Comédie de situation

Héritages à tous les étages

Neighbours’ DayEl infierno son los vecinosUma herança pesada 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

14 personnages très variable en sexe

3H/11F, 4H/10F, 5H/9F, 6H/8F, 7H/7F, 8H/6F, 9H/5F…

Antoine vient d’hériter d’une vieille tante dont il ignorait l’existence un superbe appartement dans les beaux quartiers de Paris. Il vient faire le tour du propriétaire avec son amie Chloé. Mais les secrets de famille, c’est comme les cadavres, ça finit toujours par remonter à la surface…


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Héritages à tous les étages


14 PERSONNAGES

Antoine, directeur littéraire

Chloé, professeur d’anglais

Madame Sanchez, concierge

Madame Cassenoix, syndic

Docteur Brisemiche, médecin

Maître Fouinard, avocat

Sam, prostituée ou travesti

Colonel Gonfland, officier de cavalerie

Père Dessaint, curé défroqué

Mme Durand de la Cour, baronne

Madame Zarbi, psychanalyste

Angela, artiste peintre

Un salon avec une baie vitrée qu’on imagine donner sur les toits de Paris, côté salle. Le côté jardin est supposé ouvrir sur une terrasse, et le côté cour sur un couloir conduisant à une entrée. Les meubles et la décoration sont vieillots ou kitch. En fond de scène, dans un cadre monumental, un tableau d’avant-guerre représentant un militaire jeune, avec des faux airs du Maréchal Pétain.

Antoine (off) – Attends un peu, je retire l’alarme. Si je ne le fais pas dans les trente secondes, on va réveiller tout l’immeuble et on sera embarqués par les flics comme des voleurs… Merde, c’est quoi le code, déjà… Ah oui, 14-18…

Chloé arrive. Depuis le seuil, elle jette un regard sur l’ensemble et pousse une exclamation entre admiration et effarement.

Chloé – Ouah !

Elle s’avance dans la pièce et Antoine arrive à son tour.

Antoine – Je t’avais prévenue, il y a un peu de rafraichissement à prévoir…

Chloé – Tu parles comme un agent immobilier. Je te rappelle que tu es le propriétaire.

Antoine – J’ai encore un peu de mal à réaliser… Mais attends de voir ça…

Il l’accompagne jusqu’au devant de scène pour contempler la vue par la baie vitrée. Cette fois, l’exclamation de Chloé est franchement émerveillée.

Chloé – Ouah !

Antoine – Tu verras. De la terrasse, en se penchant un peu, on aperçoit même la Tour Eiffel.

Chloé – Ah oui, ça va nous changer… De chez nous, sans avoir à se pencher, on voit le cimetière de La Garenne-Colombes.

Antoine s’approche et l’enlace.

Antoine – Alors ? Tu consens à passer ta première nuit avec moi dans notre nouvelle demeure ?

Chloé – C’est vrai que tout ça est très excitant… Mais je vais attendre d’avoir vu le lit de ton arrière-grand-mère avant de te donner une réponse définitive.

Antoine – Ce n’est pas mon arrière-grand-mère, c’est ma grand-tante Germaine.

Chloé – Ta tante germaine ? Je pensais qu’il n’y avait que les cousins qui pouvaient être germains…

Antoine – Ah non, Germaine c’est son prénom. C’était la sœur aînée de ma grand-mère.

Chloé – La mère de ton père ?

Antoine – De ma mère. Enfin, à ce qu’il paraît…

Chloé fait le tour de la pièce.

Chloé – Et tu ne l’as jamais rencontrée ?

Antoine – Je ne savais même pas que ma grand-mère avait une sœur.

Chloé – C’est dingue…

Antoine – Quoi ?

Chloé – Que tes parents ne t’aient jamais parlé de cette tante Germaine…

Antoine – Ouais…

Chloé – Et aujourd’hui, tu hérites de son appartement.

Antoine – Apparemment, elle n’avait pas d’enfants. Et comme mes parents sont morts aussi. Le notaire a dit que j’étais son seul héritier…

Chloé – C’est triste quand même… Tu te rends compte ? Pendant toutes ces années, elle vivait là. À deux stations de métro de la maison d’édition pour laquelle tu bosses. Et tu apprends son existence par un faire-part…

Antoine – Un faire-part ? Même pas… Quand j’ai reçu la lettre du notaire, l’enterrement avait déjà eu lieu.

Chloé prend une photo dans un cadre, trônant sur un guéridon.

Chloé – C’est elle ?

Antoine – Ouais, j’imagine…

Chloé – Elle était belle… quand elle était jeune.

Antoine – Ouais.

Chloé – C’est tout ce que ça te fait ?

Antoine – Quoi ?

Chloé – Je ne sais pas moi… Elle n’est plus là, et tu ne la connaîtras jamais… Il ne te reste plus qu’une photo…

Antoine – Et l’appartement.

Chloé – Ça ne te fait rien de savoir qu’elle est morte, la tante Germaine ?

Antoine – Ah si. Si, ça me fait quelque chose, je t’assure.

Chloé – Quoi ?

Antoine – Franchement ? J’ai l’impression d’avoir gagné au loto.

Chloé repose la photo.

Chloé – C’est clair… On ne va pas non plus regretter notre deux pièces à La Garenne-Colombes.

Antoine – Non mais tu te rends compte ? Fini le RER. Je pourrai aller bosser à pied !

Chloé – Et moi en vélo. J’ai juste la Seine à traverser pour aller au lycée.

Antoine – Pas de loyer à payer. En plein centre de Paris. Un appartement avec terrasse, au dernier étage avec ascenseur, dans un bel immeuble haussmannien.

Chloé – Ça y est, tu recommences à parler comme un agent immobilier.

Antoine – Il y a même un parking !

Chloé – On n’a pas de voiture…

Antoine – Tu rigoles ! Tu sais combien ça se loue, un parking, dans un quartier comme ça ?

Chloé – Non. Combien ?

Antoine – Je ne sais pas exactement, mais… au moins la moitié de mon salaire actuel, sûrement.

Chloé – Tu n’as qu’à louer le parking et passer à mi-temps. Tu pourras commencer à écrire ton premier roman. Tu ne vas pas publier toute ta vie les bouquins des autres.

Antoine – Il faudrait d’abord que je trouve un sujet…

Chloé – Tiens, tu pourrais écrire l’histoire de cette mystérieuse grand-mère.

Antoine – C’est ma grand-tante.

Chloé – Une femme qui était presque centenaire, qui devait avoir dans les vingt ans pendant la dernière guerre. Il y a sûrement de quoi écrire un roman.

Chloé jette un nouveau regard sur la pièce.

Antoine – C’est vrai que l’atmosphère est chargée…

Chloé – Oui… Je dirais même oppressante. On dirait que le fantôme de Germaine hante encore cet appartement.

Antoine – Il faudra peut-être le faire désenvoûter avant d’emménager.

Chloé – Tu crois ?

Antoine – On commencera par se débarrasser de toutes ces vieilleries, et on refera les peintures.

Chloé – Il faut avouer que c’est assez sombre.

Antoine s’approche à nouveau de la baie vitrée.

Antoine – Ouais… Mais regarde un peu cette vue ! Ces milliers de toits qui s’étendent devant nous.

Chloé – Et derrière chacune de ces fenêtres, des hommes et des femmes, avec chacun leur histoire. Chacun leur destin.

Antoine – C’est vrai que c’est très romanesque.

Chloé – Paris…

Antoine – La plus belle ville du monde…

Chloé – Et la plus romantique.

Antoine – Des milliers d’appartements comme celui-là. Des millions de gens. Des milliards d’histoires en train de s’écrire.

Chloé – Oui… Tu imagines ? En ce moment même, certains sont en train de faire une demande en mariage.

Antoine – D’autres sont en pleine scène de rupture.

Chloé – Des bébés sont en train de naître, un peu partout.

Antoine – Et des vieux sont en train de calancher, comme la tante Germaine.

Chloé – Certains sont en train de faire la vaisselle.

Antoine – Et d’autres sont en train de faire l’amour…

Ils commencent à s’enlacer. Ils sont interrompus par la sonnerie de la porte.

Chloé – Qui ça peut bien être ?

Antoine – Je ne sais pas… Je ne connais personne dans cet immeuble…

Chloé – Le fantôme de la tante Germaine ?

Antoine – J’y vais…

Chloé – Tu veux que je vienne avec toi ?

Antoine – Ça ira. Mais si je ne suis pas revenu dans cinq minutes, tu appelles un exorciste, d’accord ?

Antoine sort. Chloé examine le tableau, intriguée.

Antoine (off) – Ah oui… Non, non, pas du tout… Mais je vous en prie, entrez…

Antoine revient, suivi par Madame Cassenoix.

Cassenoix – Je ne voudrais pas vous déranger. C’est Madame Sanchez, la concierge, qui m’a dit qu’elle vous avait vu monter avec votre dame. (Apercevant Chloé) Enfin, je ne sais pas si c’est votre épouse… Bonjour Mademoiselle.

Chloé – Bonjour Madame.

Antoine – Chloé, je te présente Madame Cassenoix, une voisine, qui est aussi la syndic de l’immeuble.

Cassenoix (avec un air de circonstance) – Cher Monsieur, au nom de tous les copropriétaires de cet immeuble que j’ai l’honneur de représenter, je vous prie d’accepter nos plus sincères condoléances.

Antoine – Merci, mais vous savez…

Cassenoix – Votre tante était un être exceptionnel. Une femme de caractère, il faut bien le dire. Mais tout à fait charmante. Les résidents de l’immeuble étaient très attachés à Germaine.

Antoine – Je suis très heureux de l’apprendre, vraiment.

Cassenoix – Pour nous tous, Germaine, c’était beaucoup plus qu’une voisine, vous savez. On se rendait de petits services. On lui faisait ses courses à l’occasion. On s’occupait de ses démarches administratives au besoin…

Chloé – Vraiment ?

Cassenoix – Bref, nous faisions tout notre possible pour qu’elle se sente moins seule. Elle recevait très peu de visites, comme vous le savez. Nous l’entourions tous les jours de notre affection. Et elle nous le rendait bien, croyez-moi.

Antoine – Ah oui, c’est… C’est bien…

Cassenoix – En fait, ses voisins, pour Germaine, c’était un peu une famille. D’ailleurs, je ne savais pas qu’elle en avait une autre… En tout cas, elle ne m’en avait jamais parlé.

Antoine – Ça ne m’étonne pas… En fait, je connaissais très peu ma tante Germaine…

Cassenoix – Ah oui… D’ailleurs, je ne me souviens pas vous avoir aperçu à l’enterrement…

Antoine – Pour tout vous dire je…

Chloé, agacée par cet interrogatoire, intervient.

Chloé – Mais j’imagine que vous n’êtes pas seulement venue pour bavarder, et nous ne voudrions pas vous retenir trop longtemps. Vous aviez peut-être… quelque chose à nous demander ? Entre voisins. Un tire-bouchon, du gros sel, des allumettes…?

Antoine – Un casse-noix…?

Cassenoix – Ah, pour le tire-bouchon, vous n’êtes pas tombé loin… Enfin, c’est un peu embarrassant… Vu les circonstances…

Chloé – Dites toujours.

Cassenoix (toussotant) – Excusez-moi, j’ai un chat dans la gorge.

Antoine – Vous voulez boire quelque chose ?

Chloé lance à Antoine un regard réprobateur.

Chloé – Je ne sais pas si on a quelque chose à vous offrir.

Cassenoix – Juste un verre d’eau, ça ira, merci.

Chloé – Je ne sais même pas où est le frigo…

Cassenoix – Ne vous embêtez pas, de l’eau du robinet, ça fera l’affaire. Elle est de très bonne qualité dans le quartier, vous verrez. Alors pourquoi s’embêter à charrier des packs d’eau minérale. Surtout quand on habite au dernier étage, comme vous. Même avec l’ascenseur. (Antoine et Chloé attendent qu’elle en vienne au fait.) Le robinet se trouve dans la cuisine. La deuxième porte à gauche dans le couloir. Vous trouverez des verres dans le placard juste au-dessus.

Chloé sort, un peu froissée.

Cassenoix – Alors voilà… C’est aujourd’hui la Fête des Voisins, et depuis que cette fête existe, votre tante a toujours insisté pour qu’elle soit organisée chez elle.

Antoine – Tiens donc…

Cassenoix – Une tradition, en quelque sorte. À cause de la grande terrasse et de la vue sur Paris, sans doute.

Antoine – Sans doute…

Cassenoix – Il faut bien dire que cet appartement est le plus beau de l’immeuble. Et puis comme Germaine était toute seule, ça lui faisait un peu de compagnie.

Antoine – Hélas, elle est morte, n’est-ce pas…

Cassenoix – Bien sûr… Mais elle aurait sûrement été très heureuse de nous voir tous là ce soir, réunis une dernière fois…

Antoine – C’est-à-dire que… Nous n’avions pas prévu.

Cassenoix – Pour ça ne vous inquiétez pas, on s’occupera de tout. Comme d’habitude. Enfin, je veux dire, comme nous le faisions avec votre tante Germaine.

Chloé revient avec un verre d’eau qu’elle tend à Madame Cassenoix.

Cassenoix – Merci beaucoup.

Chloé – Je vous en prie…

Cassenoix pose le verre sans le boire.

Cassenoix – Comme je le disais à votre mari…

Chloé – Nous ne sommes pas encore mariés, si c’est cela que vous vouliez savoir.

Antoine intervient pour faire baisser la tension.

Antoine – Madame Cassenoix est venue nous inviter à la Fête des Voisins.

Chloé – Ah oui ? C’est… C’est très aimable de sa part. (Étonnée) Mais quand ?

Cassenoix – Eh bien… Mais aujourd’hui !

Antoine – Enfin… l’idée c’est que ça se passe chez nous…

Chloé – Chez nous ? Comment ça chez nous ? Tu veux dire ici ?

Cassenoix – Disons que… Ce sera une sorte de… pot de départ.

Antoine – Nous, on vient à peine d’arriver.

Cassenoix – Je veux dire un pot d’adieu. Pour Germaine. Comme vous n’avez pas pu assister à l’enterrement…

Antoine – Bien sûr…

Cassenoix – Bon, alors puisque vous êtes d’accord, c’est entendu. Je ne sais pas comment vous remercier, vraiment.

Antoine et Chloé, pris de court, échangent un regard embarrassé.

Antoine – Mais… de rien, je vous en prie.

Cassenoix – Et donc vous… Vous avez le projet de venir vous installer dans cet appartement ?

Antoine – Euh… Oui… Enfin…

Cassenoix – Eh bien comme ça, vous ferez connaissance avec tous vos nouveaux voisins… Ça fera d’une pierre deux coups.

Antoine – Oui, pourquoi pas…

Cassenoix – Bon, allez, je me sauve. J’ai encore quelques préparatifs à terminer… Pour cette petite réception, je veux dire… Alors à tout à l’heure ?

Antoine – À tout à l’heure…

Antoine s’apprête à la suivre.

Antoine – Je vous raccompagne.

Cassenoix – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Antoine – Très bien…

Cassenoix s’en va. Antoine et Chloé se regardent, interloqués.

Antoine – J’ai l’impression qu’elle nous a un peu forcé la main, non ?

Chloé – Tu crois ? Il faut dire que tu ne t’es pas beaucoup défendu…

Antoine – Tu m’as laissé tout seul avec elle !

Chloé – C’est toi qui m’a envoyé lui chercher un verre d’eau à la cuisine ! Un verre qu’elle n’a même pas bu, d’ailleurs…

Antoine – On n’habite même pas encore l’immeuble, on ne va pas déjà se fâcher avec tous les voisins…

Chloé – De là à se laisser envahir dès le premier jour.

Antoine – Tu as raison… Elle nous a bien embobinés avec sa Fête des Voisins.

Chloé – Ouais… D’autant que la Fête des Voisins, normalement, c’est en juin…

Antoine – Non ?

Chloé – Je pensais que tu le savais !

Antoine – Comment veux-tu que je le sache ?

Chloé – Tout le monde sait que la Fête des Voisins, ce n’est pas fin décembre. Fin décembre, c’est Noël  ! Ça tu es au courant, quand même ?

Antoine – C’est dingue… Pourquoi ils font la Fête des Voisins au mois de décembre ?

Chloé – Une autre tradition, sans doute… Comme celle de fêter ça chez nous… Ça commence bien…

Antoine – Bon… Voyons le bon côté des choses… Ça nous permettra de faire connaissance avec tous nos voisins en une seule fois.

Chloé – Il n’y avait pas urgence, non plus. On vient à peine d’arriver.

Antoine – Qu’est-ce que tu veux ? Maintenant, on est copropriétaires. Ça implique aussi certaines contraintes…

Chloé – Tu es copropriétaire.

Antoine – Quoi qu’il en soit, on aura affaire à eux à l’avenir pour la gestion de l’immeuble. Et c’est Madame Cassenoix le syndic. Je ne pouvais pas la rembarrer comme ça.

Chloé – Madame Cassenoix… Un nom prédestiné…

Antoine – Ça nous évitera d’avoir à pendre la crémaillère. Elle a dit qu’ils s’occupaient de tout.

Chloé – C’est vrai qu’ils ont l’air d’avoir une fâcheuse tendance à s’occuper de tout, y compris de ce qui ne les regarde pas. Je ne sais pas pourquoi, mais je la sens mal, cette copropriété.

Antoine – On verra bien… S’ils ne sont pas sympas, on ne les réinvitera pas.

Chloé – C’est eux qui se sont invités !

Antoine (la prenant dans ses bras) – Allez… On ne va pas se disputer pour si peu.

Chloé – Tu as raison… L’essentiel, c’est qu’on soit enfin chez nous.

Antoine – Si on continuait notre tour du propriétaire ?

Chloé (se tournant vers le tableau) – C’est qui, celui-là ? Ton grand-oncle ? Le mari de Germaine ?

Antoine – Aucune idée…

Ils regardent tous les deux le tableau.

Chloé – Il a des faux airs du Maréchal Pétain, non, avec sa moustache ?

Antoine – Tous les militaires se ressemblent… Et la moustache était très à la mode à l’époque. Mais il paraît un peu jeune, non ?

Chloé – Même Pétain a été jeune…

Antoine – C’est vrai… On a du mal à imaginer que tous les dictateurs ne sont pas nés avec une moustache. Que Pétain a été un jeune homme imberbe, Staline un ado boutonneux et Hitler un bébé joufflu.

Chloé – En tout cas, ce n’est sûrement pas une toile de maître… contrairement à ce qu’on pourrait penser en voyant le cadre.

Antoine – Dommage… Ça m’aurait aidé à payer les frais de succession.

Chloé – Les frais de succession ?

Antoine – Cet appartement ne va quand même pas être gratuit. Avec ce degré de parenté éloignée, le taux d’imposition est assez élevé. Et comme Germaine n’a rien laissé à la banque en plus de ce bien immobilier…

Chloé – Et ces impôts, ça va chercher dans les combien ?

Antoine – Le notaire ne m’a pas encore donné les chiffres exacts. Au pire, je prendrai un crédit. C’est tout de même mieux que de payer un loyer.

Chloé  – Je ne sais pas pourquoi, mais je commence à me demander si tout ça va vraiment être aussi simple qu’on le pensait…

Antoine – Je te montre la terrasse ?

Chloé (avec un sous-entendu) – Et si tu me montrais la chambre, d’abord ?

Antoine – OK…

Il lui prend la main et s’apprête à l’entraîner vers le couloir. Ils sont coupés dans leur élan par la sonnette qui retentit à nouveau.

Chloé – Encore ?

Antoine – On n’a qu’à laisser sonner. On n’est pas obligés d’ouvrir.

Chloé – Tu viens d’inviter tout l’immeuble pour la Fête des Voisins ! On ne peut pas les laisser dehors…

Antoine – Tu crois que c’est déjà eux ?

Chloé – Qui ça pourrait être à ton avis ? Le Père Noël ?

Antoine – J’y vais…

Chloé – Laisse… Cette fois, je m’en occupe.

Antoine (un peu inquiet) – Tu essaies de rester aimable, quand même.

Chloé – Je vais jouer la maîtresse de maison idéale, je te promets.

Antoine – OK.

Chloé sort. Antoine reste là et soupire. Il examine à son tour le tableau, intrigué. Le téléphone fixe, un modèle d’un autre âge, sonne. Antoine hésite, puis répond.

Antoine – Allô… Oui, c’est bien ici… Non, je suis son petit-neveu… La Fête des Voisins ? Euh, oui, c’est bien ici… Enfin… Bon, d’accord, alors à tout de suite…

Il raccroche. Chloé revient suivie de Madame Cassenoix, qui porte une bassine de sangria, et de Madame Brisemiche, qui porte une tarte.

Cassenoix – Et voilà la sangria !

Brisemiche – Bonjour, bonjour ! Moi, j’ai fait une flamiche aux oignons !

Cassenoix – Ah, l’année dernière, c’était une flamiche aux poireaux, non ?

Brisemiche – Je me suis dit que ça changerait. Et pour tout vous dire, je n’avais pas de poireaux sous la main. J’espère que vous aimez les oignons !

Cassenoix – Mais enfin, Docteur ! Tout le monde aime les oignons ! Et puis c’est très bon pour la santé, les oignons. Moi, j’en mets partout.

Brisemiche – J’espère que vous n’en n’avez pas mis dans la sangria.

Elle rient toutes les deux stupidement, sous les regards atterrés d’Antoine et de Chloé.

Cassenoix – Mais voyons, je manque à tous mes devoirs ! Je vous présente le Docteur Brisemiche, qui a son cabinet juste en dessous. Avouez que c’est pratique d’avoir un médecin dans l’immeuble. On a un dentiste, aussi, mais il est actuellement décédé. Je veux dire, il a pris sa retraite le mois dernier, et son remplaçant n’est pas encore arrivé.

Brisemiche – Madame, Monsieur… Enchantée.

Antoine – Docteur…

Brisemiche – Je vous en prie, appelez-moi Anne-Marie. Mais… je ne suis pas sûre d’avoir retenu vos prénoms…

Chloé – Chloé.

Antoine – Et moi c’est Antoine.

Brisemiche – Si vous voulez bien débarrasser cette table, ma petite Chloé. On va installer le buffet ici.

Chloé, machinalement, ôte le vase chinois qui trône sur la table.

Cassenoix – Antoine, si cela ne vous dérange pas, il doit y avoir une nappe dans le petit meuble, là. Ce sera quand même plus convenable…

Antoine ouvre le meuble, mais ne semble pas trouver.

Brisemiche – Tout en bas.

Antoine sort la nappe et l’étend sur la table. Cassenoix y pose la bassine de sangria, et Brisemiche la tarte.

Cassenoix – Voilà. Les invités viendront se servir au salon. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’ils font… Mais si vous voulez profiter de la terrasse en attendant.

Antoine – Très bien…

Brisemiche – Après tout, vous êtes ici chez vous.

Chloé – Merci de nous le rappeler…

On sonne à nouveau.

Brisemiche – Ah, vous voyez, vous étiez médisante. Pour une fois, ils sont à l’heure.

Cassenoix – J’y vais… Mais après, je vais laisser la porte ouverte, parce que sinon, on ne va pas en finir…

Elle sort. Échange de sourires un peu embarrassés.

Brisemiche – C’est moi qui ai assisté votre tante pendant ses derniers instants…

Antoine – Ah oui. Malheureusement, je n’ai pas eu le plaisir de… Enfin, je veux dire…

Chloé – Et… elle est morte de quoi, exactement.

Brisemiche – Mon Dieu, vous savez… Passé 90 ans… Faut-il vraiment mourir de quelque chose en particulier ? En tout cas, je peux vous assurer qu’elle n’a pas souffert.

Monsieur et Madame Crampon arrivent, l’un avec un taboulé et l’autre une salade d’endives. Suivis de Cassenoix.

Mr Crampon – Bonjour tout le monde… Vous m’excuserez de ne pas vous serrer la main, mais je suis un peu encombré… Où est-ce que je peux poser ça ?

Mme Crampon – Tu vois bien que le buffet est là ! Comme d’habitude…

Monsieur Crampon pose son plat et Madame Crampon en fait de même. Ils se retournent vers Antoine et Chloé.

Mr Crampon – Jacques Crampon, courtier en assurances. Et voici Josiane, mon épouse.

Mme Crampon – Vous c’est Antoine et Chloé, je crois.

Chloé – Oui… Les nouvelles vont vite, je vois.

Mr Crampon – Avant de venir travailler dans cet immeuble comme concierge, Madame Sanchez travaillait en Allemagne de l’Est pour la Stasi.

Mme Crampon – Je pensais qu’elle était portugaise…

Mr Crampon – Je plaisante, Josiane ! Je plaisante !

Mme Crampon – J’ai fait un taboulé et une salade d’endives.

Mr Crampon – J’espère que vous aimez les endives.

Mme Crampon – Pourquoi tu dis ça ?

Mr Crampon – Moi, personnellement, je déteste les endives.

Mme Crampon – Oui, c’est pour ça que j’ai fait aussi un taboulé. Mais les endives c’est très bon. Et puis c’est la saison. Vous aimez les endives, Antoine ?

Antoine – Oui, enfin…

Mr Crampon – Je ne savais même pas qu’il y avait une saison pour les endives… Je pensais que les endives, c’était toute l’année…

Mme Crampon– Ce sont des endives au Roquefort. C’est excellent, vous verrez. Et c’est très bon pour la santé. N’est-ce pas Docteur ?

Brisemiche – En tout cas, dans toute ma carrière, je n’ai encore rencontré personne qui soit mort après avoir mangé des endives au Roquefort.

Mr Crampon – C’est qu’aucun de vos patients n’avaient encore goûté celles de ma femme.

Madame Crampon le fusille du regard.

Mr Crampon– Mais enfin, Josiane, je plaisante ! On est là pour passer un bon moment ensemble, pas vrai ? Entre voisins !

Chloé – Oui… Et ça m’a l’air bien parti…

Le téléphone fixe sonne. Avant même qu’Antoine n’ait le temps de réagir, Cassenoix décroche, machinalement.

Cassenoix – Allô oui ? Ah c’est vous, mon Père… Oui, oui, je comprends… Non, non, pas de problème, on vous attend… D’accord, à tout de suite.

Elle raccroche sous le regard médusé de Chloé et d’Antoine.

Cassenoix – C’était le Père Dessaint. Il va nous rejoindre, mais il a été retenu par une urgence. Une extrême-onction.

Chloé – Le Père Dessaint ?

Cassenoix – Oui, je sais, c’est un nom prédestiné. Le Père Dessaint est en effet un saint homme.

Mr Crampon – Il habite au rez-de-chaussée. Depuis que son presbytère a été revendu par l’évêché à un couple d’homosexuels pour en faire des chambres d’hôtes gay friendly…

Brisemiche – Il paraît que l’Église est en crise, elle aussi… Elle est obligée de vendre les bijoux de famille.

Cassenoix – Vous ne croyez pas si bien dire… Hélas, aujourd’hui, nous avons parfois l’impression de vivre au royaume de Sodome.

Blanc.

Brisemiche – Je vous sers quelque chose, histoire de nous mettre en train ?

Mr Crampon – Allez ! Que la fête commence…

Cassenoix – Sangria ?

Mme Crampon – Sangria.

Cassenoix – Très bien… Alors Sangria pour tout le monde !

Mr Crampon – Et au moins, pour la sangria, il n’y a pas besoin de tire-bouchon !

Tous éclatent de rire, sauf Antoine et Chloé.

Brisemiche – C’est une blague entre nous, parce que Germaine ne savait jamais ce qu’elle avait fait de son tire-bouchon.

Ils rient tous à nouveau. Antoine et Chloé se forcent à sourire, mais échangent un regard un peu inquiet.

Cassenoix – Dans les derniers temps, votre pauvre tante perdait un peu la tête, vous savez…

Brisemiche – À près de cent ans, c’est tout à fait normal de ne plus avoir une aussi bonne mémoire… Sinon, pour son âge, elle était encore très en forme, croyez-moi…

Chloé – En somme, elle est morte en bonne santé, n’est-ce pas Docteur ?

Moment d’embarras, dissipé par l’arrivée du Père Dessaint, accompagné de la Baronne Durand de la Cour.

Dessaint – Bonjour tout le monde ! Et bienvenue aux nouveaux arrivants !

Mr Crampon – Ah, voilà Monsieur Tuc.

Antoine – Monsieur Tuc, bonjour.

Tous les voisins se marrent à nouveau.

Brisemiche – Ils sont impayables…

Cassenoix – Non, c’est une autre blague entre nous, parce que tous les ans, systématiquement, il arrive à la Fête des Voisins avec un paquet de Tuc.

Dessaint – Et les voici ! Pourquoi déroger à la tradition ?

Il sort un paquet de Tuc qu’il pose sur le buffet, avant de serrer la main d’Antoine et de Chloé.

Dessaint – Je suis le Père Dessaint. Et voici la Baronne Durand de la Cour.

Mme Crampon – Qui conformément à la tradition aussi, n’a rien amené, j’imagine…

Baronne – Il y a toujours trop, de toutes façons. Et chacun doit repartir avec les restes. Autant manger directement les restes !

Nouvel éclat de rire.

Cassenoix – Je sens qu’on va bien s’amuser !

Dessaint – Sans oublier que cette année, la Fête des Voisins a pour nous tous une résonance toute particulière…

Cassenoix – C’est vrai, excusez-moi. J’avais oublié un instant que cette pauvre Germaine nous avait quittés.

Dessaint – Oui, c’est émouvant d’être tous rassemblés chez elle ce soir. J’ai l’impression à tout moment qu’elle va entrer par cette porte pour nous gratifier de ce succulent gâteau aux noix, dont elle tenait tant à garder la recette secrète…

Mme Crampon – Votre tante était très cachotière…

Antoine – Ce n’est pas moi qui pourrais dire le contraire. Toute sa vie, elle a réussi à me cacher sa propre existence.

Dessaint – J’ai eu le privilège d’administrer les derniers sacrements à votre tante avant que Dieu ne la rappelle à lui. Soyez au moins assuré qu’elle ne nous a pas quittés sans le secours de la religion.

Antoine – Ah oui, c’est… C’est tout à fait rassurant en effet.

Chloé – J’en conclus que Germaine était très croyante…

Dessaint – Croyante ? Je dirais même militante.

Cassenoix – Quand ils ont fait passer la loi sur le mariage pour tous, croyez-moi, ce n’était pas la dernière à protester dans la rue. Elle avait une sainte horreur des homosexuels !

Chloé – Vraiment ?

Consternation d’Antoine et Chloé.

Brisemiche – Eh oui… C’était le bon temps…

Mme Crampon – L’occasion de se retrouver tous ensemble autour de valeurs communes.

Cassenoix – Et surtout le prétexte d’un joyeux pique-nique sur les pelouses du Trocadéro, arrosé de cet excellent vin de messe. N’est-ce pas mon Père ?

Dessaint – Je pense que Germaine aurait souhaité que cette année encore nous célébrions dans la joie ce moment de convivialité et de partage. (Il lève son verre.) À la mémoire de cette femme exceptionnelle !

Ils lèvent leurs verres et boivent. L’arrivée d’Angela, look gothique, jette un froid.

Cassenoix – Ah, chers amis, voici Angela.

Angela – Salut vieux débris. Il y a quelque chose à boire ? Je suis en manque…

Cassenoix – Angela est artiste peintre, et elle a son atelier au rez-de-chaussée.

Brisemiche – Madame Crampon, voulez-vous avoir l’amabilité de servir un verre de sang à Mademoiselle Angela ?

Mme Crampon – Vous voulez dire un verre de sangria, sans doute.

Brisemiche – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Madame Crampon sert un verre qu’elle tend à Angela, qui le vide d’un trait sous le regard réprobateur des autres voisins.

Angela – Ah… J’avais soif…

Chloé – Et vous peignez quel genre de tableaux ? Abstrait ? Figuratif ?

Angela – En ce moment, je suis dans ma période rouge.

Antoine – Ah très bien… Comme Picasso, alors. Enfin je veux dire, sa période bleue.

Angela – Ah non, je voulais juste dire qu’en ce moment, je carbure au gros rouge. Sinon, je peins très peu.

Rires forcés.

Cassenoix – Vous savez comment sont les artistes…

Dessaint – Et si nous passions sur la terrasse ?

Mr Crampon – Volontiers…

Ils sortent, laissant Antoine et Chloé seuls avec Angela.

Angela – Ne vous inquiétez pas, contrairement aux apparences, je ne suis pas un vampire. Les suceurs de sang, ce serait plutôt eux…

Chloé – Vraiment ?

Angela – Vous savez comment est morte votre grand-mère ?

Antoine – C’était ma grand-tante… Elle était très âgée. À vrai dire, je ne me suis pas posé la question.

Angela – Germaine était en pleine forme, croyez-moi. Elle aurait fait une centenaire.

Chloé – Je crois déceler derrière ce conditionnel une once de soupçon…

Antoine – Quelqu’un avait-il des raisons d’en vouloir à ma tante ?

Angela esquive la réponse par un sourire mystérieux.

Angela – Vous aimez ce tableau ?

Antoine – Mon Dieu… C’est très pompier, non ?

Angela – C’est moi qui l’ai peint.

Chloé – Non mais il est très bien ce tableau, je lui trouve même quelque chose de…

Angela – Ne vous fatiguez pas. C’était juste une commande de Germaine.

Antoine – Vraiment ?

Chloé – C’est son fiancé de l’époque ?

Angela – En tout cas, pour le réaliser, elle m’a fourni une photo du Maréchal Pétain. À l’époque où il n’était encore que Colonel…

La baronne revient.

Baronne – Ne vous occupez pas de moi.

La baronne remplit son sac de différentes victuailles présentes sur le buffet. Avant de se servir un verre qu’elle porte à ses lèvres, avec un air de dégoût.

Baronne – De la sangria… C’est d’une vulgarité…

La baronne repart.

Chloé – Elle est vraiment baronne ?

Angela – En fait, on ne sait pas trop si elle porte un nom à particule, ou si on l’appelle Durand de La Cour seulement parce qu’elle s’appelle Durand et qu’elle habite au fond de la cour…

Blanc.

Chloé – Vous savez quelque chose à propos de la mort de Germaine qu’on devrait savoir ?

Antoine – Je pensais qu’elle était morte d’une crise cardiaque ou quelque chose comme ça.

Angela – Je n’ai aucune certitude, mais apparemment, tout le monde n’est pas d’accord sur les circonstances et les causes de sa mort…

Chloé – Et quels sont les différents scénarios ?

Angela – D’après la concierge, on l’aurait retrouvée dans la cour.

Antoine – Je pensais qu’elle était morte chez elle, dans son lit.

Angela – Sept étages…

Chloé – L’ascenseur était peut-être en panne… Si elle a pris l’escalier, à son âge… Vous croyez que le cœur aurait pu lâcher ?

Angela – Vu l’état du corps quand on l’a retrouvée, elle ne semble avoir pris ni l’escalier, ni l’ascenseur pour descendre depuis son appartement jusque dans la cour.

Antoine – Ah oui…

Angela – D’après Madame Sanchez, ce n’était pas beau à voir. Vous ne l’auriez pas reconnue.

Antoine – D’autant que je ne l’ai jamais vue.

Chloé (songeuse) – Une chute ? Depuis la terrasse…

Antoine – La rambarde est quand même assez haute. À moins de l’enjamber volontairement.

Angela – Ou que quelqu’un vous aide à passer par-dessus…

Chloé – Un meurtre ? C’est une accusation très grave…

Antoine – Mais je ne comprends pas… Le Docteur Brisemiche m’a dit que c’était elle qui avait accompagné ma tante dans ses derniers instants…

Angela – En tout cas, c’est elle qui a signé le certificat de décès. Ce qui explique sans doute qu’il n’y ait pas eu d’enquête. À plus de 90 ans, de toute façon, ça n’intéresse plus la police…

Chloé – Mais c’est monstrueux…

Angela – Je vais prendre un peu l’air sur la terrasse moi aussi… Mais si on me retrouve dans la cour, vous saurez que ce n’est pas un suicide…

Elle sort. Antoine et Chloé échangent un regard atterré.

Antoine – Je commence à me demander si cet héritage est une si bonne affaire que ça…

Chloé – Peut-être que c’est elle qui affabule.

Antoine – Qui ?

Chloé – Cette Angela ! Elle a quand même l’air pas très nette…

Antoine – Disons qu’elle tranche sur les autres.

Chloé – Mais comme les autres ne sont pas très nets non plus… Tu crois vraiment qu’ils auraient pu assassiner la tante Germaine ?

Antoine – Pourquoi ils auraient fait ça ? Ils avaient l’air de bien l’aimer.

Chloé – En tout cas, c’est ce qu’ils disent… Quant à ce curé, c’est curieux, sa tête me dit quelque chose…

Sam, prostituée éventuellement travesti, arrive derrière eux sans qu’ils s’en aperçoivent.

Sam – Bonjour.

Ils sursautent.

Chloé – Vous m’avez fait peur…

Sam – Désolée… C’était ouvert, alors je suis rentrée. La Fête des Voisins, c’est bien ici, n’est-ce pas ?

Antoine – Oui, enfin…

Sam – Vous êtes sans doute Antoine et Chloé.

Chloé – Et vous êtes ?

Sam – Sam. Je viens d’emménager dans l’appartement du premier étage. Oui, je sais, je crains de faire un peu tache dans l’immeuble. Ici, c’est surtout des professions libérales, apparemment.

Antoine – J’en déduis que vous n’êtes ni avocate ni médecin…

Sam – Et pourtant, je suis au forfait, moi aussi. Pour ce qui est de la fiscalité, je veux dire…

Monsieur Crampon revient avec Cassenoix et Dessaint.

Cassenoix – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sam – Je suis la nouvelle locataire du dessous.

Cassenoix – L’appartement du dessous ?

Sam fait la bise à Crampon.

Sam – Ça va, chéri ?

Mr Crampon (troublé) – Heureusement que ma femme n’est pas là…

Cassenoix – L’appartement du dessous est inoccupé depuis des années…

Sam – Eh bien maintenant, il ne l’est plus. J’ai appris par la concierge que vous célébriez la Fête des Voisins. Alors comme je suis nouvelle, moi aussi, je me suis dit que ce serait l’occasion de…

Mr Crampon – Mais vous avez fort bien fait !

Madame Crampon arrive à son tour.

Mme Crampon – C’est quoi, ça ?

Mr Crampon – Chère Madame, je vous présente ma femme, Jeanine.

Mme Crampon – Je m’appelle Josiane.

Mr Crampon – C’est vrai, excusez-moi. Jeanine c’est ma secrétaire. Je confonds tout le temps…

Sam – Bonjour Josiane, enchantée. Vous permettez que je vous appelle Josiane ?

Mme Crampon – Madame… Vous permettez que je vous appelle Madame ?

Sam – Mais je vous en prie, appelez-moi Sam.

Mme Crampon – Et Sam, c’est le diminutif de…

Sam – Non, non… Sam tout court.

Mme Crampon – Sam tout court… Je vois… Vous préférez garder votre part de mystère…

Mr Crampon – En tout cas, on compte sur vous pour mettre un peu d’ambiance. Parce que pour l’instant, c’est mortel… (Avisant Antoine et Chloé) Excusez-moi, je ne disais pas ça pour Germaine… C’est vrai que sa disparition nous a tous bouleversés…

Mme Crampon – Oui, ça fait quelque chose de se retrouver ici, au milieu de ses meubles et de ses bibelots. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est le moment, mais Germaine m’avait toujours dit qu’à sa mort, elle me laisserait cette petite commode…

Chloé – Vraiment ?

Mr Crampon – En tant qu’assureur, j’ai l’habitude d’expertiser les meubles anciens et autres antiquités, et je peux vous dire que cette commode n’a qu’une valeur sentimentale…

Antoine – Nous avions de toute façon l’intention de changer un peu la déco avant d’emménager, alors pourquoi pas ?

Chloé – Et si c’était les dernières volontés de Germaine…

La Baronne revient.

Baronne – Oui… Et puis elle n’est plus là pour dire le contraire, pas vrai ? D’ailleurs, il semble que la Tante Germaine voyait venir sa fin, parce qu’à moi, elle m’avait promis ce vase chinois…

Mme Crampon – À vous ? Elle vous connaissait à peine…

Baronne – On n’a pas toujours besoin de connaître les gens depuis longtemps pour se faire une idée sur leur compte…

Madame Sanchez, la concierge, arrive.

Sanchez – Le vase chinois ? C’est à moi qu’elle voulait le donner !

Mr Crampon – Voici Madame Sanchez, notre concierge.

Sanchez – Non mais pour qui elle se prend, celle-là ?

Baronne – Vous mettez en doute ma parole ?

Sanchez – Pas la peine de prendre vos grands airs avec moi. Les Sanchez sont concierges dans cet immeuble depuis trois générations.

Baronne – Concierge depuis trois générations… Tu parles de quartiers de noblesse… Si vous retourniez dans votre loge, plutôt ?

Sanchez – Parce que Madame la Baronne habite un château, peut-être ? Vous n’habitez que le rez-de-chaussée… (Ironique) Madame Durand… de la cour.

Baronne – En tous cas, ce vase est à moi. C’est la vieille qui m’en a fait cadeau. Elle appréciait beaucoup ma conversation, figurez-vous.

La baronne s’empare du vase.

Sanchez – Il est à moi, je vous dis ! Germaine me l’avait promis. J’ai fait le ménage chez elle pendant trente ans, et je n’ai jamais rien cassé.

La concierge tente d’arracher le vase à la baronne.

Dessaint – Mesdames, je vous en prie… Un peu de retenue…

Baronne – Lâche ça, salope !

Dessaint – Enfin, Madame la Baronne, à vous de donner l’exemple. Saint Martin n’a-t-il pas donné la moitié de son manteau à un pauvre ?

Baronne – Il est con, celui-là ! C’est un vase ! Comment voulez-vous que je lui donne la moitié d’un vase ?

Le vase finit par tomber par terre, sous le regard atterré de Chloé et d’Antoine. La tension retombe aussitôt.

Dessaint – Et voilà…

Sanchez – Je suis vraiment désolée…

Baronne – Non, c’est de ma faute, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Mr Crampon (à Chloé et Antoine) – Excusez-nous… Tout le monde est un peu nerveux…

Mme Crampon – L’émotion, sans doute. Nous avons tous un peu de mal à faire le deuil de l’héritage de Germaine.

Cassenoix – Vous voulez dire le deuil de Germaine, sans doute…

Mr Crampon – Comme je vous l’ai dit, tout ce bric-à-brac n’a aucune valeur marchande. Ce sont juste des souvenirs…

Cassenoix – Et les souvenirs, ça n’a pas de prix, n’est-ce pas ?

Dessaint – Souvenons-nous du vase de Soissons.

Sam – Allons prendre un peu l’air sur la terrasse, ça nous fera du bien…

Ils sortent en laissant seuls Antoine et Chloé.

Chloé – Ce sont des fous dangereux, je te dis…

Antoine – C’est vrai qu’à un moment donné, j’ai vraiment cru qu’elles allaient s’entretuer.

Chloé – Tout ça pour un vase…

Antoine – On fera l’inventaire de ce musée des horreurs, et on verra… Mais après tout, s’ils pouvaient tous emporter quelque chose…

Chloé – Ça nous éviterait de mettre le tout à la décharge.

Antoine – C’est vrai, c’est une idée. On pourrait proposer à chacun de repartir avec un objet de son choix. En souvenir de notre chère disparue…

Chloé – Dans ce cas, il vaudrait mieux tirer les lots au sort, pour éviter une émeute…

Antoine – Tu crois que la vieille a fait exprès de promettre ce vase à deux personnes différentes ?

Chloé – Pourquoi elle aurait fait ça ?

Madame Zarbi arrive.

Zarbi – Beaucoup de gens aiment partir en se disant qu’ils laissent un gros merdier derrière eux… Que ce soit un pot de chambre à se partager en deux ou la Palestine. Au Moyen-Orient, ça fait 5 000 ans que ça dure. J’imagine que pour nos chers aînés, c’est une façon d’accéder à l’immortalité. En continuant à être présents parmi nous après leur disparition, à travers la somme d’emmerdements qu’ils nous laissent en partant… Au moins, comme ça, ils sont sûrs qu’on ne les oubliera pas tout de suite… Madame Zarbi, psychothérapeute. Je suis votre voisine du cinquième…

Chloé – Psychanalyste ? Mais je vous en prie, entrez. Plus on est de fous, plus on rit…

Antoine – J’en conclus que vous connaissiez bien la Tante Germaine. C’était une de vos patientes ?

Zarbi – Si c’était le cas, je ne pourrais pas vous le dire. Secret professionnel. Mais non. Germaine appartenait à une génération qui préférait confier ses secrets dans un confessionnal plutôt que sur un divan.

Antoine – Il est vrai que cela coûte beaucoup moins cher.

Zarbi – Et c’est beaucoup moins douloureux. Chez moi, on ne s’en sort pas avec deux Notre Père…

Chloé – Eh oui… Quand on va voir un psy, le but c’est plutôt d’arriver à tuer le sien…

Zarbi – Avez-vous réussi à tuer le vôtre ?

Embarras de Chloé.

Antoine – Donc, quoi qu’il en soit, vous connaissiez Germaine ?

Zarbi – Je l’observais, de loin… Simple déformation professionnelle…

Chloé – Puisque ce n’était pas une de vos patientes, vous pouvez nous en parler un peu.

Zarbi – Oh… Ce ne sont que des rumeurs… que votre tante semblait prendre plaisir colporter elle-même.

Antoine – Quel genre de rumeurs ?

Zarbi – D’après cette légende urbaine, votre tante avait chez elle un trésor caché.

Chloé – Un trésor ?

Zarbi – Si l’on en croit la concierge, le défunt mari de Germaine avait amassé une fortune en faisant du marché noir pendant la guerre. Avec la bénédiction des Allemands.

Antoine – D’où le besoin de cacher cet argent sale après la Libération…

Zarbi – Elle aurait acquis cet appartement pendant cette période trouble, sans que l’on sache très bien ce que sont devenus les anciens propriétaires, arrêtés du jour au lendemain par la Gestapo sur dénonciation…

Chloé – Vraiment…?

Antoine – Donc on ne sait pas exactement ce qu’était ce trésor, ni évidemment où il serait dissimulé.

Zarbi – À moins que tout cela ne soit qu’un mythe, bien sûr…

Chloé – Mais vous dites que cette légende était entretenue par Germaine elle-même. Pourquoi aurait-elle éprouvé le besoin de se faire passer pour une collabo ?

Zarbi – Qui sait ? Elle trouvait peut-être intérêt à faire courir le bruit qu’elle possédait une fortune cachée, dont elle pourrait éventuellement faire profiter après sa mort tous ceux qui se seraient montrés aimables avec elle de son vivant…

Chloé – Je vois…

Zarbi – Je vais rejoindre les autres sur la terrasse… J’imagine que c’est là où ça se passe, comme tous les ans…

Zarbi sort.

Chloé – Décidément, ta tante Germaine me semble de plus en plus sympathique…

Antoine – Et son héritage de plus en plus sulfureux.

Chloé – Pas étonnant que le reste de la famille ait rompu avec elle.

Antoine – Et s’ils étaient tous venus pour mettre la main sur le trésor de la vieille ?

Chloé – C’est pour ça qu’ils veulent tous partir avec quelque chose.

Antoine – Va savoir, il y avait peut-être quelque chose de caché dans ce vase…

Chloé – On s’en serait rendu compte, non ?

Antoine – La commode a peut-être un double-fond…

Chloé – À moins qu’un chef d’œuvre ne se cache sous la croûte de cet infâme tableau.

Antoine – Ou alors l’un d’entre eux a déjà trouvé le trésor…

Chloé – Et ils ont décidé de se débarrasser de la vieille après ça pour se partager le butin.

Antoine – Mais alors pourquoi seraient-ils là aujourd’hui ?

Chloé – Ils n’ont pas encore réussi à mettre la main sur l’appartement…

Antoine – On les gêne dans leurs plans, c’est sûr.

Un temps.

Chloé – Ils vont peut-être nous dénoncer à la police, nous aussi.

Antoine – Mais on n’a rien à se reprocher.

Chloé – Et les Juifs que ta tante a dénoncés, tu crois qu’ils avaient quelque chose à se reprocher ?

Antoine – Tu crois qu’ils étaient juifs ?

Chloé – C’est probable.

Antoine – Quoi qu’il en soit, on n’est plus gouvernés par des nazis ! Et puis on n’est pas juifs.

Chloé – Parle pour toi.

Antoine – Tu es juive ?

Chloé – Pourquoi, ça te dérange ?

Antoine – Pas du tout, je ne savais pas, c’est tout.

Chloé – Disons que j’ai… des origines juives.

Antoine – Comment ça, des origines ? On a tous des origines juives, non ? Je veux dire, avant d’être catholiques, on était tous juifs. Comme Jésus-Christ.

Chloé – Alors pour toi, tous les Gaulois étaient juifs.

Antoine – Mais non… Je veux dire… Alors comme ça, tu as des origines juives ? Je ne savais pas…

Chloé – Oui, enfin… Il y a une semaine, tu ne savais pas non plus que tu avais des origines antisémites…

Antoine – Non mais tu délires ! Je ne suis pas responsable de ce que ma tante a fait pendant la dernière guerre. Je n’étais même pas né !

Chloé – Bon, en tout cas, de savoir que ta tante Germaine a dénoncé des Juifs pendant la guerre pour s’approprier leur appartement. Et que nous, on pourrait vivre dans cet appartement après en avoir hérité… Ça, ça me dérange, tu vois.

Blanc.

Antoine – Je crois surtout qu’on nage en plein délire, là…

Chloé – Tu as raison. Ce n’est que la Fête des Voisins, après tout.

Antoine – Ou alors ils ont mis quelque chose dans la sangria…

Chloé – Allons faire un tour sur la terrasse pour voir ce qu’ils complotent.

Antoine – Tu crois ?

Chloé – On est chez nous, non ?

Antoine – Si tu le dis…

Ils sortent. Sam arrive et se met à fouiller la pièce. Sanchez revient et la surprend.

Sanchez – Eh bien ne vous gênez pas…

Sam – Ah, Madame Sanchez… Vous vous méprenez, je vous assure. Je ne suis pas celle que vous croyez…

Sanchez – Ça, je m’en doutais un peu, vous voyez…

Sam – À vous je peux bien le dire… Vous êtes presque du métier…

Sanchez – Quel métier ? Ne vous gênez pas, traitez-moi de pute, aussi  !

Sam lui met sous le nez une carte de police.

Sam – Inspecteur Ramirez.

Sanchez – Inspecteur ?

Sam met un doigt sur ses lèvres pour lui signifier que cette information doit rester secrète.

Sam – Je suis ici… undercover.

Sanchez – Under quoi ?

Sam – Déguisée ! Infiltrée ! Sous une fausse identité, si vous préférez.

Sanchez – Ah oui…

Sam – Nous avons de bonnes raisons de soupçonner que la vieille… Comment s’appelait-elle déjà ?

Sanchez – Germaine.

Sam – C’est ça… Nous pensons que Germaine n’est pas morte de mort naturelle…

Sanchez – Ah oui ?

Sam – Il pourrait s’agir d’un meurtre, mais nous n’avons pas de preuve… Je suis là pour enquêter.

Sanchez – Ah bon…

Sam – Vous n’êtes pas très bavarde, pour une concierge, dites-moi…

Sanchez – Non…

Sam – Et à part ça vous savez quelque chose ?

Sanchez – Ben non…

Sam – Je sens que vous allez m’être d’une aide précieuse. Vous connaissez les circonstances exactes de la mort de Germaine ?

Sanchez – C’était un accident, non ?

Sam – Allez savoir… Quand c’est un des meurtriers potentiels qui délivre le certificat de décès, et un autre l’extrême onction dans la foulée…

Sanchez – Ah oui…

Sam – Et à propos de ce trésor que la vieille aurait caché chez elle, j’imagine que vous ne savez rien non plus…

Sanchez – Non.

Sam – Bon… Allons nous mélanger un peu sur la terrasse, sinon on va finir par attirer l’attention. Et si de votre côté vous apprenez quelque chose d’intéressant, vous venez aussitôt me faire un rapport, d’accord ?

Sanchez – Très bien…

Sam – Considérez désormais que vous êtes mon adjointe, Sanchez…

Elles sortent. Arrive le Colonel Gonfland accompagné de Maître Fouinart, avocat.

Fouinart – Personne…

Gonfland – Mais le buffet est bien là, comme tous les ans…

Fouinart – Ils doivent être sur la terrasse…

Gonfland – Profitons-en pour nous servir un verre.

Fouinart – Sangria ?

Gonfland – Volontiers…

Fouinart – De toute façon, je ne vois rien d’autre…

Ils trinquent et boivent.

Gonfland – La sangria de la mère Cassenoix est toujours aussi imbuvable.

Fouinart – Oui, comme tous les ans…

Ils re-boivent une gorgée.

Gonfland – Je me demande quand même si ce putain de moine ne saurait pas quelque chose.

Fouinart – Le Père Dessaint ? Vous croyez ?

Gonfland – C’était le confesseur de la vieille, non ?

Fouinart – Vous pensez que ce Tartuffe pourrait essayer de nous doubler ?

Gonfland – Comment faire confiance à un curé ?

Fouinart – Surtout un curé défroqué…

Gonfland – Pourquoi est-ce que son évêque l’a contraint à quitter l’Église, au fait ? Il prétend que c’est lui qui a démissionné, mais je n’y crois pas trop.

Fouinart – Vous savez, pour que l’Église se résigne à se séparer d’un curé, avec la crise actuelle des vocations… Il faut vraiment qu’il ait fait quelque chose de très grave.

Gonfland – C’est clair. On ne les vire pas pour une simple affaire de pédophilie.

Fouinart – Peut-être parce qu’il voulait continuer à dire la messe en latin, ou quelque chose de ce genre.

Gonfland – Mais vous êtes son avocat, vous devez bien savoir quelque chose.

Fouinart – Ah… Secret professionnel…

Gonfland – Eh, oh, pas à moi…

Fouinart – Je n’étais que son avocat, pas son confesseur.

Gonfland – En tout cas, je suis sûr qu’il sait où elle a planqué le magot. Je vais le confesser, moi, vous allez voir…

Fouinart – N’y allez pas trop fort quand même. On a déjà la mort de la vieille sur les bras…

Gonfland – Ne vous inquiétez pas, je saurai faire preuve de psychologie. En tout cas, ça ne laissera pas de traces…

Fouinart – Qui d’autre pourrait savoir quelque chose à propos de l’argent de la vieille ?

Gonfland – L’assureur ?

Fouinart – Ça m’étonnerait. Germaine avait de bonnes raisons de ne pas lui faire confiance.

Gonfland – Vous savez pourquoi il a fait de la prison, au fait ?

Fouinart – Il encaissait les primes de ses clients, dont il était supposé assurer les biens, mais l’argent allait directement dans sa poche…

Gonfland – En somme, c’est un type dans mon genre. Lui aussi, il est dans la cavalerie.

Fouinart – Il s’est fait pincer après un incendie. Son client espérait être remboursé, et il s’est rendu compte qu’il n’était pas assuré.

Gonfland – Ah oui, c’est ballot.

Fouinart – Le pire c’est que le type avait mis le feu lui-même à sa maison de campagne, parce qu’il n’arrivait pas à la revendre… Il espérait faire une bonne affaire en touchant l’assurance…

Gonfland – Quel con… Mais vous semblez bien connaître le dossier…

Fouinart – Oui… Le con, c’était moi…

Gonfland – Je vois… En tout cas, on n’a plus beaucoup de temps… Quand ces deux crétins habiteront ici à plein temps, ce sera beaucoup plus difficile pour fouiller l’appartement.

Gonfland se met à ouvrir quelques tiroirs et à fouiner un peu partout. Fouinart l’imite. Monsieur Crampon revient, avec Dessaint.

Mr Crampon – Vous cherchez quelque chose ?

Fouinart – La même chose que vous, probablement…

Gonfland – Vous étiez son assureur, vous avez dû faire un inventaire de ses biens, non ?

Mr Crampon – Il faut croire que si elle avait vraiment un trésor, elle a préféré ne pas l’inclure dans l’inventaire…

Gonfland – Et vous mon Père ? Vous étiez son confesseur  !

Dessaint – Hélas, mon fils, Germaine ne me disait pas tout… Et quand bien même, je vous rappelle que je suis tenu au secret de la confession…

Mr Crampon – Tant que vous n’essayez pas de nous faire un enfant dans le dos…

Fouinart et Crampon se mettent à chercher partout.

Dessaint – Restons confiants, mes enfants. La Bible ne dit-elle pas : Cherche et tu trouveras, demande et il te sera donné, frappe et on t’ouvrira…

Mr Crampon – Et en plus, il se fout de nous !

Gonfland s’approche de Dessaint avec un air menaçant.

Gonfland – Vous êtes sûr de ne pas avoir quelque chose à nous confesser, mon Père ? Confiez-vous à moi, et je vous donnerai l’absolution. Mais si vous préférez le martyr, je délivre aussi les derniers sacrements…

Antoine et Chloé reviennent et les aperçoivent. Gonfland relâche le curé qu’il avait saisi par le col, et les deux autres, pris en faute, cessent aussitôt leurs recherches.

Fouinart – Ah, chers amis… Nous nous apprêtions à vous rejoindre, justement… Je me présente, Maître Fouinart, avocat au barreau.

Gonfland – Inutile de préciser lequel. Tous ses clients finissent derrière les barreaux…

Fouinart – Et voici le Colonel Gonfland.

Gonfland – Chers voisins…

Antoine – Vous… avez perdu quelque chose ?

Fouinart – Euh… Oui… Le Colonel ne sait plus ce qu’il a fait de son téléphone portable.

Chloé – Eh bien vous n’avez qu’à l’appeler.

Fouinart – Pourquoi l’appellerais-je ? Puisqu’il est à côté de moi…

Chloé – Pour savoir où se trouve son téléphone.

Fouinart – Ah oui, bien sûr, mais… Je ne suis pas sûr d’avoir son numéro…

Antoine – Eh bien vous n’avez qu’à lui demander. Puisqu’il est à côté de vous, justement.

Fouinart – Bien sûr, mais… Ah voilà, je crois que je l’ai…

Il appuie sur une touche de son portable. Celui de Gonfland sonne aussitôt dans sa poche.

Gonfland – C’est idiot, je le cherche toujours partout, et il est dans ma poche…

Fouinart – Bon, eh bien… maintenant que les présentations sont faites…

Moment d’embarras.

Gonfland – Vous m’accompagnez sur la terrasse, mon Père ? J’ai une petite question à vous poser. Un cas de conscience, en quelque sorte…

Dessaint (méfiant) – Si je peux vous éclairer, mon fils…

Ils sortent.

Fouinart – Je vais mettre un peu de musique…

Il met de la musique. On entend des cris. Fouinart met la musique plus fort.

Fouinart – J’adore ce passage. C’est Chopin, n’est-ce pas ?

Chloé – C’est Wagner.

Fouinart – Voilà, je l’avais sur le bout de la langue… (Bruits de lutte) Je vais voir ce qu’ils font… Le colonel a un tempérament un peu sanguin. Lorsqu’il parle théologie avec le Père Dessaint, il a tendance à s’enflammer un peu…

Il sort. Chloé baisse la musique.

Chloé – C’est curieux, il a vraiment une tête qui me dit quelque chose, ce curé.

Antoine – Où est-ce que tu aurais bien pu rencontrer un curé ?

Chloé – J’ai quand même fait ma première communion…

Antoine – Tu m’as dit tout à l’heure que tu étais juive !

Chloé – Je n’ai pas dit que j’étais juive ! Disons que… C’est un peu plus compliqué que ça.

Zarbi revient et se sert de la sangria.

Chloé – Vous le connaissez bien, vous, le Père Dessaint ?

Zarbi – Les curés entreprennent très rarement une psychanalyse. C’est fort dommage, d’ailleurs. Ce sont pourtant ceux qui en auraient le plus besoin.

Chloé – J’ai l’impression de le connaître, mais je n’arrive pas à me souvenir dans quelles circonstances j’aurais bien pu le rencontrer…

Zarbi – Il y a parfois des choses dont on préfère ne pas se rappeler. On appelle ça le refoulement.

Antoine – C’est vrai… C’est comme à propos de la Tante Germaine. Je ne savais pas que j’avais une tante, et pourtant, quand j’ai appris son existence, ça ne m’a pas vraiment surpris. Il faut croire que j’en avais quand même entendu parler, quand j’étais enfant.

Zarbi – Les secrets de famille… C’est comme les cadavres qu’on jette à l’eau avec un boulet autour du pied. Avec le temps, et la putréfaction aidant, ça finit toujours par remonter à la surface.

Antoine – La Tante Germaine…

Zarbi – Bannie pour collusion avec la Germanie.

Blanc.

Chloé – Quand j’étais adolescente, tout le monde se moquait de moi parce que j’avais déjà une forte poitrine. Je ne sais pas pourquoi ça me revient comme ça, maintenant.

Zarbi – Le Père Dessaint… Ça devrait vous mettre la puce à l’oreille…

Nouveau blanc. Trouble de Chloé.

Chloé – Ça y est, je me souviens maintenant… La première communion… Le catéchisme… C’était lui !

Antoine – Lui ?

Chloé – Je voulais passer ma première communion, comme toutes mes copines. Pour être comme elles. J’ai fait toutes mes études dans une école catholique…

Antoine – Tu ne m’avais jamais parlé de ça non plus. Tu ne jures que par l’école publique !

Zarbi – Il faut vous faire une raison, mon pauvre ami. Les femmes ne vous disent pas tout. Pas même votre sainte mère. D’ailleurs, elle vous avait caché l’existence de la tante germanophile.

Chloé – Le curé savait que j’avais des origines juives. Il m’a dit qu’il pouvait fermer les yeux… à condition que je ferme aussi les miens.

Elle sort précipitamment. Fouinart revient et remonte le son.

Fouinart – J’adore ce passage…

La baronne revient.

Baronne – On ne s’entend plus, ici.

Zarbi – Au contraire, on s’entend de mieux en mieux, je vous assure.

Fouinart – Ne dit-on pas que la musique adoucit les meurtres ? Je veux dire les mœurs…

Gonfland revient aussi.

Gonfland – Madame la Baronne, mes hommages. M’accorderez-vous cette danse ?

Baronne – Désolée, Colonel, mais en dessous de Général de Brigade, je n’inscris personne sur mon carnet de bal. Alors un colonel. À moins qu’il soit très jeune…

Gonfland – En même temps, Baronne, c’est le grade le moins élevé chez les sang bleu, non ?

Baronne – Et puis à moins d’être militaire, on ne danse pas sur du Wagner…

Fouinart – Puisque personne ne danse, je vais baisser un peu la musique…

Il baisse la musique.

Gonfland – Et si nous allions féliciter Madame Cassenoix pour sa sangria…

Zarbi – Oui, d’ailleurs, il faudra qu’elle nous donne la recette.

Fouinart – Vous savez qu’elle a toujours refusé de nous en livrer le secret.

Gonfland – Cher Maître, vous oubliez que j’ai fait la guerre d’Algérie. Je saurai comment la faire parler.

Fouinart – Il est impayable…

Fouinart et Gonfland sortent. Chloé revient.

Antoine – Ça va ? Tu es toute pâle…

Chloé – Oui, oui… Ça va mieux… Ça ne devrait pas, mais ça va mieux… Enfin, je veux dire… C’est vrai que ça soulage…

Antoine n’a pas l’air de comprendre.

Zarbi – Je crois qu’elle a enfin tué le Père.

Zarbi sort.

Antoine – C’est des malades, je te dis…

Chloé – Et je commence à me demander si leur folie n’est pas contagieuse…

Antoine (ailleurs) – Ah oui…?

Chloé – Je crois que je me suis un peu laissée emporter tout à l’heure, avec le Père Dessaint… Il a encore essayé de me toucher la poitrine, alors je l’ai repoussé un peu violemment…

Antoine – N’empêche qu’il y a bien un trésor dans cette maison. Tu as vu ? Ils étaient tous en train de fouiner partout…

Chloé – On n’a qu’à chercher nous aussi…

Antoine – Mais par où commencer ?

Chloé – En tout cas, il faudra tous les fouiller avant qu’ils ne s’en aillent…

Antoine – Il y a dix minutes, on voulait les laisser partir chacun avec quelque chose, pour débarrasser…

Chloé – Il n’en est plus question. (Un peu hystérique) Il est à nous, ce trésor, et on va le trouver !

Ils se mettent à fouiller. Madame Sanchez, la concierge, revient. Ils s’interrompent en voyant qu’elle les observe.

Antoine – Ah, Madame Sanchez…

Chloé – Vous êtes la concierge, n’est-ce pas ?

Sanchez – Je cherche cette dame, là. Sam… Vous ne l’avez pas vue, par hasard ?

Chloé – Pas vue…

Antoine – Alors comme ça, c’est vous la concierge…

Sanchez – Hun, Hun…

Chloé – Donc, c’est à vous que nous donnerons des étrennes tous les ans au mois de janvier.

Antoine – J’espère que ma tante se montrait généreuse avec vous…

Sanchez – Germaine… On ne peut pas dire, non. Je faisais pourtant le ménage chez elle toutes les semaines. Jamais un pourboire en trente ans.

Antoine – Je crains malheureusement que nous n’ayons pas les moyens de continuer à vous employer pour faire le ménage.

Chloé – Nous ne possédons pas de trésor caché, nous. Comme la tante Germaine…

Sanchez – Non, ça, Germaine n’était pas très généreuse…

Antoine – Pourtant, elle avait l’air très appréciée dans l’immeuble…

Sanchez – C’est sûr… Elle avait fait miroiter à tout le monde qu’elle ne nous oublierait pas sur son testament.

Antoine – Son testament ? Ma tante avait rédigé un testament ?

Sanchez se sert un verre de sangria.

Sanchez – En tout cas, personne n’a rien retrouvé après sa mort… Mais allez savoir… Il finira peut-être par remonter un jour à la surface, lui aussi… Excusez-moi, il faut absolument que je parle au commissaire… Je veux dire à cette pute.

Sanchez sort.

Antoine – Un testament… Tu te rends compte, ça changerait tout !

Chloé – Pourquoi ça ?

Antoine – Je ne suis que l’arrière petit-neveu ! Si j’hérite de cet appartement, c’est parce qu’on n’a pas retrouvé de testament qui désignerait spécifiquement quelqu’un d’autre comme légataire.

Chloé – Mais puisque tu es la seule famille qui lui reste.

Antoine – Je ne suis qu’un héritier par défaut ! Si elle a fait un testament, elle a très bien pu léguer son appartement à quelqu’un d’autre ! À ses voisins, par exemple.

Chloé – Je vois… Donc, si on en retrouvait ce document…

Antoine – On n’aurait plus qu’à retourner à La Garenne-Colombes.

Chloé – Alors tu crois que c’est ça qu’ils cherchent : le testament.

Antoine – En tout cas, si ce papier existe, il serait bon de mettre la main dessus avant eux.

Chloé – On ne peut pas les mettre dehors maintenant…

Antoine – Où est-ce qu’elle aurait bien pu le planquer, ce putain de testament ?

Chloé – Allons voir dans sa chambre…

Ils sortent. Sam revient et se remet à fouiller la pièce. Elle est interrompue par l’arrivée de Sanchez.

Sanchez – Ah, Commissaire, je vous cherchais. Il semblerait que le Père Dessaint ait lui aussi été victime d’un accident domestique… Je viens de voir son corps écrasé en bas dans la cour.

Sam – Décidément, cette rambarde a l’air dangereuse. Il faudrait veiller à la faire réparer, Madame Sanchez. J’en toucherai un mot au syndic.

Sanchez – Je vous dis que quelqu’un est mort, et c’est tout ce que ça vous inspire ?

Sam – Vous avez raison, je vais aller jeter un coup d’œil.

Ils sortent. Madame Cassenoix revient avec Maître Fouinart et le Colonel Gonfland.

Cassenoix – Vous manquez vraiment de doigté, Colonel. On n’avait pas besoin d’un deuxième cadavre sur les bras.

Fouinart – Ça va finir par sembler louche, c’est sûr…

Gonfland – Mais ce n’est pas moi, je vous jure ! Je l’ai juste un peu secoué. Avant de le laisser en compagnie de la maîtresse de maison.

Cassenoix – Bon, quoi qu’il en soit, arrangez-vous pour faire disparaître le corps. Vous n’avez qu’à le mettre à la cave pour l’instant. On verra après…

Gonfland – Je m’en occupe…

Fouinart – Un curé… Personne ne s’inquiétera de sa disparition… Plus personne ne va à la messe…

Gonfland – Surtout les messes en latin.

Cassenoix – Bon, eh bien allez-y, Colonel, qu’est-ce que vous attendez ?

Gonfland – J’y vais…

Gonfland sort.

Fouinart – Et dire que le curé était peut-être le seul à savoir où se trouve le testament de Germaine…

Cassenoix – Vous êtes sûr qu’il existe, au moins ?

Fouinart – C’est moi-même qui lui ai suggéré d’en rédiger un. Elle m’a juré qu’elle l’avait fait.

Cassenoix – Pourtant aucun document n’a été déposé chez son notaire.

Fouinart – Elle a pu faire un testament olographe.

Cassenoix – Olographe ?

Fouinart – Une déclaration manuscrite, sur papier libre. Qu’elle aura caché quelque part chez elle. C’est tout aussi légal. À condition de le retrouver…

Cassenoix – Ça sert à quoi de faire un testament, si c’est pour le planquer et que personne ne le trouve ?

Fouinart – Allez savoir ? Elle avait peut-être peur que ce document tombe entre les mains de personnes mal intentionnées…

Cassenoix – Il doit être bien être quelque part, ce foutu papier…

Fouinart – Évidemment, un testament remettrait en cause l’héritage de ce neveu éloigné.

Cassenoix – À condition que cette vieille folle ait testé en notre faveur, bien sûr.

Fouinart – Tiens, ils sont passés où, d’ailleurs, ces deux crétins ?

Madame Sanchez arrive.

Fouinart – C’est vous qui faisiez le ménage chez Germaine, vous ne sauriez pas où elle rangeait ses papiers importants ?

Sanchez – Qu’est-ce que vous croyez ? Ce n’est pas parce qu’on est femme de ménage qu’on fouille partout…

Zarbi arrive. Suivie de Gonfland.

Cassenoix – Et vous Madame Zarbi ? Vous avez une idée ?

Zarbi – Je suis psychanalyste, pas médium.

Fouinart – Tout de même, vous connaissez les mystères de l’âme humaine…

Zarbi – Vous avez lu La Lettre d’Edgar Poe ?

Cassenoix – Je ne savais même pas qu’il nous avait écrit une lettre. C’est un nouveau locataire ?

Zarbi – Lorsqu’on veut cacher quelque chose, c’est parfois plus simple de le mettre bien en évidence, là où ceux qui cherchent ne pensent pas à regarder…

Elle repart.

Gonfland – Je déteste ses airs mystérieux et son côté donneur de leçon.

Cassenoix – Bien en évidence… Elle a peut-être raison. Qu’est-ce qui est le plus en évidence, ici ?

Ils regardent tous autour d’eux, perplexes, sans s’arrêter sur le tableau qui trône pourtant au centre de la pièce. Ils se mettent tous à fouiner. Madame Crampon arrive.

Mme Crampon – Je crois que j’ai trouvé quelque chose.

Tous les autres la regardent. Elle brandit une perruque.

Cassenoix – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Mme Crampon – Une perruque.

Gonfland – Et alors ?

Cassenoix – Vous allez nous dire que finalement, Germaine était un travesti ?

Sanchez – Ça doit être un souvenir.

Fouinart – Un souvenir ?

Sanchez – La perruque qu’elle a dû mettre à la libération après avoir été tondue…

Sanchez met la perruque. Antoine et Chloé reviennent.

Antoine – Qu’est-ce que vous faites avec ça ?

Cassenoix – Quoi ? On n’a pas le droit de s’amuser ?

Gonfland – C’est vrai, ça. Ça finit par être agaçant. Vous nous surveillez ou quoi ?

Chloé – Nous, on vous surveille ?

Antoine – On est chez nous, non ?

Fouinart – Pour l’instant, oui…

Chloé – Pour l’instant ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Gonfland – Vous le savez très bien. Vous n’avez aucune légitimité à être ici. Vous ne connaissiez même pas Germaine.

Antoine – Peut-être, mais les liens du sang, ça existe. Et la loi, c’est la loi. Que cela vous plaise ou non, c’est moi qui hérite de cet appartement.

Sanchez – On ne vous a même pas vu à l’enterrement de Germaine !

Chloé – Et vous ? Vous ne vous occupiez d’elle que dans l’espoir d’être couchés sur son testament !

Cassenoix – Votre tante détestait les gauchistes. Elle n’aurait jamais légué tous ses biens à des gens comme vous.

Antoine – Vous, vous commencez vraiment à nous casser les noix…

Gonfland – Ne manquez pas de respect à Madame Cassenoix, jeune impertinent. Vous voulez finir comme votre tante ?

Antoine – Alors c’est vrai, c’est vous qui avez assassiné Germaine ?

Fouinart – Allons, Colonel, reprenez votre sang froid… Vous savez bien que la tante Germaine est morte accidentellement…

Brisemiche arrive, suivie de Sam.

Chloé – Je croyais que c’était une crise cardiaque. N’est-ce pas, Docteur ?

Brisemiche – À vrai dire, on ne sait pas très bien…

Antoine – C’est pourtant vous qui avez émis le certificat de décès, non ?

Brisemiche – La médecine légale n’est pas une science exacte, vous savez…

Chloé – Tout de même, vous devez bien savoir si elle est morte d’un arrêt du cœur, d’une chute depuis le septième étage, d’une balle dans le dos…

Antoine – D’une absorption massive de barbituriques ou des suites d’une strangulation…

Mme Crampon – En fait, c’est un peu tout ça à la fois…

Un ange passe.

Sanchez (en aparté à Sam) – Qu’est-ce que vous attendez pour les arrêter ?

Sam – J’attends d’avoir plus de preuves… Croyez-moi, laissez faire la police…

Sam repart, suivie de Sanchez.

Fouinart – Je crois que Madame Crampon a un peu abusé de cette excellente sangria. Et si son mari l’emmenait prendre un peu l’air sur la terrasse.

Mr Crampon – Allez viens, chérie…

Mme Crampon – Tout de même, je tiens encore debout…

Monsieur Crampon sort en emmenant sa femme. Zarbi revient et se sert un verre de sangria.

Fouinart – Je crois que nous avons tous un peu trop fait honneur à ce délicieux élixir que nous a concocté Madame Cassenoix.

Brisemiche – Oui, d’ailleurs, vous devez toujours me donner le secret de votre recette…

Zarbi – Le secret de la sangria, comme d’une bonne réunion de famille, c’est de laisser bien mariner tout ça dans son jus pendant un certain temps.

Elle repart d’un pas mal assuré, passablement bourrée.

Fouinart – Bref, je crois que nous devons tous reprendre un peu nos esprits. Nous sommes seulement là pour célébrer la Fête des Voisins, et la mémoire de notre chère disparue.

Mr Crampon – Oui, très chère…

Brisemiche – Et… Qu’est-ce que vous faites, dans la vie, mon petit Antoine ?

Antoine – Je travaille pour une maison d’édition. Je suis directeur de collection. J’édite des guides de voyage…

Cassenoix – Des guides de voyage, voyez-vous ça… Mais c’est passionnant…

Fouinart – Donc, vous êtes un grand voyageur.

Antoine – On peut écrire des romans policiers sans être un flic ou un voyou, vous savez.

