Il passe son chemin, et l’autre reste là avec ses cartons, un peu déstabilisé. Il se décide à repartir quand un autre personnage (joué par celui qui vient de partir) portant un masque de carnaval (au choix) arrive. Il fait mine de chercher quelque chose, comme un nom sur une boîte aux lettres ou une plaque professionnelle.

Trois – Excusez-moi, l’exorciste, c’est à quel étage ?

Deux – Troisième. En face du dentiste.

Trois – Évidemment, il n’y a pas de plaque en bas.

Deux – Ni sur la porte.

Trois – Merci…

Il sort. L’autre reste là, assis sur son carton.

Deux – Je crois qu’il était temps que je déménage, moi…

Noir.

6 – Colis piégé

Un facteur (homme ou femme) arrive avec un paquet et croise un locataire (homme ou femme) qui arrive aussi.

Facteur – Ah justement, j’avais un paquet pour vous.

Locataire – Merci.

Le facteur lui donne le paquet.

Facteur – Une petite signature…

Locataire – Bien sûr…

Encombré, le locataire rend le paquet au facteur afin de signer le reçu qu’il lui tend.

Locataire – Excusez-moi, je vous rends ça une seconde.

Le locataire signe le reçu et sourit.

Locataire – J’espère que ce n’est pas un colis piégé…

Le facteur répond sur le même ton de la plaisanterie.

Facteur – Ah, ah, ah ! C’est vrai qu’on entend comme un tic tac, là dedans.

Locataire – Ah, ah, ah ! On voit tellement de choses, maintenant ! (Cessant de rire brusquement) C’est vrai ?

Le facteur, pris au mot, colle son oreille contre le paquet.

Facteur – Vous allez rire mais… Oui, on dirait…

Le locataire semble soudain inquiet. Il colle à son tour son oreille sur le paquet.

Locataire – Mais oui… Je l’entends aussi… Vous pensez que ça pourrait…

Le facteur change également de ton.

Facteur – Vous connaissez des gens qui auraient des raisons de vous en vouloir à ce point ?

Locataire – Je ne sais pas… À part ma belle-mère… Mais on a tous des ennemis, non ?

Facteur – Tout de même.

Le locataire hésite.

Locataire – Du coup, je ne suis pas sûr de vouloir le prendre…

Facteur – Alors qu’est-ce que j’en fais ?

Locataire – Vous n’avez qu’à le ramener à la Poste.

Facteur – C’est que je n’ai pas fini ma tournée, moi… Et si ça me pète à la gueule en cours de route ? Et puis maintenant, vous avez signé le reçu…

Il tend le paquet à l’autre qui refuse de le prendre.

Locataire – Et si on appelait la police ?

Facteur – La police ?

Locataire – Comme quand on trouve un paquet suspect dans un hall de gare ou dans un train.

Facteur – Vous voulez dire… une brigade de démineurs ?

Locataire – Eux, ils sauront quoi faire…

Facteur – Et si la bombe explosait avant qu’ils arrivent ?

Locataire – Je ne sais pas moi… On n’a qu’à jeter le paquet dans la rue…

Facteur – Et si des passants étaient blessés ? Des enfants, peut-être… C’est l’heure de la sortie de l’école… On ne peut pas faire ça !

Locataire – Vous avez raison… Il ne reste plus qu’à nous préparer à mourir dans la dignité, avec la seule consolation que notre sacrifice aura permis de sauver quelques vies innocentes…

Facteur – Notre sacrifice ? Qu’est-ce que vous proposez, au juste ?

Locataire – Il faut agir, et vite !

Il prend le paquet des mains du facteur, le jette contre le sol, et le piétine violemment.

Facteur – Non mais ça ne va pas ?

Locataire – Ça n’a pas explosé…

Facteur – Non…

Ils se penchent tous les deux pour examiner le paquet.

Facteur – Ah, oui… C’était bien une pendule… Mais je ne vois pas de bombe…

Locataire – Non, c’est bizarre…

Facteur – Mais j’y pense, c’est qui l’envoyeur ?

Locataire – L’envoyeur ?

Facteur – En principe, c’est marqué sur l’accusé de réception !

Locataire – Ah oui…

Le facteur regarde le reçu.

Facteur – Ça vient de Suisse… C’est curieux…

Locataire – Oui, c’est sûrement le pays au monde qui compte le moins de terroristes…

Facteur – Madame Mansard… Vous connaissez ?

Locataire – C’est ma belle-mère.

Le facteur fouille dans les décombres du paquet.

Facteur – Regardez… Il y a une lettre de revendication…

Il tend la feuille à l’autre qui la lit.

Locataire – Bon anniversaire mon chéri… C’est pour l’anniversaire de son fils (ou sa fille).

Facteur – Son fils (ou sa fille) ?

Locataire – Mon mari (ou ma femme) !

Facteur – Une pendule… C’est un drôle de cadeau, pour un anniversaire, non ?

Locataire – Mon beau-père est horloger.

Facteur – Et ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille ? Je veux dire quand vous avez entendu le tic tac…

Ils contemplent tous les deux les restes défoncés du paquet.

Facteur – C’est votre mari (ou votre femme) qui va être content(e)… Ça va lui faire quel âge, au fait ?

Locataire – On dirait que ça sent quand même un peu la poudre, non ?

Facteur – Je dirais plutôt le chocolat…

Locataire – Ah, oui, regardez, il y avait aussi des chocolats avec. (Il prend la boîte défoncée, et la tend au facteur) Vous en voulez un ?

Facteur – Et si ils étaient empoisonnés ?

Ils échangent un regard perplexe.

Noir.

7 – Mauvaise adresse

Un personnage (homme ou femme) arrive, ouvre sa boîte à lettres et constate sans surprise mais avec une certaine tristesse qu’elle est vide. Un autre personnage (homme ou femme) arrive, ouvre également sa boîte et, après un mouvement de surprise, en sort un paquet de lettres.

Un – On dirait que vous avez du courrier, aujourd’hui…

Deux – Oui, je ne comprends pas… D’habitude, à part de la pub… Voyons voir…

Son visage s’assombrit.

Un – Pas de mauvaises nouvelles, j’espère…

Deux – Pas de nouvelles du tout… C’est le courrier de mes voisins de palier… Le facteur s’est encore trompé…

Un – Ah…

Deux – Je vais les remettre dans leur boîte aux lettres.

Un – Oui…

Deux – Alors vous non plus…

Un – Non, pas de courrier aujourd’hui…

L’autre s’apprête à remettre le courrier dans une autre boîte mais laisse tomber la pile par terre.

Deux – Zut !

Un – Attendez, je vais vous aider.

Les deux personnages se baissent pour ramasser les enveloppes et en profitent pour les examiner.

Deux – Tiens, je ne savais pas qu’il était abonné à Plongée Magazine…

Un – C’est vrai qu’on est assez loin de la mer…

Deux – Il doit faire de la plongée sous-marine en piscine.

Un – Ou dans sa baignoire…

Deux – Il y a aussi une lettre à entête des Pompiers de Paris.

Un – Il est peut-être pompier volontaire.

Deux – Ou alors, c’est pour l’inviter au bal…

Rires. Embarras.

Deux – C’est un peu indiscret, ce qu’on fait, non ?

Un – Oui, un peu… Quoi d’autre ?

Les deux personnages se mettent à examiner les enveloppes.

Un – Une carte postale.

Deux – Ça vient d’où ?

Un – Les Baléares. Ibiza.

Deux – Qu’est-ce que ça dit ?

Un – Quand même…

Deux – Ça ne compte pas, c’est une carte postale ! Même le facteur a pu la lire…

Un – Un petit coucou des Baléares où nous passons une semaine de vacances. Les paysages sont magnifiques et le beau temps au rendez-vous. À très bientôt. Bises. Maurice et Jacques.

Deux – C’est d’un banal…

Un – Les gens ne savent plus écrire.

Deux – Mais tout de même.

Un – Quoi ?

Deux – C’est signé Maurice et Jacques.

Une – Des camarades de plongée ?

Deux – Ou des amis pompiers…

Les deux personnages se replongent dans l’examen du courrier.

Deux – Tiens, une lettre dont l’adresse est écrite à l’encre rose…

Un – Ah oui…

Deux – Je me demande qui ça peut bien être…

Un – Il est marié, non ?

Deux – Séparé, je crois.

Un – Il n’y a pas l’adresse du destinataire, au dos ?

L’autre retourne la lettre.

Deux – Gérard…

Un – Pourquoi un Gérard lui écrirait-il à l’encre rose ?

Deux – Ça expliquerait que sa femme l’ait quitté.

Un – Comment savoir ?

Deux – J’ai ma petite idée…

Il ouvre l’enveloppe.

Un – Non ?

Deux – Désolé, je n’ai pas pu résister. Une pulsion, comme disent les serial killers.

Un – Bon ben maintenant, autant la lire.

Deux – Bonjour Alain. Excuse-moi de t’écrire avec un stylo rose, mais c’est tout ce que j’avais sous la main. D’autant que c’est pour t’annoncer une bien triste nouvelle. Tante Adèle est morte hier…

Un – Un faire-part de décès à l’encre rose… Comment on aurait pu se douter aussi.

Deux – C’est d’un décevant, ce courrier. Je me demande si cela vaut le coup de continuer.

Un – Vous avez raison. Ce type est d’un banal.

Deux – Complètement transparent.

Un – C’est bien simple, je le croiserais dans l’escalier, je ne suis même pas sûr que je le reconnaitrais.

Deux – On va remettre tout ça dans sa boîte.

Il remet le courrier dans la boîte de son destinataire, et regarde sa montre.

Deux – Ouh la… Déjà ! Je vais rater mon feuilleton, moi.

Un – Ah vous le regardez aussi ?

Deux – Heureusement qu’il y a la télé pour nous changer un peu les idées…

Ils sortent.

Noir.

8 – Invitation

Une femme passe en tirant une poubelle à roulettes de laquelle dépassent des pieds masculins et/ou féminins. Une autre femme arrive pour relever son courrier et salue la première.

Un – Bonjour !

Deux – Ah, bonjour ! Comment allez-vous ?

L’autre remarque les pieds qui dépassent de la poubelle.

Un – C’est les encombrants, aujourd’hui ? Je pensais que c’était la semaine prochaine ?

Deux – C’était une urgence…

Un – Le grand nettoyage de printemps, alors ?

Deux – Oui, on peut dire ça comme ça…

Elle remet les pieds dans la poubelle afin qu’ils ne dépassent plus.

Un – Moi aussi, il faudrait que je m’y mette quand j’aurai le temps. On accumule tellement de bazar au fil des années.

Deux – Vous pouvez me tenir la porte ?

Un – Mais bien sûr, ne bougez pas…

Elle s’avance en coulisse pour tenir une porte qu’on ne verra pas forcément.

Deux – C’est gentil !

Un – Il n’y a pas de quoi, je vous en prie. Bonne journée, alors !

Deux – Merci ! Vous aussi.

L’autre sort avec sa poubelle.

Une autre femme arrive pour relever son courrier.

Un – Ah, bonjour ! Très heureuse de vous rencontrer. Je suis votre voisine de palier. Je vous ai aperçue de loin, pendant que vous emménagiez…

Trois – Vous avez raison, mieux vaut rester à distance, dans ces cas-là. Je plaisante…

Un – Je suis ravie que… Et bien je voulais juste vous dire… Bienvenue dans l’immeuble !

Trois – Merci, c’est très aimable à vous.

Un – Entre voisins…

Trois – Oui…

Un – Vous verrez, les gens de l’immeuble sont très sympas. Et surtout, si vous avez besoin de quelque chose…

Trois – Merci.

Un – Il va falloir que j’y aille… Je vais chercher ma fille à son cours de violon. Vous avez des enfants ?

Trois – Oui… Enfin, non. Je veux dire… Maintenant, j’en suis débarrassée, heureusement.

Un – Débarrassée…?

Trois – Oui… Je les ai mis dans le congélo, pour être tranquille.

Un – Ah, oui…

Trois – Je plaisante.

Une – Bien sûr.

Trois – Ils sont grands, maintenant. Ils n’habitent plus à la maison.