Chloé – Malheureusement, aujourd’hui, on peut même écrire des romans sans être romancier…

Brisemiche – Et vous Mademoiselle ?

Chloé – Je suis professeur d’anglais.

Cassenoix (ailleurs) – Ah, c’est bien ça…

Brisemiche – Et j’imagine que pour être professeur d’anglais, il faut quand même parler anglais.

Chloé – Oui… Encore que, on a tellement de mal à trouver des professeurs, aujourd’hui. Peut-être que bientôt, ce ne sera plus obligatoire.

Cassenoix – C’est comme les médecins. Il n’y en a plus ! On est obligé d’en faire venir de l’étranger. Figurez-vous que le mien est noir…

Fouinart – Non ?

Brisemiche – Et c’est pareil pour les curés. Avec la crise des vocations… Vous allez voir que d’ici peu, il ne sera plus nécessaire de croire en Dieu pour dire la messe.

Fouinart – Ou même d’être catholique. Ne dit-on pas qu’on va transformer nos églises en synagogues ?

Brisemiche – Il me semble que c’était plutôt des mosquées, non ?

Fouinart – Oui, enfin, ça revient au même.

Monsieur Crampon revient.

Mr Crampon – Je vous ressers un peu de sangria ?

Cassenoix – Allez…

L’atmosphère est un peu lourde.

Antoine – Non merci…

Chloé – Moi non plus, je crois que j’ai assez bu.

Antoine – D’ailleurs, il commence à être un peu tard, non ?

Cassenoix – Allons, un petit dernier. Pour la route…

Mr Crampon – On ne va pas se quitter comme ça, on vient à peine de faire connaissance…

Cassenoix donne un verre de sangria à Antoine et Chloé, qui se forcent à boire encore un peu.

Brisemiche – Elle est bonne, n’est-ce pas ?

Chloé – Oui… Je crois que je vais aller vomir…

Antoine – Je t’accompagne.

Ils s’apprêtent à sortir précipitamment.

Cassenoix – Vous savez où se trouvent les toilettes ?

Brisemiche – Au fond du couloir en face.

Antoine et Chloé sortent.

Fouinart – C’est vraiment infect. Mais qu’est-ce que vous mettez là-dedans ?

Mr Crampon – Vous ne cherchez pas à nous empoisonner nous aussi, afin de garder l’héritage pour vous toute seule ?

Brisemiche – Allons, voyons… Vous savez bien que pour Germaine, c’était un regrettable accident.

Fouinart – Tout au plus un homicide involontaire, au regard de la loi.

Cassenoix – On pourrait presque dire un accident domestique suivi d’une erreur médicale.

Mr Crampon – Il n’empêche, si on ne retrouve pas ce testament, on ne touchera rien.

Cassenoix – Elle nous a bien baladé, la vieille.

Brisemiche – Est-ce qu’il existe, au moins, ce testament ?

Sanchez – On a cherché partout.

Fouinart – Et si c’était eux qui l’avaient trouvé avant nous ?

Brisemiche – Eux ?

Fouinart – Ces deux fouille-merde !

Cassenoix – Et qu’ils l’avaient fait disparaître ?

Brisemiche – C’est dans leur intérêt, non ?

Gonfland – On n’a qu’à les interroger.

Brisemiche – Mais sans violence inutile, alors.

Gonfland – On va attendre qu’ils reviennent.

Cassenoix – On a déjà cherché partout ici…

Mr Crampon – Profitons-en pendant qu’ils sont dans la salle de bain pour fouiller le reste de l’appartement…

Cassenoix – Vous voyez qu’elle a du bon ma sangria.

Ils sortent. Antoine et Chloé reviennent.

Antoine – Tu crois qu’ils se sont barrés ?

Chloé – Ça m’étonnerait… Tant qu’ils n’ont pas trouvé ce testament…

Antoine – Où est-ce que la vieille a bien pu planquer ça ?

Chloé – Dans un coffre ?

Antoine – Dans les films, souvent, les coffres, c’est derrière les tableaux…

Ils se mettent à deux pour décrocher le tableau.

Antoine – Putain, c’est lourd…

Ils posent le tableau contre un meuble.

Chloé – Pas de coffre derrière le tableau.

Antoine semble voir quelque chose derrière le tableau.

Antoine – En revanche, regarde…

Ils retournent le tableau et voient que le dos de la toile est couvert par un texte.

Chloé – Le testament de la tante Germaine…

Comme effrayés, ils retournent le tableau pour ne plus voir le dos.

Antoine – Ça fait un drôle d’effet, quand même.

Chloé – Oui… On dirait un message laissé par un fantôme.

Antoine – Qu’est-ce qu’on fait ?

Chloé – On pourrait faire comme si on n’avait rien trouvé.

Antoine – Ou même le détruire, pour plus de sécurité, et faire comme si ce testament n’avait jamais existé…

Chloé – Peut-être qu’elle te lègue quand même l’appartement, finalement… Toi tu ne connaissais pas son existence, mais elle elle savait qu’elle avait un petit-neveu, non ?

Antoine – Ça arrangerait tout, mais bon… Il ne faut pas rêver, tout de même…

Chloé – On ne sait jamais. Autant regarder ce qu’il y a dedans avant de décider si on le détruit.

Antoine – C’est vrai que ça nous éviterait un cas de conscience plutôt délicat à résoudre…

Chloé – Si on peut récupérer cet appartement haussmannien sans avoir à bafouer les volontés d’une vieille antisémite.

Antoine – Tu as raison… Il sera toujours temps de m’arranger avec ma conscience si ce testament me dépossède de mon héritage légitime.

Chloé – Un héritage accumulé en spoliant mes ancêtres israélites après les avoir fait déporter.

Antoine – D’un autre côté, ça te permettrait de récupérer tout ça.

Chloé – En somme, ce serait une œuvre de justice, tu veux dire… Un juste retour des choses…

Antoine – C’est un peu jésuite, mais bon… Ça se tient…

Chloé – Et puis c’est quand même un bel appartement…

Antoine – OK. Je regarde, essaie de les retenir un moment par là-bas…

Chloé part vers le couloir. Antoine retourne à nouveau le tableau et lit ce qui est écrit au dos.

Antoine – La salope…

Il remet le tableau en place. Chloé revient, suivie de Monsieur Crampon.

Mr Crampon (un peu pressant) – Alors comme ça, nous allons être voisins…

Chloé – Oui… Enfin peut-être… Mais… j’ai croisé Sam tout à l’heure, et je crois qu’elle voulait vous dire deux mots en privé…

Mr Crampon – En privé ?

Chloé – Je ne voudrais pas m’avancer, mais je crois que vous lui avez fait une grosse impression. Elle est sur la terrasse.

Mr Crampon – J’y vais…

Monsieur Crampon sort.

Chloé – Alors ?

Antoine – Les voisins n’héritent que des meubles et des bibelots.

Chloé – Et l’appartement ?

Antoine – Elle le lègue à des associations.

Chloé – Une façon de se racheter une virginité avant le grand départ, pour compenser ses turpitudes passées avec le Maréchal Pétain.

Antoine (embarrassé) – Ouais, enfin…

Chloé – Quelles associations ?

Antoine – Il faut que je relise ce passage, j’ai juste eu le temps de voir ça dans les grandes lignes…

Chloé – Bon… En tout cas, on n’a plus trop le temps. Il faut se décider.

Antoine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Antoine hésite.

Chloé – C’est quand même les dernières volontés de la tante Germaine.

Antoine – Sans compter que ça ne va pas être évident d’escamoter ce tableau…

Chloé – Et si jamais quelqu’un a l’idée un jour de regarder derrière…

Antoine – Alors on laisse tomber ? On leur dit qu’on a retrouvé le testament de Germaine ?

Chloé – Tu nous imagines vivre dans cet appartement ? Entourés de ces voisins psychopathes, qui ont peut-être assassiné ta tante après l’avoir torturée pour lui extorquer son l’héritage.

Antoine – On pourrait être les prochains sur la liste…

Moment de flottement.

Chloé – Et puis il n’est pas si terrible que ça, cet appartement.

Antoine – N’exagère pas, il faut que ça reste crédible…

Chloé – Putain, un appartement en plein centre de Paris avec vue sur la Tour Eiffel.

Antoine – Bon, d’un autre côté, on aurait dû payer pas mal de frais de succession.

Chloé – Tu as raison, mieux vaut laisser tomber.

Antoine – Allons quand même voir une dernière fois la Tour Eiffel…

Chloé – On va se faire du mal là…

Antoine – On peut encore changer d’avis.

Ils sortent. Cassenoix revient accompagnée de tous les autres voisins, sauf Sam et la baronne.

Cassenoix – Rien…

Mr Crampon – Elle s’est bien foutue de nous, la charogne.

Brisemiche – Je crois qu’il va falloir se faire une raison. Nous ne percevrons jamais la juste récompense de toutes ces années d’abnégation au service d’une ingrate.

Gonfland – Ouais. On a fumé la vieille pour rien.

Antoine et Chloé reviennent également.

Fouinart – Et bien entendu, vous allez nous dire que vous non plus, vous n’avez rien trouvé ?

Antoine – C’est-à-dire que…

À la surprise d’Antoine, Chloé joue les innocentes.

Chloé – Trouvé quoi ?

Mais le tableau, mal raccroché, se casse la figure. Ils voient tous ce qui est écrit au dos..

Fouinart – Le testament de Germaine…

Brisemiche – Dieu soit loué…

Mr Crampon – Comme quoi il ne faut jamais désespérer de son prochain.

Cassenoix – Au dos d’un tableau ?

Mme Crampon – Est-ce que c’est valable ?

Fouinart – La loi précise que le testament doit être écrit à la main, mais elle ne précise pas sur quel support. Une fois on en a même validé un rédigé avec du sang sur le côté d’une machine à laver.

Sanchez – Et alors ? Qu’est-ce que ça dit ?

Fouinart – Je vais vous en faire la lecture…

Il sort ses lunettes, et se racle la gorge. Antoine et Chloé échangent un regard résigné.

Fouinart – Ceci est mon testament authentique, écrit de ma main, et qui annule tous les autres…

Sam – Bon, on pourrait peut-être sauter les préliminaires…

Fouinart – Je lègue l’appartement dont je suis propriétaire à Paris, pour moitié à la Ligue Contre le Racisme et l’Antisémitisme, et pour l’autre moitié à l’Association pour la Réhabilitation de la Mémoire du Maréchal Pétain.

Zarbi – C’est ce qui s’appelle couper la poire en deux.

Mr Crampon – S’ils décident de partager les locaux, la cohabitation ne va pas être facile…

Déception générale.

Brisemiche – C’est tout ?

Fouinart – Le tableau revient au syndic, Madame Cassenoix, en tant que représentante de la copropriété. Il devra être placé dans le hall de l’immeuble, afin que tous puissent en profiter.

Cassenoix – Génial…

Fouinart – Suit une liste exhaustive des autres objets sans valeur se trouvant dans cet appartement, jusqu’à la dernière petite cuillère, légués nommément à chacun d’entre nous. Le vase chinois revient en indivision à la baronne et à la concierge.

Chloé – Finalement, c’était une comique, la tante Germaine.

Cassenoix considère le tableau.

Angela – Pour que tous puissent en profiter… Cette croûte… Et en plus, elle se paie notre tête, cette vieille bique.

Antoine – Je vous en prie, vous parlez de ma tante, tout de même…

Fouinart – Qui par ce testament, vous déshérite.

Mme Crampon – La salope…

Sanchez – On ne va pas mettre ça dans l’entrée.

Cassenoix – Remarquez, ça pourrait faire fuir les voleurs.

Mr Crampon – Bon. Je crois qu’on n’a plus rien à faire ici.

Antoine – Et le testament, qu’est-ce qu’on en fait ?

Brisemiche – Faites-en ce que vous voulez, de toute façon, dans un cas comme dans l’autre, nous on n’hérite de rien.

Mme Crampon – Sauf de tout ce bric-à-brac sans valeur.

Mr Crampon – Vous n’avez qu’à le brûler, ce testament. Comme ça l’appartement vous reviendra de plein droit.

Brisemiche – Vous ou d’autres, comme voisins, qu’est-ce que ça change.

Cassenoix – Et puis vous êtes un peu de la famille, déjà.

Fouinart – Oui, on est appelés à se revoir…

Ils s’apprêtent tous à sortir.

Mme Crampon – Merci pour cette charmante soirée, vraiment…

Cassenoix – Et encore une fois, toutes nos condoléances…

Ils sortent tous les uns après les autres en passant devant Antoine et Chloé pour leur serrer la main ou les embrasser avec un air de circonstance, comme à un enterrement. Antoine et Chloé soupirent lorsque le dernier est sorti.

Antoine – Retour à la case départ.

Chloé – Pas tout à fait… Il faut encore qu’on décide ce qu’on fait de ce testament.

Antoine – Trop tard pour le faire disparaître, il y a trop de témoins. Ils nous tiendraient par les couilles…

Chloé – Alors ?

Antoine – Je ne sais pas…

Chloé – En tout cas, je n’ai plus du tout envie de dormir ici cette nuit…

Antoine – Non, moi non plus… Qu’est-ce qu’on fait du tableau. Je veux dire du testament…

Chloé – On ne peut pas l’emmener. C’est trop lourd.

Antoine – Prenons la nuit pour réfléchir, et on verra demain.

Chloé – On va rentrer dans notre banlieue, à La Garenne-Colombes. On n’a pas la vue sur la Tour Eiffel, mais au moins c’est chez nous.

Antoine – Ouais, décidément, c’était trop beau.

Chloé – Tu pourras toujours en faire un roman.

Antoine – Ou une pièce de théâtre…

Chloé – Si c’est un best-seller, on pourra quand même s’acheter un appartement avec tes droits d’auteur…

Antoine raccroche le tableau et y jette un dernier regard.

Antoine – Tu avais raison, c’était bien le Maréchal Pétain.

Chloé – Quand il n’était encore que lieutenant…

Antoine – Je remets l’alarme en partant ?

Chloé – Pour ce qu’il y a à voler ici…

Antoine – Je la remets.

Ils s’en vont.

Noir.

Le rayon lumineux d’une lampe de poche, explorant les lieux. Puis un deuxième. Les rayons se croisent. L’un des deux personnages actionne un interrupteur et la lumière revient. On découvre deux personnes, habillées en Père Noël.

Sam – Ah, bataille…

Baronne – Qu’est-ce qu’on fait ?

Sam – On ne va pas appeler la police…

Elles retirent leurs barbes. C’est Sam et la baronne.

Baronne – J’en déduis que vous n’êtes pas vraiment policier…

Sam – Pas plus que vous n’êtes vraiment baronne…

Baronne – En fait, vous êtes un type dans mon genre.

Sam – Quel genre ?

Baronne – Du genre à changer plus souvent d’identité que de slip.

Sam – Mais qui vous a dit que j’étais policier ? Enfin que j’étais supposée l’être…

Baronne – Quand on veut garder un secret, mieux vaut éviter de se confier à une concierge. (Avec un regard sur le déguisement de la baronne) C’est curieux qu’on ait eu la même idée.

Sam – Un Père Noël, en cette saison, ça attire moins l’attention. Surtout la nuit…

Baronne – Je dirais même que ça inspire confiance.

Sam – J’imagine que vous non plus, vous n’êtes pas venue déposer des cadeaux au pied du sapin ?

Baronne – Non… Alors on partage ?

Sam – S’il y a quelque chose à partager…

Elles inspectent l’appartement.

Baronne – Le butin a l’air plutôt maigre.

Sam – J’avais pourtant de bons renseignements. Vous aussi, j’imagine…

Baronne – On disait que la vieille avait de l’argent chez elle. Mais apparemment, c’était juste une rumeur…

Sam – Un coffre-fort ?

Ils regardent derrière le tableau.

Baronne – Rien derrière le tableau.

Sam – Et le tableau ?

Ils l’examinent.

Baronne – Une croûte.

Sam – Tous ces efforts pour rien.

Baronne – Moi qui comptais là dessus pour redorer mon blason.

Sam – Et moi pour me dorer la pilule. Sous les tropiques…

Baronne – Hélas, le Père Noël n’existe pas.

Sam – Allez on s’en va.

Baronne – Je vais rester encore un peu… Mieux vaut ne pas partir en même temps.

Sam – Vous avez raison… Deux Pères Noël ensemble, ça attire davantage l’attention.

Baronne – Oui… On se demande lequel est le vrai.

Sam s’en va. La baronne attend qu’elle se soit éloignée et gratte le cadre avec son ongle. Sam revient, méfiante, et la voit faire.

Sam – C’est ce que je me disais aussi, à la réflexion… Tout de même, le cadre est très lourd, pas vrai ?

Baronne – C’est de l’or massif.

Sam – Vous le saviez ?

Baronne – Je prenais le thé avec elle de temps en temps. Un jour, j’ai versé une petite pilule dans son Earl Grey. Sous ecstasy, c’était une femme charmante.

Elles regardent le tableau.

Sam – Un beau cadeau de Noël.

Baronne – Oui. Même partagé en deux…

Sam – Et on ne sera pas trop de deux pour l’emporter.

Baronne – Je crois que finalement, on peut dire merci à la tante Germaine.

Sam – Et maintenant, à nous de faire mentir le célèbre adage…

Baronne – Quel adage ?

Sam – Bien mal acquis ne profite jamais.

Baronne – Oh… Je ne suis pas superstitieuse.

Elles décrochent le tableau. Une sonnerie d’alarme se met à retentir. Elles se regardent, consternées.

Sam – C’était vraiment une salope…

Noir

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Novembre 2011

© La Comédiathèque – ISBN 979-10-90908-67-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Antoine – Ça arrangerait tout, mais bon… Il ne faut pas rêver, tout de même…

Chloé – On ne sait jamais. Autant regarder ce qu’il y a dedans avant de décider si on le détruit.

A

 

Héritages à tous les étages Lire la suite »

Maison ou appartement

Le petit chez soi (ou le grand chez les autres) est le décor le plus courant de la comédie (notamment la comédie de boulevard). Il constitue le cadre d’une comédie de l’intime, celle qui met en jeu l’hypocrisie des relations matrimoniales (cf. adultère), familiales (cf. héritage), amicales ou plus généralement sociales (cf. arrivisme).

***

Au répertoire de La Comédiathèque

Maison ou appartement

STRIP POKER

DES BEAUX-PARENTS PRESQUE PARFAITS

ELLE ET LUI, MONOLOGUE INTERACTIF

ERREUR DES POMPES FUNEBRES EN VOTRE FAVEUR

GAY FRIENDLY

LE COUCOU

LE GENDRE IDEAL

LES COPAINS D’AVANT … ET LEURS COPINES

MENAGE A TROIS

STRIP POKER

UN MARIAGE SUR DEUX

VENDREDI 13

DU PASTAGA DANS LE CHAMPAGNE

LES COPINES D’AVANT ET LES COPAINS D’APRÈS

UNE SOIREE D’ENFER

UN OS DANS LES DAHLIAS

NOS PIRES AMIS

LA MAISON DE NOS RÊVES

Maison ou appartement Lire la suite »

Le Pire Village de France

The worst village in England  –  El pueblo más cutre de EspañaA pior aldeia de Portugal

Comédie de Jean-Pierre Martinez

9 ou 10 personnages distribution très variable en sexe

presque tous les personnages pouvant être masculins ou féminins

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…


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LE PIRE VILLAGE DE FRANCE
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Le Pire Village de France

Les quelques survivants d’un bled moribond, oublié par Dieu et contourné par l’autoroute, décident de créer l’événement pour attirer le chaland. Mais il n’est pas facile de faire du pire village de France la nouvelle destination touristique à la mode…

10 personnages

Robert (ou Roberta) : patron(ne) du café

Ginette : patronne du café

Charlie : instituteur (ou institutrice)

Félicien : curé du village

Honoré (ou Honorine) : maire du village

Jean-Claude (ou Jeanne-Claude) : idiot(e) du village

 Wendy : productrice de téléréalité

Laurence (ou Laurent) : journaliste

Ramirez : commissaire

Sanchez : inspecteur

Distribution très variable par sexe

presque tous les rôles pouvant être masculins ou féminins

Acte 1

Un bistrot de village, le Café du Commerce, à Beaucon-la-Chapelle. Derrière le comptoir, Robert, le patron style bidochon, feuillette le journal local, tandis que Ginette, la patronne un peu plus pimpante, essuie des verres avec un air absent. Arrive Honoré de Marsac, le maire, genre noble fin de race habillé avec une élégance désuète et des vêtements élimés.

Honoré – Bonjour Robert. Madame Ginette, mes hommages.

Robert, un peu renfrogné, se contente de lever un instant les yeux de son journal. Ginette semble sortir de sa rêverie et son visage s’éclaire un peu.

Ginette – Monsieur le Maire… Comment va ?

Honoré s’installe debout au comptoir.

Honoré – Ma foi… J’ai une légère céphalée, depuis ce matin. Je ne sais pas pourquoi…

Robert – Avec ce que tu tenais hier soir, ce n’est pas très étonnant. On appelle ça la gueule de bois…

Ginette lance à Robert un regard désapprobateur.

Ginette (très aimablement) – Qu’est-ce que je vous sers, Honoré ?

Honoré – Je vais prendre un Fernet-Branca. Ça me fera du bien…

Robert – Tu as raison… Il faut soigner le mal par le mal…

Ginette sert Honoré, qui la remercie d’un sourire.

Honoré – Vous êtes très en beauté, aujourd’hui, ma chère.

Ginette – Je me suis fait une couleur. Mon mari, lui, il n’a rien remarqué…

Honoré – Ah oui, c’est…

Robert – Bleu.

Honoré – Décidément, votre mari ne vous mérite pas, ma chère Ginette. En tout cas, cela vous sied à ravir.

Ginette – Ça change un peu…

Robert considère ce badinage d’un regard agacé.

Robert – La couleur de tes cheveux, c’est bien la seule chose qui change encore de temps en temps à Beaucon-la-Chapelle… (Il repose le journal sur le comptoir). C’est dingue ! Il ne se passe tellement rien, dans ce bled… On n’est même plus répertorié dans le sommaire du canard local.

Ginette – Sans blague ?

Robert – Tiens, regarde ! Avant, même si on ne parlait jamais de nous, Beaucon-la-Chapelle, c’était là, entre Beauchamp-la-Fontaine et Beaucon-les-deux-Églises. Maintenant plus rien. On ne figure même plus sur le menu !

Honoré (soupirant) – Eh oui, mon pauvre Robert… Qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes des naufragés de l’exode rural. On nous raye du menu, en attendant de nous rayer de la carte. Bientôt, on ne figurera plus sur aucun plan, comme une île déserte perdue au milieu du Pacifique, à l’écart de toutes les routes maritimes.

Ginette – Si au moins on avait la plage… Vous avez raison, Honoré. Des naufragés au milieu des champs de patates, voilà ce qu’on est.

Honoré – En attendant que le petit bout terre auquel on s’accroche encore soit submergé par la montée des eaux…

Robert – Ici, on risquerait plutôt d’être emportés par une coulée de boue…

Honoré boit son Fernet-Branca.

Ginette – C’est bien triste… Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ?

Honoré – Maire… Je ne suis pas sûr de l’être encore très longtemps…

Robert – Tu as peur de ne pas être réélu ? Il n’y a jamais eu d’autres candidats que toi à Beaucon-la-Chapelle. Et vu le nombre d’électeurs qui restent ici, si tu votes pour toi, tu as déjà presque vingt pour cent des suffrages exprimés.

Honoré – Ce n’est pas ça… Mais je viens de recevoir une lettre à la mairie… Ils parlent de rattacher la commune au bourg d’à côté.

Robert – Beaucon-les-deux-Églises ?

Ginette – Mais c’est à plus de vingt kilomètres !

Honoré – Vingt-trois, à vol d’oiseaux… et vingt par la route.

Robert – C’est vrai qu’à travers champs, la route est tellement droite…

Ginette – Il n’y a tellement rien, par ici. On se demande ce que la route pourrait bien avoir à contourner pour justifier un virage ?

Robert – Si encore on avait une colline, un bois ou même un bosquet.

Honoré – Oui… Si la commune devait se doter d’un blason, je ne sais pas ce qu’on pourrait mettre dessus…

Robert – Une patate.

Honoré – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moment de pavoiser. Et c’est peut-être mon dernier mandat. L’intercommunalité, qu’ils appellent ça.

Robert – Toi qui étais maire depuis plus de trente ans…

Ginette – Alors comment on va vous appeler, maintenant, si on ne peut plus vous appeler Monsieur le Maire ?

Honoré – Monsieur de Marsac, je suppose… Mais vous, Ginette, vous pourrez toujours m’appeler Honoré…

Robert – On n’avait déjà plus de pissotières ni de cabine téléphonique. Maintenant, on n’aura même plus la mairie.

Honoré – C’est la mort du service public…

Ginette – Vous qui aviez tellement fait pour Beaucon-la-Chapelle…

Robert – Ouais, enfin…

Ginette – Quoi ?

Robert – C’est surtout tes petites affaires, que ça ne risque pas d’arranger, tout ça, hein, Honoré ?

Honoré – Mes affaires ? Quelles affaires ?

Robert – D’accord, en tant que Premier Magistrat, tu as fait beaucoup pour la commune. C’est sûrement pour ça qu’ils envisagent de la supprimer aujourd’hui…

Ginette – Là tu es injuste, Robert. Il faut avouer qu’on a peu d’atouts à mettre en avant, à Beaucon.

Robert – Toujours est-il que tu as bien profité de tes prérogatives de maire, non ?

Honoré – Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

Robert – Je parle de la subvention que tu as réussi à obtenir du Conseil Général…

Honoré – Ah oui…

Robert – Pour restaurer un manoir dans lequel, selon une légende dont personne n’avait jamais entendu parler jusque là, Jeanne d’Arc aurait dormi une nuit en 1429.

Honoré – Je peux te montrer le livre où cette légende est mentionnée !

Robert – C’est toi qui l’as écrit !

Honoré – Si on n’a plus le droit d’écrire des livres d’histoires, maintenant…

Robert – Un manoir qui se trouve comme par hasard être à toi, et qui a été entièrement refait à neuf aux frais du contribuable soit disant pour en faire des chambres d’hôtes… Des chambres où personne n’a jamais dormi, évidemment. À part La Pucelle d’Orléans…

Honoré – Être propriétaire d’un monument historique, tu n’as pas idée de la charge que c’est, mon pauvre Robert…

Robert – Jeanne d’Arc… Si encore elle avait été dépucelée dans ton lit.

Ginette – Robert, je t’en prie…

Robert – Sans parler de la subvention pour restaurer la chapelle du village.

Honoré – Beaucon-la-Chapelle se devait quand même d’avoir une chapelle digne de ce nom !

Robert – Une chapelle dont ton propre cousin se trouve être le curé. Le presbytère a été entièrement restauré avec nos impôts. On dirait un ryad marocain. Il y a même un jacuzzi dans le patio…

Honoré – Un jacuzzi… Tout de suite les grands mots… C’est un simple bassin d’agrément.

Robert – On va dire un bassin à remous, alors.

Honoré – Franchement, Robert, je ne vois pas du tout où tu veux en venir…

Robert – Je ne sais pas, moi… Avec cet argent là, on aurait pu faire quelque chose pour la commune…

Honoré – Ah oui ? Quoi, par exemple ?

Robert – Tiens, on aurait pu installer des caméras de surveillance.

Honoré – Pour surveiller quoi ? Les champs de patates ?

Robert – On aurait pu restaurer l’école !

Arrive Charlie, l’instituteur, visiblement gay.

Charlie – Messieurs Dames…

Ginette – Ah, quand on parle du loup. Voilà l’instituteur, justement. Bonjour Charlie.

Charlie – Eh ben… Il y a foule, aujourd’hui, au Café du Commerce.

Robert – Eh oui… On est presque au complet.

Charlie – La noblesse et le tiers état. Il ne manque plus que le curé, et on pourra réunir les États Généraux…

Honoré – Vous ne croyez pas si bien dire, Charlie. La République est en danger.

Robert – Et Jeanne d’Arc n’est plus là pour la défendre…

Charlie (à Honoré) – Vous allez enfin être mis en examen, Monsieur le Maire ? Vous savez, en ce moment, c’est très tendance.

Ginette – Si ce n’était que ça…

Charlie – Vous allez devoir prononcer votre premier mariage gay ? Pourtant, que je me souvienne, personne ne m’a encore demandé ma main… Enfin, pas dans l’idée de me passer une bague au doigt, en tout cas…

Honoré – Beaucon-la-Chapelle va être annexé par le bourg d’à côté.

Charlie – Non ?

Ginette – Et ce n’est que le début, vous verrez.

Honoré – Le début de la fin, en tout cas.

Robert – Hitler a commencé par envahir la Pologne, et le reste a suivi. Si on ne réagit pas…

Charlie – Malheureusement, vous ne croyez pas si bien dire.

Charlie s’installe au bar, visiblement préoccupé.

Ginette – Vous avez reçu des mauvaises nouvelles, vous aussi ?

Charlie – Il est question de fermer l’école, figurez-vous.

Ginette – Non ?

Robert – En même temps, depuis qu’il n’y a plus aucun élève, il fallait s’y attendre. Quand on n’aura plus de clients, nous aussi il faudra bien qu’on ferme…

Ginette – Plus d’élèves ? Alors Jean-Claude a enfin réussi à décrocher son certificat d’études ?

Charlie – Le certificat d’études… ça n’existe plus depuis le siècle dernier, ma pauvre Ginette. Mais à 18 ans passés, je ne pouvais pas décemment le faire redoubler une année de plus en CM2.

Ginette – Ils ont aussi supprimé le certificat d’études ? Mais où est-ce qu’on va, je vous le demande ? Qu’est-ce que je te sers, Charlie ?

Charlie – Un perroquet, comme d’habitude.

Ginette le sert.

Ginette – Mais alors qu’est-ce qu’il va faire, Jean-Claude, maintenant ?

Charlie – Ça…

Ginette – D’ailleurs, on ne l’a pas encore vu ce matin. Je ne sais pas où il se cache encore, celui-là.

Robert – En tout cas, si ils ferment l’école, toi non plus tu n’es pas prêt de retrouver un poste dans l’Éducation Nationale, hein, Charlie ?

Honoré – Il paraît qu’on manque d’enseignants…

Robert – Peut-être, mais avec son casier judiciaire…

Charlie – Un casier… Tout de suite, les grands mots.

Robert – C’était une affaire de mœurs, malgré tout…

Charlie – Oui mais… Ça n’a rien à voir avec les enfants…

Ginette – Tout de même.

Charlie – J’aimais bien venir de temps en temps faire la classe habillé en femme. Ça ne faisait de mal à personne…

Ginette – Ça devait quand même les perturber un peu, les gamins. Un jour un maître, le lendemain une maîtresse…

Robert – Comment est-ce qu’ils t’appelaient, déjà ?

Charlie – Madame Doubtfire.

Honoré – C’est sûrement pour ça qu’ils t’ont muté dans une école sans élèves… En attendant de statuer sur ton cas.

Félicien, le curé, arrive à son tour. Il ressemble davantage à un vieux beau qu’à un prêtre, si ce n’est la croix qu’il porte discrètement au revers de sa veste.

Charlie – Ah Monsieur le Curé ! On n’attendait plus que vous pour prendre La Bastille.

Félicien – Bonjour mes enfants.

Robert – Mes enfants… Avec un curé comme ça, on se demande toujours si on ne doit pas prendre ça au pied de la lettre.

Ginette – Robert…

Robert – Tu vois, Charlie, la vie est mal faite. C’est toi qui aurait dû faire curé. Dans ce métier là au moins, un homme peut porter la robe sans être inquiété par la justice. Alors que celui-là, on ne l’a jamais vu en soutane.

Charlie – C’est dommage. Je suis sûr que cela vous irait très bien, Félicien.

Ginette – Qu’est-ce que je vous sers, mon Père ?

Félicien – Un petit blanc sec.

Honoré – Alors Monsieur le Curé ? J’espère que vous, au moins vous nous apportez de bonnes nouvelles.

Félicien – J’aimerais vous dire oui, Monsieur le Maire… Hélas…

Robert – Je ne te demande pas si quelqu’un est mort. À part Jean-Claude, tous les survivants de ce village fantôme sont ici.

Félicien – Pire que ça… L’évêché parle de supprimer ma paroisse…

Ginette – Non ?

Félicien – Hélas, Dieu est en cessation de paiement… Il paraît que nous aussi, on doit procéder à des restructurations.

Ginette – Quelle misère… Vous verrez que bientôt, les Chinois vont prendre des participations dans le capital du Vatican.

Félicien – Il faut dire que plus personne ne vient à la messe à Beaucon.

Robert – Malgré tout le mal que tu t’es donné pour repeupler la paroisse.

Ginette – Robert… Respecte au moins la religion…

Robert – Lui, ce n’est pas les pains qu’il multiplie, c’est les bâtards…

Honoré – Plus de mairie, plus d’école, plus d’église… Il ne nous reste plus que le Café du Commerce.

Robert – Et pour combien de temps ?

Charlie – Vous n’allez pas fermer, au moins ?

Ginette – Moi ça ne me dérangerait pas de vendre. Si on trouvait un repreneur…

Félicien – Allez, vous n’allez pas partir vous aussi… Qu’est-ce que vous feriez, Ginette, si vous n’aviez plus ce café ?

Ginette – Je commencerai par prendre des vacances, tiens. Vous n’allez pas le croire, mais je n’ai jamais vu la mer.

Robert – Autant attendre que la mer arrive jusqu’ici avec la fonte de la calotte glaciaire. Parce qu’avant de trouver un repreneur…

Charlie – Un pigeon, tu veux dire.

Robert – Qui pourrait bien acheter un bistrot dans un coin pareil ? On n’a plus aucun client…

Honoré – Les derniers agriculteurs consanguins et alcooliques qui restaient dans le coin, ils les ont remplacés par des drones pilotés depuis la Seine Saint Denis.

Ginette – Il faudrait pouvoir attirer quelques touristes, au moins à la belle saison.

Charlie – Mais qu’est-ce qui pourrait bien attirer les touristes dans un trou pareil ? Il n’y a rien strictement à visiter dans un rayon 100 kilomètres à la ronde.

Honoré – C’est sûr que pour se reposer, c’est l’endroit idéal.

Robert – Ouais… En attendant le repos éternel…

Félicien – Des champs de patates à perte de vue. Quelques corbeaux. C’est vrai qu’il faut vraiment avoir la foi pour rester dans le coin…

Charlie – Des champs de patates avec des corbeaux… On dirait le titre d’un tableau de Van Gogh…

Ginette – Si au moins Van Gogh était venu se suicider ici, ça nous aurait fait un peu de publicité.

Robert – Ça c’est une idée, remarquez. Si on en venait à légaliser le suicide assisté en France, sûr que Beaucon-la-Chapelle serait en pôle position pour l’implantation de la première officine.

Charlie – C’est vrai que si les dépressifs de la France entière affluaient ici pour se suicider en masse, ça pourrait redonner un peu de vie à notre charmante commune…

Félicien – Allons, mes enfants, gardons la foi. Dieu finira bien par nous venir en aide…

Robert – En attendant, c’est ma tournée. On va boire un coup pour oublier que le monde entier, même Dieu, nous a abandonnés au milieu d’un océan de patates… Tiens Ginette, sort une bouteille de mousseux.

Honoré regarde sa montre à gousset.

Félicien – Bon, mais vite fait, alors.

Honoré – Ouh la… Il est déjà cette heure-là.

Robert – Pourquoi, vous êtes surbookés à ce point, tous les deux ?

Ginette ouvre un placard et pousse un cri en voyant Jean-Claude recroquevillé à l’intérieur.

Ginette – Oh, non… Un jour, j’aurai une crise cardiaque…

Honoré – Ça lui arrive souvent ?

Ginette – Depuis qu’il est tout petit, iI a la manie de se cacher dans les endroits les plus inattendus.

Robert – Une fois, on l’a même retrouvé dans la machine à laver. Mais maintenant, il est trop grand…

Ginette – Je ne m’y ferai jamais… Sors de là, toi !

Jean-Claude sort du placard. Il a tout de l’idiot du village. Il est supposé avoir dans les dix-huit ans (mais peut aussi être joué par un adulte plus âgé habillé en plus jeune voire en garçonnet, ce qui accentuera son côté demeuré).

Jean-Claude (à Robert-) – Bonjour Tonton.

Robert répond par un hochement de tête.

Charlie – Bonjour Jean-Claude.

Honoré – Il ne s’arrange pas, ton cousin…

Félicien – Je croyais que c’était ton neveu.

Ginette – C’est un peu compliqué. Moi-même je m’y perds un peu…

Ginette sort une bouteille de mousseux et la met dans un seau à glace.

Charlie – Ah oui… Ça expliquerait son léger retard mental…

Robert – Comme je suis aussi son parrain, disons que c’est mon filleul.

Ginette – Enfin, on l’appelle Jean-Claude, c’est plus simple.

Charlie – Ou JC, c’est plus court.

Félicien – Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux leur appartient.

Honoré – Le dernier jeune qui reste au village…

Charlie – C’est sûr qu’il a l’air d’avoir une lourde hérédité…

Robert – Selon une légende dont j’ai découvert l’existence récemment, ce serait le descendant de Jeanne d’Arc en ligne directe…

Félicien – Je lui ai quand même fait faire sa communion, l’année dernière, au cas où…

Ginette – Maintenant que le certificat d’étude n’existe plus, c’est sûrement le seul diplôme qu’il décrochera dans sa vie…

Charlie – Selon une étude d’un sociologue du CNRS, les Jean-Claude qui sont nés après l’an 2000 ont seulement une chance sur cent d’avoir le bac avec mention.

Honoré – Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant, mon grand ?

Félicien – S’il s’en va aussi, je n’aurai même plus d’enfant de chœur…

Robert – Et maintenant que tu n’as plus de paroissiennes sous la main…

Jean-Claude – Je voudrais monter à Paris pour me présenter au concours.

Honoré – Au concours ? Quel concours ?

Charlie – Sciences Po ? L’ENA ?

Honoré – Peut-être qu’il veut devenir facteur, comme son père.

Félicien – Son père était facteur ?

Robert – Pourquoi ? Tu croyais qu’il était curé ?

Ginette – Non, il s’est mis en tête de participer à la sélection des candidats pour une émission de téléréalité.

Charlie – Quelle émission ?

Robert – La France a un Incroyable Talent.

Félicien – Non ?

Honoré – Mais quel talent il pourrait bien avoir, cet abruti ?

Ginette – Il est contorsionniste. Enfin c’est ce qu’il dit.

Robert – C’est vrai qu’un jour, les éboueurs l’ont retrouvé endormi dans une poubelle jaune. Pour un peu, il partait directement au recyclage dans la benne à ordures.

Ginette – Peut-être que ses parents voulaient se débarrasser des encombrants…

Jean-Claude s’éloigne un peu pour jouer aux fléchettes avec un certain manque d’habileté qui pourrait même être dangereux pour les autres. Honoré finit son verre.

Honoré – Bon, je crois que le mousseux, ce sera pour une autre fois… J’ai une affaire urgente à régler à la mairie.

Robert – Urgente ?

Honoré – Il faut que je réponde à ce courrier.

Charlie – Ah oui… L’OPA lancée par Beaucon-les-deux-Églises sur Beaucon-la-Chapelle…

Félicien – Je vous accompagne, Monsieur le Maire. Moi aussi, il faut que j’aille prêcher pour ma chapelle…

Le maire et le curé s’en vont. Ginette montre la bouteille de mousseux à Charlie.

Ginette – Un petit coup de mousseux ?

Ce dernier fait signe qu’il y renonce aussi.

Charlie – Merci, vraiment. Et puis il n’est même pas encore midi…

Ginette – Bon, je la garde au frais, alors. Pour une grande occasion…

Robert dirige son regard vers l’entrée du café, visiblement surpris.

Robert – Je me demande si ce jour n’est pas déjà arrivé…

Wendy et Laurence entrent. Leur look très bobos parisiens contraste totalement avec celui des habitants du cru. Wendy, genre star dépressive, se cache derrière des lunettes noires. Laurence est habillée de façon élégante mais un peu plus sobre et moins féminine. Laurence se montrera aussi volontairement positive et enthousiaste, que Wendy est pessimiste voire suicidaire. Wendy jette un regard autour d’elle.

Wendy – On se croirait dans le prégénérique d’un épisode de La Quatrième Dimension…

Laurence – Tu veux t’asseoir cinq minutes ?

Wendy ne répond pas mais se laisse choir sur une chaise.

Laurence – Bonjour Messieurs… Madame… Excusez-moi d’interrompre votre petite réunion, mais … je peux vous poser une question…

Ginette – Oui…?

Laurence – On est où, ici, exactement ?

Blanc.

Robert – Exactement ? Eh bien chère Madame, vous êtes très précisément à Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Ah oui, c’est…

Charlie – Au milieu de nulle part…

Laurence jette un regard à l’écran de son smartphone.

Laurence – En tout cas, je n’ai pas ça sur mon GPS…

Ginette – C’est un petit coin tranquille…

Laurence – C’est clair… Je pensais qu’on était à… En fait je crois qu’on s’est un peu perdues…

Charlie – C’est assez rare que quelqu’un arrive ici de son plein gré, vous savez…

Laurence lance un regard un peu effaré autour d’elle, notamment en direction de Jean-Claude, qui joue toujours aux fléchettes avec un certain manque de talent.

Robert – Je vous sers quelque chose ?

Laurence – Euh… Oui, pourquoi pas ? Wendy, tu veux boire quelque chose… (Wendy ne répond pas) On va prendre deux cocas. Sans glace, s’il vous plaît.

Ginette – Ça tombe bien, je n’ai pas encore rebranché le congélo. Avec le temps qu’il fait…

Robert – Oui, le printemps n’est pas très en avance, cette année.

Charlie – L’année dernière, ici, il est arrivé vers le 15 août, et après on est passé directement à l’automne.

Ginette leur sert deux cocas.

Robert (s’efforçant d’être aimable) – Vous êtes en vacances dans la région ?

Laurence – Oui… Enfin, disons que… On fait un petit break, plutôt… (Plus bas en aparté) Mon amie a eu… un petit coup de fatigue. On avait besoin de couper un peu les ponts…

Charlie – Dans ce cas, vous êtes bien tombées…

Ginette – Beaucon-la-Chapelle, c’est le lieu parfait pour se reposer un peu…

Charlie – Il faut dire qu’on n’a pas beaucoup de tentations…

Laurence – Oui, c’est… C’est charmant, hein Wendy ?

Wendy – Mmm… C’est le bon endroit pour finir ses jours…

Ginette – Oui, on a beaucoup de retraités, par ici…

Wendy – En fait, je voulais plutôt dire le bon endroit pour mettre fin à ses jours…

Un ange passe.

Ginette – Vous envisagez de vous installer à la campagne ?

Laurence – On n’a pas encore eu beaucoup le temps d’y penser mais… Pourquoi pas… C’est vrai qu’on ressent ici une forme de sérénité… Un peu comme dans une église…

Wendy – Oui… Ou un cimetière.

Robert – Nous n’avons qu’une chapelle, mais vous verrez, elle a été entièrement refaite à neuf. On dirait qu’elle a été construite hier…

Laurence – La vie à Paris, c’est tellement stressant… Parfois on se demande si on ne serait pas mieux dans un petit village loin de tout…

Wendy – C’est sûr que là on est loin de tout… On ne sait même pas où on est…

Wendy avale plusieurs cachets et prend une gorgée de Coca pour faire passer le tout.

Laurence – Tu sais ce qu’a dit le médecin ? Pas plus d’un cachet à la fois.

Wendy – Tu as raison… D’ailleurs, je crois que je vais aller vomir…

Charlie – Oui, ça m’a fait ça, moi aussi, la première que je suis arrivé ici… Et après on s’y fait, vous verrez…

Ginette, inquiète pour son carrelage, lui montre le chemin des toilettes.

Ginette – Par ici, je vous en prie…

Wendy sort. Laurence a l’air un peu gênée.

Laurence – Ça doit être le changement d’air…

Robert – C’est vrai qu’ici, on respire mieux qu’à Paris.

Laurence – Oui, nos poumons sont plutôt habitués au monoxyde de carbone. Il doit y avoir un temps d’adaptation…

Elle éternue.

Charlie – Ou alors c’est les pesticides dont ils bombardent les champs de patates. Quand on n’est pas habitué…

Laurence – Des pesticides ?

Charlie – Ah si vous avez l’occasion d’assister à ça, vous verrez, c’est spectaculaire. C’est une des rares attractions qui existent dans le coin. Quand les hélicos débarquent pour larguer leurs produits Monsanto, avec la musique à fond, on se croirait dans Apocalypse Now…

Laurence – Et ce n’est pas nocif ?

Charlie – Ils disent que non, mais… Je me demande si pour Jean-Claude, ce ne serait pas un peu à cause de ça aussi… En plus de la consanguinité, évidemment…

Robert lui lance un regard furibard. On entend à côté un bruit de vomissement bruyant. Léger embarras.

Robert – Et vous faites quoi, dans la vie, à Paris ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…

Laurence – Je suis journaliste.

Robert – Journaliste ? Non ?

Ginette – Et vous allez faire un reportage sur la région ?

Laurence – On est en vacances, mais bon, qui sait ? Si je trouve un sujet intéressant… En fait, j’envisage plutôt d’écrire un livre…

Robert – Ah oui, un livre, c’est bien aussi…

Ginette – Nous avons un maire qui écrit des livres également.

Laurence – Tiens donc…

Robert – Enfin lui, c’est plutôt des livres d’histoire.

Ginette – Et votre dame ? Enfin, je veux dire, votre amie ? Elle est journaliste aussi ?

Laurence – Pas exactement… C’est une productrice de télévision. (Sur un ton confidentiel) WC Productions, c’est elle…

Ginette – WC ?

Laurence – Vous ne connaissez pas Wendy Crawford ? Ce sont ses initiales…

Robert – Alors elle travaille à la télé ?

Laurence – Vous connaissez l’émission La France a un Incroyable Talent, quand même ?

Ginette – Un Incroyable Talent, vous plaisantez ? Si on connaît ?

Laurence – Eh bien c’est elle ! C’est la productrice de l’émission.

Jean-Claude – Un Incroyable Talent ?

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude, dont on avait oublié la présence. Mais il ne dit rien d’autre.

Laurence – Ça fait déjà dix ans que ce programme est à l’antenne. C’est une grosse pression, évidemment. Elle a fait un burn out.

Ginette – Un burn out…? C’est quoi ça ? Une brûlure au troisième degré ?

Robert – Un accident de barbecue ?

Charlie – Du temps où le certificat d’étude existait encore, on appelait ça une dépression nerveuse.

Laurence – En fait, la chaîne a décidé d’arrêter l’émission. Si elle ne veut pas mettre la clef sous la porte, Wendy doit leur proposer quelque chose de plus moderne. Malheureusement, sa dernière émission n’a pas tellement marché…

Robert – Ah oui…

Laurence – Sans parler de cet accident de sous-marin, dans la Mer Baltique… J’imagine que vous en avez entendu parler…

Robert – Oui je… Peut-être bien…

Laurence – C’était un nouveau concept d’émission… On avait réuni dans un sous-marin jaune une brochette de célébrités des années 70 souffrant toutes de claustrophobie, pour leur permettre de faire face à leurs angoisses et de les surmonter.

Ginette – Je crois avoir lu quelque chose là dessus chez le coiffeur.

Laurence – Hélas, le pilote du sous-marin était un ancien pilote de ligne un peu dépressif, et c’est lui qui n’a pas réussi à refaire surface…

Ginette – C’est terrible… Enfin, qu’est-ce que vous voulez, c’est la fatalité…

Charlie (avec emphase) – La grandeur de l’homme libre est d’accepter son destin, sans croire en sa fatalité.

Laurence – Vous êtes professeur ?

Charlie – Oui… Professeur des écoles… Mais là je suis en disponibilité…

Laurence – Bref, WC est dans la merde. Alors j’ai décidé de la mettre au vert pendant un moment, pour éviter qu’elle pète une canalisation…

Nouveau bruit de vomissement.

Charlie – J’espère au moins qu’elle va tirer la chasse.

Laurence – Peut-être qu’en s’éloignant un peu de Paris, elle trouvera son nouveau concept d’émission. Mais pour l’instant, elle a plutôt envie de tout plaquer, et de repartir à zéro.

Robert – Je comprends ça… Nous aussi, parfois, on aimerait bien repartir à Zéro.

Charlie – Mais comme on est déjà à zéro depuis longtemps. On aimerait juste repartir d’ici…

Laurence – En fait, j’ai le projet écrire un biopic.

Robert – Un biopic ?

Laurence – Sur WC. Pour raconter sa vie… C’est passionnant, vous savez, la vie d’une productrice de télé. Alors si on trouvait un endroit tranquille où se poser pendant quelques mois, loin du tumulte parisien…

Ginette – Ah ici vous pouvez être tranquille. Question mobile et internet, on est dans une zone blanche…

Charlie – Parfois, on se demande même si on n’est pas dans un trou noir…

Laurence – Ou une maison de campagne à acheter, pourquoi pas… Histoire de s’enraciner un peu.

Ginette – Vous verrez, ici, on prend vite racine… Et après on ne peut plus en repartir…

Jean-Claude – Je vous montre comment je peux me cacher dans un frigo ?

Ginette (sur un ton de reproche) – Jean-Claude…

Moment de flottement.

Laurence – C’est vraiment spécial, ici, hein ? Je n’ai jamais rien vu d’aussi…

Robert – Authentique.

Laurence – Ce n’est pas le mot que je cherchais, mais…

Robert – Pourquoi ne pas vous installer dans notre village pour quelques jours… ou même plus ?

Laurence – Vous faites hôtel, aussi ?

Robert – On peut toujours s’arranger….

Ginette et Charlie le regardent avec un air étonné. Wendy revient.

Laurence – Tu entends ça, Wendy ? Monsieur propose de nous louer une chambre au Café du Commerce. Qu’est-ce que tu en penses ?

Wendy – Ça me donne envie de retourner vomir…

Ginette – Qui sait, vous finirez peut-être par le racheter, ce bistrot…

Laurence – Ce café est à vendre ? Wendy, tu entends ça ? Ce serait cocasse, non ?

Wendy – Au moins, on ne serait pas dérangés par les clients…

Robert – Tout de suite, là, c’est un peu calme. Mais les touristes ne vont pas tarder à débarquer…

Ginette – C’est bientôt la haute saison…

Laurence (étonnée) – Au mois de mars ? À cause de…?

Robert (ne sachant pas quoi répondre) – C’est à dire que… au printemps…

Charlie – Les champs de pommes de terre sont en fleurs. C’est très romantique, vous verrez…

Laurence – Les pommes de terre… Comme c’est curieux… Tu entends ça, Wendy ?

Wendy – Je ne savais même pas que les patates faisaient des fleurs. Mais si tu veux un bouquet pour ton anniversaire…

Charlie – Ou même un parfum, pourquoi pas ? Patate de Givenchy. Il faut avouer que ce serait original.

Laurence – C’est vrai, on pense aux tulipes, en Hollande, mais les pommes de terre…

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle.

Laurence – Mais alors la saison ne doit pas durer très longtemps, dites donc…

Ginette – Ça dépend des variété de patates.

Robert – En fait, ça fleurit un peu toute l’année.

Charlie – Surtout les patates transgéniques, qui sont la spécialité de Beaucon.

Ginette – Non, on ne peut pas dire qu’on ait vraiment une basse saison.

Jean-Claude approche.

Jean-Claude – J’arrive aussi à tenir dans une poubelle, vous voulez voir ?

Ginette – Voyons, Jean-Claude… Tu vois bien que tu embêtes la dame… Si tu allais t’entraîner dehors, hein ? Justement, je viens de la sortir, la poubelle.

Robert met Jean-Claude dehors.

Ginette – Excusez-le… Il est un peu simplet.

Robert – C’est une belle affaire, vous savez.

Laurence – Wendy a raison… C’est un peu mort, non ?

Charlie – C’est vrai que depuis qu’ils ont fait l’autoroute et la déviation…

Ginette – C’est parce que c’est l’heure de la sieste.

Wendy – Il n’est même pas encore midi… Ils font la sieste de bonne heure par ici…

Ginette – En tout cas, vous seriez venues il y a une heure, c’était le coup de feu…

Robert – Sinon, vous pouvez en faire une maison de campagne, pour recevoir vos amis de Paris. Il y a beau logement juste au dessus.

Laurence – Dans un authentique bistrot, c’est vrai que ce serait tordant, non ?

Wendy – Vous avez quelque chose de fort.

Ginette – Vous voulez goûtez une spécialité du pays ?

Robert – Ici, c’est l’alcool de pomme de terre.

Charlie – Croyez-moi, la première fois, c’est une expérience unique.

Robert – Comme l’amour.

Charlie – Et comme l’amour, ça rend parfois aveugle…

Wendy – Je crois que je me laisser tenter.

Robert la sert.

Laurence – Avec tes cachets, tu ne devrais pas…

Wendy – Il faut bien mourir de quelque chose…

Robert – Ça vous dit ?

Charlie – La recette a été inventée par un moine défroqué qui aurait dépucelé Jeanne d’Arc au fond d’une grange lors de son passage dans notre charmante commune en 1429.

Robert – La première tournée est offerte par la maison…

Ils vident leurs verres.

Laurence – Ah, oui, c’est du brutal…

Wendy – On sent bien le goût de la pomme de terre.

Charlie – Oui, quand ça ne vous tue pas tout de suite, ça file la patate.

Robert – Rien que des produits naturels.

Charlie – 100% bio… Biochimique, en tout cas…

Ginette les ressert.

Ginette – La deuxième tournée est offerte par l’Office de Tourisme de Beaucon-la-Chapelle.

Robert – Avec ça, croyez-moi, plus besoin de cachets.

Wendy – C’est sûr que pour se suicider, ça doit être beaucoup plus rapide.

Robert – Mais attention, c’est entièrement légal.

Charlie – C’est le maire qui distille cet élixir dans sa cave avec son alambic clandestin.

Honoré – Et ce divin breuvage est béni une fois par an par notre curé. Un Saint Homme…

Jean-Claude revient, l’air abruti, et couvert de détritus.

Jean-Claude – Je n’ai pas réussi à rentrer dans la poubelle, Tonton. Elle est déjà pleine.

Robert – Non mais il est con, celui-là…

Wendy – Il veut peut-être boire un coup de cette potion magique, lui aussi ?

Ginette – Pas question. Lui, il est tombé dedans quand il était petit.

Robert – Allez, retourne jouer dehors, toi. Tu vois bien qu’on discute !

Jean-Claude (désappointé) – Je m’en fous, un jour j’irai à Paris…

À la surprise de tous, Jean-Claude, désappointé, se met à entonner un couplet de la célèbre chanson de Charles Aznavour « Je m’voyais déjà », tout en esquissant quelques pas de danse façon music-hall :

Rien que sous mes pieds de sentir la scène

De voir devant moi un public assis j’ai le coeur battant

On m’a pas aidé, je n’ai pas eu d’veine

mais au fond de moi je suis sûr au moins que j’ai du talent…

Jean-Claude repart. Les autres ne commentent pas, pensant peut-être à une hallucination dû à l’alcool de pomme de terre.

Ginette – C’est une belle région, vous savez.

Robert (avec un regard appuyé à Laurence) – Qui ne dévoile pas ses charmes tout de suite, comme une belle femme.

Ginette – Et puis cafetier, c’est un beau métier. Le contact avec la clientèle, tout ça.

Roger (à Wendy) – Ça égaierait sûrement une dépressive comme vous, plutôt que de rester dans son coin à ruminer.

Laurence – C’est un peu dingue, mais ça pourrait être marrant, non ? Toi qui voulais changer de vie…

Wendy – Oui enfin… Tant qu’à faire, je parlais plutôt de changer pour une vie meilleure…

Tout le monde commence à être passablement bourré.

Ginette – Allez, je vous fais visiter le logement du dessus. Vous allez voir, c’est très coquet…

Charlie – Et très pratique. Zéro transport. Vous n’avez qu’à descendre l’escalier pour aller au boulot. Ça vous changera du RER.

Ginette entraîne Laurence et Wendy vers l’escalier qui monte à l’étage.

Ginette – Après vous, je vous en prie…

Robert – Attention, l’escalier est un peu raide.

Wendy (titubant) – Je crois que moi aussi, je suis un peu raide.

Elles sortent.

Robert – Là, c’est le Bon Dieu qui les envoie…

Charlie – C’est vrai que ça tient du miracle.

Robert – Et je crois qu’elles ne sont pas insensibles à la magie du lieu.

Charlie – Ou alors c’est l’effet de l’alcool de pomme de terre. Moi aussi, une fois, ça m’a donné des hallucinations.

Robert – Il faut absolument les retenir ici pour cette nuit.

Charlie – Bon allez, je te laisse. Je vais me changer…

Robert – Tu as raison, on a intérêt à faire bonne impression.

Charlie sort. Honoré et Félicien reviennent.

Honoré – C’est qui, ces deux charmantes jeunes femmes que j’ai vu entrer dans ton établissement ?

Félicien – Et qu’est-ce que tu en as fait ?

Robert – Des gens de Paris. Ginette leur fait visiter l’appartement du dessus.

Honoré – De Paris ?

Robert – Il y en a une qui est journaliste, et l’autre qui bosse pour la télé ! Vous vous rendez compte ?

Félicien – Et qu’est-ce qu’elles font là haut ?

Robert – Si elles s’installaient ici, elles pourraient faire de Beaucon-la-Chapelle ce que la Princesse de Monaco a fait avec Saint-Rémy-de-Provence ! La capitale de Boboland !

Honoré – Tu crois ?

Robert – En attendant, j’essaie de leur refourguer mon café.

Félicien – Ah oui, ça ce n’est pas gagné, quand même…

Honoré – Tu penses vraiment qu’elles pourraient avoir envie de s’installer ici ?

Robert – Celle qui bosse dans la téléréalité a l’air complètement à l’ouest, dans le genre dépressive. Et l’autre c’est pareil, mais c’est le contraire.

Félicien – Comment ça, c’est pareil mais c’est le contraire ?

Robert – Ben elle est complètement à la masse, comme l’autre, mais elle trouve tout formidable ! Même Beaucon-la-Chapelle ! Vous imaginez ?

Félicien – Mais comment elles ont fait pour atterrir ici ?

Robert – C’est le Bon Dieu qui nous les envoie, je vous dis. J’en ai presque retrouvé la foi ! Elles cherchent un coin tranquille pour se refaire une santé mentale et écrire leurs mémoires.

Honoré – Tranquille ? Ah oui, elles ne pouvaient pas mieux tomber. Alors tu crois vraiment que…

Un individu masqué en costume de Zorro pénètre alors dans le bistrot, un pistolet à la main (on apprendra peu après que c’est Jean-Claude).
Jean-Claude – Haut les mains. C’est un hold up.

Robert – Oh putain, il ne manquait plus que ça…

Honoré – Un hold-up, maintenant…

Félicien – Décidément, il s’en passe des trucs à Beaucon depuis ce matin…

Honoré – Et toi qui leur as dit que c’était un petit coin tranquille.

Robert – Qu’est-ce qu’il branle ce guignol ? Il va tout faire foirer.

Jean-Claude – Les biftons, et plus vite que ça…

Robert – Tout de suite, mon petit gars, ne t’énerve pas…

Robert se penche sous le comptoir, sort un fusil et le braque sur l’homme qui le met en joue avec un revolver.

Félicien – Ah… Bataille !

Jean-Claude – Eh, ne déconne pas ! Le mien c’est un jouet.

Robert – Je sais, c’est moi qui te l’ai offert pour ta première communion, imbécile ! Avec ta panoplie de Zorro et ta montre de plongée.

L’individu ôte son masque de Zorro. C’est Jean-Claude. Robert range son fusil.

Honoré – Non mais quel crétin…

Robert – Les bobos ne vont pas tarder à redescendre, qu’est-ce qu’on va faire de cet abruti ?

Jean-Claude – Je voulais juste un peu de tune pour prendre le train et me présenter au concours à Paris

Félicien – Au concours ?

Jean-Claude – Un Incroyable Talent…

Félicien – Il faudrait peut-être appeler la gendarmerie, non ?

Honoré – Ou l’asile psychiatrique…

Robert – On n’a pas le temps. Et puis on ne va pas effrayer ces dames avec l’arrivée de la maréchaussée…

Robert montre à Jean-Claude le congélo.

Robert – Rentre là-dedans toi !

Jean-Claude – Là-dedans ?

Robert – Tu es contorsionniste ou pas ?

Jean-Claude – Oui, mais…

Robert – Ça va sûrement beaucoup impressionner la dame de la télé que tu puisses te cacher dans un congélateur…

Jean-Claude – Tu crois ?

Robert – Tu veux participer à cette émission, oui ou non ?

Jean-Claude – Bon d’accord…

Félicien – Il n’est pas contrariant, au moins…

Honoré – Oui… Ça m’étonne moins maintenant que ses parents aient réussi à le faire entrer dans une poubelle jaune…

Jean-Claude entre dans le congélo.

Robert – Ne vous inquiétez pas, il est débranché. On y met les eskimos en été, mais ce n’est pas encore la saison.

Ginette redescend avec Laurence et Wendy. Robert s’empresse de refermer le couvercle du congélateur.

Robert – Mesdames, je vous présente Monsieur le Maire, qui tenait à vous souhaiter personnellement la bienvenue dans notre charmante commune…

Laurence – Monsieur… Très honorée.

Honoré – Ah ! C’est amusant parce que justement, je me prénomme Honoré…

Laurence – Ah, oui…

Robert – Et voici notre curé, qui…

Félicien – Ma sœur…

Robert – Qui passait par là.

Robert – Alors, ça vous plaît, ce petit nid d’amour ?

Laurence – Oui, c’est…

Wendy – Comment vous dites déjà ?

Ginette – C’est coquet.

Laurence – C’est ça… C’est coquet. Hein Laurence ?

Wendy – Oui, c’est… C’est tout à fait le mot…

Moment de flottement.

Robert – Ça doit vous changer de Paris, évidemment.

Laurence – D’un autre côté, puisque tu cherches un nouveau concept de téléréalité… Un petit séjour ici, ça te permettrait de renouer avec la France profonde.

Wendy – C’est sûr que là… Plus profond, il faut une pelle… Pour creuser sa tombe soi-même…

Ginette – Il y a quelques travaux de rafraîchissement à prévoir, bien sûr, mais…

Laurence – On peut réfléchir, hein Wendy ?

Wendy – C’est ça, on va réfléchir… En attendant, il faut qu’on trouve un endroit pour dormir… Je tombe de sommeil, moi…

Laurence – Vous savez s’il y a un hôtel, dans le coin ? Parce qu’ici, quand même…

Wendy – Comme vous disiez, il y a quelques travaux à prévoir… Comme l’installation d’une salle de bain, par exemple…

Honoré – Hélas… Pour l’instant, nous n’avons qu’un hôtel de ville… et quelques chambres d’hôtes. Mais je me ferai un plaisir de…

Félicien – Pour une nuit ou deux, je peux vous offrir l’hospitalité au presbytère.

Laurence – Au presbytère…? Qu’est-ce que c’est ça ?

Félicien – Je suis le modeste berger de ce troupeau de pauvres pécheurs.

Laurence – Un berger qui garde des pécheurs ?

Wendy – Monsieur essaie de t’expliquer qu’il est ecclésiastique…

Laurence – Curé, bien sûr ! Vous me l’avez dit tout à l’heure… Mais comme vous n’êtes pas habillé en…

Félicien – Ah… L’habit ne fait pas le moine…

Laurence – Mais c’est très galant de votre part… Enfin, je veux dire… Un presbytère… C’est génial, non ?

Wendy – Oui. Passer la nuit dans un presbytère, c’est sûrement un truc qu’une femme doit faire au moins une fois dans sa vie…

Félicien – Mais c’est tout naturel. Simple charité chrétienne.

Laurence – Et puis chez un curé, qu’est-ce qu’on risque ?

Robert – Ça… C’est vous qui voyez…

Honoré – Bon, alors c’est arrangé comme ça. Vous verrez, vous ne serez pas déçues…

Félicien – Si vous voulez bien me suivre…

Laurence et Wendy suivent Félicien. Et ils s’apprêtent à sortir tous les trois. Ils croisent Charlie qui revient, habillé en femme. Laurence ne le reconnaît pas. Wendy le regarde avec méfiance.

Laurence – Madame…

Charlie (à Wendy) – On dirait que l’air du coin vous a fait déjà du bien…

Wendy (à Laurence) – Tu es sûre qu’ils ne nous emmènent pas dans le motel de Psychose, plutôt ?

Ils sortent.

Robert – Une journaliste et une productrice de télé ! C’est inespéré !

Honoré – Tu crois vraiment que ces deux bobos vont acheter un bistrot en faillite à Beaucon-la-Chapelle ?

Ginette – C’est très courant les gens du show biz qui rachètent un bistrot pour en faire la cantine du show-biz.

Charlie – Depardieu a même acheté une boucherie.

Honoré – Sans parler de ceux qui s’installent à la campagne pour retrouver leurs racines paysannes…

Ginette – Jean Reno fait son huile d’olive. Et Depardieu son vin de pays.

Charlie – Mais bizarrement, on ne connaît aucune vedette qui cultive des patates transgéniques.

Ginette – Ce serait une première…

Robert – Bon, tu as raison, elles ne vont pas acheter ce bistrot pourri. Mais elles travaillent pour la presse et pour la télé ! Elles pourraient parler de notre village et le faire un peu connaître.

Honoré – Je ne vois pas trop ce qui pourrait les intéresser ici…

Ginette – On va bien trouver. Il y a des tas de village en France qui n’ont aucun charme particulier, mais qui sont connus pour quelque chose…

Honoré – Ah ouais ?

Robert – Tiens, Bethléem ou Colombey-les-deux-Églises, par exemple !

Honoré – Colombey-les-deux-Églises, ils avaient De Gaulle…

Ginette – Et à Bethléem, Jésus Christ.

Charlie – À Beaucon-la-Chapelle, on n’a que Jean-Claude…

Robert – L’important, c’est de trouver un moyen pour qu’on parle de nous ! Ça attirerait un peu de monde.

Ginette – Au moins, les gens sauraient où on se trouve sur la carte.

Charlie – Et il ne serait plus question qu’on se fasse annexer par le bourg d’à côté !

Honoré – On garderait notre maire, notre instituteur, notre curé…

Ginette – Et nous on récupérerait quelques clients !

Robert – Dans l’immédiat, ce qu’il faudrait, c’est trouver une idée pour les retenir ici.

Ginette – Au moins momentanément…

Charlie – Le temps de les convaincre que l’endroit le plus animé de Beaucon-la- Chapelle, ce n’est pas le cimetière une fois par an à la Toussaint…

Honoré – Oui… Il faudrait pouvoir attirer du monde pour mettre un peu d’ambiance… Mais comment ?

Ils réfléchissent.

Robert – Un happy hour ?

Charlie – Il n’y a pas un client à 20 kilomètres à la ronde… Qui ferait 40 bornes aller-retour pour boire un deuxième verre d’alcool de pomme de terre à l’œil ?

Charlie – S’il arrive à survivre au premier…

Ginette – Bon, ben je vous laisse réfléchir… Je vais faire mes courses, moi… Si on doit avoir du monde, il faut que je réapprovisionne… Et ce n’est pas la porte à côté…

Ginette s’en va. Félicien revient.

Honoré – Alors ?

Félicien – Je les ai laissées dans le jacuzzi…

Robert – Je croyais que c’était un bassin d’agrément…

Félicien – En tout cas, elles ont l’air de se plaire…

Honoré – De là à ce qu’elles s’installent ici, il ne faut pas rêver, non plus.

Robert – On a déjà les médias, il ne reste plus qu’à trouver quelque chose pour faire parler de Beaucon…

Félicien – On pourrait organiser une kermesse ?

Robert – Putain, avec ça… Et pourquoi pas une procession, aussi ?

Charlie – Non, ce qu’il faudrait, c’est un bon fait divers bien croustillant.

Honoré – Tu as raison ! Ça, ça pourrait attirer du monde si les journaux en parlaient.

Charlie – C’est vrai… Le port où a coulé le Costa Concordia ne désemplit pas depuis le naufrage. C’est devenu un véritable lieu de pèlerinage !

Robert – Ouais, mais il y a peu de chance qu’un paquebot vienne s’échouer à Beaucon…

Charlie – Aucune chance pour un crash aérien non plus. Même les avions ne survolent pas Beaucon-la-Chapelle.

Félicien – Sauf les avions qui déversent des pesticides sur les champs de patates.

Charlie – Et aucun pilote de ligne n’est assez déprimé pour venir s’écraser volontairement ici…

Honoré – Non, il faut voir les choses en face… Nous on est plutôt dans la catégorie film à petit budget. Il faudrait quelque chose de moins grandiose, mais de très insolite…

Félicien – Un accident…

Robert – Ou même un crime épouvantable…

Félicien – On ne va pas tuer quelqu’un, et le découper en morceau, juste pour faire venir du monde à Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – On vient d’échapper à un hold up, c’est peut-être une piste.

Charlie – Un gogol armé d’un pistolet en plastoc et d’un masque de Zorro… J’ai peur que ça ne suffise pas pour faire la une des journaux nationaux…

Ils entendent des coups.

Robert – Merde, on a oublié Jean-Claude dans le congélo…

Robert ouvre la porte du congélateur et aide Jean-Claude à en sortir.

Jean-Claude – Alors ? J’étais comment ?

Robert – Bien, très bien…

Charlie – Heureusement que le congélo n’était pas branché.

Honoré – Ouais…

Robert – Nom de Dieu ! Ça me donne une idée !

Félicien – Tu me fais peur…

Robert – Vous pensez à ce que je pense ?

Charlie – C’est vrai qu’un cadavre retrouvé dans un congélateur…

Honoré – Ah oui, un congélo, c’est bien ça… Et puis ça reste dans nos moyens…

Félicien – Pour faire venir les touristes, un cadavre dans le congélateur d’un bistrot de pays… Vous êtes sûr que c’est vraiment vendeur ?

Charlie – Il suffit d’inventer une belle histoire autour.

Robert – Je vois déjà le gros titre du journal.

Honoré – Dramatique accident à Beaucon-la-Chapelle : Fan de l’émission Un Incroyable Talent, il meurt congelé en s’entraînant pour le concours !

Robert – Ça plairait à nos bobos qui travaillent pour la télé, ça !

Tous les regards se tournent vers Jean-Claude.

Jean-Claude – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Félicien – Mais enfin, vous n’y pensez pas ! On ne va pas sacrifier ce pauvre innocent, simplement pour faire un peu de pub pour notre village…

Robert – Non, mais il ne serait pas vraiment mort. Enfin pas complètement.

Félicien – Comment ça, pas complètement ?

Robert – Jean-Claude, ça te dirait de devenir célèbre ?

Jean-Claude – Célèbre, Tonton ? Tu veux dire, passer à la télé, tout ça ?

Robert – Ouais… Peut-être même dans Ouest France ou Le Dauphiné libéré.

Jean-Claude – Et qu’est-ce que je dois faire ?

Honoré – Trois fois rien…

Charlie – Juste d’être mort.

Jean-Claude – Ah non, mais moi, je veux être connu de mon vivant !

Robert – Bon, tu préfères ça ou qu’on appelle les flics ? Attaque à main armée, tu sais dans les combien ça va chercher, ça ?

Jean-Claude – Non, combien ?

Robert – Je n’en sais rien, mais ce n’est pas la question.

Honoré – Et puis tu ne seras pas vraiment mort.

Robert – On ne mettra pas le congélo à fond.

Jean-Claude semble hésiter.

Jean-Claude – Et tu me donneras un peu d’argent pour acheter mon billet de train pour Paris ?

Robert – C’est promis Jean-Claude. Tu as confiance en ton parrain, oui ou non ?

Jean-Claude – D’accord… Mais je n’ai pas bien compris. Je serai mort pendant combien de temps ?

Honoré – Tu seras mort au début.

Robert – Mais après, non.

Jean-Claude – Comme Jésus alors, hein Monsieur le Curé ?

Félicien – C’est ça… Comme Jésus…

Charlie – Tout va bien se passer, tu verras…

Honoré – Et à la fin, tu ressusciteras, comme Jésus.

Charlie – On va tout filmer, et on mettra ça sur You Tube, ça va être mortel.

Félicien – Tu vas faire le buzz mon frère. Ça va être viral !

Robert – Jean-Claude, c’est le moment de nous montrer à tous ton incroyable talent…

Jean-Claude – Bon, d’accord…

Jean-Claude rentre à nouveau dans le congélateur. Charlie filme avec son téléphone portable. Robert rebranche le congélateur.

Félicien – Vous allez vraiment le brancher ?

Robert – Ne t’inquiète pas, on va le mettre au minimum. Il sera seulement en légère hypothermie, pour que ce soit plus crédible.

Honoré – Juste un peu givré, ça ne le changera pas beaucoup…

Robert – Je vais le mettre sur deux…

Félicien – Et si il meurt vraiment ? Vous y avez pensé ? C’est toi qui seras accusé de meurtre, Robert ! C’est ton congélo, quand même !

Honoré – Mais il ne va pas mourir ! Au pire il s’en sortira avec un gros rhume.

Charlie – Un ou deux doigts gelés au maximum. Comme ces alpinistes qui partent à la conquête de l’Himalaya. Quand on veut être un héros, il faut savoir faire des sacrifices…

Félicien – Oui enfin là, il s’agit simplement de rester enfermé dans un congélo…

Charlie – Entre nous, pour ce qu’il fait de ses doigts… Si on lui en coupe deux ou trois, il lui en restera bien assez pour se les mettre dans le nez…

Robert – C’est juste le temps de faire un peu de foin autour de ça et faire parler de notre village dans les médias.

Charlie – Mais les flics, ils vont bien voir qu’il n’est pas mort !

Robert – C’est vrai que là, c’est peut-être le point faible de notre plan.

Honoré – Les flics ? Tu les connais ! Avec un petit verre dans le nez, ils prendraient ta femme pour Miss France…

Robert lance à Honoré un regard menaçant.

Robert – Je ne sais pas comment je dois le prendre…

Charlie – Il veut dire qu’à jeun, ils la prendraient pour Miss Monde.

Robert – On mettra quelques glaçons par dessus, pour que ce soit plus crédible…

Jean-Claude ressort la tête du congélateur.

Jean-Claude – Ça va, je suis bien coiffé ?

Robert – Mais oui, ne t’inquiète pas.

Jean-Claude – Et mon T shirt, ça va ?

Charlie continue à filmer.

Robert – Allez, rentre dans ta boîte, toi. Ginette ne va pas tarder à rentrer…

Jean-Claude – Il ne fait pas très chaud là dedans.

Robert – C’est un congélateur, abruti !

Jean-Claude – Et il n’y a pas beaucoup de lumière…

Félicien – Je me suis toujours demandé si quand on fermait la porte d’un frigo, la lumière s’éteignait vraiment.

Charlie – Vous feriez mieux de vous demander s’il y a vraiment une vie après la mort…

Honoré – En tout cas, là, on aura un témoin oculaire… Enfin si on arrive à le décongeler…

Robert – Au pire, la journaliste pourra toujours faire un article là-dessus…

Charlie – J’entends déjà Jean-Pierre Pernaud au journal de 13 heures : Vous vous êtes toujours demandé si la lumière s’éteignait vraiment quand vous fermez la porte de votre congélo ? Un courageux habitant de Beaucon-la-Chapelle a accepté de se prêter à une curieuse expérience pour apporter une réponse définitive à cette angoissante question…

Jean-Claude – Le journal de 13 heures ? Ok, j’y retourne…

Jean-Claude rentre dans le congélateur. Robert prend le seau à glaçon et en déverse le contenu dans le congélateur.