Un – C’est vrai que ça fait un vide, quand ils sont partis. Sur la fin, on n’a qu’une hâte, c’est qu’ils débarrassent le plancher. Et puis finalement… Ça fait un vide.

Trois – Mais votre fille habite toujours avec vous, non ? Je veux dire, si vous allez la chercher à son cours de violon…

Un – Oui… Mais j’imagine. Ça a dû vous faire un vide, non ?

Trois – Quand mon dernier est parti, j’ai d’abord hésité à prendre un chien à la SPA, et puis finalement, c’est ma belle-mère qui est venue s’installer à la maison.

Un – C’est vrai qu’un chien, il faut le sortir trois fois par jour pour qu’il fasse ses besoins. C’est quand même contraignant.

Trois – Vous avez raison. Une belle-mère, c’est beaucoup plus pratique.

Un – Oui…

Trois – Il y a les couches…

Un – Oui…

Trois – Je plaisante…

Un – Bien sûr… Bon, et bien je vais vous laisser… Sinon ma fille va m’attendre…

Trois – Excusez-moi de ne pas avoir été plus bavarde. Mais je suis un peu débordée en ce moment. Avec ce déménagement…

Un – Je comprends.

Trois – De toutes façons, on aura sûrement l’occasion de se revoir, puisque nous sommes voisins de palier.

Un – Mais j’y pense… Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre l’apéritif ce soir ?

Trois – Euh… Oui, pourquoi pas ?

Un – Vers 19H30 ?

Trois – Très bien. (Elle regarde sa montre) Maintenant, c’est moi qui dois vous laisser. Sinon, c’est mon premier patient va m’attendre. Alors à ce soir !

Un – Parfait !

L’autre s’en va. Un autre personnage arrive.

Un – Tu sais quoi ? Je viens de croiser notre nouvelle voisine de palier. Je l’ai invitée à venir prendre l’apéritif ce soir.

Quatre – Tu l’as invitée ?

Un – Ben oui, pourquoi ?

Quatre – J’ai croisé son mari ce matin, moi aussi, et tu sais quoi ?

Un – Quoi ?

Quatre – Il est inspecteur des impôts.

Un – Inspecteur des… Tu veux dire contrôle fiscal, et tout ça…

Quatre – Oui.

Un – En même temps, on n’a rien à se reprocher, non ?

Quatre – Tu parles… Et les étagères de mon bureau que j’ai fait installer au noir par le type du cinquième ?

Un – Ils ne viennent pas pour inspecter la maison…

Quatre – C’est une deuxième nature, chez ces gens-là !

Un – Tu crois ?

Quatre – Et puis même. Tu imagines, il faudra faire attention à tout ce qu’on dit.

Un – Qu’est-ce qu’on pourrait dire ? À part au sujet de tes étagères ?

Quatre – Imagine qu’on se fâche avec eux.

Un – Pourquoi est-ce qu’on se fâcherait avec eux, on ne les connaît pas ?

Quatre – Justement ! On ne sait pas ce qui peut les heurter. On ne connaît pas leurs opinions religieuses ou politiques ?

Un – C’est un peu le principe quand on invite des gens pour faire connaissance.

Quatre – Oui, mais lui, si on dit quelque chose qui ne lui plaît pas, il a les moyens de nous coller un contrôle fiscal. Et crois-moi, ces gens-là, quand ils cherchent ils trouvent…

Un – Oh mon Dieu, tu as raison… Pourquoi est-ce que je l’ai invitée ? On pourrait peut-être décommander ?

Quatre – Ils vont trouver ça suspect ! Ce serait encore pire. Ou alors ils vont penser qu’on ne les aime pas…

Un – Tu as raison… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Quatre – Dans quelle merde tu nous as fourrés, encore…

Un – Et elle, je ne sais même pas ce qu’elle fait. J’ai complètement oublié de lui demander… En tout cas, elle a l’air un peu perturbée…

Quatre – Elle est psychanalyste…

Un – Non ? Mais comment tu sais ça ? C’est son mari qui te l’a dit ?

Quatre – Je l’ai vue visser sa plaque devant l’immeuble ce matin.

Un – Psychanalyste ? Alors c’est pour ça qu’elle m’a posé des tas de questions…

Quatre – Quelle genre de questions ?

Un – Ben… Sur les cours de violon, par exemple.

Quatre – Les cours de violon ?

Un – Tu crois que ça a une signification particulière pour un psychanalyste, les cours de violon ?

Quatre – En tout, ça en a pour un inspecteur des impôts. Surtout si tu les paies au black…

Un – Mais c’est épouvantable…

Quatre – Non mais tu imagines le calvaire, cet apéritif ? Entre un inspecteur des impôts et une psychanalyste !

Un – Tu as raison, il va falloir faire attention à tout ce qu’on dit…

Quatre – On essaiera d’en dire le moins possible.

Un – Oui…

Quatre – Mais ça ne va pas être évident.

Un – Non, c’est sûr… Quand on invite des gens à prendre l’apéritif pour faire connaissance…

Moment de flottement.

Quatre – C’est aujourd’hui, les encombrants ?

Un – La semaine prochaine… Au fait, j’ai croisé aussi la voisine du cinquième qui descendait sa poubelle, et tu sais quoi ?

Quatre – Ne me dis pas que tu l’as invitée à prendre l’apéritif, elle aussi ?

Un – Non, mais j’ai cru voir des restes humains qui dépassaient de la poubelle.

Quatre – Non mais tu ne crois pas qu’on a plus urgent à traiter, comme problème, non ?

Un – Tu as raison… Et si on mettait un truc dans leur apéro ? Genre somnifères, tu vois. Histoire d’abréger la soirée…

Quatre – Tu crois ?

Ils sortent.

Noir.

9 – Lettre d’amour

Le facteur arrive et cherche un nom sur une boîte aux lettres qu’il ne trouve pas. Une locataire arrive.

Facteur – Excusez-moi, Mademoiselle Lelièvre, vous connaissez ?

Locataire – Lelièvre ? Non… Enfin, si… C’était mon nom de jeune fille. Mais plus personne ne m’appelle comme ça… Et je suis mariée depuis vingt ans…

Facteur – Pourtant, c’est la bonne adresse…

Locataire – Faites voir…

Le facteur lui tend l’enveloppe.