Félicien – Vous allez le laisser combien de temps, là dedans.

Honoré – Une nuit, ça suffira.

Robert – On va laisser Ginette en dehors de ça, et c’est elle qui le découvrira demain matin. Ce sera plus crédible. Elle est très mauvaise comédienne…

Honoré – Ne t’inquiète pas Félicien. Tu vois bien, s’il y a un problème, il peut sortir tout seul…

Honoré – Bon, maintenant vous feriez mieux d’y aller avant que Ginette revienne. Je ne suis pas sûr que vous soyez très bons comédiens vous non plus…

Ils sortent tous. Ginette revient avec les courses, qu’elle commence à ranger.

Ginette – Je vais m’occuper des eskimos avant qu’ils fondent… (Elle met les glaces dans le congélateur sans voir Jean-Claude) Il faut que je rebranche le congélo… Ah, Robert y a déjà pensé… Mais il ne l’a pas mis assez fort… Je vais le mettre à 10… (Elle referme la porte du congélateur et pose dessus un sac de patates qu’elle a ramené) Bon, je m’occuperai des frites demain matin, je suis crevée, moi…

Elle s’apprête à partir, mais jette un dernier regard vers le congélo.

Ginette – C’est marrant, je me suis toujours demandé si la lumière du congélo s’éteignait vraiment quand on fermait la porte… Enfin…

Elle éteint la lumière et s’en va. On entend des coups dans le congélateur.

Noir. Ellipse de la nuit. Possible entracte.

Acte 2

Lumière. Ginette arrive en baillant, et met le bistrot en route, comme tous les matins. Elle prend le sac de patates sur le congélo et commence à en éplucher quelques unes en frites.

Ginette – Des frites, des frites, des frites…

Robert arrive.

Robert – Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ?

Elle lui lance un regard interloqué.

Ginette – Ça ne va pas, tu es malade ?

Robert – Si, si, tout va très bien. Qu’est-ce que tu fais ?

Ginette – Ben tu vois, j’épluche des patates.

Robert – Ah oui…

Ginette – Je vais mettre des frites à congeler. On en aura pour tout l’été…

Robert – Tu veux que je t’aide à les éplucher ?

Ginette le regarde à nouveau avec un air soupçonneux.

Robert – Comme ça tu pourras préparer le breakfast des parisiennes…

Robert se met à éplucher les patates. Ginette le regarde avec stupéfaction.

Ginette – Tu es sûr que ça va ?

Robert – Ben oui, pourquoi ?

Ginette – Je ne sais pas… C’est la première fois que je te vois éplucher des patates.

Robert (avec un regard vers la porte) – Tiens, les voilà justement…

Ginette – Un breakfast… Et pourquoi pas un brunch, aussi…

Laurence et Wendy arrivent.

Robert – Bonjour Mesdames ! Alors ? Bien dormi ?

Laurence – Comme une souche !

Wendy ne répond pas, mais la nuit n’a pas l’air de lui avoir beaucoup profité.

Robert – Je vous l’avais dit, vous finirez par prendre racine.

Wendy – En attendant, je vais prendre un thé citron.

Laurence – La même chose pour moi.

Ginette – Je vous fais ça tout de suite…

Ginette prépare le thé.

Laurence – Vous avez des croissants ?

Ginette – Ah non… Mais je peux vous faire des frites, si vous voulez. Elles sont toutes fraîches…

Wendy – Merci, ça ira…

Ginette – Deux thés citron, ça roule… Mais je vous préviens, on n’a pas de citron.

Laurence – Du moment que l’eau est chaude, ce sera parfait…

Robert – Ne vous inquiétez pas… De toute façon, ici, on la fait toujours bouillir… C’est plus prudent…

Ginette – Pendant que l’eau chauffe, je vais voir si mon congélo est assez froid pour que je puisse surgeler mes patates…

Robert affiche un sourire idiot.

Robert – Asseyez-vous, je vous en prie. Ça ne va pas tarder…

Les deux parisiennes s’asseyent à une table.

Wendy (en aparté à Laurence) – Tu as raison, on ne va pas s’attarder ici… C’est typique, mais bon… Ils ont l’air un peu dégénérés, tous autant qu’ils sont…

Laurence – C’est vrai que quand le curé est venu nous rejoindre hier soir dans le jacuzzi, c’était un peu spécial…

Wendy – Si encore il avait mis un maillot de bain…

Robert continue d’éplucher ses patates.

Robert – Je crois que ça va être une belle journée.

Elles sourient poliment.

Wendy – Regarde-le, celui-là, avec son grand couteau, en train couper ses patates transgenre…

Laurence – Transgénique, tu veux dire.

Wendy – On se demande combien de clients de passage il a déjà égorgés avec… Comment ça s’appelle déjà, ce bistrot ? L’auberge Rouge ?

Laurence (riant nerveusement) – Arrête, tu vas finir par me faire peur…

Wendy – Je me demande où ils planquent les corps…

Laurence – Dans la cave, peut-être…

Wendy – Ou dans le congélateur.

Elles étouffent un rire nerveux.

Laurence – Allez… On avale notre thé, et on s’en va…

Laurence sursaute en entendant le cri que pousse Ginette en ouvrant le congélateur.

Ginette – Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Robert (feignant la surprise) – Qu’est-ce qui se passe ?

Ginette – Il y a un macchabée dans le congélo !

Robert – Quoi ?

Laurence lance un regard effaré à Wendy.

Robert (jouant mal la surprise) – Un macchabée ? Mais c’est qui ?

Ginette – Je ne sais pas… Je n’ai pas osé regarder ! J’ai juste aperçu deux yeux qui me regardaient fixement à travers les glaçons !

Charlie arrive.

Charlie – Qu’est-ce qui se passe ?

Robert – Ginette vient de trouver un cadavre dans le congélo !

Charlie – Pas possible ! Quelqu’un qu’on connaît ?

Robert – On ne sait pas encore…

Charlie filme avec son portable.

Laurence – C’est des dingues… Allez viens, on s’en va…

Wendy – Ah non, attends un peu ! Maintenant que ça commence à être intéressant…

Ginette – Il faut prévenir la police…

Robert – Quelle histoire…

Wendy – Je pourrais avoir mon thé, après ?

Robert – Je m’en occupe tout de suite… The tea must go on…

Ginette décroche le téléphone.

Ginette – Oui, le commissariat ? Il faut venir tout de suite. Il y a de la viande froide dans le congélo. Non, pas un bébé, vous pensez bien que je ne vous dérangerais pas pour si peu.

Robert sert le thé.

Robert – Un nuage de lait ?

Ginette – Oui, à Beaucon-la-Chapelle. Où c’est…? Disons, au kilomètre 22 entre Beaucon-les-deux-Églises et Beauchamp-la-Fontaine… Merci, on vous attend…

Robert – Alors ?

Ginette – Ils envoient tout de suite deux spécialistes de la police scientifique…

Laurence – La police scientifique ? On se croirait dans une mauvaise série télé à la française…

Charlie – Pourquoi est-ce que cette expression sonne comme un pléonasme…?

Wendy – Les Experts à Beaucon-la-Chapelle… Forcément, ça sonne moins bien que Les Experts à Miami…

Laurence – En tout cas, je crois qu’on va bientôt parler de ce bled dans le canard local…

Wendy – Comme disait Andy Warhol : tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité…

Honoré et Félicien arrivent.

Honoré – Alors Mesdames, tout se passe bien ?

Charlie – On vient de trouver un cadavre dans le congélateur.

Félicien – Un cadavre ? Tu veux dire un cadavre humain ?

Charlie – Ben oui, pas un cadavre de bœuf réparti en steaks hachés surgelés.

Ginette ouvre à nouveau la porte du congélateur.

Ginette – Regardez ! Il a laissé une lettre sur la porte du congélo, à l’intérieur…

Félicien – Une lettre ?

Robert – Non ?

Ginette – Enfin, c’est plutôt un message gravé sur la glace. Un lettre d’adieux, peut-être…

Honoré – Alors ce serait un suicide ?

Charlie – À ma connaissance, ce serait la première fois que quelqu’un se suicide en s’enfermant volontairement dans un congélateur.

Honoré – Oui… Dans un sauna, c’est déjà arrivé, je crois, mais dans un congélo…

Charlie s’approche du congélateur.

Charlie – Ou alors, il a laissé ce message pour désigner à la police le nom de son assassin…

Honoré – Non…

Robert (à Ginette) – Eh ben lis !

Ginette – C’est bourré de fautes d’orthographe…

Charlie – C’est curieux… Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?

Ginette – J’ai du mal à comprendre le début…

Félicien – L’instituteur saura peut-être mieux déchiffrer ces gribouillis, il a l’habitude.

Charlie regarde dans le congélateur.

Charlie – C’est curieux… Cette écriture m’est étrangement familière…

Robert – Alors ?

Charlie – Attendez que je regarde… Ah oui, ça y est : Robert m’a tué…? (Consternation de tous les autres, qui regardent Robert) Non, je déconne…

Ginette – Allons, Monsieur l’instituteur, ce n’est pas le moment de plaisanter.

Charlie – Voyons voir… (Lisant) J’ai un incroyable talent… mais je commence à me les geler.

Tous se regardent, consternés. On entend un bruit de retors d’hélicoptère.

Félicien – Qu’est-ce que c’est que ça ? Habituellement, Monsanto ne bombarde pas en cette saison ?

Ramirez et Sanchez, les deux flics, arrivent. Ils ont plutôt l’air de ploucs que de policiers d’élite. Ramirez, le commissaire, peut ressembler vaguement à Columbo.

Robert – Ah, voilà la police scientifique…

Ginette – Eh ben, ils sont rapides.

Charlie – C’est les forces spéciales. Ils ont dû les parachuter…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici l’inspecteur Sanchez. On est venus en hélico, pour aller plus vite, mais on a eu du mal à le trouver, votre foutu bled.

Sanchez – De là haut, pour se repérer, on a suivi la route. Mais elle s’arrête au beau milieu d’un champ de patates.

Honoré – Ah oui, c’est l’ancienne route nationale. Elle a été déclassifiée en chemin vicinal il y a quelques années quand ils ont construit l’autoroute.

Robert – Ce qui a fait beaucoup de tort aux commerces de Beaucon, croyez-moi.

Ramirez – Des commerces ? Quels commerces ?

Sanchez – On ne savait même pas qu’il y avait encore des gens qui habitaient ici.

Félicien – Avant guerre, on avait encore une épicerie… Enfin, c’est ce qu’on dit…

Honoré – Maintenant, on va une fois par mois chez Carrefour et on met tout au congélateur.

Ramirez – Ah, justement… Alors ce congélateur ?

Sanchez – Where is the body ? Comme disent nos collègues américains…

Robert – C’est par là, mais vous avez bien le temps de prendre un petit remontant avant, non ?

Ginette – Parce que je vous préviens, ce n’est pas beau à voir…

Ramirez – Je ne sais pas si… À ce point-là ?

Honoré – Il est dans le congélo ! Il ne risque pas de s’abîmer…

Ramirez – Dans ce cas… Allez, un petit alors. Pour nous donner un peu de coeur à l’ouvrage, pas vrai Sanchez ?

Robert – Mesdames, ça vous tente ? Pour remplacer le citron dans votre thé ?

Wendy – Pourquoi pas…

Laurence – Au point où on en est.

Robert verse une dose dans chacune des tasses et repart. Laurence regarde sa tasse.

Laurence – Tu as vu ? Le thé est devenu transparent comme de l’eau.

Wendy – Ah oui…

Laurence – C’est peut-être toxique.

Wendy – On alors, c’est qu’ils ont oublié de mettre le thé dans l’eau chaude.

Laurence – En tout cas, l’eau s’est remise à bouillir…

Elles échangent un regard inquiet.

Ramirez – Ce n’est pas mauvais…

Sanchez – En tout cas, on le sent bien passer.

Ramirez – Ça réveille…

Sanchez – Je vois un peu trouble, c’est normal ?

Charlie – Ne vous inquiétez pas, en général, c’est passager.

Félicien – On a rapporté quelques cas de cécité permanente, mais c’est extrêmement rare.

Sanchez – Ah oui, c’est plutôt une drogue dure, dites donc.

Ramirez – Enfin, tant que ça reste légal…

Sanchez – Ça dégage bien les bronches, aussi.

Ramirez – Ce n’est pas inflammable, au moins ?

Charlie – Je connais un cracheur de feu qui utilisait ça à la place du super sans plomb parce que c’était moins cher.

Honoré – Moi-même j’en mets parfois un peu dans mon Quatre Quatre et je n’ai pas remarqué que ça marchait moins bien.

Ramirez – En effet… Je n’ai jamais bu de Diesel, mais je crois que ça doit avoir un goût similaire.

Félicien – C’est vrai que si on buvait du Destop après ça, on aurait sûrement l’impression de boire de l’eau bénite.

Ils finissent tous leurs verres.

Ramirez – Bon, alors ce cadavre humain ?

Robert – Par ici Commissaire, je vous en prie…

Ramirez – Allez-y, Sanchez. Vous savez que moi, je supporte très mal de voir un mort. (Aux autres) Je crois que si j’arrête ce métier un jour, ce sera à cause de ça…

Robert ouvre la porte du congélateur. L’instituteur filme.

Sanchez – Ah oui, dites donc, il est dur comme du bois.

Honoré – Pardon ?

Sanchez – Venez voir, Chef.

Ramirez – Non, non, je vous fais confiance.

Robert, Honoré et Félicien s’approchent pour vérifier.

Félicien – Nom de Dieu, il est vraiment congelé…

Ramirez – Vous avez l’air surpris, mon Père… Pourtant, vous, vous avez l’habitude d’en voir, des macchabées…

Robert – Je ne comprends pas ! Je l’avais mis au minimum…

Consternation de Robert, Honoré, Félicien et Charlie.

Ginette – C’est moi qui l’ai mis sur dix hier soir. Pour congeler les frites, ce matin…

Sanchez – Et si c’était une affaire de bébés congelés, chef ?

Ramirez – C’est un bébé ?

Sanchez – Non. Ça a plutôt l’air d’être un homme d’une vingtaine d’années…

Ramirez – Eh ben alors ?

Sanchez – Il a peut-être survécu jusqu’à cet âge-là en mangeant ce qu’il y avait dans le congélo. Et quand il n’y a plus rien eu il est mort de faim ?

Ramirez – C’est une piste intéressante, Sanchez… Qu’est-ce qu’il y avait dans ce congélo ?

Ginette – Rien. Il est resté débranché tout l’hiver…

Ramirez – Je vois…

Sanchez – Chef, je crois qu’il a aussi essayé de dessiner quelque chose sur le couvercle.

Ramirez – Non ? Là il faut quand même que je vois ça…

Ramirez s’approche.

Ramirez – Ah oui, dites donc… C’est la Grotte de Lascaux, là dedans… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Sanchez – Je ne sais pas… On dirait des hiéroglyphes…

Ramirez – Prenez tout ça en photo, Sanchez. Et refermez la porte avant que ça fonde. On fera analyser ça par un égyptologue.

Sanchez – Pour quoi faire Chef ?

Ramirez – Pour cerner la personnalité de la victime.

Sanchez – Généralement, on cherche plutôt à cerner la personnalité de l’assassin…

Ramirez – Ne commencez pas à m’embrouiller, Sanchez. Vous voulez m’apprendre mon métier ?

Sanchez – Mais pas du tout, Chef. Je prends ça en photo tout de suite…

Ramirez – On demandera au labo une datation au carbone 14. Quand on saura quand il est mort, on pourra faire des hypothèses sur les circonstances du décès…

Robert – Vous nous soupçonnez, Commissaire ?

Ramirez – C’est quand même chez vous qu’on a retrouvé le corps.

Ginette – Mais c’est nous qui avons appelé la police !

Ramirez – Si vous saviez le nombre d’assassins qui appellent eux-mêmes la police après avoir commis leur crime, vous seriez surpris.

Honoré – Et à votre avis, Commissaire, la mort remonte à combien de temps ?

Ramirez – Le problème, avec les surgelés, c’est que c’est toujours difficile à dire. Ce type peut être là depuis hier comme depuis six mille ans.

Sanchez – J’espère que vous avez tous un bon alibi entre le Jurassique et le Crétacé…

Ginette – Puisque je vous dis que ce congélateur n’est branché que depuis hier soir…

Sanchez – Qu’est-ce qu’on fait, patron, on le sort du congélo ?

Ramirez – Pour l’instant il est bien là… Vous savez, avec les surgelés, il faut éviter toute rupture dans la chaîne du froid…

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Qu’est-ce qui vous prend, Sanchez ?

Sanchez – Quoi Patron ?

Ramirez – Jusqu’à maintenant, vous m’appeliez Chef. Pourquoi est-ce que vous vous mettez à m’appeler Patron. Je n’aime pas beaucoup ces familiarités.

Sanchez – Pardon Chef, vous avez raison.

Ramirez – On n’est pas dans un épisode de Navarro, Sanchez. Nous représentons l’élite de la Police : la police scientifique !

Sanchez se met au garde-à-vous.

Sanchez – Chef, oui Chef !

Ramirez – Repos.

Sanchez – Alors qu’est-ce qu’on fait, Patron ?

Ramirez – Fouillez-moi plutôt ce taudis… (En aparté) Et n’hésitez pas à foutre un maximum de bordel même si ce n’est pas nécessaire, ça impressionne toujours les suspects.

Sanchez – Bien, Chef.

Sanchez commence à fouiller le café en remuant un maximum de choses et en faisant un maximum de bruit.

Ramirez (à Ginette) – Alors comme ça, chère Madame, vous êtes la dernière personne a avoir vu la victime vivante ?

Ginette – Euh… non. Je suis la première à l’avoir vu morte.

Ramirez – Oui, c’est aussi ce que je voulais dire. Donc c’est vous qui avez découvert le corps. Ce qui fait de vous le suspect numéro un.

Robert – Mais enfin, Commissaire !

Ramirez – Vous, je vous conseille de la fermer. Vous l’ouvrirez quand on vous le demandera, d’accord ?

Sanchez – Chef, je crois que j’ai trouvé l’arme du crime.

Il sort de derrière le comptoir le pistolet en plastique que Robert a confisqué à Jean-Claude.

Ramirez – C’est un jouet, Sanchez. Vous voyez bien.

Sanchez – Vous avez raison, chef… Et puis la victime n’est pas morte par balle…

Ramirez – Ça, ce sera à l’autopsie de le confirmer. On a très bien pu le tuer avec ce revolver et le mettre ensuite au frais dans le congélateur.

Sanchez – Mais vous disiez vous même que c’était un pistolet en plastique…

Ramirez – Ne recommencez pas à m’embrouiller, Sanchez. (Il se fige comme en proie à une vision) Je viens d’avoir un flash… Et il me semble que cette affaire est beaucoup plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

Sanchez – Pour moi, elle avait l’air déjà assez compliquée…

Charlie – Méfiez-vous, Commissaire, pour le flash, c’est peut-être un effet de l’alcool de patate…

Sanchez continue à fouiller.

Sanchez – Sinon, on a ça, aussi.

Il sort le fusil de chasse.

Ramirez – C’est à vous, ce fusil ?

Robert – Quoi, c’est interdit de chasser ?

Ramirez – Non… Mais c’est louche. Qui vole un oeuf, vole un boeuf. Qui tue un sanglier, est un meurtrier. Il y a un logement, au dessus ?

Robert – Oui.

Ramirez – Venez, Sanchez, on va jeter un coup d’œil là-haut… (Avec un regard vers les deux parisiennes) Ce bistrot m’a tout l’air d’être un hôtel de passe…

Sanchez – En attendant, personne ne bouge d’ici, d’accord ?

Ramirez – Vous la mère maquerelle, vous passez devant.

Ginette – Si vous voulez bien me suivre, Commissaire…

Ramirez désigne du menton les deux parisiennes.

Ramirez (à Sanchez) – On interrogera les deux putes tout à l’heure.

Laurence et Wendy échangent un regard consterné. Les deux policiers sortent avec Ginette. Robert, Honoré et Charlie sont emmerdés. Ils en oublient la présence des deux parisiennes qui depuis un bon moment assistent à tout ça sans rien dire.

Robert – Il ne manquait plus que ça… Maintenant, on a un mort sur les bras.

Honoré – On ? Moi je n’ai rien fait !

Robert – Quoi ? Mais on était tous d’accord !

Charlie – C’est vrai que c’était plutôt ton idée, Robert…

Stupéfaction de Wendy et Laurence.

Laurence – Mais alors vous êtes au courant ?

Wendy – Vous êtes tous complices !

Laurence – Complices d’un crime…

Les autres se tournent vers elles, pris en faute.

Honoré – Non mais… Ce n’est pas du tout ce que vous croyez…

Charlie – C’est vrai que les apparences sont trompeuses…

Félicien – Et que vous avez pu mal interpréter nos propos…

Honoré – Mais c’est tout au plus un homicide involontaire.

Robert – Pour ne pas dire un accident de travail.

Laurence – C’est vous qui avez mis ce type dans ce congélo, oui ou non ?

Charlie – C’est un peu plus compliqué que ça…

Robert – C’était juste pour mettre un peu d’ambiance.

Honoré – Pour vous montrer qu’il se passait aussi des choses à Beaucon-la-Chapelle.

Charlie – Pour que vous ayez matière à écrire un petit article sur nous.

Félicien – En fait, c’était plutôt pour vous rendre service, quoi.

Honoré – Malheureusement, les choses ont mal tourné.

Laurence – C’est des dingues, je te dis…

Robert – Mais vous n’allez pas nous dénoncer à la police, hein ?

Laurence – Viens, Wendy, on s’en va…

Elles se lèvent pour partir. Les flics redescendent alors avec Ginette.

Ramirez – Personne ne sort d’ici sans mon autorisation.

Les deux parisiennes se rasseyent.

Ramirez – Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Oui, c’est coquet…

Ramirez – Je ne vous parle pas de la déco, abruti ! Je vous parle de notre enquête !

Sanchez – Ah pardon… Ce que j’en pense, Patron… Franchement…

Ramirez – Je vois… Il va encore falloir que je trouve moi-même la clef de cette énigme, en m’en fiant à mon seul instinct.

Ramirez se tourne vers les autres et perçoit le malaise.

Ramirez – Et mon instinct me dit que tous ces abrutis ont tous de bonnes têtes de coupables. Croyez-en mon expérience, Sanchez.

Sanchez – Vous avez raison, Chef. Je dirais même plus : des têtes d’assassins…

Félicien – Mais enfin, Messieurs, je vous en prie ! Vous parlez à un ministre du culte.

Ramirez – Ne vous laissez pas impressionner, Sanchez. Le ministre du culte est à la hiérarchie catholique ce que le maréchal des logis est à la hiérarchie militaire : un titre ronflant pour désigner un simple sous-off du bas clergé.

Honoré – Enfin Commissaire, je suis, en ce qui me concerne, le premier magistrat de cette commune.

Sanchez – C’est ça. Et moi je suis un gardien de la paix. Pourquoi pas Casque Bleu, aussi ?

Ramirez (à tous les autres) – Bon assez rigolé. Si vous avez quelque chose à me dire, bande de ploucs, c’est maintenant.

Robert – Eh bien…

Honoré – C’est-à-dire que…

Charlie – Non, je ne vois pas…

Sanchez – Je pencherai pour le curé, Patron. On lui donnerait le Bon Dieu sans conviction, mais il a une belle tête de maquereau…

Ramirez – Très bien, puisque personne ne veut se mettre à table, on va procéder à la reconnaissance du corps. Ça vous rafraîchira peut-être les idées…

Il ouvre le couvercle du congélo.

Ginette – Attendez, je vais retirer les frites…

Ramirez (à Robert) – Viens un peu par ici, toi. Tu reconnais la victime, oui ou non ?

Robert – Avec la couche de glace qu’il a sur le visage, comment savoir ?

Sanchez – On ne va pas attendre le dégel, non plus…

Ramirez aperçoit les deux parisiennes.

Ramirez – Bon, alors on va procéder autrement… C’est qui, ces deux pouffes ?

Sanchez – Vous êtes proxénète à vos heures perdues, c’est ça ? Pour arrondir vos fins de mois.

Robert – Ce sont des touristes de passage dans la région, Commissaire.

Ramirez – Des touristes ? À qui tu voudrais faire avaler ça ? Les derniers touristes qu’on a vu dans le coin, c’était des allemands. Ils portaient des uniformes, et ils sont repartis d’eux-mêmes au bout d’une semaine tellement ils étaient déprimés.

Sanchez – Cette affaire est de plus en plus louche, chef.

Ginette – Ce qui est sûr c’est qu’avant l’arrivée de ces deux bonnes femmes, ici, c’était un petit village sans histoire.

Charlie – Et on pourrait presque dire sans géographie.

Laurence – Alors vous, vous ne manquez pas de culot !

Ramirez – Vous, les deux putes, amenez un peu votre cul par ici.

Laurence s’approche, suivie de Wendy. Ramirez force Laurence à mettre la tête dans le congélo.

Ramirez – Alors vous non plus, vous ne connaissez pas la victime ?

Laurence – Quelle horreur !

Wendy regarde aussi.

Wendy – C’est vrai que son visage me dit quelque chose…

Sanchez – Ça doit être quelqu’un du coin, Chef. Il a l’air un peu demeuré. Et puis on n’arrive pas dans un trou pareil par hasard.

Ramirez considère à nouveau les deux parisiennes.

Ramirez – Des touristes…

Robert – Je vous assure, Commissaire. Elles viennent de Paris. Il y en a une qui travaille pour la presse et l’autre pour la télé.

Ramirez – On peut très bien être une pute et travailler pour la télé. Qu’est-ce que vous en pensez, Sanchez ?

Sanchez – Moi je pencherai plutôt pour une affaire de fesse.

Ramirez (à Honoré) – C’était l’amant de ta femme, c’est ça ? C’est pour ça que tu l’as tué ?

Honoré – Je ne suis pas marié, Commissaire.

Sanchez – Dommage pour toi. Tu aurais pu plaider le crime passionnel…

Ramirez – Alors c’est toi, le cocu ?

Sanchez – C’est vrai qu’il a une belle tête de cocu.

Robert – Mais enfin pas du tout ! Enfin si, mais… C’est le curé, l’amant de ma femme !

Ramirez – Je vois… (Il se tourne vers les deux parisiennes) Et vous vous n’avez rien vu, évidemment ? Pour des journalistes, vous n’êtes pas très observatrices, dites-moi…

Laurence – En fait si… Depuis la fenêtre de l’appartement du dessus, j’ai cru voir un homme, genre Zorro, rentrer dans le café.

Sanchez – Zorro ?

Ramirez – Qu’est-ce que vous foutiez là-haut ?

Sanchez – Peut-être qu’elle se tapait le patron…

Wendy – Madame nous faisait visiter son appartement qui est à vendre.

Ramirez – Donc, vous avez vu Zorro rentrer dans le Café du Commerce… (Ironiquement) C’est peut-être lui l’assassin, hein Sanchez ? Regarde-moi voir si ce Don Diego de la Vega n’est pas déjà fiché par nos services…

Sanchez – Très bien chef… Vous pouvez me répétez le nom ?

Ramirez soupire.

Laurence – Je voulais dire un homme masqué, Commissaire.

Wendy – C’est peut-être un braquage qui a mal tourné ?

Laurence – Ils pourront toujours plaider la légitime défense.

Ramirez – Vous voulez faire l’enquête à ma place ?

Laurence – Pas du tout Commissaire.

Wendy – Même si je crois que l’enquête avancerait plus vite…

Ramirez – Bon, Sanchez, tu vas procéder à un prélèvement ADN pour identifier la victime…

Sanchez – Je m’en occupe tout de suite, Chef…

Ramirez – Il faudra aussi un prélèvement ADN de tous les suspects.

Sanchez – Pour quoi faire, Chef ?

Ramirez – À ton avis ?

Sanchez – Pour savoir qui est le père du bébé congelé qui a grandi dans ce congélo ?

Ramirez – Non, pour savoir lequel d’entre eux est Zorro, imbécile… Emmène-les à la mairie pour faire les prélèvements… et tu envoies les échantillons au labo.

Sanchez – Allez, suivez-moi…

Les deux parisiennes s’apprêtent à le suivre.

Ramirez – Non, pas vous… J’ai encore quelques questions à vous poser…

Les autres sortent.

Ramirez – Bon, maintenant que nous sommes seuls, si vous me disiez ce que vous faites vraiment dans le coin ? C’est rare que la presse soit là avant la police sur les lieux d’un crime. Surtout dans un coin pareil…

Laurence – C’est un pur hasard, Commissaire, je vous assure…

Ramirez – C’est ça, oui… Au mauvais endroit au mauvais moment… (À Wendy) Et vous vous n’avez rien d’autre à me dire ? Pour une productrice de télé, vous manquez sérieusement d’imagination. Vous travaillez pour quelle chaîne ?

Wendy – Principalement pour France Télévision…

Ramirez – Je vois… France 2, France 3, France 4, France 5… C’est vrai que l’imagination, apparemment, ce n’est pas ce qu’on demande à une productrice chez France Télévision.

Laurence – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’on lui demande, à votre avis ?

Ramirez – Ses mensurations ?

Wendy – Là c’est vous qui versez dans le cliché, Commissaire. Si je puis me permettre.

Ramirez – Ne me dites pas que vous êtes venue ici pour un casting…

Laurence – Encore que, vous savez, il y a ici une galerie de portraits. Non mais vous avez vu ces gueules d’abrutis ?

Ramirez – Oui… Remarquez, ce n’est pas faux.

Wendy – Vous-même Commissaire… On vous a déjà dit que vous aviez un physique à faire de la télévision ?

Ramirez – Vous trouvez ?

Wendy – Ah oui… Du cinéma, peut-être pas, mais de la télé… Je vous laisserai ma carte, si vous voulez.

Ramirez observe un instant les deux femmes.

Ramirez – Je peux vous demander de quelle nature sont vos rapports à toutes les deux, exactement ?

Wendy – Nos rapports ?

Ramirez – Oui enfin… Vous voyez ce que je veux dire…

Laurence – Est-ce qu’il y a… un rapport avec votre enquête ?

Ramirez – Aucun, simple curiosité malsaine…

Robert, Honoré, Charlie et Félicien reviennent, l’air embarrassé.

Ramirez – Bon allez, vous pouvez circulez, mais vous ne quittez pas le territoire de la commune jusqu’à nouvel ordre…

Wendy et Laurence s’éloignent.

Honoré – Il faudrait qu’on vous parle, Commissaire… Et en tant que Premier Magistrat de cette commune…

Ramirez – Tu peux m’épargner les préliminaires…

Honoré – On est un peu dépassés par la situation… Et après en avoir discuté entre nous, nous pensons qu’il y a certaines choses que vous devriez savoir…

Ramirez – Voyez-vous ça…

Robert – Nous savons qui est la victime.

Ramirez – Tiens donc… Alors ça vous revient maintenant.

Félicien – C’est Jean-Claude, son neveu.

Honoré – Tu veux dire son cousin.

Robert – Bref mon filleul.

Honoré – Depuis des années, il s’entraîne pour un Incroyable Talent.

Félicien – Il est contorsionniste.

Robert – Un jour on l’a retrouvé dans une valise.

Ramirez – Oui ben maintenant, il pourrait jouer dans Hibernatus.

Charlie – En fait, c’est un accident…

Ramirez – C’est vous qui l’avez mis ce congélateur oui ou non ?

Robert – Oui…

Félicien – Enfin non…

Robert – Je pensais que le congélo était débranché.

Ramirez est sceptique.

Ramirez – Si vous étiez à ma place et qu’on vous racontait une histoire pareille, qu’est-ce que vous en penseriez ?

Sanchez revient, suivi de Ginette.

Ramirez – Bon, pour l’instant, on va tous vous embarquer en hélicoptère jusqu’au poste, et vous nous expliquerez tout ça. Vous serez peut-être un peu plus bavard après quelques coups de bottin sur la tronche.

Charlie – Vous croyez vraiment qu’on va tous tenir dans cet hélico, Commissaire ?

Honoré – Sinon, vous pouvez commencer par torturer les patrons de ce café. Après tout, il s’agit de leur congélateur.

Félicien – Et de leur filleul. Somme toute, c’est une affaire de famille..

Robert – Je n’en attendais pas moins de vous, mon Père. En ce qui concerne la vôtre, de famille, les De Marsac sont curés et collabos de père en fils.

Félicien – Monsieur le Commissaire, je vous demande de faire preuve d’humanité. Laissez-moi au moins donner à ce pauvre innocent une dernière bénédiction.

Ramirez – D’accord, mais vite fait alors.

Honoré s’approche de Ramirez avec un air de conspirateur.

Honoré – En attendant, on peut peut-être s’arranger pour éviter des complications. La justice est déjà tellement surchargée…

Ramirez – De mieux en mieux… Corruption de fonctionnaire ?

Honoré – Pas du tout, Commissaire ! Puisque nous sommes tous les deux au service de la République ! Techniquement, on ne peut se corrompre entre serviteurs de l’état. Je vous propose seulement un arrangement allant dans le sens des intérêts de la Nation…

Ramirez – C’est vrai que vu comme ça… Combien ?

Honoré – Disons…

Félicien ouvre le couvercle du congélateur, et esquisse un signe de croix.

Félicien – Oh mon Dieu !

Ramirez – Quoi encore ?

Félicien – Le cadavre… Il est ressuscité…

Sanchez examine le corps décongelé.

Sanchez – Ah oui, Chef. Il a ouvert un œil…

Robert – On dirait que la glace a fondu.

Ginette – Le congélo a dû tomber en panne. Heureusement que je n’y avais pas encore mis toutes mes frites.

Ramirez – Il n’a pas l’air très frais, tout de même.

Charlie – Comme vous disiez tout à l’heure… Quand il y a une rupture dans la chaîne du froid…

Jean-Claude sort du congélateur, comme Dracula de son cercueil.

Félicien – Seigneur Dieu ! (Il se signe) On dirait Jésus Christ se levant du tombeau…

Charlie – Revu et corrigé pour une publicité Findus.

Jean-Claude – Aboule le fric, Tonton !

Sanchez – Ça ce n’est pas très catholique, en revanche…

Ginette – Quel fric ?

Robert – Je t’expliquerai, Ginette…

Ramirez – C’est plutôt à la police que vous devriez expliquer cette farce.

Honoré – Excusez-nous, Commissaire, il s’agissait simplement d’un pari stupide.

Félicien – On voulait mettre la vidéo sur You Tube.

Ramirez – Et lui ? Il était consentant ?

Sanchez (à Jean-Claude) – Vous désirez porter plainte ?

Jean-Claude – Ce que veux, c’est passer à la télé.

Charlie – Non mais vous voyez bien qu’il n’a rien, Commissaire.

Sanchez – Il a quand même l’air un peu perturbé. Il pourrait garder des séquelles…

Ginette – Ah non, mais ça, c’est son air normal, Commissaire.

Honoré – Je dirais même plutôt qu’il a l’air plus éveillé que d’habitude, non ?

Robert – Un petit alcool de patate, ça va finir de le décongeler…

Ginette sert plusieurs verres.

Charlie – Moi-même, je m’en sers comme antigel, pour le radiateur de ma voiture. C’est très efficace.

Robert donne la bouteille à Jean-Claude, qui boit au goulot.

Ramirez – Bon, on n’a plus rien à faire ici, Sanchez… S’il n’y a plus de cadavre, il n’y a plus de crime…

Ginette – Je vous en ressers un aussi, Commissaire ?

Ramirez – Ma foi, ce n’est pas de refus.

Ginette donne un verre à Ramirez qui le vide d’un trait.

Ramirez – Ah oui, c’est sûr, ça réveillerait un mort.

De fait, Jean-Claude revient à la vie. Il fait quelques pas hésitants.

Félicien – Vous vous rendez compte ? Il marche ! C’est un miracle.

Charlie – Un miracle ? Vous croyez qu’il est homologable ?

Félicien – Un cas de décongélation miraculeuse ? Je ne sais pas…

Honoré – Mais oui… Un miracle ! C’est peut-être ça qu’il nous fallait !

Robert – Comme pour Jésus Christ ! Un type qu’on croyait mort, et qui ressuscite !

Ginette – Vous croyez que ça pourrait marcher ?

Laurence – La dernière fois qu’on a fait ça, c’était il y a 2000 ans, et ça se vend toujours très bien.

Robert – Là c’est du lourd, je le sens… JC revenu d’entre les morts…

Wendy – Là ce serait plutôt revenu d’entre les steaks surgelés, mais bon…

Honoré – Vous avez raison… C’est un signe du ciel. Le coup de pouce qu’on attendait du Très haut. On va faire de Beaucon-la-Chapelle un lieu de pèlerinage…

Ginette – Qu’est-ce que vous en pensez, mon Père ?

Félicien – Mais… c’est un faux miracle, on est bien placés pour le savoir.

Robert – D’un autre côté, les vrais miracles, ça n’existe pas, non ?

Félicien regarde Jean-Claude.

Félicien – Après tout vous avez raison. C’est Dieu qui nous l’envoie. Jésus n’a-t-il pas dit : Heureux les simples d’esprit…

Honoré – On va faire de ce demeuré un Saint. Saint Jean-Claude. Et on fera de ce village un nouveau Lourdes.

Charlie – Jean-Claude. Dit JC. C’était un nom prédestiné.

Honoré – Je vois déjà la Une de Vie Catholique et de VSD : Victime des pesticides et d’un accident de congélation, il revient miraculeusement à la vie !

Félicien – Monsanto Subito !

Robert – Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Une nouvelle ère s’ouvre pour Beaucon-la-Chapelle !

Honoré – Mes amis, nous vivons un moment historique.

Charlie – L’An Un après J-C.

Félicien – Pour le pèlerinage, il faudrait prévoir de lui faire ériger une statue…

Charlie – Jean-Claude sortant de son congélateur, tel Jésus Christ sortant de son tombeau ? C’est vrai que ça aurait de la gueule.

Honoré – C’est sûr que si on avait la presse avec nous…

Robert – Et la presse est là !

Félicien – Grâce à Dieu, ce village va enfin connaître une deuxième vie !

Laurence et Wendy assistent à cette agitation, un peu dépassées.

Laurence – C’est un village de dingues, je te dis… Ils sont en plein délire sectaire… Viens on se barre avant qu’ils aient l’idée d’égorger un poulet ou de faire un sacrifice humain…

Mais Wendy semble revivre elle aussi.

Wendy – Tu es folle ! Tu te rends compte ? Tu devrais faire un article là dessus !

Laurence – Tu crois ?

Wendy – Fais-moi confiance. Dans trois jours, ici, c’est la grotte de Bethléem. Et on est les premiers sur les lieux. Tu imagines les tirages de la presse, si un journaliste avait été sur place à l’époque !

Laurence – Tu as raison… C’est un truc qui n’arrive qu’une fois tous les deux mille ans. On ne peut pas passer à côté de ça…

Laurence s’approche de Jean-Claude.

Laurence – Bonjour Jean-Claude. On vous appelle déjà le messie de Beaucon-la-Chapelle. Pensez-vous fonder une nouvelle religion ?

Jean-Claude – Je pourrais passer à la télé ?

Wendy – Et comment ! Si on s’y prend bien, vous pourrez même avoir votre propre émission.

Jean-Claude – Comme Michel Drucker ?

Laurence – Peut-être même votre propre chaîne…

Le téléphone de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Inspecteur Sanchez, j’écoute… Affirmatif… D’accord, je transmets… (Il range son portable) On a le résultat des tests génétique, Chef.

Ramirez – Et alors ? On sait déjà qui est la victime. En tout cas on sait qui est son parrain.

Sanchez – Oui, mais grâce à la génétique, là on sait qui est le père…

Ginette – Le père de Jean-Claude ? Et c’est Qui ?

Sanchez – Apparemment, Monsieur le Curé…

Tous les regards se tournent vers Félicien.

Félicien – Je ne comprends pas… Ça doit être une erreur…

Ramirez – Ou un autre miracle…

Laurence soupire.

Laurence – C’est vraiment le pire village de France…

Wendy – Ça y est, moi aussi, j’ai trouvé !

Laurence – Quoi ?

Wendy – Mon nouveau concept de téléréalité !

Laurence – Bienvenue au Presbytère ?

Wendy – Le Pire Village de France ! Toutes les communes de l’hexagone pourront concourir. Et à la fin, on invitera des personnalités à passer un mois dans le bled qui aura été désigné comme le trou du cul du monde… Qu’est-ce que tu en penses ?

Laurence – Ah oui, ça pourrait cartonner encore plus que La Ferme des Célébrités.

Wendy – Alléluia ! WC Productions est sauvé de la faillite !

Laurence – Excuse-moi une minute, je crois que c’est le bon moment pour une autre interview exclusive…

Laurence s’approche de Félicien.

Laurence – On dit de vous que vous seriez le père du nouveau messie… Vous ne voulez pas vous mettre à votre compte, par hasard ?

Félicien – À mon compte ?

Wendy – Ça fait trente ans que vous travaillez pour la maison mère, le Vatican.

Félicien – Et en guise de remerciement, ils voulaient supprimer ma paroisse…

Wendy – En tant que père du messie, vous pourriez vous installer comme auto-entrepreneur…

Laurence – Et si c’est le cas, vous aurez besoin d’une bonne attachée de presse.

Jean-Claude regarde Félicien avec un air stupide.

Jean-Claude – Papa ?

Wendy – Et puis pour l’émission, lui, il va vraiment avoir besoin d’un coach…

Laurence – Vous êtes prêt à tenter l’aventure, mon Père ?

Félicien – En tout cas, ma sœur, pour vous, je suis prêt à me défroquer tout de suite.

Noir

Fin

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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www.comediatheque.com

 

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Hors Jeux Interdits

OffsideFuera de juego –  Fora de jogoFuorigiocco Proibiti 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 comédiens : 2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors jeux…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Une étudiante de Florence, Lorenza Fedeli, m’a fait l’honneur de consacrer son travail de thèse à la traduction en italien de ma pièce Hors-Jeux Interdits. Cette traduction est disponible en téléchargement gratuit sur ce site La Comédiathèque à cette page : Fuorigioco proibiti. Voici le texte d’une petite interview à laquelle elle m’a très aimablement demandé de répondre :

1 – Vous avez choisi l’écriture théâtrale. Pourquoi la comédie plutôt que la tragédie ?

La vie est déjà assez tragique comme ça, je n’éprouve pas le besoin d’en rajouter. L’écriture est pour moi un moyen de me libérer un peu de la réalité, en la mettant à distance, par un regard humoristique. Par ailleurs, il me semble plus efficace de faire passer certaines idées sur le monde qui nous entoure en utilisant l’humour. Le spectateur sera mieux disposé à écouter si on le fait rire. Ne dit-on pas que pour séduire une femme, un homme doit d’abord la faire rire ? Il me semble qu’il en va de même avec les spectateurs pour un auteur.

2 – Parlez-moi un peu de vous et de votre travail en général.

J’ai été successivement sémiologue, scénariste et auteur de théâtre. La sémiologie m’a permis de développer un sens de l’observation et un esprit critique. Le scénario m’a appris à construire une histoire et des personnages. Le théâtre me permet de pratiquer l’écriture en toute liberté.

3 – Quelles sont vos relations avec les comédiens qui mettent en scène vos pièces ? Travaillez-vous surtout avec les jeunes ? Quelles satisfactions vous apporte votre travail ?

En général, je ne mets pas en scène moi-même, et je ne participe pas à la mise en scène de mes pièces par d’autres. Je découvre le spectacle en même temps que les spectateurs. Le plaisir d’un auteur est de constater que sa pièce peut faire l’objet de plusieurs mises en scène différentes. Je n’ai pas lorsque j’écris la volonté de toucher une classe d’âge en particulier. Mais il se trouve que mes pièces sont souvent montées par des jeunes, et qu’ils y prennent beaucoup de plaisir. C’est une grande fierté pour moi, car cela me donne le sentiment d’être un auteur actuel, même si hélas je ne suis plus depuis longtemps un jeune auteur. Mon travail de dramaturge m’apporte de multiples satisfactions : une liberté totale d’écrire ce que je veux, une indépendance par rapport à toute institution, la possibilité d’exprimer mes idées et parfois mes obsessions, la possibilité de les partager avec d’autres gens que je ne connais pas, et parfois l’occasion de les rencontrer lors d’un spectacle.

4 – Parlons maintenant de votre comédie « Hors-Jeux Interdits ». Comment est née cette pièce ?

J’ai eu envie, dans le contexte troublé de l’époque qui perdure encore aujourd’hui, de traiter du terrorisme et de la séquestration. Mais sur un mode fantastique, onirique et comique.

5 – Décrivez-moi chaque personnage avec un adjectif.

La spécificité de chaque personnage de la pièce est décrite dans le texte (didascalies et dialogues) par différents biais : traits physiques, styles vestimentaires, façons de parler, idées exprimées… Il est important de camper des personnages ayant chacun une personnalité spécifique, afin que la confrontation de leurs différences produise du conflit et du sens. Tous les personnages de la pièce ont une personnalité complexe. Je n’ai pas envie de la réduire à un seul adjectif.

6 – J’ai noté que vous insistiez beaucoup sur l’ambiguïté sexuelle des personnages (Carla, Fred, Alex). Un thème très actuel, non ?

Il y a plusieurs explications, non exclusives l’une de l’autre, à ces ambiguïtés sexuelles qu’on trouve souvent dans mes pièces. La première est pratique. Si un personnage peut être joué par un homme ou une femme, cela rend la distribution plus variable pour les troupes en terme de sexe des comédiens. Cela facilite donc les montages. Mais il est vrai par ailleurs que la « théorie du genre » est un thème qui m’intéresse. Je revendique et assume ma part de masculinité. Mais je déteste tout ce qui, au nom d’une idéologie masculine, rabaisse la femme. La virilité oui, le machisme non. Il me semble que la société se porterait mieux si les hommes assumaient davantage leur part de féminité. Et les femmes leur part de masculinité… C’est en effet un thème très actuel. Mais je le traite à ma façon parce qu’il m’interroge. Pas parce que c’est une problématique à la mode.

7 – Quand vous avez choisi les prénoms des personnages, vous êtes-vous inspiré de personnes réelles ? Par exemple, Carla me fait penser à Carla Bruni et Béatrice à une version moderne de la Beatrice de la « Divina Commedia ».

Pour ce qui est des personnages à la sexualité douteuse ou indifférente, les prénoms ont d’abord été choisis pour leur caractère unisexe. Ensuite, je choisis les prénoms qui me semblent correspondre à l’idée générale que je me fais du personnage. En tout cas, le prénom ne doit pas me gêner dans la construction du personnage, par exemple en rappelant trop directement une personne réelle. Il n’y a donc aucune référence volontaire à des personnes en particulier. Après, chacun a la liberté de faire les rapprochements qu’il veut…

8 – Quand j’ai lu votre pièce pour la première fois, l’arrivée des martiens m’a beaucoup étonnée : un vrai coup de théâtre… J’ai l’impression que vous avez voulu mélanger la réalité française, dans toute son éventuelle crudité voire cruauté, et ce monde fantastique des extraterrestres, représentant au sens propre une certaine forme d’inhumanité. Vous embrassez le présent et le futur dans un regard ironique, empreint d’un certain pessimisme.

En effet, je ne voulais pas traiter d’un enlèvement et d’une séquestration d’un point de vue trop réaliste. Il s’agit plutôt d’une fable symbolique. À travers ces quelques individus, c’est l’humanité toute entière qui a été kidnappée. Et c’est parce que les Français ont la ridicule prétention de représenter le summum de la civilisation que le choix des kidnappeurs se porte sur eux. Une façon de me moquer de moi-même et de mes compatriotes…

9 – Vous croyez aux extraterrestres ?

Il serait d’une incroyable prétention de la part des hommes de se croire les seuls êtres dotés d’intelligence dans un univers aussi vaste.

10 – Y a-t-il des messages cachés dans la pièce ? Si oui, quels sont-ils ?

Par définition, les messages cachés, s’ils existent, sont faits pour être cherchés et découverts. Ce n’est pas à l’auteur d’indiquer l’endroit de la cachette. S’il s’en souvient encore…

11 – Fred est un humoriste au chômage… Y a-t-il ici une allusion à l’attentat contre « Charlie Hebdo » ? Alex, notamment, lui demande s’il se moque de la religion…

La pièce a été écrite juste après l’attentat contre Charlie Hebdo, qui était un attentat contre la démocratie. C’est le moyen que j’ai trouvé de m’exprimer sur ce traumatisme. Oui, il y a une allusion à cela. En tuant les journalistes de Charlie Hebdo, on a tenté d’assassiner la liberté d’expression. J’ai voulu m’exprimer librement à travers cette pièce pour jouir encore une fois de cette liberté d’écrire, pendant que je peux encore en disposer. La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

12 – Quand Alex dit qu’ils ont été kidnappés par des terroristes, et que ces derniers s’apprêtent à les égorger devant une caméra… Vous parlez bien des Djihadistes ?

L’allusion est évidente, bien sûr. Mais je méprise trop les gens dont vous parlez pour ne serait-ce que les nommer dans une pièce. On ne peut donner un nom qu’à des adversaires qu’on respecte un tant soit peu. Les autres, on fait en sorte de les éliminer.

13 – Parlez-moi d’Alpha et Oméga. Pourquoi avoir choisi ces prénoms ? Une référence au Livre de l’Apocalypse (« Je suis l’Alpha et l’Oméga », dit le Seigneur, « celui qui est, qui était et qui vient, Dieu tout-puissant ») ?

Au-delà des textes de référence, il s’agit d’une expression très populaire en France. Être l’Alpha et l’Oméga, c’est représenter la totalité de quelque chose, d’un bout à l’autre, et du début à la fin. Ici, ces deux personnages ne sont ni bons ni mauvais : ils sont inhumains. Et par contrecoup, ils interrogent les êtres humains qu’ils ont enlevés sur la signification très imparfaite de leur humanité.

14 – Alpha et Oméga veulent connaître l’art de vivre à la française (l’amour, la gastronomie, l’humour) et ce qu’est le bonheur, mais à la fin ils veulent savoir pourquoi les humains aiment.

Là c’est aussi une façon de me moquer des Français (dont je suis) et de leur prétention à représenter le fin du fin de la culture. Pour ce qui est de l’amour, oui. C’est un des éléments constitutif et mystérieux de l’humanité. Ce sentiment existe-t-il ailleurs dans le cosmos ?

15 – On parle aussi beaucoup de football…

Je déteste le football, et tout ce qu’il engendre. Souvent le pire. C’est une façon de dénoncer un des travers de notre société. Ce qui nous rassemble peut-il vraiment se réduire à une passion pour le foot en général et une équipe en particulier ?

16 – Dans la pièce, vous évoquez l’existentialisme, et la philosophie en général (« Huis Clos » et « Les mains sales » de Jean-Paul Sartre, une phrase de Simone de Beauvoir, ou encore l’essai de Bergson sur le Rire). Que pouvez-vous me dire à ce propos ?

Le contexte de cette pièce est justement un huis-clos. L’enfer c’est les autres… J’adhère surtout à l’existentialisme en ce qu’il exclut l’idée de religion.

17 – Vous parlez aussi de la science fiction (les cyborgs, les robots, Star Trek), des acteurs, des chanteurs ou des animateurs télé français (Gérard Depardieu, Louis De Funés, Johnny Hallyday, Michel Drucker), donc de la société française dans toutes ses facettes… Vous avez la capacité de mélanger avec beaucoup de naturel des thèmes très différents et très complexes…

J’essaie de faire en sorte que mes pièces parlent de la vie en général. Avec de l’humour mais aussi avec du sens. Brecht disait : un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. En d’autres termes, on ne peut que se moquer d’un théâtre prétentieux qui se prendrait trop au sérieux.

18 – Vous pouvez m’expliquer la fin de la pièce ? Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris…

Je n’aime pas beaucoup donner des explications… La fin n’est pas une fin réaliste. Elle reste dans le registre onirique et symbolique. Elle renvoie les personnages, et donc l’humanité tout entière, à leur tragique absurdité.

19 – Si vous voulez ajouter le mot de la fin, j’en serais très heureuse.

Pour être cohérent avec tout ce que je viens de dire, je ne peux pas terminer sur un propos trop sérieux, où je parlerai à nouveau de moi-même. Le théâtre, comme l’amour, est un vaisseau spatial lancé dans l’espace à la rencontre d’un autre dont on ne sait même pas s’il existe vraiment. Merci, Lorenza, pour cette Rencontre du Troisième Type.


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Hors-Jeux Interdits

Cinq personnes qui ne se connaissent pas et qui n’ont rien en commun se réveillent enfermées en un lieu inconnu. Qui les a conduit là et pourquoi ? L’arrivée de leurs deux kidnappeurs apportent plus de questions que de réponses… Mettant de côté leurs divisions, les otages sont contraints de privilégier le collectif pour espérer parvenir jusqu’aux prolongations. Tout en évitant soigneusement les hors-jeux…

7 personnages :

Fred : humoriste au chômage (homme ou femme)

Manu : chef cuisinier (homme)

Alex : élu(e) écolo (sexe ambigu)

Carla : prostituée (éventuellement travesti)

Béatrice : bonne sœur

Alpha : extraterrestre (masculin)

Omega : extraterrestre (féminin)

Distributions possibles :

2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F

***

Manu (homme), Fred (homme ou femme) et Alex (femme présumée) sont affalés inconscients sur trois fauteuils de style futuriste en fond de scène. Fred (que l’on traitera ici en femme, qu’on s’efforcera de rendre peu gracieuse) se réveille la première et commence à bouger. Elle se redresse en se frottant les yeux, puis regarde autour d’elle, semblant ne pas comprendre ce qu’elle fait là. Elle se lève, reprenant peu à peu conscience. On peut supposer qu’elle a la gueule de bois. Elle est habillée dans un style branché décontracté. Elle fait quelques pas en titubant. À mesure qu’elle recouvre ses esprits et que sa démarche se fait plus assurée, elle semble encore plus étonnée de se trouver là. Elle aperçoit alors les deux corps affalés sur les deux autres fauteuils. Nouvelle surprise, teintée cette fois d’une certaine inquiétude. Elle fait le tour de la pièce pour trouver une issue, sans résultat. Pendant qu’elle a le dos tourné, Manu se réveille à son tour et se lève, dans le même état que Fred à son réveil. Manu est du genre macho brut de décoffrage, et il est habillé d’une manière très classique. Fred se retourne, aperçoit Manu et sursaute, terrorisée.

Fred – N’approchez pas ! Je vous préviens, j’ai fait du karaté…

Manu est également surpris de l’apercevoir, mais sans manifester de crainte.

Manu – Vous êtes qui, vous ?

Fred (après une hésitation) – Je ne sais pas. Enfin, je veux dire, si… Je sais qui je suis mais… On est où ?

Manu – En tout cas, on n’est pas chez moi. (Il regarde autour de lui) Vous êtes sûre qu’on n’est pas chez vous ?

Fred – Je le saurais, non ? Et puis qu’est-ce qu’on ferait tous les deux chez moi ?

Manu – Ça… Je me le demande, en effet…

Fred – Et puis on n’est pas que tous les deux.

Fred fait un geste de la main et Manu aperçoit le troisième corps, affalé sur le dernier fauteuil.

Manu – Et lui, vous le connaissez ?

Fred s’approche et se penche prudemment vers Alex.

Fred – C’est plutôt une femme, non ?

Manu s’approche à son tour.

Manu – Oui, peut-être…

Fred – Vous croyez qu’il est mort ?

Manu continue à regarder autour de lui.

Manu – Qui ?

Fred (désignant le corps) – Ben lui ! Enfin, elle…

Manu – Je n’en sais rien, moi ! Je ne suis pas médecin légiste…

Fred – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Manu – Vous n’avez qu’à lui faire du bouche-à-bouche, vous verrez bien. Si c’est la Belle au Bois Dormant, elle se réveillera peut-être.

Fred – Et si c’est un homme…

Manu – Je pense que si c’est un homme et que vous lui roulez un patin, il se réveillera aussi.

Fred – Peut-être qu’on nous a drogués…

L’autre la regarde avec un air perplexe.

Manu – Bon ça suffit, moi je me casse…

Il se dirige vers les coulisses.

Fred – Il n’y a pas de sortie…

Manu – C’est ce qu’on va voir. Ce ne sera pas la première fois que je défonce une porte.

Fred – Ça je vous crois sur parole. Vous avez bien une tête à défoncer les portes. Surtout les portes ouvertes… (Pendant que Manu regarde à cour et à jardin) Le problème, c’est que là… il n’y a pas de porte du tout.

Manu semble désarçonné.

Manu – Pas de porte ? Mais comment c’est possible…

Il vérifie une dernière fois, mais doit se rendre à l’évidence.

Fred – Ni porte, ni fenêtre.

Manu – Ceux qui nous ont amenés ici, ils sont bien passés par quelque part !

Fred – Vous croyez que c’est quelqu’un qui nous a amenés ici ?

Manu – Vous vous souvenez d’être venue ici toute seule, vous ?

Fred – Non…

Manu – Donc c’est forcément quelqu’un qui nous a amenés, c’est logique.

Fred – Logique… Ce qui n’est pas logique, déjà, c’est qu’on soit là tous les deux. Enfin tous les trois…

Un temps.

Manu – Pourquoi on nous aurait drogués ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Ça expliquerait qu’on ne se souvienne de rien.

Manu – Ah ouais…?

Fred – J’ai lu un truc comme ça sur le GHB.

Manu – Le GHB ?

Fred – La drogue des violeurs.

Manu – Vous avez l’air d’en connaître un rayon, en matière de drogue… La drogue des quoi ?

Fred – Une drogue que les violeurs font absorber à leurs victimes. Dans une discothèque, par exemple, en mettant ça dans un whisky coca. Elles deviennent très dociles, et après elles ne se souviennent plus de rien. Ce n’est pas vous qui m’auriez droguée, par hasard ?

Manu – Non mais vous êtes dingue ! Je ne vais jamais en boîte, de toute façon. Je suis marié, figurez-vous. Et pourquoi ce ne serait pas vous qui m’auriez drogué, d’abord ?

Fred – Non mais ça ne va pas ? Pourquoi j’aurais fait ça ?

Manu – Je préfère ne pas le savoir…

Fred – Si je vous avais drogué, je m’en souviendrais.

Manu – Sauf si vous en avez bu aussi.

Fred – De quoi ?

Manu – De votre saloperie, là ! Du whisky coca !

Fred – Je crois plutôt qu’on nous a drogués tous les deux.

Manu – Mais pourquoi moi ? En général, les violeurs, ce n’est pas les mecs qui les intéressent, non ? En tout cas pas les mecs dans mon genre…

Fred désigne le troisième corps.

Fred – Il y a elle, aussi.

Manu – On n’est même pas sûr que ce soit vraiment une femme… On devrait peut-être essayer de la réveiller pour lui demander.

Fred – Pour lui demander si c’est une femme ?

Manu – Pour lui demander si elle sait quelque chose !

Fred s’approche du corps, et le secoue doucement.

Fred – Oh, vous m’entendez ?

Manu soupire, exaspéré.

Manu – Laissez-moi faire…

Il secoue le corps violemment et hurle.

Manu – Oh, vous m’entendez !

Alex se réveille en sursaut et se lève d’un bond.

Alex – Non, ce n’est pas moi, je vous jure !

Alex, qui peut être un homme efféminé ou une femme plutôt masculine, est habillée en tailleur pantalon façon businessman (ou woman). Le doute subsistera sur son véritable sexe, mais on la traitera ici en femme. Elle est physiquement éveillée, mais dans un premier temps parle et agit comme une somnambule.

Alex – Excusez-moi, j’ai dû faire un cauchemar… Ne faites pas attention à moi… Je vais aller me rafraîchir un peu…

Elle fait le tour de la pièce, sans trouver aucune porte.

Alex – Vous… Vous pourriez me dire où se trouvent les toilettes ?

Fred – Les toilettes pour hommes ou les toilettes pour femmes ?

Alex le regarde avec un air interloqué. Manu fait mine d’applaudir à la finesse de la question.

Manu – Il n’y a pas de toilettes.

Alex – Je vois… On est sur une compagnie low cost… Je crois que je ferais mieux de me rendormir alors… Vous me réveillerez juste avant l’atterrissage ?

Fred et Manu échangent un regard intrigué. Elle s’apprête à se rasseoir sur son siège.

Fred – Nous ne sommes pas sur une compagnie low cost, je vous assure…

Alex les regarde avec curiosité.

Manu – Et selon toute probabilité, nous ne sommes pas dans un avion.

Alex – Je vois…

Elle semble commencer à recouvrer le sens de la réalité. Elle peut éventuellement remettre ses lunettes.

Alex – Donc vous n’êtes pas non plus des hôtesses de l’air.

Manu – Voilà…

Alex (angoissée) – Mais alors où sommes-nous ?

Fred – On comptait un peu sur vous pour nous le dire.

Alex fait de nouveau le tour de la scène, devenant peu à peu hystérique.

Manu – Laissez tomber, il n’y a pas de sortie.

Alex – Pas de sortie ? Et moi qui suis claustrophobe… (Elle disparaît d’un côté de la scène et on l’entend taper du poing contre une cloison en hurlant) Laissez-moi sortir !

Manu lève les yeux au ciel et fait un geste en direction de Fred pour qu’il aille la chercher. Fred revient avec Alex qu’il tient par le bras.

Fred – Ça va aller, calmez-vous…

Alex – Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m’a pris…

Fred – Donc vous non plus, vous ne savez pas du tout ce qu’on fait ici tous les trois.

Alex – Et vous deux, vous vous connaissez ?

Manu – Non…

Fred – Au point où on en est, autant faire les présentations. Ça nous aidera peut-être à savoir pourquoi on nous a enlevés…

Alex – Vous pensez qu’on a été enlevés ?

Manu – On n’est pas venus dans cet endroit de notre plein gré… et on ne peut pas en sortir. Appelez ça comme vous voudrez…

Fred – Je m’appelle Fred… C’est pour Frédérique. Et vous ?

Alex – Alex.

Fred – Et Alex… C’est pour…

Alex – Juste Alex.

Fred – Je vois…

Alex – Et vous ?

Manu – Manu. C’est pour Emmanuel…

Fred – Peut-être qu’ils ont décidé d’enlever des gens qui avaient des prénoms à diminutifs…

Alex – Qui ça, ils ?

Fred – Je ne sais pas… Eux… Ceux qui nous ont amenés ici. Il y a bien quelqu’un qui nous a amenés ici, non ?

Manu – Mais pourquoi on nous aurait enlevés ? C’est ça la question…

Fred – Ça a peut-être quelque chose à voir avec notre métier.

Manu – Qu’est-ce que vous faites comme métier ?

Fred – Je suis… humoriste.

Manu – Humoriste ?

Fred – Enfin pour l’instant, je suis surtout au chômage…

Manu – Pourquoi est-ce qu’on irait enlever une humoriste au chômage…

Alex – Et en tant qu’humoriste… vous vous moquiez de la religion ?

Fred – Non, pas particulièrement.

Manu – Si on a été kidnappés par des islamistes, on va certainement avoir besoin de votre sens de l’humour…

Alex (terrorisée) – Des islamistes, vous croyez ?

Manu – Non, mais j’ai dit ça comme ça… C’est de l’humour…

Fred – Et vous vous faites quoi ?

Manu – Je suis Chef.

Fred – Tiens donc… C’est curieux, mais ça ne m’étonne pas.

Alex – Comment ça, chef ?

Fred – Petit chef ? Grand chef ?

Manu – Chef ! Cuisinier, si vous préférez. J’ai un restaurant.

Alex – Ah oui ? Il faudra nous donner l’adresse.

Manu – Si on sort d’ici vivant…

Alex – Une humoriste et un cuistot… Ça n’a pas de sens…

Fred – Et vous ?

Alex – Je suis conseiller général.

Fred – Conseiller ou conseillère ?

Alex – On peut dire les deux.

Fred – Je vois…

Alex – Écolo, si vous voulez tout savoir… Et je suis aussi maire adjoint à la propreté.

Manu – Un intermittent du spectacle au chômage et un conseiller général écolo… Si je n’étais pas là moi-même, je dirais qu’ils veulent débarrasser le pays de tous ses parasites…

Alex – Bravo… C’est très fin comme analyse… Je sens que ça va beaucoup nous aider…

Fred – Parce que vous, vous vous croyez indispensable à la société, peut-être ? Moi, le restaurant, je n’ai pas les moyens d’y aller, figurez-vous. Et j’imagine que votre resto, ce n’est pas les restos du cœur…

Manu – En tout cas, moi je paye mes impôts.

Alex – J’ai l’impression que cette comédie va très mal finir…

Fred – Une comédie qui finit mal, moi j’appelle ça un drame.

Manu – Ça n’explique toujours pas pourquoi on nous a enlevés.

Alex – Pour demander une rançon ?

Fred – Une rançon ?

Alex – C’est peut-être tout simplement un enlèvement crapuleux.

Manu – Moi je ne suis pas milliardaire. Je viens d’ouvrir mon resto. Pour l’instant, j’ai surtout des crédits sur le dos.

Alex – Vous, la comique, j’imagine que vous ne roulez pas sur l’or non plus…

Fred – Demander une rançon à un intermittent… Autant demander à un chauve de vous prêter son peigne.

Manu – Et vous, avec le cumul des mandats, vous vous en sortez ?

Alex – Ça va, je ne suis pas à plaindre, mais…

Manu – Quoi qu’il en soit, ça n’explique pas qu’on nous ait enlevés tous les trois.

Fred – C’est vrai, on n’a absolument rien en commun…

Manu – Non… Ça… On ne peut pas être plus différents…

Ils réfléchissent.

Alex – Enfin, rien en commun… On est tous Français quand même…

Fred – Français ? Ce n’est pas ce que j’appelle avoir quelque chose en commun…

Alex – Vous trouvez ?

Fred – Je veux dire… tout le monde est Français, non ? Enfin… en France.

Manu – Si seulement c’était vrai….

Fred – Je vois, Monsieur n’aime pas les étrangers non plus.

Manu – Je vous faisais simplement remarquer qu’en France, tout le monde n’était pas Français.

Alex – C’est sûr que là, on ne peut nier qu’on est bien entre Français. On a été kidnappés, peut-être par des terroristes qui s’apprêtent à nous égorger en direct devant une caméra, et on est déjà en train de s’étriper parce qu’on n’est pas d’accord sur la question de l’identité nationale…

Fred – Vous avez raison, on n’a rien en commun, mais si on veut avoir une chance de s’en sortir, il faut qu’on reste solidaires.

Alex – Mais j’y pense, c’est peut-être pour ça !

Manu – Pour ça quoi ?

Alex – On nous a peut-être choisis parce qu’on est différents, justement.

Fred – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Alex – Je ne sais pas… J’essaie de comprendre…

Manu – Bon, tout ça c’est bien beau, mais concrètement, qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?

Manu – Mais j’y pense, on peut toujours téléphoner !

Alex – Vous avez raison, il faut prévenir la police.

Fred – On ne sait même pas où on est ! Qu’est-ce qu’on va leur dire ?

Manu – Ils pourront peut-être nous géolocaliser.

Il sort son portable et compose un numéro.

Alex – Ce qui est étonnant, c’est qu’ils n’aient pas pensé à nous prendre nos portables.

Manu – Et merde… Pas de réseau…

Alex – Je vais essayer…

Fred – Moi aussi…

Ils sortent leurs téléphones et pianotent sur le clavier.

Alex – Non, rien…

Fred – Moi non plus…

Manu – Je comprends mieux pourquoi ils n’ont pas pris la peine de nous prendre nos téléphones.

Alex – Où est-ce qu’on peut bien être, pour qu’il n’y ait pas de réseau ?

Ils se regardent tous, inquiets.

Fred – Dans le désert, peut-être.

Alex – Ou dans une cave…

Fred – Un abri antiatomique ?

Les deux autres lui lancent un regard atterré.

Manu – Quoi qu’il en soit, on ne peut pas communiquer avec l’extérieur.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?

Fred – Rien.

Alex – On n’a plus qu’à attendre.

Manu – Attendre ?

Fred – Ceux qui nous ont enlevés veulent forcément quelque chose. Ils vont bien finir par se manifester.

Alex – Et là on essaiera de négocier…

Manu – Attendez un peu qu’ils arrivent, et je vais vous montrer ma façon de négocier, moi…

Manu a un geste d’emportement, qu’Alex tente d’arrêter. On entend alors un bruit bizarre, bruitage futuriste de série Z. Fred, Manu et Alex se figent aussitôt, comme pétrifiés. Le noir se fait, autant que possible. On distingue vaguement la silhouette d’une femme traînant le corps d’une autre femme inconsciente, qu’elle installe sur un des trois fauteuils, avant de s’écrouler sur l’autre. La lumière revient. On distingue sur deux des fauteuils les deux femmes inconscientes : Carla (allure de prostituée qui pourra aussi être un travesti) et Béatrice (en tenue de bonne sœur). Aussitôt la lumière revenue, Fred, Manu et Alex se remettent en mouvement comme si de rien n’était, et reprennent leur conversation là où ils l’avaient laissée, sans apercevoir tout de suite les nouvelles venues.

Alex – La violence, ce n’est pas toujours la solution. Si on veut sortir de là vivants, il va sûrement nous falloir un peu de diplomatie.

Manu – De la diplomatie ? On ne sait même pas qui nous a enlevés, et ce qu’ils nous veulent !

Fred – En tout cas, j’espère qu’ils ne vont pas tarder… Parce que je commence à avoir les crocs, moi, pas vous ?

Alex – Comment pouvez-vous penser à manger dans un moment pareil ?

Manu – On est séquestrés, et tout ce qui vous préoccupe, c’est le room service ?

Fred – Ouais, ben excusez-moi, mais je n’ai pas mangé à midi. Si vous voulez tout savoir, il m’arrive de sauter un repas pour faire des économies.

Manu – La vie d’artiste…

Alex – Bon allez, on va tous se calmer ! Si on se tire de merdier, ce sera ensemble.

Manu – Très bien. Si on arrive à sortir d’ici avant ce soir, je vous invite à dîner dans mon restaurant, c’est promis.

Alex – C’est vrai, au fait, on ne sait même pas quelle heure il est…

Manu (regardant sa montre) – Ma montre est arrêtée. Quelle heure vous avez, vous ?

Alex – La mienne aussi… Et vous ?

Fred – Je n’ai pas de montre.

Manu – Bien sûr…

Alex – Enfin, c’est absurde… Il doit bien y avoir une sortie quelque part.

Elle se retourne pour chercher à nouveau et sursaute en apercevant les deux corps inanimés affalés sur les fauteuils.

Alex – Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

Fred – Quoi ?

Manu et Fred se retournent. Ils aperçoivent eux aussi les deux corps.

Manu – Oh putain !

Alex – C’est un cauchemar…

Manu – Mais comment elles ont pu arriver ici comme ça ? Vous avez vu quelque chose, vous ?

Fred – Non…

Manu – On n’a rien entendu non plus.

Alex – Je crois qu’il se passe ici des choses pas du tout normales.

Fred – Sans blague, vous croyez ?

Manu s’approche des corps pour les examiner de plus près.

Manu – Ce sont deux femmes…

Fred et Alex s’approchent à leur tour.

Fred – On dirait qu’il y en a une qui porte une burqa.

Alex – Remarquez, ça c’est plutôt rassurant.

Fred – Vous trouvez ?

Alex – Pourquoi des islamistes iraient enlever une femme qui porte une burqa ?

Fred – Ce n’est pas une burqa…

Manu – Putain, c’est une bonne sœur !

Alex – Et l’autre ?

Manu – L’autre, ça n’a pas l’air d’être une bonne sœur…

Fred – C’est dingue…

Manu – Pourquoi ils ont ramené ces deux femmes ici ?

Fred – Ils veulent peut-être savoir si vous seriez capable de vous reproduire en captivité, comme les grands singes…

Alex – Avec une bonne sœur ?

Justement, la bonne sœur reprend ses esprits.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Mais où suis-je ?

Alex – Probablement pas au paradis, ma Sœur. En tout cas, ce n’est pas du tout l’idée que je m’en fais…

Fred – Et il ne fait pas non plus assez chaud pour qu’on soit en enfer.

Béa – Peut-être le purgatoire, alors…

Manu – Ah oui ? Et quand on est au purgatoire, qu’est-ce qu’on est censés faire ?

Béa – Si on est au purgatoire… il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre.

Alex – Merci pour votre aide, ma Sœur, ça va sûrement nous être très utile.

Manu – Oui, c’est la Providence qui vous envoie…

Béa (sans percevoir l’ironie) – Mais de rien, je vous en prie… Si je peux vous être d’un certain secours dans cette épreuve que Dieu nous envoie… Je m’appelle Sœur Béatrice.

Fred – Enchanté, ma Sœur…

Béa – Mais je ne comprends toujours pas comment je suis arrivée ici…

Fred – Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Béa – La dernière chose dont je me souviens, c’est de la clinique.

Manu – Vous étiez hospitalisée ?

Béa – Non, la clinique dans laquelle je travaille comme aide-soignante. Notre Dame du Bon Secours…

Alex – Ah oui…

Béa – J’étais à l’office de matines, à la chapelle. J’écoutais le sermon de notre aumônier. J’ai dû avoir un accident… C’est sûrement ça. Je suis morte, et en pauvre pécheresse que je suis, Dieu m’envoie au purgatoire.

Alex – Quel accident on peut bien avoir en écoutant la messe ?

Fred – Surtout un accident mortel.

Manu – À part avaler son hostie de travers… Une fausse route, on appelle ça. Ça m’est arrivé une fois avec un client au restaurant.

Fred – Elle est peut-être tombée de son prie-Dieu… C’est quand même assez haut, ces trucs-là…

Alex – Ceci dit, c’est vrai… Si on essayait chacun de se souvenir de ce qu’on faisait quand… Enfin, je veux dire, c’est quoi, la dernière chose dont vous vous souvenez, vous ?

Manu – Je ne sais pas… Je me revois dans la cuisine de mon restaurant, en train de préparer une mayonnaise aux truffes.

Béa – Ce n’est pas évident de réussir une bonne mayonnaise.

Manu – Le secret, c’est d’ajouter une goutte de…

Fred – Bon, en même temps, on n’est peut-être pas là pour s’échanger des recettes de cuisine… J’ai déjà les crocs, moi…

Alex – Et vous faisiez quoi, vous ?

Fred – Eh bien, je…

Manu – Vous ne vous souvenez plus, c’est ça ?

Fred – Si, mais si vous permettez, je préfère garder ça pour moi. De toute façon, je ne pense pas ça vous avancerait à grand chose de le savoir.

Alex – Je vois…

Fred – Et vous ? Qu’est-ce que vous faisiez ?

Alex – Je… Je pense que la dernière chose dont je me souviens… Ah oui, j’étais chez le coiffeur !

Fred – Le coiffeur… pour hommes ou pour femmes ?

Alex – Vous croyez que ça, ça pourrait nous aider à savoir ce qu’on fait ici ?

Carla, la prostituée (éventuellement un travesti), se réveille à son tour. Elle regarde les autres sans comprendre. Son regard se fixe sur Sœur Béatrice. Carla pourra éventuellement parler avec un accent étranger.

Carla – Bonjour ma Sœur. L’opération s’est bien passée ?

Béa – Ça, je ne saurais vous le dire.

Carla – Vous n’êtes pas infirmière ?