Locataire – C’est curieux, on dirait un timbre de collection… Mais regardez, le cachet de la Poste indique le 21 mars 1985… Il y a près de trente ans !

Le facteur regarde l’enveloppe.

Facteur – Ah oui, dites donc… C’est incroyable.

Locataire – Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Facteur – Vous n’avez qu’à l’ouvrir, puisque c’est pour vous.

Locataire – Vous croyez ?

Facteur – Mademoiselle Lelièvre, c’est bien vous ?

Locataire – Oui… Enfin c’était…

Elle ouvre l’enveloppe et la parcourt du regard.

Facteur – Alors ?

Locataire – C’est une lettre de mon petit ami de l’époque… Mon premier amour.

Facteur – Qu’est-ce qu’il dit ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Locataire – Il s’excuse de ne pas avoir pu venir à notre dernier rendez-vous, mais il s’est cassé la jambe. Il est bloqué à l’hôpital…

Facteur – Ce sont des choses qui arrivent, je sais de quoi je parle. Et ben ça, Mademoiselle Lelièvre !

Locataire – Et moi qui croyais qu’il m’avait posé un lapin…

Facteur – C’est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas encore internet. Il n’y avait même pas de téléphone portable. Et qu’est-ce qu’il dit d’autre ?

Locataire – Il dit qu’il m’aime… Vous vous rendez compte ? Si j’avais su…

Facteur – C’est incroyable ! Cette lettre a mis 30 ans à vous parvenir…

Locataire – Oui… Et je ne vous félicite pas !

Facteur – Pardon ?

Locataire – Si cette lettre m’était parvenue à temps, ma vie aurait pu être très différente !

Facteur – Oui, bien sûr, mais…

Locataire – J’aimais beaucoup ce garçon… Je suis sûr qu’il a dû devenir quelqu’un dans la vie…

Facteur – Peut-être, mais…

Locataire – Vous savez que je pourrais porter plainte contre vous ?

Facteur – Contre moi ?

Locataire – Contre la Poste !

Facteur – C’est le destin, non ?

Locataire – En tout cas, je serais curieuse de savoir ce qu’il est devenu…

Facteur – Comment s’appelait-il ?

Locataire – C’est marqué au dos de l’enveloppe, non ?

Le facteur regarde.

Facteur – Non ? Ce n’est pas vrai !

Locataire – Quoi ?

Facteur – Mais c’est moi qui vous ai envoyé cette lettre ! Je ne m’en souvenais plus du tout !

Locataire – Vous ? Vous êtes certain ?

Facteur – Absolument ! C’est mon nom, et c’est l’adresse de mes parents. Là où j’habitais à l’époque…

Locataire – Je ne vous aurai pas du tout reconnu, dites donc…

Facteur – Ça fait quand même trente ans… Je n’ai pas oublié ton prénom, bien sûr, mais ton nom de famille…

Locataire – Alors comme ça, vous êtes devenu facteur.

Facteur – Oui… J’étais tellement déprimé que tu n’aies pas répondu à ma lettre… En y repensant, je crois que c’est pour ça que je suis devenu facteur. Pour avoir le bonheur d’apporter aux autres les réponses que je n’ai jamais reçues.

Locataire – Et votre jambe, ça va mieux ?

Facteur – On peut se tutoyer, non ?

Locataire – C’est à dire que… Là, je suis un peu pressée. Mon mari m’attend dehors avec la voiture.

Facteur – Bien sûr…

Il la regarde partir presque en courant.

Facteur – Mademoiselle Lelièvre…

Noir.

 

10 – Squatteur

Un type arrive, hésite un instant, et s’assied par terre devant les boîtes aux lettres. Il commence à somnoler. Une locataire arrive à son tour et l’aperçoit.

Locataire – Allez, réveillez-vous mon brave ? Je comprends que vous soyez fatigué, mais il ne faut pas rester, ici, hein ?

L’autre se réveille.

Homme – Et pourquoi ça ?

Locataire – Mais… parce que c’est un hall d’immeuble, pas un hôtel social. Vous ne savez vraiment pas où aller, c’est ça ?

Homme – Non… En ce moment, je suis sans domicile fixe.

Locataire – Et bien raison de plus, mon ami ! Si vous êtes sans domicile fixe, pourquoi diable vouloir vous fixer ici ?

Homme – Vous avez raison…

Le type se relève.

Locataire – Merci pour votre compréhension, mon ami. Mais vous savez quoi ? Au fond, je vous envie.

Homme – Vraiment ?

Locataire – Parfois, moi aussi, j’aimerais être sans domicile fixe. Ne pas avoir à rentrer tous les soirs chez moi. Retrouver la même personne qui m’attend à la maison.

Homme – Dans ce cas, vous pourriez peut-être m’accueillir chez vous pour une nuit ? Ça vous ferait un peu de distraction…

Locataire – Chez moi ?

Homme – Il fait tellement froid dehors.

Locataire – Oui, je sais, j’ai dû mettre mon Damart ce matin… Et malgré ça, je me suis gelée au bureau toute la journée.

Homme – Si je passe la nuit dehors, je ne suis pas sûr de me réveiller demain matin.

Locataire – Vous êtes sûr que vous ne dramatisez pas un peu là ?

Homme – Vous voudriez vraiment avoir ma mort sur la conscience ?

L’autre hésite, puis sort un billet de sa poche.

Locataire – Allez, c’est votre jour de chance. Prenez ça et allez dormir à l’hôtel.

Homme – Dix euros ? Comment voulez-vous que je trouve une chambre d’hôtel à ce prix-là ?

Locataire – Bon, en voilà trente, et vous fichez le camp, d’accord ? Je suis sûr que vous trouverez un Formule 1 ou quelque chose dans le genre. Vous ne voudriez pas dormir dans un palace, non plus ?

Homme – Ça ira. Merci Monseigneur.

Locataire – Et puis si vous ne trouvez pas d’hôtel qui veuille bien vous accueillir, vous pourrez au moins vous acheter quelques litrons pour vous réchauffer.

Locataire – Vous me sauvez la vie. Dieu vous le rendra…

Une femme arrive.