Béa – Si…

Alex – Tout à l’heure, vous avez dit aide-soignante.

Fred – Péché d’orgueil, ma Sœur… Pas étonnant que vous ayez fini au purgatoire…

Carla – Si vous êtes infirmière, c’est que je suis bien à l’hôpital. J’étais venue pour… Enfin vous savez bien.

Béa – Non…

Carla – Comme dit Simone de Beauvoir : On ne naît pas femme, on le devient…

Béa – Ah oui… Mais je ne suis pas sûre que la Clinique Notre Dame du Bon Secours pratique ce genre d’opérations…

Manu – Il ne manquait plus que ça…

Carla – Mais c’est qui, ces trois-là ?

Béa – Je n’en ai pas la moindre idée…

Alex – Je commence à me demander si on n’est pas tout simplement dans un asile de fous…

Manu – Oui… ça expliquerait pas mal de choses.

Carla se lève.

Carla – Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On est où, alors ? Et qu’est-ce que je fais là ?

Fred – Dites-lui, vous.

Alex – On s’est tous réveillés ici. On ne sait pas du tout où on est. Et pourquoi on est là.

Fred – Dis comme ça, on se croirait dans une pièce de Jean-Paul Sartre. Comment c’est le titre, déjà ? Les Mains Sales ?

Alex – Huis Clos.

Fred – C’est ça. Sauf que là, on n’est que cinq.

Manu – Pour l’instant…

Alex – Tout ça va très mal finir, je le sens…

Carla fait quelques pas.

Carla – C’est une blague, c’est ça ?

Manu – Je crains que non, cher Monsieur… Je veux dire, chère Madame…

Carla – Carla, je m’appelle Carla.

Fred – Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Carla ?

Carla – Ça ne se voit pas ?

Fred – Pardon… Je voulais juste vérifier.

Manu – Une bonne sœur et un travelo…

Carla – On n’est pas obligés d’être vulgaires, non plus. Si vous permettez, je préfère transgenre.

Manu (à Alex) – Je commence à me demander si ce n’est pas vous qui avez raison.

Alex – À propos de quoi ?

Manu – Quand vous disiez qu’on avait réuni des gens qui n’avaient rien en commun !

Fred – Sauf d’être Français…

Manu – Si vous y tenez.

Béa – Vous croyez qu’on pourrait être sur une sorte d’Arche de Noé, en prévision d’un déluge imminent ?

Alex – Pardon ?

Béa – Noé ! Dans la Bible ! Il avait rassemblé des spécimens de toutes les espèces animales, juste avant le déluge, pour les préserver d’une extinction totale… Celui qui nous a conduit ici voulait peut-être collecter un échantillon représentatif de l’espèce humaine…

Carla – Tu parles d’un échantillon ! C’est la Cour des Miracles…

Manu – Le purgatoire, l’Arche de Noé, maintenant la Cour des Miracles…

Alex – Moi ça me fait plutôt penser au Radeau de la Méduse.

Fred – Qui sait, on va peut-être finir par se bouffer entre nous.

Carla – C’est ça qui s’est passé, sur ce Radeau ?

Fred – En tout cas, je commence à avoir sérieusement la dalle, moi…

Béa – Ou alors, c’est une émission de télé-réalité.

Alex – Une émission qui va mal finir, je le sens…

Pendant qu’ils regardent tous vers le devant de la scène, par derrière arrivent Alpha (homme) et Omega (femme). Ils portent des combinaisons unisexes style science fiction de série à petit budget. Ils ont à la ceinture des pistolets façon laser, ressemblant beaucoup à des jouets ou à des sèche-cheveux. Alpha et Omega se meuvent en silence et d’une façon un peu mécanique. Pour leur aspect physique un peu artificiel et leur comportement légèrement robotique, on pourra s’inspirer de la série Real Human diffusée il y a quelques années sur Arte. Malgré leur différence de sexe, ils se ressemblent et on doit pouvoir les confondre. Aussi, pour les distinguer, leurs noms respectifs sont être inscrits sur leurs combinaisons.

Alpha – Amis Terriens, bonjour.

Les autres se retournent tous comme un seul homme.

Omega – Et bienvenue dans notre modeste soucoupe volante ?

Manu – Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Fred – C’est qui ces guignols ?

Alpha et Oméga avancent vers le milieu de la scène. Béa se signe.

Béa – Jésus, Marie, Joseph…

Oméga – Nous sommes vos hôtes, et vous êtes nos invités.

Alpha – Pour quelque temps, en tout cas.

Carla – Ils se foutent de nous, en plus.

Béa – Enfin, on ne kidnappe pas les gens comme ça !

Alex – Vous savez que nous pourrions porter plainte pour enlèvement et séquestration ?

Alpha – Croyez bien que nous sommes désolés pour ces petits désagréments.

Oméga – Nous voulions vous parler avant de prendre une décision importante.

Alpha – Importante pour vous, en tout cas.

Manu – Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?

Alpha – Et bien nous voulons… faire connaissance, tout simplement.

Oméga – Voilà… En savoir un peu plus sur vos coutumes locales…

Carla – Vous êtes des touristes, alors ?

Alpha – Nous allons vous expliquer tout ça, rassurez-vous.

Manu – Non mais nous, on ne veut rien savoir du tout. Ce qu’on veut, c’est se barrer d’ici, c’est tout.

Carla – Et puis vous sortez d’où, d’abord ?

Fred – Comment vous êtes arrivés ici ? Il n’y a pas de porte.

Alpha – Eh bien, nous… Nous sommes descendus du ciel.

Manu – C’est ça, par la cheminée. Comme le Père Noël.

Oméga – Pas exactement.

Béa – Alors vous êtes des anges, c’est ça ?

Alpha – Pas tout à fait non plus…

Alex – Mais alors vous êtes qui, bordel ?

Alpha – Vous aurez du mal à le croire, c’est normal, mais…

Oméga – Nous sommes ce que vous appelez sur Terre des extra-terrestres.

Moment de stupeur.

Carla – D’accord… Alors c’est ça, c’est une blague ?

Manu – C’est pour la caméra cachée ?

Fred – C’est une émission de téléréalité ? Elles sont où les caméras ?

Oméga – Il n’y a pas de caméra.

Béa (se signant) – Seigneur Dieu… C’est le diable qui les envoie…

Fred – Des extraterrestres…

Ils éclatent tous d’un rire nerveux, sauf Béatrice. Alpha et Oméga les observent avec curiosité.

Alpha – Alors c’est ça qu’on appelle rire ?

Omega – Oui, apparemment…

Alpha – En tout cas, c’est très bruyant.

Alex – Des martiens… Non mais vous vous fichez de nous ! Vous auriez au moins pu faire un petit effort sur les effets spéciaux.

Fred – C’est sûrement pour une chaîne à petit budget.

Manu – Vous êtes exactement comme nous !

Carla – On ne vous demande pas d’être tout verts avec des antennes à la place des yeux, mais quand même.

Manu – On sait bien que des extraterrestres, ça ne peut pas être exactement pareils que des humains !

Alpha – En effet. Nous ne sommes pas comme vous.

Oméga – Pas du tout, même. Vous seriez surpris.

Alpha – Nous avons simplement pris une apparence humaine pour ne pas trop vous effrayer.

Oméga – Et nous avons appris votre langue pour pouvoir communiquer avec vous.

Manu s’approche, menaçant.

Manu – Bon, maintenant assez rigolé… Moi je m’en vais.

Alpha – Je crains que ce ne soit pas possible dans l’immédiat.

Manu – Ah oui ? Et qui va m’empêcher de partir ? Vous ?

Manu avance encore. Alpha sort son pistolet et le braque sur lui.

Alpha – Si j’étais vous je ne ferais pas ça.

Manu – Quoi ? C’est avec ton sèche-cheveux que tu crois pouvoir m’arrêter ? Non mais vous sortez d’où, les gars ? D’un vieil épisode de Star Trek ?

Manu avance, l’autre appuie sur la gâchette. Manu tombe par terre et est secoué de spasmes.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des martiens…

Omega – Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de grave.

De fait Manu ne tarde pas à se relever, mais il est sonné. Béatrice se précipite pour l’aider.

Fred – Donc ce n’est pas une blague…

Alpha – C’est quoi, une blague ?

Carla – Vous ne savez pas ce qu’est une blague ?

Oméga – Nous sommes justement ici pour l’apprendre.

Alex – Mais enfin pourquoi est-ce que vous nous avez enlevés ? On ne vous a rien fait !

Alpha – Nous désirons seulement essayer de comprendre.

Fred – Comprendre ? Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?

Omega – Eh bien… Toutes ces choses que nous ignorons sur vous.

Béa – Alors vous allez nous disséquer comme des rats de laboratoire ?

Alpha – Non, rassurez-vous.

Oméga – Ça nous l’avons déjà fait.

Alpha – Enfin sur d’autres que vous.

Carla – Ah oui, ça nous rassure beaucoup, en effet.

Oméga – Mais cela ne nous a pas permis de comprendre.

Manu – Mais comprendre quoi, bordel ?

Alpha – Tout ce qui fait que pour vous, la vie mérite d’être vécue.

Oméga – L’amour, l’humour, la gastronomie…

Alpha – L’art de vivre à la française.

Fred – Qu’est-ce que je vous avais dit ? C’est parce qu’on est Français, qu’ils nous ont enlevés…

Oméga – Ne dites vous pas chez vous… heureux comme Dieu en France ?

Alex – Oui enfin… C’est les Allemands, qui disent ça…

Carla – C’est surtout un prétexte pour nous envahir au moins deux fois par siècle.

Alpha – Quoi qu’il en soit, nous aimerions savoir qui est Dieu.

Oméga – Et ce que c’est que le bonheur.

Carla – Non, c’est une blague… Vous nous avez enlevés pour qu’on vous explique ce que c’est que le charme latin, l’humour gaulois et la gastronomie française ?

Fred – Dans ce cas, moi vous pouvez me relâcher tout de suite. Je n’ai pas fait l’amour depuis tellement longtemps que je ne me souviens plus comment on fait, d’après mon agent je ne suis pas drôle du tout, et je cuisine très mal…

Alpha – Ah, à propos de cuisine, nous manquons à tous nos devoirs d’hospitalité.

Oméga – Nous allons vous apporter une petite collation.

Alpha – On n’est pas des sauvages, tout de même.

Oméga – On ne va pas vous laisser mourir de faim.

Fred – Oui, ça, remarquez, ce n’est pas de refus…

Alpha – Nous reprendrons cette conversation tranquillement lorsque vous vous serez restaurés.

Oméga sort.

Alpha – On ne fait pas la cuisine aussi bien que vous, les Français, mais… j’espère que ça vous plaira.

Oméga revient avec une marmite.

Alpha – Alors bon appétit ! C’est bien ça qu’on dit ?

Manu – Euh… Oui…

Alpha et Oméga s’apprêtent à sortir.

Béa – Vous ne partagerez pas ce repas avec nous ?

Oméga – C’est à dire que…

Alpha – Nous ne savons pas non plus ce que c’est que de manger.

Oméga – Et nous n’en avons pas besoin non plus.

Alpha – Nous fonctionnons… avec des piles.

Béa – Ah oui…

Carla – Vous voulez dire que… vous êtes des robots ?

Alpha – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Oméga – Après tout, certains d’entre vous, sur Terre, utilisent déjà des organes qui fonctionnent avec des piles, non ?

Béa – Vous voulez dire… les sextoys, par exemple ?

Tous les regards se tournent vers Sœur Béatrice.

Béa – Non mais j’en ai juste entendu parler…

Alpha – Nous pensions plutôt à… un cœur artificiel, par exemple. Après une transplantation.

Carla – C’est vrai que le cœur et la bite, ce sont les deux premiers organes qui, chez l’homme, ont pu être facilement remplacés par des prothèses électriques.

Béa – On se demande pourquoi…

Un temps.

Oméga – Eh bien nous, c’est pareil.

Alpha – Sauf que tous nos… organes fonctionnent avec des piles.

Oméga – Enfin, quand on vous dit des piles…

Alpha – C’est une façon de parler.

Carla – Bien sûr…

Oméga – En tout cas, bon appétit !

Alex – Et… si nous avons besoin de vous joindre, pour une raison ou pour une autre ?

Carla – Pour aller aux toilettes, par exemple.

Alpha – Ne vous inquiétez pas, nous le saurons.

Oméga – Et nous répondrons à votre appel.

Alpha et Oméga sortent.

Béa – Jésus, Marie, Joseph… Des cyborgs !

Tous les regards se tournent à nouveau vers Sœur Béatrice. Ils restent tous un instant abasourdis.

Alex – Vous croyez que ça pourrait quand même être une blague ?

Manu – Son pistolet laser, ce n’était pas une blague, croyez-moi.

Fred – C’était peut-être juste un taser.

Béa – Si nous sommes au purgatoire, ce sont sans doute des démons, envoyés par Dieu pour nous tenter.

Carla – Dans ce cas, vous ne pourriez pas leur faire un truc avec votre crucifix ou avec une gousse d’ail, comme on voit dans les films de vampires ?

Béa – Malheureusement, ils m’ont enlevé la croix que j’avais autour du cou.

Carla – Quel dommage…

Béa (pour elle-même) – Ou alors, je l’ai perdu pendant le match.

Manu – Quel match ?

Béa – Non, rien, excusez-moi.

Alex – C’est peut-être des islamistes qui nous font une mauvaise blague ?

Fred – En général, ces gens-là n’ont pas tellement le sens de l’humour…

Manu – Je vois mal des islamistes se faire passer pour des martiens, juste pour nous faire rire avant de nous égorger comme des moutons.

Un temps.

Carla – Et si ce n’était pas une blague ?

Manu – Des extraterrestres, vous croyez ?

Béa – C’est vrai qu’à choisir, je me demande si je ne préférerais pas…

Carla – Il faut reconnaître que pour des extraterrestres qui débarquent sur la Terre, il y a quand même de quoi se poser des questions, non ?

Manu – Non mais nous on n’en a rien à foutre, de leurs questions existentielles. On veut se barrer, c’est tout. J’ai un restaurant à faire tourner, moi !

Alex – Ça va mal finir, je le sens…

Béa – En même temps, ils n’ont pas l’air trop agressifs.

Fred – Ils nous ont même apporté à manger…

Manu – On voit que ce n’est pas vous qui avez reçu leur décharge de taser…

Fred – Bon, j’ai la dalle, moi. Si on continuait à discuter de tout ça en cassant une petite graine ?

Manu – Puisqu’on est coincé là pour l’instant, autant reprendre un peu de force. On en aura peut-être bientôt besoin…

Manu soulève le couvercle de la marmite.

Carla – Qu’est-ce que c’est ? Une spécialité de chez eux ?

Béa – Du couscous ?

Manu regarde à l’intérieur.

Manu – Ça ressemble plutôt à une soupe au chou…

Fred – Ils ont dû voir le film…

Carla – Quel film ?

Fred – La Soupe au chou ! Avec De Funès. C’est un classique, quand même…

Alex – Ils auraient au moins pu nous donner des couverts…

Carla – C’est vrai, on ne va pas manger avec les mains.

Béa – Surtout si c’est de la soupe.

Manu – Non, ce n’est pas une soupe. Il y a de la viande, on dirait. C’est plutôt un pot au feu…

Carla – Va pour le pot au feu.

Fred – C’est un pot au feu à quoi ?

Alex – Au point où on en est, qu’est-ce que ça peut faire ?

Béa – À la fortune du pot !

Fred – Désolé, mais je ne mange pas de porc.

Manu (soupçonneux) – Vous êtes musulman ?

Fred – Non, je ne suis pas musulman, mais je ne mange pas de porc.

Béa – Il n’y a pas que les musulmans qui ne mangent pas de porc…

Manu – Ah, d’accord…

Fred – Quoi, ça aussi vous pose un problème ?

Manu – Pas du tout.

Alex – Bon, alors il ressemble à quoi, ce pot au feu.

Béa – Ça sent bon, en tout cas… Me permettrez-vous de dire le bénédicité ?

Manu plonge une main dans la marmite pour attraper un morceau de viande et son visage se fige.

Manu – En tout cas, ceux qui ne mangent pas de porc peuvent en manger sans problème…

Il sort une main. Puis un pied. Tous restent saisis un instant.

Alex – Mais c’est monstrueux !

Carla – Ces gens sont des fous dangereux.

Béa (se signant) – Jésus, Marie, Joseph… Des anthropophages… C’est une abomination.

Alex – On ne va pas attendre les bras croisés que ces gens, même s’ils sont très gentils, nous mettent à cuire à feu doux.

Fred – Vous avez raison. Il faut faire quelque chose.

Manu – Ah oui ? Et quoi ? Si vous avez une idée géniale, c’est le moment ou jamais de nous en faire part.

Carla – Pistolet à laser ou pas, on les prend par surprise. Et on les assomme. Après tout, ils ne sont que deux.

Alex – Ils n’ont pas l’air bien costauds…

Béa – Et en plus ils fonctionnent avec des piles.

Manu – Très bien. (À Fred) Si vous êtes vraiment ceinture noire de karaté, c’est le moment de nous faire une démonstration.

Fred – En fait, j’ai arrêté au bout d’une semaine. J’avais trop peur de prendre un mauvais coup.

Manu – Et à supposer qu’on arrive à les assommer, après on fait quoi ? On prend les commandes de la soucoupe volante, et on redescend sur Terre en se posant à Orly Sud après avoir demandé l’autorisation d’atterrir à la tour de contrôle ?

Fred – Ce n’est peut-être pas être si compliqué que ça à conduire, un OVNI…

Béa – Moi je n’ai même pas mon permis. Même si de temps en temps, je conduis quand même la Deux Chevaux de la Mère Supérieure dans l’enceinte de la clinique.

Manu – J’ai mon brevet de pilote d’hélicoptère, mais bon…

Alex – Cette histoire va mal finir, je le sens.

Fred – Vous pourriez arrêter de répéter ça ! Vous allez finir par nous porter la poisse…

Un temps.

Béa – Bon… Il ne nous reste qu’une chose à faire.

Carla – Quoi ?

Béa – Prier !

Béa joint ses mains et se met à psalmodier une prière entre ses dents. Les autres poussent un soupir navré.

Alex – Il faut pourtant bien qu’on trouve un plan.

Carla – Profitons-en pendant qu’ils ne sont pas là pour préparer le match retour.

Fred – Le match retour ? Pourquoi vous avez dit le match retour ?

Carla – Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça… Je voulais dire la contre-attaque…

Alex – Notre seule chance, c’est de jouer sur l’effet de surprise.

Manu – Ça ce n’est pas gagné.

Carla – Pourquoi ?

Manu – Vous avez entendu ce qu’ils ont dit ? Si vous avez besoin de nous, on le saura.

Béa – Vous voulez dire que…

Carla – Nous sommes sur écoute ?

Alpha et Oméga reviennent subrepticement par le derrière de la scène.

Alpha – Alors ? Ça va l’appétit ?

Les autres sursautent, surpris.

Béa – Seigneur Jésus…

Carla – Non mais ça ne va pas d’arriver comme ça à l’improviste !

Alex – J’ai failli avoir une crise cardiaque…

Oméga – Pardon.

Alpha – Le plat du jour ne vous a pas plu ? (Soulevant le couvercle de la marmite) Vous n’avez rien mangé…

Oméga – Pourtant, on a bien suivi la recette.

Alpha – En adaptant un peu, parce qu’on n’avait pas tous les ingrédients.

Alex – Non, mais on ne mange pas ça, nous !

Alpha – Vous ne mangez pas de chou ?

Manu leur montre le pied.

Béa – Enfin, nous sommes de bons chrétiens. Nous ne sommes pas des cannibales !

Alpha – Désolé, nous pensions vous faire plaisir.

Omega – Je te l’avais dit qu’ils ne se bouffaient plus entre eux depuis longtemps.

Alpha – Excusez-nous, encore une fois. C’est juste un petit malentendu.

Carla – Un petit malentendu ?

Béa – Et puis c’est qui, d’abord ?

Alpha – Qui ?

Carla – Dans la marmite !

Omega – Ceux qui vous ont précédés ici.

Alpha – Et qui n’ont pas su répondre à nos questions.

Omega – Des gens très bien, d’ailleurs.

Alpha – Très sympas, comme vous dites.

Alex (en aparté à Fred) – Je crois qu’il va falloir négocier.

Fred – Et surtout éviter de les énerver…

Carla – On n’a pas droit au hors-jeu, c’est clair.

Manu – Vous voulez dire… on n’a pas droit à la faute ?

Carla – Oui bon, c’est pareil.

Alex – Alors c’est vraiment ça que vous voulez savoir ?

Carla – Ce que c’est que l’amour ? Et tout le bordel…

Oméga – Entre autres, oui.

Alpha – Mais il y a tant de choses mystérieuses que nous aimerions connaître à propos de vous autres Terriens…

Oméga – Et plus particulièrement les Français. Comme…

Alpha – L’existentialisme.

Oméga – Le Beaujolais nouveau.

Alpha – Le cubisme.

Alpha – Les Radicaux de Gauche.

Oméga – Dieu.

Alpha – La sodomie.

Fred – Ah oui quand même…

Béa (se signant) – Seigneur Dieu…

Alex – Mais… pourquoi nous, si je peux me permettre ?

Manu – On n’est que des gens très ordinaires, vous savez. Des gens comme tout le monde.

Fred – Peut-être même un peu en dessous de la moyenne…

Carla – Pourquoi ne pas demander à des spécialistes ?

Manu – Des philosophes, des politiques, des artistes, des stars de la télé…

Alpha – C’est ce qu’on a déjà fait.

Béa – Et alors ?

Carla – Ils sont où ?

Oméga – Dans la marmite…

Alex – J’en conclus que leurs réponses ne vous ont pas entièrement satisfaits.

Fred – Ne me dites pas que dans votre pot au feu, là, c’était les pieds de BHL et la cervelle de Michel Drucker ?

Béa – Oh mon Dieu, il y avait aussi une cervelle ?

Alpha leur montre la marmite.

Alpha – Vous ne voulez vraiment pas goûter ?

Oméga – Ça vous aiderait peut-être.

Alpha – Il paraît que manger de la cervelle, c’est très bon pour la mémoire.

Oméga – En tout cas, c’est ce qu’on a lu dans un de vos livres de cuisine.

Alpha – Alors de la cervelle de philosophe…

Oméga soulève le couvercle de la marmite.

Oméga – Remarquez, c’est vrai que ce n’est pas très appétissant.

Alpha – Ce nouveau philosophe avait peut-être les mains sales…

Oméga – On a beau dire que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes…

Alpha – Il va vraiment falloir que vous trouviez mieux que ça pour nous convaincre.

Carla – Vous convaincre ?

Alpha – La religion, la philosophie, la politique… Reconnaissez que tout ça, ce n’est pas très consistant, tout de même.

Oméga – Quant à vos scientifiques, hélas, ils n’ont pas grand chose à nous apprendre.

Alex – Mais vous convaincre de quoi, au juste ?

Alpha – De sauver la Terre.

Béa – C’est un cauchemar. Seigneur, dites-moi que je vais me réveiller…

Carla – De sauver la Terre ?

Béa – Mais enfin pourquoi de pauvres pécheurs comme nous seraient capables de sauver la Terre ?

Oméga – Parce que vous êtes Français !

Carla – Français ? Ah mais moi, je ne suis pas Français, hein ? En tout cas pas Français de souche…

Manu – Français… Mais justement ! Sans l’aide de la moitié de la planète, on n’aurait même pas réussi à libérer la France de deux invasions en un siècle. Comment voulez-vous qu’on puisse sauver la Terre tout seuls ?

Alpha – Vous vous définissez vous-mêmes comme le stade ultime de la civilisation, non ?

Fred – Oui, enfin… Ce sont les Français qui le disent, vous savez… Il ne faut pas non plus…

Alex – Il y a les Chinois aussi.

Béa – Une civilisation très ancienne.

Carla – Sinon, plus près, vous avez les Belges.

Fred – C’est vrai qu’on nous confond souvent. Évidemment, comme on parle la même langue.

Alex – Mais en réalité, bien souvent, les meilleurs d’entre les Français sont des Belges.

Carla – Jacques Brel, Johnny Hallyday, Gérard Depardieu…

Béa – Tous des Belges.

Alex – Non, vraiment, vous devriez essayer du côté de la Belgique, plutôt.

Un temps.

Carla – Et… si on n’arrive pas à vous expliquer pourquoi la vie vaut la peine d’être vécue ?

Béa – On va passer à la casserole, nous aussi ?

Oméga – Pour tout vous dire…

Alpha – On nous a envoyés ici pour savoir si les Terriens méritent de continuer à vivre, où si on peut utiliser votre planète pour en faire une décharge.

Manu – Une décharge ?

Alpha – Nous avons nous aussi… nos excréments et nos déchets toxiques.

Oméga – Et on ne peut pas les laisser traîner n’importe où, n’est-ce pas ?

Alex – Bien sûr, je comprends ça… Je suis élue d’Europe Écologie Les Verts, et adjoint à la propreté, alors vous pensez bien…

Oméga – Bien…

Alpha – On vous laisse encore un moment pour réfléchir, d’accord ?

Alpha et Oméga sortent. Les autres restent un instant abasourdis.

Béa – Vous vous rendez compte ? L’avenir de l’Humanité repose sur nos épaules… Dieu nous a confié une mission !

Fred – Il faut se tirer d’ici, oui. Et vite !

Manu – Il n’y a pas de porte ! Apparemment, ces deux là sont des passe-murailles…

Alex – Et puis si on est dans une soucoupe volante !

Carla – Oui, enfin, c’est ce qu’ils disent…

Fred – Ça ressemble quand même beaucoup à une scène de théâtre.

Béa – Vous croyez que ces envoyés de Satan pourraient être des comédiens ?

Fred – Allez savoir. Le monde est un théâtre, ma Sœur. C’est en tout cas ce que dit Shakespeare.

Carla – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – On pourrait peut-être quand même manger le chou…

Les autres ne relèvent même pas.

Alex – On n’a pas le choix.

Fred – Quoi ?

Alex – Il va falloir leur expliquer tout ça.

Manu – Leur expliquer quoi ?

Béa – Le sens de la vie !

Carla – D’après les Français, en tout cas.

Alex – Elle a raison… Imaginez que par miracle, on parvienne à s’échapper et qu’on puisse retourner à notre petite vie d’avant. À quoi ça servirait si le lendemain, ces martiens décident de nous larguer sur la tronche leurs déchets nucléaires ?

Carla – Il ont aussi parlé d’excréments. Imaginez que ce soit avec leurs étrons qu’ils envisagent de nous bombarder.

Fred – Je crois que je préfère encore la version Hiroshima.

Carla – C’est vrai que c’est quand même un peu plus digne, dans le genre apocalypse. Qu’est-ce que vous en pensez, ma Sœur ?

Manu – Putain… On n’est pas dans la merde.

Carla – C’est le cas de le dire.

Fred – Est-ce que la vie sur Terre mérite d’être vécue ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je n’ai jamais demandé à venir au monde, après tout.

Alex – Bon, peut-être, mais maintenant qu’on est là…

Carla – Alors comment on fait ?

Béa – On pourrait se diviser en deux équipes, et chacun travaillerait sur un thème.

Carla – Vous étiez animatrice de centre aéré avant d’entrer dans les ordres ?

Alex – C’est vrai que chacun de nous est supposé connaître un sujet un peu mieux que les autres. Je pense que c’est pour ça qu’ils nous ont choisis, d’ailleurs.

Béa – Vous voyez ? Nous sommes des élus !

Alex – Moi je ne suis élue que d’Europe Écologie Les Verts, hein ? Je m’occupe de tri sélectif, je ne prétends pas non plus avoir trouvé le Saint Graal.

Carla – Vous ma Sœur, vous pourriez leur expliquer à quoi sert le Pape ?

Fred – Et pourquoi, grâce à lui, la vie mérite d’être vécue…

Manu – Putain, ce n’est pas gagné…

Carla – Vous pourriez arrêter de dire « putain » au début de chacune de vos phrases ?

Alex – Bon. Il faut bien commencer par quelque chose ?

Carla – Commençons par le moins compliqué…

Béa – Quoi ?

Carla – Je ne sais pas, moi… Tiens, la cuisine !

Manu – Vous trouvez que la cuisine française, ce n’est pas compliquée ? Allez dire ça aux inspecteurs du Guide Michelin.

Carla – C’est tout de même moins compliqué que Dieu, non ? Au moins, un pot au feu, on est sûr que ça existe.

Fred – C’est vrai qu’aucun philosophe n’a jamais consacré sa vie à essayer de trouver les preuves de l’existence du pot au feu.

Alex – Alors c’est quoi, la cuisine ?

Manu – La cuisine, c’est un art. Et c’est à force de pratiquer qu’on finit par y croire.

Béa – C’est une peu comme la religion, alors.

Carla – Et c’est tout le contraire de l’amour, ma Sœur, croyez-moi…

Fred – Et ben on n’est pas sorti de l’auberge.

Manu – Et puis je n’ai rien pour cuisiner, ici !

Fred – Sans parler du fait que si ces deux martiens sont des robots…

Alex – Mmm… Vu ce qu’ils nous ont servi comme repas…

Carla – Tout nous porte à croire qu’ils n’ont pas le palais très délicat.

Ils réfléchissent un instant.

Alex – Le rire, alors. Le rire est le propre de l’homme. Le philosophe Bergson a même écrit un essai, là dessus.

Fred – Bergson… Je suis sûr que ça va beaucoup aider nos martiens à savoir ce que c’est que l’humour. Vous avez vu ce qu’ils en font, des philosophes ? Vous voulez vraiment terminer en pot au feu ?

Manu – Ou en couscous royal…

Béa – Vous pensez qu’ils sont musulmans ?

Fred – Qu’est-ce que vous croyez, ma sœur ? Que tous les extra-terrestres sont de bons catholiques.

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce qu’est le rire, mais on peut essayer de les faire rire.

Carla – Comment ? En leur chatouillant les piles ?

Manu – Faire rire un martien… Vous sauriez faire ça, vous, la comique ?

Fred – Je n’ai jamais réussi à faire rire un parisien. Mais je peux essayer avec un martien…

Carla – Voilà qui est très rassurant…

Alpha et Oméga reviennent sans crier gare.

Alpha – Alors ? Vous aviez une bonne blague à nous raconter ?

Les autres sursautent à nouveau.

Manu – Nom de Dieu…

Fred – Vous ne pourriez pas sonner, comme tout le monde !

Oméga – Désolée. On ne voulait pas vous brusquer.

Alpha – C’est vrai, on a le temps.

Oméga – Disons une heure.

Carla – Une heure ?

Béa – Bon, alors allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ?

Alex – Tenez-vous bien, vous allez rire.

Manu – Nous avons d’ailleurs parmi nous un humoriste de talent…

Alex – Qui s’est produit sur les plus grandes scènes parisiennes. Et même à Marseille.

Les regards se tournent vers Fred. D’abord interloquée, elle se lance.

Fred – Alors voilà… Vous connaissez la blague sur les martiens ?

Alpha – C’est quoi un martien ?

Omega – C’est quoi une blague ?

Béa – Ce n’est pas gagné…

Manu – Vous allez voir, elle est très bonne…

Fred – C’est un astronaute qui arrive sur Mars. Il tombe sur deux martiens en train de se raconter des blagues, justement.

Alpha – Mais il n’y a personne sur Mars.

Oméga – On a été y faire un tour avant de venir ici.

Alpha – Ça n’existe pas, les martiens.

Fred – C’est une blague ! Il faut y mettre un peu du vôtre, aussi !

Oméga – D’accord…

Alpha – Continuez.

Fred – Donc l’astronaute est très surpris en voyant les deux martiens se raconter des blagues, parce que… Le premier dit un numéro, par exemple… 42 ou 69, et l’autre éclate de rire. L’astronaute demande pourquoi. Le martien lui répond : c’est pour gagner du temps. On donne un numéro à chaque blague, et après il suffit de dire le numéro. Par exemple : 435. L’autre martien éclate de rire. Génial, dit l’astronaute, je peux essayer ? Alors là, l’astronaute dit un chiffre au hasard. Par exemple, je ne sais pas moi… 753. Les deux martiens éclatent de rire. Et il y en a un qui dit : Elle est trop bonne, celle-là, on ne la connaissait pas.

Personne ne rit. Puis les terriens se forcent à rire.

Alex – Excellent.

Carla – Trop drôle.

Manu – Oui… Moi non plus, je ne la connaissais pas.

Mais Alpha et Oméga restent de marbre.

Alpha – On n’a rien compris.

Omega – Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

Alpha – C’est quoi, drôle ?

Manu – Vous pouvez nous laisser encore cinq minutes ?

Alpha et Oméga s’éloignent à l’autre bout de la scène. Les autres échangent à voix basse.

Fred – En fait, c’est une blague sur les informaticiens, mais j’ai un peu adapté pour les martiens…

Carla – Je crois que pour le rire, c’est râpé.

Fred – Je me suis dis que si ça faisait rire un informaticien, ça pourrait peut-être faire rire un martien.

Alex – Visiblement, ces gens-là n’ont aucun sens de l’humour.

Manu – Bon il faut dire qu’elle était vraiment pourrie, cette blague.

Béa – Moi non plus elle ne m’a pas fait rire.

Carla – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alex – Je pense que Dieu, ce n’est même pas la peine, hein ? Même nous on n’y croit pas.

Béa – Moi j’y crois !

Carla – Remarquez, il y a encore une heure, je ne croyais pas aux extra-terrestres, alors…

Manu – Après tout, qu’est-ce qu’on a à perdre ?

Alex – Eh bien, ma Sœur… Si vous croyez pouvoir évangéliser les martiens, c’est le moment.

Fred – Mais je vous préviens, ils ont l’air plus coriaces que les Indiens d’Amérique.

Béa s’approche d’Alpha et Oméga.

Béa – Dieu vous aime aussi, mes chers frères. Même si vous êtes possédés par le démon. Et il vous accorde sa miséricorde. (Exaltée) Satan, sors de ces deux corps innocents !

Béa fait un grand signe de croix avec la main, façon attaque de karaté. Alpha, se sentant agressé, sort son pistolet laser et la foudroie. Béa tombe sur le sol et elle est prise de convulsions. Les autres la regardent avec une certaine indifférence.

Carla – Ils n’ont pas l’air d’être encore prêts à tendre l’autre joue…

Béa se remet peu à peu et se relève.

Fred – La politique, alors.

Manu (à Alex) – Vous vous sentez vraiment d’expliquer à un martien à quoi peut servir un Conseiller Général…

Carla – C’est vrai que vu comme ça…

Fred – Reste l’amour…

Alex – On ne peut pas leur expliquer ce que c’est, mais comme vous dites… On peut toujours essayer de leur faire… ressentir.

Fred – Ressentir…?

Manu – Et qui va s’y coller ?

Les regards se tournent vers Carla et Béatrice.

Manu – On ne va pas demander ça à Sœur Béatrice…

Béa – Je ne connais que l’amour de notre Seigneur. Je suis mariée avec Jésus.

Les regards se tournent vers Carla.

Carla – Attendez, on parle d’amour ou… Parce que moi, je ne connais que l’amour tarifé.

Alex – Tout de même… L’amour, c’est un peu votre métier, non ?

Carla – Vous voulez que je me tape un martien ?

Alex – On parle quand même de sauver l’Humanité…

Alex – Avec un grand H.

Manu – On ne va pas confier cette mission à des amateurs.

Carla – Ok, je veux bien essayer, mais il y a quand même un problème…

Manu – Quoi ?

Carla – En fait, techniquement, je suis encore un homme.

Fred – Non…?

Carla – J’avais rendez-vous à la clinique pour l’opération, mais avec tout ça.

Béa – Seigneur Dieu…

Alex – En même temps, c’est des martiens…

Fred – Mouais…

Un temps.

Manu – Alors qui ?

Alex – Moi je suis mariée…

Fred – Avec un homme ou avec une femme ?

Alex (à Fred) – Et vous, ça vous tente de sauver l’Humanité ?

Manu – La comique…? C’est des martiens, mais quand même…

Alex – Dans ce cas, il ne reste plus qu’une solution…

Les regards se tournent vers Béatrice.

Béa – Moi ? Mais enfin vous n’y pensez pas…

Manu – Considérez ça comme un sacrifice suprême, ma Sœur.

Béa – Et puis imaginez que je tombe enceinte ? Qu’est-ce que je dirais à la Mère Supérieure en revenant à la Clinique Notre Dame du Bon Secours ?

Alex – Dites que c’est le fruit d’une rencontre du troisième type… avec le Saint Esprit.

Fred – Et fondez une nouvelle religion !

Manu – Ça c’est déjà fait.

Alex – Sans compter que les autres religions, entre nous, elles commencent à dater un peu, non ?

Fred – L’Église Catholique et Romaine, il faut se rendre à l’évidence, ma Sœur. C’est comme le PS. Plus personne n’y croit.

Alex – Au bout d’un moment… on ne peut plus faire du neuf avec du vieux.

Béa – Bon, admettons. Mais je ne sais pas comment on fait l’amour avec un martien, moi !

Manu – Comment faire l’amour avec un martien… C’est vrai que là, c’est une vraie question…

Fred – On dirait un sujet du bac philo.

Carla – Oui, sauf que là il s’agit plutôt de travaux pratiques.

Alex – Je ne sais pas, moi. Puisqu’ils ont pris forme humaine, ils doivent aussi être équipés pour tout le reste.

Béa – Votre blague, tout à l’heure, ça ne les a pas fait rire.

Fred – À mon avis, le cerveau n’est pas tout à fait fini.

Alex – Remarquez là, on ne parle pas de cerveau, hein ?

Carla – Si les hommes qui n’ont pas le cerveau tout à fait fini était condamnés à l’abstinence, tous les travelos seraient au chômage…

Les martiens reviennent.

Oméga – Alors ?

Alpha – Prêts pour une ultime expérience ?

Fred – Croyez–moi. Ça va même être une expérience ultime…

Béa – Vous oubliez qu’ils sont deux. Il y a un mâle et une femelle, non ?

Alex – C’est vrai, autant respecter la parité.

Fred – Et doubler nos chances au tirage…

Carla – Dans ce cas, je veux bien me sacrifier, moi aussi.

Béa – Dieu vous le rendra.

Carla entraîne avec elle les deux extra-terrestres. Béatrice les suit.

Carla – Venez avec Maman, mes chéris. Vous allez enfin connaître le secret de la vie.

Béa et Carla s’en vont avec Alpha et Oméga.

Fred – C’est notre dernière chance…

Manu – Vous croyez qu’elles vont s’en sortir ?

Alex – Un travesti et une bonne sœur pour initier deux martiens à l’amour. N’attendez pas de moi un optimisme excessif, tout de même.

Noir. Éllipse. Lumière. Béa et Carla reviennent.

Manu – Déjà ?

Béa a la tenue passablement en désordre, et elle a du vert autour de la bouche. Bref, elle a l’air de sortir du film L’Exorciste. Carla, elle, a un œil au beurre noir

Alex – Alors comment ça s’est passé ?

Carla – À votre avis ?

Manu – Et vous, ma Sœur ?

Béa – C’était bizarre…

Alex – Vous voulez dire bizarre… pour une bonne sœur ?

Carla – Vous auriez dû voir ça. Elle était possédée. Je crois que pour ce qui est de l’amour, ils ont connu l’Alpha et l’Oméga.

Fred – Béatrice, vous méritez d’être béatifiée.

Manu – Mais ils ont dit quelque chose ?

Béa – Rien…

Alex – Pas sûr que ce soit bon signe…

Manu – Alors qu’est qu’on fait ?

Alex – On se prépare à servir de repas à ceux qui nous succéderons ?

Silence pendant lequel ils réfléchissent.

Manu – Vous savez quoi ? Ça me revient, maintenant…

Alex – Quoi ?

Manu – La dernière chose dont je me souviens avant d’avoir été enlevé.

Carla – Ah oui ?

Manu – J’étais au Stade de France.

Béa – Non ?

Manu – Pour le match OM – PSG.

Alex – C’est incroyable, maintenant que vous me le dites…

Manu – Quoi ?

Alex – Moi aussi !

Carla – Ça alors, moi aussi je m’en souviens maintenant…

Alex – C’est sûrement là où ils nous ont enlevés…

Béa – Alors on serait tous des supporters du PSG ?

Alex – Ne me dites pas que vous aussi, ma sœur…

Béa acquiesce en silence.

Fred – Moi ça m’était déjà revenu, mais je n’osais pas le dire. Je déteste le foot, et tout ce qui s’y rattache.

Alex – Le foot… Je ne connais même pas les règles.

Fred – Et vous ?

Manu – Non plus.

Fred – Pourtant, à vous voir, comme ça. On vous imagine bien en supporter du PSG…

Manu – Eh ben vous voyez… Il faut se méfier des clichés. Moi, ce que j’aime, c’est le rugby.

Carla – Mais alors qu’est-ce que vous faisiez au Stade de France pour un match de foot ?

Manu – Un des joueurs du PSG est un habitué de mon restaurant. Il voulait absolument une petite gâterie à la mi-temps.

Fred – Une gâterie ?

Manu – Des bulots avec une mayonnaise aux truffes. Vous savez ce que c’est ? Les caprices de stars…

Alex – Et vous, ma Sœur ?

Carla – C’est vrai, ça ! Qu’est-ce qu’une bonne sœur peut bien foutre au Stade de France un soir de match ?

Béa – À la clinique, on avait soigné un footballeur du PSG après une blessure. C’est moi qui m’étais occupée de lui. Ça lui avait fait tellement de bien… Il tenait absolument à ce que ce soit moi qui lui masse la cuisse à la mi-temps…

Comme dans un rêve éveillé, tout le monde se fige sauf Béa, qui part dans un playback de la chanson de Clarika « Les Garçons dans les vestiaires » tandis que le clip torride est projeté sur le fond de scène (ou tout autre morceau et/ou clip au choix du metteur en scène). Puis on revient à la normal.

Manu (à Carla) – Et vous ? Vous êtes une passionnée de foot ?

Carla – J’étais là pour la troisième mi-temps. Finalement, ma Sœur, on fait un peu le même métier, vous et moi…

Les regards se tournent vers Alex.

Alex – Moi j’étais venue pour faire plaisir à mes électeurs. En période d’élections, c’est toujours bon d’être vue dans un stade.

Fred – En fait on déteste tous le foot. Voilà ce qu’on a en commun !

Un temps. Alpha et Oméga reviennent. Leur tenue est également un peu en désordre.

Fred – Alors ? Heureux ?

Alpha – Disons que…

Oméga – Nous sommes prêts à vous laisser une dernière chance.

Manu – Comptez sur nous pour transformer l’essai.

Alex – Nous sommes tout ouïe…

Alpha – Lorsqu’on vous a téléportés, vous assistiez tous à une étrange cérémonie, dans un bâtiment qui ressemble à un vaisseau spatial.

Béa – Vu de dessus, le Stade de France m’a toujours fait penser à une soucoupe volante…

Oméga – C’est d’ailleurs ça qui a attiré notre attention au départ.

Manu – Le Stade de France, c’est la Cathédrale du foot.

Oméga – En tout cas, il y a beaucoup plus de monde qu’à la messe.

Alpha – On voudrait que vous nous expliquiez ce mystère.

Manu – Ce mystère ?

Oméga – Cette passion des Terriens pour le football !

Carla – Bien sûr, le foot.

Alex – C’est un jeu qui, je crois, a été inventé par les Aztèques.

Fred – Enfin, les règles ont surtout été codifiées par les Anglais, évidemment.

Noir. Éllipse. Lumière.

Tout en vidant des bières et en mastiquant des cacahuètes, ils regardent tous un écran imaginaire (qu’on suppose être côté spectateurs en fond de salle) sur lequel serait projeté un match de foot. On peut en revanche avoir en bande son le commentaire du match par des journalistes sportifs.

Alex – Je ne sais pas comment ils ont réussi à capter Canal alors qu’ils ne sont pas abonnés…

Béa – N’oublions pas que ces gens appartiennent à une civilisation bien plus avancée que la nôtre.

Fred – Il faudra qu’ils nous disent comment ils arrivent à faire ça.

Béa – On n’arrive pas à savoir si ça leur plaît. Ils ne disent rien…

Carla – Ça, on ne peut pas dire qu’ils sont du genre expansif. Déjà tout à l’heure…

Un temps pendant lequel le match se poursuit.

Fred – En tout cas, heureusement qu’ils nous ont apporté des cacahuètes. J’avais tellement la dalle. J’étais prêt à me taper le pot au feu…

Ils regardent tous un moment le match sans rien dire.

Alpha – Vous êtes pour qui, vous ?

Manu – Euh… pour le PSG, bien sûr !

Alpha (haussant la voix) – Allez l’OM !

Fred – Je crois qu’ils ont compris l’idée générale, dis donc…

Carla – Oui, c’est un début…

Ils continuent à regarder le match.

Oméga – Pourquoi ils s’arrêtent ?

Fred – Coup franc…

Carla – Plutôt pénalty, non ?

Alex – Ah non, pardon, c’est la mi-temps…

Alpha – Ah ouais…

Béa – Il n’y a plus qu’à espérer que ce soit l’OM qui gagne…

Carla – Ou alors c’est déjà la fin du match.

Oméga – Mais qui est-ce qui a gagné, alors ?

Fred – Ah, non, c’est…

Alpha – Je croyais que c’était fini ?

Manu – C’est les prolongations en fait…

Alpha – Buuuut !

Oméga – Alors c’est le PSG qui a gagné ?

Alex – Je savais que ça finirait mal…

Manu – Ah non, ils viennent de dire qu’il y a hors-jeu.

Béa – Sauvés par la bite… (Se reprenant très rapidement) Je veux dire par l’arbitre… Enfin pour l’instant…

Oméga – Hors-jeu ? Qu’est-ce que c’est hors-jeu ?

Ils se regardent tous.

Fred – Ça c’est un truc qui est très difficile à comprendre pour un extra-terrestre, surtout du sexe féminin.

Oméga – Plus que la sodomie ?

Béa – Pareil…

Le commentateur poursuit.

Carla – Cette fois ce sont les tirs aux buts.

Le commentateur indique que l’OM a gagné.

Alpha – Alors c’est l’OM qui a gagné ?

Alex – Oui, tout à fait !

Alpha se lève.

Alpha – On est les champions, on est les champions, on est on est on est les champions !

Oméga – Il n’y avait pas hors-jeu.

Alpha – Comment ça, il n’y avait pas hors-jeu ?

Oméga – C’est le PSG qui aurait dû gagner.

Alpha (mécaniquement) – On est les champions, on est les champions, on est on est…

Oméga sort son pistolet laser.

Oméga – Moi, je suis pour le PSG.

Alpha – Et moi pour l’OM.

Sous le regard atterré des autres, ils se foudroient mutuellement, et s’effondrent tous les deux.

Carla – Au moins on en est débarrassés.

Manu – Mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle. Qui va nous ramener sur Terre ?

Alex – Il faut absolument qu’on arrive à les ranimer…

Manu essaie de les réveiller en les secouant un peu.

Manu – Oh, réveillez-vous !

Fred – Peut-être que les piles sont à plat…

Béa s’approche.

Béa – Laissez-moi faire, je suis infirmière…

Alex – Aide-soignante…

Béa roule un patin à Alpha, qui au bout d’un moment se réveille.

Alpha – Qu’est-ce que c’est ?

Oméga se réveille aussi.

Oméga – Qu’est-ce qui se passe ?

Alex – Ne vous inquiétez pas, tout va bien.

Alpha – Mais où est-ce qu’on est ?

Oméga – Et vous êtes qui ?

Alpha – Vous nous avez enlevés, c’est ça ?

Manu – Oh putain, non…

Fred – S’ils ne se souviennent plus de rien, on n’est pas dans la merde.

Alex – C’est vous qui nous avez kidnappés !

Béa – Vous êtes des martiens !

Oméga – Des martiens ?

Alpha – Ah oui, ça y est, je me souviens du match…

Oméga – Qui est-ce qui a gagné ?

Alex – C’est à dire que…

Carla – C’est match nul, voilà.

Fred – J’espère qu’ils se souviennent comment piloter une soucoupe volante.

Oméga – Une soucoupe volante ?

Alpha – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Oméga – Ah oui… C’est comme ça qu’ils appellent… notre vaisseau spatial.

Alex – Ouf, ils ont l’air d’avoir retrouvé la mémoire…

Alpha et Oméga se relèvent.

Alpha – Désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris…

Oméga – Ça doit être le foot…

Alpha – Ouais… On dirait que ça rend con.

Fred – Ça au moins, ils ont l’air d’avoir compris…

Un temps.

Alex – Alors ? Qu’est-ce que vous pensez faire de nous ?

Alpha – Le foot, le foot, le foot…

Carla – J’espère qu’il n’est pas en train de faire un court circuit…

Oméga – On va vous ramener sur votre planète.

Béa – Vous n’allez pas transformer la Terre en décharge ?

Fred – Ça ne fait rien, on s’en chargera nous-mêmes…

Alpha et Oméga font quelques pas un peu mécaniques le temps de se remettre tout à fait.

Alex – Ils ne sont pas très futés, pour des extra-terrestres, non ?

Manu – En même temps…

Fred – Quoi ?

Manu – On les a envoyés ici pour vider les poubelles.

Alex – Et alors ?

Manu – Ce n’est pas forcément les plus futés de la bande…

Fred – Alors ça, c’est vraiment très malin…

Manu – Je déconne ! C’est de l’humour…

Soulagement général.

Béa – Non mais vous vous rendez compte ? Nous avons sauvé la planète !

Carla – Il faut dire que vous n’avez pas hésité à payer de votre personne, ma Sœur…

Alex – Quand on va raconter ça à nos amis…

Alpha et Oméga ont à présent retrouvé leur aplomb.

Oméga – Désolée, mais vous ne raconterez jamais cette aventure à personne.

Fred – Alors finalement, on va finir en pot au feu ?

Oméga – Je crois qu’on va essayer une nouvelle recette, plutôt.

Consternation.

Oméga – Mais non, je déconne… C’est de l’humour !

Carla – Très drôle.

Alex – Oui, vraiment…

Fred – Mais alors quoi ?

Alpha – Un petit coup de séchoir et vous ne vous souviendrez plus de rien.

Il les foudroie avec son pistolet à rayons.

Noir. Ellipse. Lumière.

Alex et Fred sont assis en face d’une télé allumée, qu’on suppose là encore installée en fond de salle côté spectateurs. Ils portent des maillots du PSG. Ambiance très banale d’une soirée foot entre amis.

Alex – Tu crois qu’on a une chance, ce soir ?

Fred – Si on ne se prend pas un ou deux cartons rouges…

Carla arrive avec des bières.

Carla – Une petite mousse ?

Fred – Allez…

Alex – Pas de vrai match sans une petite mousse.

Manu arrive à son tour. Il porte aussi un maillot du PSG.

Manu – Je n’ai pas raté le début, au moins ?

Fred – Mais non, rassure-toi.

Carla – La revanche… Cette fois, on n’a pas le droit à l’erreur !

Alex – Ce n’est pas gagné.

Fred – Surtout que les Marseillais jouent à domicile.

Manu – Béa n’est pas là ?

Carla – Elle arrive.

Manu – J’espère ! C’est elle qui doit apporter les cacahuètes.

Alex – Ça fait plaisir de se retrouver comme ça, tous ensemble.

Carla – Oui…

Un temps.

Manu – Comment on s’est connus au fait ?

Alex – C’est curieux, je ne m’en souviens plus du tout.

Carla – Moi non plus…

Fred – Et pourtant on est de bons amis.

Alex – Même si on est très différents.

Carla – On est tous des fans du PSG, non ?

La sonnette de l’entrée retentit.

Alex – Ah, voilà les cacahuètes.

Fred – Je vais lui ouvrir…

Fred sort.

Fred (off) – Béa ! On t’attendait tous comme le messie…

Béa arrive.

Béa – Salut tout le monde !

Alex – Salut Béatrice.

Carla – Tiens pose ton manteau par là…

Elle enlève son manteau. Elle porte en dessous un maillot de l’OM. Et on voit qu’elle est enceinte.

Alex – Eh ben… Tu nous avais caché ça…

Béa – Que j’étais une supporter de l’OM ?

Fred – Que tu étais enceinte !

Carla – Mais c’est merveilleux ?

Manu (à Carla) – Avant elle n’était pas bonne sœur ?

Carla – Ah oui, mais ça… C’était avant. Quand moi, j’étais encore un homme.

Fred – Et c’est qui le papa ?

Béa – Vous allez rire, mais… je ne sais pas du tout.

Fred – Tu t’es tapé toute l’équipe du PSG en même temps ?

Béa – Je suis vierge.

Ils éclatent tous de rire.

Alex – Allez, tu peux nous le dire à nous ! Qui a mis le petit Jésus dans la crèche ?

Carla – Ce n’est pas le facteur, au moins ?

Béa – Excusez-moi, il faut que je passe aux toilettes… Vous savez ce que c’est… Quand on est enceinte…

Elle sort.

Alex – Sacrée Béa…

Manu – Je me demande quand même quelle tête il va avoir, le môme.

Carla – Et encore, on ne connaît pas le père…

On entend la sonnerie de la porte.

Béa – On attend encore du monde ?

Fred – C’est peut-être le facteur, justement.

Carla – Pour reconnaître l’enfant…

Alex – Ou pour ses étrennes.

Manu – À moins que ce soit Les Rois Mages.

Alex – C’est vrai que c’est bientôt Noël…

Carla va ouvrir.

Carla – Ce n’est pas les Rois Mages, ils ne sont que deux…

Suivis de Carla, Alpha et Oméga arrivent. Ils portent les mêmes combinaisons que précédemment, mais ils ont revêtu par dessus un maillot de l’OM. Ils ont toujours l’air aussi bizarres. Tous les regards se tournent vers eux. Oméga a l’air aussi enceinte.

Fred – Ça doit être les éboueurs.

Alex – Vous venez pour les calendriers ?

Béa revient.

Alpha – On vient pour le match retour.

Oméga – On n’est pas hors-jeu ?

Tous les regardent avec un air intrigué.

Noir.

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger. Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur : http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – mars 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-61-1

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Sketchs en Série

Tous les sketchs de Jean-Pierre Martinez

330 saynètes humoristiques en solo, duo, trio, quatuor…

Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.

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Le titre « Sketchs en série » peut être utilisé pour la demande d’autorisation à la SACD par les troupes désireuses de monter une sélection de sketchs tirés de différentes comédies à sketchs de Jean-Pierre Martinez.

À cœurs ouverts

1 – Cœur à prendre
2 – Cœur sensible
3 – Gros sur le cœur
4 – Haut-le-cœur
5 – Don du cœur
6 – Mal au cœur
7 – Battements de cœur
8  – Un cœur pour deux
9 – Le cœur sur la main
10 – De bon cœur
11 – Un cœur tout neuf
12 – Cœurs en choeur

 


Alban et Ève

13– Rejetons
14 – Tête-à-tête
15 – Viande
16 – Secret
17 – Repartie
18 – Alibi
19 – Farniente
20 – Zéro
21 – Atmosphère
22 – Vieux
23 – Permanence
24 – Terminus
25 – Trois
26 – En vers et contre tous


Avis de Passage

27 – Code d’accès
28 – Lettres d’insulte
29 – Les encombrants
30 – Lettre morte
31 – Diabolique
32 – Colis piégé
33 – Mauvaise adresse
34 – Invitation
35 – Lettre d’amour
36 – Squatteur
37 – Don contre don
38 – Avis de passage


Brèves de confinement

39 – Click and collect
40 – Candidat vaccin
41 – Retour à la nature
42 – Effets secondaires
43 –Conversation virale
44 – Retour à la vie
45 – Mauvais goût
46 – Retour à la terre
47 – Rencontre avortée
48 – Rencontre supposée
49 – Confiné à vie
50 – Immaculée contraception
51 – La vie normale
52 – Échange standard
53 – Déjà vu
54 – La dernière séance

 


Brèves de Trottoirs

55 – Au bout de la rue
56 – Plans de carrière
57 – La rue est à tout le monde
58 – Comme sur des roulettes
59 – Le juste prix
60 – L’homme de la rue
61 – Le bon numéro
62 – Deuxième chance
63 – À la rue
64 – La Manif pour Personne
65 – Du balai
66 – Le pari de Pascal
67 – Un bon coup de balai
68 – Une ombre de la rue


Brèves du temps perdu

69 – Réveil
70 – Travaux d’approche
71 – Amour toujours
72 – Autoroute
73 – Décalage horaire
74 – Partie de pêche
75 – Excès de lenteur
76 – Hors saison
77 – Temps perdu
78 – Perdu de vue
79 – Coup de foudre
80 – Temps pis
81 – Pause
82 – Face à face
83 – 107 ans
84 – Leçon de choses
85 – Mémoire cash
86 – Souvenirs
87 – Projets d’avenir
88 – Vacances
89 – Premier amour
90– Ni chaud ni froid
91 – Mortel
92 – Apesanteur
93 – Espace immobilier
94 – Trinité
95 – Ce n’est pas la fin du monde
96 – Rideau


Brèves du temps qui passe

97 – Le feu sacré
98 – Home cinéma
99 – Grand
100 – Pain perdu
101 – La porte
102 – Double living
103 – Ici la Terre
104 –  Contrôle technique
105 – Attendre (Urgence)
106 – Le tableau
107 – Le bac avec mention
108 – Les fantômes

 


Bureaux et Dépendances

109 – Les particules
110 – Drague démodée
111 – Un coup du destin
112 – La Mère Michelle
113– Les sandales d’Empédocle
114 – Avec ou sans filtre
115 – Pas de quoi rire
116 – Avantage acquis
117 – Import export
118 – Mort pour la Finance
119 – Nouveaux horizons
120 – Retraite
121 – Petite déprime
122 – Ministère du Plan
123 – Dernière cigarette
124 – La Mère Noël


De toutes les couleurs

125 – En couleurs
126 – Voter blanc
127 – Noir corbeau
128 – La vie en rose
129 – Carte bleue
130 – Peau rouge
131 – Oser le jaune
132 – Vert ciel
133 – Orange bien mûre
134 – Violettes
135 – Noir c’est noir
136 – Matière grise
137 – La chambre mauve
138 – Bien doré
139 – Tout est clair
140 – En noir et blanc


Des valises sous les yeux

141 – Faute de public
142 – À tempérament
143 – Sur l’herbe
144 – Pas le Pérou
145 – Excès de bagages
146 – Rester de glace
147 – Désespéré (deuxième chance)
148 – Septième ciel
149 – Adieu ou à rien
150 – Bagage suspect
151 – Tout le portrait de son fils
152 – Le grand saut
153 – Assurance crevaison
154 – Comme une porte de prison
155 – È finita la commedia


Drôles d’histoires

156 – La mer
157 – Colombo
158 – Voyage de noces
159 – Insecticide
160 – Relativité
161 – Kushim
162 – Contrechamp
163 – Lʼeffondré
164 – Uchronie
165 – Fantasme
166 – Pour finir

 


Elle et Lui, Monologue Interactif

167 – Entrée des artistes
168 – Nuit de noces
169 – Le temps des cerises
170 – Panne de télé
171 – Quarantaine
172 – Définition de l’amour (par défaut)
173 – Retrouvailles
174 – Tiens, voilà du Boudin !
175 – Disparition
176 – L’Équipe
177 – Où est-ce qu’on va quand on est mort ?
178 – La saison des pluies
179 – Petit commerce
180 – Coup de vieux
181 – Cauchemar
182 – Les meubles
183 – Sortie de secours


Le Comptoir

184 – Soirée poésie
185 – Deux demis
186 – Les pigeons
187 – Mention passable
188 – Entretien d’embauche
189 – Friday wear
190 – La peur de gagner
191 – Le coccyx
192 – Comme un vieux film
193 – Une belle mort


Les Rebelles

194 – Entrée de secours
195 – Désaccord
196 – Départ
197 – Avenir
198 – Taxi
199 – Demande
200 – Urgence
201 – Les amis
202 – Retour
203 – Épilogue – Le labyrinthe


Mélimélodrames

204 – Fatal comique
205 – Ce n’est pas un drame
206 – Huis-clos
207 – Auteur anonyme
208 – Changement de décor
209 – Scène de crime


Même pas mort

210 – Lève-toi et marche
211 – Immaculée conception
212 – Dieu le Père
213 – Extrême-onction
214 – La bonne nouvelle
215 – Divine enfant
216 – Nouveau testament
217 – Jugement dernier
218 – Dernier voyage
219 – Opération du Saint-Esprit

 


Minute, papillon !

220 – Amériques
221 – Evénement
222 – Dimanche
223 – Corbeau
224 – Homophone
225 – Bibliothèque
226 – Livres
227 – Malentendus
228 – Pauvres de nous
229 – Porte-à-porte
230 – Sans avenir
231 – Message in a bottle
232 – Minute, papillon !


Morts de Rire

233 – Les trois coups…
234 – Condoléances
235 – Dead Line
236 – Faux Départ
237 – Interrogatoire
238 – The End
239 – Justice Express
240 – Chrysanthème
241 – Champagne
242 – Oraison funeste
243 – Consultation
244 – Double inconnu
245 – Mort de Rire
246 – Dehors
247 – Faire-part
248 – Travelling
249 – Double vie
250 – Tunnel
251 – Fin de séries


Pour de vrai et pour de rire

252 – La fête des morts
253 – Le piège
254 – Une tapette
255 – Le chat et la souris
256 – L’or et l’argent
257 – Rayon surgelés
258 – Évasion
259 – Ça va
260 – Authentification
261 – Abrutis
262 – La carte
263 – Les primevères

 


Sens Interdit – Sans Interdit

 

264 – Là et au-delà
265 – Salle d’attente
266 – Ça ne veut rien dire
267 – L’addition
268 – À l’oeil
269– Au feu
270 – Compteur
271 – Autodérision
272 – Un champ de ruines
273 – À l’unisson
274 – Le journal
275 – Visite
276 – Vacance
277 – Paître
278 – Les auteurs de nos jours
279 – Georges
280 – JC
281 – La valise
282 – La route
283 – Low cost
284 – À vrai dire
285 – Contresens de l’humour

 


Trous de mémoire

 

286 – Vaguement
287 – Virgule
288 – Antipathie
289 – Trompe-l’œil
290 – Noir et blanc
291 – Retour vers le futur
292 – Confession
293 – Hommage
294 – Code confidentiel
295 – Amants d’enfance
296 – L’oubliée
297 –Trou de mémoire

 


Tueurs à gags

298 – Contrat
299 – Bloody Mary
300 – Cadeau
301 – Syndicalisme
302 – Éloge funèbre
303 – Le sauveur
304 – Bataille
305 – Malchance
306 – Poison d’avril
307 – Mémoires
308 – Choupette
309 – Signatures

 


Comme un poisson dans l’air

Poisson 310 – Sans titre
311 – Richophobie
312 – Divan
313 – Les petites heures
314 – Salles obscures
315 – Auto-stop
316 – Il était une dernière fois
317 – Définition de l’amour (par défaut)
318 – La volupté de l’ennui
319 – Sur le fil
320 – Le ménage
321 – Comme avant
322 – Le remplaçant
323 – Parler du beau temps
324 – Notre père qui êtes en nous
325 – Faire tomber la neige
326 – Demi-vœux à la Nation
327 – Death Valley
328 – Ici ou là
329 – Laissez-moi rire
330 – Retour à Ithaque

 

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Morts de rire

Stories to die forMuertos de la Risa –  Morrer de rirTote Lachen Länger

Comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Deux personnages par saynète – Distribution variable


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TEXTE INTÉGRAL

Morts de Rire

Comédie à sketchs

Deux personnages par saynète – Distribution variable

Les trois coups…

1 – Condoléances

2 – Dead Line

3 – Faux Départ

4 – Interrogatoire

5 – The End

6 – Justice Express

7 – Chrysanthème

8 – Champagne

9 – Oraison funeste

10 – Consultation

11 – Double inconnu

12 – Mort de Rire

13 – Dehors

14 – Faire-part

15 – Travelling

16 – Double vie

17 – Tunnel

Fin de séries


Les trois coups…

Deux personnages (hommes ou femmes) entrouvrent le rideau (ou pointent leurs têtes des coulisses) pour regarder plus ou moins discrètement les spectateurs déjà installés en attendant le début du spectacle.

Un – C’est qui, cette vieille dame, au premier rang, avec son appareil auditif ?

Deux – Ben c’est l’ayant droit…

Un – L’ayant droit…?

Deux – L’arrière petite nièce de l’auteur ! C’est à elle qu’on a dû demander l’autorisation de jouer. Et crois-moi, les héritiers, c’est encore plus casse-couilles que les auteurs vivants…

Un (soupirant) – À quoi bon monter des auteurs morts s’il faut payer les ayants droit…

Deux – Enfin, celui-là, plus que dix ans et il tombe dans le domaine public…

Un – Espérons au moins que le spectacle va lui plaire.

Deux – Ça ce n’est pas vendu. Elle a assisté à la création de la pièce en 1927. Alors évidemment, elle a des a priori…

Un – Pourquoi elle est venue, alors ?

Deux – Pour compter les spectateurs, j’imagine, et vérifier qu’on ne l’arnaquerait pas sur ses dix pour cent. Et dire qu’on a été obligé de l’inviter, pour l’amadouer…

Un – Pour l’instant, elle a les yeux fermés. Elle se concentre, ou elle dort ?

Deux – Ou alors elle est morte…

Un – Ah, non, elle ronfle…

Deux – Il faudrait peut-être la réveiller. On va frapper les trois coups…

Un – Je vais demander à ce qu’on les frappe un peu plus fort…

Noir. On frappe les trois coups…

 

1 – Condoléances

Un homme se recueille devant ce qu’on comprendra être une tombe.

Un deuxième arrive.

Deux – Excusez-moi, je cherche la tombe de Polnareff…

Un – Il est mort ?

Deux – Autant pour moi… Je voulais dire Gainsbourg, bien sûr…

Un – Au fond de l’allée, à gauche… Vous ne pouvez pas vous tromper… Il y a plein de mégots autour…

Le deuxième s’apprête à y aller, puis se ravise et regarde à son tour la tombe devant laquelle est planté le premier.

Deux – C’est quand même un drôle de truc, les cimetières, quand on y pense.

Un (ailleurs) – Oui…

Deux – Est-ce que les morts sont radioactifs, pour qu’on les enterre dans des enceintes confinées pendant des siècles, comme des déchets nucléaires ? (Absence de réaction de l’autre) Moi, je suis pour l’incinération, pas vous ?

Un – Pardon ?

Deux – Vous la connaissiez ?

Un – C’était ma maîtresse…

Deux – Ah, je suis désolé.

Un – Oh, c’est vraiment pas la peine… C’était une salope…

Deux – Allez, dites pas ça…

Un temps. Ils restent recueillis sur la tombe. Le deuxième voulant visiblement ne pas laisser le premier dans un aussi mauvais état d’esprit.

Deux – Alors c’est pour ça que vous venez seulement maintenant, après la cérémonie… Pour ne pas croiser le mari…

Un – Oui…

Deux (pris d’un doute) – Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

L’autre semble surpris.

Un – Ah, non…! Elle est morte écrasée par un tramway… Elle sortait de chez moi pour aller me chercher mon briquet que j’avais oublié dans mon quatre-quatre… C’est en retraversant la rue que… Ils avaient inauguré la ligne la veille. Elle ne s’est plus souvenue…

Deux – C’est ça le problème, avec les tramways. C’est peut-être écologique, mais comme c’est électrique, on ne les entend pas arriver…

Le premier sort une cigarette et la met à sa bouche.

Un – Vous avez du feu…? Du coup, je n’ai plus de briquet…

Deux – Bien sûr.

Un (pris d’un doute) – Ce n’est pas interdit, au moins ?

Deux (lui donnant du feu) – Les cimetières, c’est le dernier endroit où on a encore le droit de fumer. Et puis si c’était un cimetière non fumeur, ils n’y auraient pas enterré Gainsbourg…

Le premier tire sur sa cigarette avec un évident soulagement.

Un – C’est comme ça que son mari a appris notre liaison… Elle lui racontait qu’elle allait voir sa grand-mère à la maison de retraite. La grand-mère ne se souvient jamais de rien, c’était pratique. Mais comme le tramway lui est passé dessus en face de chez moi… Son mari a dû se douter de quelque chose…

Deux – Évidemment… Apprendre en même temps qu’on est veuf et qu’on est cocu…

Un – Depuis, je suis à pied…

Deux – Pardon…?

Un – Il a fait enterrer sa femme avec mes clefs ! Pour se venger, sûrement…

Deux – Vos clefs ?

Un – Les clefs de mon quatre-quatre ! Je les lui avais données… Pour qu’elle aille me chercher le briquet…

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Je suis allé à la présentation du corps, je les ai vues qui dépassaient de sa poche… Mais il y avait plein de monde… J’ai rien pu faire… Maintenant, je ne sais plus comment les récupérer…

Deux – Mais vous n’avez pas un double…?

Un – Si… C’est ma femme qui l’a…

Deux – Vous n’avez qu’à lui dire que vous avez perdu les vôtres…

Un – On est séparés… (Désignant la tombe) Cette salope venait de lui apprendre que je la trompais avec elle… Alors il y a peu de chance que mon ex-femme me rende le double des clefs…

Deux – Je vois…

Un – Il va bientôt faire nuit… (Un temps) Vous n’auriez pas une pelle ?

Deux – Vous plaisantez ?

Un – Vous n’avez pas de pelle… Vous êtes en voiture ?

Deux – Je vous ramène ?

Un – Volontiers. Vous allez de quel côté ?

Deux – La Butte aux Cailles.

Un – Tiens, c’est marrant, c’est là qu’habitait ma maîtresse.

Deux – Je sais… Je suis son mari…

Un – Ah, d’accord… J’ai eu un doute, aussi, quand j’ai vu le briquet…

Le premier ressort le briquet de sa poche.

Deux – Ah, oui, excusez-moi… Je vous le rends, bien sûr… Je ne savais pas qu’il était à vous… J’étais étonné, aussi, de trouver ça dans sa main, quand ils me l’ont ramenée. Comme ma femme ne fume pas… Enfin, ne fumait pas…

L’autre prend le briquet.

Un – Merci. (Jetant un regard au briquet) Pas une égratignure… C’est un miracle…

Deux – Ma femme, en revanche…

Un (rangeant le briquet dans sa poche) – J’y tiens beaucoup… C’est elle qui me l’avait offert…

Deux – Mais pour vos clefs… Je suis vraiment désolé… Je vous jure que je n’étais pas au courant… Je n’ai pas eu l’idée de lui faire les poches…

Un – Je vous crois… Vous avez l’air d’un brave type…

Ils s’apprêtent à partir.

Un – Mais je croyais que vous cherchiez la tombe de Gainsbourg ? C’est pour ça que je ne me suis pas méfié… C’était pour me piéger…?

Deux – Pas du tout… Pendant la cérémonie, évidemment, je n’ai pas eu trop le temps de flâner… Je me suis dit que je reviendrai plus tard pour faire un peu de tourisme… Ça fait rien, ce sera pour une autre fois… (Un temps) Je me suis toujours demandé ce qu’on faisait des morts quand les cimetières étaient pleins…?

Un – On les oublie… À part quelques célébrités… Ça doit être ça l’immortalité. Une concession perpétuelle…

Ils s’éloignent.

Un – C’est vrai que c’est un bel endroit…

Deux – C’est elle qui a tenu à être enterrée ici…

Un – Ça doit coûter bonbon, non ? C’est très people…

Deux – Ça vous pouvez le dire… C’était son côté show-biz…

Ils s’en vont.

Deux – Vous avez raison, c’était vraiment une salope…

Un – Allez, dites pas ça…

Noir.

 

2 – Dead line

Un homme est assis en face d’un autre installé devant un ordinateur.

Un (consultant son écran) – Alors, d’après tous les renseignements que vous nous avez fournis, ce serait pour le… 27 décembre 2041 dans la soirée.

Deux – Ah…

Un – Ça vous pose un problème ? Si je ne me trompe, vous aurez 76 ans et 3 mois… C’est un peu jeune, bien sûr, mais… Compte tenu de votre hygiène de vie, et de votre logement plutôt insalubre… Croyez-moi… Vous ne pouviez guère espérer mieux…

Deux – Oui, bien sûr, mais… Le 27 décembre, c’est en plein dans les fêtes… Ça ne m’arrange pas. Ma femme et moi, on tient un magasin de chocolat. On fait la moitié de notre chiffre d’affaires de l’année à cette époque là…

Mimique de l’autre pour dire qu’il n’y peut rien.

Deux – Et si j’arrêtais de fumer…?

Un – Ah, là, évidemment… Voyons voir… (Il pianote sur son ordinateur) Non-fumeur… Vous n’envisagez toujours pas de déménager…?

Deux – C’est à côté du magasin… et avec la flambée des prix de l’immobilier…

Un – Bien… Ça nous ferait donc… le 29 février 2044… C’est une année bissextile…

Deux – Mmmm…

Un – Vous gagnez presque trois ans.

Deux – Est-ce que ça vaut vraiment le coup…

Un – Ah, ça, c’est vous qui voyez.

Deux – Et si j’arrêtais aussi les apéritifs…?

Un – Il faut bien vivre…

Deux – Vous avez raison… On ne peut pas se priver de tout… (Un temps) Et ma femme…?

Un – Oh, ça, vous savez, ça n’a guère d’incidence. Ce serait même plutôt bon pour le coeur… et pour la prostate.

Deux – Non, je veux dire ma femme, euh… C’est prévu pour quand…?

Un – Ah… Désolé… Mais… C’est strictement confidentiel…

Deux – Mais… Avant, ou après moi…?

Un – Même si je le savais, je ne pourrais rien vous dire… Vraiment…

Deux – Mmmm… (Songeur) Elle ne fume pas…

Un – Oh, vous savez, des fois, ça ne veut rien dire. Et puis il faut aussi prendre en compte le tabagisme passif…

Deux – Elle m’oblige à fumer sur le balcon…

Un – Elle peut avoir un accident… Elle fait beaucoup de kilomètres par an en voiture ?

Deux – Elle ne conduit pas…

L’autre prend un air désolé.

Un – Les piétons aussi peuvent se faire écraser en traversant la rue, vous savez… Et puis il y a aussi les accidents domestiques… Une fuite de gaz… Une chute dans l’escalier…

Deux (songeur) – Un sèche-cheveux qui tombe dans la baignoire…

Un – Ça vous tient tant à coeur que votre femme parte avant vous ? (Complice) Vous voulez lui épargner la peine de vous survivre, c’est ça…?

Deux – C’est pas ça… C’est pour le caveau de famille… Depuis que ma mère est morte, il ne reste plus qu’une place…

Un – Et…?

Deux – Eh bien… Je m’entendais très mal avec ma mère… Je ne tiens pas à… Vous comprenez…? Alors si ma femme part la première, ça résoudrait le problème… Elle prend la dernière place, et moi je peux aller m’installer ailleurs… Sans que ça fasse d’histoires…

Un – Je comprends…

Deux – Et si je me mettais à faire un peu de sport…?

Un – Si ce n’est pas un sport trop dangereux… Vous pensiez à quoi ?

Deux – Je ne sais pas, moi… La pétanque…

Un – Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fractures du crâne qu’on dénombre chaque année chez les amateurs de boules…

Deux – Bon… Tant pis… Va pour le 27 décembre 41…

Il se lève pour partir, puis se ravise et se retourne une dernière fois vers son interlocuteur.

Deux – Au fait, j’ai oublié de vous demander… Je meurs de quoi, au juste…? Cancer du poumon ?

Un (pris au dépourvu) – Ah, oui, c’est vrai, je suis désolé, j’ai complètement oublié de vérifier… Vous faites bien de me le demander…

Il vérifie sur son ordinateur avant de lever la tête avec un air embarrassé.

Un – Je vous avais prévenu que votre logement était insalubre…

Tête de l’autre qui ne comprend pas bien.

Un – Le balcon… Un effondrement… Finalement, je crois que vous feriez mieux d’arrêter de fumer…

Noir.

 

3 – Faux départ

Une femme en deuil arrive côté cour, avec une mine de circonstances. Elle sort un mouchoir de son sac et sèche une larme. Son portable sonne. Elle répond d’une voix très affectée.

Femme 1 – Oui…? Ah, c’est toi… Oui, oui, je suis à la chambre funéraire, là. C’est vrai que je ne le voyais plus depuis des années, mais bon. Ça fait quand même un choc. Je voulais le revoir une dernière fois…

Une deuxième femme arrive côté jardin, en deuil elle aussi.

Femme 1 – Excuse-moi, il va falloir que je te laisse. Ma soeur vient d’arriver. Je te rappelle plus tard, d’accord ? Merci d’avoir appelé…

Les deux femmes s’embrassent, sans chaleur.

Femme 2 (désignant le côté cour) – Heureusement que tu m’as prévenue. Moi, je n’ai même pas reçu de faire-part. Il est là…?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Tu l’as vu ?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Ça fait au moins dix ans… Il a dû changer, non ?

Femme 1 – Il est mort.

Femme 2 – Oui… Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir envie de le voir, en fait. Je n’ai jamais vu un mort. Il vaut peut-être mieux que je garde de lui l’image qu’il avait la dernière fois que je l’ai rencontré. Plein de vie…

Femme 1 – Allez. Fais ça pour lui. Je suis sûre que ça lui aurait fait plaisir de te voir une dernière fois

Femme 2 – Bon.

Elle se dirige sans enthousiasme vers le côté cour et disparaît.

Sa soeur reste seule, et écrase à nouveau une larme.

L’autre revient au bout d’un instant, un peu perturbée.

Femme 1 – Ça va…?

Femme 2 (embarrassée) – Tu m’as bien dit que c’était là, la porte à droite ?

Femme 1 – Oui, pourquoi ?

Femme 2 – C’est pas lui.

Femme 1 – Tu ne l’as pas vu depuis dix ans. Il a changé, forcément.

Femme 2 – Il n’a pas changé de sexe, quand même… C’est une femme, là, dans le cercueil.

Femme 1 – T’es sûre…?

Femme 2 – Une femme qui ne lui ressemble pas du tout, hein…. Tu ne t’en es pas rendu compte ?

Femme 1 – J’étais tellement bouleversée, ce matin. J’ai laissé tomber mes lentilles dans le lavabo. Ça doit être la porte de gauche. Il y a deux chambres funéraires… Je vais aller voir.

Femme 2 – Je crois qu’il vaut mieux que ce soit moi…

Elle repart côté cour, laissant sa soeur encore plus bouleversée, et revient au bout d’un instant.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 – C’est pas lui non plus.

Femme 1 – T’es sûre ?

Femme 2 – À moins qu’il nous ait caché toute sa vie qu’il était noir… Fais voir le faire-part ? Tu t’es peut-être trompée d’adresse. Des chambres funéraires, il y en a un peu partout…

Femme 1 – Oh, mon Dieu… Ça m’a tellement retournée, d’apprendre qu’il était mort. Et maintenant, on ne va même pas pouvoir assister à son enterrement…

Elle sort le faire-part de son sac et le tend à sa soeur.

Femme 2 (jetant un coup d’oeil au faire-part) – Non, pourtant, c’est bien là, je ne comprends pas… (Continuant à lire à haute voix) Ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Mais c’est pas son nom !

Femme 1 – C’est pas possible ! Fais voir…

Elle prend le faire-part que lui tend sa soeur, et le regarde en plissant les yeux, pour tenter de compenser l’absence de ses lentilles.

Femme 1 – Merde ! C’est le nom des voisins… Ça arrive au moins une fois par mois que le facteur se trompe de boîte. Il faut dire qu’entre Martinez et Ramirez… J’ai pas fait attention.

Femme 2 (consternée) – Donc, il n’est pas mort…

L’autre la regarde avec un air pitoyable.

Femme 1 – Je suis vraiment désolée…

Silence embarrassé.

Femme 1 – Qu’est-ce qu’on va faire de la couronne ?

Femme 2 – Je ne pense pas qu’ils vont nous la reprendre, hein…? T’imagines un peu, si les fleuristes se mettaient à rembourser les fleurs après les enterrements… On n’a qu’à la laisser pour fleurir la tombe du défunt de tes voisins.

Femme 1 – Surtout qu’ils n’avaient pas l’air de beaucoup y tenir. Ils ne sont même pas venus…

Femme 2 – C’est normal, c’est toi qui as le faire-part…

Femme 1 – Merde, c’est vrai. Comment je vais leur annoncer ça, moi…

Femme 2 – Ah, oui… Je crois que là, tu vas avoir besoin de tout le tact dont tu es capable…

Femme 1 – Enfin… La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas mort… (Soupirant) – Moi qui avais déjà presque fait mon deuil…

Femme 2 – Comme ça ce sera fait, hein ?

Elles s’en vont.

Femme 1 – Oh, mon Dieu…

Femme 2 – Tu vas aller le voir ?

Femme 1 – Qui ?

Femme 2 – Ben lui !

Femme 1 – Pourquoi j’irais le voir ?

Femme 2 – Je ne sais pas, moi. Tu tenais absolument à lui dire un dernier adieu. Ben comme ça tu pourrais le faire de son vivant…

Noir.

 

4 – Interrogatoire

Le premier (ou la première) fait les cent pas derrière le deuxième (ou la deuxième), assis(e) sur une chaise.

Un – Tu vas parler, crois-moi. J’en ai maté des plus coriaces que toi, je te garantis.

Deux (comme s’il récitait une leçon) – Je suis innocent, je vous dis.

Un – C’est ça, ouais. Ils disent tous ça. Allez, on reprend tout à zéro. Nom, prénom, âge, profession…

Deux (avec un air las) – Sanchez Pedro, 33 ans, infirmier…

Un – Et t’étais où, mercredi soir vers minuit ?

Deux – Dans mon lit. Je dormais.

Un – Seul ?

Deux – Non, avec ma femme.

Un – Et bien sûr, tu vas me raconter qu’elle dormait aussi…

Deux – Ben oui. À minuit. On bosse tous les deux le lendemain.

Un – Tu pourrais au moins avoir un peu plus d’imagination.

Deux – J’ai rien à vous dire, je vous dis.

Un – C’est ça, oui… Et ben crois-moi, tu vas me le dire quand même.

Deux (amusé) – Quoi ? Que j’ai rien à vous dire ? Je viens de vous le dire.

Un – Joue pas au plus con avec moi, hein ! T’es pas sûr de gagner.

Deux (se marrant un peu) – C’est sûr…

Il se lève, histoire de se dégourdir les jambes.

Un – Assieds-toi, Sanchez !

L’autre se marre.

Un – Et méfie-toi ou je te colle un outrage, en plus.

L’autre se rassied, résigné.

Deux – Si on ne peut même plus rigoler…

Un – Alors ? T’étais où, mardi soir ?

Deux – On n’avait pas dit mercredi ?

Un – Ouais, bon, mardi, mercredi, on s’en branle. T’étais où ?

Deux – Je ne m’en souviens plus.

Un – Comment ça, tu t’en souviens plus ? Tu viens de me dire que t’étais au pieu, avec ta femme.

Deux – Non, ça, c’était mercredi, mais mardi, je ne m’en souviens plus.

L’autre frappe violemment du plat de la main sur la table qui s’écroule.

Un – Putain, mais tu vas parler, oui !

Il a à peine terminé sa phrase qu’il se tord de douleur en se tenant la main.

Un – Oh, putain…

Deux – Ça va pas…?

Un – T’occupe, toi. (Pour lui) Oh, putain…

Deux – Ça fait mal…?

Un – Je me suis explosé la main…

Deux – Fais voir.

Un – Qu’est-ce que t’y connais, toi ?

Deux – Je suis infirmier… Tu me l’as fait répéter au moins dix fois.

Le premier se laisse faire et l’autre examine sa main.

Deux – C’est bon, il n’y a rien de cassé.

Un – Pourquoi ça me fait un mal de chien, alors ?

Deux – T’étais pas obligé de taper aussi fort, non plus. C’est dingue, t’as même pété la table. Tu sais que tu m’as fait presque peur ? J’ai cru que t’allais vraiment me balancer une mandale.

Un – Excuse-moi, je me suis un peu pris au jeu.

Deux – Quelle connerie, ces entraînements à l’interrogatoire aussi. On n’a pas signé pour se faire tabasser en garde à vue, bordel.

Un – Ouais, ben la prochaine fois, c’est toi qui fais le flic. Tu vas voir si c’est plus marrant que de faire le suspect…

Deux – Bon, on fait une petite pause ? On n’est pas aux pièces, non plus.

Un – Ok.

Un sort un paquet de cigarettes, et en propose une à son collègue.

Deux – Merci, j’ai arrêté la semaine dernière.

L’autre s’apprête à allumer sa cigarette.

Deux- Dis donc, je ne voudrais pas être trop jugulaire-jugulaire, mais tu sais que c’est interdit, maintenant…

Un – Quoi ?

Deux – Ben, euh… On est dans un endroit public, non ?

Un – Oh, putain… Non, mais pourquoi j’ai choisi ce boulot de merde… Alors maintenant, un flic n’a même plus le droit de proposer une cigarette à un suspect pendant un interrogatoire ?

Deux – Il pourrait te faire un procès… Tu regardes trop la télé, toi…

L’autre range son paquet de cigarettes à contrecœur.

Un – Bon, ben autant qu’on s’y remette, alors.

Deux – Ok. Tu fais le suspect ?

Un – Ok.

Il s’assied sur la chaise et l’autre commence à faire les cent pas derrière lui pendant un certain temps. Le premier commence à s’impatienter.

Un – Bon, ça vient. Je commence à m’endormir, moi…

Deux – Attends, putain ! Je me concentre…

Il continue de faire les cent pas, puis se lance.

Deux – Alors, mon con, t’étais où mercredi soir à minuit ? Tu vas finir par me le dire, alors autant me le dire tout de suite, on gagnera du temps.

Un – Ok. J’étais en train de braquer la supérette en bas de chez moi.

Il se marre.

Deux – Oh, non, arrête de déconner !

Un – Tu viens de me dire qu’on gagnerait du temps. Tu m’a convaincu, et voilà. T’es un trop bon flic, mon vieux (Regardant sa montre) Et puis c’est vrai, merde, regarde l’heure qu’il est ! On ne va pas faire du rab, non plus. Pour le prix qu’on est payé…

Deux – Oh, putain, t’as raison, c’est l’heure de plier les gaules. Et puis c’est pas le jour que j’arrive en retard. Ma femme a décidé de me traîner au théâtre, ce soir.

Un – Non…?

Deux – J’espère que ce sera moins chiant que la dernière fois. J’ai failli m’endormir…

Ils mettent tous les deux leurs vestes et s’apprêtent à s’en aller.

Un – Et mercredi dernier à minuit, qu’est-ce que tu foutais ? C’est que j’ai presque envie de le savoir, maintenant. Allez, tu peux me le dire…

Deux – Eh ben j’étais au lit, figure-toi.

Un – Avec ta femme ?

Deux – Non, avec la tienne, ducon.

Ils s’en vont, en se marrant.

Un – Va savoir…

Noir.

5 – The end

Le premier regarde fixement en direction de la salle.

Le deuxième arrive, semblant chercher son chemin.

Deux – Excusez-moi. La tombe de Jim Morrison, vous savez où c’est…?

Le premier s’extrait de sa contemplation méditative.

Un – Aucune idée.

Le deuxième regarde autour de lui.

Deux – La dernière fois que je suis venu, c’était pour l’enterrement, mais j’étais tellement défoncé. Je ne me souviens de rien…

Le deuxième regarde lui aussi dans la direction de la salle.

Deux – Vous le connaissiez ?

Un – Morrison ?

Deux – Non… Le… Le type qu’ils enterrent, là… Il y a beaucoup de monde. C’était quelqu’un d’important ?

Un – Un philosophe… qui écrivait aussi des pièces de théâtre.

Deux (commentant avec ironie une oraison funèbre qu’on entend pas) – C’était un penseur éclairé, un professeur généreux, un ami fidèle… Blabla… Si ça se trouve, il n’écrivait que des trucs imbitables, il tripotait ses étudiantes, et il devait de l’argent à tout le monde…

Le premier lui lance un regard un peu étonné.

Deux – Les salauds meurent aussi, non ? Souvent plus tard que les autres, d’ailleurs. Mais ils finissent bien par crever quand même. Alors où on les enterre, hein ? Regardez les épitaphes autour de vous. À mon cher époux… À notre père adoré… À notre patron bien-aimé… Et les types qui trompaient leurs femmes, qui battaient leurs enfants et qui exploitaient leurs ouvriers, on les enterre où ? Je ne sais pas d’où ça vient, ce besoin de sanctifier les cons une fois qu’ils sont morts.

Un – La gratitude des vivants d’en être enfin débarrassés, j’imagine…

Deux – En tout cas, rien que pour ça, ça vaudrait le coup d’assister à son propre enterrement. Histoire d’entendre tous ces gens qui ne pouvaient pas vous blairer dire à quel point vous étiez un type formidable…

L’autre le regarde, intrigué.

Deux – Oh, putain. La minute de silence, maintenant… Ils nous auront tout fait.

Silence.

Deux – Ça doit être chiant des pièces de théâtre écrites par un philosophe, non ?

Air un peu offusqué du premier. Le deuxième se demande s’il n’a pas gaffé.

Deux – Vous le connaissiez, ce… dramaturge ?

Un (avec un sourire entendu) – Moi non plus je ne voulais pas rater mon enterrement… (Se présentant en tendant la main au deuxième) Jean-Paul…

Deux (serrant la main que l’autre lui tend) – Jim…

Un – Je ne vous aurais pas reconnu. Vous aviez les cheveux longs, à l’époque, non…?

Deux – Et vous, vous ne louchiez pas un peu ?

Un – D’un oeil, seulement. (Avec une grandiloquence amusée, pour plaisanter) Mais maintenant, je ne suis plus qu’essence…

Le deuxième sort une cigarette.

Deux (plaisantant) – Come on, baby, light my fire.

Le premier, qui n’a pas l’air de comprendre la blague, allume la cigarette du deuxième.

Un – Désolé, je n’ai jamais écouté vos disques…

Deux – J’ai pas lu vos livres non plus… L’existentialisme, c’est ça ?

Un – Ouais…

Deux (gentiment ironique) – Etre ou ne pas être…

Jean-Paul ne sait pas trop si Jim se fout de sa gueule ou pas.

Un – Non, ça ce n’est pas de moi, hélas… Vous êtes sûr que c’est au Cimetière Montparnasse qu’il est enterré, Morrison ?

Deux – Non ?

Un – Moi, je dirais plutôt le Père Lachaise….

Deux – Oh, putain, je ne me souviens plus de rien. Je devais vraiment être défoncé… Je m’en voudrai toute ma mort d’avoir raté mon enterrement…

Noir.

 

6 – Justice express

Deux chaises, de chaque côté d’une table. Un homme en combinaison orange (rappelant celles de Guantanamo), entre et attend, debout. Une femme en robe d’avocate arrive, survoltée, un téléphone portable à l’oreille. Elle termine sa conversation tout en faisant un petit bonjour à l’homme, et en commençant à s’installer. Elle pose sa serviette sur la table et en sort un dossier.

Avocate (au téléphone) – Écoutez, vingt ans, c’est pas si mal. Vous savez qu’avec un autre juge, et une autre avocate, vous auriez pu prendre beaucoup plus ? Enfin, un peu plus. Et puis vingt ans, avec les remises de peine… Dans dix ans, on peut espérer une liberté conditionnelle. C’est vite passé, dix ans, non ? Bon, excusez-moi, il faut que je vous laisse, je suis avec un client, là. Ben oui, je sais, vous êtes vraiment innocent, mais bon. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas gagner à tous les coups. Je vous rappelle, hein ? Tchao, tchao… (Elle range son téléphone) Quel emmerdeur…

Avec un sourire commercial, l’avocate se tourne enfin vers l’homme, resté debout.

Avocate (s’asseyant) – À nous, Monsieur… (Elle vérifie le nom dans le dossier) Martinez.

Homme – Sanchez…

Avocate – Ça commence bien… (Lui indiquant l’autre chaise) Asseyez-vous, Monsieur Sanchez, je vous en prie (Raturant sur le dossier) Si vous saviez… C’est bourré de fautes de frappe, ces dossiers d’instruction. Sans parler des fautes d’orthographe… C’est à croire que tous ces juges sont des analphabètes. (Soupirant) Et après on s’étonne qu’il y ait autant d’erreurs judiciaires… (Souriant à nouveau) Mais ne vous inquiétez pas, on va vous sortir de là, hein ? Alors, qu’est-ce qu’on vous reproche exactement…? (Feuilletant l’épais dossier) Voyons voir… Ouhla… Mais c’est l’affaire Dreyfus, dites-moi. Un vrai roman-feuilleton. Je me demandais pourquoi mon cartable était aussi lourd. Non, mais ils ne se rendent pas compte, hein ? Si je devais lire, tout ça, moi… Bon, alors je résume : En gros, vous avez coupé votre femme en deux avec une hache, c’est bien ça ?

Homme – Non…

Avocate – Bravo ! C’est exactement la réponse que j’attendais de vous. Vous êtes innocent, c’est encore plus simple. On plaide non coupable, et on ne perd pas de temps avec les détails. Je sens qu’on va faire du bon travail ensemble, Monsieur Ramirez. D’ailleurs c’est toujours la stratégie de défense que je propose à mes clients : nier tout en bloc. Même l’évidence. Instiller le doute dans l’esprit des jurés, en espérant obtenir l’acquittement au bénéfice du doute. Bon, ça ne marche pas à tous les coups, mais croyez-moi, c’est beaucoup plus simple que d’entrer dans les détails. Les circonstances atténuantes, l’enfance malheureuse, le moment de folie… Tout ça, c’est d’un compliqué. Pour un résultat très aléatoire, vous savez. Alors voilà ce qu’on va faire. Vous connaissez le jeu ni oui ni non ?

Homme – Oui…

Avocate (plaisantant) – Ah, mauvais point pour vous ! Je vous ai déjà piégé… Mais je vous propose une variante. Vous répondez non à tout à toutes les questions qu’on vous pose, d’accord ? Jamais oui. Toujours non. Attention, vous êtes prêt ?

Homme (sur la défensive) – Mmmm…

Avocate – Est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à votre chère épouse…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous possédez une hache…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous vous êtes déjà habillé en femme ?

Le téléphone portable de l’avocate sonne.

Avocate – Excusez-moi, je suis à vous tout de suite… (Elle répond) Oui…? Ah, oui, mon chéri ! Ça va ? Euh, non, j’ai rendez-vous chez le coiffeur à 17 heures, et j’ai une douzaine de clients à voir avant. Tu peux passer chez le traiteur en rentrant, pour notre petite soirée entre amis ? Je crois que je ne vais pas avoir le temps… Oh, j’ai invité le juge avec sa femme, le procureur avec sa maîtresse… Ça fait déjà trois. Non trois, la maîtresse du procureur, c’est la femme du juge. Oh, écoute, compte pour six, d’accord ? Merci, tu es un amour. Bisous, bisous. Moi aussi… Allez, à ce soir…

Elle range son téléphone portable.

Avocate – Alors, où en étions nous, Monsieur Hernandez ?

Homme – Sanchez…

Avocate – Excusez-moi, Hernandez, c’est le nom de ma femme de ménage. Ou Fernandez, je ne sais plus. Bon, donc, vous n’avez pas tué votre femme, et point barre, d’accord ? Croyez-moi, comme ça, on s’évite beaucoup de complications… Et en répondant toujours non quelle que soit la question, on est sûr de ne jamais se contredire. Vous avez autre chose à me dire, Monsieur Gomez ?

Homme – Euh… Oui…

Avocate – Ah, je vous ai encore piégé. La bonne réponse était non. Bon, il faut que je vous laisse, Monsieur Gonzalez. Le devoir m’appelle. J’ai encore beaucoup d’innocent comme vous à sauver aujourd’hui… On se revoit demain au procès ? Et encore une fois, ne vous en faites pas. Je suis convaincue de votre innocence, et je me fais fort de faire partager cette conviction à tous les membres du jury. (Avec un air entendu) D’ailleurs, je reçois le juge à dîner ce soir, et j’essaierai de lui glisser un petit mot en votre faveur entre la poire et le fromage. (Comme pour elle même) Avant que la soirée ne commence vraiment à déraper, comme la dernière fois… Allez, à bientôt Monsieur Marquez…

L’avocate sort, aussi survoltée qu’elle était entrée. Le type reste là, perplexe. Puis il se retourne. On lit dans son dos sur sa combinaison orange une inscription du type « Dépannage Service » ou « Service Entretien ».

Homme – Bon, Djamel, qu’est-ce que tu fous avec l’échelle ? On ne va pas y passer la journée pour changer une ampoule, non plus ?

Noir.

7 – Chrysanthème

Deux femmes, debout côte à côté sur scène face au public, regardent devant elles deux tombes qu’on imagine. La première lorgne du côté de la seconde.

Un – Bravo ! Voilà une tombe bien fleurie… C’est vraiment magnifique.

Deux – Merci… Mais c’est du travail, vous savez. Enfin, quand on voit le résultat, on oublie tout le reste…

Un – C’est sûr.

Deux – Et vos chrysanthèmes, ils viennent de chez le fleuriste d’à côté ?

Un – Pensez vous, je les cultive moi-même. Et attention, sans engrais, hein ?

Deux – Les chrysanthèmes bio, il n’y a que ça de vrai. (Un temps) Et… il est mort il y a combien de temps, le vôtre, si ce n’est pas indiscret ?

Un – Ça fera vingt ans exactement le 31 décembre.

Deux – Le 31 décembre ?

Un – Eh, oui… Un soir de réveillon. Vous imaginez comme j’avais le coeur à la fête…

Deux – Un os de dinde qui ne sera pas bien passé…?

Un – Non, il s’est fait renversé par une voiture… Un chauffard en état d’ivresse, qui n’avait même pas son permis.

Deux – C’est eux qu’on devrait tuer… Enfin, il est mort sur le coup. Il n’a pas souffert.

Un – Et le vôtre ?

Deux – Il y a cinq ans aujourd’hui. C’est son anniversaire…

Un – Alors c’est tout frais… Ça fait un vide, hein ?

Deux – Ça, vous pouvez le dire… J’en ai pris un autre, mais on a beau dire. C’est pas pareil. Ça remplace pas.

Un – C’est sûr.

Deux – Et vous, vous en avez repris un ?

Un – Non. Je n’ai même pas eu envie. Je sais que ça n’aurait pas remplacé…

Deux – Enfin… La vie continue, malgré tout. Vous avez des enfants ?

Un – Trois. Mais ça non plus, ça remplace pas, hein ?

Deux – C’est pas pareil. Surtout quand ça grandit. Et que ça vous quitte.

Un – Eux, si ils n’étaient pas morts prématurément, ils nous auraient jamais quittées.

Deux – Et oui… Mais bon… Ils vivent moins longtemps que nous, on le sait. On devrait être préparées…

Un – Malgré tout, quand ça arrive, ça fait un choc. Vous l’aviez trouvé comment, le vôtre ?

Deux – Par internet.

Un – Ah, oui… Moi, à mon époque, ça n’existait pas encore… J’ai récupéré celui de la voisine. Elle n’en voulait plus.

Deux – Il y a des femmes comme ça… Elles en prennent un, et après elles se rendent compte que c’est pas ce qu’elles avaient imaginé… Alors elles préfèrent l’abandonner… C’est triste, mais bon. Heureusement que vous étiez là pour le récupérer… Je suis sûre qu’il a été très heureux avec vous, tout le temps qu’il a vécu…

Un – Vous avez une photo ?

Deux – Regardez, il y en a une, là, sur sa tombe.

Un – Ah, oui, c’est vrai, j’avais pas fait attention… Mon Dieu, comme il était beau… Avec ses grandes oreilles…

Deux – Et encore, si vous l’aviez vu avec quelques années de moins. Avec le poil bien dru. Et le vôtre ?

Un (lui montrant la tombe) – Regardez…

Deux – Ah, oui… Tout frisé… Il avait une bonne tête…

Un – C’était un amour…

Elles soupirent.

Un – Bon, il va falloir qu’on y aille. Je crois qu’ils n’attendent plus que nous pour fermer.

Deux – Vous venez souvent ?

Un – Le plus souvent possible. Mais ça fait loin quand même… Et vous ?

Deux – Moi, j’habite à côté, heureusement. Je peux venir tous les jours…

Un – Alors on se reverra sûrement.

Deux – Si Dieu le veut.

Elles commencent à partir.

Un – Et le vôtre, il est mort de quoi ?

Deux – Oh… Une longue maladie, comme ils disent quand ils ne savent pas. À la fin, il souffrait tellement… J’ai dû le faire piquer.

Un – Allez, pensez que là où ils sont, ils ne souffrent plus.

Deux – Vous croyez qu’il y a un paradis pour eux aussi ?

Un – Allez savoir… Il y a bien des cimetières…

Noir.

8 – Champagne

Une femme boit une coupe de champagne. On frappe à la porte.

Deux (off) – C’est la police !

La femme va ouvrir.

Un – Entrez, je vous en prie. Je vous attendais.

La deuxième femme entre.

Un – Vous êtes toute seule ?

Deux – C’est à dire que… Mon collègue avait un truc à régler. On est en sous effectif, vous savez…

Un – Rien de grave, j’espère ?

Deux – Non… Un dealer qui s’est fait bouffer par son pitbull.

Un – Il est mort ?

Deux – Qui ? Le pitbull ? Je plaisante, ne vous inquiétez pas… Mais le clébard lui a quand même sectionné un bras. Et il ne voulait pas lâcher le morceau. On a été obligé de l’endormir…

Un – Qui ? Le dealer ? Je plaisante…

Elles se marrent.

Deux – D’ailleurs, il est en bas, dans le panier à salade… J’espère qu’il ne va pas se réveiller trop vite…

Un temps.

Deux – Alors… c’est où ?

Un (avec un geste du menton) – À côté, dans la chambre.

Deux – Bon, ben je vais aller jeter un coup d’oeil, si vous permettez…?

La policière disparaît un instant du côté opposé où elle est entrée.

Deux – Ah, oui…

Elle revient aussitôt après.

Deux – Et… sans indiscrétion, vous avez fait ça comment ? Parce qu’à vous voir, comme ça… Mais vous n’êtes pas obligée de me répondre, hein ?

Un – Avec un couteau-scie.

Deux – Un couteau-scie…?

Un – Un couteau électrique. À piles…

Deux (impressionnée) – Et vous comptiez… transporter les pièces détachées. Les mettre dans un sac poubelle, peut-être ?

Un – Je ne vous aurais pas appelée…

Deux – C’est vrai.

Un – Une coupe de champagne ?

Deux – C’est à dire que… Oh, et puis pourquoi pas après tout !

Elle lui sert une coupe.

Un – Merci. Bon, et bien… À la vôtre, alors.

Elles boivent en silence.

Un – Vous ne me passez pas les menottes ?

Deux – Vous n’aviez qu’un mari ?

Un – Oui.

Deux – Alors vous n’allez pas recommencer tout de suite.

Echange de sourires.

Deux – Il est bien frais… Excusez-moi, mais… pourquoi deux morceaux seulement ? Les piles étaient à plat…?

Un – Mon mari n’arrivait pas à choisir entre moi et sa maîtresse. J’ai opté pour un partage équitable.

Deux – Les hommes, ils sont tous pareils…

Un – Vous êtes mariée ?

Deux – Veuve.

Un – Je suis désolée…

Deux – Non, mais ce n’est pas grave, hein…

Un – Ne me dites pas que vous aussi…

Deux – Pensez donc… Je n’aurais jamais pu entrer dans la police… Ils sont un peu moins stricts sur le recrutement, maintenant, mais bon, un casier, c’est jamais un bon point… Non, mon mari est mort bêtement. D’une grippe…

Un (compatissante) – La grippe A…

Deux – Même pas ! Bêtement, je vous dis… Un jour, il est rentré avec un peu de fièvre. Je lui ai porté un grog, au lit. Le lendemain, il était mort.

Un (plaisantant) – Si j’attrape un rhume, je ne viendrai pas me faire soigner chez vous…

Elles rient de bon coeur.

Un – Encore un peu de champagne ?

Deux – Vous comprenez pourquoi je ne vous passe pas les menottes…

Elle la ressert en souriant.

Deux – Et vous la connaissez ?

Un – Qui ?

Deux – Sa maîtresse !

Un – Pas personnellement. Je sais seulement qu’elle travaille dans la police.

Deux – C’est pas vrai ! Une collègue ! Oh, vous savez, il y a des salopes partout. Même dans la police…

Un – Je peux vous poser une question ?

Deux – Allez-y…

Un – Vous croyez au hasard ?

Deux – Vous savez, dans mon métier…

Un – Alors croyez-moi, ce n’est pas par hasard que vous êtes ici.

Deux – Alexandre ?

Un – C’est mon mari.

Deux – Il m’avait dit qu’il était veuf lui aussi !

Un – Comme quoi, tout le monde peut se tromper.

Deux – Ça alors… Ça m’en fiche un coup. Je ne l’avais même pas reconnu, dites donc. Il faut dire que vous l’avez bien arrangé… Alors vous devez m’en vouloir, évidemment ?

Un – Il vous a menti, à vous aussi…

Deux – Quel salaud… Alors qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

Un – Je vous l’ai dit, on partage. Vous préférez le haut… ou les bas morceaux ?

Deux – C’est à dire que… C’est pas si simple… Il faut que j’écrive un rapport. Je vais avoir du mal à faire passer ça pour un accident domestique…

Un – Un suicide ?

Deux – Un type qui se fait hara-kiri avec un couteau à piles…?

Un – Dans ce cas, il faut faire disparaître le corps. Vous avez une idée ?

Deux – Le pitbull ?

Un – Ça fait quand même de sacrés morceaux…

Deux – C’est un gros pitbull.

Un – Je vais aller racheter des piles…

Noir.

 

9 – Oraison funeste

Un homme (ou une femme) se recueille devant un cercueil ouvert. Un (ou une) autre arrive. Un vase avec des fleurs trône à côté sur un guéridon.

Deux – Bonjour… (Hésitant) Tu me reconnais…?

L’autre n’a pas l’air de le reconnaître.

Deux – Dominique…

Un – Ah, oui, bien sûr… Ça fait tellement longtemps…

Deux – Dès que j’ai su, je suis venu.

Un – Oui. Moi aussi…

Deux – Je ne l’avais jamais revu depuis le collège. Je ne suis pas sûr que je l’aurais reconnu. Il a changé…

Un – Il est mort…

Deux – C’était un professeur inoubliable.

Un – La preuve. Plus de trente après, on s’en souvient encore.

Deux – Il y a des enseignants, comme ça, qui vous marquent pour la vie.

Un – C’est sûr…

Deux – Je ne suis pas sûr que, sans lui, je me souviendrais encore par coeur de mes déclinaisons allemandes.

Un – C’était un excellent pédagogue…

Deux – Mmm… (Un temps) Un peu sévère peut-être…

Un – Ouais… Monsieur Furère…

Deux – On l’appelait Adolf.

Un – Ce n’était pas méchant…

Deux – Les enfants sont cruels, parfois… C’était juste pour rire…

Un – C’est sûr qu’avec lui, on ne rigolait pas beaucoup…

Deux – Tu te souviens de la fois où il t’avait cassé un doigt avec sa règle parce qu’il t’avait surpris à te le fourrer dans le nez ?

Un – Tu parles… (Lui montrant ses doigts) Tiens, regarde, j’en porte encore la marque… Et toi, quand il t’avait suspendu au portemanteau pendant toute l’heure parce que tu avais confondu le datif et le génitif ?

Deux – J’en ai gardé une trace rouge autour du cou…

Un – Comme tu disais, il y a des enseignants qui vous marquent pour la vie.

Deux – Le voir étendu là, comme ça, avec sa petite moustache… Trente ans après…

Un – Ouais… Moi non plus, pour rien au monde, j’aurais manqué ça… Je vis à Madrid, maintenant… Et toi ?

Deux – À Los Angeles.

Un – Ce n’est pas tes déclinaisons allemandes qui doivent beaucoup te servir, à toi non plus…

Ils sourient en soupirant.

Un – Enfin, c’est loin, tout ça.

Deux – Oui. C’était une autre époque…

Un – On ne va pas l’accabler, maintenant qu’il n’est plus là pour se défendre.

Deux – Tu as raison… Dieu ait son âme.

Ils restent un instant silencieux à fixer l’intérieur du cercueil, dans une attitude de recueillement.

Un – Il n’avait pas les yeux fermés, tout à l’heure…?

Deux- Je ne sais pas… Oui, peut-être… Il me semble bien, si…

Un – J’ai l’impression qu’il nous regarde…

Deux – Avec le même regard mauvais qu’autrefois…

Un – Et s’il n’était pas vraiment mort…

D’un seul geste, l’autre attrape le vase, enlève les fleurs, assène un coup sur le crâne du mort, remet les fleurs dans le vase et le remet en place.

Deux – Voilà. Maintenant, on est sûr qu’il est vraiment mort.

Un – On pourrait avoir des ennuis, non ?

Deux – On ne pouvait pas le laisser risquer de se faire incinérer vivant.

Un – Tu as raison. C’est le dernier service qu’on pouvait lui rendre…

Ils s’apprêtent à s’en aller.

Deux – Il n’aimait pas trop les juifs, non ?

Un – Il était franchement antisémite, tu veux dire…

Ils s’en vont.

Un – Et sinon, tu en as revu d’autres, du collège ?

Noir.

 

10 – Consultation

Un homme entre dans un cabinet de médecin. Le médecin est assis à sa table, occupé à remplir un papier.

Médecin (sans lever les yeux) – Asseyez-vous, je vous en prie…

Patient – Merci.

Le patient s’assied. Le médecin finit de remplir son papier et lève vers cet énième client un regard las qui se veut malgré tout encore attentif.

Médecin – Alors… Qu’est-ce qui vous amène ?

Patient – Eh, bien… Je ne sais pas comment vous dire ça… Je… Je crois que j’ai attrapé La Mort…

Médecin – Oh, vous savez, en ce moment, on ne voit que ça… Il y a un virus qui traîne… Croyez-moi, ça défile… Alors ? Le nez qui coule… Un picotement dans la gorge… Un peu de fatigue…

Patient – Non, non, tout va très bien, Docteur… Je ne suis pas malade… Ce que je veux dire, c’est que… j’ai vraiment attrapé La Mort.

Le médecin semble un peu déstabilisé.

Médecin – Oui… (Reprenant les bons vieux réflexes qui l’aide à supporter le quotidien du médecin) Bon, on va quand même vous prescrire un petit traitement préventif, au cas où… (Il sort une ordonnance qu’il commence à rédiger comme un automate) Alors… Un petit cocktail de vitamines pour réveiller ce système immunitaire un peu endormi par le froid… Un sirop pour la gorge, une cuillerée à soupe matin, midi et soir… Du paracétamol à prendre uniquement en cas de maux de tête… (Il tend l’ordonnance au patient) Voilà, avec tout ça, vous ne devriez plus être trop embêté cet hiver…

Mais le patient ne prend pas l’ordonnance.

Patient – Je savais que ça n’allait pas être évident…

Médecin (étonné) – C’est un traitement tout à fait classique, vous savez. Comme j’en prescris au moins trente fois par jour actuellement…

Patient – Docteur, j’ai attrapé La Mort, elle est enfermée dans la Fiat Uno qui est garée dans mon garage à Massy Palaiseau.

Le médecin sort peu à peu de sa torpeur, semblant presque reconnaissant à ce drôle de patient de rompre la routine de cette journée comme les autres.

Médecin – Racontez-moi ça…

Patient – Eh, bien… Hier soir, j’ai décidé de mettre fin à mes jours…

Médecin – Mmm…

Patient – Les armes à feu, ce n’est pas trop mon truc. Et le gaz, ça peut-être dangereux pour les voisins. Il faut penser à ceux qui restent, quand même…

Médecin – Certainement…

Patient – Alors je suis allé dans mon garage. J’ai bien calfeutré la porte avec des serviettes mouillées, comme j’ai souvent vu faire dans les téléfilms du mercredi soir sur France 2. Et puis j’ai démarré ma Fiat Uno. Avec bien du mal, d’ailleurs. Elle fume comme un tracteur, et elle fait à peu près autant de bruit. C’est le pot catalytique. Il faudrait que je le change, mais bon… Bref en l’occurrence, c’était plutôt un avantage. Alors je me suis assis au volant. J’ai allumé la radio. Et j’ai laissé tourner le moteur. C’était France Inter. Enfin, ça n’a aucune importance, mais bon… Ils venaient d’annoncer la mort de Macha Béranger. Quand même, ça m’en a foutu un coup. Bref, je commençais à m’assoupir tranquillement pour ce qui devait être mon dernier sommeil, quand je l’ai vue dans le rétroviseur, assise derrière moi…

Médecin – Qui ?

Patient – La Mort !

Médecin – Ah, oui, bien sûr…

Patient – Bon, je n’aurais pas dû être surpris à ce point là, puisque la mort, j’étais justement en train de faire tout ce qu’il fallait pour la trouver. Mais vous savez ce qui m’a étonné ?

Médecin – Non…

Patient – C’est qu’elle ressemblait exactement à l’image qu’on se fait d’elle, justement.

Médecin – C’est à dire…

Patient – Ben… La grande cape noire, la faux, la panoplie complète, quoi ! On se dit bon, tout ça, ce n’est qu’une image. Un cliché. Personne ne l’a jamais vue, La Mort. Peut-être qu’elle existe, d’accord. Mais personne ne l’a jamais vue. C’est comme Dieu. Peut-être qu’on le rencontrera un jour là-haut, mais personne n’en est jamais revenu avec des photos pour qu’on sache exactement à quoi il ressemble. Alors on se doute bien que même s’il existe, ce n’est certainement pas un vénérable vieillard avec les cheveux longs et une barbe blanche, qui ressemblerait vaguement au Père Noël ou à Georges Moustaki…

Médecin – Non, évidemment…

Patient – Eh ben c’est ça qui m’a foutu les jetons, tout d’un coup. De la voir là, comme ça. Exactement comme je l’avais imaginée…

Médecin – Oui, ça… Ça a dû vous faire un choc…

Patient – En tout cas, croyez-moi, ça m’a réveillé ! Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai coupé le moteur, et je suis sorti de la voiture comme un fou en claquant la portière derrière moi. Et là, heureusement, j’ai eu le bon réflexe…

Médecin – Ah, oui…?

Patient – J’avais encore la clef de ma Fiat Uno à la main. J’ai aussitôt appuyé dessus pour verrouiller les portes. Il n’y a plus grand chose qui marche, dans cette voiture, mais ça, ça marche encore. C’était un des premiers modèles à en être équipé à l’époque. J’ai même hésité à prendre cette option, je ne suis pas trop gadget, mais vous savez ce que c’est. C’était le seul modèle immédiatement disponible au garage. C’était ça ou attendre la livraison de la commande pendant des mois…

Médecin – Oui, je sais ce que c’est… Je viens de changer ma Mercedes, et j’ai dû prendre l’allume-cigare, alors que j’ai arrêté de fumer depuis cinq ans… Et croyez-moi, rien que l’option allume-cigare, sur une voiture comme ça… C’est presque le prix d’une Fiat Uno d’occasion… Oui, bon, et après ?

Patient – Après, j’étais sauvé ! Elle était enfermée là, dans la voiture. Sous mes yeux, je vous dis. Je la voyais très distinctement plaquer son espèce de burqa toute noire contre la vitre pour essayer de sortir. Mais, non ! Elle était prise au piège ! Vous vous rendez compte ? Dans ma Fiat Uno !

Médecin – Bon… (Revenant à sa routine) Donc, vous ne voulez vraiment pas le sirop…?

Patient – Mais vous ne comprenez pas ce que je vous dis ? J’ai attrapé La Mort !

Médecin – Si, si… Je… Je peux vous diriger vers un confrère, si vous voulez…? Attendez, je dois avoir l’adresse là, dans mon répertoire…

Il cherche sans trouver, alors il décroche son téléphone.

Médecin – Oui, Christelle. Vous pouvez me donner le numéro de téléphone du Docteur Müller ? À Sainte-Anne, oui… (Il griffonne quelque chose sur un morceau de papier) Merci… (Il raccroche et tend le morceau de papier au patient) Voilà, vous allez le voir de ma part, et vous lui expliquez ce qui vous arrive, d’accord ? Je suis sûr que cela va beaucoup l’intéresser…

Patient (prenant le papier) – Merci… Et pour ma Fiat Uno, comment je fais ?

Médecin – C’est à dire…

Patient – Ben, je vais en avoir besoin, maintenant… Je veux dire maintenant que j’ai décidé de ne pas me suicider au monoxyde de carbone… Comment je fais ? Si j’ouvre la portière, elle va en profiter pour se barrer, La Mort. Et elle va se remettre à faucher aussi sec.

Médecin – On vous a volé quelque chose…?

Patient – La Mort, avec sa faux !

Médecin – Ah, oui, bien sûr…

Patient – C’est une responsabilité, quand même… D’ailleurs, vous avez vu ? Hier, aux informations : aucune annonce de décès de célébrité en fin de carrière. Aucun tremblement de terre dans un pays sous-développé. Aucun accident d’autocar scolaire… Évidemment, puisque la mort est enfermée dans ma voiture…

Médecin (sans qu’on sache s’il plaisante ou pas) – D’un autre côté, si elle y restait trop longtemps, vous vous rendez compte des implications. Ce serait une catastrophe pour les médias, les ONG, les pompes funèbres, le système de retraite par répartition, les acheteurs en viager…

Patient (contrarié) – Je sens que vous ne prenez pas au sérieux…

Médecin – Ne prenez pas mal ce que je vous dis, je ne remets absolument pas en cause la véracité de ce que vous venez de me raconter, mais vous êtes vraiment sûr que ce n’était pas quelqu’un d’autre, sur la banquette arrière ? Je ne sais pas moi… Votre femme, par exemple…

Patient – Ma femme ne porte pas la burqa ! Et d’ailleurs, on a divorcé l’année dernière. Ça m’en a foutu un coup, d’ailleurs. C’est une des raisons qui m’a poussé au bord du suicide…

Médecin – Eh bien, vous voyez ! Après tout, vous l’avez dit vous-même, vous commenciez à être sérieusement dans le cirage… Le manque d’oxygène, ça peut provoquer des hallucinations… Regardez le jeu du foulard… Au moment de mourir, vous avez peut-être repensé à votre femme, à tous les bons moments que vous avez passés ensemble, et elle vous est apparue comme ça…

Patient – Avec une burqa et une faux…?

Le médecin fait un geste signifiant sa perplexité. Le patient semble faire un effort pour réfléchir.

Patient – C’est vrai que pour la burqa… C’était plutôt une sorte de foulard noir qu’elle avait noué autour du cou… Et pour la faux, je ne suis pas complètement sûr… Ça aurait aussi bien pu être un balai… Mais les sorcières aussi, ont des balais, et portent un foulard noir !

Médecin – Mouais…

Patient – Et puis comment expliquez-vous que ce matin, en retournant dans mon garage après une bonne nuit de sommeil, elle était toujours là, derrière la vitre arrière de ma Fiat Uno ? Elle a même essayé de me dire quelque chose…

Médecin – Ah, oui ?

Patient – Comme je n’entendais rien, elle a griffonné un truc sur un papier dans un langage cabalistique, qui ressemblait vaguement à du portugais et elle me l’a plaqué contre le pare-brise.

Médecin – Du portugais ?

Patient – Ça m’a un peu surpris aussi…

Médecin – Et qu’est-ce qui était marqué, sur ce papier ?

Patient – Ben je n’en sais rien, moi… Je ne comprends pas le portugais… Il faudrait que je demande à ma femme de ménage. Elle est portugaise, justement… Mais c’est bizarre, elle n’est pas venue ce matin, comme d’habitude… Non, je vous assure, Docteur. J’ai attrapé La Mort…

Médecin – Mmm… Je vais quand même vous prescrire un petit relaxant en attendant… Ça vous détendra…

Patient – Vous croyez…?

Le médecin fait un signe d’acquiescement, et se met à griffonner quelque chose sur une ordonnance.

Noir.

 

11 – Double inconnu

Un homme, debout face au public, regarde une tombe qu’on imagine. Un autre homme (ou une femme) approche.

Deux – Pardon, c’est bien la tombe de l’auteur inconnu ?

Un – Ah, non, celle-ci, c’est la tombe du soldat inconnu.

Deux – Vous êtes sûr ?

Un – Je crois, oui… Enfin, des fois c’est difficile de s’y retrouver. Comme il n’y a rien de marqué dessus… (Il sort un papier de sa poche) Ils m’ont donné un plan, à l’entrée, mais bon… (Il chausse des lunettes de presbyte et regarde le papier) Attendez voir. W28… Oui, c’est bien ça. Le soldat inconnu. Entre le génie méconnu et l’alcoolique anonyme. L’auteur inconnu, c’est juste derrière : X29…

Un – Je me demande si c’était une si bonne idée que ça de les mettre tous dans le même cimetière…

Un (regardant toujours le plan) – Oui, c’est ça… L’agent secret, c’est X27…

Les deux se recueillent un instant en silence chacun devant sa tombe.

Un – C’était un parent à vous ?

Deux – Celui-là ou un autre. Allez savoir ! Je suis né de père inconnu…

Un – Ah, oui… (Il regarde à nouveau son plan) Le père inconnu… Non, décidément, je n’y comprends rien. Ils auraient au moins pu mettre un index alphabétique. Et puis ce tableau à double entrée avec ces chiffres et ces lettres, c’est d’un ridicule… On dirait une bataille navale ! A5, raté… C10, touché… B12, coulé…

Deux – Et vous ?

Un – Le soldat inconnu ? C’était mon père…

Deux – Vraiment ? Et… vous avez repris le flambeau ?

Un – Que voulez-vous ? La carrière des armes, chez nous, c’est une vieille tradition. On est soldat de père en fils. D’ailleurs, j’ai déjà ma place réservée dans le caveau familial.

Deux – Ah, parce qu’il y a des caveaux, aussi ?

Un (étonné) – Vous ne le saviez pas ? Si, si, bien sûr ! Toute ma famille est enterrée là. Une longue lignée de militaires très discrets. Vous savez bien : la Grande Muette…

Deux – La grande mouette…?

Un – Muette ! La Grande Muette !

Deux – Ah, oui… J’avais compris mouette. Je pensais que vous étiez dans la marine… À cause de la bataille navale…

Silence.

Un – Alors, comme ça, vous êtes en recherche de paternité ?

Deux – Oui.

Un – Et qu’est-ce que vous lui demanderiez, à votre père, si vous pouviez le rencontrer un jour ? Ici ou dans un autre monde ?

Deux – Ses papiers…?

Un – Oui…

Deux – Et vous ?

Un – L’autorisation de le fouiller ? Pour vérifier qu’il n’a pas d’arme sur lui…

Deux – Ce n’est pas facile tous les jours, vous savez, de ne pas savoir d’où on vient.

Un C’est ce que je dis toujours à mes hommes, à la caserne. Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne peut pas savoir où on va. Pour faire la guerre, il faut d’abord un bon plan. Et savoir le lire. Pourquoi pensez-vous que pendant des siècles, on a refusé les femmes dans l’armée ? Parce qu’elles sont infoutues de lire un plan ! Déjà qu’elles ont du mal avec une carte routière ou même une liste de courses, alors vous imaginez. Un plan de bataille…

Deux – Mmm…

Un – Et vous ? Vous faites quoi, dans la vie ?

Deux – Du théâtre.

Un – Ah, oui, le… Le théâtre.

Deux – Acteur.

Un – Oui.

Deux – Vous connaissez ?

Un – Non. Le spectacle vivant, comme on dit. Moi c’est la grande muette, vous le spectacle vivant… Les étiquettes, ça permet quand même de s’y retrouver un peu, non ? Et… vous êtes un acteur célèbre ?

Un – Non… Je suis un acteur inconnu.

Deux – Bon. (Il se prépare à partir) Eh, bien… Enchanté de ne pas avoir fait votre connaissance…

Un – Je ne vous dis pas au revoir…

Deux – Moi non plus.

Le premier s’apprête à s’en aller, mais il jette un regard sur une dernière tombe.

Un – Tiens, celle-là, elle n’est même pas sur mon plan…

Deux (s’approchant de la tombe) – Attendez voir… (Lisant) C’est la tombe de… l’homme inconnu.

Un – L’homme inconnu…?

Deux – Un SDF, sûrement…

Un – Même les SDF ont droit à une dernière demeure…

Le premier s’en va. Le deuxième reste seul.

Un – Bon… Où j’en étais, moi…?

Noir.

12 – Mort de Rire

Un (ou une) commissaire observe un (ou une) médecin légiste en train d’examiner un cadavre.

Policier – À combien de temps remonte le décès, docteur ?

Légiste – Il est encore tiède. Je dirais deux ou trois heures.

Policier – C’est une femme de ménage qui a découvert le corps, affalé sur son siège.

Légiste – Mmm…

Policier – Vous savez de quoi il est mort ?

Légiste – Les analyses le confirmeront, mais je ne crois pas me tromper, commissaire, en affirmant que cet homme est mort de rire…

Policier – C’est assez inhabituel, en effet.

Légiste – Un rire profond. Un rire de gorge. Les zygomatiques ont lâché. Je ne vous fais pas un dessin.

Policier – Vous savez ce qui a pu provoquer cet éclat de rire fatal ?

Légiste – On l’a retrouvé dans son fauteuil, vous disiez. C’était chez lui, devant la télé…?

Policier – Non.

Légiste – Au cinéma ?

Policier – Au théâtre.

Légiste – C’est encore plus surprenant. Habituellement, quand on retrouve un spectateur affalé sur son fauteuil à l’issue d’une représentation, c’est plutôt qu’il est en train de roupiller…

Policier – Vous êtes sûr que cet homme n’est pas simplement endormi ? Très profondément…

Légiste – Confondre un coma profond avec une mort clinique ? Allons, commissaire, vous me prenez pour un débutant. Si vous me disiez plutôt quel genre de pièce la victime était allée voir…

Policier – L’enquête est en cours. Mes hommes sont en train d’interroger le directeur du théâtre et d’éplucher Pariscope pour confirmer ses déclarations… Mais on a déjà lancé un avis de recherche contre l’auteur présumé de la pièce pour homicide involontaire.

Légiste – Involontaire ?

Policier – D’après le directeur du théâtre, l’auteur croyait avoir écrit une tragédie… C’est du moins ce qu’il prétendra. Mais vous savez, je ne suis pas un débutant moi non plus. Je sais comment faire parler un suspect…

Légiste – Vous avez raison, commissaire. On ne peut pas laisser en liberté de pareils individus. Si on ne peut plus aller au théâtre sans craindre de pouvoir y mourir de rire…

Policier – On dirait qu’il est encore agité de quelques soubresauts. Vous êtes vraiment sûr qu’il est mort ?

Légiste – Ce sont les nerfs. Croyez-moi, commissaire. Cet homme est aussi mort qu’on peut l’être.

Policier – Vous croyez qu’il s’est vu mourir ?

Légiste – Pourquoi ? Vous pensez que son témoignage aurait pu faire avancer votre enquête ?

Tête interdite de l’autre.

Légiste – Je plaisante… Vous savez, dans mon métier, avec tout ce qu’on voit… On a plutôt intérêt à dédramatiser… La semaine dernière, j’ai autopsié un type qui était mort d’ennui…

Commissaire – Au théâtre également ? Nous avons peut-être affaire à un tueur en série, qui changerait de mode opératoire à chaque fois pour brouiller les pistes…

Légiste – C’est vrai que de nos jours, il est beaucoup plus courant de mourir d’ennui au théâtre que d’y mourir de rire. Non, c’était tout simplement à un dîner chez sa belle-mère…

Commissaire – Je vois… Vous pensez que l’autopsie pourra nous apprendre d’autres éléments intéressants ?

Légiste – L’examen du bol alimentaire révèle qu’avant cette… tragédie, la victime avait mangé dans un restaurant chinois. Des nems, plus précisément…

Commissaire – Des nems ?

Légiste – Je suis absolument formel sur ce point. Et ensuite du poulet au gingembre avec un riz cantonais.

Commissaire – Pas de dessert ?

Légiste – Non. Mais vous savez, ce n’est pas très surprenant. Les desserts, dans les restaurants chinois…

Commissaire – Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport quelconque avec le décès ?

Légiste – Aucun.

Commissaire – Bon…

Le commissaire s’apprête à partir.

Commissaire – Mort de rire… Et dire que je vais devoir annoncer ça à sa famille…

Légiste – Je comprends. Vous ne faites pas un métier facile, vous non plus… Venez donc dîner à la maison, un de ces soirs…? Il faut bien décompresser un peu de temps en temps…

Commissaire – Très bien… Je vais en parler à ma femme (ou à mon mari). (Déstabilisé) Je vous assure, on dirait qu’il est encore secoué de rire…

Légiste – C’est les nerfs, je vous dis…

Noir.

13 – Dehors

Elle et lui sont assis confortablement. Il lit et elle tricote. Ou l’inverse…

Elle – Ça fait du bien d’être un peu tranquille.

Lui – Oui.

Elle – Avec toute cette agitation qu’il y a dehors.

Lui – Oui.

Elle – On est bien mieux chez soi.

Lui – Oui.

Elle – Je ne me souviens même plus quand c’était…

Lui – Quoi ?

Elle – La dernière fois que je suis allée dehors !

Lui – Ah, oui. Dehors…

Elle – Et toi ?

Lui – Moi ?

Elle – C’était quand ?

Lui – La dernière fois que tu es allée dehors ?

Elle – La dernière fois que tu es allé dehors !

Lui – Ah, moi ! Dehors… Je ne sais pas… Ça devait être… Pour sortir le chien…

Elle – Le chien ? Il est mort.

Lui – Non ?

Elle – Il y a des années de ça.

Lui – Ah, oui… Je me disais, aussi… Ce chien ne pisse pas souvent…

Elle – Alors ?

Lui – Alors quoi ?

Elle – Quand es-tu sorti dehors pour la dernière fois ? Tu te souviens ?

Lui – Ah, moi ! Dehors… Je ne sais pas… Ça devait être… Pour sortir la poubelle…

Elle – La poubelle ?

Lui – Pourquoi pas la poubelle ?

Elle – On a un vide-ordures.

Lui – Ah, oui… Je me disais aussi… Cette poubelle ne se remplit pas très vite. Et le chien, il est enterré où ?

Elle – Dans le jardin.

Lui – Il a bien fallu que je sorte pour enterrer le chien. Le jardin, c’est dehors ?

Elle – Bah, non…

Lui – Ah…

Elle – Tu sais quoi ?

Lui – Quoi ?

Elle – Ça va te paraître étrange, mais… Je ne suis pas sûre d’être jamais vraiment sortie dehors… Le chien, il pissait sur la pelouse. Avant qu’on l’enterre en dessous…

Lui – Mmmm… Moi non plus… En tout cas, je ne m’en souviens pas. Je m’en souviendrais, non ?

Elle – Probablement.

Lui – En même temps, qu’est-ce qu’on pourrait bien aller faire dehors.

Elle – On est tellement tranquille ici.

Bruit de sonnette. Ils paraissent tous les deux très surpris.

Elle – Qu’est-ce que c’est ?

Lui – La sonnette…

Elle – Qu’est-ce que ça peut bien être…

Lui – Je vais voir…

Il s’absente et revient un instant après.

Elle – Alors.

Lui – C’était le facteur.

Elle – Ah… Qu’est-ce qu’il a dit ?

Lui – Rien. Il avait déjà disparu. Mais il a laissé une lettre.

Elle – Les facteurs font souvent ça. Je n’aime pas les lettres. J’ai toujours peur que ce soit une mauvaise nouvelle. C’est une mauvaise nouvelle ?

Il regarde la lettre.

Lui – C’est un faire-part.

Elle – De…?

Lui – De décès.

Elle – Ah… Qui ?

Il ouvre la lettre.

Lui – Monsieur et Madame Dumortier.

Elle – Tous les deux ?

Lui – Apparemment.

Elle – On les connaissait ?

Lui – Ça me dit quelque chose.

Il réfléchit un instant puis sort son portefeuille de sa veste et en extrait une carte d’identité.

Lui – Tu vas rire, mais Monsieur Dumortier, c’est moi.

Elle – Alors je suis Madame Dumortier ?

Lui – Probablement.

Elle – On est mariés ?

Lui – En tout cas, on est morts.

Elle – Il faudrait peut-être leur écrire pour leur signaler que c’est une erreur.

Lui – Oui.

Elle – Mais pour ça, il faudrait sortir dehors.

Lui – Je ne sais pas si j’aurais le courage.

Elle – On est tellement bien chez soi.

Lui – Tu crois que c’est une erreur…?

Elle fait une mimique pour dire qu’elle ne sait pas.

Ils se remettent qui à lire et qui à tricoter.

Noir.

 

14 – Faire-part

Une femme est en scène, occupée ou désœuvrée. Éventuellement, en musique de fond, La Lettre à Élise. On sonne trois fois. Elle va ouvrir. Un facteur (ou une factrice) entre.

Denise – Je savais que c’était vous.

Facteur – Le facteur sonne toujours trois fois !

Denise – Je n’ouvre pas la porte à tout le monde, vous savez. Avec tout ce qu’on voit maintenant…

Facteur – J’ai une petite lettre pour vous, Denise. (Il fouille dans sa besace et en extirpe une missive qu’il lui tend) Et voilà ! La lettre à Denise…

Denise (prenant la lettre) – Pour une fois que ce n’est pas une facture… Un petit ballon, comme d’habitude ?

Facteur – Allez ! Les ballons, je préfère les siffler que d’avoir à souffler dedans…

Elle place une bouteille et un verre devant lui.

Denise – Servez-vous. Vous connaissez la maison.

Pendant qu’il se sert, elle jette un regard à l’adresse, et se décompose.

Denise – C’est l’écriture de ma mère…

Facteur – En même temps, si elle vous écrit… C’est qu’elle n’est pas morte, pas vrai ?

Denise ouvre la lettre fébrilement et la parcourt.

Denise – Oh, mon Dieu… !

Facteur – Elle est morte ?

Denise – C’est plus grave que ça…

Facteur – Plus grave ?

Denise – Elle m’interdit de venir à son enterrement !

Facteur – Mais… elle n’est pas morte ?

Denise – Il faut croire qu’elle préfère me le dire avant…

Facteur – Ah oui, remarquez, c’est plus sûr. Ce n’est pas elle qui rédigera le faire-part. C’est vrai que ça ne serait pas banal.

Denise (ailleurs) – Pas banal ?

Facteur (hilare et déjà un peu bourré) – Vous imaginez ? Mon enterrement aura lieu au cimetière du village, à dix heures précises. Ni fleurs, ni couronnes. Et merci de ne pas venir non plus.

Denise lui lance un regard incendiaire.

Denise – Vous trouvez ça drôle ?

Facteur (se reprenant) – Mais… vous êtes en mauvais termes avec votre mère, sinon ?

Denise – Pourquoi elle m’interdit de venir à son enterrement, à votre avis ?

Facteur – Je ne sais pas, moi… Elle veut peut-être vous éviter cette corvée… C’est vrai que les enterrements, en général…

Denise – Non, c’est la dernière chose qu’elle a trouvé pour me contrarier… Quand j’étais petite, déjà, elle m’interdisait tout… Fais pas ci… Fais pas ça… Ne mets pas les doigts dans ton nez… Ne dis pas de gros mots… Ne mets pas le chat dans la machine à laver… Je n’avais le droit de rien faire…

Facteur – Ah, oui…

Denise – Alors à dix-huit ans, j’ai quitté la maison… Je ne l’ai jamais revue depuis…

Facteur – La maison… ?

Denise – Ma mère !

Facteur – Et ben, ce n’est pas très gai tout ça… Tiens, je m’en ressers un… (Il remplit à nouveau son verre) Alors qu’est-ce que vous allez faire ?

Denise – Je m’étais bien juré de ne pas aller à son enterrement, de toute façon.

Facteur – Alors comme ça, tout est bien qui finit bien. Enfin, je veux dire… Du coup vous n’y allez pas, et en même temps, vous respectez ses dernières volontés…

Denise – Vous plaisantez ! Ma mère m’interdit d’aller à son enterrement, et je lui obéirais ? Vous vous rendez compte ? Même morte, elle me donnerait encore des ordres ?

Facteur – Alors vous allez y aller ?

Denise – Je ne sais pas… D’un autre côté, est-ce que ce n’est pas un peu ça qu’elle a en tête…

Facteur – Ça… ?

Denise – Elle sait bien que le meilleur moyen pour que j’assiste à son enterrement, c’est de me l’interdire…

Facteur – Ah, oui, évidemment.

Denise – Qu’est-ce que vous feriez, vous, à ma place ?

Facteur – Alors là… Moi je m’entends plutôt bien avec ma mère… Surtout depuis qu’elle est morte… Mais la vôtre elle est toujours en vie. Ça vous laisse le temps d’y penser…

Denise – Oui…

Facteur – Elle a quel âge, votre mère ?

Denise – 48 ans.

Facteur – Ah ben alors… Vous avez toute la vie pour y réfléchir…

Denise – Oui… D’ailleurs, je me demande si ce n’est pas un peu ça qu’elle avait en tête…

Facteur – Bon, il va falloir que j’y aille, moi. C’est que j’ai d’autres lettres à porter. J’espère que ce sera des factures, c’est moins compliqué…

Denise – Un petit dernier pour la route ?

Facteur – Allez, mais le dernier alors…

Noir.

 

15 – Travelling

Dans ce qui ressemble à une agence de voyage, une femme, assise derrière un bureau, travaille sur un ordinateur. Un homme entre. Visiblement hésitant, il feuillette quelques brochures posées sur un présentoir. Un téléphone sonne. La femme répond.

Elle – Agence Travelling, j’écoute ? Ah, Madame Sept mille huit cent vingt-quatre, justement, je pensais à vous. Vous allez bien ? Parfait… Et comment va Monsieur Sept mille huit cent vingt-quatre… Ah, très bien… Pour votre anniversaire de mariage…? Et bien vous n’avez qu’à lui demander la lune ! Oh oui, pour une deuxième lune de miel, ça me paraît tout à fait approprié. Passez donc nous voir à l’agence, je vous donnerai la brochure… Parfait Madame Sept mille huit cents… Très bien, Madame Sept mille… Oui, Madame Sept… Bon, il faut que je vous laisse, maintenant, j’ai du monde. Moi aussi, Madame Sept mille huit cent vingt-quatre… (Elle se tourne vers l’homme) Je peux vous aider, cher Monsieur ?

Lui – Je ne suis encore pas encore complètement décidé…

Elle – Je comprends. Il y a tellement de destinations possibles. Pas facile de faire son choix, n’est-ce pas ?

Lui – J’aimais beaucoup voyager… autrefois.

Elle – Je peux essayer de vous conseiller quand même… Vous pensiez plutôt à un voyage dans l’espace ? Dans le temps ? Les deux ?

Lui – Je vais vous paraître idiot, mais… je n’ai encore jamais voyagé dans le temps.

Elle – Vraiment ? La préhistoire est très à la mode, en ce moment, vous savez. Le Jurassique, surtout. Les safaris, depuis quelque temps, c’est de la folie. Une véritable tuerie ! Tout le monde veut revenir avec sa tête de tyrannosaure à accrocher au dessus de sa cheminée. Entre nous, même si une météorite n’avait pas causé l’extinction des dinosaures à la fin du crétacé, je crois que les touristes d’aujourd’hui auraient réussi à en venir à bout.

Lui – Je crois que je préférerais quelque chose d’un peu plus tranquille.

Elle – Je comprends. Je suis comme vous. Moi, la foule, en vacances… Le seul avantage, avec le Jurassique, c’est que c’est très peu réglementé.

Lui – Ah oui…?

Elle – Il n’y avait pas encore d’hommes sur terre à cette époque-là, et presque tous les animaux ont disparu dans cette partie de billard spatiale au début du Tertiaire. À part les quelques rats dont nous sommes issus, bien sûr. L’impact du tourisme sur le présent est donc forcément très limité. Alors au Jurassique, on peut faire à peu près ce qu’on veut en toute impunité. Et croyez-moi, les gens ne s’en privent pas…

Lui – Et les douaniers du temps, ils ne font rien ?

Elle – Pensez-vous… Il n’y a même pas besoin de passeport temporel pour le Jurassique !

Lui – Je vous avoue j’ai une petite préférence pour les voyages à l’ancienne, tout de même. Je veux dire les voyages au sens géographique. Ça va vous paraître idiot, encore une fois, mais je ne suis encore jamais allé aux États Unis d’Asie.

Elle – Écoutez, je ne voudrais pas être rabat-joie mais vous savez, maintenant, avec la mondialisation, c’est un peu partout pareil…

Lui – À ce point là…?

Elle – Les voyages autour de la planète, à part pour les hommes d’affaires… Ou alors une petite croisière dans le système solaire… Mais bon… Il faut avouer qu’il n’y a pas grand chose à faire à part prendre des photos depuis les hublots. On ne quitte pratiquement pas le vaisseau. Oh, bien sûr, c’est très confortable, je ne dis pas. Piscine, restaurant, casino, duty free… Mais c’est plutôt pour les personnes âgées, quand même… Justement, je viens de proposer une croisière sur la lune à une de nos meilleures clientes pour ses 5000 ans de mariage.

Lui – Je vois… Qu’est-ce que vous me conseilleriez, alors ?

Elle – Moi, je suis très fan des années 2000… Ce n’est pas très loin… Il y a très peu de touristes… Bien sûr, il faut se plier à quelques règles simples. Les douaniers du temps veillent au grain, c’est quand même assez strict. Mais ce n’est pas si contraignant que ça. C’est un peu comme le Jurassique, finalement…

Lui – Je ne suis pas sûr de vous suivre…

Elle – Pour des raisons inverses, évidemment. Comme c’est assez proche de nous, au fond, il suffit d’adopter la mode de l’époque, très élégante d’ailleurs, surtout pour les dames, et de renoncer pendant quelques temps à tout ce que nous a apporté le progrès, et vous passez tout à fait inaperçu. On se fond très facilement dans la population ! Non, je vous assure, c’est très marrant, les années 2000.

Lui – Vraiment ? C’est curieux, je n’en avais pas du tout cette image. Mais pourquoi pas, en effet…

Elle – Bon, pas pour s’y installer définitivement, bien sûr. Mais pour une semaine ou deux, c’est très dépaysant. Sans être trop fatiguant, justement. Et puis on mangeait très bien dans les années 2000, croyez-moi. Pour ceux qui avaient la chance d’avoir quelque chose dans leur assiette, évidemment. Non, parce que le steak de brontosaure, je ne sais pas si vous avez déjà goûté, mais… Il faut aimer le gibier au départ, quand même, hein ? Non, un barbecue au Crétacé, c’est peut-être très folklorique, mais pour moi, ça ne vaut pas un Menu Big Mac dans un de ces premiers fastfood traditionnels à l’ancienne… Je vous assure que dans les années 2000, ça avait un autre goût que les hamburgers lyophilisés qu’on nous fait avaler aujourd’hui…

Lui – C’est tentant, c’est vrai… Je n’aurais pas pensé à ça… Mais…

Elle – Oui…?

Lui – Je pensais peut-être aussi à un voyage plus… définitif.

Elle – Je vois. Ce que nous appelons ici le dernier voyage.

Lui – Voilà…

Elle – Pourquoi pas… Si vous avez bien réfléchi…

Lui – J’y pense depuis quelque temps déjà.

Elle – Ah, c’est sûr que là, il vaut mieux ne pas se tromper. Parce que c’est un aller simple…

Lui – Je n’ai pas envie de revenir, je vous assure.

Elle – Il me faudra un certificat médical, n’est-ce pas.

Lui – Je l’avais apporté avec moi, au cas où…

Elle – Quand souhaiteriez-vous partir ?

Lui – Eh bien… Maintenant, si possible. Quand on est décidé, n’est-ce pas, à quoi bon attendre ?

Elle – Très bien, alors je regarde… (Elle pianote un peu sur son ordinateur) Oui, ce matin, ça ne pose pas de problème. Je peux voir ce certificat médical ? Il faudra que vous me laissiez votre passeport, aussi. Vous n’en n’aurez plus besoin de toute façon…

Lui – Bien sûr.

Il lui tend les documents qu’elle examine un par un.

Elle – Parfait. Tout ça m’a l’air parfaitement en ordre Monsieur… Dumortier. Je vois que n’êtes pas encore passé au numérique, vous non plus, hein ? Je devrais vous gronder…

Lui – Maintenant, ça ne vaut plus la peine, pas vrai.

Elle – Vous avez raison… Vous n’avez pas de bagages ? (Il semble un peu désemparé par la question) Je plaisante… C’était juste pour détendre un peu l’atmosphère… Parce que c’est une décision importe, quand même, Monsieur Dumortier…

Lui – J’en ai parfaitement conscience.

Elle – Maintenant, c’est vrai que c’est un voyage qui fait rêver… et qui ménage sans doute encore bien des mystères. Un voyage qui nous est de plus en plus demandé, d’ailleurs, je vous l’avoue. Depuis qu’on a obtenu l’autorisation de proposer ce genre de prestations. Qu’est-ce que vous voulez ? Les gens sont déjà allés partout. Ils sont revenus de tout.

Lui – Ce voyage-là, au moins, on n’en revient pas.

Elle – Vous commencez à vous sentir un peu à l’étroit avec nous, c’est ça ?

Lui – Disons que… je me sens un peu las, surtout.

Elle – Je comprends… L’immortalité, ça a du bon, bien sûr. Mais c’est vrai qu’on finit par s’en lasser…

Lui – Surtout quand ça dure trop longtemps.

Elle – Très bien… Alors… il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage, Monsieur Dumortier…

Elle sort un pistolet d’un tiroir et le pointe sur lui. On entend deux coups de feu assourdis par un silencieux, façon Tontons Flingueurs.

Elle – Je ne devrais pas, mais ça me fait toujours rire, ce bruit. Je ne sais pas pourquoi…

Noir.

 

16 – Double vie

Un bureau notarial, un fauteuil derrière et deux chaises devant. Une femme arrive, en tenue de deuil. Elle hésite, puis s’assied sur une des chaises. Au bout d’un moment, elle se penche discrètement vers le bureau pour voir les documents qui sont posés dessus, avant de se raviser. Mais la curiosité étant trop forte, elle se penche à nouveau et avance une main hésitante pour saisir une enveloppe. Arrive alors une autre femme, également en tenue de deuil. Elle semble surprise en voyant l’autre, qui ne s’est pas aperçue de son arrivée. La nouvelle venue tousse pour signaler sa présence, et l’autre sursaute.

Femme 1 – Vous m’avez fait peur…

Femme 2 – Je suis vraiment désolée. Mais je ne savais pas que… (Lui tendant la main pour se présenter) Agnès…

Femme 1 – Vous connaissez mon nom ?

Femme 2 (étonnée) – Euh… Non, Agnès, c’est moi. La veuve du défunt.

Femme 1 – Quoi ?

Femme 2 – Vous vous appelez aussi Agnès ?

Femme 1 (bondissant de sa chaise) – Mais c’est moi, la veuve !

Femme 2 – Pardon ?

Femme 1 – Pour qui elle se prend, cette morue ?

Femme 2 – Tu peux répéter ça pouffiasse ?

Elles s’apprêtent à se sauter à la gorge quand le notaire arrive un gobelet de café à la main.

Notaire – On vous a proposé un café ?

Les deux femmes reprennent aussitôt une contenance plus digne.

Femme 1 – Merci, ça ira.

Femme 2 – On est déjà assez énervées comme ça.

Notaire – Je vous en prie, asseyez-vous… (Les deux femmes se rasseyent) Et tout d’abord, permettez-moi de vous présenter toutes mes condoléances.

La première femme verse une larme. Le notaire lui tend une boîte de mouchoirs en papier et elle en prend un.

Femme 1 – Merci.

L’autre femme lève les yeux au ciel avec un air excédé.

Notaire – Très bien, alors puisque nous sommes au complet, je crois que nous allons pouvoir procéder à l’ouverture du testament.

Femme 1 – Au complet ?

Notaire – À moins que nous n’attendions une troisième Agnès…

Femme 2 – Excusez-moi, mais je crois qu’il y a un petit malentendu…

Notaire – J’y viens tout de suite, chère Madame, rassurez-vous… (Il saisit l’enveloppe posée sur son bureau et toussote pour s’éclaircir la voix) J’irai droit au but. Comme votre présence conjointe dans ce bureau vous l’aura déjà fait subodorer, Monsieur Barbarin, avant sa mort, avait une double vie.

Femme 1 – Une double vie ?

Femme 2 – Je vous assure que nous n’avions rien subodoré du tout jusque là…

Notaire – Quoi qu’il en soit, suite à sa disparition brutale dans des circonstances aussi obscures que douloureuses, Monsieur Barbarin laisse derrière lui deux veuves et deux orphelins… prénommés tous deux Baptiste.

Femme 1 – Votre fils s’appelle aussi Baptiste ?

Notaire – C’est vrai que pour un homme qui mène une double vie, choisir deux femmes qui portent le même prénom et baptiser tous ses enfants Baptiste, cela peut éviter de commettre pas mal d’impairs…

Femme 2 (anéantie) – C’est clair…

Notaire – Donc, il apparaît que le patrimoine de votre époux commun était principalement constitué d’une maison à Tarascon-sur-Rhône et d’une autre à Tarascon-sur-Ariège. C’est d’ailleurs au cours d’un de ses nombreux déplacements entre ces deux villes que Monsieur Barbarin aurait été emporté avec sa voiture par une rivière en crue lors d’un violent orage.

Les deux femmes échangent un regard hostile.

Notaire – Sans attendre, je vais vous lire les dernières volontés du défunt. (Il ouvre l’enveloppe) Tout d’abord, en ce qui concerne ses obsèques, Monsieur Barbarin a émis le souhait d’être incinéré. Pour cela au moins, vous n’avez aucun souci à vous faire. Monsieur Barbarin était apparemment un homme très organisé, et il a tout prévu. Je vous communiquerai tout à l’heure les détails de…

Faisant un faux mouvement, le notaire renverse son café sur le testament.

Notaire – Et merde… (Il prend un mouchoir en papier et éponge le café renversé sur le testament) Pardon… Je vais arranger cela tout de suite, ne vous inquiétez pas, et je poursuis la lecture du testament… En espérant que ce torchon soit encore à peu près lisible… (Il jette un regard sur le document en plissant les yeux pour tenter de reprendre sa lecture) Bon… Donc… En gros… Je vous résume… Monsieur Barbarin lègue sa maison de Tarascon à…

Femme 1 – Tarascon-sur-Rhône ou Tarascon-sur-Ariège ?

Notaire – Je vous avoue qu’avec le marc de café, je n’arrive pas à lire ce qu’il y a d’écrit exactement derrière Tarascon… Quoi qu’il en soit, Monsieur Barbarin lègue cette maison à sa femme Agnès et à son fils Baptiste.

Femme 2 – Quelle Agnès ?

Femme 1 – Quel Baptiste ?