Femme – Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

Homme – Je n’avais pas le code, et j’ai perdu ton numéro de portable. Comme je savais que tu n’allais pas tarder à arriver. Mais Madame venait de me proposer très gentiment d’attendre chez elle.

Femme – Merci, c’est très aimable à vous.

La femme accuse le coup mais n’en laisse rien paraître.

Locataire – Mais de rien. Entre voisins, c’est bien naturel…

Femme – C’est vrai qu’avec ce froid… Je vous présente mon frère. Il passe quelques jours chez moi avant de repartir à Bucarest pour un tournage. Il est comédien…

Locataire – Ravi d’avoir fait votre connaissance, alors.

Homme – Les saltimbanques ont toujours eu mauvaise réputation. Au Moyen-Age on les tenait pour des voleurs de poules et on refusait même de les enterrer dans les cimetières avec les bons chrétiens.

Femme – Heureusement, on n’est plus au Moyen-Âge… Je ne devrais pas dire ça devant lui, mais c’est un excellent acteur. Vous verrez, il fera une grande carrière…

Locataire – Je n’en doute pas…

Homme – N’embête pas Madame avec ça, voyons, elle a sûrement hâte de rentrer chez elle pour retrouver son mari.

Locataire – Bien alors je vous laisse.

Homme – Merci encore.

Locataire – Mais de rien.

Homme – Vraiment sympa, non ?

Femme – Oui, il y a une bonne ambiance, dans cet immeuble, on dirait.

Ils sortent.

Noir.

 

11 – Don contre don

Le premier (ou la première) arrive, l’air affligé, et s’assied quelque part. Le (ou la) deuxième arrive à son tour et, voyant que l’autre n’a pas l’air d’aller bien, l’aborde avec sollicitude.

Un – Ça va ?

Deux – Je viens d’enterrer mon père.

Un – Enterrer ?

Deux – Oui, enfin… je n’ai pas fait ça moi-même. J’ai fait appel à des spécialistes. Il paraît qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est pas donné, d’ailleurs.

Un – Ah oui…

Deux – Bref, je reviens de l’enterrement.

Un – Je suis vraiment désolé. Je vous présente mes plus sincères condoléances…

Deux – Vous pouvez garder vos condoléances. Je détestais mon père.

Un – On a toujours de bonnes raisons de détester son père.

Deux – Vous savez ce que je trouve vraiment insupportable lors des enterrements ?

Un – Non…

Deux – Tous ces gens qui ne font même pas partie de la famille, qu’on n’a souvent jamais vu de sa vie avant la cérémonie, et qui devant le cercueil se mettent à sangloter plus bruyamment que les propres enfants du défunt. Comme pour les faire culpabiliser de ne pas avoir eux-mêmes le chagrin plus démonstratif. C’est parfaitement déplacé, vous ne trouvez pas ?

Un – Vous avez raison… Il devrait y avoir un ordre de préséance. Un seuil de décibels autorisés en fonction de la proximité de chacun avec la personne qu’on enterre.

Deux – Si les héritiers en ligne directe ne jugent pas nécessaire de pleurer devant le cercueil de leur très cher disparu, les autres aussi devraient s’en abstenir, non ?

Un – Pourtant, on dirait que le décès de votre père ne vous laisse pas complètement indifférent…

Deux – En effet… Sa disparition est pour moi un coup dur.

Un – Malgré vos différends, vous n’aviez donc pas rompu toute relation avec lui…

Deux – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau du juge…

Un – Du juge ?

Deux – J’étais sur le point de gagner le procès que j’avais engagé contre mon père… Maintenant qu’il est mort, évidemment, ça va être beaucoup plus difficile…

Un – Ah oui…

Deux – J’ai peur que l’affaire soit classée sans suite.

Un – C’est à craindre. Mais… pourquoi ce procès, si je peux me permettre ?

Deux – Ce serait un peu long à vous expliquer, mais en gros… je reproche à mon père, après m’avoir fait naître, de me laisser complètement démuni devant la misère du monde…

Un – Et pourquoi ne pas faire le même reproche à votre mère aussi ?

Deux – Je suis né de mère inconnue.

Un – De mère inconnue ? Tiens donc… Je ne savais même pas que c’était matériellement possible. De mon temps… Mais c’est vrai qu’à présent, avec les nouvelles technologies…

Deux – Je suis né en terre inconnue, d’une mère porteuse sans papier, payée en liquide, et qui a préféré garder l’anonymat.

Un – Donc vous reprochiez à votre père de vous avoir privé de l’affection d’une mère…

Deux – Ah non, pas du tout !

Un – Mais alors pourquoi lui faire un procès pour vous avoir mis au monde ? Vous n’avez pas l’air d’avoir de malformations particulières…

Deux – Mon Dieu non.

Un – Je dirais même que vous êtes plutôt bien fait de votre personne…

Deux – Merci.

Un – Alors pourquoi ?

Deux – Non mais vous avez vu le monde dans lequel on vit ?

Un – Oui, ce n’est pas faux… Avec toutes ces guerres un peu partout sur la planète. Le terrorisme. La famine. Le réchauffement climatique…

Deux – Sans parler de l’ISF et du cancer de la prostate.

Un – Vous en voulez à votre père de vous avoir fait naître dans cette vallée de larmes qu’est notre monde moderne…

Deux – En fait, c’est un peu plus compliqué que ça…

Un – Vous commencez à m’intriguer.

Deux – Avant de mourir, mon père a légué une grosse partie de sa fortune à une fondation qui lutte contre la faim dans le monde

Un – Ah oui, c’est… C’est bien ça.

Deux – Oui, mais ma part d’héritage, elle, en est diminuée d’autant.

Un – Bien sûr… Mais… c’est tout de même très généreux de sa part.

Deux – Mais pas du tout ! Il a fait ça exprès pour m’emmerder !

Un – Comment ça, pour vous emmerder ? La faim dans le monde, tout le monde est contre, non ? Ne me dites pas que vous êtes pour…

Deux – Je vous dis qu’il a fait ça dans le seul but de me déshériter.

Un – Oui, je comprends bien mais… Tout de même… Cela profitera à des gens qui ont vraiment besoin de cet argent.

Deux – Voilà ! C’est bien pour ça que je lui fais un procès.