Notaire – Là, je vous assure qu’il n’a pas précisé…

Femme 2 – C’est incroyable !

Femme 1 – Mais alors comment vous voulez-vous que…

Le téléphone du notaire sonne et il répond.

Notaire – Excusez-moi un instant… Oui ? Non ? Ah oui ? Ah non ! Bon… Bon… Bon… Merci… (Il raccroche) Alors j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Femme 2 – Je vous avoue que je serais assez curieuse de savoir quelle pourrait bien être la bonne…

Notaire – Votre mari n’est pas mort noyé dans l’Ariège, comme on avait pu le croire dans un premier temps…

Les deux femmes échangent un regard consterné.

Notaire – Selon les derniers rebondissements de l’enquête, Monsieur Barbarin aurait pu remonter sur la rive après avoir été malencontreusement précipité dans la rivière par une bourrasque en promenant son chien nommé Tobby. Un chien dont apparemment, il ne se séparait jamais.

Femme 1 – Notre chien aussi s’appelle Tobby !

Femme 2 – C’est le même…

Notaire – Pour ce qui est des chiens, en tout cas, il semblerait en effet que votre mari n’était pas polygame…

Femme 1 – Alors ce salaud est encore vivant ?

Notaire – C’est là où j’en arrive à la mauvaise nouvelle… Il a pu reprendre place à bord de sa voiture et continuer sa route. En revanche le véhicule a été projeté dans le Rhône par un nouveau coup de mistral en arrivant à Tarascon. La gendarmerie vient de repêcher sa Twingo dans le fleuve il y a quelques minutes.

Femme 2 – Le Rhône, donc.

Femme 1 – Évidemment, le Rhône ! À Tarascon-sur-Rhône ! Il faut la mettre sous tension, celle-là, elle n’a pas l’électricité à tous les étages !

L’autre femme lui lance un regard meurtrier.

Notaire – Monsieur Barbarin n’a vraiment pas eu de chance. Il est évident qu’il aurait mieux fait de ne pas prendre sa voiture ce jour là.

Femme 1 – C’était l’anniversaire de mon Baptiste…

Femme – Du mien aussi…

Notaire – La loi des séries sans doute. Je parle de cette double noyade, bien sûr…

Femme 2 – Il faut croire que lorsqu’on a une double vie, on est aussi destiné à mourir deux fois.

Notaire – Même si, selon la célèbre maxime d’Héraclite : on ne se noie jamais deux fois dans le même fleuve. (Un temps) Je plaisante…

Femme 1 – Mais alors c’était quoi la bonne nouvelle ?

Notaire – La bonne nouvelle, c’est qu’on a retrouvé le chien Tobby, et qu’il est bien vivant. Nous pourrons toujours envisager une garde partagée…

Femme 1 – Et c’est tout ce qu’il y a dans le testament ?

Silence embarrassé.

Notaire – Oui… Ah, non, pardon… Attendez une minute… Voici la musique que votre mari a choisi pour accompagner sa crémation.

Il appuie sur une télécommande et on entend les premières paroles de la chanson « Allumer le Feu ». Plus quelques aboiements. Noir.

 

17 – Tunnel

Deux hommes (ou deux femmes), debout côte à côte, regardent droit devant eux.

Un – Alors ça y est, c’est la fin.

Deux – On dirait…

Un – Tu crois qu’il y a quelque chose, après ?

Deux – Va savoir…

Un – Franchement, je n’y crois pas trop.

Deux – On verra bien…

Un – On n’était pas si mal, ici. Ce n’était pas le paradis, mais bon… Ce n’était pas l’enfer non plus.

Deux – Comme on dit. On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on trouve.

Un – Ça y est, je crois que j’aperçois quelque chose.

Deux – Moi aussi…

Un – On dirait un tunnel.

Deux – Avec une lumière aveuglante au bout.

Un – Jusque là, ça ressemble à ce qu’on nous avait dit…

Deux – Je ne sais pas si c’est bon signe.

Un – C’est plutôt étroit. On ne va jamais pouvoir passer à deux…

Deux – Vas-y le premier, je te couvre.

Un – Courageux, mais pas téméraire…

Deux – De toute façon, on ne peut pas rester ici, alors…

Un – Oui, je crois qu’on ne va pas tarder à être expulsé…

Deux – Ok, j’y vais…

Un – Tu me racontes ?

Deux – Attends, je suis coincé… Ça y est, je vois la sortie !

Un – Alors ?

Deux – Tu ne vas jamais me croire…

Un – Quoi ?

Deux – Ça ressemble à une chambre d’hôpital…

Un – On ne serait pas vraiment mort alors ?

Deux – C’est pire que ça…

Un – Comment, pire ?

Deux – Ce n’est pas vraiment un hôpital…

Un – C’est quoi alors ?

Deux – Il y a un abruti qui me regarde sortir. Avec un sourire idiot… Putain, on est dans une maternité !

Un – Oh, non… Ça ne va pas recommencer…

Deux – Ça me donne envie de pleurer…

Bruit d’un bébé qui pleure.

Noir.

 

Fin de séries

Deux femmes sont assises de chaque côté d’une table, avec chacune un texte relié à la main.

Une (avec un air affligé) – On a bien fait de ne pas faire venir l’auteur, hein ? Parce qu’il y a encore pas mal de boulot.

Deux (avec un air entendu) – Ouhla…

Une – Sa première pièce était très bien, pourtant. Très drôle. Je ne comprends pas…

Deux – La deuxième est toujours plus difficile à écrire. C’est connu…

Une – Mmm…

La première commence à feuilleter le texte, et lit de tête avec un air sinistre. La deuxième lit également en diagonale, tout en observant la première par en dessous de façon à tourner les pages en même temps qu’elle. La première s’interrompt pour prendre l’autre à témoin

Une – Regardez, on en est déjà à la page trois, et n’a pas encore ri une seule fois.

La deuxième opine avec un air navré.

Deux (avec un sourire commercial) – Vous voulez un café ?

L’autre ne prend même pas la peine de lui répondre non, et continue à lire et à tourner les pages. Elle s’arrête soudain sur une réplique et se met à se marrer.

Une – Alors ça, en revanche, c’est très marrant…

Elle continue à rire encore plus bruyamment, sous le regard de la deuxième, qui ne sait visiblement plus à quelle page en est l’autre, et qui essaie de le vérifier plus ou moins discrètement en lorgnant sur le texte d’en face.

Une (voyant que l’autre ne se marre pas) – Vous ne trouvez pas ça drôle, vous ?

Fort heureusement, la deuxième vient enfin de retrouver la réplique en question.

Deux – Si, si… (Se forçant à se marrer, avec un peu de retard à l’allumage) C’est vraiment excellent. Là, on retrouve tout à fait la veine de sa première pièce…

La première reprend son sérieux, et recommence à tourner les pages au fur et à mesure de sa lecture.

Deux (s’enhardissant) – Ah, ça aussi, c’est mal non plus…

Elle se marre avec sincérité d’une manière très démonstrative, sans pouvoir s’arrêter. Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que l’autre l’observe avec un air consterné.

Une – Vous trouvez ça drôle, vous ?

Deux – Non, enfin. C’est vrai que ce n’est pas très fin, mais…

Une – Ah, bon, parce que là, vous commenciez à m’inquiéter un peu… Personnellement, je ne supporte pas ce genre d’humour.

Deux – Il faut reconnaître que c’est assez lourd, il nous avait habituées à mieux, c’est sûr…

Les deux femmes continuent de tourner les pages en cadence au rythme de leur lecture. Elles s’arrêtent spontanément toutes les deux à la même page, et commencent à être prises d’un rire profond allant croissant en intensité. Elles rient ensemble aux larmes pendant un bon moment. La première commence à se calmer peu à peu, imitée par l’autre.

Une – Non, il faut avouer que ça, c’est vraiment très drôle… (Elle reprend son air sinistre) Bon, nous ça nous fait rire parce que… (Avec un air préoccupé) Mais est-ce que ça va vraiment faire rire le public ?

Deux – Ce n’est pas sûr…

Une – Voilà !

Deux – Un peu trop décalé, peut-être.

Une – Non, il faudrait quelque chose d’impertinent, mais d’un peu plus…

Deux – Consensuel.

Une – Mmm…

La première semble réfléchir très profondément, et l’autre l’observe avec prudence, hésitant à intervenir.

Une – Je pensais à un truc…

Deux – Oui…

Une – Est-ce que ce ne serait pas plus drôle pour les gens si le héros était Martiniquais ?

Deux (prise de court) – Martiniquais…

Une – Vous voyez comment sont les Antillais ?

Deux – Euh… Oui, très bien. Mon conjoint est de la Guadeloupe…

Une – Cette nonchalance, cette animalité… (Se marrant) Cet accent à mourir de rire… C’est drôle, l’accent Antillais, non ? Ça, c’est un truc qui peut faire rire le grand public. C’est la crise, les gens ont envie de se marrer, bon sang !

Deux – De passer une bonne soirée, et de ne pas se prendre la tête.

Une – Moi je dis, un Martiniquais, sinon rien. Vous voyez ça avec l’auteur ?

Deux – Pas de souci, je m’en occupe.

Une – On lui a déjà versé un à-valoir. Il peut bien avaler ça aussi, non ?

Deux – Vous ne voulez toujours pas de café ?

Une – Là, je crois qu’on tient vraiment quelque chose.

Deux – Ça change complètement l’angle de la pièce.

Une – Je suis sûre qu’on va faire un tabac. Comme quoi, parfois, il suffit de pas grand chose. Encore faut-il le trouver…

Deux – C’est un métier, comme dirait l’autre.

Une – Vous vous souvenez de sa première pièce ?

Deux – Celle où elle raconte la mort de son père.

Une – Si je n’avais pas insisté pour que ça se passe à l’âge des cavernes…

Deux – Et que le héros soit belge.

Une – Ah, oui, je ne me souvenais plus de ça… C’est vrai que l’accent belge…

Deux – C’est toujours d’un effet garanti…

Une – Bon, je crois qu’on ne fera pas mieux avec ça…

Elle referme enfin le document relié, et regarde sa montre.

Deux – Ouhla… Il faut que je me sauve, moi. J’ai rendez-vous avec un emmerdeur dont je n’arrive pas à me défaire… Ah, et il a appelé ça comment, au fait ?

Elle regarde le titre en couverture.

Une (lisant, incrédule) – Chronique d’une Vie laborieuse…

Deux – J’étais sûre que ça ne vous plairait pas, mais j’ai préféré ne rien dire, pour ne pas vous influencer…. Moi aussi, je trouve que c’est un très mauvais titre…

Une – Chroniques d’une Vie Laborieuse… Et pourquoi pas Chroniques Laborieuses, tant qu’on y est ?

Deux – Ah, oui, c’est… C’est plus court.

Une – Je plaisantais…

Deux – Évidemment.

Une – Non, il faut quelque chose de plus accrocheur.

Deux – Un titre qui donne aux gens l’envie de venir voir la pièce.

La première semble réfléchir profondément.

Une – Pourquoi pas Strip Poker ? C’est un titre accrocheur, ça. On a envie de venir voir la pièce. Enfin, après, ça dépend de la distribution, bien sûr…

Deux – Ah, oui, c’est… C’est accrocheur…

Une – Mais…?

Deux – C’est déjà le titre que vous avez donné à sa première pièce…

Une – Quelle pièce ?

Deux – Celle où il raconte la mort de son père.

Une – Ah…

Elle réfléchit à nouveau.

Une – Strip Poker deux…?

L’autre a du mal à feindre l’enthousiasme.

Une – Non… Il faudrait un truc plus… Un prénom, peut-être… Comme le héros est Martiniquais… Aimé, par exemple ?

Deux – Pourquoi pas…?

Un – C’est le nom d’un comédien avec qui j’ai eu le malheur de coucher après lui avoir promis d’en faire une vedette… Si je lui donne le rôle titre… Ce serait un moyen de m’en débarrasser. C’est un très mauvais coup, en plus…

Deux – Ah…

Une – Maintenant, Aimé… Il faut reconnaître que c’est vraiment un prénom à la con… Comment s’appelle votre mari ?

Deux – Aimé.

Une – Ah… Remarquez, Chroniques d’une Vie laborieuse, c’est pas si mal, finalement, hein ?

Deux – C’est vrai qu’on s’y fait.

Une – Quand on l’a répété une douzaine de fois. Chroniques d’une Vie Laborieuse… Allez, c’est vendu. Cette fois, on ne pourra pas dire que je n’ai pas respecté les volontés de l’auteur.

Deux – Vous pouvez même dire les dernières volontés.

Une – Ah, oui ? Pourquoi ça ?

Deux – Ah, vous n’êtes pas au courant ? L’auteur s’est suicidé hier soir.

Une – Non…?

Deux – Je crois qu’il ne s’était jamais vraiment remis de la mort de son père.

Une – Alors c’est sa dernière pièce…

Deux – Selon toute probabilité…

Une – Je pense qu’on va faire un tabac. Un auteur mort, ça se vend toujours beaucoup mieux qu’un auteur qui vivote.

Deux – Le malheur des uns…

Elles commencent à s’en aller.

Une – J’espère que les ayants droit ne seront pas trop casse-couilles…?

Deux – Une vieille tante, je crois.

Une – Il paraît que les cheveux continuent à pousser, quand on est mort. Vous le saviez ?

Un – Non…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnationallant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-11-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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Café des Sports

The Jackpot –  Bar Manolo –  O Jackpot – ΚΑΦΕΝΕΙΟΝ «ΤΟ ΤΕΡΜΑ»

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 à 17 personnages
distribution très variable en nombre et sexe

Suite à un accident de corbillard, l’arrivée dans un café d’un cercueil qui s’avère contenir un billet de loto gagnant fournit le prétexte d’une comédie très enlevée.


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CAFÉ DES SPORTS POUR 7

1 homme / 6 femmes

2 hommes / 5 femmes

3 hommes / 4 femmes

4 hommes / 3 femmes

5 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 8

1 homme / 7 femmes

2 hommes / 6 femmes

3 hommes / 5 femmes

4 hommes / 4 femmes

5 hommes / 3 femmes

6 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 9

1 homme / 8 femmes

2 hommes / 7 femmes

3 hommes / 6 femmes

4 hommes / 5 femmes

5 hommes / 4 femmes

6 hommes / 3 femmes

7 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 10

1 homme / 9 femmes

2 hommes / 8 femmes

3 hommes / 7 femmes

4 hommes / 6 femmes

5 hommes / 5 femmes

6 hommes / 4 femmes

7 hommes / 3 femmes

8 hommes / 2 femmes

CAFÉ DES SPORTS POUR 11 ou 12

version pour 11 ou 12 distribution variable nombre/sexe

CAFÉ DES SPORTS POUR 13 à 17

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CAFÉ DES SPORTS 

Suite à un accident de corbillard, l’arrivée dans un café d’un cercueil qui s’avère contenir un billet de loto gagnant fournit le prétexte d’une comédie très enlevée.

 Distribution 

Robert : le patron cruciverbiste
Josiane : la cuisinière célibataire
Martial : le croque-mort philosophe

Justin : le croque-mort terre à terre
Nathalie : l’héritière survoltée
Charlotte : la lycéenne désabusée
Antoine : le professeur débordé
Jésus : le plombier veinard
Blanche : la vieille pas si folle

Le facteur pourra être joué par le comédien qui interprète Jésus et la sourde muette pourra être jouée par la comédienne qui joue Blanche ou bien ces deux petits rôles pourront être attribués à des comédiens d’appoint.

Multiples adaptations disponibles auprès de l’auteur pour différentes distributions, de 7 à 10 personnages avec une répartition par sexe très variable :

1H/6F, 1H/7F, 1H/8F, 1H/9F, 2H/5F, 2H/6F, 2H/7F, 2H/8F, 3H/4F,
3H/5F, 3H/6F, 3H/7F, 4H/3F, 4H/4F, 4H/5F, 4H/6F, 5H/2F, 5H/3F,
5H4F, 5H/5F, 6H/2F, 6H/3F, 6H/4F, 7H/2F, 7H/3F…
et jusqu’à 16 personnages.

Au centre le bar. Au-dessus un panneau Café des Sports. D’un côté un flipper, de l’autre deux tables. Derrière le bar, Robert, le patron, fait les mots croisés du Parisien. Dans la salle, Josiane, la femme à tout faire, passe la serpillière.

Robert – Il faut des pièces pour y jouer… En sept lettres…

Josiane s’interrompt pour réfléchir avec lui.

Josiane – Flipper…?

Robert la regarde, étonné par cet accès de génie. Il compte sur ses doigts jusqu’à sept et son visage s’illumine. Il se penche sur sa grille, mais il est déçu.

Robert – Et merde, ça commence par un t…

Un facteur à l’ancienne arrive (uniforme, casquette, sacoche, pinces à vélo). Le facteur sera joué par le même comédien qui interprétera plus tard le plombier (qui, lui, arrivera en bleu de travail). Comme ils porteront des tenues très différentes, il ne sera pas nécessaire de les grimer pour les distinguer, mais on pourra ajouter une moustache postiche au facteur, qui a par ailleurs tout de l’idiot du village. Robert lève les yeux de sa grille.

Robert – Tiens, voilà le facteur…

Facteur – Salut Robert. Tu as encore un courrier de ministre, aujourd’hui…

Il pose un paquet de lettres sur le comptoir.

Robert – Ministre, tu parles… (Il regarde les enveloppes) Facture, impôts, appel à cotisation, facture… (Il range le courrier). Un petit blanc sec, comme d’habitude ?

Facteur – Oh non, le blanc, ça ne me réussit pas trop en ce moment… Mets-moi plutôt une petite côte.

Robert le sert.

Robert – Et voilà, une côtelette.

Le facteur vide son verre d’un trait.

Robert – C’est toujours ça que les boches n’auront pas…

Facteur – Au fait… Pinard, ça te dit quelque chose ?

Robert – Pinard ?

Le facteur sort une lettre recommandée.

Facteur – Madame Pinard. Elle habite au numéro 13. C’est l’immeuble d’à côté.

Robert – Ah ouais…

Facteur – Mais je n’ai pas vu son nom sur les boîtes.

Robert – Ça m’étonne pas…

Facteur – Elle habite à quel étage ?

Robert – Septième. Mais elle est morte il y une quinzaine.

Facteur – Ah merde… Alors en somme… elle a déménagé, comme qui dirait…

Robert – On peut dire ça comme ça, oui… Boulevard des Allongés.

Facteur – Non, parce que j’ai un recommandé pour elle.

Robert – Ah, ouais… C’est ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce que je fais ?

Robert – Je ne sais pas, moi…

Facteur – Elle ne t’a pas laissé une adresse, par hasard ?

Robert – Elle est morte, je te dis.

Facteur – Ah ouais… C’est emmerdant… Mais qui est-ce qui va le signer, mon recommandé ?

Robert – Ça…

Facteur – Donc elle ne va pas revenir…

Robert – C’est peu probable.

Facteur – Ça ne m’arrange pas.

Robert – Dans tous les métiers, c’est pareil, tu sais… Il y a toujours des emmerdeurs qui ne pensent qu’à te compliquer la vie…

Facteur – Alors je ne sais pas moi… Et toi tu ne pourrais pas signer à sa place ?

Robert – Pourquoi je ferais ça ?

Facteur – Entre voisins, on peut se rendre de petits services… Ça m’éviterait de revenir.

Robert – Revenir ? Pourquoi faire ?

Facteur – Pour lui remettre ce recommandé !

Robert – Mais puisque je te dis qu’elle est morte ! Décédée, tu comprends ? Et il y a au moins un avantage à être mort, c’est qu’on devient définitivement inaccessible aux recommandés en tous genres !

Facteur – Je comprends.

Robert – Tu n’as qu’à lui laisser un avis de passage.

Facteur – Tu crois ?

Robert – C’est quoi, ce recommandé ? Avis d’imposition ? Avis d’expulsion ? Avis de radiation ?

Facteur Ça vient de la Française des Jeux.

Robert – La Française des Jeux ?

Facteur – Ça ne peut pas être une mauvaise nouvelle.

Robert – Tu crois vraiment que quand on est mort, on peut encore faire la différence entre une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Facteur – Quand même… La Française des Jeux…

Robert – Fais voir… (Prenant la lettre de la main du facteur). Ah oui, la Française des Jeux, dis donc…

Facteur – Elle jouait au loto ?

Robert – Je ne sais pas… On se croisait de temps en temps… Elle avait une petite chienne…

Facteur – Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Robert – Elle est morte, je te dis !

Facteur – La chienne aussi ?

Robert – Pas le chien, elle !

Facteur – Et le chien, qu’est-ce qu’il est devenu ?

Robert – Je ne sais pas…

Facteur – C’est triste, un chien qui se retrouve tout seul dans la vie, comme ça… Je ne comprends pas tous ces gens qui prennent un animal et qui l’abandonnent. Prendre un animal, c’est une responsabilité. Les gens ne se rendent pas compte…

Robert – Tu crois qu’elle aurait pu gagner le gros lot ?

Facteur – Si c’est le cas, il ne faudrait pas qu’elle tarde à se manifester. Parce qu’il y a une date butoir, quand même. Si on ne vient pas chercher son chèque avant, on perd tout. Et la somme est remise en jeu…

Robert – C’est vrai que ce serait ballot…

Facteur – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Robert – On ?

Facteur – Comme tu dis, ce serait ballot…

Robert – Ok. Je vais signer.

Facteur – Ça m’évitera de repasser.

Robert signe le reçu que lui tend le facteur, ouvre fébrilement l’enveloppe et lit.

Facteur – Alors ?

Robert – C’est une lettre de licenciement…

Facteur – Ce n’est pas un chèque ?

Robert (lisant) – Elle travaillait à la Française des Jeux. En CDD. C’est juste un avis de fin de contrat.

Facteur – Ah merde… Alors non seulement elle n’a pas gagné au loto, mais en plus elle perd son boulot, dis donc.

Robert – Ouais…

Facteur – Ah oui, ce n’est pas de bol… Parce que pour retrouver du boulot en ce moment…

Robert – Surtout quand on est mort.

Facteur – Et évidemment, ce n’est jamais les gens comme nous qui gagnent au loto, hein ? Ceux qui en auraient vraiment besoin.

Robert – Non…

Facteur – Tiens j’ai lu un article hier dans le journal hier : il gagne 60 millions au loto et il continue à vivre exactement comme avant… Je vais te dire, moi : il y a des gens, ils ne méritent pas de gagner !

Robert – C’est clair…

Facteur – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que je continue ma tournée, moi.

Il s’apprête à partir. Robert brandit la lettre.

Robert – Et qu’est-ce que je fais de ça, moi ?

Facteur – Ça c’est toi qui vois, hein… Moi du moment que tu as signé le reçu.

Le facteur s’en va. Robert regarde à nouveau la lettre, perplexe, avant de la mettre de côté. Entre Antoine, cartable à la main, absorbé dans ses pensées.

Antoine – Messieurs-Dames. Un café…

Robert lui sert son café, et prend une bouteille sur une étagère derrière lui.

Robert – Un petit calva, pour arroser ça ?

Antoine (surpris) – Pour arroser quoi ?

Robert – Ben, votre café…

Antoine – Ah, euh… Non, merci… Je donne un cours dans un quart d’heure…

Robert, tentateur, la bouteille à la main.

Robert – Allez… Ils ne vont pas vous faire souffler dans le ballon…!

Antoine – Et puis après tout, pourquoi pas…

Pendant que Robert lui sert un calva et en profite pour s’en servir un aussi, Antoine jette un coup d’œil au Monde qu’il vient de sortir de sa poche.

Antoine (lisant) – L’École Nationale d’Administration accueillera, cette année, quelques jeunes issus de l’immigration…

Robert pose un calva devant Antoine, et s’apprête à s’enfiler le sien.

Robert – Remarquez, les immigrés, c’est comme les pitbulls, hein ? C’est les bons qui paient pour les mauvais…

Robert descend son calva d’un trait.

Robert (appréciatif) – Ah…

Mais son sourire satisfait se fige aussitôt.

Robert – Il a un drôle de goût ce calva… Vous ne trouvez pas ?

Antoine porte son verre à ses lèvres et fait la grimace.

Antoine – On sent bien le goût de la pomme…

Tandis que Robert repose la bouteille sur l’étagère, il la soupèse et regarde le niveau.

Robert – Ce n’est pas possible ! Hier encore elle était presque pleine. Ce n’est pas moi qui ai bu tout ça !

Il prend un crayon et fait une marque sur l’étiquette. Josiane, qui a fini de laver par terre, s’éloigne vers la cuisine. Antoine s’apprête à vider son verre. Il s’étrangle en voyant arriver Nathalie, en noir, et sa fille Charlotte. Antoine et Charlotte échangent un regard embarrassé. Antoine se planque derrière le Monde tandis que Charlotte et sa mère vont s’asseoir.

Nathalie (examinant l’endroit) – C’est crado, non ?

Charlotte – C’est populaire…

Nathalie – Ouais… C’est crado…

Charlotte – C’est le seul bistrot en face du cimetière… Evidemment, ça ramène moins de monde qu’un lycée…

Nathalie jette un regard vers le patron qui arrive pour prendre la commande.

Nathalie – La circulation doit plutôt se faire dans l’autre sens… Ils ont l’air déjà bien imbibés dès le matin.

Robert – Mesdames. Qu’est-ce que je vous sers ?

Nathalie – Un thé avec… (Se ravisant, avec un air dégoûté) Un thé.

Charlotte – Un diabolo citron.

Le patron s’éloigne. Nathalie regarde l’inscription au-dessus du comptoir.

Nathalie – Café des Sports… Tu parles d’un nom pour un bistrot. Je me demande quel sport ils peuvent bien pratiquer. Il n’y a même pas un baby-foot…

Charlotte sort une cigarette et s’apprête à l’allumer.

Nathalie – Tu ne vas pas fumer ?

Charlotte – Pourquoi pas…? Je te rappelle que toi, quand tu étais enceinte de moi, tu te tapais deux paquets par jour… Il paraît que c’est le meilleur moyen pour avoir des enfants débiles…

Nathalie – Ouais, ben à l’époque, on ne savait pas… Pourquoi tu as dit « toi, quand tu étais enceinte ? ».

Robert, qui apporte les consommations, fait diversion.

Robert – Si vous voulez fumer, c’est dehors…

Charlotte range sa cigarette en soupirant. Robert repart.

Nathalie – Alors finalement, c’était pas une appendicite…

Charlotte – Une appendicite ! À soixante-quinze ans ! Confondre une cirrhose du foie avec une maladie infantile ! C’était pas le roi du diagnostic ce médecin…

Nathalie – C’était un interne. Ils sont tellement mal payés. Enfin, c’était incurable, de toute façon. C’est drôle, je n’arrive pas à réaliser que ton grand-père est mort.

Charlotte – Avant d’être mon grand-père, c’était un peu ton père, non…?

Nathalie – Oui… J’ai toujours eu un peu de mal à communiquer avec lui.

Charlotte – Ça ne risque plus de s’arranger…

Nathalie – J’ai une copine qui a fait quinze ans d’analyse pour essayer de renouer le dialogue avec son père. Quinze ans, tu te rends compte ?

Charlotte – Et alors…?

Nathalie – Au bout de quinze ans, son père était mort…

À l’insu de sa mère, Charlotte échange avec Antoine quelques regards gênés.

Charlotte – Et grand-mère ?

Nathalie – Elle ne se souvenait même plus qu’elle était mariée, alors lui apprendre maintenant qu’elle est veuve… (Soupir) Ce n’est pas très gai, tout ça…

Charlotte – Les enterrements, c’est rarement gai…

Robert s’est replongé dans la lecture de son journal.

Robert (lisant) – Le suicide est la première cause de décès chez les adolescents… Remarquez, à seize ans, c’est rare qu’on meurt de vieillesse, hein ?

Charlotte – Tu savais que pépé avait souscrit une convention-obsèques ?

Nathalie – Non…

Charlotte – C’est spécial, hein ? Je ne me vois pas choisir à l’avance si je veux du chêne ou du sapin, des poignées dorées ou argentées, un capitonnage rose bonbon ou vert pomme…

Nathalie – Remarque, c’est pratique. Comme ça on ne s’occupe de rien.

Charlotte (ironique) – Et on n’a rien à payer…

Nathalie sort un miroir de son sac et s’examine.

Nathalie – Ouh, là ! Si je me croisais dans la rue, je ne me reconnaîtrais pas ! Je vais me remaquiller un peu, sinon on va croire que c’est moi qu’on enterre…

Nathalie, se dirigeant vers les toilettes, tombe sur Antoine, qui fait pourtant tout pour passer inaperçu en se cachant derrière un bouquin de Kant. Après une hésitation, elle l’aborde avec un grand sourire.

Nathalie – Antoine ? C’est Nathalie ! Tu te souviens ? On était… au lycée ensemble.

Antoine (feignant l’enthousiasme) – Ah, Nathalie…!

Nathalie – Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Antoine – Ben, je suis toujours au lycée…

Nathalie – Prof ?

Antoine – Elève, ensuite pion, maintenant prof. C’était la dernière solution pour qu’on ne me vire pas de l’école… Et toi ?

Nathalie – Oh, moi… Je me suis mariée… Et puis j’ai divorcé…

Robert (sentencieux) – Des fois, il vaut mieux un bon divorce qu’un mauvais mariage…

Nathalie le fusille du regard.

Nathalie (à Antoine, amusée) – Tu écris toujours des pièces de théâtre…?

Charlotte semble surprise.

Antoine – Non… (Devant l’air déçu de Nathalie, il rectifie). Maintenant, c’est plutôt des romans…

Nathalie – Ecrivain ? Génial ! Il faudra que tu me dédicaces un de tes bouquins.

Antoine (embarrassé) – Oui, enfin…

Nathalie – Et sinon, tu es marié ? Tu as des enfants ?

Antoine – Euh… Non, je suis toujours célibataire…

Nathalie – C’est marrant, ma fille a presque l’âge de tes élèves, maintenant. Ça ne nous rajeunit pas… (Désignant Charlotte) Tiens, justement la voilà !

Antoine échange un regard embarrassé avec Charlotte.

Antoine – Charlotte…? Ah, c’est marrant, c’est une de mes élèves… Je ne savais pas que c’était ta fille…

Nathalie – Elle porte le nom de son père… C’est tout ce qu’il lui a laissé en partant, d’ailleurs… Tu es son prof de gym, c’est ça ? Elle en parle tout le temps…

Antoine – Non… De philosophie…

Nathalie – Ah, oui, c’est vrai ! Tu as plutôt le gabarit d’un prof de philo… Dis donc, ça n’a pas l’air d’être le grand amour entre ma fille et Kant ? Tu crois qu’elle va enfin le décrocher, ce bac ? Ça fait quand même la troisième fois… Je me demande s’il n’y a pas eu une petite erreur d’orientation. Elle a toujours eu l’esprit plutôt concret. Et puis entre nous, la philo, ça ne mène nulle part…

Antoine – Ben, non…

Nathalie – De toute façon, si ça ne marche pas cette année, je la colle dans une école commerciale ! Le genre… grande école où on peut rentrer sans le bac, tu vois ? J’en ai déjà trouvé une. C’est cher, mais bon… Quand on veut quelque chose de bien. Et puis franchement, le bac, c’est bien beau, mais si c’est pour se retrouver à l’université avec le tout-venant. Maintenant tout le monde va à la fac… Il n’y a plus aucune sélection !

Charlotte (exaspérée) – Maman…!

Nathalie – Ah, la, la… Ce n’est pas tous les jours facile pour une femme seule d’élever un enfant, crois-moi… D’ailleurs, tu sais ce que dit Freud en ce qui concerne l’éducation des enfants : «Faites ce que vous voulez, de toute façon ce sera mal». Bon, excuse-moi, il faut que je file, j’ai un enterrement sur le feu…

Nathalie poursuit son chemin vers les toilettes.

Charlotte – Je ne savais pas que vous connaissiez ma mère.

Antoine – Moi non plus…

Charlotte – Il faut absolument qu’on se voit ce soir… On se retrouve chez vous…?

Antoine – Ecoute, Charlotte, il vaudrait mieux qu’on arrête, tous les deux. On fait fausse couche… Fausse route…

Charlotte – Fausse route ?

Antoine – Dans une semaine tu auras ton bac. L’année prochaine, tu iras à la fac. Moi je redoublerai ma terminale, comme tous les ans.

Charlotte – Mon bac ? Ça fait deux fois que je le rate pour rester dans ta classe. Mais cette année, ça t’arrangerait bien que je l’ai, hein… Comme ça, en septembre, tu en trouveras une autre à qui donner des cours particuliers…

Antoine lui fait gentiment signe de parler moins fort.

Antoine – Je pourrais être ton père!

Charlotte (menaçante) – Justement. Je pourrais porter plainte pour détournement de mineure…

Antoine – Tu as vingt-et-un ans…

Charlotte – D’accord, pour harcèlement sexuel, alors.

Antoine (faussement détaché) – Fais ce que tu veux. De toute façon, ce serait peut-être me rendre service que de me faire radier de l’Education Nationale.

Charlotte (se levant, méprisante) – Pauvre mec !

Nathalie ressort des toilettes.

Nathalie (à Antoine, charmeuse) – Passe à la maison, un de ces soirs. On se fera un petit dîner entre célibataires…
(À son oreille, coquine) Qui sait ? On arrivera peut-être à ranimer la flamme…

Antoine, gêné, répond d’un sourire.

Nathalie – Tu viens, Charlotte ? (À Antoine) – Ne la surmène pas trop, quand même…

Nathalie et Charlotte s’en vont. Antoine reste là, peu fier de lui mais soulagé. Robert n’a rien raté de la conversation, mais fait mine de ne pas avoir écouté.

Antoine – Les risques du métier… Euh… je peux vous demander d’être discret…? Je joue mon boulot, là…

Robert (sentencieux) – Un bistrot, c’est comme un confessionnal. On entend tout, mais rien n’en sort.

Soudain, Charlotte revient un instant et met quelque chose dans la main d’Antoine.

Charlotte – Tiens, c’est le premier examen de ma vie que je réussis. Et cette fois, c’est vraiment grâce à toi… Je te laisse le diplôme, en souvenir!

Charlotte s’en va. Antoine regarde l’objet incrédule. C’est un test de grossesse.

Robert – Quand il y a deux traits, c’est que c’est des jumeaux…

Antoine s’en va, paniqué. Robert soupire, et se replonge dans ses mots croisés. Josiane arrive de la cuisine avec une revue. Profitant de la distraction de Robert, elle se sert un verre de calva, le boit cul sec, et reverse le contenu d’un verre d’eau minérale dans la bouteille de calva à l’aide d’un entonnoir. Comme elle range le tout, Robert se tourne vers elle, méfiant. Elle ouvre Le Chasseur Français et affiche un sourire innocent.

Robert – Vous lisez Le Chasseur Français, maintenant ?

Josiane – Non ! C’est pour les annonces… (Regard étonné de Robert) Les annonces matrimoniales !

Robert – Et alors…?

Josiane – Oh, vous savez, c’est comme pour les voitures, hein… Il faut faire des essais comparatifs…

Robert – Et vous avez trouvé le modèle que vous voulez ?

Josiane – Pas encore. Malheureusement, à mon âge, je dois me limiter au marché de l’occasion…

Un téléphone portable sonne.

Josiane – Ça doit être le mien… Je viens de m’en offrir un pour Noël. Il faut bien vivre avec son temps…

Elle prend la communication avec maladresse, visiblement peu habituée à ce genre d’appareil.

Josiane (énervée) – Merde, comment ça marche, déjà…

Robert la regarde, interloqué.

Josiane (avec une amabilité forcée) – Allô oui ! Oui, c’est moi… Oui, bonjour… Oui, la quarantaine, c’est ça…

Elle se rend compte que Robert l’écoute.

Josiane – Enfin, plus près de quarante que de cinquante… Oui, je suis tombée sur votre annonce par hasard dans Le Chasseur Français et… Euh, non, je ne chasse pas. J’ai sûrement feuilleté ça chez la coiffeuse… Non, ma coiffeuse ne chasse pas non plus, pourquoi…? Divorcée, c’est ça… Et vous…? (Se figeant) Ah… Et elle est morte de quoi…? (Riant) Si ce n’est pas indiscret, bien sûr… Oh la la… Qu’est-ce qu’elle a dû souffrir… Moi je dis que dans ces cas-là, on devrait les faire piquer… (Robert la regarde, sidéré) Oui, ça a dû vous faire un vide… Non, moi je n’ai pas d’animaux… Seulement un fils de 17 ans… (Riant) Mais ça fait des saletés aussi, vous savez…! Vous aimez les enfants…? Non, je crois que pour ça c’est un peu tard, hein…? À nos âges, il ne serait sûrement pas normal… Ecoutez, je ne suis pas seule, là. Au Café des Sports, ça vous va ? Non, pas en face du stade, en face du cimetière… C’est ça. (Enjôleuse) À tout à l’heure…

Josiane raccroche et pose son téléphone sur le comptoir. Robert, dubitatif, est en train de vérifier la marque qu’il a faite au crayon sur la bouteille de calva.

Josiane – Vous n’avez pas vu Marcel ?

Robert – Ça fait trois jours qu’il n’est pas venu faire son loto… Il doit être malade.

Josiane – Depuis le temps qu’il joue son numéro de sécu… Ça serait dommage qu’il sorte quand il l’a validé sur une feuille de remboursement…

Robert s’est replongé dans Le Parisien. Il tourne une page de son journal et sursaute.

Robert – Dites donc, à propos de loto, vous avez vu ça ?

Josiane – Quoi ?

Robert – La super-cagnotte ! Le numéro a été joué ici !

Josiane – Sans blague ?

Robert (montrant le journal) – Tenez ! 75 millions !

Josiane – D’ancien francs ?

Robert – D’euros ! Vous vous rendez compte tout ce qu’on peut faire avec 75 millions d’euros ! (Josiane a visiblement du mal à l’imaginer) C’est forcément quelqu’un qu’on connaît…

Josiane – Il est peut-être célibataire…

Robert – Allez savoir… Des fois, il y a des gagnants qui préfèrent rester anonymes…

Robert se sert un calva.

Josiane – Oui, c’est comme les alcooliques…

Robert s’envoie son calva derrière la cravate, puis fait la grimace en se touchant le ventre.

Robert – Je ne sais pas ce que j’ai, moi, j’ai mal à l’estomac depuis quelque temps…

Josiane – C’est le stress, ça. Vous verrez, quand vous serez à la retraite, vous n’aurez plus mal au ventre.

Robert – C’est ça… Et quand je serai mort, je n’aurai plus mal nulle part…

Il refait un trait au crayon sur l’étiquette.

Josiane – Bon, ben je vais au Casino, moi.

Elle sort. Le portable oublié par Josiane sur le comptoir se met à sonner.

Robert – Elle a oublié son engin ! Et merde… (Après quelques tâtonnements, il parvient à prendre la communication) Allô ! Non, ce n’est pas Josiane, c’est Robert…! De la part de qui…? Jésus…! L’annonce ? Quelle annonce ? Ah, oui, Le Chasseur Français… Non, mais attendez que je vous explique ! Il n’est pas à moi, cet engin… Il a raccroché, ce con! (Il repose le téléphone sur le comptoir) De la part de Jésus… C’était quand même pas les Témoins de Jéhovah…?

Entrent deux croque-morts, en costume et lunettes noirs.

Robert – Tiens, voilà les Blues Brothers ! Comment ça va les affaires ?

Martial – Les traditions se perdent. Les gens sont en retard même aux enterrements. En attendant, on va boire un coup, vite fait… (Il jette un regard dehors par la vitre) Mais il faut que je garde un œil sur mon corbillard, moi.

Justin – Il ne s’agirait pas qu’on nous le vole, avec la marchandise et tout. On voit tellement de trucs, maintenant. Vous avez entendu parler de ces Belges qui passaient des cigarettes de contrebande planquées dans un fourgon mortuaire ?

Robert – Remarque, avec les nouvelles lois, maintenant… Vu les têtes de mort qu’on est obligé de mettre sur les paquets… Bientôt, les camionnettes de livraison de tabac ressembleront à des corbillards… (Un temps) Qu’est-ce que je vous sers ? (Goguenard) Un croque et une bière ?

Martial – Comme d’habitude. (Avec un sous-entendu) Eh, on ne change pas une équipe qui gagne…!

Robert se renfrogne, tout en lui servant un petit blanc.

Martial (insistant, ironique) – Tu as regardé la télé hier ?

Robert – Ouais, oh, ça va… (De mauvaise foi) Le deuxième, il n’y était pas…

Martial (scandalisé) – Comment ça, il n’y était pas ?

Robert – Hors jeu…

Martial (s’étouffant) – Hors jeu ?

Josiane revient, avec un grand sac en plastique marqué Casino, et se fait aussitôt prendre à partie.

Robert – Il n’était pas hors jeu, le deuxième ?

Josiane – Depuis que les arbitres ont le droit de faire de la pub… (Les croque-morts la regardent sans comprendre) Qu’est-ce qu’il avait de marqué sur son maillot, l’arbitre ?

Elle montre son sac en plastique.

Martial (lisant) – Casino…? Et alors ?

Josiane – Et qu’est-ce qu’il faut mettre sur la table pour jouer au casino ?

Robert (se figeant, illuminé) – Des pièces !

Robert retourne précipitamment à ses mots croisés, sous le regard éberlué des autres.

Justin – D’abord, c’était pas Casino, c’était Champion.

Josiane (avec un air entendu) – Ouais, oh…

Josiane sort vers la cuisine avec ses provisions.

Robert (comptant sur ses doigts) – Ah, ça ne fait que six lettres ! Et ça ne commence toujours pas par un t…

Martial cherche un moyen d’attirer l’attention du patron sur son verre vide.

Martial – Dis donc, elles sont pas mal tes chaussettes. Ils font les mêmes, pour hommes ?

Le patron hausse les épaules et remet une tournée aux croque-morts. Tandis qu’il sert Justin, celui-ci lui fait signe que ça suffit, alors que le verre déborde déjà.

Justin – Hop, hop, hop… Pas d’excès, hein ? Il y a assez de morts comme ça sur les routes.

Martial – Oh, nos clients, à nous, il ne peut plus rien leur arriver. (Il sirote son ballon) Encore que… Figure-toi que le mois dernier, on a incinéré Madame Pinard…

Robert – Qui ça…?

Martial – Madame Pinard ! Son mari tenait le magasin de farces et attrapes ! Elle est morte d’une crise cardiaque…

Robert – Ah, oui…

Martial – D’ailleurs, son mari ne sera pas resté veuf très longtemps…

Robert – Il s’est déjà remarié ?

Martial – Ah, tu n’es pas au courant non plus ? Cancer du pancréas. Il est parti quinze jours après. Et pourtant il était plus jeune que toi…

Robert – Il n’y a pas de justice…

Justin (soupirant, philosophe) – Et oui, c’est la vie…

Martial – Bref, le mari avait oublié de nous prévenir avant l’incinération que sa femme portait un pacemaker. En plein milieu de la cérémonie, boum ! La pile au lithium explose sous l’effet de la chaleur, dis donc… La porte du four a été projetée contre le mur !

Justin – Heureusement que personne n’était devant.

Martial – Je ne te raconte pas l’état de la famille. Sans parler de Madame Pinard, évidemment. Enfin, il n’y a pas eu de blessés, c’est le principal… Mais les dégâts sont importants, hein… Heureusement qu’on est assuré…

Justin – C’est qu’un appareil comme ça, c’est plus cher qu’un four à pizzas.

Robert – Eh ben… Vous faites un métier dangereux… (Un temps) Tiens, ça m’étonne qu’on ait pas encore vu Marcel…? C’est le jour de sa grille…

Martial – Marcel ? Il est garé juste en face, dans une belle voiture.

Robert (excité) – C’est lui qui a gagné le gros lot ?

Martial – Si on veut… Il est mort. Dans notre corbillard, c’est lui !

Robert – Sans blague ?

Justin – Cirrhose du foie.

Robert – Ça m’en fout un coup… Pauvre Marcel… Je l’ai vu il y a trois jours. Il a fait son loto, comme d’habitude… Et dire qu’il aurait pu gagner. (Fièrement) C’est moi qui ai vendu le billet gagnant !

Josiane ressort de sa cuisine.

Josiane – Eh, c’est peut-être lui…

Robert – Lui quoi ?

Josiane – Le gagnant ! Il ne s’est pas manifesté. Lui, il avait une bonne raison de ne pas se manifester…

Robert – Oh, ben c’est facile à vérifier, puisqu’il jouait son numéro de Sécurité Sociale… (Il cherche dans le journal les résultats du loto) 1 25 12 37 39 16 et le numéro complémentaire le 14… Oui mais c’était quoi, son numéro de sécu, à Marcel ?

Les autres affichent leur ignorance.

Josiane – Ça serait un sacré veinard !

Martial – Je préfère quand même être à ma place qu’à la sienne….

Robert – C’est surtout les héritiers qui seraient contents. Parce que sinon, le Marcel, il ne doit pas leur laisser grand chose.

Josiane – À part des bouteilles vides…

Justin – Qu’est-ce que tu ferais, toi, Robert, si tu gagnais au loto ?

Robert – Je te paierais une tournée… Malheureusement, je ne joue pas.

Josiane – Moi, si je gagnais le gros lot, je me paierais un voyage dans l’espace. (Les autres la regardent, interloqués) Vous n’avez pas lu, dans le journal ? Maintenant, les milliardaires peuvent faire un tour en fusée !

Justin – Ça me rappelle un truc que me disait toujours mon père : « Quand on mettra les cons en orbite, tu n’as pas fini de tourner ».

Martial – Allez, sers-nous un coup à boire pour arroser ça.

Robert – Pour arroser quoi ?

Martial fait signe que ça n’a pas d’importance. Robert le sert. Entre Blanche, un foulard sur la tête, jouant une sourde-muette vendant des statuettes. Elle dispose sa collection sur le comptoir. Les autres la regardent, ne sachant comment réagir. Blanche pose un papier sur le bar. Josiane se penche pour lire.

Robert – Qu’est-ce qu’elle dit ?

Josiane – Si on en achète six, le septième est gratuit…

Martial (considérant les statuettes) – Qu’est-ce que c’est ?

Justin – C’est pas les sept nains…?

Josiane – Il n’y en a que cinq !

Robert – Et puis c’est petit, pour des nains. Tu as intérêt à tondre ta pelouse toutes les semaines, sinon tu ne les retrouves plus…

Justin (compatissant) – Si on en prend deux chacun…

Robert – Qu’est-ce qu’on va foutre avec deux nains chacun ?

Josiane – Oui. Surtout qu’il n’y en a que cinq…

Robert (fort) – Non, merci, on a ce qu’il faut !

Josiane – Ce n’est pas la peine de gueuler comme ça, elle est sourde.

Blanche remballe sans insister, mais l’air pas contente.

Robert – Je ne gueule pas, j’articule. Pour qu’elle puisse lire sur mes lèvres…

Blanche s’en va. Avant de franchir la porte, elle se retourne.

Blanche – Bandes de nains !

Elle sort. Les autres se regardent, interloqués.

Martial – On dirait qu’elle a retrouvé la parole…

Robert – Et dire qu’on a failli se laisser apitoyer.

Josiane (rêveuse) – Ça me rappelle une histoire…

Robert – Blanche-Neige ?

Josiane – Non, c’est dans un bouquin que je viens de lire.

Elle sort un livre genre Harlequin et le pose sur le comptoir.

Josiane – Ça s’appelle « Une Femme est une Femme ». Ça se passe en Floride. C’est l’histoire d’une jeune milliardaire américaine sourde et muette qui tombe amoureuse d’un séminariste français en mission à Miami… Elle est emmerdée parce qu’elle ne sait pas comment lui avouer son amour…

Robert – Parce qu’il est séminariste ?

Josiane – Oui… Et surtout parce qu’elle est muette. Lui de son côté, il est amoureux aussi mais il ne sait pas comment lui faire comprendre…

Justin – Il est timide…

Josiane – Oui… Et en plus elle est sourde.

Robert – Elle ne pouvait pas lire sur ses lèvres…?

Josiane – Si… Le problème c’est qu’il ne parle que français, et elle, ben elle ne comprend que l’anglais, puisqu’elle est américaine…

Martial (un peu perdu) – Ah ouais, d’accord…

Josiane – En secret, il apprend le langage des signes…

Robert – Et l’anglais…

Josiane – Le jour de la Saint-Valentin, il l’invite au restaurant et lui déclare sa flamme !

Martial (scotché) – Et alors ?

Josiane – Sous le coup de l’émotion, elle retrouve la parole et l’ouïe.

Justin – Louis ?

Robert – Alors il avait appris le langage des signes pour rien…

Josiane – Non ! Parce qu’ensemble, ils décident d’ouvrir une école pour sourds-muets…

Justin (inquiet) – Ils se marient, quand même ?

Josiane – Evidemment.

Robert – Je croyais qu’il était séminariste…?

Josiane – À la fin, il décide de se convertir au protestantisme pour l’épouser…

Silence, le temps de digérer toute la portée symbolique de cette histoire.

Josiane – Bon ben c’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma cuisine, moi…

Robert – C’est ça, allez-y.

Josiane sort. Les croque-morts sirotent leurs verres en silence. Robert se replonge dans Le Parisien.

Robert (lisant) – La cigarette tue aussi les non-fumeurs… Oh ben autant fumer, alors…

Martial – À propos de macchabées, tu sais ce que m’a demandé ma fille, ce matin, pendant que je l’emmenais à la maternelle avec mon corbillard?

Robert – Tu emmènes ta fille à l’école en corbillard?

Martial – Ben, quoi? C’est une voiture de fonction. Ça ou La Maison du Surgelé… (S’énervant) Bon, tu sais ce qu’elle m’a demandé ?

Robert – Non.

Martial – Où est-ce qu’on va quand on est mort…?

Robert – Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Martial – À ton avis ?

Robert – Je ne sais pas.

Martial – Oui. C’est exactement ce que je lui ai répondu.

Robert – Et alors ?

Martial – Elle m’a dit : Mais papa, quand on est mort, on va au cimetière !

Robert – Forcément, elle devait être surprise qu’avec le métier que tu fais tu ne sois pas encore au courant…

Justin – Où est-ce qu’on va quand on est mort… On ne sait déjà pas où on va quand on est vivant…

Robert les ressert, vidant la dernière goutte de la bouteille dans le verre de Martial.

Robert – Marié dans l’année… Je vais chercher une caisse de blanc en bas. Avec tout ce que vous me sifflez.

Justin (jetant un regard au Parisien) – Violée par son beau-père le jour de son mariage, elle se jette sous le train qui devait l’emmener en voyage de noces et provoque un terrible déraillement…

Martial – On dirait que les affaires reprennent…

Robert descend à la cave par la trappe derrière le bar. Josiane revient passer un coup d’éponge sur le comptoir.

Martial (à Josiane) – Et le fiston, comment ça va ?

Josiane – Ça va. Il est en stage pour trois mois. Par son école de commerce.

Martial – Ah bon ? Où ça ?

Josiane – Chez Burger King… À Cap Canaveral.

Martial – À Cap Canaveral ! Et qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Il s’occupe du marketing ?

Josiane – Non, il est à la vente. La philosophie américaine, dans les affaires, c’est qu’il faut commencer à la base.

Martial (interloqué) – Chez Burger King…

Josiane – À Cap Canaveral ! Ils ne prennent pas n’importe qui…Pensez donc ! Pour servir des hamburgers aux cosmonautes…

Josiane n’a pas le temps de répondre.

Robert – Oh, nom de Dieu !

Robert remonte.

Robert – J’ai un mètre d’eau dans ma cave !

Justin (horrifié) – De l’eau…!

Robert – Il faut que je ferme le compteur.

Il va fermer le compteur.

Josiane – Ben oui, mais comment je vais faire ma vaisselle moi, maintenant…

Robert – En tout cas, pour le blanc, vous repasserez…

Justin – Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Allez, sers-moi une petite côte… dans un grand verre.

Robert regarde Martial pour lui demander ce qu’il veut.

Martial – Pareil, une côtelette…

Robert – Tiens, moi aussi je vais me descendre une petite côte, ça va me remonter. (Robert remplit les verres en soupirant) Ça doit être une canalisation qui a pété. C’est la Bérézina, là-dessous. Il n’y a que les cadavres de bouteilles qui flottent à la surface.

Justin – Il aurait mieux valu que ce soit les pleines…

Josiane – Mais pourquoi vous stockez toutes ces bouteilles vides, aussi ? Ce n’est plus consigné…

 

Justin – Quand j’étais gosse, on allait les porter à l’épicerie pour se faire un peu d’argent de poche et acheter des cigarettes. La vieille les empilait au fond de sa cour. Mais comme son mur donnait sur notre jardin, on récupérait les bouteilles avec un escabeau et on retournait les vendre à la boutique. Elle était sympa, mais c’était plus fort que nous. Fallait qu’on lui fasse des vacheries… On dit toujours que les enfants, c’est des anges. Ce n’est pas vrai. Il n’y a rien de plus cruel qu’un gosse…

Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais comment je vais faire ma cuisine, moi ? Sans eau…

Robert – Ça va, ça va, j’appelle le plombier.

Robert cherche dans un bottin. Martial ouvre Le Parisien.

Robert (lisant le bottin) – Da Silva, Dos Santos, Da Costa… Ah ben on a le choix, au moins…

Justin (lisant le journal) – Les Français font l’amour une fois tous les trois jours… C’est dingue…

Robert (composant le numéro) – Alors, 01…

Josiane – Alors ? Il vient quand votre plombier ?

Robert – Je n’en sais rien. Ça ne répond pas…

Josiane – Bon, j’en profite pour aller au boulanger, moi…

Justin – Vous saviez que les Français faisaient l’amour une fois tous les trois jours ?

Josiane (ironique) – Et les Françaises ?

Justin (regardant le journal) – Ce n’est pas marqué.

Robert – Merde ! Je vais essayer son portable…

Josiane – Tous les trois jours ! Dans leurs rêves, peut-être…

Josiane part chez le boulanger.

Robert (composant le numéro) – 06…

Justin – C’est une moyenne…

Robert – Vu la date à laquelle ça t’est arrivé pour la dernière fois, il faut vraiment que les autres en mettent un coup. (Son interlocuteur décroche enfin) Ah, ce n’est pas trop tôt… Allô ! Je vous entends très mal… Vous êtes en voiture, c’est ça… Bon ben vous avez quand même cinq minutes ! C’est pour une fuite, dans une cave… Oui, le Café des Sports… Non, pas en face du stade ! En face du cimetière… Vous voyez…? Non, en face ! (Plus fort) En face ! Allô…! Allô…!

Juste à ce moment-là, on entend un crissement de pneus suivi d’un bruit de ferraille. Les croque-morts regardent dehors.

Martial – Oh, nom de Dieu !

Robert (raccrochant le téléphone) – Et merde, on a été coupés…

Justin – C’est la première fois que je vois un cercueil voler…

Les croque-morts sortent en catastrophe. Robert va regarder par la vitre du café.

Robert – Ouh, là… Il t’a pris le corbillard de plein fouet, dis donc. Pauvre Marcel… Heureusement qu’il était déjà mort…

Jésus entre, en bleu de travail, tenant Blanche par le bras. La vieille n’a plus de foulard sur la tête, et Robert ne la reconnaît pas.

Blanche – Vous ne pouviez pas faire attention, non ?

Jésus – Vous vous êtes jetée sous mes roues ! (À Robert) Vous êtes témoins ? Elle a traversé comme une folle.

Robert fait mine qu’il n’a rien vu et qu’il ne veut pas être mêlé à ça.

Blanche – Il m’écrase, et en plus il me traite de folle!

Robert – Elle n’a qu’à s’asseoir cinq minutes.

Jésus – Vous pourriez peut-être lui donner un petit remontant ?

Robert s’exécute. Il ramène un petit verre de calva à Blanche, qui le vide d’un trait.

Blanche – C’est de la flotte, votre truc !

Comprenant le message, Robert remplit à nouveau le verre et lui tend. Elle le vide à nouveau d’un trait. La vieille retend son verre.

Blanche – Je me sens encore un peu faible…

Robert refuse d’obtempérer.

Robert – Ah, non, ça suffit !

Jésus – Elle n’a rien. Je ne l’ai même pas touchée. Ma bagnole, en revanche…

Blanche – J’ai failli mourir et il s’inquiète pour son tas de ferraille…

Jésus – Ouais, ben, avant d’être un tas de ferraille, c’était une camionnette toute neuve… (À Robert) Et pour le constat, ça ne va pas être simple. Vous savez où ils sont les croque-morts…

Robert se préoccupe de la vieille.

Robert – Alors comment ça va, mémé?

Blanche (offusquée) – Je ne m’appelle pas mémé…

Robert – Il faudrait prévenir quelqu’un de la famille, qu’il vienne la chercher. (À Blanche) Vous voulez qu’on appelle vos enfants?

Blanche (le regardant) – Des enfants ? Ça je ne suis pas bien sûre que j’en ai.

Robert – Vous n’êtes pas sûre ?

Blanche – Si j’en ai eu, je ne sais plus ce que j’en ai fait.

Robert – Comment que c’est votre nom ?

Blanche – Qu’est ce que ça peut vous faire ? Vous êtes de la police ?

Robert – Vous êtes mariée ?

Blanche – Evidemment, puisque j’allais retrouver mon mari au cimetière quand ce chauffard m’a écrasée.

Robert – Et il est où, votre mari ?

Blanche – Ben, il est mort !

Robert – Dans l’accident ?

Blanche – Mais non, pas dans l’accident !

Jésus – Puisqu’elle n’a rien, je vais peut-être y aller…

Robert – Attendez, c’est vous qui l’avez amenée ici après l’avoir écrasée, vous n’allez pas partir comme ça. Ou alors, vous l’emmenez avec vous. J’ai déjà une fuite à la cave, moi. Ce n’est pas les Restos du cœur ici !

Jésus – Bon, mais qu’est-ce qu’on fait, là ?

Robert (à Blanche) – Qu’est-ce qu’il y a de marqué, sur la tombe de votre mari ?

Blanche – Oh ben alors là… « Repose en paix », je crois.

Robert – Mais non, qu’est-ce qu’il y a de marqué comme nom ? (Blanche fait un signe d’ignorance) Ça doit être le choc… On va attendre un peu, ça va sûrement lui revenir… (À Blanche) Réfléchissez bien. Ça commence par quelle lettre, votre nom ?

Blanche – Le vôtre, ça commencerait pas par un c, en trois lettres.

Robert – Elle commence à me faire chier.

Jésus – Elle a l’air un peu… désorientée. Elle s’est peut-être échappée d’un établissement spécialisé…

Blanche fait une grimace pour simuler la folie. Regards consternés des deux autres.

Robert (à Jésus) – Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Jésus – Elle ne serait pas un peu bourrée, plutôt ?

Robert – Bourrée ?

Jésus – Vous lui avez quand même filé deux calvas…

Robert – Ça y est, c’est de ma faute maintenant ! (Soupçonneux) D’ailleurs habituellement, ce n’est pas les victimes, qu’on fait souffler dans le ballon… Vous voulez que j’appelle la police, pour le constat ?

Jésus – Oh, ce n’est peut-être pas la peine de les déranger… On n’a qu’à la laisser se remettre un peu. Moi, je vais voir si ma camionnette veut bien redémarrer, sinon il faudra que j’appelle une dépanneuse…

Jésus sort. Les croque-morts reviennent avec le cercueil sur l’épaule.

Robert – Qu’est-ce que vous faites…?

Martial – Pauvre Marcel, on n’allait pas le laisser dans sa boîte au milieu de la route…

Blanche se tourne vers le cercueil.

Blanche (intriguée) – Marcel…?

Les croque-morts posent le cercueil sur le bar. Martial aperçoit sur le comptoir le portable oublié par Josiane.

Martial (prenant le portable, à Robert) – Tu permets que je passe un coup de fil au dépôt ?

Robert – Vas-y, c’est le portable de Josiane…

Martial compose un numéro.

Martial – Ah ! Ça ne répond pas. (Reposant le téléphone sur le comptoir) Ils sont déjà partis bouffer, la vache !

Martial – Il faut pourtant qu’on fasse ça quelque part, hein ? C’est que le costume en sapin en a pris un coup. Il faut qu’on le remette à neuf.

Justin – C’est dans le contrat…

Robert – Ici ?

Martial – Ben, ça éviterait de reporter la cérémonie. La famille est chez le fleuriste… On en a pour un quart d’heure, au maximum… Le temps d’aller chercher un nouveau couvercle. Je suis sûr qu’il aurait été content de passer un dernier moment ici avec vous… Où est-ce qu’on peut le mettre pour qu’il ne soit pas dans le passage…?

Robert – La cave est inondée, alors à part la cuisine, je ne vois pas…

Prenant ça pour une proposition, les croque-morts emmènent le cercueil dans la cuisine. Robert les regarde faire interloqué.

Blanche – Ça ne serait pas mon mari, ça ?

Les croque-morts disparaissent dans la cuisine suivis par Robert, l’air accablé. Blanche s’apprête à leur emboîter le pas quand elle est retenue par la sonnerie du portable de Josiane. Elle prend la communication.

Blanche – Allô oui…? Si vous pouvez m’appeler Josiane…? Ben… Oui, si ça vous fait plaisir… Euh, non, plutôt veuve… Justement, je m’apprêtais à enterrer mon mari, là. Il est dans la cuisine. (Minaudant) Mon âge…? Disons plus près de quatre-vingts que de vingt… Vous n’avez rien contre les vieux…? (Le sourire de Blanche se fige) Il a raccroché, le malotru !

Blanche continue son chemin vers la cuisine avec le portable. Les croque-morts et Robert reviennent sans le cercueil et sans Blanche. Nathalie et Charlotte arrivent, affolées, avec une couronne (portant la mention «Mort pour la France»).

Nathalie – Mais qu’est-ce qui est arrivé à papa ?

Martial – Il a eu… un petit accident de la route.

Charlotte – Je croyais que c’était une cirrhose…

Martial – Je vais vous expliquer. Vous allez voir, tout va s’arranger…

Les croque-morts entraînent Nathalie dehors en lui parlant à voix basse. Antoine revient, cherchant Charlotte, qui suit sa mère. Il cherche à la retenir.

Antoine – Tu en as déjà parlé à ta mère…?

Charlotte – J’essaie d’enterrer mon grand-père, là. Je me demande si c’est vraiment le moment pour annoncer à ma mère que je suis enceinte de son ex.

Robert – Eh oui… Les uns s’en vont, les autres arrivent. C’est le grand cycle de la vie…

Antoine – Vous auriez dû faire prof de philo, vous…

Robert – Oh, vous savez, moi, j’ai arrêté mes études juste après le bac. (Il se marre) Le bac à sable !

Antoine se tourne à nouveau vers Charlotte.

Antoine – Mais je ne sais pas… C’est arrivé comment ?

Charlotte – Tu n’as pas une petite idée…?

Antoine – Excuse-moi, je…

Antoine a l’air complètement anéanti. Charlotte est partagée entre la consternation et la pitié.

Charlotte – Ne te fatigue pas, c’était une blague.

Antoine – Une blague ?

Charlotte – Le test ! J’en ai fait un, oui, mais il est négatif…

Antoine sort le test de sa poche et le regarde, perplexe. Robert se penche aussi et confirme.

Robert – Ah ouais… (Expliquant à Antoine) Vous voyez, c’est là qu’il devrait y avoir un…

Antoine l’interrompt en le foudroyant du regard.

Charlotte – Il serait temps que tu grandisses un peu, Antoine…

Charlotte s’en va.

Antoine – Je crois que je vais reprendre un autre calva… (Robert le sert et il vide son verre d’un trait) Il a un goût de flotte, votre calva…

Antoine se dirige vers les toilettes et croise Blanche qui ressort de la cuisine avec un air de conspiratrice. Robert lui lance un regard suspicieux.

Blanche (pour elle) – Je n’avais pas un téléphone dans la main, tout à l’heure…?

Retour de Jésus.

Jésus – On ne va jamais réussir à le signer, ce constat ! Où est-ce qu’ils sont repartis, encore… C’est que j’ai une chaudière à installer, moi…

Robert écarquille les yeux.

Robert – Vous êtes plombier ?

Jésus – Ben, oui…

Robert – Vous vous appelez comment ?

Jésus – Jésus…

Robert – Mais alors vous êtes celui que j’attendais ! (Lui montrant la trappe) C’est par en bas…

Jésus (pas très motivé) – Qu’est-ce qu’on a ?

Robert – Une canalisation qui a pété. Une véritable hémorragie…

Le plombier s’approche, pose un trousseau de clefs sur le comptoir et descend quelques marches.

Jésus – Oh, nom de Dieu !

Robert – Vous allez quand même pouvoir opérer ? Je ne sais pas, il faudrait au moins faire un garrot.

Jésus (remontant) – Je suis plombier, pas homme-grenouille…

Robert – Ben qu’est-ce je fais alors ?

Jésus – Vous pouvez appeler les pompiers… Ou alors attendre que ça s’évapore.

Robert – C’est que je n’ai plus d’eau, moi !

Jésus (ironique) – Vous en avez plein votre cave… (Voyant que Robert n’est pas d’humeur à plaisanter) Je vais couper l’alimentation du bas, comme ça vous pourrez rouvrir le compteur.

Le plombier se met au travail derrière le bar.

Robert – Il faut toujours que ça tombe sur moi…

Jésus – Oh, ce n’est pas ça, c’est que quand il y a une fuite d’eau chez les autres, ça vous dérange moins, c’est tout.

Antoine ressort des toilettes.

Antoine – Il y a un cadavre sur la table de la cuisine, c’est normal ?

Robert – Ne vous inquiétez pas, c’est juste pour dépanner…

Le plombier se relève et revient devant le bar.

Robert – Vous avez déjà fini ?

Jésus – Oui, oui. Vous pouvez vous servir du robinet. Vous me rappellerez quand il n’y aura plus d’eau dans la cave pour la réparation.

Robert – Bon, combien je vous dois ?

Jésus – 100 euros.

Robert (estomaqué) – 100 euros pour 5 minutes de boulot !

Jésus – C’est forfaitaire. Vous voulez voir la grille des tarifs ?

Robert – C’est avant que j’aurais aimé la voir… (Robert sort de sa caisse des billets et les tend au plombier à contrecœur) Et dire qu’un médecin vous prend que 20 euros pour une visite à domicile…

Jésus (empochant les billets) – Ben la prochaine fois que vous aurez une fuite, appelez SOS Médecins. (Un temps) Vous avez quelque chose à manger…?

Robert – La cuisine est en dérangement… On n’a que de la viande froide…

Jésus (s’en allant) – Bon ben, il faut vraiment que j’y aille, là. Je vous laisse ma carte, pour le constat.

Le plombier qui sort croise Josiane qui revient avec des pains sous le bras.

Josiane (soulagée) – Ça y est, il a réparé la fuite ?

Robert – En tout cas, on a de l’eau.

Josiane – Ah ben c’est pas trop tôt… Je ne suis pas en avance, moi, avec tout ça.

Josiane disparaît dans la cuisine. L’instant d’après, on l’entend pousser un cri strident.

Robert – J’ai oublié de la prévenir, pour Marcel…

Blanche (intriguée) – Marcel…?

Robert va dans la cuisine. Il en ressort en tenant Josiane par le bras.

Robert – Il a dit un quart d’heure. Il devrait pas tarder à arriver. Vous n’avez qu’à vous asseoir en attendant…

Robert, revenant au bar, voit que le plombier a oublié son trousseau de clefs sur le comptoir.

Robert (jubilant) – Il a oublié ses clefs, le salopard !

Josiane (ailleurs) – Qui ça ?

Robert – Le plombier ! Ben il peut toujours appeler un serrurier, le fumier.

Josiane – Je me demande ce qu’il a pu en faire…

Robert – Je viens de vous dire qu’il les avait oubliées ! Sur le comptoir !

Josiane – Non, Marcel ! Qu’est-ce qu’il en a fait de son ticket de loto…?

Robert – Vous vous rendez compte ? La super-cagnotte…

Josiane – Il l’a peut-être encore sur lui…

Ils regardent tous les deux vers la cuisine. Blanche aussi. Silence. Le plombier revient, l’air préoccupé.

Jésus – Je suis emmerdé, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes clefs. Vous ne les auriez pas trouvées, par hasard ?

Robert – Ah, je ne sais pas… C’était quoi comme clefs ?

Jésus – Ben, c’était les clefs de ma voiture, de chez moi, de mon coffre…

Robert (perfide) – Vous voulez que je vous appelle un serrurier ? Il vous fera un forfait…

Jésus (profil bas) – On va peut-être les retrouver…

Robert se retourne et prend les clefs sur une étagère.

Robert (montrant les clefs) – Ça ne serait pas celles-là, par hasard.

Jésus – Si !

Robert fait mine de laisser tomber «accidentellement» le trousseau de clefs dans la cave pleine d’eau.

Robert – Mince ! Elles sont tombées dans la cave ! (Tête déconfite du plombier) Ah… C’est qu’il y a toujours un mètre d’eau là-dedans, il va falloir attendre que ça parte tout seul…

Jésus – Il doit y avoir moyen d’arranger ça. J’ai une pompe dans la camionnette.

Robert – Ah ben voila ! Vous voyez, entre gens de bonne volonté… En tout cas maintenant, vos clefs, vous savez où elles sont ! (Le plombier s’apprête à sortir) Euh, c’est inclus dans le forfait, bien sûr ?

L’autre acquiesce d’un signe de tête et sort. Robert brandit les clefs qu’il a en réalité gardées dans la main.

Robert (jubilant) – Hé, hé…

Blanche va fureter du côté de la cuisine. Robert le remarque.

Robert (sèchement) – Vous cherchez quelque chose ?

Blanche – Je vais prendre un Banco…

Robert attend l’argent avant de donner le Banco.

Robert – Ça fait un euro.

Blanche fait mine de chercher dans ses poches. Les regards d’Antoine et de Blanche se croisent. Antoine reste impassible, mais le visage de Blanche s’illumine.

Blanche – Ce n’est pas vrai ! Tu me reconnais ?

Antoine – Non…

Blanche – Mais si !

Antoine – Ah, oui, peut-être…

Blanche – Qu’est-ce que tu fais là ?

Antoine – Ben, rien…

Blanche – En tout cas, tu n’as pas changé, hein ?

Antoine – Merci…

Blanche – Tu es revenu il y a longtemps ?

Antoine – D’où ?

Blanche – Ben, de là-bas !

Antoine – Ah, euh… Oui. Enfin, non.

Robert s’impatiente, avec son Banco à la main.

Robert – Bon, alors ? Vous le prenez, ce Banco, oui ou merde ?

BlancheAntoine) – Tu ne pourrais pas me dépanner d’un euro. Je ne sais pas ce que j’ai fait de mon porte-monnaie.

Antoine pose une pièce sur le comptoir. Robert la prend et donne le Banco à Blanche.

Blanche – Bon ben… Merci, mon petit Paul !

Antoine – De rien.

Elle s’éloigne en lui faisant des petits signes.

Antoine (interloqué) – Paul ?

Josiane farfouille sur le comptoir.

Robert – Vous avez perdu quelque chose, vous aussi ?

Josiane – Mon téléphone… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

Robert – Il était sur le bar il y a cinq minutes ! Où est-ce qu’il est encore passé, cet engin…?

Il cherche aussi. Blanche profite de cette diversion pour se diriger en catimini vers la cuisine.

Robert Josiane) – Ah, au fait, quelqu’un vous a appelée, tout à l’heure…

Josiane (horrifiée) – Et vous avez répondu ?

Robert – Ben oui…

Josiane – Et alors…?

Robert – C’était un certain… Moïse ou Joseph.

Josiane – Jésus ?

Robert – Ah, oui, c’est ça !

Josiane – Et qu’est-ce qu’il a dit ?

Robert – Ben… Il avait l’air assez surpris de tomber sur moi forcément. Et… il a dit que finalement, il ne pourrait pas venir au rendez-vous.

Josiane, furieuse, retourne à la lecture de son roman.

Robert (soupirant) – Rendez service aux gens…

Nathalie et Charlotte reviennent, avec leur couronne Mort pour la France. Antoine, embarrassé, tente sans succès d’attirer l’attention de Charlotte, qui feint de l’ignorer.

Nathalie – C’est vraiment incroyable… Même les morts ont des accidents, maintenant… Je parie qu’il était encore en train de téléphoner…

Charlotte – Pépé ?

Nathalie lance à sa fille un regard exaspéré.

Nathalie – Le plombier ! Celui qui a embouti le corbillard !

Elles vont s’asseoir. Charlotte regarde la couronne.

Charlotte – Mort Pour La France… Ce n’est pas un peu excessif…?

Nathalie – C’est tout ce qui restait. On a encore eu de la chance (Soupirant) En tout cas, je te préviens, si je meurs avant toi, je veux être enterrée avec mon portable.

Charlotte (estomaquée) – Pardon ?

Nathalie – Au cas où je ne serais pas vraiment morte ! C’est ma hantise, ça. De me faire enterrer vivante. Pas toi ?

Charlotte – Ça ne doit pas arriver très souvent.

Nathalie – Il suffit d’une fois…

Nathalie remarque la présence d’Antoine tandis qu’il tente de sortir discrètement en faisant signe à Charlotte de lui téléphoner.

Nathalie – Dis donc, Antoine, toi qui es prof de philo. Tu crois vraiment qu’il y a une vie avant la mort ?

Antoine – Tu veux dire après…? Est-ce que c’est vraiment à souhaiter…? Comme dit un des personnages de mon dernier roman « On a beau être sourd et muet, une fois mort, ce sera peut-être encore pire… ».

Alertée par cette dernière réplique, Josiane regarde Antoine, avec des yeux ronds.

Josiane (émerveillée) – Mais c’est une réplique de Une femme est une femme, ça ! C’est ce que crie Michael à Samantha au moment où elle s’apprête à se jeter du haut de la falaise ! Barbara Shetland, c’est vous !

Stupéfaction de Nathalie et de Charlotte.

Antoine (embarrassé) – Euh, parfois, oui… Mais… je préférerais que ça ne s’ébruite pas trop.

Josiane – J’ai dévoré votre bouquin en une nuit. Comme tous les autres, d’ailleurs… J’étais en train de le relire, justement. Vous pourriez me le dédicacer ?

Antoine (s’exécutant, flatté malgré tout) – Oui, bien sûr…

Josiane (aux anges) – Merci ! Vos romans devraient être remboursés par la Sécurité Sociale ! On consommerait sûrement moins d’antidépresseurs…

Antoine – J’essaie seulement d’apporter aux femmes la part de romantisme qu’elles ne trouvent pas toujours dans leur vie quotidienne…

Robert jette un œil à la couverture, plutôt chaude.

Robert – Ah oui, en effet…

Antoine – J’ai d’abord essayé d’écrire des tragédies, mais… Hélas, le théâtre ne fait pas partie de la nouvelle économie. Il ne faisait déjà pas partie de l’ancienne…

Josiane – Vos pièces ont été jouées ?

Antoine – Oui… A la Salle des Fêtes de Saint-Léonard-des-Bois… C’est dans la Sarthe…

Josiane – Votre dernier bouquin se passe à Miami. On est loin de la Sarthe…

Antoine – Aucune de mes lectrices n’est jamais allée en Floride. Moi non plus d’ailleurs. On peut fantasmer un peu. Tandis que la Sarthe…

Robert – Oui, à part les rillettes…

Antoine (à Robert) – Je ne vous propose pas un exemplaire…

Robert – Vu l’effet que ça produit sur vos lectrices, je commence à être tenté. Après tout, comme vous le dites si justement, « Une femme est une femme »…

Antoine s’apprête à sortir discrètement, embarrassé.

Antoine – Bon ben… Il va falloir que je file. Mes élèves m’attendent…

Charlotte l’interpelle alors qu’il passe la porte.

Charlotte – Au revoir… Barbara…

Antoine sort, décomposé. Robert retourne à ses mots croisés. Blanche revient discrètement de la cuisine.

Robert (dubitatif) – Il faut des pièces pour y jouer… Ça commence par un t… Alors là…

Blanche – Théâtre !

Robert (agacé) – Je ne vous ai rien demandé, à vous !

Blanche – Il faut des pièces pour y jouer… Au théâtre. Ça commence par un t.

Robert vérifie sur son journal. Nathalie et Charlotte découvrent Blanche, interloquées.

Robert – Et ça fait sept lettres !

Blanche – Comme les sept nains…

Robert – Et comme les sept numéros du loto !

Robert complète sa grille.

Nathalie (s’approchant de Blanche) – Eh ben alors, maman, qu’est-ce que tu fais là ?

Blanche – Ben je viens à l’enterrement, tiens ! (À Robert) C’est qui celle-là ?

Robert (à Nathalie) – C’est votre mère ? On ne savait plus quoi en faire… (À voix basse) Elle a une case en moins, non ?

Nathalie – Disons qu’elle a la mémoire sélective… Elle connaît le numéro de sécurité sociale de son mari par cœur…

Blanche – 1 25 12 37 039 016 et la clef de 14…

Nathalie (poursuivant) – Mais la plupart du temps elle ne se souvient pas qu’elle a un mari. En l’occurrence, ce n’est pas plus mal, il est mort…

Robert, intrigué, ressort le journal.

Robert (à Blanche) – Comment que c’est, le numéro de sécu de votre mari ?

Blanche – 1 25 12 37 039 016.

Robert (sidéré) – Et le numéro complémentaire le 14… (Robert montre les résultats du loto, excité) Il a gagné !

Nathalie considère Robert avec un air inquiet, commençant à se demander si la folie de Blanche ne serait pas contagieuse. Robert considère à nouveau les résultats du loto.

Robert (secouant la tête, incrédule) – Sacré Marcel !

Les croque-morts reviennent avec un couvercle de cercueil neuf.

Martial – Voilà, on va arranger ça tout de suite.

Robert interpelle Martial et Justin.

Robert – Euh… Je peux vous dire un mot avant que vous ne refermiez la boîte…

Il les prend à part et leur parle à voix basse.

Martial – C’est un peu embarrassant…

Justin – C’est qu’on n’est pas supposé leur faire les poches…

Robert – Il faudrait demander son avis à la famille. C’est quand même le gros lot…

Nathalie remarque le conciliabule.

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qui se passe, encore…?

Moment de flottement.

Martial – C’est un peu délicat…

Charlotte – Je crois que pour la délicatesse, là…

Martial lui explique quelque chose à voix basse.

Nathalie – Non, on n’a rien trouvé…

Martial continue ses explications. Nathalie et Charlotte se regardent.

Charlotte – Ce n’est pas vrai !

Nathalie (excitée) – La super-cagnotte ?

Martial – Dans les 75 millions… Ça ne coûte rien de vérifier tout de suite.

Justin – Après, ce sera plus compliqué…

Nathalie et Charlotte acquiescent d’un signe de tête. Les croque-morts se dirigent vers la cuisine. Nathalie et Charlotte attendent, pleines d’espoir…

Charlotte – Tu savais que Pépé jouait au loto…?

Nathalie – Non… C’est complètement dingue, cette histoire !

Les croque-morts reviennent en portant le cercueil.

Nathalie (très excitée) – Alors ?

Regard réprobateur de Charlotte, qui lui montre le cercueil pour la ramener à plus de décence.

Nathalie (avec une tête davantage de circonstance) – Alors…?

Les croque-morts posent le cercueil sur le comptoir avec un air cérémonieux.

Nathalie – Vous avez bien cherché ? (À la façon d’un magicien, Martial fait apparaître un ticket, et Nathalie s’en empare) Le gros lot ? (À Robert) Je n’ai jamais joué au loto. Qu’est-ce qu’il faut faire pour toucher l’argent ?

Robert – Pour une somme pareille, il faut aller au siège. Vous pensez bien que je n’ai pas ça en caisse… Je peux le voir ? C’est moi qui lui ai vendu…

Nathalie lui confie le ticket comme si elle lui passait le Saint-Sacrement.

Nathalie – Sacré Papa ! Dire qu’on a failli refuser l’héritage…

Robert regarde le ticket, et son sourire se fige.

Robert – Nom de Dieu !

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qu’il y a ?

Robert – Mais ce n’est pas un billet de loto !

Nathalie – Pardon ?

Robert – C’est un Banco !

Charlotte – Et alors ?

Robert gratte le billet. Tous attendent le verdict.

Robert (enthousiaste) – C’est un billet gagnant !

Nathalie – Combien ?

Robert (regardant à nouveau le billet) – Un euro… Vous pouvez toujours en reprendre un autre…

Nathalie est effondrée.

Nathalie – C’était trop beau… Ça m’étonnait aussi…

Charlotte – Oui, je ne voyais pas tellement Pépé dans la peau d’un gagnant…

Robert – Mais alors il est où, son billet de loto ? Je lui en ai vendu un, moi !

Josiane – Vous croyez qu’on aurait pu lui voler ?

Robert – Détrousser un cadavre… Je ne vois pas qui pourrait faire une chose pareille.

Les regards se tournent d’abord vers les croque-morts, qui prennent un air indigné. Tous les regards se tournent ensuite vers Blanche, qui prend un air innocent.

Robert – Qu’est-ce que vous avez dans la main…? (Robert tente de lui faire lâcher prise) Elle ne veut pas le lâcher, la vache…

Robert parvient à lui arracher le ticket.

Nathalie – Alors ?

Robert regarde le ticket.

Robert – Ah, cette fois, c’est bien un ticket de loto ! (Son sourire se fige) Nom de Dieu !

Nathalie (inquiète) – Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Robert – Ce n’est pas son numéro de sécurité sociale!

Nathalie (ne comprenant pas) – Pardon ?

Robert – Le con, il n’avait pas joué son numéro de sécu ce jour-là !

Charlotte – Et alors ?

Robert – Ben, ce n’est pas lui le gagnant…

Nathalie est à nouveau effondrée.

Charlotte – Bon, je crois qu’il serait temps de conclure…

Josiane – Qu’est-ce qu’il avait joué comme numéro, alors ?

Robert (regardant le ticket) – Ça ressemble à un numéro de téléphone…

Josiane s’approche, prend le ticket et l’examine.

Josiane – Mais c’est le mien ! Il a dû tomber dessus dans Le Chasseur Français… (À Robert) Au fait, mon portable ? Vous l’avez retrouvé ?

Robert – Je n’ai pas eu vraiment le temps de chercher, là (Désignant le téléphone fixe du bar). Vous n’avez qu’à appeler votre numéro, comme ça on va le retrouver…

Josiane, gardant le ticket de loto sous les yeux, compose son numéro. On entend une sonnerie provenant de l’intérieur du cercueil. Ils regardent tous le cercueil.

Robert – Mais qui est-ce qui a été fourrer ça là-dedans…?

Josiane raccroche et la sonnerie s’arrête.

Josiane – Ben oui, mais comment je vais récupérer mon téléphone, moi, maintenant ? C’est que j’attends des coups de fil importants…

Le téléphone se remet à sonner. Tout le monde regarde Josiane avec un air réprobateur.

Josiane – Ah, non ! Cette fois ce n’est pas moi !

Robert – Elle a passé une annonce dans Le Chasseur Français. Ça n’a pas fini de sonner, là-dessous…

Martial – Si j’avais su qu’il y aurait un tel va-et-vient, je t’y aurais mis une porte-saloon à ce cercueil. Vous êtes sûrs que vous n’avez rien oublié d’autre, là dedans ?

Le téléphone continue à sonner.

Nathalie – Il faut pourtant bien faire quelque chose !

Justin – L’incinération c’est propre, et il n’y a jamais de réclamations.

Martial, à regret, enlève à nouveau le couvercle. Un bras sort du cercueil et lui tend le téléphone. Il le saisit comme si de rien n’était.

Martial – Merci.

Il tend le téléphone à Josiane, qui répond.

Josiane (avec une amabilité forcée) – Allô, oui…?

Josiane se rend compte que tout le monde écoute et s’éloigne pour continuer sa conversation. Justin replace le couvercle du cercueil en maugréant.

Robert – Mais alors si ce n’est pas Marcel, le gagnant, c’est qui ?

Air dubitatif des autres. Soudain, le plombier déboule dans le café, brandissant un billet de loto en exultant.

Jésus (hystérique) – C’est moi ! Ils viennent de rappeler le numéro gagnant à la radio. C’est le mien ! J’ai gagné !

Robert – Il n’y a de la veine que pour la canaille…

Josiane, intéressée, écourte sa conversation téléphonique et s’approche du plombier.

Josiane (minaudant) – Heureux au jeu… C’est quoi votre petit nom, déjà ?

Jésus – Jésus.

Josiane – Jésus ? Mais alors vous êtes celui que j’attendais !

Jésus – Ah, vous aussi…?

Le portable de Josiane se remet à sonner. Elle répond.

Josiane – Bon, maintenant, ça suffit ! La chasse est fermée !

Jésus – Allez, patron c’est ma tournée !

Robert sert la tournée à même le cercueil posé sur le comptoir. Le téléphone du bar se met à sonner.

Robert – Allô, Café des Sports, j’écoute…

Tous commencent à trinquer en discutant bruyamment. Robert tente de se faire entendre du croque-mort dans ce brouhaha.

Robert – C’est le cimetière ! Le fossoyeur…! (Robert montre d’un geste du menton le cercueil encombré de verres et de bouteilles.) Ben… Il demande si c’est pour aujourd’hui ou pour demain…

Martial – Oh, eh…! On n’est pas aux pièces… Dis-lui de venir boire un coup…

Le plombier remarque enfin le cercueil sur le comptoir.

Jésus – Qu’est-ce que c’est que ça…?

Robert – Ben, c’est Marcel ! (Fouillant dans ses poches) Tiens, qu’est-ce que j’ai fait de vos clefs, moi, au fait…?

Robert regarde vers le cercueil.

Martial – Oh, non !

Robert – Allez, qu’est-ce que je te sers ?

Martial – Une bière, avec la mousse au fond…

Robert s’apprête à le servir.

Justin – Pauvre Marcel. Il n’a vraiment pas de chance.

Il tape sur le cercueil pour ponctuer sa phrase.

Justin – Il ne pourra même pas trinquer avec nous !

Le couvercle du cercueil se soulève alors. En sort le buste de Marcel (incarné par l’acteur qui jouait Antoine, grimé pour qu’on ne le reconnaisse pas).

Marcel – Repose en paix, qu’ils disaient ! Tu parles !

Tous se figent, le regard rivé sur Marcel, qui tend un verre.

Marcel – Allez, un petit dernier ! Pour la route…

Noir.

Fin.

 

 

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD. Cette édition papier est destinée à tous ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel.

Pièces de théâtre du même auteur

Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur La Comédiathèque :

http://comediatheque.net 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-00-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Café des Sports Lire la suite »

L’Hôpital Était Presque Parfait

L’Hôpital Était Presque Parfait
(ou Série Blanche, Humour Noir )

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir. 

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Série Blanche et Humour Noir

ou « L’Hôpital Était Presque Parfait »

White Coats Dark Humour – Batas blancas y humor negro (español)Batas brancas e humor negro (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 comédiens et/ou comédiennes

10 : 8H/2F, 7H/3F, 6H/4F, 5H/5F, 4H/6F, 3H/7F, 2H/8F, 1H/9F, 10F
11 : 8H/3F, 7H/4F, 6H/5F, 5H/6F, 4H/7F, 3H/8F, 2H/9F, 1H/10F, 11F
12 : 8H/4F, 7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F, 3H/9F, 2H/10F, 1H/11F, 12F
13 : 8H/5F, 7H/6F, 6H/7F, 5H/8F, 4H/9F, 3H/10F, 2H/11F, 1H/12F, 13F

L’hôpital était presque parfait… Le crime aussi. Une comédie policière teintée d’humour noir.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Cet ouvrage peut être commandé en impression à la demande sur le site The Book Edition, avec des réductions sur quantité (5% à partir de 4 exemplaires et 10% à partir de 12 exemplaires), livraison dans un délai d’une semaine environ.


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TEXTE INTÉGRAL

Série Blanche et Humour Noir

L’hôpital était presque parfait…

Personnages :

Le docteur : Gunter
Les 2 infirmières : Sœur Emmanuelle et Barbara
Les 3 patients (ou patientes) : Thelma, Louis(e), Berthe (ou Bertrand)
Les 5 visiteurs (ou visiteuses) : Jack, Sandy, Fred, Angela (ou Angelo), Alex
Les 2 policiers (ou policières) : Commissaire Ramirez et Adjoint Sanchez
Patients, visiteurs et policiers peuvent indifféremment être masculins ou féminins.

Le petit salon de réception de l’hôpital, destiné à recevoir les visiteurs. Sœur Emmanuelle, brune à la beauté discrète en tenue d’infirmière religieuse, décore en chantonnant un sapin de Noël malingre posé dans un coin sur une table. Devant le sapin, sur la table, est installée une crèche. Derrière Emmanuelle arrive Gunter, beau médecin genre play boy, blouse blanche et stéthoscope autour du cou. Ambiance Série Blanche Harlequin.

Gunter – Bonjour Sœur Emmanuelle, tout va bien ?

Emmanuelle sursaute, surprise et un peu troublée.

Emmanuelle – Bonjour Docteur Müller. Vous m’avez fait peur…

Gunter – Je suis vraiment désolé. Mais appelez-moi Gunter…

Emmanuelle – Et pourquoi cela, Docteur Müller ?

Gunter – Mais parce que c’est mon prénom, Emmanuelle !

Emmanuelle – Bien sûr… Mais si vous permettez, je continuerai à vous appeler Docteur Müller. Cela me semble plus convenable. Et je préférerais que vous m’appeliez Sœur Emmanuelle…

Gunter – Comme vous voudrez, ma sœur… Ah, mais vous avez fait des merveilles avec ce sapin ! Il est vraiment magnifique…

Emmanuelle considère avec satisfaction l’arbre de Noël en fin de vie que quelques guirlandes en mauvais état ont du mal à égayer un peu.

Emmanuelle – Nos patients ont bien besoin d’un peu de réconfort, en cette période de fête où ils ne sont pas tous entourés de l’amour de leur famille…

Gunter – Bien sûr…

Emmanuelle – À ce symbole laïc qu’est le sapin de Noël, je me suis permis d’ajouter une crèche. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient, Docteur ?

Gunter – Cela fait aussi partie de la magie de Noël ! Même les grands magasins du Boulevard Haussman ont une crèche, pourquoi pas notre hôpital ? Après tout, nous aussi nous sommes une entreprise commerciale !

Emmanuelle – Il est important que tous nos patients qui n’ont pas de famille sachent qu’ils peuvent compter malgré tout sur l’amour de notre Seigneur…

Gunter – C’est clair…

Emmanuelle se penche vers la crèche pour installer les figurines dedans.

Emmanuelle – Voulez-vous m’aider à mettre le petit Jésus dans la crèche ?

Gunter – Euh… oui.

Gunter s’approche d’Emmanuelle pour lui donner un coup de main et ils se frôlent.

Emmanuelle – Tenez, voilà le bœuf et l’âne… Bien dans le fond…

Gunter – Parfait.

Emmanuelle – Et voilà la Sainte Vierge.

Arrive Barbara, aussi blonde qu’Emmanuelle est brune, et vêtue d’une blouse mettant ses charmes beaucoup plus en avant.

Barbara (ironique) – J’imagine que ce n’est pas de moi dont vous parliez, ma sœur…

Gunter – Ah, Barbara, je vous cherchais, justement…

Barbara – Ce n’est pas dans une crèche que vous me trouverez…

Gunter – Voilà, ma sœur… J’ai réussi à les caser tous, mais j’ai eu du mal…

Barbara – Ce n’est pas toujours facile de trouver une place en crèche…

Gunter – Bonjour Barbara. J’allais commencer ma visite. Vous me suivez ?

Barbara – Comme les Rois Mages suivaient l’Étoile du Berger, Gunter. Vous le savez bien, où vous irez, j’irai…

Gunter – Je vous laisse Emmanuelle… Je veux dire Sœur Emmanuelle…

Barbara lance à Emmanuelle un regard jaloux. Emmanuelle, embarrassée, juge préférable de s’éclipser.

Emmanuelle – J’ai à faire, moi aussi…

Emmanuelle sort.

Gunter – On y va, Barbarella ? Je veux dire Barbara…

Gunter et Barbara sortent. Poussée par Angela, habillée de façon gothique, Louise arrive assise dans un fauteuil roulant surplombé par une poche de perfusion.

Angela – Alors Joyeux Noël, Tante Louise !

Louise – Merci, Angela… Je ne sais pas si je verrai le prochain…

Angela – Allez, ne dis pas ça… (Elle sort de son sac une bouteille de Champagne et deux coupes). Tiens, j’ai amené de quoi trinquer pour célébrer ça…

Louise – Oh, mais c’est de la folie…

Angela ouvre la bouteille et emplit les coupes. Puis elle sort un paquet de biscuit de son sac.

Angela – Je t’ai aussi apporté des langues de chat, je sais que tu aimes bien…

Louise – Tu es vraiment un ange, Angela, mais avec mon estomac. Enfin ce qui m’en reste… J’aurais préféré des biscuits à la cuillère…

Angela – Tu n’auras qu’à les tremper dans ton champagne pour les ramollir. Tiens, voilà ton cadeau…

Angela tend à Louise une enveloppe.

Louise – Merci ! Qu’est-ce que c’est ?

Angela – Surprise !

Louise – Une enveloppe… Ce n’est pas de l’argent, au moins… C’est bien la seule chose dont je ne manque pas… À mon âge, ce qui me manque, c’est plutôt le temps pour le dépenser…

Angela – Eh oui… (Plus bas) Comme quoi la vie est mal faite… Moi du temps, je n’ai que ça…

Louise, qui n’a pas entendu, entreprend avec difficulté d’ouvrir le paquet. Pendant ce temps, Angela verse le contenu d’une petite fiole dans la coupe de sa tante. Louise parvient enfin à extraire de l’enveloppe un papier.

Louise – Qu’est-ce que c’est que ?

Angela – Un abonnement d’un an au magazine Pleine Vie !

Louise – Un an ! Je ne sais pas si j’en profiterai jusqu’au bout…

Angela (à mi-voix) – Oui, je ne suis pas sûre non plus.

Louise – Comment ?

Angela sort de son sac un exemplaire du magazine qu’elle tend à Louise.

Angela – Tiens, voilà le premier numéro… Ça te fera de la lecture…

Louise – Merci Angela !

Angela – Si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir aussi, ma tante…

Elles se font la bise.

Angela – Alors on trinque ?

Louise – Je ne sais pas si c’est très raisonnable ?

Angela – Allez, un petit verre pour Noël, ça ne peut pas faire de mal !

Louise – Oh, mais tu m’en as mis beaucoup trop…

Angela – Mais non !

Louise – Tu peux me passer mon châle, s’il te plaît ?

Angela se retourne pour prendre le châle sur un fauteuil. Louise en profite pour intervertir les verres afin d’avoir celui qui est le moins rempli.

Angela – Tiens le voilà…

Louise – Merci, c’est gentil… Heureusement que tu es là, toi au moins… Sinon personne ne viendrait me voir…

Angela – Mais c’est normal, je suis ta nièce… (Grand sourire) Alors Tata, tu as réfléchi à ce qu’on s’était dit la dernière fois ?

Louise – Quoi ?

Angela – Au sujet de ton testament, tu sais… Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de tout laisser à l’Abbé Pierre…

Louise – Ce n’est pas l’Abbé Pierre, c’est le Docteur Müller ! Enfin sa fondation ! Une fondation qui s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents…

Angela – Oh tu sais, maintenant, tout le monde a sa fondation, même les tueurs en série… Et puis moi aussi, je serai un peu orpheline quand tu ne seras plus là…

Louise – Toi tu as tes parents, tout de même. Ils ne sont pas dans le besoin, ils sont dentistes tous les deux… Et puis tu sais bien que ta mère a toujours eu une dent contre moi… D’ailleurs, elle ne vient jamais me voir…

Angela – Mais moi je suis là !

Louise – C’est pour ça que j’avais d’abord rédigé ce premier testament en ta faveur… Il est dans le tiroir de ma table de nuit… Mais le Docteur Müller m’a convaincue de… Et puis je sais bien que si tu viens me voir, ce n’est pas pour mon argent…

Angela – Bien sûr…

Louise – Tu as une famille, toi. Tu peux faire des études. Et être dentiste, comme tes parents. Tandis que ces pauvres orphelins. Si ce bon Docteur Müller n’avait pas les moyens de s’occuper d’eux…

Angela – Écoute, fais ce que tu voudras… Après tout c’est ton argent ! Mais ce nouveau testament, tu l’as déjà rédigé ?

Louise – Pas encore… Je vais m’en occuper tout à l’heure…

Sourire d’Angela.

Angela – Parfait… Allez, à ta santé !

Elles boivent.

Louise – Il est bien frais…

Angela – Oui, c’est du bon…

Louise jette un regard à l’étiquette en plissant les yeux.

Louise – La Veuve Tricot… Tiens, je ne la connaissais pas, celle-là…

Angela – Une langue de chat, pour faire passer tout ça ?

Louise – Merci, je les goûterai peut-être tout à l’heure quand tu seras partie…

Angela – C’est ça… En lisant Pleine Vie… Bon, je vais te laisser, Tata… Tu dois sûrement être un peu fatiguée…

Louise – Ça va… Tu ne veux pas faire un Cluedo avant de partir ?

Angela – Désolée, mais je n’ai vraiment pas le temps… Je reviendrai pour te souhaiter la bonne année…

Elles se font la bise.

Louise – Allez, amuse-toi bien… Et merci d’être passée voir ta vieille tante pour Noël… Ah, au fait, moi aussi j’ai un cadeau pour toi ! Tiens, il est sous la table là…

Angela prend le paquet, l’ouvre et en sort un truc en laine.

Angela – Qu’est-ce que c’est ?

Louise – Ben c’est une écharpe ! Je l’avais tricoté pour une amie, mais elle est morte avant de pouvoir la porter. Elle te plaît ?

Angela – Beaucoup… Allez, à bientôt Tata… Et Joyeux Noël !

Angela s’en va.

Louise – Drôle de look, quand même… À chaque fois qu’elle vient me voir, j’ai l’impression d’être déjà en enfer… (Soupir) Alors, voyons voir ça…

Louise ouvre Pleine Vie et se met à le feuilleter tout en trempant une langue de chat dans son champagne. Elle plisse les yeux.

Louise – Qu’est-ce que j’en ai encore fait de mes lunettes, moi…? J’ai dû les laisser dans ma chambre…

Louise repart dans sa chaise roulante. Sœur Emmanuelle arrive, tenant Berthe par le bras. Elle l’aide à s’installer dans le fauteuil.

Emmanuelle – Tenez, installez-vous un peu ici, Berthe. Ce n’est pas bon de rester toute la journée allongée…

Berthe – Oh, vous savez, le Boulevard des Allongés, ce sera ma prochaine adresse, alors…

Emmanuelle – Et bien raison de plus, vous avez bien le temps. Vous voulez faire un scrabble, pour vous dégourdir un peu ?

Berthe – Me dégourdir quoi ?

Emmanuelle – Les méninges !

Berthe – D’accord…

Emmanuelle dispose le jeu.

Emmanuelle – Tenez, voilà vos lettres… Vous commencez ?

Berthe – Oh vous savez, je ne sais pas si je vais y arriver, je n’ai plus toute ma tête…

Emmanuelle – Essayez toujours…

Berthe – Bon, je vais faire ça alors… (Berthe aligne toutes ses lettres sur le plateau) OXYDIEZ du verbe oxyder. Alors, 35 avec le x qui compte double 45 multiplié par 2 égale 90 plus 50 qui font 120…

Emmanuelle – Eh ben… Vos neurones, au moins, elles ne sont pas encore trop oxydées…

Un couple débarque, Sandy et Jack, fille et gendre de Berthe.

Emmanuelle – Ah, je crois que vous avez de la visite, Berthe… Je vous laisse en famille… Messieurs Dames…

Sandy (à Emmanuelle) – Bonjour ma sœur…

Berthe – C’est votre sœur ?

Emmanuelle (avec indulgence) – Non Berthe, c’est votre fille…

Emmanuelle échange un sourire avec Sandy et sort.

Sandy – Alors maman, comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Oh, tu sais, à mon âge…

Jack – Bonjour belle-maman…

Berthe – C’est qui celui-là ?

Sandy – Mais enfin, maman, c’est Jack, mon mari !

Berthe – Tu es mariée ? Depuis quand ?

Sandy – Ça va faire une vingtaine d’années.

Berthe – Tu aurais au moins pu m’envoyer un faire-part…

Sandy – Mais tu as assisté à notre mariage, maman ! (Elle sort une photo de son portefeuille) Tiens regarde, c’est toi là, sur la photo, à la sortie de la mairie.

Berthe – Ah, oui… Et celui qui te tient par le bras, là, avec son costume trop grand, c’est qui ?

Jack – C’est moi, belle maman. Jack, votre gendre !

Berthe le regarde.

Berthe – Ouh là… Qu’est-ce qu’il a vieilli ! Ça ne m’étonne pas que je ne l’ai pas reconnu…

Jack – Eh oui, on vieillit tous…

Sandy tend à sa mère une boîte.

Sandy – Tiens je t’ai apporté une boîte de pâtes de fruits.

Berthe – Merci… Ce n’est pas trop dur au moins ? Parce qu’avec mes dents…

Jack – Ce sont des pâtes de fruits, belle-maman… C’est tout mou…

Berthe (en aparté à Sandy) – Pourquoi est-ce qu’il m’appelle belle-maman ?

Jack préfère changer de sujet..

Jack – Alors Berthe, on a bien dormi, cette nuit ?

Berthe – J’ai fait un rêve bizarre…

Jack – Ah oui ? Quoi donc ?

Berthe – Oh, ça n’a plus grande importance, maintenant…

Sandy – Dis toujours… (Plus bas) Ça nous fera au moins un sujet de conversation…

Berthe – J’ai rêvé de ces lingots que ma mère m’avait offerts pour Noël juste avant de mourir…

Sandy et Jack, sidérés, échangent un regard.

Sandy – Des lingots ?

Jack – Vous voulez dire des lingots d’or, belle-maman ?

Berthe – Comment ?

Sandy – Ta mère t’a donné des lingots ? Tu ne nous avais jamais parlé de ça avant !

Berthe – Ça ne vous regardait pas… Et puis comme je ne savais plus du tout ce que j’en avais fait… C’est cette nuit, seulement, que ça m’est revenu…

Jack – Et alors ?

Berthe – Vous savez comment c’est, les rêves, dès qu’on se réveille, on en oublie la moitié.

Sandy – Et de quelle moitié tu te souviens ?

Berthe – Je me souviens de la boîte… Et de tous les lingots à l’intérieur.

Sandy – Tous les lingots ? Parce qu’en plus, il y en avait beaucoup ?

Jack – Et cette boîte, vous ne vous souvenez plus où vous l’avez cachée ?

Berthe – Cachée ?

Jack – Faites un effort, belle maman !

Sandy – Tu les as peut-être enterrés quelque part dans le jardin ?

Berthe – Quoi donc ?

Jack (pétant les plombs) – Les lingots, putain ! Les putains de lingots !

Berthe – Ah, ça, j’ai complètement oublié…

Sandy – Essaie de te souvenir…

Berthe – Oui, je me souviens bien de la boîte. (Désignant la boîte de pâtes de fruits) Un peu plus grosse que celle-là, quand même.

Le Docteur Müller repasse par là. Sandy et Jack paraissent embarrassés par l’arrivée de ce témoin gênant.

Gunter – Bonjour Berthe, alors comment ça va aujourd’hui ?

Berthe – Bonjour Docteur.

Gunter – Ah, mais je vois qu’on est allé chez le coiffeur pour le réveillon ! Ça vous va très bien…

Berthe – Flatteur…

Gunter – Messieurs Dames… Tout va bien ?

Jack – Bonjour Docteur Müller…

Sandy – Oui, oui, tout va bien. Hein, maman ? (Plus bas) Elle perd de plus en plus la mémoire, mais à part ça, ça va…

Gunter – Votre mère est solide, croyez-moi. Elle nous enterrera tous ! N’est-ce pas Berthe ?

Jack – Et pour la mémoire, vous n’avez pas quelque chose de…

Sandy – Même si l’effet n’était que passager.

Gunter – Pour la mémoire, voyons voir, j’essaie de me souvenir… Si, je prends moi-même quelque chose de très efficace, mais… Je n’arrive pas du tout à me rappeler le nom de ce médicament… (Sandy et Jack le regardent interloqués) Je plaisante, bien sûr… Ici, il faut bien rigoler un peu, vous savez, sinon… On aurait vite fait de se suicider. Non, malheureusement, pour les pertes de mémoire, il n’existe aujourd’hui aucun remède…

Jack – Je vois… Il s’agit sans doute d’une maladie dégénérative…

Dans sa chaise roulante, Berthe s’assoupit lentement.

Gunter – Et voilà ! Une longue maladie dégénérative dont hélas nous souffrons tous dès notre naissance…

Jack – Et qui s’appelle ?

Gunter – La vie, cher Monsieur ! La vie ! Une maladie génétique dont l’issue est toujours fatale à plus ou moins longue échéance. (Le bip du Docteur retentit) Et bien chers amis, le devoir m’appelle. Je vous souhaite un Joyeux Noël !

Sandy secoue un peu sa mère pour la réveiller.

Sandy – Réveille-toi, on va aller faire un petit tour dans le parc…

Jack – L’air frais, ça va peut-être lui rafraîchir la mémoire…

Sandy – Allez, maman ! Lève-toi et marche !

Sandy, Jack et Berthe sortent. Louise revient en chaise roulante et se remet à lire Pleine Vie. Thelma arrive, marchant avec difficulté, agrippée d’une main au portique à roulettes de sa perfusion, et tenant de l’autre un ordinateur portable.

Thelma – Alors Louise, vous n’êtes pas encore morte ?

Louise – Sacrée Thelma, toujours le mot pour rire… Quand vous ne serez plus là, on va s’ennuyer…

Thelma – Avec un peu de chance, vous partirez avant moi… Qu’est-ce que vous lisez ?

Louise – Pleine Vie. C’est un cadeau de ma petite nièce…

Thelma – Au moins, elle a le sens de l’humour… Et c’est intéressant ?

Louise – Oui, mais qu’est-ce qu’il y a comme pubs… Sonotones, fauteuils monte-escalier, conventions obsèques…

Thelma – Ça a l’air sympa…

Thelma s’assied dans un fauteuil, et ouvre le capot de son ordinateur portable.

Louise – Il y a le wifi, ici ?

Thelma – Ça capte mieux du côté de la chambre mortuaire, mais là c’est occupé.

Louise – Ah, oui ? Par qui ?

Thelma – Je croyais que c’était vous, mais apparemment non…

Thelma allume son ordinateur.

Louise – C’est peut-être Berthe…

Thelma – Vous croyez ?

Louise – C’est toujours les meilleurs qui partent les premiers…

Thelma – Je préfère être une peau de vache… Ça conserve…

Louise – Pauvre Berthe… Pourtant, elle n’avait pas l’air si mal en point… Je n’aurais pas parié que ce serait elle qui nous quitterait en premier.

Thelma – Moi oui…

Louise – Pardon ?

Thelma – J’avais parié sur elle.

Louise – Non ?

Thelma – Cinquante euros… Puisque ce n’est pas vous, dans la chambre mortuaire, ça me laisse encore une chance…

Louise – Tant que vous ne pariez pas que je serai la prochaine sur la liste…

Thelma examine le dossier médical suspendu au fauteuil roulant de Louise.

Thelma – Voyons voir… Ah oui, quand même… Sans vouloir vous flatter, vous avez plutôt un bon dossier…

Louise lui lance un regard inquiet.

Louise – Vous trouvez ?

Thelma se met à pianoter sur son clavier

Thelma – Ça va… J’ai deux barres…

Louise – Deux barres ?

Thelma – Pour le wifi !

Louise – Ah, oui…

Thelma continue de pianoter sur son ordinateur. Louise se remet à sa lecture.

Thelma – Ouah ! Il est pas mal, celui-là ! Regardez ça !

Thelma tourne un instant l’écran vers Louise.

Louise – Vous êtes sur quel genre de site ?

Thelma – Un site de rencontre… Mon pseudo, c’est Thelma…

Louise – Thelma, ce n’est pas votre vrai nom ?

Thelma – Mon vrai nom, c’est Henriette… Mais pour rencontrer quelqu’un sur le net, Henriette, ce n’est pas un prénom facile.

Louise – Vous croyez vraiment que dans notre état, on peut encore rencontrer quelqu’un ?

Thelma – À part quelqu’un qui soit chargé de nous administrer les derniers sacrements, de constater le décès ou de procéder à l’autopsie, vous voulez dire ? On peut toujours rêver… Mais là, je dois dire que j’ai un coup de cœur…

Louise – Avec la tension que vous avez… Un coup de cœur, ça tourne vite à la crise cardiaque..

Thelma se remet à pianoter.

Thelma – J’hésite…

Louise – Dans l’état où on est, il vaut mieux ne pas hésiter trop longtemps.

Thelma – Allez, je tente ma chance…

Louise – Je ne voudrais pas vous décourager, mais quand il va voir votre photo…

Thelma lui montre à nouveau l’écran.

Thelma – Tenez, la voilà, ma photo…

Louise – Mais… c’est Sœur Emmanuelle !

Thelma – Elle n’est pas super sexy, mais c’est tout ce que j’avais sous la main… Je l’ai prise avec mon portable hier en lui disant que je voulais avoir une photo d’elle sur ma page d’accueil…

Louise – J’espère qu’elle ne surfe pas sur le net, elle aussi…

Thelma – Une religieuse… En tout cas, elle ne doit pas fréquenter des sites de rencontre… Et puis comme ça au moins, ça fait plus crédible…

Louise – Quoi ?

Thelma – La photo ! Il ne faut pas exagérer, non plus, les hommes savent bien que quand on a le physique d’une femme de footballeur, on n’a pas besoin d’aller sur ce genre de site pour avoir le ballon…

Louise – Remarquez, vous avez raison… Ce petit air niais et un peu naïf, il y en a que ça peut attendrir…

Thelma – On lui donnerait le bon Dieu sans confession…

Louise – Ah, quand on parle du loup…

Sœur Emmanuelle arrive. Thelma ferme précipitamment le capot de son ordinateur.

Thelma – Bonjour ma sœur !

Emmanuelle – Thelma et Louise ! Toujours inséparables, alors ! Comment ça va, aujourd’hui ?

Louise – Comme dit le Docteur Müller, la vie est une longue maladie dégénérative…

Thelma – Disons que nous on serait plutôt au stade terminal…

Emmanuelle – Ici ou ailleurs, nous ne sommes que de passage sur terre… Et le Seigneur nous attend tous en son paradis.

Thelma – Vous vous rendez compte, ma sœur ? Avec nous, c’est la première génération internet qui va arriver là-haut… Vous croyez qu’il y a du réseau, au paradis ?

Emmanuelle – Si c’est le paradis, il y a sûrement du wifi…

Thelma – C’est sûrement pour ça que ça capte déjà mieux du côté de la chambre mortuaire…

Emmanuelle – Est-ce que je peux faire quelque chose pour votre bien être, Mesdames ?

Thelma – Le haschich n’est toujours pas admis dans cet établissement même à usage thérapeutique ?

Emmanuelle – Je crains que non…

Thelma – Alors tant pis.

Emmanuelle – Bien, alors je repasserai tout à l’heure pour votre cours de gym… Bonne journée, Mesdames.

Louise – Bonne journée à vous, ma sœur.

Thelma – Et encore merci pour la photo… Je l’ai mise aussitôt sur ma… page d’accueil.

Emmanuelle – Si cela peut vous être d’un petit réconfort…

Thelma – Croyez-moi, ma sœur, grâce à vous, plusieurs de mes prières ont déjà été exaucées…

Emmanuelle sort. Louise range sa revue et commence à rouler son fauteuil pour partir.

Louise – Allez, ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais il faut que j’aille faire mes devoirs…

Thelma – Vos devoirs ? Vous avez repris des cours ?

Louise – Non, mais c’est pour ne pas être prise de court, justement. Je dois rédiger mon testament…

Thelma – C’est vous qui avez raison, Louise, à nôtre âge, c’est plus facile de coucher quelqu’un sur son testament que dans son lit… Et qui est l’heureux élu ?

Louise – Je ne me suis jamais très bien entendu avec ma famille… Alors je me demande si je ne vais pas tout léguer au Docteur Müller… Il est tellement gentil…

Thelma – Et plutôt bel homme…

Louise – À tout à l’heure, Thelma.

Thelma rouvre le capot de son ordinateur.

Thelma – Adieu, Louise.

Louise sort. Thelma se remet à pianoter sur son ordinateur. Arrive un jeune homme, façon rappeur.

Alex – Salut Mémé, ça roule ?

Thelma ferme à nouveau le capot de son ordinateur.

Thelma – Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler Mémé.

Ils se font la bise.

Alex – Qu’est-ce que tu mates sur ton ordi ?

Thelma – Rien de spécial, pourquoi ?

Alex – Tu fermes la page quand j’arrive, c’est chelou.

Thelma – Tu es passé à la pharmacie pour mon ordonnance ?

Alex – T’inquiètes, j’ai ça là…

Il ouvre une poche de son blouson et tend à Thelma un petit truc dans une feuille d’aluminium.

Thelma – Ce n’est pas un générique au moins ?

Alex – Je me fournis directement chez un herboriste afghan… (Comme Thelma s’apprête à prendre la chose, il l’en empêche) Pas si vite ! Je ne fais pas le tiers payant.

Thelma lui tend un billet de cinquante.

Thelma – Tiens, je les ai honnêtement gagnés.

Alex – Ah ouais, comment ?

Thelma – J’ai gagné un pari.

Thelma range son petit paquet en aluminium et sort un joint qu’elle allume.

Alex – Tu as parié sur quoi ?

Thelma – Tu ne le croirais pas…

Thelma tire sur le joint.

Alex – Tu penses qu’un jour ils vont légaliser la beuh, Mémé ?

Thelma – Pour les vieux, peut-être. En soins palliatifs.

Alex – C’est relou.

Thelma – Et tes parents, comment ça va ?

Alex – Ça roule. Tu fais tourner ?

Thelma – Eh, je suis ta grand-mère quand même ! Je ne vais pas te pousser à te droguer.

Alex – Parce que toi, tu me donnes le bon exemple, peut-être ?

Thelma – Moi c’est différent, c’est pour soulager mes douleurs…

Alex – C’est ça, ouais…

Thelma est surprise par le retour de Sœur Emmanuelle. Elle refile le joint à Alex qui fait de son mieux pour le planquer.

Emmanuelle – Ah bonjour Alex ! C’est gentil de venir rendre visite à votre grand-mère.

Alex – Oui, je… Bonjour ma sœur…

Emmanuelle – Ça sent l’eucalyptus ici, non ? C’est vous qui fumez des cigarettes à l’eucalyptus, Thelma ?

Thelma – C’est à dire que…

Emmanuelle – Vous savez que c’est strictement interdit de fumer dans l’enceinte de l’établissement, même si ce sont des cigarettes pour dégager les bronches… Allez, je vous laisse en famille. Au revoir Alex…

Alex – Au revoir ma sœur…

Thelma – Allez on s’arrache.

Alex – Où est-ce qu’on peut-être tranquille ?

Thelma – Suis-moi, tu verras. Et en plus, c’est un endroit où on capte très bien le wifi…

Alex – Cool…

Ils sortent, mais Thelma oublie son ordinateur portable. Gunter, le médecin, repasse en compagnie de Barbara.

Gunter – Bon, et bien cela ne va pas trop mal, ce matin, n’est-ce pas Barbara ?

Barbara – Tous nos patients répondent à l’appel. Ça n’arrive déjà pas si souvent que ça. Cela tiendrait presque du miracle…

Gunter – C’est curieux, j’avais pourtant cru apercevoir quelqu’un dans la chambre mortuaire…

Barbara – Un oubli, peut-être… Il y a aussi des morts que personne ne vient réclamer…

Gunter – Je vais m’occuper de ça…

Barbara (provocante) – Vous ne voulez pas vous occuper de moi, plutôt ?

Gunter – C’est à dire que… On ne peut pas laisser un corps abandonné, comme ça…

Barbara – Un corps abandonné… Vous en avez un devant vous, Docteur Müller… Êtes-vous aveugle à ce point ?

Gunter aperçoit l’ordinateur et saisit le prétexte pour se dégager.

Gunter – Mais que vois-je ?

Barbara – Quoi ?

Gunter – Un ordinateur à la pomme…

Barbara (déçue) – Cruel, je vous lancerai bien cette pomme à la figure…

Gunter – An Apple a day, keep the doctor away…

Barbara – Vous parlez anglais, Gunter ? Je pensais que vous étiez allemand…

Gunter – Mon grand-père a émigré en Argentine à la fin de la guerre, mais j’ai été élevé dans un collège anglais en Suisse.

Barbara – Je vois…

Gunter – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le genre de chose à laisser traîner… C’est à vous ?

Barbara – Non…

Gunter – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de voleurs ici, mais bon…

Le regard de Barbara est attiré par l’image sur l’écran.

Barbara – Ah oui, comme vous dites… C’est d’autant moins à laisser traîner quand on surfe sur ce genre de site…

Gunter – Quel genre de site ?

Barbara – Un site de rencontre !

Gunter – Ce ne sont quand même pas nos patients qui…

Barbara – Mais… c’est la photo de Sœur Emmanuelle !

Gunter – Vous plaisantez…

Barbara – Si ce n’est pas elle, cela lui ressemble beaucoup…

Gunter – Faites voir…

Barbara – Elle se fait appeler Thelma.

Gunter – Non ?

Barbara – C’est clair que quand on s’appelle Sœur Emmanuelle, sur ce genre de site, il vaut mieux prendre un pseudo pour ne pas risquer de tomber sur des pervers…

Sœur Emmanuelle arrive. Gunter et Barbara, stupéfaits, la regardent avec d’autres yeux.

Emmanuelle – Tout va bien ?

Gunter – Très bien…

Barbara – Très, très bien…

Emmanuelle – Parfait…

Barbara – Vous êtes sûre que vous n’oubliez rien, ma sœur ?

Emmanuelle – Je ne vois pas, non ? Alors à plus tard…

Sœur Emmanuelle continue son chemin, un peu gênée par le regard insistant des deux autres, et elle sort.

Gunter – Je n’aurais jamais cru ça d’elle… Elle a l’air tellement…

Barbara – Eh oui… On croit connaître les femmes…

Gunter – Elle n’a pas repris son ordinateur…

Barbara – Elle n’a pas osé… Cette Sainte Nitouche…

Gunter – C’est vrai que ç’aurait été un peu gênant.

Barbara – Tu m’étonnes…

Gunter – On va le laisser ici, elle viendra le reprendre discrètement…

Barbara s’apprête à sortir.

Barbara – Vous venez ?

Gunter – Oui, oui, je vous rejoins tout de suite…

Barbara sort. Gunter hésite un instant, puis se met à pianoter fébrilement sur l’ordinateur. Thelma revient. Gunter s’éclipse.

Thelma – Ouah… C’est de la bonne… (Elle aperçoit l’ordinateur) Ah, il me semblait bien aussi que je l’avais oublié là…

Berthe revient accompagnée de Sandy et Jack.

Thelma – Berthe ? Je croyais que vous étiez décédée !

Berthe – Et bien non, vous voyez…

Thelma – Encore cinquante euros de perdu… Mais alors c’est qui dans la chambre mortuaire ?

Le regard de Thelma est attiré par l’écran de l’ordinateur.

Thelma – Tiens, une nouvelle proposition… Décidément, je suis très sollicitée… (Elle pianote sur le clavier et regarde l’écran) Non, le Docteur Müller…

Thelma sort tout en regardant son écran. Arrive Fred, la deuxième fille (ou le deuxième fils) de Berthe.

Fred – Bonjour maman… (Plus froidement) Sandy… Jack…

Berthe (à Sandy) – Tiens voilà ta mère.

Sandy – C’est toi ma mère. Elle c’est ma sœur…

Berthe – Tu es sûre ? Elle a l’air tellement vieille…

Jack – On va vous laisser, hein, Sandy ?

Fred – Je ne vous chasse pas, j’espère…

Sandy – On allait partir.

Sandy embrasse Berthe.

Fred – Tiens, je t’ai amené des pâtes de fruits…

Berthe – Ah, merci… Ce n’est pas ta sœur qui m’en aurait apportées… Elle ne m’apporte jamais rien…

Sandy – On t’en a apporté une boîte, maman, elle est là…

Jack – À la prochaine, Berthe…

Jack et Sandy sortent, après avoir échangé un regard hostile avec Fred. Fred lui tend la boîte qu’elle a apportée.

Fred – Prends donc une pâte de fruits…

Berthe – Merci… (Elle prend une pâte de fruits et la mange) Elles sont moins bonnes que celles de ta sœur…

Fred – Alors, maman, tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé la dernière fois ?

Berthe – Quoi ?

Fred – Au sujet de cette boîte contenant des lingots, que tu aurais caché quelque part dans la maison…

Berthe – Ah, ça…

Fred – Tu te souviens de ce que tu en as fait ?

Berthe – Oui.

Fred – Et alors ?

Berthe – Alors quoi ?

Fred – Qu’est-ce que tu en as fait ?

Berthe – Ben je l’ai mise dans le grenier, je crois.

Fred – Non ?

Berthe – Si, mais je viens de le dire à ta sœur…

Fred – La salope…

Fred sort en trombe. Louise arrive.

Louise – Vous voulez un chocolat ? C’est le Docteur Müller qui me les a offerts parce que je viens de lui léguer toute ma fortune…

Berthe – C’est vraiment très gentil de sa part… Qu’est-ce que c’est comme chocolat ?

Louise – Des lingots.

Berthe – Ah oui, je vais en prendre un. Ça me rappellera ma jeunesse. Ma mère m’en offrait souvent quand j’étais petite. Je me souviens, j’ai encore toutes les boîtes dans le grenier…

Thelma arrive à son tour. Par derrière, elle coupe avec une pince à linge le tuyau du goutte à goutte de Louise. Berthe la voit. Tout en affichant un sourire hilare, Thelma lui fait signe d’un geste de se taire.

Thelma – Je ne devrais pas, je sais, mais je trouve ça tellement marrant…

Berthe commence à tourner de l’œil. Sœur Emmanuelle revient, dans une tenue de gymnastique très voyante, avec un gros lecteur de CD sur l’épaule façon rappeur des rues. Comme une collégienne prise en faute, Thelma retire discrètement la pince à linge et Louise recouvre ses esprits.

Emmanuelle – Allons Mesdames, il faut bouger un peu ! C’est l’heure de votre cours de gymnastique.

Thelma – Oh, non, pas la gym…

Sœur Emmanuelle appuie sur la touche du lecteur et lance une bande son entraînante façon step.

Emmanuelle – Allons, tous avec moi !

Emmanuelle, un peu exaltée, se met à faire des mouvements de step de façon assez spectaculaire, que les patientes mal en point imitent mollement.

Emmanuelle – Allez, un peu plus d’entrain !

Thelma coupe à nouveau avec la pince à linge la perfusion de Louise, qui recommence à tourner de l’œil.

Berthe – Sœur Emmanuelle… On dirait que Louise a un peu forcé…

Emmanuelle – Bon, d’accord, on va peut-être arrêter là pour aujourd’hui, alors…

Thelma retire la pince à linge la perfusion de Louise, qui recouvre peu à peu ses esprits.

Thelma – On s’en sort bien…

Emmanuelle – Ça va mieux, Berthe ?

Berthe – Ça va… J’ai dû faire un petit malaise…

Les trois patientes sortent. Gunter arrive et découvre la tenue plutôt moulante et flashy de Sœur Emmanuelle, en train d’éteindre son lecteur de CD pour partir.

Gunter – Et bien… Décidément, je vous découvre sous un autre jour, Emmanuelle…

Emmanuelle – C’est une tenue de gymnastique… Vous trouvez que c’est un peu trop…?

Gunter – Je ne pensais pas que sous votre blouse blanche se cachait un tel feu d’artifice… Vous avez bien reçu mon message ?

Emmanuelle – Quel message ?

Le bip de Gunter se fait entendre.

Gunter – Excusez-moi, on m’a bipé… Mais nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Gunter s’en va. Barbara arrive.

Barbara – Alors, Sœur Emmanuelle, on mouille le maillot ?

Emmanuelle – Je sais, je ne devrais pas trop les surmener, mais en même temps…

Barbara – Vous devriez surtout être un peu plus discrète…

Emmanuelle – Discrète ?

Barbara – Nous nous comprenons, n’est-ce pas… Mais je vous préviens, pour ce qui est de Gunter, c’est chasse gardée !

Sœur Emmanuelle sort. Gunter revient catastrophé, en poussant un chariot devant lui sur lequel est allongé un corps recouvert d’un drap blanc.

Gunter – Je viens de découvrir un cadavre dans la salle mortuaire !

Barbara – Ça n’a rien de très extraordinaire, non ? En moyenne, on en dénombre deux ou trois tous les matins…

Gunter – Non mais là ce n’est pas un de nos patients. J’en suis même à me demander si c’est vraiment un être humain. On dirait un zombie. Regardez…

Gunter lève un coin du drap et on reconnaît Angela, la gothique. Louise revient en chaise roulante et aperçoit le cadavre.

Louise – Angela !

Barbara – Vous la connaissez ?

Louise – C’est ma nièce, elle est venue me voir tout à l’heure !

Barbara – Où est-ce que vous l’avez trouvée, Docteur ?

Gunter – Dans la chambre mortuaire, je vous dis !

Barbara – Astucieux, pour dissimuler un cadavre. C’est le dernier endroit on penserait à regarder…

Gunter recouvre à nouveau le corps avec le drap.

Gunter – Vous pensez qu’il pourrait s’agir d’un meurtre ?

Barbara – Allez savoir… Oh, mon Dieu ! Le criminel se trouve peut-être encore parmi nous ! Il faut prévenir la police !

Gunter – C’est fait, je viens d’appeler le commissariat… D’ailleurs les voilà…

Le (ou la) commissaire arrive, avec son adjoint (ou adjointe).

Commissaire – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez… J’espère que personne n’a touché à rien.

Gunter – J’ai seulement transporté le corps jusqu’ici sur ce chariot à roulettes…

Commissaire – Très bien, cela nous évitera un changement de décor inutile. (Soulevant le drap pour jeter un coup d’œil) Ouh là… Ce n’est pas beau à voir… Le producteur n’a pas lésiné sur les effets spéciaux…

Adjoint – Ah oui, cette bave verte qui lui sort de la bouche… On se croirait dans l’Exorciste…

Commissaire – Le décès remonte à combien de temps, Docteur ?

Gunter – Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas médecin légiste…

Adjoint – Ne vous inquiétez pas, ça viendra sûrement…

Commissaire (apercevant Louise) – Ça va Mémé, la soupe est bonne, ici ? J’espère que pour Noël, on améliore un peu l’ordinaire à la cantine ? Vous avez eu droit à une bûche glacée au moins ?

Barbara – C’est la tante de la victime, Commissaire. Elle doit être sous le choc…

Commissaire – Ah, très bien… Donc nous connaissons déjà l’identité du cadavre… Ça nous fera gagner du temps. Sanchez, soyez gentil, roulez-moi ce chariot de viande froide un peu plus loin, j’ai l’impression que ça commence déjà à cocoter un peu…

Louise – Pauvre petite… Elle est venue me voir il y a à peine une heure, vous vous rendez compte ?

Commissaire – Donc c’est encore tout frais… Remarquez, peut-être qu’elle sentait déjà mauvais de son vivant…

Louise – Vous êtes sûrs qu’elle est morte, au moins ?

Sanchez s’apprête à rouler le cadavre dans les coulisses.

Adjoint – Ou alors, c’est bien imité… La dernière fois que j’ai vu quelqu’un baver comme ça, c’était un pauvre type mordu par sa belle-mère atteinte de la rage…

Commissaire – Allons, Sanchez, je vous prie de respecter le deuil de cette pauvre femme qui vient de perdre sa nièce dans des conditions particulièrement atroces.

Sanchez – Pardon, Commissaire. Autant pour moi…

Sanchez sort avec le corps sur le chariot à roulettes.

Commissaire – Donc, chère Madame, votre nièce est la dernière personne à vous avoir vue vivante…

Louise – Ce ne serait pas plutôt le contraire, Commissaire ? Je ne suis pas encore tout à fait morte…

Commissaire – N’essayez pas de m’embrouiller, je connais mon métier… Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ? Ça ça nous ferait gagner encore plus de temps…

Louise – C’est une animation, pour le réveillon de Noël, Docteur Müller ? Un Cluedo en live ? Monsieur est comédien ?

Gunter – Je crains que non, ma chère Berthe… Ou alors c’est un très mauvais comédien…

Le commissaire prend Gunter à part.

Commissaire – Remarquez, Docteur, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça…

Gunter – Quoi ?

Commissaire – Et si vous faisiez croire à vos patients qu’il s’agit d’un jeu de rôles ? Ce serait moins traumatisant pour eux, non ? D’un point de vue psychologique…

Gunter – Enfin… Je pense quand même que Louise se rendra compte à un moment donné que sa nièce est vraiment morte.

Commissaire – Pensez-vous… Dans l’état où elle est ! Dans un quart d’heure elle aura même oublié qu’elle avait une nièce… Enfin, c’est vous qui voyez. Mais c’est important, la psychologie, vous savez…

Adjoint – Voilà, commissaire, c’est fait.

Commissaire – Très bien. Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ? Que je sache où vous l’avez fourré si je veux mettre la main dessus un peu plus tard ?

Adjoint – Je l’ai mise dans la chambre froide.

Commissaire – Ah, vous avez une chambre froide ? Très bien, c’est pratique. Nous aussi on a ça à l’institut médico-légal…

Barbara – Oui, enfin, nous c’est dans les cuisines…

Adjoint – Je me disais aussi… Pourquoi est-ce que qu’ils stockent autant de carcasses d’animaux dans une morgue ?

Commissaire – Bon, on essayera de faire l’autopsie avant que la victime soit complètement congelée, sinon il va falloir y aller au pic à glace…

Adjoint – Ou au micro-onde…

Commissaire – Et donc, vous ne savez pas du tout de comment elle a été assassinée ?

Barbara – Comment le saurions-nous, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi… Vous êtes médecins, vous avez l’habitude de tuer des gens, non ? Je blague…

Adjoint – Qui a bien pu faire ça ?

Commissaire (lui posant la main sur l’épaule) – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez…

Adjoint – Vous avez un plan, Commissaire ?

Commissaire – Virez-moi tout ce petit monde d’ici, sauf la vioque. On va l’interroger tout de suite, et après elle pourra aller déjeuner. Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. Nous savons que les personnes âgées ont l’habitude de déjeuner tôt…

Barbara (à mi-voix) – On la nourrit par perfusion, Commissaire, nous avons dû lui enlever l’estomac la semaine dernière…

Commissaire – Eh bien comme, au moins, elle n’a plus de problème de digestion… Allez, tout le monde dehors, on vous appellera par votre numéro quand ce sera votre tour, comme aux ASSEDIC.

Gunter et Barbara sortent.

Commissaire – Sanchez, pendant que j’interroge Madame, vous allez me perquisitionner cette taule de la cave au grenier. Et vous mandatez quelqu’un d’ici comme médecin légiste pour procéder à l’autopsie. On ne va pas y passer les fêtes, non plus…

Adjoint – Bien Commissaire.

Sanchez sort.

Commissaire – Alors Mémé ? Vous ne voulez pas avouer tout de suite ? Ça soulagerait votre conscience, et moi je pourrais réveillonner ce soir en famille.

Louise – Je lui avais fait cadeau d’une écharpe en laine. C’est avec ça qu’elle s’est pendue ?

Commissaire – Ça ressemble plutôt à un empoisonnement, si j’en crois la couleur de la bave qui lui sort de la bouche… Vous avez mangé quelque chose ensemble, quand elle vous a rendu visite ?

Louise – On a mangé des langues de chat…

Commissaire – Apparemment, ça ne lui a pas réussi… Pauvres bêtes… Des chats noirs, je parie… Mais c’était quoi, un repas de Noël ou un rite satanique ?

Louise – Enfin ce n’était pas des vraies langues de chat… Elles venaient de chez Auchan. Et puis on a bu un peu de Champagne…

Commissaire – Eh ben, on ne se refuse rien ! Si vous croyez qu’avec ma retraite, moi, j’aurai de quoi me payer du Champagne…

Louise – Nous aussi, on a cotisé ! Et puis ce n’est pas Noël tous les jours… Et dans l’état où je suis, je ne suis même pas sûre de fêter le prochain…

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez… Moi, Noël, ça m’a toujours foutu un peu le bourdon… Déjà, quand j’étais petit…

Louise – Bon, ça va, vous n’allez pas me raconter votre enfance malheureuse, non plus…

Commissaire – Bien… Est-ce que vous diriez que vous aviez des relations conflictuelles avec votre nièce, chère Madame ?

Louise – Oh… Elle venait me voir dans l’espoir de toucher l’héritage, mais bon… Quand on n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’on a quelques millions sur son compte, vous savez, ça devient difficile de croire aux visites désintéressées…

Commissaire – Ça pourrait expliquer qu’elle ait voulu abréger vos souffrances, mais pas l’inverse… Et vous l’avez effectivement couchée sur votre testament pour la remercier de son dévouement ?

Louise – Tu parles d’un dévouement…

Commissaire – Reconnaissez que d’aller voir des mourants à l’hosto, ce n’est quand même pas une partie de plaisir ! Sans parler des frais : fleurs, confiseries, magazines… Ça mérite bien une petite compensation, non ?

Louise – J’ai tout légué au Docteur Müller.

Commissaire – Et vous avez bien raison… Ce Docteur Müller m’a l’air d’être un Saint Homme…

Sanchez revient.

Adjoint – Commissaire, on vient d’identifier le véhicule de la victime. Une voiture noire de couleur grise, garée dans le parking de l’hôpital sur une place handicapé…

Commissaire – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Adjoint – Eh bien… La victime n’était pas handicapée…

Commissaire – Ça c’est l’autopsie qui nous le dira… À propos, vous avez mis quelqu’un là dessus.

Adjoint – Oui, Commissaire… Le Docteur Müller s’en occupe…

Sanchez reste là.

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – Je me disais que… On tenait peut-être le mobile du crime…

Commissaire – Quel mobile ?

Adjoint – Un handicapé qui aurait voulu se venger qu’on lui ait pris sa place de parking ?

Commissaire – Bravo Sanchez, nous ne manquerons pas d’exploiter cette piste. En attendant, vous me débarrassez de la vieille, et vous m’envoyez le témoin suivant…

Adjoint – Quel témoin, Commissaire ?

Commissaire – Je ne sais pas, moi ! Celui qui vous tombera sous la main… (Sanchez embarque Louise). Ces jeunes, il faut tout leur expliquer…

Le commissaire examine les lieux. Il ramasse par terre une fiole, et essaie vainement de lire l’étiquette. Sanchez revient avec Sœur Emmanuelle.

Commissaire – Qu’est-ce que vous lisez là dessus, Sanchez, je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes…

Adjoint – Poison, Commissaire… Vous pensez que cela pourrait avoir quelque chose à voir avec cette affaire d’empoisonnement ?

Commissaire – Franchement, ça m’étonnerait… Mais on va quand même envoyer ça au labo pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un produit toxique…

Adjoint – Bien Commissaire…

Sanchez prend la fiole et repart.

Commissaire – Alors, ma sœur, à nous… Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir religieuse. Une belle fille comme vous…

Emmanuelle – Je suis mariée avec Notre Seigneur… Je consacre ma vie à aider les autres…

Commissaire – Dans ce cas, nous faisons un peu le même métier.

Emmanuelle – Par d’autre voies, tout de même…

Commissaire – Les voies du Seigneur sont impénétrables… Auriez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans le coin, ces temps-ci…

Emmanuelle – Par exemple ?

Commissaire – Vous même, vous ne pratiqueriez pas la sorcellerie : messes noires, sacrifices humains, exorcismes ?

Emmanuelle – Non, Commissaire.

Commissaire – Une petite euthanasie de temps en temps, peut-être…?

Emmanuelle – C’est tout à fait contraire aux principes de ma religion, Commissaire.

Commissaire – Tiens donc ? Je l’ignorais. Il faudra que je relise le Coran, un de ces jours…

Emmanuelle – Et puis ce n’est pas un de nos patients en fin de vie qui est décédé, mais une jeune femme qui venait rendre visite à l’un d’entre eux…

Commissaire – On croit abréger les souffrances d’un mourant et on cueille une jeune vie dans la fleur de l’âge. Personne n’est à l’abri d’une erreur médicale…

Emmanuelle – Je suis infirmière diplômée…

Commissaire – Allons ma sœur… Ne me dites que ce n’est jamais arrivé ici qu’un patient vienne pour se faire enlever les hémorroïdes et reparte avec une jambe en moins…

Emmanuelle – Vous avez d’autres questions à me poser, Commissaire ? Mes malades ont besoin de moi…

Commissaire – Ce sera tout pour l’instant, mais je vous demanderais de rester à la disposition de la police jusqu’à nouvel ordre.

Emmanuelle – C’est à dire ?

Commissaire – On va essayer d’éviter le bracelet électronique pour l’instant, mais si vous aviez prévu un petit voyage dans un pays n’ayant pas d’accord d’extradition avec la France, comme Les Bahamas ou les Îles Caïman, je vous demanderais de le reporter…

Emmanuelle – J’avais juste prévu un pèlerinage à Lourdes pour le Nouvel An…

Commissaire – C’est dans l’espace Schengen ?

Emmanuelle – C’est en France, en tout cas…

Commissaire – Très bien, on vous fera un ausweis pour aller saluer Bernadette Soubirous…

Emmanuelle – Merci Commissaire.

Commissaire – Allez dans la paix du Seigneur, belle enfant.

Emmanuelle sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors, cette perquisition, qu’est-ce que ça donne, Sanchez ?

Adjoint – La routine, Commissaire… Un peu de marijuana, des armes de poing, du liquide sous les matelas… J’ai même trouvé de la morphine…

Commissaire – De la morphine… Où va-t-on ? Dans un hôpital, vous vous rendez compte ? Mais quand vous dites du liquide sous les matelas…?

Adjoint – Je parle de cash, Commissaire : Euros, Francs Suisse, Lires Italiennes… J’ai même trouvé quelques Pesetas…

Commissaire – Ah, les pesetas ! C’était le bon temps, n’est-ce pas, Sanchez ? La Costa Brava à un prix encore abordable, les gardes civils avec leurs drôles de tricornes, le Général Franco à la télé avec ses lunettes de soleil… Quel orateur, tout de même ! Ça ne nous rajeunit pas, Sanchez…

Adjoint – Mais ce qui m’inquiète, Commissaire, c’est plutôt ça…

Il sort et revient avec dans les bras une pile de boîtes.

Commissaire – Qu’est-ce que c’est que ça, Sanchez ? Vous croyez que c’est le moment de faire vos courses de Noël ? On a une enquête à résoudre, bon sang !

Adjoint – Des pâtes de fruits, Commissaire. Vingt-quatre boîtes exactement…

Commissaire – Je vois le topo… Et vous avez trouvé ça où ?

Adjoint – Sous le lit d’une patiente. La dénommée Berthe. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas un pseudo… Plus personne ne s’appelle Berthe, de nos jours…

Commissaire – Je suis de votre avis, Sanchez… Là je crois qu’on tient une piste sérieuse. Vous m’envoyez ça au labo aussi… Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Adjoint – En tout cas la plupart de ces produits ont dépassé la date limite de consommation.

Commissaire – Et cette Berthe, vous l’avez interrogée ?

Adjoint – Une vrai tête de mule, je n’ai rien pu en tirer… Je me suis dit que vous, vous sauriez davantage y faire… Tout le monde connaît vos qualités de psychologue lorsqu’il s’agit d’interroger les témoins les plus retors… Je vous l’ai amenée…

Commissaire – Vous avez bien fait, Sanchez… Introduisez Madame…

Sanchez sort un instant et revient avec Berthe.

Commissaire – Asseyez-vous là, Berthe, je vous en prie…

Sanchez repart. D’entrée, le commissaire flanque une baffe à Berthe.

Berthe – Mais ça ne va pas, non ?

Commissaire – Je préférais les bottins, mais de nos jours, avec internet, c’est devenu très difficile à trouver… Alors, vous allez parler ?

Berthe – Vous ne m’avez même pas encore posé de questions !

Commissaire – C’est ça… Et ces pâtes de fruits, bien sûr, vous allez me dire que c’était pour votre consommation personnelle ?

Berthe – Tout le monde s’entête à m’amener des pâtes de fruits, Commissaire… J’ai horreur de ça… Vous aimez ça vous, les pâtes de fruits…

Commissaire – Ma foi… (Il en prend une et la goûte) Oui, ce n’est pas si mauvais que ça…

Berthe – Ce que j’aime, moi, c’est les lingots… Ma mère m’en donnait quand j’étais petite. Vous aimez les lingots, Commissaire…

Commissaire – Les lingots ?

Fred, la fille de Berthe, arrive.

Fred – Ah, maman… Pardonnez-moi de faire irruption, Monsieur le Commissaire, mais il fallait que je vous parle… (Elle le prend à part et s’adresse à lui à mi-voix) Vous êtes parvenu à lui faire cracher le morceau ?

Commissaire – À propos de quoi, chère Madame…

Fred – Les lingots ! Elle vous a dit où elle les avait planqués, oui ou non ?

Commissaire – Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Faites confiance à la police…

Fred – N’hésitez pas à employer des méthodes un peu… musclées. Je pensais que c’était ma sœur qui les avait trouvés, mais elle m’assure que non…

Commissaire – Vraiment ?

Fred – Je vous laisse faire votre travail… Vous me tenez au courant ?

Commissaire – Je n’y manquerais pas, chère Madame.

Fred sort.

Commissaire – Quelle cupidité, tout de même… S’entredéchirer comme ça en famille… Tout ça pour des chocolats…

Sanchez revient.

Adjoint – J’ai pris la liberté d’interroger moi-même quelques témoins, Commissaire, et toutes les déclarations concordent : on mange très mal dans cet établissement…

Berthe – Ah, oui, ça je vous le confirme ! C’est infect !

Adjoint – J’ai même trouvé de la viande avariée dans le frigo.

Commissaire – En plus de notre cadavre, vous voulez dire ? Je rigole…

Adjoint – J’y retourne et je vous préviens s’il y a du nouveau…

Commissaire – Bon, débarrassez-moi de cette sorcière, et amenez-moi la Poupée Barbie.

Adjoint – Barbara, l’infirmière ?

Commissaire – C’est ça…

Sanchez sort avec Berthe. Barbara arrive.

Commissaire – Ah, chère Madame… Asseyez-vous, je vous en prie…

Barbara – Vous pouvez m’appeler Barbara. (Barbara s’assied en face de lui en croisant les jambes, ce qui déstabilise évidemment son interlocuteur). Vous aviez une question à me poser, Commissaire ?

Commissaire – Euh… oui. Mais bizarrement, là tout de suite, ça ne me revient pas…

Barbara – J’ai tout mon temps…

Commissaire – Ah si, voilà… Avez-vous des raisons de soupçonner votre patron, le Docteur Müller, de se livrer sur ses patients à des essais médicaux prohibés ?

Barbara – Comme les médecins nazis, vous voulez dire ?

Commissaire – Il a un nom à consonance germanique… et il est médecin. Reconnaissez que c’est une hypothèse à ne pas négliger… Même si ça n’est qu’une hypothèse…

Barbara – Le Docteur Müller ? Je ne crois pas Commissaire. D’ailleurs Gunter est Suisse…

Commissaire – Il y avait aussi des nazis en Suisse… En Suisse Allemande, en tout cas…

Barbara – C’est une page de l’histoire que j’ignorais complètement, Commissaire…

Commissaire – Admettons… Mais le Docteur Müller pourrait aussi administrer à ses patients à leur insu du maïs transgénique pour voir s’ils développent des tumeurs ? On connaît bien les liens parfois incestueux que le corps médical entretient avec les laboratoires pharmaceutiques…

Barbara – Il est vrai que presque tous nos patients ont déjà des tumeurs… Mais cela ne cadre guère avec le personnage, Monsieur le Commissaire… Le Docteur Müller est un médecin tout à fait désintéressé. Vous avez entendu parler de sa fondation au profit des orphelins qui n’ont pas de parents ?

Commissaire – Oublions ça, chère amie… Il s’agissait d’un simple interrogatoire de routine et je ne vous retiendrai pas plus longtemps… (Barbara se lève et s’apprête à sortir) Ah Barbara, une dernière petite question…

Barbara – Oui Inspecteur Colombo…

Commissaire – Surtout après avoir mangé des plats épicés, comme du couscous ou du chorizo, j’ai de terribles démangeaisons… à un endroit que la bienséance m’empêche de nommer dans une pièce de théâtre… Vous sauriez de quoi il peut s’agir ?

Barbara – De votre postérieur, j’imagine…

Commissaire – Non, je veux dire, de quelle maladie… Vous pensez que c’est grave ?

Barbara – Simple petit problème d’hémorroïdes probablement… Je vais vous arranger un rendez-vous avec le Docteur Müller pour après les fêtes. En attendant, évitez les excès…

Commissaire – Merci, Barbara, je me sens déjà soulagé…

Barbara sort. Sanchez revient.

Commissaire – Alors Sanchez, que donnent vos investigations ?

Adjoint – Cet hôpital est un vrai foutoir, Commissaire : trafic de stupéfiants, paris clandestins, abus de faiblesse, blanchiment d’argent, call girls recrutées sur le net…

Commissaire – Et l’autopsie ?

Adjoint – De ce côté-là, on a pas mal avancé aussi. L’autopsie révèle que la victime avait absorbé des langues de chat en grande quantité.

Commissaire – Pas de pâtes de fruits, vous êtes sûr ?

Adjoint – Uniquement des langues de chat, dont la date limite de consommation était dépassée de plus d’une semaine… J’ai retrouvé l’emballage dans une poubelle.

Commissaire – Bravo Sanchez ! C’est sûrement la raison du décès… Les langues de chat pas fraîches, ça ne pardonne pas. Reste à savoir s’il s’agit d’un empoisonnement ou d’une simple intoxication accidentelle…

Adjoint – Il y a autre chose Commissaire…

Commissaire – Quoi encore ?

Adjoint – L’autopsie a révélé que la victime n’était pas vraiment morte avant l’autopsie…

Commissaire – Et alors ?

Adjoint – Ben… Le Docteur Müller a essayé de tout remettre à peu près en place…

Commissaire – La victime a été découverte dans une chambre mortuaire… C’est sûrement ça qui a induit les médecins en erreur. Comme quoi, Sanchez, il faut toujours se méfier des conclusions hâtives…

Adjoint – Une dernière chose, Commissaire… J’ai procédé à l’examen des ordinateurs…

Commissaire – Et ?

Adjoint – Bingo ! Je viens d’arrêter un type qui avait rendez-vous avec un membre du personnel de cet hôpital rencontré sur Internet…

Commissaire – Introduisez, Sanchez, introduisez…

Sanchez introduit Gunter et Emmanuelle.

Commissaire – Vous, Docteur Müller ? Et vous ma sœur ?

Gunter – Je peux tout vous expliquer Commissaire…

Commissaire – Confessez-vous à moi, Docteur…

Gunter – Je suis secrètement amoureux de Sœur Emmanuelle depuis son arrivée dans notre établissement. Lorsque j’ai appris par hasard qu’elle s’était inscrite sur un site de rencontre, j’ai pris un pseudo et je lui ai proposé un rendez-vous… Elle a accepté sans savoir qui j’étais… (Se tournant vers Emmanuelle) Emmanuelle, j’espère que vous n’êtes pas trop déçue…

Emmanuelle – Mais cela ne peut être qu’une machination du Diable, Commissaire ! Je ne fréquente pas de sites de rencontre, je vous l’assure !

Commissaire – Allons, ma sœur, inutile de jouer les vierges effarouchées… Vous savez, on a tous un jour où l’autre surfé sur ce genre de sites…

Sanchez arrive.

Adjoint – Je vous amène la victime, Commissaire… Croyez-moi, c’est une véritable résurrection… J’ai assisté moi-même à l’autopsie, il y avait des organes aux quatre coins de la pièce…

Commissaire (à Gunter) – Bravo ! Le Docteur Frankenstein n’aurait pas fait mieux…

Arrive Angela plus zombie que jamais, et la bave colorée au coin de la bouche.

Gunter – J’ai fait ce que j’ai pu, mais si vous voulez l’interroger, je vous conseille de ne pas trop traîner…

Commissaire – Vous avez raison… Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’interroger la victime d’un meurtre…

Angela (voix d’outre-tombe) – Allez tous brûler en enfer !

Emmanuelle sursaute.

Emmanuelle – C’est l’Antéchrist, et le Seigneur m’a désignée pour l’affronter. (Elle ouvre sa blouse sous laquelle elle a sa tenue fluo de gymnastique, et se met en position de karaté avant d’esquisser quelques mouvements d’intimidation). Vade retro Satanas !

Emmanuelle décoche un coup fatal à Angela. Sanchez se penche vers le corps.

Adjoint – Cette fois, je crois qu’elle est vraiment morte, Commissaire…

Emmanuelle – Les Forces du Bien ont triomphé des Forces du Mal… Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez…

Commissaire – Ne me tentez ma sœur… Mais pour ce qui est du cadavre que vous venez d’assassiner, on en restera à la version officielle… On dira que la victime était déjà morte avant l’autopsie…

Adjoint – Nous ne sommes pas des monstres, tout de même. On ne va pas mettre en prison une religieuse.

Commissaire – Surtout une religieuse qui vient de rencontrer le grand amour grâce à internet…

Barbara arrive, furieuse, suivie de Thelma.

Thelma – Mais puisque je vous dis que Thelma, c’est moi !

Barbara (à Emmanuelle) – Salope. Je t’avais dit de ne pas t’approcher de Gunter !

Barbara se jette sur Emmanuelle et elles se crêpent le chignon.

Adjoint – Vous ne croyez pas qu’on devrait les séparer, Commissaire ?

Commissaire (fasciné) – Attendez encore un peu…

Berthe et Louise arrivent.

Thelma – Je parie sur la brune et vous ?

Berthe – Cinquante euros sur la blonde…

Fred, Jack et Sandy arrivent, en pleine rixe eux aussi.

Fred – Qu’est-ce que tu as fait des lingots, morue ?

Sandy – Attends, je vais t’étrangler, garce !

Jack – Ne vous inquiétez pas Commissaire, c’est juste un petit différend familial…

Jack se joint à la rixe.

Commissaire – Je crois que nous pouvons considérer cette affaire comme résolue, Sanchez. Nous représentons ici les forces de l’ordre, et je crois qu’on peut dire que l’ordre est rétabli.

Adjoint – Bravo Commissaire. Encore une enquête rondement menée. Beau travail…

Commissaire – Merci Sanchez. Vous réveillonnez en famille, ce soir ?