Un – Pardon ?

Deux – S’il avait laissé sa fortune à son plombier ou à son contrôleur fiscal, son intention de me nuire n’aurait fait aucun doute. Mais là, c’est particulièrement vicieux, non ?

Un – Vicieux ?

Deux – En me déshéritant au profit de la lutte contre la faim dans le monde, il se donne le beau rôle, vous comprenez ! Et moi, si je m’y oppose, je passe pour un égoïste. Un fils à papa qui voudrait continuer à bouffer du caviar avec l’héritage de son père, plutôt que d’y renoncer joyeusement pour que les déshérités aient un peu de riz dans leur assiette.

Un – Quand ils ont une assiette…

Deux – Ah mais non, je ne vais pas me laisser faire !

Un – Bien sûr… Enfin, je veux dire… Je comprends… Mais ça risque de ne pas être facile.

Deux – À qui le dites-vous…

Un – Comme vous disiez, devant les juges, vous aurez le mauvais rôle…

Deux – Et voilà… Mais je reste confiant… J’ai un bon avocat…

Un – Et que ferez-vous si vous obtenez malgré tout gain de cause ?

Deux – Que voulez-vous que je fasse ? Je reverserai aussitôt cet argent à cette même fondation.

Un – Pardon ?

Deux – Je n’ai pas le choix ! Si je garde tout ce fric pour moi, je passerai pour un salaud. C’est ce que vous penseriez, vous, non ?

Un – C’est à dire que… Oui, évidemment…

Deux – Et voilà ! Quand je vous disais que mon père était un grand pervers, vous comprenez, maintenant…

Un – Euh… Oui… J’essaie… Mais… vous êtes sûr que ce n’est pas un peu compliqué, tout ça ?

Deux – Et pourquoi ça ?

Un – Si cet argent doit finalement aller à cette fondation…

Deux – Ah oui, mais ce n’est pas du tout pareil ! Là c’est moi qui donnerait.

Un – Qui donnerait… l’argent de votre père.

Deux – Si j’en hérite avant, ce sera mon argent ! Et j’aurais démontré que ce n’est pas par générosité qu’il a fait tout ça, mais simplement pour m’emmerder. Et le bienfaiteur de l’humanité, ce sera moi !

Un – Bien sûr… Enfin… Si cela peut vous faire du bien à vous aussi…

Deux – Oui… Mais il y a quand même une chose qui me chagrine.

Un – La mort de votre père…

Deux – Non, le fait que même si je gagne ce procès, il n’en saura jamais rien…

Un – C’est toujours beaucoup plus difficile de se venger des gens qui sont déjà morts.

Deux – Oui… Et c’est beaucoup moins gratifiant…

Noir.

 

12 – Avis de passage

Le facteur (homme ou femme) glisse des livres dans chaque boîte aux lettres. Un locataire (homme ou femme) arrive.

Locataire – Vous ne savez pas lire ?

Facteur – Si justement ! Et vous ?

Locataire – Stop Pub, c’est marqué là sur ma boîte !

Facteur – Ah mais ce n’est pas de la pub ! Je suis votre nouveau facteur.

Locataire – Ah oui ? (Désignant ce que le facteur a dans la main) Et ça qu’est-ce que c’est ? Du courrier, peut-être ?

Facteur – C’est une opération que nous venons de mettre en place à La Poste. Vous savez maintenant, avec le développement d’internet, on est obligé de diversifier nos missions…

Locataire – Et alors ?

Facteur – Pour ceux qui ne reçoivent plus de courriers, nous avons décidé de distribuer des lettres libres de droit.

Locataire – Libres de droit ?

L’autre montre ce qu’il a dans sa sacoche.

Facteur – Les Lettres de Mon Moulin, Les Lettres Persanes, Les Lettres de Madame de Sévigné…

Locataire – Pourquoi faire ?

Facteur – Mais pour réenchanter le monde ! Et réenchanter La Poste ! Le courrier traditionnel a disparu, très bien. Cela économise du papier. Et donc ça évite de couper des arbres. Mais les gens ne lisent plus ! Et ça, c’est terrible, n’est-ce pas ?

Locataire – Oui, bien sûr.

Facteur – La littérature, c’est la mémoire du monde ! Vouloir sauver les forêts, c’est parfait. Mais il faut aussi préserver ce qui fait notre vraie richesse ! Notre patrimoine culturel : les livres ! Vous savez combien de lettres il y a dans notre alphabet ?

Locataire – À peu près 26, non ?

Facteur – Vous vous rendez compte ?

Locataire – Quoi ?

Facteur – Avec 26 lettres seulement, en les combinant, l’homme peut tout exprimer.

Locataire – Oui…

Facteur – Et encore, quand je dis 26… Vous savez quelle est la langue au monde qui comprend le moins de lettres ?

Locataire – Ma foi non…

Facteur – Le Rotokas. Une langue parlée dans les îles Salomon. Son alphabet ne compte que 12 caractères.

Locataire – Vraiment ?

Facteur – Une douzaine de lettres pour exprimer toutes les pensées des hommes.

Locataire – Oui, c’est… Vous avez du courrier pour moi ?

Facteur – Une dizaine de chiffres pour comprendre la mécanique de l’univers.

Locataire – Je peux avoir mon courrier ?

Facteur – Et sept notes pour composer toute la musique du monde.

Locataire – Donc pas de courrier…

Facteur – Et qu’est-ce qui restera de tout ça, dans quelques milliards d’années ? Quand le soleil dans son grand bouquet final nous aura tous réduit en cendres ?

Locataire – Je ne sais pas…

Facteur – Quelques hiéroglyphes gravés sur les pierres qui n’auront pas encore fondu. Quelques propos lapidaires comme aux premiers temps de l’écriture. En vérité, je vous le dis : les premiers balbutiements de l’humanité seront aussi ses derniers soupirs.

Locataire – Oui…

Facteur – Quand La Poste aura disparu, les épitaphes de nos ancêtres nous survivront un instant. Comme un avis de passage. Mais souvenez-vous d’une chose. (Avec emphase) Seul le souvenir de la musique des sphères nous survivra pour toujours.

Le facteur lui tend un CD.

Facteur – Tenez… Voici La Lettre à Élise…

L’autre prend le CD.

Locataire – Merci.

Le facteur s’éloigne et l’autre le regarde partir, interloqué.

Locataire – Je n’ai rien compris…

On entend la Lettre à Élise.

Noir.

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-53-6

 

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Bienvenue à bord

Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…

Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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8 personnages : 2H/6F

8 personnages : 3H/5F

8 personnages : 4H/4F

9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F

9 personnages : 4H/5F

10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F

 

 


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


Welcome aboard –  Bienvenidos a bordo –  Bem-vindos a bordo –  Benvenuta a bordo 


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bienvenue à bord

10 personnages

(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)

Les jeunes
Nathalie : directrice

Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante

Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire

Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire

Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.

Matin

Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.

Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…

Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…

Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…

Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…

Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…

Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…

Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !

Dominique – Ta mère a un portable ?

Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…

Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.

Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?

Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.

Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?

Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…

Dominique – Hélas…?

Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…

Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.

Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…

Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…

Christiane (cassante) – Oui, ben, non !

Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.

Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !

Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.

Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.

Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.

Nathalie – Nathalie Saint Maclou.

Dominique – Comme la moquette ?

Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.

Dominique – Saint Maclou, évidemment.

Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.

Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…

Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…

Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…

Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?

Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…

Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.

Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…

Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…

Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…

Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…

Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?

Dominique – Bien sûr…

Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?

Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…

Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.

Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.

Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.

Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…

Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.

Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?

Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…

Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.

Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…

Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…

Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.

Dominique – C’est important, l’humour.

Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.

Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…

Christiane – Ah, oui, c’est curieux…

Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…

Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…

Christiane le fusille du regard.

Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…

Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…

Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…

Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…

Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…

Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?

Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?

Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?

Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?

Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…

Blanche – Même les Juifs ?

Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…

Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.

Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.

Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…

Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?

Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…

Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !

Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.

Silence embarrassé.

Dominique – Voilà, voilà…

Christiane – Bon ben alors euh…

Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…

Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.

Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?

Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.

Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…

Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…

Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.

Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?

Nathalie la regarde un peu embarrassée.

Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.

Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…

Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…

Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.

Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?

Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.

Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.

Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?

Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.

Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?

Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?

Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !

Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?

Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…

Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !

Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.

Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?

Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…

Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.

Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.

Claude – Quoi ?

Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.

Claude – On venait de fêter son anniversaire.

Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.

Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?

Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…

Claude – Quand même, ça fait un choc.

Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.

Claude – Pas encore, malheureusement…

Henriette – Pas encore ?

Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…

Henriette – Quel article ?

Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.

Henriette – Des méduses ?

Claude – La Turritopsis Nutricula.

Henriette – Une tartine de Nutella ?

Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.

Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »

Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?

Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !

Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.

Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…

Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !

Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?

Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?

Claude – Comment ?

Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?

Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…

Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.

Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…

Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.

Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.

Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.

Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?

Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…

Solange – Comment ?

Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…

Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…

Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.

Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…

Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.

Claude – Ah, d’accord…

Henriette – C’est quoi un iPod ?

Claude – Aucune idée…

Solange – Vous connaissez la nouvelle ?

Henriette – Quelle nouvelle ?

Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henriette – Il s’est passé quelque chose ?

Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.

Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !

Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.

Solange – Adèle est partie ?

Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.

Claude – Et précipité.

Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.

Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.

Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.

Claude – Elle est morte.

Solange – Elle est morte, Adèle ?

Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…

Henriette – Tiens ben la voilà, justement…

Solange – Adèle ?

Claude – La nouvelle !

Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?

Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !

Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.

Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.

Blanche (renfrognée) – Mmm…

Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.

Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.

Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.

Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…

Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.

Henriette – C’est son siège fétiche…

Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?

Solange – J’y étais…

Blanche – Où ça ?

Solange – Sur le Titanic !

Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…

Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.

Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.

Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?

Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.

Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,

Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…

Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?

Blanche – La Turritopsis Nutricula…

Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…

Solange – Une croisière ? En bateau ?

Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…

Henriette regarde le magazine.

Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?

Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.

Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?

Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !

Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.

Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…

À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.

Solange – Bonjour capitaine !

Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.

Blanche – Blanche… de Bruges.

Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…

Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.

Claude (servile) – Honoré est un peu baron.

Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.

Honoré – Mon nom est de Montélimar.

Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.

Les autres semblent plutôt choqués.

Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.

Solange – Il commandait un bateau.

Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.

Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…

Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.

Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?

Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.

Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…

Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.

Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…

Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.

Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?

Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.

Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?

Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…

Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !

Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.

Blanche – Tu parles d’une devise à la con…

Solange – Le déjeuner est servi à midi.

Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.

Claude – On ne voit pas les journées passer…

Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…

Henriette – À notre table ?

Claude – À la table du capitaine ?

Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?

Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.

Claude – C’était prévu comme ça…

Henriette – Il y a une liste d’attente…

Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…

Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.

Honoré – Vous permettez ?

Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.

Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…

Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.

Henriette – On sait ce que ça veut dire…

Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henriette – Une comédienne, tu parles…

Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…

Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.

Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Solange – Faites voir…

Henriette – Ça ne me dit rien…

Claude – Un thermomètre jetable ?

Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.

Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…

Claude – Pas un sex-toy, quand même…

Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…

Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…

Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?

Henriette – Allez savoir…

Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…

Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…

Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…

Henriette – Ou demander à quelqu’un.

Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?

Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…

Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…

Claude – Et le père, ce serait qui alors…?

Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.

Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?

Claude – Ça peut aller, Docteur…

Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?

Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.

Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…

Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?

Henriette – Ça peut aller…

Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.

Solange – À notre âge, vous savez…

Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.

Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.

Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…

Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !

Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.

Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…

Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…

Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.

Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.

Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.

Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…

Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.

Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.

Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?

Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.

Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.

Claude – C’est bientôt le déjeuner.

Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.

Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.

Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…

Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !

Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.

Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…

II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.

Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !

Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…

Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.

Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…

Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !

Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.

Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?

Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…

Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?

Ils commencent à s’en aller tous les deux.

Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…

Ils sortent.

Noir.

Après-midi

Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.

Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…

Solange – J’y compte bien…

Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?

Solange – C’est une surprise…

Claude – Et c’est pour qui ?

Solange – Pour vous peut-être…

Blanche arrive avec Honoré.

Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?

Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…

Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…

Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?

Claude – C’est une écharpe, je crois.

Blanche – Pas pour moi, j’espère.

Solange – Allez savoir…

Claude – C’est une surprise.

Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?

Claude – Une corde en laine ?

Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.

Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.

Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…

Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.

Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…

Caroline se met à faire un peu de ménage.

Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?

Honoré – On ne sait pas.

Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.

Solange – L’important, c’est que ce soit solide…

Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.