Adjoint – Hélas, Commissaire, je suis un orphelin de la police. Je n’ai plus de famille.

Commissaire – Vous ne savez pas la chance que vous avez, Sanchez…

Adjoint – Mon père est mort en service. Je peux vous l’avouer maintenant, il servait sous vos ordres, et il en était fier… C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à rejoindre votre unité, Commissaire.

Commissaire – Ce que vous me dites me bouleverse, Sanchez. Je vous considère comme un fils, vous le savez, et je ne vous laisserai pas tomber un jour comme celui-là.

Adjoint – Je savais que je pouvais compter sur vous, Commissaire…

Commissaire – Tenez, voici le Docteur Müller. Avec sa Fondation, financée par de généreux donateurs en fin de vie comme Berthe, il s’occupe des orphelins qui n’ont pas de parents, comme vous. Il a sûrement une solution pour que vous ne restiez pas seul un soir de réveillon. N’est-ce pas, Docteur ?

Adjoint – Merci Commissaire.

Commissaire – Je vous abandonne, Sanchez… On m’attend à la maison. Et c’est moi qui suis chargé de fourrer la dinde… Joyeux Noël à tous !

Le commissaire sort tandis que la moitié de ceux qui restent continuent à se battre, et les autres à les regarder. Sirènes d’ambulance et de police mêlées…

Noir. Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-42-0

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Le Plus Beau Village de France   

The most beautiful village in France –  El pueblo más bonito de Francia (español) – A aldeia mais bonita de França (portugués)

Comédie de Jean-Pierre Martinez

12 ou 13 personnages : 3H/9F, 4H/8F, 5H/6F, 7H/5F, 8H/4F, 9H/3F, 3H/10F, 4H/9F, 5H/8F, 6H/7F, 7H/6F, 8H/5F, 9H/4F

Beaucon-le-Château va être proclamé Plus Beau Village de France. Dans le même temps, le deuxième tour des élections municipales pourrait bien porter à la mairie un candidat du Front Populiste. Au bistrot La Part des Anges, les forces vives de la ville débattent pour savoir lequel du maire sortant ou de son opposante l’emportera. Une série d’imprévus vient alors troubler le bon déroulement du scrutin, qui viendront conforter le célèbre diagnostic de Winston Churchill : la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL

Le plus beau village de France

12 ou 13 personnages :

Jacques Robinet dit JR, maire sortant

Baronne de Carlsberg Kronenbourg, son opposante

Marcel(le), Adjoint(e) au maire et notaire

René(e), peintre désargenté

Maurice(tte), médecin pochtron

Charles, nouveau riche parisien

Dominique, colonel de réserve

Ramirez, policier municipal

Sanchez, son adjoint

Claude, patron(ne) du bistrot

Francine, bobo de Provence

Bernadette, sa fille starlette

Mario, homme à tout faire.

Le maire et la baronne pourront ou non être interprétés par le même comédien. Marcel(le), René(e), Maurice(tte), Dominique, Ramirez, Sanchez et Claude peuvent être hommes ou femmes

La terrasse d’un bistrot surplombée d’une enseigne : La Part des Anges. Quelques tables entourées de chaises sur lesquelles sont installés Maurice, notable un peu pochtron, René, genre artiste, et Dominique, allure martiale. On entend les cigales.

Maurice – C’est calme aujourd’hui.

René – Même les cigales chantent moins fort que d’habitude.

Dominique – Le calme avant la tempête…

Maurice – C’est vrai qu’il fait lourd, non ?

René – Ah oui, quelle chaleur !

Dominique – Si au moins il y avait un peu de mistral.

René – Le mistral, c’est la clim du pauvre.

Maurice – Tu travailles sur quoi en ce moment ?

René – Attends, je consulte mon thermomètre (Il sort un thermomètre médical de sa poche et y jette un coup d’œil) Ouh la ! 38,5 ! Je suis en arrêt de travail moi…

Maurice – Si tu as de la fièvre, il faut consulter. Je te rappelle que je suis médecin.

René – Je parlais de la température extérieure. Les cigales commencent à chanter au dessus de 23 degrés. Moi je ne commence à peindre qu’en dessous de 22.

Dominique – Il est encore plus fainéant que la cigale de la fable. Elle au moins, elle chantait tout l’été.

René – Qu’est-ce que tu veux ? Je suis une cigale qui ne supporte pas la chaleur.

Maurice – Pourquoi tu es venu t’installer dans le sud, alors ?

René – Et bien justement, pour me reposer. Comme Van Gogh.

Dominique – Van Gogh, il a quand même profité de son séjour dans le sud pour peindre quelques chefs-d’œuvre.

René – Il faisait moins chaud que cette année, sûrement…

Maurice – C’est vrai que ça donne soif.

Ils vident leurs verres.

René (en direction du bistrot) – Madame Claude, vous nous remettez ça !

Claude, la patronne, style tenancière de maison close, arrive avec un air renfrogné pour remplir les verres.

Claude – Rosé pamplemousse ?

Ils opinent du bonnet, et elle les ressert.

Maurice – Pas trop de pamplemousse pour moi, ça me donne des aigreurs d’estomac.

Claude – Vous avez raison Docteur, le jus de fruit c’est très mauvais pour la santé.

Maurice – Mais vous savez que le vin est un excellent antioxydant.

Dominique – Tu dois avoir une santé de fer, alors.

Le chant des cigales s’interrompt brusquement.

Claude – Ah, les cigales ont arrêté de chanter !

Maurice – Oui, ça se rafraîchit.

Dominique (à René) – Tu vas pouvoir te remettre à bosser.

René jette à nouveau un regard sur son thermomètre.

René – Pourtant il fait toujours aussi chaud.

Claude – Ces cigales sont complètement détraquées. Comme le temps…

Maurice – Ça doit être les pesticides.

René – Ou alors, c’est juste l’heure de la pause.

Claude – C’est ça, c’est la pause cigales. Elles aussi elles sont passées aux 35 heures. Elles sont en RTT.

Claude rentre dans son bistrot. Charles, style bcbg en vacances, arrive.

Charles – Quelle chaleur !

René – Oui, c’est justement ce qu’on était en train de dire.

Charles – Si tôt le matin. Ce n’est pas un jour à travailler.

Maurice – Ça tombe bien, tu es à la retraite.

Charles – Et vous les actifs, ça va ? Ce n’est pas trop dur ?

Dominique – Moi aussi, je suis à la retraite.

Charles – À ton âge, je ne m’en vanterais pas. Et après on s’étonne que la sécu soit en déficit.

Dominique – Je suis toujours colonel de réserve.

Charles – Et bien tu vois, de savoir qu’en cas de troisième guerre mondiale tu reprendras du service, je me sens tout de suite plus rassuré.

Maurice – C’est vrai. C’est les vieux qu’on devrait envoyer au front en cas de conflit. Une bonne guerre de temps en temps, et ça réglerait le problème des retraites.

René – Vous imaginez 14-18, avec de chaque côté des vieux en déambulateurs en train de se foutre sur la gueule à coups de cannes. Ça me donne une idée, tiens. Je me demande si je ne vais pas faire un tableau là-dessus.

Charles (à René) – Et si tu terminais d’abord celui que je t’ai commandé pour mettre au dessus de ma cheminée ?

Dominique – C’est quoi cette commande ?

Charles – Une reproduction de La Liberté Guidant le Peuple.

Maurice – Eh ben… Il y a du boulot…

René – À qui le dis-tu… (À Charles) Tu ne préfères pas que je simplifie un peu ?

Charles – Je veux une copie que Delacroix lui-même aurait pu signer.

Maurice – Mais dis donc, je ne te savais pas aussi farouchement républicain.

Dominique – Comme quoi on peut être à l’ISF et rester fidèle à l’esprit de la révolution.

Maurice – L’original est au Louvre, non ? Alors tu prends quoi comme modèle pour ta copie ?

René sort un Delacroix de sa poche et le montre.

René – Un ancien billet de cent francs.

Maurice – Ah d’accord… Je comprends mieux cette passion de Charles pour Delacroix. Nostalgie, quand tu nous tiens…

Dominique – C’est vrai que du temps des anciens francs, on n’avait pas encore inventé l’ISF…

Charles – En tout cas, j’aimerais bien l’avoir avant cet hiver, mon tableau !

René – Ne t’inquiète pas, il est presque fini.

Maurice – Il ne lui reste plus qu’à passer la deuxième couche.

René – Mais là il fait vraiment trop chaud…

Charles – Je suis un client moi, pas un mécène. Et je te rappelle que je t’ai déjà versé une avance.

René lève son verre.

René – Et crois-moi, elle a été très bien employée.

Il vide son verre cul sec.

Charles – Entre un artiste provençal qui ne peint que par grand froid, un médecin qui donne ses consultations au bistrot et un colonel qu’on paie à rien faire en attendant la troisième guerre mondiale… La France est bien barrée. Enfin, je viens d’installer la clim. Au moins, je serai au frais chez moi cet été.

René – Tu as raison. La canicule, c’est très mauvais pour les personnes âgées.

Maurice – C’est vrai qu’en 2003, ça a été une véritable hécatombe. On ne m’appelait que pour signer des certificats de décès.

René – Ça n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs…

Charles – D’un autre côté, si le mistral se lève, j’aurais fait installer la clim pour rien. C’est que ce n’est pas donné, quand même.

Dominique – La clim, c’est comme l’arme atomique. Ça coûte cher à l’achat, mais le mieux c’est de ne pas avoir à s’en servir.

Madame Claude, la patronne, pointe son nez en terrasse.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Charles – Quelle heure il est ?

Claude regarde sa montre.

Claude – L’heure du rosé pamplemousse.

Charles – Bon, un rosé pamplemousse, alors.

Maurice – Vous allez voir que ce parasite, qui ne survit que grâce au système par répartition, ne va même pas payer sa tournée…

Charles – Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Ce n’est pas avec ce que vous cotisez que je pourrais avoir une retraite.

Claude – Alors ?

Charles lui tend à regret un gros billet.

Charles – J’imagine que vous n’avez pas de monnaie sur 500.

Claude – Si.

Charles – Bon ben tant pis alors, arrosez cette bande de vieux débris. On ne sait jamais, ça pourrait les ramener à la vie.

Claude – Ou les achever… Ok, rosé pamplemousse pour tout le monde, alors.

Claude prend le billet et repart. Charles s’assied avec les autres. Dominique se plonge dans la lecture du journal régional.

Maurice – Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Encore un souci domestique ?

Charles – C’est ma piscine.

René – Qu’est-ce qu’elle a, ta piscine ?

Charles – Elle fuit.

Dominique – Comment est-ce qu’une piscine peut bien fuir ?

Charles – Ben je n’en sais rien, justement.

René – Et comment tu t’es rendu compte que ta piscine fuyait ?

Charles – Ce matin, j’ai voulu faire un plongeon, comme tous les matins, et il n’y avait plus d’eau dedans.

Dominique – Heureusement que tu t’en est rendu compte avant de plonger.

Maurice – Une piscine c’est comme une maîtresse : c’est beaucoup d’entretien pour le peu qu’on s’en sert vraiment.

Dominique brandit le journal.

Dominique – Vous avez lu ça ? Beaucon-le-Château va être élu plus beau village de France !

Maurice – Ce n’est pas encore fait.

Dominique – Tout de même, on est en finale. (Jetant un nouveau regard au journal) Deux inspecteurs arrivent aujourd’hui en ville pour rendre leur verdict avant que le jury proclame le vainqueur.

Charles – Ah… C’est vrai qu’il fait bon vivre dans ce petit coin de paradis. Tous les matins, en ouvrant la fenêtre, je respire un grand coup en me disant qu’il y a encore quelques mois, c’est l’air du périphérique que je respirais à cette heure-là..

Claude revient avec les verres qu’elle dépose sur la table.

Claude – Et voilà…

Charles – On sent une drôle d’odeur, tout à coup, non ?

René – Oui, comme une odeur de morue avariée.

Claude – C’est pour moi que vous dites ça ?

René – C’est les remontées gastriques de Maurice. Tu as raison, tu devrais arrêter le jus de pamplemousse.

Dominique – Je crois surtout que c’est les remontées d’égouts. Dès qu’il pleut un peu, à Beaucon, ça déborde.

Charles – Ça fait au moins un mois qu’il n’a pas plu !

Dominique – Dans ce cas, il va falloir arrêter de prendre des douches. Au moins jusqu’à ce que ces deux inspecteurs soient repartis.

Claude – Oui… Et éviter de tirer la chasse…

Claude rentre dans le café.

Charles – Sacrée Madame Claude… Elle est typique, non ?

Maurice – C’est sûr. Pour celui qui vient à Beaucon, une visite s’impose.

René – Il paraît même qu’elle est sur le Guide du Routard à la rubrique « Vaut le détour ».

Charles – Et puis un nom pareil, ça ne s’invente pas… C’est vrai qu’on la verrait bien diriger un hôtel de passe.

Les trois autres échangent un sourire entendu.

Maurice – Sacré Charles…

Dominique – On voit que tu es nouveau ici, toi.

René – Tu n’as pas encore fait le tour de tous les charmes de notre petite ville.

Charles – Non ?

René – Disons qu’elle est en préretraite, comme la colonel.

Maurice – Mais en cas de besoin, elle aussi elle est toujours prête à reprendre du service…

Ils se marrent. Claude revient pour nettoyer une table. Ils reprennent aussitôt leur sérieux. Claude leur jette un regard suspicieux et repart. Ils trinquent et vident leurs verres.

Charles – Alors vous croyez qu’elle est pliée, cette élection ?

Maurice – C’est vrai que Beaucon-le-Château est un très beau village.

Charles – Je parlais des élections municipales.

Maurice – Ah, ça…

René – Laissera-t-on le plus beau village de France élire un maire Front Populiste ?

Dominique – Dieu ne le permettra pas…

Charles – Front Populiste, vous avez dit ?

René – Le Front de Gauche et le Front de Droite ont décidé de présenter une liste commune.

Dominique – Après tout, ils avaient déjà le même programme, la même rhétorique et les mêmes électeurs.

Maurice – Et presque le même nom.

René (grandiloquent) – Les forces vives de cette petite ville doivent se mobiliser pour empêcher cette infamie. Moi vivant, Beaucon ne sera pas administré par ces extrêmes qui se rejoignent.

Dominique – D’un autre côté, voter pour JR…

Charles – JR ?

Dominique – Jacques Robinet, le maire sortant.

Charles – Robinet…

René – Un nom prédestiné…

Dominique – C’est vrai que c’est en arrosant tout le monde qu’il a réussi à rester maire aussi longtemps.

Maurice – Et puis JR, ce n’est quand même pas n’importe qui. Il a fait Centrale…

Charles – Le Maire de Beaucon, il a fait Centrale ?

Dominique – Oui… Centrale Pénitencière…

Charles – Ah, d’accord.

René – Vous êtes pour JR, vous, ou pour la baronne ?

Charles – La baronne ?

René – La candidate du Front Populiste.

Maurice – Ouh là, moi j’attends de voir.

Dominique – Vous avez raison. Il ne faut jamais choisir son camp trop vite. C’est comme ça que mon grand-père s’est retrouvé tondu à la libération.

René – Ton grand-père avait couché avec un allemand ?

Maurice – L’occupation est une période assez confuse de l’histoire de France.

René – Et pas forcément la plus glorieuse.

Bernadette, jeune fille habillée de façon outrageusement provocante, arrive pour passer un coup d’éponge sur les tables.

Dominique – Mais c’est Bernadette, la fille de Francine !

Les regards de tous les hommes se posent sur elle.

Maurice – Bernadette, mais qu’est-ce que tu fais dans ce lieu de perdition ?

René – C’est tout ce que tu as trouvé comme job d’été, ma poule ? Je croyais que tu voulais être comédienne.

Bernadette – Justement, mon agent vient de me décrocher un premier contrat : une figuration dans Plus Belle La Vie. Je dois jouer un rôle de serveuse dans un bar du Vieux Port.

René – Et c’est pour ça qu’il t’a envoyé en stage chez Madame Claude ?

Bernadette – Ah non mais ce n’est pas ce que vous croyez… Là, je travaille mon personnage.

Dominique – Ah d’accord…

Bernadette – C’est la méthode Actor Studio. Il faut s’imprégner de la réalité. Devenir le personnage, quoi.

Maurice – Eh ben… Heureusement que tu ne dois pas jouer un rôle de…

Embarrassé, il ne finit pas sa phrase.

Bernadette – Un rôle de quoi ?

Bernadette prend un plateau et commence à débarrasser les verres en se penchant sur la table de façon suggestive.

René – Tiens de bonne sœur, par exemple. Tu imagines si tu avais dû faire un stage au couvent pour devenir ton personnage. Pas sûr que ta mère aurait été d’accord…

Maurice – Ni la mère supérieure, d’ailleurs.

Arrive Mario, beau ténébreux en bleu de travail maculé de cambouis.

Charles – Ah, bonjour Mario ! (Aux autres) C’est mon garagiste…

En apercevant Mario, Bernadette renverse son plateau.

René – Il faut que tu travailles encore un peu ton rôle, ce n’est pas tout à fait au point.

Charles – Alors mon brave, elle est prête ma BM ?

Mario s’assied un peu à l’écart.

Mario – Bientôt, Monsieur Charles. Bientôt, ne vous inquiétez pas. On ne m’a pas encore livré la pièce. (À Bernadette) Je prendrai un café…

Bernadette – Tout de suite…

Bernadette entre dans le bistrot.

Charles – C’est un excellent garagiste, il paraît. C’est mon notaire qui me l’a conseillé.

Maurice – Ton notaire ?

Charles – Il travaille au noir, et il arrive à avoir des pièces détachées d’occasion à des prix défiant toute concurrence. Je ne sais pas comment il fait…

René (ironique) – Oui, moi non plus…

Charles – Vous le connaissez ?

Dominique – Super Mario, si on le connaît…

Mario lance dans leur direction un regard vaguement menaçant. Les amis de Charles renoncent à commenter. Bernadette revient avec le café de Mario.

Mario – Merci.

Bernadette lui lance un regard un peu embarrassé. Claude sort du bistrot et observe le manège entre Mario et Bernadette.

René – Tiens Bernadette, tu nous remets ça, de la part des anges ?

Claude – Les anges ne font pas crédit.

Maurice – C’est bien ce qui me semblait…

Claude – Tiens Bernadette, va plutôt répéter ton rôle à la plonge. Ça déborde dans l’évier.

Bernadette entre dans le bistrot, suivie par Claude.

Charles – La Part des Anges… Qu’est-ce que ça veut dire, au fait ?

Mario – Vous vous n’êtes pas d’ici, ça se voit…

Charles – On ne peut rien vous cacher. Je suis de Paris.

Mario – Dans le domaine viticole, c’est la part de liquide qui s’évapore pendant la fermentation. Comme on ne sait pas qui l’a prise, on dit que c’est la part des anges.

René – C’est valable aussi pour la politique, d’ailleurs.

Charles – La politique ?

Maurice – La part de liquide qui s’évapore dans la nature quand tout ça commence à macérer un peu après les élections… C’est exactement ce qui s’est passé avec la municipalité sortante…

Dominique – Tiens, c’est comme pour ta piscine, Charles. Tu vois bien qu’il manque du liquide, mais tu ne sais pas où il est passé.

René – La part des anges… Elle n’est pas perdue pour tout le monde, c’est clair.

Maurice – Allez, nous notre part on va la boire tout de suite.

René – Avant que ça ne s’évapore.

Ils vident leurs verres. La baronne de Carlsberg Kronenbourg arrive. C’est une femme imposante, maquillée comme une voiture volée et habillée dans un style tellement bcbg qu’il en devient extravagant, genre Madame de Fontenay en pire. Le rôle de la baronne peut être joué par un homme travesti en femme (le même comédien que celui qui jouera le rôle du maire, par exemple).

Dominique – Tiens, voilà la baronne, justement.

Charles – La fameuse baronne de Carlsberg Kronenbourg… Elle est vraiment noble ou on l’appelle comme ça à cause des tonneaux de bière qu’elle ingurgite quotidiennement ?

Dominique – Madame la baronne est issue d’une des plus grandes familles de ce petit pays qu’est la Belgique. À ce qu’on m’a dit, elle serait même apparentée au roi.

Maurice – Quel roi ?

René – Le roi de la bière, peut-être.

Baronne – Ah mon petit Mario, merci pour ma Twingo. Depuis que vous avez changé le moteur, j’ai l’impression de conduire une Jaguar.

Maurice – C’est peut-être un moteur de Jaguar qu’il vous a mis dessus. Si c’est tout ce qu’on lui avait livré ce jour-là…

Baronne – Vous passerez au château pour que je vous règle. En liquide, comme convenu…

Mario – Très bien Madame La Baronne.

Baronne (aux autres) – Vous n’auriez pas vu mon chien par hasard ?

Charles – Je ne sais pas. Il ressemble à quoi ?

René – À un cochon, en plus petit. Il a même la queue en tire-bouchon.

Maurice – Alors, Madame la Baronne ? Toujours en campagne ?

Baronne – Plus que jamais ! Tenez, si vous voulez connaître le détail de mon programme…

Elle distribue quelques tracts aux présents ainsi qu’à Claude qui arrive pour prendre la commande.

Claude (lisant) – Votez Kronenbourg… C’est un slogan qui peut parler à beaucoup de monde… Qu’est-ce que je vous sers Madame La Baronne ?

Baronne – Donnez-moi une pression.

Claude – Heineken ? 1664 ? (La baronne lui lance un regard assassin). Je plaisante.

Claude s’en va.

Baronne – On ne peut quand même pas laisser réélire le maire sortant avec un bilan aussi désastreux ! Prenez la sécurité, par exemple. Une femme décente ne peut pas se promener seule en ville passé 18 heures sans être assaillie par toutes sortes de propositions…

Dominique – On vous a déjà fait des propositions ? À moi, jamais…

Baronne – Et la propreté ! Vous sentez l’odeur nauséabonde que cette mairie corrompue nous laisse en héritage ? Les égouts débordent, les rats se promènent impunément dans les rues, et le maire ne fait rien pour assainir la situation !

Maurice – Sans parler des problèmes de stationnement…

Baronne – Les gens se garent n’importe où ! Je vois même des handicapés stationner sur des places qui ne leur sont pas réservées . Et que fait la municipalité pour empêcher ça ? Rien !

Dominique – Il faut combattre les incivilités, c’est clair.

Baronne – Si je suis élue maire, je proposerai qu’on installe des caméras à laser partout dans les rues.

Dominique – À laser ? Pour la vision nocturne ?

Baronne – À laser, pour désintégrer aussitôt les contrevenants ! Je suis pour la tolérance zéro, moi !

Charles – Ah oui, c’est assez radical, quand même…

Baronne – Avouez qu’on n’est plus chez nous en France…

René – Mais vous êtes belge, non ? Au moins d’origine…

Claude revient avec le demi de la baronne.

Baronne – Une baronne belge se sent chez elle partout où il y a de la bière, des frites et un château. Non, je voulais parler de tous ces rastas extracommunautaires. (À Mario) Je ne dis pas cela pour vous Mario, vous travaillez au noir, mais au moins vous travaillez. Alors personne n’a vu ma petite chienne ?

Claude – Il ne faut pas vous inquiéter pour si peu. Elle est peut-être retournée toute seule au château. Elle connaît le chemin.

René – Et puis qui voudrait voler une chienne qui ressemble à une truie…

Maurice – Faites comme pour le Petit Poucet ! Suivez-le à la trace, votre clébard. Vous n’avez qu’à vous fier aux déjections dont il a sans doute jalonné son chemin.

René – C’est vrai, ça m’a toujours émerveillé ça. Comment un chien de la taille d’un porcelet peut-il produire une telle quantité de crottes ?

Baronne – Vous avez raison, je vais aller voir par là… Antoinette ! Antoinette !

Charles – Son chien s’appelle Antoinette ?

René – Non, c’est un diminutif. Son vrai nom c’est Marie-Antoinette.

La baronne s’en va.

Charles – Mais c’est qui, cette baronne, exactement ?

Maurice – D’après le peu qu’on sait d’elle, ce serait une réfugiée fiscale récemment arrivée de Wallonie. Elle a demandé et obtenu la nationalité française.

René – Il faut vraiment être belge pour demander l’asile en France pour raison fiscale…

Charles – Il y a beaucoup de Belges par ici ?

Dominique – Il y a des coins à truffes, ici c’est un coin à Belges.

René – C’est elle qui a acheté le château de Beaucon.

Dominique – Oui… L’affaire m’est passée sous le nez, d’ailleurs. La mairie avait fait valoir son droit de préemption pour m’empêcher d’en faire l’acquisition, et le lendemain le château était vendu à la baronne.

Charles – Baronne et châtelaine… Et c’est elle qui représente le Front Populiste ?

Dominique – C’est une royaliste de gauche, apparemment.

Charles – Je crois que je n’ai pas encore saisi toutes les subtilités de la vie politique locale…

Mario – C’est le sud, Monsieur Charles… Le sud.

Mario, qu’on avait presque oublié, se lève pour partir et tous les regards se tournent vers lui.

René – Il y a une classe moyenne très importante, à Beaucon-le-Château. Répartie en une moitié d’ISF et l’autre de RMI.

Maurice – Ce qui symbolise à merveille l’esprit d’ouverture et de fraternité de notre charmante cité par delà toutes les différences sociales et culturelles.

René – Mais forcément, parfois ça génère quelques tensions…

Dominique – Tenez, regardez dans le journal. Rixe après un concert de rock à Beaucon-le-Château. Moi je dis que les concerts de rock, il faudrait les interdire, tout simplement.

Maurice – C’est vrai que c’est très rare qu’il y ait des débordements à la sortie d’un concert de musique classique.

Bernadette revient et croise le regard de Mario qui s’apprête à partir. Dans une gestuelle très théâtrale, voire au ralenti sur une musique mélodramatique, ils s’approchent l’un de l’autre, se dévisagent, puis s’embrassent fougueusement sous les regards stupéfaits de tous les autres.

Dominique – Vous croyez que là aussi, elle répète son rôle pour Plus Belle La Vie ?

René – Là ce serait plutôt la Belle et la Bête…

La baronne revient affolée. Mario et Bernadette partent ensemble.

Baronne – Ma chienne a été enlevée !

Maurice – C’est peut-être la fourrière.

Baronne – En ouvrant ma boîte aux lettres, j’ai trouvé une enveloppe… qui contenait une oreille d’Antoinette !

Claude – Oh mon Dieu ! Une oreille ? Comme pour Van Gogh…

Dominique – Comme pour le baron Empain, vous voulez dire ? Parce que Van Gogh, lui, il n’a jamais été kidnappé.

Maurice – Oui, il est peu probable que le chien de Madame se soit coupé lui-même une oreille pour la mettre à la poste après.

René – Et puis pourquoi un chien aurait-il fait ça ? Un peintre d’accord, mais un chien !

Baronne – C’est un kidnapping, je vous dis ! Il y avait une lettre dans l’enveloppe avec l’oreille. On exige que je retire ma candidature aux municipales.

Charles – Non ?

Baronne – L’équipe du maire sortant cherche à m’atteindre à travers l’être qui m’est le plus cher au monde : Mon chien !

Maurice – Allons ! Ce n’est sans doute qu’une mauvaise plaisanterie ! Les carabins font souvent ça dans les écoles de médecine. Je me souviens, quand j’étais étudiant, nous avions déposé dans le casier d’un professeur…

Dominique (le coupant) – Vous êtes sûre qu’il s’agit bien de l’oreille de votre chien ?

Baronne – On veut me faire taire, mais je suis prête à tout pour sauver la démocratie locale. J’irai jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences. (Elle se drape dans sa dignité) Je fais don de ma personne à Beaucon-le-Château…

La baronne s’en va. René, Maurice, Dominique et Charles restent un instant silencieux.

Dominique – Vous pensez que cet enlèvement aurait pu être commandité par JR ?

Les autres semblent perplexes. Arrive Francine, une bobo bon teint.

Francine – Bonjour, bonjour.

René – Ah, bonjour Francine ! Bertrand n’est pas avec toi ?

Francine – Euh… non.

René – Il a tort ! Quand on est marié avec une belle femme comme ça, on ne la laisse pas sortir seule dans la rue même en plein jour…

Claude arrive pour prendre la commande.

Claude – Qu’est-ce que je lui sers ?

Dominique – Comment vas-tu Francine ? Justement, ta fille Bernadette vient de partir avec un client… Tu ne l’as pas croisée ?

Francine – Non. Quelle chaleur, hein ?

René – Tu connais Charles, je crois ?

Charles – Je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer Madame. Je m’en souviendrais…

Échange de regards aimables entre Charles et Francine, sensible au compliment.

René (faisant les présentations) – Francine de la Chatelière, Charles Benamou. Vous feriez un couple épatant… Le charme discret de la bourgeoisie de province désargentée… et l’aisance un peu vulgaire du parisien nouveau riche.

Maurice – Charles a la clim, et une piscine qui lui coûte plus cher qu’une maîtresse.

Francine – C’est qu’il n’a pas encore rencontré une maîtresse qui vaille vraiment le coup.

Charles et Francine échangent un nouveau regard complice.

Claude (un peu plus haut) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Francine – Ravie de vous connaître, Charles. Vous venez de vous installer dans notre charmante petite ville ?

Charles – Oui, je suis un nouveau… À propos, comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-le-Château ?

Claude – Les Beauconchâtelains. Qu’est-ce que je lui sers ?

René – Contrairement aux apparences, Charles est un homme de goût, puisqu’il apprécie ma peinture. C’est un ami des arts et un généreux mécène.

Charles – Disons plutôt un collectionneur et un investisseur…

Claude (hurlant) – Qu’est-ce que je lui sers ?

Ils restent tous interloqués.

Francine – Je… Je vais prendre un thé. Qu’est-ce que vous avez comme thé ?

Claude – J’ai du thé Lipton.

Francine – Bon, un thé alors. Avec une rondelle de citron, s’il vous plaît.

Claude entre dans le bistrot. Le téléphone portable de Francine sonne et elle prend l’appel.

Francine – Oui bonjour, Francine de la Chatelière à l’appareil, je vous ai appelé tout à l’heure au sujet de… (Aux autres) Excusez-moi un instant…

Francine entre dans le bistrot pour s’isoler.

Maurice – J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Sous couvert du secret médical, bien sûr…

Dominique – Nous serons muets comme des tombes.

Maurice – Le mari de Francine a eu un AVC.

René – Bertrand ? Mais c’est arrivé quand ?

Maurice – Il est à l’hôpital depuis hier soir.

Dominique – Si son mari meurt, elle ne restera pas longtemps toute seule avec sa fille dans cette grande maison…

Maurice – Bertrand avait déjà beaucoup de mal à l’entretenir. Je veux dire la maison. Enfin, sa femme aussi, d’ailleurs…

René – Tu cherches à acheter une maison ?

Dominique – Faut voir… (À Maurice) Grave l’AVC ?

Maurice – Un accident vasculaire, ce n’est jamais anodin.

Charles – En tout cas, elle ferait une belle veuve, c’est sûr…

René – Je te rappelle que toi aussi, tu es marié.

Dominique – Il y a un jardin, non ?

Charles – Ah oui ! Pas très grand, mais un beau jardin, oui.

René – Les maisons avec jardin, en centre ville, c’est très rare.

Maurice – Oui moi aussi, ça pourrait m’intéresser. Si le prix était raisonnable…

Dominique – Ah non ! Je me suis déjà fait doubler pour le château !

Francine revient.

Dominique – Tout va bien ?

Francine – Quelques soucis familiaux…

Dominique – Oui, on est au courant.

Francine – Ah oui ? (Maurice lance à Dominique un regard réprobateur). Et vous pensez que c’est grave, Docteur ?

Maurice – C’est à dire que… Je n’ai pas le dossier. Tout dépend de la rapidité avec laquelle il a été pris en charge…

Francine – Ah non, mais je ne parlais pas de Bertrand. Je viens d’avoir l’hôpital, je crois qu’il va s’en sortir avec une petite paralysie faciale.

Dominique – Tant mieux.

Francine – Non, je parlais de ma fille. Figurez-vous qu’elle voit la Vierge.

René – La vierge ?

Francine – Ben oui, la Vierge. La Vierge Marie !

Claude arrive avec le thé qu’elle dépose sur la table.

Claude – Bernadette voit la Vierge ?

Francine – Vous croyez que je devrais consulter, Docteur ?

Maurice – Ma foi…

Francine – Et puis pour son concours, je ne sais ce que je dois faire non plus. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Maurice – Quel concours ?

Francine – Elle se présente au concours Miss Bouches du Rhône, vous croyez qu’elle doit mentionner dans son dossier qu’elle voit la Vierge ?

René – Ça pourrait être un plus, oui.

Maurice – En tout cas, si Beaucon n’est pas élu Plus Beau Village de France, on pourra toujours en faire un lieu de pèlerinage…

Ramirez et Sanchez arrivent, look Blues Brothers.

Dominique – C’est qui ces deux clowns ? On ne les a jamais vus par ici…

René – C’est peut-être les deux membres du jury du concours…

Francine – Le concours des Miss Bouches du Rhône ?

Dominique – Le concours du Plus Beau Village de France !

Maurice – Ils sont là incognito, sûrement…

Ramirez et Sanchez s’installent à une table.

Dominique – Bonjour Messieurs, soyez les bienvenus dans notre charmant village. La patronne de ce modeste estaminet sera ravie, j’en suis sûr, de vous offrir un verre de bienvenue ?

Claude lui lance un regard incendiaire. Les deux autres échangent un regard méfiant avant de se décider.

Ramirez – Ma foi, pourquoi pas ?

René – C’est la tradition. Beaucon-le-Château est réputé pour son sens de l’accueil.

Claude – Bon… Rosé pamplemousse, comme ces messieurs dames ?

Sanchez – Jamais pendant le service.

Ramirez – Mais bon, une fois n’est pas coutume, nous ferons une petite entorse au règlement pour ne pas nous montrer grossiers. Un petit rosé pour moi, un jus de pamplemousse pour mon adjoint.

Sanchez accuse le coup.

Maurice – Vous allez découvrir tous les trésors que recèle ce village en plus de l’amabilité naturelle de ses habitants.

René – Figurez-vous que même les Belges viennent s’installer dans notre ville pour la douceur de son climat et de ses impôts locaux.

Maurice – Beaucon a toujours été une ville ouverte sur les autres cultures, pourvu qu’elles ne s’éloignent pas trop de la nôtre…

Claude les sert.

Ramirez – Merci !

Sanchez – Un tel accueil, cela fait toujours plaisir. Car dans notre profession, nous n’avons pas que des amis, comme vous le savez.

Charles – Alors ? Par quoi allez-vous commencer la visite ? Le château ?

Ramirez – Oh vous savez, nous n’en sommes qu’au début de notre enquête.

Marcelle arrive, genre cadre dynamique, portable vissé à l’oreille.

Marcelle – Oui… Oui Monsieur le Maire… Très bien Monsieur le Maire…

Maurice – Et si vous cherchez à acheter une résidence secondaire dans le coin, voici la personne qu’il faut absolument consulter… En tant que notaire et première adjointe au maire, Marcelle est la première au courant de toutes les bonnes affaires immobilières dans notre petite commune.

Dominique – D’ailleurs, c’est elle aussi qui délivre les permis de construire…

René – C’est très commode, vous verrez… La mairie de Beaucon-le-Château a inventé avant tout le monde le guichet unique…

Charles – Et si vous le souhaitez, elle peut aussi vous indiquer l’adresse d’un plombier honnête ou d’un bon garagiste qui travaille sans facture.

Marcelle range son portable.

Marcelle – Alors ? Vous avez fait connaissance avec les deux nouvelles recrues de notre police municipale, que la mairie vient de créer pour veiller à la sérénité de ses administrés ?

René – Une Police Municipale ?

Ramirez – Policier en chef Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Marcelle – Des pointures, croyez-moi. Avant c’était de vrais flics qui travaillaient pour la Police Nationale, mais malheureusement ils ont dû démissionner à la suite d’une bavure.

Sanchez – Nous enquêtons sur la disparition du chien de la baronne.

Ramirez – Sans exclure le fait qu’elle ait pu organiser elle-même cette disparition pour discréditer le maire sortant…

Le téléphone portable de Sanchez sonne et il répond.

Sanchez – Oui… Non ? Affirmatif… Je transmets… (Il range son portable) La baronne vient de recevoir l’autre oreille et la queue de son chien.

Marcelle – Mon Dieu, mais c’est épouvantable !

Ramirez – Les deux oreilles et la queue, ça commence à faire beaucoup.

Dominique – Pauvre Antoinette. Si ça continue, ils vont lui couper la tête.

Marcelle – Messieurs, nous ne vous retenons pas. Ce pauvre animal est un citoyen comme un autre, il a droit à la protection de notre nouvelle Police Municipale, dont vous êtes le fer de lance.

Ramirez – Vous pouvez comptez sur nous, Madame la Première Adjointe.

Marcelle – Ah, voici Monsieur le Maire, justement.

Jacques Robinet arrive, look de cow-boy : Mocassins, stetson et Ray Ban. C’est ou non le même comédien qui jouait la baronne.

Maire – Bonjour Messieurs. (À Ramirez et Sanchez) Nous n’avons pas encore eu le plaisir de nous rencontrer. Je suis Jacques Robinet, le maire de cette paisible petite ville. Mais vous pouvez m’appeler JR, comme tous mes amis.

Ramirez – Mes respects Monsieur le Maire. Sanchez, vous ne finissez pas votre jus de pamplemousse ?

Sanchez – Si, si…

Ramirez et Sanchez s’en vont.

Maire (à Claude) – Madame Claude, vous resservirez la même chose à ces messieurs et vous le mettrez sur ma note personnelle.

Claude – Vous voulez dire la note de la mairie ?

Maire – Lorsqu’on est maire, on l’est 24 heures sur 24, pas vrai ? On n’a plus de vie personnelle. Alors comment pourrais-je avoir une note personnelle différente de celle de la mairie ? Mes amis, je compte sur votre soutien pour cette élection, n’est-ce pas ?

Charles – Il faut voir… C’est quoi votre programme ?

Maire – Vous, vous êtes nouveau ici, n’est-ce pas ? Mais un bon candidat n’a pas besoin de programme ! Pas plus qu’un bon général n’a besoin de carte d’état major. Pas vrai colonel ? Un bon maire sait ce qu’il a à faire.

Dominique – Bien sûr Monsieur le Maire.

Maire – Et vous savez tous que vous pouvez compter sur moi. Tenez, pour l’élection du plus beau village de France, par exemple. Est-ce que je n’ai pas conduit Beaucon-le-Château en final ?

René – Mais l’élection n’est pas encore jouée.

Maire – Votez pour Jacques Robinet et croyez-moi, c’est comme si c’était fait… Le jury se réunit dans un établissement de Marseille où j’ai aussi mes habitudes. N’est-ce pas Madame Claude ? Un jury, c’est comme un parterre de fleurs. Il faut l’arroser abondamment si on veut obtenir de bons résultats. Sur ce je vous laisse. Le devoir m’appelle.

Il s’en va.

Maurice – Il a l’air pressé.

Marcelle (regardant sa montre) – Oui, moi aussi d’ailleurs. Il faut que je retourne à la mairie assurer l’intérim. Figurez-vous que je dois célébrer mon premier mariage gay…

René – Le maire n’a pas voulu s’en occuper lui-même ?

Charles – Mauvais point pour lui. Personnellement, je ne voterai jamais pour un candidat qui ne s’engagerait pas à respecter les droits de toutes les minorités.

Marcelle – Si, si… Non, non… Je peux vous assurer que votre maire est tout à fait en faveur du mariage pour tous.

Charles – Alors ?

Marcelle – Disons que… Il avait un petit empêchement.

Charles – Oui, on dit ça…

Marcelle – Bon, alors disons un gros empêchement. (À mi-voix) Il doit aller pointer pour son contrôle judiciaire. Allez, il faut que je vous laisse. L’amour n’attend pas…

Marcelle s’en va.

Charles – Vous croyez que JR a quand même une chance de passer ?

Maurice – S’il ne retourne pas en prison d’ici là.

Charles – Qu’est-ce qu’on lui reproche, au juste ?

Dominique – Corruption passive, comme on dit aujourd’hui. Autrefois on appelait ça pots de vin.

René – La part des anges, lui, il la prélève à la source…

On entend un crissement de pneu suivi d’un bruit de collision.

Dominique – Les gens roulent comme des fous. Vous savez que les Bouches du Rhône est le département le plus accidentogène de France ?

Maurice – Encore un accident sur l’Avenue des Platanes, probablement. Pourtant, il y a une ligne blanche.

René – Les seules lignes blanches que les jeunes respectent, ici, c’est les lignes de coke.

Le portable de Maurice sonne.

Maurice – Oui ? Non ! Si, si… Bon, j’arrive tout de suite…

Dominique – Ce n’est pas au sujet de Bertrand au moins ? C’est que nous sommes tous très inquiets pour sa santé…

Maurice – C’est au sujet de la baronne.

René – La baronne ?

Maurice – Elle vient d’avoir un accident de voiture…

Dominique – Grave ?

Maurice – D’après le nouveau shérif et son adjoint, sa Twingo ressemble à une compression de César. Il n’y a que son sac à main qui dépasse de cet amas de ferraille.

Francine – Oh mon Dieu ! Avec tous ces chauffards ! J’ai toujours peur pour ma fille lorsqu’elle est sur la route. J’espère qu’au moins la Vierge la protège…

Maurice – Bon, il faut que je vous laisse… On m’attend pour signer l’acte de décès.

Dominique – Déjà ? Eh ben ça ne traîne pas.

Maurice part.

Claude – Comme quoi baronne ou pas, on est bien peu de choses…

Claude rentre dans son bistrot.

René – Dis donc Charles, je me doute déjà de ta réponse, mais tu ne pourrais pas me refaire une petit avance ? C’est pour éventuellement participer à l’achat d’une couronne pour feu Madame la Baronne…

Charles – C’est ça, oui…

René – Bon, alors s’il n’y a vraiment pas d’autre issue… Je vais quand même aller bosser un peu, moi.

Charles – C’est ça, vas-y…

Francine – Allez, il faut quand même que j’aille rendre une petite visite à mon mari à l’hôpital, voir s’il a besoin de chaussettes propres ou quelque chose comme ça…

Dominique – Si ça ne te dérange pas, je t’accompagne. Histoire de me faire une idée par moi-même de son état de santé. Je t’ai dit que je cherchais une maison à acheter à Beaucon ? Avec jardin, de préférence…

Charles – J’y vais aussi, il faut que je m’occupe de ma fuite… Et puis je n’ai pas encore voté…

René et Charles s’en vont d’un côté, Dominique et Francine de l’autre.

Ramirez revient avec Marcelle.

Marcelle – Sale affaire…

Ramirez – Vous avez réussi à joindre le maire pour le prévenir ?

Marcelle – Pas encore. Son portable ne répond pas.

Ramirez – Ce n’est sans doute qu’un banal accident de la route mais évidemment, on ne pourra pas empêcher les mauvaises langues de constater que le hasard fait bien les choses pour le maire sortant…

Marcelle – C’est clair qu’il se débarrasse à bon compte de sa rivale aux élections…

Ramirez – Vous pensez que la Baronne de Corona 33 Export aurait pu être assassinée, comme la Princesse Diana ?

Marcelle – En tout cas, au moment de la mise en bière, cette mort subite apparaîtra suspecte… Vous avez intérêt à élucider cette affaire au plus vite, Ramirez, si vous voulez garder votre poste de shérif à Beaucon-le-Château.

Ramirez – Le légiste est en train d’autopsier les restes humains qu’on a retrouvés encastrés dans le moteur de cette Jaguar…

Marcelle – Une Jaguar ? Mais la voiture de la baronne était une Twingo !

Ramirez – En tout cas, le moteur que la baronne a pris dans le buffet est bien celui d’une Jaguar. Et croyez-moi, six cylindres en V qui moulinent à plein régime, ça cause de sacrés dégâts sur un pareil tas de viande.

Marcelle – Mais quelqu’un a pu l’identifier quand même ? Je ne sais pas, moi. Elle n’avait pas des enfants ?

Ramirez – Autant demander à un veau de reconnaître sa mère dans une pile de steaks hachés.

Francine revient, Marcelle l’interpelle.

Marcelle – Ah Francine, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez raconté à propos de votre fille Bernadette. C’est vrai que si on pouvait faire de la ville un lieu de pèlerinage comme Lourdes ou Colombay, ce serait très bon pour les petits commerçants, qui constituent la base de notre électorat.

Francine – Vous croyez ? Je ne voudrais pas non plus traumatiser cette pauvre enfant. Mais si c’est bon pour le commerce…

Marcelle – Seulement, il faudrait qu’on puisse présenter un dossier sérieux au Saint Siège pour faire authentifier ces apparitions… Excusez-moi de vous demander ça, Francine, mais à l’époque où on vit… Vous êtes sûre que Bernadette ne se drogue pas ?

Francine – Franchement, je ne crois pas… Moi même, je fume un petit joint avec elle de temps en temps pour ne pas avoir l’air trop has been, mais aucune substance hallucinogène, je vous assure.

Marcelle – Et… elle n’aurait pas non plus une certaine tendance à la mythomanie ?

Francine – Vous prenez ma fille pour une affabulatrice, c’est ça ? D’accord, elle n’est pas baptisée, mais elle est quand même scolarisée dans une école catholique.

Marcelle – Vous savez ce que c’est à cet âge-là. L’exaltation de la jeunesse. Elles croient voir la Vierge et en fait, c’est Angela Merkel ou Madonna. Et où l’a-t-elle vu, cette Vierge, exactement ?

Francine – Sur son Ipad.

Marcelle – Son Ipad ?

Francine – Elle était en train de surfer sur Facebook et soudain, la Vierge lui est apparu, plein écran.

Marcelle – Une apparition de la Vierge sur Internet. Je ne sais pas si le Vatican pourrait homologuer ça. Vous êtes sûr que ce n’est pas un virus informatique ? Qu’en pensez-vous, Ramirez ?

Ramirez – Il faudrait que votre fille nous fournisse le signalement précis de la vierge qu’elle a vue. Nous ferons un portrait-robot, et ensuite on le soumettra au curé du village. C’est sans doute l’homme le plus à même de reconnaître une vierge quand il en voit une sur internet.

Marcelle – Bon, il faudra peut-être attendre un peu. Le curé était très proche de la baronne, à ce qu’il paraît… Enfin vous voyez ce que je veux dire. Il doit être très affecté par sa disparition.

Ramirez – Rassurez-vous, nous agirons avec tact.

Marcelle – Et votre fille, elle ne fait pas de miracle, par hasard ?

Francine – Pas à l’école, en tout cas… Pourquoi, c’est absolument indispensable ?

Marcelle – Disons que ce serait mieux… Une Sainte qui ne fait pas de miracles, c’est un peu comme un promoteur immobilier qui ne distribue pas de pots de vin ou médecin qui ne délivre pas d’arrêts de travail… À quoi ça sert ?

Sanchez arrive accompagné de Maurice, qui a revêtu une blouse blanche maculée de sang.

Ramirez – Ah voilà le médecin légiste, justement, il va pouvoir nous donner les premières conclusions de l’autopsie…

Marcelle – Maurice ?

Ramirez – Le légiste assermenté est en vacances aux Seychelles, alors nous avons réquisitionné le médecin du village. De toute façon, mieux vaut régler cette affaire en famille, pas vrai ?

Francine – Bon, il faut que je retourne à l’hôpital moi, il paraît que mon mari vient d’avoir une deuxième attaque. Les médecins m’ont laissé entendre que la troisième pourrait bien être la bonne…

Marcelle – Je ne voudrais pas me montrer trop insistante, mais si jamais votre fille Bernadette pouvait y aller aussi. On ne sait jamais, un miracle est toujours possible…

Francine – Je ne voudrais pas vous donner de fausses espérances. Il est déjà paralysé du côté droit.

Marcelle – Il suffirait d’un tout petit miracle…

Francine – Je vais voir ce que je peux faire.

Sanchez – Le Docteur a quelque chose à vous dire, et je vous préviens c’est du lourd…

Marcelle – Nous vous écoutons, Docteur, parlez sans crainte.

Maurice (à Francine) – Eh bien voilà Francine, normalement, c’est couvert par le secret médical, mais puisque nous sommes tous ici pour rechercher la vérité… Ta fille est enceinte.

Marcelle – Mais quel rapport avec notre enquête ?

Maurice – Est-ce que je sais, moi ? C’est à Starsky et Hutch de nous le dire, non ?

Sanchez – Je parlais des analyses que vous avez pratiquées sur la victime de cet accident…

Francine – Mais qui est le père ?

Marcelle – Ça l’enquête nous le dira peut-être, Francine… Maintenant si tu veux bien nous laisser. Toute cette affaire relève désormais du secret défense…

Francine s’en va. Les regards se tournent vers Maurice.

Marcelle – Alors ?

Maurice – Ah, oui, pardon… Alors, voilà… D’après mes constatations, on n’a retrouvé à bord du véhicule accidenté qu’un seul corps, et les analyses ne laissent subsister aucun doute : ce n’est pas celui d’un être humain.

Marcelle – Ne me dites pas que c’est un envahisseur qui conduisait la voiture de la baronne. Parce que les seuls envahisseurs que nous avons ici ne viennent ni de Mars ni de Vénus, croyez-moi…

Maurice – Non je vous rassure, il ne s’agit pas d’une créature extra-terrestre. Ce que je voulais dire c’est que… la victime de cet accident est un chien.

Ramirez – Un chien ? Mais enfin Docteur, un chien ne peut pas conduire une Twingo !

Sanchez – Ce qui pourrait expliquer qu’il ait eu un accident.

Ramirez – Voilà une bien étrange affaire… Et vous avez réussi à identifier ce chien, Sanchez ?

Sanchez – J’ai vérifié sur nos fichiers, chef. En tout cas, ce n’est pas un chien déjà connu des services de police.

Marcelle – Vous pensez qu’il pourrait s’agir du chien de la baronne ?

Sanchez – Je ne crois pas. Ce chien-là avait bien ses deux oreilles et sa queue…

Ramirez – Alors que les oreilles et la queue du chien de la baronne lui sont parvenues en Colissimo…

Marcelle – Suivez-moi à l’intérieur, j’ai besoin d’un petit remontant.

Ramirez – Oui, moi aussi. (Sanchez s’apprête à les suivre.) Sanchez, voyez avec le docteur s’il y a moyen de savoir à qui est ce chien. Je ne sais pas moi… Il n’avait pas sa ceinture, mais il avait peut-être un collier ?

Sanchez part avec Maurice. Ramirez et Marcelle rentrent dans le bistrot. René arrive avec un tableau sous le bras.

René – Ah Charles, j’ai fini ton tableau.

Charles – Déjà ?

René – Une fulgurance… Ça m’est venu tout d’un coup comme une apparition de la Vierge…

Charles regarde le tableau, qui représente une Vierge à l’enfant.

Charles – Mais ce n’est pas du tout ce que j’avais commandé…

René – Non mais c’est beaucoup mieux !

Charles examine à nouveau le tableau.

Charles – C’est vrai que c’est ta meilleure toile depuis très longtemps. Mais d’habitude, les sujets religieux, ce n’est pas vraiment ton truc…

René – Il faut croire qu’en vieillissant, je deviens plus mystique.

Charles – Et puis niveau dimension, je ne sais pas si au-dessus de ma cheminée…

René – Bon tu le prends ou pas ? Là tu as un tableau entièrement original, pas une copie d’ancien ! Vu le peu de toiles que j’aurai peintes dans ma vie, tu sais que ce tableau vaudra de l’or, quand je serai mort ! Ce qui est rare est cher…

Charles – Ok, je le prends.

Charles s’apprête à partir avec le tableau.

René – Et mon fric ?

Charles – Je te fais un chèque ?

René – Je préférerais du liquide…

Charles – Dans ce cas, il faut que je passe à la banque.

René – D’accord, je compte sur toi. Et crois-moi, tu fais une bonne affaire.

Charles s’en va. Dominique revient.

René – Alors comment va Bertrand ?

Dominique – Mieux, malheureusement.

René – Tu veux dire heureusement, j’imagine…

Dominique – Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

René – Il va falloir que tu trouves une autre maison à acheter alors…

Dominique – À propos, tu savais que la baronne avait revendu son château en viager ?

René – Non, qui t’a dit ça ?

Dominique – Son notaire.

René – Marcelle ?

Dominique – En viager, tu te rends compte ?

René – Mais à qui ?

Dominique – Marcelle n’a pas voulu me le dire. Secret professionnel, il paraît. N’empêche qu’avec la mort de la baronne, on est en droit de se demander à qui profite le crime. Tu as déjà voté ?

René – Pas encore, je t’accompagne.

Ils s’en vont. Ramirez et Marcelle ressortent du bistrot.

Marcelle – Le maire n’est toujours pas rentré de son contrôle judiciaire, je commence à être inquiète…

Ramirez – Ils ont peut-être décidé de le garder.

Sanchez arrive.

Ramirez – Du nouveau Sanchez ?

Sanchez – Le boucher a procédé à l’analyse des oreilles et de la queue du chien de la baronne retrouvés dans l’enveloppe.

Marcelle – Le boucher ?

Ramirez – Je vous ai dit, le légiste est en vacances, et comme le vétérinaire n’était pas disponible non plus, on a dû réquisitionner la boucherie Halal de Beaucon.

Marcelle – Et alors ?

Sanchez – Les résultats sont sans appel : il s’agit de la queue et des oreilles d’un cochon.

Marcelle – Nom d’un chien ! Le clébard de la baronne était donc vraiment un cochon ?

Ramirez – Ou alors les oreilles et la queue retrouvées dans l’enveloppe n’étaient pas celles du chien de la baronne de Mutzig Kanterbrau.

Sanchez – Qui lui est bien mort au volant de cette Twingo équipée d’un moteur de Jaguar.

Marcelle – Décidément, cette affaire se complique… Qu’est-ce que vous en pensez Ramirez ?

Ramirez – C’était peut-être la baronne qu’on visait dans cet accident, et son chien est la victime innocente d’une méprise. Et si cet attentat contre la baronne n’avait rien à voir avec sa candidature aux élections ?

Marcelle – Le kidnapping du chien de la baronne ne serait donc qu’une diversion ?

Ramirez – Il pourrait y avoir un lien entre cet attentat manqué contre la baronne de Corona Desperados et la vente en viager de son château ?

Marcelle – Cela ne nous dit pas où est passé la baronne…

Sanchez – Ou alors elle est bien morte dans l’accident, et on a fait disparaître son corps.

Marcelle – Mais pourquoi ?

Sanchez – À moins que le corps ne se soit volatilisé.

Marcelle – Mais comment ?

Ramirez – Encore une question sans réponse…

Sanchez – Cette voiture aura été son tombeau… mais le tombeau est vide.

Le portable de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Très bien merci. (Il range son portable) J’ai lancé un appel à témoin, et je viens d’avoir un premier témoignage. Quelqu’un a cru voir la baronne dans un bordel à Marseille.

Marcelle – Elle serait donc bien en vie ! (Elle se tourne vers Ramirez) Vous avez l’air songeur Ramirez. Si vous avez une idée pour faire avancer cette enquête, c’est le moment de nous la faire partager…

Ramirez – Cela ne vous rappelle rien cette histoire de tombeau vide et son occupant qui réapparaît quelques jours plus tard.

Marcelle – Ma foi non…

Ramirez – La résurrection du Christ !

Marcelle – Mmmm… Ça pourrait avoir un rapport avec Bernadette qui voit la Vierge.

Sanchez – La baronne est peut-être une Sainte, et elle est venue à Beaucon-le-Château pour bouter les envahisseurs hors du Plus Beau Village de France.

Marcelle – La Pucelle de Beaucon… Ça aussi ça aussi ça pourrait faire vendre des souvenirs, des T-shirt et des porte-clefs….

Claude – Oui enfin… Jésus Christ n’est pas réapparu dans un bordel, tout de même…

Le téléphone de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui ? Non ? Si, si… (Il range son portable) Il y a du nouveau. On a retrouvé la baronne, éjectée de sa voiture à plusieurs dizaines de mètres de l’accident. Elle était encastrée dans un platane, c’est pour ça qu’on ne l’a pas repérée tout de suite…

Marcelle – C’est grave ?

Sanchez – Le platane était déjà pourri. Il n’a pas résisté au choc.

Marcelle – Je parle de la baronne !

Sanchez – Ah oui, bien sûr. Les pompiers sont en train de la désincarcérer. Mais hélas, il semble bien qu’elle ait succombé, comme le platane.

Claude – Au moins ses proches vont pouvoir faire leur deuil.

Sanchez – C’est vrai qu’il est très rare qu’on ne retrouve pas le corps dans un accident de la route…

Marcelle jette un regard à l’écran de son portable.

Marcelle – Le maire lui reste introuvable. J’ai envoyé un texto au commissariat où il devait pointer. Ils viennent de me répondre qu’il ne s’est pas présenté à son contrôle judiciaire…

Claude – Il est peut-être en cavale…

Ramirez – Une disparition volontaire pour échapper à la justice ? C’est une possibilité… Parce que lui, s’il était passé en jugement, pas sûr qu’on l’aurait désincarcéré de si tôt…

Ils entrent tous dans le bistrot. Mario et Bernadette arrivent.

Bernadette – Il faut que je retourne travailler mon rôle… Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Mario – Tu m’aimes ?

Bernadette – Suffisamment pour être en cloque. Mais pas assez pour être sûre que c’est toi le père.

Mario – Alors je vais demander ta main à ta mère.

Bernadette – Ça je ne suis pas sûre qu’elle soit ravie. Depuis le temps qu’elle essaie de me caser avec son conseiller bancaire, pour qu’il accepte de fermer les yeux sur ses découverts. Tu ne veux pas m’enlever, plutôt ? Ce serait plus romantique.

Mario – Ne t’inquiète pas ma princesse, je saurai te donner l’écrin que tu mérites.

Bernadette – Un écrin ? Je préférerais un bijou…

Mario – C’est toi mon bijou. La place d’une princesse, c’est dans un château, non ?

Ils échangent un baiser. Bernadette entre dans le bistrot. Marcelle en ressort avec Ramirez.

Marcelle – Je viens d’avoir les résultats du premier tour : le maire sortant est en ballotage. Et c’est la baronne qui arrive en tête.

Ramirez – La mort de la baronne remet JR en selle.

Marcelle – Ça lui ouvre un boulevard pour le deuxième tour, c’est sûr.

Ramirez – Si on le retrouve d’ici là…

Marcelle – Sinon, c’est la vacance du pouvoir au plus haut niveau de la commune.

Ramirez – La porte ouverte à toutes les aventures…

Charles arrive, catastrophé.

Charles – Ma femme est morte !

Ramirez – Elle était à bord de la voiture, elle aussi ?

Charles – J’avais oublié de la prévenir pour la fuite. Elle a plongé dans la piscine alors que le bassin était vide…

Ramirez – Écoutez, mon brave, nous compatissons. Mais vous ne croyez pas que nous avons des affaires plus sérieuses à traiter en ce moment ?

Marcelle – C’est l’avenir de Beaucon qui est en jeu. Que dis-je ? Le sort de la démocratie !

Francine arrive.

Charles – Ah, Francine ! Je suis content de vous voir. Figurez-vous que je suis veuf…

Francine – Ah, ça c’est amusant, moi aussi. Mon mari s’est étouffé en avalant une compote de pommes zéro pour cent à l’hôpital.

Marcelle – S’étrangler en avalant une compote de pommes alors qu’on en est à sa troisième attaque cardiaque… C’est presque un miracle.

Claude fait une brève apparition.

Claude – Mais ça va être dur à faire homologuer autrement que par Vie de Merde point com.

Marcelle et Ramirez rentrent dans le bistrot. Mario arrive.

Francine – Ah Mario, il faudra que vous passiez chez moi, j’ai une fuite.

Charles – Comme ma piscine…

Mario – Très bien, vous pouvez compter sur moi.

Charles – Mais je ne savais pas que Mario faisait aussi la plomberie ?

Francine – Ce garçon sait tout faire, croyez-moi. S’il n’était pas roumain, ce serait le gendre idéal.

Mario – Justement, je voulais vous demander…

Charles lui coupe la parole.

Charles (à Francine) – Allez, je me jette à l’eau… En espérant ne pas m’écraser au fond… Vous êtes libre, ce soir ?

Francine – Ce soir et tous les autres soirs, Charles ! Je vous l’ai dit, je suis veuve depuis une heure à peine… Vous êtes l’homme que j’attendais pour combler mon découvert…

Charles et Francine repartent. René arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Je l’aurai tout à l’heure, je vous assure…

Mario – Je ne fais pas crédit, moi. Un deal, c’est un deal.

René – Aujourd’hui, c’est promis, j’attends une grosse rentrée d’argent. Et en attendant, je compte sur votre discrétion, bien sûr…

Mario – Si je n’ai pas l’argent ce soir, je déballe tout…

Mario et René s’en vont. Maurice arrive. Marcelle et Ramirez ressortent du bistrot.

Maurice – Ah justement, je vous cherchais…

Marcelle – Du nouveau, Docteur ?

Maurice – Ah oui, on peut dire ça comme ça.

Marcelle – Bon je vous écoute.

Maurice – Les pompiers ont réussi à désincarcérer le corps encastré dans le platane, et j’ai pu procéder à un premier examen sommaire.

Ramirez – Bon ben allez-y, crachez le morceau.

Maurice – La victime avait bien ses deux oreilles, mais aussi une queue.

Marcelle – Je ne suis pas sûre de vous suivre, Docteur…

Ramirez – Moi j’ai peur de comprendre.

Maurice – La baronne était un baron…

Ramirez – La Baronne de Guiness Adelscot, un travesti ?

Marcelle – Oh mon Dieu ! Dans un sens, heureusement qu’elle est morte. Elle est arrivée en tête au premier tour. Vous imaginez ? Pour le Plus Beau Village de France avec pour maire une baronne belge travesti ?

Ramirez – Bon, et bien allons voir ça…

Ils sortent. René et Dominique arrivent.

René – J’ai appris le décès du mari de Francine…

Dominique – Oui, c’est bien triste.

René – Tu crois qu’elle va mettre sa maison en vente.

Dominique – En tout cas, je vais lui faire une offre.

René – Et dire que tu es la dernière personne à avoir vu Bertrand vivant…

Dominique – Oui… C’est même moi qui lui ai donné son dernier repas.

René – Qui lui est visiblement resté en travers de la gorge…

Dominique – Il arrive que dans la compote, il reste quelques pépins.

Francine arrive, effondrée. Claude sort du bistrot.

Claude – On a appris pour votre mari…

Dominique – Oui, toutes nos condoléances.

Francine – Ah oui, bien sûr…

Dominique – Vous avez l’air soucieuse… Il y a autre chose ?

Francine – Je viens d’apprendre que ma fille est enceinte.

Claude – Une candidate en cloque, ça ne va pas être évident pour le concours Miss Miss Bouches du Rhône…

Dominique – Et pour le pèlerinage non plus…

Claude – Il y a des jours comme ça où rien ne va.

Dominique – Et qui est le père ?

Francine – Elle dit qu’elle ne sait pas.

Claude – Ce n’est sûrement pas l’Esprit Saint, en tout cas…

Dominique – Je vais te raccompagner chez toi, ma pauvre… J’en profiterai pour revoir la maison. Ça va faire grand pour toi maintenant que ton mari est mort.

Francine – Oui… Mais maintenant que Bernadette est fille mère, il va falloir prévoir une chambre pour le bébé…

Dominique – Ah merde, je n’avais pas pensé à ça. Il faut absolument savoir qui est le père de cet enfant…

Ils s’en vont. Claude rentre dans son bistrot. Arrivent Marcelle, Ramirez et Sanchez.

Marcelle – Je n’ose même plus vous demander si vous avez du nouveau…

Sanchez – Hélas, si.

Ramirez – Les services municipaux de la voirie ont analysé l’ADN de la victime retrouvée encastrée dans ce platane.

Marcelle – Et ?

Ramirez – Je crois qu’il vaudrait mieux vous asseoir.

Marcelle s’assied.

Sanchez – C’est l’ADN du maire !

Marcelle (dépassée) – Vous pouvez développer un peu…

Sanchez – C’est le maire qui conduisait la voiture de la baronne, et c’est lui qui est mort dans l’accident.

Marcelle – Cela n’explique pas pourquoi il était travesti en baronne…

Ramirez – Vous avez raison, à chaque fois que nous progressons dans cette enquête, le mystère s’épaissit…

Sanchez – C’est donc le maire qui est mort, et non la baronne.

Marcelle – Et c’est bien la baronne que nous aurons pour maire. Puisque son opposant au deuxième tour est décédé !

Ramirez – La bonne nouvelle, c’est que la baronne n’est pas forcément un travesti.

Marcelle – Ça ne nous dit pas toujours où elle est passée…

Ils s’en vont. René arrive avec Charles qui tient son tableau à la main. Claude ressort.

René – Tu as mon fric ?

Charles – Oui, oui, je te donne ça tout de suite.

Claude – Qu’est-ce que c’est que cette croûte ?

Charles – C’est un tableau de René. Je vais le faire encadrer.

René – Pourquoi ? Vous vous y connaissez en peinture ?

Claude – Vous savez, dans notre métier, on rencontre toutes sortes de gens. Ma grand-mère tenait déjà une maison close, elle a eu pour clients les plus grands peintres de l’époque.

Charles (impressionné) – Votre grand-mère a couché avec les impressionnistes ?

René – Bientôt elle va nous dire qu’elle est la petite fille naturelle de Van Gogh…

Claude examine le tableau.

Claude – En tout cas, je peux vous dire que ce tableau date du début du siècle.

Charles – Quel siècle ?

Claude – Pas le 21ème, ça c’est sûr.

Charles lance un regard suspicieux à René.

René – Mais enfin, vous racontez n’importe quoi ! C’est moi qui l’ai peint, ce tableau !

Claude – La seule peinture fraîche qu’il y ait sur ce tableau, c’est la signature de René.

Charles lance à René un regard soupçonneux.

Charles – Tu veux que je le fasse expertiser ?

René – Ok, j’ai acheté cette croûte à Mario pour 50 euros, et je ne sais pas où il l’a trouvée.

Charles lui tend le tableau.

Charles – Une chance que je ne t’avais pas encore payé.

René – Tu es sûr que tu ne veux le garder ? Pour ta cheminée, c’est exactement la bonne dimension !

Charles lui lance un regard assassin.

Charles – Estime-toi heureux que je ne porte pas plainte. Parce que ça ne m’étonnerait pas qu’en plus, il s’agisse d’un tableau volé.

René – D’accord, je me remets tout de suite à La Liberté Guidant le Peuple…

Charles s’en va. Mario arrive.

Mario – Vous avez mon fric ?

René – Non, mais je vous rends le tableau… Mon acheteur vient de se désister…

René tend le tableau à Mario, et s’en va.

Claude – Vous permettez que j’y jette un coup d’œil à ce chef d’œuvre en péril ?

Claude entre dans le bistrot avec le tableau. Marcelle revient avec Ramirez.

Ramirez – Et pour le maire ? Vous avez prévu quelque chose pour lui rendre un dernier hommage ?

Marcelle – On va lui faire des funérailles municipales. Avec un peu de chance, il aura la Légion d’Honneur à titre posthume, et on oubliera ses démêlés avec la justice.

Ramirez montre le journal.

Ramirez – Un peu de baume sur toutes ces plaies… Vous avez vu ? Beaucon a été élu plus Beau Village de France !

Marcelle – Le jury s’est réuni à l’Hôtel Martinez. Et apparemment, avec l’aide de Madame Claude et de ses starlettes, le maire sortant a fait le nécessaire pour que cette élection se passe dans la joie et la bonne humeur.

Dominique revient.

Dominique – Je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais la disparition de la baronne fait aussi peser des soupçons sur la personne qui lui a acheté son château en viager…

Marcelle – Je n’ai acheté que par procuration, je l’ai déjà dit.

Dominique – Mais vous refusez de révéler l’identité de l’acheteur ?

Marcelle – Qu’est-ce que tu veux insinuer ?

Dominique – Tu aurais pu acheter ce château pour ton propre compte…

Marcelle s’approche de Dominique, menaçante.

Marcelle – Mais puisque je te dis que ce n’est pas le cas !

Dominique – Sans compter qu’avec la disparition des deux principaux candidats aux municipales…

Marcelle – Quoi encore ?

Dominique – En cas de nouvelle élection, la Première Adjointe serait bien placée pour accéder à la mairie…

Dominique et Marcelle sont sur le point d’en venir aux mains.

Ramirez – C’est vrai que ça fait au moins deux mobiles… (Le portable de Ramirez sonne). À propos de mobile, le mien est en train de sonner… Oui ? Ah d’accord. Bon, je la préviens tout de suite…

Marcelle abandonne sa confrontation avec Dominique, pressée de savoir ce que Ramirez va encore lui apprendre.

Marcelle – J’ai peur de ce que vous allez me dire…

Ramirez – Le service culturel de la mairie a comparé les ADN du maire et de la Baronne, ainsi que leurs deux abonnements à la saison théâtrale.

Marcelle – Et alors ?

Ramirez – Le maire et la baronne sont une seule et même personne.

Marcelle – Vous allez rire, mais plus rien ne m’étonne.

Dominique – Je commence à comprendre…

Marcelle – Moi je ne comprends rien.

Sanchez – La baronne n’était qu’un faux nez du maire.

Ramirez – Un double, en quelque sorte.

Marcelle – JR et la baronne ? Vous voulez dire… comme Docteur Mabuse et Mister Hyde ?

Ramirez – Comme le maire avait pour seule opposante la baronne, il était sûr d’être élu sous l’une ou l’autre de ses deux identités.

Sanchez – Et sous l’une ou l’autre de ses deux étiquettes politiques.

Marcelle – Pour le coup, on peut parler d’une candidature de rassemblement… Toutes tendances politiques et sexuelles confondues…

Ramirez – Malheureusement, le maire et la baronne sont morts tous les deux dans l’accident, puisqu’ils n’étaient que les deux faces d’une même médaille.

Dominique – Et Beaucon-le-Château, n’a plus de maire du tout.

Le maire arrive, précédé de Maurice essoufflé, et suivi de Charles, René et Mario. Le maire est à moitié travesti mais dans un style assez trash du fait de son accident.

Maurice – J’ai été un peu vite à délivrer le certificat de décès… Le maire avait seulement perdu momentanément connaissance sous la violence du choc…

Maire – Rassurez-vous, je suis bien vivant. Et tout va pouvoir rentrer dans l’ordre. Votre maire est là, plus rien de grave ne peut vous arriver.

Dominique – Je crois quand même que vous nous devez quelques explications.

Maire – D’accord, je le reconnais, j’ai un peu déconné. C’est vrai, la baronne de Carlsberg Kronenbourg, c’est moi.

Charles – Vous avouez donc ?

Maire – J’ai inventé le personnage de la baronne pour fédérer les voix de l’opposition. Elle devait disparaître opportunément entre les deux tours après avoir joué son rôle de diversion électorale. En me laissant le champ libre pour être réélu au deuxième tour. Malheureusement, comme vous le savez, il y a eu quelques imprévus…

Dominique – Et dans cette histoire de viager ? Qui est l’acheteur du Château ?

Maire – C’est Mario.

Tous les regards se tournent vers Mario

Ramirez – Mario ?

Maire – Ça ne devait être qu’un homme de paille. Et j’aurais récupéré le Château après la disparition de la baronne.

Ramirez – Un château acheté avec le fruit de vos malversations, j’imagine…

Sanchez – Une bonne façon de blanchir la part des anges.

Marcelle – Mais il y a eu cet accident.

Ramirez – Allez savoir si la voiture n’a pas été trafiquée. En faisant disparaître le maire, Mario gardait le château…

Mario – Et c’est d’ailleurs ce que je vais faire. Sinon je balance tout à la presse, je vous préviens.

René – C’est vrai qu’avec une histoire pareille, il aurait de quoi faire une sacrée comédie de boulevard…

Ramirez – Si tout le monde en est d’accord, je crois qu’il serait préférable de trouver un bon arrangement et de classer l’affaire.

Sanchez – Un bon arrangement vaut souvent mieux qu’un mauvais procès.

Maire – Nous n’allons pas jeter le discrédit sur le Plus Beau Village de France. Après tout, il n’y a pas mort d’homme.

Marcelle – Très bien, alors la baronne est élue, et on n’en parle plus.

Maire – La baronne ? Comment ça, la baronne. Mais mon plan initial, c’était de faire disparaître la baronne…

Marcelle – Je vous conseille de ne trop pousser le bouchon, JR. Les faire-part sont déjà partis en ce qui vous concerne.

Maurice – Et puis de quoi vous plaignez-vous ? Vous aurez des funérailles somptueuses !

René – Peut-être même une statue sur la place du village. Comme si vous étiez mort en héros à Verdun !

Dominique – On peut ouvrir une souscription, vous étiez quand même très populaire, de votre vivant. Et vous savez que les morts bénéficient toujours d’un préjugé favorable.

Maire – Mais alors je vais devoir rester travesti en baronne jusqu’à la fin de mes jours ?

Maurice – Jusqu’à la fin de votre mandat, en tout cas.

Ramirez – Voyez le bon côté des choses. Comme ça vous échappez aux poursuites judiciaires.

Sanchez – Vous vous refaites une virginité en quelque sorte.

Maire – Mais politiquement, je vais devoir changer de bord !

Marcelle – Ce n’est pas la première fois que vous retournez votre veste, non ? Vous avez déjà changé de sexe, vous n’êtes plus à ça près.

Francine arrive d’un côté et Bernadette de l’autre.

Francine – Ah Bernadette, ma chérie !

Bernadette – Maman, je crois que Mario a quelque chose à te dire…

Mario – Madame, je vous demande officiellement la main de votre fille.

Bernadette – Selon toute probabilité, c’est le père de mon enfant.

Dominique – À moins que ce ne soit celui du jury du plus Beau Village de France…

Mario – Quoi qu’il en soit, vous allez être grand-mère, Francine.

Francine – Grand-mère ? Ne soyez pas grossier en plus.

Mario – Je vous ferais tout de même remarquer que désormais, je suis propriétaire du château de Beaucon.

Marcelle – La baronne n’est pas encore morte, mais je suis sûre que dans un esprit d’apaisement, elle vous en cédera l’usufruit…

Francine – Le château ? Vraiment ?

Claude ressort du bistrot le tableau à la main.

Claude – J’ai gratté un peu la peinture, et j’ai découvert qu’il y a un autre tableau sous cette croûte !

Charles – Et alors ?

Claude – Vous n’allez pas le croire.

Marcelle – Au point où on en est…

Claude – Il est signé Van Gogh !

René – C’est vrai qu’il a séjourné dans le coin autrefois.

Charles – Si cette toile est authentifiée, elle vaudra une fortune.

Charles s’approche du tableau mais Mario s’interpose.

Mario – Je vous rappelle que ce tableau est à moi. Puisque vous n’en n’avez pas voulu…

Francine – J’ai toujours dit que ce garçon était le gendre idéal. Et bien soit, nous célébrerons ce mariage au château de Beaucon et tout le village sera invité à la fête !

Marcelle – Le Maire en personne se fera un plaisir de les marier, n’est-ce pas Madame la Baronne ?

Les futurs époux s’embrassent. Musique nuptiale.

Maurice – Le mariage du RMI et de l’ISF…

René – Une autre façon de régler la lutte des classes dans le Plus Beau Village de France.

Noir. Apparition de la Vierge en diapo. Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-48-2

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