Henriette arrive.

Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…

Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?

Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…

Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.

Blanche – C’est moi !

Henriette – C’est vous quoi ?

Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !

Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?

Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !

Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !

Solange – Heureux au jeu…

Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…

Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?

Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…

Solange – Il y a peut-être une patinoire.

Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?

Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…

Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?

Blanche – Allez savoir…

Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…

Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?

Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.

Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?

Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.

Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.

Roberto – Très bien, très bien…

Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.

Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.

Henriette – En privé…

Roberto – Hun, hun…

Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.

Henriette – C’est positif ou négatif ?

Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?

Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…

Roberto – Claude ?

Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…

Roberto semble inquiet.

Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…

Henriette – Vous me tenez au courant…

Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !

Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.

Caroline – C’est le règlement…

Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.

Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?

Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.

Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?

Caroline – Pardon ?

Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?

Il lui montre le test.

Caroline – Et si ça l’était ?

Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?

Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.

Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.

Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.

Nathalie arrive. Caroline s’en va.

Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.

Nathalie – Oui, moi aussi…

Roberto – Vous êtes enceinte ?

Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?

Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.

Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?

Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…

Nathalie – Quelle naissance ?

Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…

Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…

Roberto – C’est à propos d’Adèle.

Nathalie – Adèle ?

Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.

Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…

Nathalie – Quels indices ?

Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.

Nathalie – Non…?

Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.

Nathalie – Oh, mon Dieu…!

Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.

Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.

Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…

Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !

Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.

Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.

Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…

Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?

Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…

Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…

Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?

Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…

Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…

Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.

Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?

Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?

Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…

Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?

Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.

Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…

Nathalie – Vous trouvez ?

Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…

Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?

Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…

Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.

Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?

Blanche – Ben je pars en croisière.

Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.

Blanche – Pourquoi pas ?

Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…

Roberto – Il faut signer une décharge.

Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !

Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…

Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…

Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?

Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.

Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.

Honoré, Claude et Solange arrivent.

Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?

Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?

Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?

Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.

Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.

Henriette arrive.

Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?

Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.

Henriette – Adèle a été assassinée !

Claude – Non !

Henriette – Je le tiens de la direction…

Solange – Ils vous l’ont dit ?

Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.

Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?

Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?

Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…

Solange – Un tueur en série ?

Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?

Claude – Qui ça pourrait bien être…?

Honoré – Un membre du personnel, peut-être…

Caroline arrive.

Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?

Henriette – Un tueur… ou une tueuse.

Claude – Non, merci, ça ira.

Henriette – Moi non plus merci…

Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…

Caroline repart.

Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…

Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.

Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !

Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?

Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?

Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…

Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.

Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.

Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…

Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.

Honoré – Très bien…

Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.

Claude – Une main innocente ?

Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.

Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.

Blanche – Claude.

Claude semble soulagé.

Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…

Caroline revient, suivi de près par Roberto.

Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?

Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.

Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?

Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.

Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…

Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.

Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.

Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…

Caroline – Et pourquoi pas ?

Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.

Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?

Roberto – Combien ?

Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.

Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?

Caroline – Vingt mille ?

Roberto – Dix mille.

Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.

Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.

Roberto – J’ai votre parole ?

Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…

Caroline s’en va.

Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…

Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.

Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?

Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.

Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?

Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…

Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.

Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.

Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.

Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.

Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?

Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?

Christiane – Au courant de quoi ?

Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !

Nathalie arrive.

Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…

Christiane – Vous êtes sûre ?

Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…

Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?

Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…

Dominique – Ah, oui, c’est réussi.

Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…

Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…

Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…

Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.

Christiane embrasse sa mère.

Christiane – Allez, au revoir, maman…

Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…

Christiane – Bien sûr, maman…

Dominique embrasse à son tour Blanche.

Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…

Dominique – On va faire comme ça…

Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…

Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.

Christiane se tourne vers Dominique.

Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…

Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.

Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?

Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…

Dominique enlace Christiane pour la réconforter.

Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.

Dominique – Quoi ?

Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…

Dominique (aux anges) – Non ?

Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.

Dominique – Mais c’est merveilleux !

Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…

Dominique – Une fille ? Un garçon ?

Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !

Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !

Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.

Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…

Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.

Christiane – Je pensais au bébé…

Dominique range son cigare.

Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.

Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…

Dominique – Déjà ?

Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !

Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…

Christiane – Comment ça aussi… ?

Dominique et Christiane s’en vont.

Roberto et Nathalie arrivent.

Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?

Roberto – Une aide-soignante…

Nathalie – Caroline…?

Roberto – Pourquoi pas ?

Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…

Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.

Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…

Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.

Nathalie – Une tueuse à gage ?

Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.

Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.

Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…

Nathalie – La fille de Blanche…?

Roberto – Ou son… compagnon.

Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.

Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.

Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?

Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.

Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?

Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.

Nathalie – Autre chose d’intéressant ?

Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…

Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.

Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…

Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?

Roberto – Spaghettis.

Nathalie – Encore !

Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.

Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.

Noir.

Soir

Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.

Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.

Henriette – Ben oui.

Nathalie – Sur les lieux du crime ?

Henriette – Ben non.

Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?

Henriette – Ben à la cantine !

Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.

Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.

Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.

Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…

Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.

Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.

Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…

Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.

Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !

Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.

Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…

Henriette – À propos de quoi ?

Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?

Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.

Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.

Roberto – Solange…

Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?

Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.

Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…

Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.

Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…

Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…

Henriette s’en va en râlant.

Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…

Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.

Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.

Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…

Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.

Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…

Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?

Solange – Oui.

Claude – C’est pour qui ?

Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.

Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.

Roberto – Là on tient notre flag…

Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.

Claude – Mais enfin…

Roberto – Casse-toi, on te dit.

Claude s’en va.

Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?

Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?

Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?

Nathalie – Je ne sais pas.

Roberto – La livrer à la police, à son âge ?

Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.

Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…

Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…

Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?

Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…

Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…

Roberto – Tu t’en tires bien salope…

Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…

Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…

Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.

Noir.

Un an après

Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.

Nathalie – Je n’en peux plus…

Roberto – Et il est à peine midi…

Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…

Nathalie – Vivement la retraite…

Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.

Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !

Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.

Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?

Honoré – On a rajeuni de vingt ans.

Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…

Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…

Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !

Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.

Christiane – Bonjour, bonjour…

Nathalie – Messieurs dames…

Dominique – Madame la Directrice…

Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…

Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…

Dominique – Votre petit-fils, Blanche.

Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…

Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.

Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…

Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?

Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…

Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.

Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?

Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…

Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?

Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?

Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.

Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.

Ils trinquent.

Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !

Musique. Ils entament quelques pas de valse.

Noir. Fin.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur

www.comediatheque.com

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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